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I Vitelloni
Un film de Federico FELLINI

LYCÉENS AU CINÉMA
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Sommaire
2 GÉNÉRIQUE / SYNOPSIS 16 LE LANGAGE DU FILM
Les outils de la grammaire cinématographique
3 ÉDITORIAL choisis par le réalisateur et l’usage spécifique
qu’il en a fait.
4 RÉALISATEUR / FILMOGRAPHIE
18 UNE LECTURE DU FILM
6 PERSONNAGES L’auteur du dossier donne un point de vue
ET ACTEURS PRINCIPAUX personnel sur le film étudié ou en commente

8 DÉCOUPAGE ET ANALYSE DU RÉCIT


un aspect essentiel à ses yeux.
LYCÉENS AU CINÉMA
L’intrigue résumée, planifiée et commentée, 19 EXPLORATIONS Avec le soutien du ministère de la Culture et de la Communication
étape par étape. Les questions que soulève le propos du film, (Centre national de la cinématographie, Direction régionale des affaires culturelles)
les perspectives qui s’en dégagent.
et des Régions participantes.
10 QUESTIONS DE MÉTHODE
Les moyens artistiques et économiques mis 20 DANS LA PRESSE, DANS LES SALLES
en œuvre pour la réalisation du film, le travail L’accueil public et critique du film.
du metteur en scène avec les comédiens et les
techniciens, les partis pris et les ambitions de 21 L’AFFICHE
sa démarche.
22 AUTOUR DU FILM
11 MISES EN SCÈNE Le film replacé dans un contexte historique,
Un choix de scènes ou de plans mettant en artistique, ou dans un genre cinématographique.
valeur les procédés de mise en scène les plus
importants, les marques les plus distinctives 23 BIBLIOGRAPHIE
du style du réalisateur.

et le concours des salles de cinéma participant à l’opération


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■ Auteur du dossier Fabienne Costa

■ GÉNÉRIQUE ■ SYNOPSIS
Italie, France, 1953 Dans une petite ville italienne de la côte adriatique, les vitelloni, bande de trentenaires gâtés et
entretenus par leur famille, filent des jours paisibles mêlés d’ennui et de paresse : Fausto le joli cœur,
Réalisation Federico Fellini
Riccardo le chanteur d’occasion, Leopoldo « l’intellectuel », Alberto l’éternel bouffon et Moraldo, le plus
Sujet Federico Fellini, Ennio Flaiano, sur une idée de Tullio Pinelli Scénario Federico Fellini, Ennio Flaiano raisonnable. Irresponsable, Fausto refuse d’assumer la paternité de l’enfant que porte Sandra, la jeune sœur
de Moraldo. Toutefois, contraint par son père, il l’épouse précipitamment. Émus ou envieux, ses
Directeurs de la photographie Otello Martelli, Carlo Carlini, Luciano Trasatti Cadreurs Roberto camarades le regardent partir en voyage de noces, puis reprennent leur routine, entre parties de billard et
Girardi, Franco Villa Assistants réalisateurs Moraldo Rossi, Max de Vaucorbeil Montage Rolando blagues de potaches. Alberto assiste, consterné, au départ de sa sœur avec son amant. De retour, Fausto
Benedetti Scénographie Mario Chiari Décorateur Luigi Giacosi Costumes Margherita Marinari commence, sans enthousiasme, à travailler dans un magasin d’articles religieux. Incorrigible, il courtise la
Maquilleur Bomarzi Musique Nino Rota Direction musicale Franco Ferrara Photographe de plateau femme de son patron qui le licencie sur-le-champ. Pour se venger, il vole la statue d’un ange dans la réserve
Ampelio Ciolfi du magasin, avec la complicité de Moraldo. Furieux, le père de Sandra révèle les méfaits de son gendre à
Interprétation toute la famille. Moraldo parvient à convaincre sa sœur de l’innocence de Fausto. L’incident n’empêche
Franco Interlenghi Moraldo Rubini, Alberto Sordi Alberto, Franco Fabrizi Fausto Moretti, Leopoldo pas le jeune marié de passer la nuit avec une danseuse. Devinant ce nouvel écart, Sandra s’enfuit avec son
Trieste Leopoldo, Riccardo Fellini Riccardo, Eleonora Ruffo Sandra Rubini, Jean Brochard le père de bébé. Les vitelloni la recherchent, avant de découvrir qu’elle s’est réfugiée chez le père de Fausto qui, au
Fausto, Claude Farell Olga, la sœur d’Alberto, Carlo Romano Michele, l’antiquaire, Lida Baarova retour de son fils, le frappe. Les jeunes époux se réconcilient de nouveau. Décidé à quitter la ville, Moraldo
Giulia, la femme de l’antiquaire, Enrico Viarisio le père de Moraldo et de Sandra, Paola Borboni la mère prend le train, non sans penser, le cœur serré, à ses quatre amis.
de Moraldo et de Sandra, Arlette Sauvage l’inconnue du cinéma, Vira Silenti la jeune fille déguisée en
Chinoise, Maja Nipora la soubrette, Achille Majeroni le comédien, Guido Martufi Guido, le jeune
cheminot, Silvio Bagolini Giudizio, l’idiot, Giovanna Galli une danseuse, Franca Gandolfi une
danseuse
Tournage Florence, Viterbe, Ostie, Rome (extérieurs), Cinecittà
Production Peg Film (Rome) / Cité Film (Paris)
Directeur de la production Luigi Giacosi
Film 35 mm, noir et blanc
Durée 103 minutes
Distribution ENIC
Sortie à Paris 23 avril 1954

Les dossiers pédagogiques et les fiches-élèves de l'opération lycéens au cinéma ont été Dossier I Vitelloni © BIFI • Date de publication : octobre 2002 Bibliothèque du film (BIFI)
édités par la Bibliothèque du film (BIFI) avec le soutien du ministère de la Culture et de Maquette Public Image Factory Iconographie Photogrammes Connaissance du cinéma (moyens 100, rue du Faubourg Saint-Antoine - 75012 PARIS
la Communication (Centre national de la cinématographie). techniques CST - Jean-Marie Adam - et laboratoire LPH) Portrait de Federico Fellini D.R. Illustration Tél. : 01 53 02 22 30 - Fax : 01 53 02 22 49
Rédactrice en chef Anne Lété de couverture Pathé Distribution Affiche Enrico Deseta/D.R. Correction Lucette Treuthard Site Internet : www.bifi.fr
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■ ÉDITORIAL

Principe d’incertitude
Derrière le bruit et l’agitation inhérents au cinéma de Fellini, I Vitelloni cache un film en
apesanteur, flottant entre ce qu’il n’est pas, n’est plus ou n’est pas encore : il n’appartient
plus au néoréalisme, mais en cultive soigneusement quelques traces, il n’appartient pas plei-
nement à la Modernité (il faudra attendre La Dolce Vita), mais en constitue le prélude.
Oscillant entre frivolité drolatique et gravité, il annonce également la comédie à l’italienne,
mais là encore, plutôt de loin. Si le film ne sait pas très bien où se situer, son « héros » n’est
pas plus nettement défini : sorte de « veau » à cinq ou six têtes – selon les séquences –,
auxquelles il faut ajouter une voix (off) qui parle au nom du clan mais que le film prive de
visage, le « personnage-groupe » des Vitelloni, de même que chacune des individualités qui
le composent, n’est mû par aucune quête. Il est, bien sûr, vaguement question de quitter
la petite ville balnéaire, hypothétique, non identifiée elle non plus, d’une province profon-
de aux accents lointainement balzaciens. Mais seul, le plus jeune des vitelloni réussira
in extremis sa percée, ouvrant l’espace et le récit. Jusqu’aux derniers instants du film, ces
adolescents attardés sont activement occupés à ne rien changer à leur situation, entraînés
dans un mouvement incessant et pourtant sans mobile ni efficacité, qui tourne à vide et
confine à l’inertie pure. En ce sens, on peut les lire comme les témoins et le reflet d’une
société qui résiste à une transformation pourtant inéluctable. Il en résulte un récit qui, lui
aussi, semble piétiner, mais de la façon la plus poétique qui soit et qui, par sa nonchalance,
osée en 1953, a contribué à préparer le regard du spectateur et de la critique à la mutation
imminente du cinéma italien.

La Bibliothèque du film
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■ LE RÉALISATEUR

Fellini, réalités
d’un mythe
L’oscillation entre vérité et mensonge, réalité et imaginaire fonde aussi bien la biographie
de Federico Fellini que son œuvre.
> Vérités et mensonges enfant pour l’univers du cirque est effectivement Le goût personnel de Fellini pour le déguisement
mise en scène et s’affirme dans Les Clowns. et la mascarade nourrit cette tendance à la méta-
« Je me suis inventé une jeunesse, une famille, Amarcord s’inspire de l’adolescence de Fellini à morphose des corps.
des relations avec les femmes et avec la vie. J’ai Rimini, où il naît en 1920. Le jeune homme, Fellini quitte progressivement le journalisme pour
toujours inventé. Ce besoin irrépressible d’inven- contrairement aux vitelloni, ne s’attarde guère et se consacrer, dès 1942, à l’écriture de scénarios et
ter provient du fait que je ne veux rien d’autobio- quitte la province à dix-sept ans pour gagner de sketches pour la radio. Il rencontre Roberto
graphique dans mes films. (…) Je suis ce que j’in- Florence, puis Rome. Dans Roma, le provincial Rossellini et contribue au renouvellement du
vente1. » S’il se plaît à créer de toutes pièces la débarquant dans la capitale rappelle ce départ. cinéma et à la naissance du néoréalisme en partici-
mythologie de son enfance, Fellini se moque d’en Aspirant journaliste (les enquêtes précises menées pant notamment à l’écriture de Rome, ville ouverte
restituer l’exactitude des faits. L’enfance mythique avant les tournages de ses films sont la trace de ce (1945) et de Paisà (1946). Dès lors, le cinéma
est une toile de fond pour une œuvre élaborée penchant), Fellini dessine des vignettes et écrit des devient son activité principale. « En voyant
avant tout grâce à l’imagination foisonnante de récits pour l’hebdomadaire satirique Marc’Aurelio, Rossellini au travail, j’ai cru découvrir, pour la
Fellini qui s’approprie tout un pan de la culture qui inspireront notamment les épisodes des première fois, qu’il était possible de faire du cinéma
populaire italienne pour le mêler, voire le Vitelloni. Caricaturiste de talent, Fellini gardera, dans le même rapport intime, direct, immédiat avec
confondre, au quotidien banal de ses personnages lors de la préparation de ses films, l’habitude de lequel un écrivain écrit ou un peintre peint2. »
sans histoires. Le roman-photo, la bande dessinée, dessiner ses personnages dont il n’hésitera pas à Il collabore également avec Pietro Germi et
le music-hall, le carnaval, les concours de beauté, grossir le trait. Cette schématisation préalable Alberto Lattuada, lequel, en 1950, lui offre de
les défilés, d’abord envisagés comme thèmes imprègne son œuvre où les personnages, souvent partager la réalisation des Feux du music-hall.
récurrents, influencent progressivement la forme croqués, cherchent à mettre en péril leur contour
même de son œuvre lorsque le spectaculaire prend précis, à sortir de leur gangue pour imposer > Une œuvre partagée
définitivement le pas sur la vie réelle. L’univers du une présence davantage cinématographique.
cinéaste se fonde davantage sur la rêverie que sur Le modelage du personnage se matérialise lors- Écrire des scénarios, faire des films, signifie
l’observation scrupuleuse d’une réalité vécue. qu’il s’agit de maquiller Giulietta Masina en d’abord, pour Fellini, raconter une histoire.
Petit, a-t-il vraiment fait une fugue pour suivre un clown pour La Strada, de façonner le visage de Ses premiers films déroulent le fil d’un récit
cirque ? Qu’importe, cette anecdote, inventée ou Donald Sutherland en l’affublant d’un nez et d’un linéaire qui, dans un deuxième temps, se découd
non, donne le ton. L’ombre des chapiteaux s’étire menton factices pour Casanova, ou de vieillir et laisse place à une juxtaposition contingente de
sur l’ensemble de l’œuvre. La fascination d’un Marcello Mastroianni pour Ginger et Fred. séquences. En se délitant, l’histoire inaugure la

