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CAHIERS

DU
OI
CINEMA 401
CAHIE
DU 401
N° 401 NOVEMBRE 1987
CINEMA Editorial : Le prince et l’empereur, par Serge Toubiana p.3
DIRECTEUR DE LA REDACTION « LE DERNIER EMPEREUR » DE BERNARDO BERTOLUCCI
REDACTEUR EN CHEF
Serge Toubiana Le vaste pays de |’4me, par Alain Philippon p.5
SECRETAIRE GENERALE Entretien avec Bernardo Bertolucci : Sur les traces de Pu Yi p.8
DE LA REDACTION
Claudine Paquot Journal de tournage (extraits), par Fabien S. Gerard p. 11
COMITE DE REDACTION
Olivier Assayas « LE SICILIEN », DE MICHAEL CIMINO
Antoine de Baecque
Alain Bergala La colére d’Achille, par lannis Katsahnias p. 15
Pascal Bonitzer
Thierry Cazals Entretien avec Michael Cimino : Un album de famille p. 19
Marc Chevrie
lannis Katsahnias LE CINEMA DE KUBRICK
Hervé Le Roux
Joél Magny L’homme labyrinthe, par Thierry Cazals p. 23
Alain Philippon Full Metal Jacket : Permis de détruire, par Paul Virilio p. 29
Frédéric Sabouraud
Charles Tesson LETTRE DE HOLLYWOOD
Ont collaboré 4 ce numéro :
Laurent Benoit Le retour de Budd Boetticher, par Bill Krohn p. 34
Jean-Paul Fargier
Fabien S. Gerard « ZEGEN » DE DE SHOHE! IMAMURA
Mare Hunyadi
Sylvie Pierre L’art d’accommoder les restes, par Frédéric Sabouraud p. 41
Bérénice Reynaud
Nicolas Saada Entretien avec Shohei Imamura : L’esthétique de la décadence p. 43
Frédéric Strauss
Dominique Villain CRITIQUES
SECRETARIAT
Elisabeth El Darai L’architecture des sens (Noce en Galilée), par Antoine de Baecque p. 45
MAQUETTE La chaine manquante (Le Record), par Frédéric Strauss p. 47
Renée Koch
Vincent Lunel Jeu de dames (Le Cri du hibou), par Joé| Magny p. 48
CORRESPONDANT
A LOS ANGELES Dialogue d’éxilés (La Photo), par Alain Philippon p. 50
Bill Krohn
LIVRES (CAHIERS DU NOTES SUR D’AUTRES FILMS
CINEMA) Fucking Fernand, Maladie d’amour, Making Mr Right, Nadine, Les vrais durs ne dansent pas.
DIRECTEUR GENERAL
p. 51
Serge Toubiana
SECRETAIRE GENERALE PRICK UP YOUR EARS - HOPE AND GLORY
Claudine Paquot
DIRECTEURS DE COLLECTION Le cinéma anglais a |’6preuve du temps, par lannis Katsahnias p. 55
Alain Bergala
Jean Narboni
ADMINISTRATION LE JOURNAL DES CAHIERS N° 77
Didier Costagliola Page |. Editorial. Quand les voix se taisent, par L’image, le son et les souvenirs, par Frédéric
COMPTABILITE Serge Toubiana Strauss
Nathalie Rebiére Page |. Festival d’automne : Tout Nanni Moretti, Page IX. Locarno 1987 : Hiatus, par Marc Hunyadi
ABONNEMENTS Découvrir David Neves, La Semaine des Cahiers, Page X. Bréves, bréves, par Nicolas Saada et
46.56.89.00 Vidéo d’automne Frédéric Sabouraud
PHOTOTHEQUE Page Ill. Noce en Galilée. Entretien avec Michel Page XI. Télévision. Kauffmann zappe-t-il ?, par
Catherine Frochen Khleifi : La force du faible Jean-Paul Fargier
GERANT DE LA SARL Page IV. Préface a un festival audio-visuel & Page XII. Secret défense, par Joél Magny. Rendez-
EDITIONS DE L’ETOILE Cannes: Flux et reflux, par Frédéric Sabouraud vous @ la télé. Scorsese + Jackson = clip, par
Serge Toubiana Page VI. What a flash et Histoire et passion de Nicolas Saada
Jean-Michel Barjol : Des aventures solitaires, par Page XIII. Vidéo. Peintures électroniques a Lille,
DIRECTEUR Frédéric Strauss par Laurent Benoit.
DE LA PUBLICATION Page VI. Alain Douarinou, par Dominique Villain Page XIV. Pierre Braunberger. Du cinéma comme
Serge Daney Page VII. Le Festival des festivals : L’est a I’hori- art tauromachique, par Joé!l Magny. Livres parus
SERVICES GENERAUX zon, par Bérénice Reynaud Page XVI. Informations
Florence Le Meur Page VIII. Deuxiéme festival de l'image de film:

CHEF DE PUBLICITE
Florence Huet de Préville
PUBLICITE En couverture Le dernier empereur de Bernardo Bertolucci
SOFIAC REGIE
8, rue de Furstenberg, 75006 Paris
Tél. : (1) 43.25.08.48
CAHIERS DU CINEMA
9, passage de la Boule Blanche
(60, rue du Fg Saint-Antoine)
75012 PARIS Edité par les Editions de l’Etolle. SARL au capital de 750 000 F - RC 572183738. Commission paritaire n° 57650. Dépét
Tél. : 43.43.92.20. légal. Photocomposition, Italiques. 75018 Paris. Photogravure : Fotimprim. Imprimé par PPI, brochage S.A.P.
FRANCOIS TRUFFAUT

LE PLAISIR DES YEUX

CAHIERS DU CINEMA

TRUFFAUT ECRIVAIN DE CINEMA


Recueil des pricipaux textes de Francois Truffaut qui reflétent
une intense activité d’écriture dont le talent et la fécondité
sont unanimement reconnus : depuis ses articles critiques et
parfois polémiques des années 50 (« une certaine tendance
du cinéma frangais »), jusqu’a des textes plus récents sur sa
propre expérience de cinéaste, de courts essais en hommage
a des cinéastes, des écrivains, des témoignages sur les
comédiens avec lesquels il eut plaisir 4 travailler.

256 pages
Format : 16,5 x 23,5
99 francs
En vente le 14 octobre 87

CAHIERS DU CINEMA
EDITORIAL

LE PRINCE ET L’EMPEREUR
PAR SERGE TOUBIANA

Dans la course-poursuite pathétique 4 laquelle se livrent sous nos yeux la Télévision


et le Cinéma, ces cousins ennemis rivalisant pour garder le « leadership» du
« spectacle du monde en images », il est bon de noter que quelques films, réalisés
par des cinéastes d’envergure (le mot « auteur » leur convenant parfaitement), relévent
le défi, se donnent les moyens de raconter —en anglais, of course— des vies
légendaires, des épopées historiques qui, par la taille que leur confére le « mythe »,
nous apparaissent a l’écran « bigger than life ».
Ainsi, ce mois-ci les films de Cimino et Bertolucci, The Sicilian et The Last
emperor, que rien a priori ne rapproche, si ce n’est que leurs auteurs osent prendre a
bras le corps le désir qui les pousse a se confronter 4 des personnages portés par
l’Histoire, se mesurant a elle, nourris d’une volonté de puissance a la fois sans égale,
mais illusoire. Le petit Pu Yi, empereur dés l’enfance et prisonnier de son statut « de
pacotille », et le jeune et séduisant Salvatore Giuliano, chacun a leur maniére, a mille
lieues l’un de l’autre, ont peut-étre un point en commun: ils se sont crus a un
moment donné portés par les dieux (comme l’Empédocle de Hdlderlin, filmé par
Straub : ce beau film serait le troisiéme élément d’une trilogie sur le pouvoir, avec
les films de Cimino et Bertolucci), souverains d’un royaume purement « imaginaire »,
avant de vivre une cruelle désillusion.
Ce que racontent ces films, au demeurant fort différents, a travers le regard et la
mise en scéne de deux cinéastes parmi les plus doués du cinéma international, c’est
Vhistoire de deux personnages enfantins, naifs au point de friser l’infantilisme, l’un
revétu d’une gloire ou d’une aura quasi religieuse (dans le film de Cimino, Giuliano
est une figure de Saint porté par le sentiment d’un Devoir envers le peuple), |’autre
prisonnier d’un habit d’empereur qu’il n’a pas désiré (Pu Yi), qui se laissent enfermer
dans le territoire étroit de leurs illusions, et sur qui le piége politique va trés vite se
refermer. Giuliano et Pu Yi ne révent que de souveraineté, et de la possible jouissance
que procure cette souveraineté, 14 ol, dans des contextes historiques hétérogénes, le
vrai pouvoir se joue ailleurs.
Ce qui appartient en propre 4 Cimino dans The Sicilian, c’est ce désir fou du
personnage d’espérer un jour étre |’instigateur du rattachement de la Sicile aux Etats-
Unis (le passage le plus fort du film se situe autour de l’épisode ot Giuliano espére
convaincre le président Truman que son réve est possible). On retrouve la un théme
cher a4 l’auteur de Deer Hunter et Heaven’s Gate, qui est le brassage des nationalités,
Vidée trés « fordienne » que le pays ou le territoire dont on est le sujet, l’enfant, ou
plus exactement /’élu, est celui qu’on se donne 4 soi-méme, prét 4 nous accueillir,
plutét que celui qui nous a vu naitre et dont on a, de maniére purement administrative,
la citoyenneté. Ce fil conducteur de l’ceuvre de Cimino est présent dans son dernier
film, malheureusement de maniére trop ténue, ou recouvert par d’autres inspirations
cinématographiques, plus européennes (impossible de ne pas penser a Visconti en
voyant The Sicilian), dans lesquelles le cinéaste américain évolue de fagon moins libre
qu’a l’ordinaire. D’ot une légére déception.
Ce théme du territoire est également au centre du film de Bertolucci, de maniére
différente. Pu Yi régne sur un empire fermé, qui se limite a la Cité interdite, d’ot
Vhistoire — avec un grand H — est exclue. L’itinéraire du jeune empereur, qui
ressemble a un trajet analytique, est celui de l’apprentissage cruel d’une liberté vraie,
qui supposera pour lui qu’il apprenne 4 se libérer de cette « volonté de puissance »
qu’on lui aura inculquée, presque malgré lui, dans sa toute jeunesse.
Ces deux films ne se contentent pas d’étre des paraboles sur des figures de I’histoire,
ils sont aussi et avant tous des métaphores du cinéma lui-méme : cet art de rechercher
la singularité d’un regard sur le monde et |’humanité, derriére l’apparence du spectacle
et la machinerie des moyens mis en ceuvre pour le mettre en scéne. S.T.
de la Cité interdite, sous |'cell di le 'occupant japonais (photo Angelo Novi)
sortant pour la premiére fois de lenceinte
Pu Yi et l'impératrice
« LE DERNIER EMPEREUR »
DE BERNARDO BERTOLUCCI

LE VASTE PAYS
DE L’AME
PAR ALAIN PHILIPPON

La Tragédie d’un homme ridicule était sorti en France en


1981. Pour qui a toujours suivi avec ferveur le cinéma de
Bernardo Bertolucci (méme si tous ses films ne sont pas
toujours pleinement convaincants, son ceuvre est passion-
nante), l’attente a été longue. Six ans plus tard, Le Dernier
empereur nous arrive enfin, enrichi, si je puis me permettre
ce paradoxe, par l’échec du montage financier de La Moisson
rouge, et par les trois ans de travail du cinéaste en Chine,
pour ce qui est a ce jour son film le plus cofteux et le plus
ambitieux. Qui attendait avec impatience des nouvelles de
Bertolucci avait de quoi étre un peu inquiet : n’allait-il pas
tomber dans le piége de la superproduction internationale en
langue anglaise, donner dans la fresque historico-décorative
académique, perdre un peu de son Ame, ou se perdre tout
court, dans l’entreprise ? Il n’en est rien: si les personnages
parlent anglais, Bernardo Bertolucci, quant a lui, parle
toujours le Bertolucci, et signe avec Le Dernier empereur a la
fois un spectacle magnifique et un film totalement personnel.
L’une des clés de la réussite est qu’en dépit de ses bonnes
centaines de figurants, Le Dernier empereur est un film
intimiste. Plus encore, le film repose sur une double intimité :
celle, premiére, immédiate, indispensable et profondément
émouvante, de Bertolucci avec la figure de Pu Yi, et celle de
Pu Yi lui-méme avec ses proches. Le film privilégie largement
cette intimité fictionnelle, en observant avec tact et pertinence
les rapports de l’Empereur avec les quelques personnes
— finalement peu nombreuses : c’est largement le sujet du
film, cette solitude forcée et croissante — qui ont partagé tel
ou tel moment de sa vie : sa nourrice, ses deux épouses, son
majordome, son précepteur écossais, et peut-étre toujours
6 « LE DERNIER EMPEREUR » DE BERNARDO BERTOLUCCI
(c’est une figure-clé) son rééducateur lors de son séjour en traditions, occidentalise l’empereur. C’est lui le passeur entre
prison. Rappelons briévement les faits: le présent de la l’Occident et |’Orient. Si la bicyclette qu’il offre 4 Pu Yi (une
narration est le séjour en prison de Pu Yi, de 1950 a 1959 superbe « Hirondelle » noire) préfigure de facon a la fois
(épilogue se situant en 1967), livré aux Chinois par les Russes tragique et ironique les millions de vélos de la Chine moderne,
aprés la seconde guerre mondiale et accusé, entre autres elle est surtout un symbole ambigu, celui d’une certaine forme
chefs d’inculpation, d’avoir collaboré avec les Japonais. de liberté pour Pu Yi (au grand dam de son entourage), mais
Inlassablement, on essaie de le rééduquer, et le film, en une qui rend d’autant plus manifeste (et, 4 une ou deux reprises,
construction en flashes-back tout a fait convaincante, privilégie totalement poignant) son enfermement dans la Cité interdite.
des moments de la vie de Pu Yi: les trois Ages (trois, dix, Le personnage de Johnston donne lieu 4 quelques-unes des
quinze ans) de sa vie d’empereur-enfant et adolescent a partir séquences les plus réussies du film, élégantes, légéres, souvent
de 1908, son exil dans les années trente, sa tentative de dréles — jusqu’a ce que le rire se glace, comme dans la
reconstituer avec les Japonais un empire dans sa région natale superbe scéne ot Pu Yi, en tenue occidentale, joue au tennis
(la Mandchourie, rebaptisée Manchoukuo), |’échec final. Les sous l’arbitrage d’un Johnston plus british que jamais et ot
dés de l’Histoire sont pipés dés le début ou presque, puisque on vient l’arréter: irruption de la politique dans le jeu,
celui que l’on installe sur le tréne impérial en 1908 n’a que comme si tout cela n’était qu’une gigantesque farce de
trois ans, et que la Chine devient une république en 1912. Vhistoire, une farce de mauvais gofit, a la fois tragique et
Seulement toléré (la vénération pour la figure impériale est dérisoire.
quand méme une tradition millénaire que l’on ne peut Lorsque Bertolucci déclare qu’il n’est pas historien, mais
interrompre du jour au lendemain), l’empereur ne régnera conteur d’histoires, il faut l’entendre a la lettre. Ce qui le
que dans l’enceinte de la Cité interdite, sur un empire d’autant passionne dans le personnage de Pu Yi, c’est le mouvement
plus dérisoire qu’il sera fastueux. C’est dire que, tout au long entre permanence et mutation, pérennité et changement :
du film, Pu Yi ne fera que passer d’une prison a une autre, pérennité d’une culture millénaire, parasitée par les mutations
et ne pourra exercer qu’un simulacre de pouvoir, un pouvoir événementielles, historiques. Mieux que tout autre figure
factice et théatral, de pure forme, impuissant qu’il sera a bertoluccienne, Pu Yi incarne cette double vocation de
aller contre le cours de I’Histoire. Pu Yi est vite conscient du V’Histoire et de la vie. La dialectique de ce qui dure (de ce
pathétique et de l’absurdité de sa situation. Entre les scénes qui résiste) et de ce qui change ne peut guére ne pas évoquer
somptueuses du début, ot plus de mille personnes se proster- le processus analytique, plus d’une fois a l’ceuvre dans le
nent devant un bébé-empereur, et la suite des événements, on cinéma de Bernardo Bertolucci. Le lieu par excellence oti se
assiste 4 une dégradation du décor (le palais est pillé, joue de facon cruciale ce double mouvement est la prison
souillé par la corruption) et des personnages, qui ira, pour communiste, ol Pu Yi est amené a revenir sur son passé,
Vimpératrice, jusqu’a la folie : théme bertoluccien par excel- comme un analysant qui a la fois s’accrocherait 4 son
lence que celui de la dialectique de l’ordre et du désordre, de symptéme (a son noyau dur, permanent) et le verrait en méme
la raison et de la folie, mélant la politique et le sexuel, temps s’éclairer. On ne trouve la aucune trace de manichéisme,
privilégiant tantét l’un (Novecento), tantét l’autre (Dernier alors que la porte était grande ouverte au trait excessivement
tango a@ Paris, La Luna), jouant le plus souvent sur les deux souligné, a la dénonciation de la terreur carcérale et du lavage
tableaux (Le Conformiste, La Tragédie d’un homme ridicule). de cerveau. Il faut croire Bertolucci lorsque, dans |’entretien
Le Dernier empereur, quant a lui, travaille moins sur le sexuel que nous publions, il voit la rééducation de Pu Yi comme
que sur l’affectif. une « psychanalyse forcée » (idée dont je suis forcément
D’affects, il est beaucoup question ici. Bertolucci fait de la jaloux). S’il ne fallait qu’une preuve de ce refus du mani-
vie de Pu Yi une accumulation de traumatismes plus ou moins chéisme (Bertolucci, comme Pu Yi, veut comprendre, pas
violents, mais dont l’impact sur le spectateur est d’autant plus dénoncer), je la verrais dans le personnage du rééducateur,
fort que Bertolucci les traite le plus souvent avec discrétion, figure passionnante, parce que complexe, qui lui aussi cherche
presque avec douceur, suivant en cela la fagon qu’a Pu Yi moins a juger qu’Aa comprendre et a opérer en Pu Yi un
d’encaisser les coups sans pouvoir y répondre, avec un sens changement qu’il veut salutaire. Il y a une noblesse évidente
de la fatalité (le processus de dégradation est inexorable) qui chez ce personnage (c’est lui qui demande constamment a
rend plus aigus encore ses moments de révolte. Le film entier l’autre interrogateur, nettement plus musclé, d’agir avec plus
est la généralisation, l’extension a toute une vie, d’un trauma de douceur), et je ne suis pas loin de le voir comme le double
. premier, originel, éminemment bertoluccien : la séparation de (c6té peuple) de Pu Yi: lui aussi, a la fin du film, lorsqu’il
Venfant d’avec sa mére (on est trés prés de La Luna, et, sera humilié — nouveau retournement de |’Histoire — par les
plus largement, du Conformiste). Cette premiére expérience gardes rouges, devra « comprendre », et ce sera défendu par
douloureuse de la séparation et du sevrage donne lieu 4 une Pu Yi, dans un superbe mouvement d’ahurissement et de
scéne magnifique ot le petit Pu Yi, dans un moment de compassion.
détresse, dégrafe le vétement de sa nourrice, en cherche le L’interaction entre pérennité et mutation renvoie a la
sein, et s’y abandonne. Comme |’adolescent héroinomane de fascination manifeste de Bertolucci pour I’aristocratie et les
La Luna, Pu Yi va vivre sous le signe du manque, d’un figures du passé. Au-dela de la splendeur de la forme, il y a
manque permanent, inscrit au plus profond de lui et accentué chez lui quelque chose de la fascination viscontienne (du
par I’Histoire. Au trauma initial répondra plus tard un autre Guépard a Violence et passion) pour les derniers représentants
trauma, l’assassinat de l’enfant de l’impératrice, dont Pu Yi, d’une famille, d’une caste, d’une tradition, d’une culture, et
qui a toujours maille a partir avec la question de la substitu- l’on mesure le chemin parcouru par Bertolucci depuis |’éloge,
tion, n’est méme pas le pére. La séparation d’avec la Mére un peu trop didactique, du peuple dans Novecento. Cette
préfigure celle d’avec la Patrie, que Pu Yi retrouvera, soixante fascination pour une figure d’aristocrate est ce qui fait lien
ans plus tard, changée, tout comme lui aura changé. Autour entre le sujet et la forme du film. On connaissait le goiitt et le
de Pu Yi régnent des dignitaires, mais surtout des eunuques : talent de Bertolucci pour le filmage de la beauté des corps,
la figure paternelle est absente du film. Elle trouve un substitut des décors, son culte des lumiéres somptueuses et des mouve-
en la personne du précepteur écossais, Johnston (Peter ments de caméra hyper brillants. La Forme bertolucienne est
O’Toole est admirable), dont les liens privilégiés avec Pu Yi plus qu’élégante: elle est aristocratique. Il aura rarement
occupent une large part du film. Johnston a la fois connait autant que dans Le Dernier empereur déployé sa large palette
et respecte le Chine, et a la fois bouscule quelque peu les de peintre inspiré, aussi a l’aise dans la sobriété des scénes
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LE VASTE PAYS DE L’AME
intimistes que dans la magnificence des amples mouvements Le film est long et la place me manque pour citer d’autres
lyriques. Vittorio Storaro aidant, on retrouve ici les tonalités moments. Ses deux heures quarante étaient nécessaires, non
orangées chéres a Bertolucci, qui place sa mise en scéne sous seulement pour raconter soixante ans d’une vie, mais surtout
le signe d’une fluidité qu’on lui connaissait déja, mais qui pour atteindre a l’épaisseur et 4 la temporalité du romanesque.
atteint ici son apogée. La beauté formelle n’est ici jamais Il reste 4 dire que la langue anglaise ne pose probléme que
figée : sans donner le tourbillon, sans que Bertolucci céde a pendant un court moment d’accoutumance, (c’est la langue
la tentation de la forme pour la forme, les mouvements de la production, elle est dans la logique de l’entreprise), que
d’appareil ne s’arrétent guére sur la « belle image » a laquelle John Lone est admirable, subtil, pathétique, et que ses
V’apparat impérial invitait. De cet esprit, je vois un trait partenaires féminines sont exquises et superbement dirigées.
exemplaire dans le mouvement de Pu Yi enfant quittant le Le Dernier empereur se termine mezzo voce, avec une scéne
trdne ou il se trémousse, attiré par un ample rideau jaune qui belle a pleurer dont je dirai seulement qu’elle met en scéne
flotte doucement au vent, et qui sépare l’intérieur du palais un enfant et renvoie par la-méme au début du film : beaucoup
de la cour de la Cité. Le « Que c’est beau ! » que lance alors de choses ont changé mais le film se boucle sur lui-méme,
Venfant n’est pas seulement le cri intérieur du spectateur, et comme si Bertolucci avait tenu jusqu’au bout son pari de
ne reléve pas de la complaisance autosatisfaite, de la désigna- jouer a la fois sur ce qui change et sur ce qui perdure. Pari
tion par le cinéaste de la beauté de ce qu’il filme. Ce cri est gagné, comme |’est l’entreprise entiére, un grand bonheur de
en rapport avec le sujet : il désigne |’étre-artiste de Pu Yi, et cinéma, qui nous redonne confiance dans certaines superpro-
son désir de préserver |’art, la ot |’Histoire risque de le mettre ductions, quand le maitre d’ceuvre est assez fort, assez rusé,
en péril. De la méme fagon, une autre image représente ce assez amoureux de son sujet pour faire mieux que ne pas s’y
lien entre l’esthétique et, sinon le sujet, du moins le récit. perdre : s’y retrouver. A.P.
Lors de la scéne ot Pu Yi et ses deux épouses s’étreignent,
une lumiére orangée vient éclairer le drap. On croit d’abord
a un effet artificiel ; il s’agit en fait de la lueur d’un incendie... THE LAST EMPEROR (LE DERNIER EMPEREUR) (Grande-
Lorsque l’empereur déchu devient, comme il le dit lui-méme, Bretagne, 1987). Réalisation : Bernardo Bertolucci. Scénario : Mark
off, un play-boy, Bertolucci retrouve son godt pour le style Peploe, avec la collaboration de B. Bertolucci et Enzo Ungari.
arts-déco, comme dans Le Conformiste auquel on pense Image : Vittorio Storaro. Décors : Ferdinando Scarfiotti. Costumes :
James Acheson. Montage: Gabriella Cristiani. Musique: Ryuichi
beaucoup pendant toute cette partie du film, d’autant que
Sakamoto, David Byrne, Cong Su. Son : Ivan Sharrock, Bill Rowe.
Bertolucci y met en scéne un personnage féminin (une espionne Casting: Joanna Merlin (C.S.A.). Production: Jeremy Thomas.
dont l’aspect bande dessinée est malheureusement un peu Producteurs associés : Franco Giovalé, Herlihy. Directeur de produc-
génant) qui va entretenir des relations troubles avec |’une des tion ; Mario Cotone. Avec la collaboration de la China Film Co-
deux épouses de Pu Yi (un peu a la maniére de Dominique Production Corporation et des Beijing Film Studies. Interprétation :
Sanda et de Stefania Sandrelli dans Le Conformiste), tandis John Lone, Joan Chen, Peter O’Toole, Ying Ruocheng, Victor
que l’autre quittera sous la pluie, dans une trés belle séquence Wong, Dennis Dun, Ryuichi Sakamoto, Maggie Han, Ric Young,
nocturne, la politique tordue et |’amour impossible. Wu Jun Mei, Jade Go. Distribution : A.A.A. Durée : 160 min.

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« LE DERNIER EMPEREUR » DE BERNARDO BERTOLUCCI

SUR LES TRACES DE PU YI


ENTRETIEN AVEC BERNARDO BERTOLUCCI

Cahiers. Que s’est-il passé entre La Tragé-


die d’un homme ridicule en 1981, et votre
dernier film, Le Dernier Empereur ?
Bernardo Bertolucci. Apparemment, ¢a
faisait longtemps que je n’avais pas travaillé.
En fait, j’ai passé deux ans sur un projet,
Vadaptation de « Red Harvest » («« La Mois-
son rouge ») de Dashiel Hammett, dont j’ai
écrit deux versions du scénario, pour lequel
j’avais effectué les repérages et le casting.
Le film devait se faire avec Jack Nicholson,
et il y a eu une incompréhension entre moi
et le producteur du film, Grimaldi, qui a
tout fichu en l’air. Ca a été une grande
tristesse. Comme dans les déceptions
d’amour, j’ai voulu m’éloigner le plus possi-
ble, je suis parti de l’autre c6té du globe, du
far-west vers le far-east. J’avais ce livre
qu’un ami m’avait donné, |’autobiographie
de l’empereur de Chine, que je gardais un
peu.a distance : qu’est-ce qu’il y a de plus
loin que la Chine et son empereur ? Mais je
voulais vraiment réussir 4 m’éloigner de la
malédiction de «La Moisson rouge», si
génante parce que les choses ressemblent
toujours a elles-mémes: on prépare, on Bernardo Bertolucci sur le tournage du Dernier empereur (photo Nancy Campbell)
prépare, et tout se casse la figure. J’ai
demandé a Mark Peploe et 4 Enzo Ungari B. Bertolucci.. Au cours de mon premier de Malraux avait été un élément important
de venir avec moi en Chine. On est partis avec voyage, j’ai demandé aux Chinois pourquoi pour faire connaitre dans le monde le com-
deux projets : « La Condition humaine » et ce film ne se faisait pas. Ils ont souri, comme munisme chinois: il parle de la révolution
la vie de l’Empereur. II était clair que, pour d’habitude. « La Condition humaine », c’est comme d’une histoire d’amour, trés romanti-
les Chinois, les choses n’étaient pas mires Vhistoire d’une gréve qui s’est passée a que, qui se termine avec le sacrifice supréme.
pour faire « La Condition humaine ». Shanghai en 1927 et qui a été étouffée par Mais c’était la premiére fois que j’allais en
le Kuomintang et Chiang Kai-Shek, des Chine, j’avais le coup de foudre pour le pays
Cahiers. Beaucoup de cinéastes ont voulu milliers de communistes sont morts. Mais je et pour les gens, et je ne comprenais rien a
adapter le livre au cinéma, et aucun n’a ne comprenais pas cette sorte d’embarras de la Chine. Peut-étre que je comprends encore
jusqu’a présent réussi. la part des Chinois, je pensais que le livre moins maintenant, parce que c’est un de ces
pays ou le mystére augmente, au lieu de Mais nous avons travaillé sur d’autres livres reur, peut-étre a cause de ses propres conseils,
s’estomper. Pour quand méme essayer de — il en existe beaucoup —, sur des articles avait fait le mauvais choix.
comprendre, j’ai questionné des gens, j’ai de journaux, et, surtout, on a réussi a
méme rencontré des gens de l’Ambassade rencontrer beaucoup de gens qui |’avaient Cahiers. J/ y a une scéne dans le film ou
francaise. A la fin de ma petite enquéte, je connu. le livre de Johnston est controversé: c’est
crois avoir compris que le livre de Malraux, pendant I’un des interrogatoires de Pu Yi
Cahiers. Est-ce que vous étes également dans sa prison, et l’empereur réagit de
vu par les Chinois, pose deux problémes.
partis du livre de Reginald Johnston (Peter maniere tres émotionnelle.
C’est un livre sur la querelle entre Mao et
O'Toole dans le film), auquel il est fait
Chou En-Lai: la grande thése de Mao,
référence dans le film ?
c’était que la Révolution devait démarrer B. Bertolucci. Oui, quand le gouverneur
dans les campagnes, et Chou En-Lai, qui B. Bertolucci. C’est le meilleur des livres de la prison lit le livre, pour savoir des
était le leader de la gréve de Shanghai, avait qu’on ait lus sur cette période. C’était un choses. Et il est écrit dans le livre, qui a été
une autre conception, disons plus proléta- bon écrivain, et surtout, c’était un Ecossais publié en 1934, tout ce qui insinue que Pu
rienne. Et cette premiére grande gréve qui aimait la Chine a un point extraordinaire Yi a bel et bien été l’otage des Japonais,
ouvriére a été un véritable échec, disons (il y est resté 29-30 ans). Johnston parlait trés alors que l’empereur y était allé de sa propre
méme un massacre. C’est peut-étre pourquoi bien le chinois, il connaissait parfaitement la volonté. Evidemment, le gouverneur utilise
les Chinois trouvaient que ce n’était pas littérature chinoise et Confucius mieux que cela pour jeter Pu Yi dans le désarroi... De
encore le moment d’en parler publiquement. les Chinois eux-mémes. En 1908 et 1909, il a toutes maniéres, mon film va étre attaqué
D’un autre cété, j’ai pensé aussi que le écrit un pamphlet, « Lettre a un missionnaire sur la question du vrai et du faux. Il y a
roman se termine avec le martyre des prota- chrétien », je crois, sous un faux nom chi- déja eu une attaque trés violente dans /a
gonistes, ce qui pour nous est une sorte de nois, qui a été publié a Londres par un éditeur Repubblica, par un correspondant politique
« happy-end », mais pas pour les Chinois. progressiste. Il y accusait les missionnaires de italien qui a vu le film au Festival de Tokyo.
Pour eux, c’est comme si le livre se terminait polluer la culture chinoise. C’était une atti- Il a écrit: « Beau mais faux ». J’ai surtout
par quelque chose de négatif pour la révolu- tude un peu « pré-pasolinienne » : /’homolo- limpression qu’il y aura toujours certaines
tion. En méme temps, les Chinois étaient gazione culturale, comme disait Pasolini. Ce personnes qui vont penser ou écrire que j’ai
trés intéressés par l’histoire de Pu Yi. C’est livre lui a cofité le poste de Gouverneur de été moi-méme « rééduqué » par les Chinois
la qu’on a commencé 4 travailler. On a Hong Kong, plus tard. Ce que les Anglais et que le film a été fait par un cinéaste qui a
rencontré Pu Chieh, le frére de l’empereur, n’avaient pas compris, c’est que Johnston subi un «lavage de cerveau» quotidien
qui a quatre-vingts ans — tout cela se passait était un vrai conservateur. Son livre sur Pu (vires). Peut-étre... On a dit également que
en 1984— et Li Wenda, un nom rarement Yi a pour titre : « Twilight in the forbidden les prisons chinoises étaient des goulags
prononcé, qui était en fait le « négre » de City » (« Crépuscule dans la Cité interdite »). atroces, qui n’ont rien a voir avec la prison
Pu Yi. Pendant les dix années qu’il a passées En 1934, quand Pu Yi tombe dans le piége qu’on voit dans mon film. Ceux qui disent
en prison, on a forcé Pu Yi a écrire et a des Japonais, Johnston n’est plus 1a, il est ¢a connaissent bien la Chine, mais pas
récrire ses confessions dans de nombreux en Angleterre ot il est devenu, je crois, Phistoire de Pu Yi. La prison ow il était
cahiers. A un certain moment, Chou En-Lai, Directeur de I’Ecole des Langues orientales. enfermé était faite sur mesure pour lui.
dont la mémoire reste en Chine celle d’un Mais il soutient le choix de Pu Yi, quand Peut-étre que le « public relation » de la
personnage extraordinaire, a rencontré Pu celui-ci accepte de devenir empereur de République Populaire chinoise avait vu les
choses en perspective, en devinant qu’un jour
Pu Yi deviendrait un personnage internatio-
nal, et qu’on ferait méme un film sur lui.
J’ai visité la prison et j’ai parlé longuement
avec le directeur de l’établissement. Et j’ai
fait jouer le vrai gouverneur de la prison,
j’ai montré la vraie rééducation de Pu Yi
dans la scéne du pardon, 4a la fin, quand on
lui accorde la grace. L’homme qui lui donne
le morceau de papier est le vrai rééducateur
de Pu Yi, il est aujourd’hui Directeur de
Puniversité de Police de Pékin.
Evidemment, « lavage de cerveau » est une
expression qui nous fait horreur. Mais de
quoi s’agissait-il ? De faire comprendre ses
erreurs a ce type, et faire en sorte qu’il
change. Changer, cela voulait dire compren-
dre, réfléchir sur le passé. La vérité de tout
cela m’a été démontrée par un détail. J’ai
demandé au rééducateur quel avait été le
crime du majordome de Pu Yi. « Aucun
crime », m’a-t-il dit. « Mais pourquoi était-
il lui aussi emprisonné ?. » « Parce que Pu
Yi n’aurait jamais survécu en prison sans
son majordome. » Ces gens voulaient vrai-
ment que Pu Yi change, et ils ne voulaient
pas d’un changement fictif. Ils ne lui ont
B. Bertolucci sur le tournage (photo Nancy Campbell)
jamais demandé de devenir communiste.
Aprés, lorsqu’il a été libéré, Pu Yi a été
Yi et lui a dit : Pourquoi n’écrivez-vous pas Mandchourie, sous l’occupation japonaise. représentant des minorités, ce qu’est aujour-
vos mémoires ? ». Ils lui ont proposé l’aide On a méme la trace d’un discours prononcé d’hui encore son frére, parce qu’ils sont des
d’un jeune journaliste, Li Wenda. C’est la par Johnston a la radio de Londres, le jour Mandchous. Personnellement, j’ai compris
premiére personne que nous avons rencon- du couronnement, en mars 1934. Il semble qu’en Chine, l’idée de justice est assez diffé-
trée. Ces « mémoires » ont été corrigés a la aussi que Johnston, qui est mort en 1937 ou rente de la nétre. Ici, la premiére pulsion de
fin par l’écrivain le plus important de l’aprés- 38, soit retourné deux jours en Manchoukuo la justice c’est de punir. La-bas, le facteur
guerre, Lao She, qui était mandchou comme en 1935, mais on n’a aucun document disant important c’est le changement, la rééduca-
Pu Yi, et qui a donné, je crois, du style au la raison de ce voyage. Je crois qu’il a eu tion. Tout cela est dans la complexité du
livre. Celui-ci, fait a plusieurs mains, a été une terrible déception et il n’en a jamais marxisme chinois, qui se méle sfirement a
notre guide pour ce qui est de la chronologie. parlé. Il a di se rendre compte que l’Empe- des éléments confucéens, et méme taoistes.
10 A PROPOS DU « DERNIER EMPEREUR »

