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Sebastian Santillan

Sebastian Santillan
Publié à l’occasion de la rétrospective dédiée à Jacques Tourneur
organisée par le Locarno Festival 2017,
en collaboration avec la Cinémathèque suisse et la Cinémathèque française

Ouvrage dirigé par Fernando Ganzo

Directeur : Thierry Lounas


Responsable des éditions : Camille Pollas
Coordination éditoriale : Maxime Werner
Correction : Rodolphe Barban, Chams Zarrouk

Conception graphique : Marc Lafon

© Capricci, 2017
ISBN Papier 979-10-239-0269-3
ISBN Web 979-10-239-0271-6

« Un cinéma de frontière. Entretien avec Jacques Tourneur » est


initialement paru en août 1966 dans les Cahiers du cinéma (n° 181)
© Patrick Brion et Jean-Louis Comolli

« Jacques Tourneur : Regards sur son œuvre » est initialement paru à


l’automne 1966 dans Présence du cinéma
© Simon Mizrahi/Présence du cinéma

« Tourneur ou le suspens hagard » est initialement paru en mai 1986


dans le n°6 de la revue Caméra/Stylo
© Petr Král

Droits réservés

Capricci
contact@capricci.fr
www.capricci.fr

Ouvrage publié avec le concours du Centre national du livre 

Remerciements : Manon Bauzil, Patrick Brion, Rinaldo Censi, Jean-Louis Comolli, Michel Dyer, Petr
Král, Jacques Lourcelles, Luc Moullet, Dominique Rabourdin, Roberto Turigliatto, Chams Zarrouk.

En couverture : Vaudou.
Page précédente : Jacques Tourneur et Burt Lancaster sur le tournage de La Flèche et le Flambeau.

Sebastian Santillan
JACQUES
TOURNEUR

Sebastian Santillan
6 PRÉFACE
PIERRE RISSIENT

9 UN CINÉMA DE FRONTIÈRE
ENTRETIEN AVEC JACQUES TOURNEUR
PATRICK BRION ET JEAN-LOUIS COMOLLI

20 LA FRANCE — 1931-1934
Tout ça ne vaut pas l’amour (1931) — Toto (1933)
Pour être aimé (1933) — Les Filles de la concierge (1934)
22 PROPOS DE JACQUES TOURNEUR
24 DE JACQUES EN JACK, ET ALLERS-RETOURS
PIERRE JAILLOUX

30 LA PÉRIODE MGM — 1936-1942


Courts métrages — They All Come Out (1939)
36 LES « MINIATURES » DE JACQUES TOURNEUR
MATHIEU MACHERET

44 FANTASTIQUE ET SUSPENSE — 1941-1957


La Féline (1942) — Vaudou (1943) — L’Homme-léopard (1943)
Angoisse (1944) — La Griffe du passé (1947) — Berlin Express (1948)
Rendez-vous avec la peur (1957)
52 L'EMPATHIE ET L'OUTSIDER
HADEN GUEST

58 QU’EST-CE QU’UN MOUVEMENT TOURNEURIEN ?


CHRIS FUJIWARA

68 TOURNEUR OU LE SUSPENS HAGARD


PETR KRÁL

84 ENSORCELLEMENT
CARLO CHATRIAN

88 LA GUERRE — 1944
Jours de gloire (1944)
92 LES SACRIFIÉS
PIERRE GABASTON

100 WESTERNS — 1946-1956


Le Passage du canyon (1946) — Stars in My Crown (1950)
Le Gaucho (1952) — Stranger on Horseback (1955) — Wichita (1955)
L’Or et l’Amour (1956)

Sebastian Santillan
106 UN ÉTRANGER À CHEVAL
FERNANDO GANZO

116 HOLLYWOOD VS. PERÓN


MARIANO LLINÁS

126 LES TERRITOIRES DU THRILLER — 1948-1958


Berlin Express (1948) — L’enquête est close (1951) — The Fearmakers (1958)
132 ÉTRANGES POLITIQUES
JEAN-FRANÇOIS RAUGER

140 LA RITOURNELLE ET LE SECRET


PATRICE ROLLET

152 LE MALAIMÉ
La Vie facile (1949)
154 À BOUT DE SOUFFLE
PAOLA RAIMAN

158 SÉRIE NOIRE — 1947-1957


La Griffe du passé (1947) — Nightfall (1957)
162 JOUR ET NUIT
HERVÉ GAUVILLE

172 CONTREBANDE — 1950-1959


La Flèche et le Flambeau (1950) — La Flibustière des Antilles (1951)
Les Révoltés de la Claire-Louise (1953) — Tombouctou (1959)
176 WORLDWIDE WEB
PIERRE EUGÈNE

186 PÉRIODE FINALE — 1959-1965


La Bataille de Marathon (1959) — Fury River (1961)
The Comedy of Terrors (1963) — La Cité sous la mer (1965)
192 DANS LES LIMBES
RINALDO CENSI

198 TÉLÉVISION — 1955-1966


202 LES FANTÔMES DÉCHUS DU CINÉMA
CHRIS FUJIWARA

Sebastian Santillan
JACQUES TOURNEUR 6

PRÉFACE
***
PAR PIERRE RISSIENT

E
n 1964, quand je suis parti pour la première fois à Hollywood, il
y avait un vrai retard en France concernant Jacques Tourneur,
même si les Cahiers du cinéma en avaient un peu parlé dans les
années 1950. Cependant, avec Walsh, McCarey, William Bowers,
Albert Maltz, Don Siegel, Leslie Stevens, il était l’un de ceux que
je tenais absolument à rencontrer. Il avait quitté North Hollywood (où habitait
aussi Dana Andrews, dont il était très proche, et avec qui il buvait abondam-
ment) pour déménager au sud de Wilshire Boulevard, c’est-à-dire pas le coin
le plus chic de Beverly Hills. Il m’a conduit en voiture à plusieurs occasions
aux labos de la Consolidated, qui appartenaient à Herbert Yates, le patron
de la Republic. En voiture, il me parlait beaucoup de ses films. Ce n’était
jamais intellectualisant. Par exemple, il me disait que si un acteur devait
porter une valise, il fallait que la valise soit pleine, parce que le meilleur
acteur au monde ne serait pas capable de donner le sentiment qu’une valise
vide est pleine.

J’ai cru comprendre qu’il était parti en Amérique, après ses trois premiers
films en France, à cause d’un problème avec son père Maurice Tourneur.
Peut-être à cause d’une femme. J’ai connu Louis Wipf, un directeur de pro-
duction qui avait assisté au George V à la rencontre entre Maurice et Jacques
quand celui-ci est passé à Paris pour tourner quelques plans de Berlin Express
en 1948. C’était clair qu’il y avait eu, disons, « un nuage » entre le père et le
fils, et que ça se sentait. Je me souviens aussi que Clarence Brown, qui admi-
rait énormément Maurice, considérait Jacques à peu près comme un tocard.
Il est en tout cas impossible pour nous de comparer véritablement les œuvres
du père et du fils, puisqu’une grande partie de la filmographie de Maurice
Tourneur a disparu, et qu’il est donc difficile de juger cette grandeur dont
parlaient Renoir, Griffith, Dwan et Clarence Brown.

En 1966, le numéro « Allan Dwan - Jacques Tourneur » de Présence du cinéma


voit le jour et marque la véritable reconnaissance critique de Tourneur, mais
il faut savoir que Vaudou n’avait jamais été montré en France. En 1967, j’ai
donc cherché à le sortir et j’ai alors également ressorti La Griffe du passé
sous le beau titre du roman original de Daniel Mainwaring : Pendez-moi haut
et court (Build My Gallows High). Depuis, sa cote et sa réputation n’ont cessé

Sebastian Santillan
7 

de grandir. Personnellement, plus les années ont passé plus mon estime pour
son cinéma a augmenté. Il a gagné avec le temps comme, d’une autre façon,
Anthony Mann. Même aujourd’hui, on redécouvre la valeur de certains de
ses films. C’est le cas de La Vie facile, qui est vraiment à part dans son
œuvre. Tous les cinéphiles, y compris moi-même, n’ont pu voir le film que
très tard. Après son échec aux États-Unis, il avait disparu et n’est jamais
sorti en France. Tourneur ne voulait pas en parler. Il disait qu’il y avait une
raison pour laquelle c’était raté, mais qu’il ne la dévoilerait jamais. Nous,
cinéphiles, avions imaginé que c’était Victor Mature. Mais en voyant le film,
on a constaté qu’il était très bon. Et Tourneur a fait un autre film avec Mature
plus tard, Tombouctou, dont on parle peu, qui n’est pas un Tourneur majeur
mais qui n’est pas si mal non plus. Alors, si Tourneur et Mature ont retourné
ensemble, il est très probable que la raison pour laquelle Tourneur ne voulait
pas parler de La Vie facile se trouve ailleurs. Quelle est-elle ? Peut-être est-
ce dû à l’échec commercial d’un film plus ambitieux, adapté de Irwin Shaw
par Charles Schnee, souvent associé à un cinéma de grande qualité, un film
qui aurait pu en définitive le sortir d’une carrière de « cinéaste B ». Mais au
fond, saura-t-on jamais pourquoi ?

Aujourd’hui pour moi, le meilleur film de Jacques Tourneur est L’enquête est
close. C’est celui qui exprime le mieux, le plus l’anxiété — je ne dirais pas
l’angoisse — qu’il y avait chez Jacques Tourneur, l’homme. C’est dans sa
façon de filmer : ici, le metteur en scène respire sans y penser. Un achèvement
auquel très peu de metteurs en scène parviennent, seulement les plus grands.

Le premier film de Jacques Tourneur où l’on peut remarquer, certes fruste,


élémentaire, une approche claire de la mise en scène, est They All Come
Out. Une mise en scène dirais-je « ergonomique », un peu comme Brecht et
Caspar Neher avaient parlé d’une anatomie « de l’action » — peut-être serait-il
mieux de dire plus précisément « de l’acte ». Une recherche non-intellectuelle,
une mise en scène qui serait comme une science exacte, presque déjà acquise.
Comme chez Mizoguchi et quelques autres privilégiés.

Quand Jacques Tourneur est rentré en France, une fois abandonné tout espoir
de poursuivre sa carrière à Hollywood, il a écrit un traitement de scénario
pour Bourvil et De Funès, qui ne m’a ni déplu ni emballé, mais qui était bien
un film pour Bourvil et De Funès. Rien d’autre. Il n’y avait aucune scène qui
aurait pu justifier une lecture tourneurienne. Le grand souci de Tourneur
était de tourner, et de faire des films qui seraient, avant tout, commerciaux.
Je ne dis pas cela comme une critique, mais pour mieux situer qui il était.
J’ai connu Cyril Endfield, qui a participé à la réécriture de Rendez-vous avec
la peur, et Hal Chester, le producteur. L’un comme l’autre n’auraient jamais
pensé que Tourneur avait l’intention d’y faire le film que certains y voient
aujourd’hui. Il était, c’est vrai, capable de mettre en scène de façon magistrale

Sebastian Santillan
JACQUES TOURNEUR 8

la peur de ce qu’on ne voit pas. Et je ne prétends pas qu’on ne puisse pas lire
son cinéma d’un point de vue intellectuel. Mais je conteste qu’on prête des
intentions autres que celles d’un artisan, au sens haut et noble du terme, à
Jacques Tourneur. J’ai suffisamment connu l’homme et l’artisan pour être
intimement convaincu du contraire. Et un véritable artisan ne révèle-t-il pas
sa vérité bien plus sûrement qu’un prétendu auteur qui se pose en artiste ?

En 1964 et 1965, j’ai eu l’impression qu’il n’avait plus trop de propositions,


mais il ne le disait pas. En 1966, il m’a dit ceci : « Le téléphone ne sonne plus. »
Je me souviens d’un homme très heureux de sortir de chez lui, de rencontrer
un jeune cinéphile français. Il ne buvait plus. Il avait une vie très casanière,
qu’il regrettait — il aurait aimé continuer à travailler. On sentait une grande
déception, une amertume cachée. Ouvertement, c’était un homme résigné à
regret. Un jour, dans les années 1970, Alain Sarde et Alain Siritzky m’ont
appelé pour me voir. Ils m’ont dit : « Voilà, on a envie de faire un film à la
Jacques Tourneur ». Évidemment, ils pensaient à La Féline, Vaudou, et
L’Homme-léopard. Ils voulaient que je lui en parle. C’était l’après-midi, et
j’avais chez moi son numéro à Bergerac. Je suis rentré un peu tard, et je me
suis dit qu’il valait mieux attendre le lendemain matin. J’allais lui téléphoner,
quand quelqu’un m’appelle et m’annonce : « Jacques Tourneur est mort. » Je
n’ai jamais raconté cette anecdote, mais je suis sûr que certains y verront
du surnaturel. •

Sebastian Santillan
UN CINÉMA
DE FRONTIÈRE
-
ENTRETIEN
AVEC JACQUES
TOURNEUR
***
PAR PATRICK BRION ET JEAN-LOUIS COMOLLI

***
Initialement publié en août 1966 dans les Cahiers du cinéma (n° 181)

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JACQUES TOURNEUR 10

Si nous commencions par vos débuts... un métier qui prend tout votre temps : on ne
Je fus d’abord assistant, puis monteur. J’ai peut pas être à la fois producteur, metteur
vite compris que même si l’on est un bon en scène, scénariste et tout. Pour être un
assistant, on a peu de chance de devenir metteur en scène honnête, il faut y consa-
réalisateur. J’ai alors appris le montage à crer tout son temps et toute son énergie.
Berlin car je voulais absolument devenir
metteur en scène, et il est bien plus facile Il vous est cependant arrivé de choisir
de passer de monteur à réalisateur que de entre deux ou trois sujets ?
devenir metteur en scène après avoir été Jamais !... Oh ! si, à un certain moment, à
assistant. Vous savez, un très bon assistant Hollywood, il m’est arrivé de refuser des
n'est pas nécessairement un bon metteur scénarios.
en scène et, inversement, un réalisateur n’a
pas les qualités d’organisation et de préci- Par exemple Devil’s Doorway, que réalisa
sion d’un bon assistant. Un metteur en Anthony Mann ?
scène doit toujours être un peu un... inven- En effet. J’avais trouvé ce scénario extrê-
teur. J’ai monté quatre ou cinq films, les plus mement mauvais, mais j’ignorais que celui
grands films de mon père : Les Gaités de qui l’avait écrit était le meilleur ami du pro-
l’Escadron, Les Deux Orphelines, Accusée, ducteur : Dore Schary... c’était vraiment un
levez-vous ! et quelques autres dont j’ai mauvais scénario.
oublié les titres. Emile Natan, qui était à ce
moment patron, m’a alors proposé (avec un Est-ce que vous réécrivez les scénarios
« coup de piston » de mon père) mon pre- qu’on vous donne ?
mier film. Voilà comment j’ai débuté. Parfois et chaque fois que je l’ai fait le résul-
tat fut bien meilleur. Ce serait l’idéal, mais
Quant au choix des sujets, étiez-vous la chose est impossible quand on doit tour-
plus libre que plus tard aux États-Unis ? ner rapidement.
Mais je n’ai jamais été libre... On m’a toujours
imposé scénario et distribution. Maintenant, Pour Le Marquis de Saint-Évremond,
d’ailleurs, j’ai l’intention de choisir moi- vous êtes crédité comme réalisateur
même mes sujets et mes acteurs, et cela des séquences de la Révolution ?
pour la première fois de ma vie, alors que Voilà ce qui s’est passé, nous avions formé,
je tourne depuis quarante ans. Vous savez, Val Lewton et moi, une petite équipe de
j’ai une réputation assez étrange aux États- tournage, et Selznick nous a dit : « Écrivez
Unis. On dit : « Vous avez un mauvais scé- et tournez. Vous avez carte blanche pour
nario, donnez-le à Jacques Tourneur, il se tout ce qui concerne la prise de la Bastille. »
débrouillera. » J’ai toujours eu comme règle On a alors passé deux mois en recherches.
de faire le maximum avec ce qu’on me don- Je lisais tous les bouquins français relatifs
nait. C’est d’ailleurs une paresse de ma part à la Révolution et nous étions à l’affût des
car il faut beaucoup d’initiative pour mettre moindres détails, car ce sont les détails qui
un film en route, prendre une option sur le rendent les choses intéressantes. Nous
sujet, payer les droits d’adaptation. Je ne avons ensuite écrit un scénario : « Prise de
marche pas comme cela. Je suis metteur en la Bastille », et nous l’avons tourné en onze
scène, c’est mon métier. J’estime que c’est jours. Nous étions entièrement libres en ce

Sebastian Santillan
11 Un cinéma de frontière

La Féline

qui concernait les décors et les figurants. Nous tenions la bonne formule et je crois
Moi-même, j’ai tourné des plans de raccord, que le principe des collaborations est
pendant une journée, avec les acteurs de excellent. À moins d’être un génie, lorsqu’on
premier plan, pour lier l’ensemble. Ensuite, est seul, on a tendance à tourner en rond.
Jack Conway est venu et a filmé le reste. Or, Val et moi tournions dans deux cercles
différents. Il était l’idéaliste, prêt à faire des
Comment avez-vous été amené folies, alors que j’étais beaucoup plus terre
à faire vos films de terreur produits à terre. Mais nous nous comprenions bien
par Val Lewton ? et lorsqu’il s’emballait, je le freinais.
Par hasard. Je ne connaissais pas Val Lew-
ton avant la « Révolution française »... et Vous et Val Lewton vous intéressiez-
ensuite nous sommes devenus de très bons vous au « fantastique » comme genre ?
amis : nous faisions du voilier ensemble. Val Non, pas du tout, ni l’un ni l’autre ne nous
a été engagé à la RKO comme producteur. intéressions au fantastique. La vérité est
Il m’a téléphoné : « J’ai peur, j’ai la frousse, que lorsque Val Lewton a été engagé
peux-tu travailler avec moi ? » J’ai accepté comme producteur à la RKO, il n’avait
et, la RKO m’a aussi engagé. Nos films ont aucune idée de ce qu’il allait faire. Son
eu beaucoup de succès. Mais — ce qui est patron l’a appelé le troisième jour et lui a
typique de la formule américaine — les dit : « Val, j’étais hier soir à une party et
producteurs se sont dit : « S’ils marchent quelqu’un m’a dit : Pourquoi ne faites-vous
bien ensemble, ils seront encore meilleurs pas un film qui s’appellerait « Cat People ».
séparément. » Mais les producteurs ont eu J’ai trouvé cela ridicule, puis j’y ai pensé
tort, nous aurions dû continuer ensemble. toute la nuit... Cat People, Cat People, c’est

Sebastian Santillan
JACQUES TOURNEUR 12

Vaudou

Sebastian Santillan
13 Un cinéma de frontière

obsédant. Faites-moi donc un film sur Cat Vous croyez au surnaturel ?


People. » C’est alors que Val a eu peur. Il se Évidemment, comme quiconque réfléchit
disait : « Je pars sur le mauvais chemin, avec deux minutes. Tout le monde a peur, vous
un titre ridicule, ce ne sera pas un film B avez peur, il a peur, j’ai peur. On a toujours
mais un film C. » Val m’a donc engagé. On peur de ce que l’on ne connaît pas. J’ai ana-
a discuté, et Val, qui est écrivain avant tout, lysé pourquoi les gens aiment les marches
a décidé d’inventer un faux folklore rou- militaires (Tourneur fredonne alors un air
main avec des femmes-chat. Notre monteur de Sousa.) Pourquoi les gens les suivent-ils
était à ce moment Mark Robson et nous sans s’en rendre compte, en marchant tout
travaillions en famille. On discutait du film naturellement au pas ? Tout simplement
tous ensemble. C’était très agréable. On parce que chaque fois que l’on entend une
prenait le thé tous les jours à quatre heures marche et que l’on connaît cette marche on
avec le scénariste, le monteur et on mettait sait ce qui va venir, et cela nous donne une
tout au point. confiance absolue dans la minute qui vient,
alors que dans l’obscurité nous avons tous
Pourtant, dans vos films, on trouve une peur. Nous avons besoin d’avoir confiance
véritable idée du fantastique, fondé sur dans la seconde, la minute, l’heure qui
la suggestion, l’imagination. viennent. Et avec une marche nous connais-
J’ai toujours pensé que l’on doit évoquer les sons cette seconde et cette minute.
choses et ne jamais les montrer. La seule
véritable horreur est dans votre esprit. Dans Pour Le Gaucho, vous avez dû renoncer à
La Féline tout ce qui était vraiment horrible Jean Peters, que vous aviez dirigée dans
n’était jamais montré. Chaque fois qu’on La Flibustière des Antilles...
devait voir la panthère, je faisais un peu Oui. Henry King devait réaliser Le Gaucho
d’ombre avec mon poing. Les gens étaient et, trois jours avant le début du tournage,
alors horrifiés, car ils ne savaient pas s’ils il y a renoncé. La distribution, le scénario,
avaient vu ou non la panthère. tout était prêt. Zanuck m’a alors appelé et
m’a dit : « Henry King vient d’abandonner
Le film a très bien marché aux U.S.A., alors le film. Vous partez dans trois jours. » Alors,
qu’il était d’un genre assez nouveau ? je suis parti. Je voulais Jean Peters parce
Psychose de guerre ! Les trois films que j’ai que c’était l’actrice idéale pour le rôle, celui
tournés avec Val Lewton ont eu du succès d’une jeune fille pleine de vitalité, de sang
pendant la guerre, alors que l’Europe était espagnol, pas du tout le genre de Gene Tier-
en guerre. Deux choses ont contribué au ney, mais encore une fois c’était trop tard.
succès des films. D’abord, le fait que pen-
dant la guerre les gens ont de l’argent aux Mais Jean Peters n’aurait-elle pas fait
États-Unis, parce qu’ils travaillent dans les dévier le film, qui est avant tout une
usines, hommes et femmes. Or, comme ils histoire d’hommes, en donnant plus
ne peuvent pas le dépenser par suite des de vigueur au personnage féminin ?
rationnements, ils vont au cinéma, et là Très certainement. J’avais d’ailleurs prévu
intervient la deuxième raison. En temps de une série de disputes violentes entre l’hé-
guerre, les gens veulent avoir peur. Si ces roïne et le gaucho, mais tout cela est devenu
films étaient sortis avant la guerre, ou après impossible avec Gene Tierney, qui est très
la guerre, rien ne se serait passé. “New England”.

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Stars in My Crown

Comment avez-vous été amené à réal- tait les scènes sous l’eau (mais moi, je ne
iser, en Italie, La Bataille de Marathon ? peux pas aller sous l’eau) et la course, la
D’une façon très curieuse. Mon agent se fameuse course, enfin tout ce qui n’était pas
trouvait à Rome et il rencontra Mr. Muscle, scènes dialoguées.
vous savez, Steve Reeves. Ils parlaient de Les producteurs ont alors contrôlé mon
cinéma, Steve Reeves déclara adorer La contrat et ils ont découvert qu’ils n’étaient
Flèche et le Flambeau et vouloir faire un pas obligés de me garder et donc de me payer
film comme celui-là. Mon agent lui a alors chaque jour très cher. La course est de Vai-
dit que j’en étais le réalisateur et qu’il était lati, et toute la fin (les plans sous-marins) de
mon agent. J’ai alors été engagé et je me Vailati et Bava ensemble. Pourquoi m’au-
suis fait très largement payer, mais après raient-ils gardé pour filmer des types se
tout, ils me voulaient... battant sous l’eau ou un type en train de
courir ? N’importe qui peut filmer cela.
Des rumeurs contradictoires circulent
en ce qui concerne la fin du film, que l’on Quels sont ceux de vos films que vous
attribue à Mario Bava et à Bruno Vailati. préférez aujourd’hui ?
Voilà ce qui s’est passé. On a commencé par Vaudou pour sa poésie et surtout Stars in
tourner les scènes dramatiques. J’avais un My Crown, un tout petit film que personne
contrat pour huit semaines, et mon salaire n’a vu. Joel McCrea m’avait donné le livre
était réparti sur ces huit semaines. Mais je en me disant : « Je vais tourner ce film à la
ne savais pas qu’on travaillait si lentement Métro ». J’ai adoré le livre, une très belle
en Italie. À la fin des huit semaines, je devais histoire entre un homme et son fils. Je suis
être payé au prorata, tant par jour. Or, il s’est allé à la MGM et je leur ai dit que je voulais
trouvé qu’à la fin des huit semaines on avait tourner le film. Ils m’ont dit : « C’est impos-
tourné toutes les scènes dramatiques. Il res- sible, c’est un tout petit budget, nous pren-

Sebastian Santillan
15 Un cinéma de frontière

drons un des réalisateurs que nous avons pas ? Il n’y a rien de plus ennuyeux dans
sous contrat. » J’ai alors accepté de tourner un film que de voir une voiture qui arrive,
pour presque rien, uniquement parce que les gens qui descendent, payent le taxi (ils
j’avais été emballé par cette histoire. ne prennent jamais la monnaie) et s’en
vont... C’est à la télévision, qui n'a pas
Vous n’aimez pas La Flèche et le Flambeau ? beaucoup d'argent, que tout a commencé.
C’est un bon petit film que j’aime bien, il y Il faut changer les modes de tournage.
avait du mouvement, de l’aventure. Burt
Lancaster a fait toutes ses cascades lui- Aimez-vous tourner en extérieurs ?
même. Le samedi et le dimanche, il répétait S’il y a un avenir pour le cinéma, c’est de
avec son ami Cravat, car Lancaster a un s’éloigner du théâtre, de la scène, du qua-
gymnase derrière sa maison. Ainsi, lorsqu’ils trième mur, du long plan, du demi-plan, et
arrivaient au studio, tout était prêt, il n’y de toutes ces bêtises. Le cinéma doit avant
avait plus qu’à tourner : ils savaient ce qu’ils tout être entièrement en extérieurs ou bien
allaient faire. en intérieurs réels. Tout est possible, main-
tenant, avec les pellicules ultrasensibles.
Préférez-vous tourner rapidement ? D’autre part, le cinéma doit voyager dans
Oui, très vite. Je travaille beaucoup mieux le monde entier. Croyez-moi, un acteur joue
quand il faut aller vite. Les films que j’ai mieux devant une véritable pyramide que
faits en douze ou dix-huit jours sont meil- devant une toile de fond représentant une
leurs que ceux que j ’ai tournés en quatre- pyramide ou une transparence. A partir
vingts jours. Il est mauvais de trop penser. du moment où il n’y a pas de plafond dans
Tout doit venir de l’instinct. un décor, les cameramen éclairent tout d’en
haut, ce qui est anormal, faux. Quand les
Faites-vous beaucoup de prises ? techniciens se trouvent dans une vraie
Non, et c’est mon gros défaut. Je monte pièce, ils sont obligés de mettre tout l’éclai-
avec la caméra : c’est une vieille habitude rage du même côté, là où il y a un peu de
de monteur. Je tourne toujours si peu de place. Cela les force à donner une photo
plans que le producteur ne peut rien faire un peu osée, et le rôle de la photographie
d’autre que ce que j’ai filmé. C’est mauvais est capital dans un film.
pour moi car dans l’ensemble les produc- Moi, j ’empoisonne toujours mes cameramen.
teurs aiment bien les metteurs en scène Je leur dis exactement ce que je veux. Quand
qui tournent trop : cela leur permet de je répète une scène, si cette scène se passe
remonter le film à leur manière. On ne peut dans une salle à manger, pour mettre les
pas tourner aujourd’hui comme on le faisait artistes et les techniciens dans l’ambiance,
il y a vingt ans. Je ne veux viser personne, je dis à tout le monde de s’asseoir. On éteint
mais la vieille école, c’est fini. On a déjà les lumières et on allume juste une lampe à
fait beaucoup de progrès en supprimant pétrole. Le cameraman regarde, et les
les enchaînés. C’est un producteur qui a acteurs jouent mieux quand ils sont éclairés
commencé à les supprimer, parce qu’un par une vraie lampe à pétrole, dans l’obs-
enchaîné coûte quarante dollars aux États- curité. Quand tout est fini, je dis au came-
Unis. On voit des gens sortir d’un appar- raman : « Voilà ce que je veux comme
tement et on coupe : ils sont dans leur éclairage, arrangez-vous pour l’obtenir. »
voiture ou en train de marcher. Pourquoi

Sebastian Santillan
JACQUES TOURNEUR 16

Travaillez-vous beaucoup avec vos Est-il arrivé que le montage de vos films
décorateurs ? soit dénaturé ?
Je travaille beaucoup avec le décorateur et Cela n’arrive jamais dans les grands stu-
le cameraman, le décorateur avant, le came- dios, mais j’ai eu parfois des ennuis avec
raman pendant. C’est très important. J’ai toute les petits producteurs indépendants, car
une théorie au sujet des décors et j’ai toujours souvent ceux-ci tournent des scènes eux-
de longues discussions avec les décorateurs. mêmes. Je me souviens que j’avais fait un
Un décor doit être ou très petit ou très grand, petit film auquel il manquait trois minutes.
mais je ne crois pas aux décors moyens. Or, vous savez, si votre film fait 80 minutes,
Quand on a un tout petit décor, c’est très c’est un film A, même s’il est très mauvais ;
intéressant car les acteurs n’ont pas de place et s’il fait 78 minutes, c’est un film B, même
pour bouger. Dans les films fauchés on fait s’il est remarquable. Donc il manquait trois
toujours des décors sans portes ni fenêtres, minutes à mon film pour être en série A.
c’est idiot. On ne respire pas. Il faut qu’un Un jour, je l’ai vu et je fus stupéfait. Tout
décor ait une fenêtre car cette fenêtre non de suite après mon nom, à la fin du géné-
seulement permet de respirer mais surtout rique, le producteur avait intercalé des gros
est une source de lumière, et je crois beau- plans de figurants. Il n’y avait que des
coup à la valeur de la lumière naturelle. grosses têtes de figurants pendant trois
minutes, trente énormes têtes de figurants
Est-ce que vous donnez des indications à deux dollars la journée qui faisaient tous
précises concernant les couleurs ? « Hou, hou, hou ». Je trouve qu’on devrait
Oui, surtout au moment du développement. être protégé contre des histoires de ce
La couleur des décors n’a aucune impor- genre car les gens qui ont vu le film ont dû
tance : ce qui est capital, c’est l’éclairage se dire : « Tourneur est complètement
des décors. Dans mes films d’horreur, je gaga »... C’est comme si un éditeur ajoutait
tenais à ce que tous les hommes soient en des pages à un livre...
bleu-noir, toutes les femmes en noir et le
décor presque noir. On a alors un effet éton- Vous avez eu aussi des ennuis avec
nant. On a l’impression que les figures Rendez-vous avec la peur ?
flottent dans les ténèbres. Oui, les producteurs ont rajouté un monstre.
Mais cela ne m’empêche pas de vouloir
Comment travaillez-vous avec retourner en Angleterre pour y faire un film
les acteurs ? d’horreur. Le véritable film de terreur n’a
Avant toute chose, je me mets à leur place. pas encore été fait. J’ai un projet qui n’a
En fait, je les laisse assez libres. J’ai été jamais été tourné : la guerre entre les morts
acteur moi-même avant de devenir réali- et les vivants. Nous sommes combien sur
sateur. En règle générale, je ne fais jamais terre aujourd’hui ? Quatre milliards. Mais
de reproches à un acteur devant un autre combien y a-t-il de morts ? Nous, les vivants,
acteur. Je préfère les laisser faire. Je me sommes une minorité. Avec tous les moyens
mets toujours à leur place. Ils ont tous peur. modernes, le laser, les infrarouges, les
vivants décident de faire la guerre aux
morts qui les empoisonnent. On apprend
alors que les âmes sont au fond très bonnes,
elles veulent nous aider. Pour moi, il y a trois

Sebastian Santillan
17 Un cinéma de frontière

mondes parallèles. Tous ces mondes sont Quels problèmes ?


enchevêtrés les uns aux autres et se déve- Sociaux et matériels. Tout le monde travaille
loppent parallèlement, j’en suis persuadé. aujourd’hui. Beaucoup de gens aux États-Unis
Mais ne croyez pas pour autant que j ’aime ont deux emplois. Non seulement la femme
la science-fiction : ce qui m’intéresse c’est travaille (ce qui enlève le travail à d’autres
la science, les sciences, leurs rapports avec hommes) mais le mari a deux métiers.
les hommes. Ce projet de film, je vais aller
le proposer à Hammer Films. Mais n’était-ce pas le genre de sujets de
vos premiers films, vos films français ?
Pourquoi ne pas tourner ce genre de Oui. Il y en a un que j’adorerais refaire
films plutôt aux États-Unis ? aujourd’hui : Les Filles de la concierge. On
Mais l’Angleterre est le pays rêvé pour ce en ferait un film merveilleux. La formule
genre de films... Les Anglais ont les plus était très bonne. Une concierge moche qui
grands « cercles d’études psychiques » et il vit avec ses quatre filles, quatre beautés dont
y a encore neuf authentiques sorcières à elle veut à tout prix sauvegarder la virginité.
Londres. J’ai eu une longue conversation On ne fait pas assez de films sur les
avec la plus vieille d’entre elles. C’était fas- concierges, c’est une société étonnante.
cinant, une vraie sorcière et... documentée.
Elle avait quatre-vingts ans ou plus. Elle Pourquoi, aux États-Unis, n’avez-vous
m’a raconté des choses extraordinaires. Elle jamais essayé de faire ce genre de films,
m’a beaucoup parlé des chats, justement, de décrire l’Amérique moderne, la vie
du pouvoir magique des chats. Observez quotidienne ?
un chat : quand il vous regarde, il ne vous Mais j ’aurais adoré faire cela...
voit pas. Elle m’expliquait qu’ils vivent dans
un autre monde. Lorsqu’ils vous fixent, on
Vous ne l’avez jamais fait.
a l’impression qu’ils vous regardent toujours
On ne me l’a jamais proposé, mais c’est ce
à travers quelque chose d’autre, jamais
que j’aurais préféré faire de beaucoup. Je
directement, c’est angoissant.
crois aux sujets contemporains, avec des
problèmes contemporains.
Quel genre de films souhaiteriez-vous
faire ?
Comment conciliez-vous ce goût pour
Je voudrais faire des films qui seraient tour-
les sujets modernes et sociaux avec
nés dans le monde entier et qui seraient de
votre conception du fantastique ?
la haute aventure, dans le style des romans
N’est-ce pas à l’opposé ?
de Conrad. Mais pas d’histoires d’espions,
Tout à fait. Mais c’est ce qui fait la force
plus de femmes nues sur des lits. Assez,
des choses, leur opposition. •
assez de tout cela. Je suis pour le film
actuel, qui permette une identification
immédiate du spectateur. Je suis intéressé
par les films qui se passent aujourd’hui, par
les problèmes de l’homme et de la femme
en ce moment.

Sebastian Santillan
Sebastian Santillan
Sebastian Santillan
LA FRANCE
(1931-1934)
***
TOUT ÇA NE VAUT PAS L’AMOUR (1931)
TOTO (1933)
POUR ÊTRE AIMÉ (1933)
LES FILLES DE LA CONCIERGE (1934)

Sebastian Santillan
PROPOS DE JACQUES TOURNEUR

DE JACQUES EN JACK,
ET ALLERS-RETOURS
PIERRE JAILLOUX

Sebastian Santillan
22

PROPOS DE
JACQUES TOURNEUR
Chaque ouverture de chapitre reprend partiellement des pro-
pos de Jacques Tourneur recueillis par Simon Mizrahi et parus
dans le n°22-23 de la revue Présence du cinéma (automne 1966)
sous le titre « Jacques Tourneur : Regards sur son œuvre ».

Sebastian Santillan
23 PROPOS DE JACQUES TOURNEUR

TOUT ÇA NE VAUT
PAS L’AMOUR (1931),
TOTO (1933),
POUR ÊTRE AIMÉ (1933),
LES FILLES DE LA
CONCIERGE (1934)
Tous ces films se confondent dans mon esprit. Ils se ressemblaient telle-
ment ! C’était toujours la même formule : musicale, gaie, jeune.
[Les Filles de la concierge est] le plus intéressant de mes quatre films
français. C’était une série de « vignettes ». On avait fait débuter trois
jeunes filles qui sont depuis devenues des vedettes : Josette Day, Ghis-
laine Bru, etc. On suivait ces trois filles et leurs aventures amoureuses.
L’une était ambitieuse, ne pensait qu’aux bijoux, l’autre au contraire était
très petite bourgeoise, etc.
Après ces quatre films, en été 1935, ma femme et moi nous nous
sommes dit : « Eh bien maintenant, c’est le moment, risquons l’Amé-
rique. » Nous sommes donc arrivés à Hollywood, sans aucun contrat,
absolument rien. J’ai commencé par être metteur en scène de seconde
équipe à la MGM. Je gagnais cent dollars par semaine. J’avais apporté
avec moi une copie de Toto et je pensais : « Je vais leur en boucher un
coin à ces Américains, je vais leur montrer un film musical français. » J’ai
donc montré Toto dans tous les studios de Hollywood. C’était en fran-
çais, ils n’y comprenaient rien et ils s’en fichaient royalement. Il a fallu
que je recommence à zéro. Et si j’ai obtenu du travail, c’est uniquement
grâce aux personnes que j’avais connues à la MGM quand j’étais script. •

Sebastian Santillan
JACQUES TOURNEUR 24

DE JACQUES
EN JACK,
ET ALLERS-
RETOURS
***
PAR PIERRE JAILLOUX

***
TOUT ÇA NE VAUT PAS L'AMOUR (1931)
TOTO (1933)
POUR ÊTRE AIMÉ (1933)
LES FILLES DE LA CONCIERGE (1934)

« Tourneur n'existe pas. »1

“D
irected by Jacques Tourneur” : on a du mal à s'y faire, à cet
affaissement sonore du grandiose hollywoodien, provoqué
par la présence intempestive d'un prénom à l'étroit dans
ses habits nationaux. Première étrangeté, chez un cinéaste
peu avare en la matière : la collision entre démesure améri-
caine et modestie d'un patronyme aux frontières de l'anonyme. Singulier destin
d'un homme dont une partie de l'existence aura fini par tomber dans le hors-
champ de l'Histoire.

L'ombre écrasante du père Maurice en est la première responsable. D'abord


« script-clerk » pour ses films américains, il l’assiste et participe au montage
de ses réalisations françaises. La personnalité despotique de Maurice va
définir, en miroir, l’esprit bienveillant et conciliant de Jacques. Aux féeries
flamboyantes et décoratives d’un styliste du muet (exemplairement : The Blue

1- Titre d’un article de Louis Skorecki, Caméra/Stylo, n°6, mai 1986, p. 5.

Sebastian Santillan
25 La France

Bird, 1918, adapté de Maeterlinck), succèdent tranquillement les mystères


feutrés d’un humble serviteur du parlant. Le simple reflet adopte la position
inverse de son modèle ; le creux du faiseur se love contre le trop-plein enva-
hissant du démiurge. Mieux : un mimétisme encourage le fils à épouser la
trajectoire du père, l’entraînant dans une série d’allers-retours.

Géographiques, d’abord, de part et d’autre de l’Atlantique. En 1934, quinze ans


après sa naturalisation, Jacques traverse à nouveau l’océan pour tenter l’aven-
ture américaine, sur les traces de son père. Le retour en France en 1966 répond
à celui de Maurice en 1930, mettant fin à leur carrière hollywoodienne respec-
tive. « Les histoires du cinéma consacrent des pages à son père Maurice, qui
était considéré par Griffith comme un très grand cinéaste, mais c’est tout juste
si elles mentionnent le nom de Jacques »2, se désole Jean-Claude Biette à la
mort de Tourneur fils. Le chassé-croisé entre les deux hommes se poursuit
dans l’au-delà, le père cédant la gloire à sa progéniture.

Allers-retours artistiques, ensuite : Jacques Tourneur prend les rênes de ses


premiers longs métrages en 1931, en France, avant de tout recommencer aux
États-Unis, où il remet l’ouvrage sur le métier en devenant réalisateur de
seconde équipe et de courts métrages, remontant la hiérarchie du cinéma
avant de se voir confier, à nouveau, un long métrage en 1939. Progressivement,
au mitan des années 1950, son savoir-faire passe du grand écran à la petite
lucarne, où il doit se réinventer, en même temps qu’il renoue avec ses débuts
dans la forme courte. Son retour final dans la province française parachève
ce repli aussi lent qu’inéluctable, jusqu’à perdre sa trace. Ainsi, Jacques aura
passé son temps à rebrousser chemin, repassant sur les pas de son père, puis
sur ses propres empreintes, bloqué dans un interminable prologue.

À l’orée des années 1930, père et fils confondent leurs trajectoires, avant
passage de relais. « Tous ces films se confondent dans mon esprit. Ils se res-
semblent tellement ! C’était toujours la même formule : musicale, gaie, jeune »3.
Nul doute que les rendez-vous manqués de Jacques Tourneur avec ses véri-
tables débuts, régulièrement entravés par les remises en cause et les rémissions,
favorisent la confusion d’un préambule chaotique, exprimée par le cinéaste
lui-même. Tout ça ne vaut pas l’amour (ou Un vieux garçon), Toto (ou Son
Altesse voyage), Pour être aimé et Les Filles de la concierge résonnent
aujourd’hui comme de simples murmures dans un corridor lointain, pour
détourner le titre d’un fameux projet inachevé du cinéaste.

2- Jean-Claude Biette, « Trois morts », Cahiers du cinéma, n° 285, février 1978, repris dans Poétique des
auteurs, Cahiers du cinéma, Essais, 1988, p. 29.
3- Propos de Jacques Tourneur, cités dans Présence du cinéma, n° 22-23, automne 1966, p. 60.

Sebastian Santillan
JACQUES TOURNEUR 26

Il est toujours envisageable d’identifier dans ce quatuor le terreau d’une per-


sonnalité à venir, qui s’épanouira sur un autre territoire4. On est surtout frappé,
à revoir les débuts français de Tourneur, par leur faculté d’assimilation à un
paysage cinématographique. Phasme se fondant dans le décor jusqu’à l’oubli,
la personnalité adopte et mime une humeur qui ne lui appartient pas tout à
fait. Tout ça ne vaut pas l’amour choisit ainsi, aux balbutiements du parlant,
son élément perturbateur dans la personne d’un marchant d’appareils de TSF,
qui vient anéantir les espoirs d’une idylle entre un pharmacien et une jeune
fille. Les principales émissions sonores parasitant l’univers du film émanent
de la radio dont on fait la publicité, et de ses chansons, qui permettent le
rapprochement des cœurs mais obligent à hausser la voix dans un capharnaüm

4- Certains se sont prêtés au jeu de façon convaincante : ainsi Frank Lafond (Jacques Tourneur, les figures
de la peur, PUR, Le Spectaculaire, 2007) analysant l’approche de la menace, à partir de Toto et des Filles
de la concierge (p. 98-100), ou encore Chris Fujiwara, jetant par exemple des ponts entre ces derniers
films et L’Homme-léopard, y retrouvant motifs, thèmes ou personnages (Jacques Tourneur: The Cinema
of Nightfall, 1998, « French films (1931-1934) », p. 32-35). Il est vrai, comme le font remarquer Suzanne
Liandrat-Guigues et Jean-Louis Leutrat, que « s’il est un cinéaste pour lequel la politique dite “des
auteurs” a bien fonctionné, c’est Jacques Tourneur » (« Le marshal de Wichita », Jacques Tourneur, une
esthétique du trouble, CinémAction, Corlet éditions, dirigé par Gilles Menegaldo, 2006, p. 163).

Sebastian Santillan
27 La France

de décibels : démonstration de force d’un cinéma pleinement entré dans une


nouvelle ère. L’éviction du vieux Renaudin au profit du fringant Jean Cordier
exprime la transition d’une époque à l’autre : de Marcel Lévesque (habitué de
Louis Feuillade), dont c’est le premier film parlant, à Jean Gabin, à l’aube de
sa légende. Le film respire l’air du temps, enivré de vitesse et assoiffé de tech-
nologies (automobile, machine à écrire ou auto-tamponneuse s’entrechoquent
avec frénésie) qui ringardisent ceux qui ne les maîtrisent pas. Sur la même
longueur d’onde que son environnement, l’œuvre inaugurale se confond avec
lui, jusqu’à s’y perdre corps et âme.

Fidèle au mouvement de va-et-vient prisé par son réalisateur, l’effort suivant


revient sur les acquis du précédent. Toto renoue avec le temps du muet, auquel
il rend hommage dès son ouverture : une scène de vol, commise par deux
malfrats, bientôt poursuivis par le policier de rigueur. Sans un mot prononcé,
guidée par la seule gestuelle, l’action provient d’un Charlot dont l’art du slaps-
tick s’épanche jusqu’au nettoyage d’une prison, prétexte à un ballet de patins :
lorsqu’il tentera sa chance à Hollywood, Toto sera la carte de visite emportée
dans les bagages de Tourneur (le film se nourrissant aussi du musical — le
concours de « Miss Occasion » — comme de la screwball comedy — la coha-
bitation forcée entre sexes opposés). Le film s’inscrit également dans le sillage
de René Clair, dont il cite littéralement À nous la liberté, et à qui il emprunte
Albert Préjean dans le rôle-titre : la vedette de la période muette de Clair
contribue à convoquer les fantômes d'un cinéma révolu, revisitant des temps
anciens au risque de s'égarer dans le dédale des souvenirs.

De Tout ça ne vaut pas l’amour aux Filles de la concierge, l’exploration des


archaïsmes conduit à l’exhumation du spectacle vivant : le music-hall et ses
chansons, ses dîners-concerts et ses revues ; le théâtre de boulevard et ses
quiproquos, ses travestissements (qui fondent Pour être aimé, où un aristocrate
échange son rôle avec un barman sans le sou) et la promiscuité de ses lieux,
où l’on risque de se croiser à chaque coin de rue, où chacun finit par se retrouver
dans la même pièce : triangle amoureux (Tout ça ne vaut pas l’amour), hors-
la-loi et forces de l’ordre (Toto), beaux-frères et belles-sœurs (Les Filles de la
concierge). L’espace organisé comme une scène favorise une narration frag-
mentée, parcourue par une succession de vignettes tant bien que mal reliées
les unes aux autres (encouragée par le suivi alterné de différents personnages :
le riche et le pauvre de Pour être aimé, les trois Filles de la concierge), diluant
le regard du cinéaste dans le kaléidoscope des inspirations et des références
du moment5.

5- Pour une vision plus exhaustive des sources, voir Nicolas Schmidt, « L’amour années 30 dans les films
français », ibid., p. 24-30), ou Michael Henry Wilson, Jacques Tourneur ou la magie de la suggestion (Centre
Pompidou, 2003, p. 30-34).

Sebastian Santillan
JACQUES TOURNEUR 28

Quoi de commun, en effet, entre l’insouciance de ces promenades sans consé-


quence, où tout drame virtuel se voit résorbé dans la concorde finale, et les
déambulations inquiètes à venir, débouchant sur le vide d’un mystère inson-
dable ? Associant, dans la boutique de l’une des Filles de la concierge, prota-
gonistes et jouets, le montage désamorce significativement la tension : tout
cela ne peut pas être bien sérieux. En France, l’heureux dénouement se voit
favorisé par l’instauration de conflits clairement identifiés : de génération (Tout
ça ne vaut pas l’amour), de classe (les trois autres films). Une fois aux États-
Unis, dès La Féline, les antagonismes se troublent jusqu’à se dissimuler derrière
un voile opaque et ne plus se distinguer de l’attraction. Les typologies se
fracturent, les identités vacillent, et la surface sociale s’effondre dans les pro-
fondeurs de l’intime. Les apparences détrompées des débuts laissent place à
l’indiscernabilité, les lumières de la ville ou de la côte ensoleillée cèdent du
terrain aux clairs-obscurs de ruelles sans issue ; cris et gesticulations se muent
en chuchotements et gestes retenus.

Chez Tourneur première manière, les marginaux et exclus, par l’âge ou l’argent,
retrouvent une place qui conforte leur intégration : la suite de l’œuvre condam-
nera ces parias à le rester (les westerners comme éternels errants du Gaucho
ou du Passage du canyon), souvent jusqu’à l’anéantissement (l’Irena de La
Féline, la Jessica de Vaudou). L’aspiration au bonheur ne résiste pas au renon-
cement des désespérés. La disparition d’un enfant, péripétie nonchalamment
évacuée dans Tout ça ne vaut pas l’amour (le mort-né de la fille mère), devient
tragédie de l’arbitraire dans Wichita (le garçon fauché par une balle perdue)
ou Stars in My Crown (la jeune victime de la typhoïde) ; la dissipation des
divers trios amoureux se solde par la mort (La Féline, La Griffe du passé, La
Flibustière des Antilles) ; le quiproquo badin entraîne de funestes conséquences
(Nightfall) ; faux-semblants et masques gisent dans des mares de sang (Berlin
Express, Angoisse)...

