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Sebastian Santillan
Publié à l’occasion de la rétrospective dédiée à Jacques Tourneur
organisée par le Locarno Festival 2017,
en collaboration avec la Cinémathèque suisse et la Cinémathèque française
© Capricci, 2017
ISBN Papier 979-10-239-0269-3
ISBN Web 979-10-239-0271-6
Droits réservés
Capricci
contact@capricci.fr
www.capricci.fr
Remerciements : Manon Bauzil, Patrick Brion, Rinaldo Censi, Jean-Louis Comolli, Michel Dyer, Petr
Král, Jacques Lourcelles, Luc Moullet, Dominique Rabourdin, Roberto Turigliatto, Chams Zarrouk.
En couverture : Vaudou.
Page précédente : Jacques Tourneur et Burt Lancaster sur le tournage de La Flèche et le Flambeau.
Sebastian Santillan
JACQUES
TOURNEUR
Sebastian Santillan
6 PRÉFACE
PIERRE RISSIENT
9 UN CINÉMA DE FRONTIÈRE
ENTRETIEN AVEC JACQUES TOURNEUR
PATRICK BRION ET JEAN-LOUIS COMOLLI
20 LA FRANCE — 1931-1934
Tout ça ne vaut pas l’amour (1931) — Toto (1933)
Pour être aimé (1933) — Les Filles de la concierge (1934)
22 PROPOS DE JACQUES TOURNEUR
24 DE JACQUES EN JACK, ET ALLERS-RETOURS
PIERRE JAILLOUX
84 ENSORCELLEMENT
CARLO CHATRIAN
88 LA GUERRE — 1944
Jours de gloire (1944)
92 LES SACRIFIÉS
PIERRE GABASTON
Sebastian Santillan
106 UN ÉTRANGER À CHEVAL
FERNANDO GANZO
152 LE MALAIMÉ
La Vie facile (1949)
154 À BOUT DE SOUFFLE
PAOLA RAIMAN
Sebastian Santillan
JACQUES TOURNEUR 6
PRÉFACE
***
PAR PIERRE RISSIENT
E
n 1964, quand je suis parti pour la première fois à Hollywood, il
y avait un vrai retard en France concernant Jacques Tourneur,
même si les Cahiers du cinéma en avaient un peu parlé dans les
années 1950. Cependant, avec Walsh, McCarey, William Bowers,
Albert Maltz, Don Siegel, Leslie Stevens, il était l’un de ceux que
je tenais absolument à rencontrer. Il avait quitté North Hollywood (où habitait
aussi Dana Andrews, dont il était très proche, et avec qui il buvait abondam-
ment) pour déménager au sud de Wilshire Boulevard, c’est-à-dire pas le coin
le plus chic de Beverly Hills. Il m’a conduit en voiture à plusieurs occasions
aux labos de la Consolidated, qui appartenaient à Herbert Yates, le patron
de la Republic. En voiture, il me parlait beaucoup de ses films. Ce n’était
jamais intellectualisant. Par exemple, il me disait que si un acteur devait
porter une valise, il fallait que la valise soit pleine, parce que le meilleur
acteur au monde ne serait pas capable de donner le sentiment qu’une valise
vide est pleine.
J’ai cru comprendre qu’il était parti en Amérique, après ses trois premiers
films en France, à cause d’un problème avec son père Maurice Tourneur.
Peut-être à cause d’une femme. J’ai connu Louis Wipf, un directeur de pro-
duction qui avait assisté au George V à la rencontre entre Maurice et Jacques
quand celui-ci est passé à Paris pour tourner quelques plans de Berlin Express
en 1948. C’était clair qu’il y avait eu, disons, « un nuage » entre le père et le
fils, et que ça se sentait. Je me souviens aussi que Clarence Brown, qui admi-
rait énormément Maurice, considérait Jacques à peu près comme un tocard.
Il est en tout cas impossible pour nous de comparer véritablement les œuvres
du père et du fils, puisqu’une grande partie de la filmographie de Maurice
Tourneur a disparu, et qu’il est donc difficile de juger cette grandeur dont
parlaient Renoir, Griffith, Dwan et Clarence Brown.
Sebastian Santillan
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de grandir. Personnellement, plus les années ont passé plus mon estime pour
son cinéma a augmenté. Il a gagné avec le temps comme, d’une autre façon,
Anthony Mann. Même aujourd’hui, on redécouvre la valeur de certains de
ses films. C’est le cas de La Vie facile, qui est vraiment à part dans son
œuvre. Tous les cinéphiles, y compris moi-même, n’ont pu voir le film que
très tard. Après son échec aux États-Unis, il avait disparu et n’est jamais
sorti en France. Tourneur ne voulait pas en parler. Il disait qu’il y avait une
raison pour laquelle c’était raté, mais qu’il ne la dévoilerait jamais. Nous,
cinéphiles, avions imaginé que c’était Victor Mature. Mais en voyant le film,
on a constaté qu’il était très bon. Et Tourneur a fait un autre film avec Mature
plus tard, Tombouctou, dont on parle peu, qui n’est pas un Tourneur majeur
mais qui n’est pas si mal non plus. Alors, si Tourneur et Mature ont retourné
ensemble, il est très probable que la raison pour laquelle Tourneur ne voulait
pas parler de La Vie facile se trouve ailleurs. Quelle est-elle ? Peut-être est-
ce dû à l’échec commercial d’un film plus ambitieux, adapté de Irwin Shaw
par Charles Schnee, souvent associé à un cinéma de grande qualité, un film
qui aurait pu en définitive le sortir d’une carrière de « cinéaste B ». Mais au
fond, saura-t-on jamais pourquoi ?
Aujourd’hui pour moi, le meilleur film de Jacques Tourneur est L’enquête est
close. C’est celui qui exprime le mieux, le plus l’anxiété — je ne dirais pas
l’angoisse — qu’il y avait chez Jacques Tourneur, l’homme. C’est dans sa
façon de filmer : ici, le metteur en scène respire sans y penser. Un achèvement
auquel très peu de metteurs en scène parviennent, seulement les plus grands.
Quand Jacques Tourneur est rentré en France, une fois abandonné tout espoir
de poursuivre sa carrière à Hollywood, il a écrit un traitement de scénario
pour Bourvil et De Funès, qui ne m’a ni déplu ni emballé, mais qui était bien
un film pour Bourvil et De Funès. Rien d’autre. Il n’y avait aucune scène qui
aurait pu justifier une lecture tourneurienne. Le grand souci de Tourneur
était de tourner, et de faire des films qui seraient, avant tout, commerciaux.
Je ne dis pas cela comme une critique, mais pour mieux situer qui il était.
J’ai connu Cyril Endfield, qui a participé à la réécriture de Rendez-vous avec
la peur, et Hal Chester, le producteur. L’un comme l’autre n’auraient jamais
pensé que Tourneur avait l’intention d’y faire le film que certains y voient
aujourd’hui. Il était, c’est vrai, capable de mettre en scène de façon magistrale
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JACQUES TOURNEUR 8
la peur de ce qu’on ne voit pas. Et je ne prétends pas qu’on ne puisse pas lire
son cinéma d’un point de vue intellectuel. Mais je conteste qu’on prête des
intentions autres que celles d’un artisan, au sens haut et noble du terme, à
Jacques Tourneur. J’ai suffisamment connu l’homme et l’artisan pour être
intimement convaincu du contraire. Et un véritable artisan ne révèle-t-il pas
sa vérité bien plus sûrement qu’un prétendu auteur qui se pose en artiste ?
Sebastian Santillan
UN CINÉMA
DE FRONTIÈRE
-
ENTRETIEN
AVEC JACQUES
TOURNEUR
***
PAR PATRICK BRION ET JEAN-LOUIS COMOLLI
***
Initialement publié en août 1966 dans les Cahiers du cinéma (n° 181)
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JACQUES TOURNEUR 10
Si nous commencions par vos débuts... un métier qui prend tout votre temps : on ne
Je fus d’abord assistant, puis monteur. J’ai peut pas être à la fois producteur, metteur
vite compris que même si l’on est un bon en scène, scénariste et tout. Pour être un
assistant, on a peu de chance de devenir metteur en scène honnête, il faut y consa-
réalisateur. J’ai alors appris le montage à crer tout son temps et toute son énergie.
Berlin car je voulais absolument devenir
metteur en scène, et il est bien plus facile Il vous est cependant arrivé de choisir
de passer de monteur à réalisateur que de entre deux ou trois sujets ?
devenir metteur en scène après avoir été Jamais !... Oh ! si, à un certain moment, à
assistant. Vous savez, un très bon assistant Hollywood, il m’est arrivé de refuser des
n'est pas nécessairement un bon metteur scénarios.
en scène et, inversement, un réalisateur n’a
pas les qualités d’organisation et de préci- Par exemple Devil’s Doorway, que réalisa
sion d’un bon assistant. Un metteur en Anthony Mann ?
scène doit toujours être un peu un... inven- En effet. J’avais trouvé ce scénario extrê-
teur. J’ai monté quatre ou cinq films, les plus mement mauvais, mais j’ignorais que celui
grands films de mon père : Les Gaités de qui l’avait écrit était le meilleur ami du pro-
l’Escadron, Les Deux Orphelines, Accusée, ducteur : Dore Schary... c’était vraiment un
levez-vous ! et quelques autres dont j’ai mauvais scénario.
oublié les titres. Emile Natan, qui était à ce
moment patron, m’a alors proposé (avec un Est-ce que vous réécrivez les scénarios
« coup de piston » de mon père) mon pre- qu’on vous donne ?
mier film. Voilà comment j’ai débuté. Parfois et chaque fois que je l’ai fait le résul-
tat fut bien meilleur. Ce serait l’idéal, mais
Quant au choix des sujets, étiez-vous la chose est impossible quand on doit tour-
plus libre que plus tard aux États-Unis ? ner rapidement.
Mais je n’ai jamais été libre... On m’a toujours
imposé scénario et distribution. Maintenant, Pour Le Marquis de Saint-Évremond,
d’ailleurs, j’ai l’intention de choisir moi- vous êtes crédité comme réalisateur
même mes sujets et mes acteurs, et cela des séquences de la Révolution ?
pour la première fois de ma vie, alors que Voilà ce qui s’est passé, nous avions formé,
je tourne depuis quarante ans. Vous savez, Val Lewton et moi, une petite équipe de
j’ai une réputation assez étrange aux États- tournage, et Selznick nous a dit : « Écrivez
Unis. On dit : « Vous avez un mauvais scé- et tournez. Vous avez carte blanche pour
nario, donnez-le à Jacques Tourneur, il se tout ce qui concerne la prise de la Bastille. »
débrouillera. » J’ai toujours eu comme règle On a alors passé deux mois en recherches.
de faire le maximum avec ce qu’on me don- Je lisais tous les bouquins français relatifs
nait. C’est d’ailleurs une paresse de ma part à la Révolution et nous étions à l’affût des
car il faut beaucoup d’initiative pour mettre moindres détails, car ce sont les détails qui
un film en route, prendre une option sur le rendent les choses intéressantes. Nous
sujet, payer les droits d’adaptation. Je ne avons ensuite écrit un scénario : « Prise de
marche pas comme cela. Je suis metteur en la Bastille », et nous l’avons tourné en onze
scène, c’est mon métier. J’estime que c’est jours. Nous étions entièrement libres en ce
Sebastian Santillan
11 Un cinéma de frontière
La Féline
qui concernait les décors et les figurants. Nous tenions la bonne formule et je crois
Moi-même, j’ai tourné des plans de raccord, que le principe des collaborations est
pendant une journée, avec les acteurs de excellent. À moins d’être un génie, lorsqu’on
premier plan, pour lier l’ensemble. Ensuite, est seul, on a tendance à tourner en rond.
Jack Conway est venu et a filmé le reste. Or, Val et moi tournions dans deux cercles
différents. Il était l’idéaliste, prêt à faire des
Comment avez-vous été amené folies, alors que j’étais beaucoup plus terre
à faire vos films de terreur produits à terre. Mais nous nous comprenions bien
par Val Lewton ? et lorsqu’il s’emballait, je le freinais.
Par hasard. Je ne connaissais pas Val Lew-
ton avant la « Révolution française »... et Vous et Val Lewton vous intéressiez-
ensuite nous sommes devenus de très bons vous au « fantastique » comme genre ?
amis : nous faisions du voilier ensemble. Val Non, pas du tout, ni l’un ni l’autre ne nous
a été engagé à la RKO comme producteur. intéressions au fantastique. La vérité est
Il m’a téléphoné : « J’ai peur, j’ai la frousse, que lorsque Val Lewton a été engagé
peux-tu travailler avec moi ? » J’ai accepté comme producteur à la RKO, il n’avait
et, la RKO m’a aussi engagé. Nos films ont aucune idée de ce qu’il allait faire. Son
eu beaucoup de succès. Mais — ce qui est patron l’a appelé le troisième jour et lui a
typique de la formule américaine — les dit : « Val, j’étais hier soir à une party et
producteurs se sont dit : « S’ils marchent quelqu’un m’a dit : Pourquoi ne faites-vous
bien ensemble, ils seront encore meilleurs pas un film qui s’appellerait « Cat People ».
séparément. » Mais les producteurs ont eu J’ai trouvé cela ridicule, puis j’y ai pensé
tort, nous aurions dû continuer ensemble. toute la nuit... Cat People, Cat People, c’est
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JACQUES TOURNEUR 12
Vaudou
Sebastian Santillan
13 Un cinéma de frontière
Sebastian Santillan
Stars in My Crown
Comment avez-vous été amené à réal- tait les scènes sous l’eau (mais moi, je ne
iser, en Italie, La Bataille de Marathon ? peux pas aller sous l’eau) et la course, la
D’une façon très curieuse. Mon agent se fameuse course, enfin tout ce qui n’était pas
trouvait à Rome et il rencontra Mr. Muscle, scènes dialoguées.
vous savez, Steve Reeves. Ils parlaient de Les producteurs ont alors contrôlé mon
cinéma, Steve Reeves déclara adorer La contrat et ils ont découvert qu’ils n’étaient
Flèche et le Flambeau et vouloir faire un pas obligés de me garder et donc de me payer
film comme celui-là. Mon agent lui a alors chaque jour très cher. La course est de Vai-
dit que j’en étais le réalisateur et qu’il était lati, et toute la fin (les plans sous-marins) de
mon agent. J’ai alors été engagé et je me Vailati et Bava ensemble. Pourquoi m’au-
suis fait très largement payer, mais après raient-ils gardé pour filmer des types se
tout, ils me voulaient... battant sous l’eau ou un type en train de
courir ? N’importe qui peut filmer cela.
Des rumeurs contradictoires circulent
en ce qui concerne la fin du film, que l’on Quels sont ceux de vos films que vous
attribue à Mario Bava et à Bruno Vailati. préférez aujourd’hui ?
Voilà ce qui s’est passé. On a commencé par Vaudou pour sa poésie et surtout Stars in
tourner les scènes dramatiques. J’avais un My Crown, un tout petit film que personne
contrat pour huit semaines, et mon salaire n’a vu. Joel McCrea m’avait donné le livre
était réparti sur ces huit semaines. Mais je en me disant : « Je vais tourner ce film à la
ne savais pas qu’on travaillait si lentement Métro ». J’ai adoré le livre, une très belle
en Italie. À la fin des huit semaines, je devais histoire entre un homme et son fils. Je suis
être payé au prorata, tant par jour. Or, il s’est allé à la MGM et je leur ai dit que je voulais
trouvé qu’à la fin des huit semaines on avait tourner le film. Ils m’ont dit : « C’est impos-
tourné toutes les scènes dramatiques. Il res- sible, c’est un tout petit budget, nous pren-
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15 Un cinéma de frontière
drons un des réalisateurs que nous avons pas ? Il n’y a rien de plus ennuyeux dans
sous contrat. » J’ai alors accepté de tourner un film que de voir une voiture qui arrive,
pour presque rien, uniquement parce que les gens qui descendent, payent le taxi (ils
j’avais été emballé par cette histoire. ne prennent jamais la monnaie) et s’en
vont... C’est à la télévision, qui n'a pas
Vous n’aimez pas La Flèche et le Flambeau ? beaucoup d'argent, que tout a commencé.
C’est un bon petit film que j’aime bien, il y Il faut changer les modes de tournage.
avait du mouvement, de l’aventure. Burt
Lancaster a fait toutes ses cascades lui- Aimez-vous tourner en extérieurs ?
même. Le samedi et le dimanche, il répétait S’il y a un avenir pour le cinéma, c’est de
avec son ami Cravat, car Lancaster a un s’éloigner du théâtre, de la scène, du qua-
gymnase derrière sa maison. Ainsi, lorsqu’ils trième mur, du long plan, du demi-plan, et
arrivaient au studio, tout était prêt, il n’y de toutes ces bêtises. Le cinéma doit avant
avait plus qu’à tourner : ils savaient ce qu’ils tout être entièrement en extérieurs ou bien
allaient faire. en intérieurs réels. Tout est possible, main-
tenant, avec les pellicules ultrasensibles.
Préférez-vous tourner rapidement ? D’autre part, le cinéma doit voyager dans
Oui, très vite. Je travaille beaucoup mieux le monde entier. Croyez-moi, un acteur joue
quand il faut aller vite. Les films que j’ai mieux devant une véritable pyramide que
faits en douze ou dix-huit jours sont meil- devant une toile de fond représentant une
leurs que ceux que j ’ai tournés en quatre- pyramide ou une transparence. A partir
vingts jours. Il est mauvais de trop penser. du moment où il n’y a pas de plafond dans
Tout doit venir de l’instinct. un décor, les cameramen éclairent tout d’en
haut, ce qui est anormal, faux. Quand les
Faites-vous beaucoup de prises ? techniciens se trouvent dans une vraie
Non, et c’est mon gros défaut. Je monte pièce, ils sont obligés de mettre tout l’éclai-
avec la caméra : c’est une vieille habitude rage du même côté, là où il y a un peu de
de monteur. Je tourne toujours si peu de place. Cela les force à donner une photo
plans que le producteur ne peut rien faire un peu osée, et le rôle de la photographie
d’autre que ce que j’ai filmé. C’est mauvais est capital dans un film.
pour moi car dans l’ensemble les produc- Moi, j ’empoisonne toujours mes cameramen.
teurs aiment bien les metteurs en scène Je leur dis exactement ce que je veux. Quand
qui tournent trop : cela leur permet de je répète une scène, si cette scène se passe
remonter le film à leur manière. On ne peut dans une salle à manger, pour mettre les
pas tourner aujourd’hui comme on le faisait artistes et les techniciens dans l’ambiance,
il y a vingt ans. Je ne veux viser personne, je dis à tout le monde de s’asseoir. On éteint
mais la vieille école, c’est fini. On a déjà les lumières et on allume juste une lampe à
fait beaucoup de progrès en supprimant pétrole. Le cameraman regarde, et les
les enchaînés. C’est un producteur qui a acteurs jouent mieux quand ils sont éclairés
commencé à les supprimer, parce qu’un par une vraie lampe à pétrole, dans l’obs-
enchaîné coûte quarante dollars aux États- curité. Quand tout est fini, je dis au came-
Unis. On voit des gens sortir d’un appar- raman : « Voilà ce que je veux comme
tement et on coupe : ils sont dans leur éclairage, arrangez-vous pour l’obtenir. »
voiture ou en train de marcher. Pourquoi
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JACQUES TOURNEUR 16
Travaillez-vous beaucoup avec vos Est-il arrivé que le montage de vos films
décorateurs ? soit dénaturé ?
Je travaille beaucoup avec le décorateur et Cela n’arrive jamais dans les grands stu-
le cameraman, le décorateur avant, le came- dios, mais j’ai eu parfois des ennuis avec
raman pendant. C’est très important. J’ai toute les petits producteurs indépendants, car
une théorie au sujet des décors et j’ai toujours souvent ceux-ci tournent des scènes eux-
de longues discussions avec les décorateurs. mêmes. Je me souviens que j’avais fait un
Un décor doit être ou très petit ou très grand, petit film auquel il manquait trois minutes.
mais je ne crois pas aux décors moyens. Or, vous savez, si votre film fait 80 minutes,
Quand on a un tout petit décor, c’est très c’est un film A, même s’il est très mauvais ;
intéressant car les acteurs n’ont pas de place et s’il fait 78 minutes, c’est un film B, même
pour bouger. Dans les films fauchés on fait s’il est remarquable. Donc il manquait trois
toujours des décors sans portes ni fenêtres, minutes à mon film pour être en série A.
c’est idiot. On ne respire pas. Il faut qu’un Un jour, je l’ai vu et je fus stupéfait. Tout
décor ait une fenêtre car cette fenêtre non de suite après mon nom, à la fin du géné-
seulement permet de respirer mais surtout rique, le producteur avait intercalé des gros
est une source de lumière, et je crois beau- plans de figurants. Il n’y avait que des
coup à la valeur de la lumière naturelle. grosses têtes de figurants pendant trois
minutes, trente énormes têtes de figurants
Est-ce que vous donnez des indications à deux dollars la journée qui faisaient tous
précises concernant les couleurs ? « Hou, hou, hou ». Je trouve qu’on devrait
Oui, surtout au moment du développement. être protégé contre des histoires de ce
La couleur des décors n’a aucune impor- genre car les gens qui ont vu le film ont dû
tance : ce qui est capital, c’est l’éclairage se dire : « Tourneur est complètement
des décors. Dans mes films d’horreur, je gaga »... C’est comme si un éditeur ajoutait
tenais à ce que tous les hommes soient en des pages à un livre...
bleu-noir, toutes les femmes en noir et le
décor presque noir. On a alors un effet éton- Vous avez eu aussi des ennuis avec
nant. On a l’impression que les figures Rendez-vous avec la peur ?
flottent dans les ténèbres. Oui, les producteurs ont rajouté un monstre.
Mais cela ne m’empêche pas de vouloir
Comment travaillez-vous avec retourner en Angleterre pour y faire un film
les acteurs ? d’horreur. Le véritable film de terreur n’a
Avant toute chose, je me mets à leur place. pas encore été fait. J’ai un projet qui n’a
En fait, je les laisse assez libres. J’ai été jamais été tourné : la guerre entre les morts
acteur moi-même avant de devenir réali- et les vivants. Nous sommes combien sur
sateur. En règle générale, je ne fais jamais terre aujourd’hui ? Quatre milliards. Mais
de reproches à un acteur devant un autre combien y a-t-il de morts ? Nous, les vivants,
acteur. Je préfère les laisser faire. Je me sommes une minorité. Avec tous les moyens
mets toujours à leur place. Ils ont tous peur. modernes, le laser, les infrarouges, les
vivants décident de faire la guerre aux
morts qui les empoisonnent. On apprend
alors que les âmes sont au fond très bonnes,
elles veulent nous aider. Pour moi, il y a trois
Sebastian Santillan
17 Un cinéma de frontière
Sebastian Santillan
Sebastian Santillan
Sebastian Santillan
LA FRANCE
(1931-1934)
***
TOUT ÇA NE VAUT PAS L’AMOUR (1931)
TOTO (1933)
POUR ÊTRE AIMÉ (1933)
LES FILLES DE LA CONCIERGE (1934)
Sebastian Santillan
PROPOS DE JACQUES TOURNEUR
DE JACQUES EN JACK,
ET ALLERS-RETOURS
PIERRE JAILLOUX
Sebastian Santillan
22
PROPOS DE
JACQUES TOURNEUR
Chaque ouverture de chapitre reprend partiellement des pro-
pos de Jacques Tourneur recueillis par Simon Mizrahi et parus
dans le n°22-23 de la revue Présence du cinéma (automne 1966)
sous le titre « Jacques Tourneur : Regards sur son œuvre ».
Sebastian Santillan
23 PROPOS DE JACQUES TOURNEUR
TOUT ÇA NE VAUT
PAS L’AMOUR (1931),
TOTO (1933),
POUR ÊTRE AIMÉ (1933),
LES FILLES DE LA
CONCIERGE (1934)
Tous ces films se confondent dans mon esprit. Ils se ressemblaient telle-
ment ! C’était toujours la même formule : musicale, gaie, jeune.
[Les Filles de la concierge est] le plus intéressant de mes quatre films
français. C’était une série de « vignettes ». On avait fait débuter trois
jeunes filles qui sont depuis devenues des vedettes : Josette Day, Ghis-
laine Bru, etc. On suivait ces trois filles et leurs aventures amoureuses.
L’une était ambitieuse, ne pensait qu’aux bijoux, l’autre au contraire était
très petite bourgeoise, etc.
Après ces quatre films, en été 1935, ma femme et moi nous nous
sommes dit : « Eh bien maintenant, c’est le moment, risquons l’Amé-
rique. » Nous sommes donc arrivés à Hollywood, sans aucun contrat,
absolument rien. J’ai commencé par être metteur en scène de seconde
équipe à la MGM. Je gagnais cent dollars par semaine. J’avais apporté
avec moi une copie de Toto et je pensais : « Je vais leur en boucher un
coin à ces Américains, je vais leur montrer un film musical français. » J’ai
donc montré Toto dans tous les studios de Hollywood. C’était en fran-
çais, ils n’y comprenaient rien et ils s’en fichaient royalement. Il a fallu
que je recommence à zéro. Et si j’ai obtenu du travail, c’est uniquement
grâce aux personnes que j’avais connues à la MGM quand j’étais script. •
Sebastian Santillan
JACQUES TOURNEUR 24
DE JACQUES
EN JACK,
ET ALLERS-
RETOURS
***
PAR PIERRE JAILLOUX
***
TOUT ÇA NE VAUT PAS L'AMOUR (1931)
TOTO (1933)
POUR ÊTRE AIMÉ (1933)
LES FILLES DE LA CONCIERGE (1934)
“D
irected by Jacques Tourneur” : on a du mal à s'y faire, à cet
affaissement sonore du grandiose hollywoodien, provoqué
par la présence intempestive d'un prénom à l'étroit dans
ses habits nationaux. Première étrangeté, chez un cinéaste
peu avare en la matière : la collision entre démesure améri-
caine et modestie d'un patronyme aux frontières de l'anonyme. Singulier destin
d'un homme dont une partie de l'existence aura fini par tomber dans le hors-
champ de l'Histoire.
Sebastian Santillan
25 La France
À l’orée des années 1930, père et fils confondent leurs trajectoires, avant
passage de relais. « Tous ces films se confondent dans mon esprit. Ils se res-
semblent tellement ! C’était toujours la même formule : musicale, gaie, jeune »3.
