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Le Monde diplomatique, août 2021 : au sommaire

Dictature numérique

E , S H •

Bienvenue en Chine occidentale ! L’OMS recommande que les États

s’emploient à convaincre de l’utilité — incontestable — du vaccin contre

le Covid-19 plutôt que d’user de la contrainte. Mais M. Emmanuel

Macron en a décidé autrement. Ce président qui ne cesse de pourfendre

l’« illibéralisme » ne conçoit les libertés publiques que comme une

variable d’ajustement.

« Fellini est plus grand que le cinéma »

M S • ,

Autrefois, des foules évreuses se pressaient dans les salles pour voir le

dernier lm de Jean-Luc Godard, Agnès Varda ou John Cassavetes.

Devenu divertissement visuel, le cinéma a perdu sa magie, estime Martin

Scorsese. Avec cet hommage à Federico Fellini, le réalisateur tente de la

retrouver.

Doit-on craindre une panne électronique ?

E M • ,

Les constructeurs automobiles contraints de mettre leurs chaînes à

l’arrêt ; les consoles de jeux dernier cri introuvables ; les dirigeants

politiques paniqués : la pénurie de semi-conducteurs qui a ecte depuis un

an l’industrie mondiale prend des allures de crise géopolitique. Elle remet

brutalement en question l’évangile du libre-échange. Mais les États

peuvent-ils assurer leur souveraineté numérique ?

La page deux
« Je te salue, vieil océan ! », « Recti catif », courriers, coupures de presse.

Race et classe, le chaudron latino-américain

E A •

Avec les indépendances du XIXe siècle, l’Amérique latine a o ciellement

abandonné les hiérarchies raciales qui prévalaient pendant la

colonisation : plus rien ne devait désormais distinguer les descendants

d’indigènes, d’esclaves et de colons européens. Mais au cloisonnement

ethnique de la période impériale s’est substituée une « pigmento-cratie »

qui fait de la couleur de peau un marqueur social.

L’Union chrétienne-démocrate, ou la droite

allemande élastique

R K •

Fragilisée par la désinvolture de son candidat, M. Armin Laschet, face aux

inondations survenues en juillet, l’Union chrétienne-démocrate aborde

sans (...)

Des organisations internes R. K. •

La voix de l’industrie R. K. •

Tempête sur la Banque du Liban

A M -K •

Après neuf mois de vaines négociations avec le président Michel Aoun

pour former un gouvernement, le premier ministre libanais Saad Hariri a

décidé de jeter l’éponge. Dans un contexte social, économique et sanitaire

désastreux, sa démission fait craindre le pire. Les responsabilités de la

banque centrale et de son gouverneur dans le naufrage nancier du pays

sont désormais bien établies.


#MeToo secoue le monde arabe

A B •

De l’Algérie au Koweït en passant par l’Égypte, de multiples voix s’élèvent

contre les violences faites aux femmes. Internet et ses réseaux sociaux

donnent plus d’impact à ces mobilisations, qui réclament une prise de

conscience des e ets du patriarcat, ainsi que des législations plus sévères.

Les gouvernements louvoient et ne tolèrent pas que les revendications

s’étendent à la sphère politique.

Aux États-Unis, le complotisme des progressistes

T F •

La n de la présidence de M. Donald Trump n’a pas mis n aux

débordements qui l’ont accompagnée. Ses adversaires présentent

toujours l’ancien promoteur immobilier comme un danger vital qui réclame

une mobilisation de chaque instant. Au point que l’analogie avec Adolf

Hitler est devenue courante, y compris chez ceux qui savent ce que parler

veut dire. De telles outrances servent un objectif. Lequel ?

Au milieu de nulle part, sur le euve Paraguay

L R •

Une route uviale de quatre cents kilomètres de long, entre Puerto Vallemí

et Bahía Negra, au Paraguay : embarquement à bord de l’« Aquidaban »,

seul moyen de transport et d’approvisionnement des habitants de certains

villages. Au l des jours, toute la réalité des régions traversées s’incarne

sur le pont du ra ot.

Sur les berges du euve Paraguay A S

• C

Ces soldats américains envoyés combattre les bolcheviks


M M. P •

L’unique a rontement direct entre soldats américains et russes remonte à

plus d’un siècle, à la n de la première guerre mondiale. Il se solda par la

défaite des États-Unis. Des milliers d’hommes avaient été envoyés en

Russie pour y protéger des entrepôts militaires contre une attaque

allemande. Mais, à leur arrivée, cette guerre-là était terminée. Une autre

allait commencer. Contre les bolcheviks.

En Russie, une passion pour les talk-shows

C T •

Les émissions de débat politique se multiplient à la télévision russe.

Présentées par des animateurs acquis aux vues du Kremlin, elles s’avèrent

toutefois moins monolithiques qu’on ne pourrait s’y attendre, faisant la

part belle à la polémique. De la géopolitique au sociétal, les sujets

abordés varient, de même que les obédiences des « experts » qui y

croisent le fer.

L’Institut Tony Blair, un business africain

R C •

Après son départ du 10 Downing Street, en 2007, M. Anthony Blair a

entrepris de monnayer, à travers des activités de conseiller et de

conférencier, le prestige de son ancienne fonction et le carnet d’adresses

qu’il y avait acquis. Face aux polémiques suscitées, l’ex-premier ministre

britannique s’est recentré sur la philanthropie, espérant restaurer une

réputation en chute libre. Avec un succès mitigé…

De la gauche et de l’art

E P •

Ouvrant leurs collections aux foules avec l’appui des pouvoirs publics,

MM. François Pinault ou Bernard Arnault deviennent les saints patrons

des arts, dont ils contribuent à xer les prix. Les industries culturelles
promeuvent des formes qui modèlent la perception et les valeurs. Mais

nombre de progressistes portent le combat ailleurs, en demandant à l’art

des comptes sur son utilité sociale.

La voix discordante des reporters

anticolonialistes

A M •

Si le Front populaire est légitimement associé à la semaine de quarante

heures et aux congés payés, son bilan est beaucoup plus mince en matière

coloniale. Lorsque des journalistes proches du Parti communiste ou des

diverses organisations socialistes se rendaient au Maghreb, ils savaient

donc qu’il n’y aurait pas de joie ni de conquêtes sociales dans leurs

reportages. Surtout quand sévissait la famine…

Un rêve épique et prolétarien

F A •

Avant et pendant la guerre, Fernand Léger chercha à articuler avant-garde

politique et avant-garde artistique à travers des réalisations grandioses,

que ce soit au cinéma, au théâtre ou en peinture.

Lobbys publicitaires contre la loi climat

M B •

On s’alarme à bas bruit : un projet de loi préparé par la ministre de la

transition écologique reprendrait tout ou partie des 149 propositions de la

convention citoyenne pour le climat (CCC). Le 7 décembre, pourtant, ce

ne seront plus qu’« à peu près 40 % » de ces mesures que Mme Pompili

annoncera transposer dans son texte. Que s’est-il passé ?

Les livres du mois


Les pages mentionnées dans ce sommaire sont celles de la version imprimée
Le Monde diplomatique, août 2021

Dictature numérique
S H

Bienvenue en Chine occidentale ! L’Organisation mondiale de la


santé (OMS) recommande que les États s’emploient à convaincre
de l’utilité — incontestable — du vaccin contre le Covid-19 plutôt
que d’user de la contrainte. Mais M. Emmanuel Macron en a
décidé autrement. Ce président qui ne cesse de pourfendre
l’« illibéralisme » ne conçoit les libertés publiques que comme une
variable d’ajustement. D’ailleurs négligeable, et destinée à
s’e acer derrière toutes les urgences du moment — médicales,
sécuritaires, guerrières. Interdire à des millions de personnes de
prendre le train, de commander un plat en terrasse, de voir un
lm en salles sans avoir prouvé qu’elles n’étaient pas infectées en
fournissant le cas échéant, dix fois par jour, une pièce d’identité
que le commerçant devra parfois véri er lui-même nous fait
entrer dans un autre monde. Il existe déjà. En Chine,
précisément. Les agents de police y disposent de lunettes de
réalité augmentée qui, reliées à des caméras thermiques placées
sur leurs casques, permettent de repérer une personne évreuse
dans une foule (1). Est-ce cela que nous voulons à notre tour ?

En tout cas, nous entérinons plutôt benoîtement l’invasion


galopante du numérique et du traçage de nos vies intimes,
professionnelles, de nos échanges, de nos choix politiques.
Interrogé sur les moyens d’éviter que nos données, une fois nos
téléphones portables piratés, ne deviennent des armes braquées
contre nous, M. Edward Snowden a déclaré : « Que peuvent faire
les gens pour se protéger des armes nucléaires ? Des armes
chimiques ou biologiques ? Il y a des industries, des secteurs, pour
lesquels il n’y a pas de protection, et c’est pour ça qu’on essaye de
limiter leur prolifération. »

C’est tout le contraire que M. Macron encourage en précipitant le


remplacement des interactions humaines par un maquis de sites
administratifs, de robots, de boîtes vocales, de QR codes,
d’applications à télécharger. Dorénavant, réserver un billet,
acheter en ligne, exige à la fois une carte bancaire et la
communication de son numéro de téléphone portable, voire de son
état civil. Il fut un temps, qui n’était pas le Moyen Âge, où l’on
pouvait prendre le train en demeurant anonyme, traverser une
ville sans être lmé, se sentir d’autant plus libre qu’on ne laissait
derrière soi nulle trace de son passage. Et pourtant, il y avait déjà
des enlèvements d’enfants, des attentats terroristes, des épidémies
— et même des guerres.

Le principe de précaution ne connaîtra aucune limite. Est-il très


prudent, par exemple, de côtoyer dans un restaurant une
personne qui aurait un jour voyagé au Proche-Orient, éprouvé des
bou ées délirantes, participé à une manifestation interdite,
fréquenté une librairie anarchiste ? Le risque de ne pas terminer
son repas à cause d’une bombe, d’une rafale de kalachnikov ou
d’un coup de poing dans la gure n’est pas énorme, mais il n’est
pas nul non plus... Faudra-t-il donc bientôt que tous les passants
présentent un « passe civique » garantissant leur casier judiciaire
vierge et l’aval de la police ? Ils n’auraient plus ensuite qu’à errer
tranquilles dans un musée des libertés publiques, devenues
« territoires perdus de la République ».

Serge Halimi

(1) Lire Félix Tréguer, « Urgence sanitaire, réponse sécuritaire », Le Monde


diplomatique, mai 2020. Cf. aussi La Quadrature du Net
Le Monde diplomatique, août 2021

« Fellini est plus grand que le


cinéma »
Autrefois, des foules évreuses se pressaient dans les salles pour

voir le dernier lm de Jean-Luc Godard, Agnès Varda ou John

Cassavetes. Devenu divertissement visuel, le cinéma a perdu sa

magie, estime Martin Scorsese. Avec cet hommage à Federico

Fellini, le réalisateur tente de la retrouver.

M S
Velio Cioni. – Federico Fellini (à droite) et Marcello Mastroianni (au premier plan) sur le tournage

du lm « Huit et demi », 1963


Caméra à l’épaule, un jeune homme, ou un adolescent attardé,
marche vers l’ouest dans une rue bondée de Greenwich Village.
Sous un bras il porte des livres, dans l’autre main il tient un
exemplaire du Village Voice. Il avance à toute allure, doublant des
hommes en manteau et à chapeau, des femmes en chu qui
poussent des Caddie pliables, des couples qui se tiennent par la
main, des poètes, des maquereaux, des musiciens et des ivrognes,
passant devant des pharmacies, des magasins d’alcools, des
restaurants et des immeubles. Le jeune homme ne paraît
remarquer qu’une chose : l’enseigne du cinéma Art eatre, où
sont placardés Shadows, de John Cassavetes, et Les Cousins, de
Claude Chabrol. Il marque un arrêt, puis traverse la 5e Avenue et
poursuit sa route vers l’ouest, lant devant des librairies, des
disquaires, des studios d’enregistrement et des magasins de
chaussures, jusqu’à déboucher sur le Playhouse de la 8e Rue : au
programme, Quand passent les cigognes et Hiroshima mon amour,
et prochainement À bout de sou e, de Jean-Luc Godard !

On le suit toujours tandis qu’il tourne à gauche dans la 6e Avenue


et traverse la rue pour examiner la devanture du Waverly
Marquee, où passe Cendres et diamants, d’Andrzej Wajda. Il fait
demi-tour et remonte la 4e Rue, le long de la Judson Memorial
Church, jusqu’à Washington Square, où un homme au costume
élimé distribue des yers représentant Anita Ekberg en fourrure :
La dolce vita vient de sortir dans une grande salle de Broadway,
les billets sont achetables à l’avance.

Il descend la place LaGuardia et s’arrête devant le cinéma de


Bleecker Street, qui passe À travers le miroir, Tirez sur le pianiste
et L’Amour à 20 ans, sans oublier La notte, qui entame son
troisième mois d’exploitation.
Il se range au bout de la le qui attend de voir le lm de François
Tru aut et ouvre son exemplaire de Voice aux pages cinéma,
corne d’abondance dont le contenu se met à tourbillonner autour
de sa tête — Les Communiants, Pickpocket, L’Œil du malin, La
Main dans le piège, les projections d’Andy Warhol, Cochons et
cuirassés, Kenneth Anger et Stan Brakhage à la cinémathèque de
l’Anthology Film Archives, Le Doulos… et, surgissant au milieu
de ces trésors, plus grand que tout le reste : Joseph E. Levine
présente le Huit et demi de Federico Fellini ! Alors qu’il parcourt
évreusement les pages de son journal, la caméra s’élève au-dessus
de lui et donne à voir les spectateurs qui patientent devant la salle,
comme portée par les vagues d’excitation émanant d’eux.

Saut en avant : nous voici de nos jours, à une époque où l’art


cinématographique est systématiquement dévalué, mis sur la
touche, rabaissé et réduit à son plus petit dénominateur commun,
le « contenu ». Il y a encore une quinzaine d’années, ce mot
n’était guère utilisé que dans un contexte de discussion savante
sur le cinéma, et toujours en association avec le mot « forme »,
qui lui apportait du contraste et de la mesure. Peu à peu, le terme
de « contenu » a trouvé les faveurs des nouveaux dirigeants des
compagnies de médias, dont la plupart ne connaissaient rien à
l’histoire de la forme artistique, ou s’en moquaient au point de ne
pouvoir s’imaginer qu’ils auraient mieux fait de s’y mettre.
« Contenu » est devenu le mot-valise du monde des a aires pour
désigner toute série d’images en mouvement : un lm de David
Lean, une vidéo de chat, une publicité du Super Bowl, une sequel
de super-héros, un épisode d’une série. Ce nouvel usage, bien
entendu, est lié non pas à l’expérience d’une salle de cinéma, mais
au visionnage à domicile, grâce aux plates-formes de streaming
qui ont évincé les salles de cinéma de la même manière
qu’Amazon a évincé les magasins. D’un côté, cela a eu des
avantages pour les cinéastes, moi-même y compris. De l’autre, cela
a produit une situation dans laquelle toute chose est présentée au
spectateur sur son propre terrain de jeux, ce qui paraît
démocratique, mais ne l’est nullement. Si votre prochain
visionnage vous est « suggéré » par des algorithmes basés sur ce
que vous avez déjà vu, et si ces suggestions se limitent à un seul
catalogue ou à un seul genre, quelles en sont les conséquences
pour l’art du cinéma ?

La conservation n’est pas antidémocratique ou élitiste, un terme si


galvaudé qu’il est devenu insigni ant. C’est un acte de générosité
— vous partagez ce que vous aimez et ce qui vous a inspiré
(d’ailleurs les meilleures plates-formes n’existent que grâce à la
conservation des lms). Or les algorithmes, par dé nition,
s’appuient sur des calculs où le spectateur est considéré comme un
consommateur et rien d’autre que cela.

Comme dans un rêve

Les choix e ectués par des distributeurs comme Amos Vogel,


créateur du fonds d’archives Grove Press dans les années 1960,
étaient des actes de générosité, mais aussi, bien souvent, de
courage. Dan Talbot, qui était alors un exposant et un
programmateur, a fondé New Yorker Films dans la seule
intention de distribuer un lm qu’il a ectionnait, le Prima della
rivoluzione de Bernardo Bertolucci — pas précisément une mise
gagnante à tous les coups. Les lms parvenus jusqu’à nos rivages
grâce aux e orts de ces distributeurs, conservateurs et exposants
nous ont fait vivre des moments extraordinaires. Les
circonstances qui les ont rendus possibles ont disparu pour de
bon, de la place indétrônable de l’expérience en salle à l’excitation
partagée quant aux possibilités du cinéma. C’est pourquoi je
reviens si souvent à ces années. Je me sens chanceux d’avoir été
jeune et vivant et ouvert à tout cela au moment où ces lms nous
arrivaient du monde entier, parlant à chacun de nous, et
redé nissaient chaque semaine la forme du septième art.

Dans leur essence, ces artistes se débattaient constamment avec la


question « qu’est-ce que le cinéma ? », avant de laisser à leur
prochain lm le soin d’y répondre. Personne n’opérait dans le
vide, chaque cinéaste semblant répondre aux autres et s’en
nourrir. Godard et Bertolucci et Antonioni et Bergman et
Imamura et Ray et Cassavetes et Kubrick et Varda et Warhol
réinventaient le cinéma à la faveur de chaque nouveau mouvement
de caméra et chaque nouveau clap de n, de sorte que des
cinéastes plus établis, comme Welles et Bresson et Huston et
Visconti, sortaient revigorés par le surgissement de créativité
autour d’eux.

Au centre de tout cela se tenait un réalisateur que tout le monde


connaissait, un artiste dont le nom était synonyme de cinéma et
des in nies possibilités que le cinéma recelait. C’était un nom qui
évoquait instantanément un certain style, une certaine attitude
face au monde. En fait, il devint un adjectif. Imaginons que vous
souhaitiez décrire l’atmosphère étrange d’une soirée, d’un
mariage, d’un enterrement, d’un meeting politique ou, pourquoi
pas, de la folie de la planète tout entière — tout ce que vous aviez à
faire, c’était de prononcer le mot « fellinien » et les gens
comprenaient exactement ce que vous vouliez dire.
Dans les années 1960, Fellini devint plus qu’un réalisateur de
lms. Comme Charlie Chaplin, Pablo Picasso ou les Beatles, il
était plus grand que son art. À partir d’un certain moment, il ne
s’agissait plus de tel lm ou de tel autre, mais de l’ensemble de ses
lms combinés en un grand geste écrit sur toute la surface de la
galaxie. Voir un lm de Fellini, c’était comme écouter la Callas
chanter, voir Laurence Olivier jouer ou regarder Rudolf Noureïev
danser. Ses lms ont ni même par l’incorporer à leurs titres —
Fellini Satyricon, Le Casanova de Fellini. Au cinéma, le seul cas
comparable fut Alfred Hitchcock, mais il s’agissait d’autre chose :
d’une marque, ou d’un genre en soi. Fellini fut le virtuose du
cinéma.

La maîtrise visuelle absolue de Fellini apparut en 1963 avec Huit


et demi, dans lequel la caméra plane, otte et s’envole entre des
réalités intérieures et extérieures, attentive aux humeurs
changeantes et aux pensées secrètes de l’alter ego de Fellini,
Guido, joué par Marcello Mastroianni. Aujourd’hui encore,
lorsque je regarde certains passages de ce lm, que j’ai visionné
déjà plus de fois que je ne saurais compter, je me retrouve à me
demander : mais comment a-t-il fait ? Comment est-il possible que
le moindre mouvement, geste ou coup de vent s’intègre aussi
parfaitement au tableau ? Comment expliquer que chaque plan
nous apparaisse troublant et inévitable, comme dans un rêve ?
Comment chaque moment peut-il être aussi riche, et comme
habité d’un désir inexplicable ?

Le son a joué un rôle important dans cette ambiance. Fellini était


aussi créatif avec le son qu’il l’était avec l’image. Le cinéma italien
jouissait d’une longue tradition de postsynchronisation qui
remontait à Benito Mussolini, lorsque celui-ci décréta que les
lms importés devaient être réenregistrés en italien. Dans
beaucoup de lms italiens, même parmi les plus grands, le
caractère désincarné de la bande-son peut se révéler déconcertant.
Fellini savait jouer de cette désorientation comme d’un outil
d’expression. Les sons et les images de ses lms se complètent et
s’embellissent mutuellement, en sorte que l’expérience
cinématographique tout entière se déroule comme une partition
de musique, ou comme un grand déferlement. De nos jours, on est
ébloui par les dernières innovations technologiques et par l’e et
qu’elles peuvent produire. Mais des caméras plus légères ou des
techniques de postproduction comme la retouche numérique ou le
morphing ne font pas le lm à votre place : ce qui compte, ce sont
vos choix de créateur. Pour des artistes majeurs comme Fellini,
aucun élément n’est sans valeur — tout compte. Je suis certain
qu’il aurait été ravi d’utiliser des caméras numériques super
légères, mais celles-ci n’auraient rien changé à la précision de ses
choix esthétiques.

Il est important de se souvenir que Fellini a commencé sa carrière


par le néoréalisme, choix intéressant, dans la mesure où il était
aux antipodes de son art à venir. Fellini fut même de ceux qui
inventèrent le genre, aux côtés de son mentor Roberto Rossellini,
ce qui ne laisse pas de m’étonner. Le néoréalisme italien a inspiré
tant de cinéastes dans le monde ! Et je doute que la créativité et
l’exploration qui ont marqué les années 1950 et 1960 auraient pu
eurir en l’absence de ce terreau. Ce n’était pas tant un
mouvement qu’un groupe d’artistes qui réagissaient à un moment
inimaginable de la vie de leur nation. Après vingt ans de fascisme,
après tant de cruauté, de terreur et de destruction, comment
continuer à vivre, comme individu et comme pays ? Les lms de
Rossellini, Vittorio De Sica, Luchino Visconti, Cesare Zavattini,
Fellini et d’autres, dans lesquels l’esthétique, la moralité et la
spiritualité s’enchevêtraient si intimement qu’elles ne pouvaient
être disjointes, jouèrent un rôle vital dans la rédemption de l’Italie
aux yeux du monde.

Fellini coécrivit Rome ville ouverte et Païsa (on dit qu’il réalisa
quelques scènes de l’épisode orentin pendant que Rossellini était
alité), de même que Le Miracle, dans lequel il joua. Sa voie
d’artiste ne tarda pas à diverger de celle de Rossellini, mais les
deux hommes maintinrent des liens d’a ection et de respect
réciproques. Fellini expliqua un jour, non sans astuce, que cette
chose que les gens quali aient de néoréalisme n’existait en réalité
que dans les lms de Rossellini, et nulle part ailleurs. Exception
faite du Voleur de bicyclette, de Umberto D. et de La terre tremble,
je pense que ce que voulait dire Fellini, c’est que Rossellini fut le
seul réalisateur à montrer une con ance aussi profonde et
constante en la simplicité et en l’humanité, le seul à faire en sorte
que la vie s’approche au plus près du point où elle raconterait elle-
même sa propre histoire. Fellini, pour sa part, était un styliste et
un fabuliste, un magicien et un conteur d’histoires, mais la
fondation en termes d’expérience et d’éthique qu’il reçut de
Rossellini fut cruciale pour l’esprit de ses lms.

Je suis entré dans l’âge adulte à l’époque où Fellini mûrissait et


s’épanouissait en tant qu’artiste, et ses lms me sont devenus
précieux. J’ai vu La strada, l’histoire d’une jeune femme pauvre
vendue à un saltimbanque, quand je n’avais que 13 ans, et le lm
m’a frappé d’une manière particulière. Voilà une histoire située
dans l’Italie de l’après-guerre qui est racontée à la manière d’une
ballade médiévale, voire de quelque chose de plus éloigné encore,
une émanation de l’ancien monde. On pourrait en dire autant de
La dolce vita, je suppose, à ceci près que celui-ci constitue plutôt
un panorama, une grande parade de la vie moderne et de la
déconnexion spirituelle. La strada, sorti en 1954 (et deux ans plus
tard aux États-Unis), est un canevas de taille plus modeste, une
fable fondée sur les éléments : la terre, le ciel, l’innocence, la
cruauté, l’a ection, la destruction.

Le choc de la « dolce vita »

Pour moi, La strada possédait une autre dimension. Je l’ai vu


pour la première fois en présence de ma famille à la télévision, et
l’histoire résonnait sur mes grands-parents comme le re et des
épreuves qu’ils avaient laissées derrière eux, dans le vieux pays. Ce
lm ne fut pas bien reçu en Italie. Certains l’ont vu comme une
trahison du néoréalisme (de nombreux lms italiens de l’époque
étaient jugés à cette aune), et je suppose que le fait d’avoir tissé
une histoire aussi dure dans l’éto e d’une fable dut en e et
paraître excessivement étrange à de nombreux spectateurs. Dans
le reste du monde, le lm rencontra un succès massif, faisant de
Fellini ce qu’il allait devenir. C’est aussi le lm auquel Fellini
semble avoir consacré le plus de travail et le plus de sou rances —
son script était si détaillé qu’il faisait six cents pages, et à
l’approche de la n d’une production extrêmement éprouvante il
fut la proie d’une dépression nerveuse et dut entamer la première
(je crois) de ses nombreuses psychanalyses avant de pouvoir clore
le tournage. C’est le lm en n qui, jusqu’à la n de sa vie, est resté
le plus cher à son cœur.

Les Nuits de Cabiria, une suite d’épisodes fantastiques dans la vie


d’une prostituée romaine (source d’inspiration pour une comédie
musicale de Broadway et le lm de Bob Fosse Sweet Charity),
consolida sa réputation. Comme tout le monde, je fus emporté par
sa puissance émotionnelle. Mais la grande révélation à venir fut
La dolce vita. Découvrir ce lm au milieu d’une salle pleine à
craquer se révéla une expérience inoubliable. Aux États-Unis, La
dolce vita fut distribué en 1961 par Astor Pictures et présenté en
soirée de gala dans un grand théâtre de Broadway, avec des sièges
numérotés réservés et des billets hors de prix — le genre
d’événement que nous associions jusque-là aux péplums bibliques
à la Ben-Hur. Nous nous sommes assis, les lumières se sont
éteintes et nous avons vu se déployer une fresque
cinématographique majestueuse et terri ante, et tous nous avons
éprouvé un choc de reconnaissance. Voilà un artiste qui avait
réussi à exprimer l’anxiété de l’âge nucléaire, le sentiment que
plus rien n’avait vraiment d’importance puisque toute chose et
tout le monde pouvaient être annihilés à tout instant. Nous
ressentîmes ce choc, mais nous ressentîmes aussi la joie de
l’amour que Fellini portait au cinéma, et par conséquent à la vie
elle-même. Quelque chose de similaire allait bientôt émerger dans
le rock, dans les premiers albums électriques de Bob Dylan, puis
dans le ite Album des Beatles et Let It Bleed, des Rolling
Stones — des œuvres sur l’anxiété et le désespoir, mais qui étaient
aussi des expériences excitantes et transcendantes.

Quand nous avons présenté la version restaurée de La dolce vita à


Rome il y a une dizaine d’années, Bertolucci a mis un point
d’honneur à être présent. Cela n’avait rien de facile pour lui,
puisqu’il se déplaçait en fauteuil roulant et sou rait constamment,
mais il y tenait. À l’issue de la projection, il m’avoua que La dolce
vita était le lm qui lui avait donné envie de faire du cinéma. Cela
n’avait rien de surprenant. Ce lm était une expérience
galvanisante, comme une onde de choc traversant tous les
territoires de la culture.

Les deux lms de Fellini qui m’ont le plus a ecté


personnellement, ceux qui m’ont marqué en profondeur, ce sont
Les Vitelloni et Huit et demi. Le premier, parce qu’il tissait
directement un lien avec ma propre expérience. Le second, parce
qu’il a redé ni mon idée de ce qu’était le cinéma — ce qu’il
pouvait accomplir et où il pouvait vous mener.

Les Vitelloni, sorti en Italie en 1953, est le troisième lm de


Fellini et sa première véritable grande œuvre. C’était aussi l’un de
ses plus personnels. L’histoire se compose d’une série de scènes
piochées dans les vies de cinq amis d’une vingtaine d’années à
Rimini, la ville où Fellini a grandi : Alberto, interprété par le
grand Alberto Sordi ; Leopoldo, interprété par Leopoldo Trieste ;
Moraldo, l’alter ego de Fellini, interprété par Franco
Interlenghi ; Riccardo, interprété par le frère de Fellini ; et
Fausto, interprété par Franco Fabrizi. Ils passent leurs journées à
jouer au billard, à chasser les lles et à traîner n’importe où en se
moquant des gens. Ils ont de grands rêves, de grandes idées. Ils se
comportent comme des gamins et leurs parents les traitent en
conséquence. Et la vie continue.

J’avais l’impression de tous les connaître, ces gars-là, qu’ils


faisaient partie de ma vie, de mon voisinage. J’ai même reconnu
une partie du langage corporel, ainsi que le sens de l’humour. En
fait, à un moment de ma vie, j’ai été l’un de ces types. Je
comprenais ce que Moraldo ressentait, son désir désespéré de
rompre les liens. Fellini a si bien réussi à capturer tout cela,
l’immaturité, la vanité, l’ennui, la tristesse, la recherche de la
prochaine distraction, la prochaine montée d’euphorie. Il nous
donne la chaleur, la camaraderie, les blagues, la tristesse et le
désespoir, tout en une fois. Les Vitelloni est un lm
douloureusement lyrique et doux-amer, et il fut une inspiration
cruciale pour Mean Streets. C’est un grand lm sur une ville de
naissance, celle de n’importe qui.

Quant à Huit et demi : toute personne de ma connaissance qui


tentait de réaliser des lms à cette époque a vécu un tournant, un
changement d’aiguillage personnel. Le mien fut, et reste, Huit et
demi.

Tourbillon de pellicule

Que faites-vous une fois que vous avez réalisé un lm comme La


dolce vita qui a ébranlé le monde ? Tout le monde se tient à l’a ût
de ce que vous allez sortir de votre chapeau. C’est ce qui est arrivé
à Dylan au milieu des années 1960 après Blonde on Blonde. Pour
lui comme pour Fellini, la situation se présentait ainsi : ils avaient
touché des millions de personnes, dont chacune croyait les
connaître ou être comprise d’eux, souvent même on se persuadait
qu’ils nous appartenaient. La pression. Pression du public, des
fans, des critiques et des ennemis. Pression pour produire encore.
Pression pour aller plus loin. Pression de soi sur soi.

Pour Dylan et Fellini, la réponse à cette pression consista à


rentrer en eux-mêmes. Dylan chercha la simplicité, dans le sens
spirituel évoqué par omas Merton, et la trouva à Woodstock
après son accident de moto, où il enregistra les Basement Tapes et
composa les chansons de John Wesley Harding. Fellini, lui, tourna
un lm sur sa dépression artistique. Ce faisant, il se lançait dans
l’exploration risquée d’un territoire inconnu : son propre monde
intérieur.

Son alter ego, Guido, est un réalisateur célèbre sou rant de


l’équivalent cinématographique de l’angoisse de la page blanche,
et qui part à la recherche d’un refuge où trouver la paix et une
direction à suivre, à la fois comme artiste et comme être humain.
Il entre alors en cure dans un spa luxueux, où sa maîtresse, son
épouse, son producteur anxieux, ses comédiens hypothétiques, son
équipe de tournage et une procession haute en couleur de fans, de
parasites et de clients de soins thermaux lui tombent tous dessus.
Parmi eux, un critique proclame au sujet de son nouveau scénario
qu’il lui « manque un con it central ou des prémices
philosophiques » et qu’il se résume à une « série d’épisodes
gratuits ». La pression s’accentue, ses souvenirs d’enfance, ses
aspirations et ses fantasmes le hantent de jour comme de nuit,
cependant que sa muse va et vient furtivement sous les traits de
Claudia Cardinale, dont il attend qu’elle « remette de l’ordre »
dans sa vie.

Huit et demi est une tapisserie tissée à partir des rêves de Fellini.
Comme dans un rêve, tout paraît solide et net d’un côté, ottant
et éphémère de l’autre. Le ton ne cesse de changer, parfois de
manière abrupte. Fellini tire de son état de conscience un ux
visuel qui maintient le spectateur dans un état permanent de
surprise et d’alerte, créant une forme qui se redé nit au fur et à
mesure qu’elle progresse. Ce que vous voyez, en n de compte,
c’est Fellini faisant son lm sous vos yeux, puisque ce lm a pour
objet le processus créatif lui-même. Nombre de cinéastes ont tenté
d’explorer une voie similaire, mais je ne crois pas que quiconque
se soit jamais approché de ce que Fellini a réussi à faire dans ce
lm. Après un moment, vous cessez de vous demander où vous
êtes, dans un rêve ou dans un ash-back, ou peut-être même dans
la réalité la plus crue. Vous ne demandez qu’à rester perdu et à
vous laisser guider par Fellini, capitulant humblement devant
l’autorité de son style.

Le lm atteint un sommet dans la scène où Guido rencontre le


cardinal aux bains, un épisode comme un voyage dans le monde
souterrain à la recherche d’un oracle, mais aussi comme un retour
à l’argile dont nous sommes issus. Ici comme ailleurs dans le lm,
la caméra est toujours en mouvement — fébrile, hypnotique,
ottante, tendue vers quelque chose d’inévitable, quelque chose
comme une révélation.

Pendant que Guido descend pas à pas vers les bains chauds, nous
observons depuis son point de vue une succession de personnages
qui l’approchent, certains pour le conseiller sur la manière
d’entrer dans les bonnes grâces du cardinal, d’autres pour
solliciter ses faveurs. Le voici qui pénètre dans une antichambre
remplie de vapeur et se fraie un chemin jusqu’au cardinal, dont les
assistants tendent un voile de mousseline pour le cacher à notre
regard pendant qu’il se déshabille — de lui nous ne verrons qu’une
ombre. Guido dit au cardinal qu’il est malheureux, à quoi ce
dernier lui répond, de manière simple et inoubliable : « Pourquoi
seriez-vous heureux ? Ce n’est pas votre rôle. Qui vous a raconté que
nous sommes venus au monde pour être heureux ? » Chaque plan
de cette séquence, chaque élément de mise en scène et de
chorégraphie intercalé entre la caméra et les acteurs se révèle
d’une extraordinaire complexité. Je ne parviens même pas à
imaginer les di cultés qu’il fallut surmonter pour obtenir un tel
résultat. À l’écran, la scène opère avec tant de uidité qu’elle
paraît la chose la plus naturelle du monde. À mes yeux, l’audience
avec le cardinal incarne l’une des remarquables vérités de Huit et
demi : Fellini a réalisé un lm sur le cinéma qui ne pouvait exister
autrement que comme un lm — non comme un morceau de
musique, non comme un roman, un poème ou une danse, mais
seulement comme une œuvre de cinéma.

À sa sortie, les gens ne purent s’empêcher d’en discuter encore et


encore, tant l’e et produit était intense. Chacun de nous défendait
sa propre interprétation du lm, et nous pouvions passer des
heures à les confronter — scène par scène, seconde par seconde.
Bien entendu, nous ne réussîmes jamais à nous mettre d’accord
sur une interprétation dé nitive — la seule façon d’expliquer un
rêve est d’entrer dans la logique d’un rêve. Le lm n’apporte pas
de résolution, ce qui a gêné beaucoup de monde. Gore Vidal me
rapporta un jour avoir dit à Fellini : « Fred, moins de rêves la
prochaine fois, tu dois raconter une histoire. » Mais dans Huit et
demi le manque de résolution tombe juste, car le processus
artistique ne se laisse pas résoudre non plus — tout ce que vous
avez à faire, c’est continuer d’avancer. Et, comme Sisyphe, vous
découvrez un jour que le travail qui consiste à remonter
incessamment le rocher au sommet de la colline est devenu le but
de votre vie.

Le lm exerça une in uence considérable sur les cinéastes — il


inspira Alex in Wonderland, de Paul Mazursky, dans lequel
Fellini fait une apparition ; Stardust Memories, de Woody Allen ;
Que le spectacle commence, de Fosse, sans parler de la comédie
musicale de Broadway Nine. Je ne saurais résumer ici les très
nombreuses façons dont il m’a personnellement a ecté. Huit et
demi est l’expression la plus pure de l’amour du cinéma que je
connaisse. (…)

J’ai connu Federico de manière su samment proche pour pouvoir


l’appeler mon ami. Nous fîmes connaissance en 1970, lorsque je
me rendis en Italie pour présenter une série de courts-métrages
que j’avais sélectionnés en vue d’un festival de cinéma. Il se
montra chaleureux, cordial. Je lui dis que pour mon premier
séjour en Italie j’avais réservé ma dernière journée à la chapelle
Sixtine et à lui-même. Cela le t rire. « T’as vu, Federico, t’es en
train de devenir un monument barbant », commenta son assistant,
sur quoi je lui certi ai que barbant serait certainement le dernier
quali catif qu’il mériterait un jour. Je me souviens également lui
avoir demandé où l’on pouvait manger de bonnes lasagnes, et il
me recommanda un restaurant merveilleux — Fellini connaissait
les meilleurs de la planète.

Quelques années plus tard, ayant déménagé à Rome, je le vis assez


régulièrement. On se croisait à l’improviste et on en pro tait pour
aller manger ensemble. C’était un homme de spectacle, et avec lui
le spectacle ne s’arrêtait jamais. L’observer en plein tournage était
une expérience inoubliable. C’était comme s’il dirigeait une
douzaine d’orchestres en même temps. J’ai emmené mes parents
sur le plateau de La Cité des femmes, il courait dans tous les sens,
cajolant, plaidant, jouant, sculptant et ajustant chaque élément de
son lm jusque dans le moindre détail, réalisant sa vision dans un
tourbillon de pellicule. Quand nous prîmes congé, mon père dit
avec regret : « Je pensais qu’on se ferait prendre en photo avec
Fellini », à quoi je lui répondis « Mais ça a été le cas ! ». Tout
s’est passé si vite qu’ils n’en ont rien vu.
L’ère du divertissement visuel

Durant les dernières années de sa vie, j’ai tenté de l’aider à


distribuer La voce della luna aux États-Unis. Il s’était heurté sur
ce projet à toutes sortes de problèmes avec ses producteurs : ils
voulaient une grande extravaganza fellinienne, il leur a donné
quelque chose de bien plus méditatif et sombre. Aucun
distributeur ne voulait y toucher, et je fus singulièrement choqué
de voir que personne, pas même parmi les responsables des salles
indépendantes majeures de New York, ne s’est même soucié de le
projeter. Les vieux lms, d’accord, mais pas le plus récent, qui se
révélerait être son dernier. Un peu plus tard, j’aidai Fellini à
trouver des nancements pour un projet de documentaire qu’il
avait préparé, une série de portraits de professionnels du cinéma :
l’acteur, le chef opérateur, le producteur, le régisseur (je me
souviens que dans l’ébauche de cet épisode le narrateur expliquait
que la chose la plus importante à assurer, lors de la recherche des
lieux de tournage en extérieur, c’était la proximité entre le
plateau et un grand restaurant). Hélas, Fellini mourut avant de
pouvoir concrétiser son projet. Je me souviens de la dernière fois
que je lui parlai au téléphone. Sa voix paraissait si faible et c’était
triste de voir cette incroyable force de vie l’abandonner.

Tout a changé — le cinéma autant que l’importance qu’on lui


accorde dans notre culture. Certes, on ne saurait être surpris que
des artistes comme Godard, Bergman, Kubrick et Fellini, qui
jadis régnaient tels des dieux sur notre septième art, nissent avec
le temps par s’estomper dans les mémoires. Mais, au point où
nous en sommes, il n’est plus rien que nous puissions prendre
pour acquis. Nous ne pouvons plus compter sur l’industrie du
cinéma telle qu’elle est aujourd’hui pour prendre soin du cinéma.
Sur ce marché, devenu celui du divertissement visuel plutôt que
du cinéma, le mot qui compte est « marché », et la valeur de toute
chose déterminée par le volume d’argent que son propriétaire
peut en tirer — en ce sens, n’importe quel chef-d’œuvre est à
présent plus ou moins lyophilisé et prêt à s’engou rer dans le
tunnel du « lm d’art » sur une plate-forme de streaming. Ceux
d’entre nous qui connaissent le cinéma et son histoire doivent
partager leur amour pour eux et leurs connaissances avec le plus
de monde possible. Nous devons expliquer aux propriétaires
actuels de ces lms qu’ils valent in niment mieux que leur stricte
valeur d’objet à exploiter et à mettre sous clé après usage. Ils
comptent au nombre des plus grands trésors de notre culture et
doivent être traités en tant que tels.

Je suppose que nous devons également apprendre à distinguer le


cinéma de ce qu’il n’est pas. Fellini peut nous y aider mieux que
quiconque. Car on peut dire beaucoup de choses de ses lms, mais
il en est une que personne ne peut contester : ils sont le cinéma.
Et le travail de Fellini n’a pas ni de dé nir le septième art.

Martin Scorsese

Réalisateur, scénariste et producteur. Une version

de ce texte est parue dans Harper’s Magazine.


Le Monde diplomatique, août 2021

L -

Doit-on craindre une panne


électronique ?
Les constructeurs automobiles contraints de mettre leurs chaînes

à l’arrêt ; les consoles de jeux dernier cri introuvables ; les

dirigeants politiques paniqués : la pénurie de semi-conducteurs

qui a ecte depuis un an l’industrie mondiale prend des allures de

crise géopolitique. Elle remet brutalement en question l’évangile

du libre-échange. Mais les États peuvent-ils assurer leur

souveraineté numérique ?

E M
Lloyd Martin. – « Orange Circuit », 2018

© Lloyd Martin - www.lloydmartinpainting.com

La pénurie mondiale de semi-conducteurs n’en nit pas d’avoir


d’étranges répercussions, notamment sur le plan géopolitique. De
quoi s’agit-il ? Depuis un an, les industriels peinent à se procurer
ces puces électroniques qui équipent les appareils du quotidien, de
l’ordinateur au grille-pain en passant par la machine à laver et la
console de jeux. En mai dernier, un consortium d’entreprises
américaines demandait au président sud-coréen l’amnistie de
M. Lee Jae-yong, l’ancien président de Samsung, qui purge
actuellement une peine de prison ferme pour corruption (1). Pour
pallier la vulnérabilité des États-Unis en matière de puces,
Samsung devait concrétiser sans délai ses projets
d’investissements de plusieurs milliards de dollars sur le territoire
américain. Sa souveraineté électronique en jeu, Washington
mettait soudain en sourdine le discours obligé sur l’État de droit
et le respect des procédures…

Pareille crise aurait régalé les intellectuels de l’école de Francfort,


critiques emblématiques de la société de consommation, ne serait-
ce qu’en exposant la débilité fondamentale des « villes
intelligentes » : la pénurie de puces a di éré la satisfaction de nos
désirs de babioles électroniques. Sans ces semi-conducteurs, qui ne
coûtent parfois que 1 dollar pièce, impossible d’animer les gadgets
dernier cri, chics et onéreux. Voiture électrique, smartphone,
réfrigérateur intelligent et brosse à dents connectée disparaissent
dans le grand trou noir du capitalisme mondialisé, comme si un
ennemi invisible avait déclaré la guerre à la Foire de
l’électronique grand public de Las Vegas.

Si cette crise peut surprendre, elle n’est en rien inhabituelle :


surabondance et pénurie alternent régulièrement sur le marché
des puces électroniques. Toutefois, l’épisode actuel survient dans
un contexte marqué par un questionnement général sur les
bienfaits de la mondialisation et le déclin de l’activité industrielle
occidentale. À cela s’ajoute la politisation croissante des hautes
technologies, qui, à l’instar de l’intelligence arti cielle, se
retrouvent propulsées au rang d’enjeu stratégique dans la
confrontation entre les États-Unis et la Chine. Dès lors, une
banale crise technique qui, il y a dix ans, n’aurait pas fait bouger
grand monde en dehors des secteurs concernés occasionne
d’a reuses migraines aux dirigeants de la planète.

La pandémie de Covid-19 y a évidemment contribué. Pour


survivre con nés, il a fallu recourir comme jamais aux services
numériques, qui impliquent routeurs, serveurs et autres engins
bourrés de microprocesseurs. Les consommateurs ont ensuite
noyé leur ennui dans une mer d’appareils électroménagers,
provoquant une croissance inattendue de la demande de blenders
ou de cuiseurs de riz. En n, les mesures sanitaires ont brièvement
mis à l’arrêt les usines de semi-conducteurs, principalement
situées à Taïwan, en Corée du Sud et en Chine.

L’une des entreprises les plus avancées dans ce domaine, Yangtze


Memory Technologies, se trouve d’ailleurs à Wuhan. Félicités
pour leur gestion initiale de la pandémie, Séoul et Taipei n’ont
toutefois pas réussi à stocker su samment de doses de vaccin ; des
ambées épidémiques sur les lignes de production ont encore
ralenti les opérations.

On a vu émerger une insolite diplomatie à base de « vaccins


contre puces » : Taïwan a démonstrativement tiré parti de ses
ressources électroniques pour se procurer des doses auprès d’alliés
avides de composants. Le Japon, désireux d’attirer les entreprises
taïwanaises sur son territoire, a o ert 1,24 million de doses
d’AstraZeneca à son voisin. Washington, qui avait prévu un don
de 750 000 doses de Moderna, a triplé sa mise. Mi-juin, Taipei
mandatait son plus important producteur de puces, Taiwan
Semiconductor Manufacturing Company (TSMC), ainsi qu’un
autre euron taïwanais de la technologie, Foxconn, pour négocier
directement l’achat de 10 millions de doses avec l’allemand
BioNTech (2).

La pénurie actuelle frappe d’autant plus rudement que les retards


de production et de livraison touchent en premier lieu le secteur
automobile, moteur de croissance et source d’espoir de reprise
post-Covid-19. Or, depuis des décennies, cette industrie se
prosterne devant l’autel du ux tendu, conformément à l’Évangile
de la Sainte Mondialisation. Le principe : un minimum de stocks
pour un maximum d’économies. Tant que les chaînes
d’approvisionnement fonctionnent, les variations de la demande
se règlent en temps réel, ce qui dispense les entreprises d’acheter
et de stocker des composants super us.

Limites du modèle sans usine

En raison de la pandémie, les constructeurs automobiles ont dû


réviser leurs prévisions à la baisse et réduire ou annuler leurs
commandes de semi-conducteurs. Mais ils n’avaient pas prévu que
la demande mondiale de puces resterait élevée et que les ventes de
véhicules repartiraient rapidement. Conformément aux règles de
la distanciation physique, les consommateurs ont préféré s’o rir
de nouvelles voitures plutôt que de retourner s’entasser dans les
transports en commun. Or un véhicule dernier modèle contient
entre 1 400 et 3 500 semi-conducteurs, et l’électronique
représente désormais plus de 40 % de son coût (3).

La réaction naturelle aurait été de doper la production de


microprocesseurs. Mais une série d’événements inattendus,
combinés à la pandémie de Covid-19, l’ont empêché. Entre la
vague de froid au Texas — où se situe la plus grande partie de la
production américaine —, la sécheresse à Taïwan — qui a réduit
l’accès à l’eau —, l’incendie sur une ligne de fabrication au Japon,
un porte-conteneurs coincé dans le canal de Suez et la soudaine
passion chinoise pour le stockage de semi-conducteurs avant
l’entrée en vigueur des sanctions américaines, tout concourait à
bloquer production et acheminement. Les constructeurs
automobiles se sont laissé surprendre. Même les plus importants
d’entre eux entretiennent rarement des relations directes avec les
fabricants de puces. Tous sous-traitent leur approvisionnement à
des équipementiers comme Bosch ou Continental. Or, sur un
marché en tension, les producteurs de microprocesseurs ont
préféré réorienter leurs capacités de production vers les puces les
plus rentables, comme celles qui équipent ordinateurs et
smartphones.
Lloyd Martin. – « Margin » (Marge), 2021

© Lloyd Martin - www.lloydmartinpainting.com

Pourquoi les constructeurs ne fabriquent-ils pas eux-mêmes leurs


composants ? C’est la question qu’essaie de résoudre M. Elon
Musk. Non seulement Tesla songe à prépayer ses stocks de semi-
conducteurs — le ux tendu n’a décidément plus la cote —, mais le
constructeur de voitures électroniques et hybrides envisage
également d’acheter une ligne de production. De son côté,
Volkswagen se lance dans la conception de composants
électroniques pour voitures autonomes (4). Mais concevoir est une
chose ; produire est une autre paire de manches.

Dans une Europe qui appréhende souvent la réalité géopolitique à


travers les yeux de ses constructeurs automobiles, ces di cultés ne
passent pas inaperçues. « Il ne me semble pas normal qu’un bloc de
la taille de l’Union européenne ne soit pas en mesure de produire ses
propres semi-conducteurs », remarquait la chancelière allemande
Angela Merkel en mai dernier. Et d’ajouter : « Au pays de
l’automobile, c’est un comble de ne pas pouvoir produire soi-même
le composant principal » (5). Une remarque sensée : en 1990,
l’Europe détenait 44 % des capacités de production mondiales,
contre seulement 10 % aujourd’hui. Mais, pour que cet examen de
conscience longtemps di éré soit suivi d’e ets, il faudrait à tout le
moins interroger le credo en matière de mondialisation, de
commerce, de sécurité nationale et de stratégie industrielle qui
guide depuis des décennies la politique des semi-conducteurs à
Bruxelles et à Washington.

Fabriquer une puce électronique est un processus e royablement


di cile, dont les nombreuses étapes peuvent s’échelonner sur
plusieurs mois : gravure, nettoyage, traçage des circuits… Il faut
parfois plus d’un millier d’opérations pour accomplir la
métamorphose kafkaïenne d’un tas de sable — source de silicium,
le plus courant des semi-conducteurs — en circuits intégrés d’une
folle complexité. Pour autant, le principe reste simple. Une puce
électronique se compose de millions, voire de milliards, de
transistors ; plus ce nombre est élevé, plus elle a de la valeur. Ces
transistors permettent de contrôler le ux du circuit électrique :
ouvert ou fermé. C’est grâce à ce langage binaire fait de 0 et de 1
que l’informatique moderne transforme l’électricité en
information (6).