Il peut paraître étonnant, voire paradoxal, de constater que la singularité


tourneurienne finit par s’épanouir en terre américaine, dans les mains fermes
des mercantiles studios et les griffes acérées du genre et ses conventions. Une
fois sorti de l’antichambre de sa carrière et du vestibule de son existence,
Tourneur lâche le petit théâtre auquel se réduisait jusque-là son univers
artistique pour plonger dans l’immensité vertigineuse d’un nouveau territoire.
Le monde autarcique et artificiel des débuts, confronté à la démesure, se replie
dans son for intérieur et les noirs tourments de l’âme. Alors s’évanouissent les
traces de pas qui ne menaient nulle part, tandis que persiste une effluence,
celle de Jacques, fantôme entêtant d’un pan de vie qui ne compte pas, mais
sommeille mystérieusement dans les recoins de l’œuvre de Jack. •

Sebastian Santillan
29 La France

Toto
Sebastian Santillan
LA PÉRIODE MGM
(1936-1942)
***
COURTS MÉTRAGES
THEY ALL COME OUT (1939)

Sebastian Santillan
PROPOS DE JACQUES TOURNEUR

LES « MINIATURES »
DE JACQUES TOURNEUR
MATHIEU MACHERET

Sebastian Santillan
32

ROMANCE
OF RADIUM
(1937, CM)

En dix minutes, on assistait aux nombreuses difficultés des Curie, et


notamment à la mort de leur meilleur ami, Becquerel, qui apportait dans
la poche de sa veste un morceau de radium qu’il voulait montrer à des
savants et qui est mort à son retour à Paris, d’une tumeur au foie, je crois.
Il y avait une grande honnêteté dans ce film. Aucune concession. À vrai
dire, il se passait une chose curieuse pour ces courts métrages : les grands
producteurs, occupés à travailler avec Greta Garbo, John Gilbert et les
autres nous laissaient parfaitement tranquilles. Nous formions un groupe
enthousiaste, jeune, et, sans aucune supervision des patrons, nous pouvions
faire des films honnêtes, libres et même méticuleux. En fait, je crois que
les producteurs ne voyaient jamais nos films. On les projetait en complé-
ment de programme aux longs métrages MGM. Ainsi, par exemple, avec
un grand film de Garbo, on passait Romance of Radium. Mais à mon avis,
Romance of Radium était dix fois meilleur que le Garbo, que toutes ces
grandes machines qui sonnaient faux, avec les stars du studio.
Ces courts métrages coûtaient même assez cher. La MGM faisait bien les
choses à cette époque, car elle ne voulait pas que nos petits films parussent
mesquins à côté des longs métrages. Chaque court métrage comportait
de nombreux décors. Nous nous servions aussi beaucoup des décors des
grands films, ceux de Marie-Antoinette par exemple, et des costumes éga-
lement. Parfois, nous écrivions nos scènes conformément aux décors qui
allaient être disponibles, et à l’écran, cela avait grande allure.
Nous formions un petit groupe très agréable. Il y avait George Sidney,
David Miller, Fred Zinnemann, Harold S. Bucquet, Felix E. Feist et moi.
Nous tournions nos films à tour de rôle. Le temps moyen de tournage était
de trois jours pour un film d’une bobine, et de six jours pour un film de deux
bobines. C’est bien plus du double que ce qu’on nous donne aujourd’hui
à la télé, puisque nous tournons en trois jours, et parfois même en deux
jours et demi des films de vingt-six minutes. De plus, on soignait beaucoup
l’aspect pictural du film, ce qui est complètement laissé de côté aujourd’hui
à la télévision. •

Sebastian Santillan
33 PROPOS DE JACQUES TOURNEUR

TUPAPAOO
(1938, CM)

Le meilleur, à mon avis, des courts métrages que j’ai faits dans la série
What Do You Think?. Les films de cette série finissaient toujours par un
point d’interrogation, une question adressée au public : quel est votre
avis ? quelle hypothèse choisissez-vous ?
Le film racontait à peu près ce qui est arrivé au metteur en scène Mur-
nau à Tahiti, pendant le tournage de Tabou. Murnau avait voulu se servir
du décor d’un vrai cimetière. Les Tahitiens refusèrent, à cause de la phos-
phorescence de la nuit dans les marécages. Mais Murnau a quand même
tourné dans ce décor. Les indigènes ont dit que c’était un sacrilège. En
rentrant à Hollywood pour y montrer son film, il conduisait une voiture
le long de la plage. Il a raté un tournant, et il s’est tué. On prétend que
c’est parce qu’il avait violé le cimetière sacré. Pour notre film, nous avons
écrit l’histoire similaire d’un homme qui ne respecte pas les cimetières
tahitiens, et qui meurt. Ainsi la question restait posée au spectateur :
est-ce que le héros serait mort de toutes les façons à ce moment-là, ou
bien est-ce que les chants des Tahitiens l’ont condamné ? •

Sebastian Santillan
34

THE SHIP THAT DIED


(1938, CM)

L’un de mes courts métrages favoris. C’est une histoire vraie très connue,
tirée des archives de la compagnie d’assurances Lloyd’s de Londres. La
Mary Celeste est un navire trouvé dans l’Atlantique Sud dans les circons-
tances suivantes : en plein océan, l’équipage d’un bateau avait repéré
un énorme trois-mâts, toutes voiles dehors, qui naviguait d’une façon
curieuse. Les hommes se sont approchés, ont crié : pas de réponse. Ils
sont montés à bord, et là un spectacle incroyable : en bas, dans la cuisine,
la table était mise, la bouilloire était chaude, les tasses étaient pleines.
Ils ont fouillé le bateau de fond en comble : pas un chat, et pourtant
toutes ces voiles étaient mises. Ils ont remorqué le bateau qui repré-
sentait une valeur de plusieurs millions. Cela a fait toute une histoire à
Londres. Lloyd’s ne voulait pas payer, sous prétexte que ce n’était pas
une épave, et ils ont accusé l’équipage de l’autre bateau d’avoir assassiné
les deux ou trois hommes qui restaient à bord pour remorquer l’épave
et toucher l’argent. L’affaire a duré des mois et il y a eu au total une
douzaine de versions de l’incident. Nous en avons montré trois, les plus
vraisemblables : une mutinerie, la peste (qui aurait obligé les hommes à
sauter par-dessus bord, morts de soif ; d’autre part, il n’y avait aucun rat
à bord…), et enfin une version où le capitaine avait amené sa femme à
bord contre le gré de l’équipage. Ce serait passionnant de faire un long
métrage là-dessus aujourd’hui. •

Sebastian Santillan
35 PROPOS DE JACQUES TOURNEUR

THEY ALL COME OUT


(1939)

L’histoire du tournage de mon premier long métrage américain est assez


incroyable. Le Department of Justice américain a dit à la MGM qu’ils
aimeraient que nous fassions un documentaire sur toutes les prisons
fédérales. Je suis allé à Washington où j’ai rencontré ces gens-là plusieurs
fois et j’ai ensuite visité tous les pénitenciers : Springfield d’abord, qui
est réservé aux jeunes, car on ne met jamais ensemble les mineurs et les
adultes, ce qui est très bien. Une autre prison est réservée aux fous. Il y
a aussi Atlanta, qu’on appelle second security par rapport à Alcatraz qui
est maximum security. Un juge ne peut pas vous envoyer directement à
Alcatraz. On y est toujours transféré d’une autre prison après avoir été
jugé irrécupérable. Puis j’ai écrit avec John Higgins le scénario de ce qui
devait être un documentaire en deux bobines.
Une fois le film terminé, Louis B. Mayer se l’est fait projeter et m’a dit :
« Nous essayons une nouvelle formule : faire passer en complément de
programme un moyen métrage de quatre bobines. J’aime bien notre film
sur les prisons fédérales ; rajoutez-y deux bobines. » Alors j’ai dû écrire
avec John Higgins l’histoire d’un jeune prisonnier qui essaie de se réha-
biliter cependant que ses compagnons de cellule préparent un mauvais
coup, et ainsi nous avons tourné nos deux bobines supplémentaires. La
base du film, c’était le mot d’ordre du Department of Justice : notre prin-
cipal souci n’est pas de garder les prisonniers, mais de les préparer à la vie
sociale, de leur apprendre un métier, de les rendre plus sociables car un
jour ils sortiront. Le jeune prisonnier de l’histoire se trouvait en contact
avec des gens plus âgés qui exerçaient sur lui une mauvaise influence.
Il avait d’abord été envoyé à Springfield parce qu’il était mineur, mais il
ne parvenait pas à y rester. Sa mauvaise conduite le faisait transférer à
Atlanta, puis à Alcatraz.
Mayer se fit passer le film et dit : « Mais c’est très bien ces quatre
bobines, maintenant il faut en faire sept. » Trois mois s’étaient passés et
certains de nos acteurs travaillaient à New York. Il n’y en avait plus que
trois de disponibles et nous dûmes attendre cinq mois pour faire rejouer
les autres. Nous nous sommes encore creusés la tête pour écrire de nou-
velles scènes, et nous avons enfin eu nos sept bobines. Une telle histoire
ne s’était jamais produite dans l’histoire du cinéma, et je ne pense pas
qu’elle se reproduise jamais. En voyant le film, personne ne se rendit
compte qu’il avait été tourné trois fois. •

Sebastian Santillan
Jacques Tourneur sur le tournage de Romance of Radium

Sebastian Santillan
37 La période MGM

LES
« MINIATURES »
DE JACQUES
TOURNEUR
***
PAR MATHIEU MACHERET

***
COURTS MÉTRAGES (1936-1942)

A
près avoir tourné ses quatre premiers longs métrages en
France, Jacques Tourneur, naturalisé américain depuis 1919,
retourne aux États-Unis à la fin de 1934, avec une copie de
son film Toto sous le bras, pour tenter de se faire une place à
Hollywood. Sur la recommandation du réalisateur Clarence
Brown, il est pris sous contrat par la MGM, en tant que réalisateur de seconde
équipe. Il tourne des séquences brillantes et parfaitement maîtrisées, l’une
reconstituant le tirage de la loterie nationale irlandaise, pour The Winning
Ticket (1934), de C. F. Reisner, l’autre la prise de la Bastille, pour Le Marquis
de Saint-Évremond (1935), de Jack Conway, qui lui valent d’être immédiate-
ment repéré par David O. Selznick. Celui-ci l’invite à rejoindre le département
des courts métrages de la MGM, petite unité de production à part entière, alors
dirigée par Jack Chertok. Tourneur fait ses classes hollywoodiennes au sein
d’une équipe de jeunes réalisateurs, dont certains connaîtront une belle car-
rière, comme Fred Zinnemann, David Miller ou George Sidney. Entre 1936 et
1939, il tourne dix-huit films d’une ou deux bobines (10-15 minutes), parfois
signés « Jack » Tourneur, et voués à accompagner en salle les longs métrages
prestigieux de la MGM.

À l’occasion d’une biofilmographie commentée (Présence du cinéma n°22-23,


automne 1966), Jacques Tourneur revenait en ces termes sur cette période
d’apprentissage : « Les grands producteurs, occupés à travailler avec Greta

Sebastian Santillan
JACQUES TOURNEUR 38

Garbo, John Gilbert et les autres nous laissaient parfaitement tranquilles. Nous
formions un groupe enthousiaste, jeune, et, sans aucune supervision des
patrons, nous pouvions faire des films honnêtes, libres et même méticuleux.
En fait, je crois que les producteurs ne voyaient jamais nos films. On les pro-
jetait en complément de programme aux longs métrages MGM. Ainsi, par
exemple, avec un grand film de Garbo, on passait Romance of Radium. Mais
à mon avis, Romance of Radium était dix fois meilleur que le Garbo, que toutes
ces grandes machines qui sonnaient faux, avec les stars du studio... »

Onze ans plus tard, l’année de sa disparition (1977), Tourneur fera part d’un
tout autre sentiment aux journalistes Jacques Manlay et Jean Ricaud, au cours
d’un entretien télévisé (Directed By), leur déclarant cette fois qu’il avait « perdu
deux ans de sa vie à tourner des courts métrages ». Ce corpus mal connu et
assez peu diffusé (deux séances lui furent consacrées les 5 et 12 juillet 2009,
sur France 3, dans l’émission Le Cinéma de minuit de Patrick Brion) se révèle
pourtant conforme à la première déclaration du cinéaste, c’est-à-dire un cycle
incroyablement riche et novateur, pétri d’inventions plastiques et d’audaces
narratives. L’école du court métrage, avec ses contraintes strictes et ses conven-
tions parfois compassées, s’est avérée pour Tourneur un véritable laboratoire
de formes, et l’on peut déceler, dans la conséquente production de cette époque,
les germes de la plupart des traits poétiques ou des visions habitées, des
obsessions ou des penchants morbides, qui habiteront par la suite les plus
célèbres de ses longs métrages américains. Ce qui frappe d’emblée, c’est la
diversité des courts métrages en question, ou plutôt l’infinie variété des types
de récits qu’ils mettent en jeu.

Parmi eux, on trouve en vrac des biographies filmées, ou « biopics » (Master


Will Shakespeare, 1936), des enquêtes historiques (The Man in the Barn, 1937,
The Face Behind the Mask, 1938), des études de mœurs (The Boss Didn’t Say
Good Morning, 1937, Killer-Dog, 1936), des encarts pédagogiques (The Rainbow
Pass, 1937, The Jonker Diamond, 1936), des récits de découvertes scientifiques
(Romance of Radium, 1937), des faits divers ou des affaires criminelles (The
Ship That Died, 1938, Think It Over, 1938), des romances gothiques (What Do
You Think? N°3, 1937), des films d’exploration exotiques (Tupapaoo, 1938)... En
dépit de la cadence de production industrielle du département (75 films par
an), et du fait que ces courtes bandes s’inséraient dans des séries formatées
(What Do You Think?, An MGM Miniature, An Historical Mystery), leur format
original semblait commander à chaque fois l’invention d’un nouveau genre
hybride, à la croisée ou dans les interstices des catégories habituelles que
remplissaient sagement les longs métrages de prestige. D’ailleurs, cette diversité
d’un film à l’autre se remarque encore à l’intérieur de chaque film pris à part,
en ceci qu’ils mobilisaient tout autant le documentaire, la fiction, le montage
d’archives, l’évocation du passé ou du présent, l’onirisme, n’hésitant ainsi jamais
à recourir à différentes modalités d’énonciation. Il faut dire que ces films ne

Sebastian Santillan
39 La période MGM

s’attachaient pas tant à la structure aristotélicienne, et partant à l’unicité d’une


intrigue, qu’à l’exploration d’une question (un point d’interrogation recouvre
la surface de l’écran dans les génériques de la série What Do You Think?), qui
exigeait d’embrasser différentes pistes, de réunir différents contextes, pour en
parcourir tous les aspects. Les films prenaient donc la forme de cette question
— mystère ou cas moral — adressée directement au spectateur, qu’il s’agissait
d’ouvrir à la rêverie ou à la spéculation, plutôt que de l’amener à une conclusion
définitive, comme dans l’ordinaire des longs métrages de fiction.

Difficile, à ce stade, de passer outre la principale difficulté que présentent ces


petits films, à savoir le commentaire vocal dont ils étaient l’objet. En effet, les
séries dans lesquelles ils s’inscrivaient, étaient constituées autour de narrateurs,
comme Carey Wilson, Pete Smith ou John Nesbitt, parfois scénaristes, et qui
accompagnaient le déroulement du film par la lecture continue d’un commentaire
en voix off, ne laissant qu’à de rares occasions la place à des scènes dialoguées
ou en son synchrone. À première vue, ce procédé donne une désagréable impres-
sion de redondance, celle de recouvrir les images, de ne jamais les laisser respirer,
et surtout d’orienter et de contenir la compréhension du spectateur. La prévalence
du narrateur-auteur ne renvoie-t-elle pas, ici, le réalisateur au rôle subalterne de
simple technicien ? Tourneur est-il seulement reconnaissable derrière un com-
mentaire qui semble inhiber le déploiement de sa personnalité ?

Si le commentaire est, en effet, une convention discutable, celle-ci consiste


toutefois à faire passer auprès du grand public la profonde originalité des films
en eux-mêmes. La bande-son se déroule parallèlement aux images et, para-
doxalement, les soulage de quelque chose, du poids d’une synchronicité encore
assez nouvelle à ce mitan des années 1930, renvoyant la partie filmée à un
art majoritairement muet, celui d’un récit visuel et d’une association libre des
plans. De plus, le commentaire ne se contente pas de décrire ce que l’on voit,
ni de nous dicter ce qu’il faut en penser, mais subvient la plupart du temps à
la rapidité des récits, qui doivent tenir en 10 minutes, se substituant aux pen-
sées ou aux propos des différents personnages, jonglant entre les focalisations
interne ou externe, révélant ce que les apparences ne peuvent trahir, agissant
la plupart du temps comme un accélérateur de temps ou un catalyseur d’enjeux,
c’est-à-dire comme un élément de montage. Mais le plus important, c’est que
la voix joue aussi le rôle de « liant », et permet de fluidifier ce qui fait le grand
intérêt de ces petits films, à savoir leur extrême fragmentation.

En effet, la brièveté des courts métrages de Tourneur ne signifie pas que


ceux-ci se cantonnent à des « petits » sujets. Au contraire, ceux choisis sur-
prennent par leur étendue dans le temps, les vastes perspectives qu’ils
embrassent, leur ambition même. Dans Master Will Shakespeare, le cinéaste
réalise l’exploit de retracer la vie entière du dramaturge dans les dix minutes
imparties : il commence par des vues documentaires de Stratford-sur-Avon,

Sebastian Santillan
Killer-Dog

puis décline les principales étapes de son parcours, sans toutefois omettre de
marquer des poses contemplatives, notamment quand le personnage, pris
d’une phase mélancolique, réfléchit devant un feu de cheminée à la composition
de son Roméo et Juliette. Romance of Radium, de façon encore plus impres-
sionnante, initie à la connaissance du matériau, en combinant le récit de sa
découverte par Henri Becquerel, de son étude par le couple Curie, d’un épisode
de guérison observé en Afrique, à des vues documentaires sur sa manipulation
scientifique. Yankee Doodle Goes to Town (1939), quant à lui, ne propose pas
moins qu’une histoire accélérée des États-Unis, à travers la récurrence fan-
tasmée d’un personnage défaitiste traversant toutes les époques, mais auquel
la marche des siècles donne systématiquement tort.

À chaque fois, la matière mobilisée est considérable, et l’on sent bien que
pourraient sortir plusieurs longs métrages de chacun de ces courts. Il faut
donc souligner l’extraordinaire logique de concision et de condensation dont
fait preuve ici Tourneur, et qu’on reconnaîtra par la suite comme l’une des
données majeures de son style. Cette condensation passe par toute une com-
binaison de procédés, comme la récurrence des travellings latéraux, qui peuvent
balayer plusieurs phases d’une même action dans un même plan, ainsi que
l’usage fréquent des surimpressions, mélangeant plusieurs images en une
seule, ou encore les successions de fondus enchaînés, qui permettent de brasser
les séquences et de signifier justement le passage du temps. Mais ce qui prime,
c’est encore la précision ahurissante avec laquelle Tourneur sélectionne les
situations à mettre en scène, articulations déterminantes d’un sujet ou d’un
drame, dont tous les éléments particuliers puissent renvoyer à sa généralité.
Un seul geste de son patron dit l’angoisse de l’employé au travail, dans The
Boss Didn’t Say Good Morning. Un simple verre cassé charrie tout le souvenir
d’un amour perdu dans What Do You Think? N°3. Sans compter que chacun
de ces récits est soigneusement orchestré vers la montée et la résolution d’un
suspense (la première rupture du diamant dans The Jonker Diamond, le sourire
du patron dans The Boss Didn’t Say Good Morning).

Sebastian Santillan
41 La période MGM

Cette logique de condensation ne s’applique pas seulement au niveau du mon-


tage, mais également à celui de la construction des plans. Le plan est en effet
considéré, par Tourneur, comme une surface précieuse dont chaque parcelle
doit être investie intelligemment pour donner le sentiment d’un monde et d’une
continuité de ce monde à travers le montage. Les éléments s’organisent donc
dans l’image selon une logique centripète, qui consiste non pas à faire rentrer
le maximum d’informations dans les limites du cadre (tendance baroque), mais
à faire en sorte que chaque information déterminante (costume, accessoire,
pan de décor, rai de lumière, visage, etc.) bénéficie d’une zone de pleine visibilité.
Le plan n’est pas « saturé », mais architecturé selon des axes francs et étendus
à la totalité de l’espace. D’où la stupéfiante unité des images de Tourneur,
consolidées comme si elles n’étaient faites que d’un seul marbre, alors que le
vivant se meut et respire à l’intérieur. Les objets, les corps, les espaces se com-
pénètrent dans cette zone d’exposition intensifiée que délimite le cadre. Il n’est
pas absurde, à ce titre, de rapporter ces « miniatures », comme la MGM les
appelait, à celles que peignait, par exemple, Jean Fouquet au XVème siècle, ou
même à l’art des enluminures, qui avait le secret de faire tenir dans des cadres
réduits des scènes complexes bardées d’une multiplicité de personnages, avec
un sens merveilleux de l’économie, car les matériaux utilisés — or, argent, oxyde
de plomb, vermillon — étaient rares et précieux. Les illustrateurs de la première
Renaissance, qui peignaient dans les livres les encarts laissés libres par l’absence
d’écriture, savaient comment faire tenir un monde dans un mouchoir de poche,
et Jacques Tourneur semble en avoir retenu quelque chose.

Mais le plus étonnant, dans ces petites bandes à fins prophylactiques, pédago-
giques ou d’édification morale, toutes portées par un optimisme de rigueur, reste
encore l’humeur saturnienne qui y flotte comme une ombre portée, ce fléchis-
sement vers des gouffres insoupçonnés d’inquiétude et d’angoisse, ce vent de
mort et de malédiction qu’il y règne la plupart du temps. Dans un film plus tardif,
The Magic Alphabet (1942)1, dont l’objectif est de mettre en garde les spectateurs
contre les carences en vitamines, Tourneur met en scène un mal invisible (en
fait le béribéri) qui frappe simultanément plusieurs personnages aux quatre
coins du pays, avant de semer une épidémie dans un village javanais — on pense
inévitablement à The Fearmakers. Dans Romance of Radium, la simple présence
du métal radioactif provoque le décès d’Henri Becquerel, ainsi qu’une succession
de dégénérescences inexplicables et de guérisons miraculeuses. Lors d’une scène
extraordinaire en Afrique, deux explorateurs assistent à la rémission d’un villa-
geois enterré jusqu’au cou dans une terre riche en radium : seule sa tête émerge
du sol terreux et tourne sur elle-même, comme l’image d’une étrange survivance
après décapitation, préfigurant de façon frappante certains passages nocturnes
et hallucinés de Vaudou. À la fin du film, le radium est filmé sous la forme d’une

1- Une fois finie sa collaboration avec Val Lewton à la RKO avec L’Homme-léopard, Tourneur réalisera
encore deux courts métrages à la MGM, dont celui-ci et The Incredible Stranger.

Sebastian Santillan
JACQUES TOURNEUR 42

douille phosphorescente. Dans Tupapaoo, un négociant débarque à Tahiti et


construit sa maison sur les pierres d’un cimetière sacré. Un soir, le chant des
tahitiens suscite la colère des éléments et une furieuse tempête ravage l’habita-
tion sacrilège de l’envahisseur ; c’est même une sorte de main invisible qui semble
renverser sa lanterne à huile et provoquer ainsi l’incendie dans les flammes
duquel il périt. Et même dans le film le plus terre-à-terre de la collection, The
Boss Didn’t Say Good Morning, Tourneur met en scène la dépression d’un employé
et le déraillement de tout son quotidien, jusqu’à la déréliction de son foyer, sim-
plement parce que son patron, pour une fois, ne lui a pas adressé le salut de
circonstance. À chaque fois, la mort, dans son acception littérale ou symbolique
(déchéance, dégradation), est une puissance invisible, une influence magique
qui frappe sans cause apparente, se transporte à travers l’espace et le temps,
sans que les sens humains ne puissent en saisir la trajectoire (la merveilleuse
boucle du verre brisé dans What Do You Think? N°3, sur la romance à travers
la mort entre un violoniste et une jeune femme). Le caractère allusif et soustractif
de la mise en scène de Tourneur contribue bien évidemment à créer les interstices
nécessaires à la circulation fantasmatique de cette puissance, comme à donner
le sentiment d’un outre-monde se mouvant sous la surface des choses.

De même, on ne compte plus les visions fantasmagoriques, démentielles,


apocalyptiques, qui ne manquent pas de surgir au détour d’un plan, dans la

Sebastian Santillan
43 La période MGM

Tupapaoo

succession de ces courts métrages. Un vaisseau fantôme qui jaillit sur une mer
de ténèbres, à l’occasion d’une splendide surimpression, dans The Ship That
Died. Un assassin pris au piège d’une grange enflammée dans The Man in the
Barn. Un paysage imaginaire escarpé, recouvert de neiges fantastiques, à la
fin d’une représentation de théâtre chinois, dans The Rainbow Pass. Un homme
damné, au visage recouvert d’une oblongue plaque de fer, croupissant dans sa
geôle souterraine, dans The Face Behind the Mask. Mais la plus vertigineuse
de ces visions se trouve certainement dans The Incredible Stranger (1942),
l’une des plus émouvantes pièces de l’ensemble. L’histoire est celle d’un inconnu
obstinément silencieux débarquant dans la petite ville de Bridgetown, mais
aussi celle des rumeurs qui vont bon train sur son compte. À la fin, les habitants,
n’y tenant plus, forcent le seuil de sa grande maison, érigée comme un spectre
blême dans la nuit, et découvrent le pot-aux-roses : resté muet suite à un sinistre
ayant emporté toute sa famille, l’homme vit parmi des mannequins, effigies
grandeur nature de sa femme et de ses enfants, figés dans son salon comme
sur la scène d’un bonheur embaumé. La vision glace le sang et déchire le cœur.
Rarement par la suite Tourneur retrouvera ce degré d’horreur placide et de
quotidienneté malade, figurée comme un simple petit accroc dans la toile du
temps, mais capable d’engloutir la substance même du présent. •

Sebastian Santillan
FANTASTIQUE
ET SUSPENSE
(1941-1957)
***
LA FÉLINE (1942)
VAUDOU (1943)
L’HOMME-LÉOPARD (1943)
ANGOISSE (1944)
LA GRIFFE DU PASSÉ (1947)
BERLIN EXPRESS (1948)
RENDEZ-VOUS AVEC LA PEUR (1957)

Sebastian Santillan
PROPOS DE JACQUES TOURNEUR

L’EMPATHIE ET L’OUTSIDER
HADEN GUEST

QU’EST-CE QU’UN
MOUVEMENT TOURNEURIEN ?
CHRIS FUJIWARA

TOURNEUR OU LE SUSPENS HAGARD


PETR KRÁL

ENSORCELLEMENT
CARLO CHATRIAN

Sebastian Santillan
46

LA FÉLINE
(1939)
CAT PEOPLE

Un jour, mon vieil ami Val Lewton, avec qui j’avais déjà travaillé sur Le
Marquis de Saint-Évremond, me téléphona : « Jacques, je mets en chantier
un film pour la RKO, je ne sais pas encore très bien ce que c’est, mais
je voudrais t’avoir comme metteur en scène. » Je me rendis chez lui et
il m’expliqua : « Le patron de la RKO était ici hier, et il m’a raconté que
durant une party, quelqu’un lui avait dit : pourquoi ne feriez-vous pas un
film qui s’appelle Cat People ? Cela l’a tracassé toute la nuit et il se dit
que c’était un excellent titre. C’est pourquoi il m’a dit : "Et maintenant,
boys, écrivez-moi un scénario qui puisse s’appeler Cat People." » Lewton
a engagé un ami à lui, l’écrivain DeWitt Bodeen, et nous avons fabriqué
cette histoire tous les trois. C’était vraiment une histoire originale, nous
ne l’avons volée nulle part !
Le film fut tourné en vingt-et-un jours, et quand les gens du studio
l’eurent vu, il leur parut tellement étrange qu’ils ne voulurent plus nous
adresser la parole. Le film fut vendu très difficilement, et finalement
le Hawaii Cinema, une nouvelle salle qui venait de passer Citizen Kane
pendant douze semaines, le prit, car le directeur n’avait aucun autre
film à programmer. Il dit à la RKO : « Je le prends pour une semaine,
avec option pour une deuxième. » Première semaine : record. Deuxième
semaine : record battu. Ils ajoutent une séance le matin et ils renouvellent
le contrat. Nous avons dépassé Citizen Kane en tenant treize semaines.
Le film avait coûté 130 000 dollars, il en a rapporté plus d’un million. Il
a sauvé la RKO qui, cette année-là, en 1941, allait très mal. Et la critique
aussi a énormément soutenu le film. •

Sebastian Santillan
47 PROPOS DE JACQUES TOURNEUR

VAUDOU
(1943)
I WALKED WITH A ZOMBIE

L’un de mes deux films préférés, l’autre étant Stars in My Crown. Mal-
heureusement, il n’a pas eu le succès du précédent. L’action se passait
à Haïti et nous avions fait venir une troupe de danseurs haïtiens pour
tourner des scènes nocturnes durant lesquelles ils s’adonnaient à leurs
rites, coupant la tête à des poulets et faisant toutes sortes de sacrifices
sanglants. C’était un film beaucoup plus vraisemblable que La Féline et
L’Homme-léopard.
Une nurse canadienne, qui vit dans la neige et dans le froid, lit une
annonce de demande d’emploi venant de Haïti. Aussitôt, elle se met à
penser au soleil et elle se rend à Haïti. Elle pénètre alors dans une espèce
de château, avec un propriétaire bizarre et sa femme qui est complète-
ment folle, qu’on a enfermée dans une tour et qu’elle va devoir soigner.
Elle tombe amoureuse du mari et se trouve dans l’alternative suivante :
ou bien laisser la femme mourir et garder pour elle seule le mari, ou bien
soigner la femme et perdre ainsi le mari. Elle décide d’emmener la femme
une nuit chez les Vaudous pour la soumettre aux rites des sorciers indi-
gènes, dans l’espoir de la guérir. À la fin du film, la malade mourait sans
avoir repris conscience. Il y avait aussi dans ce film une chose qui, à ma
connaissance, n’a été faite dans aucun autre film : un excellent chanteur
de Calypso, Sir Lancelot, racontait l’histoire un peu comme le chœur
dans les tragédies grecques. Il était une sorte de troubadour, comme il
y en avait beaucoup là-bas, qui improvisent les paroles des chansons.
Ils peuvent faire une chanson sur vous en une minute. Cet homme-là,
donc, racontait au public les développements de l’histoire avec beaucoup
d’ironie et donnait au film un ton assez particulier. •

Sebastian Santillan
48

L’HOMME-LÉOPARD
(1943)
THE LEOPARD MAN

Le moins réussi des trois films que j’ai faits avec Lewton. C’était un film
curieux qui se passait au Nouveau-Mexique et dont le sujet avait été tiré
d’un article de journal relatant l’histoire d’un léopard qui s’était sauvé,
puis caché dans un cimetière. Il n’y avait guère que quelques moments
intéressants dans ce film et une actrice remarquable, Margo, qui est la
femme d’Eddie Albert, et qui jouait le rôle d’une tireuse de cartes. La
participation de Lewton à l’élaboration du film était grande, car nous
travaillions toujours étroitement ensemble et en complète harmonie. •

Sebastian Santillan
49 PROPOS DE JACQUES TOURNEUR

ANGOISSE
(1944)
EXPERIMENT PERILOUS

Le plus luxueux de tous les films que j’ai tournés. Il se passait en 1900 à
New York chez des millionnaires et nous avons recréé plusieurs quartiers
de New York sous la neige. Le sujet était assez proche de celui de Han-
tise (Gashlight, George Cukor, 1944) qui est postérieur. Hedy Lamarr
était mariée à un homme beaucoup plus âgé qu’elle, Paul Lukas, qui
essayait de la rendre folle par différents moyens. Elle aimait un jeune
docteur, interprété par George Brent, qui se rendait compte peu à peu
que c’était son mari le véritable fou. À la fin, Paul Lukas était tué et la
maison tout entière brûlait. La période était très intéressante, celle de
Delmonico, la plus belle époque de New York, avec Diamond Lil, Diana
Jim Brady, Murray Hill, ceux qu’on appelait les robber barons, les grands
voleurs de l’acier, les chemins de fer, Carnegie, etc. Il y avait beaucoup
de décorations intérieures, beaucoup de statues, et même un décor,
celui de la maison, construit sur deux plateaux, qui avait coûté plus de
soixante mille dollars. •

Sebastian Santillan
50

RENDEZ-VOUS AVEC
LA PEUR
(1957)
NIGHT OF THE DEMON

Je venais de faire Nightfall pour la Columbia et le producteur est parti


à Londres pour préparer un autre film avec Tyrone Power. Quinze jours
après, il me téléphone de Londres pour me dire qu’il avait rencontré un
ami à lui, Hal E. Chester, qui cherchait un metteur en scène pour un film
d’horreur. Je lui ai demandé de m’envoyer le scénario que j’ai également
montré à Dana Andrews et c’est ainsi que le film s’est fait.

Simon Mizrahi — Croyez-vous, comme le dit Dana Andrews à la fin,


qu’il ne faut pas chercher à approfondir ?
C’est une phrase qui apparaît dans tous les films d’horreur en Amérique.
À la fin de La Féline, il y avait les mêmes mots, qui se trouvaient égale-
ment dans deux ou trois autres films que j’ai faits. Je mettrai d’ailleurs
toujours ce genre de phrases, parce qu’ainsi on ne prend pas parti. Il est
très difficile de finir intelligemment un film d’horreur. En général, tous les
films finissent de manière plus ou moins romanesque, mais ce n’est guère
possible dans les films d’horreur où l’histoire d’amour est presque inexis-
tante. Alors en général, on termine par une généralisation qui se veut
très profonde. Une espèce de point d’orgue. Ou bien on inscrit quatre
lignes d’un poème de John Donne : « Le brouillard du vice recherche les
endroits pâles dans la nature humaine », et puis trois points de suspen-
sion... et les gens disent : « Tiens ce n’est pas mal ; c’est bien ce qu’il a
dit là. » En fait, ils n’ont rien compris. Il y a encore la solution de mettre
le feu, de tout brûler. C’est généralement le savant fou qui s’en charge.
Le film était intéressant, sauf l’apparition du monstre qui a été ajoutée
après coup, après mon départ de Londres. J’avais appris avec La Féline
qu’il faut suggérer l’horreur, ne jamais la montrer directement.
Un film d’horreur, ce ne doit pas être une histoire de chirurgien fou
qui enlève la cervelle à un homme pour la mettre dans la tête d’un autre
homme. Ce n’est pas ça du tout. Le film d’horreur, l’horreur véritable,
c’est de montrer que nous vivons tous inconsciemment dans la peur.
Beaucoup de gens souffrent aujourd’hui d’une peur qu’ils ne songent
pas à analyser et qui est constante. Quand le public est dans le noir et
qu’il reconnaît sa propre insécurité dans celle des personnages du film,
on peut alors montrer des situations incroyables, et être sûr que le public
suivra. D’autre part, les gens aiment avoir peur. C’est curieux, quand nous
sommes enfants, nous disons à notre nourrice ou à nos parents : faites-

Sebastian Santillan
51 PROPOS DE JACQUES TOURNEUR

nous peur, et nous aimons cela. Ces peurs restent en nous toute notre
vie : on a peur du tonnerre, on a peur de l’obscurité, de l’inconnu, de la
mort... Le film d’horreur, s’il est bien fait, éveille dans l’esprit du public
cette peur, qu’il ignorait avoir en lui, et cette découverte le fait frémir.
J’empoisonne souvent M. Nicholson, le président d’American Interna-
tional, en lui répétant : « Laissez-moi aller en Angleterre avec un scénariste
et je ferai pour vous un film d’horreur dont on parlera. Je veux tourner
dans de vrais châteaux hantés, sans décors, avec éclairage portatif, caméra
légère. » Vous savez que les "Psychic Societies", les sociétés de l’au-delà,
sont très importantes en Angleterre. Il y en a de très sérieuses. Elles ont
répertorié plusieurs châteaux vieux de trois ou quatre cents ans, inhabités,
et qui sont garantis hantés. Je voudrais faire un film honnête là-dessus, et je
crois que ça n’a pas encore été fait. Il ne faut pas avoir peur des revenants.
Ils ne sont pas tous méchants, et il y en a qui sont très bons, qui sont là
pour nous aider et ils ont un mal fou à y arriver.
J’ai une autre conviction. Je suis absolument sûr qu’il existe deux ou
trois mondes parallèles qui sont là et qui ont des vibrations différentes.
Le passé est là et le futur est là. Ce que vous allez faire l’année pro-
chaine, c’est déjà là, mais sur une longueur d’ondes différente. Nous,
les vivants, dans le monde d’aujourd’hui, nous parlons de minorités, des
Noirs, des Juifs, mais les morts, l’armée de morts, combien sont-ils
depuis que le monde existe ? Nous sommes une minorité infime à côté
d’eux. Et si cette armée des morts pouvait se mettre en rapport avec
nous, elle pourrait nous être très utile. Il n’y a aucun doute à mon esprit
à ce sujet. J’aimerais donc faire un film d’horreur avec la logique de la
science d’aujourd’hui et qui puisse en même temps prouver que ces trois
mondes parallèles, le monde du présent, celui du passé et celui de l’avenir
existent. Quand le public sortira de la projection, il dira : « C’est vrai, il y
a un autre monde à l’intérieur du nôtre. » Je sais exactement ce que je
voudrais faire, mais je ne peux pas en dire plus.
Il ne faut pas oublier que quand nous parlons de ces choses, tout dépend
de notre point de vue, des références auxquelles nous sommes habitués.
Nous pensons à l’aide d’une chose finie, la cervelle. Comment voulez-
vous que la cervelle puisse concevoir l’infini ? Ou alors il faut adopter
un autre point de vue, il faut se mettre en dehors des choses pour voir
les choses telles qu’elles sont. L’exemple classique, c’est que l’étoile que
nous voyons briller à l’heure actuelle et qui s’est éteinte il y a trois mille
ans, luit encore dans le ciel. Tout est relatif, tout dépend d’où vous êtes,
d’où vous regardez. Si vous êtes sur la terre, les astres brillent et si vous
êtes sur l’astre la terre tourne. Qui a raison ? Quel est le point de vue
correct ? Il n’y en a pas. On n’est pas plus près du point de vue correct
quand on regarde la terre en étant sur les astres que quand on regarde les
astres depuis la terre. Les deux points de vue sont à la fois justes et faux. •

Sebastian Santillan
JACQUES TOURNEUR 52

L'EMPATHIE
ET
L'OUTSIDER
***
PAR HADEN GUEST
TRADUIT DE L’ANGLAIS (ÉTATS-UNIS) PAR CHARLES VILLALON

***
L'HOMME-LÉOPARD (1943)

Sebastian Santillan
53 Fantastique et suspense

T
roisième et dernier film réalisé par Jacques Tourneur pour le
compte du légendaire Val Lewton, L’Homme-léopard clôt une
remarquable trilogie en répondant aux deux premiers films, La
Féline et Vaudou, tout en les approfondissant. En sus de leur titre
trompeusement racoleur imposé à Lewton par les studios, les
trois films partagent la même tonalité et la même thématique, chacun nous
offrant une fable mélancolique et troublante qui s’interroge sur l’altérité, la
mort et le spectre d’un destin aussi inexorable qu’arbitraire. Ces thèmes majeurs
se retrouvent bien sûr dans toute la production de Lewton pour la RKO comme
dans les films que Tourneur réalisera par la suite. Ceci étant, dans L’Homme-
léopard, ces thèmes prennent une nouvelle dimension grâce à une forme
narrative radicale qui empêche délibérément le spectateur de s’identifier aux
personnages et qui réoriente en profondeur le genre fantastique que les deux
premiers films conçus par le duo Lewton-Tourneur avaient inventé. La distance
critique qui distingue L’Homme-léopard des deux précédentes réalisations
est aussi le signe d’une nouvelle ère qui commence pour Tourneur, annonçant,
discrètement mais sans équivoque, ses noces avec le genre et la forme nar-
rative qui seront la marque de son cinéma profondément subtil.

Sebastian Santillan
JACQUES TOURNEUR 54

Le lien qui unit La Féline et L’Homme-léopard semble à première vue évident,


symbolisé par la figure spectrale du félin qui donne son titre aux deux films
et sur lesquels il plane dangereusement, et qui est de fait interprété par le
même léopard apprivoisé. Cependant, le rôle et la présence de ce noir félidé
diffèrent nettement d’un film à l’autre. Dans La Féline, le léopard est une
apparition dangereuse et purement cinématographique, balançant entre vision
cauchemardesque et réalité, présenté avec ambiguïté à la fois comme un
danger réel et comme une figure fantomatique surgie de l’imagination fiévreuse
d’Irène, le personnage à cran — on le serait à moins — interprété par Simone
Simon, terrorisée à l’idée de devenir cette créature assoiffée de vengeance qui
hante son esprit. Dans L’Homme-léopard en revanche, le léopard en question
fait son audacieuse entrée dès l’ouverture du film, tenu en laisse par Jerry
Manning, l’attaché de presse vulgaire interprété par Dennis O’Keefe. Il est
clairement présenté comme un animal que l’on peut louer, à l’instar du léopard
réel qu’emploie alors la RKO. Si la mystérieuse panthère de La Féline était une
présence féminine suggestive, intimement liée à la mystérieuse héroïne,
L’Homme-léopard nous présente cette hybridation homme-animal comme
une force masculine brutale qui va causer, de surcroît, la mort de trois femmes
sans défense.

L’apparition rapide et audacieuse du félin noir qui donne son nom au film est
un moment clé de L’Homme-léopard qui marque la distance qui le sépare
délibérément de La Féline et de Vaudou. Alors que les deux films précédents
maintenaient le statut (réel ou imaginaire) et l’identité de leur monstre (res-
pectivement le félin et le mort-vivant) dans une incertitude ambiguë, L’Homme-
léopard, a contrario, nous donne littéralement à voir la créature hybride du
titre dans la figure gémellaire du léopard apprivoisé conduit par Manning,
l’homme de spectacle et attaché de presse, à la fois dresseur et propriétaire
de la bête. Cependant, à mesure que le film progresse, l’identité exacte de
l’homme-léopard éponyme au film est rendue incertaine par la soudaine
disparition du félin et la série de meurtres qui s’ensuit, accélérant une narration
déjà très rythmée et impliquant tous les personnages masculins. Si nous
apprenons rapidement que Jerry Manning n’est pas le vrai propriétaire du
léopard, il est présenté à juste titre comme le responsable de son évasion fatale
et, par extension, de la mort des trois femmes. Il a également privé de son
maigre gagne-pain celui qui se fait officiellement appeler l’homme-léopard,
Charlie How-Come, réel propriétaire de l’animal, qui l’exhibe dans une roulotte
de forain. Comme en réponse à ses deux précédents films, Tourneur réinvente,
non sans subversion, le monstre sensationnel promis par le titre en nous offrant
une sorte différente de créature, changeante et insaisissable, avec ces hommes
que leur folie amène à imiter le léopard et ainsi devenir des assassins sans
pitié : le docteur Galbraith, psychopathe qui tue, sans la moindre explication,
la danseuse Clo-Clo et la jeune Consuelo, puis Raoul, qui à son tour tue Gal-
braith pour venger la mort de Consuelo, sa fiancée. Ainsi, à la fin du film, nous

Sebastian Santillan
55 Fantastique et suspense

n’avons pas un mais quatre hommes-léopards — le vrai propriétaire de la bête,


Jerry et les deux tueurs — incarnant à eux quatre la radicale décentralisation
des perspectives et de la narration qui est la pierre angulaire de la conception
de L’Homme-léopard.

La scène d’ouverture du film, éminemment stylisée, met nettement en évidence


cette perspective volontairement incertaine qui est au cœur du film. Un habile
mouvement de caméra émerge de l’obscurité pour s’approcher lentement de
la loge où une danseuse s’entraîne devant son miroir — Clo-Clo, qui répète
son numéro de castagnettes. La caméra continue de s’approcher et, juste avant
de pénétrer dans la pièce, change soudainement d’orientation pour se diriger
vers la pièce adjacente, occupée par une autre femme, Ki-Ki, qui tambourine
contre le mur pour manifester son mécontentement. Ce mouvement de la
caméra qui se déplace furtivement dans l’obscurité en se dirigeant vers la
lumière, observant intensément la femme qui lui tourne le dos, évoque immé-
diatement le point de vue du léopard qui n’a pas encore fait son apparition
mais qui, nous l’apprendrons plus tard, est attiré par les femmes et effrayé par
le bruit. Comme le démontre efficacement Chris Fujiwara dans son excellent
livre sur Tourneur, L’Homme-léopard cantonne strictement la caméra/le
spectateur dans la position et la perspective du tueur, le spectateur devenant
partie prenante de la décision funeste qui consiste à suivre telle femme ou

Sebastian Santillan
JACQUES TOURNEUR 56

telle autre. Si la façon dont Ki-Ki claque la porte avec fracas semble interrompre
brusquement la progression de la caméra, cela se révèle n’être que l’une des
nombreuses portes qui se ferment tout au long du film comme des symboles
de mort et d’irrémédiabilité, annonçant les portes verrouillées qui piégeront
les futures victimes du léopard.

En présentant immédiatement Clo-Clo comme une victime, l’audacieux tra-


velling qui ouvre L’Homme-léopard énonce avec force la sombre perspective
morale du film, sa façon insistante de faire partager au spectateur l’errance
qui, par des décisions qui ne sont arbitraires qu’en apparence, mène le film
d’un personnage à l’autre, parfois à contre-courant de cette narration à la
causalité claire qui fut l’apanage de Hollywood pendant l’ère des studios. Le
passage d’une loge à une autre, d’une femme — et potentielle victime — à une
autre, annonce la logique de substitutions qui structure le film et rappelle au
spectateur attentif les conséquences de son regard orienté par la caméra.
Comme La Féline et Vaudou, L’Homme-léopard donne à voir son monstre
comme une figure hantée et empathique, décrivant le léopard effrayé et exploité
ainsi que les hommes habités par une noire violence comme étant eux-mêmes
les victimes de leur propre sort. Mais L’Homme-léopard va encore plus loin
en exigeant du spectateur non seulement de faire preuve d’empathie mais
plus encore de faire office d’arbitre de la mort, l’obligeant ainsi à comprendre
les conséquences funestes de la logique narrative du film comme de l’histoire
mondiale qui lui est contemporaine. C’est à cet égard que la discrétion volon-
taire de la mise en scène de Tourneur a valeur de prise de position morale
— forgeant, par sa critique de l’homme de spectacle insensible qu’est Jerry
Manning, une critique du spectacle hollywoodien, il fait en sorte que son cycle
de films horrifiques renvoie aux fantômes et à la violence, bien réelle cette
fois, des États-Unis pendant la Seconde Guerre Mondiale. Comme si pour
prendre en compte la violente spirale guerrière dans laquelle les États-Unis
étaient aspirés, les trois films réalisés par Tourneur, le cinéaste d’origine fran-
çaise, pour le compte de Lewton, le producteur d’origine russe, se devaient
d’être des fables sur la rencontre, déroutante et potentiellement révélatrice,
du Nouveau Monde naïf et du Vieux Continent gothique. Avec L’Homme-léo-
pard, Tourneur amène le spectateur non seulement à se faire le témoin, mais
aussi à faire lui-même l’expérience, d’une culpabilité et d’une violence qu’aucun
spectateur conscient de l’état du monde en 1943 ne pouvait, ou ne devait
pouvoir, ignorer. •

Sebastian Santillan
Sebastian Santillan
JACQUES TOURNEUR 58

QU’EST-CE
QU’UN
MOUVEMENT
TOURNEURIEN ?
***
PAR CHRIS FUJIWARA
TRADUIT DE L’ANGLAIS (ÉTATS-UNIS) PAR CHARLES VILLALON

« Si nous voulons prendre au sérieux le phénomène


du mouvement, il nous faut concevoir un monde
qui ne soit pas fait de choses seulement, mais de
pures transitions. Le quelque chose en transit que
nous avons reconnu nécessaire à la constitution
d’un changement, ne se définit que par sa manière
particulière de “passer.” »
Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception
(Paris, Gallimard, 1945), p. 381

Sebastian Santillan
59 Fantastique et suspense

À
la fin de Berlin Express, Perrot/Holtzmann, qui se trouve à
bord d’un train, est surpris lors d’une tentative d’homicide. Il
gagne le couloir et s’enfuit en courant, traversant les wagons
les uns après les autres, alors qu’il est poursuivi par les auto-
rités. Dans la dernière voiture, il est atteint dans sa course par
une balle dans le dos. Il s’immobilise, puis reprend sa fuite, au pas cette fois.
Quelques instants plus tard, il est tué en essayant de s’échapper par la porte
arrière du train : recevant une dernière balle, son corps est projeté en l’air puis
s’effondre sur le garde-fou.

Tourneur ne déplace pas sa caméra pour marquer ce moment crucial où le


fugitif passe de la course à la marche. L’espace environnant — le couloir où
alternent l’ombre et la lumière - maintient une neutralité qui a moins pour
fonction de commenter l’événement que de lui donner le contexte d’une
métrique régulière (c’est la spatialisation du temps). Une neutralité qui entre
en résonance avec le silence d’Holtzmann et sa nature d’homme sans visage :
il tourne le dos à la caméra comme il a joué de dissimulation tout au long du
film, ce néo-nazi allemand s’étant fait passer pour un ancien membre de la
résistance française. Il conserve son anonymat tout au long de sa fuite, ano-
nymat en relation avec la métrique régulière proposée par la mise en scène
et en regard duquel le passage de la course à la marche tire sa force d’évo-
cation abstraite, exprimant la nature humaine du temps : le mouvement rapide
et efficace à rebours de celui du train, une césure au moment de l’impact de
la balle, le corps suspendu entre l’effondrement sur lui-même et le rebond,
puis, à un tempo plus lent, l’accomplissement de sa résolution d’aller aussi
loin que possible.

Cette transition opérée par Holtzmann connaît sa forme inverse à la fin de


Rendez-vous avec la peur, le mouvement étant cette fois réparti entre deux
hommes. Dans un premier temps, Holden arpente à pas vif le couloir d’un train
à la recherche de Karswell. Dans un second temps, Karswell, qui voit le papier
fatidique que lui a confié Holden emporté par le vent, court le long de ce même
couloir pour le rattraper. Ce passage de la marche à la course a également
lieu dans La Féline, lors de la célèbre séquence de la marche nocturne d’Alice
dans Central Park. Tout d’abord, Alice y marche sans crainte (comme le montre
sa réponse à Oliver qui lui propose galamment de la raccompagner : « je suis
une grande fille désormais. »). Ensuite, se croyant poursuivie, elle se met à
courir. Le sens dramatique de ces deux scènes comme de celle de Berlin
Express réside dans le contraste entre ces deux manières de traverser un
espace donné, un contraste non seulement accentué par l’absence de mise en
valeur de cet espace par la mise en scène, mais qui semble en outre accentuer
cette neutralité même.

Sebastian Santillan
JACQUES TOURNEUR 60

La manière de marcher exprime un rapport particulier au temps et à l’espace.


La démarche arrogante de l’officier sadique et ivre interprété par Lee Marvin
dans The Martyr1 est aussi distinctive et caractéristique que le sont les entre-
chats plein d’aisance qu’effectue Clo-Clo en jouant des castagnettes dans
L’Homme-léopard, ou que la démarche mal assurée de Teresa dans le même
film. (De la même façon, si Tourneur affirme qu’il était content de laisser le
producteur Bruno Vailati filmer la légendaire séquence de la course de Phi-
lippidès dans La Bataille de Marathon, c’est sans aucun doute parce que cette
course n’est que l’expression d’une nécessité extérieure et non d’une vérité
intime.) Dans Angoisse, Bailey découvre que Nick a laissé ouvert un bec de
gaz à l’étage de sa maison, menaçant la vie d’Allida et du jeune Alec, qui y
dorment. Bailey effectue successivement les différentes étapes du sauvetage
— évacuer le garçon de la pièce, ouvrir la fenêtre, etc. — avec des gestes calmes,
automatiques, qui évoquent ceux d’un somnambule. Bailey cherche alors à
sauver des vies, mais dans trois westerns réalisés par Tourneur, les person-
nages se comportent d’une manière similaire alors qu’ils apportent la mort.
Dans Le Passage du canyon, la marche de George le long du ruisseau où
(hors-champ, lors d’une ellipse) il assassinera McIver, est désincarné, méca-
nique, comme la marche de Doc Black vers le saloon à l’étage duquel il va
prendre sa position de sniper dans Un jeu risqué, et celle de Jumbo qui traverse
la rue en portant dans ses bras la dépouille de Boston dans L’Or et l’Amour.

La Griffe du passé est dans une large mesure un film où les gens marchent.
Dans ce monde de durs à cuire, personne ne peut se permettre d’avoir l’air
pressé. (Petey, le chauffeur de taxi, dit à Jeff : « Tu as l’air d’avoir des ennuis. »
« Pourquoi ? ». « Parce que tu te comportes comme si ce n’était pas le cas. »)
Parfois, sa façon de marcher dit quelque chose de précis sur le sens dramatique
d’un personnage. Quand Kathie, semblant « sortir tout droit du soleil », se dirige
vers un café d’Acapulco qui s’appelle La Mar Azul, elle apparaît à Jeff comme
un phénomène météorologique. Un peu plus loin dans le film, Tourneur met
remarquablement en scène la réapparition de Kathie dans la maison de Whit.
Elle s’approche inexorablement de Jeff, dans son dos et sans qu’il en ait
conscience, traversant l’arrière-plan, tandis que la caméra, par un bref tra-
velling latéral, opère un mouvement analogue. Il y a d’autres marches mémo-
rables dans La Griffe du passé. Émergeant à pas vif de l’obscurité, Fisher
s’approche de la planque californienne de Jeff et Kathie en gardant la tête
enfoncée dans son imperméable, comme s’il s’excusait de son irruption ; il est
l’une des nombreuses figures successives qui incarnent la trajectoire annoncée
par le titre2 . Whit traverse une pièce en silence pour fermer une porte puis se
retourne et effectue le chemin inverse pour aller gifler Kathie. Traversant la
pièce à grands pas pour aller écraser une cigarette que Jeff vient d’éjecter

1-Épisode de la série d’anthologie General Electric Theater.


2-La Griffe du passé a pour titre original Out of the Past, ce qui signifie littéralement « surgi du passé ».

Sebastian Santillan
61 Fantastique et suspense

Jacques Tourneur et Robert Ryan sur le tournage de Berlin Express

d’une pichenette méprisante, Joe se retourne pour regarder dans la direction


de celui-ci. Presque personne ne court dans La Griffe du passé (à l’exception
de Kathie qui effectue quelques pas de gymnastique en direction de Jeff sur
une plage d’Acapulco).

Par la marche, l’espace est objectivé. Elle constitue l’unique action du dénoue-
ment volontairement sans éclat de L’enquête est close. Douglas, convaincu qu’il
va être tué par deux conspirateurs, Hamish et Sholto, pour avoir percé à jour
le secret de la mort de son frère, marche à contrecœur en direction de Sholto.
Tourneur découpe l’action en deux plans — un travelling latéral qui suit la
progression de Douglas et un travelling avant, plan « subjectif » qui s’avance
vers Sholto — allongeant ainsi le temps de la marche, transformant ce temps
en un déploiement de l’espace. Alors, ayant écouté les révélations de Sholto qui
le renseigne sur le sort réel de son frère (dont le meurtre a été décidé pour
l’empêcher de compromettre une opération militaire), Douglas rejoint Hamish
puis, seul, continue sa route, en s’éloignant de la caméra, à travers le paysage.

Les déplacements de Clo-Clo constituent le mouvement de L’Homme-léopard ;


non pas celui de sa narration mais celui du film lui-même, en tant qu’espace
au sein duquel circulent les signes et les personnes. Le film s’intéresse aux
mouvements de Clo-Clo jusqu’à ce que cet intérêt se déplace arbitrairement

Sebastian Santillan
JACQUES TOURNEUR 62

sur les personnes qu’elle rencontre sur son chemin (d’abord Teresa, puis la
servante de Consuelo). La ville dans Le Passage du canyon est entièrement
définie en termes de géographie et de communauté par des scènes de dépla-
cements de foule (voir, par exemple, la scène où les habitants suivent Logan
au saloon pour le voir se battre avec Bragg ou, plus tard, celle où ils quittent
un autre saloon après le procès de George).

Angoisse, qui se passe à Manhattan pendant l’hiver, compte plusieurs scènes


de marche dans lesquelles les chutes de neige ont sensiblement transformé
et purifié la ville, la rendant ainsi plus abstraite ; c’est l’idée de ville qui se
présente à nous plus que la ville elle-même. Après un dîner, Nick Bedereaux
propose à Bailey de le raccompagner dans sa calèche. Bailey fait avec lui une
partie du chemin puis annonce qu’il préfère poursuivre à pied. « Merci, j’ai
envie de marcher. » Tandis qu’il avance ainsi dans la neige, le son de la rue
cède la place à une voix off qui nous fait entendre des phrases prononcées
plus tôt dans le film, des bribes de conversation que Bailey se remémore,
jusqu’à ce que l’on entende sa propre voix exprimer sa pensée. Portant le
regard au-delà du lien visible entre les corps et les paysages que la marche
réunit, Tourneur s’efforce de reproduire le phénomène intérieur induit par la
marche, fait de méditation et de solitude.