Nul doute que les rendez-vous manqués de Jacques Tourneur avec ses véri-
tables débuts, régulièrement entravés par les remises en cause et les rémissions,
favorisent la confusion d’un préambule chaotique, exprimée par le cinéaste
lui-même. Tout ça ne vaut pas l’amour (ou Un vieux garçon), Toto (ou Son
Altesse voyage), Pour être aimé et Les Filles de la concierge résonnent
aujourd’hui comme de simples murmures dans un corridor lointain, pour
détourner le titre d’un fameux projet inachevé du cinéaste.
2- Jean-Claude Biette, « Trois morts », Cahiers du cinéma, n° 285, février 1978, repris dans Poétique des
auteurs, Cahiers du cinéma, Essais, 1988, p. 29.
3- Propos de Jacques Tourneur, cités dans Présence du cinéma, n° 22-23, automne 1966, p. 60.
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JACQUES TOURNEUR 26
4- Certains se sont prêtés au jeu de façon convaincante : ainsi Frank Lafond (Jacques Tourneur, les figures
de la peur, PUR, Le Spectaculaire, 2007) analysant l’approche de la menace, à partir de Toto et des Filles
de la concierge (p. 98-100), ou encore Chris Fujiwara, jetant par exemple des ponts entre ces derniers
films et L’Homme-léopard, y retrouvant motifs, thèmes ou personnages (Jacques Tourneur: The Cinema
of Nightfall, 1998, « French films (1931-1934) », p. 32-35). Il est vrai, comme le font remarquer Suzanne
Liandrat-Guigues et Jean-Louis Leutrat, que « s’il est un cinéaste pour lequel la politique dite “des
auteurs” a bien fonctionné, c’est Jacques Tourneur » (« Le marshal de Wichita », Jacques Tourneur, une
esthétique du trouble, CinémAction, Corlet éditions, dirigé par Gilles Menegaldo, 2006, p. 163).
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27 La France
5- Pour une vision plus exhaustive des sources, voir Nicolas Schmidt, « L’amour années 30 dans les films
français », ibid., p. 24-30), ou Michael Henry Wilson, Jacques Tourneur ou la magie de la suggestion (Centre
Pompidou, 2003, p. 30-34).
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JACQUES TOURNEUR 28
Chez Tourneur première manière, les marginaux et exclus, par l’âge ou l’argent,
retrouvent une place qui conforte leur intégration : la suite de l’œuvre condam-
nera ces parias à le rester (les westerners comme éternels errants du Gaucho
ou du Passage du canyon), souvent jusqu’à l’anéantissement (l’Irena de La
Féline, la Jessica de Vaudou). L’aspiration au bonheur ne résiste pas au renon-
cement des désespérés. La disparition d’un enfant, péripétie nonchalamment
évacuée dans Tout ça ne vaut pas l’amour (le mort-né de la fille mère), devient
tragédie de l’arbitraire dans Wichita (le garçon fauché par une balle perdue)
ou Stars in My Crown (la jeune victime de la typhoïde) ; la dissipation des
divers trios amoureux se solde par la mort (La Féline, La Griffe du passé, La
Flibustière des Antilles) ; le quiproquo badin entraîne de funestes conséquences
(Nightfall) ; faux-semblants et masques gisent dans des mares de sang (Berlin
Express, Angoisse)...
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29 La France
Toto
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LA PÉRIODE MGM
(1936-1942)
***
COURTS MÉTRAGES
THEY ALL COME OUT (1939)
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PROPOS DE JACQUES TOURNEUR
LES « MINIATURES »
DE JACQUES TOURNEUR
MATHIEU MACHERET
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32
ROMANCE
OF RADIUM
(1937, CM)
Sebastian Santillan
33 PROPOS DE JACQUES TOURNEUR
TUPAPAOO
(1938, CM)
Le meilleur, à mon avis, des courts métrages que j’ai faits dans la série
What Do You Think?. Les films de cette série finissaient toujours par un
point d’interrogation, une question adressée au public : quel est votre
avis ? quelle hypothèse choisissez-vous ?
Le film racontait à peu près ce qui est arrivé au metteur en scène Mur-
nau à Tahiti, pendant le tournage de Tabou. Murnau avait voulu se servir
du décor d’un vrai cimetière. Les Tahitiens refusèrent, à cause de la phos-
phorescence de la nuit dans les marécages. Mais Murnau a quand même
tourné dans ce décor. Les indigènes ont dit que c’était un sacrilège. En
rentrant à Hollywood pour y montrer son film, il conduisait une voiture
le long de la plage. Il a raté un tournant, et il s’est tué. On prétend que
c’est parce qu’il avait violé le cimetière sacré. Pour notre film, nous avons
écrit l’histoire similaire d’un homme qui ne respecte pas les cimetières
tahitiens, et qui meurt. Ainsi la question restait posée au spectateur :
est-ce que le héros serait mort de toutes les façons à ce moment-là, ou
bien est-ce que les chants des Tahitiens l’ont condamné ? •
Sebastian Santillan
34
L’un de mes courts métrages favoris. C’est une histoire vraie très connue,
tirée des archives de la compagnie d’assurances Lloyd’s de Londres. La
Mary Celeste est un navire trouvé dans l’Atlantique Sud dans les circons-
tances suivantes : en plein océan, l’équipage d’un bateau avait repéré
un énorme trois-mâts, toutes voiles dehors, qui naviguait d’une façon
curieuse. Les hommes se sont approchés, ont crié : pas de réponse. Ils
sont montés à bord, et là un spectacle incroyable : en bas, dans la cuisine,
la table était mise, la bouilloire était chaude, les tasses étaient pleines.
Ils ont fouillé le bateau de fond en comble : pas un chat, et pourtant
toutes ces voiles étaient mises. Ils ont remorqué le bateau qui repré-
sentait une valeur de plusieurs millions. Cela a fait toute une histoire à
Londres. Lloyd’s ne voulait pas payer, sous prétexte que ce n’était pas
une épave, et ils ont accusé l’équipage de l’autre bateau d’avoir assassiné
les deux ou trois hommes qui restaient à bord pour remorquer l’épave
et toucher l’argent. L’affaire a duré des mois et il y a eu au total une
douzaine de versions de l’incident. Nous en avons montré trois, les plus
vraisemblables : une mutinerie, la peste (qui aurait obligé les hommes à
sauter par-dessus bord, morts de soif ; d’autre part, il n’y avait aucun rat
à bord…), et enfin une version où le capitaine avait amené sa femme à
bord contre le gré de l’équipage. Ce serait passionnant de faire un long
métrage là-dessus aujourd’hui. •
Sebastian Santillan
35 PROPOS DE JACQUES TOURNEUR
Sebastian Santillan
Jacques Tourneur sur le tournage de Romance of Radium
Sebastian Santillan
37 La période MGM
LES
« MINIATURES »
DE JACQUES
TOURNEUR
***
PAR MATHIEU MACHERET
***
COURTS MÉTRAGES (1936-1942)
A
près avoir tourné ses quatre premiers longs métrages en
France, Jacques Tourneur, naturalisé américain depuis 1919,
retourne aux États-Unis à la fin de 1934, avec une copie de
son film Toto sous le bras, pour tenter de se faire une place à
Hollywood. Sur la recommandation du réalisateur Clarence
Brown, il est pris sous contrat par la MGM, en tant que réalisateur de seconde
équipe. Il tourne des séquences brillantes et parfaitement maîtrisées, l’une
reconstituant le tirage de la loterie nationale irlandaise, pour The Winning
Ticket (1934), de C. F. Reisner, l’autre la prise de la Bastille, pour Le Marquis
de Saint-Évremond (1935), de Jack Conway, qui lui valent d’être immédiate-
ment repéré par David O. Selznick. Celui-ci l’invite à rejoindre le département
des courts métrages de la MGM, petite unité de production à part entière, alors
dirigée par Jack Chertok. Tourneur fait ses classes hollywoodiennes au sein
d’une équipe de jeunes réalisateurs, dont certains connaîtront une belle car-
rière, comme Fred Zinnemann, David Miller ou George Sidney. Entre 1936 et
1939, il tourne dix-huit films d’une ou deux bobines (10-15 minutes), parfois
signés « Jack » Tourneur, et voués à accompagner en salle les longs métrages
prestigieux de la MGM.
Sebastian Santillan
JACQUES TOURNEUR 38
Garbo, John Gilbert et les autres nous laissaient parfaitement tranquilles. Nous
formions un groupe enthousiaste, jeune, et, sans aucune supervision des
patrons, nous pouvions faire des films honnêtes, libres et même méticuleux.
En fait, je crois que les producteurs ne voyaient jamais nos films. On les pro-
jetait en complément de programme aux longs métrages MGM. Ainsi, par
exemple, avec un grand film de Garbo, on passait Romance of Radium. Mais
à mon avis, Romance of Radium était dix fois meilleur que le Garbo, que toutes
ces grandes machines qui sonnaient faux, avec les stars du studio... »
Onze ans plus tard, l’année de sa disparition (1977), Tourneur fera part d’un
tout autre sentiment aux journalistes Jacques Manlay et Jean Ricaud, au cours
d’un entretien télévisé (Directed By), leur déclarant cette fois qu’il avait « perdu
deux ans de sa vie à tourner des courts métrages ». Ce corpus mal connu et
assez peu diffusé (deux séances lui furent consacrées les 5 et 12 juillet 2009,
sur France 3, dans l’émission Le Cinéma de minuit de Patrick Brion) se révèle
pourtant conforme à la première déclaration du cinéaste, c’est-à-dire un cycle
incroyablement riche et novateur, pétri d’inventions plastiques et d’audaces
narratives. L’école du court métrage, avec ses contraintes strictes et ses conven-
tions parfois compassées, s’est avérée pour Tourneur un véritable laboratoire
de formes, et l’on peut déceler, dans la conséquente production de cette époque,
les germes de la plupart des traits poétiques ou des visions habitées, des
obsessions ou des penchants morbides, qui habiteront par la suite les plus
célèbres de ses longs métrages américains. Ce qui frappe d’emblée, c’est la
diversité des courts métrages en question, ou plutôt l’infinie variété des types
de récits qu’ils mettent en jeu.
Sebastian Santillan
39 La période MGM
Sebastian Santillan
Killer-Dog
puis décline les principales étapes de son parcours, sans toutefois omettre de
marquer des poses contemplatives, notamment quand le personnage, pris
d’une phase mélancolique, réfléchit devant un feu de cheminée à la composition
de son Roméo et Juliette. Romance of Radium, de façon encore plus impres-
sionnante, initie à la connaissance du matériau, en combinant le récit de sa
découverte par Henri Becquerel, de son étude par le couple Curie, d’un épisode
de guérison observé en Afrique, à des vues documentaires sur sa manipulation
scientifique. Yankee Doodle Goes to Town (1939), quant à lui, ne propose pas
moins qu’une histoire accélérée des États-Unis, à travers la récurrence fan-
tasmée d’un personnage défaitiste traversant toutes les époques, mais auquel
la marche des siècles donne systématiquement tort.
À chaque fois, la matière mobilisée est considérable, et l’on sent bien que
pourraient sortir plusieurs longs métrages de chacun de ces courts. Il faut
donc souligner l’extraordinaire logique de concision et de condensation dont
fait preuve ici Tourneur, et qu’on reconnaîtra par la suite comme l’une des
données majeures de son style. Cette condensation passe par toute une com-
binaison de procédés, comme la récurrence des travellings latéraux, qui peuvent
balayer plusieurs phases d’une même action dans un même plan, ainsi que
l’usage fréquent des surimpressions, mélangeant plusieurs images en une
seule, ou encore les successions de fondus enchaînés, qui permettent de brasser
les séquences et de signifier justement le passage du temps. Mais ce qui prime,
c’est encore la précision ahurissante avec laquelle Tourneur sélectionne les
situations à mettre en scène, articulations déterminantes d’un sujet ou d’un
drame, dont tous les éléments particuliers puissent renvoyer à sa généralité.
Un seul geste de son patron dit l’angoisse de l’employé au travail, dans The
Boss Didn’t Say Good Morning. Un simple verre cassé charrie tout le souvenir
d’un amour perdu dans What Do You Think? N°3. Sans compter que chacun
de ces récits est soigneusement orchestré vers la montée et la résolution d’un
suspense (la première rupture du diamant dans The Jonker Diamond, le sourire
du patron dans The Boss Didn’t Say Good Morning).
Sebastian Santillan
41 La période MGM
Mais le plus étonnant, dans ces petites bandes à fins prophylactiques, pédago-
giques ou d’édification morale, toutes portées par un optimisme de rigueur, reste
encore l’humeur saturnienne qui y flotte comme une ombre portée, ce fléchis-
sement vers des gouffres insoupçonnés d’inquiétude et d’angoisse, ce vent de
mort et de malédiction qu’il y règne la plupart du temps. Dans un film plus tardif,
The Magic Alphabet (1942)1, dont l’objectif est de mettre en garde les spectateurs
contre les carences en vitamines, Tourneur met en scène un mal invisible (en
fait le béribéri) qui frappe simultanément plusieurs personnages aux quatre
coins du pays, avant de semer une épidémie dans un village javanais — on pense
inévitablement à The Fearmakers. Dans Romance of Radium, la simple présence
du métal radioactif provoque le décès d’Henri Becquerel, ainsi qu’une succession
de dégénérescences inexplicables et de guérisons miraculeuses. Lors d’une scène
extraordinaire en Afrique, deux explorateurs assistent à la rémission d’un villa-
geois enterré jusqu’au cou dans une terre riche en radium : seule sa tête émerge
du sol terreux et tourne sur elle-même, comme l’image d’une étrange survivance
après décapitation, préfigurant de façon frappante certains passages nocturnes
et hallucinés de Vaudou. À la fin du film, le radium est filmé sous la forme d’une
1- Une fois finie sa collaboration avec Val Lewton à la RKO avec L’Homme-léopard, Tourneur réalisera
encore deux courts métrages à la MGM, dont celui-ci et The Incredible Stranger.
Sebastian Santillan
JACQUES TOURNEUR 42
Sebastian Santillan
43 La période MGM
Tupapaoo
succession de ces courts métrages. Un vaisseau fantôme qui jaillit sur une mer
de ténèbres, à l’occasion d’une splendide surimpression, dans The Ship That
Died. Un assassin pris au piège d’une grange enflammée dans The Man in the
Barn. Un paysage imaginaire escarpé, recouvert de neiges fantastiques, à la
fin d’une représentation de théâtre chinois, dans The Rainbow Pass. Un homme
damné, au visage recouvert d’une oblongue plaque de fer, croupissant dans sa
geôle souterraine, dans The Face Behind the Mask. Mais la plus vertigineuse
de ces visions se trouve certainement dans The Incredible Stranger (1942),
l’une des plus émouvantes pièces de l’ensemble. L’histoire est celle d’un inconnu
obstinément silencieux débarquant dans la petite ville de Bridgetown, mais
aussi celle des rumeurs qui vont bon train sur son compte. À la fin, les habitants,
n’y tenant plus, forcent le seuil de sa grande maison, érigée comme un spectre
blême dans la nuit, et découvrent le pot-aux-roses : resté muet suite à un sinistre
ayant emporté toute sa famille, l’homme vit parmi des mannequins, effigies
grandeur nature de sa femme et de ses enfants, figés dans son salon comme
sur la scène d’un bonheur embaumé. La vision glace le sang et déchire le cœur.
Rarement par la suite Tourneur retrouvera ce degré d’horreur placide et de
quotidienneté malade, figurée comme un simple petit accroc dans la toile du
temps, mais capable d’engloutir la substance même du présent. •
Sebastian Santillan
FANTASTIQUE
ET SUSPENSE
(1941-1957)
***
LA FÉLINE (1942)
VAUDOU (1943)
L’HOMME-LÉOPARD (1943)
ANGOISSE (1944)
LA GRIFFE DU PASSÉ (1947)
BERLIN EXPRESS (1948)
RENDEZ-VOUS AVEC LA PEUR (1957)
Sebastian Santillan
PROPOS DE JACQUES TOURNEUR
L’EMPATHIE ET L’OUTSIDER
HADEN GUEST
QU’EST-CE QU’UN
MOUVEMENT TOURNEURIEN ?
CHRIS FUJIWARA
ENSORCELLEMENT
CARLO CHATRIAN
Sebastian Santillan
46
LA FÉLINE
(1939)
CAT PEOPLE
Un jour, mon vieil ami Val Lewton, avec qui j’avais déjà travaillé sur Le
Marquis de Saint-Évremond, me téléphona : « Jacques, je mets en chantier
un film pour la RKO, je ne sais pas encore très bien ce que c’est, mais
je voudrais t’avoir comme metteur en scène. » Je me rendis chez lui et
il m’expliqua : « Le patron de la RKO était ici hier, et il m’a raconté que
durant une party, quelqu’un lui avait dit : pourquoi ne feriez-vous pas un
film qui s’appelle Cat People ? Cela l’a tracassé toute la nuit et il se dit
que c’était un excellent titre. C’est pourquoi il m’a dit : "Et maintenant,
boys, écrivez-moi un scénario qui puisse s’appeler Cat People." » Lewton
a engagé un ami à lui, l’écrivain DeWitt Bodeen, et nous avons fabriqué
cette histoire tous les trois. C’était vraiment une histoire originale, nous
ne l’avons volée nulle part !
Le film fut tourné en vingt-et-un jours, et quand les gens du studio
l’eurent vu, il leur parut tellement étrange qu’ils ne voulurent plus nous
adresser la parole. Le film fut vendu très difficilement, et finalement
le Hawaii Cinema, une nouvelle salle qui venait de passer Citizen Kane
pendant douze semaines, le prit, car le directeur n’avait aucun autre
film à programmer. Il dit à la RKO : « Je le prends pour une semaine,
avec option pour une deuxième. » Première semaine : record. Deuxième
semaine : record battu. Ils ajoutent une séance le matin et ils renouvellent
le contrat. Nous avons dépassé Citizen Kane en tenant treize semaines.
Le film avait coûté 130 000 dollars, il en a rapporté plus d’un million. Il
a sauvé la RKO qui, cette année-là, en 1941, allait très mal. Et la critique
aussi a énormément soutenu le film. •
Sebastian Santillan
47 PROPOS DE JACQUES TOURNEUR
VAUDOU
(1943)
I WALKED WITH A ZOMBIE
L’un de mes deux films préférés, l’autre étant Stars in My Crown. Mal-
heureusement, il n’a pas eu le succès du précédent. L’action se passait
à Haïti et nous avions fait venir une troupe de danseurs haïtiens pour
tourner des scènes nocturnes durant lesquelles ils s’adonnaient à leurs
rites, coupant la tête à des poulets et faisant toutes sortes de sacrifices
sanglants. C’était un film beaucoup plus vraisemblable que La Féline et
L’Homme-léopard.
Une nurse canadienne, qui vit dans la neige et dans le froid, lit une
annonce de demande d’emploi venant de Haïti. Aussitôt, elle se met à
penser au soleil et elle se rend à Haïti. Elle pénètre alors dans une espèce
de château, avec un propriétaire bizarre et sa femme qui est complète-
ment folle, qu’on a enfermée dans une tour et qu’elle va devoir soigner.
Elle tombe amoureuse du mari et se trouve dans l’alternative suivante :
ou bien laisser la femme mourir et garder pour elle seule le mari, ou bien
soigner la femme et perdre ainsi le mari. Elle décide d’emmener la femme
une nuit chez les Vaudous pour la soumettre aux rites des sorciers indi-
gènes, dans l’espoir de la guérir. À la fin du film, la malade mourait sans
avoir repris conscience. Il y avait aussi dans ce film une chose qui, à ma
connaissance, n’a été faite dans aucun autre film : un excellent chanteur
de Calypso, Sir Lancelot, racontait l’histoire un peu comme le chœur
dans les tragédies grecques. Il était une sorte de troubadour, comme il
y en avait beaucoup là-bas, qui improvisent les paroles des chansons.
Ils peuvent faire une chanson sur vous en une minute. Cet homme-là,
donc, racontait au public les développements de l’histoire avec beaucoup
d’ironie et donnait au film un ton assez particulier. •
Sebastian Santillan
48
L’HOMME-LÉOPARD
(1943)
THE LEOPARD MAN
Le moins réussi des trois films que j’ai faits avec Lewton. C’était un film
curieux qui se passait au Nouveau-Mexique et dont le sujet avait été tiré
d’un article de journal relatant l’histoire d’un léopard qui s’était sauvé,
puis caché dans un cimetière. Il n’y avait guère que quelques moments
intéressants dans ce film et une actrice remarquable, Margo, qui est la
femme d’Eddie Albert, et qui jouait le rôle d’une tireuse de cartes. La
participation de Lewton à l’élaboration du film était grande, car nous
travaillions toujours étroitement ensemble et en complète harmonie. •
Sebastian Santillan
49 PROPOS DE JACQUES TOURNEUR
ANGOISSE
(1944)
EXPERIMENT PERILOUS
Le plus luxueux de tous les films que j’ai tournés. Il se passait en 1900 à
New York chez des millionnaires et nous avons recréé plusieurs quartiers
de New York sous la neige. Le sujet était assez proche de celui de Han-
tise (Gashlight, George Cukor, 1944) qui est postérieur. Hedy Lamarr
était mariée à un homme beaucoup plus âgé qu’elle, Paul Lukas, qui
essayait de la rendre folle par différents moyens. Elle aimait un jeune
docteur, interprété par George Brent, qui se rendait compte peu à peu
que c’était son mari le véritable fou. À la fin, Paul Lukas était tué et la
maison tout entière brûlait. La période était très intéressante, celle de
Delmonico, la plus belle époque de New York, avec Diamond Lil, Diana
Jim Brady, Murray Hill, ceux qu’on appelait les robber barons, les grands
voleurs de l’acier, les chemins de fer, Carnegie, etc. Il y avait beaucoup
de décorations intérieures, beaucoup de statues, et même un décor,
celui de la maison, construit sur deux plateaux, qui avait coûté plus de
soixante mille dollars. •
Sebastian Santillan
50
RENDEZ-VOUS AVEC
LA PEUR
(1957)
NIGHT OF THE DEMON
Sebastian Santillan
51 PROPOS DE JACQUES TOURNEUR
nous peur, et nous aimons cela. Ces peurs restent en nous toute notre
vie : on a peur du tonnerre, on a peur de l’obscurité, de l’inconnu, de la
mort... Le film d’horreur, s’il est bien fait, éveille dans l’esprit du public
cette peur, qu’il ignorait avoir en lui, et cette découverte le fait frémir.
J’empoisonne souvent M. Nicholson, le président d’American Interna-
tional, en lui répétant : « Laissez-moi aller en Angleterre avec un scénariste
et je ferai pour vous un film d’horreur dont on parlera. Je veux tourner
dans de vrais châteaux hantés, sans décors, avec éclairage portatif, caméra
légère. » Vous savez que les "Psychic Societies", les sociétés de l’au-delà,
sont très importantes en Angleterre. Il y en a de très sérieuses. Elles ont
répertorié plusieurs châteaux vieux de trois ou quatre cents ans, inhabités,
et qui sont garantis hantés. Je voudrais faire un film honnête là-dessus, et je
crois que ça n’a pas encore été fait. Il ne faut pas avoir peur des revenants.
Ils ne sont pas tous méchants, et il y en a qui sont très bons, qui sont là
pour nous aider et ils ont un mal fou à y arriver.
J’ai une autre conviction. Je suis absolument sûr qu’il existe deux ou
trois mondes parallèles qui sont là et qui ont des vibrations différentes.
Le passé est là et le futur est là. Ce que vous allez faire l’année pro-
chaine, c’est déjà là, mais sur une longueur d’ondes différente. Nous,
les vivants, dans le monde d’aujourd’hui, nous parlons de minorités, des
Noirs, des Juifs, mais les morts, l’armée de morts, combien sont-ils
depuis que le monde existe ? Nous sommes une minorité infime à côté
d’eux. Et si cette armée des morts pouvait se mettre en rapport avec
nous, elle pourrait nous être très utile. Il n’y a aucun doute à mon esprit
à ce sujet. J’aimerais donc faire un film d’horreur avec la logique de la
science d’aujourd’hui et qui puisse en même temps prouver que ces trois
mondes parallèles, le monde du présent, celui du passé et celui de l’avenir
existent. Quand le public sortira de la projection, il dira : « C’est vrai, il y
a un autre monde à l’intérieur du nôtre. » Je sais exactement ce que je
voudrais faire, mais je ne peux pas en dire plus.
Il ne faut pas oublier que quand nous parlons de ces choses, tout dépend
de notre point de vue, des références auxquelles nous sommes habitués.
Nous pensons à l’aide d’une chose finie, la cervelle. Comment voulez-
vous que la cervelle puisse concevoir l’infini ? Ou alors il faut adopter
un autre point de vue, il faut se mettre en dehors des choses pour voir
les choses telles qu’elles sont. L’exemple classique, c’est que l’étoile que
nous voyons briller à l’heure actuelle et qui s’est éteinte il y a trois mille
ans, luit encore dans le ciel. Tout est relatif, tout dépend d’où vous êtes,
d’où vous regardez. Si vous êtes sur la terre, les astres brillent et si vous
êtes sur l’astre la terre tourne. Qui a raison ? Quel est le point de vue
correct ? Il n’y en a pas. On n’est pas plus près du point de vue correct
quand on regarde la terre en étant sur les astres que quand on regarde les
astres depuis la terre. Les deux points de vue sont à la fois justes et faux. •
Sebastian Santillan
JACQUES TOURNEUR 52
L'EMPATHIE
ET
L'OUTSIDER
***
PAR HADEN GUEST
TRADUIT DE L’ANGLAIS (ÉTATS-UNIS) PAR CHARLES VILLALON
***
L'HOMME-LÉOPARD (1943)
Sebastian Santillan
53 Fantastique et suspense
T
roisième et dernier film réalisé par Jacques Tourneur pour le
compte du légendaire Val Lewton, L’Homme-léopard clôt une
remarquable trilogie en répondant aux deux premiers films, La
Féline et Vaudou, tout en les approfondissant. En sus de leur titre
trompeusement racoleur imposé à Lewton par les studios, les
trois films partagent la même tonalité et la même thématique, chacun nous
offrant une fable mélancolique et troublante qui s’interroge sur l’altérité, la
mort et le spectre d’un destin aussi inexorable qu’arbitraire. Ces thèmes majeurs
se retrouvent bien sûr dans toute la production de Lewton pour la RKO comme
dans les films que Tourneur réalisera par la suite. Ceci étant, dans L’Homme-
léopard, ces thèmes prennent une nouvelle dimension grâce à une forme
narrative radicale qui empêche délibérément le spectateur de s’identifier aux
personnages et qui réoriente en profondeur le genre fantastique que les deux
premiers films conçus par le duo Lewton-Tourneur avaient inventé. La distance
critique qui distingue L’Homme-léopard des deux précédentes réalisations
est aussi le signe d’une nouvelle ère qui commence pour Tourneur, annonçant,
discrètement mais sans équivoque, ses noces avec le genre et la forme nar-
rative qui seront la marque de son cinéma profondément subtil.