Comme tout secteur concurrentiel, la fabrication de semi-


conducteurs exige que l’on fasse toujours plus avec toujours
moins. Dans le cas d’espèce, il s’agit d’augmenter la puissance de
calcul des puces tout en réduisant les coûts nanciers et
énergétiques associés. C’est la loi dite « de Moore », en hommage
à M. Gordon Moore, cofondateur d’Intel : si la pente observée
jusqu’ici se prolonge, le nombre de transistors par circuit intégré
devrait doubler chaque année, s’accompagnant d’une réduction du
coût et d’une augmentation de la puissance du composant.

Paradoxalement, le « faire toujours plus avec toujours moins »


s’est transformé en « faire toujours plus avec toujours plus » (7).
À mesure que les producteurs se heurtent aux lois de la physique,
il leur faut investir dans des équipements de plus en plus onéreux.
Entre 2021 et 2024, TSMC prévoit d’injecter 100 milliards de
dollars dans ses lignes de production ; Samsung entend dépenser
151 milliards d’ici à 2030. Les autres géants du domaine avancent
des chi res similaires. En dollars, mais aussi en cerveaux : pour se
maintenir sur la trajectoire des lois de Moore, il faut pouvoir
compter sur un nombre de chercheurs dix-huit fois supérieur à ce
qu’il était au début des années 1970.

Les puces électroniques se distinguent notamment par la nesse


de la gravure. Un peu comme les « générations » pour d’autres
produits, les tailles de gravure regroupent un ensemble de
di érences en termes de conception et de procédé de fabrication.
En général, plus la gravure s’a ne, plus le transistor est lui-même
petit, rapide et frugal. Les derniers smartphones et tablettes
comportent des puces gravées en 5 nanomètres (nm). Avec une
gravure en 3 nm, dont la production industrielle ne commencera
pas avant 2022, l’épaisseur du transistor ne dépasse pas 1/20 000
de cheveu. Mais ce genre de prouesse ne pro te pas à tous :
excepté pour l’intelligence arti cielle, le secteur automobile se
contente de puces moins sophistiquées.

Il n’y a pas si longtemps, la fabrication de microprocesseurs


s’e ectuait sous la houlette d’une seule entreprise : les fabricants
de circuits intégrés concevaient, produisaient, testaient et
emballaient leurs puces. C’est l’histoire d’Intel, d’IBM, de Texas
Instruments… Ce système bien rodé commença à s’éroder à la n
des années 1980, lorsque M. Morris Chang, ingénieur d’origine
chinoise formé aux États-Unis et fort de plusieurs décennies
d’expérience chez Texas Instruments, partit à Taïwan pour y
fonder TSMC. Féru de bridge et admirateur de Shakespeare, il
avait compris que la production de puces devenait si gourmande
en capital qu’elle appelait un autre modèle. Il lança donc la
production de semi-conducteurs comme un service : TSMC
mettait à disposition ses lignes de production rutilantes pour
permettre aux grandes entreprises de se débarrasser des leurs et
de se concentrer sur la conception plutôt que sur la fabrication.
L’ère du modèle sans usine s’ouvrait. Le succès de M. Chang se
con rma dans les années 2010, lorsque Apple lui con a la
fabrication des composants de l’iPhone. Dirigé d’une main de fer,
TSMC baignait dans une culture du secret à la limite de la
paranoïa, avec une organisation stakhanoviste : durant une
période, les ingénieurs du service recherche et développement
travaillaient en trois-huit (8).

La n d’une hégémonie américaine


Avec une capitalisation boursière de plus de 600 milliards de
dollars — deux fois et demie celle d’Intel —, TSMC compte au
nombre des dix entreprises les plus chères du monde. Elle dispose
d’une avance technologique de plusieurs années sur ses
concurrents. Sa nouvelle ligne de production, qui entrera en
service l’an prochain, a coûté 20 milliards de dollars ; sa « salle
blanche », équipement crucial sur la chaîne, fait la taille de vingt-
deux terrains de football.

C’est en partie TSMC qui a fait passer les microprocesseurs du


statut de puces multitâches à celui de composants d’une incroyable
spéci cité. Les géants comme Alphabet ou Amazon ont
maintenant des besoins si particuliers, et disposent de telles
ressources, qu’ils conçoivent leurs propres semi-conducteurs selon
un cahier des charges très précis (9). Il est probable que, d’ici
quelques années, les fabricants automobiles empruntent la même
voie pour leurs circuits d’intelligence arti cielle.

L’émergence de la puce sur mesure implique aussi un modèle


d’entreprise qui s’articule autour de la propriété intellectuelle. En
témoigne le cas du britannique ARM, qui appartient au japonais
Softbank mais fait actuellement l’objet d’une o re de rachat
controversée de la part du géant américain Nvidia pour la
bagatelle de 40 milliards de dollars. ARM regroupe un
impressionnant arsenal de propriété intellectuelle : l’entreprise
propose des solutions abstraites qui, une fois mises en pratique,
améliorent l’architecture, et donc les performances, d’une puce
électronique. Les entreprises clientes lui paient une licence et des
droits, en échange de quoi elles accèdent à un catalogue
d’instructions expliquant comment appliquer ces règles abstraites
dans un contexte spéci que.
Lloyd Martin. – « Red Snake » (Serpent rouge), 2019

© Lloyd Martin - www.lloydmartinpainting.com

Depuis les années 1950, la domination des États-Unis dans le


secteur était incontestée. Des nancements abondants pour la
recherche, combinés à la bénédiction du Pentagone, assuraient
l’hégémonie de leurs entreprises. Ce monopole se ssura dans les
années 1970, quand les sociétés japonaises se mirent à les
concurrencer dans le domaine des capteurs et des puces mémoire.
Elles lancèrent d’audacieuses tentatives d’acquisition sur le
territoire américain, tout en fermant jalousement leur propre
marché aux incursions étrangères.

L’administration de Ronald Reagan n’apprécia pas la manœuvre


et neutralisa ses concurrents japonais en usant de ses meilleures
armes commerciales et géopolitiques (10). Washington favorisa
également le rapprochement entre les industriels et la recherche
universitaire. En dé nitive, l’essor du modèle sans usine se révéla
pro table aux États-Unis, qui se recentraient sur la conception,
laissant aux Japonais les coûteuses lignes de production.
L’industrie nippone ne renouvela pas ses prouesses en matière de
microprocesseurs : elle réalise désormais 10 % des ventes
mondiales de puces, contre la moitié en 1988. Le Japon importe
68 % de ses besoins en semi-conducteurs.

Les États-Unis ont-ils remporté une victoire à la Pyrrhus, sachant


que leur part dans la production globale est passée de 37 % en
1990 à 12 % aujourd’hui ? Ce n’est pas l’impression que donne
l’industrie américaine représentée par Nvidia, Advanced Micro
Devices (AMD), Broadcom, Qualcomm ou même Intel, malgré
ses di cultés. Tous se sont scrupuleusement pliés aux exigences
de la mondialisation : délocalisation en Asie des activités à marge
réduite, comme la production ; développement sur le territoire des
secteurs à forte marge, comme les activités liées à la propriété
intellectuelle.

De son côté, la Chine surveillait de près l’essor de TSMC (11).


Durant la plus grande partie des années 1990, ses entreprises de
technologie, souvent proches de l’armée, avaient les mains liées
par l’arrangement de Wassenaar sur le contrôle des exportations
d’armes conventionnelles et de biens et technologies à double
usage. Ce protocole post-guerre froide, signé n 1995, limitait
sévèrement la marge de manœuvre du pays dans le domaine des
semi-conducteurs.

Il fallait à la Chine des champions nationaux aux airs d’honnêtes


commerçants indépendants, et non de marionnettes du régime. Le
candidat désigné s’appelait Semiconductor Manufacturing
International Corporation (SMIC), fondé en 2000 par
M. Richard Chang. Comme M. Morris Chang — avec qui il n’a
pas de lien de parenté —, M. Richard Chang a passé plusieurs
années chez Texas Instruments, puis a travaillé sous la direction
de son homonyme chez TSMC. Il en est parti à la n des
années 1990 pour fonder un concurrent dont il a nalement
perdu le contrôle.

Empli d’amertume, M. Richard Chang a alors quitté Taïwan pour


retourner en Chine. Avec une centaine d’ingénieurs dans son
sillage, il s’est installé à Shanghaï, où il a fondé SMIC. Di cile de
voir en lui un allié spontané du Parti communiste. Très croyant, il
a un jour déclaré : « Le Seigneur nous a appelés en Chine pour
partager l’amour de Dieu avec le peuple chinois (12). » Cela ne l’a
pas empêché de lever d’importants nancements de Goldman
Sachs, qui est devenu l’un des investisseurs principaux de
l’entreprise. Mais, après des années de procès avec son ancien
employeur, aussi furieux de son départ que les autorités
taïwanaises, il a dû quitter SMIC en 2009.

L’entreprise a continué son chemin, attirant au passage les


investissements de diverses agences du gouvernement chinois,
dont le dernier en date, e ectué en mai 2020, s’élève à
2,2 milliards de dollars. Malgré ces aides, SMIC reste derrière
Samsung et TSMC, et se limite pour l’instant à des gravures en
14 nm. Si les sanctions américaines l’ont empêchée d’acheter les
appareils de lithographie extrême ultraviolet produits par les
Néerlandais d’ASML, la pépite chinoise a annoncé avoir
contourné l’obstacle : ses propres innovations devraient lui
permettre de graver des puces en 7 nm.

Pour aboutir à ce succès, le gouvernement chinois a mis en place


des mesures d’une précision chirurgicale destinées à doper la
production locale. Et l’e ort semble payant : la Chine construit
actuellement plus d’usines de microprocesseurs que n’importe
quel autre pays. Plus de mille plans o ciels ont soutenu de près ou
de loin la cause des semi-conducteurs. À lui seul, le plan « Circuits
intégrés » de 2014 a mobilisé 150 milliards de dollars pour
soutenir l’industrie nationale, encourager les acquisitions à
l’étranger et assurer l’approvisionnement en matières premières.
Une rallonge de 28,9 milliards l’a complété en 2019. Le président
chinois lui-même, M. Xi Jinping, a promis d’investir jusqu’à 1 400
milliards de dollars dans les technologies stratégiques au cours des
six prochaines années. M. Liu He, ancien de Harvard devenu vice-
premier ministre, a été bombardé pape de la puce et chargé de
développer des microprocesseurs de dernière génération.

Pékin ne manque ni de poigne ni d’imagination pour stimuler ses


champions (13) : il peut forcer les entreprises étrangères à
fusionner avec les chinoises en partageant leur propriété
intellectuelle, mais aussi obliger les mastodontes chinois de
l’électronique à s’approvisionner chez des producteurs nationaux
encore balbutiants, sous peine de perdre tout soutien nancier de
l’État.

Pourquoi cette obsession ? Si la Chine veut rester l’usine du


monde, il lui faut su samment de microprocesseurs pour
satisfaire l’appétit de sa gargantuesque industrie. Et elle en est
encore loin : rien qu’en 2020, le pays a acheté à l’étranger pour
350 milliards de dollars de puces électroniques, soit davantage que
ses importations de pétrole. Depuis 2005, il détient o ciellement
le titre de plus gros importateur mondial de semi-conducteurs —
distinction ambivalente qui souligne l’écart abyssal entre sa
production et sa consommation.
Car le monde des semi-conducteurs est cruel. Pour chaque
entreprise du gabarit de SMIC, des centaines, voire des milliers,
d’autres périssent en silence. À en croire Le Quotidien du peuple,
58 000 sociétés de production de puces ont vu le jour en Chine
rien qu’entre janvier et octobre 2020. Plus de 200 créations par
jour, donc.

La tentative de rachat d’ARM par Nvidia préoccupe Pékin : si le


négociant en droits de propriété intellectuelle intègre une
entreprise américaine, Washington pourra faire pression pour
empêcher que des licences soient vendues à des entreprises
chinoises. La Chine pourrait bloquer la fusion, comme elle l’a déjà
fait dans le passé. Mais, sur le long terme, elle place tous ses
espoirs — comme l’Inde et la Russie — dans un concurrent libre
de droits d’une technologie cruciale développée par ARM. Ce qui
n’était qu’un petit projet de logiciel libre développé à l’université
de Berkeley s’est métamorphosé en une association géante
baptisée RISC-V International et installée en Suisse depuis
novembre 2019. La raison de ce déménagement : l’organisation
comptant parmi ses adhérents plus d’une vingtaine d’entreprises
chinoises, elle aurait pu s’attirer les foudres de la réglementation
commerciale américaine. Zhongxing Telecommunication
Equipment (ZTE), Huawei et Alibaba explorent de leur côté les
possibilités ouvertes par RISC-V (14).

Durant la crise des semi-conducteurs, le spectacle le plus


distrayant aura été donné par le monde politique américain dans
sa remise en question du consensus libre-échangiste. S’adressant
en juin dernier à l’Atlantic Council, un cercle de ré exion
conservateur, le conseiller économique du président Joseph Biden,
M. Brian Deese, dénonçait le « coma arti ciel provoqué par les
politiques » en matière de semi-conducteurs, et rappelait que « les
stratégies publiques visant à protéger et à soutenir les industries
nationales sont déjà une réalité du XXIe siècle ». « Les marchés
n’investiront pas de leur propre chef dans les technologies et les
infrastructures qui béné cieront à l’ensemble du secteur »,
concluait-il (15).

Aux États-Unis, la politique en matière de microprocesseurs


répond à un double impératif : créer des emplois et mettre des
bâtons dans les roues à la Chine. M. Biden a de toute façon
promis de relocaliser des activités industrielles aux États-Unis, et
qui s’opposerait à ce que les semi-conducteurs soient prioritaires ?
Après tout, ces métiers o rent le double du salaire manufacturier
moyen. Début juin, le Sénat a adopté la loi sur l’innovation et la
concurrence, qui a débloqué 52 milliards de dollars pour sortir du
marasme l’industrie américaine du semi-conducteur. Une partie
de cette somme pourrait servir à inciter Samsung et TSMC à
implanter des lignes de production avancées sur le territoire
national. Mais si, dans de nombreux secteurs, 52 milliards de
dollars représentent une somme importante, ce montant ne
soutient pas la comparaison avec celui engagé par la Corée du
Sud, qui prévoit d’investir durant les dix prochaines années un
total de 450 milliards de dollars. En outre, les béné ces à long
terme de la relocalisation restent sujets à caution : sur dix ans, le
coût d’exploitation d’une nouvelle ligne de production aux États-
Unis serait environ 30 % plus élevé qu’à Taïwan ou en Corée du
Sud, et 50 % plus élevé qu’en Chine (16).

À l’égard de la Chine, l’administration Biden poursuit la politique


sans concession adoptée par M. Donald Trump, renforçant même
certaines de ses mesures. Par exemple, un décret présidentiel
signé début juin 2021 interdit tout investissement américain dans
cinquante-neuf entreprises chinoises soupçonnées d’avoir des liens
avec l’armée, y compris Huawei et SMIC (17).

Et l’Europe dans tout ça ? La réaction de ses dirigeants ressemble


à celle observée de l’autre côté de l’Atlantique : la panique. En mai
dernier, M. ierry Breton, commissaire chargé de la politique
numérique, a expliqué que l’Union devait changer sa politique,
« trop naïve et trop ouverte », et viser au moins 20 % de la
production mondiale de semi-conducteurs d’ici à 2030. Une
manière polie de dire que, contrairement aux États-Unis,
l’Europe n’a pas su faire marcher la mondialisation à son
avantage. Elle ne détient que 3 % du marché des concepteurs de
puces sans usines. Dans le top 50, l’unique société européenne est
la norvégienne Nordic Semiconductor ; on en compterait une
deuxième si la britannique Dialog Semiconductor n’avait pas
récemment été rachetée par les Japonais de Renesas Electronics.

Les plus grands noms du secteur en Europe — NXP


Semiconductors (Pays-Bas), In neon Technologies et Bosch
(Allemagne), STMicroelectronics (France et Italie) — ont
conservé une partie de leurs lignes de production, mais ils
recourent aussi parfois à TSMC et consorts. Par ailleurs, ils
travaillent avec des clients aux besoins très particuliers,
notamment dans les secteurs industriel et automobile, et se
spécialisent en capteurs et circuits intégrés d’alimentation. À la
di érence des semi-conducteurs plus avancés, ce type de puce
électronique échappe aux lois de Moore. Par conséquent, la
course à la gravure la plus ne s’avère moins cruciale.
Une défaite européenne

La plupart des entreprises européennes se portent plutôt bien,


dans la mesure où la demande en provenance du secteur
automobile ne décroît pas. Mais, si ces microprocesseurs
conviennent aux véhicules, ils ne sont pas franchement à la pointe
de la modernité. L’Europe ayant abandonné l’ambition de
rivaliser avec Apple et Samsung dans la production de tablettes et
de smartphones, nul ne peut assurer qu’il existe une demande
européenne pour des microprocesseurs logiques de dernière
génération les plus nement gravés. Et, si la demande ne se situe
pas en Europe, pourquoi les multinationales installeraient-elles
des lignes de production là où il leur faudrait payer des salaires
plus élevés qu’en Asie ? On voit mal les entreprises américaines se
précipiter pour faire fabriquer leurs composants à Dresde plutôt
qu’à Taipei.

Ainsi, comme on pouvait s’y attendre, les déclarations de


M. Breton n’ont pas suscité l’enthousiasme. Les mastodontes
européens n’ont nulle envie d’investir des milliards pour assurer la
fabrication européenne de puces de pointe d’ici à 2030. Intel,
appelé à l’aide avec Samsung et TSMC, s’est courageusement
porté volontaire, à condition que chaque usine reçoive une
subvention d’au moins 4 milliards d’euros.

M. Breton reste convaincu que, si l’Europe ne dispose pas pour le


moment d’un marché pour les puces les plus avancées, sa mission
consiste à créer les technologies qui le feront éclore. Voilà qui
relève de la pensée magique. La dépendance européenne en
matière de semi-conducteurs trahit un malaise bien plus profond,
que des injections nancières ne su ront pas à dissiper. Ayant
sous-traité sa défense au Pentagone et sa stratégie industrielle à
ses constructeurs automobiles, l’Europe a perdu toute capacité à
plani er stratégiquement sa production électronique. Elle se
demande d’ailleurs parfois pourquoi il faut perdre tout ce temps à
y ré échir.

L’appareil technologique qui propulse l’économie européenne


était censé n’obéir qu’aux lois du marché et rester à l’écart des
enjeux géopolitiques. Ce pari se révèle tout à fait stupide. On peut
en avancer un autre : l’« Airbus des semi-conducteurs » dont se
gargarisent les technocrates européens volera sans doute sous
pavillon chinois.

Evgeny Morozov

Fondateur de la plate-forme e Syllabus. Auteur

de Pour tout résoudre, cliquez ici. L’aberration du

solutionnisme technologique, FYP, Limoges, 2013.

(1) Edward ite, « US companies lobby South Korea to free jailed Samsung boss »,
Financial Times, Londres, 20 mai 2021.

(2) Lauly Li et Cheng Ting-fang, « Foxconn and TSMC sign $350m deal to buy Covid
vaccines for Taiwan », Nikkei Asia, 12 juillet 2021.

(3) « Semiconductors — the next wave. Opportunities and winning strategies for
semiconductor companies », Deloitte, avril 2019.

(4) « Tesla set to pay for chips in advance in bid to overcome shortage », Financial
Times, 27 mai 2021 ; « Volkswagen to design chips for autonomous vehicles, says
CEO », Reuters, 30 avril 2021.

(5) Christoph Rauwald, « Bosch opens German chip factory to help relieve global
shortage », Bloomberg Businessweek, New York, 7 juin 2021.

(6) Parmi les puces, on distingue entre autres les puces logiques et les puces de mémoire
(les premières calculent, les secondes stockent), les puces analogiques (qui
numérisent les signaux analogiques comme le son et la lumière), les capteurs, etc.
Dans cet article, on utilise indi éremment les termes « puce » et
« microprocesseur ».
(7) Cf. « Semiconductors : US industry, global competition, and federal policy » (PDF),
Congressional Research Service, Washington, DC, 26 octobre 2020.

(8) Yang Jie, Stephanie Yang et Asa Fitch, « e world relies on one chip maker in
Taiwan, leaving everyone vulnerable », e Wall Street Journal, New York,
19 juin 2021.

(9) Ian King et Dina Bass, « y Amazon, Google, and Microsoft are designing their
own chips », Bloomberg Businessweek, 17 mars 2021.

(10) Cf. Tom Meinderts, « e power of section 301 : e Reagan tari s in an age of
globalization », Globalizations, vol. 7, no 4, Abingdon-on- ames, 2020.

(11) Seamus Grimes et Debin Du, « China’s emerging role in the global semiconductor
value chain », Telecommunications Policy, Elsevier, Amsterdam, à paraître.

(12) « Richard Chang : Taiwan’s silicon invasion », Bloomberg Businessweek,


9 décembre 2002.

(13) Pour un point de vue américain, cf. Stephen Ezell, « Moore’s law under attack :
e impact of China’s policies on global semiconductor innovation », Information
Technology & Innovation Foundation, février 2021, et « China’s new semiconductor
policies : Issues for Congress », Congressional Research Service, 20 avril 2021.

(14) Tobias Mann, « Is RISC-V China’s semiconductor salvation ? », SDX Central,


6 mars 2021, www.sdxcentral.com

(15) James Politi et Aime Williams, « Top Biden aide calls for US to embrace
“industrial strategy” », Financial Times, 23 juin 2021.

(16) Antonio Varas, Raj Varadarajan, Jimmy Goodrich et Falan Yinug, « Government
incentives and US competitiveness in semiconductor manufacturing » (PDF),
Boston Consulting Group - Semiconductor Industry Association, septembre 2020.

(17) « Washington to bar US investors from 59 Chinese companies », Financial Times,


4 juin 2021.
Le Monde diplomatique, août 2021

La page 2
N M

Je te salue, vieil océan !

Tout part de cette masse d’eau qui recouvre 70 % de la surface de


la Terre : la vie, l’aventure, les échanges, la nourriture,
l’imaginaire des poètes. Les civilisations s’y développent. Les
puissances s’y a rontent. Les déchets s’y déversent. Découpé,
exploité, asphyxié, le vieil océan se meurt. Et disparaît de nos
consciences.

À une époque où 90 % des marchandises transitent par bateau, où


la pêche et l’aquaculture assurent la sécurité alimentaire
mondiale, où le réchau ement climatique menace les populations
côtières, notre rapport à la mer se résume bien souvent au
farniente huileux sur la plage. Naguère cœur palpitant de
l’échange entre cultures continentales et maritimes, les villes
portuaires ont déplacé leurs quais loin des regards, tandis que la
brièveté des escales réglées sur l’horloge du juste-à-temps interdit
aux marins de poser pied à terre. La page quotidienne que le New
York Times consacrait dans les années 1960 aux a aires
maritimes, qui incluait les horaires des paquebots
transatlantiques, s’est changée dans les années 1980 en un petit
encadré annexé aux cotations boursières, avant de sombrer corps
et biens.

Ce numéro de Manière de voir (1) entend remettre l’océan à sa


place : la première. Il propose trois perspectives complémentaires,
chacune accompagnée d’un solide appareil cartographique qui
donne à la publication l’air d’un petit atlas. L’histoire, d’abord.
Celle des civilisations maritimes, de Venise à Malacca en passant
par les grandes expéditions de circumnavigation à la charnière
des XVe et XVIe siècles. Ces épopées présentent un trait commun
qui se prolonge jusqu’au XXIe siècle : tracer des frontières sur
l’eau a n de s’approprier ses richesses. Au traité de Tordesillas
qui, en 1494, partageait l’océan entre l’Espagne et le Portugal de
part et d’autre d’un méridien répondent comme un lointain écho
les zonages contemporains, militaires, écologiques et, surtout,
économiques.

Car la mer du XXIe siècle — deuxième perspective ouverte par ce


Manière de voir — est avant tout une a aire de gros sous. Les
dockers suant dans des soutes amiantées ou perchés sur les boîtes
métalliques, les pêcheurs pantelants sur le pont glissant des
chalutiers, les matelots philippins sous-payés dont la silhouette
fantomatique hante les entrepôts ottants qu’on appelle porte-
conteneurs : tous les gens de mer ont éprouvé la morsure du libre-
échange. Aux pavillons de complaisance, aux cadences infernales,
à la mécanisation, ils ont opposé une résistance farouche et
généreuse qu’incarne l’internationalisme des dockers.

Frontières et intérêts marchands convergent d’eux-mêmes vers la


troisième dimension de ce numéro : la géopolitique. Dans ce
domaine, la rivalité croissante entre la Chine et les États-Unis, les
fragilités des chaînes d’approvisionnement et la vulnérabilité du
réseau de câbles sous-marins pourraient bien passer au second
plan, derrière une problématique que la plupart des acteurs
avaient jusque-là négligée : le dépérissement des océans, qui
su oquent sous l’e et de la pollution et du réchau ement
climatique. Devenue par endroits une soupe de plastique, la mer
irriguera-t-elle toujours l’imagination des artistes dont on
découvre, au l des pages, le tropisme marin ?

(1) « La mer, histoire, enjeux, menaces », Manière de voir, n° 178, août-


septembre 2021, 8,50 euros. En kiosques.
Recti catif

Le prix Nobel de la paix n’est pas attribué directement par la


Fondation Nobel, mais par un comité nommé par le Parlement
norvégien (« Le Tigré, victime de la réconciliation entre
l’Éthiopie et l’Érythrée », juillet).

COURRIERS
Chine

M. Nico Hirtt conteste certaines analyses développées par Jérôme

Doyon dans son article « Que reste-t-il du communisme en

Chine ? » (juillet) :

Jérôme Doyon semble se scandaliser du « contrôle accru [du Parti] sur le

secteur privé, (…) en phase avec les tendances hégémoniques du PCC

[Parti communiste chinois] ». Il s’inquiète du fait que « cette présence

fournit à l’État-parti un levier d’in uence au-delà des larges pans de

l’économie qu’il possède ». Or il me semble au contraire que tout

progressiste devrait se réjouir de cette évolution. (…) Avec un contrôle

direct par l’État des secteurs stratégiques représentant plus de 30 % de

l’économie et un contrôle interne, par le Parti, au sein des entreprises

privées, la Chine est en mesure de mettre en œuvre une véritable

plani cation économique, sociale, technologique, industrielle et

environnementale. Et qui porte ses fruits, comme le montrent la réduction

drastique de la pauvreté, la croissance rapide des niveaux d’éducation, les

prouesses technologiques (TGV, espace, barrages…), la gestion

exemplaire de la pandémie de Covid-19 et les progrès remarquables dans

le domaine environnemental (baisse de 75 % des émissions de CO2 par

point de PIB [produit intérieur brut] depuis 1990, reboisement record,

etc.). Pareillement, dans les campagnes anticorruption, dans la lutte

contre l’enrichissement des cadres, dans la mise au pas de chefs

d’entreprise devenus trop puissants, Jérôme Doyon ne voit que des

manœuvres pour assurer le pouvoir de Xi Jinping. Serait-il donc exclu que

ces politiques puissent, au moins en partie, être sincères ? (…)


Certes, on trouve parfois [dans les documents de formation du PCC] une

grande complaisance envers les méthodes de management issues du

secteur privé occidental, mais on y trouve aussi des textes et des vidéos

fort bien construits sur les idées centrales du marxisme : matérialisme

dialectique et historique, socialisme scienti que, économie marxiste, etc.

Je n’a rme pas que tout cela doit être pris pour argent comptant. (…)

[Mais] après tout, si l’Occident s’attaque de façon si virulente à Xi

Jinping, ce n’est peut-être pas seulement parce qu’il craint la concurrence

économique de la Chine, mais aussi parce qu’il craint le virage marxisant

du PCC.
Extractivisme

Professeur d’études latino-américaines, Franck Gaudichaud a

souhaité réagir à l’article de Maëlle Mariette et Franck Poupeau

« À bas la mine, ou à bas l’État ? » (juillet) :

[Les auteurs] semblent vouloir résumer les nombreuses résistances

collectives et populaires (et pas seulement indigènes) au capitalisme

extractiviste qui ont marqué les vingt dernières années à une sorte de

critique « radicale chic », plus ou moins circonscrite à certains cénacles

intellectuels ou ONG [organisations non gouvernementales], et aux

positions de quelques leaders indigènes (dont celles, e ectivement

controversées, de l’Équatorien Yaku Pérez Guartambel). (…) Il peut

certes être légitime de critiquer les visions essentialistes, parfois en vogue

en Europe, de peuples autochtones censés être tous uniformément pour le

« bien-vivre » et contre les projets miniers. Mais tomber dans le

réductionnisme à l’emporte-pièce contre des intellectuels de gauche

(sans guillemets) comme Eduardo Gudynas, Maristella Svampa ou

Alberto Acosta dessert le propos. Et, s’il s’agissait de montrer les limites

des écrits de ces chercheurs militants, il aurait fallu le faire en prenant au

sérieux leurs interventions contre l’impact des mégaprojets miniers,

pétroliers ou agro-industriels. Car même en contexte de gouvernements

progressistes, ces problématiques se sont posées avec force depuis 1999,

avec des formes hybrides de capitalisme d’État alliant

développementisme, économie rentière et extractivisme. Cela sans même

parler du désastreux bilan dans ce domaine du « bolivarisme » au


Venezuela, ou encore du Parti des travailleurs au Brésil et du kirchnérisme

en Argentine (aspects complètement escamotés dans le texte).

Responsabilité sociale

Citant l’article de Laura Raim « L’arnaque des entreprises

responsables » (juillet), Sam, postier dans l’Isère, ne trouve guère

étonnant que son employeur ait obtenu, en matière de

responsabilité sociale, « la note de 75 sur 100 en 2020 (la plus

haute jamais attribuée par l’agence de notation extra nancière

Vigeo Eiris) » :

Vigeo comptait en 2020 parmi ses principaux actionnaires La Banque

postale ( liale de La Poste), la CNP (propriété de La Banque postale) et

la Caisse des dépôts et consignations (actionnaire à 77 % du groupe La

Poste). Di cile, dans ces conditions, de croire que la notation était

purement « extra nancière ». Jusqu’en 2020, le syndicat CFDT

[Confédération française démocratique du travail] était également

actionnaire pour 264 281 euros de titres Vigeo, tout en signant des

accords d’entreprise censés démontrer la qualité du dialogue social. Au

nal, la RSE [responsabilité sociale des entreprises] semble se résumer à

un exercice d’autonotation auquel plus personne ne croit.


COUPURES DE PRESSE
Exil forcé, ça eut payé, tigres de

papier

Exil forcé

Condamné en décembre 2019 à un an de prison, dont trois mois ferme,

pour des caricatures, M. Abdelhamid Amin, dit Nime, a annoncé son

départ d’Algérie. Un exil que déplore le quotidien El-Watan.

Pour avoir dessiné des situations politiques, Nime a été condamné, en

décembre 2019, pour « atteinte au moral de l’armée » et « atteinte à

l’intégrité du territoire ». En prison, il n’était pas à sa place. C’était

d’une injustice révoltante. Une expérience traumatisante en tout cas

pour lui, et on l’a vu ranger ses crayons. (…) D’autres artistes seront la

cible de la répression et du bâillon. (…) Il y a une semaine, un comédien

a été interrogé, dès sa descente des planches du théâtre, par des

policiers qui avaient décelé des connotations politiques dans son jeu et

dans ses mots ! (…) Les massacres d’intellectuels lancés en

mars 1993 ont poussé à l’exode massif la sève de l’Algérie, qui ne

reviendra pas, en dépit de la défaite du terrorisme islamiste. Des

épisodes migratoires ont été signalés au plus haut du boute ikisme

autoritaire, et tous les indicateurs annoncent un nouveau pic de départs

massifs, au risque d’anéantir la nation.

Nouri Nesrouche, « Combien de Nime, et à quel prix ? », 19 juillet.


Ça eut payé

La grande perturbation des chaînes d’approvisionnement mondiales

survenue dans le sillage de la pandémie de Covid-19 a fait exploser le

coût du transport maritime, avec des conséquences inattendues.

Une in ation signi cative du prix des marchandises est inévitable,

maintenant que le niveau des coûts d’expédition dépasse probablement

la valeur des marchandises pour la majorité des biens expédiés par voie

maritime. À moins que les gouvernements ou les régulateurs de la

concurrence ne persuadent les transporteurs de ramener les prix à des

niveaux plus raisonnables. Le coût d’expédition d’un conteneur de

quarante pieds [environ douze mètres] de la Chine vers le Royaume-Uni

atteint en e et entre 18 000 et 20 000 dollars, surtaxes comprises

[cinq à six fois plus que l’an dernier]. Peter Wilson, directeur général de

Cory Brothers, a déclaré qu’un grand nombre d’entreprises subissaient

désormais des pertes sur les importations de marchandises. C’est par

exemple le cas d’un importateur régional britannique de meubles

préfabriqués, la valeur des marchandises dans le conteneur ne

dépassant pas 10 000 dollars.

Will Waters, « Ocean rate hikes leading towards signi cant goods price in ation »,

Lloyd’s Loading List, 14 juillet.

Tigres de papier

La fureur d’achats consécutive aux con nements n’a pas seulement pro té aux vendeurs

en ligne.
Cette improbable situation a également éclairci l’horizon de l’industrie de l’emballage

papier, qui pèse 350 milliards de dollars (...). Selon le cabinet de conseil Smithers, le

volume de carton utilisé pour livrer les marchandises aux ménages a augmenté de près

de 40 % l’année dernière. Des entreprises d’emballage auparavant peu connues sont

désormais des valeurs sûres. Depuis que les marchés boursiers ont atteint leur plus

bas niveau à cause de la pandémie, en mars 2020, les actions de Smur t Kappa,

cotées à Londres, ont augmenté de 84 %, celles de son rival Mondi ont gagné 58 %,

et l’action d’International Paper, cotée à New York, a presque doublé.

« Pandemic delivers transformation for packaging industry », Financial Times,

20 juillet 2021
Le Monde diplomatique, août 2021

Race et classe, le chaudron


latino-américain
Avec les indépendances du XIXe siècle, l’Amérique latine a

o ciellement abandonné les hiérarchies raciales qui prévalaient

pendant la colonisation : plus rien ne devait désormais distinguer

les descendants d’indigènes, d’esclaves et de colons européens.

Mais au cloisonnement ethnique de la période impériale s’est

substituée une « pigmentocratie » qui fait de la couleur de peau

un marqueur social.

E A
Eduardo Arroyo. – « Ciudadano con la cara roja » (Citoyen au visage rouge), 2003

© ADAGP, Paris, 2021 - Courtesy Galería Álvaro Alcázar, Madrid


En Amérique latine comme ailleurs, le capitalisme a édi é ses
hiérarchies de classe en les adossant aux distinctions ethniques et
raciales qui préexistaient. Aux deux catégories qui émergent lors
de la conquête au XVIe siècle — d’un côté, les autochtones,
vaincus, de l’autre, les colonisateurs espagnols ou portugais —, le
développement de l’esclavage en ajoute une troisième, aux statuts
juridique, ethnique et social distincts. Mais l’intégrité de ces trois
groupes ne résiste pas au lent processus de métissage que connaît
la région. Le XVIIe siècle voit donc émerger un système de castes
qui subdivise tous ceux qui ne sont pas strictement blancs en
diverses catégories juridiques basées sur leur degré de métissage
ou la proportion de chacune de leurs composantes raciales.

Se revendiquant des Lumières, les indépendances abolissent


o ciellement toute forme de cloisonnement de la société.
L’espace latino-américain voit néanmoins perdurer une
« pigmentocratie » qui attribue à la couleur de peau, à la texture
des cheveux et à quelques autres traits physiques plus subtils une
fonction de marqueur dans l’ordre social. Cette hiérarchie entre
citoyens s’organise selon un gradient de catégories di uses, un
continuum des tonalités de couleur au sein duquel le critère de
blancheur n’est pas une a aire de « pureté » de sang, mais le
résultat de circonstances : le fait que l’on vous considère comme
blanc dépend du lieu et du contexte, et peut éventuellement
s’accommoder d’une lignée de couleurs « douteuses », contre de
solides garanties en termes d’éducation et, surtout, de capitaux.
De ceux qui paraissent indubitablement blancs à ceux qui ne le
sont manifestement pas apparaît toute une palette de quali catifs
ambigus pouvant parfois se recouper : indien (indio), métis
(cholo), brun (pardo), marron (moreno), basané (morocho),
chinois (chino), mulâtre, café au lait, etc. La logique est
implacable, mais exible. Ambiguïté et porosité permettent au
système de perdurer et de s’adapter aux contingences.

Dans le monde anglo-saxon, où le métissage est moins prononcé


et la présence de colons blancs plus importante, les hiérarchies
raciales s’organisent de façon plus tranchée : d’un côté, les
Blancs ; de l’autre, les Noirs. Comme le stipule la règle de
l’unique goutte de sang (one-drop rule), le seul Blanc qui vaille
l’est à 100 %. Une seule goutte de sang d’une autre origine
convertit ipso facto en non-Blanc, c’est-à-dire en Noir. À la
di érence de son équivalent latino-américain, le modèle anglo-
saxon exècre les mélanges : dernier État des États-Unis à avoir
aboli les lois interdisant les mariages interraciaux, l’Alabama n’a
consenti à cette mesure qu’en 2000. En Amérique latine, les
législations racistes de ce type ont en général disparu deux siècles
plus tôt. Parfois avant.

La di érence entre ces deux systèmes se re ète dans des récits


nationaux distincts. Aux États-Unis, on se convainc que la nation
naît d’un groupe ethnique particulier, semblable à ces Pères
fondateurs irréductiblement blancs et anglo-saxons. L’ethnos est
ici antérieur à la fondation de la nation ; une fois celle-ci advenue,
elle est supposée accueillir dans son giron d’autres groupes
quali és de « minorités », dans un processus pouvant
éventuellement aboutir à une société multiraciale. Ce
multiculturalisme propose un récit dans lequel les minorités
s’intègrent à leur environnement, mais restent néanmoins perçues
comme di érentes, chacune avec ses couleurs et ses coutumes
propres. Le rôle fondamental échu aux Blancs ne s’en trouve
guère a ecté. On sépare, on ne mélange pas.
L’Amérique latine ne s’est jamais souciée de dé nir
l’appartenance ethnique de ses « pères fondateurs ». Une fois
arrachée aux couronnes espagnole et (de manière di érente)
portugaise, la souveraineté est réputée siéger entre les mains du
peuple. Au lieu de s’appuyer sur un ethnos préexistant, les
processus de formation nationale relèvent plutôt d’une
ethnogenèse. Le mot « créole » traduit cette indétermination :
apparu à l’origine pour quali er les Noirs nés en Amérique, il
s’est peu à peu imposé comme un terme générique pouvant
désigner aussi bien une population mélangée que toute personne
née sur le continent, indépendamment de son origine. Ici, les
élites dirigeantes de la majeure partie de l’Amérique latine
promeuvent des récits nationaux fondés sur le principe
d’hybridation : nation « métissée » au Mexique, « démocratie
raciale » au Brésil, ou nation « café au lait » au Venezuela. Au
contraire, d’autres pays — tels que l’Argentine — se conçoivent
historiquement comme à la fois blancs et européens.

Dans un tel contexte, les mouvements populaires qui émergent


dans la région au XXe siècle accordent assez naturellement la
priorité aux identités de classe. Du Parti révolutionnaire
institutionnel (PRI) au Mexique à celui des travailleurs (PT) au
Brésil, en passant par l’Alliance populaire révolutionnaire
américaine (APRA) au Pérou ou le péronisme en Argentine, la
plupart des formations politiques liées à la gauche s’adressent — y
compris, le plus souvent, dans leur nom — à des citoyens dé nis
par leur condition de travailleurs ou de paysans. Le péronisme
argentin s’avère particulièrement habile dans ce domaine. Le
« travailleur » auquel il s’adresse est également appelé cabecita
negra (« tête noire ») : un travailleur à la peau foncée, mais
toujours dé ni en termes de classe. Une telle ambivalence remet
en question la vision d’une nation « blanche », sans pour autant
promouvoir une organisation sociale sur des bases raciales, ce qui
n’eût pas été sans risque dans un pays où les classes sociales se
composent de segments multiples et mélangés, dont beaucoup
sont d’origine européenne.

Trois mécanismes changent progressivement la donne. Le


premier tient à la ténacité militante des groupes indigènes ou
afro-descendants, mobilisés sur les questions de racisme. Le
deuxième facteur est lié à l’ampli cation du néolibéralisme, qui
a aiblit l’action publique et réduit la capacité de l’État à « faire
nation » en attribuant des droits à ses citoyens. En n, le
multiculturalisme et les « politiques de l’identité » importés du
Nord imprègnent peu à peu les discours. Ils sont parfois véhiculés
par des organisations non gouvernementales (ONG), des
universitaires et des militants. Mais la défense des identités
alimente également les discours de la gauche, soucieuse d’e acer
les humiliations imposées à des citoyens considérés comme « de
seconde classe ». En Bolivie, puis en Équateur, l’arrivée au
pouvoir de MM. Evo Morales (2006-2019) et Rafael Correa
(2007-2017) provoque un bouleversement de l’ordre
constitutionnel et l’instauration d’États « plurinationaux ». Au
Brésil, le PT met en place un système de discrimination positive
en 2008, avec des quotas de places à l’université réservées aux
Noirs et aux indigènes, une première dans le contexte régional.

Adossée à des politiques sociales privilégiant les plus nécessiteux


— et donc, souvent, les moins blancs —, cette a rmation d’un
droit à la di érence déchaîne, en retour, l’expression d’un racisme
d’autant plus violent qu’il s’accompagne d’une perte de privilèges.
Lors du coup d’État de 2019, la droite conservatrice bolivienne
donne libre cours à sa détestation des « Indiens » et de leur
culture : elle en brûle les drapeaux, en piétine les symboles
culturels. Hugo Chávez, élu président du Venezuela en 1998, et
M. Pedro Castillo, qui vient de remporter la présidentielle
péruvienne, ont également essuyé les lazzis racistes des franges
réactionnaires de leurs deux pays.

Mais les nouveaux objectifs a chés par les gouvernements


progressistes suscitent également des débats légitimes sur la
meilleure manière d’articuler lutte contre les discriminations et
réformes sociales. Au Brésil, par exemple, le système de
discrimination positive précité provoque d’intenses discussions,
certains progressistes se disant préoccupés devant ce qu’ils
perçoivent comme l’introduction d’un mode de classi cation
raciale à l’anglo-saxonne déconnecté des réalités locales.
Controverse théorique ? Peut-être pas : dans le débat public, il fut
bientôt question de nommer des commissions d’experts dans les
universités pour faire la chasse à la « fraude raciale » et
déterminer sur des bases prétendument objectives qui était noir et
qui ne l’était pas.

Toute stratégie comporte des coûts : une politique axée sur les
questions raciales peut contribuer à a aiblir les identités de
classe, et vice versa. Des Tzotziles du Mexique aux Mapuches du
Chili et d’Argentine, l’Amérique latine compte des centaines de
peuples autochtones qui vivent en minorités dans des sociétés qui
les excluent ou les discriminent de multiples façons. Cela vaut
également pour les dizaines de groupes d’Afro-descendants vivant
en communautés, comme les Raizals en Colombie ou les
Quilombolas au Brésil, et qui réclament eux aussi leurs droits à la
terre et à l’égalité. Pareilles revendications, surtout lorsqu’elles se
heurtent à de fortes résistances, conduisent inévitablement ceux
qui les défendent à renforcer leur identité collective et à tracer
une ligne de démarcation entre « nous » et les autres.

Il existe par ailleurs des groupes de victimes du racisme qui ne


vivent pas en communautés et ne s’identi ent pas nécessairement
à un groupe ethnique particulier. Il s’agit des millions de
personnes à la peau plus ou moins foncée qui composent le gros
des classes populaires. Une minorité ? Au contraire, il s’agit du
groupe démographique le plus important du continent. Ces
populations peuvent être amenées à réactiver leur sentiment
d’appartenance ethnique, pour de multiples raisons. Hervé Do
Alto et Pablo Stefanoni montrent par exemple que, en Bolivie, la
part de la population se revendiquant « blanche » « chute
radicalement de 26 % à 11 % » entre 2000 et 2006, tandis que
celle se déclarant « indigène » bondit de 10 % à 19 % (1). Le plus
souvent, toutefois, ce groupe social n’a che qu’une conscience
vague de sa condition de descendant d’un peuple africain, ou d’un
peuple autochtone, voire d’un mélange des deux. Il s’agit
généralement de personnes pauvres, qui savent d’expérience
qu’entre la couleur de leur peau et les di cultés de leur sort il
existe un lien causal.

Pour elles, une politique antiraciste qui consisterait à les


considérer comme un groupe di érent du reste de la société
n’aurait guère de sens, puisqu’elles « sont » la société, ou sa
composante majoritaire. Dans certains pays, comme le Brésil, le
militantisme afro-descendant vise entre autres objectifs à
convaincre la population en général de s’identi er à la minorité au
nom de laquelle il s’exprime. Mais est-ce toujours possible, voire
souhaitable ? Le fort degré de métissage de la société brésilienne
n’a pas fait disparaître le racisme, loin de là, mais il a eu pour
e et de rendre poreuses les catégories traditionnelles de
l’assignation raciale. La seule communauté qui fasse
spontanément sens, en général, pour une personne n’ayant pas la
peau blanche, c’est celle du quartier où elle vit.

Ezequiel Adamovsky

Auteur de Historia de la Argentina. Biografía de un

país, desde la conquista española hasta nuestros

días, Crítica, Buenos Aires, 2020.

(1) Hervé Do Alto et Pablo Stefanoni, Nous serons des millions. Evo Morales et la
gauche au pouvoir en Bolivie, Raisons d’agir, Paris, 2008.
Le Monde diplomatique, août 2021

U A

L’Union chrétienne-démocrate,
ou la droite allemande élastique
Fragilisée par la désinvolture de son candidat, M. Armin Laschet,

face aux inondations survenues en juillet, l’Union chrétienne-

démocrate aborde sans enthousiasme les élections du

26 septembre. Après seize ans de pouvoir, sa gure de proue,

Mme Angela Merkel, se retire. Tiraillé entre une poussée

conservatrice et une ouverture au centre, ce parti familier des

grands écarts cherche un nouveau sou e.

R K
Nina Urlichs. – « Dialogue », 2018

© ADAGP, Paris, 2021 - nina.urlichs.de

Dans son bureau, M. Joe Chialo nous désigne une a che : celle de
la campagne de l’Union chrétienne-démocrate d’Allemagne
(CDU) pour les élections ouest-allemandes de 1957. On y voit le
visage rond de la gure tutélaire Ludwig Erhard, ses cheveux
blonds tirés vers l’arrière, le col d’un costume-cravate noir et le
slogan emblématique de la « prospérité pour tous ». « Cette
revendication, c’est un noyau de la CDU qui est resté », nous dit
l’homme de 50 ans, candidat à Berlin pour le parti de
Mme Angela Merkel aux élections législatives du 26 septembre.
M. Chialo ne porte pas de cravate et ses photographies de
campagne le montrent plutôt un ordinateur portable sur les
genoux. Agent de musiciens pour un grand label international, il
nous parle entre une séance photo et une « urgence avec un
artiste ». Fils d’un diplomate tanzanien, il a grandi dans un
internat catholique près de Cologne pendant que ses parents
représentaient d’ambassade en ambassade le jeune pays de l’est de
l’Afrique. Il est devenu militant chrétien-démocrate en 2016.
« Auparavant, j’ai été membre des Verts pendant mes années de
formation. J’en suis parti parce que je trouvais les Verts trop
idéologiques, même s’ils ont le mérite d’avoir mis la question du
climat au centre des débats. Ce que j’aime avec la CDU, c’est que
c’est un parti très pragmatique. Il veut gouverner. »

Salaire minimum, mariage pour tous…

La CDU est une « machine à produire des chanceliers », résume


en e et un livre qui lui est consacré (1). Sur les soixante-douze
ans d’existence de la République fédérale d’Allemagne (limitée à
l’Allemagne de l’Ouest jusqu’en 1990, puis étendue à l’Allemagne
réuni ée), le pays a été gouverné par un chancelier ou une
chancelière de la CDU pendant cinquante-deux ans. Mme Merkel
a tenu à ce poste aussi longtemps que son prédécesseur Helmut
Kohl : seize ans. Elle a toutefois décidé de quitter la vie politique
avant de perdre, contrairement à Kohl, qui avait dû s’incliner
devant le Parti social-démocrate (SPD) en tentant une sixième
élection. Pour les législatives de septembre, c’est le nouveau
président de la CDU, M. Armin Laschet, qui mène campagne.
Son programme (commun avec le parti frère de l’Union
chrétienne-sociale en Bavière, CSU) s’intitule « Pour la stabilité
et le renouvellement », ce qui illustre le genre de grands écarts
dont le parti est coutumier. Intraitable avec la Grèce au moment
de la crise de la dette (2010-2015), il accepte d’accueillir des
centaines de milliers de réfugiés lors de la crise migratoire de
2015. Il a défendu pendant des décennies une vision traditionnelle
de la famille — où les mères avaient pour seule place le foyer —
avant de porter une femme à la chancellerie.

