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Pierre Manent-Pascal Bruckner: «Le pire ennemi de l’Occident, c’est l’Occident lui-même» 25/09/2021 20:07

Pierre Manent-Pascal Bruckner: «Le pire


ennemi de l’Occident, c’est l’Occident lui-
même»

Par Eugénie Bastié


Publié le 10/09/2021 à 19:55, mis à jour le 10/09/2021 à 19:55

Pierre Manent-Pascal Bruckner Fabien Clairefond

GRAND ENTRETIEN - Vingt ans après les attentats du 11


Septembre, les talibans sont de nouveau maîtres de l’Afghanistan,
des régimes autoritaires s’assument et l’islamisme triomphe en
plusieurs points du globe. L’Occident a-t-il encore un avenir?
Pierre Manent et Pascal Bruckner en débattent.

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Il y a vingt ans les tours jumelles du World Trade Center s’effondraient à New
York, et avec elles, nombre d’illusions intellectuelles. Le rêve d’une paix
perpétuelle, d’une mondialisation heureuse et d’une convergence
démocratique laissait place au retour du tragique. Vingt ans plus tard, les
talibans sont de nouveau maîtres de l’Afghanistan, des régimes autoritaires
s’assument et l’islamisme triomphe en plusieurs points du globe. L’Occident
a-t-il encore un avenir? L’auteur de Situation de la France* s’inquiète de voir
triompher sans partage le dogme qu’il n’existe pas de peuples aux
différences culturelles profondes, mais seulement des individus titulaires de
droits. Pour sa part, l’auteur du Sanglot de l’homme blanc**, favorable à
l’intervention en Irak en 2003 avant de modifier sa position, déplore le
sentiment de culpabilité maladive de l’Occident qui conduit au suicide
civilisationnel.

LE FIGARO. - Il y a vingt ans avaient lieu les attentats du 11 Septembre.


Comment avez-vous perçu cet événement à l’époque? A-t-il bouleversé
chez vous des certitudes intellectuelles?

Pierre MANENT. - Je me souviens fort bien de cette fin de journée et de mes


sentiments sur le moment et les jours suivants. Stupeur d’abord bien sûr,
mais surtout colère et humiliation: la ville-monde était frappée avec une
diabolique habileté et férocité, je me sentais moi aussi atteint et humilié, je
désirais vivement que le crime fût puni et l’affront vengé, et pour cela que les
Américains frappent durement ceux qui venaient de les attaquer. Ils
frappèrent durement certes, mais au lieu de s’en tenir là - de s’en tenir à la

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légitime rétribution -, ils s’engagèrent dans une action indéfinie qui, vingt ans
après, s’achève par une défaite éclair. Jamais les Américains n’ont aussi mal
conçu, mal conduit, mal conclu une entreprise.

Au lendemain de l’attaque, désireux d’effacer au plus vite l’affront, ils ne


prirent pas le temps d’évaluer sobrement la situation. Or, aussi cruelle et
humiliante fût-elle, la destruction des tours jumelles n’entamait pas la
puissance américaine et ne modifiait pas substantiellement le rapport des
forces. Mais la République impériale, qui, depuis la chute du Mur, se sentait
toute-puissante, se vit soudain vulnérable. Elle en éprouva une panique
qu’elle exorcisa par une affirmation démesurée de son droit et de sa force, et
qui fut en somme la première grande panique du nouveau millénaire.

Pascal BRUCKNER. - Les attentats du 11 Septembre m’ont horrifié sans me


surprendre. J’avais déjà vu à Sarajevo, lors de la guerre, les pickups remplis
de soldats de l’islam, revenus d’Afghanistan, oriflammes au vent. Les
moudjahidines armés par la CIA contre l’URSS allaient retourner leurs fusils
contre leurs anciens alliés. J’ai été atterré en revanche par les commentaires
d’une partie de la presse qui attribuaient aux États-Unis la responsabilité de
ces attaques: Jacques Derrida, mais surtout Jean Baudrillard ont expliqué
très doctement que l’Amérique, concentrant entre ses mains une puissance
énorme, recevait la monnaie de sa pièce. L’«autre», en l’occurrence l’islam,
lui administrait une correction bien méritée. Une journaliste d’Europe 1 me
demanda si les tours du World Trade Center ne symbolisaient pas une
arrogance insupportable pour les peuples pauvres. Rappelons qu’en 2021 la
plus haute tour du monde, la Burj Khalifa, est à Dubaï. Le 11 Septembre
marque un double tournant: un nouvel ennemi est né mais, cet ennemi, les
élites s’évertueront pendant au moins quinze ans à le nier. Le schéma que
j’avais déjà analysé en 1983 dans Le Sanglot de l’homme blanc est le
suivant: on nous attaque, donc nous sommes coupables. C’est à la victime
de s’excuser d’avoir été frappée. Enfin l’argument burlesque de
«l’islamophobie» a servi de cataplasme idéologique pour frapper toute