Sebastian Santillan
JACQUES TOURNEUR 54
L’apparition rapide et audacieuse du félin noir qui donne son nom au film est
un moment clé de L’Homme-léopard qui marque la distance qui le sépare
délibérément de La Féline et de Vaudou. Alors que les deux films précédents
maintenaient le statut (réel ou imaginaire) et l’identité de leur monstre (res-
pectivement le félin et le mort-vivant) dans une incertitude ambiguë, L’Homme-
léopard, a contrario, nous donne littéralement à voir la créature hybride du
titre dans la figure gémellaire du léopard apprivoisé conduit par Manning,
l’homme de spectacle et attaché de presse, à la fois dresseur et propriétaire
de la bête. Cependant, à mesure que le film progresse, l’identité exacte de
l’homme-léopard éponyme au film est rendue incertaine par la soudaine
disparition du félin et la série de meurtres qui s’ensuit, accélérant une narration
déjà très rythmée et impliquant tous les personnages masculins. Si nous
apprenons rapidement que Jerry Manning n’est pas le vrai propriétaire du
léopard, il est présenté à juste titre comme le responsable de son évasion fatale
et, par extension, de la mort des trois femmes. Il a également privé de son
maigre gagne-pain celui qui se fait officiellement appeler l’homme-léopard,
Charlie How-Come, réel propriétaire de l’animal, qui l’exhibe dans une roulotte
de forain. Comme en réponse à ses deux précédents films, Tourneur réinvente,
non sans subversion, le monstre sensationnel promis par le titre en nous offrant
une sorte différente de créature, changeante et insaisissable, avec ces hommes
que leur folie amène à imiter le léopard et ainsi devenir des assassins sans
pitié : le docteur Galbraith, psychopathe qui tue, sans la moindre explication,
la danseuse Clo-Clo et la jeune Consuelo, puis Raoul, qui à son tour tue Gal-
braith pour venger la mort de Consuelo, sa fiancée. Ainsi, à la fin du film, nous
Sebastian Santillan
55 Fantastique et suspense
Sebastian Santillan
JACQUES TOURNEUR 56
telle autre. Si la façon dont Ki-Ki claque la porte avec fracas semble interrompre
brusquement la progression de la caméra, cela se révèle n’être que l’une des
nombreuses portes qui se ferment tout au long du film comme des symboles
de mort et d’irrémédiabilité, annonçant les portes verrouillées qui piégeront
les futures victimes du léopard.
Sebastian Santillan
Sebastian Santillan
JACQUES TOURNEUR 58
QU’EST-CE
QU’UN
MOUVEMENT
TOURNEURIEN ?
***
PAR CHRIS FUJIWARA
TRADUIT DE L’ANGLAIS (ÉTATS-UNIS) PAR CHARLES VILLALON
Sebastian Santillan
59 Fantastique et suspense
À
la fin de Berlin Express, Perrot/Holtzmann, qui se trouve à
bord d’un train, est surpris lors d’une tentative d’homicide. Il
gagne le couloir et s’enfuit en courant, traversant les wagons
les uns après les autres, alors qu’il est poursuivi par les auto-
rités. Dans la dernière voiture, il est atteint dans sa course par
une balle dans le dos. Il s’immobilise, puis reprend sa fuite, au pas cette fois.
Quelques instants plus tard, il est tué en essayant de s’échapper par la porte
arrière du train : recevant une dernière balle, son corps est projeté en l’air puis
s’effondre sur le garde-fou.
Sebastian Santillan
JACQUES TOURNEUR 60
La Griffe du passé est dans une large mesure un film où les gens marchent.
Dans ce monde de durs à cuire, personne ne peut se permettre d’avoir l’air
pressé. (Petey, le chauffeur de taxi, dit à Jeff : « Tu as l’air d’avoir des ennuis. »
« Pourquoi ? ». « Parce que tu te comportes comme si ce n’était pas le cas. »)
Parfois, sa façon de marcher dit quelque chose de précis sur le sens dramatique
d’un personnage. Quand Kathie, semblant « sortir tout droit du soleil », se dirige
vers un café d’Acapulco qui s’appelle La Mar Azul, elle apparaît à Jeff comme
un phénomène météorologique. Un peu plus loin dans le film, Tourneur met
remarquablement en scène la réapparition de Kathie dans la maison de Whit.
Elle s’approche inexorablement de Jeff, dans son dos et sans qu’il en ait
conscience, traversant l’arrière-plan, tandis que la caméra, par un bref tra-
velling latéral, opère un mouvement analogue. Il y a d’autres marches mémo-
rables dans La Griffe du passé. Émergeant à pas vif de l’obscurité, Fisher
s’approche de la planque californienne de Jeff et Kathie en gardant la tête
enfoncée dans son imperméable, comme s’il s’excusait de son irruption ; il est
l’une des nombreuses figures successives qui incarnent la trajectoire annoncée
par le titre2 . Whit traverse une pièce en silence pour fermer une porte puis se
retourne et effectue le chemin inverse pour aller gifler Kathie. Traversant la
pièce à grands pas pour aller écraser une cigarette que Jeff vient d’éjecter
Sebastian Santillan
61 Fantastique et suspense
Par la marche, l’espace est objectivé. Elle constitue l’unique action du dénoue-
ment volontairement sans éclat de L’enquête est close. Douglas, convaincu qu’il
va être tué par deux conspirateurs, Hamish et Sholto, pour avoir percé à jour
le secret de la mort de son frère, marche à contrecœur en direction de Sholto.
Tourneur découpe l’action en deux plans — un travelling latéral qui suit la
progression de Douglas et un travelling avant, plan « subjectif » qui s’avance
vers Sholto — allongeant ainsi le temps de la marche, transformant ce temps
en un déploiement de l’espace. Alors, ayant écouté les révélations de Sholto qui
le renseigne sur le sort réel de son frère (dont le meurtre a été décidé pour
l’empêcher de compromettre une opération militaire), Douglas rejoint Hamish
puis, seul, continue sa route, en s’éloignant de la caméra, à travers le paysage.
Sebastian Santillan
JACQUES TOURNEUR 62
sur les personnes qu’elle rencontre sur son chemin (d’abord Teresa, puis la
servante de Consuelo). La ville dans Le Passage du canyon est entièrement
définie en termes de géographie et de communauté par des scènes de dépla-
cements de foule (voir, par exemple, la scène où les habitants suivent Logan
au saloon pour le voir se battre avec Bragg ou, plus tard, celle où ils quittent
un autre saloon après le procès de George).
Arrive-t-il que l’on marche pour le simple plaisir de la balade dans un film de
Tourneur ? Dans L’enquête est close, Elspeth conduit Douglas, qui lui a proposé
de la raccompagner chez elle, sur un chemin qui lui permet d’apprécier un
superbe paysage des Highlands écossais qui, comme Douglas le fait remarquer,
semblait n’attendre qu’eux. La marche est un moyen de faciliter la réflexion.
Dans Berlin Express, la décision du personnage principal d’abandonner son
itinéraire ferroviaire et de quitter la gare de Francfort à pied ne signifie rien
de moins que la possibilité d’une collaboration internationale et d’une paix
mondiale. La narration l’exprime littéralement : c’est la marche qui constitue
le monde (tel qu’il est figuré par les ruines de l’Allemagne d’après-guerre) en
tant que monde. À la fin du film, quand les principaux personnages (qui
viennent d’arriver à Berlin) montent chacun dans leur propre voiture et partent
dans des directions opposées, c’est encore une fois une marche qui fonctionne
comme symbole d’unité ; une marche qui, cette fois, prend sa source hors du
récit et qui ne s’y inclut pas : celle d’un unijambiste anonyme qui traverse à
l’aide de ses béquilles la porte de Brandebourg.
Sebastian Santillan
63 Fantastique et suspense
Vers la fin de La Griffe du passé, Jeff et Kathie, une valise à la main, sortent
pour la dernière fois de la maison de Whit dans une succession de plans mys-
térieux. Jeff vient de porter un toast aussi personnel qu’ambigu : « Nous devons
tout cela à José Rodriguez », puis a lancé son verre au feu en déclarant à Kathie,
non sans amertume : « Nous nous méritons l’un l’autre ». Soudain, les deux per-
Sebastian Santillan
JACQUES TOURNEUR 64
Faire ce travail c’est, bien sûr, faire œuvre de cinéma ; et l’on pourrait
penser que c’est dire bien peu de choses que de dire que ceci définit
une caractéristique distinctive de l’œuvre de Tourneur. Mais le miracle
du cinéma de Tourneur réside dans le fait qu’il fleurit dans les zones
les plus vagues (les plus routinières, génériques, normales en apparence)
— celles du cinéma d’action américain, des films à énigmes ou des
films d’aventures — en faisant dévier ce cinéma de son cours habituel
pour révéler les conditions de l’apparition cinématographique et, par-
dessus tout, faire apparaître le mouvement qui va de l’intériorité vers
l’extériorité. Quel serait sinon le sujet de scènes telles que celle de Stars
in My Crown où nous suivons le jeune John quitter le podium d’un
bonimenteur d’une démarche mal assurée pour se blottir discrètement
sous la plate-forme, inconscient ; et que voit-on dans Le Gaucho et Les
Révoltés de la Claire-Louise sinon un mouvement qui, s’absorbant dans
sa propre irréalité, s’efforce de s’épuiser lui-même ? •
Sebastian Santillan
65 Fantastique et suspense
TOURNEUR OU
LE SUSPENS
HAGARD
***
PAR PETR KRÁL
Ce texte a été initialement publié en mai 1986 dans le n°6 de la revue Caméra/Stylo.
***
LA FÉLINE (1942)
VAUDOU (1943)
L'HOMME-LÉOPARD (1943)
LA GRIFFE DU PASSÉ (1947)
BERLIN EXPRESS (1948)
RENDEZ-VOUS AVEC LA PEUR (1957)
U
ne des plus « lyriques » de tout le cinéma américain, l’œuvre
de Tourneur marque moins la mémoire par les histoires qu’il
raconte que par les images auxquelles elles servent de support
et qui, elles, savent s’inscrire au plus profond de la chair. Le
paradoxe, c’est qu’il s’agisse en même temps d’images entre
toutes fluides et glissantes ; à la différence de celles d’un Fuller ou d’un Hitch-
cock, gravées littéralement dans la mémoire avec la netteté acide, lancinante,
d’une eau-forte, celles de Tourneur sont brûlantes dans leur fuite et dans leur
discrétion mêmes.
En interrogeant celles qui m’ont le plus marqué, je constate d’abord, ainsi, leur
singulière couleur mentale : visions nocturnes, provenant de films foncièrement
« noirs », ce n’en sont pas moins, en même temps, des images transparentes et
légères, où l’épaisseur de l’ombre cède sans cesse à l’entre-deux du crépuscule
et où une élégance nonchalante disperse — et « distancie » — le drame. Avant
de tirer un coup mortel sur l’assassin de sa maîtresse, caché en vain dans un
Sebastian Santillan
69 Fantastique et suspense
***
La « dispersion » du drame, c’est d’abord son constant déplacement, par un
usage systématique et subtil de paraboles, de litotes et d’ellipses. Loin de
simplement soutenir le récit des événements et de le faire avancer vers le
dénouement, le jeu des personnages tourneuriens le fait trembler. Leurs
mimiques et leurs gestes d’effroi, de surprise, ne reflètent pas seulement leur
cause immédiate ; ils en renvoient l’écho vers un horizon plus lointain, en dehors
de l’écran, où il semble se fondre dans l’étendue — dans la nuit — d’une hostilité
anonyme et universelle. Quand, dans La Griffe du passé, lors d’un dialogue
avec Jane Greer, un homme de main est pris de court par ce qu’elle lui dit, un
raccord nous le montre seul alors que, manquant au dernier moment la ciga-
rette qu’il était sur le point d’allumer, il se tourne brusquement hors-champ ;
dans Rendez-vous avec la peur, quand l’assassin — simple silhouette — surgit
de la nuit pour retenir la main de l’héroïne qui, devant sa villa, s’apprête à faire
démarrer une décapotable, on la voit de même, en réponse, lever simplement
vers nous un visage éclairé et soudain inquiet. Détachée de l’événement, la
surprise devient en quelque sorte son propre contenu, les personnages semblent
s’étonner, à perte de vue, de leur étonnement même.
Dans Rendez-vous avec la peur encore, Dana Andrews, en visite secrète chez
le « démoniaque » assassin, descend devant nous un escalier en colimaçon
quand la main du propriétaire des lieux, reconnaissable à son ongle taché,
s’ajoute au premier plan à l’image en se posant sur la balustrade. Le sens de
ce qu’on voit, grâce à cette présence menaçante, est alors brutalement alourdi,
mais aussi déplacé : tout en prenant corps, la menace, concentrée en une seule
main, se désincarne du même coup, devient une menace sans sujet et sans
agent précis. Le mystère seul subsiste, mais il se trouve — fatalement — ailleurs.
Tourneur, de la sorte, déplace jusqu’au sens d’un meurtre. Alors même que celui-
ci devient imminent et que tout, inexorablement, converge vers lui, le cinéaste
ne cesse de regarder autre chose, de détourner l’attention du spectateur — et des
personnages eux-mêmes — vers des faits qui, tout en désignant la menace par
métaphore, n’en sont pas moins décalés par rapport à elle. Se réfugiant dans un
cimetière pour semer la « bête » qui est à ses trousses, une victime de L’Homme-
léopard évite de justesse la chute dans une tombe fraîche, s’effraie d’un vieillard
Sebastian Santillan
JACQUES TOURNEUR 70
de pierre dressé sur une tombe ancienne puis, levant le regard vers la lune, la
voit simplement disparaître derrière une branche d’arbre qui s’abaisse sous un
poids inconnu... Lorsque, un instant plus tard, elle pousse son dernier cri, la
caméra ne montre que la branche qui se détend, pour faire réapparaître la lune.
Littéralement escamoté, le meurtre se dissout dans le spectacle de ses circons-
tances qui, en même temps, le tirent hors de lui, pour le répercuter à travers
l’espace ambiant. Le cri de la victime, sa mort elle-même ne sont, à l’échelle de
cet espace, que des « signes » parmi d’autres, aussi bénéfiques ou maléfiques
qu’un frisson de brise dans les feuilles ou que le vide éclairé du disque lunaire...
Sebastian Santillan
71 Fantastique et suspense
***
Mais qu’est-ce donc, cet objet que fait tomber l’héroïne, dans L’Homme-léopard,
lorsqu’elle est attaquée par le meurtrier à l’intérieur d’une grande salle de
musée plongée dans le noir ? Assez incongrûment, cela ressemble à un cache-
yeux, de ceux qu’on met sur la plage pour bronzer sans être ébloui, voire même
à une de ces fausses taches d’encre — en bakélite — qu’on trouve, parmi d’autres
distractions pour familles, chez les marchands de farces et attrapes...
Une dérive métaphorique à travers les choses, par la suite, fait d’ailleurs éga-
lement ricocher le suspens lié au léopard (et à l’homme qui en emprunte
l’identité) : quand sa première victime, une jeune fille sortie dans la nuit pour
chercher de la farine, se fige de peur devant le carré éclairé d’un terrain vague,
ce qui l’effraie n’est — pour l’instant — que le bruit et la fumée d’un train qui
jaillit devant elle de l’ombre. Même la vraie attaque, survenue sur le chemin
du retour, sera d’ailleurs précédée — et comme dédoublée — par le passage
d’un train (resté invisible), l’accablant de ses bruits et de ses lumières juste
avant la rencontre du félin. Dans l’atelier nocturne de La Féline, de même, la
menace qui pèse sur l’héroïne est incarnée autant par la « féline » qui l’appelle
au téléphone que par un innocent chat qui, comme sculpté par la lumière, se
dresse sur la table de verre — éclairée par en bas — qu’elle doit contourner
pour décrocher ; encore au moment où elle et son ami — dans ce même atelier
— luttent avec la vraie panthère, celle-ci prend la fuite à la vue d’une simple
règle d’architecte brandie par l’homme, ou mieux de sa seule ombre sur le mur.
Celle-ci, en réalité, fait soudain apparaître la règle comme une métaphore de
la croix...
Sebastian Santillan
JACQUES TOURNEUR 72
D’où aussi, chez Tourneur, l’usage constant et obsédant de ces ombres ajourées
— barreaux d’une vénitienne ou feuilles de palmier — qui se posent à tout
instant sur les faces de ses personnages, un peu comme celles de Chirico,
surgissant derrière un angle, se couchent dans l’arène de ses places aveuglées
de soleil. Ce ne sont pas là — comme chez Sternberg — quelques parures
fétichistes, censées renforcer le désir voyeur d’un corps qui, laissé nu, pourrait
s’avérer sans attrait ; tendres et veloutées, souvent mobiles, les ombres tour-
neuriennes ressemblent davantage à des caresses discrètes qui, là encore — et
à l’image de celles de Chirico — confirment la présence de l’être qui nous fait
face tout en la complétant — et distrayant — par l’appel d’un ailleurs. Loin
d’être ramenés à un objet, les êtres sont perçus — et exaltés — dans ce qu’ils
ont de fuyant et de dispersé, jusqu’à l’insaisissable.
Quand, dans Berlin Express, le train du titre reste bloqué à la petite gare d’un
obscur Sulzbach, quelque part au milieu du trajet, le reflet du paysage ambiant
sur les flancs (noirs) de sa locomotive semble soudain charger sa masse
immobile, en condensé, de toute l’immensité de l’espace que, d’ordinaire, elle
ne ferait que traverser en flèche. Endommagé, ensuite, par l’explosion d’une
bombe, le train est de même fixé par la caméra du milieu d’une plaine herbeuse,
avant de se remettre en marche et de faire flotter un rideau, pauvre drapeau,
depuis la vitre cassée par la déflagration. En écho du reflet de tout à l’heure
— et de l’herbe par laquelle l’espace ambiant semblait littéralement l’assaillir — ,
cette blessure à son flanc est également celle-là même d’un ailleurs inacces-
sible, d’une absence fatale qui, à chaque fois, relance l’envie du voyage. Tourneur,
du reste, mettra les points sur les i en situant dans un train jusqu’à l’ultime
« bagarre » du film, et en ne la rendant perceptible aux héros (les seuls qui
Sebastian Santillan
73 Fantastique et suspense
puissent la faire pencher du « bon côté ») qu’à travers son reflet sur les vitres
d’un autre train arrêté — temporairement — à côté. Ce n’est que lorsque celui-
ci commence à repartir que l’héroïne, la secrétaire du personnage de Ryan,
découvre grâce à ce reflet ce qui se passe dans le compartiment voisin et peut
avertir le « boss » qui, alors, s’y précipite. Pour accéder à l’ici-même, en somme,
il fallait d’abord y inclure un regard vers le dehors et sur la « maison » d’en
face ; à défaut, fuyante comme le reste, celle-ci ne pouvait que s’éloigner en
emportant une part de notre propre destin.
***
Constamment transposés sur une scène lointaine, le drame et le crime autour
duquel il tourne — cette figure exemplaire du mystère — deviennent chez
Tourneur incertains, au point de n’être eux-mêmes qu’un drame et un crime
absents. Où, dans ses images, passe la frontière entre l’acte « matériellement »
accompli et seulement rêvé, entre la réalité et le simple fantasme ? Jusque
dans les plus « fantastiques » de ses films, on le sait, les éléments surnaturels
sont présentés avec une discrétion et une ambiguïté qui n’en font que des
ombres virtuelles de faits réels, aussitôt résorbées dans ceux-ci. Encore sur
la scène de l’atelier nocturne, où elle attaque directement les héros, la panthère
de La Féline est une présence plus devinée que réellement perçue ; silhouette
aussi fugitive que celle de la croix projetée par la règle, elle se fond constam-
ment dans l’ombre qui entoure les tables éclairées puis, soudain, s’évanouit
complètement, la caméra qui part à sa poursuite ne traversant qu’une suc-
cession de portes ouvertes pour finalement se heurter, au-delà d’une porte à
tambour qui tourne à vide, sur le seul silence d’une nuit de brouillard. Dans
Rendez-vous avec la peur, de même, seuls quelques plans ajoutés sur la
demande du producteur — et contre la volonté de Tourneur — attestent sans
équivoque le commerce du criminel du film avec les fantômes ; il suffit d’en
faire abstraction pour que le mal que l’homme représente — et son pouvoir
sur ses victimes — relève d’une explication purement psychologique.
Seule la réalité intérieure du mal, de la peur, prend en fait corps dans les images
de Tourneur, et en est le sujet. L’anecdote du drame et de ses circonstances
n’est qu’un support qui s’efface peu à peu devant un spectacle plus profond,
un suspens « en soi » où n’est dit que ce qui échappe au dire : l’innommable de
la nuit en nous, pas le nom des démons qui la peuplent. Que voit-on réellement
quand, dans La Féline, l’héroïne semble prise en filature par la panthère ? Elle
seule, marchant le soir dans une rue bordée de réverbères et suivie d’un bruit
de pas qu’elle entend dans son dos mais qui, mystérieusement, se tait dès
qu’elle s’arrête pour voir surgir le poursuivant de l’ombre ; en se retournant,
elle ne se trouve qu’en face de réverbères qui, à perte de vue, balisent paisi-
blement la nuit de leurs îlots de clarté. Ne fuit-elle pas, tout simplement, l’écho
de ses propres pas agrandi par la peur ? Dans une scène des plus tendues de
Sebastian Santillan
JACQUES TOURNEUR 74
Sebastian Santillan
75 Fantastique et suspense
La Féline
Sebastian Santillan
JACQUES TOURNEUR 76
***
Les personnages, chez Tourneur, sont aussi incertains et ambigus que ses
drames. Les ombres qui, si souvent, bougent dans leur visage leur donnent
aussi, d’emblée, une identité flottante que l’intrigue ne fera que souligner à
son tour. Dans Rendez-vous avec la peur, les visages se font d’ailleurs emblème
de ce flottement d’une manière on ne peut plus éloquente, grâce à deux
superbes trouvailles visuelles. Celui du « bon » héros, Dana Andrews, nous
apparaît d’abord lors de sa traversée de l’Atlantique en avion — donc, en plein
déplacement — à la une du journal dont il a recouvert ses yeux, pour mieux
dormir ; glissant sans cesse, en vain remis en place, le journal est comme un
masque mal ajusté qui, à son tour, met d’emblée le personnage en décalage
par rapport à lui-même, avant de laisser paraître, une fois enlevé, son visage
nu. La face du criminel, pour sa part, donne lieu à une trouvaille encore plus
saisissante, où elle est littéralement dédoublée dans ses traits mêmes : pendant
toute une promenade en compagnie d’Andrews, où un vent puissant agite
soudain les arbres comme pour démontrer à l’autre ses pouvoirs, l’homme,
maquillé en clown, nous oppose un sourire peint sous lequel, toutefois, sa
vraie bouche ne cesse de dessiner une grimace sinistre et crispée. Simple
pitre ou génie maléfique ? Où s’arrête l’un, où fait-il place à l’autre ? Tout
comme pour la tempête et son caractère surnaturel, l’énigme seule, en silence,
se donne la réponse.
Sebastian Santillan
77 Fantastique et suspense
pour relative et sujette à caution : une secrétaire, sur un quai de gare, s’adresse
aux voyageurs dans des langues différentes pour leur offrir ses services, aux
plaisanteries d’un Anglais, monté dans un train, répond sans transition le plan
d’un Russe installé sur sa couchette (mais qui, cependant, rejette fermement
les piques du Britannique à l’égard de son pays). La suite ne fera que généra-
liser ce va-et-vient, jusqu’au vertige : l’attentat à la bombe n’a pas pour victime
le savant mais sa « doublure », un Allemand suspecté du crime est en fait le
garde secret de ce même savant, le véritable assassin, par contre, est un Alle-
mand qui se fait passer pour un Français, avant d’emprunter également, à
Berlin, l’identité d’un clown de cabaret ; même un simple soldat, assistant au
spectacle dans un caveau pour militaires ouvert au beau milieu des ruines,
s’avérera n’être qu’un faux soldat...
L’incertitude qui affecte les apparences, incitant à les réajuster sans cesse par
rapport à leur signification, concerne certes aussi leur sens moral : celui qui,
à la gare de Francfort, aborde le savant en vieil ami l’attire en réalité dans un
piège — comme le savant lui-même le fera pour ses sauveurs — , le tireur qui,
pendant la lutte de Ryan avec un espion allemand, cherche à mettre celui-ci
hors de combat n’arrive pas à le viser, tant le « bon » et le « méchant » sont unis
par leur étreinte. Le doute plane d’ailleurs constamment jusque sur l’identité
des choses et des faits matériels : les villes ne sont que des tas de décombres
anonymes et amorphes, l’adresse à laquelle le vieil ami du savant est censé
retrouver sa femme n’est que l’adresse d’un cimetière, le coup de feu qui paraît
mettre fin à la vie du savant annonce en fait l’arrivée de ses sauveurs...
Sebastian Santillan
JACQUES TOURNEUR 78
Tout a été dit, il est vrai, dès le début de ce dernier film, à travers le plan — là
encore à la fois nocturne et « élégant » — d’une balle qui oscille sur le jet d’une
fontaine et à travers des remarques parallèles, dans le commentaire, sur les
« forces obscures » qui commandent secrètement la destinée de chacun. D’entrée
de jeu, le problème du bien et du mal a été écarté, au profit du seul courant de
la vie et de ses frémissements qui, en fait de morale, n’obéissent qu’à celle
d’une métamorphose permanente.
***
Cette « morale » gouverne aussi constamment la mise en scène de Tourneur.
Images mobiles par excellence, ses visions ne forment pas une enfilade de
plans mais une coulée continue, où la transition se fait sans heurt entre les
réalités les plus opposées. L’action des personnages, conformément à leur
fluidité morale, est de même essentiellement parcours, affirmant d’emblée que
la vérité d’un être ne peut être saisie qu’en mouvement ; constamment attirés
et repoussés les uns par les autres, s’entrecroisant et s’entraînant dans leur
sillage, puis divergeant brusquement, les parcours individuels forment des
constellations et des entrelacs mouvants où l’être de chacun, sous ses différents
aspects, se révèle en fonction des autres. L’espace parcouru est certes animé
d’un mouvement simultané, d’un souffle qui, à force de relier ses diverses
« cases », finit par abolir leurs cloisons : nous entrons dans la loge de la dan-
seuse, la regardons s’exercer aux castagnettes puis, sans discontinuer, ressor-
tons en nous glissant rapidement dans la loge voisine, juste à temps pour
surprendre son occupante alors que, agacée par les castagnettes, elle frappe
sur le mur pour inciter la danseuse au silence (L’Homme-léopard).