es

* J
Peter O’Toole dans le réle de Reginald Johnston, le précepteur écossais du jeune empereur (photo Angelo Novi) - Pu Yi a quinze ans, (photo Angelo Novi)
Cahiers. Il y a une scéne dans la prison dire que les citoyens modéles sont des empe- idéal pour ce film, parce que je voulais rester
ou on reproche a@ Pu Yi d’accepter toutes les reurs, si on reste dans la logique chinoise indépendant, faire un film en dehors des
accusations portées contre lui, comme si ce (rires). grandes compagnies américaines. Jeremy
n’était pas la bonne réponse @ cette logique était d’accord avec moi. Il a réussi, avec une
de la rééducation. Cahiers. Est-ce que la figure de l’empereur grande efficacité, 4 maintenir cette idée de
est importante pour les Chinois aujourd’hui ? départ. Ce sont les Francais — le distributeur
B. Bertolucci. Oui, c’est peut-étre un peu
A.A.A. — qui nous ont aidés les premiers.
elliptique, je ne sais pas si c’est assez clair. B. Bertolucci. Lors de mon premier séjour
L’argent a servi a financer les voyages,
Le gouverneur dit a Pu Yi: « Vous vous en Chine, je me suis partagé en deux endroits.
V’écriture du scénario. Jeremy a également
étes cru le meilleur de tous pendant toute La chambre de I’hétel ot je discutais du
trouvé de l’argent auprés des banques. Notre
votre vie, maintenant vous vous croyez le contrat avec les Chinois, tous les jours, et la
but, c’était d’écrire le scénario, de faire le
pire : c’est la méme chose. » Et Pu Yi répond Cité interdite. Chaque jour, il y a cette sorte
casting, et ensuite d’aller trouver les Améri-
qu’ils lui sauvent la vie pour qu’il leur soit de « Prise du Palais d’hiver » qui se répéte,
cains, c’est-a-dire de ne les faire entrer dans
utile, et le gouverneur lui demande si c’est si avec trente mille touristes chinois qui vien-
le projet qu’une fois que le film avait trouvé
terrible d’étre utile... nent visiter, sans compter quelques centaines
une identité précise. C’était un pari.
Dans ma vision, cette histoire de lavage de d’occidentaux. D’un cété on voit l’invasion
cerveau correspond a une sorte d’itinéraire du peuple dans le Palais impérial, d’un autre
Cahiers. Dans cette premiére période, il
psychanalytique forcé. Ma vision du film, cé6té, on voit dans leurs yeux |’enchantement
vous fallait aussi l’accord des Chinois ?
c’est histoire d’un homme qui, a l’Age de de regarder les lieux ot vivait l’empereur.
trois ans, est condamné par |’Histoire a L’idée de l’empereur est trés enracinée chez B. Bertolucci. Oui. C’est ce qu’on a fait
devenir un malade omnipotent, et qui, pen- eux. Il parait méme que Mao Tsé Toung, en dés mon premier voyage. Leur accord repo-
dant toute sa vie, essaye de répéter ce premier 1958, avant que Pu Yi ne sorte de prison, a sait sur une seule condition : l’approbation
couronnement. Il arrive a le faire, mais a dit un jour en plein Comité central: du scénario, ce qui n’a pas posé probléme.
chaque fois il doit payer le prix de sa liberté. « Entendu que mon prédécesseur se porte Les seules choses qu’ils nous soulignaient,
A la fin de sa vie, il guérit de cette névrose. bien... » Et il a éclaté de rire — les autres c’étaient certaines erreurs historiques. Ils
C’est ca le changement, il me semble. Si Pu ont dfi rester médusés. Donc, méme Mao nous poussaient méme a un certain respect
Yi a changé, pour moi c’est au moment ou ironisait la-dessus, et je crois qu’il y a dans de la figure de l’empereur.
il sort de prison : la liberté le change. D’étre la figure de Mao quelques qualités impériales,
un Chinois au milieu des Chinois, c’est ¢a surtout les derniéres années. En général, les Cahiers. Qu’attendaient-ils du film ? Leur
qui l’a changé. gens a qui j’ai parlé considérent Pu Yi avec désir était le méme que le vétre ?
L’instrument psychanalytique, qui m’aide a sympathie, ils le voient un peu comme une
B. Bertolucci. Les Chinois sont trés prag-
m’éloigner du document historique que le victime pas vraiment responsable, a cause de
matiques. La dimension du business est trés
film ne veut pas étre, pour regagner une lage ou il a été assis sur ce tréne doré. Et
importante pour eux : on apportait de l’ar-
dimension intime et privée, cet instrument peut-étre qu’il y a encore des endroits perdus
gent en Chine. Ils se sont rendus compte, ou
devient en méme temps un révolver chargé a en Chine ov I’on ne sait pas qu’il n’y a plus
je les ai aidés 4 se rendre compte que c’était
blanc. Parce qu’en Chine, la notion d’indi- d’empereur! Le pays est tellement grand
le premier film occidental sur la Chine, sur
vidu est totalement différente de chez nous. (rires).
son histoire récente, que c’était important
L’empereur pour les Chinois était celui qui Cahiers. Comment s’est montée la produc- pour l’image de leur pays dans le monde. Je
labourait la terre le premier, c’était le premier
tion, et est-ce que Jeremy Thomas était crois qu’ils ont dit oui a l’histoire de Pu Yi
moissonneur, mais surtout, c’était le fils du
impliqué des le départ ? parce que c’est une histoire qui fait une large
Ciel, le lien entre la Terre et le Ciel une
B. Bertolucci. Au début, j’étais en Chine part au processus de réconciliation, idée qui
figure religieuse pour un peuple qui n’est
avec Mark Peploe, Enzo Ungari et Franco compte beaucoup dans la Chine d’aujour-
pas trés religieux, mais dont les points de
@hui. La réconciliation est a tous les
religiosité étaient les empereurs, les ancétres Giovalé, qui m’avait donné |’autobiographie,
niveaux: entre le passé et le présent, la
et les esprits. C’était aussi le modéle de tous et qui est le producteur associé. Il était
république et l’empire, |’Est et l’Ouest. De
les citoyens. Pu Yi n’a jamais pu étre un déja allé en Chine, il était notre « Chinese
modéle comme empereur, parce qu’il était connection». De retour a Londres, j’ai plus, le film donne une image de miséri-
un ex-empereur, ou un empereur fantoche. rencontré Jeremy avec qui il était question corde: ils n’ont pas tué l’empereur. Tout
Au moment ov il devient citoyen, il devient de faire un film, sans savoir lequel précisé-
soi-disant citoyen modéle. Alors on pourrait ment. J’ai pensé qu’il était le producteur Suite page 12
JOURNAL DE TOURNAGE
PAR FABIEN S. GERARD
Beijing, mercredi 24 septembre 1986, Cité Interdite Beijing, vendredi 26 septembre 1986, Cité Interdite
5 heures du matin, I’heure du liévre... Le jour n’est pas Chacun retient son souffle tandis que l’on enregistre la
encore levé sur la Cité Interdite, lorsque les quelque deux litanie rituelle recomposée ce matin méme par Su Cong,
mille figurants convoqués pour la grande séquence du qui nous servira de fond sonore une partie de la journée.
couronnement commencent a envahir par camions entiers Flanqué du prince Chun et du chambellan, le petit Pu Yi
les vestiaires provisoires occupant I’une des ailes de la cour s’ennuie a périr, isolé au sommet du tréne, devant le va-
d’entrée méridionale. Le soleil tape dur. La nervosité va et-vient des dignitaires munis du sceau impérial. Les heures
croissant. Il est midi, la caméra s’allume. ne s’envolent pas moins a la vitesse de la lumiére, 4 mesure
Pu Yi est 4gé de trois ans. Quelques semaines aprés que Nicola, sur la bréche depuis trois jours, sue sang et
avoir été désigné par Tzu Hsi pour recevoir le mandat du eau sous le harnais de sa steadycam. Si Bernardo l’a
Ciel, il se retrouve donc arraché a l’affection des siens spécialement fait venir de Rome, c’est qu’il tenait 4 donner
pour tréner au centre de la vaste salle de la Supréme a cette longue séquence la parfaite fluidité d’une vision
Harmonie. La steadycam suit dans la pénombre les pas subjective que seul permet ce type de caméra. Plus qu’une
du petit empereur en direction du voile jaune masquant la reconstitution historique 4 grand spectacle, il s’agit avant
porte. Silhouette minuscule, l’enfant court devant |’écran tout d’un couronnement vu au travers du souvenir qu’en
de lumiére qu’il tente d’attraper au vol a |’instant précis a gardé un petit enfant vieilli, un demi-siécle aprés la
ou celui-ci s’éléve vers l’extérieur pour former un ample dais cérémonie. Le réve d’une chose, en quelque sorte.
ventru, gonflé par le vent. Deux caméras supplémentaires, Le soleil a déja entamé sa course souterraine lorsque le
placées sur la terrasse, assurent le relais au-dehors tandis réalisateur achéve les derniers gros plans, 4 dix métres des
que cing cents mandarins en habits de cérémonie accomplis- projecteurs installés a l’extérieur des portes. Assez amer,
sent prostrés front contre terre, les neuf koutou impériaux. quelque peu frustré, il sait qu’il a da se limiter a l’essentiel.
A Vissue de la pause, un long travelling de la dolly doit Basil, notre flegmatique assistant de Hong Kong, aban-
accompagner Pu Yi sur plus de vingt métres jusqu’au bord donne définitivement ce soir la robe brodée de nuages
de l’escalier monumental situé a |’extrémité de l’esplanade, diaprés du pére de l’empereur. Pendant que Pierre Cardin,
d’ou nous découvrons alors avec lui la multitude houleuse un rien distant, musarde dans un coin, un peu lus loin le
et colorée des dignitaires et courtisans emplissant l’immense cinéaste Terry Gilliam retrouve James, son costumier
place de la Supréme Harmonie. Toute |’élite de l’empire habituel, auquel il vient proposer un nouveau projet des
achéve de se prosterner solennellement aux pieds du plus alléchants, Je Baron de Miinchausen. Au-dehors, le
nouveau maitre de la Chine. Vertige du pouvoir. Naissance silence absolu et les étoiles. C’est I’heure du chien... Les
de l’omnipotence. Une image primitive qui traumatisera feux d’un avion dans le ciel: peut-étre Jade Go, qui ce
V’enfant au point que, pendant le plus clair de sa vie, ce matin faisait ses adieux a la troupe, nous cherche-t-elle
dernier s’évertuera avec une obstination aveugle a recréer depuis son hublot ? Quelques-uns seulement réalisent le
les conditions de ce fantasme anachronique, désormais privilége qui nous est accordé de traverser ces lieux dans
condamné par |’Histoire. V’obscurité que peuplent revenants, démons et merveilles.
Beijing, jeudi 25 septembre 1986, Cité Interdite Soupirant entre son chrono et son polaroid, une scripte
Bernardo arrive sur les lieux a 7 heures. Il n’est pas romantique réve de passer une nuit entiére, une nuit de
encore tout a fait réveillé et prétend que nous faisons tous pleine lune dans l’enceinte carrée.
un peu partie de son dernier songe. Un inconscient avait
osé demander hier ce qu’il adviendrait en cas de grisaille... Extrait de « Ombres jaunes» par Fabien S. Gerard.
Aprés quinze jours de beau temps, ce matin les nuages Journal de tournage Le Dernier empereur de Bernardo
bouchent complétement la voiite du ciel. Bertolucci. Editions Cahiers du cinéma. Vient de paraitre.
La steadycam poursuit d’abord Pu Yi parmi la foule,
avant de prendre directement sa place en subjective. La Tournage du Dernier empereur: ou comment faire avec les caprices d’un
scéne est laborieuse 4 boucler. Soutenue a bout portant enfant sacré empereur dés l’Age de 3 ans - Richard Wu dit « Baby Wu»
dans le réle de Pu Yi (photo Nancy Campbell)
par un systéme de suspension complexe, la caméra — qui
pése ses cinquante kilos — est d’un maniement fort peu
aisé. Baby Wu se trompe de chemin et rallonge le parcours
de plusieurs métres ; le barrage des projecteurs entre un
instant dans le champ; ou bien encore la réserve de
pellicule, limitée par le poids, ne suffit pas a arriver
jusqu’au bout du plan. Chacune des huits prises a son
probléme, mais gageons que le montage sera 4 méme d’en
retenir la quintessence.
Douze heures suffiront-elles pour achever demain le
début de la séquence a l’intérieur méme de la salle du
tréne ? Pas moins de deux ans de négociations chinoise-
ment évasives ont été nécessaires pour déboucher sur cette
autorisation exceptionnelle, et personne ne savait encore
avec certitude, il y a un mois, s’il ne faudrait pas en
reconstruire le décor a Cinecitta. Il fait presque nuit
lorsque nous quittons les lieux reconquis par le silence.
12 ENTRETIEN AVEC BERNARDO BERTOLUCCI
cela leur semblait positif. J’ai senti égale- plutét qu’une autre, alors que dans le flash- Chinoise, que j’ai rencontrée 4 Los Angeles
ment, sans en étre vraiment conscient, que back quelqu’un pense a quelque chose, fait et que je voulais pour jouer le réle de la
ma vision de cette histoire acceptait d’une un choix. Alors on est revenu a la premiére nourrice, parce que le sein devait étre juste :
certaine fagon l’idée du changement de idée, qui était d’ailleurs aussi dans Le Con- elle avait ce que je souhaitais. (les seins
l’homme. Le théme de la métamorphose est Sormiste ou dans Novecento. des Chinoises sont en général trés discrets).
trés sensible en ce moment dans ce pays. Quand je |’ai mieux connue, je l’ai choisie
Pendant ces trois années passées en Chine, Cahiers. Vous avez senti trés vite que le pour étre l’impératrice. Aprés, j’ai découvert
j’ai assisté 4 une sorte de métamorphose du film serait tres long? Ca n’a jamais posé qu’elle était l’une des premiéres stars chinoi-
pays, avec une dynamique trés militante, et probleme ? ses (elle s’appelle Chang-Chung en Chine).
trés rapide. Du coup, quand je suis revenu Un an plus tard, j’ai vu le film de Michael
B. Bertolucci. J’ai demandé qu’on me
ici, "Europe m’est apparue trés immobile. Cimino, L’Année du dragon, avec John
donne une limite. Le producteur m’a dit : Lone. Je le trouvais formidable, trés magnéti-
La Chine a résisté aux invasions, celles des
« Tu peux faire un film de deux heures et que, mais d’un narcissisme insupportable. Je
Mongols, des Mandchous, des Anglais, des
demie ». A la fin du montage, j’ai découvert lui ai dit qu’il devait oublier le miroir autour
Japonais, etc... mais le fleuve culturel chinois
qu’il m’avait menti. I] m’a dit la vérité: de lui. Peut-€tre que c’était dans le réle,
n’a jamais été interrompu. Le film s’est
«En effet, j’avais prévu deux heures
préparé dans des temps « un peu chinois » : parce que ce gangster est trés narcissique,
quarante-cing ! » (rires). J’étais trés angoissé
on voyageait, on revenait, on apprenait des mais quand méme... Alors on a travaillé ga :
a la fin, je n’arrivais plus 4 couper. C’est la « rééducation » de John ! Il a fait un vrai
choses, on faisait des repérages. Il fallait
bien d’avoir un producteur tellement lié a
essayer d’aller un peu a l’école, d’étre travail sur son narcissisme. II est léger, il a
un projet... On pourrait dire, comme Freud,
modeste et ouvert a tout. vraiment cette insoutenable légéreté d’étre
qu’il y a le « film terminable » et le « film l’Empereur de Chine. Il a trés bien compris
interminable ». C’est peut-étre parce que je
Cahiers. Pendant toute cette période, il mon idée que Pu Yi est tellement léger qu’il
fais peu de films. Si j’en faisais plus, j’aurais ne va jamais a fond, qu’il est donc un génie
n’y a jamais eu des moments ot vous avez
moins de problémes avec la séparation. de la survivance.
senti que c’était trop contraignant, trop
lourd, que ¢a prenait trop de temps et que
Cahiers. Comment s’est mise en place la Cahiers. Est-ce que ¢a a été difficile de
le film allait vous échapper ?
logistique du film, dont la production est diriger les enfants, surtout le premier Pu
B. Bertolucci. Non, parce que j’ai des tres internationale ? Yi?
rapports un peu enfantins, magiques, avec
B. Bertolucci. J’ai essayé d’avoir le plus B. Bertolucci. J’ai souvent voulu 1’étran-
mes films. La, je sentais que le film se
possible d’aide par les Chinois des Studios
faisait. J’étais absolument sfir et déterminé, gler! C’était trés difficile. J’ai été trés aidé
de Pékin, puisqu’on a travaillé avec la China
ce qui ne s’était pas passé avec La Moisson par deux choses. D’abord par ma deuxiéme
Film Coproduction, et avec Pekin’s Studios, assistante, Serena Canevari, qui était amou-
rouge.
ou on fait beaucoup de films. On a amené reuse de l’enfant et qui m’a beaucoup aidé,
tout ce qu’il fallait d’Italie et d’Angleterre : et par le fait que « Baby Wu », comme je
Cahiers. Est-ce que le scénario a beaucoup
toute mon équipe, plus le département costu- l’appelais, était fasciné par mon viseur. Voir
bougé pendant le tournage ?
mes et production qui venait de Londres. Ca
deux mille personnes prosternées devant lui
B. Bertolucci. Pour la premiére fois de ma faisait une équipe d’une centaine d’Italiens, ne lui faisait aucune impression, parce que
vie, j’ai travaillé sur le scénario un peu a la une vingtaine d’Anglais, et cent ou cent
sa mére est toujours prosternée devant lui :
maniére des anglo-saxons. En général, on cinquante Chinois. Les Chinois travaillent il est habitué (rires). Mais je lui prétais le
croit beaucoup que tout se passera lors de la plus tranquillement que nous. Il y a eu des
viseur, et il regardait. Le plus souvent il me
mise en scéne. La, j’ai eu l’occasion, en crises nerveuses vers la dixiéme semaine chez disait non. Quand je lui demandais une chose
travaillant avec un Anglais, de donner plus les gens de la production chinoise, parce trés simple, « Marche de la porte jusqu’ici »,
d’espace au travail du scénario. Il y a eu qu’ils étaient trés fatigués. Nous, on travaille il disait non. Je voyais mille ou deux mille
des changements, seulement ceux nécessaires a un rythme trés rapide. Eux, pour faire un
personnes qui attendaient, et cet enfant disait
pour que le film existe, et ne soit pas une film d’une heure et demie, ils prennent vingt
non! C’est la que j’ai eu des moments
simple illustration du scénario. L’élément ou vingt-cing semaines. Ils ont une autre
d’agressivité envers lui. Mais son plus grand
chinois, au niveau des corps, des scansions, notion du temps et en plus, ils sont payés
plaisir, c’était de monter sur la grue, et 1a, il
des rythmes a l’intérieur des plans, n’a pu par l’Etat, qu’ils travaillent ou pas... La
acceptait tout.
exister que devant la caméra, au moment du chose difficile a été le casting. Au début, il
tournage. semblait qu’il y avait trés peu d’acteurs en
Cahiers. Est-ce que le choix de la langue
Chine qui parlaient anglais. En fait, j’en ai
anglaise a posé probleme ?
Cahiers. Est-ce qu’a un moment vous avez trouvé plus que je ne croyais. Le petit Pu Yi
envisagé une autre construction que celle en vient de Los Angeles, celui qui a dix ans B. Bertolucci. Non. Je ne parle pas chinois,
Slashes-back ? vient de New York et celui qui se marie a je n’aurais pas pu faire le film en chinois.
quinze ans est de Pékin. John Lone habite Et les anciens Romains, les Martiens et
B. Bertolucci. Pour raconter soixante ans
en Amérique, mais est né 4 Hong Kong. les Chinois, au cinéma, ont toujours parlé
de la vie d’un homme, il faut privilégier
C’est un exemple de cosmopolitisme, mais anglais. Jules César parle anglais, les extra-
certaines choses. Si on raconte chronologi-
on a employé beaucoup de Chinois... terrestres aussi.
quement, il n’y a plus cet instrument de choix
qu’est le flash-back. Autrement, comment
Cahiers. Comment avez-vous rencontré Cahiers. Vous avez tourné en son direct ?
choisir une chose plutét qu’une autre ? Avec
John Lone ?
Enzo Ungari, on a travaillé sur ce que B. Bertolucci. Essentiellement, je n’ai eu
j’appellerais un « treatment », sur l’hypo- B. Bertolucci. Une fois, en revenant de que trois jours de’ post-synchronisation a
thése d’un film trés long, différent. Quand Chine, je suis passé par les Etats-Unis, et a Londres, et deux jours 4 New York, pour
Enzo n’a pas pu continuer a travailler avec Los Angeles, j’ai rencontré John Lone et quelques phrases qu’on ne comprenait pas
nous, il y a eu une évolution du scénario, a Joan Chen. De John Lone, j’avais vu une bien. J’ai da doubler Chen Kaige (le réalisa-
cause de l’hypothése télévision: il y aura piéce de théatre filmée. J’ai senti chez lui teur de La Terre jaune), qui joue le réle du
peut-étre une version télévision plus longue. une concentration, une tension que j’avais capitaine de la garde impériale qui va cher-
Maintenant, les films sont devenus comme Tarement rencontrée chez d’autres acteurs. cher l’enfant au début, et qu’on revoit ensuite
les cochons: on ne jette rien! Lors de la John a été mis, a six-sept ans, a l’école de quand |’enfant veut sortir en vélo de la Cité
troisiéme version du scénario, avec Mark, V’Opéra de Pékin, 4 Hong Kong, ov il est interdite. Je l’ai doublé parce que son anglais
on s’est convaincus, une nuit (je ne sais pas testé dix ans, comme dans un collége, dans était incompréhensible. C’est le metteur en
ce qu’on avait bu!) de faire le film de des conditions trés dures. Je crois qu’il y a scéne le plus important de la Nouvelle Vague
maniére chronologique. Et on a passé deux appris la concentration et la méditation. Puis chinoise, et c’était important pour moi de
ou trois mois a le récrire de cette fagon. il a émigré aux Etats-Unis, dans un monde ot
Mais a la fin, il y avait quelque chose jouer c’est régler ses comptes avec |’Actor’s
d’arbitraire dans le fait de montrer une chose Studio et Stanislavski. Joan Chen était une Suite page 58
| SuPER LEGERE. NIcOTINE
de Michael Cimino (photo David James)
Christophe Lambert dans le réle de Salvatore Giuliano-Le Sicilien
« LE SICILIEN » DE MICHAEL CIMINO

LA
COLERE D’ACHILLE
PAR IANNIS KATSAHNIAS

A force de suivre le chemin qu’il s’est lui-méme tracé,


Michael Cimino a été amené a atteindre le sommet de son
propre parcours, son Olympe. Et pourtant, son achévement
constitue une arme a double tranchant. Méme si l’ceuvre de
Cimino reste une des plus passionnantes que le cinéma
américain nous ait donnée, Le Sicilien, chapiteau posé sur
l’édifice bati durant treize années 4 travers cing films, en est
a la fois l’apothéose et le point limite. Ce n’est pas un hasard
si j’utilise les mots « Olympe » et « apothéose » car, dans le
cas du Sicilien, ils sont 4 prendre au pied de la lettre.
Longtemps Cimino a traqué ces paysages entre ciel et terre
qui lui permettraient d’élever ses personnages au-dessus des
humains, pour leur donner, |’espace d’un instant, les dimen-
sions tragiques de demi-dieux. « Dans mon idée, ce lieu devait
représenter un royaume chinois céleste et légendaire, baigné
d’une lumiére magique, ou l’on garde une jeunesse éternelle »,
disait-il 4 propos du loft de Tracy dans L’Année du dragon
(n° 377 des Cahiers). Il a eu la premiére vision de ce lieu
pendant le tournage de Voyage au bout de l’enfer. « Dans
The Deer Hunter, i/ y avait un plan de ce genre, pour lequel
nous avons dit courir contre la montre. C’était une scéne ou
Bobby (De Niro) est dans la montagne ; il traverse des rochers,
on voit la brume se lever dans le fond, et les reflets sur l’eau.
C’était au sommet d’une montagne, prés d’une cascade, dans
le Washington, entre deux pics. Un lieu extraordinaire au
dessus des nuages... J’étais la tres t6t, j’ai vu cette brume qui
montait et je me suis dit : ‘‘Mon Dieu, il faut filmer ¢a tout
de suite !’’... Heureusement, nous avons eu le plan et aussitét
cette vision s’est évanouie » (ibid.). On arrive ainsi aux
montagnes rocheuses de la Sicile, ces lieux haut placés vers
lesquels Salvatore Giuliano (Christophe Lambert) aspire, pris
par une ambition folle, un réve démesuré qui s’éléve contre
tous, la nature y compris. Une vision dans laquelle la Sicile
serait un bateau qui se détacherait de |’Italie pour voguer
Les Cahiers du Cinéma
présentent
8 inédits
L’AMOUREUSE
en présence des acteurs de la troupe
du théatre des Amandiers de JACQUES DOILLON Mercredi 18 novembre 20 h 30
Nanterre et de Jean-Frangois Goyet,
scénariste

PILOTE D’ESSAI (26 mn)


IVAN DIKHOVIDCHNI Jeudi 19 novembre 20 h 30
UNE MORT ORDINAIRE
ALEXANDER KAIDANOVSKI
(1h 07)
GARDENS OF STONE
Séance réservée aux abonnés des
Cahiers. Réservation par téléphone FRANCIS F. COPPOLA Vendredi 20 novembre 20 h 30
pour les deux cents premiers appels
au 43.43.92.20.

LA NUIT ITALIENNE CARLO MAZZACURATI Vendredi 20 novembre 22 h 15


(produit par Nanni Moretti)

LE FANTOME DU
THEATRE (13 mn) PASCAL KANE Samedi 21 novembre 18 h 00
ee reyAL LUC MOULLET
LA LUMIERE SOULEYMANE CISSE Samedi 21 novembre 20 h 30

CANDY MOUNTAIN ROBERT FRANK Samedi 21 novembre 22 h 15

KING LEAR Mardi 24 novembre 20 h 30


En présence de Jean-Luc Godard JEAN-LUC GODARD

fyslial d ‘nef,
a Vang pk ph
AU CLUB DE L’ETOILE
14, RUE TROYON. 75017 PARIS
LA COLERE D’ACHILLE 17
libre dans l’Océan vers les Etats-Unis. Un réve comme celui sur la position du dieu pendant le combat final. La mére est,
de Cimino lui-méme, qui n’a pas hésité a aller contre tous soit absente de l’ceuvre de Cimino, soit laissée a l’arriére-plan
pour réaliser un film (Heaven’s Gate) 4 la hauteur de son (j’ai beau avoir vu Voyage au bout de l’enfer plusieurs fois,
ambition. je ne me souviens que trés vaguement d’une figure maternelle
Le Sicilien est le contraire du film météore, de l’apparition tout de noir vétue, laissée dans l’ombre). Dans Le Sicilien,
qui tiendrait seule au-dessus d’un paysage cinématographique cette absence se fait d’autant plus remarquer que, dans la
lourdement chargé. L’ceuvre de Cimino ayant une structure réalité, la mére de Giuliano a joué un réle trés important (on
comparable a celle de « L’Iliade », chaque personnage, chaque imagine mal la Sicile sans méres). C’est 4 Hector Adonis
scéne, chaque mot du Sicilien est l’écho de quelque chose qui (Richard Bauer), ce personnage énigmatique au nom superbe
s’est passé auparavant, comme si sa filmographie constituait et au corps paraplégique, que Cimino a réservé ce réle et qui,
une vaste légende dont chaque film serait un chant. Je dis avec Don Masino (Joss Ackland), forment le couple fictif des
bien « écho » et pas rétrospective, réminiscence ou référence. parents de Giuliano. Don Masino avoue clairement son désir
Les origines de Salvatore Giuliano ne sont pas a chercher d’étre le pére, mais c’est 4 Hector Adonis qu’est dévolue la
dans une légende sicilienne quelconque. Le personnage de responsabilité de raconter l’histoire, c’est-a-dire de servir de
Cimino est le fruit du mariage qui a eu lieu dans Voyage au matrice au personnage. Le film s’ouvre avec lui : mouvement
bout de l’enfer, ce vaste rituel qui tient tout le début du film circulaire autour d’une place de Palerme pour signifier la
et qui rappelle celui de Thétis et de Pélée, les parents d’ Achille. genése de la fiction et Hector Adonis qui se rend a la prison
Que nous apprend la légende sur ce mariage ? Qu’Apollon pour amener la mort dans un flacon 4 |’ami traitre (Aspand).
s’est levé au banquet nuptial pour prophétiser une longue et A partir de ce point, le film reviendra en arriére pour raconter
heureuse vie au fruit de cette union. Mais lorsque, plus tard, Vhistoire de Giuliano a travers les yeux du vieux professeur.
Thétis apprit la mort de son fils tombé devant les remparts Mais qui est Hector Adonis ? Cimino nous le dit a travers le
de Troie, elle voulut savoir ce qu’Apollon faisait pendant poéme que le personnage récite a ses étudiants, « Les ames
qu’on tuait Achille. On lui dit qu’il descendit aider les Troyens des vieillards » de Constantin Cavafy. Comme le poéte
a V’achever. Le mauvais présage que personne ne vit au alexandrin qu’il affectionne particuliérement, Hector Adonis
mariage de Thétis et de Pélée, passa aussi inapercu dans celui est un esthéte. Pour lui, Salvatore Giuliano est une figure
de Voyage au bout de l’enfer. Lorsqu’un ancien se leva pour mythique qu’il réinvente complétement a l’image de son idéal
donner a boire aux nouveaux mariés dans un double verre, esthétique, comme le poéte recréait Achille, Marc Antoine,
en les mettant bien en garde que la moindre goutte versée des jeunes alexandrins de |’époque hellinistique et tant d’autres
serait un mauvais signe, personne ne vit la tache de vin rouge personnages mythiques. Hector Adonis est le regard qui a la
sur la robe de la mariée, comme si un dieu les avait tous force de voir ce dont il réve. A travers ses yeux, Salvatore
aveuglés. Giuliano se retrouve trés vite sur l’Olympe aux cétés du
Ainsi naquit Salvatore Giuliano, « le plus fort des hommes » Prince Borsa (Terence Stamp) et de Don Masino, filmé sur
comme disait Homére, avec un signe du sort placé, comme ces hauts-plateaux d’ot la profondeur de champ apparait
un talon d’Achille, quelque part sur son corps. Olympien et estompée par la perspective atmosphérique que crée la brume,
impassible sous les traits de Christophe Lambert, il représente des fonds comme on en voit dans ces tableaux des maitres
une figure du cinéma de Cimino ayant enfin acquis les italiens de la Renaissance.
dimensions du mythe. Mais pour que le personnage accéde a Et pourtant, le début du film nous avait présenté les choses
la légende, il faut qu’il soit sacrifié par une main aimée différemment. La premiére scéne qui suit l’ouverture qu’on a
et aimante. Homére décrivait ainsi la relation triangulaire décrite un peu plus haut, est construite selon un principe
d’Achille, de Patrocle et d’Hector pendant la guerre de Troie : dynamique du montage qui fait naitre le personnage de
Patrocle est l’ami d’Achille et quand ce dernier, offensé, Giuliano du choc de deux éléments opposés : les paysans dans
refuse d’aller se battre, il revét son armure et prend sa place les champs, la duchesse de Crotone (Barbara Sukowa) rentrant
au premier rang de la bataille. Tué par Hector, il sera vengé d’une promenade a cheval, et, entre les deux, la police arrétant
par son ami qui trainera le corps ennemi attaché derriére son Giuliano et Aspanu qui transportent du blé volé dans un
char autour de la tombe de Patrocle. Mais Achille mourra un cercueil. Le rapport est simple, presque naif, mais sa force
peu plus tard, frappé d’une fléche a son point faible qu’ Apol- permet au personnage de Giuliano de s’affirmer comme le
lon a indiqué aux Troyens. héros d’une légende a venir. Quand Giuliano blessé, ayant
L’amitié tragique de Giuliano et d’Aspant Pisciotta (John tué un policier, s’enfuit sur le cheval de la duchesse, mais
Turturro) a été programmée dés Thunderbolt and Lightfoot, surtout aprés avoir vaincu la mort dans le monastére ot il
le premier film de Cimino. Le Canardeur — c’était le titre trouve refuge, on dirait qu’il s’éloigne des vivants pour devenir
francais — raconte la rencontre initiale et la formation du la quatriéme planéte aux cétés de |’Eglise, de I’Aristocratie et
couple homosexuel, The Deer Hunter sa séparation par les de la Mafia, quatre planétes qui tournent autour de la Sicile
flammes de la guerre et le voyage jusqu’aux retrouvailles et sur des orbites différentes. Cimino abandonne le principe
le « I love you Nick » final, un peu avant que la mort vienne d’un montage dynamique fait d’oppositions pures et instincti-
séparer les deux amis. L’Année du dragon est le chant de la ves pour reprendre la sophistication de la mise en scéne
vengeance, pendant lequel l’ami en deuil traque |’assassin, viscontienne. C’est alors que survient la partie la plus faible
pour arriver, avec Le Sicilien, a la fin du cycle générateur de du film. Filmer un prince dans son intérieur ne consiste pas
mythes (vous rappelez-vous le superbe mouvement circulaire seulement a placer l’acteur dans le décor et a choisir l’angle
qui dominait Heaven’s Gate, le film qui, dans la mythologie de la prise de vue. Si Visconti faisait des plans-séquences,
de Cimino, tient la place de la Genése ?) et aux retrouvailles c’était pour permettre a l’image de communiquer au spectateur
avec l’ami qui, 4 force de changer de personnage, a fini par le sentiment que le personnage émane de l’architecture du
étre, a la fois, le fidéle et l’infidéle, l’ami et le traitre. Comme lieu, et que le moindre changement amené au décor serait
si c’était "histoire d’Achille, de Patrocle et d’Hector, Cimino fatal pour lui. Quand Cimino filme la duchesse de Crotone
raconte une relation triangulaire dont les deux cétés finissent traversant les piéces consécutives de son palais par des
par se rapprocher pour n’en plus former qu’un seul, ambiva- travellings avant alternés avec des travellings arriére, au lieu
lent. Ce qui manque ici, c’est la figure de la mére, cette image de mettre en valeur la superbe profondeur de champ que le
de Thétis qui déchirerait ses vétements en signe de désespoir décor lui offre, il détruit la forme dramatique de l’architecture
en apprenant la mort de son fils et qui interrogerait les vieux au profit d’un mouvement répétitif et, a la longue, lassant.
18 « LE SICILIEN » DE MICHAEL Unvinu

Le Sicilien de Michael Cimino

Si Parchitecte nous oblige a passer par autant de piéces avant devant le bal de la communauté russe dans Voyage au bout
d’arriver 4 la chambre a coucher de la duchesse au lieu de de l’enfer. Et pourtant, le méme décalage entre la musique et
nous y amener directement par un couloir, c’est tout d’abord la langue devrait exister dans les deux cas. Mais dans The
pour préserver son mystére et ensuite, pour créer une distance Deer Hunter on a affaire 4 des acteurs qui parlent américain
entre la noblesse et le reste du monde. Chaque piéce qu’on et qui dansent russe, tandis que dans Le Sicilien on parle
traverse est un pas de plus vers l’intimité de la maitresse des anglais et on danse américain, donc l’effet voulu s’évanouit
lieux ; on ne peut donc pas parcourir le palais avec la caméra avant méme d’étre énoncé. Si Le Dernier Empereur partage
comme si on y faisait une visite guidée. Visconti n’ignorait avec Le Sicilien le méme handicap de la langue anglaise, il
pas les régles imposées par le lieu, mais Cimino le filme sans s’en sort beaucoup mieux, tout d’abord parce que les acteurs
V’avoir senti et le rate forcément. C’est ainsi que l’image du chinois parlent anglais avec un accent et ensuite parce que la
prince Borsa, écoutant de la musique dans son observatoire, mise en scéne adopte le principe du portrait ot l’absence de
devient une pose, une attitude non comprise dans ce qu’elle a nuances des voix des acteurs est compensée par les couleurs
de plus dramatique, la place du personnage dans le monde suggestives de l’image.
dont il a hérité et qu’il veut garder hermétiquement fermé a Si le casting international et l’éloignement du pays natal ne
toute ingérence extérieure. Le seul moment ou Cimino rejoint sont pas forcément des handicaps, Le Sicilien reste le film le
Vampleur de son projet, c’est lors de la rencontre entre moins réussi de son auteur parce que la mise en scéne, au
Giuliano et Don Masino qui constitue, 4 mon sens, la plus lieu de s’interroger sur le dépaysement, se contente d’exécuter
belle scéne du film. On dirait que c’est Apollon qui rencontre un programme établi d’avance. On dirait qu’a force de vouloir
Achille et leur coexistence dans le méme plan fait naitre cette en faire le point culminant de sa filmographie, Cimino s’est
dimension mythique que le film cherche. Quand le prétre qui tellement éloigné de toute préoccupation dialectique que le
accompagne Don Masino se laisse tomber sur une chaise, film a fini par ressembler a un tableau édifiant, dépourvu de
dans un contre-champ, en voyant Giuliano apparaitre derriére toute force dramatique. Il semble oublier qu’Achille, avant
un rideau blanc que gonfle la brise, se baisser et baiser la de rentrer dans la légende est passé par la colére. LK
main de Don Masino, on peut penser que c’est plus par
respect devant ces deux demi-dieux que par fatigue, que le LE SICILIEN (USA, 1987). Réalisation : Michael Cimino.
prétre ne tient plus sur ses jambes. Malheureusement, le reste Scénario : Steve Shagan d’aprés le roman de Mario Puzo.
du film n’arrive jamais au méme niveau d’émotion, comme Images : Alex Thomson, BSC. Décor : Wolf Kroeger. Mon-
si, la solitude d’un mythe vivant entouré de personnages tage : Francoise Bonnot. Musique : David Mansfield. Interpré-
épinglés devenait insoutenable pour le récit, le cinéaste et tation ; Christophe Lambert, Terence Stamp, Joss Ackland,
nous. Ce qui reste surprenant c’est que Cimino rate des choses John Turturro, Richard Bauer, Barbara Sukowa, Giulia
qu’il a auparavant réussies comme personne d’autre. La scéne Boschi, Ray McAnally, Barry Miller, Andréas Katsulas.
du dancing avec l’orchestre 4 la Glenn Miller, par exemple, Production : Sidney Beckerman pour Gladden Entertainment.
n’arrive pas a dégager le sentiment d’étrangeté qu’on avait Distribution : AMLF. Durée : 2h 26.
DU « SICILIEN »
A PROPOS

UN ALBUM DE FAMILLE
ENTRETIEN AVEC MICHAEL CIMINO

Michael Cimino n’aime pas se répéter, aussi cet entretien a4 propos de son nouveau film, Le Sicilien,
nous emméne au-dela des principes de méthode générale posés dans notre premiere conversation en
1982 (la relation au paysage, le travail de repérages, la nécessité de balayer les souvenirs d’images
filmiques qui barrent le chemin a une perception nouvelle, etc), vers de nouvelles préoccupations,
éclairées par mes intertitres — aussi tendancieux que certaines de mes questions —. Une clarification :
les références a I’Irlande renvoient indirectement a Michael Collins, /e projet de film de Michael Cimino
sur le fondateur de I’IRA, dont le tournage a été reporté a l’année prochaine. En attendant, il prépare
un autre film pour la méme compagnie, Nelson, qui s’intitule Santa Ana Wind (Le Vent de Santa Ana)
et doit étre filmé en extérieurs a Los Angeles début décembre. B.K.