1 Federico Fellini. Je suis un grand menteur. Entretien avec Damien Pettigrew, Paris, L’Arche, 1994, p. 13-14.
2 Fellini par Fellini, Entretiens avec Giovanni Grazzini, Flammarion, coll. « Champs Contre-Champs », 1987, p. 58.
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scission qui se dessine dans l’œuvre de Fellini. Barthélémy par le rayonnement du rouge. L’éclatement littéral des matériaux
Amengual remarque ce partage en 1980 : « Par-delà une unité, et de la couleur, les jeux de transparence et de miroirs et les
Filmographie
certes indiscutable, (…), l’œuvre de Federico Fellini, considérée dispositifs optiques jouent sur l’ambiguïté du visible et renfor-
aujourd’hui, marque en son milieu une rupture non moins indis- cent le rôle de l’illusion. 1951 Les Feux du music-hall (Luci del varietà), coréalisé avec
Alberto Lattuada
cutable. Elle se partage en deux versants. » Des Feux du music- L’espace, au gré de cette métamorphose, change de tournure.
hall aux Nuits de Cabiria, l’œuvre de Fellini appartient à la veine L’espoir de fuite et le désir d’ouverture, présents dans les 1952 Courrier du cœur ou Le Sheik blanc (Lo Sceicco bianco)
catholique du cinéma italien d’après-guerre, également incarnée premiers films, laissent place à des films cloisonnés : « Il s’agira
1953 Les Vitelloni ou Les Inutiles (I Vitelloni)
par Rossellini, Zavattini, De Sica et De Santis. Elle cède ensuite de plus en plus d’entrer dans un nouvel élément, et de multiplier
le pas à l’approfondissement de l’aspect figuratif. les entrées. Il y a des entrées géographiques, psychiques, histo- Un Bureau pour agence matrimoniale (Un’agenzia
matrimoniale), quatrième épisode de L’Amour à la ville
La métamorphose esthétique est le fruit de trois films-clefs : riques, archéologiques, etc. : toutes les entrées dans Rome, ou
(Amore in città)
La Dolce Vita, Juliette des esprits et Huit et demi. Tandis que la dans le monde des clowns. D’où cette présentation en alvéoles,
grande époque du cinéma hollywoodien touche à sa fin en ces images cloisonnées, ces cases, niches, loges et fenêtres qui 1954 La Strada
Europe et dans d’autres pays, des formes nouvelles apparaissent marquent Le Satyricon, Juliette des esprits, La Cité des femmes4. » 1955 Il Bidone
à l’orée des années soixante. La Dolce Vita constitue, avec Fasciné par Kafka, Fellini transforme ses films en véritables
L’Avventura de Michelangelo Antonioni, un tournant dans l’his- labyrinthes : des souterrains de Roma aux coursives de Et vogue le 1957 Les Nuits de Cabiria (Le Notti di Cabiria)
toire du cinéma italien, passage déterminant à ce qu’on a coutume navire, en passant par la fête foraine de La Cité des femmes, l’œil 1959 La Douceur de vivre (La Dolce Vita)
d’appeler la « modernité » qui, sous plusieurs formes ou styles, du spectateur s’égare. Les Vitelloni offre déjà un espace replié
cherche notamment à récuser toute composition traditionnelle. (voir rubrique Mises en scène), que seule la fuite finale de Moraldo 1962 Les Tentations du docteur Antonio (Le Tentazioni del dottor
Antonio), deuxième épisode de Boccace 70 (Boccaccio 70)
Constitué de blocs hétérogènes, La Dolce Vita abandonne la vient contrarier in extremis.
nécessité d’une histoire : « Quand j’ai tourné La Dolce Vita, 1963 Huit et demi (Otto e mezzo)
j’aurais voulu pouvoir contenir tout le film dans un seul plan3. »
1965 Juliette des esprits (Giulietta degli spiriti)
Cette tendance à l’accumulation est à son faîte dans les vastes
fresques de Casanova et du Satyricon. En revanche, Et vogue le 1968 Toby Dammit – Il ne faut jamais parier sa tête avec le
navire, récit d’un voyage, retrouve une structure plus tradition- Diable (Toby Dammit – Non scommettere la testa col
nelle. Décisif dans La Dolce Vita, le renoncement à l’histoire est diabolo), troisième épisode des Histoires extraordinaires
en germe dans Les Vitelloni qui, en privilégiant les moments (Tre passi nel delirio)
d’errance, d’égarement ou d’ennui, fait déjà piétiner l’histoire en 1969 Bloc-notes d’un cinéaste (Block-notes di un regista), film
rendant discontinue la progression dramatique. pour la télévision à propos d’un projet de film non tourné,
Dans Huit et demi, l’apparition de nouveaux thèmes (le rêve, le Le Voyage de G. Mastorna et la préparation de Fellini-Satyricon)
souvenir…) engendre une image originale. Le film marie rupture
narrative et continuité plastique jusqu’à l’effacement du seuil de 1969 Satyricon (Fellini-Satyricon)
l’imaginaire, l’imperceptibilité du dédoublement entre le passé 1970 Les Clowns (I Clowns)
et le présent, entre le rêve et la « réalité ». Ce film-miroir, en 1972 Roma (Fellini-Roma)
livrant les inquiétudes de Fellini sur la création, inaugure aussi 1973 Amarcord
une réflexion sur le cinéma. Plus tard, l’entrée des caméras et/ou
du metteur en scène dans le champ de Bloc-notes d’un metteur en 1976 Casanova (Il Casanova di Federico Fellini)
scène, des Clowns, de Roma, de Et vogue le navire et d’Intervista 1978 Répétition d’orchestre (Prova d’orchestra)
attestera le désir de montrer le processus de fabrication de 1980 La Cité des femmes (La Città delle donne)
l’œuvre en cours. 1983 Et vogue le navire (E la nave va)
Juliette des esprits (1965), premier long métrage en couleurs,
1985 Ginger et Fred (Ginger e Fred)
parachève la transformation d’un point de vue plastique.
L’œuvre bascule dans le grotesque et devient « tape-à-l’œil » 1987 Intervista
dans une utilisation débridée de la gamme chromatique dominée 1990 La Voix de la lune (La Voce della luna)

3 « Fellini », L’Arc, n°45, Aix en Provence, 2e trimestre 1971, p26.


4 Gilles Deleuze, L’Image-temps, Éditions de Minuit, coll. « Critique », 1985, p. 118.
6

■ PERSONNAGES ET ACTEURS PRINCIPAUX

Un groupe bien singulier


La conception des personnages dans Les Vitelloni procède d’une contagion entre individus et groupe.
« Le vivant, c’est la personne ; oiseau : à chaque fois, une communion avec la
le mécanisme, c’est le type1. » nature est recherchée. Le type se brouille, le
personnage déborde le trait qui d’abord le
À trois reprises, le déroulement du film se préci- cerne, va au-delà des limites imposées pour
pite. Les personnages sont alors passés en revue, tenter d’accéder à son être. Loin de la chaîne
détaillés un à un par l’image, racontés par la voix mortifère de ses habitudes, il accède à la vie et
off. S’accélérant, le montage entraîne la méca- paye davantage de sa personne. En quête
nique du comportement des vitelloni englués dans d’identité, il se cherche : « Qui es-tu ? Tu n’es
leur quotidien, souligne grossièrement leurs personne », dit Alberto à Moraldo après le car-
caractéristiques superficielles. Peints à grands naval. L’ivresse d’Alberto résume le désespoir
traits, ils sont résolument délimités, réduits à une latent qui traverse les vitelloni, perpétuelle-
action, un aspect physique (une moustache, des ment en quête d’identité.
favoris, un embonpoint…), un type. « Croqués »,
ils s’apparentent aux silhouettes imaginées par GROUPE ET INDIVIDUS
Fellini lors de la préparation de ses films, comme L’œuvre de Fellini combine deux modes
si le trait de crayon persistait dans l’image. d’apparition des personnages. Individu plongé
Définis à la hâte à travers cette galerie de por- dans un monde, le personnage peut être le
traits, les personnages sont prévisibles, répondent centre du film : Gelsomina (La Strada),
à une attitude stéréotypée. Le choix des acteurs Cabiria (Les Nuits de Cabiria), Giulietta
par Fellini influence cette caractérisation : « Pour (Juliette des esprits), Marcello (La Dolce Vita,
moi, c’est le personnage qui doit coïncider avec La Cité des femmes), Guido (Huit et demi),
l’acteur. Je recherche des visages qui, dès qu’ils Casanova…, ou bien le personnage est dissous
apparaissent sur l’écran, disent tout d’eux-mêmes : au profit d’une image plus synthétique du
je suis même porté à souligner leur caractère, à les monde – « fresque » où le groupe est privilé-
rendre bien manifestes par le maquillage ou par gié par rapport à l’individu : Les Clowns,
leurs vêtements, comme il en va des masques, Le Satyricon, Amarcord, Répétition d’orchestre,
chez lesquels tout est déjà évident, comporte- Et vogue le navire. Dans Les Vitelloni, ils passent
ment, destin, psychologie. Le choix du comédien Parfois, les personnages abandonnent leur En ces instants, ils ne semblent guère avoir de la solitude au collectif au gré des variations
pour le personnage que j’ai en tête dépend du typologie et deviennent moins attendus, plus conscience d’eux-mêmes. Souvent en quête de de distance entre les corps. Union, séparation
visage que je vois devant moi, de ce qu’il me com- complexes – plus humains. Lorsqu’ils échap- leur reflet dans le miroir, ils cessent alors sont les points cardinaux de ces mouvements
munique et également de ce qu’il me permet de pent à la voix off, commentaire redondant qui d’être obsédés par leur image, s’ignorent fluctuants. La voix off, dès la première séquence,
ressentir chez lui, de reconnaître et de deviner empêche toute immédiateté, ils deviennent enfin. Ils se plaisent à admirer un paysage (voir se charge de relier les vitelloni dispersés dans la
derrière lui2. » touchants, gagnent en légèreté, en présence. rubrique Mises en scène), à imiter le chant d’un foule, les constitue en personnage (à cinq

1 Barthélemy Amengual, « Charlot, entre le type et la personne », Du Réalisme au cinéma, p. 805, texte initialement paru aux Éditions du Travail et Culture, Alger 1953, pp. 3-12.
2 Fellini par Fellini, opus cité, p. 84.
7