En 2005, Mme Merkel s’installe dans la « machine à laver » —


nom donné à la massive résidence o cielle du 1, rue Willy-Brandt
à Berlin —, munie d’un programme néolibéral. C’est pourtant l’un
de ses gouvernements qui fait adopter en 2014 un salaire
minimum interprofessionnel, inexistant auparavant. L’ère Merkel
sonnera également en 2011 le glas du service militaire (une
mesure absente du programme de campagne de la CDU deux ans
plus tôt), ainsi que, la même année, de l’énergie nucléaire. La
décision, prise après la catastrophe de Fukushima, surprend
d’autant plus que le gouvernement avait fait voter un an
auparavant la prolongation des centrales nucléaires. En n,
l’ouverture du mariage aux couples homosexuels, en 2017,
tranche brutalement avec le conservatisme familial du parti.
Évidemment, le SPD, partenaire de la CDU au sein d’une
« grande coalition » de 2005 à 2009, puis à nouveau depuis 2013,
a aiguillonné certains de ces virages. Mais, même pour le mariage
pour tous, un élan, certes minoritaire, avait germé au sein du
parti de Konrad Adenauer. « J’ai assisté au débat au Bundestag
lors du vote. Dès que nous sommes descendus des tribunes, nous
nous sommes tous tombés dans les bras et les premières demandes en
mariage ont fusé », se souvient M. Alexander Vogt, militant CDU
depuis plus de vingt ans et président de l’Union lesbienne et gay
du parti (LSU). « Porter nos revendications au sein de la CDU est
devenu plus facile au l des années », assure-t-il. Plus de deux tiers
des députés du groupe s’étaient opposés à l’extension du mariage
aux personnes de même sexe. Mais, comme les sociaux-
démocrates, les Verts et le Parti libéral-démocrate (FDP) y étaient
favorables et qu’il s’agissait là de partenaires possibles pour une
coalition, Mme Merkel a ouvert la question au vote deux mois
avant les élections.

Nina Urlichs. – « Face à face II », 2018

© ADAGP, Paris, 2021 - nina.urlichs.de

« Un parti qui ne change pas ne survit pas. Beaucoup disent


aujourd’hui que le cœur conservateur de la CDU s’est perdu parce
qu’on a décidé de sortir du nucléaire ou de supprimer le service
militaire. Mais la manière dont on produit de l’électricité et la
conscription sont des questions environnementales et sociales. Il ne
s’agit pas ici de valeurs politiques », plaide M. Klaus-Dieter
Gröhler, membre du parti depuis 1982 et député de Berlin
depuis 2013. « Si la CDU a toujours gagné les élections sous
Mme Merkel, c’est aussi parce que nous nous sommes débarrassés
de ce type de questions, estime M. Matthias Zimmer, député de
Francfort au Bundestag depuis 2009. La CDU a du succès quand
elle se positionne dans le mouvement de transformation de la
société. Mais ça n’est pas accepté par certains membres, qui se
souviennent du bon vieux temps. » Le « bon vieux temps », c’est la
CDU des années 1950, 1960, 1970, 1980 même, sans femmes ou
presque, et plutôt hostile à l’immigration.

« Longtemps, la CDU n’était pas un parti auquel les immigrés


pouvaient s’identi er », con rme Mme Cemile Giousouf, d’origine
turque et députée de 2013 à 2017. Malgré tout, elle s’y est
engagée dans les années 2000, à travers un forum germano-turc
créé au sein de la CDU de Rhénanie du Nord-Westphalie.
M. Laschet a été ministre de l’intégration de ce Land — le plus
peuplé d’Allemagne — avant de le diriger, puis de prendre la tête
du parti conservateur. « En 2013, j’étais la première femme
musulmane lle de travailleurs immigrés élue de la CDU au
Bundestag, se souvient Mme Giousouf. Armin Laschet s’est
beaucoup investi pour les immigrés et l’intégration dans notre
région. Son action a motivé nombre de jeunes. Il était un peu notre
Obama. » Une autre gure du renouvellement de la CDU à
l’Ouest, elle aussi d’origine turque, a fait ses classes auprès de
M. Laschet : Mme Serap Güler. Collaboratrice du ministre de
l’intégration du Land, puis élue au parlement régional, elle
présente aujourd’hui sa candidature au Bundestag pour la
circonscription de Leverkusen. « M. Laschet était surnommé dans
le parti “Armin le Turc” », raconte M. Torsten Oppelland,
professeur de science politique à l’université d’Iéna.

Le nouveau président de la CDU répète de discours en interviews


qu’il dirige le parti « du milieu ». Ce point de vue ne fait pas
l’unanimité. Pour M. Sebastian Fischer, par exemple, député
régional de Saxe, dans l’est du pays, de 2009 à 2019, et candidat
au Bundestag, « le milieu, c’est pour chacun quelque chose de
di érent. M. Laschet vient d’Aix-la-Chapelle : c’est de l’autre côté
de l’Allemagne, les conditions y sont totalement di érentes des
miennes ici. Je suis aussi au milieu, si l’on veut, mais plus à droite ».

Conservatrice, libérale et sociale-chrétienne : la CDU se nourrit


de ces trois racines fondamentales, auxquelles s’ajoute un
atlantisme farouche. Selon les régions et les courants, ses
militants et représentants s’identi ent plutôt à l’une ou à l’autre.
M. Friedrich Merz, ancien chef du conseil de surveillance du
fonds d’investissement BlackRock en Allemagne, deux fois
candidat malheureux à la succession de Mme Merkel à la tête du
parti, se positionne par exemple clairement dans l’aile néolibérale
et conservatrice. M. Zimmer se tient, lui, du côté social. « Dans
un parti comme la CDU, vous avez toujours des courants di érents.
C’est vivant, ça tire, explique Mme Barbara Baumbach, qui milite
dans un quartier bourgeois de la capitale et au sein de
l’organisation des femmes du parti. C’est ce qui fait qu’un parti
populaire est intéressant. »

« Parti populaire » (« Volkspartei ») : les militants de la CDU


revendiquent constamment ce quali catif. Selon Frank Decker,
professeur à l’institut de science politique de l’université de Bonn,
« un Volkspartei est un parti implanté dans l’ensemble de la
population, éligible par toutes les sections, et qui a une o re
programmatique large (2) ». Dès sa création, la CDU a voulu unir
des groupes di érents et parfois antagonistes.

Le parti naît en 1945 dans une Allemagne encore divisée en


quatre zones d’occupation alliées (respectivement soviétique,
américaine, britannique et française). L’Union chrétienne-
démocrate se fonde alors principalement sur l’héritage de l’ancien
parti catholique Zentrum, actif depuis la n du XIXe siècle et
durant toute la république de Weimar. Rapidement, elle intègre
aussi des protestants, majoritaires notamment dans le nord du
pays, et « qui étaient alors plus conservateurs », détaille Frank
Bösch, professeur d’histoire contemporaine à l’université de
Potsdam (3). Au l des années 1950, avec Adenauer pour
chancelier, la CDU met sur pied des coalitions avec des partis
ancrés très à droite (4). « Finalement, Adenauer les a inclus en leur
proposant des postes, et a ainsi réussi à incorporer les cercles
politiques les plus à droite de l’Allemagne de l’Ouest. Mais cela a
évidemment eu un prix : il fallait défendre leurs positions, poursuit
l’historien. Le fait que l’Allemagne ait longtemps eu une politique
très restrictive envers les réfugiés était en partie dû à cette pression
qui s’exerçait au sein du parti. » À la réuni cation, le Volkspartei,
alors dirigé par Kohl, absorbe la CDU de l’Est, qui avait perduré
sous la République démocratique allemande (RDA) tout en étant
contrôlée par le Parti socialiste uni é d’Allemagne (SED), au
pouvoir.

Entre cette aspiration à une base de droite la plus large possible et


les décennies passées à exercer le pouvoir, le parti conservateur
allemand « a toujours été exible du point de vue de son
programme, ajoute Bösch. La CDU se pilote à partir de la
chancellerie, pas à travers des programmes. Cela vaut jusqu’à
aujourd’hui. Beaucoup des modernisations décidées sous Merkel ne
guraient pas sur sa feuille de route. Elles sont venues de la
pratique du gouvernement ». En fait, la CDU n’a pas conçu de réel
programme jusqu’à la n des années 1970, période au cours de
laquelle elle se retrouve pour la première fois dans l’opposition et
a ronte l’Ostpolitik (politique d’ouverture à l’Est) du chancelier
Willy Brandt (5). Toutefois, les grands axes n’ont jamais varié : le
credo de l’économie sociale de marché et une politique favorable
aux entreprises ; ou encore, le principe de l’orthodoxie budgétaire,
soutenu sous Kohl, inscrit dans la Loi fondamentale allemande
en 2009 avec le « frein à la dette » et réa rmé dans le
programme de campagne de cette année, quand bien même le
gouvernement de Mme Merkel l’a suspendu depuis 2020 pour
faire face à la pandémie de Covid-19.

Concurrence de l’extrême droite

Sur le plan international, l’ancrage atlantiste impulsé sous


Adenauer n’a jamais échi. L’alliance privilégiée avec les États-
Unis et l’engagement en faveur de l’Organisation du traité de
l’Atlantique nord (OTAN) ont eux aussi été réa rmés dans le
programme de M. Laschet. Toutefois, là encore, les intérêts
économiques pèsent particulièrement dans un parti qui n’a plus
occupé le ministère des a aires étrangères depuis 1966 (6). « Il
n’y a pas vraiment de con it à proprement parler à l’intérieur du
parti au sujet de la politique étrangère, mais il y a des in exions
di érentes, principalement entre ceux qui se réfèrent aux droits
humains et ceux qui défendent une politique extérieure guidée par
les intérêts économiques, analyse Decker. Cette dernière ligne
domine, et c’est celle de M. Laschet. Il n’est pas un ennemi de la
Russie. »

Une autre constante de la CDU reste l’ancrage chrétien, et en


particulier catholique : 52 % des quelque 400 000 adhérents du
parti (un chi re en baisse depuis 1990, époque où il en comptait
plus de 789 000) sont catholiques, 38 % protestants, 1 % d’une
autre religion, et seulement 10 % sans confession (7). Cette base
se retrouve dans l’électorat : même lors de ses résultats les plus
mauvais, la CDU a récolté au moins la moitié des voix des
catholiques et un tiers de celles des protestants. Quant aux
catégories professionnelles qui la composent, les agriculteurs
votent le plus volontiers chrétien-démocrate (sans surprise, les
électeurs CDU sont proportionnellement moins nombreux dans
les grandes villes que dans les zones rurales). Au l des
années 2000, même les ouvriers ont accordé davantage de
su rages aux chrétiens-démocrates qu’aux sociaux-
démocrates (8), alors qu’ils représentent seulement 7 % des
adhérents de la CDU. Le parti obtient également un score
supérieur à la moyenne au sein des professions libérales. Il pro te
aussi du vieillissement de la population et de la plus grande
participation aux élections des seniors. Plus de la moitié de ses
adhérents ont d’ailleurs dépassé la soixantaine.
Nina Urlichs. – « Regard vers la gauche », 2020

© ADAGP, Paris, 2021 - nina.urlichs.de

En 2018, une étude montrait également un glissement du SPD


vers la CDU des électeurs issus de l’immigration : plus de 40 %
disaient préférer la CDU ou son allié bavarois, la CSU ; 25 %
seulement le SPD, et 10 % Die Linke (« la gauche ») ou les Verts.
« Cette situation découle principalement de la perte de con ance
marquée des personnes d’origine turque [envers le SPD] »,
concluait l’étude. En deux ans, « leur approbation a presque
diminué de moitié » (9). « Dans certaines villes d’Allemagne, la
proportion d’habitants issus de l’immigration est aujourd’hui de 40
à 50 %, note Mme Giousouf. Si nous n’incluons pas ces personnes,
nous avons un problème démocratique — et électoral. » Mais, dans
les rangs du parti conservateur, la diversité peine encore à
s’imposer. Seuls 7 des 246 députés actuels du groupe CDU-CSU
au Bundestag ont un héritage migratoire, soit moins de 3 % : la
plus faible proportion de tous les groupes politiques du
Parlement (10).

La CDU reste également très masculine : seulement 44 députées


sur 200 parlementaires, soit 22 % (11), quand les femmes
représentent plus de la moitié des groupes des Verts et de Die
Linke au Bundestag, et 44 % de celui du SPD. La CDU a bien
adopté en 1996 le principe d’un quota, non contraignant (appelé
« Quorum »), d’un tiers de femmes aux positions de
responsabilité du parti et aux fonctions électives. Mais, un quart
de siècle plus tard, il n’est toujours pas respecté. « Quand je suis
entrée à la CDU, j’étais opposée à un quota contraignant. Je
pensais qu’on y arriverait seules et que les hommes plus jeunes
seraient plus faciles à convaincre. Ça n’a pas été le cas, témoigne
Mme Sabine Wölfer, travailleuse indépendante en Saxe-Anhalt et
active au sein de la CDU depuis 1997. J’ai rapidement acquis des
responsabilités pour le travail bénévole, mais, dès qu’il s’agit d’être
candidates à un mandat, nous nous heurtons à un plafond de
verre. » Au sein de la CDU, l’Union des femmes (lire « Des
organisations internes ») demande depuis deux ans un quota
contraignant et une parité stricte des listes présentées aux
élections. Sans succès pour l’instant (12).

Lorsque nous le rencontrons, début juin, le groupe de femmes


engagées à la CDU en Saxe-Anhalt se montre davantage
préoccupé par la montée du vote en faveur de l’Alternative pour
l’Allemagne (AfD) que par les quotas. Aux élections régionales du
6 juin, le parti d’extrême droite a obtenu 20 % des voix —
quelques pourcents de moins que cinq ans plus tôt, certes, mais
toujours en deuxième position derrière la CDU (37 %) et loin
devant Die Linke et le SPD. Pour gouverner, le parti chrétien-
démocrate en est réduit à constituer des coalitions bigarrées à
l’Est, par exemple avec le SPD et les Verts dans le précédent
gouvernement régional de Saxe-Anhalt (13). C’est aussi le cas en
Saxe, et dans le Brandebourg avec le SPD. « D’un côté, nous
voulons adopter un pro l plus conservateur pour éviter qu’un plus
grand nombre de nos électeurs ne partent vers l’AfD. De l’autre,
nous devons tracer une ligne de démarcation claire avec ce parti
d’extrême droite. Ce n’est pas facile », explique Mme Christiane
Diehl, universitaire, active dans la section locale de Halle.

Elle s’inquiète de la dérive de certains membres de son parti. Il y a


deux ans, deux élus CDU au parlement régional de Saxe-Anhalt
appelaient à ré échir à des alliances avec l’AfD. Dans un
document interne, qui avait rapidement fuité, ils recommandaient
de « réconcilier le social avec le national (14) » : un
rapprochement qui résonne en Allemagne avec « national-
socialisme ». La CDU avait adopté quelques mois plus tôt une
résolution claire : pas de collaboration ni avec l’AfD ni avec Die
Linke. Les deux parlementaires ont cependant conservé leurs
postes et ont même rempilé pour un quatrième mandat en juin
dernier.

En uringe — en ex-RDA, comme la Saxe-Anhalt —, un autre


politicien CDU fait polémique : M. Hans-Georg Maassen, nommé
candidat au Bundestag par une section locale. L’homme a dirigé
les services de renseignement intérieurs, l’O ce de protection de
la Constitution, avant de se lancer en politique une fois à la
retraite. Il s’était fermement opposé à l’accueil des réfugiés et
n’exclut pas totalement l’idée d’une entente avec l’AfD. Il a aussi
été membre de l’Union des valeurs, une association d’adhérents de
la CDU très à droite, créée en 2017. À bien des égards, on peine à
distinguer le « manifeste conservateur » de ce groupe du
programme de l’AfD. M. Max Otte, qui préside l’Union des
valeurs depuis mai dernier, siégeait encore il y a quelques mois au
conseil d’administration de la fondation politique proche de l’AfD,
la Fondation Desiderius-Erasmus. L’Union des valeurs
revendique 3 900 membres. « Leur motivation, c’est cet horrible
cours écosocialiste de gauche d’Angela Merkel, nous lance M. Otte.
Merkel a fait de la CDU un parti social-démocrate. En partie, cela
a fonctionné : le SPD est pulvérisé. Et maintenant, elle veut faire de
la CDU un parti écologiste. Cela ne marchera pas. »

« Plusieurs adhérents de ma section sont membres de l’Union des


valeurs », rapporte M. Fischer. Il nous parle en français dans son
bureau de campagne de Grossenhain, une ville de Saxe d’une
vingtaine de milliers d’habitants. Cuisinier de profession, il a
travaillé en Suisse, en Norvège et en France. Il utilise volontiers
des métaphores culinaires. « Chez nous, en Saxe, les gens sont
dans l’ensemble hostiles aux étrangers. On l’a perçu au moment de
la crise des réfugiés. C’était comme une croûte de pain qui craque :
vous voyez d’un coup l’intérieur. » Il a déjà perdu en 2019 face à
l’AfD, alors qu’il briguait un troisième mandat au parlement
régional. Aujourd’hui encore, l’extrême droite représente son
principal adversaire dans la circonscription convoitée pour le
Bundestag.

À l’Ouest, en revanche, les concurrents, « ce sont les Verts »,


insiste M. Zimmer. Lui a perdu l’investiture dans sa
circonscription face à un militant plus conservateur. Il alerte sur
l’apparition au sein de la CDU d’un mouvement semblable au Tea
Party républicain aux États-Unis. « Se mêlent dans ce mouvement
une insatisfaction après seize années de pouvoir d’Angela Merkel,
un populisme, et des courants néolibéraux. » M. Zimmer plaide
pour un divorce « clair et rapide » avec l’Union des valeurs. « Les
élections au Bundestag se gagnent à l’Ouest, martèle-t-il. Si on se
rapproche trop de l’AfD pour céder à cet élan conservateur, alors les
électeurs à l’Ouest ne nous croiront pas quand nous dirons que nous
sommes sérieux sur la démarcation avec l’extrême droite. Or, dans
les grandes villes de l’Ouest, les Verts sont déjà devenus la première
force politique. C’est préoccupant pour nous, car les grandes villes
donnent le ton des transformations politiques allemandes. » En
mars, la CDU a enregistré le plus mauvais score de son histoire
aux élections régionales de Bade-Wurtemberg, dans le sud-ouest
du pays. Les Verts, leur meilleur. Les écologistes ont conservé la
tête du Land, et les conservateurs ont repris leur place de
partenaire junior dans la coalition en place depuis 2016.
En Bavière, où l’Union chrétienne-démocrate n’existe pas, la
CSU, son partenaire, a dominé sans interruption depuis 1957.
Avec la CDU, elle forme un groupe commun au Bundestag, et
l’union des deux formations se retrouve à l’échelon des
gouvernements fédéraux. M. Horst Seehofer, ministre de
l’intérieur de Mme Merkel depuis 2018, appartient par exemple à
la CSU. Par deux fois, le candidat commun à la chancellerie est
sorti des rangs du parti bavarois : Franz Josef Strauss en 1980 et
M. Edmund Stoiber en 2002. Tous deux ont perdu face au SPD.
Cette année encore, l’actuel président de la CSU, M. Markus
Söder, a tenté de conquérir l’investiture de l’union CDU-CSU
face à M. Laschet.

En plus des rivalités avec son allié, avec l’extrême droite et avec
les Verts, l’Union chrétienne-démocrate a ronte depuis le
printemps un quatrième dé : les a aires de corruption. Des élus
CDU et CSU ont été mis en cause pour avoir personnellement
encaissé de très généreuses commissions en négociant des
marchés publics de masques contre le coronavirus. Deux députés
CDU impliqués ont dû abandonner leur mandat. « On s’engage
pour le parti localement, et arrivent de Berlin des choses comme le
scandale des masques… », sou e une militante de Bade-
Wurtemberg. Perçue par le patronat comme un atout de la CDU,
la perméabilité au monde des a aires d’un parti déjà secoué par
des scandales de corruption à la n des années 1990 pourrait
irriter les électeurs.

Rachel Knaebel

Journaliste.

(1) Volker Resing, Die Kanzlermaschine : Wie die CDU funktioniert, Herder, Fribourg-
en-Brisgau, 2013.
(2) Frank Decker et Viola Neu (sous la dir. de), Handbuch der deutschen Parteien,
Bundeszentrale für politische Bildung, Bonn, 2018.

(3) Frank Bösch, Macht und Machtverlust : Die Geschichte der CDU, Deutsche Verlags-
Anstalt, Stuttgart-Munich, 2002 ; Frank Bösch, Die Adenauer-CDU : Gründung,
Aufstieg und Krise einer Erfolgspartei (1945-1969), Deutsche Verlags-Anstalt, 2001.

(4) Il s’agissait du Deutsche Partei et du Bund der Heimatvertriebenen und


Entrechteten (BHE).

(5) Le SPD a gouverné en coalition avec le parti libéral FDP de 1969 à 1982.

(6) Dans les gouvernements de coalition, le ministère des a aires étrangères est en
général dévolu aux partenaires de coalition, qui ont été soit le FDP soit le SPD pour
les gouvernements menés par la CDU depuis 1966.

(7) L’appartenance à une Église est une donnée administrative en Allemagne, les
membres des Églises catholique et protestante payant aux services scaux l’impôt
ecclésiastique. Dans l’ensemble de la population, on compte 27 % de catholiques,
25 % de protestants, 5 % de musulmans, 4 % d’autres confessions, et 39 % sont sans
confession (source : Forschungsgruppe Weltanschauungen in Deutschland, chi res
pour 2019).

(8) Frank Decker et Viola Neu (sous la dir. de), Handbuch der deutschen Parteien, op.
cit. ; Frank Decker, « Wahlergebnisse und Wählerschaft der CDU »,
Bundeszentrale für politische Bildung, 15 février 2021 ; Oskar Niedermayer, « Die
soziale Zusammensetzung der Parteimitgliederschaften », Bundeszentrale für
politische Bildung, 26 août 2020.

(9) Henriette Litta et Alex Wittlif, « Parteipräferenzen von Zuwanderinnen und


Zuwanderern : Abschied von alten Mustern Kurzinformation »,
Sachverständigenrat deutscher Stiftungen für Integration und Migration, Berlin,
2018.

(10) « Abgeordnete mit Migrationshintergrund », Mediendienst Integration, Berlin,


28 septembre 2017.

(11) « Bericht zur politischen Gleichstellung von Frauen und Männern » (PDF), CDU,
Berlin, 15-16 janvier 2021.

(12) Mariam Lau, « Die CDU und die Frauen », dans Norbert Lammert (sous la dir.
de), Christlich Demokratische Union : Beiträge und Positionen zur Geschichte der
CDU, Siedler Verlag, Munich, 2020.

(13) La nouvelle coalition de gouvernement de Saxe-Anhalt n’a pas encore été


constituée à l’heure où nous mettons sous presse.
(14) Ulrich omas et Lars-Jörn Zimmer, « Denkschrift : Erste Analyse der
Kommunal- und Europawahl für Sachsen-Anhalt » (PDF), CDU, document
interne.
L U - ,

Des organisations internes

R K

En son sein, l’Union chrétienne-démocrate d’Allemagne (CDU) abrite

plusieurs sous-organisations s’adressant à des catégories distinctes de la

population : l’Union des femmes, celle des seniors, celle des jeunes, un

cercle protestant… Ces groupes ont une fonction d’intégration au sein du

parti, de courroie de recrutement d’adhérents, de défense de

revendications spéci ques, et contribuent à représenter les divers

courants idéologiques. L’aile sociale s’organise ainsi traditionnellement au

sein de l’Association des travailleurs chrétiens-démocrates (CDA). Mais

elle a perdu en in uence face aux représentants du patronat et de l’aile

économique, regroupés au sein de l’Union économique et des petites et

moyennes entreprises (MIT). Certaines de ces organisations n’exigent

pas la carte de la CDU, comme l’Union des jeunes, qui compte cent mille

membres.

En 2021, l’Union chrétienne-démocrate reconnaît o ciellement neuf

associations. L’Union lesbienne et gay (LSU), née en 1998, devrait

obtenir cette validation lors du prochain congrès du parti. Les associations

conservatrices créées ces dernières années, l’Union des valeurs (lire

« L’Union chrétienne-démocrate, ou la droite allemande élastique ») et le

Cercle berlinois, lancé en 2012, ne disposent pas du statut de sous-

organisations o cielles. En début d’année, des adhérents de la CDU ont


également fondé une Union pour le climat. Ses membres portent par

exemple la revendication d’une électricité à 100 % issue des énergies

renouvelables, sans nucléaire, d’ici à 2030.

Rachel Knaebel
La voix de l’industrie

R K

Il se nomme « conseil économique de l’Union chrétienne-démocrate

d’Allemagne » (« Wirtschaftsrat der CDU »), mais ne compte pas au

nombre des organisations internes du parti. Cette association fondée en

1963 se décrit comme la représentante « des intérêts des entreprises

auprès de la politique, de l’administration et du public » : « Nous o rons

à nos membres une plate-forme pour contribuer à l’élaboration de la

politique économique et sociale dans l’esprit de l’économie sociale de

marché de Ludwig Erhard » — le célèbre ministre des nances des

années 1950, que la droite aime à décrire comme le père du « miracle

économique » d’après-guerre.

L’ajout de la mention « de la CDU » dans le nom de l’organisation indique

une simple proximité avec le parti de Mme Angela Merkel. « Le conseil

économique agit néanmoins de facto comme un organe du parti »,

souligne l’organisation Lobby Control dans un rapport publié au

printemps (1). Il o re ainsi aux entreprises un accès privilégié aux

politiciens conservateurs : en 2020, sa directrice a par exemple rencontré

douze fois le ministre de l’économie, M. Peter Altmaier. Il a aussi recruté

une personnalité éminente des chrétiens-démocrates : son vice-président

est désormais M. Friedrich Merz, ex-candidat à la présidence de la CDU.

Parmi les autres membres du comité exécutif de l’organisation, on trouve

les présidents des conseils d’administration de la Deutsche Bank et de

l’entreprise aéroportuaire Fraport, ou encore une membre du conseil

d’administration du constructeur automobile Daimler.


Rachel Knaebel

(1) Christina Deckwirth, « Der Wirtschaftsrat der CDU », Lobby Control, Berlin-Cologne,

mars 2021.
Le Monde diplomatique, août 2021

Tempête sur la Banque du Liban


Après neuf mois de vaines négociations avec le président Michel

Aoun pour former un gouvernement, le premier ministre libanais

Saad Hariri a décidé de jeter l’éponge. Dans un contexte social,

économique et sanitaire désastreux, sa démission fait craindre le

pire. Les responsabilités de la banque centrale et de son

gouverneur dans le naufrage nancier du pays sont désormais

bien établies.

A M -K
Asaad Arabi. – « Mangé vivant », 2016

© Asaad Arabi - Courtesy Galerie Frédéric Moisan, Paris

Il arrive que la relecture des archives o re des constats


impitoyables. À l’été 2018, la Banque du Liban (BdL) célèbre ses
55 ans d’existence. C’est aussi le vingt-cinquième anniversaire de
l’arrivée de M. Riad Salamé à la tête de l’institution ; il y a depuis
été reconduit tous les six ans par le gouvernement — une
longévité exceptionnelle pour un banquier central (1). Un timbre
à l’e gie du gouverneur a été émis à cette occasion par
l’opérateur LibanPost. Di usé auprès d’un large public de
voyageurs, le magazine de bord de Middle East Airlines (MEA)
marque le coup avec un dossier dithyrambique. La BdL symbolise
la « résilience libanaise », claironne le bimensuel. M. Salamé est,
lui, « par excellence, un homme-institution », l’incarnation « de la
con ance envers le Liban, en son secteur bancaire (…). C’est le
gouverneur au service de la livre libanaise », lit-on sous la plume
de l’éditorialiste, qui n’est autre que le président-directeur
général (PDG) de MEA.

Il y a une explication à ce ton obséquieux. Certains passagers


l’ignorent peut-être, mais MEA est détenue à 99 % par la BdL,
qui en a pris le contrôle alors qu’elle frôlait la faillite, en 1996.
Autrement dit, le patron du PDG de MEA, c’est M. Salamé. La
privatisation partielle ou totale de la compagnie est un serpent de
mer depuis son redressement dans les années 2000. Réclamée par
les donateurs extérieurs du Liban et maintes fois présentée
comme une priorité par le gouverneur, elle n’est jamais
intervenue. Pourtant, la BdL, comme toute autre banque centrale
au monde, n’a pas vocation à gérer durablement des actifs
commerciaux. Qu’il s’agisse d’une compagnie aérienne ou, plus
insolite, d’une maison de jeu, comme c’est le cas du Casino du
Liban, sur la corniche de Beyrouth, dans lequel elle détient une
participation indirecte qu’elle a toujours conservée.

Même s’il est particulièrement agorneur, le style de l’article du


magazine de MEA ne détonne pas dans le concert des louanges
adressées à la BdL, considérée avant la crise que vit aujourd’hui le
pays comme la seule institution fonctionnelle du Liban, tandis que
son gouverneur était acclamé, en interne et à l’étranger, pour son
habileté à préserver la stabilité de la monnaie nationale, la livre,
et celle du système bancaire et nancier. Sauf que, à l’été 2018, le
panégyrique a des allures de contre-feu médiatique : depuis
quelques mois, le Liban est gagné par les rumeurs de dévaluation.
En dépit des dénégations de la BdL, les Libanais comprennent
peu à peu que leur économie est à bout de sou e.

À peine un an plus tard, en octobre 2019, la colère sociale éclate à


Beyrouth et se propage dans le pays (2). La livre commence à
vaciller sur le marché noir. En mars 2020, en pleine pandémie de
Covid-19, l’État fait défaut sur sa dette extérieure pour la
première fois de son histoire ; puis, le 4 août, une gigantesque
explosion se produit dans le port de Beyrouth. Le Liban sombre
dans un gou re dont il n’a toujours pas touché le fond (3).
L’économie est laminée par la chute abyssale de la livre et par
l’évaporation des réserves de change. Privée d’accès à son épargne
en devises, la population subit des pénuries de médicaments et de
produits de première nécessité, tandis que les coupures
d’électricité s’intensi ent. Des bagarres éclatent dans les
interminables les d’attente qui se forment avant l’aube aux
stations-service, et des commerçants passent la nuit dans leur
magasin de peur qu’il soit pillé. La moitié de la population vit
désormais sous le seuil de pauvreté. Selon la Banque mondiale, le
Liban a ronte l’une des trois pires crises économiques qu’a
connues le monde en temps de paix depuis le XIXe siècle (4).

L’erreur de trop

Pour la BdL, la volte-face de l’opinion publique est brutale. Son


bilan atteur n’est plus qu’un nuage de poudre aux yeux, et les
décisions prises par M. Salamé pour réagir à la crise sont
désormais considérées par les Libanais comme l’erreur de trop qui
a achevé de détruire leur pouvoir d’achat. On le blâme de ne pas
avoir instauré un contrôle o ciel des capitaux quand la livre a
commencé à dévisser, laissant ainsi les grosses fortunes
disparaître à l’étranger. On lui reproche aussi de traîner les pieds
dans les procédures d’audit censées faire la lumière sur les
pratiques et les comptes de la BdL, une condition imposée par le
Fonds monétaire international (FMI) pour négocier un plan de
soutien nancier. Le ressentiment, en n, est d’autant plus vif que
les accusations d’enrichissement illicite visant le gouverneur et
certains de ses proches s’amoncellent, bien qu’il s’en défende
énergiquement. M. Salamé est aujourd’hui visé par plusieurs
plaintes et enquêtes judiciaires au Liban, en France, au Royaume-
Uni et en Suisse.

Ancien conseiller au ministère des nances du Liban et au FMI,


Tou c Gaspard a été l’un des premiers à mettre en doute l’action
de la BdL, plus de deux ans avant le naufrage. « Le Liban se
dirige très probablement vers une grave crise nancière, qui
pourrait prendre la forme d’une dépréciation de la monnaie et, plus
critique, d’une déstabilisation du secteur bancaire », s’alarmait-il
dès août 2017 dans une étude publiée par le centre de recherche
Maison du futur et par la Fondation Konrad-Adenauer (5). Dans
sa note, l’économiste démontrait que les réserves nettes de la BdL
— minorées de ce qu’elle devait à ses banques créditrices — étaient
passées dans le rouge à partir de 2015, signe que l’institution
allait droit dans le mur. En cause aussi, sa politique nancière.
Conçues dans le courant des années 2000, avant de s’accélérer
en 2011, puis de changer d’échelle en 2016, les « ingénieries
nancières » servaient à la BdL à doper ses réserves, carburant
indispensable au nancement des importations et à la défense de
la livre sur le marché des changes. Cette stratégie d’aspiration des
capitaux extérieurs drainés par les banques libanaises grâce à des
taux d’intérêt élevés o rant d’importantes rémunérations aux
prêteurs équivalait à un « suicide nancier national », estimait
alors Gaspard.

Mais, en 2017, la BdL n’est pas disposée à entrer dans des débats
contradictoires. Les remous provoqués par cette étude l’obligent à
publier un communiqué o ciel dans lequel elle vante, comme
toujours, les vertus stabilisatrices de sa politique et s’e orce de
discréditer l’analyse. Soumise à des pressions d’origines diverses,
la Maison du futur est quant à elle contrainte d’annuler la
rencontre qui devait accompagner la présentation du document.

Cet épisode est symptomatique du poids acquis par la banque


centrale sous le règne de M. Salamé, l’homme et l’institution
s’avérant si étroitement liés ces trente dernières années que leurs
sorts ont ni par se confondre. Une in uence telle qu’elle valait au
gouverneur d’être crédité dans les salons beyrouthins d’une
puissance de feu comparable, en termes nanciers, à celle,
militaire, de M. Hassan Nasrallah, le chef du Hezbollah.

En réalité, il est impossible de dire qui, des gouvernements


impotents ou de la banque centrale omnipotente, porte la plus
lourde responsabilité dans la désintégration du Liban.
L’incapacité des premiers à réformer et à développer l’économie a
encouragé la seconde à voltiger toujours plus haut pour attirer les
capitaux extérieurs, ce qui s’est révélé, à la longue, excessivement
coûteux pour le Trésor libanais.
On peut aussi considérer que les dés étaient jetés dès l’origine,
quand le Liban a choisi de lier son destin au dollar, de façon
informelle à compter de 1992, puis o ciellement en 1997, avec
l’indexation de la livre au taux de 1 507,5 pour 1 dollar. Une
décision motivée par la nécessité d’alimenter les réserves
monétaires en billets verts. « Un pays qui accumule des dé cits
budgétaires et qui se repose sur la banque centrale pour les nancer
peut tenir un temps en régime de change xe [currency board].
Mais, tôt ou tard, le système nit par casser. La situation du Liban
s’inscrit dans la première génération des modèles de crise de balance
des paiements (6), qui ont été développés dans les années 1970. La
littérature montre qu’il n’y a pas d’atterrissage en douceur possible :
la cassure est toujours abrupte », explique Cédric Tille, professeur
d’économie internationale au Graduate Institute de Genève.
En 2018, selon l’Organisation des Nations unies (ONU), le Liban
a chait un dé cit de sa balance des paiements de près de 24 % du
produit intérieur brut (PIB), ce qui classait son économie quelque
part entre celles de l’Afghanistan (15,8 %) et du
Mozambique (27,2 %)…

Excellent connaisseur du Liban et maître de conférences à


l’université de Saint-Étienne, Jérôme Maucourant ne dit pas autre
chose quand il estime que l’adoption du taux de change xe est
l’« ingrédient critique du présent désastre ». « À la n de la guerre
civile [1975-1990], l’économie libanaise choisit un modèle de
développement qui s’inscrit dans les recommandations du consensus
de Washington, c’est-à-dire approfondir l’extraversion de
l’économie, appeler toujours plus de capitaux extérieurs et étendre le
libre-échange », écrit-il avec Frédéric Farah, économiste-
chercheur à Paris-I, dans un ouvrage collectif intitulé Dette et
politique (7). « Ainsi, de nombreux traités fragilisent la structure de
l’économie libanaise en l’exposant violemment à des formes de
concurrence dérégulées et inéquitables. Des secteurs comme le bois,
la chaussure, l’habillement ont été directement concernés. Il n’est
donc pas étonnant qu’un extravagant dé cit des comptes courants
se développe (…), d’où bien sûr une nécessité de faire a uer les
dollars à la BdL, tout entière à la défense de son taux de change
xe », poursuivent les auteurs.

Bon an, mal an, le système a tenu en attribuant, dans une sorte de
consensus institutionnel, le rôle-vedette à la banque centrale. Et
chaque « ingénierie nancière » était une manière d’acheter du
temps pour le perpétuer. « Cela aurait encore pu continuer
longtemps, puisque tout le monde était satisfait : la BdL, les
banques, l’État. C’est l’irruption de chocs externes qui a tué le
système », commente Nikolay Nenovsky, professeur de théorie
monétaire et membre du conseil de la Banque nationale bulgare,
elle-même assujettie à un régime de change xe. L’e et
déstabilisateur du con it en Syrie, le repli des cours du pétrole —
qui a pesé sur les revenus de la diaspora — ont freiné l’a ux vital
de devises.

Mais les chocs récents ne racontent qu’une partie de l’histoire. Ils


ne disent rien des sorties de route antérieures de la BdL. « Dans
les pays émergents, il est courant que la banque centrale, entité
technocratique, soit l’institution la plus respectée, pour autant
qu’elle reste dans les limites de son mandat. Or il lui arrive de se
risquer au-delà pour pallier les défaillances du pouvoir politique.
C’est un jeu dangereux, parce qu’elle peut alors poursuivre des
objectifs contradictoires et parce que le politique perd toute
incitation à procéder aux réformes nécessaires », analyse Tille.
M. Salamé aurait pu s’en tenir aux missions assignées à la BdL
par le code de la monnaie et du crédit : assurer la solidité de la
livre, la stabilité de l’économie et du système bancaire, et veiller au
développement du marché monétaire et nancier. Mais comment
résister à l’attrait d’un costume XXL quand les clés du système
vous ont été abandonnées et que les bailleurs de fonds du Liban —
la France en tête — vous portent aux nues ? En plus d’exercer une
tutelle sur des entreprises commerciales, la BdL s’est improvisée
chantre de l’économie numérique, en organisant, entre 2014 et
2016, « BdL Accelerate », une conférence à grands moyens
pompeusement rebaptisée « Davos technologique libanais », qui
ambitionnait de faire de Beyrouth un vivier de start-up.

Beaucoup plus problématique : sous les mandats de M. Salamé, et


sans que jouent les garde-fous de la gouvernance, la BdL s’est
enfoncée dans une opacité peu compatible avec la « con ance »
dont elle avait fait son mot fétiche et avec l’esprit de transparence
censé régir les banques centrales. Elle a cessé de rendre public son
compte de pertes et pro ts il y a une vingtaine d’années. Son
gouverneur ne venait pas non plus défendre sa politique
monétaire devant le Parlement, une tradition qui avait pourtant
perduré pendant la guerre civile. En n, les fuites du rapport
d’audit 2018 de la BdL, établi par les cabinets EY et Deloitte, ont
révélé l’an passé un ensemble de pratiques comptables équivoques.

Pourtant, les mises en garde n’ont pas manqué. Dans une série de
câbles datés de 2007 et publiés en 2010 par WikiLeaks,
l’ambassade des États-Unis à Beyrouth brossait un portrait
contrasté de M. Salamé, d’autant plus digne d’intérêt pour
Washington qu’il assumait alors publiquement des ambitions
présidentielles. Ces télégrammes diplomatiques décrivaient sa
relation « très complexe » avec le gouvernement, dont le
gouverneur acceptait ou refusait, selon son bon vouloir, de régler
les factures. Ils quali aient aussi d’« extrême » l’autonomie de la
BdL et dépeignaient un gouverneur — déjà — réticent « à
divulguer le montant des réserves nettes du pays » ou à envisager
une inspection du FMI. Des manières de faire qui allaient bien
au-delà des impératifs économiques et de l’indépendance politique
propres à une banque centrale, concluait en substance
l’ambassade. Dans les archives, tout était déjà écrit.

Angélique Mounier-Kuhn

Journaliste.

(1) Lire Ibrahim Warde, « Une banque centrale à la manœuvre », dans « Liban, 1920-
2020, un siècle de tumulte », Manière de voir, n° 174, décembre 2020 - janvier 2021.

(2) Lire Hajar Alem et Nicolas Dot-Pouillard, « Aux racines économiques du


soulèvement libanais », Le Monde diplomatique, janvier 2020.

(3) Lire Doha Chams, « “Que tombe le régime des banques” », Le Monde diplomatique,
octobre 2020.

(4) « Lebanon sinking (to the top 3) », Lebanon Economic Monitor, Banque mondiale,
printemps 2021.

(5) Tou c Gaspard, « Financial crisis in Lebanon » (PDF), Policy Paper, n° 12, Maison
du futur - Fondation Konrad-Adenauer, Bickfaya (Liban) - Bonn, août 2017.

(6) La balance des paiements re ète les ux de biens, de services et de capitaux entre un
pays et le reste du monde.

(7) À paraître cet automne aux Presses universitaires de Franche-Comté.


Le Monde diplomatique, août 2021

#MeToo secoue le monde arabe


De l’Algérie au Koweït en passant par l’Égypte, de multiples voix

s’élèvent contre les violences faites aux femmes. Internet et ses

réseaux sociaux donnent plus d’impact à ces mobilisations, qui

réclament une prise de conscience des e ets du patriarcat, ainsi

que des législations plus sévères. Les gouvernements louvoient et

ne tolèrent pas que les revendications s’étendent à la sphère

politique.

A B
Alger, 3 octobre 2020. Le corps sans vie d’une jeune femme est
découvert dans une station-service désa ectée de la banlieue est.
Chaïma F., 19 ans, a été violée puis lardée de coups de couteau
avant d’être brûlée à l’essence. Arrêté, son assassin, qui avait déjà
tenté de la violer en 2016, reconnaît les faits. L’émotion est
grande. La presse consacre une large couverture au crime et, sur
Internet, le slogan « Je suis Chaïma » accompagne de très
nombreuses diatribes exigeant l’exécution du coupable. Tandis
que les féministes appellent à une prise de conscience du caractère
systémique des violences in igées aux femmes, c’est surtout la n
du moratoire sur l’application de la peine capitale qui
mobilise (1). « Il fallait recentrer le débat, commente
Mme Wiame Awres, cofondatrice du site Féminicides Algérie (2).
Comme chaque fois qu’un tel drame se produit, nous avons fait
œuvre de pédagogie pour expliquer ce qu’est un féminicide, c’est-à-
dire, pour reprendre la dé nition de l’Organisation des Nations
unies, “l’assassinat d’une femme parce que femme”. Un assassinat
dont le caractère structurel ne peut pas disparaître parce qu’on
appliquerait la loi du talion. » Féminicides Algérie a recensé
vingt-trois femmes tuées au premier semestre 2021, contre
cinquante-cinq pour l’ensemble de l’année 2020.

À la mi-novembre, dans une vidéo en arabe algérien de quinze


minutes, des actrices prennent une à une la parole (3). La mine
grave, elles énumèrent les injonctions patriarcales, les menaces ou
les propos misogynes que leurs sœurs, leurs mères ou leurs lles
subissent au quotidien. « Lâche le vélo de ton frère et rentre à la
maison », « L’homme n’a pas de tares », « On se marie, mais tu
arrêtes de travailler à l’université », « Et ce dîner, toujours pas
prêt ? », « Tes oncles t’ont vue… Ils vont t’égorger », « Il l’a
frappée, elle a dû faire quelque chose », sans oublier l’inévitable
« Psssttt ! » lancé à la femme qui passe, et qui essuiera des
insultes, voire qui sera suivie et harcelée, si elle ignore l’importun.

La vidéo fait un tabac et provoque de nombreux échanges sur les


féminicides et les tabous de la société. Certaines racontent le
harcèlement dans la rue ou au travail. D’autres décrivent les
attouchements dans les transports en commun ou les violences
conjugales. C’est un ot de colère et de dégoût qui déferle, mais
parfois aussi du fatalisme devant l’ampleur des avanies.
« L’engagement féministe ne date pas d’hier en Algérie, rappelle
Mme Habiba Djahnine, productrice de cinéma, écrivaine et
militante. Mais les récentes campagnes sur les réseaux sociaux ont
permis à la fois une vaste libération de la parole, une
défragmentation et la prise de conscience collective du fait que les
violences contre les femmes existent dans tous les milieux et qu’elles
résultent principalement de la nature patriarcale de notre société. »

Depuis 2017 et l’impact planétaire du mouvement #MeToo


(« moi aussi »), né aux États-Unis après les accusations portées
par plusieurs actrices contre le producteur hollywoodien Harvey
Weinstein (4), la majorité des pays arabes connaissent eux aussi
une libération de la parole. Facebook, Twitter ou Instagram
permettent une dénonciation ou l’expression d’un ras-le-bol qui
font ensuite boule de neige. Certes, des mouvements antérieurs
ont existé. En 2012, l’intellectuelle Rula Quawas parraine le
travail de quatre étudiantes qui tournent une courte vidéo sur le
harcèlement sexuel à l’université de Jordanie à Amman, où elle
enseigne (5). Le lm, qui coûtera à Quawas (morte en 2017) son
poste de doyenne, fait du bruit dans le très conservateur royaume
hachémite, mais, à l’heure de l’ébullition générale provoquée par
les révoltes populaires, son impact reste modeste.

Failles dans la législation

Dix ans plus tard, les réseaux sociaux ont gagné en in uence et en
utilisateurs. Fin janvier 2021, au Koweït, Ascia Al-Faraj, une
blogueuse jusque-là spécialisée dans la mode, suivie par
2,6 millions de personnes sur Instagram, poste sur Snapchat une
vidéo où elle laisse éclater sa colère. « Chaque fois que je sors, il y
a quelqu’un qui me harcèle ou qui harcèle une autre femme dans la
rue. (…) N’avez-vous pas honte ? Nous avons un problème de
harcèlement dans ce pays et j’en ai assez. » Aussitôt, les
internautes koweïtiennes prennent le relais (6). Le mot-clic
#Lan_Asket (« je ne me tairai pas ») rassemble, via un compte
Instagram créé par Mme Shayma Shamo, médecin, des
témoignages en arabe ou en anglais. « Nous devons nous exprimer,
nous unir et nous défendre les unes les autres, car ce qui se passe est
inacceptable », écrit alors Mme Shamo. Les témoignages a uent
du Koweït et du reste de la péninsule arabique. Mariées ou
célibataires, mineures, étudiantes, salariées ou au foyer, ces
femmes, auxquelles se joignent quelques employées de maison
originaires du Sud-Est asiatique, subissent le taharouche
(« harcèlement ») en tous lieux. Dans les centres commerciaux,
dans les universités, au travail, dans les lieux publics et même aux
abords des mosquées.

La campagne #Lan_Asket rebondit le 20 avril, après l’enlèvement


et l’assassinat, devant ses deux jeunes enfants, de la Koweïtienne
Farah Akbar par un homme qui la harcelait (7). Un drame auquel
fera écho, quelques semaines plus tard, la mort, dans la ville du
Kef, dans le nord-ouest de la Tunisie, de Refka Cherni, 26 ans,
qui avait porté plainte, certi cats médicaux à l’appui, contre son
mari violent, un agent de la garde nationale. « Retire ta plainte ou
je t’égorge » fut la menace de ce dernier lors d’une confrontation
au commissariat. Le lendemain, il la tuait de cinq balles. Le mot-
clic #EnaZeda (« moi aussi »), apparu en 2019 entre les deux
tours de l’élection présidentielle, refait alors surface sur les
réseaux, avec des critiques acerbes à l’encontre des autorités,
accusées de laxisme. Le 20 mai, lors d’une audition au Parlement,
la ministre de la justice par intérim Hasna Ben Slimane déclare
que la justice a traité en 2019 et 2020 près de 4 000 a aires de
violences. Un chi re dérisoire en comparaison des 65 000 plaintes
recensées par le ministère de l’intérieur. Après la mort de Refka
Cherni, nombre de Tunisiennes font part de leur amertume ; elles
en tirent la conclusion que porter plainte ne sert qu’à aggraver le
danger. Un constat partagé par des Koweïtiennes, car Farah
Akbar avait, elle aussi, porté plainte contre son futur assassin. En
Algérie, les neuf enseignantes violées par un groupe d’hommes
dans la nuit du 17 mai 2021 à leur domicile de fonction en
bordure de la ville de Bordj Badji Mokhtar (Sahara) avaient
signalé à quatre reprises aux autorités qu’elles étaient en danger.
Leur syndicat a dénoncé l’insécurité dans laquelle elles vivaient et
déploré le manque de réaction des autorités (8).

« Très peu de femmes ont le courage de porter plainte parce qu’elles


savent que la justice est lente et qu’elles devront subir les pressions
de l’entourage familial pour qu’elles se rétractent, comme ce fut le
cas pour Refka Cherni », témoigne Mme Narjess A., médecin.
« Dans nos sociétés, porter plainte pour harcèlement sexuel, c’est
d’abord surmonter l’injonction masculine à la pudeur et à la
préservation de la réputation de la famille. Évoquer devant des
étrangers des attouchements, ou raconter qu’un homme vous a
suivie en exhibant son sexe, c’est in iger aux siens le ‘ayb, la
honte. »

Tous les pays arabes se targuent de posséder des législations qui


punissent le harcèlement sexuel et les violences contre les femmes.
Mais les principales campagnes menées depuis 2017 par diverses
organisations féministes démontrent deux choses. D’abord, la loi
est souvent bafouée, de nombreux assassins ou hommes violents
n’étant pas inquiétés ou retrouvant rapidement la liberté. Ensuite,
ces législations sont souvent incomplètes. Exception faite du
Maroc et de la Tunisie, les membres de la Ligue arabe ont tous
exprimé des réserves à propos de la convention sur l’élimination
de toutes les formes de discriminations à l’égard des
femmes (Cedaw), adoptée par l’Organisation des Nations
unies (ONU) en 1979. Cela empêche les organisations féministes
de s’appuyer sur ce texte de référence pour exiger de leurs États
des lois plus adaptées. De même, il n’existe pas au sein de la Ligue
arabe de texte spéci que comparable à celui du Conseil de
l’Europe contre les violences à l’égard des femmes, que vient de
révoquer la Turquie.

Aucun pays arabe, pas même la Tunisie, qui dispose pourtant


depuis 2017 d’un arsenal juridique ambitieux contre les violences
faites aux femmes, ne pénalise explicitement le viol conjugal,
objet de récentes arguties théologiques sur sa licéité en
Égypte (9). Dans les monarchies du Golfe, la loi ne prévoit rien
contre les violences domestiques. En Algérie, l’auteur d’un
féminicide peut béné cier de circonstances atténuantes en cas
d’adultère. En Jordanie comme en Irak et en Syrie, la justice
accepte les arrangements entre familles dans le cas d’un crime dit
« d’honneur ». Au Maroc, pays où une enquête du ministère de la
famille datant de 2019 révèle qu’une femme sur deux a subi des
violences, des victimes de viol hésitent à porter plainte car elles
peuvent être poursuivies par la justice pour avoir eu des relations
sexuelles hors mariage. Une situation que dénonce la websérie
#TaAnaMeToo (« même moi [je suis] MeToo »).

