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CAHTERS

DU
CINEMA 302
Se] SOMMAIRE/REVUE MENSUELLE/JUILLET-AOUT 1979

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CAIIERS
DU
CINEMA
COMITE DE DIRECTION
Serge Daney Ne 302 JUILLET-AOUT 1979
Jean Narboni
Serge Toubiana FRANCIS COPPOLA ET « APOCALYPSE NOW »

Au coeur des ténébres, par Serge Toubiana p.5


REDACTEUR EN CHEF
Serge Daney
Entretien avec Francis Coppola, par David Alper et Lise Bloch-Morhange p.7

COMITE DE REDACTION CANNES 1979


Alain Bergala
Jean-Claude Biette
Bernard Boland Festival, tribune, vitrine, par Serge Toubiana p. 25
Pascal Bonitzer
Jean-Louis Comolli «Le cinéma du monde », par Daniéle Dubroux p.29
Daniéle Dubroux
Thérése Giraud Les anciens et le nouveau, par Serge Le Péron . p. 33
Jean-Jacques Henry
Pascal Kané Les objets et les coups, par Nathalie Heinich p. 37
Yann Lardeau
Serge Le Péron
Jean-Pierre Oudart A propos de Dalla Nube alla Resistenza (Straub-Huillet), par Jean-Pierre Oudart p. 43
Louis Skorecki
Les minutes d'un colloque (« Création et techniques »), par Serge Daney p.44
EDITION
Jean Narboni LETRE-ANGE AU CINEMA
DOCUMENTATION, Evanouissements, par Alain Bergala p. 47
PHOTOTHEQUE
Claudine Paquot Lenfant, I'ange, l'extermination et le crime, par Jean Louis Schefer p. 53

CONSEILLER SCIENTIFIQUE CRITIQUES


Jean-Pierre Beauviala
La Drélesse (J. Doillon), par Serge Daney p. 56
MAQUETTE
Daniel et Co L'Hypothése du tableau volé (R. Ruiz), par Yann Lardeau p. 58

La Vengeance d'un acteur (Ichikawa K.,) par Charles Tesson p. 61


ADMINISTRATION
Clotilde Arnaud
Les Saeurs Bronté (A. Téchiné), par Bernard Boland p. 62
ABONNEMENTS PETIT JOURNAL
Patricia Rullier
Nicholas Ray p. 63
PUBLICITE
Publicat Lettre de Hollywood, par Bill Krohn p. 64
17, Bld. Poissonniére 75002
261.51.26 Monte Hellman 4 Cannes p. 66

GERANT La crise du cinéma francais dans ta presse, par Serge Toubiana p. 67


Serge Toubiana
FESTIVALS 1. Digne, par Yann Lardeau p. 68
DIRECTEUR DE LA PUBLICATION
Serge Daney 2. Sceaux, par Marie-Christine Questerbert p. 69

Les manuscrits ne sont pas La Noce, film tunisien, par Abdelwahab Meddeb p. 70
rendus.
Tous droits réservés. HOLOCAUSTE (suite). Point de vue, par Jean Baudrillard p. 72
Copyright by Les Editions de
l'Etoile.
CAHIERS DU CINEMA - Revue
mensuelle éditée par fa s.art. Ce journal contient un encart-abonnement numéroté de | a IV au milieu du numéro
Editions de |'Etoile.
Adresse : 9, passage de la Boule-
Blanche (50, rue du Fbg-St-Antoine), En couverture : Martin Sheen dans Apocalypse Now, de Francis Coppola
Administration - Abonnements :
3343.98.75.
Rédaction : 343.9220.
1
Mosa, dt Fo,
APOCALYPSE NOW

AU CCEUR DES TENEBRES

PRESENTATION
PAR SERGE TOUBIANA

Les Cahiers publient un entretien exclusif avec Francis Coppola, réalisé en mars
1978 par Lise Bloch-Morhange et David Alper. C’est en effet le seul entretien qu’ait
accordé Coppola a des journalistes (qu’ils soient américains ou étrangers) depuis trois
ans; pendant la période ow le cinéaste s'est débattu dans les problémes difficiles du tour-
nage puis du montage de son film Apocalypse Now, il avait fait le choix de ne pas
«s’expliquer » avec la presse américaine.

Cet entretien, Coppola I’a accordé 4 nos amis 4 deux conditions : qu’il ne porte pas
sur le film (bien sar il en est question dans ses propos), qu’il ne soit pas publié avant
que le film soit montré en public (a cette date, le film est en cours de montage). Pré-
cisons que les deux journalistes n’avaient pas vu le film, et qu’ils réalisaient cet entretien
pour le compte d’un grand hebdomadaire francais : il ne devait d’ailleurs pas étre publié
tel quel, mais servir de matrice pour la rédaction d'un « portrait », comme cela se pra-
tique beaucoup dans les magazines américains. A ce jour, ni l’entretien ni le portrait
ont été publiés.

Quel est I'intérét principal de cet entretien, de ce document, pour le lecteur? C’est
qu'il a été réalisé au cours du montage de Apocalypse Now (et non aprés comme c’est
d’usage), 4 un moment ou I’auteur ne sait pas encore /ui-méme quelle forme définitive
prendra son film (dou ce cété flottant dans le discours), ou il ne connaft pas entiére-
ment son ceuvre, ou il est lui-méme étonné par son matériau filmique, au moment ou
quelque chose du tournage — la matiére brute — résiste au montage, moment ow la
matiére brute va étre polic, ot le film prend forme. Moment ou se pose le probléme de
la maitriser. Il en résulte que le discours a quelque chose de flottant, comme si Coppola
ne savait pas encore comment « vanter la marchandise », comment expliquer ou
convaincre un interlocuteur extérieur 4 l’entreprise. Mélange de modestie (ce qui est
de rigueur quand une ceuvre n’est pas terminée et qu’on ne peut pas la juger), de naiveté
aussi de la part de quelqu’un qui ne sait pas si la partie est gagnée ou non, et de méga-
lomanie de quelqu’un qui sait gvand méme que son film est attendu dans le monde
entier, qui sait que toute la profession cinématographique (Hollywood avant tout) a les
yeux tournés vers lui, qui sait que son film sera, de toutes facons, un événement.

Ce mélange, cet entre-deux, qu’on décéle dans les réponses de Coppola, reléve bien
sur d’un narcissisme d’auteur (il s'est crée toute une mythologie autour de lui et de son

quelqu‘un qui nous parle et nous raconte comme s’il revenait d'un long voyage, comme
sil ressortait d’une expérience ou d’un traumatisme, comme s’il atterrissait aprés une
échappée hors du monde. comme s’il devait retrouver la mesure humaine, le sens des
mots, pour essayer de parler de facon rationnelle (a des gens raisonnables) de quelque
chose d’irrationnel, qui ne se communique pas.
APOCALYPSE NOW
Il n’y arrive pas toujours, i] lui arrive de chercher ses mots, d’en chasser certains pour
en choisir d’autres. Comme un cinéaste qui a besoin de plusieurs prises pour choisir
la bonne, pour filmer le « bon » plan. Son discours devient symptéme, il renvoie a un
film-symptéme. Entre le discours du cinéaste et Ie film, il y aurait comme une méta-
phore. Sa parole va a l’aventure, elle entoure le film, ne le résume pas, échoue, puis
repart 4 l’assaut, insatisfaite de ne pas l'avoir dompté. Comme si le film et ’énorme
machine qui l’a produit ne se racontaient pas.

De la méme facon que le scénario raconte l’histoire de ce Colonel Willard qui


remonte une riviére (remonter implique bien I’idée d'un retoura la source, aux Origines,
et d’une plongée vers le primitif : métaphore de l’inconscient, ou voyage hallucinatoire)
ala recherche d'un autre, le Colonel Kurtz, quia choisi une autre vie, un autre langage,
une autre Loi.

De la méme facon que n'est pas un film sur la guerre du Vietnam, mais un film-
guerre, une expérience — a travers les moyens du cinéma — de la guerre, de l’aventure,
de la plongée dans les ténébres et lirrationnel, Apocalypse Now est aussi ’expérience
d’un corps a corps avec le cinéma, avec ce que celui-ci peut encore mobiliser de plus
gigantesque pour produire des images et faire vivre au spectateur cette plongée hallu-
cinatoire du regard.

Nous reparlerons du film lors de sa sortie, en octobre. ST

Francis Coppola et son décorateur Dean Tavoulans dans le décor qu’ils ont construit puis, le film terminé, détruit.
ENTRETIEN AVEC FRANCIS COPPOLA

Question. J'ai lu, je crois que c’était dans un entretien paru Coppola. Eh bien, d’abord, le fait d’avoir eu Oscar: j'en ai
dans « Playboy » en 74 ou 75, que lorsque vous avez obtenu eu cing... Alors, vous Savez,je crois que quand vos réves se réa-
U'Oscar pour Le Parrain H, vous étiez trés content, que cela avuit lisent, vous...
beaucoup d'importance pour vous.
Question... vows vous rendez compte alors que ce nest pas
Francis Coppola. S’ai dit ga? important?

Question. //s ont dit que vous Laviez dit. Coppola. Vous les remettez en perspective. Et vous com-
mencez a vouloir autre chose. Je crois que ce film représente
Coppola. Bon, c’était un entretien, alors j'ai di dire cela. un tournant important dans ma vie, parce que c’était un film
difficile et j’y ai consacré une part importante de ma vie, pen-
Question. Supposons que le journaliste ait transcrit assez dant longtemps.
Justement ce que vous aviez dit. Je voulais vous demander si
Topinion d'Hollywood, de la communauté cinématographique, Question. Vous pensez au temps que vous avez passé dans
comptait pour vous? la jungle?

Coppola, Oui, apres une expérience comme celle-la, c’est


Oscars difficile de vouloir les mémes choses qu’avant.

Coppola. Si je me souviens de ce que j’ai dit, ou de ce que j'ai Question. Est-ce que c'est aussi une question d‘Gge? Parce
pu dire au sujet de l’Oscar, c’est que nous, qui avons grandi que vous-méme étes a un tournant? Vous avez environ 40 ans,
avec le cinéma et avons vu la remise des Oscars quand nous n'est-ce pas? Ou est-ce vraiment a cause de laventure de Apo-
étions gosses, nous avons toujours révé d’obtenir un Oscar. Je calypse Now? Ou les dewx?
crois que, quand vous les obtenez, les récompenses et tout ca,
cela ne vous parait jamais aussi important que lorsque vous Coppola. Je crois que c’est les deux... Il ya beaucoup de cho-
étiez plus jeune. Comme par exemple le désir de voir votre ses qui m’arrivent en méme temps. Je vais avoir 39 ans en avril,
photo ou I’affiche de votre film sur le grand panneau de Time je suis un professionnel dans le cinéma depuis [5 ou 16 ans je
Square ! Et quand j’ai eu l’Oscar finalement,je me suis rendu crois, et je pense queje suis 4 l’4ge ot l'on commence 4 réfléchir
compte que je n’étais pas dans Time Square. Mon impres- sur ce que l’on fait et sion s’y prend de la bonne facon... Vous
sion... si J’étals content ou pas? Maisje crois, vous savez, que savez, ce qu'on appelle la crise du milieu de la vie. J’ai toujours
quand vous l’obtenez, ¢a compte. eu une énorme capacité d’énergie et de réves et comme un
corps qui se déplace a une trés grande vitesse et rentre dans un
Question. Et maintenant, étes-vous sensible aux réactions mur, ce film m’a pour ainsi dire arrété. Vous savez, beaucoup
des autres personnes dans lindustrie du cinéma? de ’élan que j'avais... au bout du compte, je crois que ce sera
bon pour moi.
Coppola. Pas tellement. Je crois que n’importe qui, tout le
Monde, est sensible a fa facon dont les autres réagissent 4 ce Question. Est-ce que l'une des principales raisons pour les-
qu’il fait. Mais, vous savez, je suis dans le métier depuis long- quelles le film est devenu cette sorte de mur n'est pas le fait que
temps maintenant et j'ai eu de la chance... J’ai connu les dif- vous ayez eu des problémes avec un typhon, avec le Pentagone,
férents régimes de tous ces studios et j’ai toujours réussi d’une etc? Toutes ces difficultés n'y ont-elles pas joué un role?
certaine fagon a y faire ma carriére et maintenant, vraiment,
surtout aprés Apocalypse, je ne m'intéresse pratiquement plus Coppola. Eh bien, ce film a été la chose la plus difficile que
a tout ce qui concerne carriére, succés, récompenses etc. jaie jamais entreprise, et cela 4 tous les niveaux. Du point de
vue de la production, c’est quelque chose de gigantesque. Par
Question. Et pourquoi? exemple, vous étes au milieu de fa jungie et vous essayez de
APOCALYPSE NOW
faire du napalm pendant que se déroulent des batailles d’héli-
coptéres. c'est fou, et c'est dangereux et... on ne peut rien
contréler. Vous voyez, rien que l’énormité de l’organisation
concréte de la production, construire des choses dans ce pays
et puis les faire sauter, tout ca... On n’a eu aucune aide (la ou
nous en avions le plus besoin) pour obtenir du matériel, alors
il a fallu qu’on le fabrique avec les moyens du bord. A tous les
niveaux. Au niveau du theme aussi. Ce que j’essayais de faire
avec ce film, c’était vraiment difficile. Et puis nous avons eu
beaucoup de malchance en plus des typhons et des infarctus.
vous savez, des choses dingues... c’était vraiment dingue.

Des Vietnams individuels

Question. Er quand vous avez mis sur pied ce projet. pensiez-


vous qu'il y aurait tant de risques? Car vous éles connu comme
quelqu'un qui prend des risques. Avez-vous voulu faire ce film
parce qu'il comportait tellement de risques?

Coppola. Je crois que cela tient a moi. Il semble que tous les
projets que j’ai réalisés, je les ai rendus encore plus difficiles Francis Coppola
qu’ils n’étaient. Si bien que je n’ai jamais atteint les buts que
je m’étais fixés. Mais de cette facon vous obtenez beaucoup
plus de satisfactions que si vous réalisiez quelque chose que i
vous savez pouvoir faire facilement. Mais le projet a beaucoup
changé. Je crois que quand j'ai commencé, je ne me suis pas
rendu compte de tout ce qui allait se passer. pas seulement de
tous les imprévus dans la production mais aussi... qu’un film
asa vie propre. Et je pensais en commencant le film que j‘allais
faire quelque chose de pratiquement réaliste, un film d’aven-
ture stylisé se passant au Vietnam. et il s’est passé qu’a ce
moment-la, nos vies, et la mienne plus spécialement, sont
devenues des sortes de Vietnams individuels, que tout a pris
des proportions énormes et nous a échappé; cette expérience
nous a tous touchés et nous sommes devenus un peu fous. Et
nous étions la, essayant de manipuler de grandes quantités de
matériel et d’argent. essayant d’introduire des themes qui sem-
blaient rester sans réponses, qui ne voulaient rien dire. nous
demandant a quoi aboutirait le film. C’est devenu une sorte de
Vietnam, d’expérience-Vietnam. Et mes sentiments étaient
partagés. D’abord je pensais que tout s’arrangerait et que ce
serait un film « normal », ou bien je ne savais pas ou j’allais...
Maisje me rendais compte que les thémes du film me forgaient
a aller de l'avant, et je ne savais pas ot cela me ménerait. Vous
savez, il y avait un scénario : une expédition qui remonte une
riviére, et au fur et 4 mesure que le scénario remontait cette
riviére, j’étais de moins en moins intéressé; ils arrivent dans un
endroit et ils sont capturés mais ils tirent et ils sont sauvés... ce
qu’on voit au cinéma. Mais je me rendais compte que ¢a
n’avail rien a voir avec ce que je voulais exprimer, alors jai
transformé de plus en plus Je scénario. je m’en suis éloigné et
pourtant nous nous laissions porter par les vents dominants,
pour ainsi dire, et [‘expérience a commencé a nous emmener
de plus en plus loin, En fait, nous commencions a étre hypno-
usés par la fumée rouge, bleue, verte et petit 4 petit nous avons
peint nos visages, tout cela commencait 4 nous gagner, 4 nous
arriver. Et... ce n'est pas queje le faisais consciemment. Je veux
dire que j'ai laissé aller le film $a ot il voulait aller et chaque
fois que je le laissais aller, il devenait plus étrange.

Question. Est-ce que les themes qui sont apparus ainsi


Claient dans le scénario original de Milius?

Coppola. Pas vraiment.

Question. Alors ce nest plus le scénario original?


ENTRETIEN AVEC FRANCIS COPPOLA 9
Coppola. Non, pas vraiment. Les parties du début, jusque tures qui se passe au Vietnam. La guerre du Vietnam n’était
vers le milieu, ou il y a une bataille d’hélicoptéres et un colonel Pas une guerre comme les autres, alorsje ne voulais pas que ce
qui fait du surf. etc., c’est dans le scénario, mais aprés ¢a a pris film soit un film de guerre comme les autes, Et quandje l’ai ter-
une tournure différente. miné,je ne suis rendu compte que le film n’était méme pas sur
le Vietnam,
Question. Et quand vous avez acheté les droits. en 1969, on
ma dit que vous laviez fait en pensant a Lucas? Question. Dans que/ sens?

Coppola. Eh bien, George allait le faire. C’est tout a fait par Coppola. Vous comprendrez quand vous le verrez. Ce n'est
hasard que j'ai commencé a faire le film. Je crois que ce qui est pas réel,.. le film utilise le Vietnam comme toile de fond,
arrivé, c'est que... . comme vous pourriez décider de monter une piéce de Shakes-
peare dans un certain décor. Alorsje veux dire que le Vietnam
Question... [/ rravaillait sur un autre film? est... ce n'est pas vraiment sur le Vietnam. Je ne crois pas.

Coppola. II faisait autre chose. Je crois que j’ai réalisé alter- Question. Mais si je comprend bien, vous navez jamais eu
nativement des projets trés personnels et d'autres a partir de Vintention de faire un film sur la guerre du Vietnam... un film
scripts plus ordinaires, et, sans m‘en rendre compte, les deux historique, épique...
derniers films que j’ai faits, bien qu’ils aient été dans la veine
du Parrain LI] et de Conversation secréte, et quils se présen-
taient au départ comme des histoires, ont commencé a ressem-
Le bien et le mal
bler un peu a ma vie.
Coppola. Je ne sais pas,je voulais faire un film qui se passe
Question. Qu'est-ce que cela veut dire exactement? Parce pendant la guerre du Vietnam a propos des grandes questions
que vous avez déja dit cela, en parlant du Parrain, que vos films posées par cette guerre, c’était cela mon but principal. Donecje
prenaient vie? me suis davantage intéressé 4 ces questions qu’aux particula-
rités de la guerre du Vietnam.
Le film comme escalade Question. Quand vous dites questions, voulez-vous dire
questions politiques ou autre chose?
Coppola. Vous savez, faire Le Parrain IT. c’était en quelque
sorte écrire un scénario Original sauf que, parce qu‘il n’y avait Coppola. Non. Des questions plus vastes... philosophiques.
pas d’histoire,je me suis rendu compte petit a petit que le sujet Comme le concept de morale. - du bien et du mal - que vous
que je traitais dans ce script faisait exactement référence a ce rencontrez, chaque fois que vous traitez un sujet dans lequel il
qui se passait dans ma vie 4 ce moment-la, par exemple dans y a des gens qui croient étre bons, trés moraux, et qui font des
mon mariage et dans mes relations beaucoup plus fortes avec choses qui semblent trés mal.
ma famille et mon frére et j'utilisais ce matériau, je ne savais
pas pour quoi faire, faire un autre Parrain... Alors j'ai simple- Question. C'érait l'un des thémes des Parrain.
ment regardé autour de moi... Je suis d'une famille italienne
etc. et jéprouvais, en désespoir de cause — pas parce que Coppola. Je suppose que oui.
jessayais d’étre intelligent — que je ne me rendais pas compte
de ce que j‘étais en train de faire. Les gens me disaient « dis- Question. // va un autre théme dont vous avez déja parle, et
donc, tu sais, cette scéne, c’était »... ou bien ma femme me qui nous a beaucoup frappé, c'est le theme de la famille: dans
disait qu'on avait déja eu cette discussion. Dans la vie. Si bien ley Parrain, You're a Big Boy Now. fa présence de la famille
que j'ai commencé a remarquer ce qui était en train de se pas- était trés lourde. Dans les entretiens, vous parlez de vos amis
ser et quand je suis parti tourner Apocalypse Now. je n’avais comme s‘ils étaient une sorte de famille, et votre propre famille
pas l’intention de faire autre chose qu’un grand film d'action a une part trés importante dans votre vie. Hl semble que ce
et d’aventure. J‘avais quelques idées sur ce que je voulais faire theme se retrouve beaucoup dans vos films, ce qui nest pas le
mais ca ne s’est pas passé du tout comme ca. Je suis toujours cas pour d'autres cinéastes comme Spielberg et Lucas...
tres souple quandje fais un film. Je veux dire par la que si une
scéne est écrite d'une certaine facon, et que les acteurs, dans Coppola. Vous savez. les films des gens sont faits de ce qui
une certaine situation, font quelque chose de meilleur, j‘utilise les intéresse. Je crois que George fait des films trés personnels,
cela, Mais c’est une sorte d’escalade parce qu’on a alors ten- il fait exactement ce qu’il aime, il fait les films qu'il aimerait
dance a faire ce qui nous intéresse et ca nous entraine encore voir. Je crois que depuis peu je laisse mes films aller 1a ou ils
plus loin. et c’est ce qui est arrivé avec ce film. veulent aller, plus que ces cinéastes qui savent ce qu’ils font et
qui le font. Je suis tout a fait prét 4 changer quelque chose dans
Question. Er est-ce que cela veut dire que Apocalypse Now ce que je fais si je vois quelque chose qui semble plus intéres-
nest pas seulement un film de 30.000.000 de dollars? C'est un sant,
tilm personnel en méme temps?
Question. Mainienant que vous avez passé quelque chose
Coppola. Je dirais — je ne sais pas comment définir un film comune trois ans a faire Apocalypse Now, est-ce que votre réac-
personnel — que ce qui nous arrivait 4 ce moment-la, la fagon tion est davoir envie de refaire des films moins importants, plus
dont nous faisions le film était trés inhabituels. Pourtant c’était intimes?
intéressant parce que c’était une grosse production. C'est une
chose de faire un film. de sortir dans la rue, de réunir quelques Coppola, Non, non. Je crois que Apocalypse Now est pour
amis et de faire un film, mais c’en est une autre quand vous le moi une ligne de séparation. Je ne sais pas si dans six mois je
faites a cette échelle et dans ce style de production; alors c’est penserai la méme chose...
étrange, Mais j'ai toujours été inquiet a propos de... fappré-
hendais que le film, une fois fini, ne soit que cette série d’aven- Question. Parce qu'en 1970 vous avez dit gue The Rain Peo-
10 APOCALYPSE NOW
ple était votre film préferé et que c'est sur Dementia 13 gue vous Question. Et est-ce que la vision du munde qui vous entoure
aviez eu le plus de plaisir a travailler. change aussi?

Coppola. Oui. Mais c’est parce que c’était mon premier film Coppola. Je regarde le monde qui m’entoure avec plus
et que c’était amusant a faire. Je n’ai jamais pris plaisir a faire d'intérét qu’avant. Quand depuis lage de |6 ans vous faites du
des films. J’ai aimé faire certaines parties d’Apocalypse. Et théatre, des spectacles et des films et que vous essayez d’y faire
puis, 4 un moment donné, j’ai commencé a me rendre compte votre place — votre sphére d’activité est assez limitée. Quand
de ce que j’étais en train de faire, et la j’y ai vraiment pris plai- Jai débuté, le phénomene des jeunes réalisateurs et les occa-
sir. Il y a eu une période de deux mois, avant que Marty (Mar- sions pour eux de faire des films se présentaient trés différem-
tin Sheen) ait son infarctus, qui a été probablement la plus ment. C’était un vrai combat pour arriver a faire son premier
heureuse de mon travail. Mais pour répondre a votre question, film. J’ai débuté au cinéma avec simplement beaucoup d’éner-
je crois que je ne m’intéresse plus tellement a ma carriére, je gie et je crois qu’en grosje suis arrivé a ce queje voulais, et plus
n’ai plus les mémes buts qu’auparavant. Alors... encore. Mais entre temps je me suis apercu que je ne m’inté-
ressais plus aux mémes choses qu’avant et queje n‘ai plus les
Question. Cela veut-il dire qu'il ya quelques années votre but mémes ambitions. Maintenant je pourrais vous parler simple-
principal était de faire une carriére? ment de mes projets, mais vraiment pour la premiére fois, je
me suis permis de ne pas en avoir.
Coppola, Bien sir, faire carriére, gagner de l’argent, avoir du
succés, étre célébre, obtenir des prix... Question. En général beaucoup de choses naissent de ces
périodes d'accalmie.
Question. Vous savez que c'est une attitude trés différente de
celle des cinéastes européens, qui veulent étre des artistes et des Coppola. C’est probablement bon... C'est vraiment une
créateurs, vous voyez ce que je veux dire? période pénible, c’est trés déroutant car quand votre esprit a été
plein de réves, d’obsessions ou de désirs et que vous les réalisez
Coppola. Oui. Je crois qu’ils disent ca mais ils veulent gagner ou qu’ils ne vous intéressent plus, vous gardez toujours cet
de l’argent et faire carriére et avoir des prix aussi. Simplement, esprit et vous ne savez plus quoi en faire. I! ne sait plus ce qui
ce n’est pas a la mode de dire ga. lintéresse. Il ne s’intéresse plus a l’argent - pas parce que j'en
ai beaucoup, j'ai tout risqué dans ce film - mais parce que main-
Question. Non. Mais je crois que cest différent. tenant je sais que demain je n’en aurai peut-étre plus et que
quand j’en avais beaucoup, tout n’était pas si rose. Alors, vous
vous intéressez moins aux choses qui vous étaient familiéres.
Vous n’avez plus envie d’acquérir, de racheter des compagnies
L’art et argent et de construire un petit empire. Pourquoi? Parce que j’y ai
goute et j'ai vu ce que c’était et je me suis rendu compte. C'est
Coppola. C'est différent seulement en surface, je crois. Si comme renoncer a... par exemple, quand vous arrétez de lire
vous étes un cinéaste européen,'on s’attend 4 ce que vous des illustrés. Maisje n’ai pas remplacé ga par quelque chose de
disiez : « Faire de l’argent ne m’intéresse pas », mais si vous les plus... alors c’est embétant, car il est évident que toute I’énergie
rencontrez et si vous parlez avec eux, vous vous rendez compte que j’avais doit étre encore la. quelque part, maisje ne sais pas
qu’ils ne sont pas différents et qu’ils veulent que leurs films dans quoi l’investir. Vous savez aussi que ce film a porté un
aient du succés, qu’ils veulent gagner beaucoup d’argent, qu’ils coup dura ma vie personnelle, il m’a laissé un peu désorienté.
sont excités quand ils obtiennent des Oscars et qu’ils en font
étalage, que ca les impressionne autant que n’importe qui, sauf , Question. Pourquoi? Parce que vous étes resté éloigné de
que... ils ne sont pas aussi naifs que les Américains. Ils parlent votre famille pendant longtemps?
en termes d’art. Je crois qu’en fin de compte beaucoup de réa-
lisateurs américains s‘intéressent a l'art mais ils parlent en ter- Coppola. Plus que ca. Dans le film il y a un personnage qui
mes de... succés. Par exemple, Billy Friedkin vous parlera tou- commet certains excés a la fin et c’était le plus difficile. La fin
jours d’art, vous savez, il veut gagner de Il’argent mais ¢a revient du film était et reste la chose la plus difficile parce que c’est la
au méme. Si vous lui parlez vraiment, vous vous rendez chose qui essaye de fournir des réponses... Ce n'est pas si dif-
compte qu'il aimerait beaucoup étre considéré comme un ficile de poser des questions mais essayer d’y répondre sans
artiste et tout ¢a. jamais... sans étre... quelles sont les régles d’un film sur le Viet-
nam? On ne peut jamais vraiment parler politique. On ne peut
Question. //} a une citation qui nous a frappé. Nous Uavons pas vraiment...
trouvée plusieurs fois. Elle ne semble pas naive du tout. La
voila : « Je modeéle ma vie sur celle d’Hitler 4 cet égard — il n’a Question. Ce n'est pas possihle parce qu’en France il ya eu,
pas simplement pris le pouvoir dans le pays, il s’est frayé un seulement l'année derniére, (un des premiers films sur la
chemin dans le gouvernement en place. La fagon d’arriver au guerre d'Algéric. Le film s‘appelle La Question ef a pour sujet
pouvoir ne consiste pas seulement a défier Establishment. II fa torture en Algérie. En France on a donc attendu trés long-
faut d’abord y faire sa place et ensuite défier et doubler !’Esta- temps avant de faire ce premier film, et quand ila été fait, ¢ etait
blishment ». un film trés politique. Vous voyez ce que je veux dire?

Coppola. C’était une comparaison trés malheureuse. C’est


vrai, 4 ce moment-la, je pensais que je ne devais pas me situer
en dehors du systéme en place mais queje devais essayer d’en Le cinéma et la politique
faire partie, par « doubler » je voulais dire que j’avais l’inten-
tion d’utiliser ce pouvoir pour faire ce queje voulais faire. Or, Coppola. Eh bien pour moi, un film politique n’est pas un
A cette époque,je n'étais pas sfir de ce queje voulais faire... Je film qui discute politique, c’est un film qui change lesprit de
mettais beaucoup d’ardeur a réussir dans le cinéma, et avoir un beaucoup de gens sur quelque chose. Le film le plus politique
peu de pouvoir pour faire des films plus ambitieux. au monde pourrait étre un film dans lequel il n’y a pas un seul
12 APOCALYPSE NOW
argument politique. Je pense que chaque fois qu'un film se pré- Coppola. De mon point de vue, il est plus ambitieux. Je nai
sente comme un film politique avec discussions et débats, tout jamais vu de film du genre d’Apocalypse. Et ce a quoije pense
ce qui se passe c’est que les gens qui sont d’accord avec le point en ce moment est... je crois que c’est ca... les films se ressem-
de vue du film disent que c’est un film formidable et que les blent a peu prés tous. Ils s‘identifient de la méme facon. Vous
gens qui ne sont pas d’accord ne vont pas le voir. C’est une savez, un film peut avoir n’importe quel style, du moment qu'il
chose de parler d’un film politique mais personne n’a jamais est réaliste. Par exemple si on compare le cinéma au théatre...
fait un film... ou peut-étre que si... que des centaines de mil- il y a des tas de genres différents au théatre. toutes sortes de sty-.
lions de gens vont voir. Et c’est ¢a qui est intéressant. Mais on les... le théatre existe depuis longtemps et le cinéma... que ce
ne peut pas fatre un film qui soit en surface un film politique... soit Le Parrain ou un autre... ils s'identifient de la méme facon.
il faut que ce soit un film trés séduisant. Il doit donner au
public ce quil veut et 'emmener Ia ot il ne savait pas qu'il Question. Aféme Cris et Chuchotements?
allait.
Coppola. Méme si vous prenez les deux extrémités du spec-
tre, mais vous savez.je crois qu'il s’élargit avec le temps. Mais
Question. Que pensez-vous de Coming Home? si vous imaginez ce qu'un film pourrait étre. il pourrait étre
n’importe quoi. Je crois queje m‘intéresse un peu plusau genre
Coppola. Je ne Vai pas vu, mais 4 mon avis Coming Home d’ceuvre que je pourrais produire si je décidais den faire une.
est plutot libéral, i! met l'accent sur Ics rapports humains, et Quelque chose qui me tient 4 coeur. Quelque chose qui
ce qu'il a de politique vient de la vieille politique libérale. Il ne m‘arréte comme un bon projet ou unc bonne histoire ou quel-
traite rien de précis. Quand vous verrez -[pocalypse Now, vous que chose qui pourrait se vendre ou que les gens iraient voir.
comprendrez ce que je veux dire. c’est vraiment un film
étrange, plutét une sorte de voyage. Le principe qu’il essaye de Question. // semble qu'auparavant, dans votre carriére, dans
mettre en oeuvre est de vous mettre au départ dans un endroit votre vie, vous étiez en quelque sorte conditionneé par le succes,
agréable et de vous faire remonter la riviére, et vous remontez le potvoir, Fargent, méme le fait de faire des films d'une cer-
la rivi¢re et 4 la fin vous vous apercevez que vous étes devenu laine fagon, et que maintenant ce que vous recherchez c'est
pratiquement fou et vous ne savez pas commient vous en étes vous-meénie et Hon pas ce qui a 16 tis en vous.
arrivé la. Et c’était ca aussi, le Vietnam... C’est vraiment facile
de vous retrouver dans un endroit ou vous ne pensiez jamais
aller. Cela m’est un peu arrivé. La-basje devenais une sorte de «Je ne ferai jamais La Strada... »
Kurtz, (0 pas au point de tuer des gens, mais j’arrivais a faire
faire les choses comme je le voulais. Quand je me suis rendu Coppola. Je crois que c'est arrivé lentement et tout seul. En
compte que j'avais dépassé mon budget de 30.000.000 de dol- d'autres termes, je crois qu’Apocalipse Now a commencé par
lars et qu'il fallait queje finisse le film,je suis devenu bizarre. étre un certain film et en est devenu un autre. Surtout parce
Je suis devenu un Kurtz. Parce que quand on est dans cette queje ne savais pas comment faire autrement. Je ne veux pas
situation. je dirais qu'un réalisateur, dans la jungle. avec un dire que j’'avais un certain contrdéle sur le film, ¢’est-a-dire que
budget dévorant, avec un film que personne ne peut arréter. est quand vous faites un film vous arrivez et vous dites. bon,
probablement l’une des personnes les plus puissantes au qu’est-ce qu’on fait ici? Et vous commencez a vous demander
monde. Fondamentalement j’ai eu ce queje voulais. Et passer pourquoi vous voulez faire ga. Je fais ca parce que c’est comme
d'un seul coup de tout ca 4 une vie normale, ou les gens autour ca qu'un film se fait en principe et puis vous remarquez que
de moi n’étatent pas des acteurs qui m‘obéissaient mais des vous aimez vraiment bien cet acteur. Ou par exemple un
étres humains avec leurs propres opinions, c’était vraiment... acteur lance toujours quelque chose a un autre acteur et alors
vous dites : « bon, lance ca comme 4 cet acteur». Avant de
Question. N‘avez-vous pas peur en abandonnani cette sorie vous en apercevoir les gens et les circonstances... ou bien vous
de lutte pour le pouvoir qui vous a amené aux commandes marchiez dans la boue et vous saviez ce que c’était que de mar-
quand vous constriuisiez votre carriére, de perdre le controle cher dans la boue, alors vous dites, « bon, marche dans... ».
de? alors, lentement. ce que vous ressentez a propos des circons-
tances et des gens commence a vous intéresser davantage que
Coppola, Peut-étre que oui. Je n’en sais rien. Ca ne me la scéne que quelqu’un a écrite dans une chambre, essayant
préoceupe pas beaucoup. Je crois que je suis sincere. Peut-étre d'imaginer 4 quoi ressemble une scéne de film. Alors vous sen-
que je penserai autrement dans six mois. C'est ce qui arrivera tez... je ne sais pas... vous commencez a mettre tout ce que vous
probablement. Mais ce queje désire le plus en ce moment c’est ressentez dans le film. Parce que ca vous semble plus réel, plus
de finir le film. J‘aimerais mettre de l‘ordre dans cette compa- intéressant que votre plan original. Et vous faites ¢a tous les
gnie que nous avons mise sur pied. Elle est devenue plus jours. Petit a petit tout ca commence a prendre son indépen-
importante, plus rapidement que... je voudrais ralentir un peu dance. Et vous n’avez plus qu’a regarder. Je veux dire, vous
le mouvement, la ramener 4 une échelle plus modeste et com- regardez, vous choisissez... mais il n’y a pas de choix parce que
mencer a penser a mes projets. Je dis toujours que je veux faire c'est soit intéressant soit ennuyeux. Quand nous sommes arri-
des films... Vous m’avez demandé si je voulais faire des films vés a la plantation frangaise(2)— il ya une séquence dans le film
moins importants... Je sais que c’est en général ce qu’on pense ou ils arrivent dans une plantation abandonnée - it était écrit
quand on vient de terminer quelque chose de tres ambitieux. dans le script que les francais qui possédent cette plantation
depuis longtemps n‘aiment pas trop les Américains et les
encerclent.. Les Américains se méfient un peu d'eux, ils veu-
Question. C'est ce que George Lucas disait. lent des munitions et ils couchent avec [a fille. obtiennent les
munitions et a la fin ils tuent le type. Vous voyez, je suis en
Coppola. Je sais. C’est ce qu’il veut faire. Et il le fera proba- train de faire un film sur le Victnam et tout d’un coup. il y a
blement. Je crois que le film que je vais faire maintenant est cette fille qui arrive et le vol des munitions. Je n’ai pas changé
bien plus ambitieux que Apocalypse Now. ca consciemment, ¢a paraissait sculement idiot. Et puis aprés,
j'ai rencontré quelqu’un qui avait vraiment vécu sur une plan-
Question. Dans quel sens? tation, un des acteurs. H m’'a donné le point de vue des gens qui
“ENTRETIEN AVEC FRANCIS COPPOLA

avaient vécu au Vietnam, des frangais, et ce qu’ils ressentaient. crois que c’est un processus naturel. Comme la notion de... et
Tout ca m’a paru beaucoup plus intéressant que ce qu'il y avail je ne sais pas pourquoi... parce qu'on a vécu avec cetle notion
dans le script. Et puis il a commencé a parler avec un autre que les films européens seraient de l'art... faire un beau film
acteur et a discuter et puis j'ai dit. mon vieux, ifs sont dréles comme... ce que j'aurais vraiment voulu faire, c'est un film
ces frangais... ce sont les seuls qui font de la politique dans le comme La Strada.
film. Alors la scéne de la plantation francaise, au lieu d’étre
une scéne d‘action et d’aventure avec le vol des munitions, la Question. Vraiment? C'est ce que vous auriez voult faire?
fille et tout ca, ca devient une grande discussion politique. Mais
c'est une discussion sur les francais. Ca m’intéressait parce que Coppola. Quand j'étais jeune, la plus belle chose au monde
les arguments étaient les mémes. Je veux dire que ce qui était aurait été de faire un petit film beau, net, ou on aurait pleuré.
arrivé a ce moment-la s’est passé de la méme fucon vingt ans
plus tard. Et c’était vraiment bizarre parce que non sculement
ona fait cette guerre, mais tout s’était déja passé et il n’y avail Question. Vous aviez quel dge?
plus qu‘a regarder en arriére. Tout ¢a semblait beaucoup plus
intéressant, bien queje ne me sois jamais demandé ce que pen- Coppola. Pendant une bonne partie de ma carriére... J'avais
seraient les gens quand tout a coup ils tomberaient sur des lran-
18. 19 ans... c’était ce que j’espérais faire, mais vous savezje ne
cais en pleine discussion 4 table, comme dans la tea-party ferai jamais La Strada. C'est déja fait. c’est trés beau, on ne
d’« Alice aux Pays des Merveilles ». Alors je me suis dit : for- pourrait pas mieux faire. Ce qui m‘intéresse maintenant ce
midable ! ca sera intéressant. C'est ce que je veux dire quand... sont ces longs films qui traitent un sujet, certaines notions.
Apocalypse Now traite de la morale, du bien et du mal. Le Par-
vous le faites volontairement... ¢a arrivait tout seul. Mais a pro-
pos de ce que vous disiez.je ne vais pas tellement nvinterroger rain du pouvoir et de la succession. Et maintenantje ne pense
maintenant sur ma vie. c'est comme... par exemple quelqu'un pas tellement en termes dhistoire mais de sujet. Je sais que le
envoie un script ou vous entendez parler d'une idée, un type prochain film que je ferai sera tres long. C'est ce que je veux
rencontre quelqu’un d’autre et ils dévalisent une banque... ¢a dire quand je dis qu’il sera plus ambitieux.
he m'intéresse pas, c'est comme un film. Je veux dire: me
voici,je vis des choses qui m’intéressent vraiment et j’aimerais Question. Ca veut dire quoi, trés long?
mieux faire quelque chose a partir de ca. Ce n'est pas forcé-
ment quelque chose sur quelqu’un qui me ressemble... maisje Coppola. Vraiment trés long.
14 APOCALYPSE NOW
Question. Est-ce que ¢a vous demandera beaucoup de temps ce que ¢a se résume a ¢a ? Ou est-ce qu’on suit le film en atten-
pour le faire? dant une sorte... d’incident, un mystére qui s’éclaircit ? On
s’attend 4 ce que le personnage que joue Marlon élucide un peu
Coppola, Non. Le film sera long. Trés long. toute cette folie que vous voyez, et au furet 4 mesure que le film
avance la folie grandit. Mais c’était tellement difficile de répon-
Question. Qu'est-ce qui vous fait penser cela? dre aux questions qu’on se posait, comment y répondre a tra- -
vers un personnage ?
Coppola, A cause du sujet que je veux traiter. Ca veut dire
que probablement, il ne pourra pas étre projeté dans les salles Cest ca qui me donnait mal 4a la téte tout le temps. Et plus
de cinéma... Si vous faites un film de neuf heures, peut-étre je laissais le film aller, comme dans Vhistoire de la plantation
qu’il faut le passer a la télévision. C'est intéressant. frangaise, plus le film devenait sérieux. C’est-4-dire queje pou-
vais de moins en moins le cerner... et puis il y a l'attaque et ils
Question. Pourriez-vous arréter de faire des films? s’enfuient et font sauter le pont... Si bien que j’ai créé une sorte
de point de non-retour. C’était une sorte de Vietnam. Je ne
Coppola. Oui, bien sir, Facilement. pouvais pas m’en sortir. Et le seul moyen que j’avais de m’en
sortir c’était par l'escalade dans le style. Et ainsi le film est
Question. Mais vous ne le ferez jamais. devenu de plus en plus mythique. Il commence comme un film
de guerre réaliste et finit par quelque chose de plus. Si vous
Coppola. Peut-étre. Peut-étre que je le ferai. voyiez la fin de ce film sans avoir vu le début, vous penseriez
que c’est dingue. C’est un voyage, c’était une expérience
Question. Peut-étre que vous y pensez mais... étrange.