Arrive-t-il que l’on marche pour le simple plaisir de la balade dans un film de
Tourneur ? Dans L’enquête est close, Elspeth conduit Douglas, qui lui a proposé
de la raccompagner chez elle, sur un chemin qui lui permet d’apprécier un
superbe paysage des Highlands écossais qui, comme Douglas le fait remarquer,
semblait n’attendre qu’eux. La marche est un moyen de faciliter la réflexion.
Dans Berlin Express, la décision du personnage principal d’abandonner son
itinéraire ferroviaire et de quitter la gare de Francfort à pied ne signifie rien
de moins que la possibilité d’une collaboration internationale et d’une paix
mondiale. La narration l’exprime littéralement : c’est la marche qui constitue
le monde (tel qu’il est figuré par les ruines de l’Allemagne d’après-guerre) en
tant que monde. À la fin du film, quand les principaux personnages (qui
viennent d’arriver à Berlin) montent chacun dans leur propre voiture et partent
dans des directions opposées, c’est encore une fois une marche qui fonctionne
comme symbole d’unité ; une marche qui, cette fois, prend sa source hors du
récit et qui ne s’y inclut pas : celle d’un unijambiste anonyme qui traverse à
l’aide de ses béquilles la porte de Brandebourg.

La marche d’Alice à travers le parc dans La Féline est qualifiée de « transver-


sale » : le mot est prononcé dans le dialogue (écrit par DeWitt Bodeen). Le plan
qui ouvre Vaudou nous montre une plage sur laquelle Betsy marche aux côtés
de Carrefour. La ligne mouvante qui sépare le sable de la mer coupe l’écran
de manière transversale. L’idée de transversalité est plus spécifique que celle
générale du chemin ou de la route : on traverse, on oblique. Rapporté à la

Sebastian Santillan
63 Fantastique et suspense

géographie de Manhattan, une transversale est une route qui s’écarte de la


grille à angle droit qui quadrille un territoire irrégulier (la nature à demi sau-
vage du grand parc). Le littoral de Saint-Sébastien est celui d’un voyage
indéterminé, extérieur au récit ; récit au cours duquel Betsy et Carrefour ne se
sont jamais promenés ensemble. Le système narratif de Tourneur emprunte
fréquemment de tels chemins qui mènent ses personnages vers des zones
déroutantes et dangereuses. Pour faire sentir ce processus à l’œuvre, Tourneur
plonge ses scènes dans la pénombre, faisant ainsi s’évanouir les contours du
décor (cf. une scène d’amour dans L’Or et l’Amour et deux scènes de combat
dans La Flèche et le Flambeau et La Bataille de Marathon).

L’univers fictionnel de Tourneur offre de multiples routes, différents chemins


de traverse : cette multiplicité — l’immensité d’un espace potentiel qui peut
s’objectiver à tout instant — est une définition possible de cet « univers », mais
le choix d’un chemin donné implique la mise en branle d’un destin particulier.
Tourneur souligne cette singularité à travers le thème visuel de la trace : les
empreintes de la femme et de l’animal dans La Féline, celles laissées dans la
neige par Vanning, John et Red dans Nightfall, la créature invisible poursuivant
Holden qui laisse des marques de sabots dans la terre devant la maison de
Karswell dans Rendez-vous avec la peur, le tracé de la carte au début des
Révoltés de la Claire-Louise. Ce chemin est aussi arbitraire que définitif : même
s’il est emprunté à plusieurs reprises, chaque répétition est comme une nouvelle
première fois. Dans L’Homme-léopard, la route qu’emprunte la procession
annuelle des pénitents passe devant le musée ; circonstance fatale, cette
année-là, pour le docteur Galbraith. C’est ce même principe du choix arbitraire
d’un passage particulier dans l’immensité de l’espace qui, chez Tourneur,
préside au choix de l’emplacement de la caméra. On pourrait la placer n’importe
où, mais il convient de l’installer là où elle mettra en évidence la relation qui
crée l’espace.

Après le tour de force que constitue la séquence où Betsy et Jessica marchent


vers l’oufo3 dans Vaudou, les deux femmes retournent à Fort Holland à un
rythme plus soutenu. Cette transition trahit la conception que Tourneur se
fait du rythme comme dégagé de toute valeur narrative. Dans le cinéma de
Tourneur, le rythme, en tant que révélateur de l’espace et du temps, a sa propre
valeur.

Vers la fin de La Griffe du passé, Jeff et Kathie, une valise à la main, sortent
pour la dernière fois de la maison de Whit dans une succession de plans mys-
térieux. Jeff vient de porter un toast aussi personnel qu’ambigu : « Nous devons
tout cela à José Rodriguez », puis a lancé son verre au feu en déclarant à Kathie,
non sans amertume : « Nous nous méritons l’un l’autre ». Soudain, les deux per-

3-Nom donné au temple de la religion vaudou en Haïti.

Sebastian Santillan
JACQUES TOURNEUR 64

sonnages se métamorphosent en silhouettes silencieuses et déperson-


nalisées, comme des fantômes qui partent en voyage. D’un point de vue
narratif, le découpage de ce mouvement en plusieurs plans distincts
suggère peut-être le désir latent de Jeff de remettre leur départ à plus
tard. Mais Tourneur ne nous impose pas cette lecture : c’est un des prin-
cipes du film que de laisser les souhaits et les motivations de ses per-
sonnages dans une zone de flou ou, pour citer une croyance personnelle
du réalisateur, dans un univers parallèle à leur existence physique.

C’est en raison de cette dissociation du visible et de la volonté que le


rythme des aventures filmées par Tourneur ne semble jamais lent ni
rapide, mais double : d’un côté le rythme du personnage en tant qu’être
qui cherche à accomplir telle action ou à éviter telle déconvenue, et dont
l’expérience du temps et de l’espace est fonction de la difficulté qu’il
rencontre pour atteindre ses objectifs ; de l’autre, le rythme du film lui-
même comme une expérience du temps et de l’espace autonome et pensé
comme une forme esthétique. Les scènes où ces deux rythmes se dis-
socient sont des moments-clés des films de Tourneur ; ils y gagnent leur
temporalité propre, qui diffère de celle d’Antonioni ou de celle de Walsh.
Angoisse, Le Passage du canyon, La Griffe du passé, Berlin Express,
Stars in My Crown, Le Gaucho, Les Révoltés de la Claire-Louise ou L’Or
et l’Amour constituent une exploration progressive de cette divergence :
des films qui ne sont ni lents ni rapides mais dans lesquels le point de
vue choisi par le réalisateur circonscrit l’action dans un contexte temporel
où la vitesse à laquelle les événements se déroulent semble secondaire
et dégagée du travail qui consiste à créer un mouvement continu à partir
d’apparitions fragmentaires et dématérialisées.

Faire ce travail c’est, bien sûr, faire œuvre de cinéma ; et l’on pourrait
penser que c’est dire bien peu de choses que de dire que ceci définit
une caractéristique distinctive de l’œuvre de Tourneur. Mais le miracle
du cinéma de Tourneur réside dans le fait qu’il fleurit dans les zones
les plus vagues (les plus routinières, génériques, normales en apparence)
— celles du cinéma d’action américain, des films à énigmes ou des
films d’aventures — en faisant dévier ce cinéma de son cours habituel
pour révéler les conditions de l’apparition cinématographique et, par-
dessus tout, faire apparaître le mouvement qui va de l’intériorité vers
l’extériorité. Quel serait sinon le sujet de scènes telles que celle de Stars
in My Crown où nous suivons le jeune John quitter le podium d’un
bonimenteur d’une démarche mal assurée pour se blottir discrètement
sous la plate-forme, inconscient ; et que voit-on dans Le Gaucho et Les
Révoltés de la Claire-Louise sinon un mouvement qui, s’absorbant dans
sa propre irréalité, s’efforce de s’épuiser lui-même ? •

Sebastian Santillan
65 Fantastique et suspense

Rendez-vous avec la peur (page suivante : Stars in My Crown)


Sebastian Santillan
Sebastian Santillan
Sebastian Santillan
JACQUES TOURNEUR 68

TOURNEUR OU
LE SUSPENS
HAGARD
***
PAR PETR KRÁL
Ce texte a été initialement publié en mai 1986 dans le n°6 de la revue Caméra/Stylo.

***
LA FÉLINE (1942)
VAUDOU (1943)
L'HOMME-LÉOPARD (1943)
LA GRIFFE DU PASSÉ (1947)
BERLIN EXPRESS (1948)
RENDEZ-VOUS AVEC LA PEUR (1957)

« L’effacement soit ma façon de resplendir »


Philippe Jaccottet

U
ne des plus « lyriques » de tout le cinéma américain, l’œuvre
de Tourneur marque moins la mémoire par les histoires qu’il
raconte que par les images auxquelles elles servent de support
et qui, elles, savent s’inscrire au plus profond de la chair. Le
paradoxe, c’est qu’il s’agisse en même temps d’images entre
toutes fluides et glissantes ; à la différence de celles d’un Fuller ou d’un Hitch-
cock, gravées littéralement dans la mémoire avec la netteté acide, lancinante,
d’une eau-forte, celles de Tourneur sont brûlantes dans leur fuite et dans leur
discrétion mêmes.

En interrogeant celles qui m’ont le plus marqué, je constate d’abord, ainsi, leur
singulière couleur mentale : visions nocturnes, provenant de films foncièrement
« noirs », ce n’en sont pas moins, en même temps, des images transparentes et
légères, où l’épaisseur de l’ombre cède sans cesse à l’entre-deux du crépuscule
et où une élégance nonchalante disperse — et « distancie » — le drame. Avant
de tirer un coup mortel sur l’assassin de sa maîtresse, caché en vain dans un

Sebastian Santillan
69 Fantastique et suspense

cortège de cagoulards qui — déjà — se met en route pour le cimetière, le héros


de L’Homme-léopard nous oppose sereinement, contre un ciel de soir, un beau
visage basané paisiblement strié par l’ombre des feuilles du palmier sous
lequel il se tient ; image de la violence et de la mort, c’est aussi un portrait
plutôt glamour d’une virilité souple, policée et assez sûre d’elle-même pour
être à la fois ferme et aimable. J’y verrais volontiers, de même, l’emblème de
tout le cinéma de Tourneur.

***
La « dispersion » du drame, c’est d’abord son constant déplacement, par un
usage systématique et subtil de paraboles, de litotes et d’ellipses. Loin de
simplement soutenir le récit des événements et de le faire avancer vers le
dénouement, le jeu des personnages tourneuriens le fait trembler. Leurs
mimiques et leurs gestes d’effroi, de surprise, ne reflètent pas seulement leur
cause immédiate ; ils en renvoient l’écho vers un horizon plus lointain, en dehors
de l’écran, où il semble se fondre dans l’étendue — dans la nuit — d’une hostilité
anonyme et universelle. Quand, dans La Griffe du passé, lors d’un dialogue
avec Jane Greer, un homme de main est pris de court par ce qu’elle lui dit, un
raccord nous le montre seul alors que, manquant au dernier moment la ciga-
rette qu’il était sur le point d’allumer, il se tourne brusquement hors-champ ;
dans Rendez-vous avec la peur, quand l’assassin — simple silhouette — surgit
de la nuit pour retenir la main de l’héroïne qui, devant sa villa, s’apprête à faire
démarrer une décapotable, on la voit de même, en réponse, lever simplement
vers nous un visage éclairé et soudain inquiet. Détachée de l’événement, la
surprise devient en quelque sorte son propre contenu, les personnages semblent
s’étonner, à perte de vue, de leur étonnement même.

Dans Rendez-vous avec la peur encore, Dana Andrews, en visite secrète chez
le « démoniaque » assassin, descend devant nous un escalier en colimaçon
quand la main du propriétaire des lieux, reconnaissable à son ongle taché,
s’ajoute au premier plan à l’image en se posant sur la balustrade. Le sens de
ce qu’on voit, grâce à cette présence menaçante, est alors brutalement alourdi,
mais aussi déplacé : tout en prenant corps, la menace, concentrée en une seule
main, se désincarne du même coup, devient une menace sans sujet et sans
agent précis. Le mystère seul subsiste, mais il se trouve — fatalement — ailleurs.

Tourneur, de la sorte, déplace jusqu’au sens d’un meurtre. Alors même que celui-
ci devient imminent et que tout, inexorablement, converge vers lui, le cinéaste
ne cesse de regarder autre chose, de détourner l’attention du spectateur — et des
personnages eux-mêmes — vers des faits qui, tout en désignant la menace par
métaphore, n’en sont pas moins décalés par rapport à elle. Se réfugiant dans un
cimetière pour semer la « bête » qui est à ses trousses, une victime de L’Homme-
léopard évite de justesse la chute dans une tombe fraîche, s’effraie d’un vieillard

Sebastian Santillan
JACQUES TOURNEUR 70

Sur le tournage de L’enquête est close

de pierre dressé sur une tombe ancienne puis, levant le regard vers la lune, la
voit simplement disparaître derrière une branche d’arbre qui s’abaisse sous un
poids inconnu... Lorsque, un instant plus tard, elle pousse son dernier cri, la
caméra ne montre que la branche qui se détend, pour faire réapparaître la lune.
Littéralement escamoté, le meurtre se dissout dans le spectacle de ses circons-
tances qui, en même temps, le tirent hors de lui, pour le répercuter à travers
l’espace ambiant. Le cri de la victime, sa mort elle-même ne sont, à l’échelle de
cet espace, que des « signes » parmi d’autres, aussi bénéfiques ou maléfiques
qu’un frisson de brise dans les feuilles ou que le vide éclairé du disque lunaire...

Ailleurs, du reste, le suspens n’aboutira pour toute horreur qu’à un geste ou


un objet apparemment insignifiant qui, à travers son concret, profère le mystère
comme un message muet. Dans Vaudou, une affolante traversée de la nuit
des tropiques, ponctuée de troublantes visions d’animaux ou de crânes sus-
pendus aux arbres, débouche simplement sur celle d’un mouchoir enfilé sur
un roseau ; sans aucune suite immédiate pour la propriétaire de l’objet, c’est
pourtant là, de loin, l’apparition la plus inquiétante. Et pas seulement comme
une matérialisation de l’inquiétude et des mauvais pressentiments du person-
nage. Tout comme un papier froissé à un angle de rue, un mouchoir perdu
peut bien contenir, dans ses plis, toute l’épaisseur de la nuit à laquelle il se
trouve livré, à l’image du passant solitaire qui, soudain, y pose son regard.

Sebastian Santillan
71 Fantastique et suspense

***
Mais qu’est-ce donc, cet objet que fait tomber l’héroïne, dans L’Homme-léopard,
lorsqu’elle est attaquée par le meurtrier à l’intérieur d’une grande salle de
musée plongée dans le noir ? Assez incongrûment, cela ressemble à un cache-
yeux, de ceux qu’on met sur la plage pour bronzer sans être ébloui, voire même
à une de ces fausses taches d’encre — en bakélite — qu’on trouve, parmi d’autres
distractions pour familles, chez les marchands de farces et attrapes...

Les constants déplacements du sens, sa dérive à travers des réalités « déca-


lées », superposant chez Tourneur à l’intrigue un mouvant réseau de rapports
analogiques dont le déploiement, en quelque sorte, est significatif en lui-même
et comme indépendamment des contenus — des événements — qui lui servent
de tremplin. En prélude à la nuit agitée qui occupe le centre de Vaudou, un
rideau soulevé par le vent semble vouloir effleurer une harpe placée à côté,
alors que la bande-son nous fait entendre effectivement une musique de harpe ;
à l’avance, alors, tout ce qui va suivre paraît allégé par cette vague douce et
rêveuse qui ne cherche qu’à relier librement les choses distinctes. Le premier
« suspens » de L’Homme-léopard, la solitaire traversée du silence d’une bour-
gade nocturne par une danseuse anxieuse et jouant des castagnettes, fait
autant écho à une première apparition du félin meurtrier que, simplement, à
la belle image érotique sur laquelle elle débouche : les jambes d’une actrice
éclairées, dans une salle de spectacle plongée dans le noir, par la lampe de
poche d’un jeune garçon à la recherche de l’animal et que la femme, frappant
rageusement le sol du pied, oblige aussitôt à éteindre.

Une dérive métaphorique à travers les choses, par la suite, fait d’ailleurs éga-
lement ricocher le suspens lié au léopard (et à l’homme qui en emprunte
l’identité) : quand sa première victime, une jeune fille sortie dans la nuit pour
chercher de la farine, se fige de peur devant le carré éclairé d’un terrain vague,
ce qui l’effraie n’est — pour l’instant — que le bruit et la fumée d’un train qui
jaillit devant elle de l’ombre. Même la vraie attaque, survenue sur le chemin
du retour, sera d’ailleurs précédée — et comme dédoublée — par le passage
d’un train (resté invisible), l’accablant de ses bruits et de ses lumières juste
avant la rencontre du félin. Dans l’atelier nocturne de La Féline, de même, la
menace qui pèse sur l’héroïne est incarnée autant par la « féline » qui l’appelle
au téléphone que par un innocent chat qui, comme sculpté par la lumière, se
dresse sur la table de verre — éclairée par en bas — qu’elle doit contourner
pour décrocher ; encore au moment où elle et son ami — dans ce même atelier
— luttent avec la vraie panthère, celle-ci prend la fuite à la vue d’une simple
règle d’architecte brandie par l’homme, ou mieux de sa seule ombre sur le mur.
Celle-ci, en réalité, fait soudain apparaître la règle comme une métaphore de
la croix...

Sebastian Santillan
JACQUES TOURNEUR 72

Écartelées de la sorte entre le propre et le figuré, entre un sens immédiat et


son écho lointain (voire purement intérieur), les images de Tourneur conjuguent
— et juxtaposent — le réel et le virtuel, l’ici et l’ailleurs qui est sa face cachée.
Sans cesse, tout naturellement, les présences se creusent d’un manque et d’un
appel à des présences complémentaires, doubles indispensables mais distants.
Tout comme le meurtrier de L’Homme-léopard, rentrant le soir au musée où
il travaille, réentend subitement les castagnettes de la danseuse assassinée,
un ronflement de pneus dans la rue, au moment où l’héroïne parle de sa nos-
talgie des grandes villes, semble soudain relier sa maison à l’une des lointaines
métropoles auxquelles elle rêve. Dans La Féline, de même, en écho aux paroles
du héros qui, en entrant chez l’héroïne, affirme sa curiosité pour les vies ano-
nymes cachées dans les maisons des autres, le reflet d’une fenêtre allumée en
vis-à-vis vient éclairer — et compléter — la pénombre de l’appartement où les
protagonistes, ensuite, se parlent en tête-à-tête : ici comme là, l’ailleurs fait
partie de la scène, on habite à la fois sa maison et celle d’en face, le présent
— celui du drame compris — est autant ce que nous vivons sur place que
l’ombre (ou le reflet) d’un vécu étranger, possible et pourtant inaccessible.

D’où aussi, chez Tourneur, l’usage constant et obsédant de ces ombres ajourées
— barreaux d’une vénitienne ou feuilles de palmier — qui se posent à tout
instant sur les faces de ses personnages, un peu comme celles de Chirico,
surgissant derrière un angle, se couchent dans l’arène de ses places aveuglées
de soleil. Ce ne sont pas là — comme chez Sternberg — quelques parures
fétichistes, censées renforcer le désir voyeur d’un corps qui, laissé nu, pourrait
s’avérer sans attrait ; tendres et veloutées, souvent mobiles, les ombres tour-
neuriennes ressemblent davantage à des caresses discrètes qui, là encore — et
à l’image de celles de Chirico — confirment la présence de l’être qui nous fait
face tout en la complétant — et distrayant — par l’appel d’un ailleurs. Loin
d’être ramenés à un objet, les êtres sont perçus — et exaltés — dans ce qu’ils
ont de fuyant et de dispersé, jusqu’à l’insaisissable.

Quand, dans Berlin Express, le train du titre reste bloqué à la petite gare d’un
obscur Sulzbach, quelque part au milieu du trajet, le reflet du paysage ambiant
sur les flancs (noirs) de sa locomotive semble soudain charger sa masse
immobile, en condensé, de toute l’immensité de l’espace que, d’ordinaire, elle
ne ferait que traverser en flèche. Endommagé, ensuite, par l’explosion d’une
bombe, le train est de même fixé par la caméra du milieu d’une plaine herbeuse,
avant de se remettre en marche et de faire flotter un rideau, pauvre drapeau,
depuis la vitre cassée par la déflagration. En écho du reflet de tout à l’heure
— et de l’herbe par laquelle l’espace ambiant semblait littéralement l’assaillir — ,
cette blessure à son flanc est également celle-là même d’un ailleurs inacces-
sible, d’une absence fatale qui, à chaque fois, relance l’envie du voyage. Tourneur,
du reste, mettra les points sur les i en situant dans un train jusqu’à l’ultime
« bagarre » du film, et en ne la rendant perceptible aux héros (les seuls qui

Sebastian Santillan
73 Fantastique et suspense

puissent la faire pencher du « bon côté ») qu’à travers son reflet sur les vitres
d’un autre train arrêté — temporairement — à côté. Ce n’est que lorsque celui-
ci commence à repartir que l’héroïne, la secrétaire du personnage de Ryan,
découvre grâce à ce reflet ce qui se passe dans le compartiment voisin et peut
avertir le « boss » qui, alors, s’y précipite. Pour accéder à l’ici-même, en somme,
il fallait d’abord y inclure un regard vers le dehors et sur la « maison » d’en
face ; à défaut, fuyante comme le reste, celle-ci ne pouvait que s’éloigner en
emportant une part de notre propre destin.

***
Constamment transposés sur une scène lointaine, le drame et le crime autour
duquel il tourne — cette figure exemplaire du mystère — deviennent chez
Tourneur incertains, au point de n’être eux-mêmes qu’un drame et un crime
absents. Où, dans ses images, passe la frontière entre l’acte « matériellement »
accompli et seulement rêvé, entre la réalité et le simple fantasme ? Jusque
dans les plus « fantastiques » de ses films, on le sait, les éléments surnaturels
sont présentés avec une discrétion et une ambiguïté qui n’en font que des
ombres virtuelles de faits réels, aussitôt résorbées dans ceux-ci. Encore sur
la scène de l’atelier nocturne, où elle attaque directement les héros, la panthère
de La Féline est une présence plus devinée que réellement perçue ; silhouette
aussi fugitive que celle de la croix projetée par la règle, elle se fond constam-
ment dans l’ombre qui entoure les tables éclairées puis, soudain, s’évanouit
complètement, la caméra qui part à sa poursuite ne traversant qu’une suc-
cession de portes ouvertes pour finalement se heurter, au-delà d’une porte à
tambour qui tourne à vide, sur le seul silence d’une nuit de brouillard. Dans
Rendez-vous avec la peur, de même, seuls quelques plans ajoutés sur la
demande du producteur — et contre la volonté de Tourneur — attestent sans
équivoque le commerce du criminel du film avec les fantômes ; il suffit d’en
faire abstraction pour que le mal que l’homme représente — et son pouvoir
sur ses victimes — relève d’une explication purement psychologique.

Seule la réalité intérieure du mal, de la peur, prend en fait corps dans les images
de Tourneur, et en est le sujet. L’anecdote du drame et de ses circonstances
n’est qu’un support qui s’efface peu à peu devant un spectacle plus profond,
un suspens « en soi » où n’est dit que ce qui échappe au dire : l’innommable de
la nuit en nous, pas le nom des démons qui la peuplent. Que voit-on réellement
quand, dans La Féline, l’héroïne semble prise en filature par la panthère ? Elle
seule, marchant le soir dans une rue bordée de réverbères et suivie d’un bruit
de pas qu’elle entend dans son dos mais qui, mystérieusement, se tait dès
qu’elle s’arrête pour voir surgir le poursuivant de l’ombre ; en se retournant,
elle ne se trouve qu’en face de réverbères qui, à perte de vue, balisent paisi-
blement la nuit de leurs îlots de clarté. Ne fuit-elle pas, tout simplement, l’écho
de ses propres pas agrandi par la peur ? Dans une scène des plus tendues de

Sebastian Santillan
JACQUES TOURNEUR 74

Rendez-vous avec la peur, le suspens ne vient que du spectacle d’un Dana


Andrews qui, aux aguets, regarde autour de lui au milieu d’un couloir d’hôtel
désert (la caméra en montre alternativement les deux moitiés, plongées dans
le même silence) ; c’est en pure perte qu’on sursaute lorsqu’une porte s’ouvre,
soudain, alors que l’acteur s’en approche à reculons : ceux qui en sortent sont
bien des amis du personnage, quittant la chambre après une petite réunion.
La peur du protagoniste — de même que la nôtre — n’en est pourtant pas
moins réelle...

On peut en dire autant de celle que l’héroïne de La Féline, après sa « poursuite »


sous les réverbères, connaîtra jusque dans la piscine où elle vient chercher
refuge. Là encore, pourtant, sa terreur seule nous est montrée réellement, ses
causes se dérobant derrière des signes — véritable jeu d’ombres chinoises —
aussi évanescents qu’ambigus. Pour que la jeune femme s’enfuie en panique
du vestiaire, il suffit, en fait, qu’une porte s’ouvre en haut de l’escalier qui y
descend, projetant la silhouette de sa balustrade dans un rectangle de lumière
qui surgit en même temps sur le mur ; se jetant ensuite à l’eau dans la salle
voisine, elle s’y tient au centre, la tête à peine dépassant des vagues, sans
affronter autre chose que la mouvante plaine liquide et ses miroitants reflets
sur les murs ambiants. Si la bande-son, pendant toute la séquence, fait bel et
bien entendre des feulements affamés, la seule « preuve » matérielle d’une
présence meurtrière dans l’établissement est le peignoir lacéré qu’on rapporte
à l’héroïne (du vestiaire) après son bain. N’a-t-elle pas encore été confrontée,
avant tout, à ses fantômes intérieurs ? J’ai rarement été aussi effrayé que cette
nuit où, en rêve, j’attendais en vain une attaque dans l’obscurité d’une église ;
plus elle se faisait attendre et plus j’étais gagné par l’angoisse, nourrie, en
quelque sorte, de la vacance même de l’espace qui m’entourait. N’est-ce pas,
au fond, la même étreinte d’un insondable vide qui — juste révélée par sa
peur — fait suffoquer la jeune baigneuse ?

Je pense également, ici, au début de Vaudou, où l’héroïne nous parle — off — du


mystère dont les événements ont chargé, à ses yeux, les différents recoins d’un
jardin que l’image, en même temps, nous montre parfaitement désert. D’emblée,
comme dans La Féline, le drame s’efface devant son absence (ou devant sa
seule attente), le mystère se confond avec le silence du monde. Tourneur va,
ici, jusqu’à rejoindre Antonioni, et plus particulièrement celui de Blow-up.
Comme le meurtre fantôme de ce film (et le cadavre « volatil » de la victime),
le crime, chez le cinéaste, est un crime escamoté, et pas uniquement par un
effacement au profit de sa simple métaphore ; parfois, il consiste aussi lui-
même, justement, à escamoter — à faire disparaître — une présence encom-
brante. Dès son arrivée à la gare de Francfort, déserte et désolée au point de
n’être elle-même qu’une gare fantôme, le savant de Berlin Express, après avoir
été abordé par un mystérieux ami d’autrefois à moitié dément, s’évapore lit-
téralement ainsi, sous nos yeux, du centre d’une grappe d’hommes excités

Sebastian Santillan
75 Fantastique et suspense

La Féline

Sebastian Santillan
JACQUES TOURNEUR 76

— sa valise seule, délaissée au milieu de jambes qui repartent en tous sens,


confirmant qu’il était bien là un instant plus tôt. Énigmatique jusque dans la
violence, le drame, chez Tourneur, est moins dans les faits que dans ce qui, en
eux, nous échappe et refuse d’être saisi.

Devant la promenade de l’héroïne sous les réverbères, dans La Féline, je ne


peux pas éviter de revoir aussi les images qui me vinrent, jadis, à la lecture
d’une étude psychanalytique. Il y était notamment question d’un homme qui
ne pouvait entrer en érection que dans le noir ; en pleine lumière, à la place, il
n’arrivait qu’à rougir. Est-ce pour une raison analogue que la bête, dans le film,
hésite à quitter l’ombre quand la jeune femme s’arrête à un endroit éclairé ?
Le bijou de son désir — à plus forte raison si elle n’est qu’un fantasme de la
victime — ne brille-t-il, là encore, que dans l’obscurité, hors de l’atteinte des
lampadaires et de leur clarté ?

***
Les personnages, chez Tourneur, sont aussi incertains et ambigus que ses
drames. Les ombres qui, si souvent, bougent dans leur visage leur donnent
aussi, d’emblée, une identité flottante que l’intrigue ne fera que souligner à
son tour. Dans Rendez-vous avec la peur, les visages se font d’ailleurs emblème
de ce flottement d’une manière on ne peut plus éloquente, grâce à deux
superbes trouvailles visuelles. Celui du « bon » héros, Dana Andrews, nous
apparaît d’abord lors de sa traversée de l’Atlantique en avion — donc, en plein
déplacement — à la une du journal dont il a recouvert ses yeux, pour mieux
dormir ; glissant sans cesse, en vain remis en place, le journal est comme un
masque mal ajusté qui, à son tour, met d’emblée le personnage en décalage
par rapport à lui-même, avant de laisser paraître, une fois enlevé, son visage
nu. La face du criminel, pour sa part, donne lieu à une trouvaille encore plus
saisissante, où elle est littéralement dédoublée dans ses traits mêmes : pendant
toute une promenade en compagnie d’Andrews, où un vent puissant agite
soudain les arbres comme pour démontrer à l’autre ses pouvoirs, l’homme,
maquillé en clown, nous oppose un sourire peint sous lequel, toutefois, sa
vraie bouche ne cesse de dessiner une grimace sinistre et crispée. Simple
pitre ou génie maléfique ? Où s’arrête l’un, où fait-il place à l’autre ? Tout
comme pour la tempête et son caractère surnaturel, l’énigme seule, en silence,
se donne la réponse.

Dans Berlin Express, le problème de l’identité devient le thème principal de


tout le film ; la hantise d’une appartenance nationale qui, dans cette histoire
d’espionnage et d’après-guerre, est le moteur même des conflits entre les pays
qui s’y affrontent, déteint jusque sur la forme concrète des affrontements et
sur le comportement des personnages. Dès le début, tour à tour dépassée et
réaffirmée, l’identité et l’appartenance de ceux-ci est en même temps donnée

Sebastian Santillan
77 Fantastique et suspense

pour relative et sujette à caution : une secrétaire, sur un quai de gare, s’adresse
aux voyageurs dans des langues différentes pour leur offrir ses services, aux
plaisanteries d’un Anglais, monté dans un train, répond sans transition le plan
d’un Russe installé sur sa couchette (mais qui, cependant, rejette fermement
les piques du Britannique à l’égard de son pays). La suite ne fera que généra-
liser ce va-et-vient, jusqu’au vertige : l’attentat à la bombe n’a pas pour victime
le savant mais sa « doublure », un Allemand suspecté du crime est en fait le
garde secret de ce même savant, le véritable assassin, par contre, est un Alle-
mand qui se fait passer pour un Français, avant d’emprunter également, à
Berlin, l’identité d’un clown de cabaret ; même un simple soldat, assistant au
spectacle dans un caveau pour militaires ouvert au beau milieu des ruines,
s’avérera n’être qu’un faux soldat...

L’incertitude qui affecte les apparences, incitant à les réajuster sans cesse par
rapport à leur signification, concerne certes aussi leur sens moral : celui qui,
à la gare de Francfort, aborde le savant en vieil ami l’attire en réalité dans un
piège — comme le savant lui-même le fera pour ses sauveurs — , le tireur qui,
pendant la lutte de Ryan avec un espion allemand, cherche à mettre celui-ci
hors de combat n’arrive pas à le viser, tant le « bon » et le « méchant » sont unis
par leur étreinte. Le doute plane d’ailleurs constamment jusque sur l’identité
des choses et des faits matériels : les villes ne sont que des tas de décombres
anonymes et amorphes, l’adresse à laquelle le vieil ami du savant est censé
retrouver sa femme n’est que l’adresse d’un cimetière, le coup de feu qui paraît
mettre fin à la vie du savant annonce en fait l’arrivée de ses sauveurs...

C’est selon le même principe que, dans L’Homme-léopard, la bête assassine,


bondissant sur sa victime, libérait en même temps la branche qui nous dérobait
la lune, pour faire réapparaître celle-ci dans toute sa splendeur ; ici comme là,
aucune frontière nette ne permet de distinguer la perte du salut, le mal du
bien, la destruction d’une vie de l’hommage à la beauté du monde. Insaisis-
sables, les choses et les êtres échappent aussi, chez Tourneur, à tout jugement
univoque. La responsabilité des meurtres de Vaudou incombe, en dernier
ressort, à une noble mère de famille, sans rien pour autant lui enlever de sa
noblesse. Ailleurs, les bons et les méchants, les anges et les démons sont
rapprochés mutuellement au point de se confondre : Ryan et son adversaire
de Berlin Express se rejoignent dans la même violence, les actes de la « bonne »
héroïne et de la « féline », dans La Féline, sont mis si constamment en parallèle
qu’on finit par les prendre, plutôt que pour deux femmes distinctes, pour deux
avatars complémentaires — diurne et nocturne — d’un même être. Un beau
plan du film, résumant à lui seul le dédoublement interne de la « féline », s’ap-
plique en ce sens aussi à ses échanges avec sa rivale : je pense au recadrage
qui, d’un trait, relie un pied de baignoire en forme de patte griffue au dos nu
et comme désarmé de la jeune femme, effondrée dans la baignoire sous le
poids de ses propres crimes. Sa violence — et la violence chez Tourneur en

Sebastian Santillan
JACQUES TOURNEUR 78

général — est du reste aussi une forme (une métaphore) de l’érotisme ; en ce


sens, la féline ne fait qu’exprimer cette part d’elle-même que l’autre femme
— la « pure » — se contente de rêver. La lune de L’Homme-léopard, ressurgissant
au moment du meurtre, ne permet-elle pas, à son tour, de voir celui-ci comme
des noces du meurtrier et de sa proie ?

Tout a été dit, il est vrai, dès le début de ce dernier film, à travers le plan — là
encore à la fois nocturne et « élégant » — d’une balle qui oscille sur le jet d’une
fontaine et à travers des remarques parallèles, dans le commentaire, sur les
« forces obscures » qui commandent secrètement la destinée de chacun. D’entrée
de jeu, le problème du bien et du mal a été écarté, au profit du seul courant de
la vie et de ses frémissements qui, en fait de morale, n’obéissent qu’à celle
d’une métamorphose permanente.

***
Cette « morale » gouverne aussi constamment la mise en scène de Tourneur.
Images mobiles par excellence, ses visions ne forment pas une enfilade de
plans mais une coulée continue, où la transition se fait sans heurt entre les
réalités les plus opposées. L’action des personnages, conformément à leur
fluidité morale, est de même essentiellement parcours, affirmant d’emblée que
la vérité d’un être ne peut être saisie qu’en mouvement ; constamment attirés
et repoussés les uns par les autres, s’entrecroisant et s’entraînant dans leur
sillage, puis divergeant brusquement, les parcours individuels forment des
constellations et des entrelacs mouvants où l’être de chacun, sous ses différents
aspects, se révèle en fonction des autres. L’espace parcouru est certes animé
d’un mouvement simultané, d’un souffle qui, à force de relier ses diverses
« cases », finit par abolir leurs cloisons : nous entrons dans la loge de la dan-
seuse, la regardons s’exercer aux castagnettes puis, sans discontinuer, ressor-
tons en nous glissant rapidement dans la loge voisine, juste à temps pour
surprendre son occupante alors que, agacée par les castagnettes, elle frappe
sur le mur pour inciter la danseuse au silence (L’Homme-léopard).

Peu après, il est vrai, les « cases » temporairement rapprochées peuvent à


nouveau s’éloigner et se refermer sur elles-mêmes, à l’image des êtres et de
leurs relations flottantes. Au début de Nightfall, un homme anonyme, suivi
par la caméra, traverse une rue de bourgade nocturne pour rejoindre en face,
à l’angle, un autre avec qui il se met à bavarder ; il nous conduit en même temps
au héros qui, d’abord hésitant à choisir un journal devant le kiosque du coin,
tourne soudain vers nous son visage de blond bovin. Un instant plus tard,
toutefois, il laisse l’angle et les hommes à leur sort pour entrer dans le bar
voisin, d’où s’écoulait dès le début dans la nuit une musique de piano... L’espace,
chez Tourneur, est également un labyrinthe amovible, où l’on ne sait jamais
dans quelle « case » on va entrer et ce qui nous y attend. Dans La Griffe du

Sebastian Santillan
79 Fantastique et suspense

L’Homme-léopard

passé, Mitchum sèche les cheveux de Jane Greer quand, soudain, il jette la
serviette sur la lampe, l’éteint (la caméra s’approche d’elle en quittant le couple)
et déjà, en travelling, nous avançons vers une porte qui s’ouvre dans la nuit,
à nouveau peu sûrs d’émerger ou de plonger, et dans quel dehors ou dedans.

Les repères, en fait, manquent, ou mieux se dérobent et s’effacent au fur et à


mesure qu’on avance. Les mouvements des acteurs et de la caméra, les gestes
et les objets, les parcours et les décors traversés, se fondant les uns dans les
autres, forment un seul espace-temps en constante progression qui, comme
chez aucun autre cinéaste, est à la fois singulièrement concret et à jamais
fuyant, au point qu’on ne saurait rien — ou presque — en retenir ; rien, sinon
l’inimitable courbe de ses lignes de force sinueuses et mobiles, l’inoubliable
éclat de ses lumières et ombres et le galbe, sans cesse changeant, de la sculp-
ture vivante qu’elles modèlent à partir des choses, des corps, de leurs allées
et venues, soudés inextricablement les uns aux autres. Là encore, rien d’iden-
tifiable une fois pour toutes, sinon dans la fuite même ; du concret et du mystère
mais, pour ainsi dire, à la Tanguy, pas à la Magritte ou Dalí. La Griffe du passé,
la complexité de l’intrigue aidant, est à cet égard un film proprement exem-
plaire, et le pilier central de l’œuvre du cinéaste ; j’ai eu beau le voir et revoir,

Sebastian Santillan
JACQUES TOURNEUR 80

j’en sortais toujours aussi hagard et peu renseigné sur ce que j’avais vu vrai-
ment, tout juste conscient d’avoir fait à mon tour un parcours haletant, hors
pair, dans un labyrinthe. À la fin, Mitchum, en justicier, fait soudain irruption
chez Whit (Kirk Douglas), par une porte de derrière où personne ne s’attend
à le voir surgir, sort aussitôt du cadre à droite puis, au plan suivant, nous laisse
l’intercepter de biais, regarde ensuite hors-champ par-dessus notre épaule
(vers la droite, encore), enfin nous avançons, en plan de raccord, vers l’endroit
— le milieu de la pièce — que son regard désigne : là seulement, derrière un
canapé, nous découvrons le corps de Whit, assassiné. Le parcours et sa pro-
gression, là aussi, sont plus importants que la découverte à laquelle ils mènent ;
seule compte, en dehors du but supposé, l’initiation et l’ouverture de l’être
qu’elle représente.

Les actes, les événements, les séquences sont ainsi chez Tourneur autonomes
sans être séparés ; paliers successifs dans le développement du drame, ils
maintiennent en même temps une tension et une ouverture qui, finalement,
débordent le drame lui-même. Instants uniques, ils ne s’enchaînent pas moins
en un itinéraire où le présent, mourant et renaissant sans cesse, est aboli et
exalté — voire « immortalisé » — d’un même mouvement. Ils sont tous, en ce
sens, à l’image du coup de feu qui, dans Berlin Express, atteint au dos le cri-
minel fuyant sans fin à travers les couloirs d’un train ; bien qu’il mette, de fait,
un terme à sa fuite, l’homme chancelle à peine sous l’impact de la balle que,
déjà, il se remet à courir, à un rythme juste un peu ralenti... Le mouvement du
film, de même, déborde à la fois la destinée des personnages et le cadre de
celui-ci, pour nous emporter sans cesse hors de l’écran.

À la fin de Rendez-vous avec la peur, la fuite du « méchant », analogue à celle


de Berlin Express, se poursuit aussi, après l’arrêt du train, le long des rails d’une
gare. Courant éperdument après un mystérieux parchemin qui, s’il ne le rattrape
pas, le livrera au « démon », l’homme s’éloigne dans la nuit quand un autre train,
arrivant dans le sens opposé à celui du train dont il sort, lui règle définitivement
son compte. Malgré sa brutalité, cette mort ressemble à un simple effacement ;
le mystère de la ténébreuse intrigue, de même, s’évapore littéralement au profit
de celui, transparent et purement cinématographique, du va-et-vient des per-
sonnages et des machines devant les quais : à part une ultime apparition du
« démon », rien d’autre que l’arrivée du premier train, la fuite de l’homme en
prolongement à la fois du mouvement de celui-ci et de sa propre fuite dans ses
couloirs puis, en sens inverse, l’arrivée du train meurtrier.
Ultime figure de la fluidité — de la dispersion — qui domine tout son cinéma,
l’effacement, chez Tourneur, est en fait encore une constante. Insaisissables
en dehors de leur parcours, les êtres, en s’effaçant, affirment définitivement
leur statut de purs passants, pour la plus grande gloire du mouvement qui les
traverse et qui, en même temps, se résorbe en lui-même. Dès le début de La
Féline, l’image de la panthère, croquée devant sa cage par la « bonne » héroïne,

Sebastian Santillan
81 Fantastique et suspense

disparaît dans un essaim anonyme de feuilles mortes emportées par le vent ;


repartant de Sulzbach, de même, le train de Berlin Express efface littéralement
la plaque avec le nom de l’endroit — cet autre emblème d’une identité — du
fronton de la gare. Ailleurs, tout comme à la fin de Rendez-vous avec la peur,
l’effacement est dû à deux mouvements opposés (et alternatifs) qui, en quelque
sorte, s’annulent l’un l’autre : gagnant un arrêt de bus après la « poursuite »
sous les réverbères, l’héroïne de La Féline monte soudain dans un véhicule
arrivé au même moment et repart avec lui en sens inverse. La menace qu’elle
fuyait, en même temps, se dissout dans le mouvement d’une branche frémis-
sant en haut d’un mur face à l’arrêt, contre un ciel vide...

Après en avoir fini avec le criminel, le second train de Rendez-vous avec la


peur, quant à lui, effacera également de l’écran le couple des « bons » héros : il
suffit que, repartant après l’accident, il s’interpose brièvement entre nous et
la gare pour que les amants, longeant alors ensemble les rails, fassent ensuite
place au seul silence d’un quai dépeuplé. Tout ce qu’on emportera d’eux, en
guise de souvenir, est l’écho d’une petite phrase prononcée par l’homme, en
conclusion d’une ultime interrogation sur l’énigme du « démon » : « Mieux vaut
ne pas savoir ». Annonçant à la « bonne » héroïne son intention de la quitter,
le héros de La Féline, lui, constatait que le silence seul, désormais, allait rester
— rien d’autre n’étant à dire. Propos « blancs » et muets qui, à n’en pas douter,
peuvent également être pris pour l’ultime message du cinéma de Tourneur.

***
Quel serait, pour finir, le rapport de ce cinéma à la jouissance ? Personnelle-
ment, j’ai tendance à le trouver exemplaire, ou du moins bien exceptionnel.
Par son refus de tout fétichisme, de toute réification autant de la femme que
de ses propres images, Tourneur pourrait être, parmi les « classiques » du
parlant, celui dont la sensualité est la plus libre. Les ombres sur les visages
qui, chez Sternberg, habillent leur nudité pour la faire brûler à distance, dis-
solvent chez Tourneur les êtres dans un flottement qui ne les rend que plus
présents. Là, de même, où un Welles (ou Fuller) change tout tête-à-tête de
deux personnages — un couple d’amants compris — en affrontement, où
Sternberg le maintient dans les limites d’une vaine fascination mutuelle,
Tourneur, lui, sait le transformer en danse véritable ; là, surtout, où Hitchcock
traite la femme en victime encombrante et la viole par l’intermédiaire d’un
crime — et d’un gros plan — sadique, le regard de Tourneur sait la faire s’épa-
nouir sous sa caresse1 ; elle n’est, chez lui, qu’éclat, crépitement, frisson de soie
dans le crépuscule et battement de sang qui, seul, soulève la nuit. Au lieu de
nous offrir dans ses images un substitut de l’acte d’amour, le cinéaste les

1- Il est intéressant de noter, ici, que Gérard Legrand définit le cinéma de Tourneur comme celui du
« renoncement progressif à la fascination » (cf. Cinémanie, Stock, 1979, p.329).

Sebastian Santillan
JACQUES TOURNEUR 82

allège pour renouveler par leur


intermédiaire notre seul désir
— n’exaltant encore en la femme
que la vie qui la traverse et la
rend disponible. Il ne nous en
incite que plus, bien sûr, à assou-
vir ce désir dans la réalité... Là
encore, la force n’est que plus
vraie d’inclure l’élégance, et de
se nourrir de souplesse. •

La Griffe du passé

Sebastian Santillan
83 Fantastique et suspense

Sebastian Santillan
JACQUES TOURNEUR 84

ENSORCEL-
LEMENT
***
PAR CARLO CHATRIAN

***
ANGOISSE (1944)

A
ngoisse est à la fois le double et l’envers du film le plus célèbre
de Jacques Tourneur, La Féline. Il partage le même sujet, ce
cœur obscur que les gens appellent la peur : peur de l’autre
dans tout ce qu’il a d’indéfinissable, dans ce qui échappe à
l’explication, au monde des lumières dont la « pastorale amé-
ricaine » est le nouveau messager. Tourneur, qui plus que tout autre se situe
entre la vieille Europe et l’Amérique, a su trouver le moyen de mettre en relation
le désir et la peur : peur de l’obscur qui habite le « je » et peur de devenir cause
de souffrance pour autrui. Irena, femme féline, et Allida, victime des machi-
nations de son mari, sont deux âmes sœurs, proies de leur propre séduction.
Ce sont deux êtres qui s’expriment mal avec des mots : tout comme Simone
Simon, Hedy Lamarr a, elle aussi, peu de répliques, mais son jeu toujours en
retrait par rapport à l’action et ses yeux grands ouverts parlent beaucoup plus
que les discours de ceux qui l’entourent.

Tourneur vise à construire un système de sens uniques qui conduisent au


visage de la femme comme s’il était le plus beau des culs-de-sac. Dans La
Féline, cela est annoncé presque dès le départ (la femme, sa beauté et le danger
qui va avec, sont le sujet du film) ; dans Angoisse, cette construction passe
par un système de récits superposés puis par la façon dont Tourneur fait jaillir
le plan rapproché de la femme comme s’il s’agissait d’une sorte de révélation
à laquelle on ne peut résister. La découverte d’Allida, de sa beauté désarmante
est, en fait, l’aboutissement d’un long parcours qui commence par une nuit
d’orage dans un train pour New York. C’est là que, tiré de son sommeil, le
docteur Huntington Bailey (George Brent) rencontre Cissie Bederaux, petite
femme-oiseau (“bird-like little woman”), qui lui parle de son frère Nick (Paul
Lukas), de son épouse, et de leur étrange relation.

Sebastian Santillan
85 Fantastique et suspense

Mais comme toujours chez Tourneur, le dénouement des faits est peu de chose par
rapport à ce que la mise en scène raconte. Dans les trente premières minutes,
Angoisse reproduit les différentes étapes d’un parcours d’ensorcellement : c’est
comme si ce visage en plan rapproché avait appelé le docteur à lui. D’abord à
travers la parole (de Cissie et des amis du docteur), puis avec une image symbole
(la tête de Méduse), enfin avec un simulacre d’Allida, son portrait, qui, comme dans
Laura de Preminger, introduit le thème du double, ou plus exactement celui de la
femme prise en otage par sa propre image. Tourneur filme Brent de dos, évite tout
plan rapproché qui ne soit pas amené par un contre-champ. Bien que toute l’action
repose sur lui, on est tenu à distance : d’abord par le flashback qui ouvre le récit,
puis par son attitude « professionnelle ». Le docteur Huntington finira ensorcelé
par cette image, qui, à son tour, n’est que le reflet d’un autre emprisonnement.

De son côté, Allida est une femme en cage ; elle a été capturée très jeune dans
un champ de marguerites et, envoûtée par les promesses de Nick, elle a été élevée
en femme de société en Europe. Son parcours et celui d’Irena, la femme européenne
qui cache un fauve en elle, sont de signe opposé. Si dans La Féline, la cage est
présente dès le départ, dans Angoisse, elle assume une tout autre forme. C’est
une maison qui porte à l’extérieur, sur une pierre quasi tombale, le nom de son
maître. Une maison bourgeoise où les escaliers tiennent une place centrale.
Comme repliés sur eux-mêmes, ils mettent en communication les étages : l’entrée
avec les salons, et ces derniers avec les chambres à coucher. Espace public et
espace privé, soigneusement partagés, redoublent le sentiment de fermeture. En
suivant ce mouvement ascendant, cette maison donne l’impression de rétrécir,
comme si son dernier étage — là où se cache le trésor de la famille Bedereaux —
était une sorte d’utérus. À cause de cela peut-être, une fois l’effraction accomplie,
la maison ne peut qu’éclater, avec l’explosion symbolique des aquariums.

Le thème de la cage comme structure qui à la fois protège et révèle le danger


avait été au centre de La Féline. La cage qui ne doit pas être ouverte est l’image
d’une virginité qu’il faut préserver. Ici, la virginité est enfouie dans l’image des
marguerites, perdues à jamais et que Nick, avec une perversion de violeur, ne
cesse de faire remonter à la surface. L’homme-maître a bâti une maison
membrane à deux dimensions : une cage qui attire les visiteurs et se referme
sur eux telle une fleur carnivore. En témoigne l’utilisation, dans la mise en
scène, des portes et des rideaux qui forment de véritables barrières.

Le cinéma se présente alors comme l’outil qui permet de filmer la cage. Le


cinéma est peut-être une cage en soi : comme la maison Bedereaux, c’est
quelque chose qui attire et qui hante, qui permet d’apprivoiser et qui fait peur,
qui permet de voir sans être vu, mais qui peut aussi révéler le cœur obscur
d’une personne. Tout film de Tourneur joue d’une façon merveilleuse sur ce
double sens : on y entre en visiteur, attiré par un sujet qui promet un mystère,
et on en sort en découvrant que la cage est désormais tout autour de nous. •

Sebastian Santillan
Sebastian Santillan
Sur le tournage d’Angoisse

Sebastian Santillan
LA GUERRE
(1944)
***
JOURS DE GLOIRE (1944)

Sebastian Santillan
PROPOS DE JACQUES TOURNEUR

LES SACRIFIÉS
PIERRE GABASTON

Sebastian Santillan
90

JOURS DE GLOIRE
(1944)

Les trois films que j’avais tournés avec Val Lewton


avaient donc bien marché. Les chefs du studio
firent alors le raisonnement suivant : s’ils tra-
vaillent si bien ensemble, ils travailleront encore
bien mieux séparés ; on se servira du talent de
chacun des deux et chacun fera ses films de son
côté. Alors ils m’ont donné pour la première fois
un grand film à faire : Jours de gloire. Ce fut mon
premier grand budget. Nous avions quinze acteurs
et peu d’entre eux avaient déjà paru devant une
caméra. Gregory Peck, jusque-là, n’avait fait que
du théâtre à New York, Tamara Toumanova était
une danseuse de ballet. C’était un plaisir pour moi
parce que je faisais avec eux tout ce que je voulais,
exactement comme avec de l’argile.
Il s’agissait de guérillas russes pendant la guerre,
de l’attaque de Stalingrad par les Allemands, et de
la façon dont les partisans russes avaient chassé
ceux-ci par des sabotages. C’était un peu La
Bataille du rail, mais en Russie. •

Sebastian Santillan
91 PROPOS DE JACQUES TOURNEUR

Sebastian Santillan
JACQUES TOURNEUR 92

LES
SACRIFIÉS
***
PAR PIERRE GABASTON

***
JOURS DE GLOIRE (1944)

N
on qu’il sombre, un film parfois s’échoue. Il ne se résigne pas, ni
ne se laisse aller. Simplement, il disparaît dans les lointains
brumeux de la cinéphilie. Perdu de vue, il attend — tout transi.
Jours de gloire s’est-il offert en holocauste ? Son propos préci-
sément ! Une telle intelligence, une pareille connivence, matière
et manière, ont-ils scellé son destin ? Vaguer dans la nuit d’un désaveu, exclu
de nos accès de fièvre. Je m’approche de lui, relégué dans les marais et forêts
où il s’embusque et se terre. Automne 1941. Autour de Toula, au-delà du Dniepr,
la Wehrmacht déclenche une offensive contre Moscou. Jours de gloire, lui, couve
la guérilla. J’écoute son cœur, vous feriez de même auprès d’un franc-tireur
gisant hors de sa retraite. Faible, sain et sauf. Ses battements, sur l’écran, sa
radiographie, génèrent encore des formes. Qui m’importent. J’ai le zèle du nou-
veau converti. Je découvre Jours de gloire ; devant vous deviens son partisan.