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critique de l’islam politique d’interdit. La seule fonction de ce terme est de


rendre une religion intouchable alors qu’on peut allègrement piétiner le
christianisme sans risques.

De même que nous ne voyons pas pourquoi ils


nous résisteraient quand nous intervenons chez
eux, nous ne voyons aucune raison de leur dire non
quand ils se présentent chez nous. L’intervention hu‐
manitaire et l’acceptation de fait inconditionnelle de
l’immigration sont deux faces d’une même représen‐
tation de l’humanité
Pierre Manent

Entre 1989 et 2001, l’Occident a cru dans la possibilité d’une paix


perpétuelle et d’une démocratie universelle. De quoi s’est nourrie cette
illusion?

P.M. - La peur de la guerre revient, mais pour le moment les «chiens de la


guerre» n’ont pas été lâchés. Il n’y a rien aujourd’hui qui ressemble non
seulement bien sûr à la Première ou à la Seconde Guerre mondiale, mais
rien non plus à la guerre de Corée ou à la guerre du Vietnam. Rien non plus
qui ressemble à la crise de Cuba. Mais la guerre est toujours possible, et
nous devons nous y préparer selon la nature et le degré de la menace.

Votre question lie étroitement paix perpétuelle et démocratie universelle. De


fait, la «grande illusion» de la fin du millénaire précédent portait
principalement sur la démocratie, la paix devant en être la conséquence. Le
président Bush pensait que, étant égaux et semblables, tous les hommes
désiraient naturellement jouir des bienfaits de ce régime et que donc l’objectif
de «démocratiser» le Proche-Orient par une application résolue de la force
américaine en quelques points stratégiques était à la fois désirable et
praticable. Ce président américain fut fort impopulaire chez nous, mais en
somme il ne faisait que prendre au sérieux la religion démocratique qui est la

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nôtre. De fait les Français et les Anglais l’imitèrent en Libye avec les
résultats que nous pouvons constater. L’«intervention humanitaire» résume
les illusions de la période. Sûrs de notre bonté et de notre compétence, nous
postulons que «les autres» se conformeront docilement à nos vœux. Au nom
de l’égalité et de la ressemblance humaine, nous exerçons soudain sur eux
une supériorité écrasante et humiliante. Nous agissons au nom de
l’humanité, pourquoi nous résisteraient-ils? Nous allons répétant que
«l’homme est un être de culture», mais nous agissons comme si «leur»
culture était un vêtement importun qu’ils abandonneront dès qu’ils verront
paraître nos avions dans leur ciel ou nos vaisseaux sur leurs rivages.

Il faut admettre que nous nous traitons nous-mêmes comme nous les
traitons. De même que nous ne voyons pas pourquoi ils nous résisteraient
quand nous intervenons chez eux, nous ne voyons aucune raison de leur
dire non quand ils se présentent chez nous. Nous mettons alors un point
d’honneur à accepter de bonne grâce leur «différence». Ainsi «l’intervention
humanitaire» et l’acceptation de fait inconditionnelle de l’immigration sont
deux faces d’une même représentation de l’humanité: les différences entre
les hommes - régimes, religions, mœurs, etc. - n’ont aucun sens profond,
elles sont des accidents superficiels sous lesquels vit ou attend de vivre celui
que nous connaissons bien, le seul que nous voulions connaître, l’individu
titulaire de droits. Alors les bombarder chez eux ou leur ouvrir les bras chez
nous, c’est la même démarche pour faire surgir en eux celui qui nous
ressemble.