Coppola. Je ne sais pas. Question. Vous parlez de Brando. C'est la deuxiéme fois que
vous travaillez avec lui. Quelles sont les qualités qui vous atti-
Question. // semble que vous sovez passé du systéme des stu- rent chez lui?
dios a la réalisation indépendante. C'est la raison pour laquelle
vous avez créé « American Zoetrope » en 1969 : ott en Ges-vous Coppola. Eh bien, il forme un tout d’une certaine facon. II
maintenant dans vos relations avec les studios? est vraiment trés bien, il s’en fiche mais en méme temps il
prend ca au sérieux; c’est-a-dire qu'il se moque de toute la
Coppola. Je crois que pour le moment,je m’intéresse plus au salade qui va avec le cinéma... vous le payez, il vient et il fait
projet lui-méme qu’aux moyens de production, qu’a l’indépen- ce qu'on lui dit de faire. Mais ca c’est parce que, fondamenta-
dance ou a la distribution. Alors a l'avenir, je pense que si je lement, il ne croit pas tellement aux films ou aux critiques. II croit
n’ai pas moi-méme l’argent pour faire un film je le prendrai la que tout ga c'est plus ou moins du mensonge ou que tout
ot je pourrai Je trouver. Et si ga veut dire travailler avec les stu- le monde se fait de l'argent et perpétue ce systéme et il n’a
dios... s’ils me laissaient faire le film que je veux... aucun respect pour lui. Mais si vous parlez simplement avec
lui pendant longtemps, il y a souvent des choses trés intéres-
Question. Parce que maintenant, vous avez assez de liberté santes dans ce qu'il dit. Et c'est comme dans fa séquence de la
pour avoir le contréle sur vos films, méme quand vous travaillez plantation frangaise, c’est ce que Bernardo a fait avec lui dans
avec les studios? Le Dernier tango, c’est-a-dire qu'il a simplement commence 4
faire parler Marlon. Bien sir ici c’était différent parce que le
Coppola. Je crois que dans les prochains films que je ferai, style était bien plus ample.
méme ce contréle ne sera pas un facteur important. Le film
sera ce qu'il est ou rien du tout. Je crois que c’est vrai pour Apo- Question. Est-ce que vous avez confiance en vous quand vous
calypse Now, et c’est pourquoi il a pu étre fait. Qui pouvait dirigez des acteurs?
intervenir? Personne ne savait de quoi il s’agissait. Qui pouvait
le finir? Ils n’y auraient rien compris. Coppola, Oui, je me sens tout a fait en confiance avec les
acteurs. Je travaille avec des acteurs depuis longtemps, depuis
Question. Ca a lair détre évident pour vous, mais ca ne mes débuts au théatre, et comme je l'ai dit,je suis trés souple
Vest peut-étre pas pour lexécutifd’un studio, @ moins qu'il soit et donc si un acteur ne peut pas... il y a toujours deux pdles,
particuliérement au courant. il y a le personnage et il y a l’acteur et si l’'acteur ne peut pas
s’adapter au réle j'adapte le rdéle a Facteur. Chaque étre
Coppola. Eh bien, ils savaient ga. Ils se rendaient compte, ils humain a quelque chose de fascinant, de vivant, de vrai et
voyaient, II était évident que je ne tournais pas le scénario. Et dintéressant et trés souvent j'adapte le personnage a la person-
i} était évident qu'il n’y aviuit pas de scénario, parce qu'il n’exis- nalité de V’acteur. Et c’est souvent comme ¢a qu’on obtient de
tait pas. Il était évident que je le construisais au jour le jour. trés belles performances, car bien qu’on dise que ¢a influence
C’était la seule facon — je ne referai jamais ga d’ailleurs-, mais la vie de l’acteur, en fait ga n’arrive jamais. C’est toujours une
cétait la seule fagon queje connaissais de traiter ce film, vu la synthése. une sorte de troisiéme personnage. Mais si ca va mal
direction qu'il avait prise. parce que I’acteur est anxieux, alors je fais du personnage
quelqu’un d’anxieux. Il y a toujours une fagon d’utiliser ce
qu’on a. Si vous avez des difficultés parce qu'il pleut, vous vous
Question. Est-ce la premiére fois que cela vous arrivait? en servez dans le décor. C'est ce que je veux dire par souplesse
contrélée, o vous essayez de tout utiliser a votre avantage.
Coppola. Oui. Je crois que c’était a cause du sujet, a cause
de Marlon : cette séquence de la fin of on rencontre le person-
nage que Marlon interpréte, comment tourer ¢a ? Comment Une mathia Coppola ?
filmer la rencontre entre Kurtz et Willard ? Qui est-ce ce colo-
nel Kurtz? Et il y a une histoire qui se développe. Et Willard Question. Pour en revenir a « American Zoetrope », est-ce
essaie de l’avoir mais il n’y arrive pas... c'est l'autre qui l’a. Est- que vous avez réussi a faire ce que vous vouliez ?
ENTRETIEN AVEC FRANCIS COPPOLA

Coppola. Oui et non. Parce qu’en ce temps-la, en 1969-70, va faire ce film avec Wim Wenders, mais j'ai de moins en
Javais rassemblé des tas de gens et je les avais mis sous le méme moins envie de faire ce genre de chose.
toit et puis on a fait faillite et ils se sont dispersés mais ce sont
eux qui sont devenus les nouveaux réalisateurs américains. Question. Est-ce parce que vous pensez que vous avez fait ce
Alors j'ai quand méme eu la satisfaction d'avoir vu juste sur que vous pouviez faire et que c était le bon moment
pour décou-
tous ces gens qui ont beaucoup de succés maintenant. J’avais vrir des jeunes talents et que maintenant vous étes libre ?
moins de satisfaction quand ils étaient tous dans la méme com-
pagnie. Coppola. C’est en partie ce que je pense mais c’est surtout
qu’a ce moment-la j’aimais beaucoup I‘idée de monter une
Question. Il y avait Lucas , mais qui étaient... les autres? compagnie, d’avoir des moyens, d’étre équipé et de pouvoir
agir, c’était dans mon caractére. Je suis devenu un peu plus
Coppola. Georgie Lucas, Martin Scorsese, Spielberg y a été casanier maintenant, je pense qu’Apoca/ypse m’a beaucoup
aussi un moment, comme acteur, il y avait Pacino... beaucoup changé. J'ai eu tres peur avec Apocalypse parce que, quelle que
de scénaristes aussi qui ont réussi. soit la facon dont je my prenais, je n’y arrivais pas. Ca me
dépassait toujours. Et puis quand j'ai vraiment baissé les bras
Question. //): a plusieurs themes paralléles dans votre travail et que j'ai dit « je suis vaincu », alorsje me suis rendu compte
et dans votre vie, ily a le réle du pére... le parrain dans la Maf- que c’était peut-étre moi qui lavais eu, j'ai été trés heureux et
fia... la presse a remarqué que vous n'appeliez pas Spielberg, Jen suis devenu presque mégalomane. Puis quand j'ai vrai-
Lucas et Scorsese la « Maffia Coppola », avec vous dans le réle ment pris confiance et que je pensais l’avoir eu, je me suis
du parrain... rendu compte que c’était moi qui avait été eu. Et je suis passé
par la tellement souvent que maintenant, je suis arrivé 4 un
Coppola. Je crois que c'était parce que j’étais un peu plus point ot ca n’a plus d’importance. Tout ce queje sais, c’est que
vieux et que j'ai été le premier 4 avoir du succés, alors j'ai pu je V’ai fait avec tout ce que j’avais et il est ce qu’il est. Et c’est
utiliser le pouvoir que me donnait ce succés pour essayer de ce processus qui m‘a fait me rendre compte que méme dans ma
donner aux autres leur chance, parce que j’étais le premier a vie, quoique je fasse, que les gens me disent que c’est formida-
en avoir eu et parce que les autres m’intéressaient, que je les ble ou pas, tout ce qui compte c’est que je le fasse avec tout ce
aimais bien ou parce qu’ils avaient du talent. On a fait un film que j'ai. C’est pourquoi ga m’intéresse de faire un autre film.
avec Carroll Ballard qui a vraiment beaucoup de talent et on Je crois que ca m’a décideé. J'ai toujours été, a moitié, business-
16 APOCALYPSE NOW
man et cinéaste et je crois que maintenantje vais simplement Coppola. Seulement dans le bon sens. Apocalypse m*inté-
essayer de faire un film, resse beaucoup parce que quand on parle politique... ce n’est
pas un film politique mais si il marche il sera politique. Parce
Question. Est-ce que vous faites des films pour le public amé- qu'il donne au public exactement ce qu'il veut, mais dans un
ricain ou pensez-vous tre plus universel ? but qu’il ne soupconne pas... il ne sait pas... j'essaie de faire un
film qu’ils voudront aller voir. Et pourtantje veux les emmener
Coppola. Saimerais que ce soit un public international, uni- la o= ils se sentiront mal a l’aise. Mais ce nest pas facile a faire.
versel. ce n’est pas comme avec Jaws ou Star Wars ou méme Le Par-
rain... mais Le Parrain HT a eu beaucoup moins de succés que
Question. Mais comment vous vovez-vous ? Est-ce que vous le premier.
pensez @ un public quand vous faites un film ?
Question. The Conversation ?
Coppola. Je pense a un public mais pas a un public améri-
cain. J’y pense comme a des gens. Coppola. Personne n'est allé voir The Conversation.

Question. Par exemple, vous avez fail faire un sondage en 76 Question. Saufen Europe.
pour savoir pourquoi les Ameéricains allaient au cinéma et
pourquoi ils s’intéressaient @ la guerre. Coppola. Oui, peut-étre en Europe... Maisje crois que c’est
vraiment possible de changer le monde avec un film.
Coppola, Quand on a fait Apocalypse, c’était a un moment
ou on ne faisait pas de film sur le Vietnam et nous avons pensé Question. Est-ce gue cela vous donne un sentiment de res-
qu’il serait peut-étre sage de connaitre les préjugés que les gens ponsabilité quant a (utilisation de ce pouvoir?
avaient, dans quelle mesure ca aiderait le film de dire que
c’était un film sur le Vietnam ? Est-ce qu’on devrait dire que Coppola. Eh bien. je traverse une drdle de phase de ma vie
cest un film d'action et d'aventure ? C’était bon de le savoir, en ce moment, et quand je dis queje ne sais pas ce queje vais
pour le marché. J’ai accepté, ¢a avait lair d’étre une bonne faire. que je n’aspire a rien et queje vis en ermite en essayant
idée, mais ce n’était pas vraiment important. Je n’étais pas de finir ce film, c’est la vérité. Je veux faire un film sur les cho-
vraiment préoccupé par ce que les gens pensaient. Je pensais, ses qui me touchent beaucoup plus personnellement.
oui, lancons le film sur le marché de la facon la plus sophis-
tiquée possible. C'est un film avec un gros budget, qui évidem- Question. Comunent se fait-il que vous sembliez condamné
ment s'adresse a un trés grand public. Je pense qu’aprés Le aux films @ gros succes? Vous, avec quelques autres, vous €tes
Parrain, et avec Jaws et Star Wars de George, on pouvait faire vraiment les premiers.
un film que des centaines de millions de gens iraient voiret qui
les influencerait d’une certaine fagon. Aprés Jaws, tout le Coppola. J'ai le sentiment, "intuition, et je le dis sans modes-
monde parlait de requins et tout le monde s‘intéressait aux tie, que beaucoup de gens iront voir Apocalypse Now. Et il va
requins, et aprés Le Parrain, tout le monde s‘intéressait a la déranger beaucoup de gens. Je ne sais vraiment pas ce qui va
maffia. Si ce film peut atteindre un tel public, tout le monde se passer avec ce film, il sort tellement de l‘ordinaire.
parlera du Vietnam, de la morale, du bien et du mal. Ce sera
vraiment bizarre. Si la moitié du monde parle de quelque chose Question. Pourquoi dites-vous qu'il dérangera beaucoup de
d@important... Ca parait trés intéressant cette idée de combiner gens?
un film « catastrophe », comme on les appelle, avec un sujet
difficile.
Ca ressemble plus 4 200/ qu’a autre chose
Question. Cest une auire forme de pouvoir, un pouvoir
social. Est-ce que ca vous intéresse maintenant? Je veux dire Copppola. A cause du sujet qu'il traite. I traite des gens, de
le pouvoir du cinéaste qui peut s‘adresser @ 200 millions de la morale. Je crois que c'est une derniére ligne de repli. Les gens
Specialeurs. se battent pour ce qu’ils possédent. Ils se battront jusqu’a la
mort pour leur idée du bien ou du mal. Et on commence a y
Cuppola. Ce pouvoir est encore plus énorme que ce qu’on réfléchir. Et on se demande si tout ¢a est vraiment bien ou mal,
peut imaginer. Les gens s’en rendent compte, mais c’est mons- vrai ou faux. Quand vous commencez a y penser, vous voyez
trueux. George Lucas pourrait élire le Président. I] le pourrait que la morale est la pierre de touche. la loi. Quand vous y pen-
vraiment. sez et dites que peut-étre la morale est relative, la morale est
comme fa gravité, ici elle parait logique mais la-bas ¢a n’a plus
de sens. La-bas c'est la guerre. Alors je ne sais pas. Et le film
Je ne m’intéresse plus au pouvoir fonctionne a un niveau tres sensuel. Ce n’est pas un film réa-
‘ liste, ce n'est pas une histoire réaliste, ca ressemble plus 4 2007
Question. Fous aussi. qu’a autre chose. Il s’adresse surtout aux émotions alors que
le sujet porte 4 controverse. Le film est toujours intéressant. et
Coppola. Mon prochain film sera sur l‘amour. Je ne m’inté- je crois que certains passages séduisent parce qu’ils sont trés
resse plus au pouvoir. Mais ce que vous dites est trés vrai. Le beaux. On voit de trés belles choses. Je ne sais vraiment pas
pouvoir social des films « catastrophe », c’est une sorte de ruée comment les gens vont réagir, Ce n'est pas ce quils attendent.
vers l’or. Ce que je veux dire vraiment c’est qu’avec un film
spectaculaire et un feuilleton populaire a la télévision, on Question. Comment John Milius va-cil réagir?
pourrait créer un gouvernement et le maintenir au pouvoir.
C'est vrai. Coppola, Sita du succés il l’adorera. S'il n’en a pas il le
détestera.
Question. Er cela ne vous intéresse pas du tout? Essayer
dutiliser ce pouvoir. Méme dans le bon sens ? Question. C'est son attitude en ce moment.
ENTRETIEN AVEC FRANCIS COPPOLA
Coppola. Je crois que c’est lattitude de beaucoup de gens
avec qui vous travaillez. Maisje ne veux pas vraiment critiquer
en disant ca.

Question. Non, maisje sais qu'il s‘inquiéte maintenant que


tous ses amis fassent des films qui rapportent beaucoup
dargent. Vous étes le premier grand cinéaste qui sorte d'une
école de cinéma, n’est-ce pas ?

Coppoia. Quand vous dites grand, vous voulez dire par


limportance ou par le poids ?

Question. Pourquoi? Vous étes de toutes fagons Tun des


cinéastes les plus célebres...

Coppola. Mais fai maigri maintenant.

Question. Non. Mais c'est que « great» en anglais est un


mot qui a plus d'une signification.

Coppola. Non, non, ga veut dire grand, comme Orson Wel-


les, qui est grand ct gros. Maisje plaisante. Est-ce que je suis
le premier cinéaste important qui sort d’une école de cinéma ?

Question. Avez-vous appris quelque chose a@ Técole, a


U.C.L.A. ? Et est-ce que vous conseilleriez @ des jeunes cinéas-
tes d'aller dans ce genre décole ? .

Les écoles de cinéma, le théatre

Coppola. Ce qui m’intéressait a ce moment-la, c’était daller


dans une bonne école. Mais pas seulement parce qu’il y avait
de bons cours, mais parce que c’était intéressant d’étre avec des
gens qui s‘intéressaient aux mémes choses que vous, qu'il y
avait I’équipement nécessaire el qu’on essayait de faire des
films. Et on rencontre les autres étudiants. Je suis allé a l’école
du cinéma avec Carroll Ballard. George Lucas ct ses amis
étaient a I’école ensemble. Alors, je crois que ce qui est impor-
tant, c’est d’essayer d’apprendre quelque chose ensemble.

Question. Ei est-ce gue vous avez vraiment appris quelque


chose du point de vue technique?

Coppola, Non, S‘ai plus appris a faire un scénario quand


yétais obligé d’écrire un script tous les deux mois. J'ai plus
appris dans la pratique.

Question. Alors, quel conseil donneriez-vous @ un jeune


cinéaste aujourd hui, aller @ PU.C.L.A. ou @ VULS.C. ou auire
chose ?

Coppola. C'est une possibilité, mais i] y en a plusicurs. Je


donnerais le conseil a ceux qui s’intéressent au cinéma d’avoir
un peu d’expérience dans le théatre.

Question. Le thédire vous a toujours fasciné ?

Coppola. Je crois que le thédtre est une merveilleuse ocea-


sion pour apprendre certains principes de dramaturgic, travail-
ler avec des acteurs sans étre tenu par des questions d'argent ou
de technique. Quand vous pouvez avoir une salle avec trois
personnes et faire une petite production. ca ne code pratique-
ment rien. Je crois que beaucoup de jeunes cinéastes débutent
au cinéma sans jamais avoir travaillé avec des acteurs. Et avec
trés peu d’expérience dans I’écriture. Un des grands conseils
que j'ai donné a Lucas, c’est quandje lui ai dit « écris, assieds-
18 APOCALYPSE NOW
toi et écris». Ce n’est pas qu'une alfaire de caméras ou de
machines. Je l’ai toujours encouragé 4 travailler avec des
acteurs, il est encore mal a l’aise avec les acteurs.

Question. Est-ce qu'il a essayé de faire du thédire ?

Coppola. Non, mais il devrait. George est un véritable enfant


du cinéma; quand il parle de faire des petits films en 16 mm,
je crois vraiment qu'il les fera.

Question. Sur ce point, je croiy que vous étes prés de la


conception européenne,

Coppola. Peut-étre. J'ai subi beaucoup d’ influences diverses.


J'ai un frére plus agé qui s’intéresse beaucoup 4 la littérature,
il est écrivain, professeur. Par lui je savais qu'il y avait quelque
chose qui s’appelait littérature. Soyons sérieux : de tous les
films qui ont été faits, aucun n’a vraiment abordé les themes
que la grande littérature, depuis quatre cents ans et méme
avant, a traités. Alors j'ai toujours su qu’une partie de ce que
je faisais était du show-business, et que ce que mon frére portait
sous son bras était de ta littérature. Et c’est 4 cause de ca que
je me suis toujours demandé si le cinéma pouvait étre de la lit-
térature. Et ce serait vraiment intéressant si quelqu'un
s'asseyait 4 sa table pour écrire ou concevoir un film traitant Talia Shire. était la petite derniére; alors ila fallu que vous
des mémes idées qu’on trouve dans les romans d’il y a soixante trouviez votre place.
ans.
Coppola. Ma famille était trés bien physiquement. C’était
Question. Vous écrivez toujours des scenarios? une des choses intéressantes. Ma mere attachait beaucoup
d'importance au charme physique parce que mon frére est
Coppola. Non,je ne fais plus rien. Je suis en période de ges- vraiment trés beau. mon pére est trés beau et ma sceur trés jolie
tation. J’essaie de monter ce film. et j'ai un dréle de physique, alors ca m’a mis dans... je n’étais
pas bon éléve, alors tout ce qui me restait c’était d’étre le plus
affectueux de la famille. J’étais celui qui demandait le plus
d'amour. Alors pour me faire une place dans cette famille, il
La famille Coppola me fallait beaucoup d‘énergie et je crois que j'ai emprunté
beaucoup des... réves des autres. Je crois que j'ai emprunté le
réve de l’argent et du succés et du spectacle a mon pére et je
Question. Est-ce que votre famille vous a beaucoup
crois que j’ai emprunté le réve d’obtenir le prix Nobel a mon
influence ?
frére. C’était une autre sorte de réve. Je prenais les ambitions
des gens que j'aimais, au lieu d’avoir les miennes. Je me
Cuppola. Je crois que oui. D’abord parce qu’on est des amé-
demande lesquelles j’avais. Je ne crois pas que c’était celles-la.
ricains italiens, qu'il y a toute une tradition américaine ita-
lienne... comme dans une famille juive a New York. Parce
Question. Est-ce que c'est ce que vous essavez de trouver”
qu’ils gardaient leur culture, ils parlaient italien et on ne se sen-
maintenant ?
lait pas tout a fait américain. On était aussi italien.
Coppola. Peut-étre que oui.
Question. Vous parliez italien?
Question. Est-ce que vous vous intéressez maintenant au
Coppola. Mes parents. Mais pas nous. Je le parle un peu cinéma étranger?
maintenant, mais sans l‘avoir appris... alors on avait toujours
l'impression de ne pas étre completement américain. Il y avait Coppola. Pas en ce moment. Je suis vraiment dans une drdle
toujours quelque chose d’ européen. Et quand je suis allé en Ita- de phase. Je ne vais pas au cinéma. Je ne fais rien.
lie, je me suis rendu compte queje n’étais pas italien non plus.
Ca vous met dans une drdéle de position. Il y a aussi que ma Question. Et avant, alors ?
famille déménageait tout le temps. Ma famille était la seule
constante de Ja vie. D’habitude on a des amis, des voisins, votre Coppola, Je Vaimais bien avant, j’aimais bien aller voir des
famille est la mais il y a d‘autres choses aussi, mais quand vous films étrangers. surtout parce qu’ils semblaient vouloir briser
changez tout le temps, le seul point fixe est votre famille. Et les genres, et étre capable d’étre ce qu’ils étaient.
puis, ils étaient dingues, je veux dire qu’ils sortaient de l’ordi-
Naire, mon pére élait musicien et mon frére quelqu’un de Question. Sur le cinéma francais. quelle é1ail votre réaction ?
sérieux qui s’intéressait a Ja littérature, une famille de person-
nalités marquées. Coppola. Sur Je cinéma francais,je ne suis pas tellement au
courant des différentes écoles... maisje me rends compte qu‘il
Question. Est-ce que vous avez eu des difficultés a-vous faire y a toute une période... la rage de ces gens a faire des films. Je
une place dans votre famille ? Vous avez dit que votre frére avait crois que tout ce mouvement en France nous a appris... ce
une sorte d'aura dans la famille et que votre swur, Uactrice qu’on a voulu copier... pour voir ce qui se passerait. Est-ce
N
ENTRETIEN AVEC FRANCIS COPPOLA 19
rt
Question. Afais vous éres dégus par ces gens, parce qua la
question de savoir si vous considériez ce groupe comme une
autre Nouvelle Vague, vous avez répondu non. Mais que vou-
lez-vous dire par la?

Coppola. Je ne pense pas qu’on soit dans une période ou l'art


cinématographique a fait un pas en avant. Il est dans une
impasse. Les horizons qu’on contemple sont surtout des hori-
zons financiers, Les films appliquent de vieilles formules...

Question. C'est votre impression ?

Coppola, Vous ne pensez pas que c’est vrai? Est-ce qu’il y


a des idées nouvelles dans les films?

Question. Le probléme est que les gens qui ont expérimenté


des idées nouvelles sont restés marginaux. En France, des gens
comme Robbe-Griller, d'un point de vue as littéraire. ont
essayé. Mais disons qu'il n'est pas pris au sérieun...

Coppola. My a un équilibre a trouver pour donner au public


quelque chose a quoi se raccrocher. Méme les livres de Robbe-
Grillet sont difficiles. Ce que j’ai le plus aimé de lui, c'est son
livre d’essais qui s’appelle « Pour un nouveau roman». J'ai
qu’on pourrait avoir tout un petit mouvement de jeunes trouvé ca vraiment intéressant. Quand je parle de nouveaux
cinéastes américains qui traiteraient de sujets plus personnels? horizons, je crois qu'il s’agit d’avoir un public et de déplacer
un public et je crois que ces jeunes ont raison quand ils disent
Question. Pensez-vous que ce soit ce qui s'est passé ? qu’ils vont faire réagir le public. Mais je crois qu'on peut faire
réagir le public « vers le haut ». Mieux comprendre, en tirer
Coppola. Non. plus, mieux participer 4 l’expérience plutdt que de se caler
dans son fauteuil,
Question. Une chose m'a beaucoup frappé. Nous avons
passé pas mal de temps avee John Milius et il parlait constam- Question. f/ semble que c'est ce qui s est passé pendant un
ment du réve que lui et d'autres avaient de recréer une veritable moment. Par exemple les films faits par B.B.S(4 des films
école du cinéma ameéricain, personnifiée par ces jeunes qui se comme Five Easy Pieces. Et pourtant, ces films ont été balavés
langaient dans le cinéma. Et pourtant, quand je vois les films par la marée de argent. Du moins c'est contme cela queje le
quiils sortent, je n'y vois aucune unité d’ensemble. vos.

Coppola. Ce qui est vraiment décevant dans un sens, c’est Coppola. Oui, les gens sont devenus cyniques.
que toute cette génération est allée de Los Angeles a San Fran-
cisco pour faire ces films personnels, mais les cinéastes s’inté- Question. Ev vous dites que vous étes vent ici pour vous
ressent surtout a gagner de l’argent. Qui sera le prochain a bat- Cchapper...
tre tous les records de tous les temps ? C'est ce qui les intéresse
vraiment. Coppola. On est venu ici avec des notions trés romantiques,
on était jeunes, on allait en faire une jolie petite ville, on allait
Question. Est-ce parce qu ils ont trop bien réussi, financie- faire des petits films, s’asseoir dans les cafés, rencontrer des fil-
rement ? les et parler des films... C’est ce qu’on voulait faire. C’est ce que
je voulais faire, Et étre sérieux.
Le cinéma est dans une impasse
Question. C'est la raison pour laquelle les gens viennent 4
Coppola. Je ne sais pas. Je ne pense pas qu'il y ait beaucoup Paris. Mais cGiait une fagon de vous échapper ?
de bons films dans ce pays, pas plus qu’aillcurs.
Coppola. On allait avoir le contréle... c'est ironique parce
Question. Pour quelles raisons? que quand on est venu ici, il n’y avait pas du tout d’industrie
cinématographique. Et si on considére les films faits ici depuis
Coppola. Je ne sais ‘pas. cette date, ils ont rapporté plus d’argent ensemble que les films
faits 4 Hollywood pendant les vingt derniéres années.
Question. ... Le systéme des studios ?
Question. raiment ?
Coppola. Non, non, ces réalisateurs ont plus de pouvoir, je
veux dire que George Lucas pourrait acheter un studio, Spiel- Coppola. Oh oui. Bien sir. Si on additionne les deux Par-
berg aussi, personne n’a jamais eu autant de pouvoir qu’eux. rain, Star Wars, American Grafitti et One Flew Over The Cuc-
Je crois que c’est parce qu’ils sont jeunes... je crois que dans koos Nest, Ga fait les trois quarts d'un billion de dollars proba-
quelques années ils se fatigueront de cette compétition et de blement, ou un demi-billion de dollars. C’est un accident.
faire toujours mieux que le voisin, et qu’ils s*intéresseront a
leurs vies, je ne sais pas. Question. Est-ce que vous avez habité Hollywood?
20 . APOCALYPSE NOW
Coppola. Oui, avant de venir ici. Jaime bien Los Angeles, On avait ce script et i) m’intriguait. J‘aimais beaucoup l’idée
mais beaucoup de mes idées ont changé... D’habitude. quand de pouvoir faire un film qui m’appartienne. sans l'aide d’aucun
vous faites des films vous avez d’abord une idée : je voulais faire studio, alors c’est ce qu’on a fait.
You're a Big Boy Now quand j'avais 19 ans. Et je l’ai fait a 27
ans, doncje faisais un film que j’avais voulu faire dix ans aupa- Question. Que voulez-vous dire ? -
ravant. Et quand je faisais ce film, ce a quoi je pensais surtout
c’était a The Conversation dont j'avais écrit le script trois ans Coppola. Que Apocalypse Now m‘appartient.
auparavant. J’ai toujours été le genre de personne qui faisait ce
qu'il avait projeté de faire. Maintenant, j'aimerais faire un film Question. Mais vous navez pas eu de Targent de United
correspondant a ma maturité plutét qu’aux idées de ma jeu- Artists ?
nesse, comme quandje voulais faire un film comme La Strada
ou Blow Lip. Coppola. Us ont acheté les droits de distribution pour l’Amé-
rique, mais ce qu'on appelle le négatif, le copyright m’appar-
Question. Pouvez-vous remonter un peu dans le passé. ala tient. Vous voyez., faire un film qui cotte presque 30 millions
période ott vous avez travaillé pour Roger Corman ? Comment de dollars et le posséder, ce n’est pas habituel. Bien str. ca ne
voviez-vous cetie expérience @ Tépoque et maintenant? veut plus rien dire si personne ne va le voir. Mais c’est ce que
javais dans la 1éte a ce moment-la. Je pensais que ¢a pouvait
Coppola. Je voulais absolument travailler dans le cinéma. étre le début d’un systéme, dans lequel on pourrait continuer
J’avais fait beaucoup de théatre et le cinéma me fascinait. C'est a faire toute une série de films — et les posséder.
ce qui m’intéressait ; arriver a faire du cinéma.
Question. Et vous continuez a penser cela ?
Question. f/ #’y avait pas quelque chose en vous qui disait :
bon dieu, qu'est-ce que cest que ce film que je suis en train de Coppola, Non, ca ne m’intéresse plus de savoir a qui appar-
faire? tient un film.

Coppola, Non, c’était simplement pour apprendre4 le faire. Question. Vous avez une salle de projection ici?
Comment organiser la production, comment monter un film.
Roger a fait un peu mon éducation. Coppola. Oui, elle est trés belle, avec tout l’équipement, des
beaux studios de mixage. On a une installation technique trés
Question. Est-ce gu’il a contribué directement a votre édu- sophistiquée, avec le premier systeme de montage électronique
cation ou est-ce qu'il vous @ laissé grandir? qui existe. Je peux monter mon film électroniquement. C’est
un peu mon invention. Vous voulez voir les autres installa-
Coppola, En vous fixant des objectifs impossibles. comme... tions ?
faire un film en trois semaines, ga vous forcait 4 apprendre vite.
Question. Bien stir. Ce systéme de montage électronique,
est-ce vous qui Lavez créée?
Les studios
Coppola. Je ne me suis pas occupé de électronique maisje
Question. On a le sentiment que vous Ges pris malgré vous, leur ai dit comment je voulais que ca marche. vous voyez, je
ef parce que vous avez réussi etc., dans un systeme qui vous peux avoir tout ca sur bandes... Je m’intéressais beaucoup a la
deépasse. Est-ce que cest vat? technologie... ,

Coppola. Je pense que jusqu’a maintenant je nai pas vrai- . '


ment eu de contréle sur ce que je faisais. Et tout est arrivé tel- L’« American Zoetrope »
lement vite. Et je suis quelqu’un qui a toujours dit oui 4 tout.
Alors je dis oui a tout et aujourd’hui, Apocalypse Now est ce Question. Oui, j'ai he quelque part que « Zoctrope » venait
qui a vraiment testé mes limites. J’ai pris tous les risques que d'un jouet d optique du NIX® siécle.
je pouvais. J‘ai mis les moindres centimes que j’avais gagnés
avec les autres films dans Apocalypse. j'ai tout risqué. Coppola. C'est vrai.