Une voix off, un ciel menaçant qui s’éclaircit amplifie sa portée, arrête le récit,
lui donne corps, le cerne, l’encercle, l’isole : « Voici l’histoire vraie, survenue ici
ou ailleurs, d’individus libres qui vécurent, aimèrent et luttèrent pour chasser
l’envahisseur de leur sol. » Sous les incursions décidées de ceux qui s’insurgent,
la geste plus ancienne d’Alexandre Nevski et d’Alexandre Nevski (Eisenstein,
1938), dans cette étendue de pays, transparaît comme un texte palimpseste.
La voix off tient bon : « L’une de ces milliers de bandes armées quitta son
repaire vers les marais et la forêt pour vivre une gloire impérissable. » Le
groupe de partisans qu’elle introduit l’entendrait-elle qu’il pourrait, pour prouver
son action, s’inspirer d’un vers contrefait de Racine : « La Voix parle, elle suffit :
ce sont là nos oracles. ». La voix exhausse le don de soi de chacun de ses
membres — offert en exemple. La voix qui clôt le récit, pugnace, serre ses
combattants de toutes parts : « Multipliez ce groupe par des dizaines de milliers,
multipliez cette ardeur, vous comprendrez pourquoi les hordes d’Hitler ont

Sebastian Santillan
93 La guerre

détalé tournant leurs visages démoniaques vers le soleil couchant de leur


défaite. » Elle s’adresse autant et surtout à la France. Il y a urgence. En Amé-
rique, Jours de gloire sort dix jours après le Débarquement — le 16 juin 1944.
Ni Saint-Lô ni Avranches ne sont libérées. Les Alliés piétinent. Six mois plus
tard, jour pour jour, la bataille des Ardennes remet tout en question. Au-delà
du ciel pommelé qui nous recouvre, la voix off exalte la Résistance, exhorte
avant leur combat les corps francs. Tourneur vient-il de l’enregistrer que les
maquis se soulèvent, tiennent tête à l’envahisseur, entravent ses mouvements,
les retardent. Jours de gloire n’a pas d’autre enjeu que celui-là. Correspondant
pour le quotidien officiel de l’Armée rouge, Vassili Grossman, qui, à l’automne
1941 se replie sur Toula (coïncidence), subsume dans ses Carnets de guerre
les péripéties que nous allons suivre : « La dialectique de la guerre : savoir se
cacher, sauver sa vie et savoir se battre, offrir sa vie. » Farandole qui s’immole,
Vladimir (le chef), Semyon (le professeur passé par Oxford), Yelena (la blonde,
ouvrière devenue soldat), Nina (la brune, ballerine égarée), Sacha (l’ivrogne),
Fedor (le maréchal-ferrant), Dimitri (le fermier), Petrov (le taciturne), Mitya
(blondinet de 16 ans, volontaire) et sa sœur Olga (« petite mère » aux fourneaux)
se planquent et se découvrent : se battent. Le sacrifice de leur sang donne tout
son sens à leur conduite héroïque.

La voix off distribue les espaces dévolus aux adversaires. Les armées d’Hitler
savent qu’elles doivent rester sur les routes. Au cœur de la forêt se tient la
guérilla. La voix s’efface. Démonstration. Le canon d’un fusil à lunette fait
intrusion dans le cadre brouillé par des plantes. Un tireur d’élite, isolé, à l’affut
derrière un tronc d’arbre couché, abat deux motocyclistes allemands. Carton
plein. Sur un chemin forestier dégagé ils rattrapent un moujik qui fouette son
attelage. Le tireur se relève, ôte sa capuche. Faux-raccord : c’est Yelena, aussi
blonde et naturelle que la jeune fille qui récite un poème de Maïakovski pour
retarder son exécution dans Les Carabiniers (Godard, 1963) — cheveux retenus
dans sa casquette. Jetées dans la guerre. L’ouvrière de Tourneur secourt son
frère : un paysan. Elle sera tuée comme elle vient de donner la mort. Cet effet
de miroir donne lieu au seul retournement du point de vue de Jours de gloire,
vécu parmi le détachement de Vladimir. Yelena, déguisée en paysanne, devait
franchir les lignes ennemies pour porter un message appris par cœur et revenir
coursière d’une autre dépêche, écrasante celle-là : elle avertit du jour de l’assaut
final, moment de l’assaut fatal. Deux Allemands à l’affût derrière un tronc
d’arbre couché l’aperçoivent sur sa monture. Silhouette élégiaque au bord d’un
lac et même atterrée (nous, nous le savons) ; sur le point de l’être littéralement.
Yelena accepte son sacrifice, émissaire de Vladimir qu’elle admire et désire
et qui « s’en débarrasse », amoureux de Nina son opposée. Une danseuse étoile.
L’un des deux Allemands parie deux marks qu’il descend ce Russe d’aussi loin.
À cheval, c’est un Russe. Tourneur cadre de près sa chute au sol, lourde, défi-
nitive. Son cheval s’en retourne, messager de sa mort qui mériterait un chapitre
dans Les Désarçonnés de Pascal Quignard. A-t-il vu Jours de gloire ?

Sebastian Santillan
Tourneur construit son film sur des répercussions de sacrifices. Chacun se
dessaisit de lui-même — rien qui ne crépite sur l’écran — pour se « perdre »
dans une cause qui le dépasse et qu’il entend par-dessus tout faire triompher.
Nina, culpabilisée, et Mitya, exalté, remplissent à leur tour la mission de Yelena.
Mitya sauve la vie de Vladimir qui ne lui sauve pas la sienne. Un officier alle-
mand réquisitionne la maison d’un village où Nina et Mitya trouvent refuge.
Logis où Vladimir les a précédés, tapi dans une mezzanine. Mitya crache au
visage de l’officier quand, soupçonneux, il s’apprête à monter à l’échelle. Diver-
sion efficace qui lui vaut d’être embarqué sous bonne garde sur la benne d’un
camion, debout, exposé, petite chose en chemise blanche. Un autre insurgé en
chemise blanche me saute aux yeux quand je découvre cette scène. Celui peint
par Goya dans Les Fusillades du 3 Mai, ce prophète de l’héroïsme et du patrio-
tisme. Le camion s’arrête sous un gibet. Il neige. Un soldat allemand, « anthro-
pologue » qui s’ignore, accroche une pancarte au cou de Mitya : GUERRILLA.
Voilà le sort que nous réservons à ceux qui se rendent coupables d’activités
cont re l ’a r mée du Reich : la p enda ison . Tout le v illage as siste
— forcé — à cette preuve accablante et barbare. Un chantage. Une dernière

Sebastian Santillan
95 La guerre

chance pour Mitya. S’il donne son nom et celui de son groupe. Un témoin
présent peut encore le sauver. S’il renseigne l’officier sur le réseau auquel il
appartient. Mitya n’a plus que cinq secondes. Il parle : « On ne pend pas une
nation. Mort aux envahisseurs... » Le camion passe la première. Par-delà le
malheur de son pays, Mitya entend donner sa voix au silence de la mort.

Mitya se sacrifie. Vladimir et Nina le sacrifient. On le pend sous leur regard


croisé. Comme si un père et une mère, chacun de son côté, Vladimir depuis
sa cachette qui surplombe l’horrible agora, Nina spectatrice brassée par les
villageois, assistaient au supplice de leur fils donné en spectacle. Muets (Nina
se retient). Impuissants. Résignés. Il le faut. « Demain, la neige tombera », Nina
a ramené le message. Demain, c’est le grand jour, demain eux-mêmes se
sacrifient. Ce qu’ils cèdent sur leur morale individuelle à laquelle ils tiennent
— leur « trahison » de Mitya —, ils le regagnent en protégeant leur collectif
indispensable à l’action d’envergure dont dépend le sort de leur pays. Peu
d’incidents, jusqu’à cet épisode brutal, chargent l’écran. Examinons ce que
nous venons de voir et que la population comprend secrètement. La pendaison
de Mitya, partisan proclamé grâce à sa pancarte, révèle notre humaine faculté
à définir une société : inclure des morts pour exclure des vivants. Où l’Histoire
et la vie ne coïncident pas. Rossellini, deux ans plus tard, dans Païsa (sixième
épisode), reconstitue cet acquis archéologique. Un cadavre se perd dans les
eaux sans retour du Pô. Il flotte porté par une bouée qu’un écriteau couronne :
PARTIGIANO. Au péril de sa vie un partisan le récupère avec sa barque sous
les tirs allemands. Une poignée de résistants dépenaillés sort des marais pour
l’enterrer sur le rivage limoneux du fleuve. Tumulus surmonté de la bouée.
Socle pour l’écriteau qui le sauve de l’insignifiance. Altérable tombeau du
partigiano inconnu. À lui seul, ce qui rassemble un ensemble des hommes : il
le définit. Les partisans se dépêchent de réhabiliter parmi eux celui qui, désigné
par l’ennemi, les représente et pour lesquels il aura payé de sa personne. Pou-
vaient-ils décider de leur société avec plus de bien fondé ? Et d’urgence ? Où
l’Histoire, non plus, n’est pas la vie, ni la société ne recouvre l’espèce. Aux
survivants (tous ces « paysans » meurent aussi), par le langage, donc leur
mémoire, de convenir d’un corps social. Il inclura les leurs tombés au combat
pour leur delta (et l’Italie). Il exclura tous leurs bourreaux, d’ores et déjà.

Une dialectique ténébreuse consume Vladimir à petits feux (premier rôle de


Gregory Peck) — sa part d’ombre qu’il projette autour de lui. Elle a pour moteur
l’opposition de deux contraires marqués : construction et destruction. Cette
contradiction lui réserve un accord difficile avec sa pensée. Sa présence dans
le temps historique qui est le sien — temps où nous le rencontrons — le com-
promet entre son passé (ériger, tabler sur) et son avenir immédiat (abattre,
bousiller des vies) ; son savoir (il doit taire ce qu’il sait) et son vouloir (affranchir
ses camarades, les préparer à l’épreuve qui les attend) ; lui (affaibli et distrait
par un amour imprévu) et les autres (la discipline qu’il exerce sur eux). Souvent

Sebastian Santillan
JACQUES TOURNEUR 96

mental (verbal), Jours de gloire multiplie les aveux douloureux ou les rêves.
Récits dans le récit. Nina qui favorise la confession de Vladimir voit bien que
l’idée de tuer le réjouit. Avant la guerre, il passe sa vie à construire (des usines
et des ponts). Il contribue à l’édification du barrage de Dnieprostroj qui apporte
de la lumière là où elle n’était jamais parvenue. À l’arrivée des Allemands, il
aide à le détruire. Apprenant à s’attacher à détruire. Il convient de sa situation
quand Petrov lui demande si la fin est proche. Petrov le presse : « L’homme qui
porte un fardeau reconnaît facilement celui qui en porte un aussi. » Quel far-
deau le commandant porte-t-il sur ses épaules ? Le vrai commencement qu’un
message venu du front déclenchera : l’absorbe. Seul débouché de chacun :
comment souhaite-t-il mourir ? Petrov l’observe depuis son retour. Perçant
son secret. Vladimir réintègre l’abri de son détachement — de retour du quartier
général après dix jours d’absence — au bout d’une bobine. C’est long pour un
personnage principal. Sa réapparition constitue une menace. Ses camarades
prennent les armes, éteignent les lampes, ne sachant qui s’approche, alarmés.
Noir présage. Il paraît préoccupé, se gardant bien de dévoiler les arrêts de
leur destin. Mais rallumant la lumière, il ranime une flamme, il dit sa foi dans
leur combat. Plastiquement, s’impose de nouveau.

Sebastian Santillan
97 La guerre

L’assemblée s’apprête à dîner autour d’une table ronde. La lumière d’une lampe
à pétrole accrochée au plafond étanche sa soif de refuge. Sur le point de dispa-
raître, elle accorde un répit à Vladimir à qui elle doit tant. Ses sorties mettent en
danger, jamais conjuré, l’existence de la cellule, à défaut son unité. Le bel effet de
rythme de Jours de gloire. Repliements. Dispersions. Repliements. Dispersions.
Tourneur diffère aussi l’apparition de Nina. Pour la lier à Vladimir par la compo-
sition — déjà. Elle écarte une couverture comme elle entrouvrirait un rideau
d’avant-scène. Elle a faim, interrompt le repas ; elle dormait. Fedor l’a retrouvée,
perdue dans la forêt. Elle a un nom au théâtre de Moscou et Tamara Toumanova
qui débute à l’Opéra de Paris puis danse pour Balanchine ne berne pas Nina
jouant son rôle. La crypte d’où elle émerge, conque de Nina et non plus arsenal
de Yelena, materne des valeurs que tous ceux qui l’entourent prennent en charge.
Bortsch, kasha, accordéon, chant populaire, livres, Yelena en sauve une caisse,
danse, théâtre, entraide, attrait pour la lumière (leur confiance dans la vie). Semyon
lit Pouchkine, Nina le relaie, de mémoire cite le texte. Semyon lit Lermontov (Un
héros de notre temps). Extraits, les deux fois, qui mettent en scène l’histoire au
présent de Nina et de Vladimir. Voix off de leur intimité inavouée. Représentée.
Antre de l’art et de la culture, cet asile enfoui sous un ancien monastère, offre, le
temps d’une interruption de la guerre, ce qu’il défend et qui peut être anéanti.

Le grand commencement. La fin. La lampe l’éclaire. Plongée sur une carte.


Vladimir développe la bataille d’ensemble aux différents détachements réunis
autour de lui. L’ordre est venu. Contre-attaque. Il s’agit de déloger les réserves
nazies stationnées à Iasnaïïa Polinia (où Tolstoï avait sa propriété, Guderian
l’occupe en 1941) — à l’ouest de Toula. Après quoi : battre en retraite, les attirer
dans la forêt pour permettre à l’Armée Rouge d’avancer. Long fondu enchaîné
sur le champ des opérations. Blanc sur blanc. Du papier à la neige. La voix off
de Vladimir, à présent hors-champ, endosse la fonction de la voix off de la
narration. Il prend les choses en main. Objectif de la retraite : faire avancer la
cause de la patrie. Semyon lui répète le message de Govorov capté sur l’émet-
teur-récepteur : attaquer l’ennemi jusqu’à la victoire finale. Brondissements.
Les chars lourds allemands se succèdent, assaillent les partisans débordés
qui ripostent au canon ou à la grenade. Petrov, Sacha, Fedor, Semyon, Dimitri :
morts au champ d’honneur. Nina fait sa déclaration d’amour à son amant le
commandant. A-t-elle été un bon soldat ? Elle rentre une munition dans la
culasse de son arme. Il tire. Un char saute. Une fumée noire couvre l’écran.
Elle glisse un autre projectile dans la culasse de son fusil. Il tire. Elle prête
serment. Elle introduit un nouvel explosif dans la culasse de son arme. Il tire
sans relâche. Elle jure d’être un combattant discipliné jusqu’à son dernier
souffle. Elle enfile une balle explosive dans la culasse — la quatrième. Il tire
sans fin. Dispositif érotique étonnant. Épique. Mécanique. Impudique. Un tank
fonce sur eux. Déflagration. Des flammes. Un orgasme guerrier jusque-là
retenu les emporte. Ils jouissent. Antinomies dénouées. Vie et mort accouplées.
Tombés en extase d’orage et d’acier. Civiques. Stoïques. •

Sebastian Santillan
Jours de gloire

Sebastian Santillan
Sebastian Santillan
WESTERNS
(1946-1956)
***
LE PASSAGE DU CANYON (1946)
STARS IN MY CROWN (1950)
LE GAUCHO (1952)
STRANGER ON HORSEBACK (1955)
WICHITA (1955)
L’OR ET L’AMOUR (1956)

Sebastian Santillan
PROPOS DE JACQUES TOURNEUR

UN ÉTRANGER À CHEVAL
FERNANDO GANZO

HOLLYWOOD VS. PERÓN


MARIANO LLINÁS

Sebastian Santillan
102

STARS IN MY CROWN
(1950)

À cette époque, j’étais libre, je n’étais plus sous aucun contrat nulle part
et je venais de toucher des sommes assez élevées pour tourner Berlin
Express et La Vie facile. J’avais un très bon ami chez MGM, William
Wright, qui allait mettre en chantier un tout petit film. J’ai demandé à
lire le scénario et il me l’a prêté. Cela m’a immédiatement enthousiasmé.
J’ai téléphoné à Wright, lui disant que je voulais absolument tourner
ce scénario. Il m’a répondu : « Mais Jacques, c’est un tout petit film,
un tout petit budget, douze jours de tournage et nous allons prendre
un metteur en scène payé à la semaine. » J’ai encore insisté et il m’a
répondu : « Jacques, comprends-moi, nous ne pouvons pas payer. » J’ai
dit : « Écoutez, ce n’est pas difficile, je ferai ce film pour rien. » Ça l’a un
peu abasourdi et le lendemain il m’a fait savoir qu’on me donnerait ce
qu’on aurait donné au jeune metteur en scène sous contrat. Cette his-
toire m’a d’ailleurs joué un bien sale tour, car, lorsque j’ai eu terminé ce
film et qu’on m’en a proposé d’autres, les autres studios demandaient
aussitôt à MGM combien j’avais été payé et c’est ainsi que mon salaire
a diminué des deux tiers. Voilà comment j’ai payé mon envie de tourner
ce film.
L’auteur du roman, Joe David Brown, m’a envoyé une lettre que j’ai
conservée et où il me disait qu’il avait été très ému en voyant mon film et
qu’il le trouvait peut-être meilleur que son roman. Et encore maintenant,
lorsque je rencontre Joel McCrea, il me dit toujours : « Jacques, je n’ai
jamais éprouvé de plus grande joie dans toute ma carrière qu’en tournant
Stars in My Crown. » C’est dommage qu’en Amérique presque personne
ne l’ait vu, et vous m’apprenez qu’il n’est même pas sorti en France.
J’avais vu quatre films, un Fox, un MGM et deux autres sur des sujets
religieux. Celui de la Fox était l’histoire d’un pasteur protestant ; dans le
film MGM il y avait Greer Garson jouant le rôle de l’épouse d’un pas-
teur (Walter Pidgeon). Ces deux films ont approché la religion... je dois
faire attention à ce que je dis... avec un trop grand respect et c’étaient
des films poussiéreux et sans humour. Dans les deux autres, ils avaient
voulu injecter de l’humour et cet humour était tout à fait déplacé, de
très mauvais goût. Il y avait un danger des deux côtés. Quand on fait un
film religieux, on avance constamment sur une corde raide, il faut faire
très attention. Avec Stars in My Crown, pour la première fois, j’avais
trouvé un scénario qui possédait un humour délicat, fin, et qui avait en
même temps un respect du sujet. J’ai donc commencé à travailler sur ce
scénario avec une jeune femme écrivain, Margaret Fitts, et nous avons

Sebastian Santillan
103 PROPOS DE JACQUES TOURNEUR

distribué les rôles avec un grand soin en utilisant beaucoup de jeunes


talents, notamment Ellen Drew et le petit Dean Stockwell.
Le film consistait en une série de petites « vignettes humaines ». Dans
le roman, il y avait beaucoup d’anecdotes qui avaient réellement eu lieu
dans la petite ville natale de l’auteur. Nous avions choisi les six qui se
prêtaient le mieux à un traitement cinématographique. Ce n’était pas un
film d’aventures, et quand on l’analyse rétrospectivement, on voit bien
que ce sont de petites vignettes : la jeune fille amoureuse du docteur, le
docteur en conflit avec le pasteur, l’épidémie, le Ku Klux Klan. C’est la
vie dans une petite ville avec de toutes petites choses qui prennent une
grande importance. Je ne sais pas ce que les Européens auraient pensé
du film car il exprimait avant tout la nostalgie du petit village américain.
Tout le film avait été tourné du point de vue du petit garçon, qui était
le narrateur. On le voyait ébahi devant un gros prestidigitateur qui fait
apparaître des poulets ou bien le Ku Klux Klan qui s’apprêtait à lyncher
un noir. C’est un point de vue absolument différent de celui de mes
autres films. •

Sebastian Santillan
104

WICHITA
(1955)
UN JEU RISQUÉ

Il y a en général deux catégories de westerns : ou bien le western à très gros


budget, et c’est très bien, ou bien le petit western en très peu de jours, le quickie,
et c’est très mauvais. Dans les grands westerns on a le temps de développer les
caractères, alors que dans les tout petits, ce sont des marionnettes. Wichita se
situe entre les deux : ce n’est pas ce qu’on appelle le grand western, puisqu’il
a été tourné en vingt-cinq jours, et ce n’est pas non plus le tout petit western
de huit jours. C’était un cas très rare.
J’aimais beaucoup l’idée du film : des hommes qui conduisent des troupeaux
pendant des mois et qui attendent très longtemps pour boire un verre. Quand
ils peuvent le faire, ils boivent trop et ils cassent tout. C’est réel. Ça s’est passé
ainsi à l’époque.

Simon Mizrahi — Que pensez-vous du CinemaScope ?


Pour un metteur en scène, le CinemaScope est l’idéal pour plusieurs raisons. Il
reproduit approximativement notre champ de vision. Si, en plus, il était ovale,
il correspondrait à peu près à ce que nous voyons lorsque nous regardons droit
devant nous. Tandis que le petit écran, lui, ressemble à un morceau de carton
où on aurait découpé un carré. Le CinemaScope oblige aussi le metteur en
scène à travailler plus dur. Avec le petit écran, il est très facile d’exclure les
éléments inutiles, certains figurants par exemple. Avec le CinemaScope, au
contraire, il faut un travail de répétitions énorme parce que chaque figurant
est sans arrêt en vue et ne quitte pas le champ. Donc, il faut les faire répéter
séparément et individuellement. Mais, d’un autre côté, on gagne du temps
parce qu’il y a moins de coupes, moins de montage. Je crois aussi que, pour
le public, le CinemaScope est très reposant parce que les yeux du spectateur
vont d’un personnage à l’autre — ce qui fatigue moins la vue que l’écran carré
qui oblige le spectateur à garder les yeux fixés sur une tache claire au milieu
de l’obscurité. C’est exactement comme pour la télévision. Si vous regardez la
télévision dans l’obscurité complète, vous avez les yeux très fatigués au bout
d’une demi-heure, mais s’il y a de la lumière dans la pièce, les yeux se reposent
parce qu’ils voient autre chose que l’écran. Le CinemaScope est le format le
meilleur, même pour une histoire intime. Et puis, il y a eu un progrès énorme
dans la couleur. Chaque année, elle est meilleure, plus vraie. De grands progrès
aussi avec les objectifs. Au début, on avait beaucoup d’ennuis, car il y avait tou-
jours un côté de l’écran qui était flou, à droite ou à gauche. Ce format permet
aussi de créer des rapports intéressants entre les personnages du premier plan
et ceux placés au fond. Depuis la fin du muet, nous avons tendance à oublier
l’importance de la composition picturale : tout l’effort s’est concentré sur le
texte, la parole. Le CinemaScope oblige à composer. •

Sebastian Santillan
105 PROPOS DE JACQUES TOURNEUR

STRANGER ON
HORSEBACK
(1955)
LE JUGE THORNE FAIT SA LOI

Un tout petit western de douze jours. Le procédé


de couleurs était affreux. Le producteur m’avait
dit : « Il y a un nouveau laboratoire de couleurs qui
se crée et on me demande moitié prix si j’adopte
leur procédé pour ce film. » Tous les rushes étaient
en noir et blanc et le premier montage intégral
également. Lorsque je suis allé à la preview, j’ai
vu pour la première fois les couleurs et j’ai été
très déçu. Il y a peut-être eu des progrès dans ce
procédé-là depuis, mais en 1954, c’était bien laid :
une couleur plate, sans aucun relief, une espèce
de grisaille comme un contretype. •

Sebastian Santillan
Sur le tournage du Passage du canyon

Sebastian Santillan
107 Westerns

UN ÉTRANGER
À CHEVAL
***
PAR FERNANDO GANZO

***
LE PASSAGE DU CANYON (1946)
STARS IN MY CROWN (1950)
STRANGER ON HORSEBACK (1955)
WICHITA (1955)
L’OR ET L’AMOUR (1956)

U
n groupe de cow-boys se repose au crépuscule, fatigués. Ils
n’en peuvent plus du désert, ils désespèrent d’arriver enfin en
ville, boire un verre ou deux, prendre du bon temps. Les beans
sont prêts, on se détend, on échange des blagues. Autour d’eux,
il n’y a rien sauf l’horizon et le bétail qu’ils convoient quand,
soudain, surgit au loin une figure, la pure silhouette d’un étranger à cheval.
C’est Wyatt Earp. C’est Joel McCrea. Stranger on Horseback semble être le
titre parfait pour définir ce que McCrea représente dans les trois films qu’il a
tournés avec Jacques Tourneur. L’image décrite se trouve cependant au début
de Wichita. Certes, dans Stars in My Crown, McCrea arrive en train, mais
comme dans les deux autres films, il est cet étranger qui débarque avec une
mission (religieuse, en l’occurrence). Avec son visage de Gary Cooper next
door et son dos massif, le véritable pouvoir de McCrea ne réside pas tant dans
son habileté à manier les armes ou les mots que dans sa droiture, morale et
plus encore physique. Son corps est le meilleur allié de la mise en scène de
Tourneur et le pire ennemi des corrompus, des pervers, des voleurs, des lâches.
Dans Stranger on Horseback, le juge Rick Thorne qu’il interprète perturbe le
(dés)ordre d’une ville qui vit sous la terreur des Bannerman, mais moins par
sa brusque décision de mettre en prison le fils Bannerman que par sa diffé-
rence physique avec tous ceux qui veulent lui tenir tête. Thorne sait ce qu’il
veut (établir la loi) et pour l’accomplir, il lui suffit de rester, littéralement, droit
dans ses bottes. Quand un ennemi croise son chemin, il s’en débarrasse par
de subtils mouvements de corps mais en bougeant à peine d’un iota. Ils veulent
sa peau, lui veut garder sa position. McCrea chez Tourneur est un toréador :
peu importent la force et la vitesse du taureau, il faut trouver une façon de

Sebastian Santillan
JACQUES TOURNEUR 108

Wichita

dévier sa trajectoire jusqu’à la chute fatale pour imposer, à la fin, la victoire


symbolique de l’homme sur la bête.

Si les westerns de Tourneur nous « frappent », c’est justement pour cette raison,
par leur quasi absence de violence. Juste celle qu’il faut pour maintenir une
position a priori impossible. McCrea est le cow-boy géométrique. Il arrive à
Wichita comme un étranger de passage. Il cherche à y ouvrir un petit com-
merce, peu importe de quoi, mais ne compte pas rester. C’est un homme sans
vocation, mais les autres la perçoivent tout de suite : il est né pour établir l’auto-
rité. Quand le groupe de cow-boys arrive finalement au saloon, ils se saoulent
et l’ivresse dégénère bientôt en explosion de violence : dans une des images
les plus impressionnantes de tout le cinéma de son auteur, une balle perdue
atteint un enfant qui regarde ahuri le spectacle depuis sa fenêtre. Quand la
mère descend dans le hall de l’hôtel où elle loge et où McCrea s’est abrité,
celui-ci exécute un mouvement presque impossible à accomplir de façon
naturelle pour un acteur : comprenant sa détresse, voire le début de sa folie, il
se dirige vers elle non pour la réconforter, mais pour, littéralement, la couvrir
de son corps. Moins pour la protéger d’une deuxième balle arbitraire, que pour
définir et choisir, lui, sa position : celle de l’homme qui pourrait être un mur

Sebastian Santillan
109 Westerns

entre la vie et la mort. Tourneur filme cela sans couper. On voit la femme
descendre l’escalier, McCrea qui se retourne vers elle comme guidé par un
sens surnaturel (le bruit du dehors est assourdissant, ses sanglots à elle,
inaudibles) et qui essaie de la rapprocher de la caméra sans trop s’en éloigner,
comme si c’était la caméra et non le décor qui désigne le lieu où s’abriter. Bref,
il assume sa place et ce que le film raconte : Wyatt Earp est à Wichita, la ville
où tout est permis (“everything goes”), pour rappeler que, justement, tout ne
peut pas être permis.

Le hors-champ n’est pas une mince affaire chez Tourneur, c’est connu. Mais
sa tendance à éliminer le découpage mérite également d’être signalée (il suffit
de penser à la verte prairie où le protagoniste de L’enquête est close va ino-
pinément se retrouver désarmé entre ses deux ennemis, l’un au fond, l’autre
au premier plan, lui pile au milieu du cadre). C’est l’incongru de l’univers du
western — où cohabitent la loi et la sauvagerie et où la mort fait partie du
quotidien — qui permet à Tourneur de réunir dans un même cadre des extrêmes
impossibles là où d’autres cinéastes voudraient les filmer comme des signi-
fiants contraires. C’est un cheval à l’intérieur d’une imprimerie dans Wichita
ou, toujours dans le même film, le coup de feu salvateur par lequel Wyatt Earp
neutralise un groupe anonyme de braqueurs dans la banque. Earp y est entré
avec l’intention de déposer son argent, qu’il donne à un caissier (discrètement
et paradoxalement interprété par un jeune Sam Peckinpah), lorsque trois
voleurs font irruption dans la pièce et prennent les clients en otage. Au moment
où Earp dégaine, le coup de feu nous frappe moins par sa précision (un chan-
gement d’axe rend la situation confuse), que par le fait de voir l’action (sa main
qui appuie sur la gâchette) et la réaction (le braqueur qui reçoit la balle) dans
un seul et même plan. La fusillade, qui devrait, selon les codes du genre, com-
bler le désir de violence du spectateur devient, par la négation d’un découpage
qui permettrait de la comprendre et de créer une logique et saisissante relation
de forces, une façon de désamorcer justement la sauvagerie de la ville.

Si la façon dont Tourneur exécute ses scénarios peut sembler parfois appliquée,
c’est qu’elle cache sans doute une manière enfantine d’aborder la fiction, dont
une certaine absence de drôlerie cynique et de perversité physique serait la
conséquence. À quelques exceptions près (notamment dans Les Révoltés de
la Claire-Louise), l’attirance entre les hommes et les femmes ne dépasse jamais
les bornes de la pudeur chez Tourneur. L’humour et le sexe sont loin d’être
évidents dans ce cinéma, et de la même façon qu’un jeune adolescent en
manque d’assurance n’oserait pas trop lancer des blagues ni draguer de peur
de rater son coup, son cinéma est rarement grinçant, presque jamais torride.
Chez Tourneur, quand on rigole, c’est d’un rire franc et bienveillant (dans Stars
in My Crown, la brute épaisse qui rit de sa propre chute dans la boue) et quand
on désire, c’est en vue d’un mariage.

Sebastian Santillan
JACQUES TOURNEUR 110

Dana Andrews, dans Le Passage du canyon, séduit Lucy (Susan Hayward)


autant par son esprit aventurier que par ses baisers experts. Gene Tierney
tombe sous le charme de Martin (Rory Calhoun) quand, au réveil, elle le voit
dressé sur son cheval dans Le Gaucho. Et c’est le culot sudiste et macho de
Owen Pentecost (Robert Stack) qui fait perdre la raison et la vie à la malheu-
reuse Boston (Ruth Roman) dans L’Or et l’Amour. C’est donc avec McCrea
que Tourneur crée un personnage singulier dans le western, qui n’a besoin
d’aucun geste de séduction pour charmer ses partenaires, geste dont par
ailleurs il semble tout simplement incapable. Il y aurait à cela une explication
biographique : l’amitié entre Tourneur et McCrea remonte pratiquement à
l’adolescence, puisqu’ils se sont rencontrés à la Hollywood High School, où le
Français étudiait pendant que son père faisait carrière dans le cinéma amé-
ricain. Chez ce personnage de cow-boy-enfant qu’ils composent tous les deux,
c’est presque son absence d’appétit sexuel qui séduit les femmes. « Vous ne
vous intéressez pas beaucoup aux filles », lui dit Laurie McCoy dans Wichita
avant un pique-nique où un baiser parfait les unira enfin (et pour toujours).
Il ne s’intéresse tout simplement pas à la violence ni à la virilité malgré sa
taille et sa présence. McCrea, plus qu’un homme, est un gros bébé. Encore une
fois, de la même façon que le toréador, déguisé en habit de lumières, presque
travesti en femme, laisse entrevoir sa sexualité dans ce qu’elle a de plus fragile,
l’immensité du corps de McCrea, liée à son absence de voracité sexuelle, éveille
l’admiration et le désir (maternel ?) des femmes. Au début de Wichita et de
Stars in My Crown, des hommes repèrent l’énorme taille de son revolver et de
sa bible, et toujours dans ce dernier, son épouse (Ellen Drew) parle de lui comme
d’une "straight stick" (une branche solide). McCrea déjoue ainsi la surenchère
de masculinité propre au genre et à laquelle Tourneur lui-même a pu céder
dans ses autres westerns. Comme le signale Michael Henry Wilson : « Wichita
dépouille la figure de Wyatt Earp de sa mythologie. Le triomphe du shérif n’est
pas celui de l’intrépidité, mais celui de l’obstination, qualité tourneurienne par
excellence. »1 Non seulement McCrea ne cherche pas à user de la violence ni
à exercer ses talents de tireur, mais il essaie d’empêcher toute activité violente,
soit par la foi (Stars in My Crown), soit par la loi (Stranger on Horseback), loi
qui confine parfois à la castration symbolique (Wichita, ville où il interdit le
port d’armes). Amy Lee Bannerman (le personnage féminin de Stranger on
Horseback interprété par la mexicaine Miroslava) est une femme violente dans
une famille de violents, c’est aussi la cousine de l’homme que le juge Thorne
veut amener devant le tribunal. Fiancée à un avocat (donc un homme de loi)
qu’elle humilie en permanence, habile avec les armes et toujours parée de son
fouet, Amy Lee est très différente des autres partenaires de McCrea chez
Tourneur, quelque part entre la vamp et la dominatrice. Et pourtant, la haute
idée que McCrea se fait de la loi et de la justice la séduit à un tel point qu’elle
trahit sa famille. McCrea n’est pas l’homme qui garantit la bonne violence

1- Michael Henry Wilson, Jacques Tourneur ou la magie de la suggestion, Paris, Centre Pompidou, 2003.

Sebastian Santillan
111 Westerns

civilisatrice ; c’est l’homme qui écrase toute violence. Conséquence : les hommes
voient en lui la fin du conflit et les femmes, la naissance du désir. McCrea
représente l’arrivée d’un homme nouveau, d’une nouvelle espèce.

La mort, le désordre et le chaos se manifestent chez Tourneur non comme le


désir direct d’un individu (ce qui rend le drame de ces westerns aussi moderne),
mais comme l’expression d’une entité différente qui vit parmi les hommes. On
a déjà évoqué comment les cow-boys de Wichita se transforment en une
procession meurtrière par la seule action de l’alcool, comme si un dragon
traversait la ville en crachant du feu et en semant la destruction. Cette pré-
sence de la mort est encore plus frappante dans Stars in My Crown, où la voix
off du narrateur renvoie aux souvenirs d’un enfant (du côté de la vie, donc) et
raconte l’affrontement d’un pasteur et un médecin dans un village frappé par
la typhoïde (donc, tous deux, du côté de la mort), maladie dont ils ignorent
l’origine mais qui frappe et décime les enfants de l’école. Cette perspective
enfantine est totalement embrassée par Tourneur, qui admire le pouvoir de
la foi avec la même candeur : il suffit de penser au plus beau moment du film,
quand le petit John Kenyon et son copain tombent sur leurs dos dans un
chariot à foin et regardent les rayons du soleil se glisser entre les branches
des arbres, comprenant, comme une évidence, que cette lumière-là, c’est la
lumière de Dieu. Comme eux, Tourneur y croit. Tout comme il croit ouvertement
le narrateur lorsque celui-ci évoque depuis un présent sans doute décadent
une ville merveilleuse où tout le monde était gentil. C’est pourquoi, lorsque
Famous Prill (Juano Hernández) refuse de vendre son modeste terrain pour
que Mr. Backett (Ed Begley) puisse poursuivre son exploitation d’un filon de
mica, les vagues de violence qu’il subit semblent littéralement surnaturelles.
D’abord, une foule (de mineurs, sans doute) détruit ses terres et relâche ses
bêtes. Mais, si tout le monde est gentil dans ce village, qui est responsable de
cette haine ? La séquence finale du film, où on s’apprête à lyncher Uncle Prill,
nous montre à nouveau cette foule mais cette fois revêtue des cagoules du Ku
Klux Klan et torches à la main. On voit cette masse blanche émerger au fond
du cadre, crachant de la fumée, prenant forme et corps, presque à l’image de
la créature de Rendez-vous avec la peur qui surgit de nulle part pour exécuter
quiconque porte le parchemin maudit. À ce moment-là, il n’y a plus aucun
doute : nous ne sommes pas devant un western mais devant un film de monstres.

Si Wichita, comme le signale Jean-Claude Biette2 , créait un immense hors-


champ dont la limite était ce panneau d’arrivée dans la ville (où se présentent
systématiquement les nouveaux personnages qui s’invitent dans le récit), Stars
in My Crown concentre l’univers dans ce village sans nom, ce qui rend le hors-
champ omniprésent. La réalité est ainsi davantage entendue que vue : le jeune
docteur décide d’aller finalement faire la cour à Faith quand il entend les chants

2- Cahiers du cinéma nº 281, octobre 1977.

Sebastian Santillan
JACQUES TOURNEUR 112

de l’église ; le jeune John et son copain sont capables de suivre l’évolution d’une
chasse au renard juste en écoutant les aboiements lointains des chiens. Lors
de la scène du lynchage, le pasteur interprété par McCrea invente à partir de
trois feuilles blanches un discours littéralement spirituel pour calmer la mons-
trueuse foule cagoulée. Deux hommes portaient déjà Prill, résigné à mourir,
quand la lecture de son (faux) testament change tout. Le juge rappelle un par
un les liens qui relient Prill à chacun de ses bourreaux et Tourneur de nous les
montrer un par un : le cadre ne permet de voir que des draps blancs troués ; le
montage nous fait comprendre qu’ils ont entendu la Parole, que c’est grâce à
elle que le monstre va être tué et que les villageois vont retrouver leur normalité
(ainsi que leur foi, le film s’achevant à l’église avec tous les personnages chantant
l’hymne « Stars in My Crown »). C’est le pouvoir surnaturel de ce discours,
capable de s’introduire dans les plis invisibles du montage pour dévoiler et
vaincre ainsi ce que masquent les cagoules blanches : le visage haineux de
l’homme. McCrea est l’icône capable de tuer ce monstre qui habite l’Amérique
et que Tourneur identifie à la violence et la haine. Le « dragon » de Wichita se
retrouvera anéanti par Wyatt Earp et ses deux frères, salvatrice hydre à trois
têtes. Dans les trois films avec McCrea, le personnage finit par porter les mêmes
habits : un chapeau noir, une longue veste sombre et un ruban noir en forme
de nœud papillon. Allure iconique de cette nouvelle créature enfantine qui
refuse la violence et la perversité et qui peut les vaincre par sa seule présence

Sebastian Santillan
113 Westerns

Wichita

et le pouvoir de la parole. Le monstre de l’Histoire face à l’enfant-cinéma. Voilà


à quoi peuvent se résumer les westerns de Jacques Tourneur.

L’Or et l’Amour est de loin le western du cinéaste où le poids de l’Histoire est


le plus fort. Originaire du Sud, Owen Pentecost (Robert Stack), un opportuniste
qui ne cherche qu’à s’enrichir, se retrouve à Denver, territoire où les « siens »
sont minoritaires, à l’aube de la guerre de Sécession. Tout le drame se résume
à la volonté de Pentecost d’être différent, de ne pas choisir son camp, chose
évidemment impossible dans un tel contexte. Le scénario impose un retour-
nement de situation assez invraisemblable que seule la sensibilité enfantine
et de l’enfant chez Jacques Tourneur rend touchant et, par conséquence,
plausible. L’attitude individualiste d’Owen Pentecost l’amène à tuer un mineur
qui voulait lui voler de l’or. Le fils de celui-ci, ignorant ce qu’il s’est passé,
devient de plus en plus proche de Pentecost, qu’il suit et prend pour modèle
en permanence. Rongé par la culpabilité, Pentecost le prend sous son aile tout
en essayant de lui cacher la vérité. La proximité de l’enfant rend le personnage
de Pentecost vulnérable. Pour la première fois, il commet une gaffe, et finit
blessé lors d’une dispute entre nordistes et sudistes. Il n’est plus possible dès
lors de rester neutre : celui qui ne vivait que pour lui va devoir assumer ses
origines et se mettre du côté des sudistes. Pentecost décidera de ne plus être
une victime de l’Histoire, mais un ennemi de ceux que, sans doute, elle immor-

Sebastian Santillan
JACQUES TOURNEUR 114

talisera comme les vainqueurs. Dans ce western où rien n’est ce qu’il paraît
(ce qui est présenté comme un cirque est en fait un saloon, les bibles dans un
camion cachent des armes pour la guerre naissante, l’écrivain du village est
en réalité un colonel qui n’attend qu’une chose, que la guerre soit déclarée),
tout semble prêt pour le twist scénaristique de la prise de conscience du per-
sonnage principal. Mais Tourneur place au centre de ce changement l’innocence
d’un orphelin. Alors que l’Histoire, elle, continue à opérer des métamorphoses
monstrueuses : les sympathisants nordistes, suite à une énième bagarre, se
font gifler par un capitaine qui les saluera aussitôt lorsqu’ils accepteront de
s’engager et de transformer cette haine inacceptable en un sentiment belli-
queux accepté. Toute ce que signifie une guerre civile se résume ainsi dans
une seule séquence : une rancune célébrée. En passant de cow-boys à soldats,
les patriotes nordistes représentent ainsi la « fiction » de la Nation tout comme
Pentecost représente la « fiction » d’Hollywood.

L’Or et l’Amour commence par ce qui pourrait être le climax final de n’importe
quel western : le héros traqué entre les montagnes, en nette infériorité face à
un groupe d’Indiens. L’arrivée d’un trio composé d’un homme et de deux
femmes lui permet de se tirer d’affaire. Mais l’homme qui le sauve retourne
contre lui la même arme qui avait tué les Indiens, aussitôt qu’il apprend qu’il
est originaire du Sud. D’homme à sauver, il devient ennemi à abattre. C’est le
premier d’une longue série de retournements qui s’achèvera par une fin presque
cyclique : Pentecost est à nouveau traqué dans les montagnes, mais cette fois-
ci par les troupes nordistes à la place des Indiens. À la fin de Stranger on
Horseback, le juge Thorne, jusque-là toujours droit face à l’ennemi, doit changer
de stratégie : lors de la fusillade finale, il fait semblant de s’enfuir, tournant le
dos à ses adversaires, puis brusquement se retourne et se met à tirer. Le père
Bannerman mettra fin à l’échange de coups de feu, comme si cette ruse,
paradoxalement, l’avait autant convaincu de la probité du juge que sa droiture
morale et physique avait séduit Amy Lee. C’est ce qui fait le rythme si parti-
culier des six westerns réalisés par Jacques Tourneur, pas les plus secs, ni les
plus précis, mais les plus ouverts à l’imprévu.

Il n’est pas rare dans ces films de confondre le jour et la nuit. C’est que, comme
les paysages du Passage du canyon, tout semble alterner entre le vrai et le
faux. Joel McCrea se retrouve ainsi face à plusieurs faux doubles, versions
corrompues de ce qu’il représente : le bon juge Thorne se retrouve accompagné
par le perfide, lâche et bavard Colonel Buck Streeter (John Carradine), stérile
représentant de la loi avant son arrivée. Wyatt Earp et ses deux frères vertueux,
aux physiques presque identiques, affrontent les frères Clements, voleurs et
jaloux (Lloyd Bridges et Rayford Barnes, qui, eux, ne se ressemblent pas du
tout). Dans Stars in My Crown, le double de Josiah Gray en est presque une
version démoniaque, ses vertus détournées en perversité : il s’agit du Professeur
Jones, sorte de magicien/charlatan dont la tenue s’identifie exactement avec

Sebastian Santillan
115 Westerns

Stars in My Crown

celle, iconique, du McCrea tourneurien. Dans son numéro de magie, il inscrit


ce village « hors du temps » dans l’histoire américaine d’une façon absolument
perverse et aberrante : déguisé en cow-boy, il fait jouer "Dixie" l’hymne sudiste,
à des Noirs déguisés en Indiens. Les enfants regardent fascinés les tours de
magie du Professeur dans un travelling presque documentaire, de la même
façon que, plus tard, ils écouteront fascinés le discours de McCrea à l’école.
On peut parler aux enfants (aux spectateurs) de deux façons, avec la supé-
riorité, la ruse, et les mensonges de ce charlatan, qui anticipe évidemment le
magicien diabolique de Rendez-vous avec la peur, ou avec la lumière de la
parole naïve de McCrea et Tourneur. Enfant, Jacques avait semble-t-il été
frappé par la dureté dont son père Maurice faisait preuve envers ses acteurs,
ce qu’il s’est bien gardé de reproduire. « Stirling Silliphant, le scénariste de
Nightfall, s’étonnera même qu’un tel gentleman ait pu s’imposer comme réa-
lisateur à Hollywood », écrit Michael Henry Wilson3. Tourneur et McCrea rendent
au western une bienveillance enfantine, une pureté salvatrice. Un monde où
l’enfant-cinéma s’avère capable de battre le monstre de l’Histoire. •

3- op. cit.

Sebastian Santillan
JACQUES TOURNEUR 116

HOLLYWOOD
VS. PERÓN
***
PAR MARIANO LLINÁS
TRADUIT DE L'ESPAGNOL (ARGENTINE) PAR FERNANDO GANZO

***
LE GAUCHO (1952)

1. LE GAUCHO

A
u cours du XIXème siècle, la littérature populaire des pampas
du Sud du continent américain a donné naissance à une figure
mythique qui allait devenir avec le temps une sorte d’emblème,
au moins en Argentine : le Gaucho. Au départ, c’était une figure
heureuse : un cavalier errant, nomade. Proche en quelque sorte
du bédouin saharien et même du folklore du loup de mer, il était toujours
évoqué comme un individu pittoresque et festif. Un exemple : Paulino Lucero
ou les gauchos du Rio de la Plata chantant et combattant jusqu’à renverser
le tyran Juan Manuel de las Rosas et ses satellites, de Hilario Ascasubi. Le
titre même (qui inspirait le bonheur chez Borges) définit très bien la manière
dont le Gaucho était perçu par ses premiers chroniqueurs : « chantant et com-
battant ». Brave, mais chanteur. Ami du cheval et du couteau, mais aussi de
la guitare. La vie de ce héros insolite, libertaire et malin, fut brève : très vite,
il deviendrait une entité morale. Le responsable de ce retournement austère
est Martín Fierro, le poème épique de José Hernández, sommet de la littérature
gauchesca et œuvre au caractère national, dont il est admis qu’elle renferme
en quelque sorte le destin d’un peuple. On y retrouve un nouveau Gaucho — il
ne chante plus la patrie et l’amour, ivre de sa propre et innocente joie. Il souffre,
il chante pour se consoler d’une peine extraordinaire. Il dépeint en détail une
vie paisible dans les plaines anonymes, entouré du bétail sauvage qu’on confond
presque avec l’horizon. Ceci est à tout moment décrit comme un paradis perdu,
et le présent historique depuis lequel chante le vieux gaucho est très différent.
À un moment de l’histoire, Fierro est compulsivement enrôlé dans l’armée des
frontières. Semblables à du bétail, des centaines de gauchos comme lui sont
entraînés vers des forts misérables afin de combattre les Indiens. Nulle gran-

Sebastian Santillan
117 Westerns

deur dans ces forts : leur description fait plutôt penser à une prison où les
rebelles sont cruellement punis avec une discipline de fer. Les gauchos sont
affamés, nus, désarmés, et passent leurs journées entre la sévérité arbitraire
de leurs supérieurs et la menace fatidique de l’Indien. Quand Martín Fierro
rentre de cet enfer, après trois ans, enragé, fatigué, presque sauvage, sa maison
est en ruines et sa famille s’est dispersée. Fierro, qui n’a plus rien au monde,
devient un mauvais gaucho. Pour le simple plaisir de tuer, il poignarde arbi-
trairement un Noir dans un bal ; plus tard, dans un entrepôt, il en tue un autre
de manière tout aussi gratuite. Il devient ainsi un matrero, un fugitif de la
justice qui vit seul dans la campagne, loin de tout, toujours en fuite. La morale
mélancolique de Martín Fierro est très vite devenue la définition même du
Gaucho : un individu tragique, éternellement enfermé dans la lamentation du
temps perdu. Il possède un code de comportement fatalement condamné à la
disparition, face à la marche profanatrice du progrès. Son ennemi — plus que
l’Indien, le puma ou la variole — est l’hypocrisie avec laquelle la ville le soumet
et le manipule par toute sorte de ruses, au nom de la civilisation. Dire, comme
on le fait souvent, que le Gaucho choisit la barbarie et rejette la civilisation
est simpliste et même faux. Il dénonce en revanche — et on n’est pas si loin
de certains westerns, notamment ceux de John Ford — le fait que la civilisation
cache dans son sein la barbarie (sous forme de pillage, d’avarice, de cruauté)
et suggère, au contraire, que certaines formes de vie semi-sauvages et condam-
nées à disparaître cachent des expressions secrètes de distinction et de
noblesse. Rien de nouveau : tout monument à la Culture est aussi un monument
à la Barbarie. Le Gaucho se définit comme une victime sacrificielle de ce piège,
et depuis sa violente obsolescence, il accuse les fondations corrompues de la
jeune nation. On ne retrouvera jamais ces personnages gais et chanteurs de
la première période : le Gaucho est devenu à jamais une figure morale mais
aussi — et plus tôt que prévu — une figure politique.

2. LE CINÉMA
Le cavalier des plaines de l’extrême Sud du continent a fait le chemin inverse
de son cousin éloigné d’Amérique du Nord, blond, sec, tireur et protestant. Le
cow-boy a été le protagoniste, pendant tout le XIXème siècle, d’une littérature
médiocre dont peu de traces subsistent, pour atteindre au début du XXème
siècle l’épiphanie grâce à une alliance providentielle avec le cinématographe.
Au contraire, le Gaucho, avec la longue tradition littéraire qu’il charrie, n’a
jamais su conquérir totalement le cinéma, le tango et la détresse des faubourgs
l’ayant emporté sur ses nombreux charmes pittoresques. L’un des premiers
long métrages argentins, Nobleza Gaucha, en est un exemple paradoxal. Tourné
en 1915 par Ernesto Gunche, Eduardo Martínez de la Pera et Humberto Cairo,

Sebastian Santillan
JACQUES TOURNEUR 118

le film s’ouvre sur une série de vues de spectacles équestres où des gauchos
domptent des poulains, pratiquent le lasso et dirigent le bétail sauvage. Des
images qu’on pourrait confondre avec celles de n’importe quel western des
origines, si ce n’était la pampa qu’on devine au fond, toujours droite, inaltérée,
exempte d’arbres, de barrières, de champs, de constructions, d’outils de travail.
Démarre ensuite une fiction si précaire qu’on la croirait sortie de l’imagination
d’un enfant, mais qui annonce cependant l’esprit du nouveau siècle, incarné
par un héros populaire et anonyme, malchanceux comme Martín Fierro, mais
sans son regard subversif, ni son violent anticonformisme. Le film comprend
une séquence magnifique, aux accents surréalistes, où un gaucho poursuit
une voiture pour sauver une belle paysanne qui a été enlevée. La machine
triomphe et le gaucho contemple l’être aimé se perdre dans l’horizon. Le kid-
nappeur, une fois à Buenos Aires, enferme sa victime et, oubliant un instant
ses urgences charnelles, part danser le tango. Le tango : ennemi éternel du
Gaucho, musique tumultueuse, amie du vice et de la corruption, tutrice des
hommes nocturnes et fébriles. Le film vire alors à la comédie urbaine narrant
les errances du gaucho dans la grande ville. Le sort du Gaucho au cinéma
était dicté. Pour le cinéma argentin, il sera une entité morale, et non un prétexte
pour filmer librement et joyeusement la nature, les plaines et les bêtes. Les

Sebastian Santillan
119 Westerns

gauchos seront des allégories, et non des entités indépendantes et incarnées.