têtes). Soudés, les amis se devant lui (notamment lorsque Alberto assiste, Sordi dans un rôle précis : le petit-bourgeois
tiennent par le bras dans le impuissant, à la fuite de sa sœur). Lors de la romain de basse extraction, vil, pleurnichard,
générique, s’agglutinent dans fugue de Sandra, décidant de la chercher de fils à maman, homme à femmes, sans trop
une loge du théâtre, impro- son côté, il se sépare de ses camarades. d’envie de travailler, (…)4 ». Fellini découvre
visent une équipe de foot… Au théâtre, dans la loge du comédien, un effet Franco Fabrizi (Fausto) au théâtre : « Sa façon
Ils forment des couples de clair-obscur s’attache à l’effacer, à mettre sa de sourire m’avait amusé, avec ses grandes
improbables : Riccardo sau- présence physique en péril : relégué à l’arrière- dents, son air complaisant5. » (Trad.). Il l’en-
tille avec Leopoldo, Alberto plan, il est une simple silhouette. À la fin du gage contre l’avis de la production qui opte
danse avec Massimo pendant film, il part seul, s’engage dans la ligne de fuite d’abord pour Raf Vallone6, puis pour Walter
le carnaval, se substitue dis- tracée par les rails. Son cheminement s’oppose Chiari7 et contre l’opinion de Sordi qui, dans
crètement à Sandra pour la au trajet circulaire des vitelloni dans le géné- un premier temps, refuse d’interpréter le
photo de mariage. Ils se sou- rique. Il cesse délibérément de tourner en personnage d’Alberto, lui préférant celui de
tiennent : Moraldo épaule rond. En se détachant de ses compagnons, Fausto, plus valorisant selon lui. Franco
Alberto ivre. Ils se suivent : Moraldo s’affirme in extremis comme person- Interlenghi (Moraldo) est marqué par son rôle
Alberto talonne les pas nage principal. d’adolescent dans Sciuscià (Vittorio De Sica,
du mambo improvisé par 1946). Riccardo Fellini (Riccardo) est essen-
Fausto… L’un, toujours, tiellement remarquable pour sa ressemblance
entraîne l’autre. Le groupe QU’EST-CE QU’UN VITELLONE ? avec son frère. Leopoldo Trieste (Leopoldo),
est vécu comme un lieu Ce tiraillement entre groupe et individu fonde méridional, est très étonné d’être choisi pour
d’identification où chaque individu tente faux départ de Fausto… – ou sont contraints à la nature même du vitellone3. Irréductible, il est incarner un vitellone : « J’étais un homme
d’imiter l’autre (« Moi aussi, je vais me laisser ce mouvement – Fausto travaille, recherche sa une combinaison variable de cinq personnalités, pensif, je croyais être l’opposé des vitelloni,
pousser la moustache ! », s’exclame Riccardo au femme lorsqu’elle fugue… La mise en scène alliance de différents caractères. Du rêveur c’est-à-dire un homme qui ressentait les
retour de Fausto). Les parties de billard qui les isole momentanément, au gré d’un travelling Moraldo au sournois Fausto, de l’« intellectuel » problèmes de son temps, et fatalement un
ponctuent le film sont à l’image des cinq com- avant, comme pour mieux les pointer du doigt. Leopoldo à l’exubérant Alberto : le vitellone homme sérieux8. »
pères glissant de l’un au multiple : les boules Le même processus binaire de va-et-vient est un être pluriel. Chaque
contiguës, soudainement dégommées, prennent entre individu et groupe relie les vitelloni aux personnage en constitue une
des directions différentes, pour finalement se personnages secondaires, tour à tour liés ou facette. La distribution hété-
regrouper au centre du tapis. séparés des cinq complices : le père de Fausto rogène favorise cette diversité.
De taille variable, le groupe s’étend volontiers. se fâche puis se réconcilie avec son fils, la sœur Fellini impose Alberto Sordi,
Deux vitelloni supplémentaires le rejoignent d’Alberto quitte la famille, Sandra, à la suite de alors peu apprécié du public
par intermittence. Le discret Massimo (non son union forcée avec Fausto, est une épouse à et collectionneur d’insuccès.
crédité au générique), vitellone quasiment la fois conquise et délaissée, l’antiquaire chasse L’ENIC, qui distribue le film,
muet, présence furtive qui traverse le film, Fausto, puis le console… refuse d’ailleurs de faire appa-
demeure méconnu. Le « vitellone fantôme » Moraldo est résolument à part. Détaché, raître son nom sur l’affiche.
incarné par la voix off, invisible et non identi- demeurant bien souvent aux confins du plan, il L’acteur, à la sortie du film,
fié. Leur présence énigmatique et épisodique tend parfois à s’effacer. Dès le début, la mise remporte toutefois un succès
souligne leur individualité, les lie à la bande en scène le lie au hors-champ. Il observe les jamais démenti par la suite, et
tout en les dissociant. éclairs, incite vainement les autres à regarder. son rôle dans Les Vitelloni
Le groupe, au contraire, peut se resserrer. Les Assis à l’écart sur une barrière, le regard influencera le type de person-
vitelloni acquièrent momentanément leur fuyant, suggérant déjà son désir d’aller voir nage qu’il interprétera ulté-
autonomie et partent en quête d’un mouve- ailleurs. Yeux rivés sur le ciel invisible, il rieurement. « D’aventure en
ment propre – les aspirations littéraires de contemple les étoiles et rêve de les atteindre. aventure, remarque Goffredo
Leopoldo, l’errance nocturne de Moraldo, le Simple témoin, il laisse les scènes se dérouler Fofi, nous retrouvons désormais

3 Vitellone, en italien, signifie littéralement « gros veau ». Ce terme, issu du dialecte romagnol, désigne un jeune oisif qui ne cherche pas à sortir de sa médiocrité. Il est utilisé par les ouvriers et les paysans pour qualifier les étudiants, les jeunes bourgeois des villes balnéaires.
4 Cité par Jean A. Gili, La Comédie italienne, Paris, Henri Veyrier, 1983, p. 97.
5 Rita Cirio, Il Mestiere di regista, intervista con Federico Fellini, Milan, Garzanti, 1994, p. 61.
6 Acteur qui débuta à l’écran dans Riz amer (1948) de Giuseppe de Santis. Il fit, par la suite, une carrière internationale.
7 Acteur comique remarqué notamment dans les films de Mario Soldati ou dans Bellissima de Luchino Visconti (1951).
8 « Fellini », L’Arc, opus cité, p. 49.
8

■ DÉCOUPAGE ET ANALYSE DU RÉCIT

Un film sans histoire(s)


Le processus binaire du récit repose sur l’alternance entre la banalité de l’existence des vitelloni
et les petits drames qui introduisent l’inhabituel dans leur quotidien.
jeune fille est enceinte de Fausto. Alerté, celui-ci s’empresse
de faire sa valise pour fuir. Son père, furieux, l’empêche de
partir et le somme de se marier avec Sandra.
Après un mariage précipité, les jeunes époux prennent
le train pour leur voyage de noces sous le regard ému des
vitelloni. Moraldo demeure quelques instants sur le quai,
songeant lui aussi à un éventuel départ.

ANALYSE Accompagnée d’un panoramique qui balaye le champ


pour aller en quête des personnages, la voix off enclenche le récit.
Elle présente un à un les vitelloni. D’ordinaire, un film repose sur
un individu (le héros) ou sur un couple précis. Ici, comme le laissent
déjà présager le titre et le générique qui, d’emblée, le mettent en
scène, ce groupe de jeunes hommes est au centre du film. La voix
off active le processus de la répétition (« Comme tous les ans… ») :
l’histoire des vitelloni est prise en route, au gré d’une continuité
immuable. Le parcours « sans histoires » des vitelloni, fondement
« Je n’aime pas être contraint par la nécessité de raconter une même du film, s’émaille de petits événements (évanouissement, De retour à la maison, il la sermonne, mais elle lui tient tête.
histoire à travers ses développements successifs. Je ne veux pas mariage, départ), ruptures qui prennent en charge la (relative) Tout juste rentré de son voyage de noces, Fausto est contraint
raconter, je veux montrer 1 ». FEDERICO FELLINI tension dramatique. Dès lors, le quotidien banal des personnages par son beau-père à travailler dans un magasin d’objets
risque d’être remis en cause et la nature oisive et insouciante du pieux. Derrière la vitrine, ses camarades l’épient et se
> « NOUS, LES VITELLONI » (15’) vitellone d’être mise en péril. moquent de lui. Le soir, il se rend au cinéma avec Sandra.
C’est la fin de l’été dans une petite ville de l’Adriatique. Il s’empresse de séduire sa voisine. Il abandonne Sandra pour
Au casino de la plage, les estivants assistent à un concours de > LA VIE CONTINUE (24’) suivre la belle inconnue et l’embrasser avant qu’elle ne le
beauté. « Tout le monde est là (…). Nous aussi naturellement, Leur camarade parti, les jeunes gens reprennent leurs repousse. Ragaillardi, il rejoint Sandra qui, tourmentée,
les vitelloni. Lui, c’est Alberto. Voici Leopoldo, l’intellectuel. habitudes : parties de billard, errances nocturnes… « Alberto l’attend à la sortie du cinéma. Peu convaincant, il parvient
Et voilà Moraldo, le plus jeune de notre compagnie… » Sandra, vit avec sa mère et sa sœur (…), Riccardo, comme chaque soir, toutefois à la rassurer.
la jeune sœur de Moraldo, est élue « Miss Sirena 1953 ». constate qu’il grossit (…). Comme chaque soir, seul Moraldo
La foule, pressée par l’orage qui éclate, se réfugie à l’intérieur erre dans les rues désertes. » ANALYSE La voix off recentre le récit sur les vitelloni en brossant
du casino. Un médecin est appelé au chevet de Sandra, À l’occasion d’une promenade sur la plage, Alberto découvre leur quotidien (« Comme chaque soir… »), elle donne de nouveau
victime d’un évanouissement. Tout laisse suspecter que la sa sœur accompagnée de son amant, un homme marié. le sentiment d’un présent figé. Un montage rapide l’accompagne,

1 « Deux questions d’Alain Resnais », « Fellini », L’Arc, opus cité, p. 26.


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passant promptement d’un personnage à l’autre. S’accélérant, le groupe. Découragé après une journée d’investigations,
rythme récolte les instants de la répétition – pauses successives Fausto se rend en pleurant au magasin d’objets pieux. Signor
sur des comportements invariables. À partir de ce centre immobile Michele l’accompagne chez son père où s’est, en fait, réfugiée
qui fait figure de point de repère, de référence, se succèdent Sandra. Après une rude correction infligée par son père,
d’une part les écarts qui mettent en mouvement des vies toutes Fausto se réconcilie de nouveau avec Sandra. « L’histoire de
tracées (l’honneur d’une famille mis en péril par la fréquentation Fausto et Sandra, pour l’instant, s’arrête ici. Celle de Leopoldo,
d’un homme marié, la contrainte du travail pour un jeune Alberto, Riccardo, vous pouvez vous l’imaginer. On parlait tou-
oisif…) et, d’autre part, des événements qui coïncident avec la jours de partir, mais seul Moraldo, sans rien dire à personne,
nature des vitelloni (la trahison de Fausto va dans le droit-fil de est parti pour de bon. »
son tempérament de joli cœur). Moraldo quitte la ville en train. Ses amis, endormis, demeu-
rent immobiles.
> COUPLES ÉPHÉMÈRES (33’)
ANALYSE L’accalmie engendrée par la naissance du bébé est
La routine reprend, les mois passent, c’est Noël, comme
trompeuse. Cette dernière partie répond d’abord, en négatif, à la
l’indique au premier plan un sapin décoré chez le coiffeur.
première. Jadis soudé, le groupe se disperse momentanément.
« Riccardo, pour imiter Fausto, se laissa pousser la moustache ;
Leopoldo quitte ses amis pour accompagner le comédien, puis
Alberto les favoris (…) ».
revient. L’amitié de Fausto et Moraldo est mise en péril. La fuite
« Et finalement, très attendu, comme chaque année, le carnaval
de Sandra provoque la dislocation du groupe. Puis tout rentre
arrive. » C’est l’occasion pour les vitelloni de courtiser les
concluait l’été, le carnaval prélude lui l’arrivée du printemps. dans l’ordre, le quotidien reprend ses droits. Seul Moraldo se
jeunes filles. Jusqu’ici regroupés ou solitaires, ils forment, le
temps du bal, des couples éphémères et parfois incongrus. Il offre un nouveau regard sur les personnages. Le vol de l’ange détache véritablement de ses amis et de sa vie passée.
Leopoldo et sa petite voisine Caterina, Moraldo et la jeune est un épisode à part, et représente un écart par rapport au com-
fille déguisée en chinoise, Riccardo et l’odalisque. Alberto, en portement habituel des vitelloni, peu enclins à la délinquance.
mal d’amour, danse avec un personnage de carton-pâte.
Fausto est séduit par la femme de son patron – la Signora > DISPERSION (30’)
Giulia – qui, grisée et en tenue de soirée, lui apparaît sous un La naissance du fils de Fausto atténue les tensions fami-
autre jour. À l’aube, Alberto, ivre, regagne sa demeure et liales. Les cinq compères retrouvent tranquillement leurs
regarde, abasourdi, sa sœur quitter le foyer pour s’enfuir habitudes.
avec l’homme de la plage. Après avoir assisté à son spectacle, les vitelloni suivent au
Au magasin, Fausto tente de séduire la Signora Giulia qui le restaurant l’idole de Leopoldo, le vieux comédien Sergio
repousse avec vigueur. Son patron le licencie. Fausto, assisté Natali. Rempli d’espoir, Leopoldo lit sa pièce au comédien
de Moraldo, décide de se venger en volant, dans le grenier du complaisant, qui feint de l’admirer. Ses camarades, visible-
magasin, la statue d’un ange qu’il cherche ensuite vainement ment lassés par cette lecture, séduisent les danseuses du
à monnayer. Outré, son beau-père le chasse de sa maison, non théâtre. Le vieil homme entraîne Leopoldo dans la nuit, mais,
sans avoir révélé à Sandra son infidélité. Moraldo convainc sa comprenant ses intentions équivoques, l’écrivain en herbe
sœur de l’innocence de Fausto. Elle pardonne une nouvelle prend ses jambes à son cou.
fois à son époux. Fausto, après avoir passé une partie de la nuit à l’hôtel avec
une danseuse, rejoint Moraldo, préoccupé par le sort de
ANALYSE Le rythme, s’accélérant de nouveau, passe en revue les Sandra. En désaccord, les deux amis regagnent leur maison.
légers changements physiques des vitelloni (Riccardo se laisse Moraldo écoute les pleurs de sa sœur qui a découvert l’infi-
pousser la moustache, Fausto rase la sienne…), signes de l’avancée délité de son mari.
cyclique du temps, d’un éternel retour. La succession des saisons Le lendemain matin, Sandra s’esquive avec son enfant.
participe du caractère répétitif de la vie des vitelloni (« Comme Les vitelloni se mettent vainement à sa recherche. Moraldo,
tous les ans… », ponctue la voix off). Si l’élection de « Miss Sirena » outré par le comportement de Fausto, ne se joint pas au
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■ QUESTIONS DE MÉTHODE

Pêle-mêle
Le décor composite et les influences mêlées de scénaristes provenant d’horizons divers créent une Rimini de toutes pièces.