En Égypte, comme l’a bien montré le lm Les Femmes du bus


678, du réalisateur Mohamed Diab (2010), le harcèlement sexuel
est un éau. Dans une enquête de l’ONU réalisée en 2013, 99,3 %
des femmes égyptiennes interrogées ont déclaré avoir été victimes
d’une forme de harcèlement (10). Ce pays est d’ailleurs l’un des
seuls du monde arabe où les campagnes #AnaKaman (« moi
aussi ») ne se contentent pas d’être générales ou de réagir à un
crime, mais visent nommément des individus. En juillet 2020, le
compte Instagram « Assault Police » (« police des agressions ») a
mis en cause pour des viols et du harcèlement sexuel un ancien
étudiant de l’Université américaine du Caire, membre de la
jeunesse dorée. Plus de cinquante femmes ont pu alors témoigner
de ce qu’il leur avait fait subir en toute impunité.

« Soyez des femmes respectables »

La gravité du phénomène est telle qu’en juillet, après des années


de tergiversations, la Chambre des représentants égyptienne a
approuvé un texte qui transforme le délit de harcèlement sexuel
en crime. Et même le grand mufti Shawki Allam monte au
créneau : « Le harcèlement sexuel est interdit par la loi islamique.
Il gure parmi les pires péchés et il ne saurait être justi é par
l’habillement des femmes », déclare-t-il (11). Mais l’écoutera-t-on ?
Suspendu quelques semaines en juillet 2020 pour avoir a rmé
que « les vêtements courts et serrés sont la raison du harcèlement
sexuel », l’imam Abdallah Roshdy sévit de nouveau sur les réseaux
sociaux, où ses partisans sont nombreux.

Quel impact ont les mobilisations féministes sur les


gouvernements ? Comme le relève Mme Djahnine, « ces
campagnes leur permettent d’a rmer que la liberté d’expression
existe dans leurs pays. Et, même s’ils concèdent quelques lois — qui
restent à appliquer —, ils sévissent dès que le militantisme féministe
s’élargit à des revendications politiques plus larges ». L’exemple le
plus emblématique en est celui de l’Arabie saoudite, où de
nombreuses militantes sont persécutées. Mme Loujain Al-
Hathloul a d’abord lutté pour que les Saoudiennes obtiennent le
droit de conduire une voiture et puissent s’a ranchir de la tutelle
masculine, avant d’oser revendiquer une démocratisation
progressive de son pays. Arrêtée en mars 2018, elle a passé deux
ans en détention provisoire, où elle a subi torture et sévices
sexuels, avant d’être condamnée à cinq ans et huit mois de prison
par un tribunal antiterroriste. Elle a été relâchée en février 2021,
mais avec l’interdiction de quitter le royaume. Son tort a été
d’indisposer le prince héritier Mohammed Ben Salman, qui se
veut le seul maître de la modernisation de sa société (12). « Dans
nos pays, le message de l’État est : “Soyez des femmes respectables
pour qu’on vous protège.” Ce même État impose sa dé nition
patriarcale de la respectabilité », déplore Mme Mozn Hassan, qui
dirige une association de défense des droits des femmes en
Égypte.

Et les hommes dans tout cela ? Quand on pose la question à


Mme Djahnine, sa réponse débute par un rire franc. « Toutes ces
campagnes ont provoqué un basculement et une prise de conscience.
Il y a bien un après-#MeToo, et beaucoup d’hommes se disent
désormais favorables à la cause féministe. Mais les tiraillements
persistent, surtout quand on aborde des questions concrètes, comme
les attitudes o ensantes que certains disent être de la séduction. Et
ne parlons pas de la question de la répartition des tâches au sein du
couple… Mais nous progressons. Pas à pas. »

Akram Belkaïd
(1) Les tribunaux algériens continuent de prononcer des peines capitales, notamment
dans les a aires de terrorisme. Toutefois, aucun condamné n’a été exécuté depuis
1993, date des premières négociations pour un accord d’association entre l’Algérie
et l’Union européenne.

(2) http://feminicides-dz.com

(3) « Campagne des comédiennes algériennes contre les violences faites aux femmes »,
YouTube, 27 novembre 2020. Vidéo réalisée par Adila Bendimerad et Ahmed
Zitouni, texte d’Adila Bendimerad et Leïla Touchi.

(4) Lire Michel Bozon, « Transformations de la sexualité, permanence du sexisme », Le


Monde diplomatique, février 2018.

(5) « Ceci est ma vie privée » (en arabe), YouTube, 1er décembre 2012.

(6) Justine Clément, « Les femmes du Koweït impulsent leur #MeToo », Orient XXI,
24 juin 2021.

(7) Khitam Al-Amir, « Kuwait : Man sentenced to death by hanging for killing Farah
Akbar », Gulf News, Dubaï, 6 juillet 2021.

(8) « “Ce qui s’est passé à Bordj Badji Mokhtar n’est pas un cas isolé” », Liberté, Alger,
19 mai 2021.

(9) Samar Samir, « Egyptians re-voice rejection to “marital rape” », Egypt Today, Le
Caire, 20 juin 2021.

(10) « Étude sur les moyens et méthodes pour éliminer le harcèlement sexuel en
Égypte », rapport de l’Organisation des Nations unies, 23 mai 2013.

(11) « Mufti describes harassment as “major sin” », State Information Service,


12 décembre 2020.

(12) Lire Florence Beaugé, « Une libération très calculée pour les Saoudiennes », Le
Monde diplomatique, juin 2018.
Le Monde diplomatique, août 2021

V -T

Aux États-Unis, le complotisme


des progressistes
La n de la présidence de M. Donald Trump n’a pas mis n aux

débordements qui l’ont accompagnée. Ses adversaires présentent

toujours l’ancien promoteur immobilier comme un danger vital qui

réclame une mobilisation de chaque instant. Au point que

l’analogie avec Adolf Hitler est devenue courante, y compris chez

ceux qui savent ce que parler veut dire. De telles outrances

servent un objectif. Lequel ?

T F
Jean-Michel Basquiat. – « ree Ponti cators » (Trois pontifes), 1984

© e estate of Jean-Michel Basquiat - ADAGP, Paris 2021 - Photographie : Galerie Enrico

Navarra - ADAGP images

Souligner à quel point M. Donald Trump a été un mauvais


président est le préalable à toute appréciation sérieuse du déluge
de discours délirants qui, aux États-Unis, a submergé le débat
public depuis cinq ans.
À l’évidence, le milliardaire new-yorkais fut un dirigeant
exécrable : égocentrique, bourré de préjugés, incapable
d’empathie, infatué, inconscient des responsabilités qui lui
incombaient. Il n’a cessé de mentir, y compris sur des choses
facilement véri ables, et de se comporter en démagogue, feignant
de se soucier des classes populaires. Il a usé de la fonction
suprême pour s’enrichir personnellement, servir ses amis et
permettre aux entreprises de remodeler les lois à leur convenance.
Il a récusé la légitimité de toute élection dont l’issue lui déplaisait.

Tous ces constats, à l’exception du dernier, pourraient cependant


s’appliquer à nombre des dirigeants américains de ces cinquante
dernières années, et notamment à certains locataires de la Maison
Blanche qui sont allés beaucoup plus loin que M. Trump dans
l’usage destructeur du pouvoir présidentiel. Ronald Reagan, par
exemple, a déréglementé le système nancier, autorisé le retour
des monopoles, anéanti la puissance des syndicats, nancé
illégalement une guérilla d’extrême droite en Amérique centrale.
M. George W. Bush a déclenché une longue guerre sur la base
d’un mensonge et lancé un programme de surveillance national
qui ne cesse de s’étendre. Quant à Richard Nixon, quelques clics
su raient pour rappeler l’ampleur de ses méfaits.

Tous étaient des hommes habiles, qui poursuivaient avec une


froide rationalité des objectifs xés de longue date par leur parti.
M. Trump, au contraire, a fait preuve d’une incompétence à peine
croyable, tel un idiot se déchaînant contre des forces qui le
dépassaient. Certes, il a fait voter d’importantes réductions
d’impôts, notamment pour les entreprises, et il a promu de
nombreux juges ultraconservateurs. Mais, à part ça, il n’a pas
accompli grand-chose. Lui qui se présentait comme un homme
fort, toujours prêt à user de son pouvoir, n’a rien fait quand une
véritable urgence nationale a frappé les États-Unis avec la
pandémie de Covid-19 : il a laissé les États et le secteur privé se
débrouiller. Et, au printemps 2020, quand des manifestations ont
éclaté dans tout le pays en réaction à la mort de George Floyd, tué
par un policier, il a répondu en se plaignant des médias. Celui
qu’on présentait comme une menace pour la liberté d’expression a
d’ailleurs ni par être lui-même censuré, le jour où Twitter et
Facebook ont fermé ses comptes.

Délirer ou se taire

Dès lors, comment interpréter la culture politique qui a dominé le


pays ces cinq dernières années ? Entre 2016 et début 2021,
l’écrasante majorité des commentateurs, penseurs et autres
« experts » se sont accordés pour décrire M. Trump comme un
tyran, un va-t-en-guerre obsédé par l’arme nucléaire, un fasciste,
un nazi, le pire dirigeant de la planète depuis Adolf Hitler. Leur
logorrhée était universelle, hégémonique dans presque toutes les
publications, sur toutes les chaînes de télévision et stations de
radio qui orientent la vie intellectuelle du pays. Être de gauche et
défendre une autre interprétation n’était pas seulement
inadmissible : c’était le moyen le plus sûr de nuire à sa carrière.
Refuser de participer à l’hystérie revenait à se condamner au
silence.

Pour comprendre cet engrenage, il faut commencer par le


feuilleton qui lui servit de point de départ : la théorie selon
laquelle M. Trump avait non seulement remporté les élections
grâce à une intervention de la Russie, mais qu’il ne cessait de
surcroît d’agir comme l’instrument d’une puissance étrangère
hostile. Presque tous les médias de renom ont, à un moment ou un
autre, accusé le milliardaire new-yorkais d’être un agent in ltré.
Pourtant, plusieurs éléments cruciaux fondant l’hypothèse du
complot russe n’ont jamais été prouvés ; d’autres ont été réfutés,
comme l’a aire des primes que la Russie aurait prétendument
o ertes aux Afghans pour tuer des soldats américains (1). On
pourrait longtemps égrener les fake news du journalisme anti-
Trump. Elles se comptent par dizaines, à tel point que, d’après le
journaliste Matt Taibbi, la succession frénétique de pseudo-
scandales a ni par servir de modèle économique aux médias :
sitôt une a aire dégon ée, une autre venait la remplacer, leur
assurant des succès d’audience tout au long cette présidence (2).

Selon un recensement établi par le New York Times, 1 200 livres


ont été publiés sur M. Trump entre 2016 et août 2020. Au cours
de son mandat, les chaînes de télévision câblées ont rapporté ses
méfaits avec un tel acharnement qu’il ne leur restait souvent plus
assez de temps pour se soucier du reste de l’actualité. Son
irruption sur la scène nationale leur a autant pro té qu’aux plus
fervents adeptes du président. Lui résister procurait par ailleurs à
ces journalistes une raison d’être, comme le suggère un mème très
populaire sur Internet ces dernières années : « Si vous vous êtes
déjà demandé ce que vous auriez fait au temps de l’esclavage, de
l’Holocauste ou du mouvement des droits civiques, vous allez à
présent le découvrir »…

La guerre contre M. Trump a simpli é le monde à outrance,


repeignant le moindre fait aux couleurs de l’urgence morale. Elle
a transformé les médias en héros, en « combattants en première
ligne dans la guerre du président Trump contre la vérité », pour
citer la description d’un ouvrage de Jim Acosta, le correspondant
de Cable News Network (CNN) à la Maison Blanche (3). Elle a
fait le succès de petits politiciens qui n’avaient d’autre programme
que leur opposition à M. Trump, et elle a permis aux chaînes de
télévision de vendre plus de spots publicitaires (4).

En termes de mots par mois de mandat, l’administration Trump


doit avoir été la plus disséquée de l’histoire des États-Unis.
L’hystérie « progressiste » qui l’a accompagnée n’a fait en
revanche l’objet de presque aucune analyse sérieuse. Elle relève
pourtant de l’histoire culturelle des années Trump, tout autant
que le personnage lui-même. En fait, cette banalisation de
l’outrance importe même davantage, car elle re ète les pensées et
les craintes du groupe social dominant aux États-Unis, les
millions de cadres et de membres des professions intellectuelles
supérieures qui ont tant prospéré ces dernières décennies. Si
M. Trump n’est plus autant sur le devant de la scène — pour le
moment —, les « cols blancs » qui l’ont méprisé continuent de
savourer leur victoire. Leur vision du monde imprègne désormais
toutes les grandes institutions : la Silicon Valley, Wall Street, les
universités, les médias, le secteur associatif.

Mais la frénésie des progressistes a une signi cation plus


profonde. L’ère Trump a commencé par une dénonciation des
« populistes » qui ignoraient les plus instruits et menaçaient
d’instaurer un régime autoritaire aux États-Unis. Elle s’est
achevée par le triomphe des classes supérieures : les grandes
entreprises peuvent désormais se dépeindre à longueur de journée
en combattantes de l’antiracisme ; les médias, qui se réclament de
la « post-objectivité », entendent anéantir toute dissonance
idéologique ; chaque faux pas politique, même in me, peut se
solder par un licenciement ou par des humiliations publiques.
Comble de l’ironie, nombre de démocrates qui étaient si inquiets,
il y a quatre ans, de l’autoritarisme de M. Trump en sont venus à
accepter l’idée de rediriger les moyens de surveillance de l’État
vers l’« extrémisme intérieur ». La peur de l’autoritarisme
trumpiste a ainsi favorisé un autoritarisme démocrate.

L’une des premières à faire son miel de cette grande frayeur a été
Mme Amy Siskind. Ancienne cadre de Wall Street devenue fan de
Mme Hillary Clinton, elle a sombré dans l’e roi en
novembre 2016, après la victoire du candidat républicain.
Réagissant à cet événement inconcevable, elle a entrepris de
rédiger un catalogue exhaustif de tout ce que M. Trump pouvait
faire de choquant, de nouveau ou de « pas normal ». Pourquoi
s’embarquer dans un tel projet ? Parce que « les spécialistes de
l’autoritarisme nous conseillent de dresser une liste de tous les
changements subtils qui s’opèrent autour de nous, pour mieux se
souvenir », selon une phrase martelée par Mme Siskind sur son
site Internet. Son catalogue se voulait une sorte de manuel pour la
rédemption nationale, traçant « une carte destinée à nous aider à
revenir à la normalité et à la démocratie ».

Concrètement, Mme Siskind publiait chaque dimanche une liste


d’informations inquiétantes qui avaient retenu son attention au
cours de la semaine écoulée. Portée par l’enthousiasme de son
propre projet, elle se mit à en repérer de plus en plus. La
première liste, en novembre 2016, comptait neuf éléments ; l’une
des dernières, en décembre 2020, recensait 370 a ronts. Entre-
temps, le projet de Mme Siskind était devenu si populaire qu’elle
en tira un livre, La Liste (5).
« Vous hurlez dans votre sommeil ! »

Comment la défense de la « normalité » a-t-elle pu devenir la


principale préoccupation des « progressistes » ? Outre les
éléments habituels du catalogue de l’indignation (la vulgarité de
M. Trump, sa collusion supposée avec la Russie), les listes
hebdomadaires comprenaient des choses plus banales (comme des
démissions à la Maison Blanche) ou des considérations
franchement rétrogrades. Mme Siskind trouvait par exemple
scandaleux de critiquer la procédure d’obstruction parlementaire
( libuster) ouverte à une minorité de sénateurs (quarante sur
cent), car il s’agit d’une « norme établie de longue date (6) ». Ce
répertoire frénétique se prévalait bien sûr de l’expertise, les listes
de Mme Siskind étant un exercice prescrit par les « spécialistes de
l’autoritarisme ».

Pour analyser ce paysage tragique de normes brisées,


Mme Siskind rencontra aux quatre coins du pays des experts à la
fois méprisés par M. Trump et témoignant de ses a ronts. Ils
furent d’héroïques soldats dans cette guerre moderne contre la
dictature « populiste ». Même les professions médicales devaient
pouvoir ausculter la tyrannie. Quand Mme Siskind rencontre un
orthodontiste au sujet d’une dent fêlée, le spécialiste lui déclare
aussitôt : « C’est ce qui se passe dans les dictatures : vous hurlez
dans votre sommeil ! »

Pour les experts, l’ascension de M. Trump signi ait la répudiation


de leur classe. Il fallait donc le combattre comme un ennemi de
classe. Tous les coups étaient permis. Les spécialistes de l’Europe
de l’Est formèrent un des groupes d’experts les plus actifs. Parmi
eux, Timothy Snyder, historien à l’université Yale, spécialiste du
nazisme et de l’URSS, auteur en 2017 d’un livre à succès intitulé
De la tyrannie (7). Il y compare à maintes reprises la rhétorique
de M. Trump à celle de Hitler : le dirigeant nazi aimait le mot
« luttes » et l’ex-président américain a ectionne le terme
« gagnant » ; les nazis détestaient la presse et M. Trump adore
dénoncer les fake news — Snyder lui-même reprend
malencontreusement ce terme six pages plus loin… Puis on trouve
un passage associant l’homme d’a aires américain à la Shoah :
« À quelle période “again” se réfère-t-il dans le slogan “Make
America Great Again” ? », interroge l’éminent professeur,
ignorant apparemment que M. Trump avait repris ce slogan —
« Rendre sa grandeur à l’Amérique » — à Reagan. Snyder donne
un indice : « C’est le même “again” que l’on trouve dans
l’expression “never again” [“plus jamais ça”, en référence au
génocide des Juifs d’Europe]. »

Snyder a beau être un universitaire de haut rang, son De la


tyrannie relève d’un genre très commun aux États-Unis : le
manuel de survie par temps di ciles. Chaque chapitre propose
donc aux lecteurs des recommandations pour résister à l’emprise
du président américain d’alors : tenez tête aux méchants, comme
l’a fait Winston Churchill ; nouez des amitiés, comme certains s’y
employèrent dans la Pologne communiste ; honorez les
journalistes et faites-leur con ance — sauf s’ils rendent publics des
courriels de Mme Clinton, auquel cas ils sont proto-totalitaires.

Il serait injuste d’accabler Snyder pour avoir recouru à ces


analogies entre ses adversaires et les nazis. La pratique était
devenue banale pendant les années Trump. Par ailleurs, De la
tyrannie n’est pas dénué d’intuitions originales. Quand l’auteur
prédisait, en 2017, que les États-Unis risquaient de sombrer dans
une « culture de la dénonciation », il avait parfaitement raison —
à ceci près que les internautes « progressistes », et non
M. Trump, allaient bientôt réclamer la défenestration des
ennemis de la vertu. Il n’avait pas tort non plus de mettre en
garde contre une imminente « suspension de la liberté
d’expression » — à ceci près que la prophétie fut réalisée par le
sympathique monopole des réseaux sociaux, Facebook et Twitter
en tête, et non par le régime de M. Trump.

Dans son manuel de résistance à la dictature, Snyder s’adresse aux


diplômés de l’enseignement supérieur, les implorant de
commencer à agir en tant que membres d’une même classe, a n
d’exercer « un certain pouvoir ». Ce genre d’invocation est
récurrent. Le seul moyen d’arrêter l’autoritarisme serait de
renforcer le pouvoir des gures traditionnelles de l’autorité, des
« autorités autorisées », pourrait-on dire : la cohorte de diplômés
qui forment la classe des commentateurs, professeurs,
éditorialistes, nanciers, docteurs, avocats et génies des nouvelles
technologies. Depuis 2016, l’idée a été rebattue sur tous les tons :
un Trump est ce que vous récoltez chaque fois que vous ne
respectez pas ceux qui savent. Mais aussi : si M. Trump est bien
Hitler, alors il faut écraser son mouvement, censurer ses
partisans, refuser qu’ils pro tent des règles de la démocratie
ordinaire pour la détruire.

Douter de la parole des autorités serait le premier pas vers le


« crépuscule de la démocratie », pour reprendre le titre d’un
ouvrage publié en 2020 par Anne Applebaum (8). Selon cette
essayiste très populaire, ce qui a mené à la terrible ère de
M. Trump est la fragmentation des élites dirigeantes. Applebaum
se remémore avec émotion l’époque où les intellectuels vivaient en
harmonie, où ses amis s’accordaient sur les bienfaits de la
mondialisation néolibérale et où tous psalmodiaient les mêmes
tables de la Loi. Hélas, regrette- t-elle, certains « membres de
l’élite intellectuelle et diplômée », y compris parmi ses propres
amis, se sont mis à contester « le reste de l’élite intellectuelle et
universitaire ». Une « trahison », estime Applebaum, qui renvoie
elle aussi à Hitler.

Que des gens instruits ne s’accordent pas toujours entre eux


apparaît inconcevable à l’auteure, pour qui la doctrine de la
méritocratie est le mécanisme permettant à une société de choisir
une élite qui croit aux mêmes choses qu’Applebaum. Penser
autrement reviendrait à trahir sa responsabilité d’intellectuel.
Aucun des semeurs de panique évoqués ici ne prend au sérieux les
questions et les forces sociales qui ont poussé les Américains à
voter pour M. Trump. Mais ils n’avaient pas besoin de s’en
donner la peine. La littérature sur le mouvement qui t corps avec
l’ancien président était considérable, et, au sein des classes les plus
diplômées, ses conclusions étaient connues de tous : les électeurs
trumpistes étaient des Blancs pauvres, motivés par des peurs
racistes destinées à expliquer leur déclassement. Il su sait
d’allumer sa télévision pour entendre une telle analyse matin, midi
et soir. Les pensées et les craintes de cet électorat n’étaient donc
pas un sujet digne d’intérêt pour un intellectuel.

Mais quid de ces intellectuels eux-mêmes ? Comment expliquer


leur èvre anti-Trump ? Les angoisses progressistes relatives à la
menace russe, à la censure et à la dictature se sont révélées
fantaisistes. La présidence Trump a été caractérisée par le
narcissisme infantile et par l’incompétence, pas par le calcul
machiavélique. D’autres chefs de l’exécutif, plus retors que lui,
auraient pro té de la crise du Covid-19 et des émeutes urbaines
pour étendre les pouvoirs de la Maison Blanche. Dans le même
temps, les journaux les plus puissants, qui le combattaient,
confortaient leur domination. Les journalistes rent donc litière
de l’« objectivité » dont ils étaient autrefois si ers. Les
progressistes autoproclamés se joignirent aux défenseurs de la
surveillance d’État pour réclamer la répression des opinions
politiques marginales. Avec le risque que — si M. Trump n’était
pas Hitler — les libertés se retrouvent amoindries ou écrasées par
ceux-là mêmes qui prétendaient être les seuls à croire en elles, que
des gens qu’il aurait plutôt fallu convaincre soient transformés en
ennemis irréductibles et que le libéralisme politique se trouve
disquali é pour les décennies à venir.

Le plaisir de se sentir héroïques

Les grandes gures du Parti démocrate, qui ont relayé les


outrances de leurs supporteurs, ne les ont pas prises au sérieux.
Sinon, comment comprendre qu’au Congrès la plupart des élus
démocrates aient voté les budgets militaires faramineux présentés
par l’administration Trump — une décision suicidaire si on
pensait vraiment que le président, commandant en chef des
armées, préparait un nouvel holocauste ? Depuis qu’ils ont repris
le pouvoir, à part installer une barrière autour du Capitole et
renforcer la présence policière autour du bâtiment, les démocrates
n’ont d’ailleurs rien entrepris pour prévenir de futurs abus de la
Maison Blanche. Après le mandat de Nixon et le scandale du
Watergate, en revanche, les parlementaires des deux partis
avaient voté des réformes destinées à brider le pouvoir
présidentiel et à contenir le rôle de l’argent dans la politique
américaine.

Au fait, quelle fonction sociale remplissent les épisodes de délire


collectif ? Pourquoi les États-Unis, et d’autres pays sans doute, s’y
complaisent-ils périodiquement ? On peut d’abord avancer des
réponses faciles. L’hystérie, c’est amusant : les gens se sentent
héroïques, ils se perçoivent comme les ultimes remparts de la
civilisation. L’hystérie fait vendre : les livres deviennent des best-
sellers, les groupes politiques reçoivent des donations destinées à
prévenir l’apocalypse, les gens regardent la télévision à longueur
de journée puisque le pire pourrait advenir à tout instant, et ils se
radicalisent sous l’in uence de CNN ou de Fox News, en fonction
de leur camp. L’hystérie est aussi source de confusion : elle
désoriente les gens, rend la pensée critique impossible dans un
pays d’individualistes qui apprennent à se comporter en troupeau.
Et surtout, l’hystérie motive. Alors que les deux camps prédisaient
la n du monde, le taux de participation à l’élection de 2020 a
bondi à un niveau sans précédent depuis 1900 (66,7 % de la
population en âge de voter, contre 51,2 % en 2000).

Pour toutes ces raisons, l’hystérie semble être devenue le mode sur
lequel se jouent désormais les élections, et peut-être est-ce une
bonne chose que les « progressistes » l’aient en n compris eux
aussi. Après tout, le vieux candidat falot qui représentait le Parti
démocrate en 2020 peinait à susciter l’enthousiasme. Il a fallu de
l’hystérie pour que M. Joseph Biden entre à la Maison Blanche.
Et, somme toute, il fait un bien meilleur président que M. Trump,
à tous points de vue. Doit-on pour autant éprouver de la gratitude
pour une culture qui manie à ce point l’exagération permanente
et agite la peur du fascisme ?
L’hystérie des années Trump comporte quelque chose de très
spéci que. Le phénomène n’a pas concerné que les organes de
propagande télévisée ; il a également atteint des penseurs sérieux.
Considérons ici les éléments de leur cauchemar : la crainte que
l’ignorance soit en marche, que les Américains aient perdu le
respect des normes, des institutions et des élites, que la civilisation
soit menacée par les tendances autoritaires des classes inférieures.

Cet ensemble de peurs a déjà frappé le pays par le passé.


Notamment à l’été 1896, quand le Parti populiste — un
mouvement qui a rmait défendre les travailleurs — choisit pour
candidat à la présidence un certain William Jennings Bryan. Ce
dernier, qui portait également les couleurs du Parti démocrate,
dénonçait ouvertement les élites. L’union des démocrates et des
populistes derrière ce candidat vaguement de gauche laissait
penser qu’il avait des chances sérieuses de l’emporter, et donc de
tenir sa promesse de campagne : sortir les États-Unis du système
de l’étalon-or, une norme qui déterminait tout le reste. Panique à
bord. Les grandes gures du journalisme, de la nance et de
l’université crièrent à l’« anarchie », à la violation des
engagements les plus sacrés, et traitèrent Bryan de démon, de
révolutionnaire, de jacobin, de démagogue tout juste bon à
entraîner les péquenauds dans un mouvement comparable à une
maladie mentale. D’éminents membres du Parti démocrate, qu’il
représentait pourtant, se dressèrent contre lui. La haine qu’il
suscitait faisait quasiment l’unanimité au sein des élites des côtes
est et ouest, qui méprisaient ce que, à leurs yeux, les
« populistes » incarnaient : le rejet de l’orthodoxie nancière et de
leur statut de propriétaires de la nation.
Un nouvel épisode de cet ordre survint dans les années 1930, au
moment où l’expérience américaine de la social-démocratie
prenait de l’ampleur. Élu en 1932, au plus fort de la Grande
Dépression, Franklin Roosevelt créa des emplois, encadra Wall
Street, légalisa les syndicats et mit n pour de bon à l’étalon-or.
Une rage collective s’empara derechef des élites journalistiques,
nancières, entrepreneuriales, juridiques et économiques,
coalisées pour proférer les accusations les plus folles contre le
président. C’était un dictateur, un communiste, un fasciste, un
dément, un démagogue qui mettait à mal la liberté et sa norme
suprême : la libre entreprise si chère à l’Amérique. D’anciens
dirigeants de son propre parti se liguèrent contre lui. Le Chicago
Tribune tenait un compte à rebours du temps qui restait avant les
élections de 1936, indiquant en première page « Plus que X jours
pour sauver notre pays ».

De toute évidence, M. Trump n’a rien à voir avec Roosevelt, et


l’on peine à croire que le milliardaire new-yorkais parle la même
langue que Bryan, un homme profondément croyant qui détestait
la vulgarité et n’avait pas une très haute opinion des magnats de
l’immobilier. Mais l’opposition à ces trois personnages semble
correspondre à un modèle, jusque dans ses moindres détails :
l’unanimité de la bourgeoisie, l’attachement aux « normes » et
aux traditions non écrites, la peur des puissances étrangères, le
recours incessant à l’hyperbole, l’appui inconditionnel aux
dissidents du camp du « méchant », fussent-ils les pires.

Qu’est-ce qui déclenche une telle réaction ? Dans les trois cas, on
retrouve de profondes inégalités. Les discours les plus outranciers
proviennent des classes les plus privilégiées de la société :
autrefois, les patrons de presse, chefs d’entreprise et avocats
d’a aires ; désormais, les surdiplômés qui exercent un contrôle
hégémonique sur les médias et l’industrie de la « connaissance ».
Dans chacun des épisodes cités, ils percevaient les mouvements
politiques de leur pays comme un péril mortel pour leur propre
statut.

Bryan et Roosevelt représentaient une menace évidente. Avec


M. Trump, l’a aire devint plus compliquée. Il n’était assurément
pas l’ennemi des riches, dont il a beaucoup réduit les impôts. Mais
il a aussi piétiné l’image idyllique de la mondialisation qui se
trouve au fondement de la vision bourgeoise du monde depuis les
années 1990. Il a eu des mots cruels pour les médias, la Silicon
Valley et Wall Street. Il a critiqué l’Organisation du traité de
l’Atlantique nord (OTAN) et prétendu s’opposer aux « guerres
sans n » au Proche-Orient. En n, bien qu’il n’ait presque rien
fait pour y remédier, à l’exception de mesures protectionnistes
que son successeur a eu l’intelligence politique de ne pas remettre
en question, il a réveillé la colère de millions de travailleurs blancs
— la hantise de l’élite éclairée depuis les années 1960.

Applebaum, Snyder et leurs acolytes savent bien que la société au


sommet de laquelle ils se trouvent n’est pas saine et que des
millions d’Américains méprisent l’élite diplômée (9). Quelques
éléments-clés expliquent un tel rejet : l’épidémie d’opioïdes qui a
fait rage dans le centre des États-Unis avant 2016, un cadeau de
l’industrie pharmaceutique et de la profession médicale ; la
désindustrialisation qui a a ecté les mêmes aires géographiques,
fruit des accords de libre-échange ; la crise nancière mondiale,
causée par les plus grands génies américains des mathématiques
et de la nance — qui ont à peine subi les conséquences de leurs
actes —, et les ren ouements auxquels elle a donné lieu ; la guerre
en Irak, chef-d’œuvre du corps diplomatique et des services de
renseignement.

Une moitié du pays rumine son ressentiment

Monsieur Trump n’a rien fait pour résoudre ces problèmes.


Pourtant, tout le monde sait qu’ils persistent. En ce moment, un
camp discute, fait la leçon, réprimande, tandis que l’autre,
silencieux ces derniers temps, rumine son ressentiment. Chacun
sait que c’est cette dynamique malsaine qui a favorisé l’accession
d’un démagogue raciste à la présidence. Et chacun sait que ce
pays est au bord de l’explosion. « Les symboles culturels produits
par les élites des côtes est et ouest sont ensuite di usés sur les ondes
des régions de l’intérieur du pays, analyse Anusar Farooqui sur son
blog Policy Tensor. Comme il s’agit d’une route à sens unique, vous
obtenez cette structure profonde où les classes populaires, depuis
leurs campagnes ou leurs banlieues lointaines, observent leur culture
se faire ridiculiser, dans un silence maussade et contraint. Voici le
moteur qui perpétue, voire renforce, le ressentiment de classe (10).
»

Il existe deux manières de réagir à une telle situation. Les


progressistes pourraient exiger des mesures matérielles
susceptibles de réparer cette société. Il faudrait commencer par
réformer la police et le système judiciaire, tous deux entachés de
racisme. Mais il faudrait aller beaucoup plus loin. Les Américains
ont besoin de pouvoir se syndiquer, de pouvoir faire des études
sans s’endetter à vie et vivre décemment même s’ils ne sont pas
bardés de diplômes. Lorsque le président Biden annonce qu’il fera
désormais respecter les lois antitrust et que son programme de
travaux publics favorisera en priorité les emplois américains bien
payés et ne réclamant pas toujours un niveau d’instruction élevé, il
en prend le chemin, au risque de déplaire aux pourfendeurs
habituels du protectionnisme qui grouillent dans son camp.

L’autre stratégie consisterait à accélérer l’autoritarisme


progressiste, le haut-le-cœur face à un pays qui ne se montre pas à
la hauteur des attentes éclairées de ses élites instruites. Et
d’imaginer alors des moyens de faire accepter à tous l’autorité
autorisée. Autrement dit, de contraindre les Américains
« moisis » à entériner la vision du monde de leurs compatriotes
les plus « avancés ».

La fureur anti-Trump est souvent considérée comme un


phénomène progressiste, voire une renaissance de la gauche. Mais
elle a aussi ouvert la voie à cette nouvelle forme d’autoritarisme,
portée par des démocrates. Dans le paysage politique
contemporain, on entend désormais des avocats reconnus
exprimer leur aversion pour la liberté d’expression (11), des
banques, des services de renseignement et des industriels de la
défense déclarer leur solidarité avec les minorités opprimées (12),
des élus démocrates faire pression sur Google, Facebook ou
Twitter pour qu’ils recourent plus systématiquement à la censure
— le tout sur fond de condamnation de la nocivité intrinsèque de
la classe ouvrière blanche. Ainsi s’exprime une aristocratie qui
refuse de tolérer l’existence même d’une partie appréciable de la
population qu’elle gouverne. À ses yeux, les seules « normes » qui
semblent désormais compter sont celles qui la maintiendront tout
au sommet.

omas Frank
Journaliste. Auteur de e People, NO : A Brief

History of Anti-Populism, Metropolitan Books, New

York, 2020.

(1) Lire Serge Halimi et Pierre Rimbert, « Médias culpa », Le Monde diplomatique,
juin 2021.

(2) Matt Taibbi, Hate Inc. : y Today’s Media Makes Us Despise One Another, OR
Books, New York, 2021 (1re éd. : 2019).

(3) Jim Acosta, e Enemy of the People : A Dangerous Time to Tell the Truth in
America, Harper, New York, 2020.

(4) Cf. Paul Bond, « Leslie Moonves on Donald Trump : “It may not be good for
America, but it’s damn good for CBS” », e Hollywood Reporter, Los Angeles,
29 février 2016.

(5) Amy Siskind, e List : A Week-by-Week Reckoning of Trump’s First Year,


Bloomsbury Publishing, New York, 2018.

(6) La gauche démocrate réclame cette suppression. Le libuster permet à présent aux
républicains de retarder ou d’empêcher le plan de relance économique et de justice
sociale de M. Biden…

(7) Timothy Snyder, De la tyrannie. Vingt leçons du XXe siècle, Gallimard, Paris, 2017.

(8) Anne Applebaum, Twilight of Democracy : e Seductive Lure of Authoritarianism,


Doubleday, New York, 2020.

(9) Cf. Wallace Shawn, « We’re already forgetting the Trump era. His supporters won’t
forget us », e New Republic, New York, 29 juin 2021.

(10) « Notes on the American impasse : Politics as trench warfare », Policy Tensor,
6 novembre 2020.

(11) omas B. Edsall, « Have Trump’s lies wrecked free speech ? », e New York
Times, 6 janvier 2021.

(12) Lire Pierre Rimbert, « Intersectionnel lave plus blanc », Le Monde diplomatique,
juin 2021.
Le Monde diplomatique, août 2021

Q A

Au milieu de nulle part, sur le


euve Paraguay
Une route uviale de quatre cents kilomètres de long, entre

Puerto Vallemí et Bahía Negra, au Paraguay : embarquement à

bord de l’« Aquidaban », seul moyen de transport et

d’approvisionnement des habitants de certains villages. Au l des

jours, toute la réalité des régions traversées s’incarne sur le pont

du ra ot.

L R
Loïc Ramirez

Voilà plus de cinquante ans qu’il parcourt le euve Paraguay. Une


célébrité nationale faite de rouille et de bois, qui, chaque semaine,
transporte quelques dizaines de passagers et plusieurs tonnes de
marchandises. L’Aquidaban — le « marché ottant », comme on
l’appelle ici — se prépare pour un nouveau départ.

Dans la petite ville de Puerto Vallemí, tout près de la frontière


brésilienne et à plus de cinq cents kilomètres de route au nord de
la capitale, Asunción, ils sont venus par dizaines, en camion et à
moto, déposer sacs, caisses et cartons, qui remplissent peu à peu la
cale du navire. Un par un, les hommes se succèdent, charge à
l’épaule ou dans les bras. Déjouant les mauvais tours de leurs
sandales en plastique, qui glissent sur la planche métallique jetée
entre la rive rocheuse et le vaisseau, ils prennent pied à bord. Sur
le pont, des objets en tout genre s’entassent peu à peu sous des
bâches en plastique : meubles, matelas, électroménager,
paquetages aux formes surprenantes et denrées que des
commerçants proposeront aux clients montés à bord au l des
escales successives. L’espace disponible à la circulation s’évapore
presque aussi vite que l’espoir de trouver un coin de fraîcheur. En
ce milieu de matinée, le thermomètre a che déjà plus de trente
degrés.

« Quand part-on ? » « Quand tout sera chargé », répond


sobrement José, l’un des membres d’équipage, la cinquantaine
bedonnante, les bras robustes et la casquette vissée sur le crâne,
dont on n’entendra jamais prononcer le patronyme. Jetant un
rapide coup d’œil au fret, il avance : « Vers 13 heures. » Au cours
du voyage, les passagers apprendront à douter des pronostics de
cet homme dont certains pensent qu’il n’a jamais su lire l’heure.

Longtemps, l’Aquidaban a été le seul moyen de communication


avec l’extérieur pour les communautés installées sur les bords du
euve long de 2 695 kilomètres, dans les terres reculées du Chaco,
la partie occidentale du Paraguay. Depuis Concepción, capitale de
la région homonyme, il s’élance jusqu’à Bahía Negra, tout au
nord, là où la simple traversée d’un cours d’eau vous transporte du
Paraguay au Brésil, du Brésil à la Bolivie ou de la Bolivie au
Paraguay. Une triple frontière où l’on est partout à la fois, sans
être vraiment quelque part.

Depuis octobre 2020, une sécheresse historique a fait perdre sa


majesté au euve dans cette région. Impossible pour l’heure d’y
naviguer. Le ra ot a donc réduit son parcours, qu’il entame
désormais à un peu plus de deux cents kilomètres au nord de
Concepción. L’aller-retour entre Vallemí et Bahía Negra prendra
néanmoins quatre jours et trois nuits, pour une distance d’environ
quatre cents kilomètres, tant le euve est sinueux. Au l de l’eau,
l’Aquidaban dessert et approvisionne des villages et hameaux
isolés. Une tempête, une sécheresse, un problème mécanique sur
le navire et voici des populations entières livrées à leur sort,
privées de tout lien avec le reste du pays.

Seize heures. Détaché de sa bitte d’amarrage, le bateau glisse


nalement au milieu de la rivière, avant de commencer sa lutte
contre le courant, le moteur tambourinant. À l’intérieur, les huit
commerçants se sont déjà installés. Le rez-de-chaussée leur est
réservé. Les denrées emplissent les lieux jusqu’au plafond.
Citrons, bananes, pommes et ananas débordent de leurs caisses.
Biscuits, gingembre et boissons gazeuses s’entassent, empilés sur
des montagnes de boîtes de conserve, tandis que du plafond, entre
les hamacs, pendent des saucissons et des sachets de pain. Le long
de la paroi, de chaque côté, des banquettes en bois sur lesquelles
sont assis les marchands. Faute de place su sante dans les toiles
suspendues qui sont supposées servir de couchettes, elles feront
également o ce de lits pendant la traversée.

Chaque commerçant dispose d’un espace où il expose ses articles.


Les frontières invisibles structurant ce chaos se dérobent à l’œil
inexpérimenté, qui peine à déterminer où se termine
l’amoncellement de l’un et où débute le fatras de l’autre.
M. Fermín Rivas est épaulé par deux de ses enfants. De ses longs
bras maigres, Mathias, 17 ans, tente d’empêcher l’étalage de
fournitures de son père de s’a aisser sur nous. En vain. Avec
l’aide de sa sœur, il provoque de nouveau la loi de la gravitation
universelle qui, ailleurs, aurait déjà envoyé à terre l’échafaudage
auquel il s’active. Il n’en est pas à sa première joute avec Newton :
à chaque période de vacances scolaires, les deux enfants prêtent
main-forte à leur père, qui, depuis quinze ans maintenant,
sillonne le euve Paraguay sur l’Aquidaban.

La cuisine, épicentre de la vie du bateau

On accède au premier étage par deux escaliers étroits. L’un, en


métal, à la poupe, tandis que l’autre, en bois et particulièrement
raide, se situe au milieu. C’est là-haut que sont installés la plupart
des passagers. Ils occupent de longs bancs en bois, ou les quelques
hamacs disposés dans le couloir. Le trajet Vallemí-Bahía Negra
coûte 120 000 guaranis (environ 14 euros). Pour 100 000 guaranis
de plus (12 euros), il est possible de louer des cabines pour deux
ou quatre personnes. Qu’on ne s’attende pas à un luxe démesuré :
elles dépassent rarement les quatre mètres carrés et les lits
superposés qu’on y trouve interdisent à toute personne ayant la
malchance de dépasser un mètre soixante de s’allonger
complètement. Faut-il d’ailleurs parler de « lits » ? Il s’agit en
général de planches recouvertes d’un matelas épuisé et famélique.
Dans ces conditions, le passager qui découvre l’espace dans lequel
il va tenter de s’abandonner à Morphée se réjouit presque de ne
trouver ni oreiller, ni couverture, ni draps.

La poupe abrite la cuisine, qui sert également de réfectoire. C’est


le lieu le plus fréquenté du bateau, le domaine de M. Humberto
Panza, le cuisinier, que tout le monde ici appelle « Pitín ».
Taciturne, d’une carrure intimidante, l’homme règne en maître
derrière le comptoir et foudroie du regard tout client qui tarde à
formuler sa demande. Voilà vingt-six ans qu’il travaille sur
l’Aquidaban, pour l’entreprise Astillero Desvars (chantier naval
Desvars), fondée en 1930 par une famille d’origine française, qui
possède le bateau. C’est d’ailleurs un descendant des Desvars,
José, qui porte la casquette de capitaine depuis quelques mois.

Le billet n’inclut pas les repas. Pour 15 000 guaranis (1,75 euro),
les passagers peuvent goûter aux plats du jour uniques qui se
succèdent avec l’immuabilité du mouvement des astres : riz et
viande hachée, pâtes et viande hachée, puis lentilles et viande
hachée. Le cadre général ne met guère en appétit, et pourtant la
nourriture est savoureuse, préparée et servie avec soin. Par
roulements, une grande partie des voyageurs s’installent ici pour
manger, pendant que Pitín s’active à laver les quelques assiettes et
couverts disponibles au fur et à mesure de leur utilisation. Il n’a
échappé à personne que la cuisine était le seul endroit du navire à
disposer de ventilateurs, que le cuisinier a nancés sur ses propres
deniers. Tour à tour, les clients viennent s’y rafraîchir un instant
avant de s’abandonner de nouveau à la chaleur moite.

À l’étage inférieur, sous les escaliers, la salle des machines.


Ouverte sur le couloir, la porte entrebâillée laisse apercevoir le
cœur mécanique qui gronde sans discontinuer. Jour et nuit, un
homme obèse aux mains noirâtres veille sur la machine comme un
in rmier sur un patient. Plus loin, à l’extrémité de la poupe, les
toilettes et ce qu’on appelle à bord les « douches » : six cabines en
acier, couvertes de rouille, dont le sol perforé laisse entrevoir la
rivière. Deux petits lavabos adossés à celles-ci, situés à l’extérieur,
sont connectés de manière artisanale à un circuit alimenté par
l’eau tiède et trouble du euve. Ce qui n’empêchera pas les plus
téméraires de s’y laver. Les autres se résigneront à acheter des
bouteilles d’eau minérale pour se brosser les dents.
Environ soixante voyageurs ont pris place à bord au départ de
Puerto Vallemí. S’y ajoutent onze employés, parmi lesquels deux
pilotes chargés de la navigation. Trente-neuf mètres de long et six
de large : on peine à imaginer plus de monde à bord de
l’Aquidaban. Et pourtant. « La pandémie fait peur. Avant, nous
transportions facilement plus de deux cents personnes », nous
assure José. Sur le navire, les gestes barrières sont inexistants. À
l’exception d’un vieil homme qui l’arbore pour le symbole,
personne ne porte de masque. Ainsi collés les uns aux autres, à
peine séparés par des valises et des sacs à dos, toute précaution ne
pourrait être que feinte. « D’habitude, je fais le voyage en autocar
en passant par le Brésil, mais, avec la pandémie, la frontière est
fermée », nous explique Evelyn, une étudiante en médecine de
20 ans a alée dans un hamac, son sac sous les cuisses. Partie faire
ses études à Concepción, elle pro te de cette période de fête pour
rendre visite à sa famille, à Puerto Carmelo Peralta. Connectées
par un réseau de routes dont l’entretien ne gure pas au rang de
priorité pour l’État, les villes du Chaco demeurent extrêmement
dépendantes du transport uvial. Beaucoup l’adoptent a n de
s’éviter le trajet à travers la partie occidentale du pays, ce « grand
vide » dans lequel les voyages s’allongent de manière
interminable. Un réseau autoroutier clairsemé et susceptible de se
dégrader à la moindre averse impose de longs détours aux cars qui
tentent d’atteindre la capitale ou la ville de Concepción.
« L’Aquidaban reste le moyen le plus able pour rentrer chez moi,
même si le trajet prend du temps », commente Evelyn en nous
invitant à partager son verre de tereré. Boisson paraguayenne
récemment reconnue comme « patrimoine culturel immatériel de
l’humanité » par l’Organisation des Nations unies pour
l’éducation, la science et la culture (Unesco), le tereré consiste en
un mélange d’eau glacée et de plantes médicinales — une version
froide du maté (1), généralement conservée dans une ermos
que l’on transporte partout avec soi.

Dix-huit heures. À environ 1 500 kilomètres au nord-ouest, en


Bolivie, M. Luis Arce vient de prendre ses fonctions de président,
parvenant à chasser du pouvoir la dictatrice Jeanine áñez. À l’est,
le président brésilien Jair Bolsonaro félicite M. Joseph Biden,
dont le collège électoral américain vient d’entériner la victoire,
avant d’annoncer la n d’une pandémie de Covid-19 qui continue
pourtant à faucher des vies dans son pays. De son côté, le Chili se
prépare à des élections historiques : celles de la convention
constituante, qui se tiendront en avril 2021, et qui ouvrent la voie
à la modi cation de la Magna Carta léguée par le dictateur
Augusto Pinochet. Mais ce monde semble appartenir à un autre
univers.

Ici, la plupart des voyageurs se regroupent sur le pont ou aux


fenêtres, car c’est l’heure du spectacle. Sur la longue piste d’eau
qui sépare le Paraguay et le Brésil, le crépuscule et ses couleurs
rosâtres se dessinent lentement. Aucune lumière d’origine
humaine ne vient parasiter la scène, permettant à l’astre de
déployer à l’horizon toute sa palette avant de disparaître derrière
les arbres, laissant l’obscurité s’emparer de l’espace qui nous
entoure et transformer le navire en luciole perdue dans les
ténèbres.

Mais la nuit n’o re aucun répit face à la chaleur qui écrase la vie
à l’intérieur du bateau. Les portes des cabines ont été ouvertes de
façon à provoquer des courants d’air… qui ne viennent pas. La
moiteur oppresse les poitrines. Insomniaques privés de lits ou de
hamacs, des voyageurs tuent l’ennui en discutant dans le
réfectoire. À voix haute, bien sûr : pourquoi épargner le sommeil
des autres lorsqu’on en est privé ? Ils s’expriment principalement
en guarani, même si les échanges sont parfois ponctués de mots
espagnols. Les cannettes de bière se succèdent. D’abord une, puis
deux, rapidement cinq. Vidées, elles sont jetées par-dessus bord.
Assis sur les bancs, certains tentent de trouver une position
adéquate pour s’assoupir. La tâche est plus aisée pour les enfants,
qui s’endorment sur l’épaule ou le ventre de leurs mères. De leur
main libre, celles-ci font tournoyer des chi ons au-dessus d’eux
pour leur apporter un peu d’air.

Des cabiais se fau lent dans la végétation

Soudain, le bateau ralentit. Une lumière surgit de l’obscurité et


s’approche à grande vitesse : une barque à moteur transportant
deux personnes. Une fois à hauteur de l’Aquidaban, l’engin collé à
la coque, l’un des hommes monte à bord. « Ce genre de visite est
fréquente sur le parcours, nous explique un matelot. Des gens
viennent récupérer une commande, régler une dette, payer quelque
chose qu’ils ont acheté la semaine précédente. Les choses
fonctionnent comme ça ici : la parole donnée a une grande valeur. »
Une bonbonne de gaz sur le dos, l’éphémère passager rejoint son
embarcation. Son équipier rallume le moteur et les deux hommes
s’éloignent sur le euve avant de disparaître, engloutis par la nuit.