Sebastian Santillan
79 Fantastique et suspense
L’Homme-léopard
passé, Mitchum sèche les cheveux de Jane Greer quand, soudain, il jette la
serviette sur la lampe, l’éteint (la caméra s’approche d’elle en quittant le couple)
et déjà, en travelling, nous avançons vers une porte qui s’ouvre dans la nuit,
à nouveau peu sûrs d’émerger ou de plonger, et dans quel dehors ou dedans.
Sebastian Santillan
JACQUES TOURNEUR 80
j’en sortais toujours aussi hagard et peu renseigné sur ce que j’avais vu vrai-
ment, tout juste conscient d’avoir fait à mon tour un parcours haletant, hors
pair, dans un labyrinthe. À la fin, Mitchum, en justicier, fait soudain irruption
chez Whit (Kirk Douglas), par une porte de derrière où personne ne s’attend
à le voir surgir, sort aussitôt du cadre à droite puis, au plan suivant, nous laisse
l’intercepter de biais, regarde ensuite hors-champ par-dessus notre épaule
(vers la droite, encore), enfin nous avançons, en plan de raccord, vers l’endroit
— le milieu de la pièce — que son regard désigne : là seulement, derrière un
canapé, nous découvrons le corps de Whit, assassiné. Le parcours et sa pro-
gression, là aussi, sont plus importants que la découverte à laquelle ils mènent ;
seule compte, en dehors du but supposé, l’initiation et l’ouverture de l’être
qu’elle représente.
Les actes, les événements, les séquences sont ainsi chez Tourneur autonomes
sans être séparés ; paliers successifs dans le développement du drame, ils
maintiennent en même temps une tension et une ouverture qui, finalement,
débordent le drame lui-même. Instants uniques, ils ne s’enchaînent pas moins
en un itinéraire où le présent, mourant et renaissant sans cesse, est aboli et
exalté — voire « immortalisé » — d’un même mouvement. Ils sont tous, en ce
sens, à l’image du coup de feu qui, dans Berlin Express, atteint au dos le cri-
minel fuyant sans fin à travers les couloirs d’un train ; bien qu’il mette, de fait,
un terme à sa fuite, l’homme chancelle à peine sous l’impact de la balle que,
déjà, il se remet à courir, à un rythme juste un peu ralenti... Le mouvement du
film, de même, déborde à la fois la destinée des personnages et le cadre de
celui-ci, pour nous emporter sans cesse hors de l’écran.
Sebastian Santillan
81 Fantastique et suspense
***
Quel serait, pour finir, le rapport de ce cinéma à la jouissance ? Personnelle-
ment, j’ai tendance à le trouver exemplaire, ou du moins bien exceptionnel.
Par son refus de tout fétichisme, de toute réification autant de la femme que
de ses propres images, Tourneur pourrait être, parmi les « classiques » du
parlant, celui dont la sensualité est la plus libre. Les ombres sur les visages
qui, chez Sternberg, habillent leur nudité pour la faire brûler à distance, dis-
solvent chez Tourneur les êtres dans un flottement qui ne les rend que plus
présents. Là, de même, où un Welles (ou Fuller) change tout tête-à-tête de
deux personnages — un couple d’amants compris — en affrontement, où
Sternberg le maintient dans les limites d’une vaine fascination mutuelle,
Tourneur, lui, sait le transformer en danse véritable ; là, surtout, où Hitchcock
traite la femme en victime encombrante et la viole par l’intermédiaire d’un
crime — et d’un gros plan — sadique, le regard de Tourneur sait la faire s’épa-
nouir sous sa caresse1 ; elle n’est, chez lui, qu’éclat, crépitement, frisson de soie
dans le crépuscule et battement de sang qui, seul, soulève la nuit. Au lieu de
nous offrir dans ses images un substitut de l’acte d’amour, le cinéaste les
1- Il est intéressant de noter, ici, que Gérard Legrand définit le cinéma de Tourneur comme celui du
« renoncement progressif à la fascination » (cf. Cinémanie, Stock, 1979, p.329).
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JACQUES TOURNEUR 82
La Griffe du passé
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83 Fantastique et suspense
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JACQUES TOURNEUR 84
ENSORCEL-
LEMENT
***
PAR CARLO CHATRIAN
***
ANGOISSE (1944)
A
ngoisse est à la fois le double et l’envers du film le plus célèbre
de Jacques Tourneur, La Féline. Il partage le même sujet, ce
cœur obscur que les gens appellent la peur : peur de l’autre
dans tout ce qu’il a d’indéfinissable, dans ce qui échappe à
l’explication, au monde des lumières dont la « pastorale amé-
ricaine » est le nouveau messager. Tourneur, qui plus que tout autre se situe
entre la vieille Europe et l’Amérique, a su trouver le moyen de mettre en relation
le désir et la peur : peur de l’obscur qui habite le « je » et peur de devenir cause
de souffrance pour autrui. Irena, femme féline, et Allida, victime des machi-
nations de son mari, sont deux âmes sœurs, proies de leur propre séduction.
Ce sont deux êtres qui s’expriment mal avec des mots : tout comme Simone
Simon, Hedy Lamarr a, elle aussi, peu de répliques, mais son jeu toujours en
retrait par rapport à l’action et ses yeux grands ouverts parlent beaucoup plus
que les discours de ceux qui l’entourent.
Sebastian Santillan
85 Fantastique et suspense
Mais comme toujours chez Tourneur, le dénouement des faits est peu de chose par
rapport à ce que la mise en scène raconte. Dans les trente premières minutes,
Angoisse reproduit les différentes étapes d’un parcours d’ensorcellement : c’est
comme si ce visage en plan rapproché avait appelé le docteur à lui. D’abord à
travers la parole (de Cissie et des amis du docteur), puis avec une image symbole
(la tête de Méduse), enfin avec un simulacre d’Allida, son portrait, qui, comme dans
Laura de Preminger, introduit le thème du double, ou plus exactement celui de la
femme prise en otage par sa propre image. Tourneur filme Brent de dos, évite tout
plan rapproché qui ne soit pas amené par un contre-champ. Bien que toute l’action
repose sur lui, on est tenu à distance : d’abord par le flashback qui ouvre le récit,
puis par son attitude « professionnelle ». Le docteur Huntington finira ensorcelé
par cette image, qui, à son tour, n’est que le reflet d’un autre emprisonnement.
De son côté, Allida est une femme en cage ; elle a été capturée très jeune dans
un champ de marguerites et, envoûtée par les promesses de Nick, elle a été élevée
en femme de société en Europe. Son parcours et celui d’Irena, la femme européenne
qui cache un fauve en elle, sont de signe opposé. Si dans La Féline, la cage est
présente dès le départ, dans Angoisse, elle assume une tout autre forme. C’est
une maison qui porte à l’extérieur, sur une pierre quasi tombale, le nom de son
maître. Une maison bourgeoise où les escaliers tiennent une place centrale.
Comme repliés sur eux-mêmes, ils mettent en communication les étages : l’entrée
avec les salons, et ces derniers avec les chambres à coucher. Espace public et
espace privé, soigneusement partagés, redoublent le sentiment de fermeture. En
suivant ce mouvement ascendant, cette maison donne l’impression de rétrécir,
comme si son dernier étage — là où se cache le trésor de la famille Bedereaux —
était une sorte d’utérus. À cause de cela peut-être, une fois l’effraction accomplie,
la maison ne peut qu’éclater, avec l’explosion symbolique des aquariums.
Sebastian Santillan
Sebastian Santillan
Sur le tournage d’Angoisse
Sebastian Santillan
LA GUERRE
(1944)
***
JOURS DE GLOIRE (1944)
Sebastian Santillan
PROPOS DE JACQUES TOURNEUR
LES SACRIFIÉS
PIERRE GABASTON
Sebastian Santillan
90
JOURS DE GLOIRE
(1944)
Sebastian Santillan
91 PROPOS DE JACQUES TOURNEUR
Sebastian Santillan
JACQUES TOURNEUR 92
LES
SACRIFIÉS
***
PAR PIERRE GABASTON
***
JOURS DE GLOIRE (1944)
N
on qu’il sombre, un film parfois s’échoue. Il ne se résigne pas, ni
ne se laisse aller. Simplement, il disparaît dans les lointains
brumeux de la cinéphilie. Perdu de vue, il attend — tout transi.
Jours de gloire s’est-il offert en holocauste ? Son propos préci-
sément ! Une telle intelligence, une pareille connivence, matière
et manière, ont-ils scellé son destin ? Vaguer dans la nuit d’un désaveu, exclu
de nos accès de fièvre. Je m’approche de lui, relégué dans les marais et forêts
où il s’embusque et se terre. Automne 1941. Autour de Toula, au-delà du Dniepr,
la Wehrmacht déclenche une offensive contre Moscou. Jours de gloire, lui, couve
la guérilla. J’écoute son cœur, vous feriez de même auprès d’un franc-tireur
gisant hors de sa retraite. Faible, sain et sauf. Ses battements, sur l’écran, sa
radiographie, génèrent encore des formes. Qui m’importent. J’ai le zèle du nou-
veau converti. Je découvre Jours de gloire ; devant vous deviens son partisan.
Une voix off, un ciel menaçant qui s’éclaircit amplifie sa portée, arrête le récit,
lui donne corps, le cerne, l’encercle, l’isole : « Voici l’histoire vraie, survenue ici
ou ailleurs, d’individus libres qui vécurent, aimèrent et luttèrent pour chasser
l’envahisseur de leur sol. » Sous les incursions décidées de ceux qui s’insurgent,
la geste plus ancienne d’Alexandre Nevski et d’Alexandre Nevski (Eisenstein,
1938), dans cette étendue de pays, transparaît comme un texte palimpseste.
La voix off tient bon : « L’une de ces milliers de bandes armées quitta son
repaire vers les marais et la forêt pour vivre une gloire impérissable. » Le
groupe de partisans qu’elle introduit l’entendrait-elle qu’il pourrait, pour prouver
son action, s’inspirer d’un vers contrefait de Racine : « La Voix parle, elle suffit :
ce sont là nos oracles. ». La voix exhausse le don de soi de chacun de ses
membres — offert en exemple. La voix qui clôt le récit, pugnace, serre ses
combattants de toutes parts : « Multipliez ce groupe par des dizaines de milliers,
multipliez cette ardeur, vous comprendrez pourquoi les hordes d’Hitler ont
Sebastian Santillan
93 La guerre
La voix off distribue les espaces dévolus aux adversaires. Les armées d’Hitler
savent qu’elles doivent rester sur les routes. Au cœur de la forêt se tient la
guérilla. La voix s’efface. Démonstration. Le canon d’un fusil à lunette fait
intrusion dans le cadre brouillé par des plantes. Un tireur d’élite, isolé, à l’affut
derrière un tronc d’arbre couché, abat deux motocyclistes allemands. Carton
plein. Sur un chemin forestier dégagé ils rattrapent un moujik qui fouette son
attelage. Le tireur se relève, ôte sa capuche. Faux-raccord : c’est Yelena, aussi
blonde et naturelle que la jeune fille qui récite un poème de Maïakovski pour
retarder son exécution dans Les Carabiniers (Godard, 1963) — cheveux retenus
dans sa casquette. Jetées dans la guerre. L’ouvrière de Tourneur secourt son
frère : un paysan. Elle sera tuée comme elle vient de donner la mort. Cet effet
de miroir donne lieu au seul retournement du point de vue de Jours de gloire,
vécu parmi le détachement de Vladimir. Yelena, déguisée en paysanne, devait
franchir les lignes ennemies pour porter un message appris par cœur et revenir
coursière d’une autre dépêche, écrasante celle-là : elle avertit du jour de l’assaut
final, moment de l’assaut fatal. Deux Allemands à l’affût derrière un tronc
d’arbre couché l’aperçoivent sur sa monture. Silhouette élégiaque au bord d’un
lac et même atterrée (nous, nous le savons) ; sur le point de l’être littéralement.
Yelena accepte son sacrifice, émissaire de Vladimir qu’elle admire et désire
et qui « s’en débarrasse », amoureux de Nina son opposée. Une danseuse étoile.
L’un des deux Allemands parie deux marks qu’il descend ce Russe d’aussi loin.
À cheval, c’est un Russe. Tourneur cadre de près sa chute au sol, lourde, défi-
nitive. Son cheval s’en retourne, messager de sa mort qui mériterait un chapitre
dans Les Désarçonnés de Pascal Quignard. A-t-il vu Jours de gloire ?
Sebastian Santillan
Tourneur construit son film sur des répercussions de sacrifices. Chacun se
dessaisit de lui-même — rien qui ne crépite sur l’écran — pour se « perdre »
dans une cause qui le dépasse et qu’il entend par-dessus tout faire triompher.
Nina, culpabilisée, et Mitya, exalté, remplissent à leur tour la mission de Yelena.
Mitya sauve la vie de Vladimir qui ne lui sauve pas la sienne. Un officier alle-
mand réquisitionne la maison d’un village où Nina et Mitya trouvent refuge.
Logis où Vladimir les a précédés, tapi dans une mezzanine. Mitya crache au
visage de l’officier quand, soupçonneux, il s’apprête à monter à l’échelle. Diver-
sion efficace qui lui vaut d’être embarqué sous bonne garde sur la benne d’un
camion, debout, exposé, petite chose en chemise blanche. Un autre insurgé en
chemise blanche me saute aux yeux quand je découvre cette scène. Celui peint
par Goya dans Les Fusillades du 3 Mai, ce prophète de l’héroïsme et du patrio-
tisme. Le camion s’arrête sous un gibet. Il neige. Un soldat allemand, « anthro-
pologue » qui s’ignore, accroche une pancarte au cou de Mitya : GUERRILLA.
Voilà le sort que nous réservons à ceux qui se rendent coupables d’activités
cont re l ’a r mée du Reich : la p enda ison . Tout le v illage as siste
— forcé — à cette preuve accablante et barbare. Un chantage. Une dernière
Sebastian Santillan
95 La guerre
chance pour Mitya. S’il donne son nom et celui de son groupe. Un témoin
présent peut encore le sauver. S’il renseigne l’officier sur le réseau auquel il
appartient. Mitya n’a plus que cinq secondes. Il parle : « On ne pend pas une
nation. Mort aux envahisseurs... » Le camion passe la première. Par-delà le
malheur de son pays, Mitya entend donner sa voix au silence de la mort.
Sebastian Santillan
JACQUES TOURNEUR 96
mental (verbal), Jours de gloire multiplie les aveux douloureux ou les rêves.
Récits dans le récit. Nina qui favorise la confession de Vladimir voit bien que
l’idée de tuer le réjouit. Avant la guerre, il passe sa vie à construire (des usines
et des ponts). Il contribue à l’édification du barrage de Dnieprostroj qui apporte
de la lumière là où elle n’était jamais parvenue. À l’arrivée des Allemands, il
aide à le détruire. Apprenant à s’attacher à détruire. Il convient de sa situation
quand Petrov lui demande si la fin est proche. Petrov le presse : « L’homme qui
porte un fardeau reconnaît facilement celui qui en porte un aussi. » Quel far-
deau le commandant porte-t-il sur ses épaules ? Le vrai commencement qu’un
message venu du front déclenchera : l’absorbe. Seul débouché de chacun :
comment souhaite-t-il mourir ? Petrov l’observe depuis son retour. Perçant
son secret. Vladimir réintègre l’abri de son détachement — de retour du quartier
général après dix jours d’absence — au bout d’une bobine. C’est long pour un
personnage principal. Sa réapparition constitue une menace. Ses camarades
prennent les armes, éteignent les lampes, ne sachant qui s’approche, alarmés.
Noir présage. Il paraît préoccupé, se gardant bien de dévoiler les arrêts de
leur destin. Mais rallumant la lumière, il ranime une flamme, il dit sa foi dans
leur combat. Plastiquement, s’impose de nouveau.
Sebastian Santillan
97 La guerre
L’assemblée s’apprête à dîner autour d’une table ronde. La lumière d’une lampe
à pétrole accrochée au plafond étanche sa soif de refuge. Sur le point de dispa-
raître, elle accorde un répit à Vladimir à qui elle doit tant. Ses sorties mettent en
danger, jamais conjuré, l’existence de la cellule, à défaut son unité. Le bel effet de
rythme de Jours de gloire. Repliements. Dispersions. Repliements. Dispersions.
Tourneur diffère aussi l’apparition de Nina. Pour la lier à Vladimir par la compo-
sition — déjà. Elle écarte une couverture comme elle entrouvrirait un rideau
d’avant-scène. Elle a faim, interrompt le repas ; elle dormait. Fedor l’a retrouvée,
perdue dans la forêt. Elle a un nom au théâtre de Moscou et Tamara Toumanova
qui débute à l’Opéra de Paris puis danse pour Balanchine ne berne pas Nina
jouant son rôle. La crypte d’où elle émerge, conque de Nina et non plus arsenal
de Yelena, materne des valeurs que tous ceux qui l’entourent prennent en charge.
Bortsch, kasha, accordéon, chant populaire, livres, Yelena en sauve une caisse,
danse, théâtre, entraide, attrait pour la lumière (leur confiance dans la vie). Semyon
lit Pouchkine, Nina le relaie, de mémoire cite le texte. Semyon lit Lermontov (Un
héros de notre temps). Extraits, les deux fois, qui mettent en scène l’histoire au
présent de Nina et de Vladimir. Voix off de leur intimité inavouée. Représentée.
Antre de l’art et de la culture, cet asile enfoui sous un ancien monastère, offre, le
temps d’une interruption de la guerre, ce qu’il défend et qui peut être anéanti.
Sebastian Santillan
Jours de gloire
Sebastian Santillan
Sebastian Santillan
WESTERNS
(1946-1956)
***
LE PASSAGE DU CANYON (1946)
STARS IN MY CROWN (1950)
LE GAUCHO (1952)
STRANGER ON HORSEBACK (1955)
WICHITA (1955)
L’OR ET L’AMOUR (1956)
Sebastian Santillan
PROPOS DE JACQUES TOURNEUR
UN ÉTRANGER À CHEVAL
FERNANDO GANZO
Sebastian Santillan
102
STARS IN MY CROWN
(1950)
À cette époque, j’étais libre, je n’étais plus sous aucun contrat nulle part
et je venais de toucher des sommes assez élevées pour tourner Berlin
Express et La Vie facile. J’avais un très bon ami chez MGM, William
Wright, qui allait mettre en chantier un tout petit film. J’ai demandé à
lire le scénario et il me l’a prêté. Cela m’a immédiatement enthousiasmé.
J’ai téléphoné à Wright, lui disant que je voulais absolument tourner
ce scénario. Il m’a répondu : « Mais Jacques, c’est un tout petit film,
un tout petit budget, douze jours de tournage et nous allons prendre
un metteur en scène payé à la semaine. » J’ai encore insisté et il m’a
répondu : « Jacques, comprends-moi, nous ne pouvons pas payer. » J’ai
dit : « Écoutez, ce n’est pas difficile, je ferai ce film pour rien. » Ça l’a un
peu abasourdi et le lendemain il m’a fait savoir qu’on me donnerait ce
qu’on aurait donné au jeune metteur en scène sous contrat. Cette his-
toire m’a d’ailleurs joué un bien sale tour, car, lorsque j’ai eu terminé ce
film et qu’on m’en a proposé d’autres, les autres studios demandaient
aussitôt à MGM combien j’avais été payé et c’est ainsi que mon salaire
a diminué des deux tiers. Voilà comment j’ai payé mon envie de tourner
ce film.
L’auteur du roman, Joe David Brown, m’a envoyé une lettre que j’ai
conservée et où il me disait qu’il avait été très ému en voyant mon film et
qu’il le trouvait peut-être meilleur que son roman. Et encore maintenant,
lorsque je rencontre Joel McCrea, il me dit toujours : « Jacques, je n’ai
jamais éprouvé de plus grande joie dans toute ma carrière qu’en tournant
Stars in My Crown. » C’est dommage qu’en Amérique presque personne
ne l’ait vu, et vous m’apprenez qu’il n’est même pas sorti en France.
J’avais vu quatre films, un Fox, un MGM et deux autres sur des sujets
religieux. Celui de la Fox était l’histoire d’un pasteur protestant ; dans le
film MGM il y avait Greer Garson jouant le rôle de l’épouse d’un pas-
teur (Walter Pidgeon). Ces deux films ont approché la religion... je dois
faire attention à ce que je dis... avec un trop grand respect et c’étaient
des films poussiéreux et sans humour. Dans les deux autres, ils avaient
voulu injecter de l’humour et cet humour était tout à fait déplacé, de
très mauvais goût. Il y avait un danger des deux côtés. Quand on fait un
film religieux, on avance constamment sur une corde raide, il faut faire
très attention. Avec Stars in My Crown, pour la première fois, j’avais
trouvé un scénario qui possédait un humour délicat, fin, et qui avait en
même temps un respect du sujet. J’ai donc commencé à travailler sur ce
scénario avec une jeune femme écrivain, Margaret Fitts, et nous avons
Sebastian Santillan
103 PROPOS DE JACQUES TOURNEUR
Sebastian Santillan
104
WICHITA
(1955)
UN JEU RISQUÉ
Sebastian Santillan
105 PROPOS DE JACQUES TOURNEUR
STRANGER ON
HORSEBACK
(1955)
LE JUGE THORNE FAIT SA LOI
Sebastian Santillan
Sur le tournage du Passage du canyon
Sebastian Santillan
107 Westerns
UN ÉTRANGER
À CHEVAL
***
PAR FERNANDO GANZO
***
LE PASSAGE DU CANYON (1946)
STARS IN MY CROWN (1950)
STRANGER ON HORSEBACK (1955)
WICHITA (1955)
L’OR ET L’AMOUR (1956)
U
n groupe de cow-boys se repose au crépuscule, fatigués. Ils
n’en peuvent plus du désert, ils désespèrent d’arriver enfin en
ville, boire un verre ou deux, prendre du bon temps. Les beans
sont prêts, on se détend, on échange des blagues. Autour d’eux,
il n’y a rien sauf l’horizon et le bétail qu’ils convoient quand,
soudain, surgit au loin une figure, la pure silhouette d’un étranger à cheval.
C’est Wyatt Earp. C’est Joel McCrea. Stranger on Horseback semble être le
titre parfait pour définir ce que McCrea représente dans les trois films qu’il a
tournés avec Jacques Tourneur. L’image décrite se trouve cependant au début
de Wichita. Certes, dans Stars in My Crown, McCrea arrive en train, mais
comme dans les deux autres films, il est cet étranger qui débarque avec une
mission (religieuse, en l’occurrence). Avec son visage de Gary Cooper next
door et son dos massif, le véritable pouvoir de McCrea ne réside pas tant dans
son habileté à manier les armes ou les mots que dans sa droiture, morale et
plus encore physique. Son corps est le meilleur allié de la mise en scène de
Tourneur et le pire ennemi des corrompus, des pervers, des voleurs, des lâches.
Dans Stranger on Horseback, le juge Rick Thorne qu’il interprète perturbe le
(dés)ordre d’une ville qui vit sous la terreur des Bannerman, mais moins par
sa brusque décision de mettre en prison le fils Bannerman que par sa diffé-
rence physique avec tous ceux qui veulent lui tenir tête. Thorne sait ce qu’il
veut (établir la loi) et pour l’accomplir, il lui suffit de rester, littéralement, droit
dans ses bottes. Quand un ennemi croise son chemin, il s’en débarrasse par
de subtils mouvements de corps mais en bougeant à peine d’un iota. Ils veulent
sa peau, lui veut garder sa position. McCrea chez Tourneur est un toréador :
peu importent la force et la vitesse du taureau, il faut trouver une façon de
Sebastian Santillan
JACQUES TOURNEUR 108
Wichita
Si les westerns de Tourneur nous « frappent », c’est justement pour cette raison,
par leur quasi absence de violence. Juste celle qu’il faut pour maintenir une
position a priori impossible. McCrea est le cow-boy géométrique. Il arrive à
Wichita comme un étranger de passage. Il cherche à y ouvrir un petit com-
merce, peu importe de quoi, mais ne compte pas rester. C’est un homme sans
vocation, mais les autres la perçoivent tout de suite : il est né pour établir l’auto-
rité. Quand le groupe de cow-boys arrive finalement au saloon, ils se saoulent
et l’ivresse dégénère bientôt en explosion de violence : dans une des images
les plus impressionnantes de tout le cinéma de son auteur, une balle perdue
atteint un enfant qui regarde ahuri le spectacle depuis sa fenêtre. Quand la
mère descend dans le hall de l’hôtel où elle loge et où McCrea s’est abrité,
celui-ci exécute un mouvement presque impossible à accomplir de façon
naturelle pour un acteur : comprenant sa détresse, voire le début de sa folie, il
se dirige vers elle non pour la réconforter, mais pour, littéralement, la couvrir
de son corps. Moins pour la protéger d’une deuxième balle arbitraire, que pour
définir et choisir, lui, sa position : celle de l’homme qui pourrait être un mur
Sebastian Santillan
109 Westerns
entre la vie et la mort. Tourneur filme cela sans couper. On voit la femme
descendre l’escalier, McCrea qui se retourne vers elle comme guidé par un
sens surnaturel (le bruit du dehors est assourdissant, ses sanglots à elle,
inaudibles) et qui essaie de la rapprocher de la caméra sans trop s’en éloigner,
comme si c’était la caméra et non le décor qui désigne le lieu où s’abriter. Bref,
il assume sa place et ce que le film raconte : Wyatt Earp est à Wichita, la ville
où tout est permis (“everything goes”), pour rappeler que, justement, tout ne
peut pas être permis.