> Une ville inventée > Inspirations mêlées


Bien que son film s’inspire de souvenirs de sa jeunesse Bras dessus, bras dessous, les vitelloni traversent la
à Rimini, Fellini ne souhaite pas tourner dans les lieux place de la ville pendant le générique. Les noms des
d’origine. Il veut ainsi provoquer l’étincelle entre ce qui a scénaristes s’impriment sur cet élan fraternel. Cette
été, jadis, et une œuvre à venir, envisagée comme pure créa- alliance entre les personnages et leurs auteurs reflète la
tion. Ne pouvant, faute d’argent, élaborer une Rimini de complicité qui unit Federico Fellini à ses collaborateurs,
toutes pièces en studio comme il le fera vingt ans plus tard Tullio Pinelli et Ennio Flaiano. Le trio travaillera
pour Amarcord, il décide d’inventer une ville en collectant ensemble jusqu’à Juliette des esprits. Pinelli participera
des images de différents lieux. Patchwork géographique, le également à l’écriture de Ginger et Fred et de La Voix de la
montage, en annulant les distances, trouve une cohérence lune. De même que Rimini s’avère être une mosaïque de
– raccord entre un passé vécu et un imaginaire. Les aléas du lieux distincts, les comportements des vitelloni se nourris-
tournage encouragent, de plus, cet éparpillement. Alberto sent des expériences mêlées du Piémontais Pinelli, de
Sordi s’étant engagé, parallèlement à son rôle de vitellone, l’Abruzzien Flaiano et du Romagnol Fellini. Si l’on sait,
dans une troupe de théâtre, l’équipe du film est contrainte par exemple, que la déconvenue de Leopoldo avec le vieil
à suivre sa tournée. Elle adapte le tournage en fonction des acteur est arrivée à Flaiano, il est bien difficile de démêler
étapes du comédien. Le périple transforme Les Vitelloni en les différentes contributions. « Tullio Pinelli, avec qui j’ai
un film itinérant. Les séquences du magasin d’objets pieux rédigé tant de découpages, je le tiens pour un inventeur
et du carnaval sont tournées à Florence. La plage d’Ostie, d’histoires, un bâtisseur de canevas, de situations et de
près de Rome, se substitue au sable de l’Adriatique. Cette personnages, qui a la vocation et le tempérament d’un
Rimini fictive fait tristement écho à la reconstruction de la romancier authentique. Avec Ennio Flaiano, l’équilibre
ville sinistrée par la Deuxième Guerre mondiale que Fellini entre nous trois me paraissait parfait. Pinelli se souciait de
découvre, neuf ans après l’avoir quittée : « Je suis arrivé la structure narrative, c’était sa marotte, et Flaiano, de son
dans un océan de ruines. Il n’y avait plus rien. (…) Il y avait de plastique. Le ciel disparaît à son tour, converti en une toile de côté, faisait tout ce qu’il fallait pour la démolir, la réduire en
encore la petite place médiévale du “combat”, intacte : dans cet fond nuageuse, que des artistes, dans Intervista, s’appliquent à pièces (…). Pourtant, justement à cause de ces tendances ainsi
océan de décombres, elle ressemblait à un décor de Cinecittà peindre sur le mur d’un studio. Le soleil ne brille plus. Dans opposées, les morceaux de murs qui demeuraient debout parmi
construit par l’architecte Filippone. (…) J’avais déjà effacé Rimini Et vogue le navire, une femme regarde le couchant, simple cercle les décombres pouvaient être considérés comme les structures
auparavant pour mon propre compte. La guerre avait accompli rouge, et s’exclame, émue : « On dirait qu’il est faux ! » Véritable portantes du récit. Pour Flaiano, nous étions liés par le même
l’acte matériel (…) Mais entre-temps, Rimini, je l’avais retrouvée démiurge, Fellini recrée le monde à sa guise : « Un beau paysage, sens humoristique des choses, notre penchant commun à
à Rome. À Rome, Rimini, c’est Ostie1. » Fellini va au-delà de un coucher de soleil, la grandeur primordiale des montagnes, dédramatiser tout, la blague, la bouffonnerie, et une ombre de
cette assimilation entre des lieux différents lorsqu’il investit les le silence dans lequel tombe la neige ne me touchent que si je mélancolie névrotique qui me le rendait infiniment proche3. »
studios de Cinecittà. La mer, filmée une dernière fois dans parviens à les reproduire à Cinecittà, au studio, en me
Le Satyricon, est remplacée dès Casanova par les remous des vagues débrouillant avec de la soie et des gélatines2. »

1 « Fellini », L’Arc n°45, Aix-en-Provence, 2e trimestre 1971, p. 15.


2 Fellini par Fellini, opus cité, p. 118.
3 Ibid, p. 153.
11

■ MISES EN SCÈNE

Pièges
page 12
Centrée sur les personnages, la mise
en scène s’applique à tisser un espace
resserré, tout en ménageant quelques
Le territoire des vitelloni
échappées. Face à l’Ailleurs qui attire et menace, les vitelloni sont littéralement retenus dans l’espace cloisonné du film.
Aux prises du décor > Enchâssements la salle de bal, la vitrine du magasin d’objets pieux, le
page 13
quai de la gare, le trottoir d’une rue. Centrant l’atten-
Reliant presque toutes les séquences du film, les tion des personnages sur le spectacle, la mise en scène
La fusion des vitelloni avec le décor
fondus enchaînés restituent la vie sans heurts des a pour effet de minimiser le recours au hors-champ, à
traduit leur attachement à leur vie
sédentaire. vitelloni, la fluidité d’un « long fleuve tranquille » un hypothétique « au-delà » de l’image. L’objet du
ponctuée par la récurrence des situations (fêtes, dis- regard des personnages appartient au visible.
cussions au billard, réconciliations de Sandra et Posté à l’avant-plan, un corps immobile rappelle
Souffles Fausto, conversations de Moraldo avec le petit parfois la limite du champ qu’il invite à ne pas
page 14 Guido, quêtes de femmes pour Fausto…), des lieux dépasser. Quelques regards-caméra accentuent la
La mise en scène ménage des trouées traversés (place, gare, plage, bar…), des ritournelles tension de l’espace vers l’avant, horizontalement.
dans le territoire « schizophrénique » obsédantes de Nino Rota… Ils sont aussi, d’un point Ils remettent en question la frontière entre le champ
des vitelloni. Elle réserve une place au
de vue plastique, une façon d’obstruer l’espace en et le hors-champ lorsque les jeunes filles, félicitant
vide en écartant temporairement les
personnages. imbriquant les lieux les uns dans les autres, en super- Sandra pour son élection, se pressent devant
posant les décors, en amalgamant les corps. Les fondus l’objectif. Les contrechamps sur l’évanouissement
sont à l’image des corps soudés des cinq garçons dans de Sandra contrarient cet effet, ils verrouillent
Ouverture au le générique. Ils ont d’ailleurs parfois la capacité, en l’espace en s’attardant sur le mur contre lequel
paysage associant des plans, de favoriser la rencontre ou la glisse le corps inconscient de la jeune femme.
page 15 transformation de corps. Au début du carnaval, la tête énorme d’un personnage Le cloisonnement se prolonge verticalement du sol au plafond dans la scène
La séquence de la plage constitue un de carton-pâte accroché au mur du théâtre se superpose au visage d’Alberto. du carnaval. La caméra, au ras du plancher, saisit l’épaississement continuel du
écart de la mise en scène. Tournés vers Cet effet de masque renforce la personnalité de clown du vitellone. Plus loin, le tapis de confettis, puis se cache dans les cintres du théâtre pour mieux épier
l’horizon, les vitelloni s’affranchissent bras de l’ange voyageant sur la brouette est associé au buste de Moraldo. Ce poing les plaisirs frivoles de couples isolés. Plongées et contre-plongées vertigi-
temporairement de leur narcissisme. tendu qui lui est soudainement greffé lui confère une posture conquérante qu’il neuses redoublent les cascades de serpentins qui zèbrent la fête, reliant le haut
rendra actuelle par son départ final, suggéré ici par le déplacement de l’ange. au bas, nouant les personnages entre eux, tissant l’espace à l’image d’un rideau
L’enchâssement des séquences transforme le film en un bloc homogène et fermé de scène – une limite à ne pas dépasser.
que seules les dernières images viennent démonter. Aux corps soudés chantant La « tentation » du hors-champ, de l’inconnu, touche uniquement Moraldo,
à l’unisson pendant le générique s’oppose le départ solitaire, gorge serrée, de plusieurs fois appelé à sonder la périphérie du plan, sans que le spectateur ne
Moraldo. Après cette rupture de la routine « vitellonienne », l’enchaînement des puisse partager sa vision. Un contrechamp se fait vainement attendre égale-
plans ne peut se faire dans les mêmes conditions, la fin du film est inexorable. ment, lorsque Riccardo, fouillant dans une vieille malle, trouve une photo
qu’il montre à Alberto en l’interrogeant sur l’identité de l’individu qui prend
> Limites la pose : « C’est mon pauvre papa », lui répond son ami. L’absence de contre-
champ, oblitérant le verso de l’image observée par les personnages, nous
De nombreux lieux du film se constituent en scène : le podium du concours transmet littéralement le manque ressenti par Alberto, un sentiment d’insatis-
de beauté, la salle de cinéma, le ponton sur la plage, la salle de billard, le théâtre, faction, de dépossession, clef éventuelle de sa mélancolie latente.
12

■ MISES EN SCÈNE

Pièges
Centrée sur les personnages, la mise en scène s’applique à tisser un espace resserré, tout en ménageant quelques échappées.