Jeudi matin. Dès 7 heures, Pitín s’active en cuisine. Un moment


libérateur durant lequel le fumet de la viande camou e l’odeur de
gazole et d’urine qui émane de la poupe. Installé près d’une
fenêtre, la chemise bleue impeccable, M. Eladio Acuña Samaneo
peigne soigneusement ses cheveux noirs, courts et drus. Il semble
avoir passé la nuit assis sur la banquette en bois, à côté de sa
valise. « Je me suis rendu à Concepción pour accomplir des
démarches administratives concernant ma retraite ; maintenant, je
retourne chez moi, à Fuerte Olimpo. » Ancien militaire, il a servi
dans la marine d’un pays qui n’a pas d’accès à la mer. Il s’agissait
principalement d’assurer la sécurité uviale. Durant sa carrière, il
a voyagé jusqu’en Europe, lors de missions d’accompagnement de
ottes commerciales. « Bilbao, Le Havre, Rotterdam et même
Hambourg ! », énumère avec erté cet ancien sous-o cier. « Avec
les copains, nous voulions voir Berlin, mais, à l’époque, au début
des années 1980, on nous aurait accusés de communisme de retour
au pays ! » Une accusation lourde de conséquences sous le long
règne du dictateur Alfredo Stroessner (1954-1989), qui t du
Paraguay l’un des plus dèles alliés de Washington dans sa lutte
contre le communisme en Amérique latine.

Loïc Ramirez
En face de M. Acuña Samaneo, deux jeunes gens observent le
paysage depuis le rebord d’une fenêtre. « Regardez, là-bas en
face ! », lancent-ils soudain en nous tendant des jumelles. Au bord
de l’eau, un groupe de cabiais se fau le dans la végétation. « C’est
le plus grands des rongeurs. On l’appelle “capibara” en guarani, ce
qui signi e “seigneur des herbes” », nous explique María.
Originaire d’Asunción, le couple a décidé de parcourir le pays
pour célébrer le trentième anniversaire de la jeune femme. Ce
sont les seuls passagers à porter une montre dans ce monde où le
euve dicte son cours au temps.

Vendredi matin. Le bateau atteint Fuerte Olimpo. Fondée par les


Espagnols au XVIIIe siècle, la cité portait autrefois le nom de
Fuerte Borbón, en hommage à la dynastie des Bourbons. José
Gaspar Rodríguez de Francia, héros de l’indépendance et premier
dirigeant du pays (2), rebaptisa ainsi la ville « à cause des collines
autour qui lui rappelaient le mont Olympe de l’Antiquité », relate
M. Acuña Samaneo en ramassant son bagage. Sur le pont, les
employés s’a airent déjà à décharger une partie des
marchandises. Des habitants de la ville viennent leur prêter main-
forte, avant de hisser le précieux chargement dans des 4x4 ou à
l’arrière de motos. « La manœuvre va prendre du temps. Si
quelqu’un souhaite en pro ter pour venir se doucher chez moi, il est
le bienvenu », lance le retraité avant de quitter le navire. Une
marque d’hospitalité qui surprend davantage les reporters
étrangers que les habitants de la région. Juán lui emboîte le pas.

Combien de temps restons-nous à quai ? Deux heures ? Trois ?


Chau ée par un soleil de plomb, la tôle de l’Aquidaban
transforme le navire en fournaise. De nouveaux passagers sont
montés, modi ant les caractéristiques physiques de notre
microcosme. Le teint de peau est plus mat, couleur argile, et les
cheveux noirs, épais. Des groupes d’adolescents, surtout, d’autres
âgés d’une vingtaine d’années. Ce sont des autochtones pour la
plupart, des « Indiens ». Assis sur un tabouret dans la cuisine, un
garçon aux traits plus clairs, vêtu d’un bermuda et d’un tee-shirt
noir, nous interpelle : « Ce n’est plus du guarani que vous
entendez : c’est du yshir, la langue de l’ethnie chamacoco. Moi non
plus, je ne la comprends pas. »

En territoire chamacoco

Originaire du Haut Paraguay, installé sur les rives du euve, le


peuple chamacoco, ou Yshir Ybytoso, est l’un des dix-neuf peuples
autochtones recensés par l’État paraguayen. Au total, ces groupes
représenteraient 117 150 personnes, selon les chi res du
recensement de 2012 (3), pour un pays de presque 7 millions
d’habitants. « Je me rends à Bahía Negra. Eux aussi : c’est leur
territoire », poursuit notre informateur. Coi é d’une casquette sur
laquelle est brodé le drapeau national, le jeune homme est un
militaire qui rentre de permission. Des jours de repos utilisés pour
se rendre à Concepción a n de régler un problème lié à sa carte
bancaire : « Il n’y a aucune succursale de la banque plus près, je
n’avais pas le choix. » Voilà deux ans qu’il est en poste dans cette
zone frontalière. Ni lui ni ses camarades ne parlent la langue des
autochtones, ce qui ne facilite pas la cohabitation et entrave
l’émergence d’un sentiment d’appartenance à une même nation.
D’ailleurs, les « Indiens » utilisent le terme « Paraguayen » pour
parler de leurs compatriotes qui ne font pas partie de leur
communauté.
M. Rodolfo Ferreira Frič a lui aussi fait le voyage pour des
questions administratives liées à sa banque. Âgé de 79 ans, il a pu
compter sur le soutien d’une de ses petites- lles, qui a accepté de
l’accompagner dans ce périple. Une chance pour cet homme de
petite taille, à la silhouette fragile et aux épaules courbées.
« Pourriez-vous m’aider à corriger mon espagnol ? », nous
demande-t-il, peut-être moins par souci d’exactitude syntaxique
que pour nous inviter à lire ses notes, écrites dans un vieux cahier
qu’il a ouvert sur ses genoux. Couronné de beaux cheveux gris,
mi-longs, doté d’un regard pétillant et curieux, l’homme est une
sorte de célébrité locale : un indigène possédant des racines
européennes ! « Mon grand-père était l’anthropologue tchèque
Alberto Vojtěch Frič, qui vécut avec les tribus chamacocos au début
du XXe siècle. Ma mère Herminia naquit durant son séjour, à
Puerto Esperanza. »

Résidant toujours dans son village maternel, M. Ferreira Frič est


l’auteur d’un ouvrage corédigé avec un historien qui présente les
écrits et les mémoires de son ancêtre, ainsi que les mythes de sa
communauté : Libro indo (Livre indien), en espagnol. L’ouvrage a
initialement été publié en tchèque, grâce au soutien de la famille
de l’explorateur (mort en 1944), avec qui le vieil homme était
resté en contact. Des articles de la presse paraguayenne ont relayé
l’histoire de ce « Checomacoco » (contraction des mots « checo »
— « tchèque » en espagnol — et « Chamacoco »), relatant ses
visites à Prague pour la présentation du livre. Un travail de
préservation culturelle que l’homme sait urgent face à l’inexorable
déracinement auquel semblent promises les peuplades du Chaco.

Fin de journée. Le soleil entame sa plongée vers l’horizon.


L’Aquidaban accoste à Puerto María Elena. Du pont, nous
apercevons une berge rocheuse en haut de laquelle se distinguent
de nombreuses silhouettes humaines. Derrière elles, des
habitations rudimentaires et des palmiers. Rapidement, un village
entier se réunit. Tous sont amérindiens. Les plus anciens nous
observent depuis les hauteurs tandis que les enfants se précipitent
jusqu’à nous, pieds nus, zigzaguant entre les déchets en plastique
qui jonchent le sable, quelques chiens squelettiques sur leurs
talons. À peine les matelots ont-ils installé la passerelle métallique
qu’une foule d’adultes descend du hameau et se précipite à bord.
Dans les étroits couloirs, les ventres se frottent aux dos a n de se
frayer un chemin. Poulet surgelé, pommes de terre, pain de mie
ou briques de jus de fruit, chacun achète ce qu’il est venu
chercher. À l’extérieur, de jeunes garçons déchargent les caisses et
les sacs dont les commandes ont été passées : du riz, des bouteilles
de soda, des boîtes de pétards, des feux d’arti ce, de la bière…
Beaucoup de bière.

Soudain, un cargo apparaît sur le euve. Silencieusement, il passe


derrière l’Aquidaban et s’éloigne en direction du sud, en route
pour l’estuaire du Río de la Plata, sur la côte atlantique. Que
transporte-t-il ? Du soja paraguayen ou brésilien ? Des minerais
boliviens ? Ravitaillés, les autochtones ont quitté le pont et déserté
la berge. À peine sommes-nous partis que des détonations
retentissent dans le village. Puis le ciel s’embrase de feux
d’arti ce. Une manière de célébrer le passage du bateau ?
Loïc Ramirez

Au matin du troisième jour de notre voyage, l’Aquidaban atteint


la ville de Bahía Negra, son dernier arrêt avant d’entamer son
retour. Comme à l’accoutumée, une petite foule patiente sur la
berge, les Jeep et les motos prêtes à embarquer ce qui reste de
cargaison. Les premiers à monter sont des militaires, en uniforme
et avec un masque, nous rappelant soudainement l’existence d’une
pandémie mondiale. L’un d’eux porte un pulvérisateur sur le dos.
Au milieu des passagers qui se bousculent pour descendre, il
asperge l’intérieur du ra ot. Environ 2 500 personnes, des Yshirs
en grande majorité, vivent dans cette commune. Le long des
grandes allées de terre poussiéreuses qui servent de routes
s’alignent des maisons dont aucune ne semble dépasser deux
étages. Des habitations dans lesquelles certains ont aménagé leur
petit commerce, une épicerie ou une auberge. Nous observant
devant les grilles d’une maison, un habitant nous interpelle : « Le
propriétaire du magasin n’est pas là, tout le monde est allé au
bateau pour récupérer la marchandise. »

Il existe deux autres voies pour se rendre à Bahía Negra : la route


et les airs. Un avion à hélice de l’armée e ectue un vol
hebdomadaire jusqu’à la capitale. Quand les cieux le permettent,
car les pluies transforment la piste d’atterrissage — un immense
terrain vague recouvert d’herbe — en marécage. Elles rendent
aussi les routes boueuses et impraticables. Plus d’une fois, la
bourgade s’est retrouvée coupée du monde.
Midi. De nombreuses personnes sont déjà montées à bord. Allégé
de paquets et de marchandises, le bateau est cependant plus
peuplé qu’à l’aller. Les passagers s’entassent dans les couloirs et
s’asseyent sur les marches des escaliers, obligeant les retardataires
à enjamber têtes et baluchons pour rejoindre l’étage. Un militaire
est monté chasser les resquilleurs et ceux qui, déjà soûls, sont
venus pro ter du bar.

A alée dans un hamac, une jeune lle brune patiente. Entre ses
genoux, elle garde précieusement une boîte en carton à l’intérieur
de laquelle se trouvent une perruche et ses petits. « C’est pour ma
sœur, qui habite à Concepción. » Nilsa est lycéenne, et, comme
beaucoup de ses camarades à bord, elle part pro ter de cette
période de vacances scolaires. À côté d’elle, une femme aux
cheveux courts, souriante, interpelle tous ceux dont elle croise le
regard. « C’est une prostituée », nous sou e, amusé, Aristides, un
quinquagénaire originaire de la ville de San Pedro.

Au bar, un vieil homme aux longs cheveux blancs a commandé


une boisson gazeuse. Maigre et boiteux, habillé d’un pantalon de
survêtement bleu et d’un tee-shirt blanc à manches longues, il
porte une barbe grisâtre qui dénote au milieu des Amérindiens.
D’une voix usée par les années, il raconte : « Je suis péruvien et
ingénieur agronome. » De son sac en bandoulière, il sort un
fascicule où sont retranscrits les dix commandements de la Bible,
qu’il nous o re. « Je séjourne dans les communautés pour
transmettre le message salvateur du Christ. » Il appartient à
l’Association évangélique de la mission israélite du nouveau pacte
universel, qui regroupe des religieux intégristes de cette Église
née au Pérou, mêlant christianisme et pratiques de type incaïque.
« La n du monde sera pour 2021, cette pandémie en est un des
signes annonciateurs et d’autres viendront », nous avertit l’homme
avant de rejoindre son siège.

La nuit a semblé ne jamais nir, et l’Aquidaban émerge


di cilement de la pénombre. Seuls les enfants a chent une
énergie bouillonnante, animant l’étage de leurs allées et venues
incessantes. Les hommes décuvent. Un vieillard, assis dans la
cuisine, caresse son poste de musique, qui a cessé d’émettre après
épuisement des piles. Allongés sur des cartons ou appuyés contre
un mur, d’autres endurent silencieusement leur gueule de bois.
« Ils ne savent pas économiser l’argent qu’ils reçoivent de l’État,
peste Pitín en nettoyant son plan de travail. Nous sommes presque
à la n du mois, ils viennent tous de toucher l’indemnité qu’ils
reçoivent pour compenser l’interdiction qui leur est faite de pêcher.
C’est pour ça qu’ils boivent autant. »

Les pièges de la réglementation halieutique

A n de préserver la faune aquatique et de faciliter la reproduction


des poissons, la réglementation halieutique prive les communautés
du Haut Paraguay de cette activité ancestrale pendant trois mois.
Le montant des indemnités dépend de la situation de chacun : un
célibataire perçoit presque 1 million de guaranis (environ
120 euros), tandis qu’une famille avec au moins deux enfants
perçoit un peu plus de 2 millions (environ 240 euros). Ne
possédant pas de culture de l’épargne, ayant toujours vécu avec ce
qu’o raient sur le moment la forêt et le euve, les Chamacocos
ont été rapidement dépassés par les nouvelles règles du jeu
économique.
Se hissant jusqu’à notre étage en traînant des pieds, Reynalda
questionne les uns et les autres pour obtenir quelques guaranis.
Elle trouve une âme charitable en la personne du missionnaire,
qui vient de faire sa toilette matinale et s’est rafraîchi le visage.
Nilsa s’est apprêtée également. Vêtue d’un décolleté blanc et rose,
la belle adolescente attire les regards des garçons lorsqu’elle
traverse le bateau, extirpant les zombies de leur somnolence.

« À quelle heure arriverons-nous à Vallemí ? », demande une


passagère au bar. Regardant sa montre, Pitín répond froidement :
« Pas avant 3 heures de l’après-midi. » Consciencieux, il passe un
coup de téléphone a n de prévenir les personnes chargées
d’amener le car qui prendra le relais jusqu’à Concepción. Le
véhicule attendra les passagers à l’arrivée.

Plus qu’une heure avant d’arriver à destination. Le navire s’est


transformé en une geôle dont tous rêvent désormais de
s’échapper. Pro tant d’un moment de calme, délivré de toute
obligation, l’imposant cuisinier s’assied sur un tabouret et
consulte son téléphone portable. Sur l’écran, un tout jeune enfant
apparaît. Le visage de l’impitoyable matelot se transforme alors,
o rant à la créature sourires et grimaces. Bientôt les retrouvailles
en famille. Une voix le sort de sa rêverie : « À tout l’équipage,
départ tôt demain matin. Je ne veux pas de retardataires ! »

Loïc Ramirez

Journaliste.

(1) Lire José Natanson, « En Argentine, le maté en dépit du Covid-19 », Le Monde


diplomatique, février 2021.

(2) Lire Renaud Lambert, « Et le Paraguay découvrit le libre-échange », Manuel


d’histoire critique du Monde diplomatique, 2014.
(3) « DGEEC comparte datos sobre los pueblos indígenas en Paraguay », Dirección
General de Estadística, Encuestas y Censos, Asunción.

CARTOGRAPHIE
Sur les berges du euve Paraguay
Agnès Stienne
Le Monde diplomatique, août 2021

I , É -U

Ces soldats américains envoyés


combattre les bolcheviks
L’unique a rontement direct entre soldats américains et russes

remonte à plus d’un siècle, à la n de la première guerre

mondiale. Il se solda par la défaite des États-Unis. Des milliers

d’hommes avaient été envoyés en Russie pour y protéger des

entrepôts militaires contre une attaque allemande. Mais, à leur

arrivée, cette guerre-là était terminée. Une autre allait

commencer. Contre les bolcheviks.

M M. P
Soldat bolchevique tué sur la route d’Obozerskaïa à Verst, 8 avril 1919

© US Army Signal Corps

En février 1919, ils n’y tiennent plus. Les soldats américains de la


compagnie B pensaient qu’ils allaient combattre des Allemands
sur le front occidental. Mais, trois mois après le
11 novembre 1918 et la signature de l’armistice qui mit un terme
à la Grande Guerre, ils a rontent toujours les révolutionnaires
bolcheviques dans le Grand Nord russe. Des dizaines de leurs
camarades ont été terrassés par la èvre pendant la longue
traversée de l’Atlantique vers le port russe d’Arkhangelsk.
D’autres ont péri lors de combats contre un ennemi auquel la
population apportait sa connaissance des sentiers et des villages
parsemant les marais gelés et boueux et les forêts de pins. Ils se
sont pour la plupart bien battus. Mais leur gouvernement les a
induits en erreur, leurs o ciers les ont trompés, leurs alliés ont
abusé d’eux. Et ils sont moins bien armés que leurs adversaires
dans une guerre o ciellement terminée.
Leur mécontentement éclate un jour de ravitaillement. Alors
qu’ils font la queue dans l’attente de leur ration, les hommes de la
compagnie B comprennent que les vivres ne su ront pas pour
tenir jusqu’au prochain approvisionnement. « Allez les gars, trêve
de bavardage, faisons quelque chose », lance alors le soldat Bill
Henkelman. Accompagné de trois de ses camarades, il rédige un
ultimatum et l’adresse au commandant du régiment : s’ils ne sont
pas démobilisés d’ici le 15 mars 1919, ils « refuseront
catégoriquement d’avancer » contre l’ennemi. Henkelman, qui
peignait des carrosseries de voiture chez American Auto
Trimming Co. à Detroit avant la guerre, prévient les autres : il
traversera seul les lignes ennemies, brandira un drapeau blanc et
invitera les bolcheviks à un pot de départ. Puis il désertera le
champ de bataille avec ses coconspirateurs.

Quatre jours plus tard, des o ciers ont vent du projet.


Henkelman est traîné devant une cour martiale pour trahison,
désertion et mutinerie — des crimes passibles de la peine de mort.
Lors du procès, il déchire sa chemise d’uniforme : « Regardez ces
poux et cette crasse, lance-t-il en exhibant sa poitrine aux juges.
Aucun d’entre vous ne sou re des poux ou de la faim. »

Washington et Moscou ont été alliés lors de guerres chaudes et


adversaires durant la guerre froide. Mais le seul a rontement
militaire direct entre les deux pays s’est produit il y a un siècle,
lors de cette campagne d’Arkhangelsk. Cet épisode tragique de
l’histoire américaine a pourtant presque disparu de la mémoire du
pays.

« C’est vraiment le lieu le plus désolé sur terre »


Au début du con it, la Russie impériale combat l’Allemagne et ses
alliés aux côtés de la France, du Royaume-Uni et, plus tard, des
États-Unis. La révolution d’Octobre met n à cette alliance. Le
3 mars 1918, le nouveau pouvoir bolchevique signe avec
l’Allemagne le traité de paix de Brest-Litovsk. Celui-ci va
permettre à Berlin de concentrer ses forces sur le front de l’Ouest,
et à l’Armée rouge de réserver les siennes à la défense de la
révolution contre les Russes blancs, soutiens du régime tsariste
déchu, qui béné cient de l’appui britannique et français. Ajoutant
encore à l’instabilité, le président Woodrow Wilson envoie entre
la n de l’été et le début de l’automne 1918 environ 5 300 soldats
américains dans le nord de la Russie. Les ordres qu’ils reçoivent
sont imprécis et contradictoires.

Le 339e régiment d’infanterie est surnommé « Detroit’s Own »


(« Les gars de Detroit »). La plupart des 3 800 ouvriers de
l’industrie automobile qui en font partie, aux côtés d’avocats
scalistes, de travailleurs agricoles, de commerçants, sont
originaires du Michigan. Après avoir suivi environ un mois
d’entraînement d’infanterie à Camp Custer, dans la ville de Battle
Creek, les conscrits sont envoyés à New York, d’où ils embarquent
en juillet 1918 pour l’Angleterre.
Marins de l’“USS Olympia” et soldats du 339e régiment d’infanterie, Bakharitza, 6 septembre

1918

© US Army Signal Corps

Ils pensent se diriger vers le front de l’Ouest, cette suite de


tranchées et de barbelés qui s’étend sur 720 kilomètres entre la
Suisse et la mer du Nord. Mais des rumeurs d’autres destinations
circulent. Le soldat Walter McKenzie, qui soupçonne que son
courrier sera visé par la censure, a écrit à sa petite amie qu’il
utiliserait un code pour qu’elle sache où il est : A signi erait
Belgique ; B, Angleterre ; E, Russie. Elle devait apprendre le code
et détruire la lettre, mais elle l’a conservée.

Les navires accostent le 4 août 1918 à Liverpool. Deux semaines


plus tard, le dimanche 18, McKenzie est sur le point de partir
pour l’église quand les commandants ordonnent aux troupes de se
mettre en rangs pour une distribution de vêtements. Les hommes
de troupe sont équipés de gants en laine et d’épaisses mitaines en
cuir. « Nous ne sommes toujours pas certains de notre destination,
écrit McKenzie à sa mère, mais je doute que ce soit l’Italie
ensoleillée. » Une semaine plus tard, à Newcastle, le 339e
régiment, accompagné de compagnies d’ingénierie, d’ambulances
et de soins médicaux, embarque dans trois navires à vapeur pour
une traversée d’un peu plus d’une semaine jusqu’au port
d’Arkhangelsk.

Après quelques jours de navigation, des soldats présentent des


symptômes de la grippe espagnole, une pandémie à laquelle vont
succomber, en 1918-1919, entre vingt et quarante millions de
personnes dans le monde. La èvre gagne l’équipage ; les
médecins sont débordés et les médicaments manquent. Quand les
navires approchent du cercle polaire arctique, ils croisent des ours
et des collines enneigées, puis s’engagent dans l’étroit goulot de la
mer Blanche avant de pénétrer dans la Dvina.

Par un sombre après-midi, le 4 septembre 1918, les hommes


débarquent à Arkhangelsk, un port aux docks crasseux et aux rues
boueuses que domine une cathédrale au dôme orné d’étoiles
dorées sur fond bleu. La ville a été prise aux bolcheviks un mois
plus tôt, au cours d’une opération menée par les Français, les
Britanniques et les Russes blancs. Tandis qu’ils franchissent la
passerelle, les soldats américains sont accueillis par la fanfare du
navire de guerre USS Olympia, qui interprète le chant de guerre
de l’université du Michigan, Les Victorieux :

« Bienvenue aux vaillants vainqueurs


Bienvenue aux héros conquérants
Bienvenue au Michigan. »
Des Russes a amés ne tardent pas à se jeter sur les poubelles du
navire en quête de restes de nourriture. « C’est vraiment le lieu le
plus désolé sur terre, écrit dans son journal le lieutenant Charles
Ryan, comptable de métier. Je n’avais encore jamais senti un tel
assortiment de mauvaises odeurs. Les gens sont sales et semblent
mourir de faim. » En deux semaines, près de quarante soldats
meurent de la grippe. « Nous avons perdu beaucoup d’hommes,
dont certains étaient de bons amis », poursuit le lieutenant.

Au moment où il envoie des forces à Arkhangelsk, le président


Wilson dépêche un autre contingent en Sibérie, à
5 600 kilomètres plus à l’est. Sa mission est de secourir quarante
mille soldats tchèques qui se sont rangés du côté des Alliés et
tentent de fuir la Russie. L’objectif assigné à la campagne
d’Arkhangelsk est moins clair. À leur arrivée en Russie, les
hommes du 339e régiment pensent qu’ils vont protéger des
entrepôts militaires contre des attaques allemandes.
L’administration Wilson n’a laissé planer aucun doute sur le fait
que les États-Unis n’interviendraient pas dans la guerre civile
russe, ce qui ne ferait qu’« ajouter à la confusion qui règne en
Russie plutôt qu’y remédier ». Mais Wilson a placé les troupes
américaines sous commandement britannique. Or les o ciers de
la Couronne ont d’autres projets : ils comptent envoyer les forces
britanniques, américaines et françaises vers le sud a n qu’elles
opèrent leur jonction avec les troupes tchèques et renversent la
révolution russe. Aussi, à peine le 339e régiment pose-t-il le pied
sur les docks d’Arkhangelsk que le général britannique Frederick
Poole, qui commande les troupes terrestres, appelle deux
bataillons américains en renfort. Les hommes sont envoyés au
front si vite qu’ils n’ont pas le temps de sortir leur équipement
d’hiver des cales du bateau. Ils ne recevront leurs manteaux en
peau de mouton qu’après les premières neiges d’octobre.

Journal de la ville de Grand Rapids (États-Unis), 11 avril 1919

© US Army Signal Corps


Un premier bataillon parcourt plus de 480 kilomètres le long de la
Dvina en direction du sud-est. Il rejoint les troupes britanniques
dans l’assaut infructueux de la ville de Kotlas. Un autre est
convoyé dans des wagons de marchandises jusqu’à Vologda, un
point stratégique en matière de transports situé à environ
450 kilomètres au sud d’Arkhangelsk dont les Britanniques
cherchent en vain à s’emparer. Cette opération contrevient au
cadre de la mission autorisée par le président Wilson, mais le
commandant du 339e régiment, le colonel George Stewart, obéit
sans que Washington réagisse. Quelques jours après leur arrivée,
ces Américains inexpérimentés a rontent des troupes
bolcheviques dotées d’avions et de matériel d’artillerie. Les soldats
de la compagnie de mitrailleuses passent une semaine embourbés
dans les marais jusqu’aux genoux, essuyant des tirs dès l’aube.
Cette première bataille contre les « bolos », ainsi qu’ils
surnomment l’ennemi, fait un mort et trois blessés, tandis qu’un
cinquième homme perd la tête à la suite des bombardements. L’un
des bataillons du 339e régiment reste à l’arrière, à Arkhangelsk.
Les recrues en pro tent pour voir des lms de Charlie Chaplin et
danser avec des in rmières de la Croix-Rouge.

Des hommes tentent de négocier la paix en catimini

Deux mois après l’arrivée du régiment américain en Russie,


l’armistice signé dans un wagon garé en forêt de Compiègne met
n aux hostilités en Europe. Les armes se taisent presque aussitôt
sur le front occidental. « On dirait (…) que la perspective du retour
se précise », écrit McKenzie à sa mère au lendemain de la
signature. Mais les hommes du 339e régiment apprennent vite
que, pour eux, la guerre continue. « Je ne comprends pas pourquoi
nous sommes encore ici, puisque la guerre était contre l’Allemagne
et non la Russie, autant que je sache, écrit le sergent Carleton
Foster à sa mère deux semaines après l’armistice. Si ces gens
veulent se battre entre eux, cela ne nous regarde pas. » Les o ciers
peinent à expliquer de quoi il retourne. Le colonel James Ruggles,
attaché militaire à Arkhangelsk, signale au quartier général le
désarroi des troupes. Le général John Pershing, qui commande les
troupes américaines, en est informé.

Décembre arrive. Les journées à Arkhangelsk ne durent plus que


quatre heures et les températures peuvent tomber jusqu’à
— 40 °C. Les soldats ne peuvent rester de garde plus de quinze
minutes d’a lée. Constatant le grand nombre d’unités de terrain
américaines sous le commandement d’o ciers britanniques, ils se
sentent « utilisés pour assouvir les desseins égoïstes de l’Angleterre
sur le territoire russe », selon les mots que rapporte le colonel
Ruggles. À Liverpool, les censeurs américains chargés de
dépouiller le courrier que les soldats envoient à leurs proches se
plaignent dans un télégramme adressé à Arkhangelsk des
commentaires antibritanniques. Leur ton « ne sied pas à un
soldat », estiment-ils. « Les États-Unis n’ont pas la moindre idée
de ce qui se passe, a rme le sergent omas F. Moran dans une
lettre interceptée par l’administration, car, si c’était le cas, ils nous
tireraient de là sans aucune hésitation. Nous nous battons pour des
intérêts anglais, sacri ons le bon sang et la vie de bons Américains
au nom d’une cause que notre gouvernement ne comprend
certainement pas. »

Les bolcheviks encouragent de telles dissensions. Le lieutenant


Bradley Taylor raconte dans un courrier daté de décembre 1918
comment ils interpellent leurs adversaires sur la ligne de front :
« Jeune Amérique, pourquoi te bats-tu ? Pourquoi rampes-tu dans
les marais pendant que les Britanniques restent assis à l’arrière,
bien au chaud dans leurs cantonnements ? » La lettre sera
interceptée et ne parviendra pas à sa famille. Un numéro du
journal bolchevique e Call, avec sa devise « Travailleurs de tous
les pays, unissez-vous », circule au sein des troupes. « Renversez de
vos bras puissants l’édi ce corrompu de votre État capitaliste !,
exhortent des prospectus éparpillés le long des lignes de front.
Exigez d’être renvoyés chez vous. » Les o ciers tentent alors de
remonter le moral des troupes. À Noël, chaque soldat de la
compagnie K reçoit 50 cents pour acheter du pudding aux
groseilles et autres friandises à la cantine britannique
d’Arkhangelsk. La Croix-Rouge o re à chacun une paire de
chaussettes dont l’une est remplie de raisins secs, de dattes, de
con series et de cigarettes.
Soldats à bord d’un wagon blindé, Obozerskaïa, 24 septembre 1918

© US Army Signal Corps

Le 19 janvier 1919, les bolcheviks lancent une o ensive décisive.


Les Américains, qui avaient souvent eu a aire à des conscrits peu
entraînés, se retrouvent désormais attaqués par des troupes
aguerries, fortes de quatre mille hommes environ. Un village sur
la rivière Vaga où ils ont installé leur campement est pilonné
pendant trois jours par des tirs d’artillerie et de mitrailleuses. Ils
doivent fuir et parcourent quatre-vingts kilomètres sous la neige
avec sept cents civils qui les accompagnent dans leur déroute.
Vingt-neuf d’entre eux meurent, cinquante-huit sont blessés, dix-
neuf disparaissent. « On estime que la plupart des disparus ont été
blessés et sont probablement morts de froid », rapporte le colonel
Stewart à l’état-major. Le colonel Ruggles juge la situation autour
d’Arkhangelsk critique. Trop peu d’Américains sont dispersés sur
un front trop étendu, face à un ennemi supérieur en nombre et en
armement, et jouissant d’un meilleur moral.

Aux États-Unis, l’enthousiasme guerrier faiblit à mesure que les


mauvaises nouvelles du front a uent et que les récits atroces des
blessés de retour chez eux se répandent. En février 1919, des
milliers de proches de soldats adressent au Congrès une pétition
demandant le retrait de Russie — ou alors, des renforts et des
vivres. Si elles jurent leur « loyauté indéfectible » envers leur pays,
les familles se plaignent que les troupes « non seulement traversent
d’incroyables di cultés, mais courent aussi de graves dangers ». Le
commandant du 339e régiment reçoit tant de lettres de parents
désireux de savoir si leur ls est encore vivant que ce déluge, écrit-
il, « interfère avec sa mission ». Il presse l’état-major de faire
savoir aux journaux de Detroit et de Chicago que la situation à
Arkhangelsk est sous contrôle.

Les Russes blancs sont les premiers à se mutiner. Le


11 décembre 1918, deux compagnies du régiment d’Arkhangelsk
refusent d’obéir. Les rebelles se barricadent dans la caserne
Alexandre-Nevsky et tirent sur les troupes loyalistes venues les
déloger. Sommés de contenir l’insurrection, les Américains tirent
à la mitraillette à travers les fenêtres. Les mutins nissent par se
rendre en agitant un drapeau blanc. Le commandant russe
ordonne alors aux troupes de dénoncer les instigateurs de la
révolte, sans quoi un homme sur dix sera exécuté. Treize soldats
sont alignés contre un mur et fusillés.

Le 1er mars, c’est au tour de la deuxième compagnie française de


refuser son appui aux troupes américaines le long de la ligne
Arkhangelsk-Vologda. Les Français acceptent nalement
d’avancer jusqu’à une position située à l’arrière du front, où ils
s’enivrent. Peu après, ils cessent de combattre. Ce même mois, un
détachement des Royal Scots patrouillant le long de la Dvina
ignore l’ordre de braver une neige épaisse pour aller incendier un
village voisin.

Bientôt, l’indiscipline tente les troupes américaines. Des soldats


de la compagnie A tentent de négocier secrètement une paix
séparée avec des militaires soviétiques qui leur font face. L’un
d’eux, apparemment ls d’immigrés russes ou slaves, rédige un
projet de trêve dans un russe approximatif sur du papier à en-tête
de l’organisation catholique Knights of Columbus, orné d’un
drapeau américain. Il s’y plaint de la manipulation des o ciers
britanniques et de l’absence de leurs hommes sur le front. « Nous
ne nous battons contre vous que pour rester en vie. Nous soutenons
votre désir de renverser le tsarisme et sommes prêts à vous aider car
c’est pour le bien des travailleurs. » La note, signée « Les soldats
des États-Unis », précise : « Nous ne vous attaquerons pas, chers
camarades, et si vous vous abstenez pendant deux mois et demi,
nous quitterons tous la Russie. » On ignore si le message fut
transmis.
Soldats se préparant à charger un canon naval, Vologda, 9 avril 1919

© US Army Signal Corps

Bien qu’il existe aussi des comptes rendus d’o ciers enjolivant la
situation, le capitaine Eugene Prince, chargé d’informer l’attaché
militaire américain d’Arkhangelsk, rédige un rapport cinglant sur
le moral des troupes. La révolte de la compagnie B, lancée par
Henkelman, éclate quelques semaines plus tard. Plus de soixante
hommes signent l’ultimatum qu’il a rédigé. Le document a en
réalité pour objectif d’estimer le nombre de soldats désireux de
dé er la hiérarchie. Une fois informés des forces sur lesquelles ils
peuvent compter, les rebelles projettent de désarmer leurs
o ciers, de prendre le contrôle de la compagnie et de déserter le
front.

L’un des conspirateurs, le sergent Silver Parrish, ne comprend


pas pourquoi, la guerre contre l’Allemagne terminée, ses amis et
lui se battent contre de jeunes Russes sortis comme lui des mines
de charbon et des usines. « La plupart des gens ici ont des
sympathies pour les “bolos” et je ne leur en veux pas », écrit-il dans
son journal. Quelques mois auparavant, sa section avait reçu
l’ordre de brûler un village où se cachaient des tireurs ennemis.
Les habitantes étaient tombées à genoux en s’agrippant aux
jambes du sergent pour lui demander grâce. En vain : les soldats
avaient incendié les maisons. « Les ordres sont les ordres »,
estimait Parrish dans son journal. Mais, n février, c’en est assez.
« Cette vie n’est qu’une succession de calamités », soupire-t-il. Les
commandants, espérant tuer l’agitation dans l’œuf, retirent la
compagnie B du front sans punir les rebelles. En échange,
Henkelman promet d’user de son in uence pour calmer les
dissensions.
Une situation intenable pour le président Wilson

Au matin du 30 mars 1919, la compagnie I se repose à l’arrière,


dans un camp situé aux alentours d’Arkhangelsk. Dans les
baraquements, les soldats se rassemblent autour du réchaud. Le
sentiment d’injustice des uns fait écho aux griefs de autres ; les
colères s’attisent mutuellement. Ils ont enduré la pluie, la grêle, la
neige, marché à travers des marais, des ruisseaux, perdu des
camarades au combat. Plusieurs d’entre eux ont reçu du pays un
article les informant qu’un sénateur a exprimé ses doutes sur le
bien-fondé de leur présence en Russie.

Le premier sergent choisit ce moment inopportun pour donner


l’ordre de charger les traîneaux et de retourner au front. Les
hommes refusent de sortir de leurs baraquements et menacent de
se mutiner si Washington ne xe pas une date de retrait. Informé
de l’insurrection, le colonel Stewart rassemble alors les soldats et
leur rappelle que la mutinerie est passible de peine de mort.
« Pourquoi nous battons-nous en Russie ? », lui lancent-ils. Leur
supérieur admet l’ignorer, mais ajoute : « Quoi qu’il en soit, nous
avons une bonne raison de combattre, maintenant. Si nous ne nous
battons pas, nous serons tous balayés. » Le colonel ordonne alors à
ceux qui persistent à vouloir désobéir de s’avancer. Personne ne
bouge. Les soldats obtiennent cependant la libération d’un mutin
fait prisonnier avant de consentir à remonter au front. Ils
chargent les traîneaux à contrecœur et traversent la Dvina gelée
pour rejoindre le train qui les ramène sous les tirs d’artillerie
bolcheviques.
Abri recouvert de neige équipé de mitrailleuses Vickers et Lewis, Visorka Gora, 8 janvier 1919

© US Army Signal Corps

Les censeurs ne parviennent pas à étou er la nouvelle de la


rébellion. « La mutinerie en Russie inquiète Washington. Le
malaise au sein du 339e régiment d’infanterie prend la tournure
d’une crise ouverte. À quand le retour ? Les hommes veulent
savoir », titre le Grand Rapids Herald. Pour le président Wilson,
la situation devient intenable. En mars, il rencontre à Paris le
général de brigade Wilds P. Richardson, le commandant chargé
du nord de la Russie, fraîchement nommé. Il lui ordonne de
rapatrier les troupes d’Arkhangelsk dès que la mer Blanche aura
dégelé. Les combattants apprennent la nouvelle le 8 avril 1919, de
la bouche du colonel Stewart, qui leur rappelle qu’ils devront
obéir jusqu’au dernier jour de leur mobilisation.

Fin juin, le gros des forces américaines a quitté le territoire russe.


Au total, 6 083 hommes ont servi dans le Grand Nord. Parmi eux,
144 sont morts au combat ou des suites de leurs blessures ;
100 autres ont succombé à la maladie, à un accident, ou se sont
suicidés ; 305 ont survécu à des blessures par balles, éclats d’obus
ou autre. L’armée rapatriera 120 corps à l’automne suivant.
Lorsqu’ils arrivent à Detroit, la sonnerie aux morts jouée au bugle
retentit dans le silence des rues. eodore McPhail, dont le frère
a servi en Russie, regarde passer le cortège. « Je pensais à
l’expédition téméraire pour laquelle ces pauvres gars étaient morts
et à la sinistre région où ils ont perdu la vie », se rappellera-t-il. Les
forces britanniques achèvent quant à elles de se retirer
d’Arkhangelsk n septembre 1919. Les bolcheviks prennent la
ville, aux mains des derniers Russes blancs, en février 1920.
L’expédition américaine en Sibérie prend dé nitivement n en
1920.

Ce retrait humiliant conduit à une recherche des responsables


d’un tel asco. Enfoui dans les archives nationales, un rapport
militaire revient sur le déroulement de cette guerre non déclarée à
l’intérieur de la guerre. Le capitaine Hugh S. Martin s’y adresse à
l’attaché militaire à Arkhangelsk : « De fait, nous faisions la
guerre au bolchevisme. Tout le monde le savait. Pourtant, aucun
gouvernement allié n’a jamais avoué que son intervention avait cet
objectif politique. (…) En une journée, un soldat pouvait entendre
plusieurs réponses contradictoires aux questions qu’il se posait :
pourquoi avait-il été appelé à combattre ici après la n des
hostilités sur le front occidental ? (…) Pour quelles raisons faisions-
nous la guerre aux bolcheviks ? Pourquoi ne pas laisser la Russie
s’occuper de ses propres a aires ? »

Michael M. Phillips

Journaliste. Ce texte reprend un article publié dans

le Wall Street Journal sous le titre « e one time

American troops fought Russians was at the end of

World War I — and they lost ». Le récit qui est fait

de cet épisode de la campagne militaire en Russie

repose sur des documents militaires, des rapports

gouvernementaux déclassi és, des lettres, carnets

et lms, ainsi que des Mémoires de soldats

américains.
Le Monde diplomatique, août 2021

S ,

En Russie, une passion pour les


talk-shows
Les émissions de débat politique se multiplient à la télévision

russe. Présentées par des animateurs acquis aux vues du Kremlin,

elles s’avèrent toutefois moins monolithiques qu’on ne pourrait s’y

attendre, faisant la part belle à la polémique. De la géopolitique

au sociétal, les sujets abordés varient, de même que les

obédiences des « experts » qui y croisent le fer.

C T
Tanya Akhmetgalieva. – « Crystal Lover #2 » (Amateur de cristal n° 2), 2020

tanya-akhmetgalieva.art - Collection Ekaterina et Vladimir Semenikhin

« Vous chargeriez-vous de gouverner un peuple de raisonneurs ?


Pour empêcher les peuples de raisonner, il faut leur imposer des
sentiments », faisait dire Honoré de Balzac à la duchesse de
Langeais (La Duchesse de Langeais, 1834). Peuple de raisonneurs
par excellence, les Russes se livrent ces dernières années à une
frénésie de talk-shows politiques, en direct et aux heures de
grande écoute comme en matinée, en milieu d’après-midi et en
toute n de soirée, sur les principales chaînes nationales. Tous les
jours en n de matinée sur Pervi Kanal (« première chaîne »),
l’émission-phare s’intitule « L’avenir le dira » ; on y parle « des
sujets qu’on ne peut pas taire ». Sur Rossiya 1 (« Russie 1 »), le
rendez-vous biquotidien s’appelle « 60 minutes » au cours
desquelles on se lance, matin et après-midi, « sur les traces fraîches
de l’actu ». Sur TV Tsentr, avec « Chacun sa vérité », on va « au
fond des choses ». NTV propose « Point de rencontre », qui se
veut « le lieu où tout devient clair », tandis que la « Soirée avec
[Vladimir] Soloviev » conclut la journée sur Rossiya 1. Des
émissions hebdomadaires de débat, plus académiques, complètent
le tableau : « Le droit de savoir », « Post-scriptum », « Le grand
jeu », « Logique imparable »… Actualité oblige, ces émissions
sont di usées en direct, sur des thèmes parfois décidés à la
dernière minute.

Plus que l’existence de ces talk-shows, c’est leur prolifération, ces


cinq ou six dernières années, qui surprend. Chaque chaîne en
propose un ou deux ; certains sont redi usés en soirée, et ils
durent entre une heure (comme « 60 minutes ») et deux heures et
quart (« L’avenir le dira »), voire une durée indéterminée pour les
« Soirées » de Soloviev. En tout, plus d’une quinzaine d’heures de
débats quotidiens s’o rent au téléspectateur, sans compter les
redi usions sur les plates-formes Internet telles que YouTube et
Yandex. Si les thèmes de politique étrangère liés à l’actualité
dominent, ces émissions se penchent aussi sur toutes sortes de
problèmes de société, généralement à partir d’un élément
déclencheur, comme l’incendie du centre commercial à Kemerovo
en 2018, l’accident mortel causé en 2020 par le metteur en scène
Mikhaïl Efremov, ivre au volant, ou encore l’irruption en Russie
de la « culture du harcèlement » sur les réseaux sociaux.

« Propagandistes du Kremlin »

« De fait, ce format se révèle l’unique instrument d’une éducation


politique généralisée, apportant une analyse de l’actualité et des
tendances de la politique mondiale à des millions de citoyens
russes », estime dans une récente tribune Gevorg Mirzoyan, doyen
du département de la communication de masse de l’Université des
nances auprès du gouvernement russe à Moscou. « Quelles autres
solutions ? Des livres, des journaux spécialisés ne seraient pas lus.
D’ailleurs, les journaux scienti ques ne peuvent pas, par dé nition,
publier des documents collant à l’actualité. (…) Et puis, la société
russe n’a plus rien à voir avec ce peuple de lecteurs qu’étaient les
Soviétiques. On a perdu l’habitude et la capacité de lire des
documents sérieux (1). »

C’est dans ces débats parfois échevelés, où s’entrechoquent savoir


universitaire et déclarations à l’emporte-pièce, où tout le monde
parle en même temps, où l’on s’invective à l’occasion, que réside le
juste milieu entre divertissement et éducation. La complicité entre
modérateurs de toujours et invités réguliers est visible ; certains se
tutoient ; le public y reconnaît des personnages familiers, comme
dans les recettes des séries Net ix, a rme de son côté Sergueï
Markov, un commentateur habitué des plateaux (2). Tout cela
contribue à l’ambiance qui fait le succès de ces émissions : un café
du commerce où les empoignades idéologiques n’empêchent pas
une forme de respect mutuel, voire d’amitié entre les participants.
Pas toujours tendres vis-à-vis de la Russie, les intervenants
étrangers admettent à l’occasion que celle-ci n’est toutefois pas
l’enfer ubuesque décrit dans la presse occidentale. Ils se
permettent même parfois une pointe d’humour. En duplex de
Berlin dans « L’avenir le dira », le 1er mars 2021, le journaliste
allemand Felix Schultess se plaint des mesures de con nement qui
y règnent : « Au moins, à Moscou, on a sa liberté de mouvement.
Ici, en Allemagne, on n’a le droit de rencontrer qu’une personne à
la fois. Des limitations qui seront sans doute prolongées jusqu’aux
élections. » Avant de renchérir au sujet de la campagne de
vaccination : « Notre belle démocratie est incapable, alors qu’elle
dispose de neuf millions de doses, de vacciner les gens, faute de
seringues ! » Dans le studio, la présentatrice Ekaterina Strijenova
surjoue un peu l’émotion et lance dans un éclat de rire apitoyé :
« On voudrait vous sauver, vous rapatrier à Moscou ! Courage,
Felix ! »

Pour les opposants à la politique gouvernementale, les


« propagandistes du Kremlin » — comprendre : les animateurs-
phares de ces talk-shows — se rendent coupables d’une promotion
éhontée des points de vue du « clan Poutine » auprès d’un public
captif qui, par naïveté ou par manque de familiarité avec les
nouvelles technologies, continue de puiser dans la télévision
d’État sa vision du monde.

Fortes de leurs 2,5 millions d’abonnés chacune, des chaînes


YouTube telles que Dojd, vitrine de l’opposante libérale Ksenia
Sobtchak, ou Navalny Live, du militant anticorruption —
désormais emprisonné — Alexeï Navalny (3), laissent libre cours,
avec humour et talent, à leur détestation du « régime », et
di usent auprès de leurs fans une critique radicale de cette
« honteuse et dégoûtante propagande (4) ». Laquelle séduit
toujours une forte majorité de Russes, du moins à en croire le
succès indiscutable que continuent de se tailler ces talk-shows sur
les principales chaînes de la télévision publique. Les « Soirées
avec Soloviev », réalisent une part d’audience de près de 20 % (en
toute n de soirée, il est vrai), suivies de « 60 minutes », à 12 %,
sur la même chaîne, Rossiya 1. Sur Pervi Kanal, TV Tsentr et
NTV, leurs homologues sont moins suivis mais se maintiennent,
depuis 2017, à des niveaux compris entre 5 et 10 % de part
d’audience (5).

« Je considère que le gouvernement a le droit d’avoir son point de


vue et d’en faire la propagande. Et je ne vois rien de mal dans ce
terme de “propagande”, même s’il donne lieu à diverses
interprétations. Par exemple, quel mal y a-t-il à faire la propagande
d’un mode de vie sain ? Ou de la paix dans le monde ? », déclare
Andreï Norkine, animateur-vedette d’une des émissions les plus
suivies, « Point de rencontre » (6). Ton mesuré, cheveux blancs et
lunettes strictes à monture rectangulaire, il est l’un des
animateurs les plus expérimentés du paysage audiovisuel russe,
puisque sa carrière remonte aux années 1990, sur la chaîne NTV,
qui était alors considérée comme la machine de guerre du
milliardaire Vladimir Goussinski contre le président Boris
Eltsine.

Trois décennies plus tard, il est de retour sur cette même chaîne
après que celle-ci, rachetée par la holding Gazprom Media, dont
le capital est détenu à 100 % par l’État, est passée sous le contrôle
indirect du gouvernement. Ce revirement apparent n’a en rien
entamé la tranquille assurance du modérateur, dont l’impartialité
dans la conduite des débats est reconnue jusque dans les rangs de
l’opposition. « Une certaine agressivité est inévitable : elle est liée
au positionnement de nos émissions dans la grille des programmes
et aux nécessités de l’audience, estime Norkine. Les talk-shows
di èrent selon l’heure à laquelle ils sont di usés. “Point de
rencontre” est une émission de l’après-midi, elle a donc son public
particulier (…). Chez nous, en plus des arguments rationnels, il doit
y avoir de l’émotion (7). »

Ukrainiens très remontés

Bien qu’ils existent et évoluent depuis la période soviétique, une


époque où l’on échangeait des tirades longues et érudites dans un
studio sombre, les talk-shows russes connaissent un âge d’or, celui
de leur miraculeuse multiplication, depuis 2014-2015. Leur thème
principal, sinon exclusif, était alors l’Ukraine et ses soubresauts,
son tournant stratégique vers l’Occident, la guerre linguistique
qui y faisait rage et le tour violent qu’elle allait bientôt prendre.
C’est pour gérer ce traumatisme que politologues, chercheurs,
diplomates et autres « experts » autoproclamés se mirent à
proliférer sur les écrans dans de violentes joutes verbales.

Les plateaux les plus animés sont ceux qui, depuis le début, se
sont donné pour principe d’inviter systématiquement des
« avocats du diable », appelés à représenter, parfois de manière
outrancière, la partie adverse. Toute une brochette d’Ukrainiens
très remontés contre leur voisin de l’Est ont ainsi pu faire état de
leurs griefs en direct à la télévision du « pays agresseur ». Ces
derniers temps, ce sont la journaliste Ianina Sokolovska et les
politologues Vasil Vakarov et Vyacheslav Kovtun qui se relaient
pour vilipender l’ingérence russe dans le Donbass, défendre bec et
ongles les lois interdisant aux russophones l’emploi de leur langue
maternelle et minimiser la menace des milices néofascistes
comme Azov ou Pravy Sektor (8). Leurs adversaires, partisans
d’une Ukraine aux intérêts indissociables de ceux de la Russie, ne
manquent pas de souligner les absurdités auxquelles l’opposition à
Moscou peut conduire les autorités de Kiev, par exemple dans
« L’avenir le dira » (13 décembre 2019) : « Pourquoi refuser le gaz
russe ? Pour nuire à la Russie ? Mais c’est à vous-mêmes que vous
nuisez ! Vous achetez à des tiers, aux prix mondiaux, ces mêmes
molécules totalitaires ! » Ils ironisent aussi — dans « 60 minutes »,
le 25 mars dernier — sur les ratés tragi-comiques de la politique
anti-Covid du président ukrainien Volodymyr Zelensky, qui, après
avoir refusé avec hauteur les vaccins russes, a vu remise aux
calendes grecques la livraison de vaccins occidentaux, pour
nalement se rabattre sur des vaccins indiens Covishield, en
quantités in mes et au prix fort.