Le hors-champ n’est pas une mince affaire chez Tourneur, c’est connu. Mais
sa tendance à éliminer le découpage mérite également d’être signalée (il suffit
de penser à la verte prairie où le protagoniste de L’enquête est close va ino-
pinément se retrouver désarmé entre ses deux ennemis, l’un au fond, l’autre
au premier plan, lui pile au milieu du cadre). C’est l’incongru de l’univers du
western — où cohabitent la loi et la sauvagerie et où la mort fait partie du
quotidien — qui permet à Tourneur de réunir dans un même cadre des extrêmes
impossibles là où d’autres cinéastes voudraient les filmer comme des signi-
fiants contraires. C’est un cheval à l’intérieur d’une imprimerie dans Wichita
ou, toujours dans le même film, le coup de feu salvateur par lequel Wyatt Earp
neutralise un groupe anonyme de braqueurs dans la banque. Earp y est entré
avec l’intention de déposer son argent, qu’il donne à un caissier (discrètement
et paradoxalement interprété par un jeune Sam Peckinpah), lorsque trois
voleurs font irruption dans la pièce et prennent les clients en otage. Au moment
où Earp dégaine, le coup de feu nous frappe moins par sa précision (un chan-
gement d’axe rend la situation confuse), que par le fait de voir l’action (sa main
qui appuie sur la gâchette) et la réaction (le braqueur qui reçoit la balle) dans
un seul et même plan. La fusillade, qui devrait, selon les codes du genre, com-
bler le désir de violence du spectateur devient, par la négation d’un découpage
qui permettrait de la comprendre et de créer une logique et saisissante relation
de forces, une façon de désamorcer justement la sauvagerie de la ville.
Si la façon dont Tourneur exécute ses scénarios peut sembler parfois appliquée,
c’est qu’elle cache sans doute une manière enfantine d’aborder la fiction, dont
une certaine absence de drôlerie cynique et de perversité physique serait la
conséquence. À quelques exceptions près (notamment dans Les Révoltés de
la Claire-Louise), l’attirance entre les hommes et les femmes ne dépasse jamais
les bornes de la pudeur chez Tourneur. L’humour et le sexe sont loin d’être
évidents dans ce cinéma, et de la même façon qu’un jeune adolescent en
manque d’assurance n’oserait pas trop lancer des blagues ni draguer de peur
de rater son coup, son cinéma est rarement grinçant, presque jamais torride.
Chez Tourneur, quand on rigole, c’est d’un rire franc et bienveillant (dans Stars
in My Crown, la brute épaisse qui rit de sa propre chute dans la boue) et quand
on désire, c’est en vue d’un mariage.
Sebastian Santillan
JACQUES TOURNEUR 110
1- Michael Henry Wilson, Jacques Tourneur ou la magie de la suggestion, Paris, Centre Pompidou, 2003.
Sebastian Santillan
111 Westerns
civilisatrice ; c’est l’homme qui écrase toute violence. Conséquence : les hommes
voient en lui la fin du conflit et les femmes, la naissance du désir. McCrea
représente l’arrivée d’un homme nouveau, d’une nouvelle espèce.
Sebastian Santillan
JACQUES TOURNEUR 112
de l’église ; le jeune John et son copain sont capables de suivre l’évolution d’une
chasse au renard juste en écoutant les aboiements lointains des chiens. Lors
de la scène du lynchage, le pasteur interprété par McCrea invente à partir de
trois feuilles blanches un discours littéralement spirituel pour calmer la mons-
trueuse foule cagoulée. Deux hommes portaient déjà Prill, résigné à mourir,
quand la lecture de son (faux) testament change tout. Le juge rappelle un par
un les liens qui relient Prill à chacun de ses bourreaux et Tourneur de nous les
montrer un par un : le cadre ne permet de voir que des draps blancs troués ; le
montage nous fait comprendre qu’ils ont entendu la Parole, que c’est grâce à
elle que le monstre va être tué et que les villageois vont retrouver leur normalité
(ainsi que leur foi, le film s’achevant à l’église avec tous les personnages chantant
l’hymne « Stars in My Crown »). C’est le pouvoir surnaturel de ce discours,
capable de s’introduire dans les plis invisibles du montage pour dévoiler et
vaincre ainsi ce que masquent les cagoules blanches : le visage haineux de
l’homme. McCrea est l’icône capable de tuer ce monstre qui habite l’Amérique
et que Tourneur identifie à la violence et la haine. Le « dragon » de Wichita se
retrouvera anéanti par Wyatt Earp et ses deux frères, salvatrice hydre à trois
têtes. Dans les trois films avec McCrea, le personnage finit par porter les mêmes
habits : un chapeau noir, une longue veste sombre et un ruban noir en forme
de nœud papillon. Allure iconique de cette nouvelle créature enfantine qui
refuse la violence et la perversité et qui peut les vaincre par sa seule présence
Sebastian Santillan
113 Westerns
Wichita
Sebastian Santillan
JACQUES TOURNEUR 114
talisera comme les vainqueurs. Dans ce western où rien n’est ce qu’il paraît
(ce qui est présenté comme un cirque est en fait un saloon, les bibles dans un
camion cachent des armes pour la guerre naissante, l’écrivain du village est
en réalité un colonel qui n’attend qu’une chose, que la guerre soit déclarée),
tout semble prêt pour le twist scénaristique de la prise de conscience du per-
sonnage principal. Mais Tourneur place au centre de ce changement l’innocence
d’un orphelin. Alors que l’Histoire, elle, continue à opérer des métamorphoses
monstrueuses : les sympathisants nordistes, suite à une énième bagarre, se
font gifler par un capitaine qui les saluera aussitôt lorsqu’ils accepteront de
s’engager et de transformer cette haine inacceptable en un sentiment belli-
queux accepté. Toute ce que signifie une guerre civile se résume ainsi dans
une seule séquence : une rancune célébrée. En passant de cow-boys à soldats,
les patriotes nordistes représentent ainsi la « fiction » de la Nation tout comme
Pentecost représente la « fiction » d’Hollywood.
L’Or et l’Amour commence par ce qui pourrait être le climax final de n’importe
quel western : le héros traqué entre les montagnes, en nette infériorité face à
un groupe d’Indiens. L’arrivée d’un trio composé d’un homme et de deux
femmes lui permet de se tirer d’affaire. Mais l’homme qui le sauve retourne
contre lui la même arme qui avait tué les Indiens, aussitôt qu’il apprend qu’il
est originaire du Sud. D’homme à sauver, il devient ennemi à abattre. C’est le
premier d’une longue série de retournements qui s’achèvera par une fin presque
cyclique : Pentecost est à nouveau traqué dans les montagnes, mais cette fois-
ci par les troupes nordistes à la place des Indiens. À la fin de Stranger on
Horseback, le juge Thorne, jusque-là toujours droit face à l’ennemi, doit changer
de stratégie : lors de la fusillade finale, il fait semblant de s’enfuir, tournant le
dos à ses adversaires, puis brusquement se retourne et se met à tirer. Le père
Bannerman mettra fin à l’échange de coups de feu, comme si cette ruse,
paradoxalement, l’avait autant convaincu de la probité du juge que sa droiture
morale et physique avait séduit Amy Lee. C’est ce qui fait le rythme si parti-
culier des six westerns réalisés par Jacques Tourneur, pas les plus secs, ni les
plus précis, mais les plus ouverts à l’imprévu.
Il n’est pas rare dans ces films de confondre le jour et la nuit. C’est que, comme
les paysages du Passage du canyon, tout semble alterner entre le vrai et le
faux. Joel McCrea se retrouve ainsi face à plusieurs faux doubles, versions
corrompues de ce qu’il représente : le bon juge Thorne se retrouve accompagné
par le perfide, lâche et bavard Colonel Buck Streeter (John Carradine), stérile
représentant de la loi avant son arrivée. Wyatt Earp et ses deux frères vertueux,
aux physiques presque identiques, affrontent les frères Clements, voleurs et
jaloux (Lloyd Bridges et Rayford Barnes, qui, eux, ne se ressemblent pas du
tout). Dans Stars in My Crown, le double de Josiah Gray en est presque une
version démoniaque, ses vertus détournées en perversité : il s’agit du Professeur
Jones, sorte de magicien/charlatan dont la tenue s’identifie exactement avec
Sebastian Santillan
115 Westerns
Stars in My Crown
3- op. cit.
Sebastian Santillan
JACQUES TOURNEUR 116
HOLLYWOOD
VS. PERÓN
***
PAR MARIANO LLINÁS
TRADUIT DE L'ESPAGNOL (ARGENTINE) PAR FERNANDO GANZO
***
LE GAUCHO (1952)
1. LE GAUCHO
A
u cours du XIXème siècle, la littérature populaire des pampas
du Sud du continent américain a donné naissance à une figure
mythique qui allait devenir avec le temps une sorte d’emblème,
au moins en Argentine : le Gaucho. Au départ, c’était une figure
heureuse : un cavalier errant, nomade. Proche en quelque sorte
du bédouin saharien et même du folklore du loup de mer, il était toujours
évoqué comme un individu pittoresque et festif. Un exemple : Paulino Lucero
ou les gauchos du Rio de la Plata chantant et combattant jusqu’à renverser
le tyran Juan Manuel de las Rosas et ses satellites, de Hilario Ascasubi. Le
titre même (qui inspirait le bonheur chez Borges) définit très bien la manière
dont le Gaucho était perçu par ses premiers chroniqueurs : « chantant et com-
battant ». Brave, mais chanteur. Ami du cheval et du couteau, mais aussi de
la guitare. La vie de ce héros insolite, libertaire et malin, fut brève : très vite,
il deviendrait une entité morale. Le responsable de ce retournement austère
est Martín Fierro, le poème épique de José Hernández, sommet de la littérature
gauchesca et œuvre au caractère national, dont il est admis qu’elle renferme
en quelque sorte le destin d’un peuple. On y retrouve un nouveau Gaucho — il
ne chante plus la patrie et l’amour, ivre de sa propre et innocente joie. Il souffre,
il chante pour se consoler d’une peine extraordinaire. Il dépeint en détail une
vie paisible dans les plaines anonymes, entouré du bétail sauvage qu’on confond
presque avec l’horizon. Ceci est à tout moment décrit comme un paradis perdu,
et le présent historique depuis lequel chante le vieux gaucho est très différent.
À un moment de l’histoire, Fierro est compulsivement enrôlé dans l’armée des
frontières. Semblables à du bétail, des centaines de gauchos comme lui sont
entraînés vers des forts misérables afin de combattre les Indiens. Nulle gran-
Sebastian Santillan
117 Westerns
deur dans ces forts : leur description fait plutôt penser à une prison où les
rebelles sont cruellement punis avec une discipline de fer. Les gauchos sont
affamés, nus, désarmés, et passent leurs journées entre la sévérité arbitraire
de leurs supérieurs et la menace fatidique de l’Indien. Quand Martín Fierro
rentre de cet enfer, après trois ans, enragé, fatigué, presque sauvage, sa maison
est en ruines et sa famille s’est dispersée. Fierro, qui n’a plus rien au monde,
devient un mauvais gaucho. Pour le simple plaisir de tuer, il poignarde arbi-
trairement un Noir dans un bal ; plus tard, dans un entrepôt, il en tue un autre
de manière tout aussi gratuite. Il devient ainsi un matrero, un fugitif de la
justice qui vit seul dans la campagne, loin de tout, toujours en fuite. La morale
mélancolique de Martín Fierro est très vite devenue la définition même du
Gaucho : un individu tragique, éternellement enfermé dans la lamentation du
temps perdu. Il possède un code de comportement fatalement condamné à la
disparition, face à la marche profanatrice du progrès. Son ennemi — plus que
l’Indien, le puma ou la variole — est l’hypocrisie avec laquelle la ville le soumet
et le manipule par toute sorte de ruses, au nom de la civilisation. Dire, comme
on le fait souvent, que le Gaucho choisit la barbarie et rejette la civilisation
est simpliste et même faux. Il dénonce en revanche — et on n’est pas si loin
de certains westerns, notamment ceux de John Ford — le fait que la civilisation
cache dans son sein la barbarie (sous forme de pillage, d’avarice, de cruauté)
et suggère, au contraire, que certaines formes de vie semi-sauvages et condam-
nées à disparaître cachent des expressions secrètes de distinction et de
noblesse. Rien de nouveau : tout monument à la Culture est aussi un monument
à la Barbarie. Le Gaucho se définit comme une victime sacrificielle de ce piège,
et depuis sa violente obsolescence, il accuse les fondations corrompues de la
jeune nation. On ne retrouvera jamais ces personnages gais et chanteurs de
la première période : le Gaucho est devenu à jamais une figure morale mais
aussi — et plus tôt que prévu — une figure politique.
2. LE CINÉMA
Le cavalier des plaines de l’extrême Sud du continent a fait le chemin inverse
de son cousin éloigné d’Amérique du Nord, blond, sec, tireur et protestant. Le
cow-boy a été le protagoniste, pendant tout le XIXème siècle, d’une littérature
médiocre dont peu de traces subsistent, pour atteindre au début du XXème
siècle l’épiphanie grâce à une alliance providentielle avec le cinématographe.
Au contraire, le Gaucho, avec la longue tradition littéraire qu’il charrie, n’a
jamais su conquérir totalement le cinéma, le tango et la détresse des faubourgs
l’ayant emporté sur ses nombreux charmes pittoresques. L’un des premiers
long métrages argentins, Nobleza Gaucha, en est un exemple paradoxal. Tourné
en 1915 par Ernesto Gunche, Eduardo Martínez de la Pera et Humberto Cairo,
Sebastian Santillan
JACQUES TOURNEUR 118
le film s’ouvre sur une série de vues de spectacles équestres où des gauchos
domptent des poulains, pratiquent le lasso et dirigent le bétail sauvage. Des
images qu’on pourrait confondre avec celles de n’importe quel western des
origines, si ce n’était la pampa qu’on devine au fond, toujours droite, inaltérée,
exempte d’arbres, de barrières, de champs, de constructions, d’outils de travail.
Démarre ensuite une fiction si précaire qu’on la croirait sortie de l’imagination
d’un enfant, mais qui annonce cependant l’esprit du nouveau siècle, incarné
par un héros populaire et anonyme, malchanceux comme Martín Fierro, mais
sans son regard subversif, ni son violent anticonformisme. Le film comprend
une séquence magnifique, aux accents surréalistes, où un gaucho poursuit
une voiture pour sauver une belle paysanne qui a été enlevée. La machine
triomphe et le gaucho contemple l’être aimé se perdre dans l’horizon. Le kid-
nappeur, une fois à Buenos Aires, enferme sa victime et, oubliant un instant
ses urgences charnelles, part danser le tango. Le tango : ennemi éternel du
Gaucho, musique tumultueuse, amie du vice et de la corruption, tutrice des
hommes nocturnes et fébriles. Le film vire alors à la comédie urbaine narrant
les errances du gaucho dans la grande ville. Le sort du Gaucho au cinéma
était dicté. Pour le cinéma argentin, il sera une entité morale, et non un prétexte
pour filmer librement et joyeusement la nature, les plaines et les bêtes. Les
Sebastian Santillan
119 Westerns
3. LE GAUCHO
Plus tard, on nous signale ceci : « Le producteur et scénariste du film Philip
Dunne remarquait que les partisans de Juan Perón “avaient fait du gaucho
Sebastian Santillan
Sebastian Santillan
Sebastian Santillan
JACQUES TOURNEUR 122
Alors qu’au sujet de Tourneur, on apprend à peine que « Henry King était à
l’origine censé réaliser le film, mais il s’avéra indisponible et fut remplacé
par Tourneur. »
Il faut admettre que rien de l’aventure de la 20th Century Fox dans la pampa
ne semble enthousiasmer le chroniqueur numérique anonyme. Mais ces infor-
mations sont significatives. En effet, après un générique jaune sur ce qui semble
être les ornements d’une selle du sud et animé par les airs folkloriques d’un Sol
Kaplan évidemment renseigné sur son sujet, le film commence avec un grand
carton où la Fox remercie la collaboration du gouvernement argentin. Aussitôt,
un plan large découvre des prairies d’un vert jaunâtre. Suivant cette règle
souvent attribuée à Ford, l’horizon se trouve placé dans le dernier quart du
cadre. Le reste est occupé par un ciel de nuages ronds, dont un provoque une
ombre magnifique sur le pâturage, se dévoilant au fur et à mesure que le plan
évolue. Alors que la musique de Kaplan abandonne sa texture orchestrale pour
devenir un pur morceau folklorique à la guitare, ce paysage plein de vigueur
est traversé par un groupe de cavaliers au galop. Rien ne pourrait aller mieux,
quand un speaker (avec sans doute un passif radiophonique) prend la parole :
« Il y a un peu plus d’un demi-siècle, la pampa Argentina ne connaissait
pas encore les frontières. C’était la terre d’un groupe d’hommes libres qu’on
nommait, pendant des générations, les Gauchos. En tant que race spéciale qui
ne répondait qu’à ses propres lois et ses propres codes, les Gauchos ont disparu.
La pampa qu’ils ont connue est aujourd’hui divisée en parcelles et cultivée ;
le bétail maigre qu’ils élevaient est aujourd’hui le pur sang de la moderne
Argentine. Mais le souvenir des Gauchos vit toujours dans le cœur d’une
grande nation. »
Le spectateur naïf peut trouver étrange ce monologue informatif. Mais
tous les films du gouvernement péroniste démarraient par des exhortations
de ce genre, où l’on expliquait à la ville et au monde que les événements qui
allaient être montrés ne correspondaient plus à la réalité de la Nouvelle Argen-
tine, qui avait dépassé, elle, ses origines et se projetait dans le futur avec fierté.
Il est donc facile d’imaginer le contexte dans lequel le film fut réalisé et com-
ment les exigences nationalistes ont dû s’ajuster aux puériles exigences com-
merciales hollywoodiennes. Et il est donc difficile de concevoir comme libre
un film tourné sous de telles influences. Il serait stupide de ne pas conclure
que chaque image qu’on voit est le fruit d’un consensus et d’une négociation
entre exécutifs (hollywoodiens) et fonctionnaires (péronistes), plutôt que
l’œuvre de Tourneur. Tourneur ? Oui, le remplaçant d’Henry King.
De ces négociations, on peut observer dans le film deux conséquences
opposées. La première est d’ordre esthétique. Le Gaucho raconte l’histoire d’un
Sebastian Santillan
123 Westerns
certain Martin (comme Fierro). Martin (Rory Calhoun) a été élevé chez Don
Aleondo, un patron gaucho (comme dans Les Quatre Cavaliers...) qui l’a pris
sous son aile comme son propre fils. Aleondo décédé, c’est maintenant son fils
Miguel qui s’occupe de l’estancia (le ranch). Miguel et Martin, on nous le répè-
tera jusqu’à l’indigestion, sont comme deux frères, leur connaissance profonde
de la vie à cheval dans les prairies ayant tissé entre eux un lien plus fort que
leur différence de classe. Le film démarre à une allure trépidante : au bout de
dix minutes, Martin a déjà tué un homme, été mis en prison et — grâce à l’inter-
vention de Miguel — envoyé à la frontière (comme Fierro). Le fort où il est logé
est misérable (comme celui de Fierro). Martin se fâche avec son colonel et
prend la fuite (comme Fierro). Sur son trajet, il trouve une femme (toujours
comme Fierro) qui a été enlevée par un Indien. L’Indien meurt dans la bagarre
qui s’ensuit. Cette femme (à la différence de celle de Fierro) est Gene Tierney.
Telle est la première moitié du film : une jouissive ritournelle de lieux communs
liés par une charmante irresponsabilité. Nulle trace de cacatoès ni de singes
extravagants, mais une riche succession d’éléments pittoresques. À un moment
du film, Martin offre à sa fiancée des œufs d’autruche ; à un autre, elle le sur-
prend en train de guetter l’horizon debout sur le dos de son cheval, comme le
font encore aujourd’hui les paysans dans les spectacles folkloriques pour
touristes. Un peu plus tard, les yeux de Rory Calhoun sont arbitrairement
comparés à ceux d’un condor. Puis, avec une précision digne d’un guide tou-
ristique, Martin énumère ses voyages : « Tucumán, la vieille ville espagnole,
Salta, avec ses mille palmiers1. Et le Sud : la Patagonie ». Ces imprécisions, qui
pourraient sembler ridicules, être matière à raillerie, sont au contraire le salut
du film. Si on a pu définir Le Gaucho comme une sorte de guerre froide entre
le « génie cinématographique américain »2 et le sévère komisariat nationaliste,
il faut reconnaître que chaque détail qui se voudrait authentique glisse mys-
térieusement vers le n’importe quoi. Dans le film, tout est juste, mais tout est
faux. Chaque élément du décor et des costumes est correct, mais paré d’une
heureuse artificialité. Hollywood, avec son aplomb incurable, s’impose face à
l’intention de rigueur documentaire évidement recherchée par ailleurs dans le
film. Si les films argentins qui ont traité du thème du Gaucho se sont résignés
à composer un exhaustif album de cartes postales coloniales, Hollywood sur-
monte ce risque en laissant son indomptable appareil narratif écraser le Gaucho.
C’est peut-être le plus grand geste de désobéissance et la plus grande réussite
du film — sans doute non intentionnelle. C’est justement grâce à cela que le
film rentre dans l’histoire, à mon sens : comme la seule fois où le glorieux Tech-
nicolor — surréaliste, pataphysique comme la machine à peindre du docteur
Faustroll — a rendu compte des prairies argentines.
La deuxième conséquence — moins heureuse — est d’ordre moral. Si esthéti-
quement le film réussit à se débarrasser des exigences didactiques pour offrir
1- Ici, l’imprécision zoologique laisse sa place à la botanique. Y a-t-il vraiment autant de palmiers à Salta ?
2- Expression évidemment tirée d’André Bazin.
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JACQUES TOURNEUR 124
Sebastian Santillan
125 Westerns
Sebastian Santillan
LES TERRITOIRES
DU THRILLER
(1948-1958)
***
BERLIN EXPRESS (1948)
L’ENQUÊTE EST CLOSE (1951)
THE FEARMAKERS (1958)
Sebastian Santillan
PROPOS DE JACQUES TOURNEUR
ÉTRANGES POLITIQUES
JEAN-FRANÇOIS RAUGER
LA RITOURNELLE ET LE SECRET
PATRICE ROLLET
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129 PROPOS DE JACQUES TOURNEUR
THE
FEARMAKERS
(1958)
LA CIBLE PARFAITE
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Berlin Express
Sebastian Santillan
JACQUES TOURNEUR 132
ÉTRANGES
POLITIQUES
***
PAR JEAN-FRANÇOIS RAUGER
***
BERLIN EXPRESS (1948)
THE FEARMAKERS (1958)
O
n a parfois dit que les deux films les plus immédiatement
politiques de Jacques Tourneur, ceux qui renvoient de façon
la plus évidente à l’envers de l’Histoire contemporaine, qui
semblent sacrifier directement à l’idéologie, sont Berlin Express
et The Fearmakers. Une fiction d’avant la guerre froide et une
autre nourrie par celle-ci. C’est évidemment le cas mais retenir uniquement
cet aspect politique serait prendre le risque de se contenter de l’écume des
choses, de la simple observation des puissances en action dans l’Allemagne
d’après-guerre et l’Amérique de la fin des années 1950. Tourné en 1946,
Berlin Express imagine une Europe toujours menacée par le nazisme après
la fin du conflit mondial, tout en décrivant aussi le lien, désormais fragile,
qui relie entre elles les puissances alliées. Ce contexte sera, pour l’auteur
de La Féline, le théâtre d’une traversée du miroir, l’entrée dans un monde
des ombres et des apparences. Les masques a priori interchangeables du
récit d’espionnage y sont les signes d’un monde de décombres, indécis et
dangereux. Quant à l’univers de The Fearmakers, rien n’indique qu’il soit
autre chose qu’un pur espace mental, la vision paranoïaque d’une Amérique
de cauchemar.
Sebastian Santillan
133 les territoires du thriller
Sebastian Santillan
JACQUES TOURNEUR 134
La force documentaire du film est aussi celle qui restitue la réalité d’un pay-
sage dévasté, un univers de décombres et de nuit, devenu paradoxalement,
par son étrangeté même, le théâtre irréel d’une incertitude essentielle. Mais
la restitution d’un monde concret jusque dans ses détails (à quelques moments
près, la diversité des langues est conservée) s’accompagne de l’évocation du
faux comme révélateur de la vérité. Dans un monde où tout peut être faux, le
faux devient vrai. En multipliant les motifs baroques, Tourneur insinue peut-
être que le spectacle peut dévoiler le monde réel. Un clown titubant, qui pro-
voque l’hilarité du public sur le capharnaüm quasi sternbergien d’une scène
de cabaret, est un homme blessé à mort. De la même façon, c’est le reflet d’un
crime (et non pas sa vision directe) qui va, dans les dernières séquences,
révéler l’ultime imposteur. C’est dans les vitres du train croisant celui dans
lequel se sont installés les protagonistes, que Lindley, faussement rassuré par
le démantèlement du groupe d’activistes nazis de Francfort, aperçoit le chef
des assassins qui tente d’étrangler Bernhardt. Il a alors ce réflexe étrange de
se précipiter immédiatement vers la fenêtre plutôt que vers le compartiment
où le crime se déroule, pris au piège par un mécanisme (le déroulement du
train fait apparaître et disparaître le reflet de la lutte à mort, s’apparentant au
dispositif du déroulement de la pellicule), celui d’un spectacle, d’une image
projetée sur un écran, mais un spectacle qui mettrait à nu une situation vraie,
et dont il faut s’éloigner pour la transformer, c’est-à-dire pour sauver le savant.
L’objet du suspense dans Berlin Express est, d’une certaine façon, un objet
abstrait, une idée plutôt qu’une chose tangible. On le repère peut-être dans
une des contradictions du scénario. Après avoir tenté, sans succès, d’assassiner
le professeur en faisant sauter le compartiment du train où il se trouve, les
conjurés finissent par l’enlever. Leur volonté de connaître les projets de l’homme
quant à l’avenir de l’Allemagne constitue le mobile du kidnapping. Mais, dans
ce cas, pourquoi avoir voulu l’assassiner auparavant ? En fait, ce que les nazis
tentent d’empêcher, c’est la prise de parole attendue de l’homme devant la
commission d’enquête. Il s’agit ici de contrecarrer la simple expression d’une
idée, projet en soi vaguement absurde : les hommes passent, les idées et les
projets géostratégiques demeurent.
The Fearmakers s’appuie encore davantage sur un enjeu abstrait. Tourné dix
ans plus tard, il fait partie de ces œuvres qui témoigneront de la sécheresse
touchant une partie du cinéma américain de cette époque, comme celles de
Fritz Lang, auxquelles le film fait penser. Il s’agit, à l’origine, d’un roman
de Darwin Teilhet, paru en 1945 et modernisé par les scénaristes Elliot West
et Chris Appley. C’est Dana Andrews, pressenti pour le rôle principal, qui
Sebastian Santillan
Berlin Express
Alan Eaton, un vétéran de la guerre de Corée (Dana Andrews), qui fut prison-
nier de guerre pendant des mois et subit plusieurs lavages de cerveaux, revient
à Washington pour découvrir que la société de sondages d’opinion qu’il dirigeait
est aux mains d’inconnus et que son ancien associé a été tué dans un accident
suspect. Embauché par les nouveaux dirigeants, il prend peu à peu conscience
que les enquêtes menées par la compagnie sont biaisées, que les sondages
sont truqués par des questions tendancieuses, que l’objectif caché par ces
pratiques est une vaste manipulation de l’opinion américaine servant les
intérêts d’une puissance étrangère. On le voit, l’objet au cœur du suspense du
film, son MacGuffin, est une pure virtualité, non pas un objet tangible ou un
secret d’État, mais une tentative d’influencer la mentalité des Américains par
des procédés de persuasion pervers.