Question. Er comment se fail-il que vous ayez acheté le projet Question. Comment choisissez-vous les gens qui travaillent
alors qu il ne vous intéressait pas tellement ? Vous ne pensiez pour vous?
pas le faire, alors comment avez-vous b16 gagne 4 Lidée de le
réaliser? Coppola. Oh, je ne sais pas. Vous les rencontrez ou vous
entendez parler d’eux ou vous avez vu leur travail.
Coppola. C’est un film sur fe Vietnam ; c'est exactement [a
méme situation, dans le film et dans la vie : on s’est laissé enga- Question. Parce que vous avez une petite équipe permanente
ger petit 4 petit dans la guerre du Vietnam. a « Zoetrope », de dix a douze personnes. Ou plus?

Question. A quel moment avez-vous décidé de le faire? Coppola. Cest difficile de dire permanente parce que quand
on fait un film, il y a toujours tout un tas de gens.
Coppola. Jai décidé de le faire un jour. J’étais dans un avion
et l'idée de pouvoir financer des films nous-mémes m/intéres- Question. Out, Fred Roos m'a dit que vous étes environ
sait beaucoup. Je m‘interrogeais toujours sur la fagon de finan- soixante quand vous faites un film, et seulement dix ou douze
cer ces films. Il y avait autre chose que je voulais faire. j'avais quand vous le préparez.
le script d'Apocalypse, George ne pouvait pas Ie faire et nous
pensions a lidée de nous procurer de l’argent chez les distribu- Coppola, C'est d‘abord du personnel technique, des secrétai-
teurs étrangers. On pensait qu’ils aimeraicnt un film de guerre. res, elc.
ENTRETIEN AVEC FRANCIS COPPOLA

Question. Purce que vous avez la réputation de choisir des Coppola. Ca vous rend trés inquiet parce que rien n'est
gens tres jeunes et tres brillants. jamais fini. On n’a jamais fini.

Coppola, Beaucoup de mes babysitters ont fini par travailler Question. Et c'est quelque chose d’habituel chez vous ?
avec nous. Je crois que c'est d’abord parce queje prends des ris-
ques. Et que ca m‘a réussi. Je donne sa chance a chacun. Coppola. Oui. C'est pourquoi je suis un peu fatigué... parce
que j'ai tourné pendant trés longtemps. Maintenant le film est
Question. Oui, midis pensez-vous que les gens avec qui vous la et tout ce qu’il me reste a faire, c’est de me débrouiller avec.
travaillez sont importants, je veux dire, est-ce que c'est impor- Mais chaque fois que j‘essaie. il se débat un peu. Et je suis fati-
tant de faire un bon choix ? gué,

Coppola. Oh oui, bien sir... c’est la chose la plus importante Question. Depuis quand avez-vous commencé le montage?
de toutes. Si quelqu’un fait du bon travail pour moi, alors je
reprends toujours la méme personne. Comme pour le directeur Coppola, Depuis longtemps. Je suis trés en retard. Tout le
artistique, ou le photographe. J'ai tendance 4 toujours revenir monde attend.
en arriére.
Question. Oui, comment faites-vous toujours pour créer de
Question. Alors vous étes revenu au point de départ, en Fauente, de lanxiété : tout le monde attend ce film.
SOMURC.
Coppola, Parce qu‘ils savent qu'il n’est pas ordinaire et que
Coppola, En espérant que cela va m’aider. Donnez-moi des je suis en retard. Je crois que si vous étes en retard. les gens
idées. Je n’ai pas encore fini ce film, je n’ai pas encore gagné. deviennent curieux.

Question. Ca veut dire que, une fois fini le tournage, lorsque Question. Oui. mais dans un sens, c'est une bonne curiosité
vous commencez le montage, vous recréez le film a nouveau. parce qu‘ils Fattendent de plus en plus, Mais bien stir, plus vous
C'est assez exceptionnel, n'est-ce pas ? attendez, phis vous espérez.
2? APOCALYPSE NOW

Coppola. Qui,je crois que chaque lois qu'un cinéaste connu Question. Est-ce gue votre idée de la guerre a heaucoup
se lance dans un grand projet, qu'il est cn retard et qu'il a beau- changé depuis Vépoque ou vous écriviez Patton ? Car vous avez
coup d’ennuis, tout le monde devient curieux ; est-ce que ¢a dit que pour vous c¢était un Don Quichotte.
sera raté ? Tout le monde avait envie de voir /900. Qu’est ce
que ca allait étre ? Est-ce que ca allait étre raté ou merveilleux ? Coppola. Je ne sais pas. Je pense honnétement qu'il y a des
ressemblances entre ce film et Patton. On ne savait pas si le
Question, Vous favez vu? type était un fou ou un héros. Et bien sar, il était les deux. Je
crois que c’était le sujet de ce film, il y avait cette dualité entre
Coppola. Hmm... le bien ct le mal.

Question. Vous [avez aimé ?


La plus belle vigne d’Amérique
Coppola. Oui, mais il y a beaucoup de choses qui ne vont pas
Question. Est-ce que vous habitez ce snidio, quelquefois,
dedans. Mais c’est une grande ceuvre. Je pense que si j'ai été
quand vous travaillez au montage du film ?
dégu, a part les choses évidentes qui ont été critiquées, c'est
parce qu'il était exactement tel que je m’y attendais. Coppola. Quelquefois. Shabite tout prés d'ici. Et j'ai aussi
une trés belle vigne. J'ai la plus belle vigne d’Amérique.
Question. Je pense qu'il s est passé aussi autre chose qui aide
a entreteniv tout cet intérél, cette obsession @ Hollywood pour
Question. Cest quelle sorte de vin ?
Apocalypse Now. c'est que votre film a donne le feu vert a toute
une série de filmy sur. ou concernant le Vietnam, ce qu'on
Coppola.. Cabernet... c'est comme du Bordeaux, c'est du
appelle la « Vietnamisation dHollywood ». Ha donc précédé Cabernet Sauvignon.
tous ces films et pourtant il va sortir apres la plupart dentre
CUN. Question. Je vois que vous Gles un amateur de vins francais.
Coppola. C’est dréle, n’est-ce pas?
Coppola. Quand ils sont bons.
Question. Oui. Je crois que c'est encore une sorte de Parrain,
Question. Est-ce que c'est prés de San Franscico ?
Coppola. C’est intéressant parce que quand il sortira, ils vont Coppola. A environ une heure... c'est la ot est ma famille, a
se rendre compte queje nai pas fait du tout un film sur le Viet- Napa Valley.
nam. J‘en ai montré une partie a la United Artists, a Reisner,
et il m’a dit: « Mais ce n’est pas sur le Vietnam!»
Question. Est-ce que vous vous occtines de la fabrication du
vin?
Question. Afais le fait que vous avez adopté ce projet a eu
pour consequence que beaucoup de gens sont allés dans une
Coppola. Non, non, c'est trop grand.
direction identique, ou quiils croyaient identique.
Question. Vraiment? Vous é1es exploitant?
Coppola. Oui. Je suis allé la-bas et je me suis rendu compte
qu'il est impossible de faire un film de guerre sur le Vietnam
Coppola. Qui, on vend le vin. Je ne l’ai que depuis quelques
comme on ferait un film sur la deuxi¢me guerre mondiale. années et 1977 sera la premiére année de grande production.
Comme je lai dit, il ressemble plus 4 2001...
Question. Alors ¢a sera peut-éire votre prochain métier ?
Un monstre 4 trois tétes Cuppola. Oui, peut-étre que je quitterai le cinéma et que je
Question. Quand vous en éfes-vous rendu compte? Quand deviendrai vigneron.
vous Gtiez dans la jungle? Entretien exclusif réalisé par
Lise-Bloch-Morhange ct
Coppola. Je ne pense pas men étre jamais rendu compte... David Alper, 4 San Francisco, en mars 1978.
en toute sincérité...je n’avais rien prévu de tout cela. JS‘avangais Copyright Lise Bloch-Morhange et David Alper.
pas a pas. Et le film est comme ga aussi. Le film est un proces- Traduit de l‘américain par Francoise Gloriot.
sus. 1 sc déroule. Et il vous conduit pas a pas. Je n’ai toujours
pas Ie film bien planifié dans ma téte. La fin est encore en train
de sc mettre en place en quelque sorte. c'est pourquoi je suis
dans unc dréle de phase parce queje travaille dessus depuis si
longtemps queje n’arrive plus a me faire du souci. Je sais que 1. Le Colonel Kurtz. interprété par Marlon Brando, est ce person-
c'est vraiment quelque chose d’énorme que c’est comme un nage qui. en pleine guerre du Vietnam, ne répond plus aux ordres du
monstre a trois tétes. Quartier général américain. Il s’est réfugié a la frontiere du Cambodge.
entouré de montagnards qui lui vouent une adoration quasi mystique.
Question. Est-ce que vous ressentez la pression de tous les Le Colonel Willard (Martin Sheen) est envoyé sur ses traces par les
services secrets américains avec pour ordre de Ie tuer.
gens qui anendent?
2, La séquence de la plantation francaise n‘a pas été retenue dans
Coppola. Je ressens non seulement la pression des gens qui le montage du film, tel qu'il était présenté au Festival de Cannes.
attendent, du public, mais aussi des problemes financiers. Je
veux dire que les gens, Europe, tout ¢a, ont été trés tolérants 3. Burt Schneider, Bob Rafelson ct Steve Blauner forment une
avec moi. Ils attendent. c’est vrai. Les gens en France sont vrai- société de production indépendante, fondée en 1970 a la suite du suc-
ment gentils. je veux dire mon distributeur, Claude Berri. cés de Easy Rider.
ENTRETIEN AVEC FRANCIS COPPOLA
. 23
sapere

CANNES 1979

FESTIVAL, TRIBUNE, VITRINE


PAR SERGE TOUBIANA

Chaquce année, le Festival de Cannes refléte les diverses tendances du cinéma mondial. Cha-
que année, la presse, les media en général, examinent !’état de santé du cinéma, donnent la ten-
dance : cette année, ce qui s'est dil ou écrit est 4 peu prés juste : suprématie du cinéma américain
(Hollywood + cinéma indépendant), présence (4 mon avis tres décevante) des auteurs italiens,
poussée du cinéma allemand (Schloendori?, Herzog, Fassbinder + les cinéastes de la « troi-
siéme génération » dont certains films étaient projetés dans fe cadre d'une semaine du jeune
cinéma allemand), difficultés quasi congeénitales du cinéma francais 4 étendre son image de mar-
que a l'extérieur des frontiéres nationales. I] faudrait bien sir mentionner fa présence continue
du cinéma de l'Est et l’absence presque totale (4 part dans les sélections comme « La Quinzaine
des réalisateurs » ou « La Semaine de la Critique ») de films du troisieme monde. La présence
d'un film chinois (pas tout récent d’ailleurs) nest qu'un alibi diplomatique, un petit scoop dans
les relations entre cinématographies sceurs, pour saluer la présence assidue (pour la premiére
fois a Cannes) de deux délégués chinois olficiels aux projections des films en competition ct pour
faciliter, par cet appel du pied, l’ouverture de l’immense marché culturel-commercial que
représente la Chine Populaire aux films occidentaux. (Il se passe toujours quelque chose cn
Chine, et, pendant le Festival, un article du journal « Le Monde » titrait: « La Chine reconnait
plusieurs mérites a la démocratic bourgevise ». Pour ce qui est du cinéma, parions qu'une
grande compétition va s’organiser entre Ices cinématographies occidentales pour s‘arracher les
faveurs des autorités chinoises décidées 4 acheter les « grands films populaires » occidentaux :
tout ca sera médié par les relations diplomatiques, |’état-Chine traitant avec l’état-Gaumont,
ou l’état-Hollywood. La France. quia du mal a vendre ses films a létranger mais quia d’assez
bonnes relations diplomatiques avec la Chine, peut marquer des points sur ses partenaires occi-
dentaux, et en marque déja puisque Je premier film acheté par les Chinois fut Les Seurs Bronte.
Fermons cette parenthése sur ce que sont, cc que seront de plus en plus, les relations entre le
cinéma et les rapports de force économiques et politiques dans le monde.)

Liintérét du festival, c'est qu'il affiche cette diversité du cinéma, il lui offre une tribune, une
vitrine. Et, comme tous les objets qui s‘offrent en vitrine, les films sont percus comme des mar-
chandises, et les spectateurs-critiques-cinéphiles qui font les cent pas, de salle de projection en
salle de projection, 4 la recherche du plits de plaisir filmique. ont de moins en moins la pos-
sibilité d’en savoir plus sur ce qu’est la production du cinéma, ce qu'il en est de la géographie
économique et culturelle du cinéma dans le monde.

A Cannes, on ne supporte pas de s’ennuyer4 un film : plus on voit de films, plus on est fatigué,
moins on supporte la différence, hétérogéne : il se crée un modéle de consommation du film
pour le spectateur qui favorise. bien sur, les films les plus standardisés. I] se créc une ligne de
ségrégation intense entre les films qui jouent sur une certaine patience du spectateur et ceux qui
font plaisir tout de suite. et ces films ne travaillent pas de la méme maniére le cinéma, ils ne
travaillent pas au méme endroit le spectaleur, et dans le commerce. en dehors des festivals, ils
ne travaillent pas les mémes spectateurs (création de ghettos). I] y a, bien sir. d'autres lignes
de partage a lintérieur des films lents, longs et qui demandent patience, entre ceux qui portent
une signature forte, l'image de marque d'un autcur et Ics autres, signés par des inconnus ou des
cinéastes-loosers : les premiers sont vus comme un devoir (« i] faut avoir vu le film chiant
de... »), les seconds sont jetés aux oubliettes.
26 CANNES 1979
Paradoxalement, si Cannes permet de voir une quantité de films en tous genres — on se dit
alors que lindustrie est florissante -, le festival est un leurre pour ce qui est de comprendre la
situation rée/le de cette industrie dans le monde. Pénible impression.

Pourtant, d’année en année, l’organisation du festival sc perfectionne, la souplesse des dif-


férentes sélections épouse de mieux en mieux la diversité des types de production filmique. A
quel prix et pour sanctionner quel processus? Au prix d’une ségrégation de plus en plus évidente
des films entre eux, des types de production entre eux. Pourquoi de plus en plus évidente? Jus-
tement parce que Cannes affiche cette ségrégation aux yeux de tous les cinéphiles. Un fait indé-
niable, indiscutable : Cannes a réussi a faire passer. dans les media ~ qui sont présents mas-
sivement et qui concourent a cet unanimisme culture! qui domine le cinéma
aujourd’hui — ‘image d'une unité du cinéma. d‘une unicité d’un art pourtant constitué de
divers points de vue. diverses esthétiques, diverses praliques. Cette image est factice. Sous cet
unanimisme de facade. des lignes de ségrégation profondes, irréversibles. Sil y a des films
récompenses et des films qui trouvent souvent leur unique chance d'ttre vus un jour, d'autres
ne sortent pas forcément vainqueurs de cette poussée des encheres (les films qui demandent une
digestion plus lente); mais aucun ne résiste au slogan qui les attire et qui est bien celui qui anime
toute Vidéologie libérale de la concurrence : « L’important c’est de participer». »

Une compétition entre des films, c’est aussi une rivalité d’emblemes, un film étant toujours
emblématique de quelque chose d’autre. Il peut étre 'embleme d'un pays : quand un film véné-
zuélien est sélectionné dans la « Quinzaine des réalisateurs », il est en fait equivalent général
de tout le cinéma vénézuélien.

Ou d’une nation : chaque année, la sélection francaise au sein de la compétition officielle est
fortement emblématique de la culture cinématographique nationale. Pas seulement parce que
le festival se déroule sur notre territoire, pas seulement parce que la France est fiére d’étre le
pays ou s’effectuc la cotation des valeurs culturelles en mati¢re de cinéma (c’est a Paris qu’on
acquiert le statut d'auteur), et qu’il faut, en Moccurrence, que les films qu'elle présente se tien-
nent bien, aient une certaine « pose » culturelle, mais pour des raisons plus profondes, qui ont
trait aux racines culturelles de notre cinéma « de qualité ». Les films francais sont trés souvent
parachevés d’une certaine représentation de la culture francaise qui les chapeaute, qui les sur-
plombe, effet de signature qui traduit sans doute linféodation de la machine cinématographi-
que francaise (du moins ce qu'il en reste!) 4 la culture nationale. Des grandes cinématographies
mondiales, Ia francaise est a [a fois la moins généalogique et la plus nationale, celle qui cadre
de fucgon trés homogéne avec le territoire culturel, avec son découpage, son jacobinisme géo-
graphique, territoire culturel, dominé par une littérature qui a pris le pas sur le folklore, le récit,
1a nature. Curieusement, cette « mauvaise influence » dont souflre le cinéma frangais, si elle en
dessine les limites (pas d’image de marque a I’étranger). lui assure néanmoins les conditions de
survie, grace au protectionnisme culturel qui l'entoure : on peut dire qu’il existe une cinéma-
tographie nationale francaise alors qu’il existe de moins en moins une cinématographie ita-
lienne. Le cinéma italien, fortement marqué par son folklore, son enracinement social, a pro-
duit des films plus standardisés que les nétres, du méme coup s'est mieux vendu a létranger,
inversement il a réussi a mettre en place les conditions de protection face a lenvahissement du
cinéma américain (capitaux + films de masse). Phénoméne qui pousse a la surévaluation des
auteurs (cette année particuliérement visible avec les films tout a fait insignifiants de Risi et de
Comencini) et une cosmopolitisation de la production. Exemple, Je film de Comencini, Le
grand embouteillage : un film « espéranto » qui tente désespérement d’allier le folklore italien
- politique. social, gestuel — avec une production de sauvetage: pléiade d’acteurs euro-
péens réputés, mal doublés, sous-employés dans des réles de figuration, uniquement présents
pour justifier ou cautionner les avances-distribution qui viennent secourir une production qui
va a veau l’eau, Je tout agrémenté d’un pseudo message de l'auteur qui nous avait fourni (il est
vrai, a raison d'un film sur trois) des films de meilleure qualité. Le grand embouteillage. qui
aurait fait, il y a une dizaine ou une quinzaine d’années un bon court métrage dans un film a
sketchs signé par plusieurs metteurs en scéne (comme en faisait le cinéma italien), devient
aujour@hui un film de grosse production, utilisant les studios de Cinecitta pour reconstituer
une autoroute, plusieurs vedettes (francaise et italiennes) pour des petits réles, ce qui revient
a un double gachis : des bons acteurs qui ne sont utilisés qu'au minimum de Jeur capacité de
jeu. qui ne font que figurer, et qui, du méme coup, par leur présence de stars. écrasent les per-
sonnages du scénario, les empéchant d’exister. Ce que Bufiuel réussit dans ses derniers films
avec des acteurs connus, dans un espnit de dérision et de burlesque, Comencini le rate dans un
film prétenticux. ne maitrisant absolument pas les compromis que lui impose une production
multinationale. J'ai peur que Le grand embouteillage ne soit un avant-gout de ce que nous réser-
vent ceux qui se précipitent sur le cadavre du cinéma italien dans le but d'en sauver quelques
oripeaux 4 coups de grosses productions, de distributions d’acteurs cosmopolites, d’effet de
signature, et de bon marketing publicitaire. Ces produits culturels de pacotille ne pourront en
FESTIVAL, TRIBUNE, VITRINE 27
rien rivatiser avec les films qu’Hollywood continue d’exporter, ni avec la production naissante
de qualité du cinéma allemand. S’il n'y avait, curieusement. aucun film italien dans les autres
sélections que la sélection officielle (a part le film de Straub et Huillet, Dalla nube alla rezis
tenza, perdu dans « Un certain regard »), c’est sans doute parce que I'Italie se cantonne de plus
en plus dans Ja production « haut de gamme », ou coexistent les restes d'une machine cinéma-
tographique en perdition (toujours Ices mémes bons acteurs, scénarios ficelés, metteurs en scéne
travaillant réguliérement, utilisation des studios), la seule qui ait subsisté aussi longtemps en
Europe. avec une politique des auteurs tous azimuths, purement inflationniste : on dit un Fel-
lini (méme si Prova dorchesira est un film de petite production — télévision italienne —, l’essen-
tiel c’est qu'il porte signature du maitre), un Rosi, un Risi, un Comencini. On peut, bien str.
ajouter une demi douzaine de noms, ceux des cinéastes qui présenteront leurs films Il’an pro-
chain, ici méme 4 Cannes, mais derriére, ou est la reléve?

Cest différent avec les films américains qui représentent moins un pays qu'une machine ciné-
matographique, Hollywood (et sa périphérie) : avec les six films présents dans la competition
officielle (en comptant les films « hors compétition »), Hollywood faisait la démonstration du
large éventai! de production qu’il est 4 méme d’assumer aujourd'hui. Cela va des films d’auteurs
réclamant leur indépendance par rapport aux studios (méme si leur films dépendent en partie
ou en lotalité des finances des Majors) comme celui de Coppola et de Woody Allen, a des fic-
tions tout a fait standardisées comme le film de Martin Ritt, Norma Rae, ou celui de James Brid-
ges, The China Syndrome, le premier comme survivance du Hollywood des années cinquante
(bon scénario, mise en scéne classique d’un cinéaste progressiste de deuxiéme plan, thématique
sociale), le deuxiéme plus proche d'une fiction cinéma-télévision, exemple remarquable d’une
bonne alliance entre le cinéma (d'action) et la dramatique de télévision (effet de reportage. de
documentaire) qui ferait un bon « Dossiers de l’écran ».

Un festival a aussi pour fonction d’ouvrir des marchés nouveaux aux films présentés, ce qui
peut étre un des remédes a la crise économique du cinéma. On ne saura jamais quelles trac-
tations peuvent présider a l’établissement dunc liste de films sélectionnés en compétition off-
cielle dans un festival de la taille de Cannes, mais on se doute que seule la diplomatie peut jus-
tifier la sélection de films comme cclui de Bo Widerberg (Wictoria), ou ce film australien (Afa
brillante carriére, de Gill Amstrong) ou ce film yougoslave (ZL '‘Occupation en 26 images, de Lor-
dan Zafranovic). a c6té des grosses machines ou des films d’auteurs reconnus. Diplomatie et
volonté de risquer encore un dosage géographique (et politique) dans une sélection de films ou
les grandes puissances ont définitivement conquis l"hégémonie.

Car le cinéma « officiel » (pas celui d'une sélection comme « La Quinzaine des réalisateurs »
ou s’affirment encore des productions nationales) est de moins en moins diversifié dans ses ori-
gines g¢ographiques, comme si le cinéma des grosses machines cinématographiques (USA. Ita-
lie, France, Allemagne, pays de l’Est) se calquait de plus en plus sur les machines économiques
fortes. La compétition officielle sanctionne la divison du cinéma en super-puissances, et illustre
l'adéquation manifeste de cette division culturelle avec la division économique et politique du
monde. La double récompense du jury cette année, accordant deux grands prix ou partageant
le grand prix en deux. entre Le Tambour d'une part et Apocalypse Now d'autre part, illustre
ce resserrement, ce partage du pouvoir entre pays économiquement lorts, grosses machines
cinématographiques (on ne soupconne pas quelle est ou quelle sera la puissance de production
cinématographique de l’Allemagne, on peut sculement constater que, de tous les pays euro-
péens, c’est celui qui fait l’effet d’investissement en argent le plus grand dans l’industrie ciné-
matographie).

Ce double prix est bien str un compromis: entre deux pays, plutét entre deux continents
(Europe-USA), entre deux conceptions du cinéma.

Clivage entre un film un brin académique dans le cas du Tambour, s'inscrivant dans un
cinéma culture! comme seule I’Europe sait en faire (on peut presque dire que le jury du Festival
a accordé le grand prix au film allemand comme on attribue le Goncourt en littérature. récom-
pensant un film hien fait. «fidéle» 4 Peuvre littéraire de Gunther Grass, un film d'adaptation
et de mise en scéne plus qu'un projet cinématographique d'auteur), et Apocalypse Now, un film
qui prone le gigantisme au cinéma, inscrivant le récit d’aventure a lintérieur de l’événement
historique, la dimension humaine 4 travers l’expéricnce mystique, le rationnel et Pirrationnel,
un film qui prone la relance de la machine cinématographique par un des ees projets fous que
le cinéma avait le culot d’entreprendre 4 ses débuts (son époque inconsciente), a l"ére des Gril-
fith ou des B. DeMille, et qu'il s’était interdit d’entreprendre, d*imaginer, de mettre en chantier
depuis longtemps. Couronner Le Tanthour et Apocalypse Now, en méme temps, c’était pour
un jury reconnaitre deux « écoles » et n'en choisir aucune, entériner le partage du monde en
zones ciné¢matographique d’influencc. S.T.
« Le Grand embouteiflage, qui aurait fait, il y a une dizaine d’années un bon court-métrage dans un film 4 sketches... »
{Le Grand emboutei/lage, de Luigi Comencini)

Manque, dans ce compte-rendu, la critique - élogieuse — de deux films : Les petites fugues, d’Yves Yersin et Nighthawks de Ron Peck
et Bob Hallam. Certains films on été distribués a Paris en méme temps que le festival (Les S@urs Bronté, Prova dorchestra etc.). Enfin,
il sera parlé de Sibériade. Eboli, et Les Ambassadeurs au moment de leur sortie.
CANNES 1979

« LE CINEMA DU MONDE »
PAR DANIELE DUBROUX

En juin 1979, la vieille Europe avait décidé d’offrir au reste film s‘ouvre d’ailleurs sur un immense plan de New York (en
du monde une nouvelle image d'’elle-méme: celle d’un bloc scope noir et blanc) écrasé sous un ciel lourd. On dirait Jeru-
new style. susceptible de peser un jour aussi lourd (telles salem vu par l’ceil divin du haut de Golgotha.
étaicnt ses espérances!) que les deux blocs qui la cernaient, 4
Quest comme a l'Est. A l'Est, la production cinématographique échoppe toujours
au méme probléme: la machine étatique. plus que jamais
Un mois plus tét, ces troissmonolithes rejouaient 4 Cannes, triomphante. Un journaliste célébre, dans Sans anesthésie de
pour la trente-troisiéme année consécutive. un grand spectacle Wajda, sy cogne cl a force de persécution se trouve acculé au
rituel ot ils se montraient les uns les autres de quoi ils étaient suicide, Elle se met cn scéne de fagon mugistrale avec Rhap-
capables sur le terrain de la représentabilité. Cela s'appclait Le sodie hongroise de Jancso. illustration haute en couleur de la
Cinéma du monde, offert en pature au monde du cinéma alin notion « d'art étatique » : un art de commémoration patrioti-
qu’il en réfere par voie de media au reste du monde. que masqué par le brio d’une rhétorique enflée d'allégories et
d’académisme, dans Iequel les mouvements de foule et de
Cette étrange cérémonie comportait une scric d'offices. caméra combinés décrivent des cercles concentriques plus
D‘abord, une compétition officielle ot chaque partic représen- impuissants que jamais 4 percer I'écran des fantasmes de
tée (Le tiers-monde n’ayant guére voix au chapitre) jouait la Mauteur.
carte de son image de marque par le biais d'un film, labellisé
« qualité nationale ». Puis une remise de palmes (a cause de la Quant a l'Europe, dans ce relevé cartographique mondial,
mer toute proche), votées sportivement par un jury internatio- on la retrouve dans son rdle de gardienne en titre des traditions
nal, cléturait les festivités, Ensuite, chacun repartait chez soi, culturelles, adaptant des ceuvres littéraires importantes {« Le
dans son monde, retrouver sa télé of l'on ne manquerait pas Tambour », « Woyzzck ») quand elle ne se couvre pas de ridi-
de montrer, aprés la rubrique « spécial Cannes », les vindictes cule dans des fictions séniles et réactionnaire (Caro Papa de
et tes conflits qui le divisent, ce monde. Dino Risi). (1)

Aussi unc telle manifestation appelle-t-elle, si l'on n'y prend A cette bréve exploration synchronique, on peut substituer
garde, un compte rendu de type cosmographique. On est assuré une autre, de type diachronique. On s‘apergoit alors qu'il y a
de retrouvera l'Ouest, en Amérique, la grande tradition généa- un nombre important (onze) de « films d’époque » dans cette
logique, voire le retour de ces cosmogonies qui font depuis compétition officielle, et que pour nombre d’entre eux, cet
Grillith les grandes heures du cinéma du nouveau continent. ancrage dans le passé sert 4 masquer la faiblesse de la fiction
Dans Apocalypse Now, la guerre du Vietnam est bicn généra- (absence de réel projet cin¢ématographique) sous les oripeaux
trice du chaos qui bouleverse l’ordre du monde, inverse le charmants du temps passé. 47)" Brilliant Carcer de Gill Arms-
cours du temps et fait d’un fleuve indochinois la remontée cau- trong, en est un exemple typique : on y voit une jeune fille au
chemardesque de la civilisation vers la barbaric. Les énormes début du siécle, prise entre son désir d’écrire (on ne sait pas
moyens techniques et financiers utilisés pour le film étant mis exactement quoi) et le désir d’¢pouser l'homme que lui desti-
en derniére analyse au service d'une problématique d'ordre nent deux grands-meéres trés collet monté mais pince sans rire.
eschatologique. Dans Les Afoissons du ciel, la damnation Bien qu’on lise dans lc press-book que ce sujet est d'une bru-
céleste prend la forme d’un immense nuage de sauterelles, mes- lante actualité, on ne voit pas ce qui dans le film pourrait bien
sagéres, comme les hélicoptéres d’ Apocalypse Now. de camage nous interpeler d'une maniére quelconque, car une fois dtés les
et de mort. jupons froufroutants de la jeune héroine et les collets montés
des deux grands méres victoricnnes, l'histoire ne résiste pas a
Comme pour coiffer le tout et prendre déja une longueur leffritage du temps: elle tomberait immédiatement en pous-
d'avance sur toute analyse. Woody Allen, dans Manhattan, siére comme une momie sortic dune. vitrine. Dans la plupart
décide de se prendre pour Dieu, car, dit-il 4 un ami qui le lui de ces films, te costume, le temps (!"habit du temps) c’est ce qui
reproche : « I] faut bien prendre exemple sur quelqu’un ». Le garantit au spectateur la longueur d‘avance et la distance
CANNES 1979
nécessaire pour godter ces pochades d'un autre age. En fait ils
se servent de leur historicité pour faire illusion. Dans Fenmune
entre chien et loup de Delvaux, un grand théme historique. la
seconde guerre mondiale, sert de support a une fiction qui
montre une femme prise entre l'amour de son blond de mari
flamand collabo et de son brun d'amant wallon résistant. A ce
personnage de femme prise entre chien et loup, il n’est guére
possible (ni souhaitable) de faire passer fe cap de la mode de la
mode rétro. Costume, époque, ne servent la aussi qu’a colma-
ter une fiction empesée encore par l’académisme du jeu ct des
images.

Les Moissons du ciel, plus qu'un film d’époque est un film


sur le temps diégétique (les saisons. les heures du jour rythment
le travail des hommes) et le temps météorologique (le ciel : ses
couleurs, son étenduc. ses intempéries) qui déterminent la des-
Le Tambour tinée des personnages. On peut reconnaitre au film de se cir-
de Volker Schloendorff conscrire 4 son sujet, aussi transparent que la magnifique
lumiére d’Almendros. .

Le Tambour est aussi un film d’époque, une fresque de vingt


années de montée et de retombée du nazisme dans une région
limitrophe de I"Allemagne. Mais le traitement de Phistoire (et
de I’Histoire) est, si l'on peut dire, déformé, vu d’en bas, du
point de vue d’un enfant qui décide d’arréter sa croissance. et
qui, a partir de cette détermination doublement (enfant et
nain) et volontairement minoritaire, fait de la scene historique
une monstrueuse parade de géants : ces adultes gonflés (mons-
trueusermnent) comme des baudruches pendant le nazisme,

Aussi cet effet de maitrise, caractéristique des films d’¢poque


dont on a parlé, le spectateur conforté dans sa croyance dans
le pouvoir de ‘Homme sur les espaces et le temps, se trouve
dans Le Tambour soumis a une torsion salutaire, comme se
trouve barré tout fonctionnement muséologique des signifiants
(tous les films d’*époque ne sont pas, heureusement, des entre-
prises de momification du cinéma : habillage de fictions avec
les effets du temps ou le principal ressort émotionnel tient au
culte de la relique). Le Tambour n’échappe pas cependant a
cette capitalisation a son propre compte de la nostalgie du
spectateur pour le référentiel perdu. Comme My Brilliant
Career, Les Moissons du ciel, Femme entre chien et foup, Vic-
toria, Rhapsodie hongroise, ils sont tous plus ou moins vélléité
de réappropriation de ce réel et de ses valeurs ancestrales :
hymne a la terre dans Les Moissons du ciel, artillerie symbo-
lique de la femme-mére-terre et de l’arbre corrompu plongeant
ses racines dans la terre, dans le film de Delvaux, nostalgie chez
Oscar (le héros du Tambour) des hospitaliers jupons de sa
grand-mére sous lesquels déja deux générations se sont abri-
tées.
On le voit, il y a quelque chose de casanier dans ces films :
maison de la femme entre chien et loup, lovée sur elle-méme
comme les béguinages (son départ final ne bouscule pas la rhé-
torique « fonciére » du film), nostalgie de la terre nourrici¢re
dans Ley Moissons du ciel... scénarios dont le cheminement
consiste a retrouver la réalité fantasmatique d'un univers
perdu.

Ici trois films font rupture. Sans anesthésie (Wajda), Man-


hantan (Allen), Apocalypse Now (Coppola), dont le point de
départ est la perte du repére territorial et la disparition du réfé-
rentiel.

Sans anesthésie: un reporter célébre revient chez lui au


moment méme oll une émission de télévision qui nous le mon-
tre interviewé nous dit déja que son vrai territoire est celui, sans
réalité, des media. Ce dont il ne va pas tarder a s’apercevoir :
« LE CINEMA DU MONDE »
son foyer, son épouse, son travail... tout part; et cette situation
qu'il ne parvient pas 4 assumer le conduira a la mort.
Issue tragique pour un voyageur. Mais il est d‘autres issues
pour ces personnuages sans territoires, et d'autres types de voya-
geurs. Ainsi, Conrad : « La phipart des marins, ménent, si l'on
peut s exprimer ainst, une vie sédentaire. Leur dine est casa-
niere, leur maison, le navire, est toujours avec eux, mais pareil-
lement leur pays qui est la mer..».
A Vinverse, Manhattan (sa ville, son quartier. sa maison, son
navire pourtant) est pour Woody Allen l'inconnu perpétuel, le
terrain d’aventure, l'infini sans cesse producteur de départs.
Plus d’assise. plus d’ancrage, plus de repéres ici, seulement des
rivages friables, des rencontres, des discours. de la parole, de la
dépense, de la perte. Chez Woody Allen pourtant c'est sans
cesse le méme engagement, la méme remise en jeu d'un sys-
téme qui ne se garantit jamais d'un tuteur historique ou d'un Sans anesthésie
d'Andrej Waida
guidage narratif. Fiction pure du réel oublié et content de
l'étre, dérivant sur un flot de discours. I faut dire fa modernité
de ce cinéma-la qui, de Playrime (qu'on peut revoir en ce
moment) a Afanhatian, joue avec lucidité de ce monde perdu.
Capitalisation d'eflets d’époque et de voyage ou engagement
a vif de la fiction et de l'auteur: c'est bien ce qui fait la diffé-
rence entre les films anciens déja agés, et des films contempo-
rains: The Deer Hunter et Apocalypse Now, qui wont pas fini
d°étre comparés. Dans Ie film de Cimino, la boucle est simple :
on s’aimail, on était bien chez soi, entre soi, on est parti pour
un voyage au bout de lenfer: au retour, on aime encore plus
son chez soi et gare a qui oubliera ses attaches (c’est le sens du
triste hymne final). Capitalisation du voyage, de l’'aventure au
profit du foyer, épreuve salutaire pour faire apprécier la mai-
son, la frairte. la patrie: repli sur soi.

Dans Apocal:pse Now: dés le début, la maison est loin. les


illusion aussi: « Saigon!» dit Martin Sheen. lofficier perdu
en entrebaillant son volet métallique. Impossible retour et le
port est trop loin. Nouveau départ, donc, seule issue. Aussi ce
bateau qui lui fait remonter jusqu’aux tréfonds de la jungle
vietnamienne (exposé et dérisoire, se cognant sur les rives puis
Tepartant) devient-il peu 4 peu le sujet du voyage. dont l'objet
se perd dans !’étenduc du parcours (2). L’essentiel n’y est pas
ce qui sc joue sur Ic bateau entre les personnages mais les rap-
ports du batcau et du fleuve {son flot et ses rives). Modernité
de ce film sur la guerre américaine au Vietnam dont le tour-
nage lui-méme a redéployé de fagon quasiment hyperréaliste
les conditions. Magistralement filmé, l'hyperréalisme de cette
guerre elle-méme : la rencontre inoute de ces programmes spé-
ciaux de Radio Saigon a destination des G.I. enveloppant le pay-
sage victnamien de la guerre des tubes 4 la mode en Amérique
(«O Suzy Q »).