En résumé, les Russes reprochent à leurs voisins ukrainiens


d’avoir choisi, avec un enthousiasme pour l’instant mal
récompensé, de passer sous les fourches caudines d’un Occident
peu pressé de leur o rir les avantages dont ils rêvent. Ce que
Soloviev résume d’une tirade lapidaire, le 11 mars : « Les États-
Unis vous envoient de l’aide militaire, mais pas de vaccins. »

Un téléspectateur étranger serait surpris de la liberté de ton qui


règne dans ces émissions, mais aussi d’entendre des propos dont
certains vaudraient à leur auteur l’excommunication médiatique
sous nos latitudes démocratiques. Ainsi, Nikolaï Starikov pouvait
déclarer dans « L’avenir le dira », le 5 mars 2019 (jour
anniversaire de la mort du « petit père des peuples ») : « Une
majorité de Russes, et j’en fais partie, voient en Staline le meilleur
dirigeant de notre histoire. » Oleg Barabanov a rmait dans
« Point de rencontre », le 3 mars dernier : « À la place du
Kremlin, je mentirais aussi [au sujet de la surmortalité due au
Covid-19]. » Et Mikhaïl Delyaguine lançait dans « L’avenir le
dira », le 14 avril 2021, en référence au con it de basse intensité
dans le Donbass : « Une guerre empêchée est, pour l’Amérique, une
menace mortelle. » Sans parler des propos violents des
intervenants russes lorsque le débat tourne autour des gay prides
en Europe et des derniers développements de la politique des
genres aux États-Unis.

Parfois, cependant, la patience des animateurs atteint ses limites.


Ce fut le cas lorsque le polémiste Alexandre Sytine, emporté par
un raisonnement aux forts relents de suprémacisme européen, se
laissa aller à déclarer dans « L’avenir le dira », le 16 avril 2019,
au lendemain de l’incendie de la cathédrale Notre-Dame de Paris :
« Vous comparez à tort deux incendies : l’un a détruit un joyau de
la culture classique européenne et l’autre [l’incendie de la Maison
des syndicats d’Odessa, où périrent, le 2 mai 2014, plusieurs
dizaines de manifestants pro-russes] a causé la perte d’un peu de
matériel humain de médiocre qualité génétique. » Le modérateur
Anatoly Kouzitchev lui demanda alors, sans perdre son calme, de
quitter le studio. Le Machiavel aux verres fumés et au phrasé
pédant devait cependant rapidement retrouver sa place sur tous
les plateaux qu’il avait coutume de hanter.
Tanya Akhmetgalieva. – « Crystal Collection #1 » (Collection de cristaux n° 1), vue d’exposition,

2020

tanya-akhmetgalieva.art - Ekaterina Cultural Foundation, Moscou

À n’en pas douter, le plus controversé des animateurs est Artyom


Cheïnine. Cheveu rare, collier de barbe poivre et sel, les jambes
martialement écartées au centre de l’arène, il ne fait pas mystère
de son patriotisme et n’hésite pas à houspiller les invités dont les
répliques lui déplaisent. Une autre de ses manies consiste à poser
ses questions de manière longue, savante et développée, à prévenir
par des mises en garde détaillées les arguments fallacieux que,
déjà, a rme-t-il, son vis-à-vis est en train de fourbir, à l’avertir
que telle réponse, d’avance battue en brèche par ses arguments
imparables, ne sera pas considérée comme valable ou honnête, pas
plus que telle autre, elle aussi mise en pièces à titre préventif, puis
à suggérer, plein de sollicitude pédagogique, le genre et la teneur
de la réponse qu’il juge la plus correcte à sa question dont, voilà,
c’est promis, on sent poindre le point d’interrogation, qui donnera
en n à l’interpellé le droit de répondre… avant que Cheïnine lui
coupe presque aussitôt la parole, s’exclamant théâtralement :
« J’en étais sûr ! Je l’aurais parié ! Voilà bien la mauvaise foi dont
vous êtes coutumier ! Vous alliez me dire que, etc. » En dé nitive,
ses avis tranchés, joints à son absence de scrupules à tirer
avantage de sa qualité de maître des débats, lui assurent le
premier rôle dans les superproductions qu’il préside.

Parmi ses faire-valoir favoris, on compte Michael Bohm et


Michael Wasiura, citoyens américains très hostiles à leur ex-
président Donald Trump. Dans leur russe coloré aux accents du
Midwest, tous deux expriment, chaque fois qu’il est question de
politique américaine ou de nouvelles sanctions antirusses, les
positions démocratiques, atlantistes, progressistes que l’animateur
attend d’eux pour les chahuter gentiment. Autre punching-ball
commode : le politologue Andreï Nikouline, représentant de
l’opposition systématique à M. Vladimir Poutine, celle que l’on
n’entendra jamais donner raison au gouvernement russe contre
un pays étranger ou une instance supranationale quelle qu’elle
soit. Des brimades du Comité international olympique (CIO) aux
sanctions américaines et à l’exclusion du Conseil de l’Europe, tout
serait à leurs yeux justi é et nécessaire, conforme aux intérêts
bien compris du peuple russe. Cheïnine n’hésite pas à piétiner
l’amour-propre de tels intervenants en même temps que leurs
arguments.

Une société fracturée


Sous ses dehors « clivants », Cheïnine ne manque pas de lucidité
sur le rôle télévisuel qui est le sien. « Je ne suis que le produit de
mon époque. La télévision a besoin, aujourd’hui, d’animateurs
explosifs, impulsifs, catégoriques. Après une période glamour, elle
connaît une période de guerre, dans le sens où deux camps bien
dé nis luttent l’un contre l’autre. Avant, jamais un homme
possédant mon physique et mon tempérament n’aurait pu être
animateur télé. Je ne suis apparu à l’écran que parce que les temps
avaient changé (9). » Une société fracturée et des médias
hyperpartisans ne sont pas l’apanage du monde occidental et
atlantique (10).

En Russie, la ligne de fracture idéologique est très éloignée de la


dichotomie gauche-droite. Elle oppose les « souverainistes » au
« parti de l’étranger ». Les premiers, majoritaires pour l’instant,
veulent poursuivre, malgré les sacri ces qu’elle implique, la
sourcilleuse politique poutinienne de grande puissance russe. Les
seconds, parfois quali és de « cinquième colonne », d’« agents
d’in uence » ou, de façon plus neutre, de « libéraux », aimeraient
au contraire que la Russie adopte la feuille de route que lui
indique l’Occident, quitte à accepter des vexations et des
humiliations, pour faire ses preuves et gagner ainsi la con ance de
ses partenaires. Les chantres du patriotisme cathodique voient en
eux des traîtres : « Il faut appeler les choses par leur nom : nos
opposants hors système sont en réalité des agents d’in uence à la
solde de pays qui ne sont pas nos amis », assène ainsi Soloviev le
11 mars 2021. En général, les studios sont partagés entre ces
tenants de l’intégration de la Russie dans le concert des nations
« civilisées » et ceux qui a rment, avec le soutien tacite des
animateurs, sa vocation à faire jeu égal avec la Chine et les États-
Unis. La vieille dispute russe entre « Européens » et
« slavophiles » trouve ainsi sa réincarnation moderne.

Un échange fameux résume cette controverse. Il opposa le


politologue Ariel Cohen au sénateur Viacheslav Nikonov dans
« Soirées avec Soloviev », le 22 juin 2017 : « Si la Russie continue
à braver la domination américaine et à encourir les sanctions de
plus en plus dures du monde occidental, c’en est fait de son
économie. (…) Qui nous fournira les technologies, les marchés, les
capitaux pour nous développer ? », s’alarmait le premier. Le
second lui rétorqua : « Des technologies, les Américains ne nous en
ont jamais donné ni vendu, en vertu d’un embargo qui remonte à la
n de la seconde guerre mondiale (…). Nous sommes aujourd’hui
leaders mondiaux dans le nucléaire civil. Et pas seulement : nos
systèmes d’armes, nos technologies spatiales, nos vaccins
s’exportent, démontrant notre capacité à reprendre pied au plus
haut niveau sans aide extérieure. »

Dans « Le droit de savoir », le 27 mars dernier, le politologue


Sergueï Karaganov estimait nécessaire de mettre un point nal à
ce type d’échanges : « Il faut se rendre à l’évidence : l’éternelle
question “Sommes-nous [nous les Russes] de bons, de dignes,
d’authentiques Européens ?” est caduque. L’Europe que nous
chérissons n’existe plus qu’en nous-mêmes. Avec Tolstoï, avec
Tchekhov, avec Tchaïkovski, nous avons contribué à la culture
européenne autant que nous y avons puisé. Malheureusement,
l’Europe en tant que source d’idées nouvelles est tarie, et il est temps
de nous tourner vers d’autres cultures dont nous ne savons rien, et
qui sont émergentes. »

Margarita Simonian, la très médiatique patronne de la chaîne de


télévision RT, transfuge du programme américain Future
Leaders Exchange, intervient régulièrement sur divers plateaux
russes. Elle a vécu sa formation journalistique approfondie aux
États-Unis comme un endoctrinement sectaire qui, loin de la
séduire, lui aurait ouvert les yeux sur la guerre idéologique que
l’Occident livre à son pays. « À la fac de journalisme — c’était
après la période soviétique —, on nous enseignait les principes du
pluralisme et de l’objectivité, disait-elle dans « Le droit de savoir »,
le 14 octobre 2017. Qui aurait cru alors que le totalitarisme
viendrait de l’Occident ? En Amérique, si tu as le culot d’exprimer
une opinion ne serait-ce que neutre vis-à-vis de Poutine et de la
Russie, tu te vois coller l’étiquette d’idiot utile de Poutine, et c’est la
n de tout. Nombre de journalistes subissent une chasse aux
sorcières. Voyez cet article du New York Times a rmant que les
journalistes qui prennent langue avec [la chaîne] RT doivent être
punis de je ne sais quelle façon… Une pression folle s’exerce sur eux
pour les empêcher de travailler avec nous, pour interdire que
s’exprime une opinion di érente de la ligne o cielle. Si ce n’est pas
du totalitarisme, je me demande bien ce que c’est ! »

L’un des thèmes récurrents de ces talk-shows est justement ce


« malentendu avec l’Occident » — pour les plus optimistes — ou la
« russophobie congénitale des Occidentaux », pour les plus
critiques. Oleg Barabanov, professeur en relations internationales
à l’Institut d’État des relations internationales de Moscou et
invité récurrent de « Point de rencontre », écrit ainsi sur son blog
(8 juin 2017) que celle-ci est devenue pour la majorité des élites
occidentales un « racisme acceptable » destiné à cimenter des
systèmes politiques que la radicalisation communautariste
déstabilise. Une manifestation récente en fut la déclaration du
président français Emmanuel Macron (25 mars) accusant la
Russie et la Chine d’utiliser leur vaccin contre le Covid-19 comme
outil d’in uence dans le cadre d’une « guerre mondiale d’un genre
nouveau », alors que Moscou proposait à tout pays européen
intéressé la fourniture de doses ou une production conjointe de
son Spoutnik V. Sur le plateau d’« À chacun sa vérité », le
politologue Maxime Youssine réagissait ainsi, le 26 mars : « En
tant qu’amoureux et défenseur de la France, j’avoue que les bras
m’en tombent : la France vient de connaître une explosion du
nombre de contaminations avec 45 000 nouveaux cas en vingt-
quatre heures, le pire indicateur depuis le début. Une telle remarque
aurait été digne de MM. [Andrzej] Duda [le président polonais]
ou Zelenski [son homologue ukrainien], mais de la part de
M. Macron, qui m’avait donné quelques raisons d’espérer un
réchau ement dans les relations entre nos pays, cette remarque me
plonge dans un profond pessimisme. »

De telles émissions ne sont assurément pas objectives. Orchestrées


par les chaînes du service public, animées par des journalistes-
vedettes au patriotisme sans faille, avec la participation
d’« experts » triés sur le volet en fonction de positions politiques
connues d’avance, on pressent facilement quelles seront leurs
conclusions. Mais elles ont le mérite d’organiser une forme de
pluralisme en donnant largement la parole aux critiques du
pouvoir, y compris étrangers. Entend-on si souvent des
intervenants russes, chinois ou iraniens dans un talk-show
américain ou européen ?

Le paysage audiovisuel russe rend coup pour coup aux médias


occidentaux qui diabolisent la Russie. Après s’y être gaussé des
excentricités quasi khrouchtchéviennes de M. Trump, on s’y
inquiète aujourd’hui de la viscosité intellectuelle proprement
brejnévienne du nouveau président américain. Faisant allusion
aux déclarations de M. Joseph Biden, qui a quali é son
homologue Poutine — sur ABC, le 17 mars dernier — de
« tueur », Evgueni Popov, le présentateur-vedette de « 60
minutes », lance, sarcastique : « Soit il a décidé de modérer ses
propos, soit il a changé d’avis, ou peut-être a-t-il déjà oublié, mais
voici que douze jours plus tard, M. Biden invite le président Poutine
à une conférence sur le climat » (29 mars 2021).

Si la télévision russe n’a rien à envier à ses concurrentes


occidentales sur le plan de la verve et des idées, sa force de frappe
internationale est en revanche pratiquement nulle. Toute
a rmation américaine relative à la Russie, quelles que soient ses
outrances, sa partialité, voire son absurdité, fait instantanément le
tour des rédactions, puis les gros titres a olés de la presse
mondiale. Rien de tel en face. « Dans cette guerre médiatique,
résumait Simonian dans « L’avenir le dira », le 1er avril dernier,
nos ennemis disposent de l’arme atomique, nous non. »

Nos précédents articles

• « Absence d’enquêtes et bagarres de plateau, les recettes de l’information en continu »,

par Sophie Eustache, avril 2021.

• « La voix de Moscou trouble le concert de l’information internationale », par Maxime

Audinet, avril 2017.

• « Russie : Vu à la télévision », dans « Russie, le retour », Manière de voir, n° 138,

décembre 2014 - janvier 2015.

• « Délire partisan dans les médias américains », par Rodney Benson, avril 2014.
• « La Russie est de retour sur la scène internationale », par Jacques Lévesque,

novembre 2013.

• « “Nous sommes les héritiers des tsars et des soviets” », par Nina Bachkatov,

décembre 2011.

• « “Moi, Oprah Winfrey, j’ai pu devenir milliardaire” », par Serge Halimi, dans « Demain,

l’Amérique… », Manière de voir, n° 101, octobre-novembre 2008.

• « Ces salons où l’on cause », par Marc Endeweld, juin 2007.

• « La Russie en son miroir audiovisuel », par Sylvie Braibant et Carole Sigman,

février 2001.

• « Un nouveau spectacle : les procès télévisés », par Yves Eudes, août 1992.

• « La foire aux miracles des télévangélistes américains », par Ingrid Carlander, juin 1988.

Christophe Trontin

Journaliste.

(1) Gevorg Mirzoyan, « Pourquoi la Russie a besoin de talk-shows politiques », Snob,


Moscou, 6 janvier 2021 (en russe).

(2) Sergueï Markov, « Le mystère des talk-shows politiques russes », Moskovski


Komsomolets, 26 mai 2017 (en russe).

(3) Lire Hélène Richard, « Alexeï Navalny, prophète en son pays ? », Le Monde
diplomatique, mars 2021.

(4) Parasites, documentaire d’Alexeï Navalny, 10 mars 2020, disponible sur YouTube.

(5) Données : Institut Mediascope pour la population urbaine.

(6) Youlia Doudkina, « Comment sont organisés les talk-shows politiques russes »,
Esquire, Londres, 9 juillet 2019.

(7) Ibid.

(8) Lire Emmanuel Dreyfus, « En Ukraine, les ultras du nationalisme », Le Monde


diplomatique, mars 2014.
(9) Youlia Doudkina, « Comment sont organisés les talk-shows politiques russes », art.
cit.

(10) Lire Serge Halimi et Pierre Rimbert, « Un journalisme de guerres culturelles », Le


Monde diplomatique, mars 2021.
Le Monde diplomatique, août 2021

L’Institut Tony Blair, un


business africain
Après son départ du 10 Downing Street, en 2007, M. Anthony

Blair a entrepris de monnayer, à travers des activités de conseiller

et de conférencier, le prestige de son ancienne fonction et le

carnet d’adresses qu’il y avait acquis. Face aux polémiques

suscitées, l’ex-premier ministre britannique s’est recentré sur la

philanthropie, espérant restaurer une réputation en chute libre.

Avec un succès mitigé…

R C
Dawit Abebe. – « Long Hands 1 » (Longues mains 1), 2019

© Dawit Abebe - Kristin Hjellegjerde Gallery, Londres, Berlin

Au Mali, on ne plaisante pas avec la souveraineté nationale.


Lorsque, le 23 mars 2021, le gouvernement issu du coup d’État du
18 août 2020 (1) a annoncé qu’un partenariat « d’assistance
technique » avait été conclu avec le Tony Blair Institute for Global
Change (TBI), qui le conseillerait dans l’élaboration d’une
nouvelle Constitution, le sang des patriotes n’a fait qu’un tour.
Dans un pamphlet publié sur sa page Facebook, M. Brahima
Fomba, spécialiste de droit constitutionnel, s’indignait de voir des
experts étrangers, qu’il comparait à des « vautours », s’asseoir à la
même table que les ministres, les magistrats et les hauts
fonctionnaires maliens. Lors d’une conférence de presse, le
22 mai 2021, M. Choguel Maïga, l’un des dirigeants du
Mouvement du 5 juin - Rassemblement des forces
patriotiques (M5-RFP), une coalition d’opposition, dénonçait une
décision « malencontreuse », qu’il quali ait d’« injure à
l’intelligence de notre peuple, à l’honneur et à la dignité des cadres
maliens ».

Dès le mois de novembre 2020, le gouvernement de transition à


peine installé, des émissaires de l’institut dirigé par M. Anthony
Blair s’étaient rendus à Bamako. La petite armée de technocrates
issus des plus grandes écoles britanniques qui anime le TBI
comprend d’excellents représentants de commerce, qui, selon les
mots d’un ancien collaborateur, « vendraient du sable à un
Bédouin ». L’ex-premier ministre britannique a lui-même nalisé
l’opération séduction en rencontrant, le 22 mars, le président
intérimaire Bah N’Daw. À l’issue de leur entrevue, M. Blair, très
satisfait, est allé jusqu’à a rmer, contre toute évidence, que la
période de transition était « propice à l’établissement des bases
d’une stabilisation » du pays. Deux mois plus tard, le 24 mai,
M. N’Daw et son équipe étaient démis de leurs fonctions à l’issue
d’un nouveau putsch, et le TBI suspendait sa mission.
Quête frénétique de contrats

Si ce bref partenariat a provoqué la colère de personnalités


locales, il a aussi suscité l’incompréhension de plusieurs cadres ou
ex-cadres du TBI. « Cela n’avait aucun sens, estime l’un d’eux, qui
requiert l’anonymat. L’institut se targue de travailler sur le long
terme à des réformes en profondeur. Ce n’est pas le rôle d’un régime
de transition. Bien au contraire. Sans oublier qu’on est en présence
d’un processus très militarisé. » Cette collaboration contre nature
illustre la quête frénétique de contrats que mène M. Blair sur le
continent africain, y compris avec des régimes peu respectueux
des droits humains ou dont la légitimité est faible.

Lorsqu’il a lancé le TBI, en 2016, l’ancien premier ministre a


insisté sur le caractère non lucratif du nouvel organisme et sur le
fait qu’il n’en tirerait ni béné ce ni salaire. Il cherchait ainsi à
faire oublier les polémiques suscitées par les activités qu’il
développe depuis la n de son mandat. En e et, lorsqu’il a quitté
le 10 Downing Street, en juin 2007, laissant derrière lui un Parti
travailliste en lambeaux, M. Blair a mis à pro t les précieux
contacts amassés durant la décennie passée à la tête du Royaume-
Uni pour se lancer dans les a aires à l’international. Il a créé une
myriade d’entreprises de conseil et de sociétés à capitaux mixtes
(joint-ventures) : Tony Blair Associates, Windrush Ventures Ltd,
Firerush Ventures Ltd, etc. Il a signé des contrats mirobolants
avec des multinationales et des gouvernements qu’il conseillait à
prix d’or : JP Morgan, Zurich Financial, LVMH, le fonds
d’investissement émirati Mubadala, le Kazakhstan de
M. Noursoultan Nazarbaïev, l’Égypte de M. Abdel Fattah Al-
Sissi (2)… Il a multiplié les conférences, son cachet dépassant la
plupart du temps les 100 000 euros. En parallèle, il a lancé une
organisation à but non lucratif, Africa Governance Initiative, qui
proposait gracieusement ses services aux États africains.

En quelques années, il aurait, selon le quotidien e Guardian,


amassé une fortune d’au moins 27 millions de livres (plus de
31 millions d’euros) et construit un empire immobilier estimé à
plusieurs millions d’euros : une dizaine de maisons et vingt-sept
appartements (3). Il a beau jurer que sa motivation n’est pas
d’accumuler une fortune personnelle, au Royaume-Uni, les
polémiques s’enchaînent. M. Blair est accusé de ne pas payer ses
impôts, de mélanger business et philanthropie, de faire fructi er
l’un en béné ciant des retombées de l’autre, et même de pro ter
de son statut d’émissaire du Quartet pour le Proche-Orient (4)
pour faire des a aires.

En 2016, M. Blair, en quête de respectabilité alors que sa


popularité s’est e ondrée, annonce qu’il ferme sa société de
conseil et ses joint-ventures pour se concentrer sur des activités
caritatives et sur les combats qui lui sont chers : la lutte contre le
dérèglement climatique et contre l’extrémisme religieux, ainsi que
l’appui à la « bonne gouvernance ». « J’accepterai encore quelques
consultations personnelles pour assurer mes revenus », prend-il soin
de préciser, tout en promettant de consacrer 80 % de son temps
aux bonnes œuvres (5). Fini Tony Blair Associates et l’Africa
Governance Initiative. Place à TBI.

Très vite, le nouvel institut multiplie les partenariats,


essentiellement en Afrique, ce qui permet à M. Blair de revêtir le
costume du chevalier blanc venu sortir le continent de sa misère.
Son premier « client » est le Rwanda de M. Paul Kagamé. « Vous
êtes un homme qui a une vision, un leader que j’ai toujours admiré.
Maintenant, vous avez besoin de conseils pour gouverner, et je suis
votre homme », lui aurait-il déclaré dès 2007 à Londres, selon son
biographe Tom Bower (6). Les années suivantes, il l’introduit
dans le gotha des dirigeants du monde et des hommes d’a aires, le
présentant comme l’incarnation d’une Afrique moderne et
entreprenante, tout en omettant soigneusement de mentionner les
massacres et la prédation dont l’armée rwandaise est responsable
en République démocratique du Congo (RDC), ou les assassinats
d’opposants en exil.

M. Blair pro te de la fascination qu’exerce M. Kagamé sur ses


pairs du continent pour vendre ses services. TBI conseille
désormais une quinzaine de gouvernements africains, emploie
231 salariés et a che un chi re d’a aires de 46,3 millions de
dollars (38 millions d’euros). Sur le papier, il s’agit
d’accompagner des réformes structurelles et la réalisation de
grands projets. M. Blair entend ainsi faire pro ter l’Afrique de
son expérience. « Lorsque j’étais premier ministre, a-t-il con é au
président Kagamé en 2007, j’ai été confronté au frein que la
machine gouvernementale pouvait représenter. J’ai mis sur pied une
“Delivery Unit”, et ça a été un grand succès. Ça a tout
transformé (7). »

En 2001, lors de son second mandat, le fondateur du New Labour


avait e ectivement mis en place la Prime Minister Delivery Unit,
l’« unité réussite du premier ministre ». Il s’agissait d’une
structure permanente de quelques technocrates, directement
rattachée à son cabinet et concentrée sur ses priorités — parmi
lesquelles la réforme des services publics. Présenté comme l’arme
idéale pour bousculer une administration rétive au changement,
cet outil a été repris par plusieurs gouvernements, au Canada, au
Pérou, en Arabie saoudite, etc. Sans grand succès. Dans une note
publiée en 2017, le think tank Terra Nova, incubateur d’idées
néolibérales au sein de la gauche française, plaidait pourtant en
faveur de la création de telles « unités », tout en admettant des
résultats mitigés (8).

M. Blair n’en vend pas moins le concept aux dirigeants africains.


« L’idée est la suivante, résume l’ancien salarié déjà cité de
l’institut : lorsqu’un pays en voie de développement n’arrive pas à
mettre en œuvre les réformes nécessaires, parce que l’administration
renâcle ou parce qu’il se heurte à des résistances politiques, nous
arrivons avec notre boîte à outils. Nous montons une structure qui
nous permettra de superviser les dossiers et de faire remonter les
informations. Quand ça bloque, on débloque en jouant de notre lien
direct avec le président. » L’ennemi de TBI, ce n’est pas la nance,
mais l’administration. « Le vrai dé n’est pas le manque de
stratégie des États, mais le temps de réalisation des projets, à cause
du trop-plein d’administrations, expliquait en 2020 M. Antoine
Huss, directeur de TBI pour l’Afrique de l’Ouest francophone.
Nous aidons à “packager” les projets pour qu’ils soient présentables
auprès des nanceurs (9). »

TBI dispose d’un atout de taille pour vaincre les réticences : la


plupart du temps, ses conseils, nancés par de généreux
donateurs, ne coûtent rien aux États. Ainsi, lorsque l’institut a
signé un partenariat avec le Burkina Faso, en 2019, la présidence,
qui n’a rien déboursé, s’est vu adjoindre un bureau composé de
trois experts chargés de veiller à la mise en œuvre des priorités
gouvernementales. Le bilan ? « Très moyen, admet un conseiller
du président Roch Marc Christian Kaboré qui tient lui aussi à
rester anonyme. Les dossiers n’ont pas avancé aussi vite qu’on
l’espérait. Ce n’est pas de la faute de TBI : ils ont fait du bon
boulot. Mais les freins qu’ils pensaient débloquer sont toujours là. »

Un ancien collaborateur de M. Blair revendique « des succès


évidents », comme au Rwanda ou au Togo, mais reconnaît aussi
« beaucoup d’échecs », avant de lâcher : « Souvent, on ne sert pas à
grand-chose. » Un autre, qui reste persuadé de l’apport de TBI,
admet que l’institut recycle de vieilles méthodes, tout en les
améliorant : « Il s’agit en réalité d’une forme actualisée de
l’assistance technique pratiquée depuis des décennies par les
bailleurs traditionnels ou par les cabinets privés, mais en élargissant
leur mission. L’Institut Tony Blair place des experts au plus près de
l’administration : ils prennent en compte autant les contraintes
techniques que les enjeux politiques. J’ai tendance à croire que c’est
plus e cace. »

Au sein de TBI, l’intervention au Togo est considérée comme un


succès. L’institut a notamment contribué à l’installation à Lomé
d’un centre d’appels du géant du secteur, Majorel ; à la signature
d’un contrat avec une entreprise koweïtienne, Agility, pour la
construction d’un parc logistique ; ou encore aux discussions avec
PVH, multinationale américaine de l’habillement. Pour M. Blair,
le salut de l’Afrique passe depuis toujours par le secteur
privé (10). « Dans tous les dossiers qu’il a supervisés, se désole un
ancien ministre togolais, il s’agit de promouvoir une vision
néolibérale de l’économie, de multiplier les investissements étrangers
et les partenariats public-privé (11). »

Les thuriféraires de l’ancien premier ministre britannique


mettent un point d’honneur à souligner que ses conseils sont
désintéressés. Ce qui n’enlève rien au contenu idéologique et
politique de ses prestations. « Ce n’est ni plus ni moins que du soft
power, constate un consultant indépendant qui note l’intérêt de
l’institut pour les pays francophones. Blair défend le
néolibéralisme, mais aussi l’in uence anglo-saxonne. »

Con its d’intérêts

Pour s’en persuader, il su t de passer en revue les nanceurs de


TBI : l’Agence américaine pour le développement
international (Usaid), la Banque mondiale, des multinationales —
dont Microsoft —, des fondations philanthro-capitalistes, parmi
lesquelles la Fondation Bill-et-Melinda-Gates (laquelle a octroyé à
TBI pas moins de 18,5 millions de dollars ces cinq dernières
années, dont 6,8 millions rien qu’en 2020) et des associations
« réformatrices », telles que l’African Center for Economic
Transformation (ACET), ou promouvant la « modernisation » de
l’agriculture grâce aux organismes génétiquement
modi és (OGM), comme l’African Green Revolution
Forum (AGRF).

« Tony Blair se sent investi d’une mission, explique un ancien


collaborateur. Mais on peut s’interroger aussi sur ses intérêts
personnels. Lorsqu’il place des investisseurs étrangers dans un pays,
ce sont parfois des amis. Avec lui, les a aires ne sont jamais bien
loin. » Il constate d’ailleurs que TBI s’implante souvent dans des
pays riches en matières premières. L’institut nie tout con it
d’intérêts. Mais le doute subsiste. Après son élection, en 2010, le
président guinéen Alpha Condé avait sollicité les conseils de
M. Blair et de M. George Soros. Via leurs fondations, le
Britannique et l’Américain l’ont poussé à revoir tous les accords
miniers. Quelques mois plus tard, en novembre 2011, le fonds
d’investissement d’Abou Dhabi, Mubadala Development
Company, que M. Blair conseillait, rachetait plusieurs actifs dans
ce pays. En novembre 2013, lors de la conférence des partenaires
et des investisseurs privés de la Guinée organisée à… Abou Dhabi,
M. Blair couvrait d’éloges l’autocrate guinéen, qu’il présentait
comme un visionnaire. Au même moment, on apprenait la
signature d’un accord de 5 milliards de dollars entre la Guinée et
Guinea Alumina Corporation, une société détenue par Mubadala
Development Company et Dubai Aluminium, pour le
développement de la mine de bauxite de Sangarédi…

Rémi Carayol

Journaliste.

(1) Lire Anne-Cécile Robert, « Au Mali, coup d’État dans un pays sans État », Le
Monde diplomatique, octobre 2020.

(2) Lire Ibrahim Warde, « Blair Inc. », Le Monde diplomatique, novembre 2012.

(3) Hilary Osborne, « Tony and Cherie Blair’s property empire worth
estimated £27m », e Guardian, Londres, 14 mars 2016.

(4) Lire Hussein Agha et Robert Malley, « Abou Mazen, le dernier Palestinien », Le
Monde diplomatique, février 2005.

(5) « Tony Blair sta announcement », TBI, 20 septembre 2016.

(6) Tom Bower, Broken Vows : Tony Blair. e Tragedy of Power, Faber & Faber,
Londres, 2016.

(7) Ibid.

(8) Abdeldjellil Bouzidi et Antoine Hardy, « Vers une “Delivery Unit” à la française ? »,
Terra Nova, Paris, 30 juin 2017.

(9) Cité par Rémy Darras, « Tony Blair, l’homme qui murmure à l’oreille des présidents
africains », Jeune Afrique, Paris, 23 février 2020.

(10) Lire Demba Moussa Dembélé, « Les masques africains de M. Anthony Blair », Le
Monde diplomatique, novembre 2005.
(11) Lire Jean-Christophe Servant, « Marchés de dupes en Afrique », Le Monde
diplomatique, novembre 2020.
Le Monde diplomatique, août 2021

De la gauche et de l’art
Ouvrant leurs collections aux foules avec l’appui des pouvoirs

publics, MM. François Pinault ou Bernard Arnault deviennent les

saints patrons des arts, dont ils contribuent à xer les prix. Les

industries culturelles promeuvent des formes qui modèlent la

perception et les valeurs. Mais nombre de progressistes portent le

combat ailleurs, en demandant à l’art des comptes sur son utilité

sociale.

E P
Maurizio Cattelan. – Sans titre, 2001
Vue de l’exposition « Out of Senses », Musée Boijmans Van Beuningen, Rotterdam, 2002

© Courtesy of Maurizio Cattelan et Galerie Perrotin, Paris, New York

Les moments de franche rigolade ont été assez rares pendant la


crise sanitaire. Il y en a pourtant eu un, en plein con nement :
lorsque le président Emmanuel Macron, en bras de chemise,
quasiment ébouri é et l’air intense, s’est adressé à des artistes
pour leur expliquer le sens de la vie et du « timing » : « Robinson
Crusoé, il ne part pas avec des grands principes, il va dans la cale
chercher ce qui va lui permettre de survivre. Du fromage. Du
jambon. Des choses très concrètes. Pour pouvoir ensuite inventer
quelque chose et créer. Robinson, quand le naufrage est là, il ne se
prend pas les mains dans la tête [sic] en essayant de faire une
grande théorie du naufrage (1). »

Si cette argumentation peut faire l’e et d’un sketch comique, elle


paraît néanmoins relever du bon sens. Il est en e et peu commode
de « se prendre les mains dans la tête ». Il est tout aussi vrai, côté
jambon-fromage, que les besoins élémentaires sont généralement
prioritaires, comme le rappelle Bertolt Brecht dans L’Opéra de
quat’sous, avec son « D’abord la bou e ensuite la morale ». À
l’évidence, le propos présidentiel visait à remettre les artistes à
leur place. Du concret, pas de la théorie.

M. Macron n’est pas le seul à vouloir les remettre à leur place.


C’est aujourd’hui une position commune à nombre de
mouvements et de penseurs considérés comme progressistes. Leur
place : non plus à part, vaguement éthérée, au-dessus des simples
mortels que n’ont pas favorisés les muses, mais de plain-pied avec
leurs concitoyens, face aux mêmes urgences et nécessités. De
façon cohérente, c’est l’art lui-même qui est jeté à bas de son
piédestal.
Il su t pour s’en convaincre de lire les programmes des partis dits
de gauche, ou de voir leur concrétisation dans les municipalités
qu’ils gèrent. L’exemple écologiste est édi ant. À Bordeaux, dans
le cadre d’une grande campagne destinée à « faire participer le
maximum de Bordelais et Bordelaises à la dé nition de la politique
culturelle », via une plate-forme où l’on peut donner son avis, des
a ches, en mars 2021, demandaient innocemment : « La cuisine,
c’est de la culture ? », « La culture, ça coûte trop cher ? »,
« Artiste, c’est un métier ? » Le « forum » ainsi ouvert n’est pas
un « événement pensé par et pour les professionnels », mais une
« coconstruction », car « chacun.e est porteur [sic] de culture ».
L’élu, M. Pierre Hurmic, entend engager une ré exion sur les
lieux « pour qu’ils soient tout autant des lieux de création artistique
que des lieux de discussion, de rencontres et des lieux-ressources »,
explique son adjoint Dimitri Boutleux (2). Tête de liste Europe
Écologie - Les Verts (EELV) pour la métropole en 2021,
Mme Pascale Bonniel Chalier, enseignante en management
culturel, renchérit : « On impose la culture aux gens sans leur
donner le choix, sans écouter leurs cultures, or nous sommes dans la
coconstruction (3). » M. Éric Piolle, maire de Grenoble, précise :
« Après la grande phase Malraux et la grande phase Lang, on est
arrivés au bout. (…) On ne doit plus être dans une logique
surplombante, verticale, descendante. » Un de ses conseillers
résume : « Le maire veut rendre la culture, trop longtemps
parisienne et élitiste, aux Grenoblois (4). » En bref, il faut du local,
de l’horizontal, de l’accessible. Du populaire. De l’authentique. De
l’animation. Et de la coconstruction. En clair, baissons les
subventions élitistes et rendons les « lieux » aux « gens ».
Ce que le public « ne sait pas qu’il désire »

Du côté du Parti communiste français, longtemps un ardent


promoteur de l’implantation de lieux de création dans ses villes, le
propos est ou sur l’art (« redé nir les missions artistiques et
citoyennes » des établissements subventionnés), et « tendance »
sur la nécessité de l’« accès à la culture dans un processus
d’appropriation et de valorisation des pratiques culturelles de
chacune et chacun » (5). Le Parti socialiste, dans les textes qui
préparent son congrès de septembre 2021, fait dans la sobriété :
les artistes doivent aller dans les écoles. Quant à La France
insoumise, son livret-programme, sensiblement plus éto é,
rappelle avec autant de force que d’originalité que « l’art est une
source d’émotions, d’invention », et entend « encourager » la…
« coconstruction de la programmation culturelle avec les publics ».
Quelques banalités : l’opéra est une « pratique culturelle marquée
par de profondes inégalités », « les plus aisé.e.s se réservent les
visites fréquentes et l’art “savant” ». Mais le parti de gauche
dénonce également la culture de masse qui « permet de formater
les comportements ». Place aux droits culturels : « Chacun.e doit
pouvoir manifester son existence, sa créativité. » Développons donc
les « pratiques artistiques et amateurs » (6).

Il y a là en n une réelle « union de la gauche ». Attaques contre


l’art pour nantis, dé ance envers les « professionnels », désir de
les mettre au service d’animations diverses, salut à la spontanéité
des « identités culturelles », mise en avant des amateurs,
exaltation de la créativité, validation des goûts du public : la
« démocratisation » irte par moments avec la démagogie, loin de
Jean Vilar, fondateur du Festival d’Avignon en 1947 et longtemps
directeur du éâtre national populaire, qui avait pour ambition
de « faire partager au plus grand nombre ce que l’on a cru jusqu’ici
devoir réserver à l’élite », tout en soulignant qu’« il faut avoir
l’audace et l’opiniâtreté d’imposer au public ce qu’il ne sait pas
qu’il désire ». On se faisait alors, dans le sillage du Front
populaire et du Conseil national de la Résistance, une autre idée
du peuple, et des forces de l’art.

Ce qu’avancent les prescriptions actuelles se retrouve dans de


nombreuses analyses et notions du champ universitaire. Rien de
plus commun que le refus de la hiérarchisation en art, et ce qui
autrefois, avant la n des années 1960, était dédaigné comme
sous-culture a depuis longtemps conquis ses galons d’honorabilité.
Assurément, comme le formule avec précision Philippe Olivera à
propos de la littérature, sa « représentation dominante (…), loin de
s’imposer comme par nature, est le résultat d’un travail de
légitimation et de discrimination », qui a relégué dans des « genres
dits mineurs » des « espaces qui sont souvent des refuges du
discours critique ». La valorisation du roman noir, par exemple,
comme « re et, conscient ou non, de ce qu’est l’époque et de la
résistance à cette époque », selon l’expression de l’auteur Marin
Ledun, ne fait plus débat, sauf peut-être chez les conservateurs
crispés, même si la notion de « genre » — polar, noir, thriller,
science- ction, etc. — demeure, signalant une marque, et un
registre (7). Le propos sarcastique du compositeur Pierre Boulez,
rappelé dans Majeur/ Mineur (8), ne paraît plus guère audible :
« Toutes les musiques elles sont bonnes, toutes les musiques elles
sont gentilles. Ah ! le pluralisme, il n’y a rien de tel comme remède à
l’incompréhension. (…) Tout est bien, rien n’est mal, il n’y a pas de
valeur, mais il y a le plaisir. » Hiérarchiser semble dé nitivement
réactionnaire. Car, comme le dit M. Jack Lang dans le même
ouvrage, « la vraie distinction est à établir entre la beauté et la
laideur, mais qui peut en être l’arbitre suprême ? ». Ce lexique n’a
e ectivement plus cours. Ce qui fait aujourd’hui la valeur de
l’objet artistique, ce sont son projet et son usage, qui doivent être
directement identi ables dans le combat contre les diverses
formes de la domination, y compris celle du « bourgeois cultivé ».

Ce combat libérateur s’exprime notamment dans l’« art


documentaire », dont la philosophe Carole Talon-Hugon
interroge vigoureusement la revendication à « être un modèle
appelé à subvertir le savoir académique », adoubé par les
institutions o cielles, tant artistiques qu’universitaires (9). Cet
« art documentaire », qui se déploie en installations, théâtre,
lms, utilise documents, archives, etc., pour témoigner de la
réalité, être un révélateur de la vérité, à des ns politiques.
Mélange de ction, de mise en scène et de données factuelles,
s’appuyant sur l’« histoire vraie » et l’attention au sensible, il
brouille la frontière entre réel et représentation, entre travail
artistique et savoir objectif, entre vérité et émotion. Le document,
au service de la dénonciation du système, justi e l’œuvre.

La ré exion sur un art politique, et notamment sur l’art


documentaire, est conduite également par le philosophe et
sociologue Geo roy de Lagasnerie, enseignant à l’École nationale
supérieure d’arts de Paris-Cergy. Il incite à « élaborer une éthique
des œuvres », qui oblige l’artiste à se demander : « Ce que je fais
va-t-il m’inscrire dans le divertissement, la diversion, la complicité
au monde ? » Pour une pratique véritablement « oppositionnelle »,
il faudrait refuser l’art, au sens « esthétique » du terme, et
l’imagination, deux « complices des forces de l’ordre ». Et
s’employer « à dire la réalité, à dire la vérité, à la montrer, contre
les mysti cations instituées et les récits mensongers ». Place à l’art
explicite, rejetant le poids de références stigmatisantes, qui se
devra également de questionner l’ensemble des dispositifs mis en
jeu par sa création et sa di usion. Il faudra donc non seulement
refuser l’« entre-soi », mais aussi s’abstenir d’exposer dans un
musée, où s’exhibe le « plaisir de la distance de classe », ou de
jouer dans une salle de concert classique, excluante en tant que
telle (10).

On pourrait conclure que mieux vaut directement militer.


Pourtant, Lagasnerie signale que tout n’est pas perdu : « Ce sont
en fait plutôt les auteurs centraux, ou dont les œuvres parviennent à
conquérir une certaine centralité publique et institutionnelle, qui
produisent les avancées révolutionnaires les plus importantes. »
Ah ? Révolutionnaires, vraiment ? Et il conclut par un éloge du
cynisme : autant utiliser tout ce qui peut permettre de remplir ce
rôle, accepter de ruser avec l’impureté de l’argent, de l’institution,
en résumé des pouvoirs, pour faire exister la pureté des
« pratiques émancipatrices ». Ce n’est d’ailleurs pas si compliqué :
un essai précieux, L’Art et l’Argent, souligne que les « élites
contemporaines » aiment « qu’on les agresse ». À preuve, le rappel
de la « culpabilité coloniale » dans le travail de l’artiste Adel
Abdessemed séduit M. François Pinault (11).

Ce même recueil met en relation certaines de ces évidences jugées


progressistes avec le règne du néolibéralisme. Élitiste ? Plus
personne ne l’est, bien au contraire. Voyez les « grands »
collectionneurs : leurs collections, riches en « pompiers »
séduisants, « sont de nature à devenir des attractions touristiques ».
L’art ? Il sert l’« idéologie des manageurs », à travers le
développement de la créativité dont chacun est doté. Sa
spéci cité ? Tout peut faire art, y compris la mode, le « luxe » —
d’ailleurs, Je Koons crée des sacs pour Louis Vuitton. Le
jugement esthétique ? L’émotion, le « ressenti » su sent,
proclament les journalistes. Son utilité dans la vie « citoyenne » ?
Le programme de la biennale Manifesta 13 Marseille, initiative
d’une fondation privée, est typique : il s’agit désormais, « au-delà
des sujets artistiques et culturels », de se centrer « sur l’humain et
ses problématiques écologiques ».

Une « communication des inconscients »

Jadis, à gauche, la ré exion fut souvent moins en accord avec les


tendances du marché, moins prompte à confondre l’a chage
moraliste et la visée transformatrice. Antonio Gramsci,
cofondateur du Parti communiste italien, rappelait que « l’art est
éducatif en tant qu’art, mais non comme art éducatif ». eodor
W. Adorno analysait le rôle des industries culturelles : insu er la
« voix de leurs maîtres » aux consommateurs (12). On interrogeait
le poids de l’idéologie dominante qui façonne la « spontanéité »
des demandes. Le philosophe hongrois Georg Lukács, membre de
la République des conseils en 1919, s’élevait contre la réduction
de l’art au « sociologisme vulgaire » — la réduction de toute
perspective artistique à des questions de classe (13). Pierre
Bourdieu, étudiant les conditions de la « révolution symbolique »
opérée par Édouard Manet, soulignait qu’elle s’accomplit en
apportant des contradictions aux codes en vigueur, tout en
précisant que « la communication entre une œuvre d’art et un
spectateur est une communication des inconscients beaucoup plus
qu’une communication des consciences (14) »… En n, comme
l’écrivait Adolfo Sánchez Vázquez, philosophe communiste qui
s’exila au Mexique à la n de la guerre d’Espagne, s’il faut aspirer
à la socialisation de la création, celle-ci n’interviendra que dans
une société « qui n’est plus régie par le principe de rentabilité »,
l’artiste devenant alors le « créateur des possibilités de création que
d’autres doivent réaliser » (15).

En attendant, rappelons avec Bourdieu que l’art peut être porteur


de dissonances, susceptibles d’induire une nouvelle représentation
du monde. Brecht approuve. Charlie Chaplin aussi.

Evelyne Pieiller

(1) « Protéger les acteurs de la création culturelle en cette période di cile », Élysée,
Paris, 6 mai 2020

(2) « Dimitri Boutleux : “Si être artiste est un métier, il n’y a pas une seule manière de
l’être” », Rue89 Bordeaux, 21 avril 2021.

(3) Roxana Azimi, Magali Lesauvage et Marine Vazzoler, « Les Verts et la culture : un
dialogue à trouver », Le Quotidien de l’art, Paris, 20 novembre 2020.

(4) Frédéric Martel, « La révolution culturelle de l’écologie politique à Grenoble »,


France Culture, 26 février 2021.

(5) https://pcf-culture.fr

(6) « Les arts insoumis, la culture en commun », « Les livrets de La France


insoumise » ; « Réponses aux associations et aux professions de la culture ».

(7) Philippe Olivera et Vincent Platini (sous la dir. de), « Autre(s) littérature(s) »,
Agone, n° 63-64, Marseille, 2019.

(8) Camille Saint-Jacques et Éric Suchère (sous la dir. de), Majeur/Mineur. Vers une
déhiérarchisation de la culture, L’Atelier contemporain - Fonds régional d’art
contemporain Auvergne, Strasbourg - Clermont-Ferrand, 2021 ; Michel Foucault et
Pierre Boulez, « La musique contemporaine et le public », CNAC Magazine, n° 15,
Paris, mai-juin 1983, repris dans Michel Foucault, Dits et écrits, 1954-1988, tome
IV, Gallimard, coll. « Bibliothèque des sciences humaines », Paris, 1984.

(9) Carole Talon-Hugon, L’Artiste en habits de chercheur, Presses universitaires de


France, Paris, 2021.
(10) Geo roy de Lagasnerie, L’Art impossible, Presses universitaires de France, 2020.

(11) Jean-Pierre Cometti et Nathalie Quintane (sous la dir. de), L’Art et l’Argent, Les
Prairies ordinaires, Paris, 2021 (1re éd. : 2017).

(12) Robert Kurz, L’Industrie culturelle au XXIe siècle. De l’actualité du concept


d’Adorno et Horkheimer, Crise et critique, Paris, 2020.

(13) Georg Lukács, Raconter ou décrire, Éditions critiques, Paris, 2021.

(14) Lire Pierre Bourdieu, « L’e et Manet », Le Monde diplomatique, novembre 2013.

(15) Adolfo Sánchez Vázquez, Questions esthétiques et artistiques contemporaines, Delga,


Paris, 2021.
Le Monde diplomatique, août 2021

S F ,

La voix discordante des


reporters anticolonialistes
Si le Front populaire est légitimement associé à la semaine de

quarante heures et aux congés payés, son bilan est beaucoup plus

mince en matière coloniale. Lorsque des journalistes proches du

Parti communiste ou des diverses organisations socialistes se

rendaient au Maghreb, ils savaient donc qu’il n’y aurait pas de joie

ni de conquêtes sociales dans leurs reportages. Surtout quand

sévissait la famine…

A M
Étienne Dinet. – « Arabe au grand chapeau », 1901

Photographie : Claude Germain - Musée du quai Branly - RMN-Grand Palais


« Palmeraies, mirages du Sud, tendres chaleurs des oasis, mers plus
bleues que le ciel, mosquées et médinas, villes douces et muettes
soumises aux fatalités africaines, femmes voilées et, derrière tout
cela, l’heureux appât de l’aventure. On n’est pas chiche de
promesses dans les syndicats d’initiative. » Le sarcasme naît
spontanément sous la plume du reporter Bernard Lecache devant
la situation au Maghreb en cet été 1937. Les publicités
touristiques sont le re et d’une représentation exotique et
consumériste de l’Afrique du Nord colportée par la presse, les
gouvernements et les colons. Face à celle-ci, des intellectuels
anticolonialistes marginaux qu’a bien décrits l’historien Claude
Liauzu (1). Parmi eux, quelques reporters dont on entendra la
voix entre l’avènement du Front populaire au printemps 1936 et
sa chute, le 8 avril 1938, lorsque Édouard Daladier succède
comme président du Conseil à Léon Blum, mettant n, de fait, au
Front populaire. Écoutons ces reporters, entre le début de l’espoir
et le moment des désenchantements dé nitifs.