Cahiers. J’ai vu votre film plusieurs fois,


et plus je le vois, plus il me semble I’un de
vos films les plus mystérieux. Méme si les
actions des personnages sont exposées a une
lumiére trés vive, il y a dans chaque scene
beaucoup de choses qui ne sont pas éclairées,
et au-dessous on devine une autre couche
encore, qui vous est peut-étre plus person-
nelle. Je suis surpris par la fagon dont les
scenes renvoient l’une a@ l’autre, par ce que
fait un personnage dans une scéne ou dans
une partie du film, @ quoi je n’avais pas
pensé avant.
Michael Cimino. Difficile d’ajouter un
commentaire, sauf pour dire qu’il est grati-
fiant d’entendre qu’un film se renouvelle lors
de visions successives. C’est une des qualités
qui me font aimer le travail de certains autres
réalisateurs. Par exemple, Le Guépard. On
peut y revenir sans fin, et regarder une scéne,
un groupe de scénes, ou le film entier, on
est toujours attiré par quelque chose. Je
pense que cela est di en partie a l’aspect
miroir du film. Ce a quoi les personnages
renvoient dans ce film me semble toujours
trés pertinent. D’une part, le langage est trés
riche, évocateur. Et il y a un amour tellement
évident de ce mode de vie, qu’on a le
sentiment de feuilleter un album de famille.
C’est une vision personnelle d’une certaine
famille et d’un certain mode de vie. Sans
parler de l’excellence formelle de I’ceuvre.
Pour avoir passé, par intervalles, la meilleure
partie d’une année la-bas, avoir fait la con-
naissance d’un nombre raisonnable de per-
sonnes avec qui Visconti non seulement avait
Michael Cimino (photo Isabelle Weingarten)
20 A PROPOS DU « SICILIEN »
travaillé, mais qu’il connaissait et fréquentait importante dans ma préparation au film fut simplement pas l’habitude. Pour nous, c’est
en Sicile, on se rend compte que la réussite justement cette semaine passée en Sicile. assez étrange. Mais si on a une grande
est encore plus étonnante. On réalise a affection pour quelqu’un, si on éprouve un
M. Cimino. La derniére fois que nous
quel point c’est soigneusement observé, et certain sentiment a son égard, vouloir qu’il
avons parlé, je vous avais dit que dans ce
pourrait-on dire, amoureusement fait. Je porte votre nom me semble un geste compré-
film-ci il ne fallait pas chercher une réalité
crois vous avoir dit que nous avons eu le hensible. Pour nous, ¢a pourrait préter a
documentaire — ce qui était vrai de L’Année
plaisir d’avoir avec nous, dans le film, des confusion. Je ne crois pas du tout que ce
du dragon, par exemple, ow il y avait un
gens qui dansaient dans la grande séquence soit le cas. Et, vous savez, c’est quelque
sentiment beaucoup plus contemporain, pres-
du bal de Visconti lorsqu’ils étaient plus chose que Lampedusa a faite.
que d’actualité, dans certains scénes. Ici, il
jeunes. D’ow un certain sentiment de lien était question de réves, de documenter un
familial. Si un film a un point de vue, c’est- réve, et en essayant de faire cela, on parle Documenter un réve
a-dire, s’il refléte un sentiment authentique vraiment de ce qu’il y a dans le coeur des
par rapport aux gens et aux choses, il s’en gens. Cahiers. En quoi votre approche differe-t-
dégage toujours une familiarité. On le voit elle de celle de Rosi dans Salvatore Giuliano ?
dans le film de Ford, My Darling Clementine
Cahiers. Giulia Boschi, lorsque je l’ai M. Cimino. Je ne lui en ai jamais parlé,
(La Poursuite infernale), par exemple. interviewée, m’a dit: « Michael donne une
Une partie du charme, c’est cette espéce mais des gens qui avaient travaillé avec lui
vision de l’humanité en analysant ses excep- sur ce film, dont quelques-uns ont travaillé
d’attachement personnel, familial, qui est en
tions ». Qu’est-ce que vous voulez dire lors- avec nous, ont exprimé l’intérét qu’ils sem-
quelque sorte communiqué dans |’ceuvre elle-
que vous dites que les personnages du Sicilien blent avoir éprouvé a l’époque, a travailler
méme.
essayent d’échapper aux contraintes de leurs réellement sur les lieux exacts ou les événe-
Cahiers. I est intéressant de vous entendre places assignées ? Don Masino, par exemple, ments s’étaient déroulés : les vrais villages,
utiliser les mots « familiarité » et « famille », n’est pas un membre typique de sa classe... les vraies villes. Nous étions sur une voie
pour parler de quelque chose pour quoi, au différente. Peut-étre que dans ce film-ci, les
début de notre dernier entretien, vous utilisiez M. Cimino. Je vous renvoie la question. gens parlent de leurs réves plus 4 nu. Le
le mot « obsession ». Il faut que vous expliquiez ce que vous film de Rosi est réussi dans sa re-création
voulez dire par la. D’aprés vous, dans le d’événements a la fagon d’un documentaire.
M. Cimino. Je pense que les deux mots
spectre de la société sicilienne ou il vit, quelle
caractérisent trés clairement la Sicile. « Pas- est sa classe ? Oli étes-vous allé chercher ¢a ? Cahiers. Comment vous y étes-vous pris
sion » est probablement un mot plus juste. En vous frottant réellement a cette classe, pour faire un film sur une figure historique,
Pour dire les choses trés simplement, si des sur quelqu’un qui est tres vivant dans la
ou bien est-ce un ensemble de représentations
Siciliens yous acceptent, vous embrassent,
fictionnelles ? Les gens nous surprennent mémoire des gens ?
leur hospitalité est absolument illimitée, et toujours. Malgré le respect que j’ai pour
leur amitié aussi, probablement pour tou- M. Cimino. 11 semble vivant dans la
Giulia —elle est trés douée, elle a une
jours. C’est une chose qu’il est difficile mémoire d’une certaine génération, et généra-
intelligence merveilleuse —, je me demande
d’apprécier pleinement jusqu’a ce qu’on ait lement inconnu de la génération plus jeune.
si ce n’est pas lad ce que nous essayons
passé un laps de temps assez grand 1la-bas, Nous en avons fait l’expérience pendant la
toujours de faire. Qui est exceptionnel et qui
et connu de facon directe les gens et le pays. préparation du film. Nous étions en train
ne l’est pas? Tout le monde peut vous
Si on n’a pas fait l’expérience du changement d’essayer de déterminer la taille du portrait
surprendre. Donc, c’est peut-étre vrai. Seule-
de saison dans un lieu, il est difficile de le de Giuliano affiché sur le mur d’un batiment
ment nous ne savons pas jusqu’ou va la
connaitre pleinement. Quelque chose se passe de Palerme — pour les portraits qu’on voit
définition de |’étre humain exceptionnel. La
lorsqu’on est dans un lieu nouveau et que au début du film. Pour nous assurer que
plupart des gens sont assez exceptionnels.
les saisons changent, — du printemps a 1’été, la taille était bonne, nous avons mis une
Si le personnage de Don Masino est percu
de 1’été a l’automne, de l’automne au prin- photographie agrandie en poster, une pho-
a travers le brouillard d’un tas de films,
temps, du printemps a l’hiver, peu importe — tographie assez connue du vrai personnage,
alors il surprendra, pour ne pas dire plus.
le fait d’étre témoin d’un changement vous sur un mur en plein centre de Palerme, pour
Je pense qu’il est exact. C’est le portrait
change vous. la photographier de |’autre cété de la rue,
d’un individu plut6t que d’un type — c’est
Je n’y ai pas vraiment pensé, mais pour avec l’objectif que nous utiliserions dans ces
une personne. Qu’il suffise de dire que j’ai
moi en tout cas, lire Yeats est trés différent rencontré beaucoup de personnes comme ce
scénes. Pour voir comment on la lirait,
aprés avoir passé un long moment en Irlande, comment le noir et blanc ressortirait. C’était
personnage, et qu’il ne pourrait étre ce qu’il
passé du temps a Sligo et Connemara, une rue trés animée, une rue commergante,
est dans son monde, sans une forte dose
entendu la musique de la langue, étre allé avec beaucoup de piétons, beaucoup de
d’intelligence, d’imagination, d’humour et
sur les fleuves, avoir vu un grand bout de voitures, et la plupart des gens passaient
d’esprit. Avec, en plus, la capacité de faire
campagne. On ne peut pas s’empécher de a c6té de cette photo — personne ne la
des choses dures, lorsqu’il sent qu’elles sont
le lire différemment, et c’est pareil pour remarquait. Puis, alors que nous observions,
nécessaires, ce que toute personne qui a du
Lampedusa. Lorsqu’on lit « Le Guépard », et prenions des photos, soudain, un homme
pouvoir dans le monde, finalement, doit
on est impressionné par l’excellence de consentir a faire: prendre des décisions
plus 4gé s’est arrété, et on a pu voir son
Voeuvre et sa profondeur, mais on voit visage changer d’expression. On pouvait lire
dures. Et il le fait. Mais il est aussi un étre
oeuvre sous un autre jour lorsqu’on a sur son visage qu’il le reconnaissait, et cela
humain. I] a aussi des aspirations et des réves, a attiré une petite foule. Ensuite, on a
passé tant de temps la-bas. Particuliérement,
comme nous en avons tous. En montrant un
lorsqu’on a travaillé dans un lieu, et pas entendu « Giuliano, Giuliano, je le connais-
seul aspect de ce genre d’homme, on aurait,
seulement visité un endroit, parce qu’il vous sais ! », ou bien: « Je me souviens de lui! »,
me semble-t-il, un stéréotype. Il est exception-
a fallu faire des choses, traiter avec des gens mais c’étaient des gens d’un certain Age.
nel et ordinaire en méme temps, donc, en
d’une fagon directe, et a tous les niveaux de Une partie de l’intention consistait 4 traiter
quelque sorte, Giulia a raison.
la société: avec la noblesse, la classe le réve, non seulement parce que c’est ce
moyenne, la classe ouvriére, la classe pay- Cahiers. Ce que j’ai trouvé le plus inhabi- qu’on voulait faire, et qui semblait tellement
sanne. Quel que soit I’éventail social qui tuel chez le personnage de Don Masino, son intéressant — le réve de liberté, le réve de
existe dans un pays, on finit par avoir affaire désir d’adopter Giuliano comme son fils, l’Amérique, ce que l’Amérique représentait,
a, et par faire la connaissance de toute une vous m’avez dit que ¢a ne peut se comprendre le réve de transcendance, son réve d’éva-
série de gens. Méme L’Homme Tranquille, que par rapport a la société sicilienne. sion —, mais aussi parce que, si on essayait
que j’ai toujours aimé, me semble différent de faire le film d’une facon littérale, personne
maintenant. On entend une autre corde. M. Cimino. Ce que je veux dire, c’est que ne serait d’accord ! (rires) C’est ¢a que nous
¢a se passe la-bas ; et qu’il nous est difficile avons rencontré: chacun avait une version
Cahiers. J’ai passé seulement une semaine de comprendre |’adoption par un adulte d’un différente. Donc, une partie de l’inspiration
sur le tournage, mais aprés avoir relu mes autre adulte. Comprendre, c’est comprendre c’était la constante... pas tant discordance
notes et les entretiens, que j’avais réalisés la nature de ce geste, sa signification réelle. que différence d’opinion. II était trés difficile
sur place, je dirais que la chose la plus C’est quelque chose dont nous n’avons tout de fixer un dénominateur commun. Mais ce
ENTRETIEN AVEC MICHAEL CIMINO 21
qui semblait vraiment clair, et on le voit recherche d’un réve qui ne pouvait se réaliser
dans l’écrit, dans la lettre 4 Truman par Réponses et choix : Sicile et en Amérique, et d’un autre, quelqu’un qui
exemple, on voit clairement quelqu’un qui a désirait et convoitait l’Amérique, a cause
Amérique.
osé réver a ce niveau-la. d’un réve qui ne peut pas s’accomplir en
Cahiers. Pour parler de la fagon dont le Sicile. A ce niveau en tout cas, il y a une
Cahiers. Chaque fois que nous voyons certaine connection naturelle avec des choses
film est fait, ce qui m’a frappé la premiere
Giuliano dans la montagne, il est en train venues d’avant. Au moins, on a pensé a
fois que je l’ai vu, c’est qu’il y a beaucoup
de lire... cela. Des choix spécifiques ont été faits. La
de regards entre les personnages. Ce qui se
M. Cimino. On me dit qu’a cette époque- passe dans une scene — presque comme dans propreté des maisons est une réponse directe
la, aller d’un point a un autre de la Sicile, un film d’Hitchcock — n’est pas dans ce qui a ce qui existe, les portes, les barriéres et les
méme séparés par une distance relativement est dit, mais dans les regards, et le film est verrous sont une réponse a ce qu’on voit,
courte, ca représentait un voyage de sept monté de cette fagon. Par exemple, la scene mais, par exemple, le drapeau qui flotte sur
heures. Donc, ce genre de distance, ce genre ou Adonis et Aspanu aménent Giovanna voir le bateau a la fin, a été mis la. Il est dans
de voyage, imposent un certain isolement Giuliano la premiére fois qu’il a été blessé, son champ visuel —il est mis dans son
des lieux, ce qui du coup signifie que les est simple sur le papier, mais filmée et champ visuel direct. Voila un exemple ot on
possibilités d’éducation sont limitées. Mais, montée d’une fagon tres complexe. a fait un certain choix. Appelez ¢a style ou
si vous avez un ami proche ou un parent comme vous voulez — c’est un choix, de la
M. Cimino. D’un cété, on a des gens qui méme facon qu’un acteur fait certains choix.
qui, dés le début, vous aide 4 vous éduquer,
énoncent ce qu’ils pensent, ce que sont leurs
et vous donne des livres, vous commencez
réves, ce qu’ils ressentent, et d’un autre cété, Cahiers. J’ai été surpris en voyant la
trés tot a vous remplir d’idées. Dans les
ces gens disent un tas de choses avec leurs séquence du mariage — j’avais assisté aux
lettres qu’il a écrites, il a exprimé ce qu’il
yeux, sans parler, ils disent une chose et leur répétitions — que ce ne soit pas une grande
voulait dire. Tout cela devait avoir été appris
regard veut dire autre chose. Ils sont toujours scene, comme celle du patinage dans Les
quelque part.
en train de communiquer avec leurs yeux Portes du Paradis. Vous avez dit que c’était
— il se passe toujours quelque chose. Il y a presque un souvenir ou un réve — je ne sais
Cahiers. I/ a aussi écrit de la poésie.
de la pensée dans l’air — leur esprit est plus — de mariage. Et en fait, par la fagon
M. Cimino. D’ou vient tout cela ? Com- toujours en train de calculer, calculer les dont il est filmé, il est absorbé dans la
ment est-ce arrivé? En partie, nous le poids et mesures de réponses et de réactions - conversation entre Giuliano et Ferra, que la
voyons, dans sa relation avec Adonis, le des autres, pesant le regard dans leurs yeux caméra suit, et par le regard que jette
professeur. Et nous voyons que méme main- contre les mots qu’ils utilisent, mesurant Terranova @ la fin.
tenant il continue a lire. C’est quelqu’un qui leurs silences. Il semble que cet échange
cite des phrases d’Alexandre, qui a un sens constant soit trés caractéristique de la sensibi- M. Cimino. Leur conversation est impor-
de l’Histoire et un sens de sa place dans lité sicilienne. Les gens regardent vraiment tante. En méme temps, le mariage continue
VHistoire, qui lit I’Histoire. De la méme dans les yeux les uns des autres. Ils cherchent a nous parler de la préoccupation de Giuliano
facon que Patton, en Sicile, pouvait réfléchir la signification au-dela des mots. par rapport a l’Amérique. Beaucoup d’Ita-
4 qui était passé la avant lui. liens et de Siciliens m’ont dit que durant
Cahiers. I/ est également impossible de ne cette période d’immédiat aprés-guerre, et
Cahiers. Votre phrase « documenter un pas étre frappé par la caractérisation des déja au moment ou les villes italiennes étaient
réve » est paradoxale : je ne connais aucun gens selon leurs chaussures. C’est vrai de libérées par les Alliés, les haut-parleurs diffu-
nombreux personnages, et en un sens toute saient souvent de la musique américaine dans
cinéaste plus concerné que vous, non seule-
Vhistoire de la vie de Frisella est dite @ les rues et sur les places, et les gens dansaient.
ment par la recherche mais par l’immersion
travers une paire de chaussures. Il y avait une folie pour tout ce qui était
dans le lieu et la culture que vous décrivez ;
américain. On m’a dit que l’orchestre de
pourtant, vous vous permettez dans le cas
M. Cimino. A V’époque, en Sicile, beau- Glenn Miller avait joué dans la boite ou
de Giuliano des libertés poétiques — comme
d’omettre le réle que sa mere a joué dans sa
coup de gens allaient pieds nus. Beaucoup de nous avons filmé la scéne du night-club. Et
gens n’avaient pas de chaussures. Lorsqu’on Vidée méme de certains morceaux, comme
vie, qui était énorme.
parle avec des gens qui ont vécu dans la « One O’Clock Jump » et d’autres, est venue
M. Cimino, On n’essaye pas de créer une période qui a suivi la Deuxiéme Guerre de gens, qui ont maintenant quatre-vingts
réalité documentaire. On veut l’esprit du lieu Mondiale, ils vous le disent, et vous le voyez ans, qui nous ont dit sur quelle musique
et l’esprit des gens, pour informer ce qu’on sur les photographies : on voit des gens sans ils dansaient. Souvent c’était choquant, ce
est en train de faire. chaussures. Donec les chaussures, pour ces n’était jamais ce qu’on attendait. Vous
gens, sont devenues une espéce de symbole. demandiez a une personne de quatre-vingts
Cahiers. Votre méthode n’est pas si diffé- Je ne pense pas que ¢a signifie autre chose. ans : « Qu’est-ce que vous aimiez faire lors-
rente de celle de Ford, par exemple, qui C’est censé illustrer une certaine situation que vous étiez jeune ? », elle vous répondait :
parlait avec un témoin oculaire de la fusillade économique. « Le boogie-woogie ». Vous disiez: « Quel
@ OK Corral, de facgon @ la re-créer dans La était lair le plus populaire?», et sans
Poursuite Infernale... Cahiers. Vous avez déja filmé dans d’au- hésitation elle répondait « One O’Clock
tres pays, mais c’est la premiére fois que Jump ». Vous étiez un peu déconcerté. Etait-
M. Cimino. En méme temps, Ford locali- vous faites un film entier en dehors des
sait 4 Monument Valley beaucoup de choses il possible que ce soit cela la Sicile de
Etats-Unis. Est-ce qu’il a été difficile de Visconti ? Etait-ce cela que nous avions vu ?
qui ne s’étaient jamais passées 4 Monument
trouver l’esprit du lieu ? Donec, si on a quelqu’un qui écrit des
Valley. Mais Monument Valley est devenu
emblématique de l’Ouest, de sa vision de M. Cimino. Une partie de la raison pour lettres ouvertes au Président Truman pour
VOuest. Il l’a utilisée magnifiquement tant laquelle faire ce film réside dans le lien a annexer la Sicile, qui pose fiérement pour
de fois dans tant de films. N’est-ce pas la le Amérique, le désir d’Amérique, le réve Life Magazine, qui dit qu’il va étre l’instru-
méme processus ? Faire la connaissance du d’Amérique quand on est en-dehors de ment qui permettra a la Sicile de faire partie
vrai Wyatt Earp, parler aux survivants, aux l’Amérique. Un des personnages est en fait des Etats-Unis, il semble que la musique
gens qui se souvenaient, aux gens qui un aristocrate américain devenu un aris- américaine a bien sa place ici. Aurait-il été
savaient, et ensuite mettre tout cela ensemble tocrate sicilien. Et il y a un jeune garcon différent, dans son sentiment pour la musique
dans un lieu qui évoquait une réponse trés sicilien qui a un réve d’Amérique. II le dit a et la danse, de certaines des personnes avec
spéciale. Est-ce que le vrai Wyatt Earp un moment : « I/ y a plus de Siciliens a New qui nous avons parlé? Et sur toutes les
passait son temps a siffler « My Darling York et Chicago qu’il n’y en a ici. » Vous photographies il avait l’air incroyablement
Clementine » ? Est-ce que vous le savez? l’avez vu sur une pleine page de couverture beau. Un vrai portrait de star de cinéma:
Qu’est-ce qu’on en a a faire ? Est-ce que le de Life Magazine, alors qu’il était a l’apogée énorme, éclatant devant l’appareil. Il soignait
vrai Wyatt Earp dansait ? Tout simplement, de sa gloire. C’est un autre regard sur son apparence et ses vétements. Toujours
il utilisait la légende, les faits, et les lieux l’Amérique. D’un cété, on a un personnage
magnifiques, d’une facon inoubliable. d’Américain qui a quitté l’Amérique a la Suite page 62
La régression de la parole ou I’anima-
lité sans voix (A gauche: Full Metal
Jacket; a droite: Shining de Stanley
Kubrick)
LE CINEMA DE KUBRICK

L’HOMME-LABYRINTHE
PAR THIERRY CAZALS

« En chaque mode nouveau de la vision, un nouveau contenu de l’univers


se cristallise. »
Wofflin

1. Retour vers le futur hollywoodien a déja tués. De méme, pour Ultime Razzia,
Depuis son invention, le cinéma n’en finit pas de redécouvrir Kubrick prend pour point de départ une intrigue des plus
ses origines. Ce retour aux sources, toutes les générations de conventionnelles, une fiction de hold-up, pour mieux la
cinéastes l’ont amorcé, ouvertement ou de facon souterraine, subvertir de |’intérieur, en accentuant au maximum |’éclate-
pour retrouver un style, un semblant d’innocence ou une ment des points de vue, des actions paralléles, substituant 4
deuxiéme virginité. Kubrick, dérivant dans la galaxie-cinéma la linéarité du temps une trame en voie de décomposition.
comme un satellite, n’échappe pas a la régle. Son ceuvre Déconstruction du temps objectif, fragmentation de l’aventure
gravite autour de deux soleils fondateurs que sont Lumieére et humaine, mise en abimes du cinéma par son propre simulacre :
Méliés. D’un cété, la passion du réalisme, du mouvement le septiéme art se référe 4 lui-méme, commence a réagir a ses
objectif, la naissance d’une mathématique des formes en clichés, sa propre ritualisation; il tend a devenir un art
pleine lumiére. De l’autre, la pression dévorante des métamor- abstrait, et la « réalité » le détour obligé pour donner chair
phoses, le fantéme de l’ubiquité, l’émergence d’une alchimie aux concepts, a l’immatérialité des songes et des idées. Le
du surgissement et de l’escamotage. Jusqu’ici, Kubrick n’a metteur en scéne, organisant systématiquement l’espace du
pas cessé de conjuguer ces deux utopies, filmant la réalité voir, manipule des signes plut6t que des corps. Ce travail sur
comme un réve ou un mauvais cauchemar (les tables de jeux le voir, cette explosion-implosion des référentiels, fait que le
éclairées a la seule lumiére des bougies dans Barry Lyndon), cinéma n’est plus un art primitif mais réflexif. La concurrence
interprétant l’irruption du réve ou du délire dans le réel de la télévision, qui dans les années 50 devient le nouveau
comme une manifestation objective (les fantémes de |’hétel garant de l’immédiateté, de la réalité a l’état brut, de l’image
Overlook dans Shining). primitive, ne pouvait qu’accélérer ce processus. Le spectacle
Mais renouer avec les origines, c’est aussi se réapproprier cinématographique est dés lors motivé par ce « plus » qui le
une « maniére » ou des recettes de fabrication. Les premiers sépare du petit écran. D’ou cette revalorisation de l’image,
longs métrages de Kubrick sont des imitations de « films soit par stylisation (techniques d’exposition publicitaires) soit
noirs », habilement photographiées et habillées de lumiére par conceptualisation. « Ce qui importe, déclare Kubrick, ce
néo-expressionniste. Dés le départ cependant, le jeune cinéaste n’est pas ce qui va arriver, mais comment cela va arriver. »
se démarque du modéle. Dans Le Baiser du Tueur (1955), Il suit en cela la régle d’or hitchcockienne : « construire des
Jamie Smith et Frank Silvera s’affrontent dans un entrepdt films dont chaque moment serait un moment privilégié ».
de mannequins. II n’est plus possible de se tuer, comme Désormais, c’est la gratuité ou la virtuosité des idées du
dans les thrillers de l’entre-deux guerres, dans des « lieux metteur en scéne qui feront la différence. L’exemple le plus
d’époque ». Désormais, on ne pourra hanter que des décors parlant étant peut-étre cette scene de La Mort aux trousses,
abstraits, encombrés par tous les acteurs-pantins que le cinéma ou Cary Grant est poursuivi dans une plaine déserte en plein
24 LE CINEMA DE KUBRICK
soleil par un avion sans rapport avec le décor réel et en totale mime satirique : Docteur Folamour...). C’est en partant des
contradiction avec les clichés du film noir. Une autre scéne grilles de la narration classique (succession de péripéties,
était initialement prévue, ol Cary Grant et le contremaitre d’« époques », montée dramatique et dénouement...) qu’il
d’une chaine d’assemblage de voitures devaient marcher en « abandonne » ses films 4 leur déprogrammation et inachéve-
parlant d’un troisitme homme, tandis que se montait derriére ment. Shining et Full Metal Jacket, ses deux derniers longs
eux une automobile piéce par piéce. A la fin de leur dialogue, métrages, sont a ce titre exemplaires. Partant de deux genres
ils allaient découvrir le cadavre de l’homme en question dans la (horreur et films de guerre) aux cadres rigides, il est arrivé a
voiture qui sort de l’usine. « D’ou serait tombé le cadavre ? » dynamiter de l’intérieur l’espace du voir, prolongement en
demande Hitchcock a Truffaut. « Pas de la voiture : elle était modéle réduit d’un vrai drame, d’une autre « histoire » qui
d’abord un simple écrou ! Le cadavre est tombé de rien, vous se passeraient désormais ailleurs...
comprenez ? » répond-il aussit6t. Au-dela de son gofit pour Impasse de la cure cinématographique (Orange mécanique),
le non-sens, de sa « religion de la gratuité», il y a la un débordement du grand écran par le refoulé d’un mauvais TV
phénoméne qui permet rétroactivement de comprendre le Show (Shining), auto-critique du cinéma comme continuation
cinéma de Kubrick. La chaine de montage, d’ou sortira la de la guerre avec d’autres armes et sur d’autres écrans (la
voiture et le cadavre, est en fait celle du film en train de se scéne finale de Full Metal Jacket révéle V’impasse originelle
faire, de se fabriquer. Le cinéma et son nécessaire découpage de toute « projection »): I’ccuvre de Kubrick est un lent
plan par plan, piéce par piéce, de notre condition d’étre-en- retour vers le futur, pour interroger le cinéma au coeur de ses
fuite, est 4 la fois le véhicule de notre échappée mais aussi possibles et de ses limites.
celui d’un rayonnement accru de la mort. Il y a dans la
« folie du voir » du metteur en scéne, une volonté d’enrayer 2. Quel sujet ?
la mort au travail, au moment méme ou celle-ci est renflouée Il serait faux de dire que la psychologie au cinéma est
nécessairement par le quadrillage, le découpage, et la program- venue avec le parlant. Ce qui est apparu alors, c’est le
mation du film. 2001, version spatiale, aseptisée et asexuée « relief » des motifs et des alibis, la cérémonie des aveux,
de La Mort aux Trousses est une vertigineuse odyssée de l’utopie de l’intelligibilité par le verbe. Chez Kubrick, il y a
notre fuite en avant, a bord de véhicules (ici les vaisseaux) ou explicitement cette volonté de revenir 4 un cinéma d’avant le
de missions en trompe-l’ceil, se terminant par un espoir de verbe, pour justement aller au-dela ou en-deca du sujet
renaissance au-dela de la mort apparente, de la « plongée psychologique, retrouver notre animalité sans voix, découvrir
dans le tunnel » (le monolithe ayant la méme fonction que le nos racines cosmiques, les anti-héros kubrickiens sont avant
train ou « fusionnent » in extremis les deux « morceaux » du tout traversés par des forces qui les dépassent (Shining) ou
couple dans le film d’Hitchcock). des pulsions muettes. Nous assistons donc 4 travers une
A posteriori, on peut lire l’ceuvre de Kubrick comme une douzaine de films a une continuelle régression de la parole, a
mise en perspectives du véhicule-cinéma, qui serait, a peine Vimplacable déprogrammation du verbe (retour en enfance
sorti du berceau, déja dépassé ou menacé par d’autres de l’ordinateur dans 200/, débit grossier de l’officier Hartman
instances de mise en images du monde. S’il y a retour aux dans Full Metal Jacket, monologues incohérents de Quilty
origines chez Kubrick, c’est au regard de la pré et post- dans Lolita, code tribal d’Alex dans Orange mécanique, cris
histoire cinématographique, fidéle en cela aux théories de de singes ou souffle du cosmonaute Bowman dans 200/...).
Walter Benjamin : « L’origine ne désigne pas le devenir de ce Dans Barry Lyndon, c’est le commentaire qui désamorce les
qui est né, mais bien ce qui est en train de naitre, dans le ressorts dramatiques de l’histoire, réduisant ce huis-clos
devenir et son déclin... (En cela, l’origine) n’émerge pas des théatral a une succession de plans-tableaux mis en musique.
faits constatés, mais elle touche @ leur pré et post-histoire. » « Faire des films ot la communication se fait plus au moyen
Cette pré et post-histoire, c’est celle du cinéma, de l’art en des images et de la musique qu’a travers les mots »: telles
général, mais aussi de notre humanité : entre les singes et les demeurent les intentions de Kubrick. En 1968, il accordait
intelligences extra-terrestres de 2001, le film entier fait office une interview 4 Play Boy dans laquelle il refusait d’expliquer
de long plan-raccord. 2001: « J’ai tenté de créer une expérience visuelle qui aille
Le cinéma de Kubrick se trouve a la croisée des chemins, au-dela des références verbales habituelles et qui pénétre ©
au point de rencontre du mécanique et du vivant, du mythe directement le subconscient de son contenu émotionnel et
et de l’abstraction, de l’extase magique et de la simulation. Philosophique ».
A la fois excentré (vis-a-vis des standards et des studios D’ou vient cette méfiance de Kubrick pour le verbe ? Sans
hollywoodiens) et en «plein centre» (a la recherche des doute, d’avoir compris que l’intelligibilité verbale n’était pas
neeufs gordiens ou se lisent la dualité et l’ambiguité humaines le propre du cinéma, qu’elle n’était qu’un moment, une
(1)), Kubrick a substitué au « savoir-faire » des Majors (visant « station » et parfois méme une perversion de |’aventure
systématiquement le spectateur « moyen ») un « faire savant » humaine. Le langage, quadrillant l’expérience ou la program-
guettant les centres de gravité du monde moderne. Centres mant, est l’outil d’une utopie du perfectionnement de l’homme
ou convergent le maximum de forces, méme si ce sont celles par la raison, et donc nécessairement appauvrit ou limite
du massacre généralisé, du gaspillage, de la folie ou d’une l’étendue et la complexité de notre relation au monde ou aux
perverse « réforme » de Il’humanité. autres. Pour Kubrick, le langage ne peut avoir de statut
Cinéaste de la catastrophe, de la convulsion (2), du poétique, il n’est qu’un aspect de notre humanité fracturée,
dysfonctionnement et de la folie programmatrice, Kubrick a qu’un résidu dégradé de la fission de |’Etre, qui transparait
su conserver, pour ne pas se décentrer, le contact avec des déja dans l’exercice du regard: « La vision n’est pas un
formes conventionnelles (il pratique non pas un cinéma dans certain mode de pensée ou présence @ soi : c’est le moyen qui
les genres, mais sur les genres), primitives (celles du mythe m’est donné d’étre absent de moi-méme, d’assister du dedans
ou de la fable : construction symétrique d’Orange mécanique) a la fission de |’Etre ». (Merleau-Ponty : « L’Oeil et l’Es-
ou pré-cinématographique (roman: Barry Lyndon, panto- prit »). Etre absent de soi-méme, c’est ce qui pousse Jack,
l’écrivain raté de Shining, 4 se fondre dans un mauvais réle
(1). En 1972, il déclarait 4 Newsweek: « L’attrait que la violence exerce sur nous
révéle, en partie, qu’en notre subconscient, nous sommes trés peu différents de nos
de film d’horreur, 4 devenir un « acteur d’acteur » (3).
primitifs ancétres ». Réflexion qui se retrouve encore au centre, quinze ans plus tard,
de Full Metal Jacket. (3). Nietzsche, dans le « Crépuscule des Idoles », (se) nous demandait : « Es-tu vrai ?
(2). Ainsi a-t-il pu déclarer, aprés 200] : « Ou bien l’homme deviendra supérieur a ce Ou seulement un comédien ? Représentes-tu quelque chose, ou est-ce toi qui es
qu’il est aujourd’hui, ou bien il sera détruit dans une énorme convulsion ». représenté ? Enfin tu pourrais n’étre qu’une imitation de comédien... »