On ne peut même pas parler du Gaucho au cinéma ; plutôt d’une série de
transpositions à l’eau de rose, didactiques, instructives, avec des hommes
déguisés qui ne savaient même pas vraiment monter à cheval.
Hollywood ne devait pas changer les choses lors de ses premières repré-
sentations des aventures des gauchos, faisant preuve du même manque de
conviction. Le premier Gaucho à séduire les caméras est l’improbable italo-
français Julio Desnoyers, protagoniste des Quatre Cavaliers de l’Apocalypse
(Rex Ingram, 1921) et incarné, pour le bonheur des foules féminines anonymes,
par Rudolph Valentino. Dans la scène la plus célèbre du film, Desnoyers
se retrouve dans un cabaret à Buenos Aires, avec son patron Madariaga
— l’homme le plus riche de l’Argentine » et première apparition d’une nouvelle
figure, celle du patron gaucho, riche mais qui n’oublie pas ses origines — tous
les deux parés de leurs habits de gauchos et entourés de cocottes. Après une
annonce du speaker, un couple de danseurs monte sur scène et entame cette
série de cabrioles de karaté à laquelle se réduit, selon une étrange convention
internationale, le tango au cinéma. Desnoyers, ivre de désir pour la danseuse,
envahit la scène, pousse le danseur et devient le centre du spectacle, obtenant
l’admiration du public et de sa partenaire. Cette suite d’excentricités (de riches
gauchos dansant le tango, qui n’est plus une danse populaire mais un art
exhibitionniste) ne s’arrête pas là : il y a aussi un singe au poncho qui accom-
pagne le protagoniste, un cacatoès en guise de colocataire... Mais très vite,
une fois les prouesses chorégraphiques et la zoologie exotique finies, le film
oublie la pampa et arrive à Paris, pour finir dans les tranchées de Verdun.
L’âpre univers pampero est rapidement remplacé par des images plus trépi-
dantes, tout comme dans Nobleza Gaucha. Hollywood, toujours à la recherche
de nouveaux décors, abandonnera mystérieusement la pampa. On croyait
donc qu’il n’y aurait plus jamais un film hollywoodien sur le Gaucho quand,
trente-et-un ans plus tard...

3. LE GAUCHO

Mélancolique, la page Wikipédia du Gaucho informe que le film « est un wes-


tern américain réalisé en 1952 par Jacques Tourneur, avec Gene Tierney, Rory
Calhoun et Richard Boone. Il est adapté d’un roman de Herbert Childs. Le film
fut un échec commercial à sa sortie. Il dépeint les aventures d’un gaucho
argentin, qui est en quelque sorte la version sud-américaine du cow-boy. »

Plus tard, on nous signale ceci : « Le producteur et scénariste du film Philip
Dunne remarquait que les partisans de Juan Perón “avaient fait du gaucho

Sebastian Santillan
Sebastian Santillan
Sebastian Santillan
JACQUES TOURNEUR 122

légendaire, alors presque disparu, un héros national et le symbole de leur


propre nationalisme agressif”, et le scénario fut surveillé de près par le Ministre
de l’Information Raul Apold. »

Alors qu’au sujet de Tourneur, on apprend à peine que « Henry King était à
l’origine censé réaliser le film, mais il s’avéra indisponible et fut remplacé
par Tourneur. »

Il faut admettre que rien de l’aventure de la 20th Century Fox dans la pampa
ne semble enthousiasmer le chroniqueur numérique anonyme. Mais ces infor-
mations sont significatives. En effet, après un générique jaune sur ce qui semble
être les ornements d’une selle du sud et animé par les airs folkloriques d’un Sol
Kaplan évidemment renseigné sur son sujet, le film commence avec un grand
carton où la Fox remercie la collaboration du gouvernement argentin. Aussitôt,
un plan large découvre des prairies d’un vert jaunâtre. Suivant cette règle
souvent attribuée à Ford, l’horizon se trouve placé dans le dernier quart du
cadre. Le reste est occupé par un ciel de nuages ronds, dont un provoque une
ombre magnifique sur le pâturage, se dévoilant au fur et à mesure que le plan
évolue. Alors que la musique de Kaplan abandonne sa texture orchestrale pour
devenir un pur morceau folklorique à la guitare, ce paysage plein de vigueur
est traversé par un groupe de cavaliers au galop. Rien ne pourrait aller mieux,
quand un speaker (avec sans doute un passif radiophonique) prend la parole :
« Il y a un peu plus d’un demi-siècle, la pampa Argentina ne connaissait
pas encore les frontières. C’était la terre d’un groupe d’hommes libres qu’on
nommait, pendant des générations, les Gauchos. En tant que race spéciale qui
ne répondait qu’à ses propres lois et ses propres codes, les Gauchos ont disparu.
La pampa qu’ils ont connue est aujourd’hui divisée en parcelles et cultivée ;
le bétail maigre qu’ils élevaient est aujourd’hui le pur sang de la moderne
Argentine. Mais le souvenir des Gauchos vit toujours dans le cœur d’une
grande nation. »
Le spectateur naïf peut trouver étrange ce monologue informatif. Mais
tous les films du gouvernement péroniste démarraient par des exhortations
de ce genre, où l’on expliquait à la ville et au monde que les événements qui
allaient être montrés ne correspondaient plus à la réalité de la Nouvelle Argen-
tine, qui avait dépassé, elle, ses origines et se projetait dans le futur avec fierté.
Il est donc facile d’imaginer le contexte dans lequel le film fut réalisé et com-
ment les exigences nationalistes ont dû s’ajuster aux puériles exigences com-
merciales hollywoodiennes. Et il est donc difficile de concevoir comme libre
un film tourné sous de telles influences. Il serait stupide de ne pas conclure
que chaque image qu’on voit est le fruit d’un consensus et d’une négociation
entre exécutifs (hollywoodiens) et fonctionnaires (péronistes), plutôt que
l’œuvre de Tourneur. Tourneur ? Oui, le remplaçant d’Henry King.
De ces négociations, on peut observer dans le film deux conséquences
opposées. La première est d’ordre esthétique. Le Gaucho raconte l’histoire d’un

Sebastian Santillan
123 Westerns

certain Martin (comme Fierro). Martin (Rory Calhoun) a été élevé chez Don
Aleondo, un patron gaucho (comme dans Les Quatre Cavaliers...) qui l’a pris
sous son aile comme son propre fils. Aleondo décédé, c’est maintenant son fils
Miguel qui s’occupe de l’estancia (le ranch). Miguel et Martin, on nous le répè-
tera jusqu’à l’indigestion, sont comme deux frères, leur connaissance profonde
de la vie à cheval dans les prairies ayant tissé entre eux un lien plus fort que
leur différence de classe. Le film démarre à une allure trépidante : au bout de
dix minutes, Martin a déjà tué un homme, été mis en prison et — grâce à l’inter-
vention de Miguel — envoyé à la frontière (comme Fierro). Le fort où il est logé
est misérable (comme celui de Fierro). Martin se fâche avec son colonel et
prend la fuite (comme Fierro). Sur son trajet, il trouve une femme (toujours
comme Fierro) qui a été enlevée par un Indien. L’Indien meurt dans la bagarre
qui s’ensuit. Cette femme (à la différence de celle de Fierro) est Gene Tierney.
Telle est la première moitié du film : une jouissive ritournelle de lieux communs
liés par une charmante irresponsabilité. Nulle trace de cacatoès ni de singes
extravagants, mais une riche succession d’éléments pittoresques. À un moment
du film, Martin offre à sa fiancée des œufs d’autruche ; à un autre, elle le sur-
prend en train de guetter l’horizon debout sur le dos de son cheval, comme le
font encore aujourd’hui les paysans dans les spectacles folkloriques pour
touristes. Un peu plus tard, les yeux de Rory Calhoun sont arbitrairement
comparés à ceux d’un condor. Puis, avec une précision digne d’un guide tou-
ristique, Martin énumère ses voyages : « Tucumán, la vieille ville espagnole,
Salta, avec ses mille palmiers1. Et le Sud : la Patagonie ». Ces imprécisions, qui
pourraient sembler ridicules, être matière à raillerie, sont au contraire le salut
du film. Si on a pu définir Le Gaucho comme une sorte de guerre froide entre
le « génie cinématographique américain »2 et le sévère komisariat nationaliste,
il faut reconnaître que chaque détail qui se voudrait authentique glisse mys-
térieusement vers le n’importe quoi. Dans le film, tout est juste, mais tout est
faux. Chaque élément du décor et des costumes est correct, mais paré d’une
heureuse artificialité. Hollywood, avec son aplomb incurable, s’impose face à
l’intention de rigueur documentaire évidement recherchée par ailleurs dans le
film. Si les films argentins qui ont traité du thème du Gaucho se sont résignés
à composer un exhaustif album de cartes postales coloniales, Hollywood sur-
monte ce risque en laissant son indomptable appareil narratif écraser le Gaucho.
C’est peut-être le plus grand geste de désobéissance et la plus grande réussite
du film — sans doute non intentionnelle. C’est justement grâce à cela que le
film rentre dans l’histoire, à mon sens : comme la seule fois où le glorieux Tech-
nicolor — surréaliste, pataphysique comme la machine à peindre du docteur
Faustroll — a rendu compte des prairies argentines.
La deuxième conséquence — moins heureuse — est d’ordre moral. Si esthéti-
quement le film réussit à se débarrasser des exigences didactiques pour offrir

1- Ici, l’imprécision zoologique laisse sa place à la botanique. Y a-t-il vraiment autant de palmiers à Salta ?
2- Expression évidemment tirée d’André Bazin.

Sebastian Santillan
JACQUES TOURNEUR 124

une explosion de couleurs et de musique, sa rhétorique abdique face à la


tradition de la nobleza gaucha et sa stricte virilité. Le Gaucho, c’est « le chemin
d’un gaucho », certes, mais aussi « à la façon d’un gaucho ». Dans le film, le
Gaucho signifie aussi une certaine façon d’agir, et celle-ci est grave, sacrifi-
cielle, de fer. « Ceci n’est pas digne d’un Gaucho » : à plusieurs reprises on entend
cette admonition, toujours comme une leçon, comme si le film invitait les
spectateurs, admiratifs, à suivre ce code. Les gauchos deviennent ainsi une
prussienne et vociférante tribu de Boy Scouts soumis à un protocole très
rigoureux. Il se trompe donc sur un point, celui qui a écrit la notule sur Wiki-
pédia. Le cow-boy peut ressembler au Gaucho, il peut être aussi une incarnation
de la conquête de l’Ouest et de la civilisation aveugle qui extermine l’homme
rouge, ses terres, ses bisons, mais jamais on n’en entendra un dire : « ceci n’est
pas digne d’un cow-boy ». Le cavalier du Nord est sobre et pudique. Sa morale
est secrète : il ne la déclame jamais. Le cavalier du Nord lutte pour la même
civilisation qui le détruira ; avec son fusil, il combat l’Indien et le hors-la-loi,
qui sont ses égaux, et une fois qu’il en a fini, il disparaît, seul, dans le crépuscule.
Le Gaucho, en revanche, est indocile, rebelle, insubordonné, mais il finit par
se saouler et énumérer sentimentalement ses malheurs, justifier ses méfaits,
pontifier sur chaque aspect du comportement humain, dire du bien de lui-
même. C’est là que Le Gaucho échoue dans sa tentative d’être un western.
À cause de sa solidarité avec l’éthique de Martín Fierro et son évangile tra-
gique, il finit par n’être rien de plus qu’un mélodrame péroniste, une fable
sentimentale et démagogique, bref : un film argentin. Cette tendance ancestrale
à la morale et à la sentence (toujours présente dans les films argentins) s’impose
comme un destin inévitable au western, à Hollywood, à la Twentieth Century
Fox, à Jacques Tourneur. •

Gene Tierney sur le tournage du Gaucho

Sebastian Santillan
125 Westerns

Sebastian Santillan
LES TERRITOIRES
DU THRILLER
(1948-1958)
***
BERLIN EXPRESS (1948)
L’ENQUÊTE EST CLOSE (1951)
THE FEARMAKERS (1958)

Sebastian Santillan
PROPOS DE JACQUES TOURNEUR

ÉTRANGES POLITIQUES
JEAN-FRANÇOIS RAUGER

LA RITOURNELLE ET LE SECRET
PATRICE ROLLET

Sebastian Santillan
128

Sebastian Santillan
129 PROPOS DE JACQUES TOURNEUR

THE
FEARMAKERS
(1958)
LA CIBLE PARFAITE

Pour ce film, c’est Dana Andrews qui


m’a choisi. Avant de signer le contrat,
il a dit : « Je signe si c’est Jacques Tour-
neur qui fait la mise en scène. » C’était
très gentil. Mais le film a été fait beau-
coup trop rapidement. Vous vous rendez
compte de ce qu’il y avait à faire avec un
sujet aussi admirable : la puissance des
gens qui contrôlent nos idées ? Mais tel
qu’il est, je crois que le film est raté. •

Sebastian Santillan
Sebastian Santillan
Berlin Express
Sebastian Santillan
JACQUES TOURNEUR 132

ÉTRANGES
POLITIQUES
***
PAR JEAN-FRANÇOIS RAUGER

***
BERLIN EXPRESS (1948)
THE FEARMAKERS (1958)

O
n a parfois dit que les deux films les plus immédiatement
politiques de Jacques Tourneur, ceux qui renvoient de façon
la plus évidente à l’envers de l’Histoire contemporaine, qui
semblent sacrifier directement à l’idéologie, sont Berlin Express
et The Fearmakers. Une fiction d’avant la guerre froide et une
autre nourrie par celle-ci. C’est évidemment le cas mais retenir uniquement
cet aspect politique serait prendre le risque de se contenter de l’écume des
choses, de la simple observation des puissances en action dans l’Allemagne
d’après-guerre et l’Amérique de la fin des années 1950. Tourné en 1946,
Berlin Express imagine une Europe toujours menacée par le nazisme après
la fin du conflit mondial, tout en décrivant aussi le lien, désormais fragile,
qui relie entre elles les puissances alliées. Ce contexte sera, pour l’auteur
de La Féline, le théâtre d’une traversée du miroir, l’entrée dans un monde
des ombres et des apparences. Les masques a priori interchangeables du
récit d’espionnage y sont les signes d’un monde de décombres, indécis et
dangereux. Quant à l’univers de The Fearmakers, rien n’indique qu’il soit
autre chose qu’un pur espace mental, la vision paranoïaque d’une Amérique
de cauchemar.

C’est le producteur Bert Granet qui propose à Tourneur de réaliser Berlin


Express, sur un script dont l’idée lui serait venue à la lecture d’un article de
Life Magazine et qu’il a développé en compagnie des scénaristes Curt Siodmak
et Harold Medford. Le cinéaste accepte, et l’équipe passe sept semaines à
Paris, Francfort et Berlin pour tourner dans des conditions rendues parfois
difficiles par la pénurie de matériel. Le film est tiré des ruines, celles de l’Alle-
magne d’après-guerre, contemplées ici avec ce qui ressemble à une forme
d’inavouable mauvaise joie. Il n’y aurait, pour s’en convaincre, qu’à entendre

Sebastian Santillan
133 les territoires du thriller

le commentaire qui accompagne les images de Berlin dévastée, présentée


comme l’ancienne puissante et arrogante capitale du Reich. Les premières
séquences sont commentées en voix off, souci didactique tout autant qu’idéo-
logique, de décrire l’Allemagne de l’immédiat après-guerre et les forces qui
s’y trouvent en présence. La toute première partie du film se situe toutefois à
Paris. La voix off couvre par ailleurs utilement les dialogues qui ne sont pas
en anglais, traduisant à la fois ce qui s’y dit et conférant aux comportements
observés leur signification, la nature d’un mécanisme en marche, abstrait et
fatal. Le récit met en scène une série de personnages de nationalités diverses,
représentatifs des nations qui occupent l’Allemagne vaincue : un ingénieur
nutritionniste américain (Robert Ryan), instrument de ce que l’on a appelé le
Plan Marshall, un vétéran anglais chargé, devine-t-on, d’une entreprise péda-
gogique de dénazification (Robert Coote), un jeune officier soviétique (Roman
Toporow), un ancien résistant français devenu commerçant (Charles Korwin)
— chacun de ces individus étant suffisamment typé pour s’identifier à des
vertus autant qu’à des intérêts proprement nationaux. Le suspense s’organise
autour du personnage d’un savant allemand, le professeur Bernhardt, à la tête
d’une commission d’enquête pour l’unification de l’Allemagne. Il semble être
la cible d’un mouvement nazi souterrain acharné à l’empêcher de tenir un
discours attendu. Les rebondissements du scénario s’ingénient à bousculer
les identités, celle du savant d’abord, car il est impossible d’identifier celui-ci
durant les premières séquences du film (un agent se fait passer pour lui afin
de faire diversion), et celles des protagonistes divers. Certains d’entre eux se
révèleront ainsi ne pas être ce qu’ils prétendent être.

Il est sans doute raisonnable de penser que Berlin Express, au moment où il


est sorti en salle (en mai 1948 aux États-Unis), a été dépassé par l’Histoire.
Son éloge de l’unité des nations au profit de la paix dans le monde, exprimé
par la séquence finale au cours de laquelle les différents protagonistes se
retrouvent à la porte de Brandebourg, était sans doute obsolète à un moment
d’intensification de la Guerre froide, à quelques semaines du blocus de Berlin
et du déclenchement de la chasse aux communistes présumés en Amérique.
Cette illusion est ici candidement symbolisée par le geste du soldat soviétique
ramassant, après l’avoir jeté une première fois, le papier sur lequel l’ingénieur
américain avait inscrit son adresse. Certes, cette bizarrerie politique devenue
anachronique au moment de la sortie du film en salles, contribue modestement
à l’étrangeté de Berlin Express. La fin n’en montre pas moins les différents
représentants des pays occupant Berlin partir chacun de son côté. Mais l’essen-
tiel n’est pas contenu dans l’idéologie, plutôt dans ce qui constitue une poétique
de l’inversion et de l’indécision. L’angoisse naît ici de la découverte progressive
du statut incertain de l’identité des protagonistes, de la possibilité permanente
d’un renversement imminent. Le plan où l’Allemand incarné par Paul Lukas
déclare aux autres occupants du train son mépris pour le professeur Bernhardt,
provoquant leur inimitié, est suivi par celui où, ayant franchi une porte, il est

Sebastian Santillan
JACQUES TOURNEUR 134

accueilli par un officier de la police militaire. Celui-ci l’identifie immédiatement


comme ce fameux professeur Bernhardt, déroutant un spectateur qui ne cesse
jamais d’être balloté entre divers faux semblants. Et, à cette identification
rassurante, vont en succéder d’autres qui le seront beaucoup moins.

La force documentaire du film est aussi celle qui restitue la réalité d’un pay-
sage dévasté, un univers de décombres et de nuit, devenu paradoxalement,
par son étrangeté même, le théâtre irréel d’une incertitude essentielle. Mais
la restitution d’un monde concret jusque dans ses détails (à quelques moments
près, la diversité des langues est conservée) s’accompagne de l’évocation du
faux comme révélateur de la vérité. Dans un monde où tout peut être faux, le
faux devient vrai. En multipliant les motifs baroques, Tourneur insinue peut-
être que le spectacle peut dévoiler le monde réel. Un clown titubant, qui pro-
voque l’hilarité du public sur le capharnaüm quasi sternbergien d’une scène
de cabaret, est un homme blessé à mort. De la même façon, c’est le reflet d’un
crime (et non pas sa vision directe) qui va, dans les dernières séquences,
révéler l’ultime imposteur. C’est dans les vitres du train croisant celui dans
lequel se sont installés les protagonistes, que Lindley, faussement rassuré par
le démantèlement du groupe d’activistes nazis de Francfort, aperçoit le chef
des assassins qui tente d’étrangler Bernhardt. Il a alors ce réflexe étrange de
se précipiter immédiatement vers la fenêtre plutôt que vers le compartiment
où le crime se déroule, pris au piège par un mécanisme (le déroulement du
train fait apparaître et disparaître le reflet de la lutte à mort, s’apparentant au
dispositif du déroulement de la pellicule), celui d’un spectacle, d’une image
projetée sur un écran, mais un spectacle qui mettrait à nu une situation vraie,
et dont il faut s’éloigner pour la transformer, c’est-à-dire pour sauver le savant.
L’objet du suspense dans Berlin Express est, d’une certaine façon, un objet
abstrait, une idée plutôt qu’une chose tangible. On le repère peut-être dans
une des contradictions du scénario. Après avoir tenté, sans succès, d’assassiner
le professeur en faisant sauter le compartiment du train où il se trouve, les
conjurés finissent par l’enlever. Leur volonté de connaître les projets de l’homme
quant à l’avenir de l’Allemagne constitue le mobile du kidnapping. Mais, dans
ce cas, pourquoi avoir voulu l’assassiner auparavant ? En fait, ce que les nazis
tentent d’empêcher, c’est la prise de parole attendue de l’homme devant la
commission d’enquête. Il s’agit ici de contrecarrer la simple expression d’une
idée, projet en soi vaguement absurde : les hommes passent, les idées et les
projets géostratégiques demeurent.

The Fearmakers s’appuie encore davantage sur un enjeu abstrait. Tourné dix
ans plus tard, il fait partie de ces œuvres qui témoigneront de la sécheresse
touchant une partie du cinéma américain de cette époque, comme celles de
Fritz Lang, auxquelles le film fait penser. Il s’agit, à l’origine, d’un roman
de Darwin Teilhet, paru en 1945 et modernisé par les scénaristes Elliot West
et Chris Appley. C’est Dana Andrews, pressenti pour le rôle principal, qui

Sebastian Santillan
Berlin Express

imposa à la production Jacques Tourneur avec qui il venait de tourner Ren-


dez-vous avec la peur. The Fearmakers fut filmé en douze jours avec de petits
moyens l’apparentant à une véritable série B. Berlin Express, on l’a dit, semblait
arriver un peu tard dans l’Histoire avec son éloge de la coexistence et de la
compréhension entre les blocs en 1948. On pourrait dire quelque chose d’équi-
valent de The Fearmakers, tardif exemple d’une série de films anti-rouges,
produits massivement au début des années 1950. Le film fut, par ailleurs,
largement sous-estimé par une grande partie des « tourneuriens ». Longtemps
invisible, peu considéré, il apparaît désormais comme une des œuvres les plus
étranges et les plus originales de son époque.

Alan Eaton, un vétéran de la guerre de Corée (Dana Andrews), qui fut prison-
nier de guerre pendant des mois et subit plusieurs lavages de cerveaux, revient
à Washington pour découvrir que la société de sondages d’opinion qu’il dirigeait
est aux mains d’inconnus et que son ancien associé a été tué dans un accident
suspect. Embauché par les nouveaux dirigeants, il prend peu à peu conscience
que les enquêtes menées par la compagnie sont biaisées, que les sondages
sont truqués par des questions tendancieuses, que l’objectif caché par ces
pratiques est une vaste manipulation de l’opinion américaine servant les
intérêts d’une puissance étrangère. On le voit, l’objet au cœur du suspense du
film, son MacGuffin, est une pure virtualité, non pas un objet tangible ou un
secret d’État, mais une tentative d’influencer la mentalité des Américains par
des procédés de persuasion pervers.

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JACQUES TOURNEUR 136

Un tel argument témoigne en fait d’un véritable changement des temps, d’une
nouvelle vision de l’homme démocratique, de l’Américain moyen, désormais
à la merci des illusions idéologiques propagées par divers émetteurs occultes.
La pauvreté des moyens, le choix d’un éclairage peu contrasté, plat, l’abondance
des dialogues filmés en studio en en plans américains, palliant une action
quasiment inexistante, à l’exception des dernières minutes, renvoient le film
à une esthétique qui est celle de la télévision d’alors. Or, loin d’être une régres-
sion, la télévision aura parfois été, entre de bonnes mains, la continuation du
cinéma par d’autres moyens. On le sait, le médium a été à la fois un sujet
central dans certains films d’un Fritz Lang (La Cinquième Victime réalisé trois
ans plus tôt, déjà avec Dana Andrews) ou d’un Chaplin (Un roi à New York
date aussi de 1957). Alfred Hitchcock l’utilisera avec sa célèbre série Alfred
Hitchcock présente. Tous trois, d’une certaine manière, ont analysé le petit
écran, mutation anthropologique des sociétés modernes des années 1950.
Tous trois avaient compris que l’on ne regardait pas la télévision mais que
c’était celle-ci qui nous regardait. Le sondage d’opinion n’est-il pas ainsi une
nouvelle variation de ce regard du pouvoir fixé sur l’individu contemporain,
de ce fantasme de contrôle, peut-être enfin réalisé : non seulement observer
l’homme tel qu’il est mais, ici, le changer à sa guise ? N’est-ce pas finalement
une forme moderne du lavage de cerveau, renvoyant les pratiques des Chinois
et des Nord-Coréens au rang d’expériences rustiques et peu sophistiquées ?
La torture subie par le héros devient, dès lors, une sorte de représentation
métonymique d’un système qui cherche à entrer dans l’esprit des individus,
un système qu’Eaton retrouvera à son retour dans la vie civile. En choisissant
la petite forme de la fiction télévisuelle, Tourneur et son chef opérateur, Sam
Leavitt, transforment le film en objet théorique, sec, projet comparable, peut-
être, à celui qui définit aussi les ultimes films américains de Lang (La Cin-
quième Victime , L’Invraisemblable Vérité).

Décidé à confondre la culpabilité des hommes en charge de l’entreprise, Eaton


est malheureusement régulièrement sujet à des attaques de migraines vio-
lentes, des cauchemars et des évanouissements, séquelles des tortures subies
durant sa détention. Cet état a pour conséquence de troubler les événements,
de ralentir ou de retourner le mouvement du film lui-même. Jacques Lourcelles,
dans son Dictionnaire du cinéma, voyait « dans la fatigue, l’usure de ce per-
sonnage principal [...], l’usure de la démocratie elle-même », confirmant préci-
sément le discours du film sur la nature d’alors de la société américaine. Mais
l’état dans lequel se trouve Eaton est aussi une explication quant à l’étrangeté
quasi surnaturelle de The Fearmakers. Contraint peut-être par la pauvreté de
ses moyens, Tourneur décrit une ville, en l’occurrence Washington, comme
un monde dépeuplé, déserté, fantomatique, un univers de cauchemar, encore,
perdant pied avec toute réalité concrète et toute vie sociale. Le premier homme
qui s’adresse à Eaton, au début du film, est son voisin de fauteuil dans l’avion
qui le ramène à Washington. Celui-ci, qui se prétend chercheur scientifique à

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Berlin Express

la tête d’un comité pour le désarmement nucléaire, s’avèrera être un dangereux


agent d’influence, complice des conjurés dirigeant l’entreprise de sondage. Le
couple qui héberge Eaton est lui aussi monstrueux, non seulement parce que
l’homme est alcoolique et la femme nymphomane, mais également parce qu’il
est à la solde des conspirateurs. Cette vision paranoïaque du monde,
perpétuellement confirmée par une mise en scène déterminée par une drastique
économie de moyens, n’est peut-être que le pur produit de l’esprit du person-
nage principal, projetant ses fantasmes sur la réalité extérieure. C’est dans
cet écart entre la démonstration idéologique et la peinture d’un univers pure-
ment mental que gît la bizarrerie géniale de The Fearmakers. Pour preuve,
sans doute pourrait-on s’appuyer sur l’une des premières images du film, celle
du visage martyrisé d’Eaton et, plus tard, sur ce fondu enchainé qui superpose
la figure du capitaine Eaton avec un avion de ligne à l’intérieur duquel, au plan
suivant, semble s’éveiller celui-ci. The Fearmakers n’est peut-être que le long
cauchemar de celui qui aura découvert en songe cette vérité, détournant
l’aphorisme de Lincoln : « si l’on ne peut pas tromper tout le monde tout le
temps, il suffit désormais de tromper un petit nombre de gens » pour arriver
à ses fins. Avec Berlin Express et The Fearmakers, Tourneur aura peut-être
réalisé ses films les plus directement politiques. Cette qualité peut certes se
déduire par le contexte de leur sujet immédiat, de la coexistence pacifique à
la guerre froide. Mais, plus profondément peut-être, ce qui rapproche les deux
titres est aussi une réflexion sur le mensonge comme arme politique ainsi
qu’une méditation sur la force poétique de l’imaginaire, de ses faux-semblants
et de ses simulacres. •

Sebastian Santillan
JACQUES TOURNEUR 138

Sebastian Santillan
139 les territoires du thriller

L’enquête est close


Sebastian Santillan
JACQUES TOURNEUR 140

LA
RITOURNELLE
ET LE SECRET
***
PAR PATRICE ROLLET

***
L’ENQUÊTE EST CLOSE (1951)

« On ne sait pas pourquoi on aime


une chose dans un film. »
Jacques Tourneur

T
iré d’une histoire originale, qui n’est pas sans rappeler le « Thème
du traître et du héros » de Borges, écrite par le scénariste Philip
McDonald et intitulée White Heather (Bruyère blanche) comme
la balade écossaise éponyme qui court tout au long du film dont
ce fut initialement le titre, L’enquête est close (Circle of Danger
en V.O.) de Jacques Tourneur décrit, en évitant les facilités du moindre flash-
back explicatif, les investigations de Clay Douglas (Ray Milland), Américain
soudainement enrichi par la découverte d’un gisement de tungstène au large
de Tampa en Floride1, parti en Grande-Bretagne à la recherche de la vérité sur
la mort mystérieuse de son jeune frère Hank. Celui-ci, engagé dès 1940 dans
les forces britanniques, fut tué d’une balle alliée dans la tête la veille du débar-
quement, lors d’une opération commando à Sainte-Céleste en Bretagne.
En tentant d’interroger, les uns après les autres, les survivants du raid,
Clay ne va trouver, dans un curieux jeu de piste, que bouches closes et

1- Cet épisode tient lieu de prologue dans la version de L’enquête est close, longue de 86 minutes, distribuée
en Grande-Bretagne, à la différence de celle de 75 minutes, amputée de plusieurs autres séquences tout
aussi cruciales (la promenade au bord du loch, la communication de la liste des membres du commando, le
premier départ d’Écosse, la visite aux halles de Covent Garden, etc.), qui a pu circuler ailleurs.

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141 les territoires du thriller

manœuvres dilatoires de la part d’Idwal Llewellyn (Edward Rigby), le mineur


gallois qui le renvoie à Hamish McArran (Hugh Sinclair), l’officier écossais
du groupe, fiancé à Elspeth Graham (Patricia Roc), Anglaise qui, à l’inverse
de Hank, a travaillé à Washington de 1942 à 1945. Celui-ci lui indique l’adresse
de Sholto Lewis (Marius Goring), l’arrogant maître de ballet qui le reçoit en
pleine répétition et le laisse en plan. Puis c’est au tour de Bert Oakshott (Michael
Brennan), le fort des halles à Covent Garden qui garde un bon souvenir de
Hank, et de Jim Stoner (Philip Dale) l’éclusier trop occupé pour répondre à
ses questions mais qui lui révèle la présence d’une treizième personne à
Sainte-Céleste, le radio Reggie Sinclair (Naunton Wayne). Ce vendeur de
voitures chafouin le mettra, en échange de l’achat d’un luxueux mais désuet
cabriolet, sur la voie décisive qu’Oliver (Reginald Beckwith), l’assistant de
Sholto, fera, malgré lui, bifurquer une dernière fois.
Encerclé chronologiquement par deux films en costume au Technicolor
flamboyant, l’un, La Flèche et le Flambeau, de cape et d’épée, tout en voltiges
complices, l’autre, La Flibustière des Antilles, de pirates, tout en passions désac-
cordées, L’enquête est close, par l’impassibilité apparente de sa mise en scène,
par la modestie conjuguée d’un noir et blanc en demi-teintes et d’une lumière
dont l’ombre même ne semble rien celer, par son indifférence aux genres bien
définis du thriller ou du « whodunit » qui lui servent de prétexte, par l’allure déam-
bulatoire, enfin, de son enquête composée d’allers et retours souvent vains entre
Londres, le pays de Galles et l’Écosse, de rencontres et de conversations inabouties,
de tensions sous-jacentes et d’affrontements déjoués, ponctués de pauses senti-
mentales sans réel enjeu narratif, demeure, aujourd’hui encore, un film de Tourneur
sinon méconnu du moins minoré par son auteur comme par certains de ses
exégètes les plus pénétrants qui n’y voient parfois qu’une vague réminiscence de
Jeune et Innocent d’Alfred Hitchcock ou un simple avant-goût de Rendez-vous
avec la peur dont, hormis la dimension fantastique, il partagerait la figure de
l’enquêteur américain pris dans les rets arachnéens de ses terres ancestrales.

Film secret donc, un peu terne et gris à première vue, à l’image du tungstène
remonté du fond de l’eau, mais qui, fondu, prend l’aspect du platine poli dont
sont faits les filaments des lampes à incandescence, L’enquête est close sécrète
ainsi la métaphore qui éclaire le plus fidèlement le cheminement erratique, et
comme somnambule, de son héros avant son illumination finale : la résolution
inattendue de l’énigme de la mort de Hank.
Film secret encore, très éloigné des genres de prédilection de Tourneur,
le fantastique, le western ou l’aventure, L’enquête est close, s’il peut à juste
titre être considéré comme un « film noir en exil »2 , selon l’expression de Jacques
Lourcelles, dessine aussi, en filigrane de son œuvre, avec Jours de gloire et
Berlin Express une sorte de trilogie de la guerre dont il constituerait l’abou-
tissement paradoxal, une sorte de constellation qui prendrait en écharpe le

2- Jacques Lourcelles, Dictionnaire du cinéma, Robert Laffont, Paris, 1992, p. 482.

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JACQUES TOURNEUR 142

récent conflit mondial d’Est en Ouest avec Berlin au milieu, depuis la lutte à
mort d’un groupe de partisans soviétiques contre l’occupant nazi jusqu’à
l’impossible cicatrisation d’une exécution au sein même d’une poignée
d’Alliés, en passant par la découverte des plaies toujours vives et ouvertes de
la capitale en ruines du IIIe Reich lors de la visite d’une délégation internatio-
nale dans l’immédiat après-guerre.
Les trois films tournent autour d’un secret, d’un message crypté en souf-
france, qui ne parvient que difficilement à destination, qu’il soit oral, dans
Jours de gloire, quand Nina, après avoir comme rêvé la mort de Yelena, abattue
au bord d’un lac dans un plan d’une beauté et d’une cruauté presque mizogu-
chiennes, se réveille en sursaut pour prendre la relève et porter à son tour
cette parole gelée à travers les lignes ennemies, qu’il soit écrit, dans Berlin
Express, recueilli par des enfants sur la patte d’un pigeon voyageur abattu là
encore, mais en plein Paris, pour finir au fond d’une boîte d’allumettes où sont
précisés l’heure, le lieu et le numéro du train qui emmène en catimini le Dr
Bernhardt à Berlin, ou qu’il soit musical, dans L’enquête est close, sous l’aspect
du sifflotement récurrent de “White Heather”, la ballade qui va contribuer à
lever le mystère de la mort de Hank.

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143 les territoires du thriller

Voilà sans doute l’une des raisons pour lesquelles Tourneur, en hommage peut-
être aussi à l’intitulé identique d’un film muet de son père3, sans aucun rapport,
aurait préféré le titre de cette chanson à celui imposé en dernier lieu par la
production. La ritournelle est, ici, le secret, du moins ce qui y conduit le plus
sûrement, à l’insu parfois des protagonistes qui la serinent, tant elle se propage
machinalement jusqu’à la révélation finale. À l’opposé du disque de Wagner
qui s’interrompt sur une remarque assassine de la mère de Hamish, elle roule
librement de bouche en bouche, de personnage en personnage, d’un bout à
l’autre du pays. Comme, en mineur, la ronde des couplets chantonnés tour à
tour par les partisans de Jours de gloire avant qu’ils ne fassent le noir au sein
de leur abri de fortune et, qu’en un temps suspendu purement tourneurien, la
lumière naturelle ne vienne plus éclairer que leurs visages, saisis entre quiétude
extérieure et inquiétude intérieure, la ritournelle de L’enquête est close, en
majeur, circule subrepticement autour de Clay, en sourdine d’abord, en fanfare
ensuite, au point qu’il se met à la fredonner sans même s’en rendre compte.
À l’instar d’un jeu de furet musical qui commence dès le générique, où
son sifflotement sur fond de bruyères donne son « la » au film tout entier, elle
s’y ménage une entrée proprement fictionnelle via les quelques notes égrenées
au piano qui accompagnent les répétitions du ballet de Sholto et d’Oliver dans
leur maison de Riverview Terrace à Hammersmith ; Clay la sifflote ensuite
lors de ses retrouvailles, à Londres, avec Elspeth, oubliant déjà comment elle
lui est venue à l’esprit (« Je n’en connais pas le titre, mais elle me trotte dans
la tête. ») ; il récidive durant leur rendez-vous suivant ; après l’achat de sa voiture
à Richmond Park, Sinclair la sifflote également avant d’indiquer à Clay que
Hank a été abattu à l’aide d’un silencieux, puis, questionné sur l’identité de
son assassin, se contente de répondre par le même sifflotement ; elle rejaillit,
orchestrée et dansée cette fois, lors de la première au Regent Theatre à Bir-
mingham de The Young Pretender, la comédie musicale de Sholto, avant que,
pendant le cocktail qui la couronne, une bévue d’Oliver n’en révèle à Clay
l’origine, “White Heather”, la vieille chanson (« Chez soi dans la belle Écosse /
Bruyère blanche dans les cheveux... ») fredonnée à chaque instant difficile par
l’officier responsable de l’escouade à laquelle appartenait son compagnon de
travail ; et, retour à l’envoyeur, elle achève son circuit dans la bouche de Hamish,
son émetteur initial, qui la sifflote, vers la fin du film, lors de son ultime affron-
tement avec Clay dans les Highlands.
Plus que le contenu qu’elle dévoile, la ritournelle devient alors la forme
même de la divulgation progressive du secret, à la fois collective et territoriale.
Collective, on vient de le voir, dans sa façon de souder un groupe lié par un
crime sinon commis en commun du moins assumé par la communauté à
jamais solidaire du commando, même si le secret reste inégalement partagé
par ses divers membres. « Quelles que soient les finalités ou les résultats, le

3- Voir Chris Fujiwara, Jacques Tourneur. The Cinema of Nightfall, McFarland & Company, Jefferson, North
Carolina, 1998, p. 183.

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JACQUES TOURNEUR 144

secret a une manière de se répandre, qui est prise à son tour dans le secret.
Le secret comme sécrétion »4, écrivent Gilles Deleuze et Félix Guattari. Comme
l’araignée sécrète les fils de sa toile. Territoriale aussi, car la ritournelle
« emporte toujours de la terre avec soi, elle a pour concomitant une terre, même
spirituelle, elle est en rapport essentiel avec un Natal, un Natif. »5 Et ce dédou-
blement dans L’enquête est close où l’Écosse s’avère non seulement la patrie
naturelle de Hamish McArran, mais encore celle, oubliée sinon refoulée, de
l’Américain Clay Douglas qui appartient peut-être à la lignée maudite des
« Black Douglas », comme se plaît à le lui rappeler avec humour Angus (Archie
Duncan), le conducteur de la carriole qui le mène au domicile du premier,
celle-là même lui précisera plus tard, sur le ton de la plaisanterie, Elspeth, qui
s’intéresse à l’histoire mouvementée de l’Angleterre au XVIe siècle, de James
Douglas, de William Douglas et de Nigel Douglas, l’amant de la reine Marie
Stuart, dont « l’ombre funeste » précipita la chute, et la conduisit au billot. D’où
« cette insidieuse dialectique de l’étrangeté et de l’appartenance sur laquelle
se fonde l’essentiel de l’œuvre de Tourneur » 6 qu’a bien repérée Lourcelles,
d’où, ajouterons-nous, cette Unheimlichkeit, ce sentiment très particulier
d’inquiétante familiarité plus que d’étrangeté, qui envahit peu à peu Clay
durant le périple qui, par-delà son enquête privée, débouche sur une troublante
anamnèse publique.

La ritournelle, ce motif musical qui ne cesse de revenir hanter L’enquête est


close, incarne évidemment à merveille l’une des figures les plus prégnantes
de ce cercle qu’affichent, littéralement, le titre anglais du film et, métaphori-
quement, celui de sa version française. Circularité du danger et clôture de
l’enquête sont effectivement deux des images possibles, pessimiste ou optimiste,
du bouclage de son récit. Mais s’il est vrai, qu’en deçà ou qu’au-delà de l’histoire
qu’il raconte, tout film qui se respecte décrit par ailleurs l’aventure d’une forme
où peut se cristalliser l’une des puissances du cinéma, alors L’enquête est close
témoigne à l’envi des métamorphoses du cercle, à la différence, par exemple,
de celles de la ligne d’autres films de Tourneur, de la ligne de front de Jours
de gloire à la ligne de fuite de Berlin Express. Ici, le cercle de l’enquête sur le
crime d’un autre se referme sur le sentiment de culpabilité de l’enquêteur lui-
même. Le voyage à l’étranger de Clay Douglas n’est qu’un retour au pays natal
de son nom et à l’inquiétante familiarité de sa lignée. En Grande-Bretagne, il
tourne en rond tout en ayant emprunté tous les moyens de transport imagi-
nables (bateau, avion, taxi, train, carriole à cheval, cabriolet). Il se fait, comme
on dit, « balader » par les divers témoins qu’il sollicite et la balade géographique
redouble alors la ballade musicale.

4- Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille Plateaux, Minuit, Paris, 1980, p. 351.
5- Ibid., p. 384.
6- Jacques Lourcelles, op. cit., p. 482.

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145 les territoires du thriller

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JACQUES TOURNEUR 146

On a pu reprocher au film de sacrifier l’action « au profit des “vignettes” chères


à Tourneur » et de « ciseler des croquis plus insolites qu’angoissants. »7 Il n’en
est rien, malgré la justesse de cette description, c’est au contraire l’horizon
même de son cinéma comme il le revendique dans le synopsis de “Whispering
in Distant Chambers”, le projet qui lui tenait le plus à cœur et qu’il n’a malheu-
reusement jamais pu réaliser : « Il apparaîtra sans doute comme une suite
d’épisodes disjoints. Chacun d’eux sera amélioré au fur et à mesure de l’évo-
lution du scénario. En tout cas, rien ne doit brider la façon dont peu-vent être
menées à leur terme des idées à l’origine désordonnées. »8
Les balades de Clay, ses déambulations de-ci de-là, ses circonvolutions
entre ville et campagne, vont dans ce sens, tout en suivant le fil rouge d’une
enquête qui, malgré les intermittences de ses apartés sentimentaux de surface,
demeure obsessionnelle en profondeur. L’auto-analyse à laquelle il se livre
parallèlement à son avancée, progresse, elle aussi, à tâtons, de trébuchements
en malentendus. Jacques Lacan a su rappeler que « depuis le XVe siècle, le
slang a trouvé cette merveille de remplacer à l’occasion I understand you
perfectly par I understumble you perfectly [...]. Cet understumble intraduisible
en français incorpore à l’understand qui veut dire je comprends le stumble qui
veut justement dire le trébuchement. Comprendre c’est toujours s’avancer
cahin-caha dans le malentendu. »9 Ce mot-valise pourrait servir de bagage
linguistique à Clay quand la géographie de l’enquête rejoint son histoire per-
sonnelle et que la stratification énigmatique de leur sens s’avère autant généa-
logique que géologique. Trois temporalités conflictuelles s’y superposent : celle
du présent immédiat, à fleur de terre, de l’investigation et de l’énamoration de
Clay ; celle du passé proche mais souterrain de la guerre et de la mort de Hank ;
et celle, plus lointaine et plus enfouie encore dans la mémoire collective de
l’Écosse, de Nigel Douglas et de Marie Stuart.

Elles induisent, au sein de l’intrigue, digressions et pérégrinations, voire des


écarts temporels ou spatiaux plus raffinés qu’il n’y paraît, tantôt légers et
tantôt graves, que l’on pourrait résumer d’un « trop tôt, trop tard » pour les uns
et d’un « trop loin, trop proche » pour les autres.
C’est le cas, sur le versant du temps, d’une désynchronisation impondérable
des actions, des premiers renseignements, fournis in extremis à Clay par le
fonctionnaire peu diligent du ministère de la Guerre, aux rencontres en porte-
à-faux avec la plupart des survivants du raid : la confusion initiale d’Idwal et
de son père ; le retour plus tôt que prévu de Hamish chez lui ; l’attente imposée
par Sholto ; les atermoiements intéressés de Reggie. Ce sont surtout les rendez-
vous manqués de Clay avec Elspeth, au sens de ces « actes manqués toujours
réussis au regard de l’inconscient » dont parle Lacan. Obnubilé par ses

7- Michael Henry Wilson, Jacques Tourneur ou la magie de la suggestion, Centre Pompidou, Paris, 2003, p. 72.
8- Jacques Manlay (dir.), Écrits de Jacques Tourneur, Rouge Profond, 2003, p. 51.
9- Jacques Lacan, Le Séminaire. Livre X. L’Angoisse, Seuil, Paris, 2004, p. 95.

Sebastian Santillan
147 les territoires du thriller

recherches, il est systématiquement en retard dans ses rendez-vous avec elle


jusqu’à prendre le risque, peut-être secrètement désiré, d’une rupture préma-
turée de leur amour naissant : censé réserver une table au restaurant Maurice
(allusion amusée de Jacques à son père ?) pour dîner ensemble le lendemain
de leurs retrouvailles dans la capitale anglaise, il arrive trop tard et en ayant
oublié de s’en acquitter ; il remet ça le surlendemain en la priant de venir le
chercher au Geronimo alors qu’il discute encore affaires avec Reggie ; il annule
une balade avec elle pour aller acheter sa voiture et manque, pareillement
mais une fois de trop, le rendez-vous de la dernière chance qu’ils se sont fixé
en fin d’après-midi. Quand il retombera plus tard sur elle en Écosse, elle sera
à nouveau fiancée avec Hamish qui, en parfait gentleman, aura feint d’ignorer
leur intermède romantique.
C’est également le cas, sur le versant de l’espace, de toute une dramaturgie
de la distance entre les protagonistes du film, de toute une proxémique de
l’appréhension ou du désir, qui passe moins par la parole — encore que les
conversations s’y déroulent souvent à fleurets mouchetés dans le registre de
la séduction comme dans celui de l’affrontement –, que par une magnétisation,
discrète mais insistante, de l’intervalle qui les sépare ou qui les relie. Il se
traduit, étrangement, à la fois par une géométrisation presque abstraite de
leur situation dans l’espace du plan et par une distribution très concrète et
changeante de leurs corps dans celui de la fiction. Cela est essentiellement
dû à l’élégance de la mise en scène tourneurienne qui se refuse constamment
au découpage en champs-contrechamps et en gros plans, à quelques excep-
tions près, d’autant plus intenses qu’elles sont rares, principalement entre Clay
et Hamish durant les deux entretiens qu’ils s’accordent, dans le bureau de
celui-ci, lors de leur première et de leur dernière confrontation.
Le principe de cette mise en scène, qui s’efforce, le plus fréquemment
possible, d’inclure les duos, formés en général par ses personnages, dans le
cadre même de ses plans en variant simplement les axes de prise de vues,
conduit aussi, dans les limites plus enjouées du flirt entre Clay et Elspeth, à
une érotisation latente de l’espace qui les réunit. Il n’est que d’observer la
manière dont, tout au long de l’intrigue amoureuse, leurs corps se rapprochent
ou s’éloignent comme malgré eux en une chorégraphie savante dont la finesse
contraste avec celle, caricaturale, de Sholto, ce double inversé et de prime
abord maléfique de Tourneur dans sa propre fiction. Clay et Elspeth se frôlent
sans cesse — en essayant, malgré tout, de garder leurs distances ou de s’effacer
afin de laisser poliment circuler l’autre –, dans l’espace resserré d’une biblio-
thèque, d’un petit salon, d’un couloir ou d’une entrée, pour ne s’embrasser en
dernier lieu que dans la pénombre et l’encadrement d’une porte, filmés de loin
par un cinéaste qui, par pudeur, préfère fermer les yeux sur leur idylle.
Quant à la violence que semble, en fin de compte, appeler chez Clay le
désir, longtemps contenu, de venger la mort de Hank, si elle sourd continûment
des différentes confrontations avec les survivants du commando, elle ne vire
jamais non plus à l’affrontement physique ni ne débouche, même dans les

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JACQUES TOURNEUR 148

moments les plus dramatiques, sur


une lutte ou sur des coups. Il y va,
chez Tourneur, on l’a beaucoup dit,
d’une certaine éthique de la sugges-
tion et, on l’a moins dit, d’une des
« plus de cent façons de “tourner”
la violence. Au double sens de filmer
et de contourner »10 , comme l’a plus
subtilement écrit Serge Daney de
Berlin Express.

Tourneur, dans la plus belle et la plus


célèbre scène de L’enquête est close,
donne à voir, sans pour autant en
escamoter la menace imminente, la
déflation même de cette violence au
moment précis où elle aurait dû
atteindre son point d’orgue.
Évoquons-la. C’est, avant le happy
end sentimental un tantinet forcé qui
lui succède, le vrai finale du film. Clay
retourne en Écosse, prend rapidement
congé d’Elspeth qui en a fini avec lui,
ce qu’il admet aussi, et va rejoindre
Hamish dans son bureau. Il lui déclare
qu’il sait qui a tué Hank, et, à mots
couverts, qu’il n’y a plus qu’une issue
envisageable, fatale pour l’un d’eux,
le duel. Leur dialogue est interrompu
par la mère de Hamish, à qui Clay
précise que son fils lui a proposé une
partie de chasse. Tous deux vont choi-
sir leurs fusils dans la vitrine qui les
abrite. Tourneur alors, à travers l’en-
trebâillement des portes vitrées, les
filme du point de vue même des
armes, en un contrechamp a priori
impossible, où ils viennent s’encadrer
successivement pour s’emparer des
instruments de leur mort annoncée.

10- Serge Daney, La Maison cinéma et le monde.


2. Les Années Libé 1981-1985, P.O.L, Paris, 2002,
p. 314.

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149 les territoires du thriller

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JACQUES TOURNEUR 150

Malgré les pépiements de la mère qui téléphone hors-champ, et leur impassi-


bilité de surface, la tension entre eux est à son comble. Il ne s’agit pas ici de
peur, comme on l’a trop souvent ânonné à propos du cinéaste, mais d’un
pressentiment plus indistinct, aux confins de l’angoisse. « C’est encadré que
se situe le champ de l’angoisse »11, nous dit Lacan. Et c’est encore encadrés
par la porte-fenêtre de la maison que la mère verra s’éloigner Clay et Hamish
sur le chemin qui doit les mener à l’affrontement. Nulle psychologie de façade
non plus chez Tourneur, mais un art de mettre en scène le pressentiment au
sens où il « n’est pas simplement à entendre comme le pressentiment de quelque
chose, mais aussi comme le pré-sentiment, ce qui est avant la naissance d’un
sentiment. »12 Ce sont ces limbes énigmatiques du sentiment, leur matité irré-
ductible plus que leur mutité apparente, qu’explore le cinéaste dans L’enquête
est close. Le danger dont il est question n’est nullement extérieur. Clay, jusqu’à
présent, s’est heurté à un mur de silence mais n’a été l’objet d’aucune menace
palpable de la part des anciens militaires auxquels il s’est adressé. Ce danger,
durant son enquête, s’est avéré intérieur, ainsi que le cercle où il s’est enfermé,
enferré qu’il est, depuis longtemps, dans le pressentiment de sa culpabilité
individuelle à l’égard d’un frère qu’il a aimé mais n’a pas su élever après la
disparition accidentelle de leurs parents, au point d’avoir inconsciemment
contribué à en faire, malheureusement au sens propre comme au figuré, une
tête brûlée. Non que Clay, sous-entend le film, ne s’en soit pas assez occupé
mais qu’au contraire il en soit resté trop proche. « Il y a toujours un certain vide
à préserver [...]. C’est de son comblement total que surgit la perturbation où se
manifeste l’angoisse. »13 Elle n’est pas sans objet pour Lacan, à la différence de
Freud qui voit là ce qui la distingue de la peur qui, elle, en a un, bien attestable,
qui peut conduire le sujet paniqué à fuir. Que « le manque vienne à manquer »
est son lieu et sa formule, son lieu car l’angoisse touche au réel, et sa formule
car elle est ce qui ne trompe pas.
Le lieu choisi par Hamish et Clay pour régler leurs comptes est une lande
déserte à perte de vue, couverte de bruyères, où va insensiblement se lever le
vent. Ils sont assis, l’un sur un petit rocher l’autre à même le sol. Le premier,
comme pour confirmer les dires d’Oliver, sifflote irrévocablement “White
Heather” tandis qu’ils arment leurs fusils en échangeant quelques mots iro-
niquement aiguisés (« Quels sont vos plans ?, demande Hamish à Clay, un
gentil meurtre ou un duel intime ? »), avant que Sholto ne les rejoigne et ne
bouche, avant de s’asseoir entre eux, la magnifique perspective qui découvrait
l’ensemble du paysage. Aucune musique, bien sûr, jusqu’à la fin de la séquence,
juste le bruit du vent qui dévale sans discontinuer sur la lande.
S’ensuit une série, unique par son extrême intensité, de très gros plans de
leurs trois visages dont la tension dramatique — à peine désamorcée par les

11- Jacques Lacan, op. cit., p. 90.


12- Ibid., p. 92.
13- Ibid., p. 80.