Et finalement, au bout de ce voyage, l"apprentissage des lois


de l’organisation humaine cnfouies dans la nuit des temps.
Découverte utopique, impossible. sans objet, sans effet, sans
réalité méme (le contraire du trésor). En tout état de cause
intenipestive, comme la fiction elle-méme, marque selon Car-
melo Bene (cité par Deleuze dans « Superpositions ») des gran-
des ceuvres... de tous les temps. D.D.

L. Ine sera pas question ici des films frangais de la compétilion officielle :
Les Seurs Bronté d' André Techiné, Série noire d'Alain Comaud et La Dré-
lesse de Doillon, dont il est parlé par ailleurs dans ce numéro.

2. Apocalvpse Now. de ce point de vue. est lanti « 20 000 licues sous les
mers» et le batewu l’anti-Nautilus, figure selon Barthes (dans un texte ancien
de « Mythologies ») de cette cosmogonie lermée, de cette reduction bourgeoise
du monde a un espace connu et clos, auquel i] opposait Ie Bateau lyre, libéré
de sa concavité, de Rimbaud, dont la derive du bateau d'-fpoca/vpse est cerlai-
Nement tres proche.
CANNES 1979

LES ANCIENS ET LE NOUVEAU


PAR SERGE LE PERON

«Cette année, les meilleurs films de Cannes ¢taient au distribution indépendant face au monopole d’U.G.C. Les logi-
Grand Palais », entend-on. C’est sans doute vrai. Mais on peut ques ne sont pas les mémes: polissage et standard de qualité
se demander s'il n’y a pas la plus qu'une clause de style, I’cffct d'un cété (logique pyramidale : catégorie « peut mieux faire »,
d'une tautologie, celle de la machine cannoisc, parvenue dix jusqu’au sommet); filmsa vif, hétérogénes, de l'autre (2) (logi-
ans aprés son redémarrage (cerné par de multiples manilesta- que horizontale qu’il faudrait peut-étre étendre a d’autres tech-
tions paralléles dont «la Quinzaine des Réalisateurs» ct niques: la vidéo par exemple qui fournit chaque année des
« Perspectives ») a la confection d'un idéal standard de films, produits importants : Godard, et d’autres...).
4 un étalonnage cinématographique (fait de qualités culturelles
et modernes ainsi que de moyens importants), auxquels les C'est quand, face 4 cette dynamique, les partis pris ne sont
films viennent se conformer. En 1979 sc trouve réalisé le point pas clairs que peuvent naitre les malentendus. La « Semaine de
d'équilibre optimum:: le festival de Cannes se renvoic a lui- la critique » par exemple, ne laisserait sans doute pas dans les
méme l'image du modéle qu'il a créé. [I lui aura fallu déployer esprits un souvenir impérissable. Elle a selon son habitude per-
une logique du centre, qui a réussi 4 remettre sur orbite, dans mis de faire émerger a la surface de Cannes un certain nombre
le cycle de ce qu’on désigne par marché du cinéma mondial. de films, mais comme ces athlétes qui, ayant mis toutes leurs
l'ensemble des films projetés. forces a passer les ¢liminatoires, disparaissent immédiatement
au moment de leur prestation publique ; ainsi ce film bulgare
Logique implacable quia rapidement destiné les manifesta- intitulé Entends le cog (Stefan Dimitrov), ce film espagnol dit
tions paralléles a une méme finalité ; contribuer a modeler, de l'aprés-franquisme (car il a été fait depuis la mort du Cau-
année aprés année, un type de Film-Standard-Cannes (1). Et dillo et qu’on y parle de la guerre civile: La rabia de Eugeni
les sections n’ont pas manqué a la tache: clles s’enorgucillis- Anglada); ce film canadien sur les sceurs trés dévouées d’un
sent méme, a juste titre, d’avoir drainé vers le festival officiel couvent au Québec (Les Servanies du Bon Dieu de Diane
quelques-unes de ses gloires: Bertolucci pour la « Semaine Letourneau), ce film autrichien sur Schubert (En éirangerje
internationale de la Critique », les Taviani pour la « Quinzaine suiy veau, de Titus Lebert)...
des réalisateurs ». Dotées d'un regard plus large, de possibilités
de balayage plus étendues et cn profondeur, elles ont bien rem- Aussi, dans cet ensemble. Northern Lights n’a pas eu de mal
pli leur rdle de défricher pour le centre. a se maintenira flot. Co-réalisé par Rob Nilsson et John Han-
son (fondateurs d'un groupe de cinéma indépendant a San
L’élément nouveau cette année est d'ailleurs que le festival Franciso: Ciné Manifest), le fitm retrace les péripéties de la
semble avoir aussi trouvé sa vitesse adéquate en ce qui naissance de la Non Partisan League (groupe de défense de
conceme sa propre section paralléle (« Un certain regard »); paysans contre les expropriations) du Nord Dakota vers 1915,
celle-ci a. en effet. géné les « véritables » manifestations paral- a travers Vaventure dun jeune fermier chargé de recruter des
léles (en fait, les plus anciennes). C’est que la aussi la logique adhérents pour la ligue. Henry Martinson (95 ans) héros
centripéete l‘emponrte : tirant les enscignements de ces manifes- authentique de cette époque, est la voix a partir de laquelle est
tations off, on a vu au fil des ans la direction du festival tendre racontée toute cette histoire, et le garant documentaire de la
a assurer elle-méme son service Prospectives, s'ali¢ner son véracité des fhits.
département Recherche, se payer ses défricheurs maison : met-
tre au point « Un certain regard ». Et plus prés des comman- Film souvenir. Northern Lights, réalisé par des cinéastes
des. il n’est pas étonnant que cette section ail plus attiré les réa- citant des modéles récents (Cassavetes, Bergman), n’utilise
fisateurs que les autres manifestations puisqu'au lond toutes curicusement que des matériaux anciens, avec le respect et
tendent vers le centre. Le risque est désormais cher: que la lenthousiasme (ct ‘application : le film a obtenu la « Caméra
« Quinzaine », « Perspectives », la « Semaine » ct les autres d'Or») de petits fils pour leur grand-pére bien aimé. Aussi
deviennent des sessions de repéchage pour lilms recalés au fes- repassent-ils scrupuleusement sur les traces des ainés : pelli-
tival officiel. cule noir et blanc, regard quasi documentaire a lceuvre dans
la photographie sociale de la décade Roosevelt (Dorothéa
Et pourtant fe maintien de sections autonomes a autant Lang. Ben Shahn, Arthur Rothstein), mise en scéne (Vidor de
d‘importance pour le cinéma que le maintien d'un réseau de Notre pain quotidien, Ford des Raisins de la colére, Hawks) et
CANNES 1979
as we

Northern Lights, de John Hanson et Rob Nilsson

typage (le personnage principal compose subtilement sur son peuvent a Ja rigueur filmer le systeme de répression étatique
visage les traits légendaires de Tracy et Fonda des années 30) allemand et ses répercussions sur la vie d’individus innocents,
de cette époque ou le cinéma américain et le cinéma soviétique Wenders peut filmer lerrance. Herzog horreur (Syberberg en
se faisaient parfois écho (on pense a Dovicnko, sans doute a fera peut étre un film grandiose), mais qui d’autre que Fassbin-
cause de cette lumiére singuliére des plaines enneigées: a der dispose d°un systeme de réalisation et d’écriture suffisa-
Eisenstein en particulier lors d'une séquence dans-un champ ment rapide, suffisament moderne, suffisament direct pour
avec une moissonneuse — sans doute la premiere que voient sattaquer a la représentation d’un tel sujet?
les personnages — qui ressemble a s*'y méprendre — et jusque
dans les gros plans chers aux Cahiers - ala séquence de I’éere- Cest qu'il est le seul a pouvoir filmer les terroristes sans
meuse mécanique dans La Ligne générale), emphase, sans empoissement idéologique, et au fond. sans
crainte, sans inhibition d’aucune sorte. C’est-la grande liberté
Matériau ancien (ou recréé comme tel) ct matériau venu de de son filmage. son extreme mobilité qui font la qualité essen-
ancien : car le régime fictionnel du film est bien celui-la : c'est tielle des films de Fassbinder. Cette fois les terroristes- filmés
la figure du vieux dura cuire hawksien (dont Ie mythe persiste non parce qu'ils ont raison ou parce qu‘ils ont tort. parce qu'il
encore aujourd'hui réellement avec John Wayne qui, malade. faut les comprendre ou parce qu'il n'y a pas d’explication, non
refuse longtemps de mourir), qui réalimente et redonne vie a pour ce gquils sont devenus, ce qu’ils devraient étre, ce qu’ils
ce personnage du courageux fermier en lutte contre l’injustice, représentent... mais parce qu ils sont id, et qu'il est impossible
aimant par-dessus tout sa femme et sa terre. Energique ancétre dans l'Allemagne actuelle de faire impasse cinématographi-
qui exécute au dernier plan, devant la caméra des petits médu- que sur eux. Filmés non a partir de leur univers psychologique
sés, un athleétique poirier. ou d'une analyse politique, mais tout simplement (tout filmi-
quement) 4 partir de leur éfre - /4, a partir de corps mis en
Une histoire de famille done (par ot le film évite un regard action. D’ot l'importance des acteurs (du casting en particu-
extérieur), comme le film de Fassbinder (Die Drive Genera- lier) chez Fassbinder : c’est dans une maniére de déplacement,
tion) programmé a «Un certain regard» (3). Cette fois le un geste, une pose, une maladresse, le port dun vétement ou
grand-pére est nazi, et le petit-fils membre de la Fraction d'un déguisement. le port du corps lui méme (corps ostcnta-
Armée Rouge. Entre les deux il y a un pére policier. Fassbin- toire, jamais 4 la bonne place dans sa peau) que se trouve le for-
der. lui, filme la troisiéme génération. midable ressort émotionnel de ses films. Corps prégnants et
fragiles a la fois, ici dans la posture du Hugo des « Mains sales »
A nouveau avec ce film apparaissent les capacités irrempla- venu pour tuer et qui se donne limpression de jouer la comé-
cables du cinéma de Fassbinder. II est certainement le seul die : le corps fréle de Bulle Ogier, le masque d’inquétude de
cinéaste allemand (et peut étre le seu) cinéaste au monde avec Harry Bacr, Ja masse apaisante qu’est Je corps de Gunther
Godard, pour d'autres raisons) 4 pouvoir filmer Ie terrorisme Kaufman (le gros Franz), tous frappés de la méme précarile.
contemporain en action. SchloendoriT ou Reinhardt Haut? Ainsi, mythe ou réalité, le terrorisme contemporain se trouve
wie
LES ANCIENS ET LE NOUVEAU 35

La troisiéme génération, de Rainer Werner Fassbinder

porté aux dimensions du-corps humain, son existence saine- un scénario qui ne fait que la déplier, comme s*il manquait au
ment ramené, en quelque sorte. 4 sa preuve matérielle. systéme artisanal mis en place par Paul Schrader, I’énergie
d’un systéme a la hauteur des ambitions des projets filmiques.
Aux antipodes de ce cinéma fondé sur I ‘étre-la des choses, la
trivialité des corps et leurs déguisements. |’épaisseur opaque Cette adéquation de la machine et du projet. on peut la voir
des visages et des situations, il y a ces films dont la destinée est 4 lceuvre dans le film de James Bridges. Ching Syndrome (pour
d’étre soumis a la maitrise d’une technique mise au point par lequel, ce n’est pas un hasard, une major, la Columbia, a
ailleurs, de maniére telle qu'y apparaissent parfois essentielle- fourni - pour ce film sur le nucléaire - l’énergie de sa
ment les rovages de cette technique. C’est le cas par exemple machine).Son histoire est édifiante : un scénario original sur les
de Old Boyfriends (de Joan Tewksbury, scénariste de Nash- media écrit par un documentariste politique de Chicago (Mike
ville) dont le scénario a été confié a ces techniciens assidus que Gray) ayant fait scandale avec des films sur le Black Panther
sont les freres Schrader. Malgré un filmage plutét précis et effi- Party: un scénariste de métier (T.S. Cook) alors appelé par
cace (dans le genre séries télévisé), c'est la mécanique scénan- Michael Douglas (acteur et producteur du film),afin, dit-il,
que qui ne cesse d’étre toujours la, comme en transparence. la d’en « parfaire la ligne dramatique »; la rencontre avec la mai-
réalisation constituant en quelque sorte le tamis au travers son de production de Jane Fonda travaillant alors 4 un projet
lequel filtre le récit. sur le nucléaire et ses dangers: la fusion des deux projets: le scé-
nario relu et corrigé par les plus éminents experts; des confé-
On y voit une idée de départ trés prometteuse : une jeune rences, des visites de toute l’équipe dans une centrale
femme décide de remonter le cours de son initiation amou- nucléaire; l‘Oscar de la décoration 4 George Jenkins (déja pour
reuse, de rejouer le journal de son adolescence (c'est un peu la sa reconstitution minutieuse du « Washington Post »
situation du film lui méme: un scénario a (re)jouer), en revi- dans Les Hommes du président), pour la reconstitution de la
vant avec les mémes hommes les situations qui autrefois l’ont centrale du film... Et finalement le film est exposition d’une
affectée, en repassant réellement histoire qui de ces premiéres pure machine fictionnelle en action, dont la perfection techni-
fois (premier rapport sexuel. premiéres caresses, premier bai- que et la précision horlogére des assemblages, la qualité de
ser) dans une position de maitrise absolue. Poutillage. le régime énergétique optimum. constituent le mes-
sage essentiel: que ce sont des machines qui s‘affrontent
On y voit ensuite le récit se stratifier, et le personnage de la aujourd’hui, et que, dans une société donnée, la bonne
fille se préciser dans les investigations auxquelles sa premiére machine doit chasser la mauvaise. Dans le film, une machine
victime se livre. Et puis on apercoit le récit hésiter et prendre d'information puissante (toujours selon la croyance améri-
soudain un sens moral et puritain qu’on ne lui demandait pas caine connue en la matiére, le lieu, la chance de la manifesta-
(une legon de conduite dans la vie faite par un psychiatre réac- tion de la vérité, le camp du peuple) contre |’industrie
tionnaire), et Je film tourner court. S’y manifeste donc ce qui nucléaire (dernier objet du capitalisme, machine de guerre et
était déja repérable dans Hardcore : une idée-force au départ et .de secret) condamnée pour cause de manque de franchise,
CANNES 1979

The China Syndrome, de James Bridges

lourdeur, danger, immobilisme et inefficacité : vices graves de Mhistoires): Pancétre glorieux de Northern Lights, le grand-
construction face auxquels le film se doit d’afficher une méca- pére nazi de La Troisiéme génération, le psychiatre réaction-
nique sans faille. naire de Old Bovsriends, le vieux savant de China Syndrome
(joué par Jack Lemmon) et bien sir le vieillard de Facdjal. La
Ce n’est certes pas le moindre paradoxe de Cannes de mettre premiére question est alors celle-ci : dis-moi qui est ton grand
en concurrence. sinon en compétition. des films au régime pére (vieux réac ou pépé lutteur) et je te dirai quelle histoire tu
aussi différent que China Syndrome et par exemple Fadjal, me racontes. car quatre d’entre eux lui confient le mot de la fin.
film sénégalais de Safi Faye. Mais tout de méme, on a le sen- Seul Fassbinder inverse la relation: ce sont les petits-enfants
timent qu’avec ce film, l’Afrique est au dessous de son poten- qui ne sen laissent pas conter, qui racontent, en actes cette fois,
tiel énergétique réel. Je veux dire celui des conteurs, des fai- leur guerre aux grands-péres de Allemagne contemporaine.
seurs de récits qui tiennent dit-on en haleine leurs auditoires L’effet ne se fait pas attendre : on a alors affaire a un récit iné-
des jours entiers (c’est ce qui permet a Godard de dire que les dit.
concurrents les plus sérieux des américains, «les plus forts S.L.P.
pour raconter des histoires », ce sont les africains). Aussi on
comprend mal que Safi Faye ne veuille filmer dans son village
natal que ce qui reléve de |’ethnologie la plus impersonnelle et 1. L’intérét d’Apocalypse Now tient aussi au fait qu'il se situe
qu’elle organise tout ce matériau en tétes de chapitres (gestes au-dela de ce standard et qu'il comporte en cela un tour sup-
du travail, de la récolte, rituels du mariage et des funérailles) plémentaire (qui a beaucoup agacé la présidente du jury Fran-
comme pour un traité de sciences humaines. On regrette un coise Sagan) par rapport au Tambour.
peu qu'elle ne conjugue pas ses personnages et ces situations a
la premiére personne du singulier. Apres ces entreprises de
mise en boite (parfois talentueuses mais assez vite répétitives) 2. Logique qui a permis de montrer a « Perspectives » par
des gestes et coutumes, certes précieux, mais toujours livrés exemple des films dont la présence est nécessaire sur cette
dans une sorte de froide objectivité. auxquelles nous ont habi- place forte du cinéma. ce temps fort quest Cannes, méme (et
tué les voyageurs et les ethnologues, on s’attend a ce que les surtout) s‘ils fonctionnent sur un autre registre : films qui ont
cinéastes africains soient autre chose que des conservateurs de de l’intérét en dehors de la logique dominante.
bibliothéque (Sembene Ousmane et Sidney Sokhona y ont déja
réussi). 3. Ou étaient aussi programmeés deux autres films remarqua-
bles: De la nuée a fa résistance (Straub-Huillet, voir larticle
Question d’histoire. Dans les cing films passés ici en revue, de Oudart dans ce numéro) et Les Petites fugues (de Yves Yer-
Vhistoire est liée a un grand-pere (traditionnellement conteurs sin, dont il sera question dans un prochain numéro).
CANNES 1979

LES OBJETS ET LES COUPS


PAR NATHALIE HEINICH

« II nous faut donc chorsir des objets véritables,


objectant indéfiniment a nos désirs. Des objets
que nous rechoisissions chaque jour, et non
comme notre décor, notre cadre; plutét comme
Nos spectateurs, nos juges; pour n’en étre, bien
sdr, ni les danseurs ni les pitres. »
Francis Ponge

Quelques chiffres lence exerceée contre soi-méme, qui redouble la tension ména-
gée par le scénario, La troisiéme raison enfin, c'est la mise en
Environ soixante-dix films présentés par les cinq sélections, scene d’Alain Corneau, parfaite au lieu qu'elle s’est choisie (a-
et quatre cents au seul Marché du Film: voila qui en dit long t-on, a propos de lieu, jamais mieux fitmé la banlieue ?): sans
sur les enjeux réels de Cannes, ol les commandes se passent faiblesses et surtout sans « effets », mesurant son ambition a la
sans bruit derriére le crépitement des flashes et le cliquétement dimension de son projet, elle donne l'impression (rare en ces
des machines a écrire (sans compter les jacassements). Mais temps de riches faiseurs et d’auteurs fauchés) d’un film enfin
revenonsa nos sélections : si l'on admet un cofit moyen de 300 « bien dans ses pompes » (et lidée que si le cinéma a quelque
millions de centimes pour les films présentés (approximation chose a attendre de ses cinéastes, c’est de ceux qui attendent du
trés modeste si I’on pense aux 17 milliards du Coppola), cela cinéma une profession plutét qu’un moyen d’expression.
fait quelque 210 milliards dont nous sommes chargés, 4 quatre, Mieux vaut un bon métier qu'une mauvaise vocation). J’ajou-
de rendre compte. Etant donné que la pige aux Cahiers est de terai pour finir, 4 mon anthologie personnelle des grands mor-
2 centimes le signe, qu’il y a environ mille huit cents signes ceaux de cinéma, l’admirable pré-générique du film. Bref, un
dans un feuillet dactylographié et que le total de nos quatre bon film de série. Attendez-vous, en plus, des Visions ? Allez
articles n’excédera vraisemblablement pas une soixantaine de done au cinéma.
pages. on peut calculer que nous toucherons en tout moins de
2200 F. (a partager en quatre) pour rendre compte de plus de Dimanche 13
200 milliards de centimes. Félicité
Pour voir, par exemple, élicité de Christine Pascal (Pers-
Samedi 12 pectives), qui de visions n’est pas avare : fantasmes et souvenirs
d'une fille abandonnée, « toute la nuit », a la solitude et a la
Série noire jalousie. Souvenirs parfois pesants et parfois émouvants, par-
Il y a trois raisons qui m’ont fait aimer Série Noire : la pre- lois justes (les jeux de la mére et de la fille), fantasmes toujours
mieére, c’est le scénario de Georges Perec (je n’ai pas lu Des cli- vulgaires au sens ou leur banalité et leur grossiéreté (qui sont
ques et des cloaques dont il est adapté) qui, dans la direction le lot de tout fantasme, si personnel et si troublant soit-il) sont
déja bien explorée du héros pauvre mec, pousse aussi loin que livrées telles quelles, mises a plat sur I’écran avec l’idée (fausse)
possible ce mélange d’attendrissement et de répulsion qui fait, qu'il suffit d’exposer un authentique fantasme pour en faire
dans ces moments-la, horrible jubilation du spectateur-— tout une image intéressante — un support a fantasmes. Or rien n’est
en ménageant un « suspense » permanent entre le pathétique plus loin d’une image (publique)
qu’un fantasme (privé), et rien
et le grotesque, la bain de sang et la cuite, qui barre toute n'est plus lassant, c’est bien connu, que les fantasmes des
avance sur le film (chose rare en ces temps de complicité lou- autres, Seuls sont censés s’y intéresser les psychanalystes, parce
che instaurée sur le dos du film entre auteur et spectateur). La qu’ils sont payés pour ca. Christine Pascal a tort de prendre le
seconde raison, c’est le jeu de Patrick Dewaere. pour une fois spectatcur pour son analyste, puisqu’il n’est pas payé pour voir
bien au-dela (ne serait-ce que par la qualité du film) de ses pres- son film (au contraire). Cela dit, elle paye quand méme, mais
tations habituelles ; le bruit a couru a Cannes qu’il n’y avait la en monnaie de singe: je vous offre ma sincérité, prétez-moi
que cabotinage, maisje tiens 4 démentir: une telle violence (je votre estime ; je vous offre mon image, prétez-moi votre désir
he trouve pas d’autre mot) n’est manifestement plus de l’ordre (échange dont elle sort forcément gagnante, puisqu'elle en
de la mise en représentation, ni méme de ‘identification de régle les données : témoin la scéne chez le médecin, que C. Pas-
l'acteur avec le personnage (dont !’excés permanent, au bord de cal ridiculise en jouant, pas trés honnétement, a la fois sur le
la perte d’équilibre, rendait déja difficile incarnation), mais de besoin qu'elle a de lui et l’'avance qu'elle a sur lui). Bref la
ordre de l’exténuation méme du personnage dans le corps de séduction s’exerce au culot (en faire toujours plus dans la trans-
Vacteur; lorsque Dewaere se frappe la téte contre un capot ou gression) sans que le spectateur en retire grand chose d’autre
s’engloutit dans une baignoire, on est au-dela de la prouesse que la démonstration de ce culot. Ce qui fait, au total, un film
physique — on est dans la tension de l’émotion devant cette vio- pas dénué d’idées ni de finesses, mais pas irés sympatique.
CANNES 1979
Lefebvre
C’était dimanche midi; le soir 4 20h. pas trés solide aprés
le cocktail du colloque, j'ai vu Avoir seize ans de J.-P. Lefebvre
(Quinzaine des réalisateurs), premier volet de I’« Autopsie
d'une civilisation ». On y parle, 4 travers la reconstrution
d’authentiques événements, de la vie des lycéens au Quebec, de
leurs révoltes. de leurs rapports avec l’autorité. les institutions,
les parents, eux-mémes. Comme c’est une histoire de désirs
légitimes et d'interdits illégitimes. de pressions et d’oppression,
on aurait pu s’attendre 4 une sorte de fiction de gauche, et
comme il s’agit de l'auteur de L'Amour blessé, a une recons-
titution naturaliste. Or Lefebvre s‘est tenu au plus loin de l'une
et de l'autre : la majeure partie du film est construite de longs
plans-séquences, faisant alterner systématiquement les travel-
lings-avant et arriére ou (si mes souvenirs sont bons) les pano-
ramiques. jouant sur la voix offet la musique, la disjonction de
l'image et du son. Le tout multiplie les prises de distances a
Pégard de l’objet — distance qui s’effondre, étrangement, avec
les scenes de féte familiale quasi ethnographique ; les marques
de l’énonciation s’effacent alors derriére l‘objet filmé, dont rien
de plus n’est dit pour autant (c'est la la régle de tout cinéma.
ethnographique) que lorsqu’elles s‘exhibaient a longueur de
travellings. Reste alors impression que le cinéaste, hésitant
entre mettre son objet a distance et y coller au plus prés, n'a
fait dans les deux cas qu’alimenter sa propre fascination -
exprimant beaucoup moins de l'objet qu'il s’est choisi (on
apprend peu, finalement, des ces lycéens) que de son propre
désir de filmer: une passion en perte continuelle d’équilibre
qui lait de ce film, malgré ses artifices et ses velléités. l'un des
plus étonnants et des plus « honnétes » (entendez-le comme i]
vous plaira) de la Quinzaine.

Lundi 14
Godard avait raison : comme les monstres croyaient aimer
Félicité, de Christine Pascal
le cinéma, ils allaient voir des films; mais ce n’était pas par
plaisir, c’était pour obéir a la Loi. Par exemple je suis chargé
de vous parler de Julio comienza en Julio de Silvio Caiozzi
(Quinzaine), film chilien réalisé au Chili, avec des images de
Nelson Fuentes (tournées malheureusement dans un sépia
rétro vite écceurant) dont la virtuosité écrase completement
une velléité de métaphore socio-politique, vite engloutie dans
115 minutes de formalisme pimenté de grivoiseries bon ton, et
soigneusement vidé de tout présent. Film symptome de ce que
peut étre une production libérale sous un régime fasciste ?

Ce soir-la, en regardant passer les gens a la terrasse du « Blue


Bar » (une tartelette aux fraises: 12 F.), j'ai pensé aux films
qu’on a aimés, et dont il ne reste rien, aux films qu'on n’aime
pas mais dont il reste un plan, deux plans, une image. Et je me
suis dit : si les millions partent en images, ou vont les images ?

Mardi 15
Deux moyens métrages étaient présentés par Perspectives :
Passage de Flandre de Alain Rémond, et Pour Mémoire de
Jean-Daniel Pollet. Le premier est une sorte de documentaire
sur un lieu, avec une musique mais sans commentaire. Il sem-
ble caractéristique de ce qu’a pu produire influence de News
from Home, introduisant dans le cinéma « industriel » des
libertés réservées jusqu’alors 4 l"expérimental — malheureuse-
ment sans la rigueur du propos, le sens du rythme et Ja force
des rapports images/sons qui sauvent Chantal Akerman de
tout formalisme (ne pourrait-on en dire autant, #miutatis
mutandis, de Félicité par rapport a Je Tu I Elle?) Pour
Mémoire s’inscnit plus directement encore dans la tradition du
documentaire avec, sur de trés belles images d’une fonderie, un
LES OBJETS ET LES COUPS 39
commentaire philosophique qui, développant une quasi-mys- avait des femmes nues, du sang, des discours politiques, des
tique du travail, s‘inscrit en porte-a-faux (en surplomb) par usines et de la grande musique, et que j‘étais génée par les lumi-
rapport a son objet - dont, par ailleurs, il ne dit pas grand gnons bleus, beaucoup trop briltants, qui signalent les « Sor-
chose. Ce qui est frappant dans ces deux films. c’est qu’d la qua- tie » de part et d’autre de !’écran du Star I (c’est d'ailleurs le cas
lité de l'image ne correspond pas !"équivalent sonore — soit, dans beaucoup de cinémas). Si on exigeait de moi un adjectif,
pour aller vite. qu'il! manque du son (mais ni en volume ni en, je ne trouverais que « pomographique », mais comme j'ai peur
quantité), soit qu’il y en ait trop; tout semble se passer comme détre injuste, je préfére donner la parole au réalisateur: «J'ai
si, de plus en plus, les recherches cinématographiques se bor- vouluy que Chronique d'un industriel suit un documentaire
naient a un travail sur image a partirde laquelle on tente, tant généreun sur la liberté poétique, un regard profond et calme sur
bien que mal, d’adjoindre un son (revenons unc dernieére fois la souffiance d'une existence politique formée dans le sang, le
4 Chantal Akerman pour rappeler qu’a cet égard Hotel Mon- mensonye, et dont le langage officiel est la trahison. » (Dossier
terey représentait un salutaire décrassage). Impérialisme de de presse).
Vimage sur le son dont les signes se sont multipliés 4 Cannes,
tant par le nombre de films qui ne « tiennent » que par leur Dans la méme salle étaient projetés, ce soir-la 4 22 h., les
«belle image» (fiit-elle signée Nuytten), que par l'évidente courts métrages présentés par la Quinzaine : Panuplie de Phi-
domination des chets-opérateurs parmi les techniciens partici- lippe Gaucherand (France), Vereda Tropical de Joaquim
pant au colloque « Création et Technique ». Pedro de Andrade (Brésil), Combattimento de Anna Kendall
(France). /dvlle d'Aleksander Ulitch .(Yougoslavie), et
Et maintenant, je tiens 4 préciser que si la projection de Rumance de Yves Thomas (France). Panuplie est un‘ film sur
L'Oiseau de madame Blomer (Perspectives) a 20 h. au Star IIE, et avec Jacques Monory (et Adriana Bogdan, décidément
était immonde (salle glacée par une climatisation défectucuse, vouée aux peintres puisqu’elle fut l’actrice de Valerio Adami
son trop fort et déformé par un bourdonnement ininterrompu, dans Vacanze nel deserto), quia le mérite de ne pas se conten-
sautes d'images etc), ce n’est pas pour cela que j'ai détesté le ter de montrer ses toiles, mais d’essayer d’en donner un €qui-
film de David Delrieux, ni méme 4 cause de la morbidité de son valent fictionnel autour des thémes du double, du miroir, du
sujet (les enfants myopathes, c’est-a-dire alteints d'une atro- meurtre. Fiction pscudo-policiére que j’ai trouvée un peu fai-
phie musculaire qui les condamne a Ia paralysie et a la mort blette, mais la démarche est intéressante et on sent que Monory
avant l’age de, vingt ans); ce que j'ai trouve insupportable, c'est s'y est fait plaisir. Ce qui n’est pas un reproche. Le film
la maniére dont le réalisateur se protége en multipliant les (18 mn.) est subventionné par la Fondation Maeght.
écrans, les fausses mises a distance de son sujet (un peu de
vidéo, un peu de théatre, un peu de document, un peu de fic- Je ne vous dirai pas de quoi est fait Vereda Tropical parce
tion): mise 4 distance qui lui fut peut-étre nécessaire pour que ce serait déja trahir "humour et la finesse d’un film qui
affronter une telle réalité, mais qui prend vite un aspect « petit traite de.sexe et de perversion comme il faudrait le faire plus
malin » et apprend peu de choses, au demeurant, sur l’adoles- souvent : gaiement et (presque) chastement. Pierre Kast a rai-
cent myopathe (obligé de surcroit a jover son propre réle, a son d'écrire (dans le dossier de presse): Joaquim Pedro de
mettre en scene sa propre détresse — ce que je trouve éthique- Andrade, le plus secret, le plis corrosif, le plus sarcastique, et
ment inadmissible). Etrange, encore une fois, le nombre de donc le plus ivrique des cinéastes brésiliens. dans cet épisode
films qui en disent plus long sur le désir (ou l’impuissance) du d'un film qui voulait sans doute cueillir quelques lauriers d'un
cinéaste que sur l’objet qu’il s’est choisi... commerce pornographique européen distingué, lance mali-
cieusement au visage du voveur déconcerté un bol de vitriol.»