L’Europe ne croit plus au mal, elle ne connaît que


des malentendus à résoudre par la concertation.
Si nous sommes gentils avec nos adversaires, ils se‐
ront gentils avec nous. Or, la première tâche d’une
grande puissance est de savoir désigner ses ennemis
Pascal Bruckner

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P.B. - Pendant cette décennie doucereuse, nous avons vécu dans le conte
de fées néolibéral: l’économie et la prospérité allaient assurer le bonheur du
genre humain, endormir les passions belliqueuses, transformer le fanatique
en ami de la tolérance. Le marxisme gisait dans les poubelles de l’histoire,
les idéologies étaient mortes. Place au doux commerce et à l’esprit de calcul.
Résultat: en 2021, le communisme est bien vivant en Asie du Sud-Est, en
Chine, à Cuba. Plus de 1,5 milliard d’hommes se réclament encore de Marx,
Engels, Lénine, Staline. C’est pas mal pour un cadavre! Enfin, la guerre
revient partout, le djihadisme triomphe en Afrique, en Asie Centrale, la
Russie agresse ses voisins, les chrétiens d’Orient vivent une extermination
progressive, les cartels de la drogue ensanglantent l’Amérique latine. La paix
perpétuelle promise en 1989 ressemble étrangement à un charnier. L’Europe
ne croit plus au mal, elle ne connaît que des malentendus à résoudre par la
concertation. Si nous sommes gentils avec nos adversaires, ils seront gentils
avec nous. Elle n’aime pas plus l’Histoire: celle-ci est un cauchemar dont elle
est ressortie à grand-peine, une première fois en 1945, une seconde en
1989. Elle se calfeutre contre ce poison à coups de normes, de règles et de
procédures. Or la première tâche d’une grande puissance est de savoir
désigner ses ennemis: écoutons Poutine, Erdogan, Khamenei, Xi Jingping et
prenons-les au sérieux. Sur ce plan, la France est la seule qui ait maintenu,
avec la Grande Bretagne, une capacité militaire et l’arme nucléaire. L’échec
de l’intervention au Sahel s’explique aussi par la frilosité de Bruxelles et de
Berlin. L’Europe veut être une grosse Allemagne qui bat sa coulpe et fait des
affaires. Sans une armée forte et dissuasive, pas de liberté, pas de
démocratie.

Pierre Manent, vous avez étudié l’histoire de la nation européenne.


Vingt ans après le 11 Septembre, pensez-vous qu’elle est de retour?

P.M. - L’important est de saisir la dynamique historique. À partir du


XVIe siècle, l’Europe a de plus en plus complètement imposé son ordre au
monde. En même temps que les nations européennes renforçaient et
perfectionnaient leur ordre intérieur, et formaient le cadre de déploiement des

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révolutions industrielle et démocratique, l’ensemble européen exerçait son


ascendant sur le reste du monde. L’Europe était un concert de nations qui
formait à l’égard du reste du monde comme un empire mondial. Le langage
des «valeurs» méconnaît le lien intrinsèque entre ce que nous continuons
d’admirer, le progrès technique et politique, et ce que nous avons décidé de
détester, l’exercice de la puissance ou la domination. Dans la nation
moderne comme dans la cité antique, l’effort pour faire entrer le peuple dans
la chose commune fut un prodigieux multiplicateur d’énergie. Les nations
capables de maîtriser le processus parvinrent à une telle supériorité de
compétences qu’elles furent entraînées irrésistiblement à ce «partage du
monde» dont elles ne savent comment s’excuser aujourd’hui. Non seulement
elles ne veulent plus exercer la force vers l’extérieur - et elles s’en ôtent
délibérément les moyens - mais elles renoncent même à cette force
intérieure qui permet à un groupe humain de se donner forme en décidant
pour lui-même.

Pascal Bruckner, vous aviez soutenu la guerre en Irak en 2002. Vingt


ans plus tard, le chaos au Moyen-Orient est total et les talibans ont
repris le pouvoir en Afghanistan. Pensez-vous aujourd’hui que le droit
d’ingérence était une erreur?