> Entre surface et profondeur puis, de mauvaise foi, lui soutient qu’il ne l’a plusieurs reprises une jeune fille de sortir du la voie, une clôture souligne cette séparation.
pas appelé et lui ordonne de regagner sa place plan en la retenant fermement par le bras. Au début du film, Moraldo est assis sur une bar-
La première séquence donne la mesure de
au fond. Le serveur s’exécute. Piégés, les corps qui apparaissent à l’image, peu- rière ; il regarde irrésistiblement hors champ,
l’espace du film. Au premier plan, décalé par
Ou encore Leopoldo, Riccardo et Alberto, vent difficilement s’en échapper. À moins qu’un sans que, jamais, celui-ci ne soit matérialisé par
rapport aux personnages situés à l’arrière-
occupés à préparer leurs costumes de carnaval, événement ne les contraigne à se noyer dans un contrechamp. Au terme du film, il est désor-
plan, le serveur semble projeté en avant.
s’adressent à une femme en arrière-plan. l’arrière-plan : le comportement équivoque du mais passé de l’autre côté : la « caméra subjec-
Guettant l’orage qui menace hors champ, son
Le fait qu’ils soient tous les trois au premier comédien fait fuir Leopoldo ; poursuivis par les tive » lui fait même incarner ce hors-champ
regard accentue cet effet d’étirement vers l’avant.
plan, dos à la caméra, attire le regard vers le ouvriers en butte à leurs moqueries, les vitelloni tant convoité. Il appartient enfin à sa vision.
Il tourne les talons, s’éloigne vers l’arrière-
fond du champ et accentue la profondeur. détalent… Fausto enfourche un vélo pour cher- De dos, le petit cheminot regarde le train qui
plan, inversant le processus en creusant l’espace.
Afin de souligner la tension de l’espace, les cher Sandra, il disparaît à l’horizon… s’efface à l’horizon. Puis, dans le plan suivant,
Un panoramique le suit, puis revient sur ses
personnages, dans Les Vitelloni, entrent bien la caméra change de point de vue, son visage
pas, répétant ce mouvement d’avant en arrière
souvent par l’arrière-plan et gagnent le devant > Lignes de fuite ému apparaît. Répétant la volte-face de la
chargé de construire l’espace cloisonné,
de la scène, contrairement à l’usage, dans le caméra, il se tourne, renonce à poursuivre du
bouclé, qui abritera le champ spécifique aux Contraire au tempérament « vitellonnien »,
cinéma « classique » qui consiste à les faire entrer regard le départ de son ami. Empruntant le
vitelloni – territoire assimilable à ces allers- le départ de Moraldo à la fin du film provoque
de préférence par les bords latéraux de l’image. même chemin de fer, il marche sur les rails,
retours entre surface et profondeur. une soudaine extension du territoire au-delà
s’esquive en sens inverse. Renvoyant les deux
La séquence du billard est l’occasion d’accen- des frontières soigneusement élevées jusque-là.
> Le plan comme piège personnages dos-à-dos, la mise en scène fait
tuer ces extrêmes. Le serveur, à nouveau détaché, Les valeurs spatiales s’inversent. Le train
diverger les chemins. D’un côté comme de
se prélasse au premier plan, tandis que les cinq La composition précise du plan, véritable s’éloigne, l’emportant. Un travelling arrière,
l’autre, l’espace, dessinant une ligne de fuite à
habitués jouent derrière lui. Puis, après force centripète, s’attache, au cours du film, à correspondant au regard du jeune homme
double sens, se creuse, s’ouvre au hors-champ
quelques plans, le point de vue s’inverse, les reconduire le regard du spectateur à l’intérieur balayant le paysage familier, redouble la course
illimité – perspective d’une route infinie.
compères sont désormais devant, le garçon à du plan. Le déplacement des personnages veille du train. Il déroule le long des maisons une
l’arrière. Une farce d’Alberto relance le méca- à recentrer leur position dans l’image. Fausto, ligne de démarcation. La ville recule, Moraldo
nisme : il apostrophe le serveur qui s’approche par exemple, au début du film, empêche à se détache. Un trait est tiré. Plantée le long de
13

■ MISES EN SCÈNE

Aux prises du décor


La fusion des vitelloni avec le décor traduit leur attachement à leur vie sédentaire.

> Dans la pierre paroi. Riccardo épie la dispute de Fausto et de de la vasque, le jet d’eau craché à l’arrière-plan service. L’antiquaire s’empresse de lui faire
son père en se plaquant contre la porte de la semble jaillir de sa tête. Une autre fois, son regagner le premier plan.
Dans le générique, l’ombre des vitelloni maison. Massimo fait résonner le rideau de fer corps fait mine de s’incruster dans la pierre. Bien souvent signe d’échappée au cinéma
devance l’apparition de leur corps. d’un magasin en frottant un objet sur les rai- Cette proximité est la trace d’une habitude, (notamment dans les films de Jean Renoir), la
S’allongeant sur les murs, elle les rend d’em- nures du métal. Élue reine de beauté, Sandra, conséquence du passage fréquent d’un corps à fenêtre est ici une ouverture désavouée. Dans
blée prisonniers de la ville en les fondant à la pressée par la foule, acculée, s’évanouit, glisse un endroit, perpétuel retour qui laisse sa la première séquence, l’actrice vedette,
pierre des maisons. Ils débouchent enfin d’une le long d’un mur. Ivre, Alberto s’affaisse marque. Érigé monument, le vitellone s’affirme membre du jury du concours de beauté, noie
ruelle, pour s’enfoncer de nouveau, après un contre une colonne de la place… comme une pièce centrale de la ville. son ennui devant les vitres embuées par la
tour de piste sur la place, dans une rue étroite. L’écrasement des perspectives feint parfois pluie. Plus tard, Alberto réclame de l’argent à
Dès lors, l’ancrage citadin du groupe de jeunes l’amalgame des personnages et du décor. > Sans issue sa sœur par une fenêtre grillagée. Un rideau
gens ne sera pas démenti. Le départ final de Errant, Moraldo débouche sur une place de la de pluie coule sur les vitres, brouille la
Moraldo sera d’autant plus l’expression d’un ville. Songeur, il s’assoit sur la fontaine Cerné, l’espace ménage parfois des effets profondeur de champ dans la chambre
déracinement. L’attraction des murs se vérifie publique. L’absence de profondeur de champ de coulisse dans le décor. Encoignures, d’Olga…
plusieurs fois dans l’attitude des personnages. nie toute frontière entre le corps du jeune embrasures, coins de rue suggèrent un Longtemps aveugle, le point de fuite s’accom-
Moraldo se colle à la cloison de sa chambre homme et la fontaine, provoque une ren- « au-delà » de l’image. Pourtant, toute déro- plit à la fin du film. L’issue jusqu’ici suggérée
pour écouter les pleurs de sa sœur, l’ombre des contre discrète entre la pierre et la chair. bade semble vaine. Fausto, afin d’éviter son est empruntée par Moraldo : il quitte la ville.
stores strie son corps et le retient contre la Moraldo se fond à l’édifice. Assis sur le rebord patron, s’apprête à se faufiler par la porte de
14

■ MISES EN SCÈNE

Souffles
La mise en scène ménage des trouées dans le territoire « schizophrénique » des vitelloni. Elle réserve une place au vide
en écartant temporairement les personnages.

« Rappelez-vous la séquence nocturne dans ment de la caméra, il est le terme ou l’origine gorgent l’image. Les vitelloni, qui apparaissent l’extérieur, puis s’enfoncent à l’intérieur.
laquelle les vitelloni rentrent chez eux en don- d’un plan, mais ne saurait être son unique enfin, ne sont pas, pour une fois, les premiers Dedans-dehors, ce battement continuel balaye
nant des coups de pied dans une boîte en fer objet. à l’image. Le paysage vient à leur rencontre. l’espace, fait le vide. L’envol scande le montage
blanc : l’air lui-même est photographié !1 » Premier mouvement : l’image se vide. Au terme De même, l’aube qui suit le carnaval est intro- alterné entre les corps qui s’agglutinent dans
Pier Paolo Pasolini du carnaval, un travelling arrière se détache de duite par un panoramique qui, contrastant le casino et les terrasses désertées.
la piste de danse, se glisse dans les loges du avec l’enthousiasme de la fête, décrit une ville Le vent, figure de l’ouverture, a la capacité
> Appels d’air théâtre, s’arrête face à un couloir vide, loin de désolée, les serpentins, auparavant ressorts de d’entraîner ailleurs. Courant d’air, il induit la
la surcharge du bal effréné où la sarabande du la joie, traînent sur le pavé, pendent tristement circulation, provoque le déplacement. Il gagne
Habitée par les vitelloni ou grouillante carnaval se mêle aux serpentins. Incitation au aux murs. Alberto, ivre, gros de son désespoir en vigueur lors de la promenade nocturne de
lors des fêtes (concours de beauté, mariage, retrait, l’effet de recul se reproduit lors du qu’il tente de communiquer, prend soudaine- Leopoldo et du comédien. En arrachant le
carnaval), l’image se dépeuple rarement. départ final de Moraldo. La caméra, en se ment toute la place. béret du vitellone, en animant son écharpe, il
Déconnexions momentanées, les passages détachant des corps endormis des vitelloni qui induit un éparpillement, une extension du
dans lesquels l’espace se vide font figure ne soupçonnent guère cette fuite, imprime > Bourrasques corps. Leopoldo s’empresse de se reconstituer
d’exception. Ils sont autant d’appels d’air, de mécaniquement le retrait de Moraldo emporté en récupérant son couvre-chef. Véritable
respirations auxquels sont conviés les person- au loin par la locomotive. Dès la première séquence, l’appel du vide impulsion, cette bourrasque, par sa faculté de
nages. Le vide n’est jamais instantané, il se Deuxième mouvement : le vide se comble. est mis en scène. Aux fenêtres béantes du casino, dispersion, insuffle aux corps un supplément
constitue dans la durée. Inscrit dans le mouve- Un panoramique balaye la plage, les vagues les rideaux, gonflés par le vent, débordent à de mouvement, elle les pousse à l’action.

1 Annexe à Lino Del Fra, Le Notti di Cabiria, Bologne, Cappelli, 1957, p. 230.
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■ MISES EN SCÈNE

Ouverture au paysage
La séquence de la plage constitue un écart de la mise en scène. Tournés vers l’horizon, les vitelloni s’affranchissent
temporairement de leur narcissisme.

> Rendus au monde et l’opacité des silhouettes effacent, pour la première fois, le > Enracinement
caractère des vitelloni au profit de leur lien au monde, leur
Un long panoramique ouvre la séquence de la plage. En quête présence même. Traités en aplats, ciel, mer et corps s’imbriquent La plaisanterie soudaine de Riccardo fait de nouveau entendre
des vitelloni, ce mouvement, de la terre vers la mer, redouble leur comme autant de surfaces. L’absence de relief est un oubli la voix, brise « l’enchantement » (« Si quelqu’un venait maintenant
regard dirigé vers le paysage. Les vitelloni sont des personnages temporaire de l’épaisseur donnée jusqu’ici par la mise en scène et te donnait dix mille lires, tu te baignerais ? »). Avant qu’une gêne ne
obstinément repliés sur eux-mêmes. De dos, face à la mer, les aux personnages, attachée à la construction de types. puisse s’installer entre les camarades, davantage habitués à la bouf-
voici exceptionnellement tournés vers le paysage. À la pointe du Après cette vision d’ensemble, la caméra se rapproche dans les plans fonnerie qu’à la mélancolie, ce sarcasme remet la mécanique
ponton, seuil introduisant au lointain, ils semblent en équilibre suivants et change de point de vue, passe sur le côté. Elle cueille le « vitellonienne » en route. De fait, Alberto tourne les talons et,
sur l’eau, prêts à marcher sur la mer. Immobiles, ils s’inscrivent profil des vitelloni. Leur regard, pour la première fois latéral, se perd blaguant à son tour, engage les autres à le suivre (« Allons-y »).
dans l’étendue du paysage marin. vers l’horizon, attiré vers l’illimité. Il cède enfin au hors-champ. La ritournelle de Nino Rota les accompagne de nouveau.
Une nouvelle perspective se dessine dans ce plan orienté vers La voix off commente les deux premiers plans de cette scène, puis Un panoramique circulaire de la mer vers le rivage suit la retraite
l’inconnu, l’horizon d’un possible devenir enfin ouvert à la se tait. L’absence de voix, de mouvement de la part des person- des personnages. Véritable volte-face, ce troisième point de vue
contemplation. Les destinées lointaines évoquées dans les nages, la fixité des plans, les notes d’une guitare mélancolique, amarre les vitelloni à la terre, les renvoie vers la ville. Quittant le
conversations des vitelloni (l’Afrique, le Brésil…), voire les étoiles incitent au recueillement. Cet instant constitue une pause dans ponton, la petite troupe saute sur la plage humide. L’empreinte
observées par Moraldo, sont ici dépassées par l’immensité du ciel. le film, un arrêt momentané de toute action, un répit teinté laissée par leurs pieds s’enfonçant dans le sable est la trace de
Frontal, le plan d’ensemble constitue ces figures spectatrices en d’angoisse pour les personnages coutumiers d’une agitation cette inscription du corps dans la terre, le contact visible de leur
corps projetés sur fond blanc. L’absence momentanée des visages dérisoire. ancrage à Rimini.
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■ LE LANGAGE DU FILM