Frilosité du gouvernement de gauche

« L’Afrique est malade » : tel est le surtitre donné aux reportages


de Lecache par le quotidien communiste Ce soir, dirigé par Louis
Aragon et Jean-Richard Bloch. Une maladie dont l’origine réside
dans le traitement réservé par la France à ses deux
protectorats (2), à ces populations tunisienne et marocaine qu’elle
est censée « protéger ». Depuis la victoire du Front populaire en
avril-mai 1936, la situation n’a guère évolué positivement. La
frilosité a caractérisé ses actes en matière de politique coloniale.
« Dans le domaine du rapport à l’empire, indique l’historien Jean
Vigreux, le gouvernement insu e (…) un vent de liberté et
d’humanisme. Certes, il reste attaché au principe de souveraineté
française, mais il envisage de reconnaître des droits aux peuples
colonisés (3). » Déposé le 30 décembre 1936 devant l’Assemblée,
le projet Blum-Viollette (4) en est un des éléments forts : il prévoit
d’accorder le droit de vote à un nombre restreint d’Algériens
appartenant à l’élite francisée, environ 22 000 anciens
combattants et diplômés. « L’agitation des milieux coloniaux et
des forces hostiles au projet, à droite ou chez les radicaux, est
aussitôt extrême (5). » Le projet n’aboutira pas. La perspective
énoncée par Blum — réappropriée par son ministre des colonies
Marius Moutet —, « extraire du fait colonial le maximum de
justice sociale et de possibilité humaine », se traduit en outre par la
stabilité du personnel colonial. Le Parti communiste
français (PCF), quant à lui, est passé de la dénonciation de la
guerre du Rif (1925-1926) à l’appel de Maurice orez au
congrès d’Arles de 1937 à « l’intérêt des peuples coloniaux (…)
dans leur union avec le peuple de France ».

À l’époque, les journaux et les intellectuels de gauche sont en e et


surtout tournés vers l’antifascisme, lequel, précise Liauzu,
« n’accorde qu’une place secondaire au problème colonial et
n’intègre pas les mouvements de l’outre-mer dans ses visées et sa
dynamique (6) ». Opposant à Moutet et membre de la tendance
« Gauche révolutionnaire » de la Section française de
l’Internationale ouvrière (SFIO), Daniel Guérin, un des grands
précurseurs de l’anticolonialisme, tranche au contraire dans le
quotidien socialiste Le Populaire : « On commence à découvrir
dans le Parti qu’il existe un problème colonial. On n’a pas compris
que c’est là où régnait le maximum d’injustice que devait être tenté
l’e ort maximum de justice. »
Aux alentours de la victoire du Front populaire paraît une
brochure du Comité de vigilance des intellectuels
antifascistes (CVIA), La France en face du problème colonial.
Cosignée par Alain (Émile-Auguste Chartier), Marc Casati, Paul
Langevin et Paul Rivet, elle a été rédigée par le deuxième,
anticolonialiste déclaré. Et elle conclut : « Si la France ne veut pas
avoir à recourir à nouveau demain à un odieux emploi de la force
sur les territoires qui lui sont soumis, si elle veut rester le pays de
l’humanité, de la justice et de la liberté, son devoir est
impérieusement tracé : elle doit donner aux colonies leur charte
démocratique, et faire accomplir aux peuples sujets un pas décisif
dans la voie de l’émancipation. »

En matière d’anticolonialisme, la période n’en est toutefois qu’aux


frémissements. Le ton des reporters qui contribuent à en jeter les
bases n’appelle pas à la révolte des colonisés. Il est à la
compréhension de leurs possibles combats futurs, non à
l’édi cation d’une lutte commune. Leur anticolonialisme, in échi
par les débats à l’intérieur de la coalition du Front populaire,
prend le plus souvent une voie assimilationniste plutôt
qu’indépendantiste. Les questions d’humanité, de justice et de
liberté sont au cœur de leurs articles rédigés au Maghreb (7).

Car devant eux, un peuple miséreux s’e ondre. Quelques mois


avant sa collaboration à Ce soir, Lecache était déjà au Maghreb.
Directeur du Droit de vivre, l’organe de la Ligue internationale
contre l’antisémitisme (LICA), il a parcouru la région, en amont
du congrès interfédéral de la LICA nord-africaine à Alger. « Fins
souliers d’Europe, ne vous risquez pas à fouler le sol de ces villes !
Vous en garderiez l’empreinte ignoble », vitupère- t-il dans ce
« Maroc inconnu des touristes » n avril 1937. « Odorats ra nés,
ne vous hasardez pas à humer l’air du Sud ! Il sent le cadavre. On
meurt comme on se couche, mieux qu’on ne se couche, dans le Sud
marocain. » La lutte des classes s’est transposée au Maroc avec
une rudesse équivalente à la condition réservée aux autochtones.
Un statut d’infériorité dont le terme « indigène » est devenu, pour
ces reporters, l’un des emblèmes. C’est avec des guillemets qu’ils
en usent le plus souvent, a n de signi er sa dégradation
sémantique lui in igeant une connotation raciste. « Tous
mendiants », ajoute Lecache ; et il condamne : « Mendiants parce
qu’ils n’ont plus le choix, mendiants parce qu’ils sont nés dans le
Souss et pas ailleurs, parce qu’ils sont nés “indigènes”. »

« J’ai froid au cœur, j’ai honte »

Un mois après, la célèbre reportrice Simone Téry (8), désormais


militante communiste, quitte un temps le terrain de la guerre
d’Espagne pour le Maroc, envoyée spéciale de l’organe du PCF,
L’Humanité. Comme souvent dans le reportage, les extraits
d’interviews servent de procuration à la pensée du journaliste :
« “J’ai habité le Maroc avant l’occupation, me dit un Français,
jamais je n’ai vu une misère pareille, jamais. Les gens n’étaient pas
riches, mais ils vivaient de ce qu’ils avaient. On n’exportait pas les
fruits et les grains dans ce temps-là pour enrichir les colons et les
spéculateurs.” » La lutte des classes sous le ciel marocain ne revêt
pourtant pas l’éclat du combat : la misère le jugule. Pour l’instant.

Elle sévit aussi chez le voisin oriental du « Maroc français », dans


cette Algérie qui, elle, détient le statut de colonie et de
département français. L’écrivain Jean Guéhenno y voyage en mai-
juin 1937. Il en rapporte un témoignage pour Vendredi,
hebdomadaire « littéraire et politique » proche du Front
populaire. Parcourant le pays, Guéhenno déplore y avoir
« retrouvé partout la même misère. À Bou Saada, à Biskra, sur les
pistes encombrées de caravanes qui fuyant la famine remontaient
vers le nord. Il me semble avoir été suivi pendant dix jours par une
horde de mendiants ». Des mendiants qui, du Maroc à l’Algérie,
possèdent tous la couleur de l’« indigène ».

Guéhenno l’a signalé : la famine est là. Elle sévit particulièrement


au Maroc, victime depuis trois ans d’une sécheresse totale. Le
29 juin 1937, dans le quotidien radical L’Œuvre, paraît une
souscription du Comité français de secours aux enfants, lequel
« adresse un pressant appel à tous les hommes et à toutes les femmes
de cœur, a n que des secours puissent être envoyés d’urgence ». Des
visions d’ombres décharnées anéanties par la faim s’imposent au
regard des reporters. « J’ai vu mourir de faim des hommes
bleus », tonitrue en « une » le titre d’un reportage de Vendredi.
« Je reviens d’un pays où, sous les plis du drapeau français qui
claque aux hautes tours de ses fortins, on est en proie à la famine »,
y consigne avec une froide ulcération l’écrivain Jean Perrigault.
« Plus d’un million d’êtres humains meurent de faim dans le Sud
marocain. Ce n’est pas une image. Ils meurent », constate crûment
Téry.

Personnalité anticolonialiste, la journaliste et militante socialiste


Magdeleine Paz est également pionnière de l’antiracisme et du
droit des étrangers (9). De septembre à novembre 1937, elle est
au Maroc, pour Le Populaire. Son deuxième reportage s’ouvre sur
un cri d’alarme : « Au secours ! à présent que j’ai vu, je n’ai plus
que cela à dire, à dire encore, et à crier de toute ma voix et de toutes
mes forces : “Au secours !” Au secours de millions, vous entendez : de
millions d’hommes qui sont en train de mourir de faim ! Est-ce que
vous imaginez ce que cela veut dire : “Mourir de faim” ? (10) » Le
soulignage typographique accentue le scandale auquel la
reportrice a dû se mesurer. Crier pour empêcher les Français de
ne point entendre. Paz en est certaine : la situation des colonisés
et autres « protégés » ne changera qu’avec l’aide fraternelle des
« métropolitains ».

Le reporter se sent souvent démuni. À Casablanca, l’un des


militants de la LICA accompagnant Lecache donne du pain à
« une foule d’a amés » : « Ce fut une ruée, comme jamais je n’en
vis : enfants acharnés à voler le morceau de pain de la mère, mères
acharnées à voler le morceau de pain de l’enfant. » Dans les
environs de Fès, Paz et ses camarades socialistes se cotisent et
donnent leur obole à une femme. « Elle lève vers nous une large
prunelle apeurée, puis incrédule, puis soudainement illuminée. Ce
serait possible ? Tous les enfants pourraient manger ? »

Mais la reportrice militante n’ignore pas que la charité ne résout


rien ; elle sait aussi que l’acte individuel ne saurait remplacer une
politique. Elle expose son indignation : « J’ai froid au cœur, j’ai
honte, je voudrais surtout leur cacher ces yeux si stupidement
mouillés, et pour ne plus entendre cet a reux bruit de gratitude, ce
sou e court d’éphémère résurrection, je me mets à courir, dans la
direction de la colline, comme si l’autre versant allait me découvrir
des hommes qui chaque jour mangent à leur faim d’hommes (11). »
Une « honte » qui est celle d’être française — sans omettre, en
cette époque de coalition du Front populaire, la dimension
probable de celle d’être une militante socialiste. Sentiment de
honte que ressent aussi la reportrice communiste Téry : « Quelle
mère, quelle femme ne frémirait en voyant ces paquets inertes, sans
voix, presque sans sou e, ces grosses têtes sur des corps
minuscules. (…) Et on pense, encore, aux belles madames si
élégantes du Protectorat, avec leurs autos, leurs cocktails, leurs
domestiques, et l’on voudrait s’enfuir, ivre de colère et de douleur. »
Étienne Dinet. – « Arabe au grand chapeau », 1901

Photographie : Claude Germain - Musée du quai Branly - RMN-Grand Palais


Di cile d’exercer son métier de reporter en étant ressortissant du
pays coupable des éaux. « Chaque fois que je rencontre un de ces
hommes qui auraient bien le droit de se poser en accusateurs, qu’il
soit de Madagascar ou d’Indochine, d’Algérie, de Tunisie ou du
Maroc, des Antilles, des Indes ou du Congo, j’ai l’impression que
pendant quelques secondes un colloque s’engage entre lui et moi »,
songe Paz en décembre 1936, dans la revue Viêt-nam. « J’ai envie
de crier à mon interlocuteur : “C’est moi, je porte sur ma face la
couleur de l’exploitation et de l’orgueil brutal, j’ai la couleur de
l’injustice et de la cruauté”. » Pis : la nationalité du pays des droits
de l’homme.

Ces journalistes anticolonialistes s’emploient à lui être dèles en


décrivant sans fard ce qui se déroule au Maghreb. Montrer pour
dénoncer ce qui s’y fait en notre nom — comme d’autres le
martèleront, en d’autres circonstances, au moment de la guerre
d’Algérie. Le reportage militant devient alors une tribune où la
solidarité fraternelle transcende les couleurs de peau. « Fellah
d’Algérie, mon frère… », s’intitulait en 1934, dans l’hebdomadaire
communiste Regards, un reportage du militant André Ferrat,
auquel la lutte anticolonialiste doit beaucoup. Il y blâmait : « Ils
sont ainsi plus de cent mille, plus misérables et plus asservis que le
furent les serfs de l’ancien régime, les ouvriers agricoles qui
fécondent de leur sueur l’Algérie des grands domaines et des terres
riches, d’où leurs pères furent chassés par l’impérialisme. » Avec le
Front populaire deux ans plus tard, rien n’a changé.

Si misère et faim sévissent, c’est parce qu’il y a oppression, une


société gouvernée par des hommes qui s’estiment supérieurs à
d’autres hommes. En février-mars 1938, Paz est en Tunisie.
Comparant celle-ci aux autres pays du Maghreb, elle devance les
objections qu’on pourrait lui opposer : « Je sais : entre les trois
pays de l’Afrique du Nord, les di érences sont d’importance, les
variantes nombreuses, les conditions géographiques, historiques,
ethnographiques, politiques, sociales, administratives, composent à
chacun des pays un visage particulier, imposent à chacun des
peuples des revendications particulières. » La rétractation n’existe
que pour réactiver sa condamnation de ce que Jean-Paul Sartre
appellera plus tard le « système colonial » : « Il existe pourtant un
dénominateur commun aux trois pays : c’est le dénuement, la
misère ; il existe pourtant entre les trois populations une fraternité
terrible, et c’est l’état de sujétion dans lequel elles se trouvent ; il y a
pourtant un fait qui se répète d’un bout à l’autre de la terre
africaine, une vérité aussi vraie en Algérie qu’en Tunisie ou qu’au
Maroc : c’est que, jusqu’à présent, la politique a toujours été
orientée sur le colon, jamais sur l’indigène. »

D’un bout à l’autre de la région, les reporters détaillent


l’asservissement du colonisé. La militante communiste,
syndicaliste et féministe Bernadette Cattanéo est secrétaire
générale du Comité mondial des femmes contre la guerre et le
fascisme. En mai 1937, elle signe dans son organe Femmes un
reportage sur l’Algérie. À Alger, elle dépeint les dockers arabes
qui vont, « le plus souvent nu-pieds et en haillons, à côté du colon,
du commerçant cossu, homme d’a aires, conquérant et méprisant ».
En novembre-décembre 1938, le quotidien Ce soir envoie au
Maroc le journaliste renommé Stéphane Manier, pour y évaluer le
danger de l’imprégnation nazie. Les périodiques de gauche sont
très préoccupés par les « manœuvres » fascistes et nazies au
Maghreb, ce qui accentue considérablement la dimension
assimilationniste dans le discours des reporters (12). En
août 1938, Andrée Viollis a rme : « Les Tunisiens qui ne sont pas
emportés par la passion et les dirigeants destouriens
[indépendantistes] eux-mêmes, quand ils se trouvent en tête à tête
avec leur conscience, doivent reconnaître que les masses indigènes
ne sont pas en ce moment assez évoluées pour l’indépendance, ni
même pour une autonomie contrôlée. »

Manier, lui, se consacre parfois strictement à l’exploitation


coloniale, retracée sans détour : « Des Européens sont venus au
Maroc, comme ailleurs, pour trouver un terrain neuf d’exploitation,
une source de pro t. Pour éviter toute objection de conscience, ils
vivent, négocient, travaillent, font travailler en considérant comme
établie la supériorité de leur race. Sans autre souci que leur réussite
commerciale. Sinon ils ne seraient pas venus. »

Corrélée au mépris chez Cattanéo en Algérie, au racisme chez


Manier au Maroc, l’exploitation capitaliste coloniale se relève
avec ces identiques associations chez Viollis en Tunisie. Elle y est
envoyée par Ce soir durant l’été 1938 pour un long reportage,
illustré de clichés du grand photoreporter Chim. Elle spéci e
cependant que tous les colons n’ont pas la même « mentalité », les
mêmes « préjugés périmés ». « Beaucoup parmi les moyens et les
petits sont de braves gens qui, gagnant durement leur vie, sont
néanmoins disposés à faire la part plus large à leurs travailleurs et
les traitent avec humanité, voire avec a ection. » Mais les aspects
positifs qu’elle décèle sont le plus souvent contrebalancés par les
autres pans de la réalité. « Est-ce par philanthropie ou par
intérêt ? » que les premiers colons vinrent en Tunisie, s’insurge-t-
elle. « Se sont-ils jamais demandé si le traité du Bardo [de 1881]
était respecté, si les Tunisiens évolués n’avaient pas le droit de
participer plus activement au gouvernement de leur pays, si eux-
mêmes n’avaient pas de devoirs envers ces indigènes qui avaient
contribué à leur richesse ? » Sa réponse : « Je crains qu’ils ne se
soient posé aucune de ces questions. L’Arabe reste pour eux le
“bicot” que l’on méprise et que l’on exploite. Le traite-t-on
humainement, ce qui est somme toute assez fréquent, on le fait,
comme pour les bêtes, par instinctive bonté — ou par calcul. Essayer
de comprendre sa langue, son caractère, ses idées, à quoi bon ? En
a-t-il, d’ailleurs ? Le traiter en égal ? Sottise ou folie ! »

Exploitation, oppression, mépris et racisme ne peuvent que


générer la répression. L’atmosphère s’alourdit. Il n’y a plus,
comme l’écrit Paz en novembre 1937 au Maroc, ce « quelque
chose dans l’air, et dans l’air de partout — dans l’air des douars,
dans l’air des souks, dans l’air du bled, dans l’air des médinas —
qui parle de mieux-être, de justice et de liberté (13) ». Cet
« immense espoir » qu’évoque en juin 1937 dans Clarté, la « revue
mensuelle du Comité mondial contre la guerre et le fascisme », le
commentateur Robert-Jean Longuet (14).

La révolte sourd. « Partout au Maghreb, indique Liauzu,


l’e ervescence grandit en raison de meetings, de grèves ouvrières et
de protestations contre l’immobilisme politique. Mais la répression
est immédiate (15). » En Algérie, l’Étoile nord-africaine (la
première organisation nationale algérienne, fondée en 1926 et
adhérente au Front populaire) est interdite en janvier 1937. Dans
un meeting, Messali Hadj, hostile à toute politique d’assimilation,
proclame : « Cette terre est à nous. Nous ne la vendrons à
personne (16). » Il est condamné en novembre à deux ans de
prison. En mai 1930, réalisant une étude sur l’Algérie dans La
Révolution prolétarienne, Robert Louzon, syndicaliste
révolutionnaire et grand connaisseur du Maghreb, avait a rmé :
« Comme tous les opprimés, l’indigène algérien ne peut attendre son
salut d’une évolution de la loi. »

Créé en 1933, le Comité d’action marocaine, quant à lui, est


interdit en mars 1937. « À Meknès, le 1er septembre, poursuit
Liauzu, de violents incidents font treize morts o ciellement (17). »
Le militant Jean Longuet, membre de la tendance « Bataille
socialiste », signe un article dans Le Populaire, « Le Maroc
a amé ne sera pas calmé par des mesures répressives » :
« Lorsque nous apprenons qu’on a condamné une soixantaine de
manifestants de Marrakech à des mois de prison pour avoir —
pro tant de son passage à Marrakech — présenté au citoyen
Ramadier [alors sous-secrétaire d’État aux travaux publics], sous
les formes les plus correctes et les plus polies, une pétition, nous ne
pensons pas que l’on serve la cause de la paix publique, ni de la
justice, ni de la France elle-même. »

En Tunisie aussi, la répression s’exerce. En mars 1937, une


fusillade contre les grévistes des mines de phosphate de Metlaoui
fait près de vingt morts. Chargé des questions coloniales dans
l’hebdomadaire de Gaston Bergery La Flèche de Paris, Edgar
Roland-Michel se rend en Tunisie, souhaitant comprendre ce qui
a abouti au « massacre de Metlaoui ». Il défend dans son
reportage la « préméditation du crime ». En avril 1938, des
émeutes entraînent l’interdiction du Néo-Destour et
l’emprisonnement de Habib Bourguiba. Le 8 août, ce « prisonnier
de la France parle » dans Ce soir à l’envoyée spéciale Viollis (18).
« J’écris, je lis beaucoup, lui dit-il. En ce moment, c’est le bel
ouvrage de Charles-André Julien [militant anticolonialiste et futur
historien] sur l’Afrique du Nord. Si vous le voyez à Paris, dites-lui
mon admiration et si vous rencontrez mes amis d’autrefois dites-leur
bien que mon idéal n’a pas changé, qu’il est resté aussi vivant, aussi
fort, que si nous ne sommes pas victimes de l’injustice et de
l’arbitraire de nos maîtres, nous sommes prêts à reprendre le
combat. »

La révolte s’ampli e. « La chaudière kabyle bout… », concluait


déjà en 1935 à Tizi Ouzou le reporter de L’Humanité Pierre-
Laurent Darnar. En 1938, même si Viollis note qu’« il y a quelque
chose de changé » en Tunisie, qu’« une étape a été franchie vers
plus de compréhension mutuelle et d’humanité », ce sont des
« cœurs aigris et prêts à la révolte » qu’elle côtoie. L’un de ses
reportages emmène le lecteur dans un tribunal à Tunis. On
perçoit que le doute qu’elle exprime n’est pas un faux-semblant :
« Je ne sais si les trois ans de prison gagneront à la France ce jeune
cœur en révolte. Quant aux 500 francs [d’amende], qui les
paiera ? » Elle conclut : « Et une fois de plus, les Tunisiens
constateront que, même et surtout pour la justice, il y a deux poids
et deux mesures. »

En direct du Maroc en novembre 1937, Paz aura prévenu : « On


peut suspendre les journaux, interdire les réunions, ouvrir les
boutiques à coups de crosse, lancer les avions dans le ciel, lâcher les
soldats dans les ruelles, poster les mitrailleuses et remplir les prisons,
on le peut quand on a pour soi le seul droit qui ne soit pas juste, le
droit du plus fort, il y a tout de même quelque chose qui échappe au
pouvoir du plus fort, c’est l’immense refus qui gronde au cœur d’un
peuple malheureux (19). »

Anne Mathieu

Maîtresse de conférences en littérature et

journalisme à l’université de Lorraine, directrice de

la revue Aden. Paul Nizan et les années trente.


(1) Claude Liauzu, Aux origines des tiers-mondismes, L’Harmattan, Paris, 1982.

(2) Pour le Maroc, 1912 (convention de Fès) ; pour la Tunisie, 1881 (traité du Bardo).

(3) Jean Vigreux, Histoire du Front populaire, Tallandier, Paris, 2016.

(4) Du nom de Maurice Viollette, ministre d’État chargé de l’Algérie.

(5) Jean Vigreux, op. cit.

(6) Claude Liauzu, op. cit.

(7) La question de l’Indochine, non traitée ici, donne lieu à un fort investissement
d’Andrée Viollis avec notamment son Indochine SOS (1935).

(8) Elle s’illustrera également pendant la guerre d’Espagne. Lire « En 1939, plongée
dans les camps de réfugiés espagnols en France », Le Monde diplomatique,
août 2019.

(9) Lire « Quand le droit d’asile mobilisait au nom de la République », Le Monde


diplomatique, janvier 2018.

(10) Magdeleine Paz, Je suis l’étranger. Reportages, suivis de documents sur l’A aire
Victor Serge, La ébaïde, Le Raincy, 2015.

(11) Ibid.

(12) Sa série s’intitule « Au Maroc cerné ». « Le fascio en Tunisie » est le titre de celle
de Paz en 1938.

(13) Magdeleine Paz, op.cit.

(14) Fervent anticolonialiste, il avait fondé en 1932 avec des intellectuels marocains la
revue Maghreb, qui s’arrêta en 1935.

(15) Claude Liauzu, Histoire de l’anticolonialisme en France, Armand Colin, Paris,


2007.

(16) Cité dans Claude Liauzu, Histoire de l’anticolonialisme en France, op. cit.

(17) Ibid.

(18) Lire la lettre de Bourguiba à Viollis publiée par Anne Renoult dans Aden, n° 8,
« Anticolonialistes des années 30 et leurs héritages », Nantes, octobre 2009.

(19) Magdeleine Paz, op. cit.


Le Monde diplomatique, août 2021

Un rêve épique et prolétarien


Avant et pendant la guerre, Fernand Léger chercha à articuler

avant-garde politique et avant-garde artistique à travers des

réalisations grandioses, que ce soit au cinéma, au théâtre ou en

peinture.

F A

Fernand Léger. – « Projet décoratif pour un centre d’aviation populaire », 1940

© ADAGP, Paris, 2021 - Centre Pompidou - MNAM-CCI - RMN-Grand Palais


En 1932, Fernand Léger écrit le scénario de La Vierge rouge,
consacré à la gure de Louise Michel. Il a déjà une expérience du
cinéma — il a collaboré à La Roue, d’Abel Gance, en 1922, à
L’Inhumaine, de Marcel L’Herbier, en 1924 —, et il a réalisé son
propre Ballet mécanique, un lm expérimental sans scénario.
Mais il entend désormais s’attaquer à un lm grand public
conforme à sa doctrine du « nouveau réalisme », dont, selon lui, le
cinéma, la « grande distraction moderne », est porteur. Il est
d’emblée emballé par les lms soviétiques, comme par les mises en
scène de Vsevolod Meyerhold — dans sa correspondance avec
Sergueï Eisenstein, il s’exclame : « Attention à la concurrence (1)

Le lm — musique de Darius Milhaud et dialogues de Paul


Morand — doit être produit par Pathé, dont Léger a rencontré le
patron, Bernard Natan. Le tournage est prévu en 1934. Est-ce le
retournement antisémite de Morand avec France la Doulce, un
roman-pamphlet sur les milieux du cinéma et son nancement,
qui t capoter le projet ? Natan était en e et le premier concerné
par cette o ensive contre la « racaille du Levant (2) ». Le projet
disparaît sans laisser de traces, sinon trois pages de scénario très
denses, inédites et passées inaperçues, car classées parmi les
projets théâtraux — et aujourd’hui intégrées aux Archives
Fernand Léger.

Membre de l’Association des écrivains et artistes


révolutionnaires (AEAR), créée en 1932, Léger anticipait le
mouvement culturel et artistique qui allait éclore à la faveur du
Front populaire. Il proposait d’abord un sujet appartenant à
l’histoire révolutionnaire de la France, la Commune — non traité
jusqu’alors, sinon en URSS (3). Il insistait ensuite sur
l’engagement anticolonialiste de Louise Michel : déportée en
Nouvelle-Calédonie, elle soutint le soulèvement kanak de 1878.

Il engageait en n une démarche relevant de ce qu’on pourrait


quali er d’« épique prolétarien », à rebours du Napoléon de
Gance ou des lms à costumes habituels. Une geste populaire,
centrée sur les mouvements collectifs, pratiquant le montage de
scènes plus que le récit linéaire, de manière à solliciter la
participation à la fois a ective et ré exive des spectateurs plutôt
que leur identi cation à des personnages. Il faudra attendre 1938
et La Marseillaise, de Jean Renoir, pour retrouver ce type
d’inspiration, fondée sur le travail d’équipe — le metteur en scène
animant un collectif où les techniciens et les gurants ont leur
mot à dire — et sur un sujet populaire. Jean Grémillon, après la
guerre, entendra développer cette démarche, mais ses quatre
projets historiques d’envergure — La Commune de Paris, Le
Massacre des innocents (de la guerre d’Espagne aux camps
d’extermination), La Commedia dell’arte (la Saint-Barthélemy) et
Le Printemps de la liberté (la révolution de 1848) — seront tous
empêchés de voir le jour.

Dans la logique de sa recherche des contrastes, qui irrigue sa


conception de l’art depuis 1913, Léger préconise, dans La Vierge
rouge, de « créer et inventer tout le long du lm de petits
événements réalistes comiques et tragiques qui brisent la ligne
historique » et ne font que la laisser « sentir ». Petits événements
qui doivent rester au second plan, mais qui sont constants et
tiennent le spectateur en éveil : des amours de voyous derrière une
barricade, l’apparition de Gavroche, des détrousseurs de cadavres,
des femmes aux propos assez crus, des voleurs à la tire, de vieux
mendiants sceptiques et bizarrement habillés. Dans cette « cohue
voulue », les gures historiques feront des apparitions brusques
ayant valeur de répit et d’attraction. Lors de l’épisode de la
Nouvelle-Calédonie, l’irruption des Kanaks illustrera la « cohue
du tableau du siège », avec Louise Michel à leur tête chantant La
Carmagnole.

Le Front populaire donne à Léger plusieurs occasions de réaliser


ses rêves de spectacles multimédias, changeant la relation des
spectateurs à la scène. Le sommet de cette entreprise est sa
participation, en 1937, au spectacle de masse imaginé par
l’écrivain Jean-Richard Bloch, le cofondateur de la revue Europe
et le codirecteur, avec Louis Aragon, du quotidien Ce soir (4).
Naissance d’une cité, dont il conçoit les décors et les praticables,
est un « opéra populaire, sportif, social, industriel, gymnique,
légendaire », avec chorégraphie, mime, chœurs de quatre cents
chanteurs et mouvements collectifs sur la piste du Vel’d’Hiv’ (5).

La ré exion autour d’un réalisme nouveau est alors centrale.


Bloch, invité avec André Malraux, Paul Nizan, Vladimir Pozner
ou Louis Aragon au premier Congrès des écrivains soviétiques, en
1934, s’est opposé à la mise à l’index de James Joyce et de Marcel
Proust, décrétée au nom du réalisme socialiste. Il plaide pour
l’expérimentation de « formes nouvelles » à côté de l’usage des
« formes courantes du langage », et pour le développement de
prototypes à côté des « appareils de série » (6). Avec la montée des
fascismes en Europe et l’urgence de s’adresser au peuple, il s’agit
pour lui d’articuler avant-garde artistique et avant-garde politique.
Le manifeste d’Ernst Bloch et Hanns Eisler, Art d’avant-garde et
Front populaire (1937), ira dans le même sens.

Le spectacle décrit en une suite de tableaux le quotidien des


travailleurs, leur révolte amenant à l’utopie d’une cité idéale
menacée par le capitalisme. Comme dans le théâtre nô et le
cirque, les changements de décor se font à vue, par des
compagnons qui e ectuent ces manœuvres avec des mouvements
coordonnés. Des « parleurs », inspirés par les speakers de la
radio, expliquent au micro le déroulement des événements. La
musique est de Milhaud, Roger Désormière, Jean Wiener et
Arthur Honegger. Les techniques de la projection et de la
di usion sonore sont utilisées. La mise en scène est de Pierre
Aldebert, qui a, deux ans plus tôt, monté un spectacle médiéval de
quatre-vingts acteurs et deux mille gurants devant Notre-Dame
de Paris, mobilisant déjà les technologies modernes (électricité,
ampli cation, ondes Martenot (7) ). Bloch veut créer un spectacle
qui relève à la fois du théâtre, de l’arène, de l’opéra, du music-hall,
de la radio, de la piste et du meeting. Sont prévus une tour de
quatorze mètres, un véritable bistrot, une course cycliste et un
métro avec cent voyageurs… Le projet connaît quelques ratés et
n’est pas repris, mais son principe demeure valide aux yeux de
Léger.

Pendant la guerre, exilé aux États-Unis, Léger reprend, avec


Milhaud, la pièce de Jules Supervielle Bolivar (1936), qui devient
un opéra, une fresque évoquant la vie légendaire du libérateur de
l’Amérique du Sud. Il sera créé à l’Opéra de Paris le 12 mai 1950.
Pour le peintre, « le cinéma a signé la mort des décors statiques où
rien ne se passe ».

Mais la geste épique de Léger se déploie également dans la


peinture, dont il fait éclater le cadre. L’un des rares peintres
occidentaux à reprendre le mot d’ordre de l’avant-garde soviétique
de la n du tableau de chevalet — lequel « consacre, dit-il en 1946,
la rupture avec le Peuple » —, il s’oppose à Aragon au nom d’un
« nouveau réalisme » lors de la série de débats qu’on appelle la
« querelle du réalisme », en mai-juin 1936. Aragon cherche à
promouvoir une version française du réalisme socialiste, avec des
réquisits d’accessibilité au plus grand nombre exigeant des
procédés picturaux guratifs. Léger, lui, entend nourrir son
« réalisme nouveau » au contact du monde contemporain, de
l’objet industriel, des outils de la modernité, auxquels il veut
adjoindre la couleur libérée, la forme, la composition.

Ce qui implique l’extension de la peinture : il l’élargit au mur, à la


rue, à la ville, aux nuages… Il élabore donc des projets de murals
(peintures murales), d’abord en appartement. Puis il engage à se
confronter, dans la rue, au « Bébé Cadum », l’énorme a che
publicitaire qui lance un dé aux peintres. Les projets en la
matière sont plus nombreux que les réalisations, en particulier en
France, et, si un courant d’art mural voit bien le jour, soutenu par
le peintre Amédée Ozenfant et l’écrivain et critique d’art Jean
Cassou — futur fondateur et directeur du Musée national d’art
moderne de Paris —, les œuvres ont toutes disparu.

Aux États-Unis, le mouvement des murals se développe


massivement dans le cadre du New Deal avec le Federal Art
Project, où Léger rencontre un écho : on publie sa conférence au
Museum of Modern Art (MoMA) de New York, « Un nouveau
réalisme, la couleur pure et l’objet », qui fait gure de manifeste
dans Art Front en 1935. Des milliers de fresques d’art social
couvrent alors les murs des établissements publics ; la peinture
murale est considérée comme un agent actif incitant les
spectateurs à contribuer à changer la réalité contemporaine, sur
fond de recon guration de la perception par le cinéma, avec sa
pratique du collage et du montage (8). Léger, qui inspira plus
d’un de ces peintres américains, comme Arshile Gorky ou Stuart
Davis, réalise quelques murals, notamment dans l’appartement
new-yorkais de Nelson Rockefeller, pour le pavillon « City of
Light » de la Consolidated Edison Company à l’Exposition
universelle de New York (1939-1940), ou pour le bâtiment des
Nations unies (1952) (9) : polychromies d’éléments abstraits ou
objets stylisés — nuages, paysages, personnages, éléments de décor
industriel…

En France, l’Exposition universelle de 1937 accueille un certain


nombre de ses propositions. Avec l’architecte et designer
Charlotte Perriand, il conçoit d’immenses photomontages pour les
pavillons de l’agriculture ou de l’éducation. Au Palais de la
découverte, c’est une peinture monumentale (cinq mètres sur dix),
Le Transport des forces, sur l’énergie électrique, à laquelle ont
travaillé ses élèves. En 1939, il se consacre à la décoration d’un
centre d’aviation populaire à Briey, en Meurthe-et-Moselle ; la
guerre y met n.

Sa vie durant, Léger eut un atelier avec des élèves — Asger Jorn,
Nicolas de Staël, William Klein… Certains d’entre eux — dont
Nadia Khodossievitch (10), qui deviendra son épouse, et Georges
Bauquier — adoptent plus nettement sa perspective après-guerre,
en réalisant des murals éphémères pour des événements ou des
organisations politiques (Parti communiste, Union des femmes
françaises, Mouvement de la paix).

Le développement des peintures de façade — en particulier dans


le 13e arrondissement de Paris —, qui o cialise le statut du street
art, repose de nos jours la question du mural : imagerie décorative
ou intervention de nature à bouleverser un certain ordre urbain
et, partant, social ?
François Albera

Historien de l’art et du cinéma.

(1) Lettre du 5 février 1932. Cette correspondance a été publiée dans Cinémathèque,
n° 18, Paris, 2000.

(2) Bernard Natan racheta la société Pathé, alors en di culté, en 1929, et lui donna une
extension remarquable, jusqu’à sa faillite en 1935, suivie d’un procès marqué par
l’antisémitisme. Il sera déporté à Auschwitz, où il mourra.

(3) En particulier en 1929, par Grigori Kozintsev et Leonid Trauberg dans La Nouvelle
Babylone et par le Géorgien Constantin Mardjanov dans La Pipe du communard.

(4) Lire Marie-Noël Rio, « Inventer un journal de combat », Le Monde diplomatique,


janvier 2019.

(5) Cf. Pascal Ory, La Belle Illusion. Culture et politique sous le signe du Front populaire,
CNRS Éditions, Paris, 2016 (1re éd. : 1994).

(6) Jean-Richard Bloch, « Paroles à un congrès soviétique », Europe, n° 141, Paris,


15 septembre 1934.

(7) Les ondes Martenot sont un instrument de musique inventé par Maurice Martenot.

(8) Lire notamment Laurent Courtens, « Que viva Mexico ! », et Evelyne Pieiller,
« Mais à quoi servent donc les artistes ? », Le Monde diplomatique, respectivement
février 2014 et août 2020.

(9) Cf. Jody Patterson, Modernism for the Masses : Painters, Politics, and Public Murals
in 1930s New York, Yale University Press, New Haven, 2020.

(10) Lire « Les formes de l’engagement », Le Monde diplomatique, novembre 2019.


Le Monde diplomatique, août 2021

Lobbys publicitaires contre la loi


climat
M B
Banksy. – Sans titre, 2010

© Banksy - Photographie : Christie’s Images - Bridgeman Images

Ce 27 novembre 2020, à France Télévisions, les caméras du


service public tournent une émission un peu spéciale intitulée
« Les États généraux de la communication ». De Mme Mercedes
Erra, présidente exécutive de Havas Worldwide, à M. Franck
Gervais, ancien vice-président du groupe Accor et président de
l’Union des marques, en passant par M. Gautier Picquet,
président de Publicis Média, d’éminents dignitaires de l’industrie
publicitaire sont réunis sur le plateau de « C à vous » pour une
table ronde di usée non pas sur France 5, mais sur les sites de
leurs organismes professionnels. La journaliste de France 2 Marie
Drucker joue les intervieweuses sous l’œil vigilant de
Mme Marianne Siproudhis, directrice de la communication de
France Télévisions et, parallèlement, présidente de sa régie
publicitaire, également invitée sur le plateau.

On s’alarme à bas bruit : un projet de loi préparé par la ministre


de la transition écologique, Mme Barbara Pompili, reprendrait
tout ou partie des 149 propositions de la convention citoyenne
pour le climat (CCC), dont 146 doivent être transmises « sans
ltre au Parlement, au gouvernement ou au peuple français », ainsi
que l’a promis le président Emmanuel Macron n juin 2020. Le
7 décembre, pourtant, ce ne seront plus qu’« à peu près 40 % » de
ces mesures que Mme Pompili annoncera sur Europe 1
transposer dans son texte. Oubliés, la réduction de la taxe sur la
valeur ajoutée (TVA) sur les billets de train, les taxes sur les
véhicules de plus de 1,4 tonne ou les 4 % pris sur les dividendes
pour nancer la transition écologique. Et bien sûr, enterrée, la
réglementation de la publicité sur les produits les plus polluants.

Que s’est-il passé ? Une table ronde organisée en octobre 2020 par
l’Union des entreprises de conseil et d’achat média (Udecam)
permet de se faire une idée de l’intense pression exercée sur le
législateur (1). Ce jour-là, M. Matthieu Orphelin, président de
l’éphémère groupe Écologie démocratie solidarité à l’Assemblée
nationale, détaille une mesure visant à « restreindre la publicité sur
les produits les plus polluants » pendant dix ans à partir de 2022.
« On commençait par les plus gros des 4x4, les plus gros des SUV.
On a voulu ce débat à l’Assemblée nationale, et c’est là qu’on a pris
en pleine face le lobbying à la papy », raconte-t-il lors de la table
ronde. Comme pour con rmer ses dires, les arguments qui lui
sont opposés par les autres invités brillent par leur subtilité : « Il
ne faut pas interdire comme on peut le faire en Corée du Nord.
Vous allez paupériser encore plus des médias ultrafragilisés. Ces
médias permettent de donner à des gens qui n’ont pas les moyens la
gratuité », insiste ainsi M. Pierre Calmard, président de Dentsu
Aegis Network France, l’une des principales agences d’achat
d’espaces publicitaires, songeant probablement aux résultats
opérationnels combinés des groupes M6 et TF1 (460 millions
d’euros), qui projettent désormais leur fusion (2).

Même bre populaire chez M. Olivier Altmann, président de


l’agence Altmann + Pacreau : « On va augmenter les tensions
sociales si on fait de l’écologie une sanction. Je préfère qu’on
m’incite à acheter une voiture électrique par des mesures scales
plutôt qu’on m’interdise d’acheter, de penser, de consommer. »
L’essayiste transhumaniste Laurent Alexandre, fondateur de
Doctissimo, également invité à l’Udecam, démontre, lui, sa ne
compréhension des questions contemporaines : « Les écologistes
remettent en cause l’économie de marché. Ils n’ont fait que reverdir
les discours soviétiques. Ils proposent un monde gris, sans
consommation populaire, voire inhumain. (…) L’étape d’après sera
d’interdire les lms et les livres qui ne sont pas écologiques. La
publicité ne doit pas s’engager dans une logique décroissante. »

Quelque deux mois plus tard, aux « États généraux de la


communication », Mme Aurore Bergé, rapporteuse du projet de
loi climat et résilience, salue la « force économique, d’attraction et
de prescription » de la publicité. « J’attire l’attention de celles et
ceux qui voudraient interdire tel ou tel type de publicité sur le risque
que cela pourrait engendrer ; tous les Français ne pourraient pas
avoir accès à la diversité d’opinions des médias », prévient-elle,
soucieuse de préserver l’audace éditoriale que permet notoirement
la dépendance envers les annonceurs.

Loin de susciter un désir de babioles inutiles et polluantes, « la


publicité est un instrument extraordinaire de la transition
écologique », a rme M. Calmard. Dans un témoignage lmé pour
la régie publicitaire du groupe Canal Plus, le 17 juin,
Mme Emmanuelle Soin, présidente-directrice générale (PDG)
d’Omnicom Media Group, avait pourtant fait un aveu éloquent :
« Il faut qu’on soit honnêtes : la publicité ne stockera jamais de
carbone et on va continuer d’en émettre. On ne sera pas le chantre
de la marche écologique » — avant d’assurer que son métier
consistait à promouvoir la transition vers une industrie
décarbonée. Une confession super cielle, mais déjà trop hardie :
dans la vidéo de son intervention, Canal Plus l’a délicatement
supprimée.

« La surexposition publicitaire n’est pas compatible avec les


objectifs de réduction des gaz à e et de serre d’au moins 40 % d’ici
à 2030 », concluait la CCC. Avant le vote dé nitif de la loi, en
juillet 2021, le texte assurait dans son exposé des motifs qu’il
visait à « diminuer les incitations à la consommation en régulant le
secteur de la publicité » et à « modérer l’exposition des Français à
la publicité », en interdisant celle « pour les énergies fossiles qui
sont directement responsables du changement climatique ». La
communication en faveur de produits polluants reste pourtant
autorisée dans le texte soumis à l’Assemblée, même si le Sénat a
obtenu l’interdiction de celle pour des voitures consommant plus
de 95 grammes de CO2 au kilomètre à partir de… 2028.
Croisiéristes et compagnies aériennes pourront donc continuer de
di user leurs messages promotionnels (3), et il su ra aux
compagnies pétrolières de vanter leurs énergies « vertes » pour
vendre leurs réseaux de stations-service. Les écrans numériques
des vitrines commerciales seront non pas prohibés, mais soumis à
l’autorisation du maire : un bon moyen d’empêcher les préfets
d’agir en cas de recours des associations.

Quant aux Sport Utility Vehicles (SUV), qui représentent 38 % de


la demande française de voitures, 63 % des publicités automobiles
dans la presse et la deuxième source de croissance des gaz à e et
de serre dans le monde selon le Fonds mondial pour la
nature (WWF), le malus leur sera épargné jusqu’à 1,8 tonne.
Leurs carrosseries s’exhiberont encore longtemps sur les écrans et
dans la presse, avec toutes les astuces de l’écoblanchiment,
l’hybride servant de paravent à un véhicule gourmand en
carburant et alourdi dans sa consommation par un double moteur
électrique-essence.

Ainsi le lobby publicitaire a-t-il triomphé. Pour obtenir la


bienveillance des médias, il a fait circuler des chi res
extravagants. M. Antoine Ganne, délégué général du Syndicat
national de la publicité télévisée, a estimé que les mesures de la
CCC entraîneraient une chute de revenus de « 20 % à 30 % pour
les médias », dont 1 milliard d’euros pour la télévision (4).
L’organisme Kantar a évalué à 1,8 milliard d’euros les dépenses
publicitaires brutes en France pour les seuls SUV, contre
1,2 milliard pour les petits modèles citadins.

Par crainte de se mettre à dos la presse, la radio et la télévision, le


gouvernement a donc opté pour des « chartes de bonne conduite »
et des engagements volontaires des régies publicitaires sous la
forme de « contrats climat » signés avec les annonceurs sous
l’autorité du Conseil supérieur de l’audiovisuel. Il s’agit de réduire
les « communications commerciales » des produits et des services
ayant un étiquetage attestant un impact négatif sur
l’environnement. « Aucun contrôle robuste ni aucune sanction
dissuasive ne seront retenus en cas de défaut sur ces engagements »,
souligne Greenpeace, qui rappelle que la totalité des
amendements visant à encadrer les gaz à e et de serre des
entreprises ont été déclarés irrecevables (5). La Cour des comptes
et l’Agence nationale de santé publique ont pourtant montré que
de tels « contrats », déjà en vigueur pour lutter contre la
« malbou e », n’avaient qu’un faible e et.

Alors que le Conseil d’État a jugé, le 1er juillet dernier, que de


telles réglementations ne permettraient pas à la France de
respecter l’accord de Paris sur les 40 % de réduction des gaz à
e et de serre, les partisans de M. Macron se consoleront en
tournant leur regard vers l’azur. Leurs vacances à la plage ne
seront plus perturbées par les avions tractant des banderoles
publicitaires : c’est la seule mesure ferme entérinée par la loi
climat.

Marie Bénilde

Journaliste. Auteure d’On achète bien les cerveaux.

La publicité et les médias, Raisons d’agir, Paris,

2007.

(1) « Les rencontres de l’Udecam », Altmann + Pacreau, Facebook Watch,


7 octobre 2020.

(2) Lire Serge Halimi, « La publicité, c’est la liberté », Le Monde diplomatique,


juin 1997.
(3) Seules les publicités pour des vols intérieurs pouvant être remplacés par des trajets
en train de moins de deux heures trente seront interdites en 2022.

(4) Les recettes publicitaires des groupes TF1 et M6 ont reculé respectivement de
10,2 % et 11,5 % en 2020.

(5) « Loi climat : le rendez-vous manqué du quinquennat Macron », Greenpeace,


17 avril 2021, www.greenpeace.fr
Le Monde diplomatique, juillet 2021

Les livres du mois

ANALYSES D'ŒUVRES
C

Wang Bing, le passeur


P P C

Caméra chevillée au corps, Wang Bing suit ses personnages


comme une ombre, qui révèle à chacun sa lumière. C’est ce dont
témoignent, avec l’économie de moyens chère au cinéaste,
l’installation du BAL (construite à partir de multiples séquences
lmiques) et l’imposant catalogue qui lui fait écho (170 séquences
accompagnées d’analyses et d’un entretien avec le cinéaste) (1).
Depuis vingt ans, il place au cœur de ses documentaires et au
centre de ses images les femmes et les hommes que les autorités
marginalisent à mesure que s’édi e la nouvelle ère du socialisme à
la chinoise. Premières victimes, les ouvriers autrefois adulés,
aujourd’hui rejetés du plus vaste complexe industriel de Chine
(Tie Xi Qu, à Shenyang). Dans cette matière tisonnée par les
fondeurs de cuivre et qui s’e le sans jamais se rompre, Wang
Bing puise la manière de son premier regard : À l’ouest des rails
(2003, 9 heures 5 minutes) (2). Un cadre dans lequel se fond avec
humilité mais ténacité un œil doué de cette vision ductile qui
enregistre sans jamais couper, hors impératifs techniques, tout ce
qui circule dans le champ de sa caméra numérique. De ce cadre où
l’image s’éto e dans la durée et où l’histoire du personnage se
singularise à force d’attention, Wang Bing n’a plus qu’à tirer les
ls d’une narration qui se dévide devant lui. Parmi ces laissés-
pour-compte, écrasés, à l’image des ouvriers de Tie Xi Qu, par les
coups de boutoir d’un développement brutal qui absorbe à force
d’autoritarisme centripète ou rejette sous les pressions
économiques centrifuges, émergent toutes les gures de
l’exclusion : citoyens ostracisés, minorités déplacées, paysans
exilés, migrants exploités…

Chaque groupe ou personnage lmé peut être vu comme le


représentant métonymique — la partie pour le tout — d’une
frange sociale progressivement évincée. Dans À la folie (2013,
3 heures 47 minutes), on découvre les inhumaines conditions de
détention des patients d’un asile (3) ; un enfermement qu’évoque
le dispositif visuel, en carré, mis en place au BAL. Le cadrage xe
et serré de Wang Bing dans 15 Hours (2017, 15 heures
50 minutes) nous hypnotise devant l’une des innombrables
machines-outils d’un gigantesque atelier textile. Loin de servir
l’homme, la machine l’asservit à la cadence infernale qu’impose
cette nouvelle forme d’assujettissement —
l’autoentrepreneuriat —, aiguillonné par une concurrence
débridée, libre surtout de solidarité. Tous ces personnages
anonymes qui tiennent a priori en quelques mots et gestes
répétitifs lorsqu’il s’agit de survie (L’Homme sans nom, 2009,
97 minutes), Wang Bing les réhabilite dans leur poids d’existence,
qu’il nous donne à voir dans leur plus simple mais complexe
réalité, lmée sans fard ni arti ce, sans mise en scène ni
découpage. Wang Bing est un passeur. Encore faut-il que le temps
pris pour donner la parole à ceux qui ne l’ont plus soit relayé par
celui que se donneront les spectateurs pour l’entendre.

Philippe Pataud Célérier

Journaliste.

(1) « L’œil qui marche », Le BAL, Paris, 26 mai-14 novembre 2021 ; Dominique Païni
et Diane Dufour (sous la dir. de), Wang Bing. L’œil qui marche, Le BAL,
Delpire & co, Paris, 2021, 832 pages, 45 euros.

(2) Wang Bing, À l’ouest des rails, Ad Vitam (réédition), Paris, 2021, 29,90 euros.