L'HOMME-LABYRINTHE
Pour Kubrick, le langage comme les décors sont les facades
d’une civilisation en trompe-l’ceil, qui a appris 4 escamoter
toutes traces de sauvagerie en les reléguant dans les arriére-
boutiques du jeu social. La psychologie au début du siécle,
avec Freud notamment (rappelons que Kubrick est le fils d’un
médecin juif), va chercher 4 harmoniser tout ce « non-dit »,
au risque de confondre perversion et dissonance. Le cinéma
hollywoodien « psychologique » va devenir une sorte de
« divan du pauvre », fonctionnant par transfert, projection-
identification, devenant lieu d’harmonisation mais aussi de
conditionnement (Orange mécanique). On tue la béte qui est
en soi, on neutralise le mal, on apprend a aimer sa/son
voisin(e) comme chez Lubitsch, on retombe en enfance pour
mieux vieillir (Hawks) ; ce qui se joue dans ces fictions sous
contréle n’est pas notre humanité, mais sa régression, son
simulacre : un standard d’humanité.
Pour Kubrick, la catharsis ne peut étre seulement psycholo-
gique, la déflagration de sa mise en scéne se veut une inversion
du processus psychanalytique : non pas partir de la névrose
de Vindividu pour l’intégrer a la société concréte, mais
prolonger jusqu’au bout toutes les forces en jeux, pour
désintégrer 4 la fois la folie et l’organisme qui l’ont rendue
possible (corps, groupe social, nation ou méme planéte entiére
comme dans Docteur Folamour). D’ ow l’ambiguité de Kubrick
qui se sert de la folie pour dynamiter les programmes qui
cherchent a la contréler, la canaliser. Parlant d’Orange
mécanique, Kubrick met le doigt sur notre dualité : « Notre
subconscient trouve un soulagement en Alex comme il en
trouve un dans dans les réves. Il souffre de voir Alex baillonné
et puni par les autorités pendant qu’une bonne part de notre
conscient avoue qu’il faut qu’il en soit ainsi. » (4).
Le cinéma kubrickien pousse jusqu’a l’absurde la logique
de dissolution qui gouverne déja le découpage de |’humanité,
le divorce du regard et des corps: « Se sentir corps, c’est
déja se savoir image, promis au fragmentaire, au partiel, a
la limite » écrit Christine Glucksmann dans son essai sur
V’esthétique baroque : « La Folie du Voir ». La fixation 4 un
autre corps est tout aussi illusoire et meurtriére (gang, mission
spatiale, mariage, bande ou tribu, corps des Marines...). Le
prolongement dans un corps supérieur aboutit 4 un simulacre
d’immortalité (dans Full Metal Jacket), Hartman apprend aux
recrues a devenir une arme, une cellule du Tout qui les
dépasse : « Les Marines meurent, le Corps des Marines vit a
jamais ». Car ce qui se joue entre ces différents corps soi-
disant supérieurs, c’est encore la farce cynique et inhumaine
du découpage. Quant a la folie du désir, elle est tout aussi
vaine, méme dirigée sur un corps jeune, semble-t-il hors du
temps. Lolita ne sera pas longtemps cette nymphette qui
trouble Humbert Humbert, triplement victime du « dédouble-
ment » (par son nom, son métier d’écrivain et son rival,
Quilty, qui réduira a néant son union soit-disant « contre
nature »). A la fin du film, elle se retrouve prisonniére d’une
conjugalité fantoche, avouant a son ancien amant le réle qu’a
joué Quilty dans cette dégradation. En tuant Quilty, Humbert
Humbert n’élimine pas seulement un double pervers, mais
aussi la « duplicité » de son amour pour Lolita. Chez Kubrick,
c’est toujours soi-méme qu’on se tue a chercher.
Le monolithe de 200] reste a ce jour le seul exemple de
« corps supérieur » bénéfique, de projection réussie. C’est
qu’il n’est pas un écran d’harmonisation, de standardisation
(le cinéma hollywoodien), mais un écran de passage, une
porte présageant d’un au-dela du spectacle et de I’humanité.
Ce n’est plus la mise en scéne de la rencontre avec les extra-
terrestres (ce « voir » passif qui n’échappe pas a la production
en série), mais l’expression de /a volonté de se voir extra-

(4). A propos de Lolita, comédie ov certains ont vu une satire de « l’Amérique


sexualisée », Kubrick souligne qu’il ne s’agissait pas d’une critique de la société
américaine, mais « de n’importe quelle société ». Quand la folie se donne des allures rationnelles (Docteur Folamour)
26 LE CINEMA DE KUBRICK

Stanley Kubrick : « Une expérience visuelle au-dela des références verbales habituelles » (2001, a Space Odyssey)

terrestre, dégagé des centres d’attraction conventionnels. Le incorporation militaire, jeu social...) ne permet pas le flou,
monolithe ne fonctionne pas comme un écran de projection, Vindécision, l’improvisation, ou alors de maniére beaucoup
ou nous pourrions revivre par transfert nos psychoses, mais plus restreinte. II s’agit au nom de l’efficacité ou de « responsa-
comme un lieu de perdition. Il faut se perdre de vue, se bilités » (comme l’explique Jack dans Shining), de coller a
dissoudre, dans le voir schizophrénique (dédoublement en « état des choses », quitte 4 manipuler ou mutiler tout ce
chaine de Bowman), avant l’ultime refonte de notre « huma- qui n’entre pas dans la fenétre de programmation.
nité». Les critiques se sont attachés a chercher dans ce L’ceuvre de Kubrick est une exploration plus « vraie » que
monolithe (qui au départ, d’ailleurs, devait étre un tétraédre nature de la folie : froids calculs du général des Sentiers de la
transparent) les significations les plus tordues. Certains ont gloire, qui mesure ses chances d’avancement au nombre .de
parlé de « /’incréant incréé sans visage de la Cabale ». En ce soldats perdus dans la bataille, obsessions paranoiaques (le
qui nous concerne, nous avons a ce sujet une réponse plus général Jack D. Ripper dans Docteur Folamour), claustropho-
simple. Le monolithe est l’inversion du Scope hollywoodien : bie démoniaque (Shining), furie meurtriére (« Baleine » dans
tout en hauteur, 14 ot le scope est tout en largeur, opaque et Full Metal Jacket), ou « démence rationnelle » (l’ordinateur
sans reflet, se refusant au «transfert », la ot l’écran de dans 200] déconnectant l’équipage de « peur » qu’il géne le
cinéma demeure un espace de projection, véritable trou noir bon déroulement de sa mission). Comment expliquer que
de haute densité, 14 ot l’image de cinéma n’offre que des souvent la folie se donne des allures « rationnelles »? Au
fantémes de lumiére sans reliefs. 200] est quelque chose départ, il y a toujours le jeu. Mais trés vite le cadre du jeu,
comme un clone déprogrammé du cinéma cherchant a se son programme, se figent. La grille ainsi plaquée sur le monde
diviniser. ne peut, 4 moins d’étre abandonnée, qu’accélérer le découpage
de ce qui lui résiste. C’est le syndr6me « Mabuse » (7).
3. Le programme et Ia faille Ce n’est pas d’une mauvaise adaptation a la réalité dont
« All work and no play makes Jack a dull boy » (« Travail souffrent les hommes, mais de la rigidité extréme de leurs
sans loisir rend Jack triste sire»): c’est cette phrase que stratégies, de leurs alibis, qui se retournent nécessairement
Wendy trouve recopiée a l’infini prés de la machine a écrire contre eux, faute de ne jamais étre rejoués ou rejouables.
de son mari dans Shining. Elle n’est pas la par hasard. Dans Entre le délire et la « réalité» il n’y a pas d’espace de
notre apprentissage de la vie, dans les fluctuations de notre flottement, mais une trop « parfaite » adéquation, la « pro-
rapport au monde, le jeu a une place essentielle. Il permet en preté » totale du massacre.
effet d’expérimenter la résistance relative de la réalité, tout « Barry faisait partie de ceux nés suffisamment intelligents
en conférant a l’expérimentateur une relative autonomie. pour gagner une situation mais incapables de la garder. Car
Mais, la ot le jeu de l’enfant, et aussi de l’acteur (5), les qualités et l’énergie qui conduisent un homme a accomplir
fonctionne dans un espace « transitionnel », « troisiéme aire la premiére tache sont souvent celles qui causent sa perte par
ne relevant ni de la réalité psychique intérieure ni de la réalité la suite » : tel est le commentaire de ce précis de décomposition
extérieure » (6), le jeu réglé des adultes (travail, mission, historique qu’est Barry Lyndon. On comprend ce qui a pu
tenter un moment Kubrick a mettre en film la grandeur et la
(5). A ce niveau transparait toute l’ambiguité du systéme kubrickien vis-a-vis des acteurs. décadence de Napoléon, ce modéle de « volonté de puis-
Il « charge » excessivement leurs motifs d’apparition/escamotage, au risque de sur-
programmer leurs déviances. Jusqu’ici, c’est Peter Sellers (au jeu centripéte et sance », vaincu par des problémes de logistique, et surtout
récupérateur) qui a le mieux tiré parti de ce systéme. par la démence de « son » programme.
(6). « D.W. Winnicott, psychanalyste d’enfants et d’adultes, a bien souligné la différence, Si nous nous intéressons maintenant a la maniére dont
mieux exprimée en anglais, entre deux sortes de jeux: celui qui obéit a des régles
précises (le game) et le jeu créatif qui n’obéit qu’a l’imagination et l’inspiration du
moment, le playing des enfants, qui découvrent et inventent au fur et a mesure qu’ils (7). Jean Douchet en a donné une bonne définition a travers l’analyse du dernier
jouent de facon telle qu’ils peuvent se surprendre eux-mémes. Cette distinction est pour Mabuse de Fritz Lang: « ...Eliminer la notion méme de hasard, c’est-a-dire de vie et
lui fondamentale car sa pratique lui a fait découvrir la fonction irremplacable du jeu de de mouvements. Ainsi la projection de |l’univers du metteur en scene s’harmoniserait
cette deuxiéme sorte dans la construction de la personnalité de l’enfant, de son self parfaitement avec celle de l’univers. Mais cette projection serait fixe. La tendance ultime
séparé et différent de, mais en relation avec, la réalité qui n’est pas lui » : Henri Atlan, de la mise en scene renvoie a la lanterne magique et tue le cinéma. » Extraits de « L’Art
«A tort et a raison, Intercritique de la science et du mythe », Ed. du Seuil. d’aimer », Editions Cahiers du Cinéma, page 57.
L'HOMME-LABYRINTHE 27

Kubrick représente le délire, nous pouvons remarquer que, perverse qu’elle rend impossible tout espace transitionnel
trés souvent, c’est la caméra elle-méme qui accompagne le (séparation nette entre soi et le non-soi, le dedans et le dehors,
basculement de l’homme-machine ou de la machine-humaine la vie et la mort...), tout en se nourrissant de fictions
(Hal) dans la démence. Il ne s’agit plus alors de voir qui favorisent l’intégration dans un « corps intermédiaire »
extérieurement la folie, mais de mettre en scéne « la folie du (« J’aime le Corps des Marines » chantent les recrues au
voir ». Ainsi, l’ordinateur de 2001, véritable centre omni- du film). La folie, comme la guerre, fonctionnent par inversion
voyeur du vaisseau Discovery, « décide » d’éliminer les cosmo- mortifére du jeu créateur, du pouvoir de dédoublement (9).
nautes aprés avoir lu sur leurs lévres qu’ils projetaient de le Ainsi, dans Shining, alors que l’enfant s’invente un double
déconnecter. C’est aussi le cas du regard plongeant de (Tony) pour se protéger, « composer avec ses visions » (selon
Jack au-dessus de la maquette du labyrinthe puis, dans un les propres mots de Kubrick), Jack génére des doubles, qui
enchainement fulgurant, a la verticale du lieu réel ot sa préfigurent le pouvoir de décomposition de la mort.
femme et son fils se proménent (Overlook, le nom de I’hétel L’espoir de rétablir une continuité entre soi et le non-soi
de Shining, signifie « dominer du regard », mais aussi « jeter (ou l’aprés-soi) passe avant tout chez Kubrick par un désir
un sort »). Voir, au service de notre intelligence bornée ou d’immortalité pour soi-méme (Bowman se projette dans le
d’un jeu perverti, enrayé, ne peut mener qu’a la mort (dans foetus de 200/), presque jamais par |’amour de l’autre, |’extase
Full Metal Jacket, la caméra « zoome », « fait le point », en sacrificielle. L’amour dans les films de Kubrick est un espace
parfaite synchronicité avec le tireur embusqué, pour découvrir de prédilection pour la folie («« aimer la bombe » : Docteur
presque aussit6t la victime dans son sang, véritable « zone Folamour, ou son fusil : Full Metal Jacket). Il est confronté
morte » du regard ennemi) ou a l’implosion schizophrénique a son simulacre : la projection en circuit-fermé dans le méme
(chaque séquence d’ Orange mécanique est motivée et organisée que soi.
autour de son propre pouvoir de déflagration: ralenti,
accéléré, distorsions...). 4. Le Monde-Labyrinthe
De la a décréter Kubrick victime de sa propre paranoia, il « A l’heure de votre éveil au monde, vous vous sentez un
n’y a qu’un pas que nous ne franchirons pas. Il faudrait frére du Minotaure qu’on a enfermé dans le labyrinthe, sa
s’entendre sur le mot et ensuite voir jusqu’ot Kubrick participe prison, et qui cherche toute sa vie la sortie, sans la trouver,
a la folie dont ses fictions sont la mise en abimes autant que et que la rage et le désespoir rendent féroce. Ou bien vous
la mise en scéne (8). vous identifiez aux jeunes hommes et aux jeunes filles qu’une
La folie, dans l’espace intermédiaire (réel-irréel) qu’est un bizarre loi envoie a la mort dans le labyrinthe. Qui sait
film, n’est qu’un jeu, qui ne concerne que des images et d’ailleurs si ces victimes rencontrent jamais leur bourreau, le
des acteurs. Le dédoublement au cinéma est une fission Minotaure ? Le dédale a tant de détours... Le Minotaure est
« théatralisée ». La vraie folie apparait quand cet espace déja mort, peut-étre... A-t-il méme existé ? Mais vous entrez
transitionnel de jeu se dégrade, de ce cété-ci de l’écran, dans dans le labyrinthe, et la premiére personne que vous rencontrez
un processus de réduction et d’élimination des possibles. Dans au coin d’une galerie, vous la prenez pour votre assassin,
Full Metal Jacket, les marines se croient dans un western, ot vous lui tirez dessus, elle vous tire dessus, car elle aussi a
ils seraient tous des clones de John Wayne tandis que « les peur de vous, et méme si le Minotaure n’existe pas, le carnage
bridés seraient des indiens ». La guerre est d’autant plus a lieu comme prévu. Puis un jour, vous prenez la mesure de
votre existence et de votre parcours, et avec des mots, ou en
(8) « Quant au vrai paranoiaque, il est malade d’un réalisme exacerbé qui lui fait perdre dessinant, vous reconstituez votre prison. Vous étes devenu
de vue la possibilité et la nécessité de l’amour et donc de la confiance, et qui entraine
un délire qui l’améne @ recentrer univers exclusivement sur lui. Qui ne serait
paranoiaque dans un univers qui condamne indistinctement toutes les formes organisées (9). « Le jeu créateur, bien que puissance agissante, apparait comme « irréel » par
ala mort, si n’y résistait précisément la certitude ancrée profondément de la permanence rapport @ l’expérience du réel des choses dans le monde. C’est qu’il ne s’agit pas la
@ travers l’autre, partenaire sexuel, descendance, collectivité sociale, espéce, vie, univers ? d’une expérience de choses dans le monde mais de |’expérience de ce qui permet aux
Paranoia et désir d’immortalité personnelle ont partie liée. » Gérard Klein, « Une choses de devenir réelles de passer du possible au réel (...) Il est donc irréel car il est,
définition de l’univers », introduction de l’anthologie consacrée 4 Frank Herbert, Ed. d’une certaine fagon, plus que le réel — le surréel auraient dit les surréalistes — en ce
Presses Pocket. qu’il implique en outre le possible. » Henri Atlan, op. cit.
28 LE CINEMA DE KUBHIUK

Dédale, l’architecte du labyrinthe. Et lorsque vous reprenez énergie programmatrice. Déja dans Fear and Desire (1953),
votre marche, peut-étre avec un courage nouveau, vous deux soldats infiltrés dans les lignes adverses sont conduits a
avancez comme Thésée, non plus en victime affolée, mais en tuer un général et son aide de camp. Mais dans le film, les
toute lucidité » (10). C’est le dramaturge et essayiste Friedrich deux « couples » sont joués par les mémes acteurs, (« Tuer
Diirrenmatt qui a, sans s’y référer directement, le mieux défini est un aspect de notre deuil errant » a pu écrire Rilke). Le
la vision kubrickienne du monde. L’homme ne réagit pas en labyrinthe a cette propriété, qu’on s’y déplace selon sa propre
face d’un Tout constitué, mais dans un espace qu’il co-crée clarté d’estimation. Le Minotaure, et son pouvoir-dévorant,
en permanence, un « territoire vivant » dont les secrets et la c’est la figure de notre aveuglement en action.
cohérence architectoniques sont liés étroitement aux siens. En cela, comme le rappellent Alain Gheerbrant et Jean
D’ou cette dualité originelle qui déchire le cinéaste: voir, Chevalier : « Le labyrinthe doit a la fois permettre l’accés au
c’est (co-)opérer (avec) sur le monde. Ce que souligne Merleau- centre par une sorte de voyage initiatique, et l’interdire a
Ponty dans son essai sur « Le Visible et l’invisible » : « J/ y ceux qui ne sont pas qualifiés. Il s’agit donc d’une figuration
a une sorte de folie de la vision qui fait que, a la fois je vais d’épreuves initiatiques discriminatoires, préalables au chemine-
par elle au monde méme, et que, cependant, de toute évidence, ment vers le centre caché ». Si le monde-labyrinthe décrit par
les parties de ce monde ne coexistent pas sans moi ». Kubrick agit bien comme un filtre discriminatoire, il semble
Difficile en relisant les réflexions de Diirrenmatt de ne pas dépourvu de centre, tout en regorgeant de simulacres de
penser au carnage final de Full Metal Jacket (« cette premiére « centralité » (la banque de données de Hal, dans 2001, les
personne que vous rencontrez au coin d’une galerie » ressemble différents centres de décision militaires de Docteur Folamour).
étrangement a la jeune vietnamienne embusquée derriére son Si le labyrinthe n’a pas de centre, c’est que le centre est
mur-écran), difficile de ne pas imaginer Jack en Minotaure partout et nulle part. Il n’est plus localisable comme le
(Shining) ou Wendy et Danny en jeunes innocents perdus croyaient les tenants de l’atomisme (physiciens des particules
dans l’immensité du labyrinthe qui les émerveille et les fascine ou théoriciens de l’4me), car, a l’instar des « grains » de
(Wendy : « C’est beau ! C’est incroyable... Je ne m’attendais lumiére (photons), il est avant tout rayonnement. Si les
pas a ce que ce soit si grand et toi ? »). Difficile enfin de ne militaires et leurs bombes ont élargi leurs rayons d’action
pas reconnaitre un dédale en Kubrick lui-méme, architecte (Docteur Folamour), si ’homme en allant sur la lune a reculé
des égarements de l’>homme moderne, a la recherche de « son ses frontiéres orbitales (2001), le pouvoir de mort demeure
unité perdue ». au coeur de l’exploration. Faute de communication, de
Il y a mille et une figures labyrinthiques dans les films de connivences, pour ne pas dire d’amour, cette infinité de
Kubrick. Celle un peu ostentatoire de Shining, qui reproduit centres qui définit le rayonnement humain se fige vite en
symboliquement l’enchevétrement des piéces et des couloirs amas cellulaires cancéreux ou schizophrénes, en chair vouée
de l’hétel Overlook. Il s’agit bien au départ d’un labyrinthe au découpage. Dans le cinéma de Kubrick, c’est le rayonne-
physique (le bruit des balles contre les murs ou du tricycle de ment de la lumiére, le don de « clairvoyance » (que le cuisinier
Danny sur le sol sont la pour en souligner la solidité). Mais, de l’Overlook nomme le « Shining») qui seuls peuvent
tout cela resterait un peu primaire, s’il n’y avait pas de traverser l’opacité du labyrinthe, vaincre la folie du Minotaure
prolongements de cette figure d’enfermement dans tout le (Shining est adapté de « L’Enfant-lumiére »). L’inversion du
tissu filmique. Ainsi, 4 des niveaux plus abstraits, se répercu- pouvoir de rayonnement de la lumiére projette sur les écrans
tent, comme un cancer, les motifs labyrinthiques. Réseau de du labyrinthe des nappes d’ombre (héritées de l’expression-
trajectoires complices se chevauchant ou s’annulant dans nisme), des voiles de brume ou de brouillard, d’ou émergent
Ultime razzia, réseau aristocratique, se défendant contre les le chateau baroque de Quilty (Lolita) ou, a l’approche du
corps étrangers (Barry Lyndon), réseau d’actions-réactions carnage, l’hdétel Overlook. La lumiére sans rayonnement, c’est
qui définissent le lieu visible/invisible de la guerre (Full Metal aussi celle, en quasi-décomposition, des salons de Barry
Jacket). Car le labyrinthe n’est pas seulement tracé dans des Lyndon, cette atmosphére surchargée et sale du temps de
espaces, des décors (ces couloirs préts 4 imploser ressemblent guerre (Full Metal Jacket), cette lumiére artificielle en plaques
aux galeries d’un terrier dans Orange mécanique), mais aussi qui ne communiquent pas malgré la structure circulaire qui
dans l’étoffe de la représentation. Le monde entier devient les porte (Docteur Folamour), ce sol en lumiére de synthése,
ainsi galerie, succession de plans-tableaux (Barry Lyndon), de ou repose Bowman 4 la fin de son odyssée, victime d’un
saynettes en trompe-l’ceil, qui sont autant d’écrans a la vieillissement accéléré (200/). Cette lumiére cloisonnée, ato-
progression des personnages. Nous ne sommes pas loin des misée, mourante ne peut donner naissance qu’a des univers-
trajectoires brisées ou en spirales des anti-héros wellesiens, décors, véhicules de notre « inquiétante étrangeté ».
qui perdent peu a peu |’unité (Citizen Kane) ou le sens de la Les quelques moments de bonheur ou d’extase que nous
représentation dans laquelle ils sont, malgré eux, entrainés « ménage » Kubrick sont toujours accompagnés d’un écoule-
(La Dame de Shanghai) (11). ment de la lumiére : lumiére nimbée qui vient noyer le décor
Il faut aller plus loin encore. La structure labyrinthique d’un mariage (Barry Lyndon), lumiére diffusée par le foetus
(son code génétique) est déja en nous: c’est celle de notre astral de 2001... Seul l’@tre-de-lumiére peut échapper au corps
cerveau-esprit. Une fois reconnu que toute action hors-la-loi et donc au labyrinthe de la chair et des viscéres. Chair sans
a forcément une dimension imaginaire, flottante, transition- rayonnement que le regard cherche a survoler a tout prix,
nelle, il est plus facile d’admettre, qu’a l’image du jeu serait-ce méme celui de la guerre (d’ou tous ces corps morts
d’échecs, on joue d’abord contre soi-méme, contre sa propre ou mourants que les soldats rescapés insultent en plongée
dans Full Metal Jacket) ou du meurtre (dans Orange mécani-
(10). Extrait d’un entretien de Friedrich Diirrenmatt, réalisé par Jacques Le Rider, que, Alex écrase le symbole réifié de son fantasme de sur-
publié dans Le Monde du 12 septembre 1982. puissance sur le corps tout aussi fantasmé — montage clipé
(11). Jean Narboni a bien dégagé la spécificité de la figure du labyrinthe chez Welles,
qui n’est jamais donné comme un a priori (ce que l’on pourrait reprocher a Shining) : de tableaux — de la femme aux chats).
« Pourquoi Welles définit-il le mouvement de ses films comme celui d’une recherche Ce qui sépare nos passions obscures (ces résidus d’un
plut6t qu’une poursuite et la forme de cette recherche — le labyrinthe —, comme son
produit plut6t que son lieu ? Parce que la poursuite, outre sa fréquente linéarité, est
monde entropique et cannibale) de notre toute-puissance
Solitaire (...), tandis que la recherche emporte dans la méme quéte (d’un indice, d’une virtuelle n’est en fait qu’un temps, un niveau, une puissance
preuve, d’un dossier, d’une vérité, le plus souvent truqués, ou d’un secret de Polichinelle) moindres d’exposition 4 la lumiére. Voila pourquoi, la seule
des personnages liés @ la vie @ la mort, s’observant, s’épiant, s’épaulant l’un autre
sans le youloir, prenant chacun un peu de sa force chez I’autre... ». Jean Narboni, issue possible dans le labyrinthe est de trouver un chemin
« Un cinéaste en plongées », article sur O. Welles paru dans le hors-série des Cahiers. vers la « lucidité ». Te
« FULL METAL JACKET » DE STANLEY KUBRICK

PERMIS DE DETRUIRE
PAR PAUL VIRILIO

Il y a vingt ans, en pleine guerre du Vietnam, on présentait hétel de montagne abandonné, aprés avoir donné a voir, il y
comme un progrés le fait que les permis de construire n’étaient a prés d’un quart de siécle, avec le poste de commandement
plus obtenus 4 Manhattan, qu’a la condition expresse de du Pentagone, le lieu de la guerre atomique, Stanley Kubrick
déposer simultanément un « permis de détruire », le délai de nous désigne aujourd’hui, en fond de tableau de Full Metal
fixation de l’« image architecturale » étant fixé 4 une quinzaine Jacket, avec sa centrale énergétique abandonnée, le déclin des
d’années, |’acceptation de la date d’ouverture du chantier de lieux, la perte de leur signification, du sens d’un environnement
démolition précédait l’obtention de |’autorisation de cons- humain semblable au déclin moral des combattants du Vietnam
truire... Sommé de commencer par la fin, \architecte était et d’ailleurs... Perte de fondement éthique mais aussi, esthéti-
ainsi confronté, dés l’origine, a l’élimination de sa future que, dont la guerre, mais surtout les bouleversements scientifi-
réalisation. que et technologique sont responsables, l’image publique
Ce battement des contraires, ce duel entre la ruine et prenant peu a peu le pas sur un espace public disqualifié :
l’édification, le négatif et le positif, me semblent l’une des Vimage-lieu succédant aux lieux d’images, non seulement ces
clefs de notre actualité, une actualité non pas « ambigué », lieux de tournage excentriques, révélateurs de l’abandon d’une
comme on le prétend souvent, mais double, dédoublée comme activité productive, du chOmage massif, mais également ces
la vision en état d’ivresse, une actualité sens dessus dessous, salles de spectacle et de représentations cinématographiques
prise en tenaille entre la fin et le commencement, le dehors et aujourd’hui en perdition. Salles de cinéma qui préoccupent
le dedans. Probablement liée a nos modernes capacités tellement le metteur en scéne Stanley Kubrick, a l’exemple de
de prévision, d’anticipation, cette situation interpelle notre Peter Brook, l’utilisateur dans cette méme banlieue londo-
éthique, notre esthétique, et finalement, la morale publique. nienne, de la « grande rotonde des locomotives », théatre
C’est, je pense, le sens de la derniére ceuvre de Stanley d’un transfert d’activités pour le moins original... Aprés un
Kubrick, significativement tournée en extérieurs, dans les attrait certain pour les lieux « exotiques », Kubrick se prend
décombres de la banlieue de Londres, de cette Angleterre cette fois de passion pour des lieux « endotiques » : les salles
déréglementée de Margaret Thatcher, qui préfigure aujour- de projection de ses films et ceci, remarquons-le, au moment
d’hui si bien le déclin de ce qu’elle avait jadis inauguré, ou les friches industrielles s’étendent au domaine de l’industrie
cette « révolution industrielle » dont les ruines se dévoilent du spectacle cinématographique, avec la fermeture de nom-
désormais, ici ou 1a, en Europe et ailleurs. breuses salles. Ecoutons-le : « Certains s’étonnent encore que
Pour le tournage, un permis de démolition a été exception- je m’inquiete de la qualité des salles ou mon film doit étre
nellement délivré au cinéaste américain, afin de simuler la projeté, ils prennent ¢a pour de la pathologie maniaque.
destruction de la ville de Hué en 1968, sur les bords de la Pourtant, George Lucas a réalisé une grande enquéte sur
Tamise, dans les batiments abandonnés d’une centrale de la l'état des cinémas dont les résultats ont été publiés en 1985.
Compagnie du Gaz. Hautement symbolique d’une /ocalisation Ce rapport montre que nos pires craintes étaient fondées (..)
de l’image dont la télévision nous prive depuis longtemps, il y a toujours quelque chose de cassé, les amplis ne valent
par ses constants déplacements, ses clips et autres astuces de rien, le son est mauvais, la lumiére inégale (..). Beaucoup
montage, ce lieu de tournage de Full Metal Jacket me semble d’exploitants ont une méconnaissance criminelle des critéres
le fondement, la racine méme du film. Sans l’usine a gaz élémentaires d’une bonne projection »(1).
détruite pour les besoins de la cause, /’aeuvre de Kubrick n’a Malheureusement, les exploitants ne sont pas seuls en
pas lieu, elle reste suspendue en apesanteur entre ses limites, cause ! Depuis longtemps déja, /’image sans lieu, sans feu ni
ses extrémes, la dualité des personnages, protagonistes divisés lieu de la télévision 4 domicile, a contribué a éliminer les
a la fois entre eux et contre eux, liquidant le sens du film, la lieux d’images. L’impact de la télédiffusion sur la projection
structure narrative d’un récit inexistant, ou presque, malgré
Vouvrage littéraire qui le sous-tend.
Aprés avoir choisi, il y a sept ans déja, pour Shining, un
lieu de tournage analogue, avec l’incroyable labyrinthe d’un (1) Extraits de Rolling Stone (27 aofit 87) (entretien avec Tim Cahill)
30 « FULL METAL JACKET » DE STANLEY KUBRICK
publique ne s’arréte cependant pas a la seule concurrence télévision: des complices objectifs, victimes indirectes du
entre grand et petit écran, il affecte aussi et surtout : l’espace direct télévisé, d’un massacre tronconné en diffusions successi-
filmique, le lieu du photogramme. L’habitude, l’accoutumance ves...
progressive a une vision accélérée (25/30/60 images seconde), Mais revenons au film de Kubrick, un film qui débute
a un montage panique, suspend l’intérét pour le paysage comme un documentaire de Frederick Wiseman, se poursuit
concret, au seul profit d’un paysage d’artifices et d’artificiers par du théatre filmé avec des accessoires militaires dépareillés,
dont la vidéo, les clips, sont de plus en plus friands. Le dans l’extraordinaire décor d’une fin de partie post-indus-
cinéma-vitesse de la télédiffusion contribue donc a discréditer, trielle, pour s’achever en finale d’opérette, par un chorus ot
avec l’espace des salles de projection publiques, le paysage la troupe chante l’hymne de Mickey, le rdle des voix et de la
méme de |’image, le lieu de tournage, comme |’avion superso- musique étant prépondérant, a l’instar du décor. Comment
nique élimine l’intérét pour les paysages survolés — n’occupe- ne pas remarquer le caractére suicidaire de ce film? Un
t-on pas justement les passagers des vols transatlantiques des caractére qui affecte a la fois les acteurs, protagonistes
longs-courriers avec la projection d’un film ? Cette liquidation convaincants du déclin de la guerre « officielle », mais aussi,
de |’étendue de |’Océan au profit du long métrage ne restera le metteur en scéne Stanley Kubrick, auteur d’une ceuvre de
pas longtemps sans retombées sur l’espace du film, un espace décomposition avancée, dérégulation du récit filmique, libé-
a son tour liquidé par la vidéodiffusion— cette soudaine rant dans sa réalisation méme, les puissances désintégratrices
liquidation de l’environnement proche (réel ou figuré) est de la guerre psychologique ; d’une salle guerre qui déréalise
comparable 4 une guerre: guerre de l’image publique qui les paysages, les adversaires, partenaires d’un jeu truqué,
n’est pas étrangére a l’affaissement moral des combattants de avant de détruire moralement les observateurs, journalistes,
Full Metal Jacket. En effet, si le cinéma dévoile ici la « sale reporters, mais encore les lointains téléspectateurs américains
guerre », cette derniére dévoile 4 son tour le « cinéma », ou autres.
c’est-a-dire cette perception accélérée des choses dont les D’ot l’importance récente du correspondant de guerre et
dégats sont désormais visibles a |’ceil nu. du photographe, héros malchanceux de nombreux films,
Avec la multiplication récente des effets spéciaux, |’accéléra- depuis Le Faussaire de Schléndorff, La Déchirure a propos
tion du défilement de l’image, l’ceil asphyxié du spectateur de la tragédie du Cambodge, Under fire de Spottiswoode
ne pergoit plus guére que des effets de surface au détriment sur le Nicaragua, jusqu’a Full Metal Jacket, film détruit,
de la substance des lieux de prises de vue ; prise de vues elle- patiemment déconstruit par son réalisateur, l’ancien auteur
méme hachée menu par un découpage panique, analogue a du plus grand film sur l’ére atomique, film dont le scénario
Veffet de la peur sur la perception des combattants, de ces reprenait point par point, minute par minute, celui de l’échec
fantassins qui se trainent au ras du sol, dans la boue des de la dissuasion Est/Ouest.
apparences concrétes, la proximité d’un pays étranger dévasté, Vingt-quatre ans aprés Docteur Strangelove, tout a changé,
alors que le téléspectateur confortablement installé dans son la dissuasion régne et s’étend avec Full Metal Jacket, a
« living-room », le juge et le condamne impitoyablement, un Vensemble des activités politiques, culturelles et économiques,
téléspectateur désengagé et néanmoins menacé a terme, par contribuant a multiplier les conflits locaux, les guerres limitées,
cette guerre dans I’ceil que propagent les réseaux hertziens, le le terrorisme. Régne de la confusion des sentiments, de la co-
cable ou les satellites, le film des films, |’ émission des émissions habitation des contraires, fusion/confusion des valeurs dont
télévisées. l’ceuvre de Kubrick témoigne, mais 4 la maniére de ces bonzes
Lors des bombardements des grandes villes nippones, a la qui s’immolaient par le feu, dans les rues de Saigon, pour
fin de la seconde guerre mondiale, il y a une quarantaine marquer leur réprobation.
d’années, les pilotes de B.29 décrivaient l’incendie des fragiles Finalement, le « permis de détruire » accordé au metteur
maisons japonaises en déclarant : « Ca briile comme un tas en scéne par la municipalité londonienne est révélateur du
d’ordures ! » Vingt ans aprés, lors de la guerre du Vietnam, caractére dévastateur du cinéaste américain: « J’ai voulu
les téléspectateurs américains offusqués des méfaits de leurs faire éclater les structures narratives du film » déclarait Stanley
boys (a My-Lai et ailleurs) pensaient tout haut: « Ces Kubrick 4 Newsweek, il y a peu... S’il n’y avait que cela!
ordures brillent et massacrent a l’envi ! ». Ce renversement est C’est toute l’ceuvre qui éclate, se disperse ; ce qui importe
saisissant, dans un cas comme dans |’autre, une méme ici, ce ne sont plus les scénes, les mises en scénes, les acteurs,
distanciation s’opére : celle de la haute altitude et celle de la mais l’intervalle, le jeu, l’espacement panique qui sépare les
télédistance hertzienne. Une méme apesanteur technologique unes des autres. Comme dans une véritable explosion, ce qui
dissout ici les sentiments humains de |’aviateur/tueur et ceux compte, ce ne sont pas l’éclat, le fragment, mais le souffle,
du juge/voyeur, arbitre d’un drame, d’une atrocité dont il l’énergie de déplacement qui étendent la destruction. L’essen-
n’a aucune idée, mais seulement des images, images phatiques tiel, c’est cet interstice entre deux visions, deux points de vue
qui s’imposent a l’esprit, forcent |’attention et obligent le moraux ; un peu comme dans la stéréo, |’écart des amplis
regard. provoque la haute fidélié, le relief sonore, le film de Kubrick
Et en effet, on peut tout aussi bien « maquiller la guerre » nous fait douter de lui, comme de nous-mémes. On n’en croit
par militarisme — le récent cinéma de propagande, depuis ni ses yeux, ni ses oreilles, tout est faussé par des dialogues,
Rambo, ne s’en est pas privé— que par pacifisme. Le des musiques déplacées, par cette soudaine dérive des senti-
« pacifisme » de ceux qui n’ont aucun contact avec la réalité ments que nous éprouvons au cours du déroulement du
tragique du combat, de ses dangers, et surtout de l’effet film : réprobation dans la phase documentaire introductive,
panique devant la mort, une mort omniprésente 4 |’instar des compassion dans la phase meurtriére et, finalement, dérision
séquences sur |’écran de la conscience. Il y a certes déja trop dans la phase tragi-comique, devant le ridicule, un ridicule
d’ceuvres sur l’interminable conflit vietnamien, mais il en qui pour une fois, vient de tuer...
manque une néanmoins, que devrait absolument réaliser Sam Film déstabilisateur de nos préjugés en matiére d’esthétique
Fuller: un film montrant la « sale guerre du téléspectateur filmique, Full Metal Jacket illustre, sinon la fin d’un art, en
moyen », de ces combattants en chambre d’une Amérique tout cas celle d’un genre, celui du « film de guerre », aussi
« pacifiste » observant comme un sport une lutte exotique, dépassé désormais que le « western ». Aprés la longue série
avant de s’apercevoir mais un peu tard, qu’ils devenaient peu des réalisations de propagande-fiction, Stanley Kubrick, a
a peu l’équivalent parfait de ce que seront les supporters du linverse de Francis Ford Coppola dans Apocalypse Now,
stade du Heysel, et de ceux qui regardaient ce soir-la la interrompt la saga militaire américaine, il était temps. P.V.
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326 - 327 - 328 - 331 - 332 - 336 - 338 - 339 - 340 - 341 - 343 - 344 - 345 - 346 - 347 - 350 - 351 - 352 - 337. Made in USA Il. .
353 - 364 - 355 - 356 - 357 - 358 - 359 - 364 - 365 - 366 - 367 - 368 - 369 - 370 - 373 - 374 - 375 - 376 - } 348/49. Cannes 1983
377-378-379 - 380 - 381 - 382 - 385 - 386 - 387 - 388 - 389 - 390 - 391 - 392 pee Ai N° Spécial Télévision . .
393 - 394 - 397 - 398/399 ........ . SOF © 360/61. Cannes 1984 ..
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COLLECTIONS ANNUELLES =
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395/96. Ciné Monde. La nouvelle ligne
C) 1971 (7 n°) 226/27 - 228- 229-230-231 -233-234/35 .... 105 F © 400. Spécial Wim Wenders
OC) 1972/73 (7 n°) 234/35 236/37 - 238/39 - 240-241 — 242/43-244
OD 1974/75 (6 n°) 251/52 - 253 - 254/65 - 256 - 257 - 258/59
1976 (7 n°) 262/63 - 264 - 265 - 266/67 - 270-271-272 ....
1977 (10 n°) 273-274- 275-276-277 -278-279/80-281 - 282-283 .....
Oo oooo00000o000

1978 (11 n°) 284-285 - 286-287 -288- 289 - 290/91 - 292 - 293-294-295 . .
1979 (11 m°) 296-297 - 298- 299 - 300- 301 - 302 - 303- 304-305-306 .
1980 (10 n°) 307-308- 309-310-311-314-315-316-317-318 .
1981 (7 n°) 319-323/24-325- 326- th -328- ea: LS a eae aS Se
1982 (9 n°) 331-332- 334/35 - 336 -
1983 (11 n°) 343-344 -345- wb- Chaque reliure permet de réunir les onze numéros parus dans |I’année. Ces reliu-
OD 1984 (10 n°) 355-356- 357 - 368 - 9. pre - 964-365-366 res, au maniement simple, sont au format actuel de la revue, avec le titre
1985 (11 n°) 367-368-369-370-371/72-373-374-375-376-377-378 . « Cahiers du cinéma » imprimé sur la tranche. (Reliure : couleur gris foncé).
1986 (11 n°) 379-380-381 - 382-383/84 - 385 - 386-387 -388- 380-390 .
FAC SIMILE - Catiers du cnéman? 110 340 F oO 1 Reliure : 65 F O) 2Reliures : 117 F 3Reliures : 175 F

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Si vous vous intéressez a un auteur, un point théorique ou technique, consultez la liste des collections thématiques ci-dessous : chacune ras-
semble les numéros des Cahiers encore disponibles ot se trouvent des articles sur le théme choisi.