P.B. - Ce fut une erreur et je l’ai reconnu dans Le Figaro, un an après. La


faute principale en revient au proconsul Paul Bremer qui a commis
l’irréparable: démanteler l’armée de Saddam au lendemain de la chute du
dictateur, ce qui a provoqué la fureur des cadres et des officiers dont
beaucoup passeront ensuite au service d’al-Qaida et de Daech. Un bémol
toutefois: la disparition du régime de Saddam a été saluée comme une
bénédiction par l’immense majorité de la population, les 60 % de chiites et
les 20 % de Kurdes. Seuls les sunnites se sont sentis frustrés de leur
protecteur. Cela condamne-t-il toute ingérence? Je ne le crois pas. Mais
l’Amérique de Bush a eu le tort et de se disperser et de nourrir des ambitions
démesurées qui se terminent aujourd’hui par une pantalonnade. Elle a voulu
édifier, à Bagdad et à Kaboul, une démocratie instantanée, comme le café du

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même nom, sans tenir compte des mentalités qui accompagnent ce régime.
Il faut frapper l’adversaire et partir, laisser aux forces en présence le soin de
trouver une solution politique. Contre-exemple: l’Occident n’est pas intervenu
en Syrie, Obama s’est rétracté, seule la Russie a soutenu sans scrupule le
régime meurtrier de Bachar et cette guerre de neuf ans a été la plus
abominable du nouveau siècle, des deux côtés. Depuis quarante ans,
l’Amérique perd toutes ses guerres et manifeste l’impuissance de
l’hyperpuissance. Elle réjouit ses ennemis et désole ses alliés. Qui peut
encore accorder le moindre crédit à sa parole? Les djihadistes du monde
entier jubilent après la chute de Kaboul. Ma conviction? Le 11 Septembre
recommencera, il est le visage de notre avenir.

Selon vous, les vingt dernières années ont-elles été celles d’une
déroute de l’Occident?

P.M. - L’Europe, les États-Unis et le Canada jouissent encore d’une situation


enviable. Nous voulons croire qu’elle tient à l’attrait de nos «valeurs» et de
notre mode de vie. Elle tient surtout à ce qui nous reste de l’ascendant
acquis dans les siècles de l’empire européen - à ce que nous étions plus
qu’à ce que nous sommes - et aussi bien sûr à la protection assurée
gratuitement par l’empire américain. En dépit de ses doutes croissants sur la
fiabilité de cette protection, l’Union européenne refuse de constituer une
défense européenne crédible: quand on déclare depuis plus d’un demi-siècle
que l’on va faire quelque chose, c’est que l’on ne veut pas le faire. Seuls le
Royaume-Uni et la France parviennent encore à préserver une armée digne
de ce nom. Pour combien de temps? Honteux et confus d’avoir dominé le
monde, les Européens ont décidé de se livrer à lui en s’ouvrant sans réserve
à la circulation des flux - marchandises, capitaux, êtres humains. Nous avons
décidément tenu trop de place, il est temps de nous effacer… C’est le fond
de la cancel culture dont nous feignons de nous indigner.

P.B. - «Aucune puissance ne peut détruire l’esprit d’un peuple, soit du


dehors, soit du dedans s’il n’est déjà lui-même sans vie, s’il n’a déjà dépéri»,
disait Hegel. Le pire ennemi de l’Occident, c’est l’Occident lui-même, la haine
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qu’il nourrit à l’égard de ses réalisations. Jusque-là, seule l’Europe s’adonnait