Sebastian Santillan
JACQUES TOURNEUR 136
Un tel argument témoigne en fait d’un véritable changement des temps, d’une
nouvelle vision de l’homme démocratique, de l’Américain moyen, désormais
à la merci des illusions idéologiques propagées par divers émetteurs occultes.
La pauvreté des moyens, le choix d’un éclairage peu contrasté, plat, l’abondance
des dialogues filmés en studio en en plans américains, palliant une action
quasiment inexistante, à l’exception des dernières minutes, renvoient le film
à une esthétique qui est celle de la télévision d’alors. Or, loin d’être une régres-
sion, la télévision aura parfois été, entre de bonnes mains, la continuation du
cinéma par d’autres moyens. On le sait, le médium a été à la fois un sujet
central dans certains films d’un Fritz Lang (La Cinquième Victime réalisé trois
ans plus tôt, déjà avec Dana Andrews) ou d’un Chaplin (Un roi à New York
date aussi de 1957). Alfred Hitchcock l’utilisera avec sa célèbre série Alfred
Hitchcock présente. Tous trois, d’une certaine manière, ont analysé le petit
écran, mutation anthropologique des sociétés modernes des années 1950.
Tous trois avaient compris que l’on ne regardait pas la télévision mais que
c’était celle-ci qui nous regardait. Le sondage d’opinion n’est-il pas ainsi une
nouvelle variation de ce regard du pouvoir fixé sur l’individu contemporain,
de ce fantasme de contrôle, peut-être enfin réalisé : non seulement observer
l’homme tel qu’il est mais, ici, le changer à sa guise ? N’est-ce pas finalement
une forme moderne du lavage de cerveau, renvoyant les pratiques des Chinois
et des Nord-Coréens au rang d’expériences rustiques et peu sophistiquées ?
La torture subie par le héros devient, dès lors, une sorte de représentation
métonymique d’un système qui cherche à entrer dans l’esprit des individus,
un système qu’Eaton retrouvera à son retour dans la vie civile. En choisissant
la petite forme de la fiction télévisuelle, Tourneur et son chef opérateur, Sam
Leavitt, transforment le film en objet théorique, sec, projet comparable, peut-
être, à celui qui définit aussi les ultimes films américains de Lang (La Cin-
quième Victime , L’Invraisemblable Vérité).
Sebastian Santillan
Berlin Express
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JACQUES TOURNEUR 138
Sebastian Santillan
139 les territoires du thriller
LA
RITOURNELLE
ET LE SECRET
***
PAR PATRICE ROLLET
***
L’ENQUÊTE EST CLOSE (1951)
T
iré d’une histoire originale, qui n’est pas sans rappeler le « Thème
du traître et du héros » de Borges, écrite par le scénariste Philip
McDonald et intitulée White Heather (Bruyère blanche) comme
la balade écossaise éponyme qui court tout au long du film dont
ce fut initialement le titre, L’enquête est close (Circle of Danger
en V.O.) de Jacques Tourneur décrit, en évitant les facilités du moindre flash-
back explicatif, les investigations de Clay Douglas (Ray Milland), Américain
soudainement enrichi par la découverte d’un gisement de tungstène au large
de Tampa en Floride1, parti en Grande-Bretagne à la recherche de la vérité sur
la mort mystérieuse de son jeune frère Hank. Celui-ci, engagé dès 1940 dans
les forces britanniques, fut tué d’une balle alliée dans la tête la veille du débar-
quement, lors d’une opération commando à Sainte-Céleste en Bretagne.
En tentant d’interroger, les uns après les autres, les survivants du raid,
Clay ne va trouver, dans un curieux jeu de piste, que bouches closes et
1- Cet épisode tient lieu de prologue dans la version de L’enquête est close, longue de 86 minutes, distribuée
en Grande-Bretagne, à la différence de celle de 75 minutes, amputée de plusieurs autres séquences tout
aussi cruciales (la promenade au bord du loch, la communication de la liste des membres du commando, le
premier départ d’Écosse, la visite aux halles de Covent Garden, etc.), qui a pu circuler ailleurs.
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141 les territoires du thriller
Film secret donc, un peu terne et gris à première vue, à l’image du tungstène
remonté du fond de l’eau, mais qui, fondu, prend l’aspect du platine poli dont
sont faits les filaments des lampes à incandescence, L’enquête est close sécrète
ainsi la métaphore qui éclaire le plus fidèlement le cheminement erratique, et
comme somnambule, de son héros avant son illumination finale : la résolution
inattendue de l’énigme de la mort de Hank.
Film secret encore, très éloigné des genres de prédilection de Tourneur,
le fantastique, le western ou l’aventure, L’enquête est close, s’il peut à juste
titre être considéré comme un « film noir en exil »2 , selon l’expression de Jacques
Lourcelles, dessine aussi, en filigrane de son œuvre, avec Jours de gloire et
Berlin Express une sorte de trilogie de la guerre dont il constituerait l’abou-
tissement paradoxal, une sorte de constellation qui prendrait en écharpe le
Sebastian Santillan
JACQUES TOURNEUR 142
récent conflit mondial d’Est en Ouest avec Berlin au milieu, depuis la lutte à
mort d’un groupe de partisans soviétiques contre l’occupant nazi jusqu’à
l’impossible cicatrisation d’une exécution au sein même d’une poignée
d’Alliés, en passant par la découverte des plaies toujours vives et ouvertes de
la capitale en ruines du IIIe Reich lors de la visite d’une délégation internatio-
nale dans l’immédiat après-guerre.
Les trois films tournent autour d’un secret, d’un message crypté en souf-
france, qui ne parvient que difficilement à destination, qu’il soit oral, dans
Jours de gloire, quand Nina, après avoir comme rêvé la mort de Yelena, abattue
au bord d’un lac dans un plan d’une beauté et d’une cruauté presque mizogu-
chiennes, se réveille en sursaut pour prendre la relève et porter à son tour
cette parole gelée à travers les lignes ennemies, qu’il soit écrit, dans Berlin
Express, recueilli par des enfants sur la patte d’un pigeon voyageur abattu là
encore, mais en plein Paris, pour finir au fond d’une boîte d’allumettes où sont
précisés l’heure, le lieu et le numéro du train qui emmène en catimini le Dr
Bernhardt à Berlin, ou qu’il soit musical, dans L’enquête est close, sous l’aspect
du sifflotement récurrent de “White Heather”, la ballade qui va contribuer à
lever le mystère de la mort de Hank.
Sebastian Santillan
143 les territoires du thriller
Voilà sans doute l’une des raisons pour lesquelles Tourneur, en hommage peut-
être aussi à l’intitulé identique d’un film muet de son père3, sans aucun rapport,
aurait préféré le titre de cette chanson à celui imposé en dernier lieu par la
production. La ritournelle est, ici, le secret, du moins ce qui y conduit le plus
sûrement, à l’insu parfois des protagonistes qui la serinent, tant elle se propage
machinalement jusqu’à la révélation finale. À l’opposé du disque de Wagner
qui s’interrompt sur une remarque assassine de la mère de Hamish, elle roule
librement de bouche en bouche, de personnage en personnage, d’un bout à
l’autre du pays. Comme, en mineur, la ronde des couplets chantonnés tour à
tour par les partisans de Jours de gloire avant qu’ils ne fassent le noir au sein
de leur abri de fortune et, qu’en un temps suspendu purement tourneurien, la
lumière naturelle ne vienne plus éclairer que leurs visages, saisis entre quiétude
extérieure et inquiétude intérieure, la ritournelle de L’enquête est close, en
majeur, circule subrepticement autour de Clay, en sourdine d’abord, en fanfare
ensuite, au point qu’il se met à la fredonner sans même s’en rendre compte.
À l’instar d’un jeu de furet musical qui commence dès le générique, où
son sifflotement sur fond de bruyères donne son « la » au film tout entier, elle
s’y ménage une entrée proprement fictionnelle via les quelques notes égrenées
au piano qui accompagnent les répétitions du ballet de Sholto et d’Oliver dans
leur maison de Riverview Terrace à Hammersmith ; Clay la sifflote ensuite
lors de ses retrouvailles, à Londres, avec Elspeth, oubliant déjà comment elle
lui est venue à l’esprit (« Je n’en connais pas le titre, mais elle me trotte dans
la tête. ») ; il récidive durant leur rendez-vous suivant ; après l’achat de sa voiture
à Richmond Park, Sinclair la sifflote également avant d’indiquer à Clay que
Hank a été abattu à l’aide d’un silencieux, puis, questionné sur l’identité de
son assassin, se contente de répondre par le même sifflotement ; elle rejaillit,
orchestrée et dansée cette fois, lors de la première au Regent Theatre à Bir-
mingham de The Young Pretender, la comédie musicale de Sholto, avant que,
pendant le cocktail qui la couronne, une bévue d’Oliver n’en révèle à Clay
l’origine, “White Heather”, la vieille chanson (« Chez soi dans la belle Écosse /
Bruyère blanche dans les cheveux... ») fredonnée à chaque instant difficile par
l’officier responsable de l’escouade à laquelle appartenait son compagnon de
travail ; et, retour à l’envoyeur, elle achève son circuit dans la bouche de Hamish,
son émetteur initial, qui la sifflote, vers la fin du film, lors de son ultime affron-
tement avec Clay dans les Highlands.
Plus que le contenu qu’elle dévoile, la ritournelle devient alors la forme
même de la divulgation progressive du secret, à la fois collective et territoriale.
Collective, on vient de le voir, dans sa façon de souder un groupe lié par un
crime sinon commis en commun du moins assumé par la communauté à
jamais solidaire du commando, même si le secret reste inégalement partagé
par ses divers membres. « Quelles que soient les finalités ou les résultats, le
3- Voir Chris Fujiwara, Jacques Tourneur. The Cinema of Nightfall, McFarland & Company, Jefferson, North
Carolina, 1998, p. 183.
Sebastian Santillan
JACQUES TOURNEUR 144
secret a une manière de se répandre, qui est prise à son tour dans le secret.
Le secret comme sécrétion »4, écrivent Gilles Deleuze et Félix Guattari. Comme
l’araignée sécrète les fils de sa toile. Territoriale aussi, car la ritournelle
« emporte toujours de la terre avec soi, elle a pour concomitant une terre, même
spirituelle, elle est en rapport essentiel avec un Natal, un Natif. »5 Et ce dédou-
blement dans L’enquête est close où l’Écosse s’avère non seulement la patrie
naturelle de Hamish McArran, mais encore celle, oubliée sinon refoulée, de
l’Américain Clay Douglas qui appartient peut-être à la lignée maudite des
« Black Douglas », comme se plaît à le lui rappeler avec humour Angus (Archie
Duncan), le conducteur de la carriole qui le mène au domicile du premier,
celle-là même lui précisera plus tard, sur le ton de la plaisanterie, Elspeth, qui
s’intéresse à l’histoire mouvementée de l’Angleterre au XVIe siècle, de James
Douglas, de William Douglas et de Nigel Douglas, l’amant de la reine Marie
Stuart, dont « l’ombre funeste » précipita la chute, et la conduisit au billot. D’où
« cette insidieuse dialectique de l’étrangeté et de l’appartenance sur laquelle
se fonde l’essentiel de l’œuvre de Tourneur » 6 qu’a bien repérée Lourcelles,
d’où, ajouterons-nous, cette Unheimlichkeit, ce sentiment très particulier
d’inquiétante familiarité plus que d’étrangeté, qui envahit peu à peu Clay
durant le périple qui, par-delà son enquête privée, débouche sur une troublante
anamnèse publique.
4- Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille Plateaux, Minuit, Paris, 1980, p. 351.
5- Ibid., p. 384.
6- Jacques Lourcelles, op. cit., p. 482.
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145 les territoires du thriller
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JACQUES TOURNEUR 146
7- Michael Henry Wilson, Jacques Tourneur ou la magie de la suggestion, Centre Pompidou, Paris, 2003, p. 72.
8- Jacques Manlay (dir.), Écrits de Jacques Tourneur, Rouge Profond, 2003, p. 51.
9- Jacques Lacan, Le Séminaire. Livre X. L’Angoisse, Seuil, Paris, 2004, p. 95.
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151 les territoires du thriller
boutades grinçantes de Sholto, qui a proposé en vain son aide à Hamish (« Mon
problème, c’est de ne pas savoir quand je suis de trop. ») –, marque l’apogée, le
climax, de leur affrontement sans qu’aucune expression particulière ne vienne
affecter la neutralité absolue de leurs traits. L’espace entier du paysage, qui a
alors supplanté celui de leurs visages, se dégage à nouveau quand Sholto, qui
s’est emparé du fusil de Clay, l’invite à l’accompagner sur la lande. Un court
instant, que dilatent deux plans de coupe, il s’inscrit au mitan de la ligne de
mire des deux fusils qui paraissent le menacer. De l’éventualité d’un duel à
armes égales on en est arrivé à celle d’une chasse à trois où le chasseur, désarmé,
serait devenu la proie, pour aboutir à celle d’un duel à armes inégales cette
fois, quand Clay se retrouve seul avec Sholto. Le tout sans sommation d’aucune
sorte, sans masquer non plus l’antipathie naturelle de Sholto à l’égard de Clay,
mais avec cette courtoisie un peu distante qu’on attribue en général aux
Britanniques.
Cette immensité vide et lumineuse de la lande et du ciel, que n’envahit
aucune ombre, est l’endroit paradoxalement élu par Tourneur, ce cinéaste trop
exclusivement associé à la tombée de la nuit, pour révéler la vérité pressentie
par Clay sans en connaître les tenants et les aboutissants : Hank a été exécuté
par Hamish quand, par gloriole personnelle, il a mis en péril « douze hommes
meilleurs que lui » en voulant ramener, comme trophée de guerre, un officier
allemand. Et si Hamish ne se défend pas lui-même, c’est qu’il a préféré se
« crucifier » en silence plutôt que de rompre sa promesse auprès d’une com-
mission militaire qui, sur la base de son propre rapport transmis à Eisenhower,
l’a félicité pour son action et lui a recommandé de se conduire, quoiqu’il lui en
coûte, comme si tout cela n’était jamais arrivé. Pour ajouter à notre émoi,
l’échange entre Clay et Sholto est, ainsi que son affrontement précédent avec
Hamish, filmé en champs-contrechamps implacables et en une légère contre-
plongée qui les détache sur le blanc du ciel. Il se conclut, au point culminant
de l’aveu, par ce panoramique saisissant où le visage, de profil, de Sholto vient
s’insérer dans le cadre exact de celui, de trois-quarts face, de Clay, sans que
leurs regards ne puissent ou ne veuillent se croiser. La certitude le dispute ici
à la sidération. S’il est vrai, selon Lacan, qu’« agir c’est arracher à l’angoisse sa
certitude »14, alors Clay n’a pas tourné en rond pour rien, il peut recommencer
à vivre. Il ne lui reste plus qu’à aller faire amende honorable auprès de Hamish
et lui avouer à son tour qu’en de telles circonstances il aurait agi de même. En
s’éloignant au milieu des brumes et des bruyères couchées par le vent, après
avoir renoncé à toute espèce de vengeance, il s’ouvre au grand Dehors de son
pays d’origine et échappe ainsi au cercle de ses dangers intérieurs. De ce cercle,
il a enfin pris la tangente. •
Sebastian Santillan
LE MALAIMÉ
***
LA VIE FACILE (1949)
Sebastian Santillan
À BOUT DE SOUFFLE
PAOLA RAIMAN
Sebastian Santillan
ACQUES TOURNEUR 154
Sebastian Santillan
155 le malaimé
À BOUT DE
SOUFFLE
***
PAR PAOLA RAIMAN
***
LA VIE FACILE (1949)
L
a Vie facile est un Tourneur mineur, tout le monde semble à peu
près d’accord pour le dire. Réalisé en 1949, entre Berlin Express
et Stars in My Crown, c’est le dernier film du cinéaste à la RKO.
Son premier et dernier film sur le sport. Mais ce n’est pas uni-
quement le thème du film qui dénote dans la filmographie de
Tourneur, tant le mélodrame social est rare dans l’œuvre du cinéaste.
Si Tourneur a refusé un nombre très limité de commandes au cours de sa
carrière, c’est probablement qu’il faisait partie de ces cinéastes qui aiment à
maintenir un rythme soutenu de tournages. Comme le disait Pedro Costa dans
une conversation avec Chris Fujiwara, « Jacques Tourneur semble juste le type
qui conduisait sa voiture pour aller au studio et en revenir »1. La Vie facile compte
donc parmi ces scénarios qu’il accepte sans entrain mais — qui sait — peut-être
par défi : celui de réussir à faire un film sur le monde du football américain, lui
qui n’a jamais assisté à un match de sa vie, comme il le confiera plus tard dans
plusieurs entretiens2 . Il n’y a d’ailleurs qu’à voir le geste approximatif de lancer
de ballon de Victor Mature pour s’en persuader.
Adapté d’une nouvelle d’Irving Shaw, Education of the Heart, le scénario
de La Vie facile raconte le revers de fortune soudain d’une star du football
américain, le quarterback Pete Wilson, interprété par un Victor Mature un
peu groggy. Atteint d’une fièvre rhumatismale au cœur — la fièvre est bien le
syndrome de prédilection des films de Tourneur — la force physique de Pete
Wilson décline brutalement, au point qu’il doit renoncer à jouer le match de
qualification. Le décrochage du corps du héros est en grande partie le centre
de gravité du film, c’est dire comme on est loin de toute mystique athlétique
du corps américain à la Wellman par exemple, lequel avait réalisé en 1933
1- Conversation qui eut lieu à Tokyo en mai 2011, retranscrite dans Trafic n° 86, été 2013.
2- Notamment celui paru dans The Celluloid Muse: Hollywood Directors Speak de Joel Greenberg et
Charles Higham, Angus & Robertson, Londres, 1969.
Sebastian Santillan
JACQUES TOURNEUR 156
une comédie toute en muscles et testostérone sur une équipe de football inti-
tulée College Coach. La Vie facile, c’est autre chose. Les séquences dans les
vestiaires, par exemple, ne sont jamais pour Tourneur l’occasion de montrer
des corps de sportifs en sueur ou de figurer une atmosphère de camaraderie
virile entre les joueurs. Les vestiaires sont ici bien plutôt un espace de relâ-
chement si ce n’est même de débandade, avec pour centre la table de massage
et le corps blessé au genou de Benny, l’unique joueur afro-américain de l’équipe.
C’est d’ailleurs Benny qui souffle au coach cette plaisanterie désabusée :
« dommage que je ne sois pas une voiture, il suffirait de changer la roue », et
il n’a pas tort car les corps des joueurs sont ici assez proches de machines qui
s’usent trop vite ou se dérèglent tout à coup, et qu’on n’hésite pas à dégager
quand elles ont fait leur temps. Fatalisme du corps qui accompagne un certain
réalisme économique du football : l’équipe des Chiefs, c’est d’abord une petite
entreprise près de ses sous (on s’y fait sermonner pour 3$ de dépenses diverses)
qui peine à faire du profit, les joueurs ont leurs tickets resto comme n’importe
quel employé de bureau, ils épargnent (ou regrettent amèrement de ne
pas l’avoir fait) et viennent en métro, la vedette Pete Wilson/Victor Mature
y compris.
De même qu’il n’y avait aucun remède à la maladie de Jessica dans Vaudou, le
pronostic du médecin de La Vie facile est sans appel, il n’existe pas de traite-
ment pour le cœur faible de Pete Wilson, si ce n’est de vivre moins fort, c’est-
à-dire arrêter le football. Là encore, pensons à un autre film comme Derrière
le miroir (Bigger Than Life, 1956) de Nicholas Ray qui repose entièrement sur
la résistance du corps face à la maladie jusqu’au délire pour mesurer à quel
point La Vie facile donne peu de chance au corps du héros — ce qui donne sens
au jeu très hiératique de Mature qui a servi à certains d’argument pour dis-
créditer le film — car son sujet est ailleurs ou plutôt à l’opposé : ici, ni mystique
du corps façon Wellman, ni possibilité de résistance à la Ray ; le sujet du film,
et de bien d’autres films de Tourneur, est la résignation. À cet égard, dans un
beau texte3 sur Stars in My Crown, Jean-Claude Biette soulignait la différence
entre Dreyer et Tourneur en mettant au jour leur extrémisme commun, le
premier dans la rébellion, le second dans l’acceptation. C’est pourquoi il serait
faux de reprocher à Victor Mature son interprétation désengagée, cette façon
qu’il a de se tenir à côté de son personnage, mais cette absence ne se comprend
que si l’on accepte à notre tour en tant que spectateur que Pete Wilson a déjà
renoncé, dès qu’il a appris sa maladie. Le voilà dès lors cerné par les ombres
sculptées du chef opérateur italien Nicholas Musuraca, à qui l’on doit la pho-
tographie de nombreux autres Tourneur et qui reproduit ici les stries angois-
santes qui assiégeaient déjà Irena dans La Féline. La mise en scène n’offre ici
pas d’issue, les mouvements de caméra sont raides et brefs comme ceux d’un
muscle ankylosé quand ils ne sont pas tout simplement inexistants, et le point
Sebastian Santillan
157 le malaimé
Sebastian Santillan
SÉRIE NOIRE
(1947-1957)
***
LA GRIFFE DU PASSÉ (1947)
NIGHTFALL (1957)
Sebastian Santillan
PROPOS DE JACQUES TOURNEUR
JOUR ET NUIT
HERVÉ GAUVILLE
Sebastian Santillan
160
LA GRIFFE
DU PASSÉ
(1947)
OUT OF THE PAST
Sebastian Santillan
161 PROPOS DE JACQUES TOURNEUR
Sebastian Santillan
La Griffe du passé
JOUR ET NUIT
***
PAR HERVÉ GAUVILLE
***
LA GRIFFE DU PASSÉ (1947)
NIGHTFALL (1957)
L
ongtemps les amateurs de Jacques Tourneur ont considéré Night-
fall comme une œuvre remarquable et néanmoins seconde, pour
ne pas dire secondaire, en regard de Out of the Past placé par les
inconditionnels du cinéaste au firmament du film noir. Aujourd’hui,
la hiérarchie ne s’est pas inversée, c’est plutôt l’idée même de
classement qui est devenue caduque. En réalité, les deux films sont si proches
par leur style que leurs différences jaillissent avec un éclat incomparable.
Out of the Past se prête aux traductions. En version française, il devient tantôt
La Griffe du passé et tantôt Pendez-moi haut et court. Ce dernier titre cor-
respond à la version du Royaume-Uni, Build My Gallows High, éponyme du
roman de Geoffrey Homes, pseudonyme de Daniel Mainwaring, co-scénariste
du film. Out of the Past traverse ainsi les frontières géographiques, patrony-
Sebastian Santillan
163 Série noire
En revanche, personne ne s’est jamais avisé de traduire Nightfall par « La Tom-
bée de la nuit » ou « À la nuit tombante » ou « La Tombée du jour » (qui signifie
la même chose) ou « Crépuscule ». Une version française a retenu le titre approxi-
matif de Poursuites dans la nuit. Quant au roman de David Goodis, il est plate-
ment intitulé La nuit tombe en traduction française. Mais, en réalité, ce film
parle une langue unique, celle d’un film noir très singulier, à la fois quintessence
du genre et objet à part, surgeon exceptionnel. Il décline certes la syntaxe et le
vocabulaire du film noir, à l’égal donc de Out of the Past, mais, tout en conser-
vant son canevas, il en tourne et retourne les codes sous toutes les coutures.
Si Out of the Past est la modernité du film noir portée au pinacle où elle atteint
une forme de classicisme, Nightfall en sera, neuf ans plus tard, le versant post-
moderne, c’est-à-dire une version non-dupe de la rhétorique du genre. Un exemple
éloquent est fourni par les dialogues. Daniel Mainwaring est certes un dialoguiste
hors pair, mais il mesure bien l’écart entre le discours du film et celui dont il
s’est inspiré : « Quant à Out of the Past, le livre et le film sont complètement
différents », reconnaît-il, et il est bien placé pour le faire puisqu’il est l’auteur des
deux œuvres, avant d’ajouter : « le film est nettement mieux, beaucoup moins
embrouillé. » S’il est tellement mieux, c’est bien parce que les répliques sont
ciselées au point de se transformer en citations. En voici un florilège : « Ta
mémoire est aussi longue que ton nez », « On dit que le jour de sa mort, on lit
son nom sur un nuage », « On n’a même plus le droit de se faire descendre par
une femme chez soi », « Ces femmes ne font pas de différence entre tricot et
tir », « Conduisez-moi où je puisse vous répondre », « Tu ne te prives de rien,
même pas d’un meurtre », « On ne pêche pas avec un 45 à la main ».
En ce qui concerne Nightfall, une seule réplique suffira. « Vous êtes un homme
très recherché », dit Marie Gardner à James Vanning avant de l’embrasser. Le
dialogue concocté par Stirling Silliphant, d’après le roman de Goodis, ne sert
pas à mettre en valeur l’interlocuteur et son esprit de répartie, mais à jouer
sur les mots. Recherché par la police, un agent d’assurances et deux bandits,
Vanning est en outre recherché par une femme. C’est un homme à la fois
traqué et désiré. Alors que les dialogues de Out of the Past sont destinés à
faire mouche, ceux de Nightfall sont à entendre au second degré. Ils s’adressent
à un public qui en sait déjà long sur le discours du film noir et qui apprécie
l’allusion ou le clin d’œil à des références connues.