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N° 282/286/296/307/319/341/352 N° 262-263/275/279-280/301/308/339/ MAURICE PIALAT N° 279-280/282/286/294/301/305/331 (Olivier Assayas): N°315 & 318
Tn: OOF 340 7 n°: 100F 337/338/340... . 10°: 125 F ‘ Ha SBS eeaenarare ate a SME DOT BOSE
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wo 4n°: SOF 356... 9°: 115 F N° 216/298/320/327/352/359/364
cia ae 7°: 90F NO 270/272. os cnvvnscen ce Ne MOF
ee 222/262-263/271/297/301/302/311/
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NO 212/253/327 3n°:40F 280 F 346/357/358/359/364. ...12 n°: 160 F b) « Genése d'une caméra (avec Jean-Luc (Economie : production, distribution, réfor-
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5 n°: 65F N° 216/228/309/333/337/356/357/358/ vision/358/359...........8n®: 130F
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N° 302/304/334-335/340/352/357/366 7
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n°: 95 F . 7°: 90F N° 283/284/289/325/355....5n° : 65 F Deneuve, M.Serrault, J. Birkin, J. Stewart) :
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O SCENOGRAPHIE 46 F 4 : 1] LE CINEMA FRANCAIS DE LA LIBERATION A LA NOUVELLE
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NUMEROS SPECIAUX Sa VAGUE, André Bazin
() GUERRE ET CINEMA LOGISTIQUE DE LA PERCEPTION, Paul Viri-
(1 DANS LES GRIFFES DE () LES YEUX VERTS, Margue- |e ce arin MIO IRC Descere oer inno oti ica ar wen ume Silacahe eek 85 F
L‘OMBRE ROUGE ... 60F Wite DUaS 5. sues 54 F () L'GEIL A LA CAMERA. CADRAGE AU CINEMA, Dominique Villain
O PASOLINI ........ 70F (1 HONG KONG CINEMA 90 F
( ALBUM DE TOURNAGES~3................4-- 49F LE SON AU CINEMA, Michel Chion .
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A RETOURNER AUX
CAHIERS DU CINEMA :
Budd Boetticher dans son ranch
(photo Anisabelle Estrada, 1981)

Robert Stack dans l’aréne et avec


Gilbert Roland dans Bullfighter and
the Lady
LETTRE D’HOLLYWOOD

LE RETOUR DE BUDD BOETTICHER


PAR BILL KROHN

Oscar Boetticher Junior, plus connu sous le nom de Budd Boetticher, est un cinéaste familier des cinéphiles qui
ont appris @ aimer le cinéma @ travers les genres : B.B. fut un des maitres du western, et son acteur fétiche
Randolph Scott. La vie mouvementée de Boetticher et son amour sans bornes pour les chevaux et la tauromachie
l’éloignérent de longues années d’Hollywood. Préférant la nature et les bétes, il vit depuis de longues années
dans son ranch, non loin de la frontiére mexicaine. Certains connaissent un de ses plus beaux films, Bullfighter
and the Lady (La Dame et le Toréador 1951), peu ont vu Arruza, tourné en 1967 sur la vie du célébre toréador,
qui était son ami. Mais personne en France n’a encore vu le dernier film de B.B. : My Kingdom for, qui clét sa
trilogie tauromachique. Le festival d’Amiens rendra hommage a@ Budd Boetticher du 12 au 22 novembre, en sa
présence. Une occasion idéale pour renouer avec un des cinéastes les plus attachants du cinéma américain.

Avec l’achévement de son dernier film, films, et les circonstances trés variées dans avec son opérateur, le grand Lucien Ballard,
My Kingdom for, qu’il aura mis neuf ans a lesquelles ils furent produits. a filmer le plus grand matador du Mexique,
faire, et la restauration de son premier film Carlos Arruza, alors a l’aube d’une seconde
1951: Oscar Beoetticher Jr, gentleman
important, Bullfighter and the Lady, qui, carriére triomphale en tant que rejoneador.
toréador et réalisateur de films a petits
réduit 4 87 minutes par John Ford avant sa Finalement, en 1960, écoeuré par « le manque
budgets pour des sociétés telles que Republic
sortie en 1951, a été reconstitué dans sa de professionnalisme » rampant qu’il a ren-
et Eagle Lion, entreprend un projet ambi- contré en faisant The Rise and the Fall of
durée intégrale, soit 2 heures 20, par David
tieux. Sous I’égide de son ami John Wayne,
Shepard, de la Directors Guild of America, Legs Diamond, Beetticher prend les 8 bobines
producteur du film, il réalise une version
une boucle a été bouclée dans la carriére de de film qu’il a déja montées et sa femme
romancée de ses aventures de jeunesse, quand
Budd Beetticher. Debra Paget, monte dans une Rolls Royce
il apprenait la tauromachie au Mexique.
blanche, et part pour le Mexique afin de
Robert Stack, dans son premier grand réle finir Arruza. Cela dure dix années, au cours
La trilogie tauromachique et Gilbert Roland sont les interprétes princi- desquelles il rompt avec Paget, se heurte en
paux de ce film, l’équipe est essentiellement
My Kingdom for est le dernier d’une plein élan 4 une gréve qui paralyse l’industrie
mexicaine et quelques-uns des matadors les mexicaine du cinéma, perd tout son argent,
trilogie de films sur la tauromachie qui ont
ponctué la carriére de Boetticher, au rythme
plus connus du Mexique apportent leur parti- se retrouve jeté dans une prison fédérale, et
cipation au film. A peine fini, le film est
paisible d’un tous les dix-sept ans — Bullfigh- méme confié a un asile de fous par son
enterré par le studio, jusqu’a ce que Beetti- propre impresario qui essaie de le contraindre
ter and the Lady (1951), Arruza (1968), My
cher sollicite l’aide de John Ford, réalisateur a retourner 4 Hollywood pour réaliser The
Kingdom for (1985). (Boetticher ne compte
pas The Magnificent Matador, qu’il n’avait qu’il admire mais n’a jamais rencontré, qui Comancheros. Achevé en 1968 aprés la mort
regarde le film, |’aime et accepte d’intervenir d’Arruza dans un accident de voiture, Arruza
tourné que pour prouver qu’Anthony Quinn
pouvait faire tenir un grand film par sa seule sil peut couper «40 minutes de merde est vendu a Embassy Pictures, qui en sabote
sentimentale ». Remonté par Ford, le film la distribution.
présence). Ces films constituent la face cachée
d’une ceuvre que les cinéphiles ont connue sort, il est cité pour l’Oscar du meilleur 1976: Boetticher et sa nouvelle femme
d’abord et surtout a travers une poignée de scénario original. La carriére de réalisateur Mary, confortablement installés dans le ranch
de Boetticher est lancée. ot ils élévent des chevaux, non loin de la
chefs-d’ceuvre : six westerns avec Randolph
Scott (Beetticher ne compte pas Westbound) 1957 : aprés une série de films intéressants frontiére mexicaine, préparent une sorte de
et son film d’adieu aux studios, The Rise pour Universal, dont certains méritent d’étre suite a Arruza, filmée en 16 mm par Lucien
and Fall of Legs Diamond — tous réalisés remarqués, Boetticher réalise un autre film Ballard, avec pour interprétes les Boetticher
en un laps de temps incroyablement court, produit par Wayne, Seven Men from now, et leur protégée Gloria Ayling, une fille de
quatre ans, de 1957 a 1960; beaucoup le premier des westerns avec Scott, et accepte quatorze ans 4 qui ils enseignent |’art du
considérent d’ailleurs cette période comme le méme d’en faire une série, parce que, comme rejoneo. Le projet est enterré quand la
crépuscule de ce qu’on appelle maintenant, chacun des films doit se tourner en dix-huit famille de Gloria va s’installer dans l’Oregon,
avec le recul, le cinéma « classique ». jours, il est libre, a c6té, de faire des voyages mais il revit sept ans plus tard quand ils
Rappelons briévement l’histoire de ces trois au Mexique, au cours desquels il commence ont une nouvelle jeune protégée, Alison
36 LETTRE D'HOLLYWOOD
Campbell. Adaptant l’intrigue au change- le style documentaire, que Ford avait choisi
ment de personne, Boetticher change aussi d’éliminer. Le probléme-clé, la maniére de
de medium: quand son nouvel opérateur, filmer les corridas, semble avoir été vite
Gary Graver, retardé sur un autre tournage résolu. Ce qui frappe d’abord 4 la vision de
avec Orson Welles, fait défaut avec son la trilogie dans son entier, c’est 4 quel point
équipe le jour d’une représentation qui doit Beetticher est resté fidéle 4 lui-méme en
servir pour le film, Boetticher contraint un changeant de technique, d’époque et de
visiteur du ranch, muni d’une caméra vidéo, systéme de production, se servant littérale-
a couvrir l’événement, transfére sur bande ment de tous les moyens a sa portée pour la
ce qui avait déja été tourné sur pellicule, et poursuite de son projet. On est quelque peu
monte le tout avec un magnétoscope dans sa ébranlé, par exemple, quand on se rend
chambre. Prévue pour une diffusion télévisée compte qu’en 1951, il utilisait déja le ralenti
aux Etats-Unis et une sortie en salles a (32 images/seconde, comme dans les reporta-
létranger, My Kingdom for est une ceuvre ges mexicains sur les corridas), dans un but
hybride qui, en outre, utilise des coupures didactique et esthétique, comme il le fait
de journaux et des photos pour évoquer tout au long de My Kingdom for a \’aide de
différentes phases de la vie de Beetticher, la technologie moderne de la vidéo.
ainsi que des peintures, photographiées par Il y a un passage dans My Kingdom for
les Boetticher dans les musées d’Europe afin ou la fidélité de Boetticher a son style apporte
de montrer le réle de leurs chevaux dans un délicieux effet d’écho dans ce film plein de
l’Histoire. Robert Stack et sa femme Rosema- résonances nostalgiques : durant la derniére
rie jouent leur propre réle, ils visitent le représentation, il nous montre Carlos Arruza
Cortijo Lusitano et assistent a l’importante Jr effectuant un dos manos contre le tourino,
représentation au cours de laquelle Alison machine a roues surmontée de cornes, qu’on
est présentée au public pour la premiére fois, utilise dans toutes les démonstrations de
en méme temps qu’un autre représentant de rejoneo au Cortijo Lusitano ; alors, tandis
la nouvelle génération, Carlos Arruza Jr. Le qu’il murmure une remarque sur « les souve-
film commence par des extraits de Bullfighter nirs », il insére un plan de Carlos Arruza
and the Lady et Arruza, et finit sur un Sr, exécutant la méme manceuvre contre un
réve ot Alison se voit faire ses débuts de taureau vivant, filmé exactement sous le
rojoneador. méme angle. «A Guadalajara, explique Budd Boetticher sur le tournage d’Arruza en 1967
Nombreux seront ceux qui continueront Beetticher, Carlos n’a jamais aussi bien
de préférer ses films de genre, mais c’est planté sa paire de banderilles, et j’avais placé the Lady commence sur des scénes de corrida
dans sa trilogie tauromachique que Beetticher la caméra dans !a meilleure position pour le tandis qu’un narrateur (Ward Bond, absent
a réalisé ses véritables ambitions artistiques. Silmer : étant moi-méme toréador et rejonea- du générique), parle de la corrida comme un
C’était déja visible dans Arruza, dont on ne dor, je savais quand cela arriverait, parce jeu avec la mort, et présente Manolo Estrada
peut manquer de noter les affinités avec la que j’avais vu que le taureau avait une (Roland) et ses collégues, exprimant le point
peinture impressionniste, et, dans sa forme querencia. Automatiquement, j’ai placé la de vue omniscient du narrateur hors-champ,
intégrale, Bullfighter and the Lady se révéle caméra dans la méme position quand Carlitos que symbolise l’angle de prise de vue de
étre une ceuvre d’une trés haute tenue, par a planté ses banderilles sur la machine. En l’aréne, en trés forte plongée. Soudain inter-
le ton sobre, discret, des scénes dramatiques, regardant un bout a bout du film ici, dans vient une nouvelle voix, ou perce le sar-
la partition lyrique de Victor Young, et le ma chambre, je me suis dit: ‘“‘Bon Dieu, casme : « Oh, toi et ton dictionnaire d’espa-
rythme majestueux, merveilleusement con- j’ai fait le méme plan il y a 36 ans !”’ C’est gnol... les places aux prix les plus élevés !
trdlé, qui fait alterner les séquences de jour a ce moment-la que je l’ai repris pour ce Ca te plait, ‘‘muy alto”’, Liz ? ». Le passage
et celles de nuit, jouant la riche palette des JSilm. Quand on connait vraiment son sujet, désarconne un peu, parce qu’on ne se rend
tons qui caractérisait la derniére grande on en vient @ le traiter toujours d’une certaine pas tout de suite compte qu’un commentateur
période du noir et blanc 4 Hollywood. (Il manieére, qu’on ne peut plus perfectionner. » a remplacé |’autre, et on a l’impression que
est significatif que Boetticher se soit battu Mais aucun de ces films n’est un documen- le sarcasme nous est adressé, jusqu’a ce
avec la Columbia pour avoir le droit d’utiliser taire au sens strict, méme s’ils visent tous 4 qu’un contre-champ nous révéle que la nou-
a nouveau, neuf ans aprés, le noir et blanc élargir le public d’un sport controversé, sur velle voix et l’angle de prise de vue en
dans The Rise and Fall of Legs Diamond, lequel on sait peu de choses, en dehors du plongée sont ceux d’un personnage du film :
qui renvoie plus d’une fois I’écho sardonique cercle des afficionados. En effet, Boetticher Barney Flood (John Hubbard), un produc-
de Bullfighter and the Lady). Quant a4 My parait avoir aussi résolu dés son apparition teur de théatre américain visitant le Mexique
Kingdom for, avec son mélange de techni- le probléme qui consiste 4 combiner fiction avec sa femme Liz (Virginia Grey) et son
ques, ses stratégies narratives complexes, sa et documentaire, sans s’aliéner le public, jeune associé John Regan (Robert Stack).
franche utilisation du symbolisme et celle, en lui donnant ouvertement des lecons : On comprend rétrospectivement ce qui s’est
discréte, de techniques modernes (notamment Bullfighter and the Lady était le premier film passé : on a substitué a la voix du narrateur
Varrét sur image, qui sert ici 4 remplacer les ou le toréador n’était pas espagnol — c’était celle d’un malheureux touriste que les lacunes
fondus-enchainés), c’est, des films sur la un américain. « On ne peut pas imaginer en espagnol de sa femme ont conduit a la
tauromachie, celui qui hésite le moins a Tyrone Power dans Blood and Sand, se plus mauvaise place de l’aréne — un perchoir
suivre un parti pris esthétique — peut-étre tournant vers John Carradine, qui a grandi a donner le vertige, d’ow il est impossible de
parce qu’il expose sans ambiguité le grand a Séville avec lui, tous deux s’étant battus voir le spectacle, et offrant une perspective
théme informulé de cette trilogie : la pulsion contre des taureaux depuis qu’ils sont en age que quelques secondes auparavant nous
esthétique elle-méme, et ses racines dans de marcher, pour lui dire: ‘‘Ca, c’est un avions prise pour celle d’un dieu. En surim-
l’agression et la lutte pour le territoire. taureau de combat’’. L’autre répondait : pression sur les images de l’action se dérou-
“Ben sans blague, je le sais’’. Mais quand lant en contrebas figure le contour de jumel-
My Kingdom for on a Robert Stack qui dit a Gilbert Roland : les. Ce sont les jumelles a travers lesquelles
Avec l’émergence de ce theme, My King- “Manolo, comment peux-tu savoir si le les Flood et Regan observent le magnifique
dom for apporte une innovation considérable taureau sera courageux ?”’, Roland peut le savoir-faire dont faire preuve Estrada. Au
par rapport aux films précédents. Ce qui lui expliquer, et d’un coup, mon public cours de la scéne suivante, Regan demandera
cependant les rassemble, ce sont les deux commence a connaitre quelque chose a la a Estrada de lui apprendre le métier de
éléments qui unifient la trilogie: un théme corrida ». torero.
énoncé, la corrida, et une maniére de la Comme si ce moyen ne suffisait pas a Dans cette séquence, Boetticher met en
filmer, essentiellement documentaire — car exorciser le démon du didactisme, le passage scéne son aversion pour |’utilisation conven-
méme Bullfighter and the Lady comprend du documentaire a la fiction est mis en scéne tionnelle et didactique de la voix off d’un
des séquences entiéres de corrida filmées dans a lintérieur méme du film. Bullfighter and commentateur, a laquelle il préfére le point
LE RETOUR DE BUDD BOETTICHER 37
* oe Ile Ne? Toréador : il introduit un doute quant a
Vomniscience du narrateur que jouait Stack,
suggérant qu’en tant que touriste, arrivé en
plus un peu tard, il n’est pas toujours capable
de voir au-dela des apparences.
Quelles apparences ? Revenons en arriére
(le support s’y préte): avant que l’avion
n’amorce sa descente, au cours de la premiére
séquence suivant le générique, nous voyons
Beetticher et son célébre étalon espagnol,
Sultan, en pleine exhibition in the « Airs
Above The Ground» puis nous voyons
Beetticher monter son étalon bien-aimé
Califa. Tout ceci se déroule devant le public
du Cortijo Lusitano. D’abord seul, Boetticher
est ensuite accompagné de sa femme Mary,
une écuyére accomplie, tandis que la voix de
Stack nous fait part de la décision du
réalisateur de quitter Hollywood. D’un ton
admiratif, sa voix évoque la vie « haute en
couleur » du réalisateur et son goat pour
le « danger» et «l’aventure ». (Ces mots
rappellent le début du commentaire effectué
par Anthony Quinn dans Arruza.)
Ce que nous voyons, renforcé par la voix
off de Stack, correspond exactement a l’idée
que nous nous faisons de l’homme qui a
réalisé Comanche Station: un homme a
cheval, fait pour le danger, d’abord seul puis
en compagnie d’une belle femme qui, par son
Budd Boetticher au Cortijo Lusitano, le taureau est remplacé par la machine a roues: l'art sans le sang. inoubliable regard et ses vétements moulants,
(photo Anisabelle Estrada, 1981) rappelle I’héroine de plus d’un western tourné
de vue du profane, celui qui ne sait rien un extrait de La Dame et le toréador. avec Scott. Les commentaires de Stack et un
(Flood, puis Regan, son acolyte plein de La scéne qu’elle commente est entrecoupée flash-back montrant la scéne, extrémement
fougue), parce qu’il est un substitut commode d’images sans commentaire montrant la des- forte, ot Carlos Arruza combat Plaza
du public, et parce que son personnage sert cente d’un avion privé s’apprétant a atterrir a Mexico, nous rappellent ensuite que Beetti-
de point de départ a la fiction. Sachant l’aéroport de San Diego. La, I’air impassible, cher est aussi "homme qui réalise Arruza. Le
cela, on est d’abord surpris d’entendre, dans Carlos Arruza Junior (non identifié) attend parallélisme est 1a encore flagrant : comme
Arruza, la voix off d’Anthony Quinn com- Vavion. L’identification progressive de la Beetticher, Arruza est devenu éleveur de
mentant, expliquant, et méme parlant a la voix off et la descente de l’avion qui améne taureaux et rejoneador aprés avoir pris sa
place des vrais protagonistes, dont on n’en- le commentateur dans le champ du film, le retraite. Sa femme s’appelait aussi Mari et il
tend jamais les voix, mais dans ce film, soustrayant a l’espace imaginaire d’ou il avait méme un étalon appelé Califa. Aujour-
Beetticher se sert de la convention du com- faisait jusqu’alors ses commentaires, consti- d@hui, on pourrait avoir l’impression que
mentaire off contre elle-méme, un peu tuent deux mouvements paralléles. Ils se Beetticher est devenu l’homme que |’on voit
comme Godard « mettant le son moins fort » terminent en méme temps, au moment ou dans ses films, alors qu’il a commencé pour
dans Ici et ailleurs: « Le public apprend ce Vavion s’arréte, ot Arruza Junior ouvre la filmer "homme qu’il avait été. Au cours du
qu’est le rejoneo, Quinn l’explique pendant porte et demande au couple se trouvant a flash-back suivant, un des temps forts de La
que Carlos apprend a monter. Mais quand Vintérieur : « M. et Mme Stack ? ». Il révéle Dame et le toréador, film également tourné
on arrive @ la derniére corrida, il y a une d’un coup le nom du principal passager. A Plaza Mexico, la voix de Stack nous informe
demi-heure sans un seul mot, on voit une partir de ce moment-la, Stack cesse d’étre que le film est basé sur les aventures de
corrida ». un narrateur et devient un personnage mir jeunesse du réalisateur. L’homme va parfaite-
Dans My Kingdom for, Beetticher utilise pour |’entrainement. ment de pair avec ses films. Nous avons vu
Robert Stack exactement comme dans Bull- Méme si la différence entre |’acteur et le ses films, maintenant nous voyons !’>homme.
Sighter and the Lady. Il trace 4 grands traits personnage qu’il joue parait ici extrémement Mais cet aspect « prétendument biographi-
Vhistoire de Gloria et d’Alison, et par des ténue dans la mesure ow |’acteur joue son que » auquel le commentaire romantique de
flashes-back, a l’intention de Stack qu’il propre réle, la premiére scéne ot Stack Stack contribue 4 nous faire croire, ne résiste
prépare ainsi 4 comprendre la représentation apparait, celle ot il sort de l’avion, est pas a l’examen. Les similitudes entre Beetti-
équestre a laquelle il assistera le lendemain purement fictive : ne reconnaissant pas Car- cher et ses héros ne sont tout d’abord pas
(celle-ci tient une place équivalente a celle de los Arruza Junior, qu’il n’a pas revu depuis aussi évidentes qu’il y parait. Par ailleurs,
la corrida de la fin de Arruza): «Il me V’enfance, Stack n’apprécie pas le fait que les extraits servant aux flashes-back sont
Sallait quelqu’un qui ne comprenne rien, qui Beetticher ait envoyé son chauffeur a I’aéro- curieusement eux-mémes contaminés par la
me pose des questions pour que je puisse lui port au lieu de se déplacer en personne. Ce fiction.
donner des explications. Alors je suis revenu n’est qu’aprés avoir été conduit aux écuries La séquence extraite de La Dame et le
@ Vantique choeur des Grecs — Robert Stack. de Beetticher, of son héte plein de malice toréador montre Regan (Stack) faisant son
Ainsi, je ne m’adresse pas au public. Le est en train d’écrire un texte de bienvenue, entrée Plaza Mexico et s’apprétant 4 combat-
public n’a jamais envie d’écouter quand on qu’il est mis au courant du gag. tre un taureau pour se laver de la mort
s’adresse @ lui ». Ce gag a permis de présenter Arruza Junior d’Estrada (Roland) qu’il a causée. Pendant
My Kingdom For commence aussi comme mais c’est aussi une pierre dans le jardin de ce temps, Stack, le narrateur nous explique
un documentaire: la voix de Stack (non Stack qui a attendu sept ans avant de venir que la matiére du film est vraiment la vie de
identifiée) énonce I’épigraphe du film, au Cortijo. Les photos que l’on voit au cours Beetticher. Il nous raconte la peur qu’il eut
extraite de « L’Hipparque » de Xénophon. de la scéne suivante, fixées au mur de la personnellement lorsque, lors du tournage de
Mais lorsque la voix narrative se fait plus salle aux harnais, représentent toutes des cette séquence, il se retrouva face a un
concréte (s’exprimant a la premiére personne, amis ayant rendu visite a Boetticher depuis taureau pour la premiére fois de sa vie. Ainsi
rappelant des rencontres passées avec Beetti- qu’il a commencé une nouvelle vie 4 Ramona. présentée, la séquence est triplement fictive.
cher, rappelant aussi la premiére expérience Ce gag a en outre la méme fonction que Premiérement, Stack se retrouva pour la
de torero de Stack, représentée a l’écran par celui des jumelles dans La Dame et le premiére fois face 4 un taureau lors du
LETTRE D’HOLLYWOOD
demande. Ce n’est qu’aprés que le trio a
dépassé une crise, quand l’hongre préféré de
Mary, Gitano, est sérieusement éclopé, qu’ils
se risquent a prendre Mary sous leur aile.
Beetticher parle de ces choses, comme de
tout ce qui a un rapport avec son film, en
termes de mise en scéne: «La nouvelle
protégée, c’est un bon élément d’intrigue.
C’est ainsi qu’on écrit de bons scénarios :
un garcon rencontre une fille, la fille attrape
une pneumonie, le garcon devient médecin,
guérit la fille, ils se marient, ont un enfant,
Venfant attrape une pneumonie... ga monte
et ¢a descend, et c’est ce qui maintient
Vintérét en éveil ». Mais le film porte la
marque poignante de la douleur et de la
colére que lui cause le départ de Gloria: ila
été débarrassé de la plupart des images la
concernant — on imagine difficilement un
autre réalisateur faisant cela, quand on pense
qu’elles avaient toutes été filmées par Lucien
Ballard.
Le « film de Stack », c’est en fait celui de
Beetticher, bien sir, et Stack, l’acteur, ne
fait que lire un texte écrit pour lui par
Beetticher quand il trace le portrait romanti-
que de l’homme 4 cheval, mais Boetticher
explique cette contradiction en se référant
encore a sa conception de la mise en scéne :
« Rappelez-vous ceci : je suis un homme de
Le torero Carlos Arruza spectacle, et les gens qui me verront en
représentation me verront tel que je désire
tournage de la tienta, tournage ayant précédé carriére d’Arruza, avaient été, tout a fait apparaitre. D’un autre c6té, ce n’est pas en
celui de la séquence du flash-back. Deuxiéme- consciemment, imaginées par le réalisateur étant ce genre de type que j’ai eu autant de
ment, Boetticher n’a jamais causé la mort de en écho a la scéne supréme de La Dame et succes, toute ma vie, avec les jolies femmes.
personne dans une aréne. Troisiémement, il le toréador, qui avait elle-méme été, comme Je pleure, je suis trés sensible, je m’intéresse
n’a jamais combattu Plaza Mexico au début nous l’avons vu, fabriquée de toutes piéces. aux gens, j’aime les bons gosses et déteste
de sa carriére (la Plaza n’existait pas encore). Le mythe que personnifie Boetticher dans les autres, et j’aime mes amis. Personne ne
En fait, il y a a peu prés une seule chose ce que nous pourrions appeler le film de sait qui je suis au fond, sauf ceux qui
dans cette magnifique scéne qui soit basée Stack — et, sans nul doute, aux yeux de ce me connaissent vraiment bien. Je fais du
sur l’expérience de quelqu’un. C’est la réac- dernier, qui symbolise les amis de Boetticher spectacle, et quand je suis en face de la
tion de Regan lorsque ses collégues matadors a Hollywood et ses admirateurs du monde cameéra, je suis qui je veux étre — mais, Bon
récitent leurs priéres en entrant dans l’aréne : entier —, c’est celui du machisme, et My Dieu, je ne suis pas du tout comme ¢a ! »
regardant a droite puis 4 gauche, il les voit Kingdom for vient a l’encontre de ce mythe, Mais tout ceci ne surprendra pas ceux qui
se signer et léve les yeux au ciel. (« J’ai gardé par la nature méme de l’histoire qui y est connaissent Boetticher par ses films et non a
cette séquence parce que c’était le meilleur racontée, plus proche de Disney que de ce travers les stéréotypes diffusés par la critique.
plan rapproché mais aussi parce que cela qu’Hollywood ou les admirateurs de Beetti- Ce n’est certes pas la premiére fois qu’un
correspond @ ce que je ressentais chaque fois cher pouvaient attendre de lui: « Ce que héros de Boetticher revit contre sa volonté
que je combattais - j’ai toujours été entouré j’aime, dans My Kingdom for, c’est que c’est l'amour dont la perte l’a traumatisé, mais
de catholiques ! » un film tres gentil, et on ne m’a jamais c’est la premiére fois que cette répétition
Quant a la séquence extraite d’Arruza, elle permis, a Hollywood, de faire un film gentil. conduit 4 un happy end ambigu.
est quadruplement fictive, méme si nous Ce n’était que sang, couilles, tripes, parce
voyons Carlos Arruza véritablement risquer que c’est ainsi qu’ils me voient. Ce n’est pas Le réve d’Alison
sa vie au cours d’une des plus belles démons- simplement en étant un dur qu’on gagne une Le machisme comme pur spectacle : Beetti-
trations de matadors jamais filmées. Premié- femme comme Mary ». Chose encore plus cher développe implicitement cette idée dans
rement, Arruza combattait pour les caméras surprenante si on pense au réle limité des le bref compte-rendu qu’il fait 4 Stack sur
de Beetticher comme nous le rappelle Stack femmes dans les westerns avec Scott, My Vhistoire du rejoneo. Bien qu’il affirme que
(« J’y étais... j’ai entendu le grand matador Kingdom for est un film sur la transmission Mary et lui pratiquent le seul art médiéval
dire: ‘‘ou veux-tu que je meure pour tes de la tradition, ot la jeune génération est existant encore exactement comme il I’était
sacrées caméras!’’ Au moment supréme, essentiellement représentée par deux ado- au Moyen-Age, la tradition a été compleéte-
dans la séquence tournée Plaza Mexico que lescentes. (« Je suis stir qu’on va écrire ment révisée dans les représentations du
nous ne voyons pas ici, Arruza jette en fait une these expliquant que cela représente Cortijo Lusitano, puisque le taureau est
un regard rapide a@ la caméra avant de tuer V’émancipation féminine, ou quelque chose remplacé par la machine a roues qui. ne
le taureau de facgon a s’assurer qu’il est dans de ce gotit-la, mais ce n’est pas le cas. C’est servait qu’aux exercices — il y a été incité
la bonne position »). Deuxigmement, Arruza simplement que les petites filles se consacrent par un mélange de motifs personnels et
n’est retourné Plaza Mexico pour combattre avec plus de passion aux chevaux que les professionnels : « C’est la seule maniére de
a cheval que sur l’instigation de Beetticher petits garcons ».) montrer aux gens de ce pays ce que font
et malgré toutes les objections qu’il formulait Et surtout, l’histoire racontée dans les les chevaux de corrida. Cela leur permet
avec virulence - en fait, il fit attendre Boetti- longs flashes-back vient affiner l’image de la d’observer les chevaux et l’art avec lequel
cher neuf ans. Troisitmement, la séquence maitrise que Boetticher incarne au début du c’est orchestré, sans une goutte de sang.
est en fait composée de spectacles ayant eu « film, en mettant l’accent sur sa vulnérabilité : Personnellement, j’aurais préféré me battre
lieu deux dimanches successifs, car Beetti- quand Gloria, la premiére protégée, s’en va, contre des taureaux vivants, mais ma femme
cher, que la fin de la séquence ne satisfaisait Budd et Mary sont tellement touchés qu’ils ne voulait pas, et les petites non plus. J’ai
pas, fit revenir Arruza et le fit recommencer. jurent de ne jamais recommencer, jusqu’a ce eu un mal de chien pour obtenir de Mary
Quatriémement, ces deux exhibitions qui que, finalement, ils faiblissent et acceptent qu’elle plante les banderilles sur la machine,
correspondirent en fait au summum de la de prendre Alison comme lad, sur sa parce qu’a chaque fois qu’elle portait un
LE RETOUR DE BUDD BOETTICHER
coup @ ce fichu truc, elle avait Pimpression
de blesser un animal !! Vous voyez, ¢a c’est
Mary, et c’est pour ¢a que je l’aime »
Le remplacement du taureau par une
machine représente un changement si radical
dans le rituel de la corrida que des spectateurs
non préparés peuvent, au premier abord, étre
frappés de l’imbécillité de cette idée, mais
Vinnovation de Beetticher n’est que |’étape
la plus récente de l’évolution du rejoneo, jeu
guerrier concu par les chevaliers portugais
du Moyen-Age pour garder leurs coursiers
en condition, qui se transforma en un art
précédant de trois siécles la corrida a l’espa-
gnole, mieux connue. La trilogie montre les
trois phases de cette évolution, la derniére
étant le rejoneo selon Boetticher — bien qu’il
soit improbable que la tradition revue par
Beetticher fisse jamais loi : « Cela ne pourra
pas étre la prochaine étape, parce qu’ils
tiennent @ l’honneur, a la mort, et tout ¢a.
C’est leur forme de machisme ».
Tout au long de la trilogie, la corrida est
dépeinte comme une forme d’art, sur le
méme plan que la musique et la peinture, et
chacun des films s’achéve de la méme
maniére, par une représentation ot la dimen-
sion esthétique de cet art se révéle pleinement
—en parti, du moins, parce que l’autre
forme d’art pratiquée par Boetticher le néces- ®
site : « C’est comme ¢a qu’on fait des films. Budd Boetticher
De nos jours, on ne sait pas faire les fins.
Les films n’ont jamais de finale. Prenez déboitée, au cou. Si je vous racontais tout, démocratique de spectacle défendue par
Mickey Rooney et Judy Garland, avec tous vous ne pourriez le croire ! ». Beetticher : « Elle me regarde et nous insé-
leurs petits amis, le film finissait toujours Tous les éléments du spectacle beetticherien rons le gros plan sur moi. Je suis un terrible
par un grand spectacle dans la grange, vous sont condensés dans la coda qui fait suite 4 fils de pute qui I’a terrifiée, qui l’a pourchas-
yous souvenez — maintenant, on a oublié la derniére représentation. Il s’agit du réve sée sur Califa jusqu’a ce qu’elle en perde
cela. Ils font une table-ronde pour discuter d’Alison : aprés que tout le monde est parti, presque l’esprit, et tout d’un coup, elle est
de la fin et finissent par la rater. Ils ont sorti Alison entre dans l’aréne déserte, tenant par dans son nouveau costume de réve, et c’est
un film qui a trois fins différentes... » Dans le licou son étalon favori, Gladiator. Elle son réve. Et je suis la, mais elle n’accepte
My Kingdom for, \e final est du spectacle entend une musique au loin et tous les rien en moi. Alors elle se débarrasse rapide-
pur : alors que les grandes scénes de corrida oripeaux de la représentation reparaissent ment de moi, je trouve cela trés amusant ».
qui servent d’apogée a Bullfighter and the devant ses yeux : les drapeaux et les affiches, J’ai obtenu le méme genre de réponse quand
Lady et Arruza étaient précédées de les banderilles se balangant au vent léger, la j’ai voulu connaitre un détail de maquillage.
séquences dramatiques qui mettaient |’accent machine. Soudain, elle est sur Gladiator, Question: « Pourquoi les lévres d’Alison
sur la confrontation existentielle avec la mort vétue de la casaque noire du XIX®* siécle sont-elles si maquillées dans la scéne ou
a venir, le finale de My Kingdom for vient portugais que, plus tét, Boetticher montrait elle regarde les photos, dans la sellerie ? ».
aprés une séquence ou on voit 1l’ensemble a Stack, un cadeau de Carlos Arruza. Tout Réponse: « Alison a quinze ans, Et plut6t
des acteurs, soudain beaucoup plus nom- aussi soudainement, Boetticher apparait der- que de la faire ressembler @ une jeune fille
breux, en train de décorer |’aréne a l’aide riére la machine, vétu de noir, l’air sauvage ; de quinze ans telle que nous l’imaginons,
de drapeaux et d’affiches, de panser leurs on le voit en gros plan balancer sa téte elle est un peu fofolle, et elle s*habille comme
chevaux, de préparer leurs accessoires et leurs comme un taureau se préparant a attaquer. elle veut. De nos jours, les gosses ont cette
costumes, dans une atmosphére proche de Alison fait la grimace et fait « non » de la allure, beaucoup plus souvent que celle que
celle d’un cirque: « On n’a pas idée de ce téte ; Boetticher s’évanouit, il est remplacé nous aimerions qu’ils aient. Elle portait des
qu’il faut pour préparer une représentation par Mary, portant des «leotards » noirs, boucles d’oreilles horribles dans la derniére
— il faut des gens partout. C’est comme sur souriant amicalement. Aprés un signe d’ac- scéne du film. Mais nous l’avons laissée
le plateau d’une grosse production ». quiescement, Alison commence une démons- faire, parce que c’est comme ¢a que les
Mais il ne faudrait pas négliger ce qu’il tration de rejoneo, accompagnée par la musi- gosses s’habillent ». Chacun est son propre
reste d’un drame existentiel, et qui distingue que et des applaudissements. Quand elle a metteur en scéne, libre de créer une image
les représentations de Boetticher du dressage, fini, elle entend la foule invisible l’ovation- de lui-méme au gré de son imagination : cela
que les démonstrations au Cortijo Lusitano ner, et un plan en contre-champ nous montre pourrait s’appliquer de facon tout aussi
incluent également. « Nous avons écarté le Robert et Rosemarie Stack applaudissant, appropriée aux personnages des ceuvres pure-
sang et la mort, et gardé le ballet a cheval, debout , au milieu d’autres spectateurs admi- ment imaginaires de Boetticher, et particulié-
mais nous n’avons pas écarté le danger que ratifs. Alison les remercie par un petit salut rement aux méchants, bien qu’ici cette idée
court le chevalier. Parce que, mon vieux, en de la téte. L’image s’arréte sur son sourire produise un effet « documentaire ». Et si
faisant certaines de ces choses, on peut épanoui. tous les personnages du réve sont en noir,
s’écraser et se briser le cou. Ce que nous Le cinéaste n’est pas sans connaitre les ce n’est pas non plus la premiére fois qu’un
faisons est tres dangereux et c’est ce que les implications psychologiques de cette film de Boetticher, reconnaissant la limite de
gens aiment dans ce spectacle. Allez a un séquence : « Nous étions en noir parce que son pouvoir de créer les mythes — qui fait
spectacle de Lippizaner, ils font tagada- nous étions son taureau. Le seul taureau tout le prix du spectacle — s’est achevé, avec
tagada, et sautent bien haut, ils ont tous auquel elle ait jamais fait face, c’était moi, gaieté, sur un regard en coulisse vers la mort
Vair superbe, mais personne ne risque de se et elle ne voulait l’accepter en aucune fagon. (Craig Stevens, 4 Peter Whitney, a la fin de
blesser. Mary et moi pouvons nous tuer. Tout d’un coup Mary est la, c’est un taureau Buchanan Rides Alone : « Ne reste pas planté
Justement, pour ce film, Mary avait un bras amical et doux, et Alison accepte le com- la, va chercher une pelle! ») B.K.
et un orteil cassés. J’ai eu six cétes cassées, bat ». Mais cette idée de substituts de tau- (Traduit de l’américain par Francine Arake-
une hernie, une double hernie, et une vertébre reaux illustre aussi la notion bizarre et lian et Lydie Echasseriaux)
instant fatidique: Ken Ogata dans
le réle du Zegen, parfaite représenta-
tion de l’homme-enfant impuissant &
faire coincider sa vie et ses réves.
Corps fatigués, esprits légers : les pié-
ces maitresses de |'impérialisme par
le sexe a I’heure de la pause.
Sesaee 2-2-4
S66