Mercredi 16
Spirit ofthe Wind de Ralph R. Liddle (Un Certain Regard). Jeudi 17 :
Ce qui touche dans cette histoire (vraie) d'un jeune gracon han- Midi: Afetroshima de Tom Drahos (Perspectives) est cons-
dicapé par une tuberculose osseuse. a demi déraciné de ses ori- truit sur une bonne tdée: un homme né le 16 aonit 1945, et
gines et qui deviendra champion mondial de traineau, c’est obsédé par la bombe atomique jusqu’a en perdre la raison, se
avant tout les images du Grand Nord et les aventures a la Jack réfugie dans le métro, abri anti-atomique ou il ne voit que res-
London, a mi-chemin de Jeremiah Johnson et Derzou Ouzala. capés de Hiroshima ou ennemis a abattre (dont son propre
Mais lorsque, au bout d’une heure, l’aspect compétition prend frére). Mais comme toutes les données sont fournies dés le
le dessus, relevé par le poncif humaniste de la victoire sur soi- départ (y compris la principale : la folie du personnage. lour-
méme et de la volonté triomphant de I’adversité, on se sent un dement appuyée par un discours psychiatrique en voix off), le
peu débilité malgré le froid vif qui régne sur I’écran ; et parce reste du film se passe a altendre ce qu’on sait d’avance — situa-
que tout est agencé (montage, vitesse, musique ad hoc) pour tion pour le moins ennuyeuse. II est clair qu’en tant que telle
vous faire vibrer aux images de course, on vibre de mauvaise la démence ne fictionne pas (4 moins d’étre. comme dans Psy-
grace et on finit par s’ennuyer. Bref, que ce soil un film chose, la clé de votite er la piéce manquante du puzzle - sous
« Chouette » (8-14 ans environ) n’interdil pas d'affirmer qu’il forme, par exemple, d'une mére basculant en squelette). Bref,
s’inscrit dans la grande tradition du film paviovien. dans la mesure ou il repose sur wne idée qu'il tient telle quelle
jusqu‘au bout, le film aurait fait un bon court métrage.
Au premier plan de Cronica de um industrial (film brésilien D’autant plus que le noir et blanc des images du métro est fort
de Luiz Rosemberg, présenté par la Quinzaing) - i] devait étre beau.
17h. O1 — j'ai eu l'espoir de pouvoir le qualifier de « godar-
dien», parce qu’il commence par une citation de Godard Le programme de courts métrages présenté par Perspectives
(« Toujours le sang, la peur, la politique, argent »). Quelle fat fut peut-étre un des meilleurs moments du festival. Ce qui fait
suivie par une phrase de Malcolm Lowry ne gatait rien, mais le charme du court métrage (lorsqu’il est bon, évidemment),
je me suis quand méme résignée, dés la premiére séquence, a cest de savoir qu’en quelques minutes il va boucler lidée a
me contenter de « sous-godardien ». [] ne devait pas étre plus laquelle il vous a amarré et dont en général on ne sait rien 4
de 17h 05 lorsque j'ai renoncé a qualifier le film. J’ai peu de Yavance (ce qui est de plus en plus rare dans le cas du long
souvenirs de ce qui s’est passé jusqu’a 18 h. 30, sinon qu’il y métrage), attente, découverte, embarquement, débarquement
40 CANNES 1979
— sensations bréves et fortes qui, répétées cinq fois de suite, font a Hitchcock. celui des Ofseatx), ga faisait beaucoup pour un
commie une vague de frissons dans Iéchine. Or ces films étaient seul court métrage : §.L.P. m’a soufflé 4 loreille qu’un court
tous (in¢également) bons — et tout d’abord Colloque de chiens de meétrage ne peut se permettre de courir deux idées 4 la fois — et
Raul Ruiz, cinéaste dont non seulement j’aime tous les films, c'est vrai que cette double direction gate un peu cette histoire
mais dont chaque nouveau film me fait encore plus aimer tous de sinistres travestis aux rapports inquiétants, dans un refuge
les autres. Celui-ci, bien qu'il ne fasse que dix-huit minutes, se pour chats non moins inquiétants, dont l’essence diabolique
situe au méme niveau que La Vocation suspendue, L’Hypo- n’a jamais été aussi bien rendue (a l'aide, notamment, d’un
thése du tableau volé, Les Divisions de la Nature (Ruiz par- montage excellent).
court la toute l’échelle des durées, pulvérisant la hiérarchie des
meétrages : chaque film dure ce qu’il a 4 durer) : s‘attaquant au Savais bon espoir, en allant voir a midi la seconde sélection
roman-photo, il s’inscrit exactement dans ce jeu des faux cultu- de courts métrages de Perspectives, d'y trouver d’aussi agréa-
rely dont il avait été question a propos de Rotterdam. et dont bles surprises que la veille— d’autant plus qu’il y avait 1a le film
voici une des régles possibles : étant donné le cinéma (un dis- de Francine Brouda. Mais j’ai di m’en tenir a ce dernier, les
positif'a images). fabriquez la piéce manquante (un élément de autres étant au-dessous de tout commentaire. Donec pourquoi
Ja culture), et vous obtiendrez un (vrai) film plus un faux Ley Deux éléves préférés... de Daniéle Dubroux Jui ont-ils ainsi
(film/tableau/texte/roman-photo); entre temps vous aurez filé entre les doigts ? C’est la la question que nous nous sommes
été: dérouté/intrigué/fasciné/amusé/, et vous aurez: réflé- posés avec elle, et que personne n’a vraiment résolue parce
chi/regardé/écouté/ri. Car Colloque de chiens est un film dréle, que, si c’est notre alfaire 4 tous (une affaire politique), c'est
non seulement parce qu’il fabrique un roman-photo plus vrai aussi son affaire a elle (une alflaire personnelle, c’est-a-dire
que nature (une histoire de fausse identité qui parle, entre para-politique ou. si vous préférez, parano-politique). Voila
autres, du retour des mémes dans les autres), mais aussi parce un film qui n’apporte pas de réponse (ce qui ne veut pas dire
qu’il donne a rire sans jamais jouer le mépris: il ne s'agit pas qu'il est irresponsable), un film tragique comme toute para-
en effet d'une « démystification », d’une lecture « au second noia, et drole comme toute paranoia qui se sait et se joue
degré » qui nouerait bétement deux intelligences (auteur et comme telle. De sorte que si l’on rit de Francine Brouda, c'est
spectateurs) sur le dos du roman-photo {et de ses lecteurs), mais avec Daniéle Dubroux, jamais sans elle ni contre elle ; mais ce
au contraire d'une véritable reconstruction de celui-ci avec les n'est pas non plus contre Francine, parce que Daniele ne
moyens du cinéma. En associant un texte en voix off une série labandonne jamais, lichement, aux ricanements, étant de tout
Wimages, figées et enchainées comme (et mieux que) dans le corps avec elle: l"une toujours solidaire de l‘autre, de sorte
roman-photo, Ruiz rend a ce dernier ses titres de noblesse et, qu'on est forcé de les aimer toutes les deux 4 la fois : et de rire
cinéaste. lui paye son tribut: qu’est-ce en effet qu'un film, avec elles. méme lorsqu’on rit d’elles. D’ailleurs leurs deux élé-
. sinon une série d’images associées a une narration —c’est-a-dire ves ont été retrouvés dans la salle.
lessence méme du roman-photo, I’un des passages privilégiés
de la photographie au cinéma ? Voici donc bouclée une généa-
logie, le cinéma rendu a la plus populaire de ses origines, et la Vendredi 18
gent canine rassasiée de sa part de fiction - car inutile de dire
que cette histoire-la, Ruiz ne l’a pas inventée : c’est un vrai dia- Ce vendredi 4 16 h., Perspectives présentait un pro-
logue de chiens. gramme « Cinéma différent» de sept films. J’en ai retenu
Chromaticité | de Patrice Kirchhofer, qui poursuit un travail
Le film suivant (Georges Demeny de Joél Farges) traitait éga- sensible (a tous les sens, anglais et francais : en ce qu'il applique
lement du passage de la photographie au cinéma, a travers une avec cohérence une démarche totalement sensorielle) sur la
enquéte sur le « phonoscope » ou « bioscope » de Georges dynamique des variations visuelles et des pulsations sonores;
Demeny, assistant de Marey. Si le sujet était d’autant plus inté- Dfejansité de Jean-Paul Dupuis, qui peut séduire non tant par
ressant que peu connu. on peut néanmoins regretter que Far- la démarche cinématographique (plut6t paresseuse) que par le
ges ne s‘en soit pas tenu a l’intelligente information qu'il donne geste chorégraphique de deux danseurs emboitant leurs corps
plutét qu’a la mise en avant de sa démarche, un peu sophisti- nus sur le sable — corps de désir homosexuel qui, 4 travers une
quée et un peu agacante. sensualité un peu miévre, disent clairement que n‘importe quel
désir ne peut pas se greffer sur n’importe quel corps; et surtout
J'avais déja mentionné, toujours a propos de Rotterdam, La
Gradiva Esquisse | de Raymonde Carasco qui, inspiré de la
Maison qui pleure de Jacques Robiolles, dont j'ajouterai seu-
nouvelle de Jensen, montre en trés gros plan, a intervalles et a
lement que humour y tient pour l’essentiel d’un enchaine-
vitesses variables (plus ou moins ralenti), le passage d’un pied
ment délirant des poncifs ; mais cette « logique » narrative, a
nu de femme sur une dalle de pierre parfois habitée d’un
force d’étre dépourvue de toute contrainte, de tout systeme,
lézard. L’effet de désir, de suspense et des fétichisation engen-
finit par perdre un peu de sa capacité 4 dérouter : a force de
dré par l’attente de cet objet pour le moins chargé d'affects est
s’attendre a fous, on nes étonne plus de rien — mais on s‘étonne
remarquable— mais il m’a paru se perdre 4 mesure qu'il se pro-
aussi d’un rien. du moindre de ces gags visuels ou sonores dont
longeait et se systématisait selon des variations diverses. I] faut
rebondit le film (et j'ai particuliérement apprécié ces derniers
préciser que la photo de Bruno Nuytten contribue pour beau-
en le revoyant).
coup 4 l'image, lumineuse et violente, qu’on garde de ce pied.
Samedi Dimanche de Jacques Gurfinkiel raconte en treize
minutes le week-end solitaire et dépressif d'une moderne jeune On se bousculait 4 18 h. pour assister a la premiére projec-
fille, en noir et blanc et en voix off: le texte dit par Michael tion de La Femme intégrale de Claudine Guilmain (Perspec-
Lonsdale redouble ce qui advient a l’image et dit ce qu'elle ne tives) qui s’était assurée, par une série d'interpellations sincéres
montre pas, mais 4 un stade purement descriptif. Une telle éco- sans doute, mais néanmoins rentables, la curiosité d’un public
nomie tire son elficace de ce que l'angoisse, au lieu de s’expo- plutét bien disposé, a en croire l’accueil compréhensif recu par
ser, s’engouffre dans les blancs de Ja narration: c'est l’exact la réalisatrice exposant les intentions du film, et les difficultés
contrepoint du Répulsion de Polanski. (financiéres et institutionnelles, on se rappelle le mini-scandale
de l’Avance sur recettes) qu'il lui fallut surmonter: on se
On pensait aussi 4 Polanski (celui de Cul-de-sac) devant retrouvait la, par le biais du feminisme. en pleine passion mili-
Nuit féline de Gérard Max ; mais comme on pensait également tante. Mais une bonne partie du public n’a pas tardé a déserter
LES OBJETS ET LES COUPS 4)
une salle traversée de nombreux ricanements : réactions peu l'action se passant en 1948. On y découvre avec elle les cent
sympathiques, certes, mais compréhensibles dans la mesure ou visages du socialisme, tandis que, passionnée par l'étude, elle
le schématisme des idées (les obstacles rencontrés par une accumule les preuves de son excellence : voila décidément une
femme dans son désir d‘accéder a l’épanouissement de soi, héroine positive - un peu trop positive méme. puisqu’elle
dans la matermnité comme dans la sexualité ~ étrange comme, pousse le zéle jusqu’a se faire, pas consciemment mais assez
abordant peu la question du travail, on en reste la a des pro- vilainement, délatrice. On croit qu'il va s’agir des effets et
blémes de ventre ; impasse du « néo-féminisme? »), ou le sché- méfaits de la propagande sur les ames naives, lorsqu’elle tombe
matisme des idées donc n’a d’égal que la platitude de I’expres- amoureuse de son professeur (pas trés excitant au demeurant,
sion. Certes, on peut trouver rafraichissant Je manque de mais aprés tout je ne suis pas a sa place) qui. par chance, lui
savoir-faire. et fascinante l’obstination tétue avec laquelle la rend la pareille : les voila donc embarqués dans un Love Story
réalisatrice méne son projet, et 'héroine sa conquéte amou- clandestin, qui m’a fait craindre un moment d’assister au
reuse, a force coups de téléphone. On peut méme la juger plus éniéme combat de la subjectivité amoureuse contre l’oppres-
intéressante que beaucoup d’autres (effectivement le film a fait sion du social. Mais la encore Ie film, étonnamment, déjoue sa
parler. parmi nous, plus et autrement que d'autres), cette fic- propre logique lors d'une séquence assez terrifiante : a l’occa-
tion un tant soi peu paranoiaque. en dépit ou a cause de sa nai- sion d'une séance publique d’auto-critique organisée dans le
veté (témoin ce long discors ou I’héroine expose son credo centre par les cadres du Parti, et ot cruauté et ldcheté sont
féministe avec une fougue toute adolescente, comme si ni les poussées a un point qu’on dirait invraisemblable si on ne le
spectateurs ni son interlocuteur ne savaient a l’avance de quoi soupsonnait pas véridique, la jeune Vera, loin de se révolter
il était question), et de sa rouerie (témoin le « Maisje suis ridi- comme on s’y attendait, pousse a fond la logique du systeme
cule » qui clét, avec une minauderie toute feminine. ce méme en s’accusant publiquement d'avoir couché avec son proles-
discours). Naiveté et rouerie qui peuvent charmer comme seur (dont on a appris entre temps qu’il est marié et pere de
charment Ies petites filles, attirant moins l*indulgence que la famille), Ce dernier, effondré, avoue son amour pour la jeune
sympathie. Mais pour passer d’une telle sympathie a la défense fille qui, se refusant alors l’excuse passionnelle, déclare qu’elle
de ce film, il faut accepter de le défendre contre la réalisatrice n’a voulu coucher avec lui que parce qu’elle fut dupe de ses
elle-méme, dont les intentions ne coincident manifestement sens, mais qu'elle ne l'aime pas et ne I'a jamais vraiment aimé.
pas avec l‘intérét qu’on peut, un peu perversement, y trouver. Inconscience, sincérité poussée jusqu’au fanatisme, remords
Et parce qu'il y a, me semble-t-il. quelque chose de louche a ou duplicité? Toujours est-il que, loin d’étre rejetée comme il
aimer un film pour sa bétise,je ne ferai pas du paradoxe a bon se devrait, elle est conviée, a la fin du stage, 4 devenir journa-
compte en jouant Claudine Guilmain contre Christine Pascal, liste. Une trés belle demiére scéne la montre dans une voiture
la sincérité du franc-tireur contre le’ protectorat de Gaumont. en compagnie de sa « cheftaine » endormie, apercevant une de
Ce qui me géne dans les deux cas, c’est que le cinéma y fait ses anciennes camarades (la « forte téte » de la résistance indi-
figure d’instrument un peu méprisé, tout juste bon a fabriquer viduelle) qui pédale péniblement sur un vélo, dans le froid de
qui du débat, qui de l’« auteur ». en l'absence manifeste de tout Vhiver; Vera essaye en vain d’attirer son attention pour la
projet cinématographique. saluer, mais la voiture est déja passée.
Elle est finalement bien pessimiste et bien cruelle, cette idée
Samedi 19 que méme la révolte contre l’autorité vient ré-alimenter l’auto-
A IL h. 30 j'ai vu passer une manifestation sur la Croisette, rité elleeméme, que lindignation la plus sincere peut faire
a lth. 35 jai lu dans Le Monde « Nuit d’émeute 4 Longwy ». lobject de manipulations tout aussi sinceres (car la « chef-
Eh bien ca ne m’a pas empéchée, 4 11 h. 55, de faire une crise taine » de Vera est une communiste convaincue et nullement
de déontologie (oui, c’est une sorte de rage de dents) : entre un machiavélique), et que, méme socialiste, l’ascension sociale est
nouveau cocktail et Rockers de Théodoros Bafaloukos (Quin- ce qu'elle est. Mais ce qui, plus que cette conclusion, intéresse
zaine), ma conscience professionnelle m’a intimé de choisir et étonne dans le film, c’est la maniére dont, provoquant puis
Rockers. C’est un petit film avec beaucoup de reggae, qui conte décevant sans arrét les attentes les plus stéréotypées, il parle de
gentiment une gentille histoire de gentils jamaicains en bute ce qui n’est dit 4 aucun moment (y compris par le réalisateur
a des exploitants (exploiteurs?) pas vraiment méchants. C’est lui-méme) ; ‘imposition du contrdle collectif
sur les conscien-
tellement gentil que ca en devient méme un peu inlantile, ou ces, l’intériorisation des censures, la force du surmoi qui carac-
plutét infantilisant pour les gentils jamaicains, qui aiment tel- ténise la confusion absolue du moral et du politique. De cela.
lement danser et monter sur de rouges motos. Il y a beaucoup entre les innombrables jeux de regards et les moindres dépla-
de reggae, mais j’ai déja di vous le dire. cements des personnages dans un espace comme balisé par
d'invisibles barriéres qu'il faut savoir faire jouer sans les ren-
verser (la scéne de la danse est, 4 cet égard, admirable)— de cela
Pal Gabor
parle le film, plus et mieux que de toute thématique, plus et
J'ai quand méme eu le temps de vider un whisky en plein mieux que par tout appel de fiction.
soleil (les glagons ont tout de suite fondu) avant de retourner
au Star pour Angi Vera (L ‘Education de Vera) du hongrois Pal Ce jour-la j'ai encore vu Bastien Bastienne de Michel
Gabor (Quinzaine). En voyant I’héroine (interprétée par une Andrieu (Perspectives), que j’avais été bien inspirée de rater le
jeune actrice, Veronika Papp, prénom et visage chargés de premier soir (pas vraiment exprés, Dieu m’est témoin),
réminiscences godardiennes) dénoncer en pleine séance du puisqu’il repassait 4 [7 h. au Marché du Film dans des condi-
Parti le mauvais fonctionnement de ’hépital oti elle travaille, tions qui valaient le déplacement : une toute petite salle qui
jai craint une éniéme « opération Astra », la vérité sort de la donnait accés, par une porte latérale, a la salle contigué d’ou
bouche des demoiselles et le systéme n'est pas si mauvais que l'on entendait les dialogues italiens du film projeté 4 coté; en
ga puisqu’il produit les antidotes a ses propres défaillances (cf. laissant la porte ouverte on pouvait méme voir les deux films
La Prime, Astra « sociatiste » de premier choix). Mais le film 4 la fois. Bastien Bastienne raconte Vhistoire de trois jeunes
bifurque immédiatement sur une autre piste : la jeune rebelle, garcons qui montent l’opéra de Mozart dans une grande mai-
loin d’avoir 4 continuer avec la bénédiction du spectateur un son pendant la guerre de 14, sous le regard de ieurs méres
dur combat solitaire contre les excés bureaucratiques, est (Anna Prucnal, Juliet Berto) occupées a alimenter leurs névro-
envoyée dans un centre d’éducation (sorte de stage de forma- ses aux violerits orages qut éclatent toutes les deux séquences.
tion) pour membres du Parti — récent acquis de la Révolution, Si l'on peut apprécier les scénes de chant, le reste est, comme
CANNES 1979
me |’a soufflé D.D. avec qui j'ai vu le film, « pétale de rose fané
entre les pages d'un livre papier lible ». Nostalgie vieille France
el images léchées, passages du rien ow rien ne se passe et dont
Tien ne passe, beau travail de laccessoiriste. Quelqu’un
m’avait dit entre temps, avec une moue de mépris, que c’était
sirement un film « Cahiers ». 1] faut n’avoir pas compris grand
chose aux Cahiers.

Et voila, j'ai rayé lavant-dernier titre de ma liste, il ne me


reste 4 vous parler que de La Afémoire courte d' Eduardo de
Gregorio — sans doute ce que j'ai vu de mieux a Perspectives
(courts métrages exceptés). C’est l'histoire d’une jeune femme
(Nathalie Baye) mise par le hasard sur la trace d'une sorte de
mafia d’anciens nazis, et sur les pas d'un homme (Philippe
Léotard), lui aussi lancé 4 leur recherche. Le scénario se perd
dans d’innombrables méandres avant qu'on apprenne ce qui
pousse l’une et l'autre a dépister. ct tenter de supprimer, les res-
ponsables : des reglements de comptes familiaux liés qui a la
collaboration, qui 4 la guerre d’Algéric. Le film en acquiert
alors un poids, une dimension qui donnent a regretter que ce
qui s’y profile du désir et du refus de loubli, ait été desservi,
plut6t que servi, par une trame policiére dont la sophistication
ne débouche ni sur la recollection systématique des éléments
accumuleés, ni sur leur éclatement. Mais le film est, en tant que
film, totalement maitrisé — triste qu'il faille en passer encore
par de tels adjectils - ou disons : animé d'un projet réellement
cinématographique. Et si j’ai peu godté la photo constamment
verdatre dans la sous-exposition, j'ai apprécié par contre les
acteurs : Jacques Rivette et Bulle Ogier (pourquoi la voit-on si
peu a l'écran?), et bien sir Nathalie Baye et Philippe Léotard
(pas seulement parce qu’ils me rappelaicnt le couple de La
Gueule ouverte.
Et a propos de « projet cinématographique », n’est-ce pas la
ce qui, pour beaucoup, manquait aux films de Perspectives?
Voici donc l’occasion de placer le couplet obligé sur la crise du
cinéma, qu‘il est difficile de ne pas associer, a l’arrivée comme
au départ de Cannes, avec la pléthore d’affiches qui jalonnent
la Croisette : sil ya manifestement trop de films pour satisfaire
a la boulimie d’un spectateur, fat-il le plus enragé des cinéphi-
les, n'est-ce pas d'abord parce que la production est, de plus en
plus, envisagée en termes de « coups » (les stratégies de miises
étant multipliées par le fractionnement du public accentué par
la surabondance des films), et la réalisation en termes de « pla-
cement » sur l‘improbable marché des auteurs? Cercle vicieux
ou s‘emballe le systéme puisqu’il parait rentable de produire
« tous azimuths », au coup par coup, en pariant sur un profit
pour compenser trois pertes - et puisque pour beaucoup de
L Education de Vera, de Pal Gabor « jeunes auteurs », avoir une idée et suffisamment d’énergie
La Mémove courte, d Eduardo de Gregorio pour dénicher 200 millions suffit apparemment 4 réaliser, et a
justifier, un film (d’ou le fait qu’il soit actuellement plus dif-
cile de réaliser un second qu'un premier film). Faut-il alors ris-
quer le poujadisme, en prénant le professionalisme (le cinéma
comme « industrie », produit adapté a des demances— charge
alors 4 nous tous de iravailler a intléchir el, si possible, a anti-
ciper ces demandes) contre Ie dilettantisme (le cinéma comme
« art », oll ne Se risque pas une carriére mais l’expression ponc-
tuelle d’une subjectivité)? Faut-il en plus risquer le malthusia-
nisme, en réclamant plus d’exigence et de rigueur de la part des
producteurs et des réalisateurs (on n’est pas rigoureux, ni vrai-
ment exigeant, lorsqu’on joue en méme temps sur les deux
tableaux : l’ceuvre et la rentabilité, art et ’industrie, prestige
et profit venant au secours ‘un de l'autre pour éviter les pertes
séches. double —-jeu dont le cinéma actuel se mystifie et. peut-
étre, s*épuise)? Ceci pour amorcer un débat — dontje ne pré-
tends pas, au demeurant. que les termes soient neufs : tout cela
va sans dire mais. comme dit qui vous savez, Ga va mieux en
le disant. N.H.
LE FASCISME, LES PAYSANS,
NICOLAS POUSSIN

« Dalla Nube Alla Resistenza »


de J.-M. Straub et D. Huillet).

Comme par I’éclat d’un orage en plein soleil. les corps sont
sidérés. Stone. Arrét-Nash sur les images de La Forét interdite tragique, ressaisie peut-étre encore en lecon d*histoire. Peut-
- Nick Ray-, sur les figures multipliées du pére, sur la peur qui étre. Enongant que seule la violence lui fait faire masse d’une
saisit le fils d‘une folie imminente. résistance, et que dans cette résistance git l’impossible bonheur
d'un présent et l'angoisse d’un avenir : le cinéma de Straub dit
Des peres, car c’est deux qu'il s’agit dans Ie film de Straub- 4 la lettre que le corps est toujours fuscisable, que tout corps
Huillet, ne cessent de se répéter qu’ils n'ont aucune chance mile est fuscisable, que sa violence est aussi improbablement
d'étre des noms qu’on invoque avec amour. Que Ics images ne morale qu’a son extrémité meurtriére le désir de vivre d’un
peuvent leur donner. selon I*histoire qui les charge. cette enfant.
chance-la. Serviteurs ou suppdts d’un dicu-patron, que sont-ils
pour les fils? Une loque gisant dans lherbe: Kronos canni- Mais aussi que pour excéder la mémoire-cadavre du fas-
bale, une miche de pain, un enculeur féroce ? cisme et ta loi du pére mort, la malédiction d'un nom d’his-
- toire, il faut encore le récit de l'exécution d'une chienne pour
Ces corps sidérés retiennent au moins trois mémoires ; Nico- en défaire la sidération haineuse. Cette évocation hors-film,
las Poussin, le fascisme, les paysans. Statues drapées de la pein- dune affreuse et tendre insatisfaction plus forte que la pitié.
ture, dévétues par le cinéma en corps paysans, en vicillards d’un remords plus cuisant que la honte, fait un instant grima-
verts, en garcons animaux. Paysans travestis cn bourgeois, cer les éclairs noirs, convulse les images. L’écriture ici trébu-
corps et voix démentent I’engoncement des costumes. Et le fas- che, rencontre sa limite. Négatif-haché d'un film impossible.
cisme? N’est-ce pas dans les images le fant6me qui prend Si c’était un homme, le démembrement de Dionysos - souve-
corps, de linstant répété de la méme pose? Et qui soumet tou- nir-écran de Soudain [été dernier.
tes les poses 4 une instance de fiction transitive, trans-€crite,
qui répéte la méme chose? Qu'entre le fantasme homosexuel Rien donc que l’évocation de la mort d’une femme pour faire
surmoique dont héritent les fils, et la violence fasciste qui pro- reculer un peu cette terreur sombre, et la beauté désertée de la
cede des conflits du social dans I"histoire, il y a dans le film un terre pour apaiser ce gout de sang — dans quelle mémoire? Le
écran noir, un trou de mémoire qui ne cesse de s‘écrire par sac- cinéma de Straub travaille un spectateur improbable sur un
cades, d'une poussée-éclair du corps sidéré dans les images. De trouble et une solitude extrémes. La of Pombre d’un partage,
se démentir dans la fascination des antiques. De s‘halluciner d'une complicité. d'une alliance, lui font défaut.
dans des instantanés qui suspendent. selon Poussin, un geste
obscéne. Pour se déposer aussi, d’un retour a l'actualité, dans Jean-Pierre Oudart
des corps noués de souci marchant sur une route de campagne.

La déesse dans l’arbre a cessé de veiller. La furie des hommes


n'a pas d'yeux pour les choses de la terre, les plantes, les arbres
qui les regardent dans un silence bruissant d'insectes. Les mus-
cles manquent pour travailler. Les corps du film sont exemptés
de tout labeur pour figurer ce qui ne peut avoir lieu qu'une
fois : les tableaux vivants, dans leur succession, exigent la répé-
tition d'un sacrifice — de l’acteur comme nom, du corps comme
foule. Pour que s‘active, suspendu, le fantasme qui parcourt
cette écriture. et qui travaille les images scxuellement, il faut
que les mémes corps ne prennent pas deux fois la pose.
7)
Pa
eds

Cette procédure sert une stratégie : le corps est exclu de ce


par quoi il pourrait, fictivement, faire masse autrement que $0
*
comme espéce pétrifigée par la peur d'une histoire faisant
retour, dans la mémoire des images, comme fantasme despo-
tique tressant les conflits du présent. Espéce affectée dune dis-
proportion qui voue les figure 4 'épreuve d'un clivage imagi-
naire — paysans italiens/gangsters de Chicago, mais pas Du
Rififi chez les hommes !~, que la fiction contracte en ambiguité
CANNES 1979

LES MINUTES D'UN COLLOQUE


PAR SERGE DANEY

Les 12 et 13 mai, dans le désert intellectuel de Cannes, eut lieu un man est déja en train de chercher du travail quand le metteur-en-scene
colloquc intitulé « Création et techniques », organisé avec le concours en est encore au montage du film. Quelqu’un cite un mot de Mankic-
du Syndicat National des Techniciens de la Production Cinématogra- wiez: «on a gagné/ils ont perdu »...
phique et de Télévision et présidé par Claude Renoir. L’ambition du
colloque : répondrea un besoin supposé grandissant, « celui des créa- Finalement, les deus questions douloureuses (nature de Ja relation
teurs, des techniciens. de confronter, d’échanger Jeur propre pratique entre techniciens ct cinéastes, hi¢rarchie interne aux techniciens) sont
issue d’expériences parfois contradictoires dans la méme carriére, fuies au profit d'une facon plus générale et moins compromettante de
sinon dans la méme ceuvre ». De nombreux invités vinrent mais le poser le probleme. On se demande si la production des films telle
public cannois resta clairsemé. Le bilan fut maigre, mais d’une mai- qu’eile se fait aujourd"hui permet de susciter des équipes qui soient
greur qui ne surprit pas vraiment: if était difficilement évitable que autre chose qu'une collection disparate de talents divers? Le produc-
créateurs et techniciens, avant de confronter quot que ce soit, fassent teur ne serait-il plus qu'un « simple gestionnairede fonds »? (Marcel
étalage de tout ce qui les sépare, a commencer I"idée qu‘ils se font Martin, 12 h 07). Ne faut-il pas parler d'une baisse dans la qualifica-
deux-mémes. A ce premier collaque, symptéme de ce qui ne va pas lion professionnelle des patrons. entrainant du laxisme et des erreurs
« dans la profession », souhaitons que d'autres succedent, a la fois plus chez les cinéastes? Ne fuut-il pas revaloriser la carte professionnelle,
rudes et plus concrets. qui ne veut plus rien dire? (Robert Sussfeld, directeur de production,
11 h 53). C’est Alain Corneau, parlant de son propre film Série noire,
1. Premier jour (matin). Les techniciens ne sont-ils que des extcu- qui dit Jes choses les plus sensées : scul le choix préalable des techni-
rants? ciens, d'une équipe capable de « créer un style», permet d'éviter [ce
pire. Il faut done se battre pour garder la possibilité d'elfectuer cc
La question est posée de telle facon que la réponse ne puisse étre choix, donc lutter contre les co-productions et les équipes impos¢es.
que : non! Un non indigné. La preuve? Le monteur a le trac (dit Jean
Ravel, monteur), signe qu’il y a bien la un facteur humain et non pas
simple exécution. Pourtant, on voit que la question fait mal, donc NB. I] n’a été parlé 4 aucun moment d’argent. ni de syndicat. [] n’en
qu'il doit s‘agir d’une vraie question. Une bonne partie de la matinée sera, du reste, jamais question tout au long du colloque. Hypothése :
(de 9h 45 & 11 h 30 exactement) se passe 4 chercher un mot moins ni largent, ni les syndicats n‘existent.
péjoratif
que celui d'« exécutant », Ravel définit le monteur comme
le « partenaire » du metteur-en-scéne dans une sorte de partie
d'échecs sans gagnant. Ken Adam (décorateur) parle d'« obeir en Premier jour (aprés-midi). /voliurion narrative et évolution des tech-
créant » et Ricardo Aronovitch (chef-opérateur) de « liberté et sym- niques. L'écriture du scénario est-elle indépendante de la connais-
biose ». Ces formules pieuses ne satisfont pas. pas plus que « la grande sance des techniques? Décors, image, son: la technique contrainte
famille sans fronti€res du cinéma ». A 10h 54, Ghislain Cloquet (chef- et/ou liberation pour la mise en scéne.
opérateur) lance le beau mot de « métier » et quelqu'un dans la salle
parle, en anglais, de « craftsmanship » (artisanat). L’intervention de La partie la plus curieuse et la moins bonne du colloque. Tout le
Cloquet (elle restera, hélas, lettre morte) a l'avantage de poser la crise monde s’elforce de dévaloriser ce qu'il fait en comptant secrétement
du cinéma francais en termes de crise des métiers, donc de crise dans sortir grandi de tant d‘humour. D'ou des discours qui sonnent tres
la formation professionnelle. Vers midi, Thierry Deracles (monteur) faux, Deux communications rivalisent de banalité, celle de Mikhal-
formule la seule critique des techniciens par un technicien : ils n’ont kov-Kontchalovsky et celle de Conchon. M-K, sans doute surveillé
pas unc approche assez historique de leur travail. Idée intéressante du fond de la salle par quelqu’un du KGB, dit que toutes les innova-
mais vite abandonnée. Dommage. tions techniques pésent peu. au bout du compte, a cdté de la boule-
versante simplicité du visage de Charlie Chaplin. Propagande pour
En fait. ce sont les cinéastes, trés présents et mieux rompus aux dis- l"humain au détriment de la technique (et au détriment de la vérité
cours, qui reprennent en charge la question. mais de /eur point de vue, historique : on sait que Chaplin était un technicien acharné). M-K sc
qui est évidemment tout autre. Pour Claude Autant-Lara, inflexible, déclare favorable a des « scripts d'acier » pour séduire, dans le cadre
« i) faut un commandant de bord », c’est tout. A Conchon (scénariste) @un cinéma d'Etat, le ministre de la culture.
qui lui demande mielleusement si le cinéaste ne changera pas sa
conception du film s’il travaille avec le meilleur chef-opérateur du A partir de 15 h 22. Georges Conchon abaisse encore le niveau du
monde. l‘uuteur de Guria répond fiérement : non. Ce sont des cinéas- débat avec des palinodies sur le statut malheureux du scénariste, « la
tes (el non des techniciens) qui remettent implicitement en cause la voix caverneuse qui peut encore se faire entendre », métier ingrat, sans
représentativité des techniciens présents au colloque. Rouffio fait
vraie liberté, quoiqu'exaltant. Sentiment tres désagréable que
remarquer l"absence des gens du son, des machinistes et des ¢lectri-
Conchon fait une sorte de visite guidée du « monde merveilleux du
ciens au profit du seul triangle cinéaste-chef-op-monteur, D’ailleurs, cinéma » pour grands débutants. Vexant. Ul parle de Péechec de Faulk-
di mesure que le débat avance, la notion de technicien se divise et se
ner-scénariste, sans doute pour qu'on ait l’idée de la comparer a
particularise ; Cloquet explique tres bien comment sur un plateau, le Faulkner et s‘obstine a renier son « mariage raté » avec Chéreau (qu'il
couple-roi, c'est cinéaste-chef opérateur, véritable « béte 4 deux ne nomme pas), sans doute pour que ses patrons ne le tiennent pas res-
téles » (d'ou que certains chel-opérateurs se font aussi cameramen et
ponsable de ’échec commercial de Judith Therpauve, échec di, on le
cadreurs). Ken Adam, de son cété, explique comment la hiérarchie (le
sait, 4 la conception béte du « grand film » selon Gaumont.
mot est prononcé, il est 11 h 22 !) des techniciens peut étre amenée a
changer, comment aux U.S.A. le metteur-en-scéne est de plus en plus
dépendant des effets spéciaux. A un moment, on est 4 deux doigts de A 15h 48, le débat sombre. Comme le matin, ce sont les cinéastes
parler criment de la non-coincidence fondamentale entre les intéréts qui portent avec arrogance des coups au travail du scénarisle, mal
des auteurs et ceux des techniciens : Mikhlakov-Kontchalovsky : si le défendu par Conchon. John Boorman mulltiplie les saillies humoris-
film est bon, le cameraman est jugé bon, sil est mauvais, le camera- liques sans convaincre pour aulant ; contre lécriture: « Fam against
LES MINUTES D'UN COLLOQUE 45

good writing. Good writing is extremely dangerous », contre trop de voir de critique de cinéma, exclusivement. Ensuite il affirme que
perfection technique: « it’s so beautiful it makes you sick », « who Facteur est un enfant. toujours tenu pour tel et prisonnier de ce statut :
needs Dolby sound?» etc. M-K. répéte qu'un script doit étre appétis- « les acteurs devraient retuser le rdle indigne de fils — méme s‘ils trou-
sant pour séduire. vent de bons péres ». Et sur cette note cedipienne. on se sépare.