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151 les territoires du thriller

boutades grinçantes de Sholto, qui a proposé en vain son aide à Hamish (« Mon
problème, c’est de ne pas savoir quand je suis de trop. ») –, marque l’apogée, le
climax, de leur affrontement sans qu’aucune expression particulière ne vienne
affecter la neutralité absolue de leurs traits. L’espace entier du paysage, qui a
alors supplanté celui de leurs visages, se dégage à nouveau quand Sholto, qui
s’est emparé du fusil de Clay, l’invite à l’accompagner sur la lande. Un court
instant, que dilatent deux plans de coupe, il s’inscrit au mitan de la ligne de
mire des deux fusils qui paraissent le menacer. De l’éventualité d’un duel à
armes égales on en est arrivé à celle d’une chasse à trois où le chasseur, désarmé,
serait devenu la proie, pour aboutir à celle d’un duel à armes inégales cette
fois, quand Clay se retrouve seul avec Sholto. Le tout sans sommation d’aucune
sorte, sans masquer non plus l’antipathie naturelle de Sholto à l’égard de Clay,
mais avec cette courtoisie un peu distante qu’on attribue en général aux
Britanniques.
Cette immensité vide et lumineuse de la lande et du ciel, que n’envahit
aucune ombre, est l’endroit paradoxalement élu par Tourneur, ce cinéaste trop
exclusivement associé à la tombée de la nuit, pour révéler la vérité pressentie
par Clay sans en connaître les tenants et les aboutissants : Hank a été exécuté
par Hamish quand, par gloriole personnelle, il a mis en péril « douze hommes
meilleurs que lui » en voulant ramener, comme trophée de guerre, un officier
allemand. Et si Hamish ne se défend pas lui-même, c’est qu’il a préféré se
« crucifier » en silence plutôt que de rompre sa promesse auprès d’une com-
mission militaire qui, sur la base de son propre rapport transmis à Eisenhower,
l’a félicité pour son action et lui a recommandé de se conduire, quoiqu’il lui en
coûte, comme si tout cela n’était jamais arrivé. Pour ajouter à notre émoi,
l’échange entre Clay et Sholto est, ainsi que son affrontement précédent avec
Hamish, filmé en champs-contrechamps implacables et en une légère contre-
plongée qui les détache sur le blanc du ciel. Il se conclut, au point culminant
de l’aveu, par ce panoramique saisissant où le visage, de profil, de Sholto vient
s’insérer dans le cadre exact de celui, de trois-quarts face, de Clay, sans que
leurs regards ne puissent ou ne veuillent se croiser. La certitude le dispute ici
à la sidération. S’il est vrai, selon Lacan, qu’« agir c’est arracher à l’angoisse sa
certitude »14, alors Clay n’a pas tourné en rond pour rien, il peut recommencer
à vivre. Il ne lui reste plus qu’à aller faire amende honorable auprès de Hamish
et lui avouer à son tour qu’en de telles circonstances il aurait agi de même. En
s’éloignant au milieu des brumes et des bruyères couchées par le vent, après
avoir renoncé à toute espèce de vengeance, il s’ouvre au grand Dehors de son
pays d’origine et échappe ainsi au cercle de ses dangers intérieurs. De ce cercle,
il a enfin pris la tangente. •

14- Ibid., p. 93.

Sebastian Santillan
LE MALAIMÉ
***
LA VIE FACILE (1949)

Sebastian Santillan
À BOUT DE SOUFFLE
PAOLA RAIMAN

Sebastian Santillan
ACQUES TOURNEUR 154

Sebastian Santillan
155 le malaimé

À BOUT DE
SOUFFLE
***
PAR PAOLA RAIMAN

***
LA VIE FACILE (1949)

L
a Vie facile est un Tourneur mineur, tout le monde semble à peu
près d’accord pour le dire. Réalisé en 1949, entre Berlin Express
et Stars in My Crown, c’est le dernier film du cinéaste à la RKO.
Son premier et dernier film sur le sport. Mais ce n’est pas uni-
quement le thème du film qui dénote dans la filmographie de
Tourneur, tant le mélodrame social est rare dans l’œuvre du cinéaste.
Si Tourneur a refusé un nombre très limité de commandes au cours de sa
carrière, c’est probablement qu’il faisait partie de ces cinéastes qui aiment à
maintenir un rythme soutenu de tournages. Comme le disait Pedro Costa dans
une conversation avec Chris Fujiwara, « Jacques Tourneur semble juste le type
qui conduisait sa voiture pour aller au studio et en revenir »1. La Vie facile compte
donc parmi ces scénarios qu’il accepte sans entrain mais — qui sait — peut-être
par défi : celui de réussir à faire un film sur le monde du football américain, lui
qui n’a jamais assisté à un match de sa vie, comme il le confiera plus tard dans
plusieurs entretiens2 . Il n’y a d’ailleurs qu’à voir le geste approximatif de lancer
de ballon de Victor Mature pour s’en persuader.
Adapté d’une nouvelle d’Irving Shaw, Education of the Heart, le scénario
de La Vie facile raconte le revers de fortune soudain d’une star du football
américain, le quarterback Pete Wilson, interprété par un Victor Mature un
peu groggy. Atteint d’une fièvre rhumatismale au cœur — la fièvre est bien le
syndrome de prédilection des films de Tourneur — la force physique de Pete
Wilson décline brutalement, au point qu’il doit renoncer à jouer le match de
qualification. Le décrochage du corps du héros est en grande partie le centre
de gravité du film, c’est dire comme on est loin de toute mystique athlétique
du corps américain à la Wellman par exemple, lequel avait réalisé en 1933

1- Conversation qui eut lieu à Tokyo en mai 2011, retranscrite dans Trafic n° 86, été 2013.
2- Notamment celui paru dans The Celluloid Muse: Hollywood Directors Speak de Joel Greenberg et
Charles Higham, Angus & Robertson, Londres, 1969.

Sebastian Santillan
JACQUES TOURNEUR 156

une comédie toute en muscles et testostérone sur une équipe de football inti-
tulée College Coach. La Vie facile, c’est autre chose. Les séquences dans les
vestiaires, par exemple, ne sont jamais pour Tourneur l’occasion de montrer
des corps de sportifs en sueur ou de figurer une atmosphère de camaraderie
virile entre les joueurs. Les vestiaires sont ici bien plutôt un espace de relâ-
chement si ce n’est même de débandade, avec pour centre la table de massage
et le corps blessé au genou de Benny, l’unique joueur afro-américain de l’équipe.
C’est d’ailleurs Benny qui souffle au coach cette plaisanterie désabusée :
« dommage que je ne sois pas une voiture, il suffirait de changer la roue », et
il n’a pas tort car les corps des joueurs sont ici assez proches de machines qui
s’usent trop vite ou se dérèglent tout à coup, et qu’on n’hésite pas à dégager
quand elles ont fait leur temps. Fatalisme du corps qui accompagne un certain
réalisme économique du football : l’équipe des Chiefs, c’est d’abord une petite
entreprise près de ses sous (on s’y fait sermonner pour 3$ de dépenses diverses)
qui peine à faire du profit, les joueurs ont leurs tickets resto comme n’importe
quel employé de bureau, ils épargnent (ou regrettent amèrement de ne
pas l’avoir fait) et viennent en métro, la vedette Pete Wilson/Victor Mature
y compris.

De même qu’il n’y avait aucun remède à la maladie de Jessica dans Vaudou, le
pronostic du médecin de La Vie facile est sans appel, il n’existe pas de traite-
ment pour le cœur faible de Pete Wilson, si ce n’est de vivre moins fort, c’est-
à-dire arrêter le football. Là encore, pensons à un autre film comme Derrière
le miroir (Bigger Than Life, 1956) de Nicholas Ray qui repose entièrement sur
la résistance du corps face à la maladie jusqu’au délire pour mesurer à quel
point La Vie facile donne peu de chance au corps du héros — ce qui donne sens
au jeu très hiératique de Mature qui a servi à certains d’argument pour dis-
créditer le film — car son sujet est ailleurs ou plutôt à l’opposé : ici, ni mystique
du corps façon Wellman, ni possibilité de résistance à la Ray ; le sujet du film,
et de bien d’autres films de Tourneur, est la résignation. À cet égard, dans un
beau texte3 sur Stars in My Crown, Jean-Claude Biette soulignait la différence
entre Dreyer et Tourneur en mettant au jour leur extrémisme commun, le
premier dans la rébellion, le second dans l’acceptation. C’est pourquoi il serait
faux de reprocher à Victor Mature son interprétation désengagée, cette façon
qu’il a de se tenir à côté de son personnage, mais cette absence ne se comprend
que si l’on accepte à notre tour en tant que spectateur que Pete Wilson a déjà
renoncé, dès qu’il a appris sa maladie. Le voilà dès lors cerné par les ombres
sculptées du chef opérateur italien Nicholas Musuraca, à qui l’on doit la pho-
tographie de nombreux autres Tourneur et qui reproduit ici les stries angois-
santes qui assiégeaient déjà Irena dans La Féline. La mise en scène n’offre ici
pas d’issue, les mouvements de caméra sont raides et brefs comme ceux d’un
muscle ankylosé quand ils ne sont pas tout simplement inexistants, et le point

3- Jean-Claude Biette, Poétique des auteurs, Cahiers du cinéma, 1988.

Sebastian Santillan
157 le malaimé

de vue adopte souvent une légère plongée à la manière du regard surplombant


des caméras sur un match de football joué d’avance. C’est ainsi que Tourneur
impose discrètement la placidité de son point de vue.
La résignation à laquelle doit se soumettre Pete Wilson est d’autant plus
terrible que le monde qui l’entoure est peuplé d’opportunistes et méprise les
losers, sa femme Liza (Lizabeth Scott) en premier lieu. Il faut voir la dureté
du regard de Liza lorsqu’elle dit au revoir à Holly, le joueur congédié des Chiefs
parce que trop vieux. Même l’ami de Pete, Tim McCarr (Sonny Tufts), ne peut
résister longtemps à l’opportunité qui lui est offerte d’accepter le poste de
coach à Chicago, à l’origine destiné à Wilson. Le film ne juge pas plus ces
personnages que celui de Pete. Liza est certes une femme d’ambition (quel
outrage !) qui devient la maîtresse d’un homme riche et âgé — liaison qui n’est
pas difficile à comprendre quand bien même les scènes d’adultère furent
oblitérées par l’autocensure — mais son amour pour Pete finit par prendre le
dessus et ils se voient réunis à la fin. Pourtant la fin de La Vie facile est l’une
des plus amères et cyniques jamais filmées par Tourneur — une violente paire
de gifles et la perspective d’un avenir monotone dans une ville universitaire —
en ce qu’elle atteste d’une amertume sociale dont son cinéma n’est pas cou-
tumier. Les gifles que Liza reçoit de Pete pour leurs retrouvailles choquent
par la brutalité du geste, exutoire d’une frustration retenue tout au long du
film. C’est bien l’orgueil de Pete et l’ambition de Liza qui fabriquent ensemble
cet affect toxique alimenté par la pression des milieux dans lesquels ils évo-
luent, le sport et la mode. La fin de La Vie facile est comme le spasme qui
secoue une trajectoire assez rectiligne, non une tentative de faire sortir le film
de la pesanteur sociale qui l’accule mais au contraire de s’y enfoncer avec
l’énergie du désespoir. •

Sebastian Santillan
SÉRIE NOIRE
(1947-1957)
***
LA GRIFFE DU PASSÉ (1947)
NIGHTFALL (1957)

Sebastian Santillan
PROPOS DE JACQUES TOURNEUR

JOUR ET NUIT
HERVÉ GAUVILLE

Sebastian Santillan
160

LA GRIFFE
DU PASSÉ
(1947)
OUT OF THE PAST

De retour à RKO, on m’a confié ce


film dont je me rappelle surtout le
dialogue qui était très brillant, incisif
et très moderne pour l’époque. À ce
moment-là, je participais de très près
à l’écriture des scénarios. Je faisais de
gros changements, avec l’accord de
l’écrivain, bien entendu. Il ne faut pas
oublier que j’avais souvent quatre-
vingt-dix jours de tournage et que je
restais environ six mois à m’occuper
d’un film. À l’heure actuelle, les choses
ont bien changé. Je n’ai souvent que
quinze jours et je modifie très peu
le scénario. •

Sebastian Santillan
161 PROPOS DE JACQUES TOURNEUR

Sebastian Santillan
La Griffe du passé

JOUR ET NUIT
***
PAR HERVÉ GAUVILLE

***
LA GRIFFE DU PASSÉ (1947)
NIGHTFALL (1957)

L
ongtemps les amateurs de Jacques Tourneur ont considéré Night-
fall comme une œuvre remarquable et néanmoins seconde, pour
ne pas dire secondaire, en regard de Out of the Past placé par les
inconditionnels du cinéaste au firmament du film noir. Aujourd’hui,
la hiérarchie ne s’est pas inversée, c’est plutôt l’idée même de
classement qui est devenue caduque. En réalité, les deux films sont si proches
par leur style que leurs différences jaillissent avec un éclat incomparable.

Out of the Past se prête aux traductions. En version française, il devient tantôt
La Griffe du passé et tantôt Pendez-moi haut et court. Ce dernier titre cor-
respond à la version du Royaume-Uni, Build My Gallows High, éponyme du
roman de Geoffrey Homes, pseudonyme de Daniel Mainwaring, co-scénariste
du film. Out of the Past traverse ainsi les frontières géographiques, patrony-

Sebastian Santillan
163 Série noire

miques et linguistiques parce qu’il développe un genre — le film noir — jusqu’à


devenir un chef-d’œuvre universel.

En revanche, personne ne s’est jamais avisé de traduire Nightfall par « La Tom-
bée de la nuit » ou « À la nuit tombante » ou « La Tombée du jour » (qui signifie
la même chose) ou « Crépuscule ». Une version française a retenu le titre approxi-
matif de Poursuites dans la nuit. Quant au roman de David Goodis, il est plate-
ment intitulé La nuit tombe en traduction française. Mais, en réalité, ce film
parle une langue unique, celle d’un film noir très singulier, à la fois quintessence
du genre et objet à part, surgeon exceptionnel. Il décline certes la syntaxe et le
vocabulaire du film noir, à l’égal donc de Out of the Past, mais, tout en conser-
vant son canevas, il en tourne et retourne les codes sous toutes les coutures.

Si Out of the Past est la modernité du film noir portée au pinacle où elle atteint
une forme de classicisme, Nightfall en sera, neuf ans plus tard, le versant post-
moderne, c’est-à-dire une version non-dupe de la rhétorique du genre. Un exemple
éloquent est fourni par les dialogues. Daniel Mainwaring est certes un dialoguiste
hors pair, mais il mesure bien l’écart entre le discours du film et celui dont il
s’est inspiré : « Quant à Out of the Past, le livre et le film sont complètement
différents », reconnaît-il, et il est bien placé pour le faire puisqu’il est l’auteur des
deux œuvres, avant d’ajouter : « le film est nettement mieux, beaucoup moins
embrouillé. » S’il est tellement mieux, c’est bien parce que les répliques sont
ciselées au point de se transformer en citations. En voici un florilège : « Ta
mémoire est aussi longue que ton nez », « On dit que le jour de sa mort, on lit
son nom sur un nuage », « On n’a même plus le droit de se faire descendre par
une femme chez soi », « Ces femmes ne font pas de différence entre tricot et
tir », « Conduisez-moi où je puisse vous répondre », « Tu ne te prives de rien,
même pas d’un meurtre », « On ne pêche pas avec un 45 à la main ».

En ce qui concerne Nightfall, une seule réplique suffira. « Vous êtes un homme
très recherché », dit Marie Gardner à James Vanning avant de l’embrasser. Le
dialogue concocté par Stirling Silliphant, d’après le roman de Goodis, ne sert
pas à mettre en valeur l’interlocuteur et son esprit de répartie, mais à jouer
sur les mots. Recherché par la police, un agent d’assurances et deux bandits,
Vanning est en outre recherché par une femme. C’est un homme à la fois
traqué et désiré. Alors que les dialogues de Out of the Past sont destinés à
faire mouche, ceux de Nightfall sont à entendre au second degré. Ils s’adressent
à un public qui en sait déjà long sur le discours du film noir et qui apprécie
l’allusion ou le clin d’œil à des références connues.

Quant aux images, à leur fabrication, leur agencement et leur signification,


elles obéissent au même type de décalage. D’un film à l’autre, elles se ressemblent
à la manière dont un paysage ressemble à son reflet dans l’œil qui le découvre.
Out of the Past est un film en noir et blanc, Nightfall un film en blanc et noir.

Sebastian Santillan
JACQUES TOURNEUR 164

Le noir est premier dans Out of the Past en ce sens qu’il sculpte le plan afin
que l’illusion d’une image en trois dimensions demeure constante. La photo-
graphie de Nicholas Musuraca, qui opérait déjà sur La Féline, accentue les
contrastes et relève clairement — si l’on peut dire — d’une esthétique expres-
sionniste. À partir du noir traité dans la masse, agencé par volumes distincts
et complémentaires, l’image ouvre un effet de perspective directement issu
du dispositif de la camera oscura. Le blanc vient alors remplir le vide entre
deux parties obscures, non pour le boucher, mais pour faire circuler le regard
plus facilement et plus rapidement de l’avant-scène à l’arrière-fond et vice
versa. L’emploi du noir peut aller jusqu’à revêtir une valeur indicielle comme
il le fait dès la première séquence au cours de laquelle le messager qui arrive
de loin, dans l’espace et dans le temps, porte, à la manière d’un croque-mort,
un chapeau et un manteau noirs qui tranchent sur les tons clairs de la petite
ville estivale où il débarque. Plus tard, la grille du noir se déchiffrera sur la
plage du soir où se rencontrent Jeff Markham et Kathie Moffet. Des filets de
pêche suspendus y feront office d’écrans ajourés qui divisent et distribuent
l’espace en territoires successifs. Les protagonistes surgissent alors de l’obs-
curité pour rejoindre le clair-obscur lunaire d’un rendez-vous fugace avant
de replonger vers la nuit d’un destin forcément fatal.

Si le noir de Out of the Past est un destin, il est un refuge dans Nightfall. Il
enveloppe d’emblée le héros entré dans une maison de la presse jusqu’à ce
que les ampoules soudain allumées éclairent brutalement son désarroi. Sur
l’une des enseignes qui se mettent à clignoter dans un plan pré-générique se
lit notamment en lettres majuscules FIREFLY, une publicité pour un cocktail
sans alcool, mais d’abord le nom de la luciole, qui, comme le ver luisant, est
un éclat de lumière blanche en pleine nuit. Cet éclat annonce déjà la clarté
aveuglante de la neige, et aussi sa blancheur, où se dénouera l’action. Le blanc
redouté du début se résoudra en blanc rédempteur. Le film est une histoire de
lessive qui lave les personnages, du moins les survivants, des noirceurs de
l’intrigue. Tout se passe sur l’écran plat d’une surface lisse. La lumière de
Burnett Guffey n’est pas sculptée, mais dessinée, elle aplatit les contrastes.
Cet effet de surface (picture plane) correspond à une esthétique, non plus
expressionniste, mais minimaliste.

Entre œuvre au noir et écran blanc, il pourrait y avoir l’abîme d’une impossible
comparaison si l’on tentait de mesurer les deux films à l’aune d’un étalon
commun. Mais, pour peu qu’on imagine que le film noir donne naissance à
une réplique, et non à une simple répétition, on comprendra que Nightfall est
un film blanc comme le seraient des minstrels inversés, des figures noires
recouvertes de talc plutôt que des faces blanches passées au cirage. De Out
of the Past à Nightfall, il y a un passage du noir au blanc, un Dark Passage,
pour reprendre le titre du roman de Goodis qui, en 1947, inspira un autre film
noir, Les Passagers de la nuit de Delmer Daves avec Humphrey Bogart à la

Sebastian Santillan
165 Série noire

place d’Aldo Ray. À propos de places, il est bon de se rappeler que, parmi les
raisons qui privilégiaient Out of the Past au détriment de Nightfall, il y avait
l’avantage accordé, dans le premier, à l’interprétation de Robert Mitchum sur
ce même Aldo Ray. En termes de notoriété, les deux acteurs ne sont pas équi-
valents. Mais, en termes d’ajustement au scénario, c’est-à-dire de jeu d’acteur,
force est de constater que le choix par Tourneur de Ray pour interpréter
Vanning est si judicieux qu’il n’est pas certain que Mitchum, à sa place juste-
ment, eut fait mieux.

L’observation vaut aussi pour les deux actrices. Jane Greer (Kathie Moffett)
appartient à la famille des femmes fatales où elle côtoie Barbara Stanwyck,
Rita Hayworth, Ida Lupino ou Lauren Bacall. Elle en arbore les qualités arché-
typales, entre sensualité torride et séduction mortifère. Rien de tel avec Anne
Bancroft, tout aussi désirable, mais pourvue d’une complexion nuancée qui la
distingue tout de suite de la figure habituelle de la mante religieuse. Quand
elle s’assied à côté de James Vanning installé au bar, Marie Gardner s’annonce
comme une femme vénale, opinion bientôt renforcée, aux yeux de son com-
pagnon, par le quiproquo suivant qui lui fait confondre policiers et truands.
La mise en scène lui fait d’abord endosser le costume de femme fatale pour
mieux souligner ensuite tout ce qui l’en sépare. Dénuée de cynisme et inapte
à la trahison, son métier de mannequin, qui aurait pu la prédisposer aux sté-
réotypes de la vanité, lui permet de découdre la trame fatale revêtue en général
par le protagoniste féminin du film noir. Ainsi le couple qu’elle forme avec
Vanning n’est-il pas obligé de se précipiter vers une issue fatale.

Ce qui ressortissait au statut du destin dans Out of the Past, entraînant iné-
vitablement les héros vers une conclusion mortelle, peut à présent se jouer au
contraire sur un mode mineur (musicalement parlant) par ceux qui, amoureux
d’eux-mêmes et de la vie, préfèrent finir leur histoire sur une happy end. Out
of the Past est logiquement tragique tandis que Nightfall est raisonnablement
dramatique. Et pourtant, même si la contradiction n’est qu’apparente, c’est
dans le drame et non dans la tragédie que se déploient les événements les
plus horribles.

Le premier se déroule de nuit dans la pénombre d’un champ de derricks.


Vanning est aux mains des deux malfrats qui veulent le faire parler ou, plus
précisément, lui faire avouer ce qu’il ignore lui-même. Pour parvenir à leurs
fins, les bandits se servent du gigantesque marteau métallique qui oscille au-
dessus d’un puits de pétrole et placent une poutre à l’aplomb de sa trajectoire.
Le spectacle du bois brisé net est supposé inciter le captif à se montrer plus
coopératif. La séquence a lieu sur une sorte d’échafaud et elle est filmée comme
une exécution capitale.

Sebastian Santillan
Sebastian Santillan
La Griffe du passé
Sebastian Santillan
JACQUES TOURNEUR 168

Le second intervient à la fin du récit lorsque le héros lutte contre l’un de ses
poursuivants, le sadique Red, interprété par le très convaincant Rudy Bond.
Celui-ci finira broyé par un chasse-neige, conclusion qui n’est pas sans rappeler
la mort des partisans écrabouillés par un char dans Jours de gloire, à ceci
près que, dans Nightfall, l’effet de broyage est encore plus saisissant. Dans ces
deux exemples, la terreur est mécanique. Tourneur se sert à chaque fois d’une
machine pour accentuer le caractère inéluctable de l’événement.

Dans Out of the Past, en revanche, les menaces de mort sont toujours humaines,
en général sous la forme classique d’une balle dans la peau. C’est ce qui arrive
à Jack Fisher (Steve Brodie), l’associé de Jeff Markham (Robert Mitchum)
froidement neutralisé par la redoutable Kathie Moffett (Jane Greer), elle-même
auteur et victime de tirs croisés qui mettront un point final à ses aventures,
à celles de son compagnon d’infortune et au film lui-même. Auparavant,
quelques victimes collatérales auront enrichi le tableau de chasse. Le fidèle
Joe Stefanos (Paul Valentine) aura ainsi appris à ses dépens qu’effectivement
on ne pêche pas la truite avec un 45.

Il est vrai qu’il y a aussi un mort par balle dans Nightfall. Il s’agit du brave
docteur Edward Gurston (Frank Albertson) abattu dans le dos. Son assassinat
a néanmoins pour principal objectif de mettre en valeur la cruauté patholo-
gique de Red, de sorte que sa mort servira surtout de faire-valoir.

Le mode opératoire du meurtre ou de la menace de mort, en passant du coup


de pistolet à l’exécution mécanique, vise à instrumentaliser l’un des codes
majeurs du genre. L’usage manuel d’une arme est rationalisé par un fonction-
nement automatisé. Plus besoin de mettre la main à la pâte, il suffit d’enclencher
le système, de façon à ce que le réalisme du film noir à son apogée évolue vers
un automatisme de répétition.

Cette apparence d’impersonnalisation est cependant contredite par la mutation


psychologique des personnages. En 1947, les héros de films noirs ne sont pas
toujours, loin s’en faut, sans reproches, mais ils ne connaissent jamais la peur.
Markham affirme à Moffet qu’il ne redoute pas Whit Sterling qui, lui-même,
par la voix de Kirk Douglas, se fait fort de ne craindre personne. Dans le roman
Build my Gallows High, publié l’année précédente, à propos de Bailey qu’il
avait alors prénommé Red, l’auteur écrivait : « Il ne s'en tirerait pas sans y laisser
de plumes ; c'était certain. Pour la première fois de sa vie, il se sentit désemparé.
Il n'avait pas peur... car il n'y avait rien au monde qui pût lui faire peur. » (tra-
duction François Gromaire et Minnie Danzas).

Mais David Goodis n’est pas Geoffrey Homes. Déjà, dans Dark Passage, il
exposait sa théorie sur la dialectique du courage et de la peur par le truche-
ment de Walter Coley (Houseley Stevenson), le chirurgien qui donne à Vincent

Sebastian Santillan
169 Série noire

Parry, évadé de la prison de San Quentin, la tête de Humphrey Bogart. « Le


courage, ça n’existe pas. Il n’y a que la peur », explique le médecin marron,
« peur de souffrir, peur de mourir. C’est pourquoi les hommes vivent si vieux. »

Cette ligne de conduite, il l’appliquera l’année suivante à James Vanning, héros


de son livre avant de devenir celui du film de Tourneur. Poursuivi par les deux
malfrats qui veulent récupérer leur magot, il avoue être « juste mort de trouille »
lorsque ceux-ci s’apprêtent à le torturer. Sans fausse honte, il va réitérer ses
aveux à Marie Gardner : « J’ai peur. C’est atroce de vivre tout le temps le dos
au mur. Ça vous change un homme. Complètement. » Fini le temps de la virilité
héroïque, voici venu celui des hommes qui veulent vivre vieux, selon les pré-
ceptes de Doc Coley.

Mais le plus surprenant est dans l’inversion des signes. À l’époque des héros
désinvoltes, les détectives et les truands n’ont certes peur de rien ni de per-
sonne, mais ils manifestent une inquiétude et une fébrilité constantes qui
tranchent sur leur tranquillité d’esprit affichée. Par contre, à l’époque des
hommes traqués, les fugitifs revendiquent leur couardise avec une équanimité
telle que leurs interlocuteurs ont peine à les croire.

Les personnages de Out of the Past se prétendent courageux tout en ayant


l’air d’avoir peur tandis que ceux de Nightfall se reconnaissent lâches tout en
se comportant avec bravoure.

Parmi les remarques et aphorismes qu’à l’occasion le cinéaste aimait à consi-


gner, on trouve ceci : « Il est si craintif que, le soir, il enjambe les ombres »1. La
formule présente l’avantage d’associer, sur un mode humoristique, un état de
crainte ou de timidité au jeu de l’ombre et de la lumière, saisi à cette heure
entre chien et loup où les personnages dansent avec les fantômes. Ainsi n’est-
ce pas toujours le noir qui est signe de noirceur et le blanc de pureté. C’est
plutôt la conjugaison des deux, leur opposition ou leur alliance, qui fournit les
indications narratives.

Il en irait de même avec l’alternance du vide et du plein qui n’est finalement, à


l’écran, rien d’autre qu’une série de variations d’intensité lumineuse. Lors du
défilé de mode animé par Marie Gardner, les deux bandits sont d’abord assis au
milieu du public. Quelques plans suivants, voici les chaises qu’ils occupaient
vides à présent. Ils ne se sont pas retirés du spectacle parce qu’ils jugeaient les
modèles présentés de piètre qualité, mais parce qu’ils avaient mieux à faire. Et
nous comprenons, en même temps que le mannequin, que ce vide menace Van-
ning, pourtant absent, de neutralisation. Une sorte de vide à la puissance deux.

1- “He is so timid, at night, he steps over shadows”, in Jacques Manlay (dir.), Écrits de Jacques Tourneur,
Rouge Profond, 2003.

Sebastian Santillan
JACQUES TOURNEUR 170

Le procédé sera repris et amplifié à la fin du film lorsque la fenêtre de


la cabane va découper un vide trompeur. En effet, à la faveur d’un bref
travelling latéral, les deux bandits, jusque-là invisibles, viennent tout à
coup s’inscrire dans le champ comme si le cadre vide faisait soudain
surgir l’image par abiogenèse. Ce passage du vide au plein, de l’absence
à la présence, fonctionne à la manière d’un obturateur. On ne sait jamais
à quel moment aura lieu le déclic. C’est sur l’attente ou la crainte de telles
brutales épiphanies que repose le ressort du suspense dans les films
noirs de Tourneur. En ce sens, il se distingue du mode opératoire hitch-
cockien fondé sur une montée en puissance de l’élément anxiogène.

À ces binômes noir/blanc, vide/plein, absence/présence répond une


bipolarité dynamique entre passé et présent, ce qui explique la construc-
tion, pour les deux films, en flashbacks répétés qui permet d’éclairer
l’action actuelle par ses prémisses, mais surtout donne à l’instant présent
une épaisseur temporaire.

Dans ces allers et retours entre ce qui fut et ce qui est en train d’advenir,
il y a aussi une transmission d’histoires. Ainsi Jeff Markham devient-il
Jeff Bailey tandis que James Vanning et Art Rayburn échangent leur
identité. Si le héros masculin de Out of the Past peut s’abriter ou se
dévoiler à travers un double patronyme, il se trouve aussi écartelé
entre deux pulsions amoureuses incarnées, d’un côté, par l’amante
mortelle et, de l’autre, par l’impossible promise (Ann Miller, interprétée
par Virginia Huston). Évidemment, Thanatos l’emporte sur Eros, le
noir sur le blanc.

Dans Nightfall, ce ne sont pas les femmes qui se dédoublent en figures


adverses, mais les couples qui se répondent en écho. Ainsi le duo
Vanning-Gardner trouve-t-il son répondant chez les Fraser, Ben le
mari (James Gregory) et Laura l’épouse (Jocelyn Brando). La fin du
film promet aux premiers, enfin délivrés des tourments de leurs mésa-
ventures, un avenir matrimonial dont les seconds sont la vivante
réclame. Le blanc conjugal efface toute noirceur. Enfin, presque toute.
Car voici maintenant un sac sombre qui fait tache au milieu du champ
recouvert d’une neige immaculée.

— Fraser : Cette serviette pleine de fric semble petite, vue d’ici.


— Gardner : Toute seule dans la neige.
— Vanning : C’est vrai. Allons lui tenir compagnie.

Les mots attendus “THE END” n’ont plus qu’à venir se poser sur cet
objet du désir qui témoigne une dernière fois de l’obscur éclat venu du
film noir, échappé du passé, out of the past. •

Sebastian Santillan
Nightfall
Sebastian Santillan
CONTREBANDE
(1950-1959)
***
LA FLÈCHE ET LE FLAMBEAU (1950)
LA FLIBUSTIÈRE DES ANTILLES (1951)
LES RÉVOLTÉS DE LA CLAIRE-LOUISE (1953)
TOMBOUCTOU (1959)

Sebastian Santillan
PROPOS DE JACQUES TOURNEUR

WORLDWIDE WEB
PIERRE EUGÈNE

Sebastian Santillan
174

LES RÉVOLTÉS
DE LA CLAIRE-LOUISE
(1953)
APPOINTMENT IN HONDURAS
Je l’ai revu récemment à la télévision et j’ai trouvé que Glenn Ford était très
terne, qu’il n’y avait aucune couleur dans son jeu. Ce doit être de ma faute. Dans
le scénario, il y avait un contraste entre un personnage d’Américain très sobre,
très froid, qui n’avait qu’un but en tête et qui parvenait à l’atteindre, et quatre
ou cinq autres personnages, très pittoresques, très colorés. Revoyant le film
l’autre jour après tant d’années, j’ai eu l’impression que Glenn Ford se consa-
crait tellement à sa tâche qu’il était devenu très terne. J’ai exagéré ce côté-là.

Simon Mizrahi — Ce n’est pas un défaut. Un autre élément qui va dans le


même sens, c’est que dans vos films le son est toujours plus bas que dans
la moyenne des autres films...
Ça, c’est de ma faute aussi.

S.M. — Ce n’est pas un défaut non plus.


Si, parce que les gens n’entendent pas. Mais j’ai remarqué que, dans la plupart
des films, les acteurs ont tendance à crier. Le même dialogue dit moitié plus bas
est mieux retenu, a plus d’intensité. Un dialogue qui a de la valeur doit être dit de
manière courante, comme nous parlons tous les jours. Il faut obliger les acteurs à
ne pas déclamer et, quand ils parlent fort, ils ont tendance à déclamer.
En dehors de cela, le son lui-même est très important, et je n’aime pas mélan-
ger les sons. Je suis toujours de très près la synchronisation et le montage sonore
de mes films. Je prends parfois de grandes libertés. Si quelqu’un est en train
de parler, qu’il se lève et qu’il commence à marcher, je coupe tout le son et on
n’entend pas le bruit des pas. Si un malfaiteur entre dans une maison et doit
monter un escalier, je sais que, après mon départ, les techniciens vont conser-
ver tous les sons, l’escalier, la porte, les pas. C’est pourquoi je fais mon propre
doublage de son sur le plateau. Aussitôt que l’acteur a fini de parler ou d’ouvrir
la porte, je coupe le son et il y a un silence complet pendant qu’il monte et qu’il
traverse la pièce. Ainsi, je sais pertinemment que lorsque le film sera terminé
et que je ne serai plus là, les techniciens ne feront pas de bêtises au doublage.
Il m’arrive souvent de faire la chose suivante. Je laisse un acteur jouer d’abord la
scène comme il l’entend. Puis je lui dis : « C’est très bien. Refaites exactement la
même chose, mais parlez deux fois moins fort. Je vais m’asseoir et vous me parle-
rez — à moi. » Alors l’acteur rejoue la scène en s’adressant à moi — intimement.
Son jeu prend immédiatement une stature, une vérité qu’il n’avait pas auparavant.
On me reproche souvent que, de cette façon-là, mes scènes deviennent un peu
ternes, un peu grises. C’est peut-être juste, mais je trouve que cela leur ajoute

Sebastian Santillan
175 PROPOS DE JACQUES TOURNEUR

quand même un élément de vérité. Vous savez, la direction des acteurs est ce qu’il
y a de plus fascinant dans ce métier. Il faut analyser les gens. Je prévois d’abord
toujours au moins un ou deux jours de lecture de scénario avec tous les acteurs
avant le début du tournage. Si un acteur ou une actrice a du mal à prononcer une
phrase, je la change immédiatement sur place. Cela donne confiance à l’acteur.
Tous les acteurs, les grands comme les petits, sont des gens qui ont peur, tous
sans exception. Si vous saviez le nombre de vedettes très connues qui m’ont dit :
« Le premier jour de tournage, je vomis le matin, je ne peux rien avaler, je suis
malade. » Hommes ou femmes, c’est pareil, et il y en a qui sont dans le métier
depuis vingt ou trente ans. Donc, ils cherchent en vous une béquille, vous êtes
leur soutien ; il faut avoir l’air d’être de leur côté. Je ne me présente pas comme
un génie, parce que mon travail est plutôt celui d’un ouvrier, mais j’ai une théorie :
laisser d’abord les gens faire ce qu’ils veulent. Et je crois aussi beaucoup dans
ces premières journées durant lesquelles nous lisons un scénario. L’après-midi,
j’emmène tous les acteurs faire un petit tour dans ceux des décors qui sont déjà
construits. J’ai en effet parlé à beaucoup d’acteurs qui m’ont dit que lorsqu’ils
rentrent chez eux le soir, ils ont dix ou douze pages de dialogues à apprendre
pour le lendemain et, comme tous les gens consciencieux, ils se voient en train
de jouer ce qu’ils auront à jouer. Ils s’imaginent par exemple que la porte va être
derrière eux et qu’ils vont avoir trois pas à faire, puisqu’ils se retourneront sur
le seuil pour dire au revoir. Le lendemain, ils arrivent sur le plateau et la porte
est à vingt mètres en face d’eux, ou bien, au lieu d’être assis à une table, ils sont
debout devant un comptoir, etc. Rien que cela leur fait oublier tout ce qu’ils ont
appris. Connaître le décor leur donne déjà une certaine confiance.
J’ai aussi une grande compassion pour les petits acteurs. J’ai tendance à être dur
avec les vedettes, et j’ai tort, mais j’ai beaucoup de patience avec les petits acteurs,
parce qu’ils me font de la peine. Aux États-Unis, c’est très curieux, il y a seulement
deux catégories : ou bien les acteurs reçoivent beaucoup trop d’argent, ou bien ils
ne gagnent presque pas leur vie. Mais il n’y a pratiquement pas ce qui est si courant
en Europe : l’acteur qui vivote, qui se « débrouille » entre les films, le théâtre et le
doublage. D’autre part, ici, les grandes vedettes qui sont payées beaucoup trop, sans
rapport avec leur valeur réelle, ont tendance à devenir des enfants gâtés. Plus on leur
en donne, plus ils en veulent. De sorte que, maintenant, depuis cinq ans, nous en
sommes arrivés au stade où les grandes vedettes veulent faire elles-mêmes la mise en
scène et vous disent : « Non, je ne ferai pas ceci. Je préfère faire comme cela. ». On
ne peut pas tourner de bons films dans ces conditions-là. Il faut, pour obtenir un bon
résultat, que le metteur en scène ait vraiment le dernier mot. Moi, quand les acteurs
refusent d’accepter ma mise en scène, je me désintéresse complètement d’eux, je
les laisse faire ce qu’ils veulent. Mais s’ils me demandent mon aide, je fais vraiment
tout ce que je peux. Lorsque j’ai travaillé avec Gregory Peck sur Jours de gloire, il m’a
dit : « Jacques Tourneur, je ne vous connais pas, je ne connais rien au cinéma. Je suis
entre vos mains. Si vous me demandez de me tenir la tête en bas et sur les mains, je
le ferai — avec grand plaisir. Je ferai tout ce que vous voulez. » Je me serais mis en
pièces pour cet homme-là, et je crois qu’il a été très bien dans le film. •

Sebastian Santillan
La Flibustière des Antilles

WORLDWIDE
WEB
***
PAR PIERRE EUGÈNE

***
LA FLÈCHE ET LE FLAMBEAU (1950)
LA FLIBUSTIÈRE DES ANTILLES (1951)
LES RÉVOLTÉS DE LA CLAIRE-LOUISE (1953)
TOMBOUCTOU (1959)

L
a Flèche et le Flambeau, La Flibustière des Antilles, Les Révoltés
de la Claire-Louise et Tombouctou sont quatre films réduits à
l’os, où Tourneur ne peut dissimuler cette abstraction qu’il affec-
tionne. Exemplaire est ce crocodile des Révoltés..., émergeant du
montage impur et glaçant d’une poignée de stock-shots : dévoré
par des poissons-tigre, il regagne la berge ; mais une fois sorti de l’eau, ce n’est
plus qu’un squelette qui s’immobilise. Dans ce carré de films qu’on pourrait
appeler « les Quatre de l’aventure », la forêt, la mer, la jungle et le désert n’ont

Sebastian Santillan
177 Contrebande

pas vocation à l’imaginaire du voyage : ces espaces illimités en droit sont en


réalité clos sur eux-mêmes, et dessinent pour Tourneur la répétition monotone
d’un même motif sur lequel s’enlèvent quelques individus débrouillards, qui
ne vaincront que parce qu’ils possèdent l’art des cartes.

Tourneur (pas Français pour rien) est ce drôle de cartésien qui croit autant
aux cartes géographiques qu’aux cartes divinatoires, mais sans grande
confiance dans cet entre-deux que constitue le monde visible (ce que le spec-
tateur naïf appelle, lui, les « réalités »). D’où une relative cécité à tout ce qui,
dans les univers qu’il filme, ne relève pas de la procédure, de l’instruction ou
de la convention (ceci expliquant aussi son acceptation tranquille de l’idéologie
hollywoodienne). C’est de là que découle, paradoxalement, la modernité de
Tourneur : capter l’automate dans l’humain. Non pas en s’attaquant au versant
inconscient ou à l’innocence supposée des êtres (ça, c’est Bresson), mais en
dressant l’humain (comme on dresse le couvert) jusqu’à la rigidité inhumaine
des normes. L’admiration de Tourneur pour Zola1 se soutient d’une croyance
fondamentale dans le déterminisme — qu’il confond volontairement, en bon
cinéaste américain, avec la détermination. Car s’il ne restait qu’une loi, la
dernière, ce serait bien la loi des générations, cette reproduction à l’infini des
gènes des morts au cœur des vivants, et à leur insu ; avec ce corolaire inquiet :
et si l’animation des vivants n’avait que les morts pour cause ?

Comme chez Bresson, les films de Tourneur sont pleins de ces héros droits et
résolus, monadiques et solitaires, ne suivant que leur loi et pris cependant
dans les rets de trajets circulaires, de « drôles de chemins » qui les baladent
(L’enquête est close thématise exactement ce parti pris). Les découpages de
Tourneur sont, de même que chez Bresson, des manières de recalculer à chaque
plan les trajectoires de ses héros tout en désorientant les spectateurs. Skorecki
en parle bien : « Il refuse d’offrir au spectateur le moindre point d’appui par où
saisir ses films [...]. L’explication est simple : sa manière de raconter consiste à
donner de la vie une image raccourcie, obtenue en décomposant les éléments
les plus variés de l’existence puis en les recomposant de manière à accélérer
certains mouvements, à éviter les approches superflues. »2 

Accélérer, mais pas seulement : « Ne montrer que des mouvements inutiles, ou
avortés sitôt que commencés, simuler la rigueur quand tragique est le désordre,
semble participer d’une impuissance à saisir la vie, ou plutôt d’une volonté à
précipiter la mort. »3 Dans Les Révoltés..., les personnages suivent malgré eux
Corbett (Glenn Ford), seul à connaître leur véritable destination autant que
la voie pour y parvenir (le spectateur possède les informations dès la première

1- « Zola, toujours un géant au milieu des nains » in Jacques Manlay (dir.), Écrits de Jacques Tourneur, Paris,
Rouge Profond, 2003.
2- Louis Skorecki, « Trois Tourneur », Cahiers du cinéma, n° 155, mai 1964.
3- Id.

Sebastian Santillan
JACQUES TOURNEUR 178

séquence). Mais au contraire d’une avancée fluide de l’aventure, ce sont d’in-


nombrables stations, ralentissements, attentes et repentirs, que Tourneur filme ;
comme si les personnages piétinaient dans le mouchoir de poche d’un même
décor et comme si les êtres, les choses et les événements fondaient sur eux
perpétuellement à découvert. À l’image des exécutions de l’émir de Tombouc-
tou : on expose des victimes torses nus, attachées en X, et on y fait courir des
tarentules qui les tuent en trois minutes. Cette tendance de Tourneur à fixer
ses acteurs monocordes dans une relative stagnation, et de les saisir inverse-
ment via un cadre plutôt mobile et varié agit précisément comme une menace :
rester au même endroit, a fortiori dans un film d’aventure, c’est risquer de ne
plus en bouger du tout. Les cadavres en rang d’oignon de soldats français,
fichés à la lance dans le sable de Tombouctou, sont là pour témoigner de ce
qu’il en est d’être sédentaire (quant à la colonisation, elle est simplement
impensable4). Les personnages des Quatre sont ainsi, tout à la fois, monades
par caractère et nomades par nécessité.

Cette menace d’immobilité qui gangrène les films repose sur l’alliance objective
entre un décor trop étroit (où se perçoit clairement l’impossibilité physique de
la caméra et des acteurs de s’éloigner ne serait-ce que d’un mètre), des toiles
de fond presque vierges et une masse raréfiée de figurants (souvent plantée
dans l’ombre), qui donne à la paire de films la plus pauvre des Quatre, Les
Révoltés... et Tombouctou, le caractère des mauvais rêves engluant les gestes
de leurs protagonistes dans une immobilité de crampes. À l’inverse, dans La
Flèche..., ce star vehicle (pas richissime pour autant), le château et le village
sont des sortes de décors mobiles tournant autour de Burt Lancaster afin que
ce dernier puisse y caser ses acrobaties dans toutes les dimensions. La Flèche...
use beaucoup de décors, comme dans cette scène où s’utilise de toutes les
manières une longue perche en bois (jusqu’à ce qu’elle se brise), prétexte à
traverser le château de haut en bas et de long en large. Le décor s’y dévide à
la manière des longs rubans actualisés des jeux-vidéos, reformés d’un cran à
chaque avancée du personnage. Ici, c’est Lancaster qui, fixé au centre de l’atten-
tion, ordonne au film de s’enrouler autour de lui.

Le décor, le découpage et le star system (mais La Flèche... fait figure d’excep-


tion dans l’œuvre de Tourneur) vont prêter main forte aux lieux du récit, déjà

4- Sachant que, pour Tourneur, les vivants vivent sur un territoire où gîtent les morts, on peut en déduire
si un principe d’identité du territoire régit ses films. Les pirates de La Flibustière... intéressent bien plus
Tourneur que les marins sous pavillon anglais ou français. Le scénario de La Flèche... (le dernier écrit par
un Waldo Salt victime de la chasse aux sorcières, qui retravaillera en 1962) relate un soulèvement dans la
Lombardie du XIIe siècle colonisée par des nobles allemands. Concernant Tombouctou, Jacques Lourcelles
précise : « Bien qu’inédit en France, le film fut doublé en français et cette version française sortit dans
quelques pays francophones. Le cas est peu courant. Il s’explique par le contexte de la guerre d’Algérie.
Dans ce contexte, la fin du film, où le chef religieux déclare à son peuple qu’il faudra un jour réclamer avec
dignité l’indépendance, fut jugée inopportune » (Dictionnaire des films, Paris, Robert Laffont, Bouquins,
1992). D’ailleurs, à la fin du film, le drapeau français s’élève dans le fort, pendant que Conway et Nathalie
Dufort traversent le champ à cheval sans s’arrêter. Le plan suivant les voit s’éloigner dans le désert.

Sebastian Santillan
179 Contrebande

drastiquement étroits, forçant les personnages à piétiner, à l’exemple du bateau


des Révoltés... (qui évoque beaucoup le claustrophobique Vaisseau fantôme
de Robson — une production Lewton pourvue entre autres d’un télégraphiste
malchanceux), et de celui de La Flibustière... On trouvera dans ce dernier film
le lieu le plus redoutable d’exiguïté : une île-prison, déserte et sans ombre, qui
ne fait que quelques mètres de large. Pas surprenant que les personnages des
Quatre n’aient pour tout bagage qu’une ligne de fuite. Dans La Flèche..., Dardo
(Lancaster) ne va dans un endroit à actions (le village, le château) que pour
en repartir de sitôt. Dans La Flibustière..., le capitaine Anne Providence (Jean
Peters) cherche moins à trouver un hypothétique trésor que de laisser filer le
temps avec Pierre-François La Rochelle (Louis Jourdan) — trahie, elle lui
assignera un point de la carte (l’île-prison), et, finalement amadouée, se sacri-
fiera pour lui donner des moyens de le quitter. Dans Les Révoltés..., Corbett
avance vers les troupes embusquées d’un président victime de coup d’État, et
se retrouve bientôt poursuivi par ses adversaires ; par ailleurs, ses compagnons
d’armes sont des brigands évadés, et le milliardaire et sa femme qui les accom-
pagnent ne cherchent qu’à décamper. Dans Tombouctou, les affaires louches
de Conway (Victor Mature) doivent financer son départ du pays. Tout se passe
donc comme si Tourneur opposait à un spectateur généralement en quête
d’évasion visuelle et de panoramas, des personnages concrètement en cavale
dans des mouchoirs de poche. Lorsque ces derniers parviennent à s’en sortir,
c’est qu’il n’y a plus rien à fuir : alors ils s’évident, ils disparaissent. La flibustière
Anne Providence est réduite en fumée par un coup de canon qui laisse l’image
en plan. Chez Tourneur, toute découverte — à l’instar de l’élément de décor
théâtral du même nom — s’ouvre in fine sur le vide.

L’opposition entre la vie comme présence sensible et la mort comme disparition


(la seconde cisaillant la première), ou pour le dire visuellement entre la lumière
(visible, dans le champ) et l’occulte (invisible, hors-champ), n’est pas la seule
mise en place par Tourneur. Ce dernier n’est pas un grand amateur de nuances
(d’où sa mise en scène précise, mais jamais délicate), ni thématiquement, ni
plastiquement — ainsi de ses ombres et contre-jours bien noirs, et de certains
silences absolus de ses plans. Cette franchise se retrouve dans ses héros qui
sont d’une seule pièce, obsessionnelle. La pièce a toujours deux faces, et Tour-
neur partage ses personnages entre plusieurs séries de binarisme dont l’un est
toujours le revers de l’autre : le visage et le dos, la vie et la mort, le masculin et
le féminin, l’or et l’amour. Dans Tombouctou (où des médailles servent aussi
de signe de reconnaissance aux révoltés), les gros plans de têtes, qui s’impriment
sur des fonds à peu près neutres, sont saisissants. On y observera le longiligne
Suleyman (Paul Wexler), au visage de Janus divisé verticalement par une
cicatrice et qui sera plus tard montré mort, le corps enfoui dans la terre, d’où

Sebastian Santillan
JACQUES TOURNEUR 180

ne dépasse que cette tête bifide5. À la fin de La Flèche..., poursuivant le vilain


comte Ulrich ayant pris son fils comme otage, Dardo découvre la mère de ce
dernier, gisant sans vie au pied d’une tapisserie décrochée. Gros plan de son
visage de profil, on la retourne et se redresse le poignard fiché dans son dos,
qui trace une encoche dorée dans le bas de l’image. Si les acteurs de Tourneur
ne sont pas spécialement expressifs, ils sont toujours vus voyants, attentifs ou
en alerte. Un mort, les yeux immobiles ou fermés, ne regarde plus rien et son
visage rigide (un mort chez Tourneur « tient debout ») devient comme un objet
de décor : tableau, statuette, une œuvre de l’art (ce qui se conserve).

Les Quatre de l’aventure opposent très clairement aux héros monolithiques,


statues de commande pouvant commuter entre deux assignations sans mau-
vaise foi et sans se contredire6, quelques personnages veules et indéfinis, dont
la trop grande variété des nuances sur lesquelles ils jouent finissent par les
perdre. Ainsi de Harry Sheppard, le milliardaire des Révoltés..., ou du marquis
de Granazia de La Flèche... qui, à vouloir s’allier avec tous, perdent leur indi-
vidualité (et donc la vie). Il s’agit moins de choisir un camp que de rester fidèle
à ses désirs. Cette solitude des héros, dans la pauvreté franche et somme toute
égoïste de leurs desiderata sans grandeur fait que nous restons relativement
insensibles à leur sort d’automates et, en ce sens, indifférents à leur intégrité
tant morale que physique. Mais ce qu’ils doivent accomplir et leur trajectoire
nous passionnent. Ils nous passionnent ainsi plus, abstraction faite, en tant
que sujets du récit ou objets de la mise en scène qu’en tant que sujets humains.

C’est plus généralement dans ces caractères prêtés comme par une distribution
de cartes que Tourneur annule le sentiment de la nature des choses et la
recherche des essences. « Nous pouvons mettre des noms sur les choses, mais
défense de mettre des choses sous les noms existants »7, remarquait Valéry.
C’est pourtant ce que fait Corbett dans Les Révoltés... avec « Lisa », une ceinture
contenant trois grosses liasses de billets. Dans La Flibustière..., un bateau est
un « she ». Et si Pierre-François est féminin en diable dans sa première scène
(outre cette sorte de mollesse que Balzac associe à la féminité, ses vêtements
déchirés dénudent ses épaules en un profond décolleté tandis qu’une gifle
d’Anne met la dernière touche au maquillage en faisant perler du sang à ses
lèvres), si dans Les Révoltés... Sylvia Sheppard quitte son fameux déshabillé
jaune pour endosser une combinaison militaire plus fonctionnelle, tout cela
n’a rien à voir avec un travestissement à la Hawks (où l’homme est victime

5- Réminiscence d’un plan du court métrage Romance of Radium (1937) de Tourneur, où deux colons
explorateurs observaient (ce qu’ils croyaient être une torture barbare) le visage d’un jeune noir blessé, en
cours de guérison par une terre riche en radium cicatrisant.
6- À la fin de La Flibustière..., Anne souscrit à ce que le médecin du bateau l’avait adjuré de faire la veille :
libérer Pierre François et sa fiancée de l’île-prison. Mais elle l’informe qu’elle a rayé son nom de la liste de
l’équipage : « Qui navigue avec moi me respecte », lui dit-elle. « J’ai peut-être changé d’avis », répond-il.
« Je n’ai pas changé », réplique-t-elle.
7- Paul Valéry, Carnets (T.1), Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1973.