à cette dénonciation mécanique et réclamait le monopole universel et
apostolique de la barbarie ; l’Amérique, déjà en proie à une guerre des
cultures qui pourrait vite dégénérer en guerre civile, la rejoint, au moins à
gauche du Parti démocrate en instaurant la réécriture de sa propre histoire.
De part et d’autre de l’Atlantique, les colporteurs de la flétrissure pullulent: ils
veulent nous persuader que le monde occidental est une machine à
déshumaniser qui a mis la planète à genoux en la détruisant. Naître
européen, c’est porter sur soi tout un fardeau de vices et de laideurs, c’est
reconnaître que l’homme blanc a semé le deuil et la ruine partout où il a posé
le pied. Exister pour lui, ce devrait être d’abord, selon nos flagellants,
s’excuser. La férocité est blanche comme nous le disent nos «antiracistes»,
blanche et non pas noire ou asiatique: l’homme blanc est génétiquement
déterminé à tuer, massacrer, piller, violer. D’où ce contresens hallucinant: les
seules cultures qui se sont mises à distance de leur propre barbarie, qui ont
inventé l’anticolonialisme, l’antiracisme et dénoncé la traite sont précisément
celles qu’on accuse de ces maux. Rappelons ce fait: l’Europe n’a pas inventé
l’esclavage, elle a inventé l’abolition. Le premier pays à l’interdire fut le
Portugal en 1761, suivi du Danemark et de la Norvège en 1782, le dernier le
Niger en 1999 qui l’a criminalisé en 2003. Mais rappeler qu’il y eut trois
traites, l’orientale qui commence dès le VIIe siècle, l’africaine et l’atlantique
qui relève encore du tabou, du moins de l’inconvenance. Nous n’avons
même plus le droit de nous réjouir de nos progrès, juste le droit de nous
couvrir la tête de cendres. Seul est dénoncé comme criminel celui qui, à
juste titre, dénonce ses propres forfaits: la Russie réhabilite Staline, la Chine
honore Mao Tsé-toung, la Turquie nie le génocide des Arméniens et des
Assyro-Chaldéens et ne rêve que de finir le travail mais les coupables, c’est
nous!

Le 11 Septembre semblait donner raison à l’hypothèse formulée


par Samuel Huntington d’un «choc des civilisations». Vingt ans plus
tard, l’affrontement entre islam et Occident vous paraît-il plus ou moins
d’actualité?

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P.B. - L’islam n’est pas un bloc, heureusement, il est divisé et pluriel.


L’affrontement n’est pas entre islam et Occident mais à l’intérieur de l’islam
entre les conservateurs et les réformistes. Ne méconnaissons pas
l’impatience de la liberté au sein des sociétés arabo-musulmanes: les
progrès de l’athéisme, les conversions secrètes ou tout simplement
l’indifférence religieuse vont en augmentant. L’Orient lui aussi est touché par
la grande promesse des Lumières. Il faut aider partout ces hommes et ces
femmes qui se battent pour le droit de croire ou de ne pas croire. Bénis
soient les sceptiques et les apostats qui souhaitent refroidir le fleuve ardent
de la foi. L’islam conquérant est plus faible que nous ne pensons ; nous
sommes plus forts que nous le croyons.

P.M. - Depuis sa fondation il y a quatorze siècles, l’islam a été l’ensemble


humain le plus constamment et radicalement opposé à l’Europe. C’est pour
cela précisément qu’il est aujourd’hui l’objet d’une telle complaisance dans
une Europe qui ne veut surtout pas se reconnaître ni se ressembler.La
rhétorique du «choc des civilisations» est superficielle. L’islam n’est pas
simplement une autre religion, ou une autre civilisation. L’islam s’est défini et
construit contre le judaïsme et le christianisme, contre les écritures juives et
chrétiennes. Il entend rétablir la vérité révélée à Abraham, Moïse et Jésus,
mais faussée et trahie par les juifs et les chrétiens. Pour l’islam, tous les
hommes naissent naturellement musulmans. Pour le christianisme, être
chrétien résulte d’un choix de la liberté - d’une conversion. L’Europe «post-
chrétienne» vit encore de ce libre choix de l’âme dont elle prétend s’être
libérée. Entre l’Europe et l’islam, la question de fond n’est pas celle de la
démocratie ou de la laïcité, ni celle des «mœurs». Elle concerne la vie de
l’âme.

Le terrorisme, les crises migratoires puis la crise du Covid ont vu


les libertés considérablement réduites dans des objectifs de santé et
de sécurité. Finalement, le régime occidental de la démocratie libérale,

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le fameux «monde libre» n’était-il pas un régime pour temps calmes,


voué à disparaître dès que l’histoire s’agite? Le passe sanitaire durera-
t-il aussi longtemps que les portiques dans les aéroports?