8
« ZEGEN » DE SHOHEI! IMAMURA

L’ART DPACCOMMODER LES RESTES


PAR FREDERIC SABOURAUD

Filmer des corps en sueur. Matiére vivante, matiére mar- candeur, d’esbrouffe et de roublardise, bascule dans |’ Histoire
chande. Dés que j’évoque Zegen, je vois surgir ces corps de quand le sort d’un homme croit se confondre avec le destin
putains, affaiblis, pétris par trop de mains, enveloppes de son pays. Iheiji boute presqu’a lui seul les pirates hors
luisantes qui se pavanent sans conviction ou se délassent sans Hong Kong, Iheiji sauve vaillamment les putains japonaises
pudeur. Ces corps mis aux enchéres qui se trémoussent qu’il prend sous sa coupe... Comme les enfants, il croit aux
maladroitement puis, le rideau tombé, retrouvent la gaieté contes de fées et décide, pourquoi pas, qu’il en sera le
des chahuts enfantins, s’éclaboussent en riant a I’heure de la chevalier. Ne lui manque que la cause, qu’il va bien vite
toilette. Des corps pour faire semblant, s’arréter le temps de trouver : le Japon, son Japon imaginaire, celui de l’exilé ou
négocier le prix d’une passe ou l’achat d’un casino, puis du marin, tandis qu’Imamura prend bien garde de ne jamais
reprendre leur besogneux va-et-vient. Des corps ni beaux ni nous montrer le réel, préférant lui substituer sa représentation
laids qui apprennent laborieusement le rituel convenu des aussi fantématique qu’imposante. Du Japon, Iheiji ne voit
gestes et des soupirs, qui s’affichent outrageusement pour que la flotte qui croise au loin et n’en entend que ce qu’en
mieux signifier 4 quel point ils sont loin, détachés de l’4me disent ses intermédiaires : les diplomates du consulat de Hong
qui les habite. Des corps déja adultes, des esprits enfantins. Kong ou ses hommes de main chargés de ramener des forces
Voila comment Imamura filme les putains, lui qui a compris vives pour peupler ses maisons. Il n’en conserve que le
depuis belle lurette que ceux ou celles que l’on croise dans les souvenir d’un enfant parti trop tét sillonner la vie, s’aggrippant
poubelles du monde forment un peuple d’enfants aux réves au regard figé d’un portrait d’Empereur qu’il croyait immortel
de pacotille, avec leur tristesse hystérique et leur foi sans et a un code de l’honneur, celui des samourais, qu’au bord
faille. Une morale brute qui n’aurait pu s’accommoder des du sabre il ne pourra honorer. Grotesque et pathétique, Iheiji
frottements trop violents de la vie. Il est donc moins question ne parviendra qu’a se couper le ventre en tentant de se faire
de sexe dans Zegen que d’apprentissage, de respect des régles, hara-kiri pour rejoindre son cher Empereur défunt. Et lorsqu’il
de fidélité 4 un code aussi irréel qu’incontestable. Avec, pour rencontrera enfin le vrai Japon, a la fin de sa vie, quand
régenter ce royaume d’opérette, le maquereau ou le souteneur, vieillard il voit débarquer les troupes japonaises en Malaisie,
relai entre le pére (disparu) et l’Empereur (éternel). Au il se fera bousculer et ne parviendra pas a se faire comprendre.
Japon on le nomme ‘‘Zegen’’, re-pére, symbole d’autorité Méme sa langue reléve désormais de |’imaginaire. Imamura,
indispensable a la survie de ces Ames infantiles perdues dans en bon cinéaste, sait que la représentation du réel, sa
des corps-machines. L’histoire de Iheiji Muraoka, vagabond projection, son fantasme, sont bien plus forts que la réalité
des mers devenu Zegen, prend donc en toute logique la forme elle-méme. C’est cette force qu’il partage avec Iheiji, héros
d’un conte comme ceux qu’on ressasse 4 plaisir sur un coin de pacotille mais héros invincible tant il croit dur comme fer
d’oreiller pour qu’enfin l’enfant dorme. ‘‘I/ était une fois’’ : a son combat: il faut l’avoir vu, planté sur le toit de sa
Theiji s’enfuit la nuit 4 la nage de la soute d’un bateau, Iheiji maison (rappelant fortement le chateau d’un navire), drapeau
fréle la mort et entrevoit |’amour, Iheiji, coiffeur, petits rouge et blanc claquant au vent, entouré de ses guetteurs et
boulots dans la faune de Hong Kong, et la mission qui prend de ses femmes, affronter dans un vaillant contre-champ la
corps. L’épopée, de la débrouille ordinaire avec son lot de flotte russe qui noircit l’horizon de son sombre panache. Le
« ZEGEN » DE SHOHE! IMAMUNA
les péripéties de ce Zegen qui débutent un peu avant la guerre
entre Japon et Russie (en 1904), pour se conclure a sa mort
en 1941. Mais le film ne serait pas aussi truculent, si Imamura
n’avait ce talent a filmer cette drdle de famille, la promiscuité
d’une maison de passe sous les yeux d’un voyageur de passage
(nous ?). Il y a toujours quelqu’un derriére la porte (fine et
presque transparente) pour regarder ou se méler de la
conversation. Le déballage a lieu en public, scénes de jalousie
ou réglement de comptes, jusqu’a la violence qu’Imamura
prend soin ni d’éviter, ni de filmer avec complaisance (I’avorte-
ment, par exemple, quand une femme se fait sauter sur le
ventre par une autre, ou encore le tabassage en régle d’une
des filles échappée avec son amant). Imamura sait jouer de la
comédie comme d’une arme contre la tentation moraliste, ou
l’autre, équivalente, du cynisme. Il sait donner vie a ses
personnages, dont il dénoue subtilement les relations quand
prostitution, amour et commerce se mélent selon des régles
que la morale classique n’aide pas a résoudre. Outre Iheiji
(formidable Ken Ogata, acteur fétiche d’Imamura qui avait
déja tourné dans La Vengeance est a moi, Eijanaika et La
Ballade de Narayama), Shiho, principal réle féminin (Mitsuko
Baisho, royale) est en elle-méme un personnage-clé, porteur
du tiraillement d’un Japon entre passé et modernité. Partagée
entre son amour pour Iheiji et les propositions de Wang, un
Chinois qui fut par le passé son protecteur, elle choisira le
second. Non par amour, mais par goiit de la liberté (il lui
promet la possibilité d’accéder aux affaires et ainsi d’acquérir
son émancipation). Choix a peine suggéré par le geste de
Shiho dénouant ses cheveux tandis qu’elle part au bras de
Wang. Plan suivant : elle, seule, au milieu de l’écran. La ot
la maitrise d’Imamura est parfaite, c’est qu’a cet instant
décisif, elle aurait tout aussi bien pu faire l’autre choix, tant
elle semblait supporter cette étrange relation amoureuse qu’elle
entretenait avec Iheiji, n’hésitant pas a céder son corps une
nuit de temps en temps au logeur, pour arrondir les fins de
mois. Dans cette richesse des personnages, tout comme dans
son filmage coup de poing, n’hésitant pas a porter la caméra
Be y 7 aie i] s a l’épaule quitte 4 bacler certains plans, Imamura évite le
theiji (Ken Ogata), Don Quichotte japonais a la conquéte du monde. Une femme piége du scénario filmé ou de la symbolique trop lourde,
ee deux hommes: Shiho (Mitsuko Baisho) choisit I’émancipation contre permettant sans cesse a son film de respirer, d’avancer.
amour.
Documentariste de choc pour un voyage qui transcende le
regarder dressé a l’avant de sa barque, attaquer les pirates réel, il lui substitue un univers grotesque et émouvant, cruel,
pour libérer les putains japonaises dont il deviendra le dur et dréle, un monde poétique qu’il nous déroule avec la
souteneur et l’écrivain public ou traverser, seul sur son beauté du conteur. Imamura, pour avoir réalisé plusieurs
traineau tiré par des chiens, le désert de glace de Mandchourie documentaires, n’est pas dupe du réel, mais sait qu’il faut s’y
pour comprendre la force qui le hante: point rouge du colleter. Réticent 4 un présent trop fade, il va chercher un
drapeau et tignasse noire se confondent, concentrant en un personnage archaique dans sa mégalomanie comme dans ses
étre un pays tout entier. Il croit en étre, plus que le symbole, réyes, pour continuer a faire un cinéma qui ose encore croire
la représentation vivante, charnelle, 4 la fois un et le tout. Il aux histoires, 4 condition de se donner la peine de bien les
va donc, fort naturellement, utiliser pour son combat les raconter. Histoire de putes et de bordels, de conquéte
armes favorites de sa patrie. Arme au poing, arme d’honneur, d’empires éphéméres qui portent en elles quelque chose de
le sabre traditionnel du Samourai est toujours a sa portée, l’enfance, confrontées a l’autre Histoire, la grande, l’adulte.
aussi majestueux qu’inefficace entre ses mains. Recours d’un Le monde filmé a hauteur de sexe, c’est le moyen d’exprimer
pays souffrant originellement de son étroitesse géographique, sa fascination pour la décadence d’un empire trop rigide.
Vexpansionnisme va étre l’autre arme d’Iheiji. Le fier Zegen Dialectique entre l’humain (le corps, la lacheté) et le corset
va s’évertuer a créer de par le monde, 4 Hong Kong, en trop rigide (la morale, |’Histoire). Car une civilisation n’est
Mandchourie ou en Malaisie, des tétes de pont du sexe qu’il jamais plus belle que dans sa fagon d’accommoder les restes.
va gérer et peupler, jusqu’a faire don de son propre corps F.S.
reproducteur qu’il pousse jusqu’a l’épuisement, pour tenter
en dernier recours, aprés ses échecs commerciaux et amoureux,
de peupler un petit Japon sur son ile du Pacifique. Si la ZEGEN (LE SEIGNEUR DES BORDELS). Japon, 1987.
guerre est un prolongement de la diplomatie, le sexe est chez Réalisation : Shohei Imamura. Scénario: Shohei Imamura
Theiji le pendant de la guerre, qui, pour mieux affirmer sa d’aprés la biographie de Muraoka Iheiji, « Zegen ». Image :
finalité patriotique, cherche en vain une reconnaissance offi- Masao Tochizawa. Son : Kenichi Benitani. Montage : Hajime
cielle (il se battra pour la création de maisons closes nationa- Okayasu. Musique : Schin’ichiro Ikebe. Jnterprétation : Ken
les). Trouvaille aussi géniale qu’‘‘imamurienne’’ que cet Ogata, Mitsuko Baisho, Chung-Hsiung Ko, Norihei Miki,
impérialisme du sexe, métaphore ironique et cinglante de Mami Kumagaya. Production : Toei Co Ltd, Imamura Pro-
l’expansionnisme japonais et du patriotisme exacerbé, a travers ductions. Distribution : Forum. Durée : 1 h 50.
A PROPOS DE « ZEGEN »

L’ESTHETIQUE DE LA DECADENCE
ENTRETIEN AVEC SHOHE! IMAMURA

Cahiers. L’idée de faire Zegen est-elle a été écrit l’année derniére mais le choix de
née @ l’époque ou vous aviez réalisé un~- Ogata pour ce réle a été décidé bien avant,
documentaire, Ces femmes qui vont au loin, tout comme celui de la femme, Shiho, inter-
Vhistoire d’une vieille prostituée en Corée prétée par Mitsuko Baisho. Je suis plutét
du Sud, ou en aviez-vous l’envie avant ? spécialiste des personnages de femmes. I] est
Comment est né ce sujet ? assez rare que le personnage principal soit
un homme, sauf dans La Vengeance est a
Shohei Imamura. L’idée est beaucoup plus moi. Je me considére comme étant plus
ancienne. Il y a vingt-cing ans, j’ai trouvé habile a décrire les femmes que les hommes.
chez un bouquiniste une autobiographie de J'ai méme pensé 4 un moment qu’theiji
Muraoka Iheiji dont je me suis dit qu’il pourrait étre un personnage féminin. Puis
fallait absolument en faire quelque chose. Le j'ai abandonné cette idée, bien que j’aie
documentaire est intervenu aprés, renforcant trouvé un modéle féminin équivalent a Iheiji.
mon idée d’en faire un film de fiction. Mais j’avais moins d’archives sur elle donc
il aurait fallu que j’invente. L’autobiographie
Cahiers. Qu’est-ce qui vous a séduit dans d’Sheiji était une source trés précieuse. En
ce personnage ? outre, les Zegen sont en grande majorité des
S.
Imamura. ll y a différents éléments hommes, et Iheiji était bien représentatif de
qui m’ont séduit chez Iheiji. Les hommes cette génération-la.
(photo Laurent Montlau).
japonais d’aujourd’hui sont des gens qui ont
perdu confiance en eux-mémes, qui sont tout Cahiers. Est-ce important pour vous que
le temps en train de regarder a droite ou a ment intelligent, ni complétement crétin, le personnage ait vraiment existé ?
gauche, de rassembler des informations pour quelqu’un en somme qui a ce que j’appellerai S. Imamura. Ce rapport entre la réalité et
parvenir 4 prendre une décision; tandis une 4me simple mais pas pour autant idiote. le film ne se résume pas a la transcription
qu’lheiji parlait comme quelqu’un qui, bien Par exemple, sur le plan de sa conscience de l’autobiographie, qui aurait été bien insuf-
que n’ayant pas recu d’éducation, réussit économique, c’est quelqu’un de tout a fait fisante pour faire le film, pour différentes
quand méme a se faire ses propres opinions normal. Ce serait quelqu’un qui posséde un raisons. D’abord parce qu’elle relate de
et a avancer sans hésitation vers la réalisation idéal qui lui est propre, et suffisamment
nombreux faits non vérifiés. J’ai fait un
de ses idées. De ce point de vue, et par déterminé a cause de cela. certain nombre d’enquétes et je me suis
rapport aux jeunes Japonais d’aujourd’hui, apercu que certaines anecdotes étaient inven-
il me semble trés séduisant. Cahiers. Quand est intervenu le choix de tées, ce qui est d’ailleurs un aspect qui a
Ken Ogata pour jouer ce réle ? peut-étre échappé au public francais. Iheiji
Cahiers. Comment concevez-vous le per- est un mégalomane, inconstestablement. Il
S. Imamura. J’ai pensé a Ogata dés le
sonnage ? Comme quelqu’un d’intelligent, raconte que sa plantation de caoutchouc fait
documentaire, Ces femmes qui vont au loin,
d’abruti ? 2.000 acres alors qu’elle n’en fait que 200
mais a l’époque, je me suis dit que ¢a n’était
S. Imamura. Mon idée initiale était d’en pas ¢a. Au moment ou j’ai tourné Eijanaika, etc... Il a donc fallu rajouter 4 son récit
faire un personnage complexe, ni complete- j’y ai pensé a nouveau. Le scénario de Zegen douteux une enquéte sur le terrain, chose
44 A PROPOS DE « ZEGEN »
que j’aime énormément faire . D’autre part, que les enfants de ses enfants fondent une discuté du personnage avec elle et c’est ce
c’est un film qui traite d’une période histori- communauté japonaise. Mais lorsque l’armée qui m’a permis de pencher vers son choix
que du Japon. Traiter l’histoire d’un point japonaise débarque, elle arrive bien avant d’indépendance, quand elle décide de quitter
de vue réaliste, en collant a la réalité de qu’ lheiji ait atteint son but. Theiji. Elle a été trés précise sur les costumes
l’époque, me paraissait important. qu’elle voulait porter, notamment son dernier
kimono. Elle voulait absolument qu’il soit
Cahiers. Ce qui est réussi dans votre film,
Cahiers. Dans Zegen, il y a l’idée que violet, parce que cette couleur, ni gaie ni
c’est l’articulation tres complexe entre les
Vimpérialisme du sexe est plus important que personnages et tout ce qui concerne la femme
triste, symbolise une sorte de fermeté, d’as-
Vimpérialisme militaire et ne communique sise de la personne qui le revét. Je me suis
de Iheiji qui décide de rejoindre Wang
pas avec lui... (articulation entre les relations amoureuses
finalement plié a ses désirs, bien que cela
n’ait pas été facile du tout. Malheureusement,
S. Imamura. L’expansion militaire du et la pornographie). Comment avez-vous
parce que nous n’avons pas assez travaillé
Japon est institutionnelle. Celle du sexe se congu le personnage féminin ?
sur les couleurs, il parait rouge dans le film,
référe plus 4 un surgissement naturel. Le S. Imamura. Le rapport entre Shiho et ce qui a rendu I’actrice furieuse...
Japon a connu pendant deux siécles et demi
Wang constitue quelque chose d’important.
une période de fermeture totale de ses frontié- Je n’ai pas voulu trop m’apesantir sur cette Cahiers. Le film représente le sexe d’une
res et une sorte d’Etat policier. Les citoyens relation mais un peu avant la fin, Wang maniére trés gaie, tonique, peu habituelle
japonais ont di rester sur le sol national. insiste de nouveau auprés de Shiho en lui dans le cinéma japonais. Je voudrais connai-
Cela a fini par créer une culture de la disant : « Tu peux venir méme sans qu’on tre la réaction du public japonais par rapport
décadence, en particulier a la fin du XVIII°
tienne compte du sexe, pas pour faire @ cette fagon d’aborder le sujet ?
et au XIX¢ siécle. C’est donc tout le contraire V’amour. » Shiho est conquise par cette possi-
des pays européens qui ont connu durant bilité qui s’offre a elle, 4 travers les taches S. Imamura. Pour moi, le sexe est quelque
toute leur histoire des influences contradictoi- d’organisation qu’on lui propose, d’exister chose qui ne doit pas étre sombre ni caché.
res. Le Japon, au XIX® siécle, pourrait se en tant qu’étre humain. Wang ne se contente Or, c’est le contraire dans toute une partie
comparer 4 un tas de feuilles mortes qui pas de tenir des maisons closes, il a d’autres du cinéma japonais. Ce genre de vision,
restent la sans tre balayées et qui finissent
activités dont Shiho pourrait s’occuper. Mais
sombre et cachée, méne obligatoirement a la
par pourrir, dégageant une odeur qui n’est conclusion que les femmes sont les conquétes
les choses restent sous-entendues, comme ce
pas si désagréable que cela. C’est tout a fait geste de Wang qui s’écarte de Shiho lors- des hommes, qu’il y a une inégalité entre les
significatif de voir dans les arts traditionnels deux alors que pour moi, le sexe sert surtout
qu’elle défait ses cheveux, au moment ou ils
comme le Kabuki, \’Art du thé, l’Art des a la procréation. Ca existe, et grace a cela
partent tous deux.
fleurs et méme dans les Arts martiaux, cette les générations se succédent. C’est ce que
sorte de décadence. C’est une esthétique de Cahiers. Pourquoi avez-vous choisi Ken disait le personnage de La Ballade de
la décadence que j’aime bien. Un certain Narayama et c’est pour cela que Iheiji se
Ogata? Y’a-t-il des similitudes entre son
nombre de Japonais se trouve, avec l’ouver- personnage dans Zegen et celui de La Ven- consacre a cette tache, moyen de transcender
ture des frontiéres, dans la possibilité de geance est 4 moi ? les générations. La présence du portrait de
voyager. Cette explosion touche en particulier l’Empereur a cet instant n’est pas du tout
les jeunes gens misérables, dans le sud notam- S. Imamura. Je ne le considére pas comme une intention provocatrice, mais le symbole
ment, qui déja, pour essayer de sortir de leur un acteur habile au sens d’une habileté a d’une lignée ininterrompue qui vient de l’An-
condition, tentaient de gagner les capitales. jouer la comédie. Mais c’est quelqu’un qui, tiquité et se perpétue. [heiji veut procréer
Ils vont se trouver dans la possibilité de en tant que personnalité, a une trés grande sous la protection de l’Empereur. Le sexe
partir a l’étranger, portés par une force qui souplesse, une douceur intérieure et un éven- est alors un devoir, il n’est plus un plaisir.
les poussait vers l’extérieur. L’expansion du tail trés large de possibilités. En outre,
commerce des femmes a suivi ce courant jaime sa sincérité. Autant de qualités trés Cahiers. Quels sont vos projets ?
d’une facon tout a fait naturelle, inéluctable, importantes pour jouer Iheiji et son patrio-
tisme ré-inventé, son cété populaire. Je con- S. Imamura. lly a un projet auquel je tiens
et commercialement trés efficace puisqu’elles
renvoyaient des dollars au Japon. En revan- nais Ogata depuis trés longtemps. Pendant beaucoup et que j’espére tourner bientét. Il
che, l’expansion militaire n’a fait qu’ampli- le premier tiers du film, c’est moi qui le s’agit d’une adaptation d’un roman qui
fier une situation de fait qui existait avant dirige complétement, comme un directeur s’intitule « La Pluie noire», publié il y a
vingt-deux ans. C’est une histoire qui traite
que |’armée n’intervienne. d’école. Ensuite, Ogata commence a s’impré-
gner du personnage, a se muer en Iheiji. des séquelles de la bombe atomique, et donc
difficile 4 tourner. En outre il y a des
Cahiers. L ’idée de créer des ‘‘petits Japon”’ Pour le dernier tiers, l’acteur avance tout
seul, on ne peut plus le maitriser, et il faut problémes de droits et d’ingérence dans la
a@ l’étranger en procréant, est-ce une idée
réelle ou vient-elle de vous ? parfois que je mette le hola sinon il ne vie privée qui s’étaient déja posés a la sortie
s’arréte plus. C’est quelqu’un qui n’a aucun du roman. Je suis actuellement en phase de
S. Imamura. Ce n’est évidemment pas préparation. Le premier titre du roman était
mal en lui, qui est trés droit et avec qui il
dans l’autobiographie. Je l’ai inventée pour « Le Mariage de ma niéce ». Le narrateur
m’est trés facile de travailler. Il a eu parfois
les raisons suivantes : il existe une diaspora est quelqu’un qui habite prés de Hiroshima
une vision plus vraie de son personnage que
chinoise dans le sud-est asiatique qui s’est et qui a une niéce qu’il souhaite marier mais
moi-méme.
développée comme celle des Japonais mais, qui est malade des suites de l’explosion
contrairement aux pirates nippons, elle s’est Cahiers. Sur un tournage, passez-vous plus atomique.
vraiment installée dans les pays en question
de temps avec les acteurs ou avec les techni-
en s’adaptant complétement, les hommes Cahiers. Quel est, parmi vos films, celui
ciens ?
€pousant les indigénes. Etant d’excellents qui a le mieux marché au Japon et celui qui
commercants, ils ont réussi a faire fortune sur S. Imamura. Je passe beaucoup plus de a le plus mal marché ?
plusieurs générations. Cette invasion n’avait temps avec l’équipe technique que je cotoie
matin et soir et avec qui je décide de tout. S. Imamura. Celui qui a le mieux marché,
rien d’agressif, elle s’est faite lentement,
Cela ne veut pas dire que je ne voie pas les cest La Femme insecte. La Ballade de
d’une facgon presque naturelle et a profité a la
acteurs. Je passe du temps avec eux aprés le Narayama aussi, grace a l’attribution de la
prospérité du pays. Par contre, les Japonais
tournage, le soir. Avec Ogata, j’ai eu de Palme d’or. Aucun de mes films n’a été un
procédent d’une maniére trés différente, s’ex-
patriant en général sur des périodes trés longues discussions, trés compliquées, parce échec commercial sauf Eijanaika, non parce
courtes. Les pirates, par exemple, allaient et que c’est quelqu’un de trés travailleur et qui que les gens ne sont pas venus mais parce
revenaient. Pour la société japonaise, il n’est étudie son réle 4 la loupe. Quant 4 Mitsuko que la production a été terriblement chére a
cause des décors reconstitués. Zegen a cofité
pas naturel de s’installer a4 |’étranger. Or Baisho, c’est un peu le contraire. C’est
quelqu’un qui aime se divertir. Mais elle s’est assez cher, donc peut-@tre allons-nous échou-
Iheiji perd la partie face 4 un Chinois. La
énormément investie pour tourner les scénes er. Nous verrons...
femme qu’il aime va l’abandonner et je me
suis dit que pour prendre sa revanche, il ne de rupture avec Iheiji. Elle s’y est longuement (Entretien réalisé par Charles Tesson,
pouvait faire qu’imiter les Chinois pour préparée psychologiquement. J’ai beaucoup Festival de Cannes 1987)
CRITIQUES

L’ARCHITECTURE DES SENS

NOCE EN GALILEE. 1987. Scénario et réalisation : Michel Cette volonté de détourner les choses de leur cours normal
Khleifi. Musique : Jean-Marie Sénia. Directeur de la photo : est 4 l’origine méme du film: Moukhtar, le pére du futur
Walther van den Ende. Cadre: Yves Vandermeeren. Son: marié, plut6t que de renoncer a la noce a cause du couvre-
Ricardo Castro, Dirk Bombey. Mixage : Jean-Paul Loublier. feu imposé par les Israéliens aux territoires occupés, tient a
Montage : Marie Castro Vazquez. Production : Marisa Films, inviter le gouverneur militaire de la région a la cérémonie
LPA, QA prodution : ZDF. Distribution : Lasa Films. Inter- nuptiale arabe. Les destins paralléles de ces deux peuples,
prétation : Ali M. Akili, Bushra Karaman, Makram Khouri, suivant ordinairement les lignes d’exclusion du rapport occu-
Youssef Abou Warda, Anna Achdian, Nazih Akleh, Sonia pants/occupés, vont se croiser le temps d’un mariage. Le
Amar, Eyad Anis. Durée : 116 mn. détour prend cet aspect ambivalent ow il est difficile de
distinguer le politique de I’esthétique, le spirituel du matériel.
Dans ce film si minutieusement construit par Michel Khleifi Nouant pour un soir les chemins des deux communautés,
il y a aussi une belle échappée. Un cheval blanc s’enfuit des Khleifi construit son film comme une parenthése, c’est-a-dire
mains trop fragiles d’enfants aventureux, traverse au galop comme un espace construit entre deux courbes. Constamment
champs de blé et oliveraies pour se réfugier, tranquille, tout dans histoire, cette opposition formelle entre la courbe, la
juste frémissant aprés sa longue course, dans un champ de douceur et la ligne droite, la fermeté, l’intransigeance, va
mines. Broutant I’herbe tendre au milieu des mines, le cheval revenir, structurant le récit comme l’espace et l’image. Opposi-
déjoue, avec la simple force de son instinct animal, les piéges tion politique d’abord, entre les partisans du consensus
posés par "homme dans sa géométrie violente. Lorsqu’un provisoire et les durs refusant de recevoir l’ennemi israélien,
°

officier apercoit ce spectacle, il ne peut que constater: « J// opposition esthétique ensuite, entre les courbes de la maison
n’aurait jamais di réussir a passer, il aurait di sauter. » Au- arabe, les courbes des corps féminins, les courbes des habits
dela de la parabole politique (le cheval est arabe, palestinien ; amples et laches, et la rectitude du regard étranger, |’intransi-
les mines sont israéliennes, posées en « Territoires occupés »), geance de la tradition ou la force imposée par les armes qui
cette séquence est un manifeste esthétique. Michel Khleifi circulent sans cesse (mitraillettes, poignards...). Le regard de
croit au détour : son cheval ne se sauve que parce qu’il suit, Khleifi joue sur ces deux registres. D’un cété il filme une
instinctivement, une progression faite de courbes et d’obliques, maison tout en détours, en courbes, oti les piéces s’emboitent
évitant les piéges sfirs du terrain quadrillé, de la géométrie pour former mystérieusement des domaines spécifiques — la
directe. Le cheval reconstruit un univers flou et changeant; piéce des femmes, la piéce des réves, la piéce de la parole, la
son échappée n’est pas un chemin direct, un chemin pressé, piéce de l’amour — domaines que le regard trop droit de
elle est tours et détours. C’est ce chemin qui, sans cesse dans l’étranger ne peut comprendre. D’un autre cété il montre un
le film, va mener a la connaissance et 4 la beauté. A travers jeune soldat israélien, la mitraillette au poing, martial mais
cet éloge du détour, Khleifi tente de poser un regard aigu sur vite perdu au milieu des femmes arabes qui lui barrent l’accés
la texture du monde qui l’entoure: chaque lien est ici a des chambres : sa volonté est trop déterminée, elle veut trop
découvrir, et cette découverte —c’est le grand principe de aller 4 l’essentiel pour percer les murs recourbés qui gardent
Noce en Galilée — n’est possible que par le détour, l’oblique, enfermées les légéretés subtiles de la maisonnée arabe.
le zig-zag, détour toujours maitrisé et introduit dans un Sur cette structure de l’espace, cet éloge du détour qui
univers par ailleurs trés structuré. anime le film, se greffe une architecture des sens. Khleifi
Untinee

Anna Achdian dans Noce en Galilée de Michel Khleifi

joue avec maitrise sur les correspondances sensorielles. Aux ici sa vraie nature, et les Israéliens s’en apercoivent d’ailleurs
couleurs des tissus, trés douces et trés naives, de celles qu’on avec surprise et crainte, hommes habitués au confort qui
ne porte plus en Europe, répondent les couleurs des peaux abolit les sens, lorsqu’ils regoivent la nourriture du banquet.
dans un dégradé retrouvé qui méle, en ces lieux bibliques du Il existe ainsi deux registres qui dominent ces réjouissances
passage et du croisement des espéces humaines, le mat des des sens, d’abord celui de la gourmandise — les scénes de
peaux cuivrées sous le soleil doré au blanc un peu rougi des repas structurant la noce, et les mots de la dégustation
peaux laiteuses. Aussi bien dans la communauté arabe que alimentant sans cesse le dialogue —, ensuite celui du lavage.
chez les « invités » israéliens, c’est ce jeu des couleurs qui Toilettes, massages, poudrage et parfumage composent le
définit, mieux que les mots, les rapports de force. Au centre registre gestuel des femmes, et la mariée, d’abord nue, lavée
de cette multitude de couleurs, certaines régles, immuables et parfumée sous les you-you de l’assemblée féminine, ne
et difficiles a transgresser, semblent revenir: les femmes trouve son réle véritable, dans la tradition illustrée par Khleifi,
arabes ont les dorures, les roses et les pastels, les hommes que lorsqu’elle lave les pieds de son promis dans un plat
ont le blanc et le gris (la couleur du marié), quant aux d’eau claire,
Israéliens, soldats, ils se reconnaissent vite au kaki de leurs Autour de ces sensations partagées — la plus belle offrande
uniformes. Tout le jeu, suivant, la encore, cette psychologie du film — se dévoile donc un univers envofitant qui échappe
du détournement chére a la construction du film, va consister pourtant: c’est le destin des sens que de disparaitre a
a méler peu a peu certaines couleurs, métaphore sensorielle Vimproviste, que de s’éveiller brusquement avant de s’éva-
du désordre qui s’installe au fur et 4 mesure que la nuit du nouir. C’est le cété insaisissable du film, son mystére, cette
mariage s’écoule. La scéne la plus magique, c’est la découverte jouissance subtile que procure la vision rapide d’une couleur
par une jeune soldat israélienne, des couleurs et des senteurs ou le regard glissant sur un met inconnu. Pourtant, face a
de la maison arabe. Evanouie a cause du trop plein de cette architecture des sens, se dresse la construction sans faille
sensoriel qui l’assaille, elle se réveille au coeur de la maison, du film, séquences constamment tendues autour de la trame
au milieu de nouvelles couleurs douces et chaleureuses qui narrative, n’échappant pas un instant a ce destin tiré entre
raniment son regard et font naitre une lumiére ow la curiosité réve et réalité. Dans ce contraste entre la fluidité de la
se méle a la jubilation. C’est le principal mérite de Khleifi : il sensation et la rigidité de la structure, il faut voir un
sait mettre les sens de ses personnages en éveil, il sait les cheminement paralléle des sens et de la raison, cheminement
introduire furtivement dans cet univers mouvant, insaisissable qui semble étre le coeur du projet de cinéma chez Khleifi.
comme une odeur de parfum, ces effluves qui s’en vont, s’en Comme dans |l’architecture arabe qui fait voisiner les pierres
viennent, mais que l’on croit percevoir a la simple vue de ces et les toiles, le carrelage et les coussins, le dur et le mouvant,
personnages redécouvrant pleinement leurs facultés oubliées. ce cheminement méne le film a son aboutissement. La
L’action de sentir, de palper, de toucher, de regarder, reprend sensation trouve son aboutissement dans I’ ivresse (c’est le cas
wee ee Ue YE IHU AMLOIP

des noceurs ou de la jeune Israélienne qui découvre les ici, le drame s’organise a partir de l’univers collectif spatial
parfums arabes) ou dans la saturation (c’est l’impuissance de et sensoriel. C’est sur ce chemin allant de la structure rigide
homme) ; la raison trouve son achévement dans la « raison du scénario 4 la mouvance des sens que se situe la beauté du
d’état » (’honneur familial en |’occurrence), la jeune mariée film. Ce film si minutieusement construit — trop construit
étant obligée de s’autodéflorer pour signifier la consommation diront certains — pourrait exhaler l’odeur rance d’un devoir
du mariage aux regards de la foule des invités. A la saturation parfait de « professeur de cinéma » (ce qu’est devenu Khleifi
des sens chez l’homme répond la meurtrissure sans plaisir de a VINSAS de Bruxelles), mais, en définitive, il finit par
la femme, c’est le noeud du drame, lorsque l’on défie ses imposer des senteurs plus troublantes, celles qui, mettant les
propres sensations et sa propre douleur. Mélant |’architecture sens en éveil, tournent les tétes et captivent les coeurs, ces
de l’espace a celle des sens, Khleifi a sans cesse fait monter la odeurs qui font de Noce en Galilée un film si parfumé.
tension, prenant en quelque sorte le contrepied du film Antoine de Baecque
d’action ou le drame se noue autour des destins individuels :