L'idée d'une évolution des techniques en vient 4 étre elle-méme (NB. A ce moment-la,je me dis que tant qu’a traiter les choses freu-
soupconnée, Elle sc réduirait. selon Luc Béraud a linvention de la diennement, on pourrait aller plus loin. Si, dans la fabrication du film,
presse 4 scotch (16 h 59), pour Ravel 4 un montage plus rapide (‘Auteur est toujours mis a la place du pére et si I’acteur y est toujours
qu’auparavant vu l’évolution de I’ceil du spectateur sous l’influence de enfant c’est évidemment la technique qui occupe la troisieme place,
la publicité. Seul, Derocles tente de répondre a la question pos¢e en celle de la mére, De Ia, sans doute, le rapport toujours exagéré, mys-
parlant du couplage de la vidéo et du film, des possibilités de montage tifié et mystifiant 4 la mére-technique. Défense d'y toucher, méme en
sur le plateau méme, de la disparition possible du montage-pellicule paroles, sans les pinecttes du savoir-faire (qui appartient en propre
au profit d'un montage direct sur vidéo. aux techniciens et qui fait d’eux en quelque sorte des pervers).
L’auteur, démiurgique ou non, est censé plier [a technique 4 sa penséc.
par un coup de force, en faisant de l’acteur le support et le temoin de
Deuxieme jour (matin). L'acteur et les techniques. Leacteur brimé cette opération mystéricuse. Ainsi seraient produits les films... Evi-
par la technique? La technique brimée par lacteur: demment, dés qu'un cinéaste ne joue pas le jeu, commence a inlerro-
ger la technique, a flirter avec elle. il ne peut plus avoir le méme rap-
La longue communication d’Elia Kazan (10 h 06 - 10 h 41) trés port aux acteurs. Schlcendorff indique bien — par boutade? — un hori-
attendue, mitraillée par les photographes, émaillée d’émotion et zon ou seuls quelques fous abordent: faire parler la mére devant les
d’anecdotes. a l"avantage de faire le tour de fa question sans trop de enfants. et non pas le contraire. Je pense bien sir a Godard. rigoureu-
précautions. Sauf qu'il ne s‘agit pas de la question poséc (lacteur et sement absent des discours du colloque. et dont le nom ne sera pro-
les techniques) mais d°une autre, dont on ne sortira pas (I'acteur et le noncé que le dernier jour, 4 16 h 34, par un touriste qui passait la par
directeur d’acteurs). A 10 h 33, Kazan lache la redoutable thése hasard.)
{« odieuse ». auraient dit les Chinois du temps de la bande des quatre)
selon laquelle le metteur-en-scéne est, le temps d'un film, « un Dieu
temporaire » (a temporary God). Parfois Kazan met laccent sur 4, Deuxieme jour (aprés-midi): Le marché de fa communicanon.
l'aspect « temporaire » quoique l‘aspect « Dieu » le retienne davan- L ‘audio-visuel est-il un plaisir solitaire? Images « réfléchies » er hom-
tage. Mais un Dieu inquiet et qui créeraitde l’inqui¢tude chez l‘acteur. bardement audiovisuel? Le réalisateur nest-il plus qu'un exécuiant?
« For the screen there is no substitute for disconfort. Is that acting? In
films I think it is». Quelque chose de fort dans ce que dit Kazan: il
ne cherche pas 4 gommer ce qu’il peut y avoir de violent et de tordu Inévitable session d‘adicu sur les perspectives d'avenir, marquée
dans le cinéma, violence et torsion qui ont fait de lui le premiera fabri- par une peur généralisée (« trouille » serait plus juste) de la télévision.
quer des stars (Dean. Brando) d'un autre type que celles que tabriquail Le plus paradoxal ctant que méme les défenseurs et les serviteurs de
déja Hollywood. Un Dieu temporaire a, bien sir, besoin d'une bonne la télévision (ce jour-la, Maurice Faillevic) la défendent sans joie d’un
équipe, de celle qui veut et ce film et ce Dieu. c'est-d-dire celui dont point de vue réactif, aigre ct vaguement honteux. Tout discours
le désir est le plus fon. A 10 h 45, Kazan se tait et Henri Virlojeux commensant par des formules du genre: «la TV existe. qu’on le
commence a parler tandis que les journalistes s’en vont, sans doute yeuille ou non » ne veulent dire qu'une chose: la TV n’existe pas, ne
avec l’idée (naifs !) d’avoir « couvert » le colloque. Dommage car ta devrait pas exister. Pas aimée, mal défendue, jamais donnée a désirer
bien moins longue communication de Virlojeux (neu! minutes) tente et toujours 4 craindre, la télévision est censée mener le cinéma 4 sa
de répondre a la question, parle bien de Ja fragilité de l’acteur, de perte (malgre le démenti infligée par l'exemple américain).
lenvie que lui inspire l’'apparente simplicité du travail du technicien.
Virlojeux me semble toucher juste quand il fait allusion a l"horreur C’est Luigi Comencini qui ouvre le feu en mettant l'accent sur un
qui s‘empare de Il’acteur quand il entend le cadreur dire: «il est sorti phénoméene elfectivement capital : jadis, le film pouvait utiliser les
du champ! ». Sans doute, tout l‘acteur réside-1-i] dans ce if. réactions du public et des critiques, il y avait feedback et communi-
cation. Aujourd’hui, la télévision interdit ce feedback, prive public ct
Mais de nouveau, la grande legon de ce colloque (que les cinéastes critiques de leur ancien privilege et les bombarde solitairement. Selon
abusent de leur monopole de la parole, que les techiniciens abusent de lauteur du Pinocchio, cet isolement est voulu par les pouvoirs poli-
leur silence) se vérifie. De 10 h a 11 h 35, Francesco Rosi, se tiques méfiants envers le cinéma, toujours facilement irrespectucux a
croyant l‘invité du dimanche chez Drucker, submerge le colloque de leur égard. Aprés Comencini, c'est Boorman qui expliquera qu'il [ait
son babil anecdotique. On est prié de s’v extasier devant les tours de ses lilms de telle sorte qu’ils ne puissent pas passer a la télévision, en
force de Rosi mélant acteurs professionnels et non-professionnels ct disposant les acteurs vers les bords de l'écran. Amer, il conclut: « TV
obtenant de ces derniers des résultatsa la fois comiques ct inouis. On diminishes everything». Claude Renoir, président du ‘colloque.
apprend qu'il faut étre malin avec les non-professionnels - tout en s’explique sur sa matheureuse formulation de « plaisir solitaire ».
ayant une véritable relation amoureuse a eux — afin de leur donner le
sentiment quils créent quelque chose, alors que... (rires). Inutile de C'est pourtant ce qui ressort de ce éniéme débat cinéma-télé. La
gloser sur le genre de films que ¢a produit. télévision est sensce procurer des plaisirs scandaleux et anormaux 1a
ot le cinéma se trouve soudain crédilé d'un plaisir social. sympathi-
A 11h 52 le débat qu'on croyait éteint se ranime, Coline Serreau que et sain (renversement un peu retrospectif: en son temps le cinéma
part a la defense des acteurs et pose une question : faut-if seulement avait été juge asocial par rapport au théatre). En fait Chostilité de la
bien choisir les acteurs ou faut-il. aussi, les diriger? Un bon casting plupart des cinéastes (ct surtout des téléastes) vient de ce qu’elle les
tiendrait-il quitic d'une vraie direction d’acteurs, entendue comme prive dune image narcissique d'eux-mémes. baptisée « rapport avec
unc expérience intersubjective au cours de laquelle le cinéasic tente la le public » et qu'elle fait d°cux, atroce éventualité, des techniciens, des
chose « la plus difficile du monde » : rendre un acteur meilleur. Coline exéculants, c’est-d-dire des gens qui ne savent pas ou va leur travail.
Serreau attaque Tavernier (absent) ct Corneau (présent) sur leurs La boucle est bouclée.
déclarations en faveur de la premiére solution, elle-méme tenant évi-
demment pour la seconde. Il revenait 4 quelqu'un d’extérieur au monde du cinéma. au socio-
logue Pierre Bourdieu, de porter Ie plus grand soupcon sur le colloque
Dés lors, tl est clair qu’on aura parlé du rapport acteur-metieur-en- qu'il avait jusque-la suivi en observateur. II demande si « les rapports
scéne et de ricn d’autre. C'est Volker Schloendorif qui tranchera intel- de production sur le platcau sont des rapports comme les autres? » et
ligeamment le débat, en le rendant insoluble. D’abord, il annulle la surtout si «la mystification des producteurs ne fait pas partte des
distinction professionne!l/non-professiannel en soutenant que le film conditions de production des films — et du public? » [Il ne poussera pas
est toujours un document sur celui — quet qu’il soil ~ qui se trouve la provocation plus loin. D‘ailleurs, bien que ces questions fussent on
devant la caméra. Idée s¢duisante mais d'un point de vue de cinéaste. he peut plus réelles, la provocation restera inapercuc. $.D
46 L’ETRE - ANGE AU CINEMA

alTT Fecamf ,

Carpaccio. Légende de Ste Ursule (Songe de Ste Ursule). Veruse. Galerie de ' Académie.
L’ETRE - ANGE AU CINEMA

EVANOUISSEMENTS
PAR ALAIN BERGALA

Ces notes sont la trace d'un parcours réel, celui de six taire de l’apparition et de la rencontre, de Ja disparition
films revus lors d'une semaine consacrée a Ange au et de la perte, un cinéma comme art de I’évanouissement.
cinéma dans une salle de la banlieue parisienne, le
Palace de Brunoy, comme il n’en restera bientét plus, Le Testament d'Orphée reste le film par excellence des
avec rideau, piliers et vestibule rouge, décor empreint rencontres et apparitions, innombrables, suscitées par la
d'une nostalgie toute durassienne et d'une torpeur ban- seule présence du poéte-médium, et c’est en méme temps
lieusarde particuliérement propice & un cinéma de un film ot les apparitions, les personnages, les gestes ne
l'apparition. cessent de s’évanouir, de se dissoudre dans je décor, de
remonter le cours du temps pour effacer leur émergence,
Au programme donc: Ordet de Carl Théodor Deyer et tout ceci de la facon la plus simple, sinon la plus naive,
(1955); Le Testament d’Orphée de Jean Cocteau (1960) : par un usage tout a fait enfantin et fasciné des trucages
Théoréme de Pier Paolo Pasolini (1968); La Cicatrice primitifs du cinéma : le fondu - enchainé, jamais utilisé
intérieure de Philippe Garrel (1971); Scenic Route de ici comme ponctuation mais seulement pour faire appa-
Mark Rappaport (1978); Flammes d’Adolfo G. Arricta raitre et disparaitre les personnages, le défilement 4
(1978) et un beau texte de Jean Louis Schefer écrit pour l'envers des images. Dans une trés belle séquence de
la circonstance (voir page 53) Flammes, Vévanouissement (physique cette fois) de la
préceptrice est salué par un autre personnage, en termes
de critique d’art, comme un spectacle « trés réussi » : si
l'on n’oublie pas cette séquence, c’estt quelle nous ren-
voie peut-étre en miroir l'image du plaisir que l’on prend
au cinéma, éclairant ce passage du journal de tournage de
Il s‘agissait moins en programmant ces six films d’y | Fahrenheit 457 ot Truffaut relatait son envie confuse et
repérer un theme commun (qu’ils n’ont d’ailleurs pas: impérieuse de filmer Oscar Werner en train de s’éva-
certains spectateurs s’étonnérent de l’absence d'anges nouir, brusquement, au milieu d’un plan, quitte a rajou-
manifestes dans cette programmation) que de laisser ter pour cela une scéne non prévue au scénario.
entrevoir, comme un fil d’or entre I’ancien et le nouveau,
un certain état du cinéma, état tout a fait minoritaire, Au sujet de cet état du cinéma, on pourrait dire aussi
aujourd’hui comme au temps de Dreyer ou de Cocteau, qu’il y a une vocation a l’étre-ange dans l’étre au cinéma,
qu’aucun de ces films évidemment ne saurait incarner dans ces corps improbables pris dans la syncope d’une
mais que chacun, a sa facon, désigne ou permet de réver. apparition-dispanition et qui flottent sur l’écran, le temps
(Une seule fausse note, évidente aprés coup, dans cette d’un plan, menacés de toutes parts (par les bords de
programmation : le film de Pasolini qui privilégie délibé- l'écran comme par I’émergence d'une autre image), por-
rement — le titre en témoigne — l’abstraction de la para- teurs d'une promesse vague, jamais tenue mais contenue
bole, subordonne le cinéma au didactisme et semble bien tout entiére dans l’énigme de leur apparition, de leur pré-
s’étre protégé un peu réactivement, dans son travail de sence instable et vacillante et de l’immminence de leur éva-
cinéaste, de toute contamination qui aurait pu lui venir nouissement. Dans cet état minimal du cinéma, comme
de son sujet méme.)} dans les Annonciations de la Renaissance — dont on va
reparler— ange, le messager, le porteur supposé du mes-
De cet état minoritaire du cinéma, qui hante pourtant sage vaut le plus souvent pour le message méme : le poéte
d'une certaine facon tout le cinéma, ne serait-ce que du Testament, le fils prophéte d’Order, le pompier de
commme vérité trop nue, a recouvrir, on pourrait dire Flammes, la jeune femme de La Cicatrice. autant de
ceci: que dans tout film, il reste toujours un cinéma preuves par le cinéma que le médium par excellence,
davant le récit, un cinéma comme expérience élémen- Vange, est vraiment le message.
L'ETRE-ANGE AU CINEMA

Jean Cocteau : Le Testament d‘Orphée


« L‘ange Il pose sa main sur la rampe du perron courbe. II remonte les marches
avec indolence. Arrivé en haut, il ouvre la porte et, avant de disparaitre,
tourne une derniére fois ta téte. Il disparait. » (Cocteau. Scénario du Sang d un poeres

I ne faudrait pas en déduire trop vite que cet état mini- les rapports du silence et de la parole, de la surface et de
mal du cinéma, ou la plume fait lange et vaut pour le la figure, du temps et de l’événement.
message, soit l"enfance de I'art, méme si l’on sait depuis
Freud que cette jubilation de J'apparition-disparition La précision minutieuse de ce réglage se donne a voir
remonte a la premiére enfance: c’est un cinéma, au le plus souvent dans la mise en place de chaque plan plu-
contraire, qui ne saurait souffrir encore moins qu’un” tét que dans le travail de montage. On ne peut manquer
autre la paresse ou l'imprécision. II semble, a revoir ces de citer ici le plan sublime d’Order of Pange de la mort,
films, que ce soit nécessairement un cinéma d’artisan invisible mais prophétisé par le fils fou et introduit par un
attentif et minutieux, exigeant de facon impérieuse la faisceau de lumiére venu de |’extérieur (il s’agit des pha-
plus extréme précision, méme s’il s'agit moins ici d'un res de la voiture du docteur qui manceuvre pour repartir)
calcul sur le spectateura la Hitchcock (qui exige une pré- est accompagné comme s'il é1ait visible par la caméra de
cision d’un autre ordre, plus conceptuelle qu’artisanale) Dreyer qui panoramique lentement dans la piéce, cadre
que d’établir plus humblement les chances formelles d’un la pendule murale au moment exact ou elle se met a son-
surgissement. Cet état du cinéma, d’avant le recouvre- ner et s‘arréte devant la porte fermée de la chambre ou
ment par le récit, et que l'on pourrait appeler l’état repose la malade. II faudrait citer aussi les entrées dans le
d'apparition, passe a l’évidence. pour qui a vu le travail champ par le haut et par le bas de l’écran qui parsement
de Dreyer, de Cocteau, de Rappaport ou d’Arrieta, par Flammes, comme dans la scéne du repas ov la recluse
des conditions. minutieusement réglées et qui ont a voir, apparait en haut de I’escalier monumental comme si de
tres directement, avec les gestes élémentaires du cinéma : rien n’était, et les travellings rectilignes de La Cicatrice
la constitution d’un espace (souvent un double espace, dont on découvre en fin de parcours seulement qu’ils
hétérogéne). les entrées et les sorties de champ,.la mise en étaient circulaires et nous ont ramené rigoureusement au
place de passages, portes et seuils, le regard et la vision, point de départ.
EVANOUISSEMENTS 49
Revenons a lange : j’ai toujours été frappé par le fait champ dans des scénes déja commencées dont il vient
que la scéne de |’Annonciation. dont on sait la fortune a perturber l’espace en traversant |’écran entre la caméra et
travers toute la Renaissance, posait précisément a la figu- la scene comme un figurant égaré). la mise en place des
ration un certain nombre de questions fondamentales deux figures: le messager, le porteur de nouvelles, a la
(dont attestent, comme autant de solutions picturales, présence non terrestre, quasi-hallucinatoire, menacée
toutes les Annonciations qui nous sont parvenues et dont d‘évanouissement, et le sujet de fa vision, celle qui recoit
Vensemble constitue une série de variations autour de a la fois ce message et cette apparition; leurs postures et
quelques problémes de figuration dont on peut s’étonner leurs regards; la disposition des seuils et des distances;
que le structuralisme. en son temps, ne se soit point Vorigine et la direction de Ja lumiére; enfin la conception
emparé) qui sont finalement tres proches des questions de du fond dans son rapport a ces deux figures, la conception
cinéma qui ont di se poser a Dreyer, Cocteau, Garrel ou de cette surface qui va constituer le lieu de l’apparition
Arrieta, et je ne pense pas ici a ce qu'il y a de banalement et espace du message, espace abstrait de la contempla-
commun 4a toutes les questions générales 4 propos de la tion (comme chez Garrel), espace mondain du bruit de
figuration, mais a un certain nombre de questions préci- fond (comme chez Arrieta), espace chiffré du code
ses, des questions de métier et de fabrication, qui sem- (comme chez Rappaport).
blent liges au theme méme de l’ange. 2 cette scéne inau-
gurale de l’Annonciation : la nécessité de figurer un dou- Tout ceci fait queje vois peu d’images, ni de textes, qui
ble espace hétérogene, le mondain et le sacré (le fils fou, pourraient entrer en résonance de facon aussi riche avec
dans Ordet, évolue littéralement dans un espace hétéro- un film comme celui d’Arrieta, que cette étonnante
gene a la fiction de base; toujours en trop, a contrepied Annonciation a Ste. Ursule de Carpaccio, ot l'ange qui
de lisotopie dramatique, i! ne cesse de surgir du hors- apparait en songe a Ursule se tient au bord extréme du

Carl Theodor Dreyer: Ordet


« Autrefais, fas opdrateurs parlaient de mettre de la lumiére
Aujourd’hu on dit: mettre de la lumiére et de !ombre.
Mettre de lombre est une réalité aussi importante que mettre da la lumiére » {C. Dreyer, 1954}
Da

En haut: Simone Martni, L Annonciation (Galleria UHizi). En bas- Fra Angelico, £ Annonciation (Musée St-Marc)
EVANOUISSEMENTS SI
champ du tableau. sur le seuil de la porte, par ou Le spectateur de ce cinéma de l’apparition (dont les
s‘engouffre un singulier faisceau de lumiére venu de films d’Ozu, faut-il le préciser, ne font pas partie) doit
Vextérieur pendant qu’Ursule continue de dormir, les: consentir sans trop de résistance a cette torpeur un peu
yeux fermés a !’apparition, la téte reposant sur un coussin vide, a cet ennui léger, 4 cet état de vacance dont parlait
sous leque!. comme le fait remarquer Michel Serres (dans précisément Jean Narboni a propos de Flammes
« Esthétiques sur Carpaccio ») une boule blanche suspen- (Cahiers n° 295), il doit étre disposé 4 goiter comme un
due a la broderie donne 4 lire le mot « infantia ». plaisir cette attente légére, diffuse. cette langueur de
l'énonciation, et donner congé en lui au spectateur quia
besoin d’un maitre comme a celui qui est en quéte du
Cet état-la du cinéma, que l’on a dit d’apparition, sem-
ble avoir partie liée, par nécessité interne, avec une cer- secret.
taine lenteur, une certaine vacance apparente de |’énon-
ciation, comme si lapparition ne pouvait surgir que sur
le. fond d’une relative vacuité. C’est un cinéma qui ne
suppose pas a priori un spectateur guetté a chaque
seconde par [ennui et qu'il s’agirait de maintenir artifi-
ciellement en état de tension par un travail efficace de
Pénonciation narrative, par une gestion du cycle tension-
détente dont la répétition modulée semble régir toute
Yéconomie narrative du cinéma de l’efficacité, lequel
semble bien postuler un spectateur menacé en perma-
nence de déréliction. A cela, les spectateurs les plus fidé-
les de cette semaine autour de l’ange ont été sensibles :
qu’i!l existe un cinéma, tout a fait reposant par rapport au
cinéma ambiant, qui ne les prenne pas en charge sur le
mode d’une hystérisation calculée. .

D’ordinaire, au cinéma, il n’y a vacuité que passagére,


comme pause ou attente, déja vectorisée par une écono-
mie narrative privilégiant le temps fort, le plein de l'évé- Ozu Yasujiro: Voyage & Tokyo
nement, la figure par rapport au fond. Et quand les spec-
tateurs parlent d’un film lent ou d’un film « qui a des lon- C’est au prix de cet abandon a un état de disponibilité
gueurs », il ne s’agit jamais, dans cette logique dramati- diffuse qu’il peut advenir a ce spectateur de retrouver la
que, que d’un plus ou moins de lenteur dans la gestion de jubilation élémentaire, enfantine, liée 4 la rencontre mer-
ce cycle tension-détente, lenteur 4 laquelle un montage veilleuse, a l’apparition soudaine d’un objet du désir au
plus serré pourrait remédier. champ de la vision (arrivée dans la nuit noire d’une voi-
ture de pompiers d’un rouge éclatant: un pompier qui
émerge d’une fenétre sur la nuit; la gravure dont on ne
Mais la «lenteur» qui semble affecter des films peut se passer sur le mur d’un appartement inconnu ou:
comme Orde:, Flammes ou La Cicatrice intérieure, nest Yon vient d’entrer, etc...), ou de retrouver l’épouvante
pas quantifiable, reléve d’une autre économie fiction- tout aussi élémentaire de ce que Bonitzer appelle Ja
nelle ob ’événement (Ia figure, la rencontre, l’apparition) « mauvaise rencontre » (Cahiers, n° 301) qui se traduirait
ne peut surgir (et il s'agit évidemment dans ce surgisse- moins par l’horreur, dans ce cinéma-la, que par un sen-
ment de tout autre chose que de surprendre le spectateur) timent de catastrophe imminente (la femme poignardée
que d'une certaine vacuité du fond (temps ou espace) et dans la rue au début de Scenic Route, les mauvaises ren-
dun état de disponibilité du spectateur a cette vacance de contres dans le Testament d'Orphée : le double du poéte
lénonciation telle qu’on la concoit ordinairement, dans la «rue obscure» de Villefranche; I"huissier de
comme autorité et comme gestion de l’effet-spectateur. l'immense salle d’attente fantame: les hommes-chevaux
et la Minerve qui va le transpercer de sa lance).
Notons au passage qu’il a fallu attendre les films d’Ozu
pour que nous apparaisse comme une évidence lumi- Jubilation et terreur élémentaires qui sont au fond de
neuse que le cinéma n’est pas condamné a étre un art de notre rapport a tout le cinéma mais dont ces films autour
Pévénement, de la figure, mais qu’il peut aussi trouver un de l’ange, de la rencontre, de l’apparition, acceptent de
état de perfection dans l’art de montrer la trame conti- jouer le jeu 4 découvert, au contraire du cinéma de l’iden-
nue, la vacuité étale, le temps de fond (comme on le dit tification, de l’effet-spectateur, qui travaille précisément
de la toile) dont quelques événements infinitésimaux, en a recouvrir et a légitimer ce jeu élémentaire de l’appari-
.séries un peu dérisoires, pris en charge par une énoncia- tion-disparition, a lier l’énergie erratique de ce surgisse-
tion pré-réglée, viennent légerement affecter la surface et ment, a transformer le temps vacant de l’apparition en
nous la rendre ainsi sensible, pour elle-méme, sans que la temps dynamique et nodal de la narration, a moduler la
figure occulte le fond mais nous permette au contraire de jubilation de l’apparition en rétention-dévoilement du
mieux en jouir. secret. A.B.
En haut, Prorbita rubare, de Luigi Comencin (1948).

En bas (et pages suivantes), Bambini in citta (Les Enfants dans la ville } (1946), documentaire de Luigi Comencin,
7 7 =
i"
L'ETRE-ANGE AU CINEMA

L'ENFANT, L'ANGE,
L'EXTERMINATION ET LE CRIME
PAR JEAN LOUIS SCHEFER

Le cinéma, méme muet, n’a jamais pu étre un cinéma silencieux : c’est plus entié-
rement un cinéma pris dans le chuchotement (les sous-titres, par exemple, lus a voix
basse aux enfants au cours des projections). Et par ce silence chuchoté dans les premié-
res images, un retour de cette poussiére, en nous, de cette lumiére, de ces corps gris;
comme si un enfant, assis en nous, tenait encore notre main.

Au fond du cinéma (dans sa condition la plus ancienne pour nous et la plus brutale)
subsiste la terreur ou la peur vague liée toute notre enfance 4 n’importe quel film. Au
fond: pourquoi n‘importe quel film répétait-il [a guerre? J’ai vu mes premiers films
aprés avoir été plongé dans des scénes de guerre (les abris la nuit, les bombardements,
exode, priéres agenouillés dans un salon éteint pendant des éclats de bombes, café pous-
siéreux et défilé de prisonniers a travers les vitres, voyage de nuit seul dans un camion
en hiver, quatre ans...). Mais uniquement des scénes et des scénes trouant une espéce
d’inconscience d’enfant. D’enfant distrait pour qui au milieu d’un exode se maintenait
une voix, un ton de voix, la musique, des tableaux, des objets que le souffle des bombes
brisait lun aprés I’autre, un « air » réservé, un étre dont des catastrophes, deuils, ne fai-
saient jamais descendre; le puits, le gouffre ou qui cependant n’avaient pas d’envers...
J'imagine dans ce mauvais temps, deuils, séjours arrachés, campements de fortune une
voix, une retenue et un savoir souverain d’étre civilisé ne s’étaient détruits : la terre ne
s’était pas ouverte sous les pas d'un enfant distrait : jamais un cri ne fut poussé autour
de lui. Et la musique s’était donc maintenue autour, et dans la nuit, la lumiére tamisée
ou les alertes. A cause de ce qui était encore la grande jeunesse du monde. La catas-
trophe n’avait pu faire un seul pas méme a travers des décombres, méme a travers un
deuil jusqu’au jour ou on le mena au cinéma. Sciuscia : toute la peur de la guerre et
quatre ans de terreur, et d’objets brisés et de visages disparus se fixerent en un instant
dans telle salle, sur l'image du premier film. Ici commenga la premiére maladie dont
il fut coupable et puni. La premiére maladie de nerfs, c’est-a-dire la premiére identité
incertaine et criminelle qu'un enfant trouvat dans la peur (dans sa premiére véritable
solitude) : enfant déguenillé en Italie cirant les souliers de soldats américains. C’est
ainsi que le monde commenga, c’est-a-dire devint indescriptible.

C’est ainsi que la peur de la guerre glaca tant d’enfants aprés la Libération, que leur
vint non seulement la peur d’avoir échappé a un massacre mais la conscience discon-
tinue d’avoir tout de méme été morts, a cause de ces films qui commencaient sans la
méme voix que les avions ne couvraient jamais, sans une sceur, sans aide, sans odeur.
C’est donc ainsi que commenga une aphasie, la famille disparue, que la conscience d'un
crime précéda tout le crime. Ou que les dents claquées ne le furent que pour Charlot,
Laurel et Hardy, Walt Disney. Ce n’est qu’ainsi que la guerre ne prit jamais fin. Les
Disparus de Saint-Agil firent, par exemple, mourir son pére, s’écrouler une maison;
Pinocchio tua et déporta quelques proches, Adémrai aviateur ou je ne sais quelle pro-
jection des Deux nigauds ne laissa suspendue qu’une salle 4 manger dans des décom-
bres, un cheval de bois dans un wagon a bestiaux, un train de la Croix Rouge et du cho-
colat en gobelets dans une gare hollandaise.
54 L'ETRE-ANGE AU CINEMA
La peur de Fatty, de Charlot, d’Al Saint John commenga donc a décoller irrépara-
blement le monde entier de la musique, des voix, des tableaux. C’est donc au cinéma
que le monde commenga comme souvenir d’un crime 4 la fois perpétré sur personne
et constamment suspendu. C’est donc au cinéma que la constance d'une voix entendue
malgré le tonnerre et tant d'années, d'un soufle retenu, put seule mourir pour la pre-
miere fois.
Les films ont donc constitué une crainte particuliére liée a la fois 4 un univers du chu-
chotement (du chuchotement non religieux — c’était donc de la méme fagon quelque
chose que le ciel ne pouvait entendre, comme des paroles étouffées dans une chambre)
liée comme inversement au silence des corps gris, au granit mince et gesticulant.

Mais il y a une chose de plus dans tout le cinéma; dans une persistance « burlesque »,
c’est-a-dire dans I’invention pure du mouvement associé a des visages blancs :

Une ombre, comme si son pére par exemple mort pendant la guerre et - puisque sa
dépouille, ou son corps, lui était resté cachée - angéliquement enlevé par une force, un
étre pour un rachat inconnu ou plus certainement pour !'effet d'un abandon qui fit donc
commencer le retard du crime sur cette doublure comique du monde qu’il fallait aller
« pécher » au cinéma. Et comme si cette autre face du monde, la cohorte des anges, la
cérémonie funebre, les pleureuses ne pouvaient venir que de la mais que tout cela ne
venait sans cesse, en un tel abattement, que par ces rites grotesques. Plus encore sur ce
monde momentané de granit sans fissures oll la succession des images, ou les gros plans,
oti la raison de toutes les conduites demeuraient une énigme inquiétante : c’est-a-dire
d'une familiarité et d'une connivence uniquement déplacées.

Mais c’est ceci : le monde grotesque atteint comme sa raison et comme son énigme
d’une telle maladresse parce que dans une scéne dérobée de son enfance son pére avait
été un jour soustrait du monde comme la raison méme pour laquelle la guerre avait
lieu. Et qu’au milieu des villes bombardées, des ponts félés restait dans un portrait
supréme un regard photographié. Et que si demeuraient ces étres de pierre gesticulant
dans un désespoir hatif c’était déja que tous les grands hommes, ou bien toute une face
du monde, avait cessé non de vivre mais d’étre la et de pouvoir revenir, c’est-a-dire ren-
trer et, tendre les mains?

Mais quel crime? Une détrésse sans objet qui se fixait la incertainement, ou pouvait
subsister par l'écart et la différence méme dans laquelle elle se fixait, sur n’importe quoi.

Et, plutét, si ce monde grotesque basculait, penchait, se décollait, ne répétait en lui


que des séries de catastrophes (c’était son moteur, simplement inverse a toute raison),
c’était déja que le monde quotidien pouvait lui aussi étre miné d'une inquiétude et
d’une espéce de rire qui avaient déja plus de durée que toutes les images. Ou ne lais-
saient pas subsister d’image...

Une quantité et une force d’affects est liée peu a peu a des objets inconnus. Ils ont
aussit6t ce pouvoir de n‘étre pas répétables, sécables ni reconductibles : ne s‘exportent.
Hs ne situent donc pas leur sujet (le lieu de leur imputation constante ou constamment
probable) dans le monde, c’est- a-dire dans un milieu ol surviennent des séries d’évé-
nements qui peuvent étre isolés, c’est-d-dire détachés de toute causalité ou non regar-
dés... Le monde est done aussi pris dans la liberté de l’insignifiance, c’est pourquoi il
est, dans n‘importe quelle conditon, vivable, supportable ou détaché.

Les affects inconnus (nés ou sollcités dans une machine a simulations) sont d'un
monde d’abord sans dehors: défini par une constance de la signification et qui ne
« Lient » radicalement que par ces affects qui ont tous, sur leurs quantités monstrueuses,
une durée — une tension interne — qui est aussi l'empreinte d’un lieu de leur échéance,
de leur annulation (de l’annulation de leur caractére virtuel) ou la contradiction tem-
porelle a l’intérieurde laquelle ce monde apparemment flottant, ce granit et ces flocons
d’images prennent appui sur le sujet qu’ils supposent. Ou ce spectateur qui refilme tout
ce monde-la et en qui se déplace sans aucune mémoire un monde de granit, ou n'est
saisi de sentiments qu’é cause des énigmes dont il devient responsable, parce qu'il est
toujours ici le garant ou le créateur de leur réalité.
L'ENFANT, L’ANGE, EXTERMINATION ET LE CRIME . : 55

Et c’est donc, plus qu’une machine complexe, cela méme qu’elle disperse qui voit
tout le film : instance isolée, ou muette d’un retour ici méme d'une morale du monde
et faisant reflux sur ces quantités, énigmatiquement, dans un tissu a la fois fermé
(comme scénario et comme image) mais tout entiéres destinées, c’est-a-dire vouées et
adressées au réel des affects qui est toute I’attente de l’image. C’est-a-dire vouées au
crime lui-méme.

Les monstres du cinéma sont, par exemple, !’étre intérieur du cinéma: au fond,
comme n’importe laquelle de ses fictions, des étres délégués comme anamorphoses de
ce monde prédestiné a la morale, c’est-a-dire a la signification incessamment adressée
4 un sujet moral inconnu, a celui qui n’en fait pas la synthése mais en qui l’étrangeté
doit vivre comme morale, ou bien : durer sans étre affectée par le temps ou la mémoire.

Mais qui donc ainsi viendrait, autrefois enlevé et peut-étre jeté dans le ciel, non pas
choir comme toutes ces bombes, ou comme Ia chute d’un corps subitement ralentie par
Pouverture d’un parachute ou son balancement en plein ciel, mais sortant d’une quan-
tité d’images, sortant du blanc lui-méme, toucher et tendre les mains et dire « viens ! »?

Mais ceci subsite : ["espéce inconnue, en celui qui regarde fe film, en celui qui dans
ce film-la se voit dans une espece nouvelle, ce n’importe qui, cette ouverture, ces
entrailles gelées ou son rire font recommencer la guerre. C’est-a-dire la supression d’un
étre comme raison du bouleversement de la terre. Comme suppression de I"humanité
en nous-mémes, et dont ne subsiste alors devant l’/mage blanche plus aucun représen-
tant. Comme si ce visage de mosaique, fait de flocons, de points, de poussiére envahis-
sait simplement et sans correction possible celui qui est assis, par ?extension immense
d’un étre sans présent mais uniquement lié au mystére du Temps, a l’horreur du
Temps. J.L.S.
CRITIQUES