Préférences nocturnes, sons choisis


Le travail de la lumière et l’emploi sélectif du son montrent, dès Les Vitelloni, le goût de Fellini pour la maîtrise et l’artifice.
À l’époque des Vitelloni, les réalisateurs italiens affectionnent
particulièrement la nuit (jusqu’à La Notte de Michelangelo
Antonioni en 1961). Un an après le film de Fellini, Luchino
Visconti reconstitue Venise en studio pour Les Nuits blanches
(1954). Il aborde la nuit – qui habite presque l’ensemble du
film – sans détour, la retenant pour son obscurité. Il filme à
Cinecittà comme s’il était à l’extérieur, utilisant la lumière
artificielle avec discrétion. Fellini, en revanche, dans Les
Vitelloni, tourne en plein air comme s’il était en studio, sou-
cieux d’une pleine maîtrise de l’espace. Paradoxalement, le
cinéaste affectionne la nuit pour pouvoir mieux dompter la
lumière qu’il considère « comme la substance même du film.
[Elle] est ce qui ajoute, qui efface, qui réduit, qui exalte, qui
enrichit, nuance, souligne, fait allusion, qui rend crédible et
acceptable le fantastique, le songe, ou, au contraire, rend fan-
tastique le réel, transforme en mirage la quotidienneté la plus
grise, ajoute de la transparence, suggère de la tension, des
vibrations2. »
Les nombreux passages nocturnes (une douzaine) des Vitelloni Les signes mêmes de la nuit sont relégués hors champ : la lune,
> Illuminations sont l’occasion pour le cinéaste de modeler l’espace à sa guise. contemplée par Caterina, la voisine de Leopoldo ; les étoiles
Les Feux du music-hall, le premier film de Fellini, débute par Au début du film, les brunes silhouettes des cinq compères admirées par Moraldo. La nuit expose les personnages en les
un long plan nocturne percé par les lumières clignotantes des traversent la place du village, bientôt recouvertes par les lettres détachant du noir, simple écrin nocturne de leur quotidien.
noms du générique. Près de quarante ans plus tard, La Voix de la blanches du générique. Blanc sur noir, cette combinaison Même lorsque, grimpant sur un toit pour s’emparer de l’ange,
lune, son dernier film, s’achève sur un clair de lune qui s’éteint annonce le dispositif des extérieurs-nuit à venir. À chaque fois, Fausto et Moraldo se rapprochent du ciel, la lumière, toujours,
dans un fondu au noir. Ces éclats nocturnes enveloppent une les projecteurs repoussent la nuit aux confins du plan. Les per- les isole de la nuit. Seul Moraldo, alors qu’il observe le petit
longue carrière semée de nuits blanches (tous les films du réali- sonnages, la nuit venue, sont curieusement baignés d’une lumière Guido disparaître dans la nuit à l’arrière-plan, sera rejoint par
sateur comportent au moins une séquence de nuit). En 1971, blanche qui ne dessine aucune ombre sur leur visage, comme si l’obscurité, à la faveur d’un fondu au noir qui l’engloutit.
Fellini parcourt Rimini et déplore la disparition de la nuit : la nuit, littéralement, ne les touchait pas. Évitant soigneusement
« Maintenant, il n’y a plus d’obscurité. Il y a quinze kilomètres l’obscurité, rasant les murs illuminés, ils ne pénètrent pas dans la
de constructions, d’enseignes lumineuses et ce cortège intermi- nuit. À l’exception de petits morceaux de ciel noir logés dans un > Le vent de la nuit
nable de voitures étincelantes, une sorte de voie lactée tracée par coin du champ, les décors sont fortement éclairés, des pans Un soir, enfin, « la nuit remue ». Passage exceptionnel dans
les phares des automobiles. De la lumière partout : la nuit a entiers sont arrachés à la nuit, sans que jamais la nature des lieux le film du point de vue de l’utilisation des éclairages, la longue
disparu, elle s’est éloignée vers le ciel et la mer1. » traversés par les personnages ne soit ambiguë. soirée qui suit la représentation théâtrale bouleverse les valeurs

1 « Fellini », L’Arc, opus cité, p. 16.


2 Fellini par Fellini, opus cité, p. 127.
17

Comme son frère, Fellini procède par coupes et ajouts. Afin de


rendre son film plus expressif, il s’applique, en effet, à sélectionner
les sons et à les organiser à sa guise. Contrôlant le volume sonore,
il souligne certains sons, en néglige d’autres. Cette hiérarchie ne
reflète pas la réalité d’une situation sonore, mais cherche à la
remodeler. Le champ s’organise en plans sonores chargés de le
creuser ou de le combler.
D’emblée, au début du film, la voix off prend le dessus, plombe
l’image en couvrant la voix des personnages. Elle s’exprime ici
au présent et à la première personne du pluriel (« nous, les
vitelloni »), contrairement aux voix off « classiques » qui parlent
généralement au passé et à la première personne du singulier.
Dans cette séquence d’ouverture, elle tend à s’inclure dans l’uni-
vers du film. Cet effet de proximité de la voix conduit à la situer
momentanément hors champ (et non off). Le spectateur s’attend
à voir, d’un moment à l’autre, un vitellone supplémentaire entrer
dans le champ pour incarner cette voix (par la suite, détachée,
lumineuses jusqu’ici élues : le noir gagne l’image. Après le spec- elle devient plus « classique » en parlant au passé). Cependant, Le générique se déroule sur le chant à l’unisson des vitelloni.
tacle, la nuit pénètre dans les loges du théâtre. Le noir, jusqu’ici en cherchant à s’intégrer à l’histoire, elle invite le spectateur à La voix du ténor Riccardo est la première qui nous parvient dans
à la périphérie des images, circule dans le plan. La lumière ne rester à la surface du champ, à observer à distance les vitelloni qui la première séquence, suivie de peu par la voix off. Plus tard,
parvient pas jusqu’à Moraldo qui demeure dans l’ombre à apparaissent comme autant de « bêtes curieuses ». Massimo trouve que Fausto a une belle voix, Alberto lui répond :
l’arrière-plan, rejoint par la nuit. Au-dessus de lui, un panora- Lorsque la voix off se tait, l’univers du concours de beauté se fait « La voix ne compte pas, tout le monde a une voix. » Déclaration
mique révèle, peinte sur le mur, une étoile noire géante, comme entendre partiellement. Le brouhaha des estivants attablés est contraire à l’opinion de Fellini qui a toujours revendiqué l’im-
si la voûte céleste, gagnant du terrain, s’était infiltrée jusque-là. gommé. Leur agitation suffit à les rendre présents. « Bien des portance des voix dans ses films : « Bien souvent, je suis contre
Après le souper au restaurant, le comédien attire Leopoldo dans bruits de l’enregistrement direct sont inutiles (…). Il est des l’utilisation du visage et de la voix du même comédien. Ce qui
la rue. Un fort vent provoque un tourbillon nocturne et sculpte bruits que le spectateur ajoute avec son ouïe mentale, nul besoin de m’importe, c’est que le personnage ait une voix qui le rende
d’une lumière intermittente les corps happés par l’obscurité qui les souligner, il arrive même qu’ils dérangent si on les entend3. » encore plus expressif. Pour moi, le doublage est indispensable,
prend le dessus, au hasard du balancement des projecteurs hors Les vitelloni n’ont pas tout de suite droit à la parole. Ils sont c’est une opération musicale par laquelle je renforce la significa-
champ. Réfugié contre un mur, le comédien se tasse dans le noir. d’abord réduits à des attitudes. Le geste est premier : Alberto, tion du figuratif ». La postsynchronisation est une tradition en
4

À la poursuite de son béret, Leopoldo s’engouffre dans le noir, d’un signe de la main, demande une cigarette, Leopoldo roule Italie. Fellini n’est pas seul à rejeter le son direct. Cette manipu-
réapparaît, sombre de nouveau, resurgit. Un fondu enchaîné fait une cigarette. Ils échangent des paroles inaudibles. En revanche, lation de l’acteur se vérifie dans Les Vitelloni. Franco Interlenghi,
disparaître les deux hommes aux confins de l’obscurité, puis un seul le chant de Riccardo (que l’on met un certain temps à dont la voix naturelle est assez tranchante, gagne en douceur une
panoramique les met de nouveau en lumière. Le comédien invite identifier comme diégétique) nous parvient, façon de le rendre fois doublé. De même, la lâcheté et l’hypocrisie de Fausto sont
Leopoldo à le rejoindre sur le môle. « Mais il fait noir en bas ! », présent par ce qui le caractérise : sa voix de ténor. Les ruptures renforcées par la voix mielleuse qui lui est prêtée.
s’exclame, apeuré, l’aspirant dramaturge qui fuit cette dernière sonores peuvent être suscitées par l’émotion d’un personnage.
invitation de la nuit. Après son évanouissement, Sandra retrouve ses esprits. Elle jette
un regard terrorisé vers Fausto hors champ. Noyé dans une
soudaine emphase musicale, le contrechamp « muet » sur le
> Manipulations sonores jeune homme traduit le malaise de Sandra. La suppression du
Certaines situations dans Les Vitelloni sont le reflet de la mise son in creuse l’écart entre les futurs époux.
en scène des sons par Fellini : Sandra, élue Miss Sirena, s’approche Leopoldo lit sa pièce à haute voix dans le restaurant. Le comé-
du micro et prononce un timide « Io » (« je »). Riccardo lui coupe dien le reprend et répète une des répliques en changeant le ton.
la parole pour se faire entendre. La jeune fille reste sans voix. La voix se fait remarquer à plus d’un titre dans Les Vitelloni.

3 Fellini par Fellini, opus cité, p. 87.


4 Ibid.
18

■ UNE LECTURE DU FILM

Valse-hésitation
Entre inertie et mouvement, le corps des vitelloni, voué au surplace, vacille.
Mambo ! En avant, en arrière, la danse à deux temps Pierre de Rome et le début de La Dolce Vita (1959)
improvisée par Fausto et Alberto est à l’image des survolé par la statue d’un christ accrochée à un héli-
déplacements stériles des vitelloni qui, dès le géné- coptère. Inscrites l’une et l’autre dans le ciel, elles
rique, tournent en rond. La même inertie habite les annoncent ou rappellent l’ange des Vitelloni planté
corps d’Alberto et Massimo : étroitement unis dans dans le sable, se détachant sur l’horizon.
un tango pendant le carnaval, ils chavirent vers la Sédentaires, ces adolescents attardés que sont les vitelloni
caméra, puis font volte-face. Paradoxal, le mouve- ont pour idéal les voyages (du Brésil aux étoiles).
ment, dans Les Vitelloni, entraîne les corps à l’immo- La construction du film souligne ce tiraillement en
bilité chancelante. Déclinée tout au long du film, déclinant le motif de l’hésitation, de l’oscillation. Dans
celle-ci restitue l’indolence des personnages canton- le générique, les vitelloni, s’engageant dans une ruelle,
nés à sillonner d’avant en arrière leur territoire tanguent d’un mur à l’autre. À la fin du film, Guido, le
restreint. Cet espace se resserre davantage lorsque le jeune cheminot, bras en balancier, marche en équi-
cadrage, en se répétant à l’intérieur du champ, cerne libre sur un rail, répondant à l’audace de Moraldo qui
les corps au plus près, réduisant leur marge de quitte enfin la ville. Dans la loge de l’acteur, Moraldo,
manœuvre : le buste de Fausto, lorsque son beau- immobile, regarde inlassablement l’oscillation perpé-
père le présente à l’antiquaire, s’enchâsse dans un tuelle d’une bobine suspendue au plafond.
cadre sans toile du magasin. Il fait désormais partie Le vacillement aboutit parfois à la chute. Ivre,
des meubles. Dans le théâtre, la tête du vieux comé- Alberto titube, s’affaisse contre un mur. Les objets,
dien passe au travers de la déchirure du rideau de sa chutant, semblent redoubler le déclin des corps :
loge ; à côté, une danseuse épie Fausto entre deux Fausto, maladroitement, fait tomber les boîtes de
portes. cierges dans l’arrière-boutique ; deux tableaux se
Au restaurant, après le spectacle, une tête de veau décrochent du mur sous les tremblements des
(vitello en italien, vitellone signifiant littéralement coups de ceinture distribués hors champ par le père
« gros veau ») trône au premier plan sur la desserte, de Fausto. Aux prises de travellings avant oppres-
à côté d’une coupe de fruits ; à l’arrière-plan, les sants, de plongées et contre-plongées écrasantes,
vitelloni, immobiles, sommeillent. Cette nature de champs-contrechamps accablants, Sandra s’éva-
morte cristallise leur indolence. Le balancement d’une figure figée se répète lorsque Fausto, de nouit, glisse à terre. La foule se presse, les têtes se penchent sur
Un fondu enchaîné, associant le mambo de Fausto à une statue la paume de la main, pousse une tête sculptée suspendue à un fil. la jeune fille, s’agglutinent, accentuant, par leur accumulation, la
du magasin d’objets pieux, freine d’un coup les pas du jeune Le vol de la statue de l’ange, puis son transport, sont le prolon- compression de l’espace. Cet effet d’étouffement se répète lors-
marié tout en animant la statue. Associés, les plans ont une gement narratif direct de cette mise en mouvement plus discrète qu’un panoramique avant vient cueillir sur le visage de Sandra la
influence réciproque sur leur contenu respectif, ils combinent le des statues. panique déclenchée par les allusions aux écarts conjugaux de son
mouvement à l’arrêt, transmettent le dynamisme des person- L’ébranlement des statues crée une étincelle entre Le Sheik blanc mari. Son visage, à plusieurs reprises, s’enfouit dans son oreiller
nages aux objets, font passer les corps pour des natures mortes. (1952) qui s’achève sur le plan fixe d’une statue de la place Saint- ou s’efface sur l’épaule de Fausto.
19