(3) Lire « L’art de rendre visibles ceux qui n’existent plus », Planète Asie, 25 avril 2015.
L

Poètes de la solitude
C P

« Je suis tout entière un être littéraire », écrit Alejandra Pizarnik


dans son Journal (1). Née en 1936, celle qui deviendra une
poétesse majeure est alors cette jeune lle inscrite à la faculté de
journalisme de Buenos Aires qui promène son mal de vivre, ses
tourments amoureux et sexuels dans les cafés et con e son
infrangible angoisse non dénuée d’auto-ironie à ses cahiers
intimes, dans l’attente de la publication de La Terre la plus
étrangère (Ypsilon, 2015), son premier recueil. Issue d’une famille
juive originaire de Russie, Pizarnik sera toujours habitée par le
sentiment de la tragédie, la peur de l’échec et de la folie. Elle
tente de s’imposer une autoformation au métier d’écrivain faite de
la lecture des auteurs « incontournables » (le poète colombien
César Vallejo, l’écrivain et critique anglais Cyril Connolly,
Guillaume Apollinaire…), la composition quotidienne d’un
poème, la rédaction d’une critique, les plans du roman à venir,
quelques mondanités, etc. Mais comment agencer une discipline
professionnelle avec le désir urgent de vivre, d’échapper à un
milieu étou ant, d’être en n une femme libre ? Ces pages
dévoilent une ne et terrible lucidité sur l’écriture, le style mais
aussi la place que Pizarnik pourra se voir allouée. Cédant au rêve
romantique du séjour à Paris, elle est, à la veille de son départ,
déchirée entre l’exaltation et la sensation d’être poussée à l’exil.
Le présent volume contient la relation inédite de ses premiers
mois en France où, loin des siens, elle accepte son homosexualité.
Parisienne de 1960 à 1964, elle collaborera à quelques revues,
traduira Antonin Artaud, Henri Michaux, Marguerite Duras et
Yves Bonnefoy, rencontrera Julio Cortázar, Octavio Paz ou
encore Simone de Beauvoir, dont elle tombera amoureuse. À
suivre…
Autre être entièrement littéraire, le Suisse germanophone Robert
Walser, auteur de splendeurs comme Les Enfants Tanner ou
L’Institut Benjamenta (Gallimard). Et, autre nouvelle version,
après celle de Bernard Kreiss (Rivages, 1989), d’un texte
important, celui publié en 1957 par le Zurichois Carl Seelig,
Promenades avec Robert Walser (2). Jeune journaliste et héritier
aisé, Seelig consacrera sa vie à la littérature : poésie,
correspondance avec les grandes gures de l’époque — Robert
Musil, Rainer Maria Rilke, omas Mann… —, soutien
d’écrivains en exil et tuteur de Walser avec qui il entre en contact
dès les années 1920 mais qu’il ne rencontre qu’en 1936, lorsque ce
fragile et ironique chantre du quotidien et de la pauvreté, interné
depuis trois ans dans la clinique psychiatrique de Herisau, a cessé
d’écrire. Les deux hommes se fréquenteront jusqu’à la mort du
poète, toujours interné, en 1956, entrecoupant leurs longues
traversées de la région, à pied comme il se doit, par quelques
bières et un bon repas, l’évocation de la dramatique situation
politique, de la vie littéraire, revenant malgré les réticences de
Walser sur sa carrière fulgurante. « À Herisau, je n’ai plus rien
écrit. À quoi bon ? Mon monde a été détruit par les nazis. Les
journaux pour lesquels j’écrivais ont disparu ; leurs rédacteurs ont
été chassés ou sont morts. Je suis presque devenu un fossile »,
constate en 1944 l’écrivain qui sera retrouvé mort dans la neige
un 25 décembre. Nous devons à Seelig la pérennité de l’œuvre de
celui qui prétendait être « resté un zéro tout rond », désormais
auteur-culte. Les éditions Zoé s’inscrivent dans cette même
démarche et conjuguent à la publication des Promenades… celle,
en poche, de Vie de poète, recueil fondamental du « vagabond de
génie ».

Carlos Pardo
Journaliste et cinéaste.

(1) Trois volumes constitueront cette intégrale. Le premier, composé de neuf cahiers,
concerne les années 1954-1960 (traduit par Clément Bondu, Ypsilon, Paris, 2021,
361 pages, 28 euros). Les Journaux publiés aux éditions Corti en 2010 ne couvraient
que la période 1959-1971.

(2) Carl Seelig, Promenades avec Robert Walser, Zoé, Chêne-Bourg (Suisse), 2021, 221
pages, 21 euros. Chez le même éditeur, Robert Walser, Vie de poète, 2021, 224
pages, 10 euros.
B

La pire trahison

Faut-il faire des toits pentus ou plats ? La question n’est jamais


anecdotique pour un architecte, et en 1933, elle est violemment
politique. Car le toit plat est l’une des marques de l’architecture
« moderne », celle du Bauhaus notamment, dont l’école vient
d’être fermée à Berlin. L’architecte Bohumil Balda est
tchèque (1). Il peut être sereinement un fervent du toit plat, un
adversaire des ornements, un fervent d’une architecture « pure »,
qui joue avec la lumière, qui célèbre les pouvoirs du soleil. Il peut
également être hostile à l’idéologie national-socialiste. Mais le
temps passant, les nazis se font nettement plus présents, et
Bohumil commence à « voir au-delà de la politique », et à
accepter des commandes de leurs dignitaires, en se dopant à la
pervitine et aux justi cations artistiques : car, somme toute, « les
rythmes, les proportions, le marbre, la pureté » de leurs bâtiments
ont un charme prenant, mieux encore, leur svastika est le symbole
du soleil. Bohumil dessine dans la joie son Soleil mécanique, son
grand œuvre, pour accueillir des meetings à la gloire d’Adolf
Hitler.

L’auteur est un architecte polonais. Il déroule l’histoire de cette


autotrahison douillette au l de séquences minimalistes, à la fois
exigeantes et joueuses, dépourvues de tout moralisme, et
progressivement saisissantes. On en est discrètement perturbé.

(1) Lukasz Wojciechowski, Soleil mécanique, Çà et Là, Bussy-Saint-Georges, 2021, 136


pages, 16 euros. Du même auteur, chez le même éditeur, Ville nouvelle (2020).
G

Guerres sans n
P L

Histoire, analyses stratégiques : la guerre suscite un intérêt


renouvelé, dont témoigne le nombre de parutions récentes. Ainsi
de la série impressionnante des Mondes en guerre, dont le dernier
volume traite des « guerres sans frontières » de 1945 à nos
jours (1). L’ouvrage, collectif, est d’abord consacré au
changement de donne qu’introduit l’arme nucléaire. Mais le
périlleux « équilibre de la terreur » en place dans l’hémisphère
Nord n’a pas empêché, aux marches des ex-empires, guerres de
décolonisation, a rontements civils sévères, et con its
interétatiques. L’e ondrement de l’Union soviétique met n à
cette « guerre froide » si mal nommée.
Quand les puissances occidentales se lancent dans de prétendues
« guerres justes » — Afghanistan, Irak, Syrie, Libye —, de
nouvelles con ictualités surgissent : guerres irrégulières et
ennemis « asymétriques », con its « de civilisation » — le tout sur
fond de prolifération d’armes de destruction massive, dans des
champs de confrontation de plus en plus déterritorialisés, qui
s’étendent jusque dans le cyberespace, les grands fonds marins, ou
la communication… Les armes de cinquième génération,
conduites surtout par des algorithmes, s’a ranchissent des
contraintes. Face au droit international (interdiction des armes
chimiques et biologiques, ainsi que des mines antipersonnel), aux
prescriptions des conventions de Genève, à la création de la Cour
pénale internationale (1998), les États se sont e orcés de
« contenir les con its armés dans des zones délimitées, d’éviter les
excès et les dégâts collatéraux ». Et la technologie leur permet « de
circonscrire l’intervention de la façon la plus “chirurgicale”
possible ».
Mais « peut-on encore gagner une guerre ? » Gaïdz Minassian,
dans son ambitieux survol de plus de vingt siècles de
con ictualité (2), conclut plutôt par la négative : la victoire,
comme le relevait déjà le théoricien prussien Carl von Clausewitz,
est une notion caméléon, tout comme la guerre. Aujourd’hui, la
succession de con its qui s’enlisent sans vainqueur ni vaincu —
Irak, Afghanistan, Sahel — relance la ré exion sur le « brouillard
de la victoire ». Jusqu’à ces dernières décennies, le culte de la
victoire décisive, grâce à une o ensive massive et fulgurante,
rythmait les engagements américains ; mais il n’opère plus : des
guerres sans n débouchent sur des impasses militaires comme
politiques, tandis que les combats se voient doublés d’une bataille
des perceptions, notamment auprès des opinions publiques.

La notion même de « victoire » est oue : la France a-t-elle


« vaincu » au Mali en 2013 ? La coalition (à domination
américaine) a-t-elle « vaincu » en Afghanistan ? « Nous hésitons à
répondre à ces questions », reconnaît Olivier Zajec dans le Traité
de stratégie de l’École de guerre (3). Il souligne que, si aucune
victoire ne peut plus être proclamée, « le danger sera celui d’un
a rontement permanent, di us, dénué de limites temporelles ».

Mais la proclamer peut être douteux, comme le montrent les


exemples donnés dans le second tome des Mythes de la seconde
guerre mondiale (4), ne seraient-ce que les « mille victoires »
invoquées par l’armée de l’air française en 1940. En écho, le
propos attribué par le général Nicolas Le Nen (5) au général
Heinz Guderian, père de l’arme blindée sous le IIIe Reich :
« Notre malheur fut nos victoires fulgurantes. Elles nous ont
amenés trop vite, trop loin. » Dialogue, par-delà les siècles, entre
stratèges célèbres…

Philippe Leymarie

Collaborateur régulier du Monde diplomatique, il a

été chargé des questions africaines et de défense

sur Radio-France internationale (RFI). Il est

l’auteur, avec ierry Perret, des 100 Clés de

l’Afrique (Hachette littérature, 2006). Il tient, sur

notre site, le blog Défense en ligne.

(1) Série dirigée par Hervé Drevillon. Mondes en guerre, tome IV. Guerre sans frontières,
1945 à nos jours, sous la direction de Louis Gautier, Passés composés, Paris, 2021,
760 pages, 39 euros.

(2) Gaïdz Minassian, Les Sentiers de la victoire, Passés composés, Paris, 2020,
714 pages, 27 euros.

(3) Martin Motte, Georges-Henri Soutou, Jérôme de Lespinois et Olivier Zajec, La


Mesure de la force. Traité de stratégie de l’École de guerre, Tallandier, Paris, 2021,
474 pages, 11,50 euros.

(4) Jean Lopez et Olivier Wieviorka (sous la dir. de), Mythes de la seconde guerre
mondiale, tome II, Perrin, coll. « Tempus », Paris, 2021, 366 pages, 9 euros.

(5) Nicolas Le Nen, Petites Mémoires d’outre-guerre, Éditions du Rocher, Monaco,


2021, 162 pages, 15,90 euros.
P

Ce que penser veut dire


J -M C

Pourquoi Tobie est-il représenté tenant par la main l’archange


Raphaël dans l’iconographie de la Renaissance ? La question est
sans réponse car mal posée : ce n’est pas Tobie qui tient la main
de l’ange mais le contraire. Cette apparente boutade est porteuse
de sens : Raphaël n’apparaissant que dans le Livre de Tobie (dans
l’Ancien Testament), le meilleur moyen de nous permettre
d’identi er l’archange est de le montrer en compagnie de Tobie.
Cette devinette donne une idée du ton spirituel des Dialogues sur
la pensée, l’esprit, le corps et la conscience, du philosophe
britannique Peter Hacker (1), qui sans cesse déjouent les pièges
du langage, de la pensée et de la philosophie. De même que
l’énigme de Tobie s’évapore quand elle est prise par le bon bout,
de même, selon Hacker, « il n’y a pas de mystères » pourrait être
la devise de la philosophie. Les énigmes apparemment
indépassables concernant la conscience, la nature de l’esprit et son
rapport avec le corps peuvent atteindre une clari cation dé nitive
non pas grâce aux neurosciences matérialistes, mais par une
analyse de l’« iconographie linguistique » qui produit des
mauvaises représentations, donc des questions insolubles. On
croirait à tort que l’esprit est relié au corps (le potier n’est pas
relié à son savoir-faire !), que l’on a un corps en propriété (après
tout, aucune possession ne résulte du fait d’avoir des parents ou
un train à prendre), ou qu’on utilise son esprit comme on
utiliserait ses jambes. À 80 ans, dont quelques décennies passées à
illuminer les écrits de Ludwig Wittgenstein, Hacker livre ici la
quintessence de son entreprise d’anthropologie philosophique,
fondée sur l’examen du langage ordinaire et l’analyse
conceptuelle. Aristote vient en personne délivrer la méthode à
suivre : commencer par des énoncés vrais mais confus puis les
remplacer par des tournures plus éclairantes. D’autres
philosophes comme Socrate ou Descartes s’immiscent dans les
échanges entre représentants de tel ou tel courant, qui ont la
profondeur d’un testament philosophique et l’énergie pétillante
d’une recherche en cours.
Le Dialogue entre un carnivore et un végétarien du Nord-
Américain Michael Huemer (2) est également un « noble ajout à
cette indémodable tradition » du dialogue, comme l’écrit Peter
Singer, un des maîtres à penser de l’antispécisme, dans sa préface.
L’auteur y explique, argument contre argument, pourquoi ce qu’il
a fait de plus grave moralement dans sa vie est d’avoir mangé de
la viande. Des données empiriques viennent étayer ce jugement,
par exemple le fait que tous les deux ans plus d’animaux d’élevage
sont tués que le nombre d’humains ayant vécu sur Terre. Les
réticences carnivores, que ce vade-mecum du véganisme éthique
entend mettre K.-O., ne pourraient subsister selon l’auteur qu’au
prix d’un défaut de ré exion sur la sou rance animale.
La question de l’action bonne est articulée à celle, traitée par
Hacker, de la conscience de soi et du corps, dans le livre de
Constantine Sandis (3). Ce jeune philosophe gréco-britannique y
propose une analyse de la nature et de l’explication de l’action à
contre-courant des théories causalistes. Défendant un « pluralisme
conceptuel » qui démultiplie les sens des notions communes, il
dénie en particulier toute cohérence à la notion de « raison
d’agir », entraînant une vertigineuse réévaluation de notre part de
responsabilité dans l’action. Il soutient notamment que nous
sommes également responsables de ce qui nous paraît étranger en
nous et de ce à quoi nous ne nous identi ons pas (faiblesse de la
volonté, irrationalité). La partie du livre intitulée « Éthique et
tragédie » rejoint ainsi les ré exions de Hacker sur le
raisonnement pratique, lequel consiste moins à e ectuer un
processus de pensée qu’à justi er les actions imputables à notre
personne. En rétablissant les distinctions adéquates, la
philosophie se consacre à dissoudre les problèmes, dessinant un
monde plus étrange mais en dé nitive moins mystérieux.
Jean-Marie Chevalier

(1) Peter Hacker, Dialogues sur la pensée, l’esprit, le corps et la conscience, traduit par
Michel Le Du et Benoit Gaultier, Agone, Marseille, 2021, 272 pages, 21 euros.

(2) Michael Huemer, Dialogue entre un carnivore et un végétarien, traduit par Paul
Laborde, préfacé par Peter Singer, Albin Michel, Paris, 2021, 184 pages, 15 euros.

(3) Constantine Sandis, Raisons et responsabilité. Essais de philosophie de l’action,


traduit par Rémi Clot-Goudard, préfacé par Bruno Gnassounou, Ithaque, Paris,
2021, 330 pages, 25 euros.

LITTÉRATURE DU MONDE
L

Il était une fois à Veracruz


« Revenir à Naples », de Paco Ignacio Taibo II

C J

Fondateur du néo-polar latino-américain, Paco Ignacio Taibo II,


né en 1949 à Gijón, en Espagne, suit à 9 ans son père, un
journaliste antifranquiste, qui s’exile au Mexique. Auteur
proli que depuis le milieu des années 1970, il crée le personnage
du privé Hector Belascoaran Shayne, dont les nombreuses
aventures rencontrent un vif succès, consacre deux romans à des
amis de Pancho Villa, etc. Mais il aura fallu attendre presque dix
ans depuis Le Retour des tigres de Malaisie, plus anti-impérialistes
que jamais (2010, Métailié, 2012) avant de pouvoir lire Revenir à
Naples.

Ce dernier tranche avec les précédents romans par sa brièveté et


sa construction en soixante-huit courts chapitres. Sur le modèle
d’une tragédie antique, et en alternant événements passés et
présents, il narre les aventures d’un petit groupe d’anarchistes
italiens qui, au début du XXe siècle, quitte Naples pour le
Mexique. Il y a parmi eux un acrobate, une poétesse, un
imprimeur, un curé, un boxeur… Ils sont accueillis dans l’État de
Veracruz, où on leur donne des terres, à eux qui rêvent de
phalanstère agricole, même si aucun d’eux n’est un paysan. Ces
terres sont celles des Indiens qui en ont été expropriés, ce qu’ils
ignoraient. Ils se lient avec les Indiens, mais les forces de
répression d’un proche du dictateur Por rio Díaz vont se charger
de briser leurs espérances. En parallèle, hanté par un acte
d’autrefois qu’il se reproche âprement, le personnage principal, le
cadet de l’aventure, revient quatre-vingts ans plus tard dans sa
ville natale. Souvent drôle, parfois émouvante, cette ction
s’inspire librement de l’histoire réelle — les débuts de la révolution
mexicaine — et se veut un hommage aux perdants de tous les
mouvements sociaux vaincus du siècle passé.

Fidèle à son habitude, Taibo II parsème son texte de références.


Ainsi, les noms des personnages sont ceux de ses amis italiens, les
mules du phalanstère sont baptisées Bakou et Kropot, pour
Bakounine et Kropotkine, il y a même un docteur Eduardo
Monteverde en hommage au médecin et écrivain mexicain qui
porte ce nom, on croise Diego Rivera… Il fait un clin d’œil à
Alfred Hitchcock en se mettant lui-même en scène en tant que
personnage, et délivre quelques ré exions. On apprend ainsi que
« la béatitude est de ce monde et qu’elle est liée aux papilles
gustatives » et que tout est toujours conditionné par le « mal
d’amour » et la lutte des classes.

Dans sa postface, le romancier Sébastien Rutés, auteur


notamment de Mictlán (Gallimard, coll. « La Noire », Paris,
2020), souligne que l’anarchisme dans les romans de Taibo II
relève plus d’un idéal que d’une idéologie. Et il insiste sur sa
« tentative de rétablir la continuité historique entre des générations
marquées par l’échec politique de 1968 ». Taibo II a toujours voulu
reconstruire le « matériau mythique de notre société » par la
littérature : « Une société sans mythes est une société sans utopie.
Les mythes t’attachent au passé et te projettent dans le
présent (1). » Avec ce livre, le pari est une nouvelle fois tenu.

Charles Jacquier

Revenir à Naples, de Paco Ignacio Taibo II, traduit de l’espagnol (Mexique) par
Sébastien Rutés, Nada, Paris, 2021, 176 pages, 16 euros.

(1) Sébastien Rutés, Lénine à Disneyland. Une étude littéraire sur l’œuvre de Paco
Ignacio Taibo II, L’atinoir, Marseille, 2010. Le recueil de nouvelles Irapuato, mon
amour. Petite épopée d’une mémoire ouvrière au Mexique (L’atinoir, 2021), autour
d’un con it social au Mexique dans les années 1970, con rme cette volonté.
Désactivez les vieux
« La Mort moderne », de Carl-Henning Wijkmark

X L

« Bonjour. Je m’appelle Bert Persson, je suis directeur au ministère


des a aires sociales et je vous souhaite la bienvenue au séminaire
sur la phase terminale de l’être humain organisé par nos soins. »
Protocolaire, glaçant, le début de La Mort moderne donne le ton.
Pays : Suède. Époque : indéterminée. À l’origine de ce groupe de
travail, un constat sans appel : une société asphyxiée par la
pression scale, le chômage et surtout les retraites. Dans son
introduction, Bert Persson, le modérateur, n’y va pas par quatre
chemins : « Pour dire les choses de façon brutale, il va bientôt nous
falloir pas mal de morts. Mais comment nous y prendre ? »

Il ne s’agira donc pas, durant ce séminaire, de chercher des


remèdes mais plutôt de plani er un genre de « solution nale »,
d’organiser la mort des plus de 70 ans, via une « obligation
librement consentie ». L’ombre du nazisme plane mais Persson
s’en défend. Aksel Rönning, la voix de l’opposition, ne manque
pas de relever la liation : « “Gemeinnutz geht vohr Eigennutz”
(L’intérêt commun passe avant l’intérêt particulier), disait (…)
Hitler. » À quoi il sera rétorqué : « Mais on peut se demander s’il
est normal que le simple nom de Hitler bloque également des formes
douces et humaines de sélection pouvant s’avérer nécessaires pour
sauver une nation de la ruine. »

éoricien du groupe travaillant à l’Institut d’éthique médicale,


Caspar Storm a nommé les forces antagonistes : « L’économie face
à l’éthique (…), la valeur sociale face à la valeur humaine. » En
e et, précise-t-il, le concept de « valeur humanitaire », dé nie par
« l’utilité de l’existence future de tel ou tel individu, évaluée en
argent », doit désormais s’imposer. De quelle manière ? En
s’attelant à un « travail de manipulation », en particulier des
personnes âgées, a n qu’elles choisissent par elles-mêmes d’en
nir. « Nous avons là l’exemple type de la façon dont une réforme
doit être menée pour s’imposer, en Suède. Sous une apparence de
mouvement venu d’en bas, des profondeurs du peuple, elle est en fait
venue d’en haut. »

Mais cette stratégie « utilitariste » ne s’arrête pas en si bon


chemin. Il est aussi question d’un recyclage des corps à une vaste
échelle, sur le modèle de Soleil vert, le lm de Richard Fleischer
sorti en 1973. « Nous connaissons, en Suède, une mortalité de
l’ordre de cent mille personnes par an, informe le modérateur, ce
qui représente une source considérable, inépuisable puisque sans
cesse renouvelée, de matières premières. »

Dans sa postface de mai 2020, l’auteur souligne les similitudes


entre sa dystopie, publiée pour la première fois en 1978 (1), et la
crise sanitaire actuelle, dont il regrettait la gestion choisie par son
pays. Les paroles de Storm résonnent de troublante manière : « Si
les moyens ne su sent pas pour sauver tous ceux qui peuvent (…)
être sauvés par la science moderne, alors il faut soit laisser le hasard
décider ceux qui devront mourir soit procéder à un choix rationnel,
impliquant une estimation comparable de la vie humaine. »

Écrivain, traducteur (notamment de Lautréamont) et journaliste,


Carl-Henning Wijkmark a été révélé au public français avec le
conte philosophique La Draisine (Actes Sud, 1986). Il est mort en
septembre 2020, dans le vacarme des débats sur l’euthanasie.

Xavier Lapeyroux

La Mort moderne, de Carl-Henning Wijkmark, traduit du suédois par Philippe


Bouquet, Rivages, Paris, 2020, 128 pages, 16 euros.

(1) La première version française est parue aux éditions Le Passeur, en 1997, dans la
traduction de Philippe Bouquet.

NOTES DE LECTURE
Je vous écris d’une autre rive.

Lettre à Hannah Arendt.

Sophie Bessis

J -J G

En ces temps de résistible ascension d’un sentiment national-populiste,

l’auteure s’inscrit résolument à contre-courant en s’appuyant sur Hannah

Arendt — cette philosophe qu’elle admire pour son esprit libre cheminant

« hors des cadres et des assignations », tout en l’admonestant, en tant

que « juivarabe », pour son « incurable européisme » qui lui a fait

occulter l’apport oriental de l’autre rive. Elle en relaie cette pensée forte et
sans appel : « On peut sérieusement redouter que, les choses étant ce

qu’elles sont, il ne reste d’autre solution aux nationalistes cohérents que

de devenir racistes. » Pour Bessis, Arendt « d’une phrase [a] cerné

l’inéluctable trajectoire de tous les nationalismes ».

Ce court et percutant essai tombe à pic au vu de la nouvelle crise israélo-

palestinienne pour nous rappeler que « l’enjeu reste le même : accepter

l’Autre, vivre avec lui ou mourir de mille manières de notre refus. »

Sachons trouver ensemble une place nouvelle…

Jean-Jacques Gandini

Elyzad, Tunis, 2021, 90 pages, 13,50 euros.


Aux pays de l’or noir. Une histoire

arabe du pétrole

Philippe Pétriat

N A

Privilégiant des sources arabes très variées, l’historien Philippe Pétriat

montre la centralité du pétrole dans le « façonnement des États, des

populations, des économies et des paysages arabes ». S’il devient l’« une

des premières causes communes du nationalisme arabe », deux camps

(Algérie, Irak et Libye contre les États du Golfe) s’opposent notamment

sur les stratégies d’exploitation (nationalisation des compagnies

étrangères ou participation). Ils divergent également sur son utilisation


comme arme diplomatique (embargos lors des guerres de 1967 et de

1973 contre les soutiens à Israël). En n, le pétrole cristallise les critiques

adressées aux « États rentiers » qui négligent la diversi cation

économique et s’en servent pour consolider leur autoritarisme. Ces

critiques émanent d’experts (économistes, juristes, géologues ou

ingénieurs), d’ouvriers aux revendications à la fois sociales et politiques,

ou encore de groupes islamistes (Al-Qaida) qui reprennent la rhétorique

anti-impérialiste des années 1950-1960.

Nicolas Appelt

Gallimard, coll. « Folio histoire », Paris, 2021, 464 pages, 9,20 euros.
Le socialisme malade de la social-

démocratie

Mateo Alaluf

S G

Le sociologue Mateo Alaluf analyse les partis sociaux-démocrates de cinq

pays qui ont formé le cœur de la IIe Internationale : l’Allemagne, la France,

la Grande-Bretagne, la Suède et la Belgique. La social-démocratie y est

d’abord présentée par l’auteur comme l’expression politique de la classe

ouvrière. L’ouvrage décline les idéologies ayant animé les socialistes. Le

libéralisme, qui les inspire pour la conquête des droits politiques dans

l’entre-deux-guerres ; le « marxo-keynésianisme » ensuite et ses réformes

économiques où le compromis social soutenu par les partis sociaux-


démocrates résulte à la fois de la peur de la révolution et du discrédit des

thèses du libéralisme économique ; en n, la conversion au néolibéralisme.

La social-démocratie accompagne ainsi les mutations du capitalisme et

maintient son existence politique malgré un déclin électoral constant

partout en Europe. Elle ne semble pouvoir résister à cette longue agonie

tant elle ne répond plus aux enjeux posés par les mouvements militants. À

moins, selon l’auteur, qu’elle ne se reconnecte aux luttes de terrain et

n’envisage des alliances de gauche.

Sébastien Gillard

Syllepse-Page 2, Paris-Lausanne, 2021, 222 pages, 18 euros.


Du Mexique au Brésil. Au temps

des dictateurs et du dollar

Henri Vial

A -D C

Cet ouvrage compile plusieurs extraits des carnets de voyages d’Henri

Vial, étudiant en philosophie français de 23 ans parti vagabonder en

Amérique latine entre 1967 et 1968. Vial décrit l’Amérique latine de la

guerre froide, soumise à l’« impérialisme yankee » et hantée par la

révolution cubaine. Parti à la quête d’aventures, il sera servi. Avec sa

« barbe négligée » et ses « vêtements fripés », il est pris pour un

guérillero à La Paz, et emprisonné plus d’un mois. Une fois libéré, il


poursuit, sans échapper à la morosité. Lui qui avait décidé de voyager

pour « échapper » au suicide con e dans une lettre songer de nouveau à

se supprimer. Alors que sa vision romantisée se heurte à la réalité, ses

missives se font plus cyniques. Il multiplie les constats désabusés quant

aux contradictions qui déchirent la région : la misère derrière l’apparent

« exotisme » des populations indigènes ; l’entassement des classes

prolétaires dans des bidonvilles pendant que quelques gringos pro tent

de « bungalows à air conditionné » ; ou encore, les missionnaires qui

prient pour les miséreux tout en roulant en Cadillac…

Anne-Dominique Correa

Atelier d’édition Bordematin, Villefontaine, 2020, 154 pages, 13 euros.


Stratégie nucléaire de la Chine,

armes et doctrine. Pour aveugler

les tigres

Édouard Valensi

M B

Spécialiste du nucléaire militaire — il dirigea la cellule dissuasion au sein

de la Délégation générale de l’armement —, Édouard Valensi analyse en

détail la stratégie de Pékin dans ce domaine. S’il souligne l’augmentation

continue des budgets et la montée en gamme des équipements, il montre

que la Chine dispose aujourd’hui d’un arsenal nucléaire crédible mais

refuse de se lancer dans la course aux armements, notamment avec les


États-Unis. Contrairement à la plupart des analystes occidentaux, et en

appuyant sa démonstration sur les textes o ciels et sur le type d’armes

produites, Valensi estime que Pékin a fait le choix de « non-recours en

premier » à la frappe nucléaire dès sa première « bombe » et s’y tient. De

plus, le pouvoir « ne cherche pas à faire de ses capacités stratégiques un

outil diplomatique » — pas de parapluie nucléaire chinois pour les « pays

amis » ! Une stratégie que l’auteur trouve proche de celle de la France…

au point d’imaginer Paris en pivot des négociations pour un désarmement

nucléaire de la planète qui commencerait par les cinq membres

permanents du Conseil de sécurité des Nations unies.

Martine Bulard

L’Harmattan, Paris, 2021, 135 pages, 18,50 euros.


Le Marxisme haïtien. Marxisme et

anticolonialisme en Haïti (1946-

1986)

Jean-Jacques Cadet

M L

Cet ouvrage, qui reprend la thèse de doctorat de l’auteur, expose la

manière dont les marxistes haïtiens ont introduit la question coloniale

dans leur ré exion. Le Parti communiste haïtien a été fondé par l’écrivain

Jacques Roumain (1907-1944), l’auteur de Gouverneurs de la rosée. Et

c’est à partir de la littérature d’auteurs marxistes haïtiens (René Depestre,

Jacques Stephen Alexis…) et de la relecture de Roumain que s’élabore ici

la ré exion. Le plus souvent construite dans le déracinement d’exils


forcés, cette pensée se caractérise par son attention pour l’Amérique

latine et son admiration pour la révolution cubaine. Remettant en cause

l’eurocentrisme, elle porte son attention sur l’impérialisme et les causes

structurelles du « retard économique » des pays du Sud, en puisant

abondamment dans la « théorie de la dépendance » (qui suggère que le

sous-développement du Sud est un sous-produit nécessaire de l’essor du

Nord). Pour l’auteur, en éludant la question coloniale, le marxisme

occidental se serait privé de ce dont Karl Marx avait fait le « nœud de la

compréhension du mode de production capitaliste ».

Meriem Laribi

Éditions Delga, Paris, 2020, 402 pages, 22 euros.


Confessions d’un Yakuza

Kumagai Masatoshi et Mukaidani Tadashi

Y Y

En 2007, lors de la soixantième édition du Festival de Cannes, un homme

vêtu de noir et au regard perçant est apparu sous les objectifs des

photographes du monde entier. Cet homme, Kumagai Masatoshi, cadre de

l’un des plus puissants clans ma eux à l’époque, est venu présenter le

documentaire Young Yakuza, réalisé avec le cinéaste français Jean-Pierre

Limosin. La présence d’un yakuza en exercice étant inédite, il devient la

coqueluche des médias occidentaux. Ce livre, écrit par le journaliste

Mukaidani Tadashi, dresse le portrait de cet homme réputé pour son

réalisme et sa délité aux principes du ninkyodo, philosophie de vie de la

pègre japonaise, qui rêvait d’embrasser une carrière de policier. En

commençant le récit par les coulisses de la collaboration avec Limosin, le


journaliste plonge les lecteurs dans la jeunesse de Kumagai puis dans

l’inframonde du crime organisé nippon dans les années 1980. Un récit

teinté de nostalgie pour raconter le temps où ces ma eux prospéraient

sous l’e et de la bulle économique. Juste avant le début de la « période

hivernale » pour la société japonaise tout comme pour les yakuzas, qui

dure toujours.

Yuta Yagishita

Manufacture de livres, Paris, 2021, 384 pages, 22,90 euros.


Les médias en Amérique Latine.

Dire et construire l’actualité latino-

américaine

Sous la direction de Morgan Donot, Églantine Samouth et Yeny


Serrano

A -D C

Cet ouvrage universitaire, qui s’intéresse au rôle joué par les médias dans

les démocraties latino-américaines, démontre, à travers di érentes études

de cas, comment le « quatrième pouvoir » est instrumentalisé par l’élite

économique de façon à « perpétuer l’ordre social profondément

inégalitaire qui caractérise l’Amérique latine ». Carlos Piovezani analyse

le mépris de classe dans le traitement médiatique de la candidature du


Brésilien Luiz Inácio Lula da Silva, ouvrier métallurgiste, lors de l’élection

présidentielle de 1989. Il cite notamment un article du quotidien Folha de

São Paulo, qui, à la veille du second tour, exprime son dégoût devant la

perspective que « les plus puissants entrepreneurs du pays soient

accueillis au troisième étage du palais du Planalto par un ouvrier barbu,

qui parle un portugais plein de fautes et à qui il manque un petit doigt de

la main gauche ». Face à l’urgence de démocratiser les médias, le

chercheur Jairo Lugo-Ocando conclut en invitant à développer une

pensée critique latino-américaine sur le journalisme.

Anne-Dominique Correa

L’Harmattan, Paris, 2020, 318 pages, 33 euros.


Les souverainetés des sociétés

africaines face à la mondialisation

Rapport alternatif sur l’Afrique

A -C R

Ce rapport se distingue par son point de vue : les auteurs, issus du monde

universitaire et associatif africain, envisagent le développement du

continent dans la perspective de la souveraineté de ses peuples. Après

avoir analysé les dégâts de l’extraversion des économies locales, ils

imaginent un modèle politique fondé sur les besoins des populations, tels

que l’alimentation mais aussi la culture. Inspirés par l’économiste égyptien

Samir Amin (1931-2018) et par la révolution burkinabé de omas

Sankara (1949-1987), ils rompent avec l’idéologie libérale et proposent

une stratégie de « déconnexion vis-à-vis du capitalisme mondialisé ». La

souveraineté monétaire ( n du franc CFA) mais aussi numérique (création

d’un cloud africain), ainsi qu’un programme d’industrialisation (textile,

secteur minier, etc.) accroîtront l’autonomie de l’Afrique dans le cadre


d’institutions fédérales. Pour eux, la souveraineté est populaire avant

d’être nationale. Pragmatiques, les auteurs modélisent les pratiques

endogènes pour imaginer des politiques adaptées aux réalités

continentales.

Anne-Cécile Robert

Rapport alternatif sur l’Afrique, Dakar, 2020, 140 pages, en libre accès sur www.rasa-africa.org
La fabrique des politiques

publiques en Afrique. Agricultures,

ruralités, alimentation

Sous la direction de Jérôme Coste, François Doligez, Johny Egg


et Gaëlle Perrin

T B

L’agriculture africaine a ronte de nombreux dé s : nourrir une population

en croissance rapide, s’adapter au changement climatique, fournir des

emplois à la jeunesse, faire face à l’insertion forcée dans le marché

mondial, améliorer les relations entre éleveurs et agriculteurs. Des acteurs

de plus en plus nombreux prennent part à l’élaboration et à la mise en

œuvre des politiques publiques : États, bailleurs de fonds, organisations


régionales, associations, organisations de producteurs, experts, etc. Cette

diversité est une caractéristique des « pays sous régime d’aide »

extérieure. Les auteurs de cet ouvrage collectif, « experts engagés »

membres ou proches de l’Institut de recherches et d’applications des

méthodes de développement (Iram), analysent les « jeux d’acteurs » et

les « rapports de forces » qui s’y déploient. De quoi nourrir une question :

serait-il temps de redonner toute sa place à l’État et à une politique

publique forte, face à la multiplication des « projets » dont on peine

parfois à voir la cohérence sur le terrain ?

Tangi Bihan

Karthala, Paris, 2021, 312 pages, 25 euros.


Fukushima dix ans après.

Sociologie d’un désastre

Cécile Asanuma-Brice

C B

Au terme de dix ans d’enquête, l’auteure, qui vit au Japon, livre un état

détaillé de l’évolution des dommages, après le triple désastre de 2011

(tremblement de terre, tsunami, accident nucléaire). Les « vertiges de la

reconstruction » concernent surtout l’impact des radiations sur

l’environnement et la population. « Nos lois, nos institutions, notre

gouvernement et notre économie, même notre culture ont évolué avec la

conviction qu’un accident nucléaire ne se produirait pas. On pourrait dire

que nous n’étions absolument pas préparés », déclara le premier ministre

Naoto Kan. L’observation des modes de gestion de la catastrophe par le


gouvernement témoigne ici d’une constante « violence structurelle » :

ordres et contre-ordres à propos du périmètre d’évacuation, correction à la

hausse des taux de radioactivité acceptables, falsi cation des mesures de

rayonnement, politiques de relogement ine caces, manque d’aide sociale.

Fukushima fut transformé en terrain d’expérimentation de la gestion d’un

accident nucléaire, sur fond d’injonction à la « résilience ».

Christine Bergé

Éditions de la Maison des sciences de l’homme, Paris, 2021, 216 pages, 12 euros.
Les apprentis sorciers de l’azote.

La face cachée des engrais

chimiques

Claude Aubert

P D

Encore méconnue, la perturbation des cycles de l’azote menace tout

autant notre biosphère que le réchau ement climatique. Claude Aubert en

retrace l’histoire, en énonce les dangers et avance des solutions. En

parvenant à produire de l’ammoniac de synthèse dès 1909, le chimiste

allemand Fritz Haber révolutionna l’alimentation mondiale. Depuis, les

engrais chimiques azotés ont pris une place croissante dans notre modèle

agricole jusqu’à dépasser largement le point de rupture écologique.


Aujourd’hui, les dégâts produits par les excès d’azote deviennent

insoutenables : pollution atmosphérique, maladies respiratoires,

contamination de l’eau par les nitrates, prolifération d’algues toxiques,

etc. Le coût social d’un kilogramme d’engrais azoté représenterait

soixante à soixante-dix fois le prix payé par l’agriculteur. Spécialiste de

l’agriculture biologique, l’auteur est conscient de ses limites en termes de

rendement, mais il souligne que les connaissances actuelles permettent

de les dépasser. On peut sortir de l’impasse notamment par l’utilisation de

légumineuses capables de xer l’azote de l’air et en réduisant notre

consommation de viande.

Philippe Descamps

Terre vivante, Mens, 2021, 142 pages, 15 euros.


Luci e Guai

Crimi

É D

En musique, les principaux sillons sont depuis longtemps labourés mais ils

fusionnent dans des combinaisons in nies. Pour le Lyonnais Julien

Lesuisse, le con uent absorbe les chansons d’une grand-mère sicilienne,

une appétence pour la soul et le funk, et le raï de Mazalda, dont il est le

saxophoniste quand le groupe épaule le chanteur So ane Saidi. Le

premier album de son quartet Crimi amalgame ces éléments, fondus par

l’intensité du courant électrique qui les traverse, tout en rembobinant leur

histoire commune : la Sicile fut, du IXe au XIe siècle, un émirat avec

Palerme pour capitale. Luci e Guai (« Lumières et embrouilles ») se

présente comme un bloc composite où basse et batterie tissent un groove

mordant, rainuré par une guitare corrosive, sur quoi Lesuisse révèle une

voix vibrante et délicatement voilée.


Les compositions originales et les textes en italien côtoient deux

chansons empruntées à l’icône sicilienne Rosa Balistreri, pour former huit

titres ardents. « On avait peur de ne pas être assez nombreux. C’était

excitant aussi. Au bord du vide, sur l’ourlet du volcan. C’est là qu’on a vu

les chansons prendre feu », raconte le texte du dos de la pochette.

Description exacte.

Éric Delhaye

Airfono, 2021, CD et digital 10 euros, LP 15 euros.


Utopie

omas Bouchet

J S

Avec ce court texte, omas Bouchet s’a rme comme un historien des

découvertes rêveuses plutôt que des certitudes martelées en proposant un

joli catalogue digressif des utopies. On pourrait se demander si l’exercice

n’est pas un peu convenu, même si le sujet est essentiel depuis

longtemps… et mérite peut-être maintenant qu’une des plaines de Mars

porte le nom d’Utopia Planitia. Utopie, du socialisme à l’anarchisme, du

syndicalisme à l’écologie, « voilà un mot fragile, un mot sensible, un mot


qui le entre les doigts, un mot disponible. C’est tout cela qui fait

paradoxalement sa force ».

Certes, l’auteur remarque que Karl Marx et Friedrich Engels ont depuis

longtemps creusé le fossé entre le « socialisme utopique » et le

« socialisme scienti que », mais se refuse à clore le débat. Il n’évite ni

Charles Fourier ni François Mitterrand pour en venir au monde de

M. Emmanuel Macron où l’utopie n’a guère de place puisque

« l’imagination y est martyrisée ». Quand il visite le Doubs en juin 2019,

le président loue l’« utopie » de Gustave Courbet et des ouvriers de Lip,

« en vase clos sous la protection de très rugueuses forces de l’ordre »

tenant à distance les nombreux manifestants…

Jean Stern

Anamosa, Paris, 2021, 94 pages, 9 euros.


Le Dernier avion

Sébastien Porte

J -P C

Écrit pour l’essentiel avant la pandémie de Covid-19, cet ouvrage peut

sembler quelque peu prophétique. Il porte sur la place publique avec un

certain humour et un peu de poésie les questionnements, désormais

répandus, liés à l’explosion du tra c aérien et à ses conséquences. Ce

livre-enquête d’un journaliste souligne que le discours fallacieux sur la

démocratisation du transport aérien cache mal les e ets destructeurs du

tourisme de masse ou celui des « aérotropolis », ces urbanisations

tentaculaires autour des aéroports. Les données techniques et leur impact

sur le climat, précises et étayées, permettent d’appréhender pourquoi les

projections chi rées de croissance du tra c sont insoutenables en dépit


des promesses illusoires des industriels ou des mesures de compensation.

Pour « réduire les gaz », il nous invite à revoir notre rapport au temps et

nos manières de voyager. Un certain nombre de mesures préconisées

supposent que le pouvoir politique puisse reprendre la main sur les

« forces du marché ».

Jean-Pierre Crémoux

Tana Éditions, Paris, 2020, 256 pages, 18,90 euros.


Contre la résilience. À Fukushima

et ailleurs

ierry Ribault

T R

« Tout porte à croire que la résilience est à l’humain ce que Bugs Bunny

est au lapin. » ierry Ribault a découvert la résilience à Fukushima. Là-

bas, cet art du « vivre avec » a été érigé en politique d’État après la

catastrophe nucléaire. Il est devenu un nouveau paradigme mondial,

promu en France par les collapsologues de l’Institut Momentum ou par

M. Emmanuel Macron.

On connaissait la nature néolibérale de la résilience, en ce qu’elle

déresponsabilise l’État pour mieux responsabiliser les individus.


L’originalité de la thèse de l’auteur est de montrer que, loin d’être neutre,

cette « administration du désastre » a un coût social, en culpabilisant les

victimes et en retardant la lutte contre les racines du mal. Ainsi, à

Fukushima, on pousse désormais les réfugiés du nucléaire à regagner leur

région natale toujours contaminée. Les mères inquiètes pour la santé de

leur enfant sont quali ées de « radiophobes » ou de « mamans irradiées

de la cervelle ». On l’aura compris, cet essai dense au ton pamphlétaire

s’oppose frontalement à cette « technologie du consentement » qui

voudrait changer l’homme en « Novhomme » apte à sou rir sans

broncher, pour que rien ne change.

Timothée de Rauglaudre

L’Échappée, Paris, 2021, 368 pages, 22 euros.


Le Parti communiste en Algérie de

1920 à 1936 (du congrès de Tours

au Front populaire)

Jacques Choukroun

F A

Rompant avec les ambiguïtés de la Section française de l’Internationale

ouvrière (SFIO) après la première guerre mondiale, le Parti communiste

français (PCF), poussé par la IIIe Internationale, adopta dès sa naissance

une position anticolonialiste. Il avait des sections en Algérie avant que ne

soit fondé, en 1936, le Parti communiste algérien, qui comptait alors

quelque quatre mille militants. Nourri d’archives et de témoignages, le

livre de Jacques Choukroun (déjà paru en 1987) retrace ces premières

années avec précision, complétant ainsi le premier des trois volumes de

La Guerre d’Algérie, d’Henri Alleg. Tous les problèmes du rapport des


communistes aux mouvements de libération nationale sont posés dès le

départ : relation au nationalisme (soutien à Abdelkrim au Maroc, alliance

avec l’émir Khaled puis avec le Congrès musulman), à la religion, relations

entre militants d’origine européenne ou autochtone (ces derniers forment

20 % des e ectifs), relations avec la tutelle métropolitaine, travail auprès

des immigrés. Aux di cultés à ajuster les mots d’ordre (celui

d’indépendance nationale est lancé en 1926) et les modes de

propagande s’ajoutent une répression policière constante et l’hostilité du

milieu colonial.

François Albera

Éditions Qatifa, Noisy-le-Sec, 2021, 244 pages, 15 euros.


5G, mauvaises ondes

Antoine Dreyfus

C G

Industriels et pouvoirs publics entendent imposer la 5G, et se gaussent

des réfractaires (M. Emmanuel Macron les compare à des « amish »). Or,

les applications de ce prétendu Graal technologique sont pour la plupart

super ues (télécharger plus vite que vite, se balader en voiture

autonome…), voire liberticides (régler ses achats en se montrant à une

caméra, con er la direction d’usines à des robots…). Espérant avec la 5G

créer 1,3 million d’emplois, l’Union européenne passe outre au principe

de précaution, explique l’auteur de cette enquête : car si les licences ont

été attribuées aux opérateurs dès 2020, l’évaluation des risques devra
attendre n 2021. Et elle est con ée à un comité installé à Munich,

l’ICNIRP (Commission internationale de protection contre les

rayonnements non ionisants), dont de nombreux membres sont liés aux

industriels des télécoms. Pourtant, l’exposition humaine au rayonnement

des antennes 5G serait « des centaines de fois plus importante » qu’avec

les antennes relais existantes, selon Antoine Dreyfus. Les assureurs

refusent de couvrir les géants des télécoms contre les risques liés aux

champs électromagnétiques…

Cédric Gouverneur

Massot, Paris, 2021, 272 pages, 19,50 euros.


Les rythmes du labeur. Enquête sur

le temps de travail en Europe

occidentale, XIVe-XIXe siècle

Corine Maitte et Didier Terrier

M -N R

Cet ouvrage passionnant questionne l’idée simpliste d’une évolution

linéaire de la forme et de la durée du travail, le cloisonnement entre les

périodes historiques, l’habitude des historiens de se er à des moyennes

dont la pertinence ne résiste pas à l’étude de la multiplicité des pratiques

et des situations. Durée du travail, horaires, pauses, intensité des e orts

exigés, modes de rémunération à la journée ou à la tâche, types de


contrat, évitements, négociations et con its entre donneurs d’ouvrage

détenteurs du capital et ceux qui vendent leur force de travail : un voyage

à travers six siècles d’histoire européenne, dont ce livre restitue les va-et-

vient, les contradictions, l’extraordinaire et constante complexité, de

l’Arsenal de Venise aux latures de Gand, des ateliers Médicis à Florence

aux mines de charbon du Nord. Il s’achève sur la nécessité de se poser,

aujourd’hui, la « question des rapports de domination au sein d’une

société capitaliste », et aussi celle de son envers, c’est-à-dire d’un monde

« où passer du temps à travailler serait un plaisir partagé ».

Marie-Noël Rio

La Dispute, Paris, 2020, 432 pages, 28 euros.


Fiers de punir. Le monde des

justiciers hors-la-loi

Gilles Favarel-Garrigues et Laurent Gayer

L B

À l’heure où des syndicats de police accusent les magistrats de manquer

de fermeté envers les délinquants, cet ouvrage arrive à point nommé pour

analyser ce qui se passe lorsque certains groupes décident de pratiquer

une « auto-justice », en se faisant simultanément enquêteurs, juges et

bourreaux. Des patrouilles de vigilantes dans un quartier aux foules

rassemblées pour un lynchage, en passant par les escadrons de la mort

« nettoyant » des « parasites sociaux », les policiers à la gâchette facile

ou les partisans d’une « justice populaire », les expériences de ceux qui

« violent la loi pour maintenir l’ordre » sont étonnamment communes. Le


rigoureux panorama qu’en dressent les auteurs emmène le lecteur de

l’Amérique latine aux États-Unis, de l’Inde et du Pakistan à la Russie, des

Philippines au Bénin ou à la Tanzanie. Partout, ces « justiciers hors-la-

loi » ciblent les individus les plus rétifs à l’ordre social qu’ils défendent et

assument explicitement le « sale boulot » nécessaire à son maintien et à

sa perpétuation.

Laurent Bonelli

Seuil, Paris, 2021, 348 pages, 22 euros.


Le Monde diplomatique, août 2021

L’Ours

Ce livre électronique est la version numérique de l’édition


d’août 2021 du « Monde diplomatique », mensuel
d'informations internationales.

Ont écrit dans ce numéro :

Ezequiel Adamovsky, François Albera, Nicolas Appelt,


Akram Belkaïd, Marie Bénilde, Christine Bergé, Tangi
Bihan, Laurent Bonelli, Martine Bulard, Rémi Carayol,
Jean-Marie Chevalier, Anne-Dominique Correa, Jean-
Pierre Crémoux, Éric Delhaye, Philippe Descamps,
omas Frank, Jean-Jacques Gandini, Sébastien Gillard,
Cédric Gouverneur, Serge Halimi, Charles Jacquier,
Rachel Knaebel, Xavier Lapeyroux, Meriem Laribi,
Philippe Leymarie, Anne Mathieu, Evgeny Morozov,
Angélique Mounier-Kuhn, Carlos Pardo, Philippe Pataud
Célérier, Michael M. Phillips, Evelyne Pieiller, Loïc
Ramirez, Timothée de Rauglaudre, Marie-Noël Rio,
Anne-Cécile Robert, Martin Scorsese, Jean Stern,
Christophe Trontin, Yuta Yagishita.

L’équipe

L’équipe du journal au moment de la production de ce


livre électronique (le 27 juillet 2021).
Mensuel édité par la SA Le Monde diplomatique, Société anonyme

avec directoire et conseil de surveillance.

Actionnaires : SA Le Monde, Association Gunter Holzmann,

Association Les Amis du Monde diplomatique.

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Serge Halimi, président, directeur de la publication


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Cécile Robert.

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