LA CHAINE MANQUANTE

LE RECORD (DER REKORD) (Allemagne-Suisse, 1984). vidéo de contréle n’autorisant pas la moindre défaillance.
Réalisation : Daniel Helfer. Scénario : Daniel Helfer. Image : Dans ce circuit fermé ot Helfer enferme son recordman, le
Kay Gauditz. Montage: Peter R. Adam. Son: Milan Bor, zapping, au méme titre que les tasses de café, les verres de
Richard Altmann. Musique : The Chance. Décors : Mathias biére, les brefs repas et les pauses trés rapides, constitue une
Heller, Leo Kloster, Eva Dahame. Jnterprétation: Uwé porte de sortie, seul jeu possible pour transformer le réel, ou
Ochsenknecht, Laszlo I. Kish, Catarina Raacke, Kurt Raab. du moins agir un peu sur lui, et échapper a |l’immuable
Production : Uli Mceller (HFF Munich), Daniel Helfer, Donat présent de la passivité face a l’image. Mais l’homme
Keusch (Cactus Film). Distrubution : Films sans frontiéres, enregistreur-enregistré devient vite un zappeur zappé (cela
Paris. Durée: 1h 25. commence par un passe-temps régressif, soustraction constante
dont la régle est de compter les morts qui, d’un film a l’autre,
Le Record n’a rien, a priori, d’original : présenté comme se multiplient), qui, avec la fatigue, a perdu tout contréle de
Vhistoire d’un zappeur fou, le film de Daniel Helfer risquait, son regard.
a l’heure ot un clip vidéo réussi — celui de Mondino pour Le Record progresse alors a la maniére d’une investigation
les Rita Mitsouko — suffit a cerner le phénoméne zapping, clinique, examen minutieux d’un univers qui se transforme
de se limiter 4 un exposé bavard et sans surprise. S’il n’y a en méme temps que le corps humain. Devant l’image du
pas de vraie découverte ni de grande révélation dans Le Grand Nord, Rico se refroidit, l’image du désert provoque
Record, \e raffinement et la précision quasi mathématique de chez lui des bouffées de chaleur, et le sang des baleines le
son scénario dessinent un univers assez pernicieux. On pourrait fait hurler comme s’il perdait sa propre vie ; ce n’est plus lui
justement reprocher a cette histoire passionnante d’étre trop qui commande 4a l’image, c’est l’image qui imprime a son
bien ficelée pour laisser place 4 un bon film, mais la mise en corps la réalité de son référent. L’>homme et le fantastique de
scéne de Daniel Helfer, bridant les effets faciles, raméne son la transmission ne font plus qu’un, le corps de Rico est
scénario a une dimension juste et Le Record, film de scénariste, devenu son cauchemar le plus certain.
est aussi une réussite de cinéaste. Cette machination masochiste rappelle étrangement la fasci-
C’est sans doute parce qu’elle est une extrapolation de ses nation qui présidait a l’engrenage infernal de Noir et blanc
propres souvenirs que Daniel Helfer prend un plaisir si vif a de Claire Devers (d’autant que d’autres points communs
nous raconter l’aventure avec |’image et les ondes de ces trois rassemblent les deux films: l’image noir et blanc, leur
jeunes allemands. Quand échoue leur trafic de cassettes vidéo, production par le circuit d’une école de cinéma, tous deux
qui devait rapporter assez d’argent pour installer sur un étant des films de fin d’étude). La mort est également
bateau un émetteur radiophonique, que reste-t-il a faire a ces inéluctable chez Helfer pour ce zappeur trop longtemps exposé
pirates de l’image ? Se résigner a aller voir ailleurs ou a ne
regarder qu’une image, celle de la réalité, trop laide pour
qu’on désire la copier. C’est ce que font les deux premiers. Uwe Ochsenknecht dans Le Record de Daniel Helfer
,
Une autre solution, la plus utopique et la plus dangereuse,
consiste pour Rico, le dernier des trois, 4 remplacer les tétes
de lecture du magnétoscope par sa propre téte d’homme pour
enregistrer les images qui défileront sur |’écran de la télévision.
Semblable 4 ceux qui régnaient dans l’univers fantastique de
chair et d’images de Vidéodrome, ce fantasme de vidéo-lecteur
humain suit dans Le Record une logique beaucoup plus
concréte (réel en proie 4 la métamorphose qui rapproche
davantage Helfer du Cronenberg de The Fly). Le défi de
Rico, regarder la télévision pendant 190 heures, s’ancre en
effet dans la réalité du défilement de l’image et c’est l’ici et
maintenant du direct de sa transmission qu’il lui faut soutenir.
Quand il s’avére que le record annoncé a déja été battu par
un télespectateur japonais, ce qui repousse |’exploit a 240
heures de vision permanente, |’épreuve devient clairement un
combat avec le réel pragmatique, soutenu par une caméra
48 CRITIQUES
a la lumiére de l’écran : comme une plaie l’image s’est gravée immeuble, son ombre lorsqu’il écarte les bras, n’est pas celle
dans son ceil qui continue a suivre les émissions diffusées d’une croix mais le dessin presque parfait d’une antenne de
sans plus avoir avoir besoin du relais du poste de télévision. télévision. Ainsi, avant de transmettre les ondes, Rico les
L’intelligence de Daniel Helfer est de ne jamais laisser son recoit et crée alors la chaine de télévision manquante, celle
personnage devenir un étre de science-fiction, mais de montrer qui, passant a travers l’homme, établit la coalescence entre
qu’il porte en lui la fiction de sa vie (son record) comme une lui et l'image. Arrivé a cette image, Daniel Helfer sait que
cruelle réalité. Rico remporte en effet le titre qu’il convoitait son film peut se terminer car aucune autre n’est possible : la
pour de l’argent, et revient du méme coup 4 son trafic initial, chaine manquante marque la fin de toute mise en scéne dans
réussi cette fois, au prix de son passage a un statut de machine l’avénement des fictions organiques. L’image ne se regarde
objet. Peut-étre pourra-t-il alors réaliser son réve et installer plus : elle se vit, comme une maladie.
V’émeteur radiophonique sur le bateau qu’on lui a offert.
Mais quand il se réveille la nuit et monte sur le toit de son Frédéric Strauss

JEU DE DAMES

LE CRI DU HIBOU (France, 1987). Réalisation: Claude perte. On comprend vite ce qui a intéressé ici le réalisateur des
Chabrol. Scénario, adaptation et dialogues: C. Chabrol et Bonnes femmes : \’ attraction du vide et le theme vampirique. II
Odile Barski, d’aprés le roman de Patricia Highsmith n’est guére nécessaire de remonter trés loin pour rencontrer
(Calmann-Lévy). Image: Jean Rabier. Son: Jean-Bernard ce dernier. Le Legagneur de Masques ne se réduisait-il pas a
Thomasson. Montage: Monique Fardoulis. Interprétation : un cceur-ventre révant d’engloutir |’univers entier et transfor-
Christophe Malavoy, Mathilda May, Jacques Penot, Jean- mant son entourage en zombis.
Pierre Kalfon, Virginie Thévenet, Patrice Kerbrat, Jean- Dans Le Cri du hibou, le spectateur a a peine le temps
Claude Lecas. Production ; Antonio Passalia pour Italfrance, d’investir la figure de Robert que celui-ci ne cesse d’agir
Ci. Vi.Te.Ca.SA. Films. Distribution : UIP. Durée: 1h 42. contre ses intéréts, les siens propres comme |’attente du public.
Au lieu de demeurer caché, il se révéle de lui-méme, en toute
Une fois de plus, les premiéres images du Cri du hibou innocence et inconscience, a l’objet de sa fascination. Dés
nous renvoient, par un réflexe pavlovien, 4 Hitchcock. Robert que la jeune femme l’accepte, devient 4 son tour intriguée
(Christophe Malavoy) réde autour de la maison de Juliette puis fascinée par ce personnage mystérieux, il se retire et
(Mathilda May) et l’observe par la fenétre. On sait bien refuse tout engagement. Mais le pas est franchi: se nourrir
qu’Hitchcock construisait ses films sur un support quasi de la substance d’autrui entraine la destruction. II ne lui reste
inexistant que le spectateur remplissait lui-méme. Robert est qu’a accomplir son destin, engloutir les autres dans le vide
le support idéal: quitté par sa femme, Véronique (Virginie mortel qui l’habite avant d’y sombrer lui-méme. D’une
Thévenet), dévitalisé, il s’est réfugié dans cette ville de province situation d’apparence hitchcockienne, nous voici plongés dans
plus plate que son eau (Vichy) et se nourrit de l’image du un univers langien: une trajectoire qui entraine toutes les
bonheur d’autrui. autres vers un chaos fatal.
Le Cri du hibou est un film en creux aussi bien dans sa Dans cette perspective, Le Cri du hibou est un nouveau
thémathique profonde que dans le parcours de son auteur. tour d’écrou de Chabrol dans la mise en question du
Masques était plus ambitieux que les deux Lavardin, mais spectateur : celui qui se nourrit de la substance du spectacle
offrait des points d’accroche faciles avec ses fausses clés ne peut prétendre a l’innocence. C’est un prédateur. Tradition-
médiatiques. L’adaptation du roman de Patricia Highsmith nellement, le hibou est celui qui n’affronte pas la lumiére du
est d’un autre tonneau: d’autres s’y sont attelés en pure jour et se retire dans l’obscurité en proie 4 la mélancolie. La
Chine antique en faisait méme un animal terrible, capable de
Mathilda May dans Le Cri du hibou de Claude Chabrol dévorer sa mére. Admirable métaphore du spectateur sucant
le placenta de la fiction qui lui donne vie.
Si le propos n’est pas nouveau, Chabrol n’était jamais allé
aussi loin dans |’obsession du vide et de la négativité. Pour
retrouver un peu de réalité, remettre, comme il le dit, les
choses en place autour de lui, ou plut6t, nuance, se remettre
en place au milieu des choses, Robert doit étre un criminel,
entrer dans sa fiction. Devenir un faux criminel (par procura-
tion), donc un vrai coupable.
Mais sa tentation permanente, c’est la dénégation : ne pas
assumer les instincts meurtriers (et suicidaires) qui |’habitent,
refuser de se reconnaitre dans le spectacle et le drame qu’il
suscite pour son plaisir morbide. Le mécanisme dramatique
est ainsi en parfait synchronisme avec le trajet de Robert.
Pour que le film avance, il faut un engrenage de crimes dans
lequel il dévore ses propres personnages. Chaque fois, Robert
est soupconné, matériellement innocent mais indirectement
coupable, autant par son besoin initial de vivre par procuration
que par volonté de clamer son innocence et d’afficher sa belle
ame : « Je n’aurais pas dii faire votre connaissance ».
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50 CRITIQUES
Lorsque le générique se déroule en lettres rouges sur fond faire tenir un film entier sur un personnage en proie au vide ?
bleu ciel, un léger glissement de la caméra révéle qu’il ne Sur ce point, le choix de Christophe Malavoy était judicieux.
s’agit pas du ciel mais d’une table de dessin. Chacun, en Chabrol I’a utilisé sur ses qualités comme sur ses défauts. II
effet, vit ici dans un univers factice comme la maison de ne convainc pas, mais le devrait-il et le pouvait-il? Son
Juliette, couverte de lierre faussement « sauvage ». Chacun, unique expression ou inexpression prend un tour dérisoire
d’une facgon ou d’une autre, tente de survivre, de recouvrer plutét que pathétique lorsqu’il clame son désespoir. Autour
la santé par des artifices, qu’illustre 4 merveille la ville de lui, les autres personnages prennent un relief inattendu et
thermale : Centre Santé Beauté, magnésium, calcium, somnifé- leur échec nous laissent d’autant plus « sur notre faim. »
tes, café, alcool, piqiires... Seules les femmes ont encore des On comprend aisément que cette déception fait partie du
velléités nourriciéres plus ou moins naturelles. Mais Patrick mécanisme méme du film, mais il semble bien que Chabrol
préfére le whisky, plus tonique, au champagne que lui propose ait été ici trop proche —c’est un comble, mais cela peut-il
Véronique et Robert ne goiite que par politesse et recoit avec surprendre de sa part ? — de son sujet et trop lucide. Le
indifférence les petits fours en forme de coeur que lui offre spectacle ne pouvait en effet faire autre chose que se détruire
Juliette. Elles sont les victimes désignées d’un univers ot lui méme en accumulant les vides (ces allées-et-venues en
chacun privilégie l’illusion : « Vous aviez l’air heureux dans voiture) ou les redondances (le trop de meurtre et de sang
votre maison, avec votre fiancé », dit Robert, 4 quoi Juliette dans la scéne finale comme le jeu de Virginie Thévenet
répond par le leitmotiv chabrolien: « // y a des airs qui vampirisé par l’absence de Bernadette Lafont) ? Robert est
trompent ». trop précisément désigné comme le substitut du spectateur
Aux dames, contrairement aux échecs, on peut maitriser le pour que celui-ci ne s’en détache pas trop tét. Son unicité
jeu, explique le docteur 4 Robert, qui perd évidemment. rejaillit sur le film, jusqu’au plan final, magnifique dans
Comme lui, le médecin a perdu gofit a la vie depuis la mort Vidée, mais dénué de l’ambiguité (1) qui définit la fascination
de sa femme. Mais il maitrise la situation parce qu’il accepte chabrolienne.
lucidement le vide qui l’habite comme attente de la mort qui On l’a compris, Le Cri du hibou, est passionnant comme
le frappera quelques instants plus tard. Cette connaissance film de Chabrol, moins comme spectacle : pouvait-il en étre
ultime, c’est celle que refuse Robert, préférant voir dans la autrement ?
fenétre qui troue le mur de lierre un cache, un oasis de Joél Magny
fiction, plut6ét qu’une percée dans le réel.
Comme le cinéma, Le Cri du hibou ne se batit que sur du (1) L’adaptation et la mise en scéne lévent d’ailleurs certaines ambiguités
que le roman maintenait savamment, sur la rencontre de Robert et Juliette
« négatif ». Gageure qu’un tel projet qui tente d’approcher
et la mort supposée de Patrick. Courageuse lucidité et honnéteté du cinéaste
les limites du cinéma en placant le spectateur devant son qui tient 4 placer le spectateur devant les faits, mais celui-ci peut-il se dégager
propre vide et de lui faire affronter sa propre mort. Comment d’un piége dans lequel il ne s’est pas encore pris ?

DIALOGUE D’EXILES
la premiére et porteuse du leurre absolu (Gerassimos tombe
LA PHOTO (Gréce-France, 1986). Réalisation et scénario :
amoureux de la photo et décide d’épouser la sceur fictive
Nico Papatakis. Image: Aris Stavrou, Arnaud Desplechin.
d’llyas). Si l’on ajoute a l’image privée et a l’image semi-
Montage : Delphine Desfons. Musique : Christodoulos Hala-
publique la série d’images officielles qui balisent le paysage
ris. Décors et costumes : Nicos Meletopoulos. Interprétation :
grec (les banderolles, les affiches), on comprend que La Photo
Christos Tsangas, Aris Retsos, Zozo Zarpa, Despina Toma-
est une parabole sur |’exil et l’oppression, finement centrée
zani. Production: Centre du Cinéma Grec, Ikones Ltd,
sur le pouvoir de l’image: au triomphalisme obscéne des
Ikones France, GRP, avec la participation du Ministére de la
images officielles ne peut répondre que le triomphe du leurre,
aa Distribution : Les Acacias Ciné Audience. Durée :
V’exaltation malheureuse de l’imaginaire lorsque tout ancrage
1h 42.
dans la réalité a disparu. (Belle idée, de ce point de vue, que
1971 : la Gréce des colonels. Ilyas, fils de communiste, réve celle de la scéne de diner de deuil, 4 Paris, seule recréation
de fuir l’oppression qui accable son pays, et les humiliations possible d’une parcelle de la terre natale, 4 partir de la seule
dont il est personnellement victime, pour venir travailler en image non suspecte). Ce point de départ, on le voit, était
France ou il a un « contact » possible, un cousin, Gerassimos, beau et séduisant. Un peu trop sans doute pour Nico
plus 4gé que lui et installé depuis longtemps en France, ou il Papatakis, qui fait manifestement trop confiance au pouvoir
travaille comme fourreur. Ilyas tombe par hasard sur la photo fictionnel de l’idée de départ, et qui se retrouve ainsi dans la
d’une chanteuse populaire. Il la prend sur lui, machinalement, méme situation que le personnage de Gerassimos. C’est 1a le
sans intentions. Avant de quitter la Gréce, il découvre que danger de toute parabole, qui ne saurait étre convaincante a
Gerassimos est victime d’une escroquerie de la part d’un Grec, elle seule, sans l’appui d’un scénario crédible. Celui de La
qui recgoit réguli¢rement de lui une pension destinée a ses Photo ne Vest pas. Il est strictement impensable, en termes
parents. Or les parents de Gerassimos sont morts : Ilyas le de pure crédibilité, de simple adhésion a un sujet et a un
constate de visu, et fait prendre une photo de leur tombe. Le scénario, que Gerassimos reste a ce point aveuglé, avale toutes
reste du film se déroulera a Paris, avant un ultime retour en les couleuvres que lui offre Ilyas, les fausses lettres de la sceur
Gréce, pour l’épilogue. fictive, les caprices qui lui font détruire et reconstruire a
Le scénario de Nico Papatakis tient, pour |’essentiel, autour Vinfini la maison destinée a accueillir la fiancée fantasque.
de la premiére photo, celle de la chanteuse populaire, dont Trop confiant dans les pouvoirs de la parabole, et trop
Ilyas va faire croire 4 Gerassimos qu’il s’agit de celle de sa soucieux de la mener dans ses derniers retranchements,
soeur. Cette premiére image n’existe pourtant pas sans la Papatakis se condamne a multiplier des rebondissements
seconde (la photo de la tombe), aussi porteuse de vérité que identiques 4 eux-mémes (en maintenant intact le piége d’Ilyas
«LA PHOTO » 51
durant tout le film), et se trouve entrainé par la-méme a des
scénes irrecevables, en lesquelles on doute que lui-méme ait
pu croire, comme celles de la restauration de la maison par
de trés improbables écolos, filmées et interprétées sans la
moindre conviction. Sur ce scénario de manipulation, on est
trés loin d’un film comme Moonlighting (auquel on pense un
peu), ou Skolimowski gagnait sur les deux tableaux du premier
et du second degrés, d’un scénario passionnant et d’une
parabole percutante.
C’est dommage, car Papatakis, outre sa belle idée de
départ, avait en mains quelques cartes dont il joue avec trop
de prudence, et qui constituent des atouts qui parviennent
par instants a faire oublier le diktat de la parabole et la
faiblesse du script. La relation des deux personnages masculins
aurait pu étre d’une intéressante ambiguité. Elle l’est un peu,
grace au personnage (au demeurant peu sympathique, et c’est
tant mieux) d’Ilyas, dont I’attitude perverse ne peut s’expliquer
que par une attirance pour Gerassimos — attirance qui sera
d’ailleurs formulée de facon tout a fait explicite a la fin du
film. La composante homosexuelle de I’histoire est 4 la fois Aris Retsos dans La Photo de Nico Papatakis

indéniable et curieusement escamotée par Papatakis, qui tenait


pourtant 14 la double chance d’étoffer son scénario et de le
rendre crédible. A la fin du film, une fois Ilyas et Gerassimos d’amour et de mort entre deux hommes, par image de femme
revenus en Gréce pour célébrer le mariage promis et évidem- interposée, sans pour autant que ce qui était peut-étre le vrai
ment toujours aussi fictif, une fois tombées les banderolles sujet du film ait été autorisé a faire surface.
fascistes, on a le sentiment d’avoir assisté 4 une histoire Alain Philippon

NOTES SUR D’AUTRES FILMS

FUCKING FERNAND de Gérard Mordillat « pour faire poétique ». Voila donc une Grande
(France 1987) avec Jean Yanne, Thierry Lhermitte. Vadrouille « hard », dans laquelle Mordillat ne se
refuse rien, usant et abusant de détails franchement
Le dernier film de Gérard Mordillat tombe plutét insupportables (un officer nazi découpé en mor-
mal. Le moment en effet n’est peut étre pas le ceaux et servi en repas aux miliciens), de décors
mieux choisi pour traiter sur un ton comique une convenus (I’inévitable bordel) sans oublier quelques
des périodes les plus noires de notre histoire : invraisemblances : Charlotte Valandrey en résis-
V’Occupation. Il y a pourtant du Mocky dans ce tante « chébran » qui donne plus l’impression de
couple de personnages en fuite, un gangster (Jean sortir d’une boite de nuit que du maquis. Et méme
Yanne, fidéle 4 lui-méme) et un aveugle en mal si le film de Gérard Mordillat est pavé de bonnes
d’expériences sexuelles (excellente idée d’offrir a intentions («les collabos sont vraiment des
Thierry Lhermitte, au regard assez inexpressif un salauds »), il transpire, sous l’étalage de moyens
role de non-voyant). Mais l’odyssée de ces deux (un bombardement dans une gare, absolument
protagonistes, qui aurait pu donner lieu a un film inutile) la reconstitution historique, un manque
fonciérement méchant, est le plus clair du temps d’unité, de cohérence, bref, de maitrise : 4 l’image
prétexte a une succession de plaisanteries graveleu- de cette fusée éclairante que l’on voit, dans un des
ses et de fausses bonnes idées, comme ce corbillard derniers plans de ce film, se promener sur un fil
qui apparait en leitmotiv tout au long du film accroché entre deux arbres. N.S.

LES VRAIS DURS NE DANSENT PAS rien d’étonnant. Méme si l’on peut penser que les
(THOUGH GUYS DON’T DANCE) (USA, 1986), noms de Scorsese ou de Coppola (qui reste co-
de Norman Mailer, avec Ryan O’Neal, Isabella producteur) annoncés précédemment comme réali-
Rossellini, Debra Sandlund, Wings Hauser. sateurs auraient donné un tout autre film, le
résultat, pour limité qu’il soit, ne manque pas de
L’intérét que l’écrivain Norman Mailer porte au surprendre.
cinéma est connu depuis ses travaux (discutés) sur Le scénario jongle allégrement avec les clichés du
Marilyn et ses tentatives comme réalisateur avec roman noir : alcool, femme fatale et nymphomane.
Wild 90 et Beyond the Law en 1968, et Maidstone Un écrivain en manque d’inspiration que sa femme
en 1971, thrillers indépendants. Qu’il ait profité vient de quitter ne désaoule pas de plusieurs jours)
de sa collaboration au scénario du King Lear de au point de fréler l’amnésie. Du sang sur le
Godard pour obtenir de la Cannon la possibilité siége de sa voiture, un maystérieux tatouage (a
d’adapter lui-méme son dernier roman n’a donc « Madeleine ») sur son bras, une téte de femme
52 NOTES SUR
trouvée dans sa cache de marijuana... Tim Madden de John Bailey et une bonne « direction d’acteur ».
(Ryan O’Neil) est-il l’assassin ? Et de qui? Trés Le terme est 4 prendre ici au sens littéral : Ryan
vite, le film prend une coloration psychologique : O’Neal semble avoir accaparé toute |’attention du
le héros tente de reconstituer le puzzle des événe- viril romancier. A l’autre extrémité du spectre,
ments a l’aide de pans issus de sa mémoire Isabella Rossellini fait pale figure: « Je n’avais
défaillante. L’enquéteur et le spectateur se perdent pas V’impression d’avoir vraiment un réle @ tenir.
conjointement dans une intrigue qui ne cesse Jusqu’au moment ou j’ai compris que tout se
d’embrouiller les pistes, de multiplier les mobiles passait dans la téte de Tim Madden et que la
et les personnages, d’ajouter des cadavres aux réaction de mon personnage, Tim s’en fichait
cadavres jusqu’a un finale apocalyptique. complétement ».
On voit d’emblée ce que la tentative avait de Plus que d’un talent réel de cinéaste, Mailer fait
littéraire. Tim opére une auto-analyse et découvre, preuve de culot : on ne cesse de se demander, au
au travers de ses rapports avec sa femme, Patty seuil de chaque séquence, s’il va oser aller jusque-
Lareine (Debra Sandlund), le shérif Regency (Wings la! Il y va, nous coupant le souffle, mais, passé
Hauser), amant de Patty, et Madeleine (Isabella le premier moment de surprise, que reste-t-il des
Rossellini), épouse de ce dernier et justement intentions profondes que l’on discerne a travers
ancienne liaison de Tim — vous me suivez ? — la certains détails (le film se passe 4 Princetown, la
duplicité de chacun. Ce voyage mental que les ou débarquérent les pélerins du Mayflower) mais
mots expriment mieux que les images réclamait qui se perdent dans les méandres de |’anecdote, de
une mise en scéne rigoureuse et inventive. Avec V’image-choc et d’une virtuosité souvent gratuite ?
Mailer, elle se limite 4 une excellente photographie J.M.

MAKING MR RIGHT (ET LA FEMME CREA Making Mr Right, elle doit affronter un monde
L’HOMME PARFAIT) (U.S.A. 1987) de Susan ou tout marche a l’envers. Dans ce microcosme
Seidelman, avec Ann Magnuson, John Malkovich. féminin, ol homme n’est qu’un satellite (la fin
de Making Mr Right en donne une preuve formelle
Les personnages de Susan Seidelman sont parmi et définitive), les désirs ne tournent pas rond et les
les plus attachants du cinéma américain. A quoi identités, en conséquence, cherchent leur logique.
cela tient-il ? d’abord 4 ce que |’on a l’impression, Il y a en cela un certain puritanisme chez Susan
en voyant Making Mr Right, de feuilleter |’album Seidelman dont les films se construisent sur le
de photos d’une petite famille, plaisir qui a toujours rythme d’une libido omniprésente mais contrariée
été émouvant mais qui l’est d’autant plus aujour- et déplacée. Dans ces aventures féminines, un petit
d’hui qu’il est devenu rare. Ensuite a ce que cette four ou une série télé un peu sulfureuse deviennent
famille ne se compose que de femmes, charmantes, les métaphores du désir, symboles d’une sexualité
courageuses, spirituelles et surtout imparfaites. éternellement a venir. Les imbroglios comiques ne
Ainsi Frankie Stone (Ann Magnuson, parfaite en peuvent alors que s’intégrer parfaitement, en tant
« executive woman» fragile): dés le début de que jeux sur l’imparfait, au sein de cet univers du

“24 souvenirs seconde’”’


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D’AUTRES FILMS 53
contre-temps et du contre désir. Cette légéreté de quotidien), qui donne sa vérité au film et en fait
la comédie donne au puritanisme discret de Susan jaillir l’émotion. Susan Seidelman réussit a étre
Seidelman son autre versant. A quoi assistons-nous exactement 1a ot les personnages et les fictions
en effet dans Making Mr Right sinon au compte a évoluent, au coeur de leur métamorphose et donc
rebours du romantisme, a la découverte d’un au plus prés du présent.
amour pur et éthéré qui trouve sa réalisation dans Ce présent-la qui, justement, se restreint a ce
Vespace ? C’est cette actualité, en prise avec les qui changera dés que le vent soufflera d’un autre
mythes américains, celui de la conquéte de l’espace cété, est ce qui empéche son cinéma de dépasser
ici (conquéte de |’Autre le plus étrange), dans un les limites d’une chronique des mceurs modernes.
univers en marge de ce pays (dont le microcosme F. St.
de Making Mr Right ne fait que sublimer le

MALADIE D’AMOUR de Jacques Deray avec un voile sur la psychologie d’un personnage a
Nastassia Kinski, Michel Piccoli, Jean-Hugues parfois du charme et ce mystére se révéle bien
Anglade. souvent aussi utile qu’agréable a percer pour
l’action. Ici il empéche I’histoire de progresser
Trés vite dans Maladie d’amour le personnage autrement qu’en allant de l’avant, sans jamais
de Juliette, la petite coiffeuse, perd toute vie pour donner lieu 4 une confrontation des désirs qui en
ne donner a voir que sa nécessité, froide, d’outil sont l’enjeu. Juliette est volage mais elle n’est pas
fictionnel. Cette absence du personnage autour imprévue, elle ne cesse de tout quitter mais c’est
duquel sont censés graviter tous les éléments de pour retrouver le méme décor, la méme vie et le
Maladie d’amour n’est en rien due au jeu de méme amant dés son retour. Ainsi les scénes de
Nastassia Kinski (elle préte avec conviction et Maladie d’amour s’enchainent avec la plus grande
bonne humeur son sourire et son corps au fant6me insensibilité, une monotonie insigne, le scénario se
de Juliette), ni méme a la mise en scéne, insipide déroulant devant nos yeux, encéphalogramme plat
mais passe partout, de Jacques Deray. Ce vide sur l’écran des pulsations, pour atteindre finalement
béant laissé dans l’histoire est celui d’un scénarioé- le mélo sans @tre passé par le cinéma: aucun
crit par Danielle Thompson surprenant de fadeur. raccord brutal, aucune attente du plan, aucun
Des motivations qui poussent Juliette a quitter un flash-back ne viennent raviver le rythme morne du
homme pour un autre et 4 recommencer jusqu’a film.
en tomber malade, nous ne saurons rien. Laisser F.Str.

NADINE de Robert Benton avec Kim Basinger, effectivement bonne: une histoire, banale mais
Jeff Bridges, Rip Torn, Gwen Verdon, Glenne pleine de rebondissements, de documents secrets
Headly. égarés dans le sac 4 main d’une shampouineuse et,
surtout, des acteurs ad hoc pour la défendre. Jeff
Comment le couple américain se fait, se défait Bridges est assez neutre pour faire prendre la sauce
et se refait dans |’adversité ou la complicité, le et Kim Basinger montre une fois de plus qu’elle
besoin de s’offrir une image convenable (on dirait est la femme dont le cinéma américain a besoin
en anglais « suitable » comme pour un vétement) pour retrouver la vivacité ludique de ses meilleures
ou celui de créer une famille, Something Wild, comédies (elle est la vraie «plus-value» de
Raising Arizona et The Big Easy nous |’ont montré. Nadine). L’insincérité profonde de la réalisation
Nadine est un nouvel épisode de ces aventures de Benton se révéle dans son décor texan des
conjugales, comédie plaisante a laquelle rien ne années cinquante. Aidé par la photo caméléonesque
semble manquer sauf la sincérité. L’incohérence de de Nestor Almendros, il bénéficie d’un climat
la filiation — ne serait-ce que sur le terrain de la séduisant, permissif et irréprochable puisqu’il ne
fiction — de Benton avec Demme, les fréres Cohen se risque pas a affronter l’actualité tout en y
ou Mc Bride ne peut d’ailleurs qu’accentuer |’im- puisant, avec ces avatars du couple, ce qu’elle a
personnalité et l’opportunisme de Nadine, film qui de plus singulier et d’intriguant. Calculé a ce point,
exploite comme un filon, sans rien inventer de Nadine ne peut pas émouvoir: c’est un plaisir
nouveau, une base scénarique intéressante. Cette futile. F.St.
recette qui sauve Benton de la médiocrité est

SHY PEOPLE (USA 1987) de Andrei Konchalov- questions sans réponses, des personnages a peine
sky, avec Jill Clayburgh, Barbara Hershey. esquissés (Michael le fils indigne, parti vivre en
ville) pour préférer se perdre dans un sous
Le point de départ de Shy People pourrait Délivrance (aidé en cela par le talent du chef-
@tre celui d’une comédie: une new-yorkaise (Jill opérateur Chris Menges) ow le pire cotoie souvent
Clayburgh), journaliste 4 Cosmopolitan, et mére le meilleur : on retrouve son regard « russe » dans
d’une fille difficile, décide de partir 4 la rencontre le plaisir qu’il éprouve a filmer les machines : les
d’une cousine éloignée (Barbara Hershey), cachée trains, les cimetiéres de voitures flottants et surtout,
au fin fond des bayous avec ses fils. Le face a une des plus belles images du film sans doute : un
face, dés les premiéres images, bénéficie d’un cété bateau sans pilote lancé 4 toute allure dans les
loufoque auquel le jeu, trés « a cété de la plaque » marécages et qui fait écho a la locomotive folle de
de Jill Clayburgh, n’est pas étranger : le choc des Runaway Train.
cultures est avant tout un choc de discours, de Mais un peu comme ces machines folles et
langage. Mais Konchalovsky n’en reste pas 1a et déréglées, la mise en scéne de Konchalovsky dérape
émaille les premiers moments de cette rencontre de vers une hystérie un peu trop systématique pour
petits détails qui suscitent l’inquiétude et l’étran- étre vraiment honnéte : voir cette longue séquence
geté, une tortue a deux tétes, des photos briilées : ou Grace, la fille de Clayburgh, est a moitié violée
¢’est une maniére assez habile pour Konchalovsky sous un robinet d’ow coule une fontaine de miel.
de préparer le spectateur au grand « mystére » du Au milieu de tout cela, le travail absolument
film (le spectre du défunt mari de Barbara Her- admirable de Barbara Hershey semble un peu
Ces notes ont été rédigées par shey). Mais, 4 mesure que le film progresse, en dérisoire, trop fin pour un film qui est loin
Joél Magny, Nicolas Saada, Fré- s’éloignant de ce qui aurait pu étre le ton juste, le de l’@tre: il n’empéche, elle est tout de méme
déric Strauss. metteur en scéne nous laisse confrontés a des stupéfiante. N.S.
Hope and Glory (La guerre & sept ans)
de John Boorman

Prick up your ears de Stephen Frears


« PRICK UP YOUR EARS » ET « HOPE AND GLORY»