Sebastian Santillan
181 Contrebande

Les Révoltés de la Claire-Louise


Sebastian Santillan
JACQUES TOURNEUR 182

du désir et donc des apparences) ou à un déguisement à la Minnelli (où les


apparences, elles, habillent le désir) : le vêtement n’est qu’un signe de plus, la
féminité un caractère transitoire, équivalent simple au goût pour l’argent, à
un désir de vengeance, ou au mépris pour untel. Les rapports, de facto pure-
ment contractuels, ne s’établissent pas entre les sexes ou entre les identités,
mais entre des individus endossant pour un temps les qualificatifs signalétiques
mis à leur disposition dans les divers placards du récit. D’où aussi la rareté
des rapports de type familiaux ou hiérarchiques entre les personnages de
Tourneur : les relations entre personnages se dessinent selon l’instance de
nécessités stratégiques, jamais a priori (dans La Flèche..., le fils de Dardo, sorte
de clone embryonnaire et chétif, ne figure qu’un appât pour l’attirer dans un
endroit qui sinon ne le concernerait pas).

Conséquence : dans ses films, Tourneur n’a que faire de l’apprentissage, de la


transmission, de l’histoire. En place de la traditionnelle visite touristique des
must see, avec histoire des monuments et folklore local, il filme des lieux sans
marques, anonymes, qui restent mats à toute appréhension historique ou
sociologique. La culture séculaire y est délaissée pour un présent où brille la
culture physique. Il le formule d’ailleurs très bien : « On dit : "Rien ne peut rem-
placer l’expérience." Dicton mensonger : ce qui la remplace, c’est le talent »8. La
flibustière Anne Providence est illettrée, mais ça n’a aucune importance : elle
lit très bien les cartes et manie sans problème le vocabulaire compliqué de la
marine9. Dans La Flèche..., entre les murs ruinés d’un temple antique au milieu
des bois (son histoire n’est jamais évoquée) qui sert de refuge à la petite troupe
menée par Dardo, un personnage tanne un morceau de cuir avec ses pieds.
Un autre, ménestrel de son état, lui demande pourquoi il n’utilise pas ses mains
(« Ne serait-ce pas plus facile ? »). Le premier réplique : « Il est plus facile de
vivre comme un animal, de se promener nu et de se laisser pousser les cheveux.
Il vous serait facile de parler sans faire de rimes. Mais la civilisation fait les
choses naturelles de façon peu naturelle. Je suis encore plus civilisé. » Com-
parés aux roturiers, les nobles de ce film se signalent, non par l’héritage d’un
nom ou d’une terre, mais par une certaine manière de danser (qu’on apprend
au fils de Dardo dont on veut faire un parfait petit prince) et une certaine
manière de se battre (à l’épée ; Dardo n’y est pas accoutumé).

Le cas de l’imam Mohamed Adani de Tombouctou diffère un peu. Conscience


intellectuelle et spirituelle, il est utilisé comme arme de propagande par l’émir
qui cherche à attiser la révolte contre l’occupation française (ce qu’Adani
réprouve, souhaitant une transition pacifique). Tout l’enjeu de la dernière partie
du film est — pour l’émir — de montrer l’imam à ses côtés (s’il s’y range) ou

8- Jacques Manlay (dir.), Écrits de Jacques Tourneur, op. cit.


9- Ce qui donne le prétexte à des répliques étonnantes, comme le « souque-moi ces drisses qui coulissent
mal », lorsqu’Anne demande à Pierre-François de serrer les cordons du corset de sa robe.

Sebastian Santillan
183 Contrebande

de le tuer (sinon) et — pour Corbett et ses amis français — de le cacher (pour


le sauver) pour le laisser dire la vérité aux siens (qui est en fait sa vérité). Enfin,
en haut du minaret, Adani s’expose et prononce un bref discours (« vous avez
été trompés, les Français sont nos amis, trouvons l’indépendance avec hon-
neur »). La foule, qu’aucun cri d’assentiment ne parcourt, l’écoute, immobile et
silencieuse (immédiatement après, les troupes françaises, envahiront bru-
yamment et pacifiquement le parterre). En définitive, c’est l’apparition finale
d’Adani qui neutralise, par sa plate exhibition, la course à l’insurrection sou-
terraine qui gagnait de proche en proche. La singulière scène où l’émir tire
un rideau, découvrant Adani lisant paisiblement dans une enclave masquée
au regard — alors même qu’au début de la séquence, c’est l’émir qu’on décou-
vrait à l’intérieur de la tente présenté par l’intermédiaire de Suleyman —
hasarde une mise en abyme générale où les figures s’enchaînent dans un
continu déboitement. Un individu singulier en cache toujours un autre qui
vient avec d’autres raisons : personne n’est interchangeable, les causes et les
faits ne font que s’agréger en escalier.

Ces arrêts successifs sur individus, ces regards courant de proche en proche,
ces cloisons répétées, cette perpétuelle opération de découverte et de surprise
n’est réalisable que si Tourneur maintient dur comme fer une seule loi : ne
jamais aller plus loin qu’un regard peut aller. Les Révoltés..., au récit gagnant
progressivement en complexité, où les rapports entre les personnages ne
cessent de se défaire et de se reconfigurer, où chacun regarde l’autre qui en
regarde un autre, repose magistralement sur cette limitation spatio-temporelle
du regard. Si les petits morceaux d’espace de Bresson s’accouplaient dans la
faculté de suivi d’un spectateur devenu intermédiaire universel, Tourneur fait
le siège de sa mémoire et y dresse une toile d’araignée, l’addition enchevêtrée
des lignes solidifiées des regards, reliées par les points cardinaux des qualités
perçues chez les personnages. Il le fait à une vitesse telle que le spectateur
est écartelé entre deux postures de cécité : rester rivé au regard des protago-
nistes et naviguer à vue dans les scènes, en saut de puce ; ou bien garder le
nez sur la carte stratégique du cinéaste, attendre un nouveau trait et ne per-
cevoir la beauté des scènes que par éclats fugaces, en levant les yeux de temps
à autre (car il faut bien voir). Le spectateur non plus ne réussira pas à avoir à
la fois l’or et l’amour, et ne saisira de l’aventure que des coupes transversales.
Pour être un véritable aventurier et voir sur tous les plans, il faudrait se faire
moteur de recherche. C’est possible ; mais la mémoire instantanée relève de
la culture physique. •

Sebastian Santillan
Sur le tournage de La Flèche et le Flambeau
Sebastian Santillan
Sebastian Santillan
PÉRIODE FINALE
(1959-1965)
***
LA BATAILLE DE MARATHON (1959)
FURY RIVER (1961)
THE COMEDY OF TERRORS (1963)
LA CITÉ SOUS LA MER (1965)

Sebastian Santillan
PROPOS DE JACQUES TOURNEUR

DANS LES LIMBES


RINALDO CENSI

Sebastian Santillan
188

LA BATAILLE DE MARATHON
(1959)
LA BATTAGLIA DI MARATONA
L’acteur en vogue à ce moment-là, depuis qu’il avait fait deux Hercule, était
Steve Reeves. Dans ces deux films-là, il avait été dirigé par des metteurs en
scène italiens, bien qu’il ne parlât pas leur langue. Pour son troisième film, il a
voulu un réalisateur américain afin de ne pas paraître trop ridicule. Il m’a dit
par la suite : « Avec un metteur en scène italien j’ai vraiment l’air bête, je ne
comprends pas un mot. » J’ai appris également qu’il avait dit au producteur :
« J’ai vu en Amérique un film qui s’appelle La Flèche et Le Flambeau avec Burt
Lancaster. Il était très bien là-dedans et je voudrais avoir le même metteur en
scène pour m’aider, pour me guider, pour que je ne fasse pas de bêtises. » Les
producteurs italiens m’ont aussitôt envoyé un scénario que j’ai accepté. L’ennui
est qu’on tourne très lentement en Italie. Malgré cela, ce qui m’a le plus frappé,
c’est la grande qualité des artisans en général, des effets spéciaux, etc. Pour
la photographie nous avions un homme extraordinaire, Mario Bava, qui a fait
une photo splendide et aussi des maquettes excellentes, les meilleures que j'ai
jamais vues, et nous en avions beaucoup dans ce film. Seulement, il est évident
que les équipes italiennes sont lentes, c’est reconnu, et je ne suis pas le seul à
le dire. J’ai beaucoup travaillé dans les studios français, et j’ai retrouvé le même
individualisme à l’intérieur des équipes italiennes. Il n’y a pas de grand effort de
groupe, l’effort reste individuel. S’il y a une différence marquée entre l’équipe
américaine et l’équipe européenne, c’est qu’en Europe chaque ouvrier est un
individu et un artisan de talent. J’ai l’impression que sur un plateau français
l’ouvrier met plus de lui-même dans son travail que l’ouvrier américain qui
a tendance à travailler avec ses Unions, ses syndicats et s’arrête à heure fixe.
Évidemment les équipes américaines sont bien plus efficaces. Nous avons
donc travaillé très lentement à Rome, nous faisions un ou deux plans le matin,
parfois même aucun, parce que le décor n’était pas prêt. L’après-midi, deux
ou trois plans. À ce train, le tournage a duré des mois et des mois. Les ouvriers
étaient contents parce qu’ils gagnaient plus d’argent. Les producteurs, eux, s’y
attendaient et ils savaient que de toute façon le plan de travail serait dépassé de
plusieurs semaines. J’avais signé un contrat pour dix semaines. Au bout de ces
dix semaines, le tournage avait été si long qu’il manquait encore trois semaines
de travail pour la seconde équipe. J’ai voulu tourner ce qui restait mais, d’après
le contrat, j’aurais dû être payé par journées supplémentaires. Comme il ne
restait que des scènes de seconde équipe, au lieu de me payer, les produc-
teurs m’ont dit que j’avais fini. Il restait à tourner les séquences sous l’eau et
la bataille finale. Avant de partir j’ai discuté minutieusement le découpage de
chaque scène et, plus tard, voyant le film terminé, j’ai constaté qu’ils avaient
fait encore mieux que je n’aurais pu faire moi-même. C’est Bruno Vailati, le
producteur, qui a tourné ces scènes. •

Sebastian Santillan
189 PROPOS DE JACQUES TOURNEUR

THE COMEDY OF TERRORS


(1963)
LE CROQUE-MORT S’EN MÊLE
ou QUAND LE CROQUE-MORT S’EN MÊLE

Simon Mizrahi — Pourquoi êtes-vous resté quatre ans sans tourner ?


Quand on m’envoie un scénario et qu’on veut de moi, je le prends et je
le tourne. Quand on ne m’envoie pas de scénario, je ne tourne pas : ce
n’est pas plus compliqué que ça. J’ai donc fait de la télévision pour gagner
mon pain. Jusqu’ici il ne m’est jamais arrivé de refuser un scénario. Je
suis exactement comme un menuisier à qui on donne un bout de bois à
sculpter et qui le sculpte. Si on ne me donne pas de bout de bois, je ne
fais rien. Le jour viendra peut-être où je pourrais à nouveau collaborer
avec un écrivain et faire ce que j’ai envie de faire. Jusqu’à présent, il n’y
a que cinq films qui m’aient réellement intéressé. Des films simples,
honnêtes et poétiques. Aucune question de budget, d’argent dépensé
ou de vedettes. Et ce sont ceux qui, pour la plupart, n’ont pas marché,
mais qui ont plu à une certaine catégorie de spectateurs. Je le sais, parce
que j’ai reçu beaucoup de courrier après la sortie de ces films. Par ordre
chronologique : La Féline, Vaudou, qui dans un sens est mon meilleur film,
Stars in My Crown... maintenant, il faut que j’en trouve deux autres...
Il y a deux films, déjà plus importants, que j’ai aussi aimé faire : Berlin
Express, avec le personnage interprété par Paul Lukas, avec sa pipe, qui
représentait Thomas Mann et aussi la philosophie de Thomas Mann. Le
scénario avait été très soigné dans le détail et il contenait une sorte de
message. Et pour des raisons toutes différentes, j’ai aimé La Flèche et le
Flambeau, parce que c’était un film très optimiste, sur une note toujours
ascendante. Un très agréable passe-temps : la musique, l’époque, l’action
physique. Il me plaisait justement parce qu’il était l’un des rares films que
j’ai faits qui soit optimiste.

S.M. — Que pensez-vous de l’équipe de American International ?


C’est une équipe excellente, parce que c’est ce qu’on pourrait appeler
une famille. C’est compact, c’est petit. Quand on travaillait il y a une
dizaine d’années dans les grands studios, on était complètement perdu.
Évidemment, ça ne vous encourageait pas à faire votre travail avec beau-
coup de cœur. MGM était une maison très froide. Les grands studios
avaient tendance à employer trop de gens pour chaque emploi. Les gens
se jalousaient tous et chacun voulait chiper la place de l’autre. Lorsqu’il y
avait des économies à faire, les gens se cachaient dans les bureaux pour
ne pas qu’on les voie. Sans cela on les aurait mis à la porte. Il y avait 5000
employés en 35-40 à la MGM et beaucoup d’emplois se chevauchaient.

Sebastian Santillan
190

Chez RKO, c’était déjà bien plus intime ; chacun était à sa place et fai-
sait son travail sans jalousie, sans histoire. Le président de la RKO m’a
dit : « Jacques, vous voyez cette petite porte dans mon bureau ? Elle est
toujours ouverte pour vous. Vous n’avez même pas besoin de frapper. »
Quant à American International, qui a deux cents employés, c’est une
véritable famille dont les membres se respectent mutuellement. Lorsque
quelqu’un part en vacances, il y a aussitôt deux personnes qui prennent
sa place avec joie et qui font son travail. Ce sont des enthousiastes qui
connaissent à fond leur métier : les Baxter pour la musique, le Grec
Anthony Carras, un des meilleurs monteurs de Hollywood. Le bureau
des patrons Jim Nicholson et Sam Arkoff est bien entendu toujours
ouvert. Ils sont extrêmement gentils et ils apprécient l’enthousiasme.
C’est une organisation jeune qui marchera de mieux en mieux à l’avenir.
Un Français comme moi a en général tendance à aimer tout ce qui est
à petite échelle, tout ce qui est intime. Il est perdu dans les organisa-
tions énormes. J’aime le travail intime dans des conditions intimes et
franches. Et dans un sens c’est une bonne chose que les grands studios
aient disparu, car c’étaient des usines. Les compagnies indépendantes
sont maintenant plus restreintes et elles ont plus d’audace.

S.M. — Pensez-vous que le genre de scénario de The Comedy of


Terrors, un alliage de comédie et de terreur, soit valable ?
À mon avis, on peut faire n’importe quoi si on le fait avec goût. Je ne
veux pas détailler toutes les histoires qui sont arrivées sur ce film, mais
tout ce que je peux vous dire, c’est que le premier scénario de ce film
était un petit chef-d’œuvre, un bijou. Pour la première fois de ma vie, j’ai
lu un scénario et j’ai dit : « Il est parfait, tournons-le sans rien changer. »
C’était une parodie de Shakespeare, une parodie cynique des films
d’horreur. Tout cela n’a pas été bien compris. Ma femme, mes amis m’ont
dit : « Nous n’aimons pas du tout ton film. Ce n’est pas toi. Comment
as-tu pu faire cela ? » Contrairement aux films de Roger Corman, qui
sont à mon avis des films faits pour les enfants, The Comedy of Terrors
était un film adulte. Et c’est pour cela qu’il n’a pas marché, parce que
les gens qui vont au cinéma aujourd’hui, surtout dans les drive-in, n’ont
pas plus de dix-neuf ans. La satire, l’humour cynique dépassaient tota-
lement ce public de jeunes. Nous avons eu un tournage de quinze jours
et à seize heures, le dernier jour, nous avions terminé. Alors entre seize
heures et dix-sept heures trente, nous avons tourné une petite bande
annonce pour le film.1 •

1- Ce dernier paragraphe est tiré de "Taste without clichés", entretien avec Jacques Tourneur par
Allen Eyles et Barrie Pattison, Films and Filming, novembre 1965.

Sebastian Santillan
191 PROPOS DE JACQUES TOURNEUR

LA CITÉ SOUS LA MER


(1963)
CITY UNDER THE SEA
ou WAR-GODS OF THE DEEP

Sur un poème très court d’Edgar Poe, nous avons brodé une histoire qui
en gros était fidèle au poème. L’histoire elle-même est vraie en ce sens
que beaucoup de gens y croient encore aujourd’hui. À l’extrémité de la
côte ouest de Cornouailles, en Angleterre, sur la pointe de Penzance,
il y a, dit-on, une ville engloutie. Les gens âgés du village de Penzance
disent qu’à une certaine marée basse, deux fois par an à l’équinoxe, on
entend les cloches d’un village englouti. Ils prétendent aussi qu’on voit
souvent des lueurs rouges apparaître au-dessus de la mer, car ce village
aurait été détruit par un volcan sous-marin. Poe a écrit là-dessus un
poème : “City in the Sea”. Notre histoire est celle d’un jeune homme,
d’une jeune fille et d’un marin qui se trouvent pris par hasard, lors d’une
marée d’équinoxe très basse, dans une espèce de tunnel et qui arrivent
dans une ville sous-marine gouvernée par une sorte de Capitaine Nemo.
La seule source d’éclairage de cette ville, c’est un volcan sous la mer.
Lorsqu’il est actif, tout devient rouge, et lorsqu’il sommeille, il n’y a plus
que la lumière verte de la mer. Le film est intéressant du point de vue
des couleurs, du décor et de l’aventure. Ces gens ont exactement trois
heures avant que la marée remonte pour pouvoir s’en sortir et toute
l’action du film se passe durant ces trois heures.

Simon Mizrahi — Pourquoi avez-vous tourné en Angleterre ?


D’abord pour les extérieurs. Nous avons tourné sur place en Cornouailles.
Il fallait aussi des acteurs anglais. Et puis, pour un film à grande mise en
scène comme celui-ci et mon suivant, When the Sleeper Wakes, d’après
Wells, on a intérêt à aller tourner là-bas pour des questions de budget.
La Bataille de Marathon aurait coûté à Hollywood deux ou trois millions
de dollars. •

Sebastian Santillan
JACQUES TOURNEUR 192

DANS LES
LIMBES
***
PAR RINALDO CENSI
TRADUIT DE L’ITALIEN PAR MARIE MORISSET

***
LA BATAILLE DE MARATHON (1959)
FURY RIVER (1961)
THE COMEDY OF TERRORS (1963)
LA CITÉ SOUS LA MER (1965)

I
l y a quelque chose de stoïque et de noble dans le caractère de Jacques
Tourneur. C’est un ange. Toujours compréhensif, même si tout au long de
sa carrière on lui en fait voir de toutes les couleurs, il garde un calme
olympien — on oserait dire zen. Il sait encaisser les coups, comme un
boxeur. Après la parenthèse anglaise de Rendez-vous avec la peur en
1958, il retourne aux États-Unis et tourne la même année The Fearmakers. Entre
1958 et 1959, il travaille avec frénésie, pour la MGM, à la série télé Northwest
Passage. Dans certains cas, il s’agit surtout de rendre service en tant que monteur
et de tourner des scènes de raccord avec des stock shots du vieux film de King
Vidor du même nom1. C’est le cas de Frontier Rangers, distribué en salle, qui
rassemble trois épisodes de la série (« The Gunsmith », « The Bond Woman »,
« The Burning Village »). Deux autres films sont distribués à partir du remontage
de trois épisodes de la série Mission of Danger (deux d’entre eux sont réalisés
par George Waggner — « The Red Coat » et « The Secret of Cliff » — tandis que
Tourneur est responsable de « The Break Out »). Comment considérer ces travaux
de coupes et de raccords ? Pour ce qu’ils sont : des travaux « alimentaires ». Faits
en vitesse. Encore plus vite que les films. Tourneur y participe et y contribue,
avec modestie, en faisant, comme toujours, ce qu’il peut. C’est-à-dire en tirant le
maximum de ce que la structure de production lui permet d’obtenir2 . On se

1- Tourneur lui-même le rappelle. Voir Patrick Brion, « Biofilmographie de Jacques Tourneur »,


Cahiers du cinéma n° 181, août 1966, p. 45.
2- « De manière générale, je déteste travailler pour la télévision, c’est effrayant. Cela va contre mes
principes ; si on ne met pas un peu de sa propre individualité, de sa propre expérience, de sa propre
sensibilité quand on traite un sujet, quel qu’il soit, le résultat est forcément mécanique. On fait ce
qu’on peut. » Voir Joel Greenberg, Charles Higham, « Je crois à l’improvisation », entretien avec Jacques
Tourneur, Positif n° 515, janvier 2004, pp. 80-85. Initialement paru dans The Celluloid Muse: Hollywood
Directors Speak, Angus & Robertson, Londres, 1969.

Sebastian Santillan
193 Période finale

La Bataille de Marathon

souvient de sa réponse à la question de Jacques Manlay et Jacques Ricaud,


« Quelle place pensez-vous tenir dans l’histoire du cinéma ? » : « Aucune. Il n’y
a rien de plus évanescent qu’une image sur celluloïd. [...] Je suis un metteur en
scène très moyen, j’ai fait mon métier le mieux possible, avec mes limites. » 3

Et malgré tout, monter lui plaît, ça le ramène à l’aube de sa carrière. Le mon-


tage est la voie royale pour apprendre l’art de la mise en scène. C’est ce qu’il
pourrait s’être dit — en son for intérieur — pendant qu’il tournait des scènes
de raccord à coller à des séquences filmées par d’autres. Un procédé qui le
rapproche — paradoxalement — d’Ed Wood. Et n’est-ce pas cela être un
« artiste » ? C’est la question que se pose Jean-Claude Lebensztejn dans un
essai intitulé « En pure perte » : « Mais n’est-ce pas cela être un artiste ? Donner
son art où on ne l’attend pas, pour rien, gracieusement, et dans la conscience
de sa disparition proche ? La haine, ou plutôt la sainte horreur de l’art, qui est
largement partagée, c’est l’horreur de ce qu’on fait en pure perte, sans espoir
de retour. » 4

3- Jacques Tourneur, entretien avec Jacques Manlay et Jean Ricaud, Cinéma 78 n° 230, février 1978,
p. 52. Ensuite repris dans Caméra/Stylo spécial « Tourneur », mai 1986, p. 64.
4- Jean-Claude Lebensztejn, « En pure perte », Cinéma 07, Léo Scheer, Paris, 2004, p. 21.

Sebastian Santillan
JACQUES TOURNEUR 194

Y a-t-il une marque de fabrique Tourneur dans les épisodes ? Cela semble
presque ridicule de se le demander. Mais s’il y en a une, c’est justement la
modestie, la conscience d’agir en pure perte. Une analyse attentive de la
paternité des matériaux de Fury River se révèle par exemple être presque
comique, voire grotesque. Le film étant composé à partir de trois épisodes
(« The Vulture », « Stab in the Back », « Fight at the River »), mais signé par
quatre réalisateurs (Jacques Tourneur, Alan Crosland Jr., George Waggner,
Otto Lang), il est plutôt complexe de reconstruire clairement la paternité des
séquences, particulièrement si l’on garde à l’esprit, comme le souligne encore
Brion, qu’en plus des parties du film de Vidor, Fury River contient aussi des
morceaux de pellicule de Green Fire, un film d’aventure d’Andrew Marton,
distribué par la MGM en 1954. Tourneur aurait réalisé l’épisode intitulé « The
Vulture ». Mais plus que sur les constantes « auctoriales », cela vaut la peine
de s’arrêter ici sur le procédé, proche du bricolage. Quelque chose de ce genre
s’est toujours produit à Hollywood, en particulier dans les films de série B.
Nous n’en proposerons qu’un exemple : en 1945 sort en salle The White Gorilla,
un film de Harry L. Fraser. Une bonne partie du film réutilise des matériaux
d’un film muet de Jack Nelson, distribué en 1927, Perils of the Jungle.

En 1959, les choses semblent aller de mieux en mieux pour Tourneur, mais ce
n’est qu’une impression. Il recommence à tourner un vrai film. On l’appelle
d’Italie pour s’occuper d’un péplum, La Bataille de Marathon. « Mon agent se
trouvait à Rome et il rencontra Mr. Muscle, vous savez, Steve Reeves. Ils par-
laient de cinéma, Steve Reeves déclara adorer La Flèche et le Flambeau et
vouloir faire un film comme celui-là. Mon agent lui a alors dit que j’en étais le
réalisateur et qu’il était mon agent. J’ai alors été engagé et je me suis fait très
largement payer, mais après tout, ils me voulaient... »

La joie d’être à nouveau derrière la caméra ne durera pas longtemps. Les


prises de vue traînent en longueur (Tourneur n’imagine pas qu’on travaille
aussi lentement en Italie). Le contrat est de huit semaines. Mais dans ce laps
de temps, on a terminé seulement les séquences dialoguées et celle de la
bataille de Marathon en Yougoslavie (certaines parties seront tournées une
deuxième fois). Ils restent les séquences sous-marines et celles de la longue
course. Ce sont Bruno Vailati et le directeur de la photographie, Mario Bava,
qui les tourneront. En effet, Lombardo et la production décident de renoncer
à Tourneur. Quelle est sa réaction ? Celle de quelqu’un qui ne s’étonne pas que
de semblables circonstances puissent se produire. Il y est habitué. Le monde
du cinéma est surtout cela : une lutte entre l’art et le capital. Cette dialectique
arrive à son niveau d’incandescence dans les films de série B et dans le domaine
des genres considérés comme mineurs. Exactement comme le péplum. Chris
Fujiwara le rappelle également : « Le problème de l’auctorialité de La Bataille
de Marathon n’est qu’un symptôme d’un problème plus vaste : celui du péplum
en soi — et tout particulièrement du péplum italien — et du fait qu’il est un

Sebastian Santillan
195 Période finale

genre à part, non récupérable (ou, en tout cas, pas encore récupéré) à l’intérieur
du cinéma le plus respectable5. »

Et pourtant, comme nous l’avons dit, l’art arrive quand nous l’attendons le
moins. C’est un plus, exactement là où il n’était pas demandé. Et ce plus dénote
une forme d’insubordination et d’offense. Prenez la séquence magnifique de
lutte entre Filippide et Karis, qui joue entièrement sur l’admirable ambivalence
entre espace illuminé et zone d’ombre. Tout d’un coup, voilà toute une modu-
lation chromatique, tonale, qui résonne comme un coup de bravoure6.

Entre 1960 et 1963, il travaille dans les cuisines de la télévision. Il revient de


nouveau à la réalisation grâce à Samuel Arkoff et à son American Interna-
tional Pictures. Mais ce qui pourrait ressembler à une grande occasion de
nouveau départ devient sa pierre tombale. Il signe un contrat pour trois films.
Il n’en tournera que deux : The Comedy of Terrors et La Cité sous la mer. Ce
sont des films dont il n’aime pas parler. Surtout le premier. Et pourtant, dans
The Comedy of Terrors, il y a des acteurs légendaires (Vincent Price, Peter
Lorre, Boris Karloff, Basil Rathbone) et le scénario est de l’écrivain Richard
Matheson. Dans les pages de Présence du cinéma, Tourneur se souvient qu’il
l’a aimé immédiatement. Mais alors ? Les habituels problèmes avec la pro-
duction ? Toute déclaration reste « off-the-record », comme il l’affirme lui-
même à Charles Higham et Joel Greenberg. C’est le ton, l’atmosphère à donner
au film qui divise probablement production et réalisateur, les maintenant à
une distance sidérale l’un de l’autre. L’AIP réalise des films pour un public
habitué aux films d’exploitation, composé surtout d’adolescents. Tourneur
pensait au contraire le film comme une farce sophistiquée, à la René Clair.
Rien de plus éloigné !

Avec le film suivant, les choses empirent encore davantage — si c’était possible.
On en vient à se demander ce qu’a bien pu penser Tourneur — habitué à tourner
avec un scénario défini et travaillé — face aux changements continuels, sem-
blables à ceux de n’importe quelle production pour la télévision. Produit par
l’AIP avec la Bruton Film Productions anglaise, le film est remanié plusieurs
fois, sur demande du producteur anglais. L’histoire, complètement verticale, à
la Verne, est inspirée d’un poème de Poe (“The City in the Sea”), et se déroule

5- Chris Fujiwara, « Tre peplum con Steve Reeves », in Sergio M. Germani, Simone Starace, Roberto Turi-
gliatto, Titanus. Cronaca familiare del cinema italiano, Sabinae, Rome, 2014, p. 208. Catalogue de la rétros-
pective Titanus au 67ème Festival du Film Locarno. Et nous pourrions dire de Tourneur ce que Geminello
Alvi écrit de Mario Bava : « Il avait la lèvre supérieure qui recouvrait l’autre et, riant, il faisait tourner ses
pupilles avec une expression d’effarement feint. Il était le réalisateur mais il ne s’occupait, soigneusement,
que de contempler le paquet de Marlboro qu’il avait à la main. Du reste, étant dans le cinéma depuis sa
naissance, il ne pouvait pas le prendre au sérieux. » Geminello Alvi, « Mario Bava », in Eccentrici, Adelphi,
Milan, 2015, p. 105.
6- « Sans doute, les forces historiques ne sont jamais tranchées ; la rébellion peut servir l’ordre, et d’ailleurs elle ne
suffit pas à produire les chefs-d’œuvre ; mais sourde ou affirmée, elle est, dans la situation des artistes de films B,
le seul moyen de s’en sortir. » Jean-Claude Lebensztejn, « En pure perte », cit. p. 21.

Sebastian Santillan
JACQUES TOURNEUR 196

principalement dans une ville installée au fond de l’océan. Un vortex placé


dans les grottes sous un hôtel en surplomb de la mer, géré par une jeune
femme, est en réalité le passage, la clé pour entrer dans cette ville légendaire.
La jeune femme va être enlevée par des créatures marines, amenée dans
la ville, au fond de l’océan, sur ordre d’un capitaine tyrannique (Vincent
Price). Un jeune géologue cherchera à la sauver.

Un auteur de comédies pour la télévision, Daniel Haller, modifie le script. Il


ajoute un personnage hagard, un artiste excentrique qui erre pendant tout
le film avec un poulet appelé Herbert. C’est la goutte d’eau qui fait déborder
le vase. La production anglaise abandonne le film. Toute l’atmosphère
gothique des premières séquences, où l’on note la patte de Tourneur, s’écroule
avec le premier plan de cet oiseau domestique. Le film, dernier de la série
des films tirés d’Edgar Allan Poe, se heurte aussi au désintérêt de la pro-
duction. Dans le battage publicitaire, la référence à Poe est passée sous
silence. Le ton est disneyen. Pour la deuxième fois, après La Bataille de
Marathon, Tourneur doit affronter un script qui contient des batailles sous-
marines. Une nouvelle fois, ce n’est finalement pas lui qui les tourne. Elles
sont créditées à John Lamb. Il s’agit d’une longue scène de lutte entre nos
personnages, tout occupés à remonter des grands fonds marins vers la terre
ferme, et ces créatures munies de branchies. La séquence, montée tant bien
que mal, avec sa danse aquatique ralentie, est tellement extravagante qu’elle
finit par sembler psychédélique.

Et pourtant, ce film a bien une qualité. La descente vers ce monde « inférieur »


nous introduit dans un univers proche de celui du purgatoire, où vivent des
êtres en attente de récupérer leur position sur la terre. Qu’est-ce que cette
station sous-marine, si ce n’est une sorte de limbes ? « Limbe » : du latin
limbus. Pour Isidore de Séville, cela désignait le bord, l’ornement d’une
ceinture. De là naît un jeu de métaphores que s’appropriera l’exégèse biblique.
Limbus est le bord de l’enfer, son premier cercle, ce qui se trouve juste au-
dessus de l’enfer inférieur7. N’est-ce pas la position de Jacques Tourneur ?
Les limbes, rendues visuellement dans La Cité sous la mer, ne résument-
elles pas parfaitement la fin de sa carrière ? Il y avait deux possibilités liées
au contrat avec l’American International Pictures : celle d’un nouveau départ
dans le monde du cinéma ou l’oubli complet. La Cité sous la mer restera
son dernier film. Il n’y a pas de salut. •

7- Nous renvoyons à Chiara Franceschini, Storia del limbo, Feltrinelli, Milan, 2017.

Sebastian Santillan
197 Période finale

The Comedy of Terrors


Sebastian Santillan
TÉLÉVISION
(1955-1966)
***

Sebastian Santillan
PROPOS DE JACQUES TOURNEUR

LES FANTÔMES DÉCHUS DU CINÉMA


JACQUES TOURNEUR ET LE BARBARA STANWYCK SHOW
CHRIS FUJIWARA

Sebastian Santillan
200

"NIGHT CALL", LA
QUATRIÈME DIMENSION
(THE TWILIGHT ZONE)
Pendant une demi-heure, une femme répond au téléphone. Je sais que
cela a déjà été fait avec Barbara Stanwyck il y a plusieurs années, mais
ici, il s’agit d’une femme âgée, très bien interprétée d’ailleurs par Gla-
dys Cooper. Elle habite toute seule dans une villa de l’État du Maine.
Elle reçoit des coups de téléphone étranges, la nuit, et à chaque fois
on raccroche. Elle pense que ce sont des gamins qui font des blagues.
Elle se plaint à la téléphoniste du village qui lui apprend qu’il y a eu un
orage, que les lignes de téléphone sont tombées, et que c’est cela qui
fait sonner son appareil. La nuit suivante, nouvel appel, et une voix très
faible murmure : « Allô, allô... » Cette pauvre femme de soixante-qua-
torze ans prend peur. Elle se plaint encore et la téléphoniste lui répond :
« Nous sommes en train de réparer les lignes, mais de toute façon votre
ligne est tombée à un endroit d’où personne ne pourrait vous appeler,
puisque c’est un cimetière. » La vieille dame a une peur terrible et elle fait
venir son infirmière qui l’emmène au cimetière dans sa chaise roulante
(elle est paralysée). Elle s’approche de la tombe de son fiancé, mort il
y a plus de quarante ans. Le fil téléphonique est tombé juste en travers
de la tombe. La vieille femme comprend et dit qu’elle n’a plus peur : « Il
veut me parler, il essaie de se mettre en rapport avec moi. Ramenez-
moi vite à la maison. » L’infirmière pense qu’elle est un peu gâteuse et
la ramène à sa chambre. Lorsqu’elle est partie, la vieille femme pose le
téléphone sur ses genoux et attend. Le téléphone sonne. Une voix plus
claire s’adresse à elle : « Tu as toujours été très autoritaire avec moi. Nous
devions nous marier, mais tu as exigé ceci, tu as exigé cela. Tu as eu tort,
et maintenant je te dis adieu. » La vieille femme : « Non, non, reste, je
veux te parler. Tu m’as rappelé le passé... » L’appel est stoppé, la ligne est
réparée et la vieille femme pleure.
Vous savez, c’est très curieux, à la télévision, l’indication du succès d’un
film c’est le nombre de coups de téléphone qu’on reçoit après sa projec-
tion. À 8h29 pile, ou à 9h29 du soir, je sais qu’on va sonner. Quand ça
ne sonne pas, je me dis : « Ce n’est pas bon. » Pour “Night Call”, on m’a
téléphoné jusqu’à minuit. Des femmes me disaient : « J’ai peur de me
coucher, j’ai peur de répondre au téléphone. » Même ma femme a eu
peur. Le but cherché était donc atteint.

Sebastian Santillan
201 PROPOS DE JACQUES TOURNEUR

Simon Mizrahi — Quelles sont les conditions de tournage à la télé ?


Impossibles ! C’est l’exploitation de l’être humain. Un véritable metteur
en scène doit être un artiste, un homme sensible et rien de plus. Il n’a
pas à être un organisateur, un brasseur d’affaires. Or, à la télé, il faut être
conscient du temps, des prix, de l’argent. Par conséquent, le résultat ne
peut pas être bon. La meilleure chose qu’on ait faite à la télé, je crois,
c’était à New York la série Playhouse 90, des films d’une heure et demie
en direct, qui avaient bénéficié de dix jours de répétitions puis d’un ou
deux jours de tournage. Mais sur la moyenne des séries que nous faisons
en deux jours et demi ou en trois jours (pour un film d’une demi-heure),
nous ne tournons jamais moins de dix à douze heures par jour. Dix heures,
c’est même une journée courte. Au lieu de tourner huit heures pendant
quatre jours, ils préfèrent un tournage de trois jours à onze ou douze
heures par jour. Le travail est moins bon. Le minimum de pages qu’un
acteur ait à apprendre pour le lendemain est de douze pages. Alors, ces
pauvres acteurs, à partir de trois heures de l’après-midi, ils ne savent
plus ce qu’ils font ; ils sont comme dans un nuage. C’est très fatigant
pour tout le monde et le résultat ne vaut pas grand-chose. Mais je crois
que la télévision ne peut pas exister autrement. C’est une entreprise
commerciale, et rien d’autre. •

Sebastian Santillan
JACQUES TOURNEUR 202

LES FANTÔMES
DÉCHUS DU
CINÉMA
JACQUES TOURNEUR ET LE BARBARA
STANWYCK SHOW
***
PAR CHRIS FUJIWARA
TRADUIT DE L’ANGLAIS (ÉTATS-UNIS) PAR CHARLES VILLALON

Sebastian Santillan
203 télévision

T
he Barbara Stanwyck Show était une série télévisée constituée
d’épisodes de trente minutes et diffusée à partir de l’automne
1960 sur la chaîne NBC. Elle fut conçue sur le modèle de deux
autres séries d’anthologies à succès qui portaient le nom de
celles qui les présentaient, Loretta Young et Jane Wyman.
Comme Young et Wyman dans leur propre série, Stanwyck y apparaissait en
tant que présentatrice de l’épisode, qu’elle introduisait avant sa diffusion, et
où elle tenait le plus souvent le rôle principal Les histoires (sur lesquelles
Stanwyck avait un droit de regard contractuel) embrassaient différents genres,
parmi lesquels le récit à suspense, l’histoire d’amour en costume, le film
d’aventures, le western et la comédie. La série n’a connu qu’une saison de
37 épisodes avant que la NBC ne la déprogramme, et ce en dépit de la victoire
de Stanwyck aux Emmy Awards dans la catégorie de la meilleure actrice de
série télévisée.

En 1960, cela faisait déjà plus de cinq ans que Tourneur travaillait pour la
télévision et il avait réalisé plusieurs épisodes sur différentes séries d’antho-
logies, parmi lesquelles The Jane Wyman Show et The General Electric Theater.
C’est sans doute le producteur du Barbara Stanwyck Show, William H. Wright,
qui a décidé de l’engager, celui-ci ayant déjà produit Stars in My Crown. Tour-
neur a réalisé le premier épisode de la série (diffusé le 19 septembre 1960),
"The Mink Coat", dans lequel Jack Nicholson avait un petit rôle. (À l’heure où
j’écris ces lignes, cet épisode demeure introuvable.) Tourneur a par la suite
réalisé plusieurs autres épisodes, dont une dizaine sont désormais disponibles
en DVD. Tourneur aimait beaucoup travailler avec Stanwyck, lui qui l’a qua-
lifiée de « sacrée bosseuse, d’artisan, de force motrice. Elle a consacré sa vie
à deux choses : son travail et son travail. Nous sommes faits de la même farine.
Moi aussi, je ne vis que pour mon travail. Nous sommes liés par une admiration
mutuelle. »1

Tourneur ne tenait pas en haute estime ses réalisations pour la télévision,


arguant que le processus créatif y était entravé par les conditions économiques
de la production des séries télévisées. Un épisode de trente minutes (c’est-à-
dire d’une durée réelle de 23 à 25 minutes) était en général tourné en deux
jours et demi ou trois jours2 . Pour offrir un point de comparaison, sur les courts
métrages de dix minutes que Tourneur a réalisés pour la MGM entre 1936 et
1942, il bénéficiait en général de deux à trois jours de tournage, et celui de La
Féline (73 minutes), qui devait initialement durer dix-sept jours, s’était fina-
lement étalé sur vingt-deux jours3 . D’un autre côté, Stanwyck elle-même a

1- Ella Smith, Starring Miss Barbara Stanwyck (New York, Crown Publishers, 1974), p. 279.
2- Ibid., p. 273, et Simon Mizrahi et Pierre Guinle, “Biofilmographie de Jacques Tourneur,” Présence du
cinéma 22-23 (automne 1966), p. 82.
3- Gregory William Mank, The Very Witching Time of Night: Dark Alleys of Classic Horror Cinema
(Jefferson, McFarland, & Co., 2014), p. 222, 234-237.

Sebastian Santillan
JACQUES TOURNEUR 204

déclaré : « Les gens me demandent sans cesse quelle est la différence entre le
cinéma et la télévision, et honnêtement je n’en vois aucune. Dans les deux cas,
il s’agit de tourner un film. Les techniques sont exactement les mêmes. Pour
la télévision, on travaille simplement un peu plus dur et beaucoup plus vite,
c’est tout. »4

Tous les épisodes du Barbara Stanwyck Show réalisés par Tourneur sont, à
défaut d’autres choses, des œuvres mineures mais divertissantes qui témoignent
de sa maîtrise technique. Dans certains d’entre eux, il est également possible
de discerner quelque chose de sa personnalité et de sa créativité. Ce ne sont
peut-être pas des films à part entière, mais plutôt les fantômes de ceux-ci,
« déchus », comme l’écrit Catherine Russell dans son essai universitaire sur le
Barbara Stanwyck Show, « de la promesse utopique du cinéma d’offrir de gros
moyens pour quelque chose de plus ordinaire, de plus banal », mais qui « portent
les stigmates de l’esthétique glamour de Hollywood ».5 Par leur nature spectrale,
les téléfilms de Tourneur forment un appendice cohérent à son œuvre prin-
cipale, qui est un cinéma de la trace et de l’évanescence.

La dramatique télévisée est naturellement contrainte par sa dimension réduite,


mal adaptée aux fioritures visuelles, mais Tourneur parvient à y exprimer une
certaine sensibilité de l’espace en s’éloignant au maximum de l’action, comme
dans la scène de l’épisode "Ironbark’s Bride" (diffusé le 28 novembre 1960) où
la femme rencontrée par correspondance et son fils vont se coucher, passant
leur première nuit dans leur nouvelle maison. Il parvient également dans "The
Choice" (diffusé le 17 avril 1961) à réajuster la tension des situations par un
astucieux recadrage des personnages en plan moyen. Dans "Confession" (dif-
fusé le 20 février 1961), Tourneur et son chef opérateur Hal Mohr élaborent
un subtil tour de force de mise en scène quand le personnage de l’avocat
interprété par Lee Marvin est tué d’un coup de revolver : au début de ce plan
rapproché, un éclair lumineux hors-champ illumine vivement Marvin et le
mur derrière lui ; le plan s’assombrit ensuite tandis que son corps s’effondre
en direction de la caméra et renverse une table avant de disparaître en bas
du cadre. L’éclairage volontairement non naturaliste et la composition du plan
isolent le moment de la mort dans son propre cadre spatio-temporel, abstrait
et autonome.

La concision imposée par le format de trente minutes donne parfois un résultat


étrangement impersonnel, oscillant avec ambiguïté entre l’efficacité profes-
sionnelle et une agressivité nihiliste. "Dear Charlie" (diffusé le 23 janvier 1961),
dans lequel un chat domestique très tourneurien joue un rôle capital, est une

4- Axel Madsen, Stanwyck (New York, HarperCollins, 1994), p. 323.


5- “The Barbara Stanwyck Show: Melodrama, Kitsch, and the Media Archive,” Criticism Vol. 55, No. 4,
Automne 2013, p. 575.

Sebastian Santillan
Épisode “Frightened Doll”

comédie noire qui évoque ce ton sec que Tourneur aurait voulu pour un film
qu’il réalisera plus tard, The Comedy of Terrors, et qu’il n’a pas pu imposer.
"Confession" est avant tout remarquable pour son montage élégamment moderne
qui n’utilise aucun fondu (à l’exception du fondu qui marque l’interruption
publicitaire et celui par lequel reprend l’épisode) et qui insère de manière très
dissonante des plans d’un manège dont la musique torture l’héroïne confinée
dans l’appartement de son amant. Le caractère spectral, damné, du personnage
de l’américain expatrié dans "Adventure on Happiness Street" (diffusé le 20
mars 1961) est quant à lui mis en relief par le réalisme documentaire que
constitue la vision de patients pauvres dans une clinique gratuite de Macao6.

La plupart des personnages que Tourneur a filmés pour la série de Stanwyck


sont stressés, hantés, incapables d’être complètement présents à eux-mêmes
— condition peu enviable qui justifie un jeu d’acteur en demi-teinte pour lequel
le réalisateur a une préférence marquée, comme il l’a affirmé dans ses inter-
views et l’a démontré dans ses films. Bien que la star se permette parfois une
interprétation un peu cabotine, comme dans "Sign of the Zodiac" (diffusé le
3 avril 1961), épisode dans lequel elle incarne une femme mentalement instable
qui se croit responsable de la mort de son mari, la performance tout en nuance
qu’elle donne dans "Ironbark’s Bride" est plus représentative du travail fourni
par Stanwyck sous la direction de Tourneur. Elle y exprime la résignation face

6- Il n’est pas exclu que Tourneur soit allé à Macao pour filmer certains plans de "Adventure on Happiness
Street" et à Hong Kong pour tourner des plans de deux épisodes de la série qui se passait dans cette colonie,
"The Miraculous Journey of Tadpole Chan" et "Dragon by the Tail" (diffusé le 30 janvier 1960). À la fin de sa
vie, Tourneur a dit dans une interview que sa carrière de cinéaste l’avait amené à voyager à Hong Kong.

Sebastian Santillan
Épisode “Ironbark’s Bride”

au sort de son personnage tout en faisant ressentir ses ressources d’intégrité


morale qui lui feront gagner in fine l’estime de son nouvel époux. Dans "The
Miraculous Journey of Tadpole Chan" (diffusé le 14 novembre 1960), Dobson
(Ralph Bellamy), le vice-consul américain en poste à Hong Kong, dissimule
derrière une façade froide et bureaucratique sa douleur d’avoir perdu sa femme
et son jeune fils dans un accident de voiture. Incapable d’exprimer verbalement
ses sentiments, Dobson les laisse surgir via son langage corporel quand, sans
qu’on s’y attende, il se penche pour donner un baiser d’adieu à l’orphelin chinois
(Dick Kay Hong) qu’il a aidé à obtenir un visa américain.

La plus grande réussite de Tourneur dans la série est sa maîtrise de la tonalité.


"Ironbark’s Bride" est un parfait exemple de la façon dont Tourneur intégrait
des lampes à sa mise en scène et à l’action : plusieurs plans s’ouvrent sur le
propriétaire terrien interprété par Charles Bickford éteignant une allumette
qui lui a manifestement servi à allumer une lampe dans le champ. L’épisode
se conclut sur un plan moyen superbement composé où l’on voit Stanwyck,
debout, et Bickford, assis, se prenant mutuellement la main, une lampe luisant
sur la table qui les sépare. "The Golden Acres" (diffusé le 13 mars 1961), un
mélodrame un brin sirkien qui se passe dans une petite ville du Midwest au
début du XXème siècle, est interprété et réalisé dans une tonalité en demi-teinte
qui balance avec fluidité entre la comédie et le drame. Cet épisode finement
ciselé suffit à nous faire regretter que Tourneur n’ait pas eu d’autres occasions
de travailler sur ce registre de la tragi-comédie naturaliste (qui n’est pas sans
rappeler son premier film, Tout ça ne vaut pas l’amour, et, jusqu’à un certain
point, La Vie facile.)

Sebastian Santillan
207 télévision

Plus remarquable encore est la façon dont Tourneur se saisit avec délicatesse
du mélange de suspense et de sentimentalité que constitue "Frightened Doll"
(diffusé le 24 avril 1961), d’après un scénario de A.I. Bezzerides, dans lequel
deux personnages en errance — un gangster moribond (Harold J. Stone) et
une allumeuse de bistrot (Stanwyck) qui rêve d’un retour « en fanfare » dans
son village natal — trouvent le salut dans leur rencontre de fortune. Dans deux
scènes, Tourneur use d’angles de prise de vue inhabituels pour cadrer le per-
sonnage joué par Stanwyck et son image dans le miroir, nous faisant ainsi
sentir non seulement sa dualité, mais aussi l’inadéquation de ces deux images
à sa réelle nature. À la fin de l’épisode, l’héroïne est devenue une femme qui
ne se soucie plus de l’image qu’elle renvoie ; par sa renonciation à jouer un rôle
et sa résignation à une vie ordinaire, Stanwyck, Bezzerides et Tourneur donnent
une définition, belle et frappante, de ce que sont les dramatiques télévisuelles
américaines et du rapport qu’elles entretiennent avec le téléspectateur. •

Sebastian Santillan
PRÉSENTATION
DES AUTEURS

Rinaldo Censi est critique, traducteur et programmateur. Il collabore au journal


italien Il manifesto ainsi qu’à plusieurs magazines ou revues (Alfabeta2, Cineforum,
Doppiozero). Il a programmé de nombreuses rétrospectives, consacrées à des
cinéastes aussi divers que Straub-Huillet, Charley Bowers, Pedro Costa, Philippe
Garrel, Peter Tscherkassky, Karl Kels, Jean Eustache ou encore Peter Kubelka.

Carlo Chatrian est critique, journaliste et programmateur. Depuis 2013, il est


directeur du Festival del film Locarno.

Pierre Eugène étudie et pratique la critique de cinéma dans des revues (Artpress,
critikat.com, debordements.fr, Trafic) ou des ouvrages collectifs, lors de conférences
ou de présentations de films (Deux dames sérieuses, avec Marie Anne Guerin). Il
travaille à une thèse sur Serge Daney à l’université de Picardie Jules Verne.

Chris Fujiwara est critique et programmateur. Il est l’auteur de plusieurs livres de


référence : Jacques Tourneur: The Cinema of Nightfall (2001), The World and Its
Double: The Life and Work of Otto Preminger (2007) et Jerry Lewis (2008, traduit
en 2015 aux Prairies ordinaires). Il a enseigné et donné des conférences sur le
cinéma aux universités de Tokyo et de Yale.

Pierre Gabaston est professeur des écoles spécialisé auprès d’enfants souffrant
de troubles du comportement et de la conduite. Il a enseigné à l’Université Paris
VIII de 1977 à 1996 au sein du département des sciences de l’éducation. Il est
l’auteur de plusieurs livres : Pickpocket (Yellow Now, 1990), Rio Bravo (Yellow Now,
2006) et La 317e section (L’Harmattan, 2005), Rebelles sur grand écran (Actes
Sud Junior/La Cinémathèque française, 2008). Il a codirigé Riffs pour Melville
(Yellow Now, 2010).

Fernando Ganzo est critique de cinéma et rédacteur en chef du magazine Sofilm.


Fondateur de la revue Lumière en 2008, il collabore également aux revues Trafic
et Comparative Cinema. Chez Capricci, il a dirigé les ouvrages collectifs George
Cukor. On/off Hollywood (2013) et Sam Peckinpah (2015).

Hervé Gauville collabore régulièrement à la revue de cinéma Trafic. Il a participé


au film Merce Cunningham & Company de Benoît Jacquot, et a réalisé, avec la
chorégraphe Régine Chopinot, un film intitulé L’Extase à bout portant. Il a publié
plusieurs essais sur l’art contemporain ainsi que quatre romans : Le Cahier bleu
(Julliard, 1990), Crier gare, L’Homme au gant et Pas de deux (Verticales, 2001,
2005 et 2007).

Sebastian Santillan
Haden Guest est le directeur du fonds cinématographique de l’Université de Har-
vard, où il enseigne également l’histoire du cinéma et la pratique des archives.
Il a été programmateur pour la Viennale, le Oberhausen Film Festival et la Gul-
benkian Foundation and Museum à Lisbonne. Il a reçu la médaille du mérite
culturel du gouvernement portugais et rédige en ce moment une étude sur le
cinéma portugais après la révolution de 1974. Il a produit Songs from the North
de Soon-Mi Yoo, primé en 2014 par un Léopard d’or au festival de Locarno.

Pierre Jailloux est maître de conférences en études cinématographiques à l’uni-


versité Grenoble-Alpes, où il enseigne entre autres l’histoire et l’esthétique du
cinéma. Il collabore à des revues spécialisées telles qu’Éclipses ou L’art du cinéma.
Il écrit actuellement une étude consacrée à Virgin Suicides de Sofia Coppola, à
paraître aux éditions Vendémiaire.

Mariano Llinás est un cinéaste né à Buenos Aires en 1975. Associé au renouveau


du cinéma argentin au début des années 2000, il est l’auteur de trois films : Bal-
néaires (2002), Histoires extraordinaires (2008) et La Fleur (2016).

Diplômé de l’ENS Louis-Lumière, Mathieu Macheret est critique au Monde et


enseigne le cinéma au Centre Sèvres. Il a également écrit pour de nombreuses
revues, dont les Cahiers ducinéma et Trafic.

Paola Raiman est étudiante-chercheuse à l’Université Paris-VII où elle a rédigé un


mémoire sur Robert Kramer sous la direction d’Emmanuelle André. Elle collabore
aux Cahiers du cinéma et a co-animé l’émission de philosophie Le Gai Savoir sur
France Culture de 2012 à 2015.

Jean-François Rauger est critique de cinéma au Monde et dirige la programmation


de la Cinémathèque française. Il est l’auteur de L’Œil qui jouit (Yellow Now, 2012)
et de L’Œil domestique : Alfred Hitchcock et la télévision (Rouge Profond, 2014).