Sebastian Santillan
JACQUES TOURNEUR 164
Le noir est premier dans Out of the Past en ce sens qu’il sculpte le plan afin
que l’illusion d’une image en trois dimensions demeure constante. La photo-
graphie de Nicholas Musuraca, qui opérait déjà sur La Féline, accentue les
contrastes et relève clairement — si l’on peut dire — d’une esthétique expres-
sionniste. À partir du noir traité dans la masse, agencé par volumes distincts
et complémentaires, l’image ouvre un effet de perspective directement issu
du dispositif de la camera oscura. Le blanc vient alors remplir le vide entre
deux parties obscures, non pour le boucher, mais pour faire circuler le regard
plus facilement et plus rapidement de l’avant-scène à l’arrière-fond et vice
versa. L’emploi du noir peut aller jusqu’à revêtir une valeur indicielle comme
il le fait dès la première séquence au cours de laquelle le messager qui arrive
de loin, dans l’espace et dans le temps, porte, à la manière d’un croque-mort,
un chapeau et un manteau noirs qui tranchent sur les tons clairs de la petite
ville estivale où il débarque. Plus tard, la grille du noir se déchiffrera sur la
plage du soir où se rencontrent Jeff Markham et Kathie Moffet. Des filets de
pêche suspendus y feront office d’écrans ajourés qui divisent et distribuent
l’espace en territoires successifs. Les protagonistes surgissent alors de l’obs-
curité pour rejoindre le clair-obscur lunaire d’un rendez-vous fugace avant
de replonger vers la nuit d’un destin forcément fatal.
Si le noir de Out of the Past est un destin, il est un refuge dans Nightfall. Il
enveloppe d’emblée le héros entré dans une maison de la presse jusqu’à ce
que les ampoules soudain allumées éclairent brutalement son désarroi. Sur
l’une des enseignes qui se mettent à clignoter dans un plan pré-générique se
lit notamment en lettres majuscules FIREFLY, une publicité pour un cocktail
sans alcool, mais d’abord le nom de la luciole, qui, comme le ver luisant, est
un éclat de lumière blanche en pleine nuit. Cet éclat annonce déjà la clarté
aveuglante de la neige, et aussi sa blancheur, où se dénouera l’action. Le blanc
redouté du début se résoudra en blanc rédempteur. Le film est une histoire de
lessive qui lave les personnages, du moins les survivants, des noirceurs de
l’intrigue. Tout se passe sur l’écran plat d’une surface lisse. La lumière de
Burnett Guffey n’est pas sculptée, mais dessinée, elle aplatit les contrastes.
Cet effet de surface (picture plane) correspond à une esthétique, non plus
expressionniste, mais minimaliste.
Entre œuvre au noir et écran blanc, il pourrait y avoir l’abîme d’une impossible
comparaison si l’on tentait de mesurer les deux films à l’aune d’un étalon
commun. Mais, pour peu qu’on imagine que le film noir donne naissance à
une réplique, et non à une simple répétition, on comprendra que Nightfall est
un film blanc comme le seraient des minstrels inversés, des figures noires
recouvertes de talc plutôt que des faces blanches passées au cirage. De Out
of the Past à Nightfall, il y a un passage du noir au blanc, un Dark Passage,
pour reprendre le titre du roman de Goodis qui, en 1947, inspira un autre film
noir, Les Passagers de la nuit de Delmer Daves avec Humphrey Bogart à la
Sebastian Santillan
165 Série noire
place d’Aldo Ray. À propos de places, il est bon de se rappeler que, parmi les
raisons qui privilégiaient Out of the Past au détriment de Nightfall, il y avait
l’avantage accordé, dans le premier, à l’interprétation de Robert Mitchum sur
ce même Aldo Ray. En termes de notoriété, les deux acteurs ne sont pas équi-
valents. Mais, en termes d’ajustement au scénario, c’est-à-dire de jeu d’acteur,
force est de constater que le choix par Tourneur de Ray pour interpréter
Vanning est si judicieux qu’il n’est pas certain que Mitchum, à sa place juste-
ment, eut fait mieux.
L’observation vaut aussi pour les deux actrices. Jane Greer (Kathie Moffett)
appartient à la famille des femmes fatales où elle côtoie Barbara Stanwyck,
Rita Hayworth, Ida Lupino ou Lauren Bacall. Elle en arbore les qualités arché-
typales, entre sensualité torride et séduction mortifère. Rien de tel avec Anne
Bancroft, tout aussi désirable, mais pourvue d’une complexion nuancée qui la
distingue tout de suite de la figure habituelle de la mante religieuse. Quand
elle s’assied à côté de James Vanning installé au bar, Marie Gardner s’annonce
comme une femme vénale, opinion bientôt renforcée, aux yeux de son com-
pagnon, par le quiproquo suivant qui lui fait confondre policiers et truands.
La mise en scène lui fait d’abord endosser le costume de femme fatale pour
mieux souligner ensuite tout ce qui l’en sépare. Dénuée de cynisme et inapte
à la trahison, son métier de mannequin, qui aurait pu la prédisposer aux sté-
réotypes de la vanité, lui permet de découdre la trame fatale revêtue en général
par le protagoniste féminin du film noir. Ainsi le couple qu’elle forme avec
Vanning n’est-il pas obligé de se précipiter vers une issue fatale.
Ce qui ressortissait au statut du destin dans Out of the Past, entraînant iné-
vitablement les héros vers une conclusion mortelle, peut à présent se jouer au
contraire sur un mode mineur (musicalement parlant) par ceux qui, amoureux
d’eux-mêmes et de la vie, préfèrent finir leur histoire sur une happy end. Out
of the Past est logiquement tragique tandis que Nightfall est raisonnablement
dramatique. Et pourtant, même si la contradiction n’est qu’apparente, c’est
dans le drame et non dans la tragédie que se déploient les événements les
plus horribles.
Sebastian Santillan
Sebastian Santillan
La Griffe du passé
Sebastian Santillan
JACQUES TOURNEUR 168
Le second intervient à la fin du récit lorsque le héros lutte contre l’un de ses
poursuivants, le sadique Red, interprété par le très convaincant Rudy Bond.
Celui-ci finira broyé par un chasse-neige, conclusion qui n’est pas sans rappeler
la mort des partisans écrabouillés par un char dans Jours de gloire, à ceci
près que, dans Nightfall, l’effet de broyage est encore plus saisissant. Dans ces
deux exemples, la terreur est mécanique. Tourneur se sert à chaque fois d’une
machine pour accentuer le caractère inéluctable de l’événement.
Dans Out of the Past, en revanche, les menaces de mort sont toujours humaines,
en général sous la forme classique d’une balle dans la peau. C’est ce qui arrive
à Jack Fisher (Steve Brodie), l’associé de Jeff Markham (Robert Mitchum)
froidement neutralisé par la redoutable Kathie Moffett (Jane Greer), elle-même
auteur et victime de tirs croisés qui mettront un point final à ses aventures,
à celles de son compagnon d’infortune et au film lui-même. Auparavant,
quelques victimes collatérales auront enrichi le tableau de chasse. Le fidèle
Joe Stefanos (Paul Valentine) aura ainsi appris à ses dépens qu’effectivement
on ne pêche pas la truite avec un 45.
Il est vrai qu’il y a aussi un mort par balle dans Nightfall. Il s’agit du brave
docteur Edward Gurston (Frank Albertson) abattu dans le dos. Son assassinat
a néanmoins pour principal objectif de mettre en valeur la cruauté patholo-
gique de Red, de sorte que sa mort servira surtout de faire-valoir.
Mais David Goodis n’est pas Geoffrey Homes. Déjà, dans Dark Passage, il
exposait sa théorie sur la dialectique du courage et de la peur par le truche-
ment de Walter Coley (Houseley Stevenson), le chirurgien qui donne à Vincent
Sebastian Santillan
169 Série noire
Mais le plus surprenant est dans l’inversion des signes. À l’époque des héros
désinvoltes, les détectives et les truands n’ont certes peur de rien ni de per-
sonne, mais ils manifestent une inquiétude et une fébrilité constantes qui
tranchent sur leur tranquillité d’esprit affichée. Par contre, à l’époque des
hommes traqués, les fugitifs revendiquent leur couardise avec une équanimité
telle que leurs interlocuteurs ont peine à les croire.
1- “He is so timid, at night, he steps over shadows”, in Jacques Manlay (dir.), Écrits de Jacques Tourneur,
Rouge Profond, 2003.
Sebastian Santillan
JACQUES TOURNEUR 170
Dans ces allers et retours entre ce qui fut et ce qui est en train d’advenir,
il y a aussi une transmission d’histoires. Ainsi Jeff Markham devient-il
Jeff Bailey tandis que James Vanning et Art Rayburn échangent leur
identité. Si le héros masculin de Out of the Past peut s’abriter ou se
dévoiler à travers un double patronyme, il se trouve aussi écartelé
entre deux pulsions amoureuses incarnées, d’un côté, par l’amante
mortelle et, de l’autre, par l’impossible promise (Ann Miller, interprétée
par Virginia Huston). Évidemment, Thanatos l’emporte sur Eros, le
noir sur le blanc.
Les mots attendus “THE END” n’ont plus qu’à venir se poser sur cet
objet du désir qui témoigne une dernière fois de l’obscur éclat venu du
film noir, échappé du passé, out of the past. •
Sebastian Santillan
Nightfall
Sebastian Santillan
CONTREBANDE
(1950-1959)
***
LA FLÈCHE ET LE FLAMBEAU (1950)
LA FLIBUSTIÈRE DES ANTILLES (1951)
LES RÉVOLTÉS DE LA CLAIRE-LOUISE (1953)
TOMBOUCTOU (1959)
Sebastian Santillan
PROPOS DE JACQUES TOURNEUR
WORLDWIDE WEB
PIERRE EUGÈNE
Sebastian Santillan
174
LES RÉVOLTÉS
DE LA CLAIRE-LOUISE
(1953)
APPOINTMENT IN HONDURAS
Je l’ai revu récemment à la télévision et j’ai trouvé que Glenn Ford était très
terne, qu’il n’y avait aucune couleur dans son jeu. Ce doit être de ma faute. Dans
le scénario, il y avait un contraste entre un personnage d’Américain très sobre,
très froid, qui n’avait qu’un but en tête et qui parvenait à l’atteindre, et quatre
ou cinq autres personnages, très pittoresques, très colorés. Revoyant le film
l’autre jour après tant d’années, j’ai eu l’impression que Glenn Ford se consa-
crait tellement à sa tâche qu’il était devenu très terne. J’ai exagéré ce côté-là.
Sebastian Santillan
175 PROPOS DE JACQUES TOURNEUR
quand même un élément de vérité. Vous savez, la direction des acteurs est ce qu’il
y a de plus fascinant dans ce métier. Il faut analyser les gens. Je prévois d’abord
toujours au moins un ou deux jours de lecture de scénario avec tous les acteurs
avant le début du tournage. Si un acteur ou une actrice a du mal à prononcer une
phrase, je la change immédiatement sur place. Cela donne confiance à l’acteur.
Tous les acteurs, les grands comme les petits, sont des gens qui ont peur, tous
sans exception. Si vous saviez le nombre de vedettes très connues qui m’ont dit :
« Le premier jour de tournage, je vomis le matin, je ne peux rien avaler, je suis
malade. » Hommes ou femmes, c’est pareil, et il y en a qui sont dans le métier
depuis vingt ou trente ans. Donc, ils cherchent en vous une béquille, vous êtes
leur soutien ; il faut avoir l’air d’être de leur côté. Je ne me présente pas comme
un génie, parce que mon travail est plutôt celui d’un ouvrier, mais j’ai une théorie :
laisser d’abord les gens faire ce qu’ils veulent. Et je crois aussi beaucoup dans
ces premières journées durant lesquelles nous lisons un scénario. L’après-midi,
j’emmène tous les acteurs faire un petit tour dans ceux des décors qui sont déjà
construits. J’ai en effet parlé à beaucoup d’acteurs qui m’ont dit que lorsqu’ils
rentrent chez eux le soir, ils ont dix ou douze pages de dialogues à apprendre
pour le lendemain et, comme tous les gens consciencieux, ils se voient en train
de jouer ce qu’ils auront à jouer. Ils s’imaginent par exemple que la porte va être
derrière eux et qu’ils vont avoir trois pas à faire, puisqu’ils se retourneront sur
le seuil pour dire au revoir. Le lendemain, ils arrivent sur le plateau et la porte
est à vingt mètres en face d’eux, ou bien, au lieu d’être assis à une table, ils sont
debout devant un comptoir, etc. Rien que cela leur fait oublier tout ce qu’ils ont
appris. Connaître le décor leur donne déjà une certaine confiance.
J’ai aussi une grande compassion pour les petits acteurs. J’ai tendance à être dur
avec les vedettes, et j’ai tort, mais j’ai beaucoup de patience avec les petits acteurs,
parce qu’ils me font de la peine. Aux États-Unis, c’est très curieux, il y a seulement
deux catégories : ou bien les acteurs reçoivent beaucoup trop d’argent, ou bien ils
ne gagnent presque pas leur vie. Mais il n’y a pratiquement pas ce qui est si courant
en Europe : l’acteur qui vivote, qui se « débrouille » entre les films, le théâtre et le
doublage. D’autre part, ici, les grandes vedettes qui sont payées beaucoup trop, sans
rapport avec leur valeur réelle, ont tendance à devenir des enfants gâtés. Plus on leur
en donne, plus ils en veulent. De sorte que, maintenant, depuis cinq ans, nous en
sommes arrivés au stade où les grandes vedettes veulent faire elles-mêmes la mise en
scène et vous disent : « Non, je ne ferai pas ceci. Je préfère faire comme cela. ». On
ne peut pas tourner de bons films dans ces conditions-là. Il faut, pour obtenir un bon
résultat, que le metteur en scène ait vraiment le dernier mot. Moi, quand les acteurs
refusent d’accepter ma mise en scène, je me désintéresse complètement d’eux, je
les laisse faire ce qu’ils veulent. Mais s’ils me demandent mon aide, je fais vraiment
tout ce que je peux. Lorsque j’ai travaillé avec Gregory Peck sur Jours de gloire, il m’a
dit : « Jacques Tourneur, je ne vous connais pas, je ne connais rien au cinéma. Je suis
entre vos mains. Si vous me demandez de me tenir la tête en bas et sur les mains, je
le ferai — avec grand plaisir. Je ferai tout ce que vous voulez. » Je me serais mis en
pièces pour cet homme-là, et je crois qu’il a été très bien dans le film. •
Sebastian Santillan
La Flibustière des Antilles
WORLDWIDE
WEB
***
PAR PIERRE EUGÈNE
***
LA FLÈCHE ET LE FLAMBEAU (1950)
LA FLIBUSTIÈRE DES ANTILLES (1951)
LES RÉVOLTÉS DE LA CLAIRE-LOUISE (1953)
TOMBOUCTOU (1959)
L
a Flèche et le Flambeau, La Flibustière des Antilles, Les Révoltés
de la Claire-Louise et Tombouctou sont quatre films réduits à
l’os, où Tourneur ne peut dissimuler cette abstraction qu’il affec-
tionne. Exemplaire est ce crocodile des Révoltés..., émergeant du
montage impur et glaçant d’une poignée de stock-shots : dévoré
par des poissons-tigre, il regagne la berge ; mais une fois sorti de l’eau, ce n’est
plus qu’un squelette qui s’immobilise. Dans ce carré de films qu’on pourrait
appeler « les Quatre de l’aventure », la forêt, la mer, la jungle et le désert n’ont
Sebastian Santillan
177 Contrebande
Tourneur (pas Français pour rien) est ce drôle de cartésien qui croit autant
aux cartes géographiques qu’aux cartes divinatoires, mais sans grande
confiance dans cet entre-deux que constitue le monde visible (ce que le spec-
tateur naïf appelle, lui, les « réalités »). D’où une relative cécité à tout ce qui,
dans les univers qu’il filme, ne relève pas de la procédure, de l’instruction ou
de la convention (ceci expliquant aussi son acceptation tranquille de l’idéologie
hollywoodienne). C’est de là que découle, paradoxalement, la modernité de
Tourneur : capter l’automate dans l’humain. Non pas en s’attaquant au versant
inconscient ou à l’innocence supposée des êtres (ça, c’est Bresson), mais en
dressant l’humain (comme on dresse le couvert) jusqu’à la rigidité inhumaine
des normes. L’admiration de Tourneur pour Zola1 se soutient d’une croyance
fondamentale dans le déterminisme — qu’il confond volontairement, en bon
cinéaste américain, avec la détermination. Car s’il ne restait qu’une loi, la
dernière, ce serait bien la loi des générations, cette reproduction à l’infini des
gènes des morts au cœur des vivants, et à leur insu ; avec ce corolaire inquiet :
et si l’animation des vivants n’avait que les morts pour cause ?
Comme chez Bresson, les films de Tourneur sont pleins de ces héros droits et
résolus, monadiques et solitaires, ne suivant que leur loi et pris cependant
dans les rets de trajets circulaires, de « drôles de chemins » qui les baladent
(L’enquête est close thématise exactement ce parti pris). Les découpages de
Tourneur sont, de même que chez Bresson, des manières de recalculer à chaque
plan les trajectoires de ses héros tout en désorientant les spectateurs. Skorecki
en parle bien : « Il refuse d’offrir au spectateur le moindre point d’appui par où
saisir ses films [...]. L’explication est simple : sa manière de raconter consiste à
donner de la vie une image raccourcie, obtenue en décomposant les éléments
les plus variés de l’existence puis en les recomposant de manière à accélérer
certains mouvements, à éviter les approches superflues. »2
Accélérer, mais pas seulement : « Ne montrer que des mouvements inutiles, ou
avortés sitôt que commencés, simuler la rigueur quand tragique est le désordre,
semble participer d’une impuissance à saisir la vie, ou plutôt d’une volonté à
précipiter la mort. »3 Dans Les Révoltés..., les personnages suivent malgré eux
Corbett (Glenn Ford), seul à connaître leur véritable destination autant que
la voie pour y parvenir (le spectateur possède les informations dès la première
1- « Zola, toujours un géant au milieu des nains » in Jacques Manlay (dir.), Écrits de Jacques Tourneur, Paris,
Rouge Profond, 2003.
2- Louis Skorecki, « Trois Tourneur », Cahiers du cinéma, n° 155, mai 1964.
3- Id.
Sebastian Santillan
JACQUES TOURNEUR 178
Cette menace d’immobilité qui gangrène les films repose sur l’alliance objective
entre un décor trop étroit (où se perçoit clairement l’impossibilité physique de
la caméra et des acteurs de s’éloigner ne serait-ce que d’un mètre), des toiles
de fond presque vierges et une masse raréfiée de figurants (souvent plantée
dans l’ombre), qui donne à la paire de films la plus pauvre des Quatre, Les
Révoltés... et Tombouctou, le caractère des mauvais rêves engluant les gestes
de leurs protagonistes dans une immobilité de crampes. À l’inverse, dans La
Flèche..., ce star vehicle (pas richissime pour autant), le château et le village
sont des sortes de décors mobiles tournant autour de Burt Lancaster afin que
ce dernier puisse y caser ses acrobaties dans toutes les dimensions. La Flèche...
use beaucoup de décors, comme dans cette scène où s’utilise de toutes les
manières une longue perche en bois (jusqu’à ce qu’elle se brise), prétexte à
traverser le château de haut en bas et de long en large. Le décor s’y dévide à
la manière des longs rubans actualisés des jeux-vidéos, reformés d’un cran à
chaque avancée du personnage. Ici, c’est Lancaster qui, fixé au centre de l’atten-
tion, ordonne au film de s’enrouler autour de lui.
4- Sachant que, pour Tourneur, les vivants vivent sur un territoire où gîtent les morts, on peut en déduire
si un principe d’identité du territoire régit ses films. Les pirates de La Flibustière... intéressent bien plus
Tourneur que les marins sous pavillon anglais ou français. Le scénario de La Flèche... (le dernier écrit par
un Waldo Salt victime de la chasse aux sorcières, qui retravaillera en 1962) relate un soulèvement dans la
Lombardie du XIIe siècle colonisée par des nobles allemands. Concernant Tombouctou, Jacques Lourcelles
précise : « Bien qu’inédit en France, le film fut doublé en français et cette version française sortit dans
quelques pays francophones. Le cas est peu courant. Il s’explique par le contexte de la guerre d’Algérie.
Dans ce contexte, la fin du film, où le chef religieux déclare à son peuple qu’il faudra un jour réclamer avec
dignité l’indépendance, fut jugée inopportune » (Dictionnaire des films, Paris, Robert Laffont, Bouquins,
1992). D’ailleurs, à la fin du film, le drapeau français s’élève dans le fort, pendant que Conway et Nathalie
Dufort traversent le champ à cheval sans s’arrêter. Le plan suivant les voit s’éloigner dans le désert.
Sebastian Santillan
179 Contrebande
Sebastian Santillan
JACQUES TOURNEUR 180
C’est plus généralement dans ces caractères prêtés comme par une distribution
de cartes que Tourneur annule le sentiment de la nature des choses et la
recherche des essences. « Nous pouvons mettre des noms sur les choses, mais
défense de mettre des choses sous les noms existants »7, remarquait Valéry.
C’est pourtant ce que fait Corbett dans Les Révoltés... avec « Lisa », une ceinture
contenant trois grosses liasses de billets. Dans La Flibustière..., un bateau est
un « she ». Et si Pierre-François est féminin en diable dans sa première scène
(outre cette sorte de mollesse que Balzac associe à la féminité, ses vêtements
déchirés dénudent ses épaules en un profond décolleté tandis qu’une gifle
d’Anne met la dernière touche au maquillage en faisant perler du sang à ses
lèvres), si dans Les Révoltés... Sylvia Sheppard quitte son fameux déshabillé
jaune pour endosser une combinaison militaire plus fonctionnelle, tout cela
n’a rien à voir avec un travestissement à la Hawks (où l’homme est victime
5- Réminiscence d’un plan du court métrage Romance of Radium (1937) de Tourneur, où deux colons
explorateurs observaient (ce qu’ils croyaient être une torture barbare) le visage d’un jeune noir blessé, en
cours de guérison par une terre riche en radium cicatrisant.
6- À la fin de La Flibustière..., Anne souscrit à ce que le médecin du bateau l’avait adjuré de faire la veille :
libérer Pierre François et sa fiancée de l’île-prison. Mais elle l’informe qu’elle a rayé son nom de la liste de
l’équipage : « Qui navigue avec moi me respecte », lui dit-elle. « J’ai peut-être changé d’avis », répond-il.
« Je n’ai pas changé », réplique-t-elle.
7- Paul Valéry, Carnets (T.1), Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1973.
Sebastian Santillan
181 Contrebande
Sebastian Santillan
183 Contrebande
Ces arrêts successifs sur individus, ces regards courant de proche en proche,
ces cloisons répétées, cette perpétuelle opération de découverte et de surprise
n’est réalisable que si Tourneur maintient dur comme fer une seule loi : ne
jamais aller plus loin qu’un regard peut aller. Les Révoltés..., au récit gagnant
progressivement en complexité, où les rapports entre les personnages ne
cessent de se défaire et de se reconfigurer, où chacun regarde l’autre qui en
regarde un autre, repose magistralement sur cette limitation spatio-temporelle
du regard. Si les petits morceaux d’espace de Bresson s’accouplaient dans la
faculté de suivi d’un spectateur devenu intermédiaire universel, Tourneur fait
le siège de sa mémoire et y dresse une toile d’araignée, l’addition enchevêtrée
des lignes solidifiées des regards, reliées par les points cardinaux des qualités
perçues chez les personnages. Il le fait à une vitesse telle que le spectateur
est écartelé entre deux postures de cécité : rester rivé au regard des protago-
nistes et naviguer à vue dans les scènes, en saut de puce ; ou bien garder le
nez sur la carte stratégique du cinéaste, attendre un nouveau trait et ne per-
cevoir la beauté des scènes que par éclats fugaces, en levant les yeux de temps
à autre (car il faut bien voir). Le spectateur non plus ne réussira pas à avoir à
la fois l’or et l’amour, et ne saisira de l’aventure que des coupes transversales.
Pour être un véritable aventurier et voir sur tous les plans, il faudrait se faire
moteur de recherche. C’est possible ; mais la mémoire instantanée relève de
la culture physique. •
Sebastian Santillan
Sur le tournage de La Flèche et le Flambeau
Sebastian Santillan
Sebastian Santillan
PÉRIODE FINALE
(1959-1965)
***
LA BATAILLE DE MARATHON (1959)
FURY RIVER (1961)
THE COMEDY OF TERRORS (1963)
LA CITÉ SOUS LA MER (1965)
Sebastian Santillan
PROPOS DE JACQUES TOURNEUR
Sebastian Santillan
188
LA BATAILLE DE MARATHON
(1959)
LA BATTAGLIA DI MARATONA
L’acteur en vogue à ce moment-là, depuis qu’il avait fait deux Hercule, était
Steve Reeves. Dans ces deux films-là, il avait été dirigé par des metteurs en
scène italiens, bien qu’il ne parlât pas leur langue. Pour son troisième film, il a
voulu un réalisateur américain afin de ne pas paraître trop ridicule. Il m’a dit
par la suite : « Avec un metteur en scène italien j’ai vraiment l’air bête, je ne
comprends pas un mot. » J’ai appris également qu’il avait dit au producteur :
« J’ai vu en Amérique un film qui s’appelle La Flèche et Le Flambeau avec Burt
Lancaster. Il était très bien là-dedans et je voudrais avoir le même metteur en
scène pour m’aider, pour me guider, pour que je ne fasse pas de bêtises. » Les
producteurs italiens m’ont aussitôt envoyé un scénario que j’ai accepté. L’ennui
est qu’on tourne très lentement en Italie. Malgré cela, ce qui m’a le plus frappé,
c’est la grande qualité des artisans en général, des effets spéciaux, etc. Pour
la photographie nous avions un homme extraordinaire, Mario Bava, qui a fait
une photo splendide et aussi des maquettes excellentes, les meilleures que j'ai
jamais vues, et nous en avions beaucoup dans ce film. Seulement, il est évident
que les équipes italiennes sont lentes, c’est reconnu, et je ne suis pas le seul à
le dire. J’ai beaucoup travaillé dans les studios français, et j’ai retrouvé le même
individualisme à l’intérieur des équipes italiennes. Il n’y a pas de grand effort de
groupe, l’effort reste individuel. S’il y a une différence marquée entre l’équipe
américaine et l’équipe européenne, c’est qu’en Europe chaque ouvrier est un
individu et un artisan de talent. J’ai l’impression que sur un plateau français
l’ouvrier met plus de lui-même dans son travail que l’ouvrier américain qui
a tendance à travailler avec ses Unions, ses syndicats et s’arrête à heure fixe.