■ EXPLORATIONS

Un miracle en demi-teinte
Les Vitelloni témoigne, en arrière-plan, des prémices du « miracle économique »
qui, au milieu des années cinquante, donne un nouveau visage à l’Italie.
Après de longues années de fascisme et la Deuxième Guerre En 1953, Les Vitelloni est le reflet d’une époque charnière,
mondiale, la République italienne, dans l’élan de la d’une Italie qui, entre la fin de l’après-guerre et le début de
Résistance, naît en 1946 à la suite du référendum qui met un la prospérité, se cherche. Le « miracle » se profile, tandis
terme à la monarchie. Victime de terribles dommages maté- que le chômage ne s’est pas résorbé. Ce flottement transpa-
riels pendant la guerre (bâtiments, lignes de communication, raît dans l’attitude indolente des vitelloni, garçons sans
sources d’énergie, infrastructures…), l’Italie est un pays à projet précis, dans l’expectative. Fausto est pressé par son
reconstruire. Des millions de chômeurs désespérés se pressent père de trouver du travail ; la mère d’Alberto pleure car, en
aux portes des usines pour réclamer du travail. l’absence de sa sœur, il ne peut subvenir à leurs besoins.
Mais au cours des années cinquante, le pays change de visage. Pourtant, les vitelloni, peu préoccupés par leur sort, préfèrent
Naguère majoritairement agricole, l’Italie s’industrialise. paresser ou s’amuser. Volontairement désœuvrés, ils sont les
Cette mutation a pour origine le développement écono- chômeurs de la bourgeoisie. Le récit, reflet de ce rejet du
mique intense, parfois sauvage et sans règles, qui devient travail par les cinq compères, laisse le monde des travailleurs
impétueux à la fin de la décennie et qui entraîne la recon- en marge, sauf dans la séquence où les ouvriers donnent une
version de nombreuses entreprises auparavant spécialisées correction aux vitelloni qui se sont moqués d’eux. Ce passage
dans l’effort de guerre. Le « miracle économique italien » souligne l’immoralité de ces jeunes gens qui, dans une Italie
se dessine. Les conditions de ce phénomène sont multiples : encore en crise, méprisent le travail.
l’aide économique des Américains (plan Marshall), la libéra- Sans le sou, ces jeunes provinciaux commencent à s’intéresser
lisation du commerce, la transformation des appareils indus- aux nouveaux biens de consommation qui témoignent de
triels… Le « miracle » commence en 1955, décolle en 1958 l’évolution des mœurs et d’une nouvelle réalité industrielle.
et se stabilise jusqu’en 1963. De retour de leur voyage de noces à Rome, Fausto et Sandra
Stimulée par les exportations, la grande industrie phagocyte n’évoquent pas la beauté de la ville, ne parlent pas des monuments.
les ressources des petites entreprises et favorise l’intrusion Toute leur attention est mobilisée par le tourne-disque qu’ils
brutale de la société de consommation, de l’ « American Way of fièrement en Fiat. Grâce au « miracle économique », une famille ont acheté. Fascinés, les vitelloni se regroupent autour de l’objet
Life » en Italie. Les biens de consommation qu’elle produit sur deux, en dix ans, a une voiture, sans pour autant échapper à de convoitise.
connaissent une telle baisse de prix que tous les Italiens se mettent la pauvreté. L’augmentation du revenu global est destinée au Sandra, au cinéma, rêve en regardant les publicités qui précèdent
à désirer ces produits jusqu’ici inaccessibles, croyant pouvoir, au développement de l’opulence, plutôt qu’à une amélioration des le film – « Le beau frigo ! », s’exclame-t-elle. « On s’en offrira un
volant de petites voitures, imiter le modèle américain tant prix des biens de consommation courante. Dès le début des aussi. », lui promet Fausto qui n’a même pas de quoi payer sa
convoité. En douze traites, un ouvrier peut certes acquérir une années cinquante, le secteur privé se développe. En 1953, la Fiat place de cinéma ou s’acheter des cigarettes. Aucun contrechamp
voiture, mais il doit travailler un jour entier (dix heures) pour décide d’un grand programme d’investissement à Turin pour ne révèle au spectateur l’objet du désir des jeunes mariés.
acheter un kilo de viande. Il dépense 61 % de son salaire pour lancer les fameuses Fiat 500 et 600. Ces petites voitures deviennent Le réfrigérateur demeure hors champ, pour l’instant inabor-
pouvoir manger, mais, davantage attaché à l’apparence, roule vite, avec la Vespa, les symboles du miracle économique italien. dable, mais bientôt à portée de main.
20

■ DANS LA PRESSE, DANS LES SALLES

Triomphe de l’ennui
Le premier succès de Fellini déroute une part de la critique qui cherche en vain le fil d’une histoire et des personnages sympathiques.

> Les « vitelline » Telle est, précisément, la double action des Vitelloni ! » (La Croix,
7 mai 1954).
Après avoir vu Les Vitelloni, Lorenzo Pegoraro, le produc- Plus clairvoyant, André Bazin saisit « la profonde originalité des
teur, envisage un échec cuisant. Méfiant, il vend le film à la Vitelloni [qui lui] paraît résider (…) dans la négation des normes
société Rizzoli, malgré sa sélection à la Mostra de Venise. Il s’en habituelles du récit à l’écran. » (Radio Cinéma Télévision,
repent lorsque, le lendemain, le film reçoit le Lion d’argent. 6 octobre 1957). R.-M. Arlaud (Combat, 26 avril 1954) voit dans
Les Vitelloni se révèle être un des succès de la saison. Il s’agit du les Vitelloni « une œuvre qui, au fur et à mesure que l’on s’en
premier film de Fellini distribué internationalement. C’est un éloignera, comptera de plus en plus dans l’histoire du cinéma et
véritable triomphe. Champion des recettes en Argentine, c’est de sa prise de conscience. » Marcel Martin, douze ans plus tard,
aussi un succès en France… « Saluons (…) avec joie la nouvelle défend également cette « conception ouverte et limpide du récit
gloire de Federico Fellini. », écrit Georges Sadoul (Les Lettres visuel où le montage n’intervient plus comme une reconstruc-
françaises, 29 avril 1954). Les producteurs prient Fellini de réali- tion intellectuelle de l’espace et du temps, mais bien plutôt
ser une suite. L’un d’eux lui propose un chèque en blanc pour fil- comme le vecteur direct de la rêverie à travers le sentiment
mer Les Vitelline (version féminine des Vitelloni…). Insensible à presque douloureux de la durée qui fuit sans retour. » (Les Lettres
l’argument économique, Fellini refuse les offres. En janvier françaises, 9 juillet 1969).
1954, pendant une interruption de tournage de La Strada, il écrit
toutefois, avec Pinelli et Flaiano, un court scénario intitulé > Des personnages antipathiques
Moraldo à la ville (Moraldo in città) qui reste pendant quelques
années dans ses projets, sans jamais pouvoir se réaliser. Télévision, 9 mai 1954). Jean de Baroncelli, également gagné par Les réserves portent aussi sur les personnages « (…) qui sont
l’ennui, remarque que « le réalisateur semble avoir été contaminé tous antipathiques, dont pas un ne cherche à se rendre utile, à
par la mollesse et l’aboulie de ses héros. Le film est terne et lent s’élever à une certaine dignité par le travail. (Armand Monjo,
> L’ennui et bourbeux. On ne sait vraiment à qui ou à quoi accrocher son L’Humanité, 8 avril 1954). Radio Cinéma Télévision déplore « les veaux
Cependant, si le film jouit d’un succès public aussi impor- intérêt. » (Le Monde, 28 avril 1954). Jean Rochereau, déconte- à deux pattes que l’on nous décrit (…). Ils sont fainéants, assez bêtes,
tant qu’inattendu, la presse, elle, se montre plus réservée. nancé par l’absence d’une intrigue forte, regrette que souvent odieux et surtout incapables. (…) Quant à l’intelligence,
En France, une partie de la critique, habituée à des formes plus « l’histoire navrante des Vitelloni manque, tout comme les vies n’en parlons pas. Ils sont ineptes, franchement bêtes. » (9 mai 1954)
« classiques », est déroutée par « un assez terne récit du genre décrites, de ligne directrice. Ni réquisitoire, ni plaidoyer, un André Bazin, lui, se garde de juger les personnages. Il ne
naturaliste, qui ne commence ni n’aboutit nulle part. » (Jean simple constat : le cinéma transalpin, dans son souci de vérisme condamne pas leurs défauts, ne s’arrête pas à ce qu’ils font, mais
Néry, Franc-Tireur, 26 avril 1954). Férue de rebondissements, à outrance, se contente d’être un chroniqueur. Pour faire sentir cherche à montrer ce qu’ils sont. Selon lui, « [les] héros “n’évo-
elle dénonce ce film où « il ne se passe rien et [où] l’on voit très la mollesse, l’incurie, l’apathie de ses “héros”, le style de Fellini luent” pas. Ils mûrissent. Ce que nous les voyons faire sur l’écran
bien que l’intrigue toute conventionnelle est une concession. s’est relâché, affadi, endormi. Mimétisme louable dans la mesure n’est pas seulement souvent sans valeur dramatique, sans portée
Pendant une heure et demie, le réalisateur a décrit l’ennui. Et il où il communique au spectateur un sentiment de désapproba- logique dans l’enchaînement du récit, mais n’est la plupart du
y a correspondance entre l’ennui caché de plus d’un spectateur tion, voire de dégoût. Mais parti pris qui risque aussi d’endormir temps qu’une agitation vaine, le contraire d’un acte : flâneries
et celui des personnages. » (Paule Sengissen, Radio Cinéma l’attention et de plonger la salle dans une douce somnolence. stupides au long des plages, déambulations saugrenues, blagues
21