P.M. - Le rétrécissement continu des libertés dans nos pays est un fait avéré
mais qui reste énigmatique. Ce sont les sociétaires eux-mêmes qui, dans les
différents domaines d’activité et de vie, se surveillent et se dénoncent les uns
les autres. Osons une hypothèse. Dans le commerce social, nous devons
nécessairement tenir compte de nos qualités respectives - de nos
différences. Dans toute relation intervient presque toujours ce que Rousseau
appelle une «inégalité de crédit et d’autorité». Or, la religion de l’égalité et de
la ressemblance humaine a pris sur nous un tel empire que nous voulons
chasser de toutes nos relations jusqu’à la dernière trace d’inégalité. Nous ne
pourrions y réussir qu’en immobilisant entièrement et définitivement toute vie
sociale. Les militants peuvent bien dire qu’ils sont des victimes ou parler au
nom de celles-ci, à l’instant ils revendiquent cette «inégalité de crédit et
d’autorité» dont ils prétendaient nous délivrer. Leur tyrannie est ridicule, mais
elle est aussi démoralisante, car l’égalité qui avait été le principe de
mouvement de la société moderne se retourne en son contraire, devenant un
principe d’arrêt et de stérilité. Lorsque la Cour de justice de l’Union
européenne décide que les militaires des États membres sont assujettis au
même droit du travail que n’importe quel travailleur, sauf en opérations, non
seulement elle montre peu d’intérêt pour les besoins de notre défense, mais
elle introduit une distinction - entre opérations et temps ordinaire - qui tend à
détruire l’unité, et donc le sens même, de la vie et de la vocation militaires.
Nulle «forme de vie» particulière, nulle vie dévouée, ne doit rompre la
parfaite égalité et régularité du paysage social.

P.B. - La pandémie porte un coup fatal à l’hubris moderne: la science et la


médecine ne peuvent guérir toutes les maladies. Ce scandale absolu -
incurable est le seul mot obscène de notre langue -, nous le traduisons en
termes de liberté bafouée, de complot des laboratoires ou des gouvernants
alors qu’il s’agit d’une limite de nos capacités. Contrairement à ce que

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proclament certains matamores, nous avons raison d’avoir peur et de vouloir


nous protéger même s’il faut veiller aux abus toujours possibles. La sécurité
sanitaire est la première condition de la liberté. Le grand enjeu pour moi n’est
pas là. Une partie de nos élites, surtout à Bruxelles veut la mort de l’Europe
au nom de la justice climatique, du péché colonial. Rappelons que le «grand
remplacement» est d’abord un idéal de l’ultragauche avant d’être le
cauchemar de l’extrême droite. Quand un Yves Cochet réclame de limiter les
naissances en Europe pour accueillir les migrants, quand la romancière
Marie Darrieussecq prévoit que l’humain du futur sera beige et que le «petit
Blanc» devra disparaître dans un métissage général, quand le philosophe
Alain Badiou appelle de ses vœux la migration massive «pour ne plus être
captifs de cette longue histoire occidentale et blanche qui s’achève», ils
militent ouvertement pour notre effacement progressif. Mais à ce désir
d’extinction répond un véhément désir de résurrection de la part des
peuples. La décadence n’est pas une fatalité, c’est le projet d’une minorité
influente. Que pouvons-nous répondre à cette fraction du Vieux Monde,
gagné par le défaitisme et qui veut mourir? Simplement ceci: après vous. Si
vous désirez disparaître, ne vous privez pas. Mais laissez les autres vivre. La
résistance contre le nihilisme s’organise: le suicide civilisationnel n’est pas
une option!

* Philosophe, disciple de Raymond Aron, directeur d’études honoraire


à l’EHESS, Pierre Manent s’est en particulier consacré à l’étude
des formes politiques - tribu, cité, empire, nation - et à l’histoire
politique, intellectuelle et religieuse de l’Occident. Plusieurs
de ses ouvrages, tels «Histoire intellectuelle du libéralisme» (Hachette,
coll. «Pluriel») et «Les Métamorphoses de la cité» (Flammarion, coll.
«Champs Essais»), sont des classiques.

** Ecrivain et philosophe, Pascal Bruckner, de l’académie Goncourt,


a publié de nombreux romans et des essais, notamment sur la question
de la culpabilité occidentale, comme «Un racisme imaginaire: la

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querelle de l’islamophobie» (Grasset-Fasquelle) et «Un coupable


presque parfait: la construction du bouc émissaire blanc» (Grasset),
qui ont suscité un vif débat.

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