LE CINEMA ANGLAIS A L’EPREUVE DU


TEMPS
PAR IANNIS KATSAHNIAS

Tous les Anglais seront d’accord pour vous dire que ce que anglais qui a connu un bref succés au milieu des années
nous, en France, appellons le Nouveau Cinéma Anglais est, soixante et qui a vécu pendant dix ans avec son futur assassin.
en fait, une vieille histoire. Empruntant le mode d’emploi du Bref, une histoire qui contient tous les ingrédients pour faire
téléfilm, il a su dépasser les limites du petit écran pour la une de Détective, mais aussi un film psychologique qui
s’étendre dans les salles. Minimaliste dans son fonctionnement chercherait 4 savoir, ou plutét qui saurait déja et chercherait
mais aussi dans |’ampleur de son regard, il est arrivé 4 donner a démontrer, le pourquoi de tout cela. Je vous rassure tout
la maximum de portée 4 des peintures modestes de micro- de suite : Stephen Frears a réussi a éviter les deux piéges et a
sociétés et a éveiller |’intérét un peu partout avec des problémes su réaliser un film pertinent sur un sujet pertinent.
locaux. Les pays industrialisés étant eux-mémes un assemblage C’est terrible d’avoir la vie d’une autre personne attachée a
de micro-sociétés, il n’y a aucun miracle derriére cette réussite. la sienne, comme une bombe qu’on tiendrait sans qu’on
Mais tout cela, on vous I’a déja raconté (Cahiers n° 395/96, puisse la lacher sans crime. Par exemple on aurait pu plaindre
397). Ce qu’il y a de nouveau, ce sont les deux films Joe Orton (Gary Oldman) de vivre avec Kenneth Halliwell
britanniques qu’on peut voir ce mois (Prick Up Your Ears de (Alfred Molina) ; en laissant de cété les relations qu’ils avaient
Stephen Frears, Hope and Glory de John Boorman) et qui ou non ensemble, Joe Orton avait di ignorer, au début, que
témoignent, le premier de |’évolution de ce qu’on appelle Halliwell était fou. L’argent de Halliwell, sa culture, sa fierté,
faussement le Nouveau Cinéma Anglais et le deuxiéme de son avaient di empécher le petit provincial de chercher si loin,
contraire, ce qu’on pourrait nommer « la tendance Puttnam ». jusqu’aux jours de mélancolie ot: Halliwell accusait Joe de sa
S’opposant au petit film issu de la BBC et de Channel 4, la tristesse, sans pouvoir fournir d’explications, l’insultait de ses
tendance Puttnam voit le cinéma avec un grand C, c’est-a-dire infidélités, le menacait de résolutions désespérées. Mais la
personnel (valorisant l’égo du réalisateur ou du producteur), raison pour laquelle Joe Orton a continué a vivre avec
humaniste (l’importance du sujet se mesurant a sa valeur Halliwell, jusqu’au jour ou ce dernier décida, dans une crise
humaine) et international. Bref, on a affaire 4 deux tendances de folie, de le tuer puis de se donner la mort, la logique ne
séparées par l’ambition, réunies pas la langue et divisées par peut pas nous la fournir. Et 1a ou un autre cinéaste aurait eu
le langage, c’est-a-dire la mise en scéne. tendance a chercher 4 justifier un comportement injustifiable,
Stephen Frears se contente de le mettre en scéne. Essayons
de voir comment il s’y prend.
Dommage qu’il soit p... Que reste-t-il d’un écrivain mort ? Quelques textes, rien de
Qui se souvient aujourd’hui de Joe Orton ? Personne. Et plus. Quelques textes et quelques corbeaux qui cherchent a
pourtant, de son temps, il fit pas mal parler de lui. Bien sar, en tirer le maximum. Ce sont eux que Prick Up Your Ears
c’était pour un trés bref laps de temps, quelque chose comme commence par mettre en scéne. Avec beaucoup d’humour,
six mois. Mais sa vie s’est achevée par un fait divers si un peu de complaisance et sans porter de jugement moral, le
impressionnant que quiconque désirant la raconter ne peut film nous montre John Lahr (Wallace Shawn), l’écrivain
€tre qu’ébloui par cette tache énorme, rouge sang. Rouge américain qui veut écrire une biographie de Joe Orton, sa
comme un rideau de théatre. Rouge comme le danger qu’il a femme et sa belle-mére, Peggy Ramsay (Vanessa Redgrave),
cétoyé pendant dix ans. Rouge comme le premier plan que Vagent de Joe, mais aussi sa sceur et son beau-frére, les
fait de lui Stephen Frears, le filmant devant un tableau ot le héritiers des droits d’auteur. Tous ces personnages sont
rouge domine, portant un T-shirt de la méme couleur. Tout opportunistes, mais le film l’est aussi et en a conscience. C’est
cela pour dire que Joe Orton était un auteur dramatique entre eux que circule l’information sur l’auteur mort, c’est
56 « PRICK-UP YOUR EARS » ET « HOPE AND GLORY »
dans le dialogue des vivants que le film va chercher des bribes et de la liberté, le moment oi tous les réves d’un petit garcon
de la vie du mort. Et ce jeu entre le passé et le présent se fait se matérialisent devant ses yeux émerveillés. Le cinéma n’est
par le biais des textes — piéces de théatre ou journaux plus le lieu privilégié od I’on peut regarder une bataille. Le
intimes — qui passent d’un personnage a |’autre comme ciel qui couvre la maison se transforme en écran géant avec
Vargent dans une transaction commerciale. C’est de ce de vrais avions bombardant la ville, aussi vrais en tous cas
commerce que naissent le personnage de Joe Orton et celui que ceux qu’on voit au cinéma. Les informations a la radio
de Kenneth Halliwell, hésistants au début, drdéles par la suite se transforment a leur tour en un feuilleton génial qui devient
et enfin énigmatiques. En suivant ce chemin tortueux, on tous les jours plus excitant.
arrive au coeur de la mise en scéne de Stephen Frears, éclatée Vous avez di, comme moi, avoir l’impression devant une
en apparence mais, en fait, menée d’une main sfre droit au explosion au cinéma, d’assister 4 un feu d’artifice. Le souvenir
but. Son systéme peut étre résumé par une réplique de Peggy, que John Boorman a gardé de la guerre ressemble un peu a
Vagent de Joe Orton. Lorsqu’a la fin de leur premiére ¢a, a un souvenir de cinéma. Focalisant sa caméra directement
rencontre, Joe lui demande s’il peut amener un copain avec sur le regard de l’enfant qui le représente, il recrée la guerre
lui la prochaine fois, Peggy dit en voix « off » en rapportant comme si le plateau de tournage était l’énorme train électrique
la scéne a John Lahr: « Et je me suis dit: veut-il dire dont il a toujours révé mais qu’il n’a jamais eu. Les dirigeables
« copain » ? Et j’ai pensé: oh ! oui ! il veut dire « copain ». qui traversent le ciel deviennent ainsi de merveilleux ballons,
Cette ambiguité du mot copain, ce double usage qui fait que les maisons démolies par les bombes des collines, les morceaux
le simple ajout d’une paire de guillemets puisse en modifier d’obus des piéces de collection et les explosions les plus beaux
le sens, est aussi la différence qui sépare les scénes au présent feux d’artifice. Tout cela est parfaitement louable, méme un
des flashes-back. Les deux sont écrits et mis en scéne, mais brin personnel. Le probléme est ailleurs. Bien sir, pour
V’usage des décors, des éclairages, des cadrages font que dans l’enfant la guerre est un jeu, mais dans Hope and Glory c’est
le premier cas, on a l’impression d’une platitude réaliste, Vadulte qui parle. L’enfant que John Boorman a été, vivait
presque télévisuelle et dans le deuxiéme d’une théatralité ce jeu comme la seule réalité existante et pas comme un décor
conjuguée au quotidien. Car tout dans l’univers des deux en trompe-l’ceil. En s’efforcant de donner une image de
copains était théatral : leur maniére de s’habiller (la perruque « cinéma » a son souvenir, Boorman perd le contact avec son
de Halliwell, les fripes que portait Orton), le décor dans enfance. Un tas de gravas sur un fond de ciel orange est
lequel ils vivaient (le collage qui tapissait les murs de leur peut-étre une belle photo, mais elle reste glacée, trop artificielle
studio), mais aussi la fagon dont ils vivaient leur sexualité pour figurer dans le souvenir de quelqu’un. Les personnages
déviante (les scénes de drague mises en scéne par Joe et jouées qui composent la famille du narrateur sont peut-étre pittores-
par Kenneth). Le présent étant, par contre, le monde des ques mais aussi impossibles 4 classer dans un album de
affaires littéraires, il sera éclairé d’une maniére crue, presque famille.
froide, Stephen Frears a l’humilité d’un réalisateur de métier Le « je » qui précéde la premiére image fonctionne comme
qui, laissant son égo aux vestiaires, se contente de mettre en une barque qui |’éloignerait de la rive de son enfance au lieu
scéne, c’est-a-dire de filmer une histoire et des personnages, de l’en rapprocher. II ne suffit pas de dire « je me souviens »
en faisant profiter le film de son expérience tout en essayant pour étre d’emblée partie prenante du souvenir. Il faut
de renouveler ses moyens d’expression. Et, quoi qu’on en d’abord évaluer la distance qui sépare le présent du passé,
pense, cela n’est pas a la portée de tout le monde. puis pratiquer consciencieusement un travail de régression
avant d’arriver 4 pénétrer le souvenir, en sachant trés bien
Quand on a aimé la guerre, on fait du cinéma qu’un regard rebelle restera toujours extérieur. Non, le « je »
Pendant longtemps on a parlé de la nécessité de faire du d’un récit ne permet pas obligatoirement la re-création de la
cinéma a la premiére personne. Mais depuis ce jour de 1957 vie. Ce qu’il permet surtout ici au narrateur, c’est d’affirmer
ou Truffaut écrivait : « Le film de demain m’apparait donc son statut d’auteur. Et le besoin que ressent Boorman de
plus personnel encore qu’un roman, individuel et autobiogra- justifier, par le souvenir, des sujets moins personnels dont il
Phique comme une confession ou comme un journal », de a traité auparavant, est la pour le prouver. Lorsqu’il montre
Veau a coulé sous les ponts. Le demain de Truffaut est ensuite son personnage jouer avec des chevaliers de la table ronde
devenu l’aujourd’hui de la Nouvelle Vague et la politique des pour rappeler Excalibur, ou quand il filme la forét qui entoure
Auteurs a fini par s’imposer. Que reste-t-il aujourd’hui de la maison de son grand-pére comme si elle était la jungle de
tout cela? La conviction qu’un réalisateur n’a plus qu’une La Forét d’Emeraude, que fait-il d’autre que nous montrer
alternative : étre un technicien habile et performant ou bien qu’il garde la téte froide et le regard extérieur ? Le regard
un auteur. Et ceux qui n’ont pas l’étoffe de l’auteur en d’un artisan qualifié est souvent plus pénétrant que celui d’un
adoptent les tics, ce fameux « je », par exemple, de l’écrivain « auteur » trop préoccupé de s’affirmer. LK.
qui raconte une histoire a la premiére personne. Mais n’est
pas auteur quiconque affirme son égo de narrateur, car le PRICK UP YOUR EARS (G.B. 1987). Réalisation : Stephen
jeu entre le pronom personnel « je », l’image sur l’écran et Frears. Scénario: Alan Bennet d’aprés la biographie de
l’ceil du spectateur fait basculer l’esprit dans la fiction, c’est- John Lahr. Image: Oliver Stapleton. Son: Tony Jackson.
a-dire le simulacre. Un « je », donc, ne suffit pas pour rendre Musique : Stanley Myers. Montage : Mick Audsley. Interpré-
un récit personnel et faire du narrateur un auteur. tation: Gary Oldman, Alfred Molina, Vanessa Redgrave,
On arrive ainsi 4 Hope and Glory, le film d’un réalisateur Wallace Shawn, Julie Walters, James Grant, Frances Barber,
qui, aprés maintes pérégrinations dans l’espace et le temps, a Lindsay Duncan, Janet Dale. Production: Andrew Brown
choisi de venir se poser sur le pays de son enfance, un pavillon pour Zenith Productions. Distribution: Pari Films. Durée :
a Londres, pour nous raconter ses souvenirs du temps ou il 1h 45,
pleuvait des bombes. Autant le dire tout de suite: le film HOPE AND GLORY (G.B. 1987). Réalisation : John Boor-
n’est pas seulement le meilleur que Boorman nous ait donné man. Scénario : John Boorman. Image : Philippe Rousselot.
a ce jour, mais aussi un des films les plus joyeux sur la Son: Ron Davis. Musique: Peter Martin. Montage: lan
guerre. La ot d’autres, au nom d’une foi dans la paix et Crafford. Interprétation ; Sarah Miles, David Hayman, Der-
d’une haine de la guerre, se mettent a déballer, a juste tick O’Connor, Susan Woolridge, Sammi Davis, Ian Bannen.
titre, image d’horreur sur image d’horreur, Boorman choisit Production: John Boorman pour Columbia. Distribution :
d’avouer que, pour lui, la guerre était le temps des vacances AMLF. Durée: 1h 49.
“AHTERS
DU
ANEMA
GLAUBER ROCHA
SYLVIE PIERRE

Sylvie Pierre réunit et traduit dans ce recueil des textes et


des entretiens du grand cinéaste brésilien, Glauber Rocha (Le
Dieu noir et Le Diable blond, Antonio das mortes, Terre en
transes), des témoignages d’amis, de cinéastes, de critiques, et
dessine le portrait de « "homme et son ceuvre », aujourd’ hui,
a travers une biographie, une filmographie complete et des
textes d’analyse.

Collection : Auteurs
Format : 16,5 x 21,5
256 pages - 70 photos
Prix : 120 F

“LA
CRITIQUE
L’ART EST
D’AIMER . oor
L’ART D’AIMER”
Recueil d’Ecrits de Jean Douchet
Jean Douchet développe dans ce livre une
haute conception de la critique, fondée sur le
couple passion-lucidité, et appartenant au méme
titre que l’ceuvre dont elle traite au domaine de
la création artistique.
Il fait partie du groupe de jeunes critiques des
Cahiers du cinéma et Arts autour de Godard,
Rivette, Rohmer, Truffaut qui, dans les années
60, allaient imposer la Politique des Auteurs et
donner naissance 4 la Nouvelle Vague.

Collection : Ecrits
Format: 18 x 21
192 pages - 30 photos
Prix : 120 F
58 A PROPOS DU « DERNIER EMPEREUR »

Le soir des Noces, l’Empereur adolescent fait la connaissance de la nouvelle Impératrice (Joan Chen et Wu Tao - photo Angelo Novi)

Cahiers. I/ y a des parties tournées en pendant le plan. J’aime bien ce qui est
Entretien avec Bernardo Bertolucci imprévisible : c’est automatiquement beau.
(Suite de la page 12) studio en Chine ?
B. Bertolucci. Oui, surtout en Chine. A
Vavoir, comme lien avec le nouveau cinéma Rome, on a tourné la chambre de mariage Cahiers. Ce qui est important dans le film,
chinois, qui est dans une période trés créative. et les intérieurs de la prison, c’est-a-dire des c’est que par rapport @ tous les éléments
Il y a la naissance d’une Nouvelle Vague, scénes ot il y a trés peu de figurants chinois. — décors, costumes, figurants, etc... — il y
autour du studio de Xian, un peu comme La partie 1930 a été tournée en général en @ une grande liberté de la caméra. La beauté
autour de la Cinémathéque en France dans les Chine. Ce qui se passe au Mandchoukuo vient toujours du mouvement, elle n’est pas
années cinquante. C’était trés encourageant a été tourné au Mandchoukuo, sauf cette Sigée, alors que c’était peut-étre l’un des
pour moi de savoir que je n’étais pas seul, chambre du Palais Royal, ot il y a des dangers principaux du film.
qu’il y avait un courant autour. « fresques déco-japonais », disons. On a
B. Bertolucci. Oui, on aurait pu penser
tourné 4 Rome la scéne oi on dit a Pu Yi
Cahiers. Trois musiciens sont crédités au que la Chine devait étre filmée en plan fixe !
que l’impératrice est morte et la scéne ot
générique, dont Ryuichi Sakamoto, qui joue (rires). Le principe de travail, c’est que
Sakamoto se tue, aprés la capitulation. Ca
aussi dans le film. Comment se sont-ils me fait un peu penser a la chambre de jeu Vittorio travaille sur la lumiére, et moi sur
réparti le travail ? le cadre. Je ne connais pas grand-chose a la
des Enfants terribles. On a pu tourner a
lumiére, je ne sais pas comment faire. Vitto-
B. Bertolucci. Le premier musicien du Salsomaggiore (il faut remercier Adriano
rio est comme un peintre qui peint un plan
film, c’est Cong Su. Il a écrit toute la Apra) la scéne du bal de Tien-Tsin, dans un
avec ses lumiéres. Je suis trés exigeant sur la
musique de scéne, celle qu’on voit dans le lieu magnifique, décoré par un homme qui
caméra, peut-étre parce que j’ai le défaut de
film, et qui est jouée par des orchestres de avait décoré en 1918 le Palais royal de
Bangkok. Il y avait donc un rapport avec vouloir étre compétitif : je veux étre dans la
cour. C’est un jeune Chinois de Pékin, qui mise en scéne, et la caméra, c’est ma facon
a étudié 4 Berlin. J’étais trés fasciné par sa Orient...
d’étre 1a, d’étre en compétition avec les
musique, par cette fusion entre Schénberg Cahiers. Vous avez de nouveau travaillé acteurs par exemple. Je me suis rendu compte
ou Berg et la musique chinoise. Ensuite, j’ai avec Vittorio Storaro. Est-ce que la lumiére que le film est trés en mouvement. C’est
demandé a Ryuichi et 4 David Byrne de de certains lieux chinois a des caractéristiques comme ¢a, mais je ne sais pas pourquoi.
travailler ensemble. Ca n’a pas été possible, particuliéres ?
parce que David enregistrait le nouvel album
Cahiers. C’était la premiere fois que vous
des ‘‘Talking Heads”’ au moment ot Ryuichi
travailliez avec un contréle-vidéo ?
était libre, et ensuite Ryuichi avait une B. Bertolucci. Dans la Cité interdite, c’est
tournée au Japon. Ils ne se sont donc la lumiére de Pékin. Elle est grise l’été. En B. Bertolucci. Oui. D’abord je |’ai refusé.
jamais rencontrés. Mais je crois que les deux automne et en hiver, le ciel est bleu, il n’y a Vittorio a beaucoup insisté. Le premier jour,
musiques s’intégrent bien : personne ne peut presque pas de nuages. Vittorio et moi j’étais dégofité de la chose, mais 4 la fin
dire ce qui est de I’un et de l’autre. aimons bien les changements de lumiére de la journée, j’étais séduit. Les vidéos
ENTRETIEN AVEC BERNARDO BERTOLUCCI 59

Pu Yi (John Lone) sur le point de couper sa natte (photo Angelo Novi)

appliquées aux caméras sont trés primaires, Yi, qui est un calligraphe de grande qualité. de Cocteau qui me plait beaucoup: «A
c’est du noir et blanc granuleux, mais c’est Lui, et d’autres membres de la famille, ont Histoire je préfére la mythologie, parce que
trés important pour l’immédiate vérification aimé le film, alors les Chinois sont contents. VHistoire part de la vérité et va vers le
de ce que fait la caméra. C’est absolument mensonge, la mythologie part du mensonge
nul pour le jeu des acteurs, mais c’est Cahiers. I] y a dans le film une trés grande et s’approche de la vérité. » Donc, tout en
important pour le cadre. sympathie de votre part pour la figure de ayant des personnages qui sont tous vrais
VEmpereur. Avec Novecento, vous aviez —il n’y a pas de personnages inventés —
Cahiers. Vous faisiez développer a Pékin ? célébré le peuple. Est-ce que vous avez j’étais intéressé par le mythe de Pu Yi.
B. Bertolucci. Non, 4 Rome. On voyait changé ? Est-ce que vous avez une fascina- Certains historiens se facheront. Le matériel
les rushes d’abord une fois par semaine, tion, un peu comme Visconti, pour le dernier est historique, mais j’ai essayé de le transfor-
puis deux, a Pékin, dans de trés bonnes des aristocrates ? mer en fiction en faisant un roman histori-
conditions. En Mandchourie, c’était étrange, que, ou un mélodrame historique: je suis
B. Bertolucci. La parabole de Pu Yi me un narrateur, pas un historien.
on avait fait venir un projecteur de Rome, il fascinait, comme m’ont toujours fasciné les
fallait inventer des choses... les Chinois mutations sociales et humaines. Le moment
n’assistaient presque jamais aux rushes. A Cahiers. Est-ce que vous n’avez pas été
du changement, c’est quelque chose d’ex- Jasciné par le fait que la vie de Pu Yi,
partir du moment oi ils étaient d’accord sur tréme, qui ne peut pas se répéter. J’ai peut-
le scénario, ils n’exercaient aucun contrdéle. personnage historico-politique, était plus une
étre des parentés avec Visconti, et j’ai subi vie d’artiste qu’une vie d’homme politique ?
une certaine fascination pour ce que vous
Cahiers. Pour la trés belle scéne ou les dites. Je crois que Visconti parlait de ces B. Bertolucci. C’est une vie d’acteur, pas
deux jeunes mariés s’embrassent, ils auraient aristocrates, de ces princes siciliens, en con- d’artiste. Il a été acteur inconscient quand il
pu vous embéter ? naissant la richesse et le secret, de l’intérieur. était enfant, il est resté acteur dans la Cité
B. Bertolucci. Elle a été tournée 4 Rome. Visconti était un aristocrate, moi, je suis un interdite, mais pas a l’extérieur, il a rejoué a
Ils auraient peut-étre pu dire quelque chose bourgeois. Je regarde les choses un peu plus Vacteur en Manchukuo. Est-ce qu’il a joué
sur la scéne ou les trois mariés vont au lit du dehors... C’est difficile, je ne sais pas a homme qui a changé, a la fin de sa vie ?
ensemble, qui a été tournée a4 Pékin, mais trés bien comment me sortir de cette ques- Je ne sais pas... Aprés qu’il a coupé ses
non. Le premier Chinois 4 qui j’ai montré tion... Je crois que le processus de guérison cheveux, il dit que la Cité interdite est
le film, c’est le Ministre de la Culture, qui de la névrose de Pu Yi dépasse:le temps, la devenue un théatre dont l’orchestre est vide,
était 4 Rome il y a peu de temps. C’est un Chine, etc... Ce qui m’intéresse, c’est le c6té dont le public est parti : la Chine est partie.
trés bon écrivain, qui vient d’avoir un prix, universel du personnage. Sans la sympathie Pourquoi alors les acteurs restent-ils sur
et qui nous a beaucoup aidés. On a envoyé pour Pu Yi, je n’aurais pas fait le film. scéne ? Pour voler les objets de la scéne : il y
le film en Chine, et il semble que les Chinois J’avais de la sympathie pour le personnage avait plein de magasins d’antiquaires remplis
soient contents. Et surtout, hier, ils ont du Conformiste, qui est pourtant quelqu’un d’objets volés dans le Palais par les Eunu-
montré le film 4 Pu Chieh, le frére de Pu de terrible. J’ai un peu adopté cette phrase ques.
A PROPOS DU « DERNIER EMPEREUR »

L’empereur devenu otage des Japonais, en Mandchoukuo (photo Angelo Novi)

décor le lendemain matin trés tt, et tous les vraiment passé comme ¢a: c’était un peu
Cahiers. Pouvez-vous nous parler de la fin Veffet «Hitler, connais pas». (C’était
soirs, il a fallu le recouvrir d’un grand drap.
du film, de la scéne avec les Gardes rouges ?
Javais réuni des gardes rouges, qui ont dréle : a la fin de Novecento, il y avait une
B. Bertolucci. La, Pu Yi a un choc. Pour maintenant entre trente-cing et quarante- scéne complétement prise par l’iconographie
lui qui a été rééduqué, le fait de voir que la huit ans. J’avais demandé a rencontrer des chinoise, le procés du patron, avec tous les
personne qui lui a tout appris de son nouveau intellectuels, un poéte, des metteurs en scéne paysans autour...) A la fin du troisiéme
cerveau est persécutée, insultée et doit se de cinéma et de théatre, une chorégraphe, jour, Ying Ruocheng qui joue le réle du
prosterner devant le portrait de Mao, c’est un écrivain, un critique de cinéma. On a gouverneur de la prison, m’a dit : « Tu sais,
la legon qui lui manquait encore. La, il passé une longue soirée ensemble, un peu la chose la plus terrifiante pour moi, c’est le
apprend combien l’histoire peut étre déri- comme en 1968. La révolution culturelle est ballet des jeunes filles avec le drapeau
soire, comment elle peut faire de mauvaises considérée, en Chine aujourd’hui, comme rouge ». C’est une scéne pour laquelle j’ai
blagues. C’est intéressant et trés généreux une sorte de cauchemar, a la fois par les demandé l’aide de cette chorégraphe ex-
que les Chinois m’aient laissé tourner une millions de victimes, mais aussi par les ex- garde rouge. D’habitude, le drapeau rouge
scéne sur la révolution culturelle. C’était la gardes rouges, ce qui est assez étrange. En m’excite, celui-la me faisait peur, a moi
derniére scéne dans le plan de travail, parce discutant de la scéne, ils devenaient de plus aussi. Je repensais beaucoup au passé, a
que je ne croyais pas qu’on y arriverait. en plus concernés. Ils m’ont raconté des 1968, a I’écart entre notre vision et ce qui se
J’ai demandé un millier d’étudiants, entre détails, ils m’ont montré des photos ou le passait en Chine, je repensais 4 Jean-Luc...
quatorze et dix-huit ans, pour trois jours et portrait de Mao était porté sur les épaules, (rires).
j’ai trouvé cette petite rue, trés pékinoise, un peu comme dans les processions italiennes
Cahiers. Pour vous, il n’y a pas Vidée de
qu’on a couverte de dazibaos. On a cherché avec le Saint ou la Madonna. Ce fanatisme régler un compte avec ¢a ?
plein de magazines de l’époque pour recréer religieux était trés important. Le pari, pour
cette atmosphére. Ca me faisait drdle de moi, était de réunir la fascination esthétique B. Bertolucci. Non, je n’ai aucun compte
penser que par rapport 4 mes amis qui, en que j’avais pour ca en 1968 et la connaissance a régler, sauf avec moi-méme peut-étre,
1968, étaient maoistes ou pro-chinois, c’était objective de la réalité. Ces jeunes gens, avec cette sorte de schizophrénie entre une
moi qui avais été choisi pour tourner en pendant la révolution culturelle, étaient inno- attraction pour le théatre dans la rue, la
Chine avec les gardes rouges alors qu’a cents, mais l’innocence peut étre féroce. grande utopie maoiste, et d’un autre cété le
Vépoque j’étais considéré comme révision- C’était une scéne qui m’inquiétait. J’ai failli fait qu’en 1968, je supportais mal l’idée que
niste, puisque j’étais plus prés du P.C.I. Ca abandonner. Les jeunes gens qui ont joué la trop de monde ensemble crie le méme slogan.
me fait encore rire !... A un moment, pen- scéne n’avaient aucune connaissance de ce Mais en tournant cette scéne, je regardais
dant qu’on préparait le décor, un dimanche, qui s’était passé, ils agitaient le petit livre le petit livre rouge, « gui fait que tout le
la police est arrivée et a déchiré tout ga, en rouge sans aucune conviction. On a dii jeter monde bouge », comme disaient les Chinois :
disant : « Vous tournez demain, alors vous tout ce qu’on avait tourné le premier jour. c’était un livre, pas un fusil. Je n’y avais
mettrez ca demain». On a di refaire le Ces jeunes gens se demandaient si ¢a s’était jamais pensé. Ca, c’est l’idée trés chinoise
L’ex-empereur Pu Yi (John Lone) et le directeur de la prison (Ying Ruocheng) pendant la période de « rééducation » (photo Angelo Novi)
d’étre étudiant toute sa vie : les érudits, les
clercs, étaient les premiers aux cdtés de
l’empereur... Finalement, je n’ai vu que trés
peu de la Chine, parce que mon travail était
de suivre les traces de l’empereur, qui n’a
vécu qu’a Pékin et en Mandchourie. Je suis
allé un peu a Shanghai, parce que j’aime
beaucoup la ville, mais j’ai l’impression
d’avoir seulement reniflé un peu le pays.
C’est tellement grand, tellement ancien...
Méme les anciens Romains sont jeunes, par
rapport a eux.

Cahiers. Comment voyez-vous maintenant


votre statut de cinéaste italien international ?
Le retour en Italie est-il possible ?
B. Bertolucci. Depuis quelque temps, je
vis mon pays, et l’Europe, avec un certain
malaise, comme si cette réalité ne demandait
pas a étre filmée. J’ai une vraie difficulté
avec le présent ici. Si on me demande ov va
le cinéma italien, je n’ai aucune idée, parce
que je ne sais pas ol va la société. Mais si
on m’obligeait a faire un film sur le présent,
je le ferais en électronique. En ce moment,
la réalité a choisi de s’exprimer a travers la Pu Yi, ex-empereur libéré, sur fond de Révolution culturelle (photo Angelo Novi)
télévision et l’électronique, pas a travers le quand elle est trés électronique, plus poussée que je vais peut-@tre faire se situent tous les
cinéma. Je suis un peu extrémiste et para- sur la technique que sur la substance idéologi- deux dans le passé. L’un, dans la « Mittel
doxal en disant ¢a, mais c’est un peu ce que que. J’aime ce qui est trés prés du graphique, Europa », entre Vienne, Milan et la Russie,
je pense. J’aime la télévision, mais je ne la du visuel... Je n’ai pas répondu a la question et l’autre, d’aprés Paul Bowles, « Un thé au
regarde jamais, parce que tout ce qu’elle sur mon « identité internationale ». J’ai un Sahara ». Ce ne sont pas des projets italiens.
touche devient de la merde. Mais la possibilité passeport italien, et je n’ai pas fait de films (Entretien réalisé 4 Rome par Alain Philippon
de la télévision est formidable. Je la regarde en Italie depuis longtemps. Les deux films et Serge Toubiana)
62 A PROPOS DU « SICILIEN »

Entretien Cimino pu faire le choix d’une musique folklorique. que quelqu’un de l’équipe faisait une blague.
(Suite de la page 21) Le choix, c’était que cette musique, « In the Tout le monde parlait italien, personne ne
Mood », continue a refléter son aspiration. parlait anglais, ils étaient passés dans la salle
une certaine attitude, et une élégance des Avec bon espoir que ce soit organique tout a manger, et ils jouaient — c’était leur choix
vétements, a sa facon. La facon dont la main le temps. Ces choix ont une raison. Ils ne et c’était maintenant — « In the Mood » et
est sur la hanche, et l’arme coincée dans la sont pas accidentels. Ils sont tous la pour « String of Pearls». Ca m’a semblé faire
ceinture... Toutes choses que vous considérez renforcer le fil. parfaitement sens, en quelque sorte. Une fois
comme des clés de la personnalité de quel- Lors des répétitions dans un hétel de qu’on avait appris a connaitre le lieu, cela
qu’un, ou des clés du personnage que vous Caltagerone, le deuxiéme ou le troisiéme soir faisait sens.
étes en train de créer, tel que vous voulez — ca devait étre un vendredi, un samedi ou
qu’il soit. Donc, il me semble que la musique un dimanche, autour du week-end — tandis Cahiers. J’aime les qualités rhétoriques du
américaine est bien une composante du réve. que nous remontions du sous-sol ot nous scénario. Les personnages possedent tous une
Quant a cette scéne du mariage, c’est la disposions d’un grand espace, vers le hall, espece d’éloquence naturelle, concise, puis,
combinaison d’une nécessité pratique et du nous avons entendu «In the Mood» et par moments, ca devient presque fleuri, par
réve. Si vous étes en haut d’une montagne « String of Pearls »... C’était une réception exemple lorsque Trezza dit @ Don Masino :
au milieu de nulle part, quelle musique jouez- de mariage, et on a vu sortir un jeune homme « Nous sommes en train de parler de ques-
vous ? Il est difficile de faire monter un et une jeune fille en robe de mariée, avec les tions de vie et de mort, et vous me chantez
orchestre de mariage. A la fois, on aurait demoiselles et garcons d’honneur... J’ai cru la chanson de Salomon ! »
M. Cimino. Trezza dit aussi: « Je suis
Sicilien, comme vous. » Il vous dit qu’il est
Sicilien !

Cahiers. Une des facons dont la force


oppressive de la société est véhiculée, je
pense, c’est par la répétition des lieux. Plu-
sieurs lieux sont répétés dans la premiere et
deuxiéme moitié du film. Deux scénes dans
la boutique du barbier, deux scénes devant
la porte du Prince, deux scénes dans le
bureau de Trezza, suivies de scénes sur la
piazza dehors... Les personnages, comme
dans un mauvais réve, sont forcés de revenir
aux mémes endroits et de continuer a faire
les mémes choses. C’est l’idée — un peu
comme le refrain d’une chanson — pour
certains d’entre eux: « Rien ne change
jamais ici ».

M. Cimino. Toutes ces qualités existent en


quelque sorte céte a céte: la gaieté, I’hu-
mour, l’éloquence, certaines traditions reli-
gieuses... Comment exprimer tout cela ?
Comment rendre ces choses claires ? Com-
ment les faire ressentir aux spectateurs?
Donc, on fait une série de choix depuis le
tout début, dont on pense qu’ils reflétent
tout cela. Les choix des lieux de tournage
sont une facon ; ol et comment on met les
choses en scéne, une autre.
Cahiers. Vous avez mentionné Le Guépard
plusieurs fois. Voici une différence, me
semble-t-il, entre le film de Visconti et le
vétre. Le Guépard est I’histoire d’un vieux
monsieur qui réfléchit sur sa vie, et qui voit
disparaitre son mode de vie, remplacé par
quelque chose de neuf, pas nécessairement
meilleur. Giuliano est un homme jeune qui
réfléchit sur sa vie, mais lorsqu’il meurt, il
n’y a rien apres, sauf peut-étre une répétition
cyclique de la méme chose.
M. Cimino. Cela dépend de ce que vous
trouvez dans les images. Vous avez aussi
Giovanna, qui est maintenant en Amérique
avec ce qui sera son enfant. Cette part de
lui a atteint son but. Vous avez aussi le petit
garcon qui dit : « Je me battrai comme toi,
a@ jamais ».

Cahiers. C’est saisissant lorsqu’on entend


la voix du garcon dans cette scéne avant
Vaurore sur les quais. C’est en fait comme
le moment ou on entend Don Masino parler
la premiere fois avant de le voir, mais l’effet
de la voix du garcon est trés étrange...
Le Sicilien de Michael Cimino
ENTRETIEN AVEC MICHAEL CIMINO

Terence Stamp et Barbara Sukowa dans Le Sicilien


que ce film sur un monde crépusculaire soit
M. Cimino. C’est une fagon de réintroduire encadré de deux aurores montrées longue-
un personnage qui a été avec nous constam- ment. Dans des scénes dont le contenu est
ment, avec qui on a besoin de refaire connais- aussi sinistre qu’on peut l’imaginer.
sance. On pourrait tout aussi facilement
passer sur lui lorsqu’il commence a parler. M. Cimino. L’aube est plus difficile en un
Giuliano est au bord d’un monde. II est au sens. Il est terriblement difficile d’essayer de
bord d’un monde qu’il a connu et qu’il limiter artificiellement. Il y a une qualité de
s’appréte 4 quitter. Ce sont des adieux. La la lumiére... On a seulement a peu prés vingt
plupart des gens les filmeraient différem- minutes pour pouvoir tourner. Les scénes
ment, c’est tout. avec Adonis, lorsque la voiture s’arréte prés
du réverbére, et avec le gargon sur le quai,
Cahiers. I/ est impossible de localiser la ont été tournées sur quatre ou cing jours
voix dans l’image jusqu’a la coupe, qui successifs. Chaque jour, on captait une partie
finalement découvre le garcon... de la séquence, ensuite on allait faire un
autre travail pour équilibrer la journée. Mais
M. Cimino. C’est presque comme si Giu- c’est exactement ¢a: installer, étre prét, et
liano se parlait a lui-méme, parlait 4 son on a, de fait, une demi-heure pour capter
propre reflet. l’aurore. Et nous avons eu beaucoup, beau-
coup de chance, en ce sens que nous avons
Cahiers. Le film commence et finit avec eu la méme aurore quatre ou cing jours de
une aurore. C’est encore la nuit lorsqu’Ado- suite. On peut ainsi littéralement voir le soleil
nis se dirige vers la prison @ travers les rues se lever, en raccordant avant et aprés. Vous
de la ville sous les titres du générique, mais savez, c’est une sorte de miracle. On ne voit
@ la fin de la séquence le soleil s’est levé. Et pas souvent cela dans une longue séquence.
il se léve encore @ la fin du film lorsque Non que ce soit une qualité en soi, mais
Giuliano révéle qu’il sait qu’Adonis Ia trahi, c’est un peu inhabituel d’obtenir une
bien que pendant plusieurs minutes on puisse Christophe Lambert séquence comme celle-ci. Nous avons eu
penser que c’était le soir. énormément de chance d’avoir ce genre de
M. Cimino. C’est l’espoir. Tout le monde temps pendant une semaine de suite, surtout
M. Cimino. A la fin on voit littéralement attend l’aurore, l’anticipe. L’aurore a un
le soleil se lever. dans une région c6tiére, si susceptible de
aréme de promesse, de renouveau. Nous changement, sur une fle, en Septembre !
avons eu de la chance d’en capter autant. C’est une bénédiction.
Cahiers. I] y a aussi des scénes plus courtes
—les plans brefs de transition d’Aspanu
gravissant la montagne en courant, et de Cahiers. J’ai posé cette question parce que (Entretien réalisé 4 Los Angeles, octobre
Giuliano et Aspanu.d cheval — qui ont été Je sais a quel point vous aimez filmer au 1987 par Bill Krohn, traduit de l’américain
Silmées a V’aube. crépuscule, et j’ai pensé qu’il était intéressant par Dominique Villain).
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N°1A10*° TOMET*® AVRIL1951/


MARS1952
« Nous voulons que le cinéma ait un témoin fidéle de ses efforts les
plus hauts et les plus valables, d’ou qu’ils viennent. C’est dans ces
Cahiers que ce témoignage sera déposé avec sérénité et avec vigueur,
et avec cette foi que le cinéma mérite. »
Telle était la déclaration d’intention publiée dans le premier
numéro d’une nouvelle revue fondée par un noyau de critiques, en
avril 1951, André Bazin, Jacques Doniol-Valcroze et Lo Duca, soute-
nus financiérement par Léonid Keigel : les Cahiers du cinéma.
La revue devient vite un lieu vivant de réflexion et d’écriture sur le
cinéma, dans le mouvement euphorique de la cinéphilie d’aprés-
guerre.
La réédition en fac-similé des dix premiers numéros des « Cahiers
jaunes » — Avril 1951 — Mars 1952 — depuis si longtemps introuva-
bles, s’imposait pour permettre aux nouvelles générations de ciné-
philes d’y puiser les trés nombreuses références cinématographi-
ques qui s’y trouvent, et d’étre elles-mémes, prés de 40 ans aprés, le
témoin d’une histoire du cinéma qui s’est écrite mois aprés mois.

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