LA DROLESSE acteurs, caméra, spectatcurs étaient dispersés au coeur d’une


matiére assez riche, hétérogene, pour qu’ils s’y perdent et s‘y
(JACQUES DOILLON) retrouvent, a tour de réle et chacun pour soi. Voir le film
s‘apparentait un peu 4 une expérience, c’est-a-dire a quelque
Pendiunt le Festival de Cannes, la télévision montra a plu- chose d’incommunicable, et les astuces de Doillon, arroseur-
sieurs reprises des extraits — toujours les mémes - de La Dro- arrosé, pour rester en dépit de tout le maitre du jeu. devenaient
lesse de Jacques Doillon, sélection francaise ct futur Prix du un élément parmi d'autres. Dans La Drélesse, c'est tout le
jeunc cinéma. En voyant ces extraits, je me disais que pour ce contraire : la caméra est toujours la ou i} y a pourle spectateur
qui est du codage du « nouveau naturel » (décrochements infi- un gain — j'ai envie de dire « du rab » - de naturel. de signifi-
mes, mini-clins d'yeux), Doillon était décidément Ie meilleur, cation, de corporéité, peu importe, quelque chose qui lui signi-
ou plutat le mieux place. Cet effet de « fraicheur jeune » que fie en silence (mais ce silence est, pour moi. tonitruant) : je suis
le cinéma [rancuis, sans doute parce qu'il se sait fondamenta- la et 14 pour toi seul, tu n’es ni seul ni perdu dans cette histoire
lement rance et sec, est censé produire réguliérement (la Nou- ingrate et scabreuse, dans cette histoire d’enfants-entre-eux. ou
velle Vague. Lelouch, Pascal Thomas, Diane Kurys, le Doillon tu n’es jamais — sinon dans tes fantasmes les moins avoués.
des Doigts dans la téte, Et la tendresse, bordel etc.) avait trouvé
un maitre de plus. Lequel, par ailleurs et par chance, venait de On pourra objecter que ce voyeurisme du spectateur, Doil-
prouver avec La Femme qui pleure qu'il pouvait ne pas se lon ne ignore pas et qu’il l’inscrit dans le film par le biais de
contenter de cette maitrise-la et qu’il était en mesure, a force la métaphore du voyant rouge de la « machine a surveiller »
devageérer dans la naturel et dans la justesse de ton, de retrou- que confectionne Francois. Mais j’y vois plutdt le signe, le clin
ver les grands cinéastes francais du naturel (je pense a Demy, doeil, par lequel le cinéaste suggére a son public. mine de rien
Pialat, Eustache, Vecchiali, Rozier: la liste nest pas courte) et comme en passant, qu'il n’est ni naif, ni dupe. La « machine
(1). a surveiller » n’a pas de fonction en dehors de cette dénégation.
Dans un film comme La Drdlesse, ce West jamais la vérité des
Puisje vis le film et je ne l’aimai pas. II était donc tentant de personnages, I’énigme qui Ices constitue, qui est le moteur du
comparer ce qui allait dans La Femme qui pleure et ce qui ne film. c’est cet effet de non-dupe, noué entre I’Auteur et son
va pas dans cette Drd/esse, ennuyeuse et peu drdle. Bien que
les films aient été réalisés en méme temps, il me semble qu'il
y a la deux potentialités du cinéma francais, et méme du
cinéma tout court. Dans La Femme qui pleure, Doillon
auteur-acteur, pris entre deux femmes plus unc (la petite fille),
s’exposait au risque de ne pas contréler tous les effets induits
par le dispositifot il se piégeait [ui-méme, non sans habileté.
Un dispositifou chacun toura tour gagnait et perdait et chacun
avec ses armes a lui. a elle : Laffin avec le trop-de-naturel de
hystéric, Politoff avec le trop-de-métier du professionna-
lisme, Doillon avec 'humour coincé du jeu « neutre » (neutre :
nilun ni autre) —et les trois face 4 une caméra qui, du coup,
ne pouvail plus garantir de honne place au spectateur. Aussi,
A certains moments de grand cinéma, c‘était espace enire eux,
un «entre-cing » si l'on compte l’enfant et la cuméra. qui se
mettait a exister. Rien de tel, hélas. avec La Drdlesse ol c’est
du traditionncl face a face entre deux « natures » de comédiens
que Doillon, la caméra et le spectateur, tous trois confondus,
sont, sinon les maitres. du moins les bénéliciaires et au bout du
compte, les profiteurs. Dans La Femme qui pleure, auteur,
LA DROLESSE 37
public sur le dos des personnages, c'est cette complicité de pas étre trop « au-dessus de tout ¢a », la ou une nette majorite
«ceux qui en savent plus» qui a besoin, pour donner le de frangais réclame pour « tout ¢a » le maintien de la peine de
change, du naturel de ceux sur qui on en sait plus. Exactement mort quand ce n’est pas la loi du lynch.
sur le modéle de fa rhétorique publicitaire (2). Ainsi, lorsque
Madeleine explique vers la fin du film (a Francois qui n’y com- On aura beau jeu de dire que ce n'est pas le sujet du film ni
prend, évidemment, rien) quelle a dessiné par terre une « mai- le probléme de Doillon, 4 qui on saura gré de s’étre borné a
son pour rire » et qu’elle précise bien qu'il ne s‘agit pas d'une montrer des rapports humains en dehors de toute volonté,
« maison pour de rire », ce n‘est évidemment pas Madeleine démonstrative. Curieusement, le manque d’opinion du
Desdevises ou la drélesse qui parle, c’est Doillon qui « met cinéaste quant 4 son sujet. son désengagement, est de plus en
dans la bouche d’une enfant » ce qui pourrait étre une bonne plus brandi comme une qualité, comme si échapper aux pi¢ges
définition de son cinéma. Un cinéma ot I’on passe son temps du « film a thése » était la fin du fin, ’horizon indépassable du
a« se démarquer », un cinéma du presque. Un cinéma qui n'est cinéma d‘aujourd'hui. Faible programme. D’autant plus qu'il
pas sans rapport avec ce que Bonitzer appelait 4 propos de n'est jamais réalisé. Je pense qu’il y a une these implicite (et
Malle (et de Pretty: Baby, autre film avec des enfants justement) ailleurs pas fausse) dans Lu Drdlesse, une these qui vise a
le « pas vraiment». Une maison pour rire, ce n’est pas vrai- démystifier, dédramatiser, en laissant entendre que ces histoi-
ment une maison pour de rire et dans ce léger glissement, il y res de « rapts d’enfants », ce n'est pas ce qu'on pense, ni aussi
a tqute la distance que Doillon tente d*établir entre un cinéma sublime, ni aussi monstruecux, parce qu’au bout du compte, il
daté et vieillot dont il lui faut discrétement se démarquer (genre est clair que tout couple, fit-il le plus disparate, illégal. horsexe
Jeux interdits, verts paradis des amours enfantines, ou les ou anomique du monde, produit de fa normalité comme il res-
enfants jouent-a-faire-comme les grands ; succés garanti) et un pire. « Tout couple est normal», semble dire le film: entre
cinéma plus moderne. non-dupe et revenu de tout, un peu Madeleine et Francois. par dela les restes d'enfance ou d'ado-
freudien et post-gauchiste. dont i! faut faire partie sous peine lescence prolongée, i] y a déja un vieux couple aigri ou l'on
davoir l’air un peu plouc. imagine bien le mari rapporter sa paye a la femme et celle-ci
Vappeler « papa». C'est peut-étre le calcul idéologique de
J'imagine qu'un scénario comme celui de La Drélesse s’éta- Doillon, assez proche de celui d'un Malle (I"inceste-mére-fils
blit en tenant compte de deux listes, celle des piéges 4 éviter dans Le Souffle au ceur). Si un rapt, ce mest que ca, C’est-a-dire
d'un cété. celle de ce qu'il faut suggérer a tout prix de lautre. la fabrication bancale ct poctique d’un couple de plus. il suf-
Drdle de jeu. Drdle de jeu ot les enfants n’en sont pas vrai- firait de le montrer pour que les majorités silencieuses qui vont
ment, oi le plus enfant des deux n'est pas eclui qu’on pense, au cinéma mesurent Icur erreur : elles auraient fantasmé d'ina-
ou le rapt n’en est pas vraiment un puisque ravisseur et ravie vouables différences la ou il n’y aurait rien que de trés banal.
« jouent » brechtiennement leur histoire et la vivent comme un
jeu, ot! l'on sc cache mais pas vraiment puisque le grenier est
a cété de la maison des « patrons », ou il y a bien de la sexualité Mais ce calcul serait naif. comme est naif tout discours sur
(infantile chez Mado, bloquée chez Francois — ce qui arrange «le droit a la différence ». [I suppose en effet que c'est parce
bien les choses) mais ou « on se caline » hors-champ, ot il y a qu'il est différent que l'autre est intolérable. Erreur puisqu’il
bien des adultes (parents, policiers) mais qui ne sont pas vrai- S’agit exactement du contraire. Ce que les majorités refusent
ment des ennemis, tout juste une présence hostile et béte dans’ aux minorités, les normaux aux anormaux, les Uns aux autres,
les marges du film (étrange comme ils ont dix fois plus accent c'est, plus profondément, le « droit a la ressemblance », lidée
du terroir que les enfants !). Les policiers sont d’ailleurs des dei qu‘au-dela de quelques diflérences superficielles, ils soient —
ex machina touta lait inespérés puisqu’il leur revient, au cours horreur — comme eux, que comme eux ils soient des étres par-
d'une toute derniére scéne qui est un coup de force scénarique lants et sexués. La différence chez l'autre est plutét rassurante.
de plus, d°étre particuliérement insensibles et incompréhensifs Elle est d’abord le fond sur lequel se détache, comme en relief,
la ot tout le monde (acteurs, auteur, public) buigne dans la lintolérable similitude. D’ou que les différences. on les aime.
délicatesse (méme rude) des sentiments, En 1979. sur un sujet on les fétichise, on les encage, on en fait des musées et des
aussi risqué que le rapt d’enfant, j'aurais tendance a trouver conf€érences salle Pleyel. D’ow tes festivals de cinéma ethnogra-
trop beau pour étre vrai et un rien démagogique un film qui phique ov J’on s’enchante de ja redécouverte compulsive que
unifie tout le monde saufla police. J’y verrais méme un signe les sauvages (remplacer par : les fous, les enfants, les bétes. c’est
que si Doillon est amoureux de sa matiére filmique, il ne s’inté- la méme chose) sont bien des hommes, comme nous. Dott
resse pas beaucoup au sujet de son film (3). Sujet grave pour- aussi ce cinéma naturaliste et cet effet de fraicheur jeune que
tant. nous n’avons jamais beaucoup aimé aux Calers, sans doute
a cause de cette odeur de chair fraiche qui n'est exhibée que
Car du sujet de La Drélesse, on chercherait en vain la prise pour étre renormée. C'est un peu la fonction d'un film comme
en compte dans le concert de louanges quia salué Ic film. A for- La Drélesse : renormaliser (« naturaliser », comme on dit d'un
tiori du contenu. Pas par hasard. Les petits maitres du pas-vrai- étranger) les sujets encore un peu tabou, en bénéficiant du fait
ment escamotent volontiers leur sujet, le contournent, le sacri- qu’hier encore ils étaient tabou : bref rassurer. Vu le talent de
fient a l’idée, plus immédiatement rentable, qu’ils pourraient Doillon, il faut souhaiter qu’il prenne le parti inverse, celui de
le traiter s‘ils le voulaient. Ceci a la différence des grands per- La Femme qui pleure, qui est d’inquiéter.
vers qui auraient tendance a traiter le leur séricuscment, avec
une innocence tétue. Sur le theme du détourmement de Serge Daney
mineurs, voir La Machine (Vecehiali), Alice dans les villes
(Wenders) ou. plus récemment, Gibier de passage (Fassbin-
der). Ce sont des films qui partent de l’opinion moyenne des |. Mais tes grands cinéastes du naturel ne sont pas les petits maitres du natu-
ralisme : rien de formel chez cux. pas d*hyperréel publicitaire. mais une inter-
gens. Pas l‘opinion éclairée mais l’opinion la ott elle fait masse rogation fondamentale sur l"indécidabilité de la narure dumaine, c'est-a-dire
et la ot elle fait peur: dans les manchettes et les sondages a la en demiére analyse, sur ]"énigme de la différence des sexes. Voir L‘Evenement
une de « France-Soir » ou du « Bild Zeitung », la ott les rapts fe plus unportant depias que Chomme a marché sur la lune, Femme femmes
enfants ct la passion pédophitique alimentent des fantasmes ou Une sale histoire.
de masse et pas seulement I’étriquée musique de chambre du 2. Dans les fondus au noir de La Fenune qui pleure, on « voyail » le point
cinéma francais d'art et essai. Il y a intérét (et modestie) 4 ne faible du cinéma de Doillon qui est lenchainement des moments du film. D’ou
58 CRITIQUES
que les extraits télévisés de La Drofesse sonnent plutot juste 1a ot le film, vu
dans sa continuité, parait une suite de coups de force, C'est que ce cinéma obéit
a une cconomie du fragment publicitaire, fragments de s¢duction qui ne peu-
* vent guére tre que juataposés puisque chacun est. cn lui-méme. definitif. C'est
pourquoi je ne suis pas sur qu‘on ait eu raison de tant vanter la modestic et
lintimisme du film de Doillon pour Fopposer aux grandes machines parino-
jaques (genre Apocalypse Now ou Les Sewurs Bronte). En faut. vu la minceur des
effets produits et Je semi-escumotage de son sujet, La Drolesse mapparait
quand meme comme une super-production gonflée /i ot i] y avait matiere a
un cour métnige ou 4 un spot publicitaire (une version nude et sophistiquée
de « La laine est vriie »). Que le film sont, vu son fiible coat. une bonne opé-
ration commerciale. prouve seulement lintelligence de Doillon ct la relative
bétise des grandes machines, mais absolument pas qu'il y ail - comme c'est le
cas pour la plupart des grands films -— adéquation ou cohérence entre l'écvono-
mie du film et son sujet. Ceci dit. il ya sans doute, comme on dit, un « créneau »
pour inéma et Doillon a sulfisamment de talent pour sy garer. C'est peut-
tre aussi la derni¢re chance offerte au cinéma Irangais de vendre son image de
marque a Pétranger: ce folklore qui plait tant aux U.S.A. : Ie huis clos psycho-
logique de qualité,

3. Avant ménic la « crise des scénarios » dont on dil — 4 juste titre — qu'elle
mine le cinéma frangai me semble qu'il faille parler d'une crise des
« sujets », une crise dans l"idée méme de sujet, de sujet « 4 traiter », La plupart
des cinéastes francais restent en deca du Jeur, toument autour, font miroiter
qu'ils n’en n‘ignorent rien, ct veulent étre erédilés par avance de ce supposé-
savoir. D'ou la faiblesse des fictrons puisque la seule fiction est celle du supposé- Barbe Bleue, d' Edgar G, Ulmer
savoir de lauteur, Or, on commence é le savoir, les grands sujets ne sont appro-
pnables que dans des fictions. Pour prendre un exemple récent. ila faltu atten- alors venir @ailleurs, comme d’outre-tombe) que résidait toute
dre trés longtemps, le temps d'une yvénération, pour qu’avee Halyeatiste le feu létrangeté du film d'Ulmer . D’étre humaine et surnaturelle,
vert soit donné a la fictionnalisation d'un sujet aussi grave que les camps
extermination nazis. Sauf que la littérature de gare, les films lumipen-pomo, morte déja quand nous Ientendions vive, cette voix, comme
les revues du genre « Histona » n‘avaient pas altendu ce feu vert pour faire de cette séquence, résumait sans doute le mieux ce qui étail a la
ce lieu impossible, cet interdit de la representation, le lieu méme de limagi- base de la réalisation du film: une indifférenciation, ou une
naire, le lieu privilégié de la fiction et du fantasme. Ces funtasmes choquent (ils méme intensité de vie entre la marionnette et étre humain.
ne sont guére rassurants) ces fictions génent (c'est MelYet-Kapay, ib empeche
qu'ils sont ingontournables. Evidemment, si on concocte des lietions 4 partir Car de /’étroitesse du cadre qui caractérisait le film, de
de la une du « Nouvel Observateur», on ne risque rien, on risque seulement Vabsence permanente de profondeur du champ, de la frontalité
de ne rien rencontrer en dehors du reflet de sa belle dime ou I’écho de son méta- des plans et, enfin, du déguisement des costumes, il résultait
langage. Lorsqu’a propos justement d'une histoire de rapt d’enfants et de pédo- que lespace de référence du film était un theatre en miniature,
philie, Paul Vecchiali avail entrepris de toumner La Machine, il navait pas
craint de courir le risque d'un film 4 these, 4 la Cayatte, et si fa Alachine est, un théatre ot la passion qui consumait les protagonistes, les
au bout du compte. le contraire d'un film de Cayatte (auteur d'ailleurs d'un ter- dépossédant d’eux-mémes, les manipulait cruellement comme
mible navet sur le méme sujet), ce n’était pas parce qui ne faisait pas vraiment les marionnettes de son jeu : la création artistique.
un film a these, c'est que les théses. il [es multiphait. sans oublier celle, inac-
ceptable et d'ailleurs inacceptée. ou le pédophile, a la maniére du R de La Pen-
daison dOshima (autre splendide « film 4 thése »). finissait par afficmer
sa pas- -
Digne des contes de Poé, Bluebeard d’Ulmer est moins un
sion. film @horreur ou fantastique qu'un film policier. A plus d'un
titre, L Hypothése du tableau volé de Raul Ruiz lut est proche.
Ici, on redonne le mouvement aux figures immobilisées dans
L'HYPOTHESE DU TABLEAU VOLE les tableaux. Toutefois, ce qui s’exprimait dramatiquement *
(RAUL RUIZ) dans le film d'Ulmer avec un nombre limité de personnuges. se
formule chez Ruiz avec humour — voire avec dérision - 4
« Toute identité ne repose que sur le savoir échelle de l’espéce humaine. C'est dire qu’en dépit du sourire
d'un pensant en dehors de nous-méme — si tant narquois que semble nous offrir de fagon quasi-permanente
est qu'il y ait un dehors et un dedans — un pen-
sant qui consente du dehors 4 nous penser en
Jean Rougeul, le propos y est grave. La différence essenticlle -
tant que tel. Sic’est Dieu au-dedans comme au entre les deux films est que ce qui était procédé de mise en
dehors, au sens de la cohérence absolue, notre
identité est pure grace; si c'est le monde L'Hypothése du tableau volé, de Radl Ruiz
ambiant, of tout commence ct linit par la dés-
ignation, notre identité n'est pas pure plaisan- |
lerie grammaticale ».
Pierre Klossowski
ll fallait au Barbe-Bleue d’'UImer tuer ses modéles pour don-
her vie a ses toiles; ses modéles ne pouvaient revivre que dans
le corps inerte de marionnettes auxquelles chaque soir le pein-
tre prétait son souffle. Quand Ulmer cadrait ce thédtre de pou-
pées, quand il isolait une de ces marionnettes, I’émotion nous
prenait - 4 l'instar des spectateurs dans le film - de ne plus
savoir & qui attribuer les sanglots de la voix de Uhéroine : a la
femme qui manipulait cette marionnette, création vivante du
peintre et préfiguration de la mort prochaine de I’actrice. a
(étre aimé premier, amour désespéré du peintre qu'il tua pour
son mensonge et réincarné dans les traits de cette marionnette,
ou a la marionnette elle-méme, souvenir chaque soir revécu de
cette passion meurtri¢re et de son objet. C’est dans la triple
identité de cette voix, par ou, en délinitive, elle n‘appartient 4
Personne sinon au passé secret du peintre, nous paraissant
L'HYPOTHESE DU TABLEAU VOLE 59
scéne el moyen d‘expression chez Ulmer devient chez Ruiz le la projection fantasmatique de ce juge. A ce moment, les portes
propos méme du film. Consacré 4 I‘ceuvre de Pierre Klos- s’ouvrent au délire interprétatifet a la paranota : 1a ot il n’y a
sowski, L'HWypothése du tableau yolé nous entraine dans un pas d'autre information que le medium comme support, la ot
dédale de six toiles inédites du peintre Tonnerre, chacune le spectateur prend forme, le reste n’étant que leurre et alibi.
dédoublée en un tableau vivant. Ou plutét de sept toiles Rougeul dit trés bien que le peintre Tonnerre « spécule habi-
puisqu’il nous est dit qu'il en manque une, volée précisément. lement sur notre curiosité de spectateur »; et encore, a propos
du tableau de la partie d’échecs des Templiers : « fn échap-
De 1a la forme premiére, policiére, du film ; ce suspense qui pera @ personne le cété insoutenable de Canecdote : d'ott vient
attache le spectateur aux pas du collectionneur, espérant qu’a ce Croisé? Que surprend-il? Comment a-t-il pu surprendre les
la fin se dévoilera Ie mystére du tableau volé, qu’au terme du joueurs alors qu’il arrive de la Croisade? Que cachent les
parcours le tableau manquant sera reconstitué en un tableau Joueurs pour étre surpris par Uarrivée soudaine de ce nouveau
vivant. puisqu’il est la justification du lien logique cxistant personnage? » Or rien dans le tableau ne nous indique que ce
entre tous les autres tableaux. Le rythme lent, la progression Croisé arrive d°Orient; il nous est désigné par la suite comme
sinueuse du film, son tracé labyrinthique et surtout le gris de le Grand Maitre de l'Ordre des Templiers, et si, en l’occu-
la pellicule, cette pénombre ambiante, semblable a une brume rennce, quelqu‘un vient de faire irruption dans le tableau, ce
londonienne, qui enveloppe toutes les images, qui en épuissil nouveau personnage, c’est bien évidemment Rougeul lui-
le représenté, le troublant et l’obscurcissant a volonte (travail méme, comme si c’était par son intrusion que Ic tableau se
proprement photographique, di au talent de Sacha Vierny), révélait a nous. Et i] n'est qu'un seul interlocuteur face a Rou-
concourent a l"évocation de cette mémoire des vieux films poli- geul : le spectateur.
ciers anglais, 4 son rappel en nous comme un moment essen-
tiel, constitutifdu genre policier et de sa rhétorique. En ressus- La théorie du simulacre chez Klossowski (ne serait-ce déja
citant aujourd’hui ce procédé d’éclairage passé, propre a un que parce qu'elle s’expose sous la forme d’infernaux complots,
genre et a une école particuliéres, Ruiz nous le désigne isolé- des intrigues byzantines de la théologie), en tant que critique
ment dans sa fonction de codage. Ansi L’Hypothése du tableau de la fonction désignante du signe— le langage étant pour Klos-
volé se présente d’emblée comme une réflexion sur le cinéma sowski le plus grand des simulacres -. participe activement a
puisque, si ce retour d’une tonalité perdue de la pellicule une telle démonstration, a une telle stratégie de décentrement
contribue au charme du film, il participe aussi a lironie du du regard et d’obscurcissement de son objet. Attendre du film
style pompier du film. un exposé clair des thémes klossowskiens ne pourrait que nous
détourner du film puisque c’est justement dans son mode
L’Hypothése dit tableau volé, Cest d’abord cela : notre initia- d’exposition que L’Hypothése du tableau yvolé est un remar-
tion a la place que nous occupons, celle de spectateur, par quable commentaire de l’ceuvre de Klossowski.
dévers le prétexte fallacieux d’une vague intrigue policiére,
mais nécessaire : sans quoi il n’y aurait pas initiation {avec la
part d'envotitement qu'un tel rituel implique) mais lecon a la Ce solécisme de l'image, Ruiz l’actualise d‘abord en noyant
cette derniére dans le double commentaire ou se réfléchissent
facon de Godard d’/ci et ailleurs a Comment ¢a va, car quoique
les toiles de Tonnerre et leurs doubles, les tableaux vivants, par
différent dans leur démarche. Ruiz et Godard visent bien le
un double jeu de miroirs ot s’infléchit le représenté. S'impli-
méme but. La fiction policiére a cet égard présente un énorme
quant mutuellement et se redoublant l'un dans l’autre, les deux
avantage : en se présentant comme une énigme a résoudre, clle
discours nous enveloppent dans leur double spirale; nous en
focalise attention du spectateur
sur ce but : découvrir la vérité
perdons le terme. leur motif, les images qui se déroulent paral-
du crime, lidentité du coupable. Tout le cheminement de
lelement sous nos yeux et que nous voyons se dissoudre dans
lenquéte valant pour une mise en suspens de ce résultat final,
leur commentaire. En se les appropriant, celui-ci nous en
it masque au spectateur, trop pressé de savoir, ce qui constitue
essence méme du genre policier : toutes les circonvolutions et déposséde d’autant; captant notre attention, il libére tes images
les péripéties, les détours et les impasses, les brouillages du de l"emprise de notre regard; sa démonstration nous aveugle.
récit qui y conduisent, c’est-a-dire la ot la fiction policiére
elle nous déposséde de notre faculté de voir. Pris dans les mail-
les du commentaire, le spectateur s’y voit disparaitre. Mais il
n'est qu’indices, la solution de l’intrigue n’étant jamais que ce
qui fait synthése des indices. C’est pourquoi, précisément, la ne retient pas davantage le contenu des raisonnements : les
solution finale n'est jamais celle attendue, qu’elle est toujours énoncés s’‘abiment dans leur double réflexion, s‘annulent dans
les méandres et les ruptures, dans le développement sans fin
déplacée, surprenante puisque le récit n‘a pas d’autre fin que
des disjonctions non-exclusives, des fausses oppositions qui
de brouiller les pistes, de truquer les cartes, de décentrer le
regard ct de lui faire perdre son objet. C’est parce que l’énigme président a leur énonciation. Déja la voix du chroniqueur, imi-
du tableau volé n'est pas levée a la fin du film que les ressoris
tant le ton des commentaires des films pédagogiques de l'aprés-
guerre. se désigne d’abord comme cette intonation radiopho-
du film policier y sont saisissables: de fabriquer la vérité
nique, comme souffle et comme reproduction. De la méme
comme somme d'un ensemble dartifices. Il suffit en effet de
faire sauter 'hypothése qu'il y a vol d’un tableau pour que facon, la voix de Rougeul acquiert une existence autonome,
toute la coherence de la quéte, du récit donc. seffondre. s¢parée du corps de I’acteur : souffle de ce corps assoupi, voix
de réve. voix venant de derriére nous quand l’acteur se tient
Cependant lhypothése ayant été énoncée. elle ne peut étre
devant nous, au fond du champ, et nous tourne le dos. Si bien
dénoncée comme sophisme qu’d partir de sa vérification.
D'ailleurs hypothése du vol est souvent employée comme qu’au terme du film, i] ne nous reste plus que la magie de la lan-
gue, le vertige de ses flexions.
moyen de taire un doute émis quant a une explication, comme
préjugé.
Méme processus spéculaire en ce qui concerne l’image. Et
C'est précisément cette réalité indicielle de image que nous d’abord dans son rapport au son: le double commentaire
expose Ruiz: a savoir l'indéterminé de son contenu ou seul le cadrait les images et les faussait, c'est ainsi qu'il nous empé-
spectateur — Ou un intermédiaire — peut lui attribuer un sens chait de les voir. Les images. elles, se complaisent 4 invalider
explicite. Un sens qui n‘est alors pas dans l’image-quand bien le commentaire, a le vider de son sens, ce sont elles qui en font
méme elle le suscite : c'est sa ruse - mais dans le rapport qu’y un pur assemblage de souffics. Pour que le commentaire garde
entretient le spectateur. L*image apparait alors dés lors comme encore l'apparence d’une cohérence quant a son propos, il fau-
60 CRITIQUES
drait taire les images, et c’est bien a quoi, du reste, il s*épuise. de cette stratégie (on se souvient que Raul Ruiz avait lui-méme
Ce sont les images qui lui assurent le délire de son interpréta- exposé les régles de cette stratégie dans un article du n° 287 des
tion. Le paradoxe veut que les tableaux vivants; notamment Cahiers, «Les relations dobjets au cinéma»). Ce n'est
lorsqu’ils s’animent comme les figurations du drame de qu’immobilisés dans l’ordre d'un cadre que les corps et les ges-
famille, soient filmés a !a fagon des films muets. D’une maniére tes font unité. qu’ils deviennent identifiables ct signes distinc-
générale, il y a toujours un décalage— il ne s’agit jamais de rup- tifs, marques et enjeux mortels du pouvoir, sujets 4 la domina-
tures totales — du commentaire au représenté, le commentaire tion d’un regard (le nétre d’abord). Que leur soit restitué leur
a toujours une validation partielle dans le représenté : ainsi la mobilité. que les gestes figés en Iles toiles, en les tableaux
fausse querelle entre les deux voix quant a l‘hypothése d'un vivants, se déclarent le point d’aboutissement multiples, alors
lien entre les tableaux par un jeu de miroirs: 4 (hypothése que ce point. cette inscription centrale se disperse a l’infini des
avancée par le commentateur que les-toiles de Tonnerre cons- lignes de fuite que dessine la multiplicité des gestes qui avaient
tituaient « une vaste réflexion sur la reproduction de feuvre précédemment abouti la, que ce que ces gestes ont désigné.
dart». le collectionneur rétorque, pour la réfuter, le méme chacun a un moment donné, a celui qui les a isolés en une
argument: « Spéculation! Vulgaire spéculation! », arguant configuration précise, s‘épuise dans toutes les conjonctions
que c'est la forme du miroir comme pure forme qui désigne le qu‘ils recélent et qu’il a fallu effacer pour les spécifier comme
tableau suivant ; or, a cette forme (un croissant) correspond la désignation. C’est le tableau final. celui qui n’a jamais existe,
encore un miroir. Ruiz emploie systématiquement la dénéga- celui qu’ila fallu voler précisément pour que les six autres exis-
tion : le propos réel du film est toujours ce qui y est nié, mais (ent, la s¢quence finale, ce long travelling ot tous les protago-
selon cette torsion propre que ce qui est affirmé ne peut I’étre nistes se retrouvent réunis, disparaissent et reviennent avec
que dans sa forme négative : nous assistons bien a la cérémonie, leurs gestes et les gestes et les accessoires des autres, jusqu’a ce
au culte de la guerre totale au moyen des tableaux vivants, mais que s’ouvre la porte et que la lumiére inonde la pénombre.
ence que le dispositil politico-militaire est susceptible de rece-
voir. dans la préservation de sa forme, le panoptisme, des
contenus différents qui le dépossédent des attributs distinctifs Raul Ruiz s'attache au méme travail de dissolution du sujet
de sa glorification; aussi en ce que les tableaux vivants, quand que celui qu’a effectué Syberberg sur Hitler avec son film.
bien mémce ils accomplissent le rituel, détiennent en eux vir- Cependant, c’est directement 4 l’espacc perspectifde représen-
tuellement la fragmentation, la désintégration du dispositif, la tation, ou un tel sujet de la conscience a pu exister pour un
possibilité de se retourner contre ce qui les agence et que dans pouvoir, qu’il se confronte. Mais Ruiz sail aussi que si on peut,
sa forme pure, ils dénoncent. d‘un point de critique. exposer les figures constructives du
champ de la représentation, en indexer les effets politiques et
neutraliser son opérationnalité par sa mise en abyme, on ne
Car il s’opére toujours une variation, un fléchissement dans
peut mettre fin a la représentation par la représentation : celle-
le passage du modéle a la copie, dans la reproduction des toiles
ci a encore de beaux jours devant elle. La dénégation n’est
en tableaux vivants, a savoir précisément que l’acte de repro-
dailleurs pas une figure de dissolution, mais de coexistence des
duction met fin a l'unicité de la représentation, et par suite a contraires, Et c’est bien plutét a diviser l’ordre de la représen-
son appropriation unique, privative, la ou le pouvoir est sucep-
tation. a le cliver de sorte qu'il ne puisse plus faire unité sur son
tible de se privilégier : déja le peintre Tonnerre avec ses six (ou
projet, a le rendre indécidable, que son travail vise. En dépit
sept) toiles représentant la cérémonie, encore plus quand il les des apparences, la lucidité de Ruiz réside dans un pessimisme
dédouble en tableaux vivants. prive le pouvoir de l’exclusivité extréme, langien jusque dans sa forme. « Poussi¢re, ’homme
de lusage du culte de Mithra sur laquelle se fonde sa domina- redevient poussiére » : a lorigine étaient les camps, et demain
tion incontestable. Dans la série infinie de ses reproductions le seront les camps. La caméra cadre des figurines de bois noyées
tableau original se perd, et Ic pouvoir y perd le contrdle de son
dans un cendrier. La main de Rougeul s’empare de quelques-
image, la maitrise de sa représentation; les traits distinctifs qui
uncs, tire un tiroir, cachant momentanément le cendrier, les y
Vassoient s'y indéterminent, ses attributs ne lidentifient plus. dépose. relerme le tiroir. Le cendnier réapparait sur I"écran, les
On comprend aisément pourquoi les Huit Pouvoirs se corps restants, désarticulés, y baignent toujours. On ne quitte
devaient de censurer toute [exposition du peintre Tonnerre
jamais une prison que pour une autre...
sous peine de leur propre extermination.
Yann Lardeau
Les tableaux vivants, en effet. dans écart vital au modéle
reproduil qui les différencie jusque dans la fidélité de leur Dessin de Raoul Ruiz pour £‘Hypothése du tableau volé
reproduction, délient les sujets de la figuration qui les ordon-
nait, les corps. les gestes et les accessoires redeviennent dispo-
nibles pour de nouvelles conjonctions. de nouveaux montages.
Un corps nu nous revient ici habillé, un geste précédemment
immobilisé poursuit son mouvement ou s’évanouit ce qu'il
avail A charge de désigner. Ruiz use ici des propriétés spécili-
ques du montage cinématographique en tant qu'il définil, qu'il
soit continu ou discontinu, al ‘intérieur d'un méme plan ou par
Vassociation de deux plans différents, une stratégie des rac-
cords. Mais le montage est ici utilisé 4 'opposé de sa concep-
tion ordinaire : les raccords ici ne visent pas a recadrer:; les dil-
férences de cadres — ou a lintérieur d'un méme cadre de son
contenu — servent ici a décadrer, a désencadrer. Varier langle
de prise de vue, changer la focale, indifférencier le centre ct la
périphéric cn multipliant les pdles d'attention, il s’agit tou-
jours d’cflacer Ic cadre, de le faire déborder par son contenu.
La lumiére difluse, sans source précise. dans laquelle baigne
tout le film, la fluidité des mouvements de caméra participent
CRITIQUES 61
LA VENGEANCE D‘UN ACTEUR femme (lusage du thédtre Kabuki) et, 2°} ce qui se passe dans
sa téte A ce moment (sa voix olf, son projet de vengeance). Et
(ICHIKAWA KON) ce schéma, une fois mené sur tout le film, offrirait le (triste)
spectacle d’un acteur utilisant son savoir-faire pour parvenira
ses fins. Mais il n’en sera rien car c’est fort heureusement le
Le titre, clair. limpide. véritable condensé scénarique, se voit piége que ce film évite.
justifié dés l’ouverture. L*emprise exercée par les premiéres
images ~ la scene d'un thédtre Kabuki, le rectangle du scope - L’acteur est ce qui, par rapport aux effets de lisibilité repérés,
céde la place a une voix off, celle de l’acteur qui, aussitét, prend en trouble le fonctionnement. L’éventail-poignard que lui offre
le récit en main. Son commentaire intérieur, principal véhi- a dessein le chefde la troupe est 4 ce titre exemplatre. Fort de
cule des énoncés ayant trait a la vengeance, vise et présente cette méme grille. on aurait vite fait d’y voir, sous les apparen-
ceux gui, dans le public, en feront les frais. Le seigneur Dobé. ces trompeuses du dehors (matériel d’acteur accordé a ses véte-
fournisseur au palais, qui tire ses pouvoirs de sa fille Namiji. ments de femme). la vérité du dedans : le poignard et la voix
geisha au service du maitre Shogun, et son associé, le mar- off en tant qu’instruments de sa vengeance. Le poignard n'est
chand Kawaguchya. Devant ces forces en présence, disposées pas le dessous caché, bétement phallique, de ce qui est visible
sur le face a face scéne-salle, il ne lui reste plus qu’a distribuer sur scéne, mais ce qui participe d'un autre code de la représen-
le réle clé, embrayeur de la machine narrative: partir de la tation. Le poignard dont l"usage reléve des arts martiaux ne
réaction de Namiji, captivée par le spectacle. Approcher les fournira pas d’actes de violence (pas de sang, contrairement a
autres par elle. Vailiche) mais offrira des scénes ot l'on se bat bien plus avec
des gestes qu’avec des coups. Scenes essentiellement nocturnes
Pour se venger de la mort de son pére et de sa mére (« sui- ott Pécran retrouve la fonction qu’il avait pour le Kabuki. Scé-
cidés » parce que ruinés par d’autres marchands), l'acteur nes, de ce fait, excentrécs pur rapport a l’évolution narrative
dresse un plan superbe, d'une extréme rigueur. Affaire de scé- puisque léchange des plans ne se commande plus de la méme
nario donc, ou plus exactement, et pour le plus grand plaisir fagon.
du spectateur, de mise-en-scéne. Mettant tout le monde dos a Ce qui ruine toute opposition binaire et stérile (du type
dos (provoquer la ruine de Kawaguchya qui spécule sur le riz réventail et le poignard, la surface et le fond. Pacteur et la voix
en incitant son college Hiromya a se débarrasser de ses stocks
off} passe entre les deux termes— et non a cété, en dehors, a la
a bas prix), il attend le moment ou sa victime va étre tuée pour différence du troisiéme qui les consolide -. abolissant les limi-
se manifester auprés d’elle sous les apparences de son pére ou tes : cette voix de castrat qui sort de sa bouche, mince filet tra-
de sa mére. Simple effet de signature avec, juste retour des cho-
versant et troublant toute I’étendue du paradigme. Et c’est jus-
ses. la satisfaction de voir s‘imprimer avec horreur sur le visage tement par elle. entre son vétement et son énoncé, avec ce
de fautre fe fantome d’un nom par lui rayé.
qu'‘ils connotent sexuellement, que rien ne tient vraiment, que
le noyau plein (de lisible, de logique) éclate. A travers ce récit
Ce type de récit ordonne au film un découpage modulé selon
de vengeance, c’est clle, du fait que son écorce séche ne se voit
une fragmentation thédtrale. La trame élaborée par l’acteur
pas contrebalancée par des effets d’intériorité (pas de chaleur
progresse en une série de scénes qui font autant de blocs nar-
intime du dedans), qui travaille le film. Non pas en ce qu’il lait
ratifs parfaitement répérables.cux-mémes découpés par une de cet acteur du théatre Kabuki un théme a traiter (ou pire, un
série de plans distribués sur les bases dun échange équilibré.
cas) mais en inscrivant des désirs en termes de traces laissées
soigneusement symétrique. Exemplaire a cet égard la scéne ou
et produites par son passage.
les deux marchands réglent leurs comptes puisque l’affronte-
ment entre ces deus termes qui occupent respectivement le Troupe itinérante de passage dans la ville d’Edo. Passage de
champ et le contre-champ repose sur un troisiéme, hors- lacteur sur la scéne du thédtre avec ce qui s’ensuit. Ce qu'il
champ : lacteur qui, dans les coulisses. sans rien dire et laissant Produit sur le spectateur. aussi bien en haut. chez Namiji.
faire. les tient a l’ceil, tel ce spectateur de la partie de tennis de (entourée de spéculateurs. indifférents), au comble de |’émotion,
Stangers on a@ train qui ne bronche pas la téte. qu’en bas, chez Chatsu : pickpocket a priori plus intéressée par
/ la salle que la scene, elle quitte pourtant le spectacle avant la
Quand lacteur se trouve seu] avec une autre personne, c'est fin, visiblement excédée (« Ni un homme, ni une femme »).
alors sa voix off qui. surgissant en fin de scene pour venir régler
la position de savoir du spectateur en l’informant du (bon) Passage sur le film ou son rapport 4 l'autre - Kikunojo, le
déroulement de son projet. agit comme troisiéme terme, délé- chef de la troupe. qui. en le poussant a éxécuter sa vengeance,
guant ses apparences d’acteur pour tenir le rdle nécessaire du perd ainsi son compagnon de vie; Yamitaro, ami de Chatsu.
second terme dans le systéme binaire de |’échange des plans. quit, attiré par lui, désire a la fin le suivre — fonctionne moins
comme révélateur (la fiction de 7héuréme), producteur
Non seulement les énoncés de cette voix off bouclent et d’énoncés Ge me découvre ci ou ga), que comme questionne-
cimentent chaque scéne, mais. en se répercutant de séquences ment: le lieu ou ga passe, ¢a reste, el ce qu'il en devient.
en séquences, ils élaborent un réseau, font systéme : que la ven-
Contrairement au maitre du palais dont on ne voit (en un
geance dite surun ton calme et déterminé, s’éxécute lentement,
seul plan) que le dos, réduit a son vétement (pas de corps, son
froidement calculée. non sans un certain cynisme. Cette cons-
habit le représente, if fait le plein), celui de Facteur résiste a
truction en écho enferme le film dans un cercle de solidarités.
toute saisie de ce genre.
produit du lisible qui dispose sur le récit une « colle logique »;
la of « tout se tient ». aussi bien dans le jeu du champ-contre- De cet acteur, il ne restera pourtant, au bout du compte,
champ tenu de main de maitre par un ticrs que dans les scenes qu’une enveloppe vide, un corps désormais empaillé, épou-
ou lacteur se met en jeu. Si bien que. la aussi, entre ce qu'il fit vantail perdu dans l'immensité d’un champ. Admirable plan
sous nos yeux et ce qu'il dit aprés (au spectateur), tout semble final ot la caméra, dans son dos, s’éloigne lentement des ses
se tenir. Trop bien méme. restes, s'efface et efface (réduit filmiquement & un minuscule
point noir) 'empreinte de son passage sur |’écran alors qu’une
A vouloir appliquer cette grille de lisibilité sur la premiere voix égréne des noms (Kikunojo, Chatsu., Yamitaro), s’inter-
séquence, on obtiendrait, 1°) un acteur jouant un rdéle de roge sur les traces qu’il a laissées en eux,
62 CRITIQUES
Autant de questions soulevées - en ce que le passage d’un
film marque, affecte - qui, dans l’évolution d'une trame nar-
rative, ont le mérite d’inscrire le spectateur dans un circuit de
désirs. La ot une place. quelle qu'elle soit. n'est jamais tout a
fait claire.
Charles Tesson

LES SCEURS BRONTE


(André Téchiné)
Les mystéres de la création, et singulierement la création
romanesque. celle qui semble la plus proche de la représenta-
tion de la vie, voila un sujet passionnant pour le cinéma, de par
le potentiel de croyances et de superstitions (s'appuyant au
besoin sur « les plus récentes découvertes des sciences humai-
nes»), et par conséquent de figuration qu'il recéle. II s‘agira
donc d’abord dans Les Seurs Bronté des rapports entre l'art et
la vie. D’un cété le frére, Branwell, qui est né avec une « téte
tn
d’artiste », on le lui a dit (son pére), on le lui redira (sa mai-
Le point de départ des Saeurs Bronte
tresse, Mrs. Robinson), et il se met en devoird’y croire, ne vou-
lant pas savoir que les autres n’y croyaient peut-étre pas autant
que ca. En tout cas, le voila sommeé d’incarner l'art dans son se voit gratifiée non seulement d'une appréciation favorable
étre. de représenter en personne la fiction de alliance de l'art sur ses poémes, mais aussi et surtout d’un aphorisme sur la
et de la vie. De l'autre cdté. les trois sceurs. A leur endroit. Jes bonne facon de réussir dans les lettres (quelque chose du genre
spectateurs un peu cultivés sont prévenus, ils savent que les « il ne faut pas penser a la célébrité lorsqu’on écrit, mais au
génies ce sont elles, pas lui. Mais, comme dans un film policier plaisir qu’on y prend »). Un peu plus tard Branwell lira sa fin
ou un western facile a comprendre. les apparences sont contre (c'est toujours écrit), et cette fois définitivement, dans une lettre
elles et le film se focalise sur Branwell en train d’essayer de de Mrs. Robinson.
vivre son art tandis que les sceurs, en femmes qu’elles sont. ne
font rien de spécial, ne vivent rien de romanesque. En fait. dans le film, il y a quelqu’un qui sai. qui a autorité
sur les signes : c’est Charlotte (Marie-France Pisier). C'est elle
Ici. il est dommage qu’a partir de cette bonne idée de sus- la révélatrice du génie d’Emily : elle lui lira a haute voix une
pense, le « rien » des sceurs soit encore trop ou pas assez,je ne phrase de son livre, la faisant accéder a |’existence objective,
sais : 4 quoi riment en effet ces innombrables images de lande puis l"encouragera a publier. lui parlant derriére une porte
censées peupler ce rien? Veut-on nous signifier que les sceurs comme s'il fallait qu’elle se dérobe a sa vue, a la proximité
(surtout Emily) y puisérent leur inspiration? Mais les décors familiale. pour lui dire la vérité de son génie. (Ainsi par un
naturels, qui sont parmi les plus puissants éléments utilisés par apparent paradoxe. le film semble dénigrer les signes visibles :
le cinéma pour faire réver, ne s*embrasent pas sur commande, 4 la fin Charlotte, myope, préfére ne rien voir plutét que porter
ou du simple fait d'une bonne photographie. De méme. les des lunettes: mais cette dévalorisation de la vue, nous sommes
allusions a la situation sociale de la famille, méme si elles per- invités, nous spectateurs, a la considérer comme un signe de
mettent des réussites de détail (le personnage du riche mon- génie particuliérement probant). C’est également Charlotte qui
sieur Robinson est. comme on dit, « bien campé ») ne sont pas révélera 4 l’éditeur, encore une fois comme dans un film dit
vraiment convaincantes. Par ailleurs, le personnage de Bran- policier, le véritable sexe des écrivains. Bien entendu, Char-
well nous laisse sur notre faim: pas assez de drame, ou. au lotte est aussi elle-méme romanciére. mais elle apparait, sur-
contraire, pas assez de dérisoire; pas assez de ce ratage total qui tout vers la fin du film, comme la représentante, la dépositaire
lorgne vers la réussite absolue, ou alors pas assez de cette du génie familial en méme temps que la rédemptrice du ratage
médiocrité qui ne lorgne vers rien du tout. Et cela, malgré la du frére. A ce titre elle recevra d’ailleurs la visite d'un phréno-
figure assez réussie de Mrs. Robinson (excellente Héléne Sur- logue venu examiner la configuration de son crane pour voir
géne) en jeune — vieille mére phallique a la criniére rousse. comment est fait le génie.