Distributeur, producteur, programmateur au Mac-Mahon, attaché de presse et


conseiller artistique pour le Festival de Cannes, Pierre Rissient a été très important
pour la reconnaissance en France du cinéma de Jacques Tourneur.

Essayiste et critique de cinéma, Patrice Rollet a fondé avec Serge Daney la revue
Trafic après avoir été directeur littéraire des Cahiers du cinéma. Il a notamment
publié Passages à vide (P.O.L, 2002) et Diaries, Notes and Sketches de Jonas Mekas
(Yellow Now, 2014).

Sebastian Santillan
FILMOGRAPHIE
1931 1934 Aspect : 1.37 : 1. n/b
Durée : 11 minutes
TOUT ÇA NE VAUT PAS LES FILLES DE LA Sortie aux USA : 13 juin 1936
L’AMOUR CONCIERGE
Scénario : René Pujol Scénario : Jean-Georges Auriol, KILLER-DOG
Société de production : Pathé-Natan Georges de La Fouchardière Producteur : Pete Smith
Interprétation : Marcel Levesque Producteur : Óscar Dancigers Société de production : MGM
(Jules Renaudin), Josseline Gaël Société de production : Azed-Films Interprétation : Pete Smith
(Claire), Jean Gabin (Cordier), Interprétation : Jeanne Cheirel (narrateur), Ralph Byrd (père),
Mady Berry (Mme Cordier) (Mme Leclerc, concierge), Betty Ross Clarke (mère),
Format : 35 mm Josette Day (Suzanne Leclerc), Sally Martin (fille),
Aspect : 1.37 : 1. n/b Ghislaine Bru (Lucie Clair) Babs Nelson (Betty Lou)
Durée : 1 h 27 Format : 35 mm Format : 35 mm
Sortie en France : 16 octobre 1931 Aspect : 1.37 : 1. n/b Aspect : 1.37 : 1. n/b
Durée : 1 h 20 Durée : 10 minutes
Sortie en France : 1er juin 1934 Sortie aux USA : 29 août 1936
1933

POUR ÊTRE AIMÉ 1936 1937


Scénario : Jacques Célérier,
Henry d’Erlanger THE JONKER DIAMOND THE GRAND BOUNCE
Producteur : Jacques Natanson Scénario : Pete Smith Société de production : MGM
Société de production : Via Films Producteur : Pete Smith Interprétation : Pete Smith
Interprétation : Pierre Richard- Société de production : MGM (narrateur), Barbara Bedford
Willm (Gérard d’Ormoise), Suzy Interprétation : Pete Smith (secrétaire du docteur), Margaret
Vernon (Edith), Marguerite Moreno (narrateur), Nat Carr (La Zarre Bert (femme de l’Armée du Salut),
(Marie-Josèphe des Espinettes), Kaplan), John Hyams (Harry Dell Henderson (Harry Briggs)
Colette Darfeuil (Maud) Winston) Format : 35 mm
Format : 35 mm Format : 35 mm Aspect : 1.37 : 1. n/b
Aspect : 1.37 : 1. n/b Aspect : 1.37 : 1. n/b Durée : 11 minutes
Durée : 1 h 15 Durée : 10 minutes Sortie aux USA : 22 mai 1937
Sortie en France : 27 octobre 1933 Sortie aux USA : 28 mars 1936
THE BOSS DIDN’T
TOTO HARNESSED RHYTHM SAY GOOD MORNING
Scénario : Curt Alexander, Producteur : Pete Smith Scénario : Douglas Forster,
Henry Koster, René Pujol Société de production : MGM Carey Wilson
Production : Pathé-Natan Interprétation : Pete Smith Producteur : Carey Wilson
Interprétation : Albert Préjean (narrateur), Dixie Dan (cheval) Société de production : MGM
(Toto), Renée St Cyr (Ginette), Format : 35 mm Interprétation : Carey Wilson
Jim Gérald (Le banquier Bruno), Aspect : 1.37 : 1. n/b (narrateur), Donald Haines
Robert Goupil (Carotte), Félix Durée : 10 minutes (garçon de bureau),
Oudart (L’agent de police) Sortie aux USA : 6 juin 1936 Ernie Alexander (employé
Format : 35 mm de bureau), Granville Bates
Aspect : 1.37 : 1. n/b MASTER WILL (Monsieur le directeur)
Durée : 1 h 20 SHAKESPEARE Format : 35 mm
Sortie en France : 1er septembre 1933 Scénario : Richard Goldstone Aspect : 1.37 : 1. n/b
Société de production : MGM Durée : 11 minutes
Interprétation : Carey Wilson Sortie aux USA : 11 septembre 1937
(narrateur), Lionel Belmore
(Manager Burbage), Francis X. THE RAINBOW PASS
Bushman Jr. (Knight), Charles Scénario : Richard Goldstone
Coleman (John Decker) Société de production : MGM
Format : 35 mm Interprétation : Carey Wilson
Sebastian Santillan
(narrateur), Ching Wah Lee WHAT DO YOU THINK? (Louis XIV)
(Yuan), Bessie Loo (épouse Scénario : Carl Dudley, Format : 35 mm
de Yuan), Walter Soo Hoo Jack Woodfer Aspect : 1.37 : 1. n/b
(le fils de Yuan) Producteur : Jack Chertok Durée : 11 minutes
Format : 35 mm Société de production : MGM Sortie aux USA : 19 mars 1938
Aspect : 1.37 : 1. n/b Interpéatation : Carey Wilson
Durée : 11 minutes (narrateur), William Henry WHAT DO YOU THINK?
Sortie aux USA : 28 mars 1936 (John Dough) TUPAPAOO
Durée : 11 minutes Scénario : Carl Dudley
LE ROI SANS COURONNE Sortie aux USA : 25 novembre 1937 et Carey Wilson
(The King Without a Crown) Producteur : Jack Chertok
Scénario : Herman Boxer Société de production : MGM
Société de production : MGM 1938 Interprétation : Carey Wilson
Interprétation : Carey Wilson (narrateur), Moroni Olsen (Kurt
(narrateur), Scotty Beckett (le WHAT DO YOU THINK? N°3 Larsen), John Ince (passager),
dauphin), John Burton (noble), Scénario : Carl Dudley E. Alyn Warren (Père Harry)
Doris Lloyd (Marie-Antoinette) et Jack Woodford Format : 35 mm
Format : 35 mm Producteur : Jack Chertok Aspect : 1.37 : 1. n/b
Aspect : 1.37 : 1. n/b Société de production : MGM Durée : 11 minutes
Durée : 10 minutes Interprétation : Carey Wilson Sortie aux USA : 11 juin 1938
Sortie aux USA : 9 octobre 1937 (narrateur), Roger Converse
(Fred), Mary Howard STRANGE GLORY
ROMANCE OF RADIUM (la jeune mariée), Arthur Rieck Scénario : Morgan Cox
Scénario : Richard Goldstone, (le jeune marié) Producteur : Jack Chertok
N. Gayle Gillerman Format : 35 mm Société de production : MGM
Producteur : Pete Smith Aspect : 1.37 : 1. n/b Interprétation : Carey Wilson
Société de production : MGM Durée : 11 minutes (narrateur), Frank McGlynn Sr.
Interprétation : Pete Smith Sortie aux USA : 15 janvier 1938 (Abraham Lincoln), Fay Helm
(commentaire), André Cheron (Anna Ella Carroll), Addison
(Henri Antoine Becquerel), THE SHIP THAT DIED Richards (sénateur)
Emmett Vogan (Pierre Curie), Scénario : Georges Sayer Format : 35 mm
Margaret Bert (nurse) Producteur : Jack Chertok Aspect : 1.37 : 1. n/b
Format : 35 mm Société de production : MGM Durée : 11 minutes
Aspect : 1.37 : 1. n/b Interprétation : John Nesbitt Sortie aux USA : 2 juillet 1938
Durée : 10 minutes (narrateur), Leonard Penn
Sortie aux USA : 23 octobre 1937 (acteur), Rhea Mitchell (actrice), THINK IT OVER
Harry Allen (acteur) Scénario : Winston Miller
THE MAN IN THE BARN Format : 35 mm Producteur : Jack Chertok
Scénario : Morgan Cox Aspect : 1.37 : 1. n/b Société de production : MGM
Société de production : MGM Durée : 10 minutes Interpétation : Lester Matthews
Interprétation : Carey Wilson Sortie aux USA : 19 février 1938 (Lanny), Charles D. Brown
(narrateur), Ernie Adams (homme (Inspecteur), Robert Emmett
devant le théâtre), Erville Alderson THE FACE BEHIND Keane (Johnson), Donald Barry
(fermier), Virginia Brissac THE MASK (Henchman), Dwight Frye
(femme du fermier) Scénario : Milton Gunzburg (pyromane)
Format : 35 mm Producteur : Jack Chertok Format : 35 mm
Aspect : 1.37 : 1. n/b Société de production : MGM Aspect : 1.37 : 1. n/b
Durée : 11 minutes Interprétation : John Nesbitt Durée : 19 minutes
Sortie aux USA : 20 novembre 1937 (narrateur), Carlos de Valdez Sortie aux USA : 24 juillet 1938
(Bit Part), Lyons Wickland
(Le masque de fer), Mary Howard
(Mme de La Vallière), Edward
Keane (Fouquet), Leonard Penn
Sebastian Santillan
1939 1940 THE MAGIC ALPHABET
Scénario : Robert Lopez
YANKEE DOODLE PHANTOM RAIDERS Producteur : John Nesbitt
GOES TO TOWN Scénario : William R. Lipman, d’après Société de production : MGM
Scénario : Joseph Sherman, une histoire de Jonathan Latimer Interprétation : John Nesbitt
d’après une histoire de Richard Producteur : Frederick Stephani (narrateur), Stephen McNally
Goldstone et Alvan Sommerfeld Société de production : MGM (Dr. Christiaan Eijkman), Dorothy
Producteur : Jack Chertok Interprétation : Walter Pidgeon Morris (secrétaire), Emmett
Société de production : MGM (Nick Carter), Donald Meek Vogan (scientifique)
Interprétation : John Nesbitt (Bartholomew), Joseph Format : 35 mm
(narrateur), Albert Russell (Abraham Schildkraut (Al Taurez), Florence Aspect : 1.37 : 1. n/b
Lincoln), Josiah Tucker (acteur) Rice (Cora Barnes) Durée : 11 minutes
Format : 35 mm Format : 35 mm Sortie aux USA : 10 octobre 1942
Aspect : 1.37 : 1. n/b (sépia) Aspect : 1.37 : 1. n/b
Durée : 11 minutes Durée : 1 h 10 LA FÉLINE
Sortie aux USA : 17 juin 1939 Sortie aux USA : 7 juin 1940 (Cat People)
Scénario : DeWitt Bodeen
THEY ALL COME OUT Producteur : Val Lewton
Scénario : John C. Higgins 1941 Société de production : RKO
Producteur : Jack Chertok Interprétation : Simone Simon
Société de production : MGM DOCTORS DON’T TELL (Irena Dubrovna Reed), Kent
Interprétation : Rita Johnson Scénario : Theodore Reeves Smith (Oliver Reed), Tom Conway
(Kitty), Tom Neal et Isabel Dawn (Dr. Louis Judd), Jane Randolph
(Joe Z. Cameron), Bernard Nedell Producteur : Albert J. Cohen (Alice Moore), Elizabeth Russell
(Clyde « Reno » Madigan), Société de production : (La femme-panthère)
Edward Gargan (George « Bugs » Republic Pictures Format : 35 mm
Jacklin) Interpétation : John Beal (Dr. Aspect : 1.37 : 1. n/b
Format : 35 mm Ralph Sawyer), Florence Rice Durée : 1h 13
Aspect : 1.37 : 1. n/b (Diana Wayne), Edward Norris Sortie aux USA : 5 décembre 1942
Durée : 1 h 10 (Dr. Frank Blake), Ward Bond Sortie en France : 1er juillet 1970
Sortie aux USA : 14 juillet 1939 (Barney Millen) Disponible en DVD chez Warner
Format : 35 mm Home Video et en blu ray chez Import
NICK CARTER Aspect : 1.37 : 1. n/b
MASTER DETECTIVE Durée : 1 h 05
Scénario : Bertram Millhauser, Sortie aux USA : 22 septembre 1941 1943
d’après une histoire de B.
Millhauser et Harold Buckley VAUDOU
Producteur : Lucien Hubbard 1942 (I Walked with a Zombie)
Société de production : MGM Scénario : Curt Siodmak, Ardel Wray,
Interprétation : Walter Pidgeon THE INCREDIBLE d’après une histoire d’Inez Wallace
(Nick Carter — Robert Chalmers), STRANGER Producteur : Val Lewton
Rita Johnson (Lou Farnsby), Scénario : Douglas Foster Société de production : RKO
Henry Hull (John A. Keller), Producteur : John Nesbitt Interprétation : James Ellison
Stanley Ridges (Dr. Frankton) Société de production : MGM (Wesley Rand), Frances Dee
Format : 35 mm Interprétation : John Nesbitt (Betsy Connell), Tom Conway
Aspect : 1.37 : 1. n/b (narrateur), Sam Ash (boutiquier), (Paul Holland), Edith Barrett (Mrs.
Durée : 59 minutes Walter Baldwin (Dr. Peabody), Rand), James Bell (Dr. Maxwell)
Sortie aux USA : 13 décembre 1939 Roger Gray (Mack Williams) Format : 35 mm
Format : 35 mm Aspect : 1.37 : 1. n/b
Aspect : 1.37 : 1. n/b Durée : 1 h 09
Durée : 11 minutes Sortie aux USA : 21 avril 1943
Sortie aux USA : 20 juin 1942 Sortie en France : 27 septembre 1967
Disponible en DVD chez Warner
Sebastian Santillan
Home Video
L’HOMME-LÉOPARD ANGOISSE Société de production : RKO
(The Leopard Man) (Experiment Perilous) Interprétation : Robert Mitchum
Scénario : Ardel Wray, d’après le récit Scénario : W. Duff, d’après le (Jeff Bailey), Kirk Douglas (Whit
de Cornell Woolrich, Black Alibi  roman de Margaret Carpenter Sterling), Jane Greer (Kathie Moffat),
Producteur : Val Lewton Producteurs : Warren Duff Rhonda Fleming (Meta Carson)
Société de production : RKO et Robert Fellows Format : 35 mm
Interprétation : Dennis O’Keefe Société de production : RKO Aspect : 1.37 : 1. n/b
(Jerry Manning), Margo Interprétation : Hedy Lamarr Durée : 1 h 37
(Clo-Clo »), Jean Brooks (Allida Bedereaux), George Brent Sortie aux USA : 25 novembre 1947
(Kiki Walker), Isabel Jewell (Dr. Huntington Bailey), Sortie en France : 30 mars 1949
(Maria, la cartomancienne), Paul Lukas (Nick Bedereaux), Disponible en DVD aux Éditions
James Bell (Dr. Galbraith) Albert Dekker (Clag) Montparnasse
Format : 35 mm Format : 35 mm
Aspect : 1.37 : 1. n/b Aspect : 1.37 : 1. n/b
Durée : 1 h 06 Durée : 1 h 31 1948
Sortie aux USA : 8 mai 1943 Sortie aux USA : 18 décembre 1944
Disponible en DVD aux Éditions Sortie en France : 9 juillet 1947 BERLIN EXPRESS
Montparnasse Disponible en DVD aux Éditions Scénario : Harold Medford, d’après
Montparnasse une histoire de Curt Siodmak
Producteurs : Bert Granet
1944 Société de production : RKO
1946 Interprétation : Merle Oberon
REWARD UNLIMITED (Lucienne Mirbeau), Robert Ryan
Scénario : Mary C. McCall Jr. LE PASSAGE DU CANYON (Robert J. Lindley), Charles Korvin
Producteurs : B. P. Fineman, (Canyon Passage) (Henri Perrot/Holtzmann), Paul Lukas
David O. Selznick Scénario : Ernest Pascal d’après (Dr. Heinrich Bernhardt)
Société de production : une histoire d’Ernest Haycox parue Format : 35 mm
U.S. Office of War Information dans le Saturday Evening Post Aspect : 1.37 : 1. n/b
Interprétation : Dorothy McGuire Producteur : Walter Ranger Durée : 1 h 27
(Peggy), James Brown (Paul), Société de production : Universal Sortie aux USA : 1er mai 1948
Aline MacMahon (Mrs. Scott), Interprétation : Dana Andrews Sortie en France : 21 juin 1949
Spring Byington (Peggy’s mother) (Logan Stewart), Brian Donlevy Disponible en DVD aux Éditions
Format : 35 mm (George Camrose), Susan Montparnasse
Aspect : 1.37 : 1. n/b Hayward (Lucy Overmire),
Durée : 10 minutes Patricia Roc (Caroline Marsh)
Sortie aux USA : 25 mai 1944 Format : 35 mm 1949
Aspect : 1.37 : 1. Couleur (technicolor)
JOURS DE GLOIRE Durée : 1 h 32 LA VIE FACILE
(Days of Glory) Sortie aux USA : 15 juillet 1946 (Easy living)
Scénario : Casey Robinson, d’après Sortie en France : 28 octobre 1949 Scénario : Charles Schnee,
une histoire de Melchior Lengyel Disponible en DVD chez Sidonis d’après une histoire d’Irwin Shaw,
Producteur : Casey Robinson "Education of the Heart"
Société de production : RKO Producteur : Robert Sparks
Interprétation : Tamara 1947 Société de production : RKO
Toumanova (Nina), Gregory Peck Interprétation : Victor Mature
(Vladimir), Alan Reed (Sasha), LA GRIFFE DU PASSÉ (Pete Wilson), Lucille Ball (Anne),
Maria Palmer (Yelena) (aussi connu sous le titre Lizabeth Scott (Liza Wilson),
Format : 35 mm Pendez-moi haut et court) Sonny Tufts (Tim McCarr)
Aspect : 1.37 : 1. n/b (Out of the Past) Format : 35 mm
Durée : 1 h 26 Scénario : Daniel Mainwaring, d’après Aspect : 1.37 : 1. n/b
Sortie aux USA : 8 juin 1944 son roman Build my Gallows High  Durée : 1 h 17
Disponible en DVD Producteur : Warren Duff Sortie aux USA : 8 octobre 1949
aux Éditions Montparnasse et Robert Sparks Disponible en dvd chez RKO
Sebastian Santillan
1950 (Elspeth Graham), Marius Goring 1953
(Sholto Lewis), Hugh Sinclair
STARS IN MY CROWN (Hamish McArran) LES RÉVOLTÉS
Scénario : Margaret Fitts, d’après Format : 35 mm DE LA CLAIRE-LOUISE
le roman de Joe David Brown, Aspect : 1.37 : 1. n/b (Appointment in Honduras)
adapté par lui-même Durée : 1 h 26 Scénario : Karen De Wolf, d’après
Producteur : William H. Wright Sortie aux USA : 17 avril 1951 une histoire de Mario Silvera
Société de production : MGM Sortie en France : 12 juin 1953 et Jack Cornall
Interprétation : Joel McCrea (Josiah Producteur : Benedikt Bogeaus
Doziah Gray), Ellen Drew (Harriet LA FLIBUSTIÈRE Société de production : RKO
Gray), Dean Stockwell (John DES ANTILLES Interprétation : Glenn Ford
Kenyon), Alan Hale (Jed Isbell) (Anne of the Indies) (Jim Corbette), Ann Sheridan
Format : 35 mm Scénario : Philip Dunne (Sylvia Sheppard), Zachary Scott
Aspect : 1.37 : 1. n/b et Arthur Caesar, d’après une (Harry Sheppard), Rodolfo Acosta
Durée : 1 h 29 histoire de H.R. Sass (Reyes)
Sortie aux USA : 9 mars 1950 Producteur : George Jessel Format : 35 mm
Disponible en DVD chez Warner Société de production : Fox Aspect : 1.37 : 1. Couleur
Home Video Interprétation : Jean Peters (Eastman Color / Technicolor)
(Capitaine Ann Providence), Durée : 1 h 19
LA FLÈCHE Louis Jourdan (Capitaine Pierre Sortie aux USA : 16 octobre 1953
ET LE FLAMBEAU François La Rochelle), Debra Sortie en France : 6 mai 1955
(The Flame and the Arrow) Paget (Molly LaRochelle), Herbert
Scénario : Waldo Salt Marshall (Docteur Jameson)
Producteurs : Harold Hecht, Format : 35 mm 1955
Frank Ross Aspect : 1.37 : 1. Couleur
Société de production : Norma-FR (Technicolor) LE JUGE THORNE
Productions Durée : 1 h 21 FAIT SA LOI
Interprétation : Burt Lancaster Sortie aux USA : 18 octobre 1951 (Stranger on Horseback)
(Dardo), Virginia Mayo (Anne Sortie en France : 12 septembre 1952 Scénario : Herb Meadows,
de Hesse), Aline MacMahon Disponible en DVD chez Carlotta Don Martin, d’après une histoire
(Nonna Bartoli), Robert Douglas de Louis l’Amour
(Alessandro) Producteur : Robert Goldstein
Format : 35 mm 1952 Société de production : Leonard
Aspect : 1.37 : 1. Couleur Goldstein Productions
(Technicolor) LE GAUCHO Interprétation : Joel McCrea (Juge
Durée : 1 h 28 (Way of a Gaucho) Rick Thorne), Miroslava (Amy
Sortie aux USA : 7 juillet 1950 Scénario : P. Dunne, d’après Lee Bennerman), Kevin McCarthy
Sortie en France : 27 juin 1951 Herbert Childs (Tom Bannerman), John McIntire
Disponible en DVD chez Warner Bros Producteur : Philip Dunne (Josiah Bannerman)
Société de production : Fox Format : 35 mm
Interprétation : Rory Calhoun Aspect : 1.85 : 1. Couleur
1951 (Manuel Penalosa), Gene Tierney (Anscocolor)
(Teresa Chavez), Hugh Marlowe Durée : 1 h 06
L’ENQUÊTE EST CLOSE (Don Miguel Aldeondo), Sortie aux USA : 23 mars 1955
(Circle of Danger) Richard Boone (Salinas) Disponible en DVD chez Sidonis
Scénario : Philip McDonald, d’après Format : 35 mm
son histoire : "White Heather" Aspect : 1.37 : 1. Couleur (Technicolor) UN JEU RISQUÉ
Producteurs : Joan Harrison, David Durée : 1 h 27 (Wichita)
E. Rose, John R. Sloan Sortie aux USA : 16 octobre 1952 Scénario : Daniel B. Ullmann,
Société de production : Sortie en France : 17 avril 1953 d’après son récit
Coronado Productions Disponible en DVD chez Sidonis Producteur : Walter Mirisch
Interprétation : Ray Milland (Clay Société de production :
Douglas), Patricia Roc Allied Artists Pictures
Sebastian Santillan
Interprétation : Joel McCrea 1957 Dufort), John Dehner (Emir)
(Wyatt Earp), Vera Miles Format : 35 mm
(Laurie McCoy), Lloyd Bridges RENDEZ-VOUS Aspect : n/b
(Gyp), Wallace Ford AVEC LA PEUR Durée : 1 h 31
(Arthur Whiteside) (Night of the Demon Sortie aux USA : 27 novembre 1958
Format : 35 mm ou Curse of the Demon)
Aspect : 2.55 : 1. Couleur (Technicolor) Scénario : Charles Bennett, Hal E.
Durée : 1 h 21 Chester, d’après le récit de Montague 1959
Sortie aux USA : 13 juillet 1955 R. James, Casting The Runes 
Disponible en DVD chez Warner Producteur : Frank Bevis LA BATAILLE
Home Video Société de production : Columbia DE MARATHON
Interprétation : Dana Andrews (La Battaglia di Maratona
(Dr. John Holden), Peggy ou The Giant of Marathon)
1956 Cummins (Joanna Harrington), Scénario : Ennio De Concini,
Nial McGinnis (Dr. Julian B. Vailati, Augusto Frassinetti,
L’OR ET L’AMOUR Karswell), Maurice Denham d’après une idée de Alberto
(Great Day in the Morning) (Professeur Harrington) Barsanti et Rafaello Pacini
Scénario : Lesser Samuels, d’après Format : 35 mm Producteur : Bruno Vailati
le roman de Robert Hardy Andrews Aspect : 1.85 : 1. n/b Sociétés de production : Titanus
Producteur : Edmund Grainger Durée : 1 h 35 Galatea (Rome), Lux-Lyre (Paris)
Société de production : Edmund Sortie aux USA : 17 décembre 1957 Interprétation : Steve Reeves
Grainger Productions Sortie en France : 31 mars 2004 (Philippides), Mylène Demongeot
Interprétation : Virginia Mayo Disponible en DVD chez Wild Side (Andromède), Sergio Fantoni
(Ann Merry Alaine), (Théocrite), Philippe Hersent
Robert Stack (Owen Pentecost), (Calimaque)
Ruth Roman (Boston Grant), Alex 1958 Format : 35 mm
Nicol, (Capitaine Stephen Kirby) Aspect : 2.35 : 1. Couleur
Format : 35 mm LA CIBLE PARFAITE (Eastmancolor)
Aspect : 2.00 : 1. Couleur (Technicolor) (The Fearmakers) Sortie aux USA : 3 décembre 1959
Durée : 1 h 32 Scénario : Elliot West, Chris Appley, Sortie en France : 9 septembre 1960
Sortie aux USA : 16 mai 1956 d’après le roman de David L. Teilhet Disponible en DVD chez Rdm Édition
Producteur : Martin H. Lancer
POURSUITES Société de production : Pacemaker
DANS LA NUIT Interprétation : Dana Andrews 1963
(Nightfall) (Captain Alan Eaton), Dick Foran
Scénario : Sterling Silliphant, (Jim McGinnis), Marilee Earle LE CROQUE-MORT
d’après le roman de David Goodis, (Lorraine Denis), Veda Ann Borg S’EN MÊLE
The Dark Chase (Vivian Loder) ou QUAND LE CROQUE-
Producteur : Ted Richmond Format : 35 mm MORT S’EN MÊLE
Société de production : Aspect : 1.33 : 1. n/b (The Comedy of Terrors)
Copa Productions Durée : 1 h 25 Scénario : Robert Matheson
Interprétation : Aldo Ray (James Sortie aux USA : 31 octobre 1958 Producteurs : James H. Nicholson,
Vanning), Brian Keith (John), Samuel Z. Arkoff.
Anne Bancroft (Marie Gardner), TOMBOUCTOU Société de production :
Jocelyn Brando (Laura Fraser) (Timbuktu) Alta-Vista Production
Format : 35 mm Scénario : John Kean, Anthony Interprétation : Vincent Price
Aspect : 1.37 : 1. n/b Veiller, Paul Dudley (William Trumbull), Peter Lorre
Durée : 1 h 18 Producteur : Edward Small (Felix Gillie), Boris Karloff
Sortie aux USA : 19 novembre 1956 Société de production : Edward (Amos Hinchley), Joe E.Brown
Sortie en France : 6 février 1983 Small Productions (gardien du cimetière)
Disponible en DVD chez Wilde Side Interprétation : Victor Mature (Mike Format : 35 mm
Conway), Yvonne de Carlo (Natalie Aspect : 2.35 : 1. Couleur (Pathecolor)
Dufort), George Dolenz (Colonel Durée : 1 h 24
Sebastian Santillan
TÉLÉVISION
Sortie aux USA : 25 décembre 1963 1955-1961 (Lili Parrish), Bennye Gatteys
Sortie en France : 4 janvier 2011 (Madeleine Parrish), Ted Knight
(DVD) GENERAL ELECTRIC (juge), Jack Mullaney (Dan Martin)
Disponible en DVD chez Sidonis THEATER Durée : 30 minutes
Épisode « The Martyr » Diffusion aux États-Unis :
Scénario : Leo Davis, 8 novembre 1961
1965 Frank O’Connor
Producteur : Z. Wayne Griffin
LA CITÉ SOUS LA MER Société de production : 1956
(War-Gods of the Deep ou Revue Studios
The City under the Sea) Interprétation : Ronald Reagan JANE WYMAN PRESENTS
Scénario : Charles Benett, Louis M. (Hartnell), Brian Aherne (Colonel THE FIRESIDE THEATRE
Heyward, David Whitaker, d’après Tafferty), Lee Marvin (Captain Épisode « The Liberator »
Edgar Allan Poe Morrissey), J. M. Kerrigan (Jimmy) Scénario : John Fante,
Producteurs : Daniel Haller ` Durée : 30 minutes Indro Montanelli
et George Willoughby Diffusion aux États-Unis : Société de production :
Société de production : 23 janvier 1955 Lewman Productions
Bruton Film Productions Interprétation : Jane Wyman
Interprétation : Vincent Price Épisode « Into the Night », (son prope rôle, animatrice),
(le capitaine), Tab Hunter Scénario : Mel Dinelli, Sebastien Cabot (Senore La
(Ben Harris), Susan Hart (Jill Charles Hoffman Torre), Dane Clark (Vico),
Tregellis), David Tomlinson Producteur : Leon Gordon Lee Erickson (acteur)
(Harold Tiffin-Jones) Société de production : Durée : 30 minutes
Format : 35 mm Revue Productions Diffusion aux États-Unis :
Aspect : 2.35 : 1. Couleur Interprétation : Eddie Albert 10 janvier 1956
(Pathecolor) (Paul Mattson), Ruth Roman
Durée : 1 h 24 (Helen Mattson), Dane Clark Épisode « Kristi »
Sortie aux USA : 26 mai 1965 (Smiley Sanson), Robert Scénario : Jameson Brewer,
Armstrong (Walt Bevans) Gladys Hasty Carroll
Durée : 30 minutes Société de production :
Diffusion aux États-Unis : Lewman Productions
8 mai 1955 Interprétation : Jane Wyman
(son prope rôle, animatrice),
Épisode « Aftermath » Charles Coburn (Dr. Cutler),
Scénario : Octavus Roy Cohen, Jack Kelly (Rayburn Stone),
John Paxton Minerva Urecal (Mrs. Adams)
Producteur : Harry Tatelman Durée : 30 minutes
Société de production : Diffusion aux États-Unis :
Revue Studios 14 février 1956
Interprétation : Fess Parker
(Jonathan West), James Best (Hardy Épisode « The Mirror »
Coulter), Sam Jacjson Jr. (Ernie / Scénario : Alphonse Daudet, Jack
Galoot), William Phipps (Hicks) Hanley, Jack Schaefer
Durée : 30 minutes Société de production :
Diffusion aux États-Unis : Lewman Productions
17 avril 1960 Interprétation : Joanne Dru
(Kittura), Tom Tyron (Ben),
Épisode « Star Witness: The Lili Carleton Young (Perkins),
Parrish Story » Harry Harvey Jr. (Appleby)
Scénario : James P. Cavanagh Durée : 30 minutes
Société de production : Diffusion aux États-Unis :
Revue Studios 28 février 1956
Interprétation : Barbara Stanwyck
Sebastian Santillan
1957 Interprétation : Walter Winchell Scénario : Gerald Drayson Adams
(lui-même), Rodolfo Acosta Société de production :
SCHLITZ PLAYHOUSE (El Gato), Robert Carricart (acteur), MGM Television
OF STARS Edward Colmans (Mercado) Interprétation : Keith Larsen
Épisode « Outlaw’s Boots » Durée : 30 minutes (Major Robert Rogers), Buddy
Scénario : N.B. Stone Jr., Diffusion aux États-Unis : Ebsen (Sergent Hunk Marriner),
Thomas Thompson 28 mars 1958 Claude Akins (Calib Brandt)
Société de production : Revue Don Burnett (sous-officier
Productions Épisode « House on Biscane Bay » Langdon Towne)
Interprétation : Steve Cochran Scénario : Martin Berkeley, Durée : 30 minutes
(acteur), Keenan Wynn (acteur), Clarke Reynolds Diffusion aux États-Unis :
Whitney Blake (actrice), Société de production : 12 octobre 1958
Roland Winters (acteur) Desilu Productions
Durée : 30 minutes Interprétation : Walter Winchell Épisode « Break Out »
Diffusion aux États-Unis : (lui-même), Val Dufour (Whitman), Scénario : Gerald Drayson Adams
29 octobre 1957 William Edmunds (Giovanni Producteur : Adrian Samish
Mancuso), Didi Ramati (Angela) Société de production :
Durée : 30 minutes MGM Television
1957-1958 Diffusion aux États-Unis : Interprétation : Keith Larsen
31 décembre 1958 (Major Robert Rogers), Buddy
THE WALTER Ebsen (Sergent Hunk Marriner),
WINCHELL FIRE Don Burnett (sous-officier
Épisode « The Cupcake » 1958 Langdon Towne),
Scénario : Martin Berkeley, Adam Williams (Corporal Quill)
Clarke Reynolds NORTHWEST PASSAGE Durée : 30 minutes
Société de production : Scénario : d’après le roman de Kenneth Diffusion aux États-Unis :
Desilu Productions Roberts et le film de King Vidor 19 octobre 1958
Interprétation : Walter Winchell Épisode « The Gunsmith »
(lui-même), John Wengraf Société de production : Épisode « The Hostage »
(Leopold), Ahna Capri (Lucy), MGM Television Scénario : George Waggner
Anna Sten (Frieda) Interprétation : Keith Larsen Producteur : Adrian Samish
Durée : 30 minutes (Major Robert Rogers), Buddy Société de production :
Diffusion aux États-Unis : Ebsen (Sergent Hunk Marriner), MGM Television
4 décembre 1957 Don Burnett (sous-officier Interprétation : Keith Larsen
Langdon Towne), Larry Chance (Major Robert Rogers), Buddy
Épisode « The Steep Hill » (Chef Black Wolf) Ebsen (Sergent Hunk Marriner),
Scénario : William Bruckner Durée : 30 minutes Don Burnett (sous-officier
Producteur : Bert Granet Diffusion aux États-Unis : Langdon Towne),
Société de production : 28 septembre 1958 Bobby Clark (Jean Louis)
Desilu Productions Durée : 30 minutes
Interprétation : Walter Winchell Épisode « Surprise Attack» Diffusion aux États-Unis :
(lui-même), Mike Connors (Dave Scénario : Gerald Drayson Adams 2 novembre 1958
Hopper), Dolores Donlon (Libby Producteur : Adrian Samish
Wicks), Stephen Joyce (Toby) Société de production : Épisode « The Assassin »
Durée : 30 minutes MGM Television Scénario : Gerald Drayson Adams
Diffusion aux États-Unis : Interprétation : Keith Larsen (Major Producteur : Adrian Samish
25 décembre 1957 Robert Rogers), Buddy Ebsen Société de production :
(Sergent Hunk Marriner), Don MGM Television
Épisode « The Stop-over » Burnett (sous-officier Langdon Interprétation : Keith Larsen (Major
Scénario : Adrian Spies Towne), Lisa Gaye (Natula) Robert Rogers), Buddy Ebsen
Producteur : Bert Granet Diffusion aux États-Unis : (Sergent Hunk Marriner), Don
Société de production : 5 octobre 1958 Burnett (sous-officier Langdon
Desilu Productions Épisode « The Bound Women » Towne), Jacques Aubuchon
Sebastian Santillan
(Lieutenant Joseph Sarat) 1959 Épisode « The Miraculous Journey
Durée : 30 minutes of Tadpole Chan »
Diffusion aux États-Unis : THE CALIFORNIANS Scénario : Albert Beich
16 novembre 1958 Épisode « Wolf’s Head » Producteur : William H. Wright
Scénario : Carey Wilber Société de production :
Épisode « The Traitor » Producteur : Felix E. Feist ESW Productions
Société de production : Société de production : Interprétation : Barbara Stanwyck,
MGM Television California Film Enterprises Ralph Bellamy (Dobson), Dick Kay
Interprétation : Keith Larsen Interprétation : Richard Coogan Hong (Tadpole Chan),
(Major Robert Rogers), Buddy (Marshal Matthew Wayne), Art James Hong (Jack Wong)
Ebsen (Sergent Hunk Marriner), Fleming (Jeremy Pitt), Bruce Gordon Durée : 30 minutes
Don Burnett (sous-officier (Charles Savage), Alexander Diffusion aux USA :
Langdon Towne), Lewis Martin Campbell (Juge Henshaw) 14 novembre 1960
(Capitaine Morgan) Durée : 30 minutes
Durée : 30 minutes Diffusion aux États-Unis : Épisode « Ironbark’s Bride »
Diffusion aux États-Unis : 24 février 1959 Scénario : Margaret Fitts,
7 décembre 1958 Al C. Ward
Producteur : William H. Wright
Épisode « The Vulture » 1960 Société de production :
Scénario : Gerald Drayson Adams ESW Productions
Producteur : Adrian Samish BONANZA Interprétation : Barbara Stanwyck,
Société de production : Épisode « Denver McKee » Charles Bickford (Isiah B.
MGM Television Scénario : Fred Freyberger Richardson), Gerald Mohr (Charlie
Interprétation : Keith Larsen et Steve McNeill Cahill), David Kent (Jared Cahill)
(Major Robert Rogers), Buddy Producteur : David Dortort Durée : 30 minutes
Ebsen (Sergent Hunk Marriner), Société de production : NBC Diffusion aux USA :
Don Burnett (sous-officier Interprétation : Michael Landon 28 novembre 1960
Langdon Towne), Bruce Cowling (Joseph “Little Joe” Cartwright)
(Sir Martin Stanley) Lorne Greene (Ben Cartwright), Épisode « Dear Charlie »
Durée : 26 minutes Pernell Roberts (Adam Cartwright), Scénario : Blanche Hanalis
Diffusion aux États-Unis : Dan Blocker (Hoss Cartwright) Producteur : William H. Wright
28 décembre 1958 Durée : 1 h Société de production :
Diffusion aux USA : ESW Productions
COOL AND LAM 15 octobre 1960 Interprétation : Barbara Stanwyck,
Scénario : Erie Stankey Gardner, Milton Berle (Charlie Zane),
Edmund L. Hartmann Katherine Squire (Elvie),
Producteur : Edmund L. Hartmann 1960-1961 Lurene Tuttle (Tessie)
Société de production : Durée : 30 minutes
Columbia Broadcasting System THE BARBARA Diffusion aux USA :
Interprétation : Billy Pearson STANWYCK SHOW 23 janvier 1961
(Donald Lam), Benay Venuta Épisode « The Mink Coat »
(Bertha Cool), Maurice Manson Scénario : Blanche Hanalis Épisode « Dragon by the Tail »
(Dr. Lintig), Margaret Field Producteur : William H. Wright Scénario : Albert Beich
(Marion Dunton) Société de production : Producteur : William H. Wright
Durée :30 minutes ESW Productions Société de production :
Diffusion aux États-Unis : Interprétation : Barbara Stanwyck, ESW Productions
31 décembre 1958 Stephen McNally (Bill), Tenen Holtz Interprétation : Barbara Stanwyck,
(Bronsky), Lewis Martin (acteur) Philip Ahn (Lee Chin),
Durée : 30 minutes Russell Arms (James More),
Diffusion aux USA : George Givot (Nick Patros)
19 septembre 1960 Durée : 30 minutes
Diffusion aux USA :
30 janvier 1961
Sebastian Santillan
Épisode « Confession » Marian B. Cockrell J. Pat O’Malley (McPheeny)
Scénario : Gavin Lambert, Producteur : William H. Wright Durée : 48 minutes
Ellis St. Joseph Société de production : Diffusion aux USA : 11 mars 1962
Producteur : William H. Wright ESW Productions
Société de production : Interprétation : Barbara Stanwyck,
ESW Productions James Best (Joe), Robert Horton 1964
Interprétation : Barbara Stanwyck, (Horace), Jimmy Lydon (Harry)
Josephine Hutchinson (Betty Durée : 30 minutes LA QUATRIÈME
Galloway), Kenneth MacKenna Diffusion aux USA : 17 avril 1961 DIMENSION
(Morgan Manning), (Twilight Zone)
Lee Marvin (Jud Hollister) Épisode « Frightened Doll » Épisode « Night Call »
Durée : 30 minutes Scénario : A. I. Bezzerides Scénario : Richard Matheson,
Diffusion aux USA : Producteur : William H. Wright Rod Serling
20 février 1961 Société de production : Producteur : Bert Granet
ESW Productions Société de production :
Épisode « The Golden Acres » Interprétation : Barbara Stanwyck, Cayuga productions
Scénario : Jerome Gruskin Wallace Ford (Harry, le tenancier Interprétation : Gladys Cooper
Producteur : William H. Wright du bar), Lee Frederick (Détective (Miss Elva Keane),
Société de production : Barnes), Eloise Hardt (Blonde) Nora Marlowe (Margaret Phillips),
ESW Productions Diffusion aux USA : 24 avril 1961 Martine Bartlett (Miss Finch),
Interprétation : Barbara Stanwyck, Rod Serling (narrateur)
Paul Barselow (Fred Blakely), Durée : 26 minutes
Robert Emhardt (Ben), 1962 Diffusion aux USA : 7 février 1964
John McGiver (Collins)
Durée : 30 minutes FOLLOW THE SUN
Diffusion aux USA : 13 mars 1961 Épisode « Sergeant Kolchak 1966
fades away »
Épisode « Adventure Scénario : Gene L. Coon T.H.E CAT
on Happiness Street » Producteur : William H. Wright Épisode « The Ring of Anasis »
Scénario : A. I. Bezzerides Société de production : Fox Scénario : Harry Julian Fink,
Producteur : William H. Wright Interprétation : Brett Halsey Herman Miller
Société de production : (Paul Templin), Gigi Perreau Producteur : Boris Sagal
ESW Productions (Kathy Richards), William Bendix Société de production : NBC
Interprétation : Barbara Stanwyck, (sergent Major Kolchak), Interprétation : Robert Loggia
Lew Ayres (Dr. Paul Harris), Nobu McCarthy (Tamiko) (T. Hewitt Edward Cat),
Robert Culp (archevêque) Durée : 1 heure William Daniels (Tony Webb),
Durée : 30 minutes Diffusion aux USA : Michele Carey (Julie Roth),
Diffusion aux USA : 20 mars 1961 28 janvier 1962 Ross Hagen (Paul Cheever)
Durée : 30 minutes
Épisode « Sign of the Zodiac » AVENTURES DANS Diffusion aux USA :
Scénario : A. I. Bezzerides LES ÎLES 30 décembre 1966
Producteur : William H. Wright (Adventures in Paradise)
Société de production : Épisode « Une fiancée pour
ESW Productions le capitaine »
Interprétation : Barbara Stanwyck, Scénario : Jean Holloway,
Joan Blondell (Helene Terry), James A. Michener
James Chandler (Lieutenant), Producteurs : Martin Manulis,
Dan Duryea (Pierre) Art Wallace
Durée : 30 minutes Société de production : Fox
Diffusion aux USA : 3 avril 1961 Interprétation : Gardner McKay
(capitaine Adam Troy),
Épisode « The Choice » Guy Stockwell (Chris Parker),
Scénario : Francis M. Cockrell, Ray Walston (Frank Hoag),
Sebastian Santillan
LA PREMIÈRE Monte Hellman Florian Keller
COLLECTION SYMPATHY FOR THE DEVIL COMIQUE EXTRÉMISTE
entretien avec Emmanuel Burdeau Andy Kaufman
Werner Herzog et le Rêve Américain
MANUEL DE SURVIE Jean Gruault
entretien avec Hervé Aubron HISTOIRE DE JULIEN Collectif
et Emmanuel Burdeau & MARGUERITE QUENTIN TARANTINO
scénario pour un film un cinéma déchaîné
Werner Herzog de François Truffaut (hors format, en coédition
CONQUÊTE DE L’INUTILE avec Les Prairies ordinaires)
Walter Murch
Jim Hoberman EN UN CLIN D’ŒIL Kijû Yoshida
THE MAGIC HOUR passé, présent et futur du montage ODYSSÉE MEXICAINE
une fin de siècle au cinéma voyage d’un cinéaste japonais
Louis Skorecki 1977-1982
Luc Moullet SUR LA TÉLÉVISION
NOTRE ALPIN QUOTIDIEN de Chapeau melon et bottes Ed Wood
entretien avec Emmanuel de cuir à Mad Men COMMENT RÉUSSIR
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Philippe Cassard les conseils du plus mauvais
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PIGES CHOISIES MOUVEMENTS
(de Griffith à Ellroy) un pianiste au cinéma Philippe Azoury
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Stan Brakhage et Jean Narboni EN SUBSTANCE
THE BRAKHAGE LECTURES
(Méliès, Dreyer, Griffith, Eisenstein) Jia Zhang-ke Kirk Douglas
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TOUT CE QUE VOUS (1996-2011)
AVEZ TOUJOURS VOULU Pierre Léon
SAVOIR SUR LACAN SANS Stanley Cavell JEAN-CLAUDE BIETTE,
JAMAIS OSER LE DEMANDER LA PROTESTATION LE SENS DU PARADOXE
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...POURQUOI LES COIFFEURS ? entretien avec Hervé Aubron OH BROTHERS !
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À LA FORTUNE DU BEAU CECIL B. DEMILLE, ACTIVISTE POÉTIQUE
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Fredric Jameson 1966-1995 une histoire de la sexualité
FICTIONS GÉOPOLITIQUES entretien avec Philippe Azoury sur les écrans américains
cinéma, capitalisme, postmodernité

Sebastian Santillan
Buster Keaton et Charles Samuels André S. Labarthe Collectif
LA MÉCANIQUE DU RIRE LA SAGA « CINÉASTES, FRANCIS FORD COPPOLA
autobiographie d’un génie comique DE NOTRE TEMPS »
une histoire du cinéma Collectif
Collectif en 100 films LA SAGA HBO
FILMER DIT-ELLE
le cinéma de Marguerite Duras Emmanuel Burdeau Axel Cadieux
VINCENTE MINNELLI VOYAGES À TWIN PEAKS
Grover Lewis
LE CINÉMA INFILTRÉ Collectif Collectif
un Nouveau Journalisme THE WIRE CINQ POLARS DU XXIE SIECLE
reconstitution collective
Bob Woodward (en coédition avec à paraître
JOHN BELUSHI Les Prairies ordinaires)
la folle et tragique vie Peter Bogdanovich
d’un Blues Brother Collectif LES MAÎTRES D’HOLLYWOOD
(hors format) OTTO PREMINGER (VOL. I)

William Castle Collectif


COMMENT J’AI TERRIFIÉ DANSE ET CINÉMA ACTUALITÉ CRITIQUE
L’AMÉRIQUE (en coédition avec le Centre
40 ans de séries B à Hollywood national de la danse) Emmanuel Burdeau
LA PASSION DE TONY SOPRANO
Thomas Harlan Collectif
UNE VIE APRÈS LE NAZISME GEORGE CUKOR Philippe Azoury
Entretien avec Jean-Pierre Stephan on /off Hollywood À WERNER SCHROETER,
QUI N’AVAIT PAS PEUR
Pascal Bonitzer C. L. Zois DE LA MORT
LA VISION PARTIELLE LIFE GUARD
écrits sur le cinéma Hervé Aubron
Joe Eszterhas GÉNIE DE PIXAR
Jérôme Momcilovic À LA CONQUÊTE
PRODIGES D’ARNOLD D’HOLLYWOOD Juan Branco
SCHWARZENEGGER le Guide du scénariste qui valait RÉPONSES À HADOPI
un milliard suivi d’un entretien
Sidney Lumet avec Jean-Luc Godard
FAIRE UN FILM Tag Gallagher
JOHN FORD Guillaume Orignac
Paul Verhoeven l’homme et ses films DAVID FINCHER
À L’ŒIL NU OU L’HEURE NUMÉRIQUE
entretien avec Emmanuel Burdeau Laurent Mauvignier
VISAGES D’UN RÉCIT Jacques Rancière
Hervé Aubron Variations autour d’une fiction BÉLA TARR, LE TEMPS D’APRÈS
& Emmanuel Burdeau
WERNER HERZOG, PAS À PAS Collectif Stéphane Bouquet
SAM PECKINPAH CLINT FUCKING EASTWOOD

HORS COLLECTION Amos Vogel Louis Skorecki


LE CINÉMA, ART SUBVERSIF D’OÙ VIENS-TU DYLAN ?
Frédéric de Towarnicki
LES AVENTURES Xavier Kawa-Topor & Philippe Axel Cadieux
DE HARRY DICKSON Moins (dir.) UNE SÉRIE DE TUEURS
scénario pour un film LE CINÉMA D’ANIMATION les serial killers qui
(non réalisé) par Alain Resnais EN 100 FILMS ont inspiré le cinéma

Collectif Louis Blanchot


CINQ NOUVELLES LES VIES DE TOM CRUISE
FANTASTIQUES DU XXIE SIECLE
Sebastian Santillan
Xavier Kawa-Topor QUE FABRIQUENT HPG
CINÉMA D’ANIMATION, LES CINÉASTES LES MOUVEMENTS DU BASSIN
AU-DELÀ DU RÉEL
Pedro Costa
Marc Cerisuelo DANS LA CHAMBRE DE VANDA Raphaël Siboni
LETTRE À WES ANDERSON IL N’Y A PAS DE RAPPORT
Jean-Claude Rousseau SEXUEL
Emmanuel Levaufre LA VALLÉE CLOSE
WES CRAVEN, André S. Labarthe
QUELLE HORREUR ? Albert Serra ROY LICHTENSTEIN,
HONOR DE CAVALLERIA NEW YORK DOESN’T EXIST
Philippe Azoury
JIM JARMUSCH, Pierre Creton Nobuhiro Suwa
UNE AUTRE ALLURE TRILOGIE EN PAYS DE CAUX 2/DUO

Abel Ferrara
LA COLLECTION SOFILM DVD 4H44. DERNIER JOUR SUR TERRE

Collectif Robert Kramer Albert Serra


LE JOUR OÙ... MILESTONES — ICE HISTOIRE DE MA MORT
30 histoires insolites de cinéma
Dominique Marchais Edward S. Curtis
Collectif LE TEMPS DES GRÂCES IN THE LAND OF
GÉRARD DEPARDIEU THE HEAD HUNTERS
Ingmar Bergman
Benoît Forgeard EN PRÉSENCE D’UN CLOWN João Viana
L’ANNÉE DU CINEMA 2027 LA BATAILLE DE TABATÔ
Les films du futur Alain Della Negra
à ne pas manquer & Kaori Kinoshita Jean-Charles Hue
THE CAT, THE REVEREND MANGE TES MORTS
Collectif AND THE SLAVE
LA SAGA HBO Abel Ferrara
Jean-Charles Hue PASOLINI
LA BM DU SEIGNEUR
EN REVUE Alexeï Guerman
Monte Hellman IL EST DIFFICILE D’ÊTRE
Capricci 2011 ROAD TO NOWHERE UN DIEU - KHROUSTALIOV,
MA VOITURE !
Capricci 2012 Albert Serra
LE CHANT DES OISEAUX — André S. Labarthe
Capricci 2013 LE SEIGNEUR A FAIT POUR CAROLYN CARLSON
MOI DES MERVEILLES AU TRAVAIL

ÉCRIRE AVEC, LIRE POUR Denis Côté HPG


CURLING FILS DE
BÉATRICE MERKEL
Alferi / Serra, Bégaudeau / Mazuy, Wang Bing INTÉGRALE JACQUES NOLOT
Bouquet / Denis, LE FOSSÉ — FENGMING
Montalbetti / Champetier, Andy Guérif
Sorman / Lvovsky Abel Ferrara MAESTÀ
GO GO TALES
SACHA LENOIR Emir Baigazin
Kerangal / Poupaud, André S. Labarthe L’ANGE BLESSÉ
Rosenthal / Larivière, LA DANSE AU TRAVAIL
Lefranc / Ferreira Barbosa, Bi Gan
Coher / Preiss, Joana Preiss KAILI BLUES
Pagano / Bonitzer SIBÉRIE

Sebastian Santillan
Albert Serra
LA MORT DE LOUIS XIV

Ado Arrietta
BELLE DORMANT

Sebastian Santillan
PHOTO CREDITS : Couverture, p. 1, 11, 14, 18-19, 26, 29, 36, 55, 66-67, 75, 82-83, 94, 103, 115, 118, 120-121,
125, 130-131, 135, 138-139, 142, 145, 148-149, 154, 160-161, 162, 170-171, 184-185, 193 © DR. Collection Cinéma-
thèque suisse / p. 12, 22, 33, 40, 42-43, 61, 65, 70, 79, 86-87, 106, 108, 112-113, 128-129, 137, 166-167, 176, 181
© DR. Collection Cahiers du cinéma/D. Rabourdin / p. 48, 52-53 © DR. L’Homme-léopard, Éditions Montparnasse
(DVD) / p. 49 © DR. Angoisse, Éditions Montparnasse (DVD) / p. 90-91, 96, 98-99 © DR. Jours de gloire, Éditions
Montparnasse (DVD) / p. 105 © DR. Stranger on Horseback, Sidonis (DVD) / p. 197 © DR. The Comedy of Terrors,
Sidonis (DVD) / p. 201 © DR. La Quatrième dimension, Universal (DVD) / p. 202, 205, 206 © DR. The Barbara
Stanwyck Show

Achevé d’imprimer en juillet 2017 en Bulgarie par Pulsio


Dépôt légal : août 2017
Sebastian Santillan
Sebastian Santillan

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