Évidemment les équipes américaines sont bien plus efficaces. Nous avons
donc travaillé très lentement à Rome, nous faisions un ou deux plans le matin,
parfois même aucun, parce que le décor n’était pas prêt. L’après-midi, deux
ou trois plans. À ce train, le tournage a duré des mois et des mois. Les ouvriers
étaient contents parce qu’ils gagnaient plus d’argent. Les producteurs, eux, s’y
attendaient et ils savaient que de toute façon le plan de travail serait dépassé de
plusieurs semaines. J’avais signé un contrat pour dix semaines. Au bout de ces
dix semaines, le tournage avait été si long qu’il manquait encore trois semaines
de travail pour la seconde équipe. J’ai voulu tourner ce qui restait mais, d’après
le contrat, j’aurais dû être payé par journées supplémentaires. Comme il ne
restait que des scènes de seconde équipe, au lieu de me payer, les produc-
teurs m’ont dit que j’avais fini. Il restait à tourner les séquences sous l’eau et
la bataille finale. Avant de partir j’ai discuté minutieusement le découpage de
chaque scène et, plus tard, voyant le film terminé, j’ai constaté qu’ils avaient
fait encore mieux que je n’aurais pu faire moi-même. C’est Bruno Vailati, le
producteur, qui a tourné ces scènes. •
Sebastian Santillan
189 PROPOS DE JACQUES TOURNEUR
Sebastian Santillan
190
Chez RKO, c’était déjà bien plus intime ; chacun était à sa place et fai-
sait son travail sans jalousie, sans histoire. Le président de la RKO m’a
dit : « Jacques, vous voyez cette petite porte dans mon bureau ? Elle est
toujours ouverte pour vous. Vous n’avez même pas besoin de frapper. »
Quant à American International, qui a deux cents employés, c’est une
véritable famille dont les membres se respectent mutuellement. Lorsque
quelqu’un part en vacances, il y a aussitôt deux personnes qui prennent
sa place avec joie et qui font son travail. Ce sont des enthousiastes qui
connaissent à fond leur métier : les Baxter pour la musique, le Grec
Anthony Carras, un des meilleurs monteurs de Hollywood. Le bureau
des patrons Jim Nicholson et Sam Arkoff est bien entendu toujours
ouvert. Ils sont extrêmement gentils et ils apprécient l’enthousiasme.
C’est une organisation jeune qui marchera de mieux en mieux à l’avenir.
Un Français comme moi a en général tendance à aimer tout ce qui est
à petite échelle, tout ce qui est intime. Il est perdu dans les organisa-
tions énormes. J’aime le travail intime dans des conditions intimes et
franches. Et dans un sens c’est une bonne chose que les grands studios
aient disparu, car c’étaient des usines. Les compagnies indépendantes
sont maintenant plus restreintes et elles ont plus d’audace.
1- Ce dernier paragraphe est tiré de "Taste without clichés", entretien avec Jacques Tourneur par
Allen Eyles et Barrie Pattison, Films and Filming, novembre 1965.
Sebastian Santillan
191 PROPOS DE JACQUES TOURNEUR
Sur un poème très court d’Edgar Poe, nous avons brodé une histoire qui
en gros était fidèle au poème. L’histoire elle-même est vraie en ce sens
que beaucoup de gens y croient encore aujourd’hui. À l’extrémité de la
côte ouest de Cornouailles, en Angleterre, sur la pointe de Penzance,
il y a, dit-on, une ville engloutie. Les gens âgés du village de Penzance
disent qu’à une certaine marée basse, deux fois par an à l’équinoxe, on
entend les cloches d’un village englouti. Ils prétendent aussi qu’on voit
souvent des lueurs rouges apparaître au-dessus de la mer, car ce village
aurait été détruit par un volcan sous-marin. Poe a écrit là-dessus un
poème : “City in the Sea”. Notre histoire est celle d’un jeune homme,
d’une jeune fille et d’un marin qui se trouvent pris par hasard, lors d’une
marée d’équinoxe très basse, dans une espèce de tunnel et qui arrivent
dans une ville sous-marine gouvernée par une sorte de Capitaine Nemo.
La seule source d’éclairage de cette ville, c’est un volcan sous la mer.
Lorsqu’il est actif, tout devient rouge, et lorsqu’il sommeille, il n’y a plus
que la lumière verte de la mer. Le film est intéressant du point de vue
des couleurs, du décor et de l’aventure. Ces gens ont exactement trois
heures avant que la marée remonte pour pouvoir s’en sortir et toute
l’action du film se passe durant ces trois heures.
Sebastian Santillan
JACQUES TOURNEUR 192
DANS LES
LIMBES
***
PAR RINALDO CENSI
TRADUIT DE L’ITALIEN PAR MARIE MORISSET
***
LA BATAILLE DE MARATHON (1959)
FURY RIVER (1961)
THE COMEDY OF TERRORS (1963)
LA CITÉ SOUS LA MER (1965)
I
l y a quelque chose de stoïque et de noble dans le caractère de Jacques
Tourneur. C’est un ange. Toujours compréhensif, même si tout au long de
sa carrière on lui en fait voir de toutes les couleurs, il garde un calme
olympien — on oserait dire zen. Il sait encaisser les coups, comme un
boxeur. Après la parenthèse anglaise de Rendez-vous avec la peur en
1958, il retourne aux États-Unis et tourne la même année The Fearmakers. Entre
1958 et 1959, il travaille avec frénésie, pour la MGM, à la série télé Northwest
Passage. Dans certains cas, il s’agit surtout de rendre service en tant que monteur
et de tourner des scènes de raccord avec des stock shots du vieux film de King
Vidor du même nom1. C’est le cas de Frontier Rangers, distribué en salle, qui
rassemble trois épisodes de la série (« The Gunsmith », « The Bond Woman »,
« The Burning Village »). Deux autres films sont distribués à partir du remontage
de trois épisodes de la série Mission of Danger (deux d’entre eux sont réalisés
par George Waggner — « The Red Coat » et « The Secret of Cliff » — tandis que
Tourneur est responsable de « The Break Out »). Comment considérer ces travaux
de coupes et de raccords ? Pour ce qu’ils sont : des travaux « alimentaires ». Faits
en vitesse. Encore plus vite que les films. Tourneur y participe et y contribue,
avec modestie, en faisant, comme toujours, ce qu’il peut. C’est-à-dire en tirant le
maximum de ce que la structure de production lui permet d’obtenir2 . On se
Sebastian Santillan
193 Période finale
La Bataille de Marathon
3- Jacques Tourneur, entretien avec Jacques Manlay et Jean Ricaud, Cinéma 78 n° 230, février 1978,
p. 52. Ensuite repris dans Caméra/Stylo spécial « Tourneur », mai 1986, p. 64.
4- Jean-Claude Lebensztejn, « En pure perte », Cinéma 07, Léo Scheer, Paris, 2004, p. 21.
Sebastian Santillan
JACQUES TOURNEUR 194
Y a-t-il une marque de fabrique Tourneur dans les épisodes ? Cela semble
presque ridicule de se le demander. Mais s’il y en a une, c’est justement la
modestie, la conscience d’agir en pure perte. Une analyse attentive de la
paternité des matériaux de Fury River se révèle par exemple être presque
comique, voire grotesque. Le film étant composé à partir de trois épisodes
(« The Vulture », « Stab in the Back », « Fight at the River »), mais signé par
quatre réalisateurs (Jacques Tourneur, Alan Crosland Jr., George Waggner,
Otto Lang), il est plutôt complexe de reconstruire clairement la paternité des
séquences, particulièrement si l’on garde à l’esprit, comme le souligne encore
Brion, qu’en plus des parties du film de Vidor, Fury River contient aussi des
morceaux de pellicule de Green Fire, un film d’aventure d’Andrew Marton,
distribué par la MGM en 1954. Tourneur aurait réalisé l’épisode intitulé « The
Vulture ». Mais plus que sur les constantes « auctoriales », cela vaut la peine
de s’arrêter ici sur le procédé, proche du bricolage. Quelque chose de ce genre
s’est toujours produit à Hollywood, en particulier dans les films de série B.
Nous n’en proposerons qu’un exemple : en 1945 sort en salle The White Gorilla,
un film de Harry L. Fraser. Une bonne partie du film réutilise des matériaux
d’un film muet de Jack Nelson, distribué en 1927, Perils of the Jungle.
En 1959, les choses semblent aller de mieux en mieux pour Tourneur, mais ce
n’est qu’une impression. Il recommence à tourner un vrai film. On l’appelle
d’Italie pour s’occuper d’un péplum, La Bataille de Marathon. « Mon agent se
trouvait à Rome et il rencontra Mr. Muscle, vous savez, Steve Reeves. Ils par-
laient de cinéma, Steve Reeves déclara adorer La Flèche et le Flambeau et
vouloir faire un film comme celui-là. Mon agent lui a alors dit que j’en étais le
réalisateur et qu’il était mon agent. J’ai alors été engagé et je me suis fait très
largement payer, mais après tout, ils me voulaient... »
Sebastian Santillan
195 Période finale
genre à part, non récupérable (ou, en tout cas, pas encore récupéré) à l’intérieur
du cinéma le plus respectable5. »
Et pourtant, comme nous l’avons dit, l’art arrive quand nous l’attendons le
moins. C’est un plus, exactement là où il n’était pas demandé. Et ce plus dénote
une forme d’insubordination et d’offense. Prenez la séquence magnifique de
lutte entre Filippide et Karis, qui joue entièrement sur l’admirable ambivalence
entre espace illuminé et zone d’ombre. Tout d’un coup, voilà toute une modu-
lation chromatique, tonale, qui résonne comme un coup de bravoure6.
Avec le film suivant, les choses empirent encore davantage — si c’était possible.
On en vient à se demander ce qu’a bien pu penser Tourneur — habitué à tourner
avec un scénario défini et travaillé — face aux changements continuels, sem-
blables à ceux de n’importe quelle production pour la télévision. Produit par
l’AIP avec la Bruton Film Productions anglaise, le film est remanié plusieurs
fois, sur demande du producteur anglais. L’histoire, complètement verticale, à
la Verne, est inspirée d’un poème de Poe (“The City in the Sea”), et se déroule
5- Chris Fujiwara, « Tre peplum con Steve Reeves », in Sergio M. Germani, Simone Starace, Roberto Turi-
gliatto, Titanus. Cronaca familiare del cinema italiano, Sabinae, Rome, 2014, p. 208. Catalogue de la rétros-
pective Titanus au 67ème Festival du Film Locarno. Et nous pourrions dire de Tourneur ce que Geminello
Alvi écrit de Mario Bava : « Il avait la lèvre supérieure qui recouvrait l’autre et, riant, il faisait tourner ses
pupilles avec une expression d’effarement feint. Il était le réalisateur mais il ne s’occupait, soigneusement,
que de contempler le paquet de Marlboro qu’il avait à la main. Du reste, étant dans le cinéma depuis sa
naissance, il ne pouvait pas le prendre au sérieux. » Geminello Alvi, « Mario Bava », in Eccentrici, Adelphi,
Milan, 2015, p. 105.
6- « Sans doute, les forces historiques ne sont jamais tranchées ; la rébellion peut servir l’ordre, et d’ailleurs elle ne
suffit pas à produire les chefs-d’œuvre ; mais sourde ou affirmée, elle est, dans la situation des artistes de films B,
le seul moyen de s’en sortir. » Jean-Claude Lebensztejn, « En pure perte », cit. p. 21.
Sebastian Santillan
JACQUES TOURNEUR 196
7- Nous renvoyons à Chiara Franceschini, Storia del limbo, Feltrinelli, Milan, 2017.
Sebastian Santillan
197 Période finale
Sebastian Santillan
PROPOS DE JACQUES TOURNEUR
Sebastian Santillan
200
"NIGHT CALL", LA
QUATRIÈME DIMENSION
(THE TWILIGHT ZONE)
Pendant une demi-heure, une femme répond au téléphone. Je sais que
cela a déjà été fait avec Barbara Stanwyck il y a plusieurs années, mais
ici, il s’agit d’une femme âgée, très bien interprétée d’ailleurs par Gla-
dys Cooper. Elle habite toute seule dans une villa de l’État du Maine.
Elle reçoit des coups de téléphone étranges, la nuit, et à chaque fois
on raccroche. Elle pense que ce sont des gamins qui font des blagues.
Elle se plaint à la téléphoniste du village qui lui apprend qu’il y a eu un
orage, que les lignes de téléphone sont tombées, et que c’est cela qui
fait sonner son appareil. La nuit suivante, nouvel appel, et une voix très
faible murmure : « Allô, allô... » Cette pauvre femme de soixante-qua-
torze ans prend peur. Elle se plaint encore et la téléphoniste lui répond :
« Nous sommes en train de réparer les lignes, mais de toute façon votre
ligne est tombée à un endroit d’où personne ne pourrait vous appeler,
puisque c’est un cimetière. » La vieille dame a une peur terrible et elle fait
venir son infirmière qui l’emmène au cimetière dans sa chaise roulante
(elle est paralysée). Elle s’approche de la tombe de son fiancé, mort il
y a plus de quarante ans. Le fil téléphonique est tombé juste en travers
de la tombe. La vieille femme comprend et dit qu’elle n’a plus peur : « Il
veut me parler, il essaie de se mettre en rapport avec moi. Ramenez-
moi vite à la maison. » L’infirmière pense qu’elle est un peu gâteuse et
la ramène à sa chambre. Lorsqu’elle est partie, la vieille femme pose le
téléphone sur ses genoux et attend. Le téléphone sonne. Une voix plus
claire s’adresse à elle : « Tu as toujours été très autoritaire avec moi. Nous
devions nous marier, mais tu as exigé ceci, tu as exigé cela. Tu as eu tort,
et maintenant je te dis adieu. » La vieille femme : « Non, non, reste, je
veux te parler. Tu m’as rappelé le passé... » L’appel est stoppé, la ligne est
réparée et la vieille femme pleure.
Vous savez, c’est très curieux, à la télévision, l’indication du succès d’un
film c’est le nombre de coups de téléphone qu’on reçoit après sa projec-
tion. À 8h29 pile, ou à 9h29 du soir, je sais qu’on va sonner. Quand ça
ne sonne pas, je me dis : « Ce n’est pas bon. » Pour “Night Call”, on m’a
téléphoné jusqu’à minuit. Des femmes me disaient : « J’ai peur de me
coucher, j’ai peur de répondre au téléphone. » Même ma femme a eu
peur. Le but cherché était donc atteint.
Sebastian Santillan
201 PROPOS DE JACQUES TOURNEUR
Sebastian Santillan
JACQUES TOURNEUR 202
LES FANTÔMES
DÉCHUS DU
CINÉMA
JACQUES TOURNEUR ET LE BARBARA
STANWYCK SHOW
***
PAR CHRIS FUJIWARA
TRADUIT DE L’ANGLAIS (ÉTATS-UNIS) PAR CHARLES VILLALON
Sebastian Santillan
203 télévision
T
he Barbara Stanwyck Show était une série télévisée constituée
d’épisodes de trente minutes et diffusée à partir de l’automne
1960 sur la chaîne NBC. Elle fut conçue sur le modèle de deux
autres séries d’anthologies à succès qui portaient le nom de
celles qui les présentaient, Loretta Young et Jane Wyman.
Comme Young et Wyman dans leur propre série, Stanwyck y apparaissait en
tant que présentatrice de l’épisode, qu’elle introduisait avant sa diffusion, et
où elle tenait le plus souvent le rôle principal Les histoires (sur lesquelles
Stanwyck avait un droit de regard contractuel) embrassaient différents genres,
parmi lesquels le récit à suspense, l’histoire d’amour en costume, le film
d’aventures, le western et la comédie. La série n’a connu qu’une saison de
37 épisodes avant que la NBC ne la déprogramme, et ce en dépit de la victoire
de Stanwyck aux Emmy Awards dans la catégorie de la meilleure actrice de
série télévisée.
En 1960, cela faisait déjà plus de cinq ans que Tourneur travaillait pour la
télévision et il avait réalisé plusieurs épisodes sur différentes séries d’antho-
logies, parmi lesquelles The Jane Wyman Show et The General Electric Theater.
C’est sans doute le producteur du Barbara Stanwyck Show, William H. Wright,
qui a décidé de l’engager, celui-ci ayant déjà produit Stars in My Crown. Tour-
neur a réalisé le premier épisode de la série (diffusé le 19 septembre 1960),
"The Mink Coat", dans lequel Jack Nicholson avait un petit rôle. (À l’heure où
j’écris ces lignes, cet épisode demeure introuvable.) Tourneur a par la suite
réalisé plusieurs autres épisodes, dont une dizaine sont désormais disponibles
en DVD. Tourneur aimait beaucoup travailler avec Stanwyck, lui qui l’a qua-
lifiée de « sacrée bosseuse, d’artisan, de force motrice. Elle a consacré sa vie
à deux choses : son travail et son travail. Nous sommes faits de la même farine.
Moi aussi, je ne vis que pour mon travail. Nous sommes liés par une admiration
mutuelle. »1
1- Ella Smith, Starring Miss Barbara Stanwyck (New York, Crown Publishers, 1974), p. 279.
2- Ibid., p. 273, et Simon Mizrahi et Pierre Guinle, “Biofilmographie de Jacques Tourneur,” Présence du
cinéma 22-23 (automne 1966), p. 82.
3- Gregory William Mank, The Very Witching Time of Night: Dark Alleys of Classic Horror Cinema
(Jefferson, McFarland, & Co., 2014), p. 222, 234-237.
Sebastian Santillan
JACQUES TOURNEUR 204
déclaré : « Les gens me demandent sans cesse quelle est la différence entre le
cinéma et la télévision, et honnêtement je n’en vois aucune. Dans les deux cas,
il s’agit de tourner un film. Les techniques sont exactement les mêmes. Pour
la télévision, on travaille simplement un peu plus dur et beaucoup plus vite,
c’est tout. »4
Tous les épisodes du Barbara Stanwyck Show réalisés par Tourneur sont, à
défaut d’autres choses, des œuvres mineures mais divertissantes qui témoignent
de sa maîtrise technique. Dans certains d’entre eux, il est également possible
de discerner quelque chose de sa personnalité et de sa créativité. Ce ne sont
peut-être pas des films à part entière, mais plutôt les fantômes de ceux-ci,
« déchus », comme l’écrit Catherine Russell dans son essai universitaire sur le
Barbara Stanwyck Show, « de la promesse utopique du cinéma d’offrir de gros
moyens pour quelque chose de plus ordinaire, de plus banal », mais qui « portent
les stigmates de l’esthétique glamour de Hollywood ».5 Par leur nature spectrale,
les téléfilms de Tourneur forment un appendice cohérent à son œuvre prin-
cipale, qui est un cinéma de la trace et de l’évanescence.
Sebastian Santillan
Épisode “Frightened Doll”
comédie noire qui évoque ce ton sec que Tourneur aurait voulu pour un film
qu’il réalisera plus tard, The Comedy of Terrors, et qu’il n’a pas pu imposer.
"Confession" est avant tout remarquable pour son montage élégamment moderne
qui n’utilise aucun fondu (à l’exception du fondu qui marque l’interruption
publicitaire et celui par lequel reprend l’épisode) et qui insère de manière très
dissonante des plans d’un manège dont la musique torture l’héroïne confinée
dans l’appartement de son amant. Le caractère spectral, damné, du personnage
de l’américain expatrié dans "Adventure on Happiness Street" (diffusé le 20
mars 1961) est quant à lui mis en relief par le réalisme documentaire que
constitue la vision de patients pauvres dans une clinique gratuite de Macao6.
6- Il n’est pas exclu que Tourneur soit allé à Macao pour filmer certains plans de "Adventure on Happiness
Street" et à Hong Kong pour tourner des plans de deux épisodes de la série qui se passait dans cette colonie,
"The Miraculous Journey of Tadpole Chan" et "Dragon by the Tail" (diffusé le 30 janvier 1960). À la fin de sa
vie, Tourneur a dit dans une interview que sa carrière de cinéaste l’avait amené à voyager à Hong Kong.
Sebastian Santillan
Épisode “Ironbark’s Bride”
Sebastian Santillan
207 télévision
Plus remarquable encore est la façon dont Tourneur se saisit avec délicatesse
du mélange de suspense et de sentimentalité que constitue "Frightened Doll"
(diffusé le 24 avril 1961), d’après un scénario de A.I. Bezzerides, dans lequel
deux personnages en errance — un gangster moribond (Harold J. Stone) et
une allumeuse de bistrot (Stanwyck) qui rêve d’un retour « en fanfare » dans
son village natal — trouvent le salut dans leur rencontre de fortune. Dans deux
scènes, Tourneur use d’angles de prise de vue inhabituels pour cadrer le per-
sonnage joué par Stanwyck et son image dans le miroir, nous faisant ainsi
sentir non seulement sa dualité, mais aussi l’inadéquation de ces deux images
à sa réelle nature. À la fin de l’épisode, l’héroïne est devenue une femme qui
ne se soucie plus de l’image qu’elle renvoie ; par sa renonciation à jouer un rôle
et sa résignation à une vie ordinaire, Stanwyck, Bezzerides et Tourneur donnent
une définition, belle et frappante, de ce que sont les dramatiques télévisuelles
américaines et du rapport qu’elles entretiennent avec le téléspectateur. •
Sebastian Santillan
PRÉSENTATION
DES AUTEURS
Pierre Eugène étudie et pratique la critique de cinéma dans des revues (Artpress,
critikat.com, debordements.fr, Trafic) ou des ouvrages collectifs, lors de conférences
ou de présentations de films (Deux dames sérieuses, avec Marie Anne Guerin). Il
travaille à une thèse sur Serge Daney à l’université de Picardie Jules Verne.
Pierre Gabaston est professeur des écoles spécialisé auprès d’enfants souffrant
de troubles du comportement et de la conduite. Il a enseigné à l’Université Paris
VIII de 1977 à 1996 au sein du département des sciences de l’éducation. Il est
l’auteur de plusieurs livres : Pickpocket (Yellow Now, 1990), Rio Bravo (Yellow Now,
2006) et La 317e section (L’Harmattan, 2005), Rebelles sur grand écran (Actes
Sud Junior/La Cinémathèque française, 2008). Il a codirigé Riffs pour Melville
(Yellow Now, 2010).
Sebastian Santillan
Haden Guest est le directeur du fonds cinématographique de l’Université de Har-
vard, où il enseigne également l’histoire du cinéma et la pratique des archives.
Il a été programmateur pour la Viennale, le Oberhausen Film Festival et la Gul-
benkian Foundation and Museum à Lisbonne. Il a reçu la médaille du mérite
culturel du gouvernement portugais et rédige en ce moment une étude sur le
cinéma portugais après la révolution de 1974. Il a produit Songs from the North
de Soon-Mi Yoo, primé en 2014 par un Léopard d’or au festival de Locarno.
Essayiste et critique de cinéma, Patrice Rollet a fondé avec Serge Daney la revue
Trafic après avoir été directeur littéraire des Cahiers du cinéma. Il a notamment
publié Passages à vide (P.O.L, 2002) et Diaries, Notes and Sketches de Jonas Mekas
(Yellow Now, 2014).
Sebastian Santillan
FILMOGRAPHIE
1931 1934 Aspect : 1.37 : 1. n/b
Durée : 11 minutes
TOUT ÇA NE VAUT PAS LES FILLES DE LA Sortie aux USA : 13 juin 1936
L’AMOUR CONCIERGE
Scénario : René Pujol Scénario : Jean-Georges Auriol, KILLER-DOG
Société de production : Pathé-Natan Georges de La Fouchardière Producteur : Pete Smith
Interprétation : Marcel Levesque Producteur : Óscar Dancigers Société de production : MGM
(Jules Renaudin), Josseline Gaël Société de production : Azed-Films Interprétation : Pete Smith
(Claire), Jean Gabin (Cordier), Interprétation : Jeanne Cheirel (narrateur), Ralph Byrd (père),
Mady Berry (Mme Cordier) (Mme Leclerc, concierge), Betty Ross Clarke (mère),
Format : 35 mm Josette Day (Suzanne Leclerc), Sally Martin (fille),
Aspect : 1.37 : 1. n/b Ghislaine Bru (Lucie Clair) Babs Nelson (Betty Lou)
Durée : 1 h 27 Format : 35 mm Format : 35 mm
Sortie en France : 16 octobre 1931 Aspect : 1.37 : 1. n/b Aspect : 1.37 : 1. n/b
Durée : 1 h 20 Durée : 10 minutes
Sortie en France : 1er juin 1934 Sortie aux USA : 29 août 1936
1933
Sebastian Santillan
Buster Keaton et Charles Samuels André S. Labarthe Collectif
LA MÉCANIQUE DU RIRE LA SAGA « CINÉASTES, FRANCIS FORD COPPOLA
autobiographie d’un génie comique DE NOTRE TEMPS »
une histoire du cinéma Collectif
Collectif en 100 films LA SAGA HBO
FILMER DIT-ELLE
le cinéma de Marguerite Duras Emmanuel Burdeau Axel Cadieux
VINCENTE MINNELLI VOYAGES À TWIN PEAKS
Grover Lewis
LE CINÉMA INFILTRÉ Collectif Collectif
un Nouveau Journalisme THE WIRE CINQ POLARS DU XXIE SIECLE
reconstitution collective
Bob Woodward (en coédition avec à paraître
JOHN BELUSHI Les Prairies ordinaires)
la folle et tragique vie Peter Bogdanovich
d’un Blues Brother Collectif LES MAÎTRES D’HOLLYWOOD
(hors format) OTTO PREMINGER (VOL. I)
Abel Ferrara
LA COLLECTION SOFILM DVD 4H44. DERNIER JOUR SUR TERRE
Sebastian Santillan
Albert Serra
LA MORT DE LOUIS XIV
Ado Arrietta
BELLE DORMANT
Sebastian Santillan
PHOTO CREDITS : Couverture, p. 1, 11, 14, 18-19, 26, 29, 36, 55, 66-67, 75, 82-83, 94, 103, 115, 118, 120-121,
125, 130-131, 135, 138-139, 142, 145, 148-149, 154, 160-161, 162, 170-171, 184-185, 193 © DR. Collection Cinéma-
thèque suisse / p. 12, 22, 33, 40, 42-43, 61, 65, 70, 79, 86-87, 106, 108, 112-113, 128-129, 137, 166-167, 176, 181
© DR. Collection Cahiers du cinéma/D. Rabourdin / p. 48, 52-53 © DR. L’Homme-léopard, Éditions Montparnasse
(DVD) / p. 49 © DR. Angoisse, Éditions Montparnasse (DVD) / p. 90-91, 96, 98-99 © DR. Jours de gloire, Éditions
Montparnasse (DVD) / p. 105 © DR. Stranger on Horseback, Sidonis (DVD) / p. 197 © DR. The Comedy of Terrors,
Sidonis (DVD) / p. 201 © DR. La Quatrième dimension, Universal (DVD) / p. 202, 205, 206 © DR. The Barbara
Stanwyck Show