■ L’AFFICHE

Du groupe au couple
Le groupe des vitelloni passe à la trappe au profit d’un couple plus attractif.
dérisoires… C’est pourtant à travers ces gestes, ces activités, en La séquence du carnaval choisie pour illustrer cette affiche a le
quelque sorte marginales, précisément supprimées dans la mérite de plonger l’œil de l’observateur au cœur des Vitelloni.
plupart des films, que les personnages se révèlent à nous dans leur La densité du film et le caractère replié de son espace sont rendus
essence la plus intime. (…) Fellini a rendu définitivement déri- sensibles à plus d’un titre. Tendue entre les yeux écarquillés du
soire une certaine tradition analytique et dramatique du cinéma masque de clown qui domine à l’arrière-plan et les yeux de braise
en lui substituant une pure phénoménologie de l’être où les plus de la femme masquée du premier plan, l’affiche semble en quête
banals des gestes de l’homme peuvent être le signe de son destin de regards. Le cadre, dessiné autour de la scène, revêt
et de son salut.» (Radio Cinéma Télévision, 10 octobre 1957). plusieurs fonctions. Rappelant les loges du théâtre où a lieu la fête,
il est une invitation au spectacle. Associé au dessin, il évoque la
> Identification d’un film bordure d’un tableau et transforme l’affiche en un portrait. Cache,
il redouble le masque de la femme. Il tend à limiter l’espace, à
La critique cherche à identifier Les Vitelloni en le rattachant emprisonner les personnages. Le rideau rouge à droite, la tenture
à une vague de films sur la jeunesse qui déferle à l’époque : de au fond, renforcent cette frontière. Saturée, l’image ne laisse
France, avec Avant le déluge (André Cayatte, 1953) ; de Pologne, guère de place au vide. Les serpentins, dégoulinant, surchargent le
avec Les Cinq de la rue Barska (Aleksander Ford, 1955) ; des théâtre, ils sont autant de fils reliés aux personnages qui apparais-
États-Unis, avec L’Équipée sauvage (Laslo Benedek, 1954)… sent comme des marionnettes pilotées hors champ par un démiurge
« À quand les petites fripouilles de Hambourg et les chenapans invisible.
de Hiroshima ? », s’interroge Jean de Baroncelli (Le Monde, Alors que le bas de l’affiche liste avec précision les noms des cinq
28 avril 1954). Elle persiste à lier le film au néoréalisme, tout en vitelloni, des femmes qui les entourent, de leur famille, seul Fausto
modérant cette alliance. « Fellini traite apparemment est reconnaissable sur le dessin. La femme qu’il enlace ne fait réfé-
Les Vitelloni comme un film néoréaliste. Mais, sous couvert de rence à aucun personnage du film. Le groupe, sur lequel pourtant
reportage, rarement film a été concerté de manière plus intellec- repose le film, est négligé au profit d’un couple hypothétique.
tuelle. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle, en définitive, Ce tour de passe-passe laisse croire que le film conte avant tout
« les grand veaux » suscitent l’intérêt le plus vif, mais ne touchent l’histoire de deux amants. Leurs aventures sont jugées plus
pas. » (Paule Sengissen, Radio Cinéma Télévision, 9 mai 1954). attrayantes par les distributeurs italiens que l’errance de cinq
Bernard Chardère et Roger Tailleur perçoivent la singularité du jeunes gens sans ambition.
réalisme de Fellini : « Finalement, I Vitelloni est un film réaliste,
parce qu’il a su être subjectif et partisan, non pas témoin
objectif et myope. » (Positif n°11, septembre 1954). Aujourd’hui,
Jean-François Rauger remarque moins les traces du néoréalisme
que « le burlesque caustique et le drame [qui] se côtoient et se
confondent parfois dans une sorte d’étrange imprécision des
sentiments » (Le Monde, 19 décembre 2001).
22

■ AUTOUR DU FILM

Traces
Au carrefour de différentes formes cinématographiques, Les Vitelloni se détache du néoréalisme, tout en annonçant
la comédie italienne et la « modernité ».
> Écarts pour Fellini de parodier l’esthétique du néoréalisme,
souvent réduite à des éléments de caractérisation
Fellini, scénariste de Roberto Rossellini, superficiels : une image prise sur le vif, négligée,
notamment pour Rome ville ouverte (1945) – consi- pour faire plus « authentique », plus « vrai ». L’écart
déré comme le premier film néoréaliste –, est, entre les prises de vue creuse le décalage entre
comme tous les cinéastes d’après-guerre en Italie, les films néoréalistes et l’élan pris par Fellini.
profondément marqué par le néoréalisme. Ni mou- L’insolence d’Alberto est un trait d’ironie supplémen-
vement, ni école, ce court épisode de l’histoire du taire à l’égard de certains néoréalistes dogmatiques
cinéma italien correspond à un élan commun des qui reprochèrent à Fellini d’avoir trahi le mouve-
cinéastes vers la recherche de la réalité. Les tour- ment. La poursuite des vitelloni par les ouvriers
nages en extérieur, en éclairage naturel, avec parfois illustre cette attaque, mais aussi la difficulté de se
des acteurs amateurs, sont privilégiés, mais aucune défaire d’une influence qui, bien souvent, vous
règle théorique n’est édictée. Chaque réalisateur, rattrape : à cet instant, le ciel gris rejoint justement
souhaitant témoigner du présent ou du passé les vitelloni maintenant filmés sous la même lumière
proche, de la guerre et des difficultés de la recons- que les ouvriers. Leopoldo tente vainement de se
truction, l’exprime à sa façon. Devenu cinéaste, disculper : « Je suis socialiste ! », clame-t-il. La justi-
Fellini accompagne, dans ses premiers films, le fication du personnage semble être déjà une réponse
déclin du néoréalisme qui disparaît au milieu des à la critique italienne qui, à la sortie du film,
années cinquante. condamna le manque d’engagement de Fellini :
La célèbre séquence des vitelloni poursuivis par les « On me reprochait d’avoir situé le film dans une
ouvriers peut être interprétée comme la mise en province qui n’avait pas une identité précise, on
scène humoristique du détachement de Fellini par m’accusait de trop insister sur la poétique de la
rapport au néoréalisme. En filmant des hommes au mémoire et de n’avoir pas su donner au film une
travail sur le bord d’une route, le cinéaste frôle la signification politique précise1. »
critique sociale (thème de prédilection du néoréalis-
me), puis s’en détourne, prend de la distance, à l’instar
de la voiture des vitelloni qui s’éloigne. L’esthétique > Néoréalismes
particulière de ce fragment souligne cette prise d’autonomie du bitume, tandis qu’un ciel plombé pèse sur les ouvriers. Témoin Au-delà du sarcasme, Les Vitelloni montre aussi
cinéaste. Deux qualités d’image sont associées : le noir et blanc de ce découpage atmosphérique, le champ-contrechamp qui que le néoréalisme est un phénomène pluriel, multiforme, dans
contrasté employé pour filmer la bande des vitelloni tranche sur la oppose les deux groupes a donc été tourné sous deux ciels, ensuite lequel les recherches esthétiques ne sont pas exclues. Le film de
photographie plus grise, plus terne, utilisée pour le groupe d’ou- rapprochés au montage. La différence de tonalité, si elle souligne Fellini retient davantage l’élégance de style du Visconti d’après-
vriers. Le soleil projette nettement l’ombre de la voiture sur le l’opposition entre les oisifs et les travailleurs, est aussi un moyen guerre que la critique sociale, bien souvent véhiculée dans les

1 Federico Fellini, Fellini par Fellini, opus cité, p. 89.


23

films se proclamant néoréalistes. Caterina, la jeune sou-


brette à sa fenêtre courtisée par son voisin Leopoldo, fait
penser à la fille de la famille de pêcheurs de La Terre
tremble (Luchino Visconti, 1948). Également cadrée de
Bibliographie
l’extérieur à sa fenêtre, elle est séduite par un garçon • « Federico Fellini aux sources de l’imaginaire »,
occupé à travailler dehors. La ressemblance des traits, le Études cinématographiques, n° 127-130, 1981, 139 p.
type méridional de ces adolescentes en quête d’amour Huit textes explorent aussi bien les sources d’inspiration de Fellini que
conjugué au motif pictural de la femme à sa fenêtre lie les certains de ses films (Amarcord, Les Clowns, Casanova et La Cité des femmes).
deux films dans une recherche plastique voisine. Le texte de Barthélemy Amengual, qui témoigne de l’évolution de l’œuvre de
La présence de Franco Interlenghi, qui interprète le rôle Fellini « du côté de chez Lumière » au « côté de Méliès » est fondamental.
de Moraldo, témoigne d’une autre facette du néoréalisme.
Il introduit dans l’univers de Fellini, une touche « zavat- • « Fellini », L’Arc, n°45, Aix-en-Provence, 2e trimestre 1971, 88 p.
tinienne » empreinte de mélancolie. L’acteur commença Ce numéro de L’Arc mêle astucieusement une interview de Fellini à des
sa carrière en jouant Pasquale, un des enfants de Sciuscià textes d’écrivains prestigieux (Jean-Marie Gustave Le Clézio, Claude Ollier).
(Vittorio De Sica, 1946) écrit par Cesare Zavattini, Fellini répond également à deux questions posées par Alain Resnais.
scénariste prolifique de films néoréalistes. Dans ce film,
le jeune garçon, souffrant de la misère au lendemain de la une rupture ni une révolte par rapport au cinéma passé. • Jean Collet, La Création selon Fellini, Paris, José Corti, 1990, 215 p.
guerre, cherche à gagner sa vie. Il travaille, puis commet Les réalisateurs qui ont débuté pendant la période Essai d’interprétation, ce livre explore la genèse d’une œuvre cinématogra-
de petits larcins qui le conduisent en prison. Les conver- néoréaliste affirment leur style et donnent leurs œuvres phique en la confrontant avec bonheur aux travaux de Gaston Bachelard.
sations de Moraldo avec Guido, le petit cheminot également les plus significatives. En 1960, sortent des œuvres capi-
tales comme L’Avventura de Michelangelo Antonioni, • « Entretiens avec Federico Fellini », Les Cahiers RTB, Série
condamné à travailler pour vivre, apparaissent comme
Rocco et ses frères de Luchino Visconti et, bien sûr, La Dolce Télécinéma, Belgique, 1962, 66 p.
une rencontre de l’acteur avec son personnage passé.
Vita de Fellini. Un nouveau principe d’unité gouvernera Ce texte, extrait des émissions télévisées belges La Double vue, interroge aussi
désormais l’œuvre de Fellini, obéissant aux valeurs bien les proches collaborateurs de Fellini que Michelangelo Antonioni ou
> L’élan de la comédie, figuratives et plastiques de l’image. Le cinéaste est Cesare Zavattini sur la personnalité et l’œuvre du cinéaste.
l’impulsion de la modernité conscient de cette mutation : « Au début, probablement,
• « Federico Fellini », dossier Positif-Rivages, Paris, Rivages, 1988, 191 p.
je subissais davantage le caractère narratif du récit,
Si Les Vitelloni témoigne de l’éclatement du néoréa-
je faisais un cinéma plutôt paralittéraire que plastique. Volume anthologique qui offre, outre une sélection des textes sur l’œuvre de
lisme, ce film est aussi un des points d’ancrage de la
C’est seulement plus tard que je me suis fié davantage Fellini parus dans les colonnes de la revue Positif et quelques textes inédits,
comédie « à l’italienne ». Celle-ci trouve ses racines dans
à l’image4. ». un ensemble de dessins du cinéaste.
la commedia dell’arte à laquelle elle emprunte ses per-
sonnages et ses masques et fleurit dans les années soixante. • Fellini par Fellini. Entretiens avec Giovanni Grazzini, Paris,
Elle « n’hésite plus à traiter des sujets dramatiques en Flammarion, coll. « Champs contre-champs », 1987, 185 p.
termes comiques et à mélanger la drôlerie la plus débridée
Fellini, Federico, Je suis un grand menteur. Entretien avec Damien Pettigrew,
avec le désespoir le plus noir (...)2 ». Tout comme
Paris, L’Arche, 1994, 174 p.
Les Vitelloni, Le Pigeon (I soliti ignoti, Mario Monicelli,
1958), illustre la nonchalance des vitelloni3, mais poussée • Federico Fellini, Propos, Paris, Buchet-Chastel,
à l’extrême. coll. « Ramsay-Poche », 1980, 237 p.
Les bifurcations de l’histoire qui décousent le récit des
Vitelloni, l’absence de progression dramatique qui déso- • André Bazin, « Cabiria, ou Le Voyage au bout du néoréalisme »,
riente le spectateur habitué à suivre le droit-fil d’un récit in Qu’est-ce que le cinéma ?, Paris, Les Éditions du Cerf, coll. « 7e Art »,
sont aussi les signes de la « modernité » qui s’épanouira p. 337-345.
dans les années soixante, notamment en Europe. Cet article de 1957 propose, notamment, une réflexion sur le personnage
La « modernité » du cinéma en Italie ne constitue pas fellinien et un point de vue sur la place de Fellini dans le néoréalisme.

2 Jean A. Gili, La Comédie italienne, opus cité, p. 112.


3 L’escapade sur les toits et l’échec lamentable de leur cambriolage ne sont pas sans rappeler le vol minable de l’ange par Fausto et Moraldo.
4 Fellini par Fellini, opus cité, p. 86.

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