Il y a'dans Les Sewurs Bronté une rétention de la mise en C'est ce double caractére de Charlotte (a la fois génie elle-
scéne qui, loin de suggérer par le peu. ne suscite souvent que méme et détentrice de la vérité de son existence), bien incarné
de indifférence. Pourtant. le film reprend de l’intérét a partir dans le sourire de Marie-France Pisier, qui est responsable de
du moment ou, par dela les références au « contexte » de la I'étonnante atmosphére dans laquelle baigne toute la fin du
création littéraire (la lande, ’infériorité sociale des Bronté), par film. En effet, aprés la mort de la plupart des personnages. tout
dela également un romanesque de convention (Vhistoire de ‘se fait doux et rassurant autour du personnage de Charlotte,
Branwell et de Mrs. Robinson), i! poursuit un tout autre che- comme lorsque quelque idéal se met a étre vécu. Puis quelque
min. plus logique, celui des signes de la création littéraire, Car chose de la gloire littéraire se réalise par cette sorte de montée
cet univers de la superstition nous méne au cceur du vrai sujet vers l'Olympe de l’écrivain femme Charlotte Bronté pour y
des Seurs Bronté : par quel signe, patent, indiscutable, inexpli- rencontrer (et y épouser symboliquement?) Pillustre Thacke-
cable, se manifeste 4 Moeil nu le génie littéraire? Le suspense. ray-Barthes, autre détenteur d’un savoir sur le génie littéraire.
qui est une des qualités du film, est toujours lié a la manifes- Alors résonne la musique inaugurale dune ouverture d’opéra,
tation d’un signe, Ainsi on se rend compte que Branwell est tandis que se déplace le faste des costumes : c“est cela la Gloire.
perdu quand le signe attendu de lui (I’avis d’un grand poéte sur
les textes qu'il lui avait envoyés) cligne vers sa sceur, laquelle Bernard Boland
PETIT JOURNAL

Des grands cinéastes amé-


Nicholas Ray est mort dans la nuit de dimanche a lundi 18 juin a New York a la suite d'un cancer.
écrivait pro-
ricains il était certainement le plus cher aux Cahiers. Dans le spécial « Cinéma américain » {n° 54), Jacques Rivette
phétiquement.
Tous ses films
«De tous, Nicholas Ray est sans doute le plus secret et le plus grand: sans aucun doute le plus spontanément poéte.
par la méme obsession du crépuscule, de fa solitude des étres, de la difficulté des rapports humains {ceci nest pas
sont traversés
la violence aveugie originelle
son moindre point commun avec Rossellini). Inadaptés dans un monde hostile,troublés par les reflux de
difficile de renier ».
ses persannages sont tous plus au mains marqués du sceau d'un nouveau mai du siécle, qu’il nous serait

1952: Raymond N. Kienzle (Nicholas Ray) (1911-1979). avec Susan Hayward (Les indemptables}
od PETIT JOURNAL
gens entrent et sortent et a nous les bénéfices... I va falloir éduquer
le public ». La campagne qui s’ensuivit fut trés classique. Des projec-
tions privées pour Vincente Minnelli et Steven Spielberg pour lancer
le bouche 4 oreille dans le Director's Guild. d’autres projections pour
les critiques et les journalistes, unc programmation a guichets fermés
pendant unc semaine dans un des cinémas de Westwood pour lui per-
mettre de se qualifier pour une nomination aux Oscars, ainsi qu'une
campagne de presse soigneusement orchestrée (critiques, articles,
encarts publicitaires dans « Variety ») d’un montant de 250 000 dol-
lars ct dirigés avant tout vers l'Industrie elle-méme. ce qui eut comme
résultat pour Michael Cimino quelques Oscars de l’'Academy et du
Director’s Guids ainsi que quatre Oscars supplémentaires pour un
film qui, sans ce que « Varicty » appelle « special handling » (traite-
ment spécial) aurait pu se donner pendant deux semaines au Regent
avant de sombrer dans foubli.

I est tres significatifde voir que homme derri¢re Deer Hunter fut
Carr, quelqu’un qui a établi sa fortune avec le remontage d°un film
italien de grand public sur le cannibalisme (Survive /) pour ensuite
s‘associer avec Robert Stigwood pour mettre la main sur le marché
des jeunes avec Grease. Sa formation est celle d°un promoteur dans
le monde des boites de nuit de Las Vegas, ot il se familiarisa avec la
psychologie du public, et le talent qu'il y a acquis pour transformer
Photo Bob Waits un film invendable en événement culturel signale une évolution
majeure 4 Hollywood: le retour du spectacle, et. du coup, le retour
du producteur-homme de spectacle. Durs of Heaven est un autre
exemple mais moins significatif. Ecarté du Festival de New York, il
débuta dans quelques salles soigneusement sélectionnées pendant
LETTRE DE HOLLYWOOD été, donna licu a des critiques enthousiastes et ful un sujet de conver-
sation permanent tont au tong des quatre mois qu’il se donna au
Bruin. Assez ctrangement, de ce que j'ai pu observer des allées et
PAR BILL KROHN venues autour du cinéma, personne en fait n'est allé voir le film apres
son exclusivilé. mais le producteur Burt Schneider (Hearts and
Alinds}, avait: probablement signé un «contrat de sang» avec
quelqu’un car 1] continua de se donner et ramassa autant de nomina-
Westwood est une communaulé universitaire dans la partie Ouest tions pour les Oscars que Deer Hunter, ce qui, entre parentheses. four-
de Los Angeles. Trois librairics, deux magasins de diététique. nit a Alice un sujet ideal... immobile et peu encombré... pour les mois
soixante-cing restaurants ct dix-sept salles de cinéma. Presque chaque pluvicux de l'automne et le début de lhiver.
soir depuis queje me suis installé ici en septembre, une femme peintre
est installée a langle du trottoir, entre les cinémas du Bruin et du Vil- Le mot « événement » fait maintenant partie du vocabulaire holly-
lage. que les studios utilisent pour les premieres de leurs grands films. woodien. non sans abus. Ce matin, dans le « Times » un executive de
Quand jarrivai, elle peignait le Bruin, qui donnait 4 ce moment-la la Fox lutilisa a propos d'un des « blockbusters » du studio de I’été.
Davy of Heaven; il y a quelques mois, quand le film eut terminé sa un remake a gros budget de lt, The Terror from Beyond Space
période d’exclusivité, elle tourna son chevalet de l'autre cdté et com- (Edward L. Cahn, 1958) intitulé Alien. Mais Apocalypse Now, malgré
menca a peindre !e Village. og Deer Hunter venait de sortir. Pendant les rumeurs pessimistes dans la presse, va trés certainement étre un
tout ce temps. elle avait travaillé sur cette méme peinture; une «blockbuster », bien que Francis Coppola soit en train de le vendre
esquisse d'une facade de cinéma au milieu de nulle part. avec néons comme « événement ». Aprés des années de rumeurs et de projections
el posters, quelques taches de couleur, un portique de verre. A mes privées pour toul journaliste capable de tenir un stylo, Coppola a
yeux de profane, rien n’avait été rajoute sur la toile en l’espace de pres- enfin fini par organiser une avant-premiére surprise au « Village »
que neuf mois. Son nom est Alice et elle est trés jolie. Quand (« sneak-previcw ») une semaine avant la grande premiere 4 Cannes.
quelqu’un lui pose une question. elle a un sourire énigmatique, secoue 800 personnes de la profession furent invitées 4 une projection d’une
fa téte et se remet a travailler; son pouvoir de concentration est extra- copie de travail et ont vu, en sortant du cinéma, une queue de gens
ordinaire. Sur le portique, on peut lire « Saturday Night Fever ». affamés mais enthousiastes qui. pour certains, avaient été la depuis
trés t6t le matin et qui attendaient toujours pour assister 4 une pro-
Alice ne travaille pas trés rapidement. mais elle sait choisir ses jection de deux heures du matin, prévue spéecialement pour cux.
modéles. Days of Heaven a tenu l'affiche pendant trés longtemps au L’événement fut organisé par Bill Graham, un monteur de spectacles
Village, et Decr Hunter promet d’en faire autant. Tous deux furent des de rock des années soixantes qui a un petit rdle dans le film, et on
films que IIndustrie appelle des « événements », une catégorie a part amusa les gens qui attendaient dans la queue avec des clowns et des
qui se trouve 4 mi-chemin entre le « block buster » (le film qui « casse jongleurs, et on les lit patienter avec des glaces et des jus de fruits four-
la baraque ») et le « flop » {le « bide »). I] n'y a vraiment pas de qua- nis par de gentilles hdtesses portan des T-shirts of l'on pouvait lire
triéme catégorie pour un film commercial de nos jours aux Etats- « Trust Me » (ayez confiance en moi). J y avail beaucoup de photo-
Unis. graphes présents. Les premiéres critiques furent mitigeés, mais quand
j'ai appelé ma mére au Texas vingt-quatre heures plus tard, elle savait
Les « block busters » et les « flops » sont parmi nous depuis pas mal déja tout sur Apocalypse Now. Voila une réponse provisoire 4 la tres
de temps, mais les « événements » sont des phénomenes relativements importante question posée il y a quelque temps dans les Cahiers:
récents. Les « événements » n'arrivent pas par hasard; ils sont créés. « Quest-ce qu'un producteur? ».
Par exemple, quand Deer Hunter fut terminé, Universal ne savait pas
quoi en faire et ‘avait mis de cété. Comment vend-on un film sur le [fest bien évident que tout film ne peut étre un « événement ». Peu
Vietnam avec une fin qui sort de lordinaire et une longueur de trots avant The Warriors il y eut The Brinks Job, qui raconte lhistoire
heures et demie? L'homme qui finit par leur dire ce qu'il fallait faire d'une forme de « gang » quelque peu différent: Le St. Augustine Gang.
fut Allan Carr, l'un des producteurs de Saturday Night Fever et de un petit groupe de gangsters miteux qui attaquérent l‘immeuble du
Grease. Il avait vu le film en projection privée et il eut ce que l'on Brinks 4 Boston, raflérent un des plus grands magots de l"histoire des
appelle une «expérience cruciale». Dans un article du « Los Angeles Etats-Unis, et devinrent la cible d’une chasse aux sorciéres menée par
Times », Carr explique: « J'ai tout de suite senti que c’était un film Edgar J. Hoover, impliquant accidentellement dans leur méfait
type « événement ». Rien a voir avec Grease... une heure et demie, les Nicholas Ray qui avait séjourné Ja une semaine auparavant pour faire
PETIT JOURNAL 65
Le souvenir que nous avons d’eux est d‘autant plus intimidant qu’ils
sont encore tout a fait parmi nous, inactifs ou travaillant dans les mar-
ges de l'industrie, mais toujours préts a ressaisir leur chance et 4 nous
montrer que le cinéma ameéricain peut encore produire, quelque
chose de vraiment nouveau.

L*éclipse de Samuel Fuller est particulierement difficile a compren-


dre, parce que des cinéastes moins actils, tels que Aldrich, Karlson et
Siegel furent également parmi les quelques vrais artistes des années
cinquante qui survécurent jusqu’aux années soixante-dix et réussirent
méme 4 faire des films intéressants : U/zana's Raid, Framed. Charlie
Varrick et surtout Dirty Harry. Mais les anti-héros de Fuller ont di
étre un peu trop « anti » ou tout simplement trop humains au gout des
supermen qui prévalurent dans les années soixante-dix, et pendant
des années Fuller a di endurer les pi¢ges ct deceptions de la produc-
tion indépendante. Son unique fitm des dix derniéres années, 4 part
Shark, qu'il renie complétement, fut le trés divertissant Dead Pigeon
on Beethoven Strasse quia dit tout ce qu'il y avait a dire sur le Water-
gate avant méme qu'il n‘ait lieu. Maintenant, i] revient en force avec
The Big Red One, le film dont il réve depuis maintenant trente-cing
ans. Le film raconte histoire de cing membres de la premiere division
de "Infanterie de Marine des Etats-Unis, la division dans laquelle il
avait servi pendant la deuxiéme guerre mondiale, du débarquement
The Brink's Job, de Wilham Friedkin {Au milieu: Warren Oates) en Afrique du Nord jusqu’a la découverte des camps de la mort en
Tchécoslovaquie, et tous les échos qui parviennent jusqu’a moi
m‘incitent 4 penser que ce sera un chel-d’@uvre. Le retour de Fuller
des recherches pour On Dangerous Grond, (Cahiers 288). C'est le a Hollywood est en partie di a Peter Bogdanovitch, qui avait beau-
dernier film de William Friedkin, celui qui pratique avec le plus de coup aimé le script et avail réussi 4 dénicher les deux demiers ingré-
succés (4 part Monte Hellman) ce que Paul Shrader appelle « le style dients qui manquaient pour faire un vrai « package »: une vedette
transcendantal ». L’extase que recherche Friedkin s‘apparente plus a (Lee Marvin) et un avocat (Jack Schwartzman) qui apporta l'affaire
linfernal qu’au sublime, mais elle est assez authenlique et produite aux Lorimar Productions et arrangea le financement. Avec comme
sans étre alourdie par ces signaux superficiels et csthétiques necessai- producteur le frére de Roger Corman, Gene, le film fut tourné avec
res pour créer I"« ¢vénement ». Quand Friedkin est apparu a Holly- un budget de 6 millions de dollars, en Israél et un peu en Irlande; deux
wood. il sortait avec Kitty Hawks, la fille de Howard Hawks, mais il pays ou la guerre n’est pas qu'un souvenir lointain. Sil est monté a
épousa Jeanne Moreau: all¢gorie. Allégorie: les qualites de Brinks temps, Lorimar espére faire la premié¢re 4 Deauville en septembre,
Job (beauté, intelligence, désespoir) ne plurent 4 personne, ct il ne non loin des plages normandes oi l'histoire se déroula.
resta méme pus a l"affiche assez longtemps pour permettre a Alice de
mouiller son pinceau. It regut une nomination pour I’Oscar pour les Et je suis tres heureux de pouvoir annoncer, pour quiconque n‘a pas
décors, et ‘Academy choisit de passer sous silence l’interprétation de déja appris la nouvelle a Cannes, que Jerry Lewis vient de finir Hardly
Warren Oates qui joue le role de « Speaky » O’ Keefe, le casseur de cof- Working. son dernier tilm. Lewis est le plus jeune de tous les MIA -
fres-forts traumatisé qui craque sous la torture policiére et donne ses comme metteuren scéne, il est en fait un contemporain de la Nouvelle
copains. Abandonné 4 la fois par la critique et le public, et sans la pro- Vague. Mais ila eu sa ration de problemes dans le nouvel Hollywood.
tection d'un producteur au pouvoir de Genghis Kahn ct a la foi de De ce que j'ai pu entendre dire, One More Time et Which Way to the
Jeanne d‘Arc, The Brinks Jub se donna au Bruin une semaine, puis Front? ont énormément souffert d'un remontage et de I"ingérence des
émigra au U.A, Westwood, et init par disparaitre complétement vers producteurs. Mais méme mutilées. ces sombres comédies en disent
une multi-salle des faubourgs, la ot ce canyon artificiel qu’est le Wils- plus sur les crises des Etats-Unis de ces demiéres années (la guerre, les
hire Boulevard déverse son sempitemel rugissement. assassinats. le racisme) que cent films comme The Deer Humer. Pour
linstant nous ne pouvons que spéculer sur The Day the Clown Cried.
Nouvelles bréves : Francois Truffaut fut de passage au prinlemps et une tragédie sur un clown juif interné dans un camp de concentra-
resta environ un mois. Il prit contact avec UCLA 4 loccasion d’un tion, dont la distribution fut arrétée par une série de désastres qui
hommage a Jean Renoir, ou il présenta Le Carrosse d'or devant une
salle comble. puis 4 une projection de L'Ombre d'un doute, au ban- Samuel Fuller
quet du « Life Achievement Award » que }American Film Institute
donnait en I"honneur d’Alfred Hitchcock (« Vous l'aimez parce qu'il
tourne des scénes de meurtre comme des scénes d'amour; nous, on
laime parce qu’il tourne des scénes d‘amour comme des scénes de
meurtre »), Et, enfin, ce qui est assez normal. a la premiére américaine
de La Chanthre verte. Le personnage que joue Truffaut dans Rencon-
tres dur troisieme ivpe est trés significatifde lidée que les Américains
se font de lui; c'est un professeur. Comme un bon professeur, il
observe avec indulgence pendant que les fanatiques des OVNI
s‘échappent de leurs abris militaires, parce qu'il a compris que leur
passion étrange est un « événement sociologique ». En tant que critique
cinématographique. i! reconnait un film de Hitchcock au premier
coup dail, et en tant que frangais, il comprend l'amour, ce qui est
également le cas des « gens ordinaires placés dans une situation extra-
ordinaire ». Maintenant, il semble que ce personnage totalement ima-
ginaire (composé a parts égales de notre imaginaire et de celui de Truf-
faut) a réussi a ucquérir une nouvelle fonction : celui de se souvenir,
d'incarner la mémoire du Cinéma, qui devient chaque jour plus
encombrante et dangereuse pour Hollywood.

La partic la plus problématique de cet héritage est constitué par un


groupe de cinéastes que j‘appellerai les MIA, dont la carriére débuta
dans la période de l'apres-guerre et ful prématurément interrompue.
PETIT JOURNAL

Monte Hellman 4 Cannes

awe
A Cannes, il est toujours agréable ct que Monte Hellman a terminé
de rencontrer Monte Hellman, ct devrait sortir aux U.S.A.
intéressant de [ui demander quels Nous avons demandé a Monte °
sont ses projets. I] tente, actuelle- Hellman s'il y avait des cinéastes de
Mark Hamill dans The Big Red One, de Samuel Fuller . ment, de mettre sur pied deux projets qui il se sentait proche. Sa réponse est
de films: le premier. en Europe, nette ; «Je me sens de plus en plus
pourrait étre produit par Klaus Hei- scul. J'ai choisi d’aller de moins en
commencérent quand le producteur abandonna le film en plein vig Janus films), qui a distmbué les moins au cinéma. Je ne vois pas de
milieu du tournage en Europe; il a été promis au Festival de Cannes premiers films de Hellman, The film dont je me sente proche. Le seu!
pour l'année prochaine. Mais maintenant Lewis a trouvé le produc- Shooting et Ride in The Whirlwind, peut-ctre ces derniers mois, c'est le
teur révé, Joe Proctor, un promoteur immobilier qui a formé sa pro- une histoire d'espions qui se déroule- film de Maurice Pialat. La Gueule
pre compagnie (Gold Coast Productions), avec le but de faire de la rait a Genéve et ailleurs, de nos jours, ouverte, Jaime les films de Woody
Floride un grand centre de la production cinématographique. Avec un une histoire anti-James Bond. car Allen, mais ils sont uniques. Les
budget de 3 millions de dollars, la premiére collaboration Lewis- pour Hellman, les espions sont des sujets qu'il traite sont en un sens pro-
gens simples : « Ce que je veux dire, ches des miens. Afanfatian par
Proctor, Hardly Working. rappelle les dimensions des premiéres pro- c'est que vous pourriez étre un cxemple est plus ousertement fait sur
ductions de Lewis. Le film raconte I"histoire d’un clown qui se espion, je pourrais étre un espion. la mort. sujet tres important pour
retrouve sans travail quand le cirque ferme ses portes: ses tentatives Nous prenons un café ensemble, moi. Mais je ne crois pas qu'il y ail
pour trouver une nouvelle profession et ses échecs spectaculaires cha- nous sommes des amis, nous lrava ail- quelqu’un qui fasse les mémes films
que fois qu’il entreprend quelque chose de nouveau, lui valent une lons les uns contre les autres, mais que moi. J’avais limpression
place dans la Guinness Book of Records. Si Joe Proctor réussit a nous nous aimons bien... » qu’Alain Resnais [aisait mes films.
atleindre son but. Lewis n’arrétera pas de travailler l'année prochaine. Liautre projet serait produit par Pas toujours de la méme fagon que
Fred Roos et Francis Coppola {voir i is i] choisissait mes sujets. La
Alors qu'il vient de terminer un film, il se prépare a tourner That's finie, Je Vaime, Je Vaime,
notre entretien avec F. Roos dans le
Life, (dans lequel il fera une bréve apparition), le 25 Juin. Décrit n° 301 des Cahiers). Vaurais aimé les faire. »
comme un « Animal House pour le'3* age », c’est une comédie sur un El les films américains ? Le film de
village pour retraités en Floride habité par Ruth Gordon, Red But- Quand on demande 4 Monte Hell- Cimino, The Decr Hunter? «Je ne
tons, Ethel] Merman, Phil Silvers, Red Skelton et une liste de vedettes man sil est difficile de trouver un vais pas voir les films de mes amis, j'ai
dont les ages additionnés dépassent le budget d’ Apocalypse Now. Et producteur aujourd‘hui aux U.S.A... peur de ne pas les aimer... Jai vu le
en octobre ils vont démarrer les repérages de la suite Hardly Wor- il répond qu’en général non. « Les Deer Hunter. Ce film m’a rendu
king: Hardly Working Attacks Star Wars ! Les trois films seront affaires marchent bien ces temps-ci. furicux. Je pense que c'est un film
tournés en Floride, non loin des plages de Miami ot Lewis avait Peut-étre y a-t-il moinsde films. mais stupide et prétentieux, il n'y a aucune
au moins I"heure est a la recherche de intelligence dans ce film. Le fait que
tourné son premier grand film, The Bellbov. en 1960. BK. bons films 4 faire.» Et pour lui? Jes gens le prennent au séneux me
«Pour moi, cest toujours difficile. rend encore plus furieux ! Certaines
(Traduit de l’'améncain par Martine Dillon)
parce que je suis un inclassable, Les scénes sont bien faites mais le vthme
producteurs n‘aiment pas me faire est tres mauvais. Comme le sujet cho-
Errata confiance. » que, on tolére les choses... C'est de
exploitation, vraiment. »
Hest vrai que M, Hellman est plus
Ce furent par erreur lcs placards non corrigés de la premiiére « Lettre d'Hol- connu et apprécié en Europe. En Maintenant, il ne reste plus 4
lywood » de notre ami Bill Krohn qui furent montés dans le numéro 299 (pp. Amérique, comme il te dit lui-méme, Monte Hellman qua préparer son
64 et 65)! D’ou de nombreuses erreurs. Les plus graves consistent en plusicurs «Je suis connu a cause de films que toummage, en octobre vraisemblable-
omissions de lignes. rendant la compréhension du texte difficile ou impossible, les producteurs trouvent mauvais, » Ment, puisque le scénano est bien
1. Page 64, en bas de la premiére colonne. aprés « depuis 1964 », i] auruit Celie situation devrait changer si, avancé. Le seul probleme : la distn-
fallu lire : « année ol fe nombre de films américains en distribution fut le plus comme prévu, Coppola produit un bution. Pourle film produ par Cop-
bas de toute l’histoire et ot) te marché des films étrangers s‘étail temporairement prochain film de Heliman : « Francis pola. une distribution americaine,
elargi par compensation ». a beaucoup d’énergie. Il ne peut pas pour le film européen, une distribu-
2. Page 64, au début de la deuxiéme colonne, le cinguiéme des films que Bill personnellement réaliser tous les tion internationale.
Krohn avait vus depuis novembre et « qui valaient la peine » est bien Afovie films qu'il a envie de produire. donc Ces films, nous espérons les voir 4
Movie, produit et dirigé par Stanley Donen, parodie d'un double programme je crois que c'est une bonne chose Cannes l'année prochaine. D'ic: la.
des années trente consistant en un film avec des bagarres (Drnumite Hands) ct pour lu d'avour des tas d'autres acti- espérons qu'un distributeur francais
une comédie musicale (Baxter's Beauttes of 1933). vités autour, et bien stir pour les aura le courage et J'intelligence de
3. Page 65, au milieu de la premiere colonne, dans "allusion 4 Welles, it fal- cinéastes ¢ “est une aide préc USE. » sortir China 9, Liberty 37. le western
lait compléter : « malgré des difficultés énormes, auxquelles on doit néanmoins Diici la, Avalanche Express, le Gilm que Monte Hellman n’a pas [ait pour
de grands moments de vrai cinéma et qui lui ont beaucoup cotité : trois ans sur que Mark Robson n’avait pu termi- quit reste dans les tiroirs.
it’s all true... » ner (il est mort en cours de tournage) S.T.
Enfin, Bill Krohn nous signale que le remake par Sidney Lumet de The
Wizard of Oz. intitulé The Wiz, n'est si noir que parce qu'il est enti¢rement
interprété par des comédiens Noirs.
Nous nous excusons donc aupres de nos lecteurs, comme auprés de notre
correspondant aux U.S.A.
Nous en profitons pour signaler que tout courrier concernant les Cahiers aus Le dernier film de Paul Vecchiali, Corps 4 coeur, dont les Cahiers
U.S.A. doit are envoyé 4 la Boite Postale 84 332, Los Angeles, Culifornia, avaient parlé (n° 294) sort a Paris le 4 juillet, dans le circuit
90073. Parafrance.
PETIT JOURNAL 67

La crise du cinéma frangais a travers la presse


par Serge Toubiana

A Yoccasion du Festival de Cannes, la presse (quotidiens et maga- ration de exploitation s'est faite 4 temps. Des trois secteurs, il est
zines hebdomadaires) a cru bon, ajuste titre, d’agiter le spectre de la aujourd’hui le maillon fort: cette force des exploitants. de ceux qui
crise du cinéma francais, et de tenter d’informer le lecteur, peu au fait prennent le moins de risques dans le cinéma et qui prélévent le plus
en général des « dessous de I‘affaire ». Des articles et des enquétes ont fort pourcentage sur les recetles, c’est aussi la faiblesse du cinéma fran-
essayé d’éclairer les zones les plus obscures du milieu cinématographi- gais, Car ce phénoméne encourage, on ‘en doute, les films faciles, tes
que en mettant en lumiére le r6le des producteurs. distributcurs, films qui remplissent, sur un laps de temps assez court. le plus les sal-
exploitants, ceux qui tiennent les rénes économiques de l‘industrie les, les films produits grace au systéme des avances-distribution pra-
cinématographique en main. tiqué par les deux ou trois monopoles de distributeurs-exploitants qui
sont hégémoniques en France (Gaumont-Pathé, U.G.C., Paratrance).
Ainsi « L’Express » a publié un entretien de cing pages avec Daniel Les producteurs, au sens classique du terme, se sont effacés pour lais-
Toscan du Plantier, Directeur Général de Gaumont, sous le titre lour- ser la place 4 des promoteurs financiers dont le seul travail consiste
dement évocateur : « L’ogre Gaumont ». « Le Nouvel Observateur », A obtenir laval des distributeurs et des exploitants, La lecture du pre-
magazine trés « sociologique » pour tout ce qui touche notre époque, mier des articles de la série de D. Pouchin nous donne envie de
mais d’ordinaire et curieusement trés peu bavard sur le cinéma « pris conclure que le cinéma francais est, pour lessentiel, aux mains d’épi-
comme phénomene de société », a essayé de rattraper son retard en ciers ou de grossistes, ou, tout au moins, que la tendance économique
publiant un dossier-enquéte réalisé par Anne Gaillard. On y retrouve qui se dégage de cette situation de crise, comme les réglementations
le style accrocheur, coriace qu'avait A. Gaillard a la radio, style qui, mises en place par l’Etat pour la surmonter ou pour en différer les
dans le petit monde du cinéma ot chacun ment, triche, jouc a cache effets immédiats, leur sont largement favorables.
cache avec la vérité, améne, il faut le dire. un peu d’air frais. Son arti-
cle fait utilement le point sur ce qui se pratique—on n‘est pas loin d’un Il manque a cette analyse— ici trés résumée—un maillon important :
véritable racket - dans la distribution des films en France, et 4 travers quelle relation existe entre le phénoméne économique qui fait qu'une
les déboires d'un petit exploitant de salle de la région parisienne (son -industrie repose sur la diffusion et moins sur la production, et les
article commence comme un récit de fiction, une histoire qui racon- modifications qui touchent le cinéma lui-méme, en tant qu'art.
terait !histoire de Monsieur Cometi qui a eu des ennuis avec un
monopole de distribution trés connu, et l'effet dramatique est obtenu), On peut facilement supposer que cetle restructuration ait eu pour
A. Gaillard remonte, palier aprés palier, les différents secteurs de cette effet d’accentuer la ligne de ségrégation qui existe et qui na fait que
industrie en crise. Mais c'est « Le Monde » qui a mis le paquet en se creuser entre le cinéma francais dit « culturel » (ce qu'on appelait
confiant a Dominique Pouchin le soin de faire une longue enquéte sur le cinéma « Art et Essai») et le cinéma « populaire » diffusé par les
la situation économique du cinéma frangais. Dans les limites de cc grands circuits de distribution. Que ce phénomene de restructuration
que peut dire et dévoiler un journal d’information (au « Monde », il ait débuté sous le régne du gaullisme meériterait qu'on s’y arréte, A
faut informer, et ne blesser personne), Dominique Pouchin s‘en lire lépoque, le grand discours humaniste sur l’Art était tenu par
assez bien et le lecteur néophyte, a la lecture, pourra apprendre beau- quelqu'un comme André Malraux, apotre de la muséification des
coup. ceuvres d'art et de létatisation du cinéma (mise en place de l'Avance
Deux points essentiels ont retenu mon attention dans cette série (et sur recettes, dontje ne mets pas en cause les effets positifs), c’est-a-dire
ces deux points reviennent comme un leitmotiv dans l‘article d°A. d'une forme de mécenat d’Etat, au moment méme ot: les pouvoirs
Gaillard). publics confiaient les rénes de l'industrie cinématographique en crise
aux diffuseurs et aux exploitants. Le discours de Malraux a fonctionné
Le premier concerne l’analyse du systéme d'exploitation des films comme un leurre, il était l’arbre qui cachait la forét;et le cinéma fran-
en France mis en place depuis une quinzaine d’années. Partant de la Gais ne s’est peut-étre pas sorti ce celte ormiére ou |’a plongé une poli-
constatation évidente qu'il y a. depuis 20 ans, une diminution radicale tique culturelle bipolarisée entre un grand discours humaniste {valo-
du nombre d’entrées (en France et dans le monde entier) ~ 412 mil- risant le rdle de l'Etat, d'un Ministére de la Culture) et des réglemen-
lions d'entrées en 1957 contre 180 en 1978 - Pouchin décrit la mise tations économiques (mises en place par le Ministére des Finances)
en place de cette « ligne Maginot » grace a laquelle le cinéma francais privilégiant certains secteurs (le tertiaire) au détriment d'autres.
a pu résister a cette hémorragie occasionnée aussi bien par le défi lancé
par la télévision que par la multiplication des loisirs (usage accru de A la lecture des articles, le deuxi¢me point retenu concerne, dans
Vautomabile) qui sont venus concurrencer le loisir-cinéma. le discours sur la crise du cinéma francais, le spectre qui hante tout
le monde: le spectre de Gaumont, pieuvre tentaculaire, point qui fait
Tout le systéme d’exploitation du cinéma s'est réorganisé vers la fin symptome. Cette société, fortement représentée par son Directeur
des années soixante pour parer a cette baisse de la fréquentalion. Général. trés nabab francais, est tour a tour présentée comme le sau-
Aidés par les pouvoirs publics (grace au sytéme de la taxe spéciale veur du cinéma frangais, et bientét du cinéma italien, ou comme son
additionnelle prélevée sur le prix d'un ticket de cinéma dont unc partie fossoyeur, selon le camp dans fequel on se place. [] y a camp parce
et affeetée aux exploitants désireux d’affectuer des travaux de réno- qu'il y a une guerre de tranchees dans le cinéma francais (tout ca est
vation dans leurs sallesou de créer des multi-salles, sorte d’autofinan- trés feutré, il faut étre dans le coup pour savoir, et les articles de Pou-
cement encadré par I'Etat), les exploitants ont pu, 4 temps, restruc- * chin, ont parait-il, pas mal remué le « milieu ») qui oppose le mono-
turer le parc des salles et l’'adapter
aux conditions nouvellement créees pole vertical qu’est Gaumont-producteur-distributeur-programma-
par cette diminution notable du nombre de spectateurs. Les salles tcur-exploitant, auquel il faut ajouter quelques sociétés satellites, et
étant plus petites (ce qui permet d'enrayer quelque peu la baisse du lout le reste, c’est-a-dire ceux qui ne sont que producteurs, que dis-
taux d’occupation par fauteuil), le nombre de films produits en France \ributeurs, ou petits exploitants,
ayant plutol augmenté, et le nombre de films distribués ayant trés net-
tement augmenteé (c'est en France, disons a Paris, que circulent le plus It est indéniable qu'il y a aujourd’hui un discours Gaumont. Sa
grand nombre de films au monde), on peut facilement conclure : les caractéristique principale, c'est qu'il chevauche sur cette ligne de
films circulent de plus en plus vite, sont de plus en plus en concur- ségrégation qui partage inexorablement le cinéma frangais en deux,
rence les uns par rapport aux autres, épuisent de plus en plus vite leur avec d’un cété une production culturelle (a Toscan du Plantier de la
succés potentiel, et sont trés facilement « débarqués » des salles quand promotionner, de s’en faire le chantre), et de l'autre la production de
ils n’atteignent pas un certain seuil de rentabilité. De ce fait. le secteur films populaires pour les familles (tendance Alain Poiré, son ménte :
de !’exploitation a moins souffert que la production ou la distribution il fait ses coups en douce, il ne tient pas discours). Ce discours de Gau-
de cette crise du cinéma, particuliérement en France ott la restructu- mont repose sur une vaste opération de simulation (aux effets publi-
68 PETIT JOURNAL
citaires réussis) qui consiste 4 mettre en scéne, de facon artificielle, un
clivage 4 l'intérieur d’unc Institution entre (ceux qui sont pour) I'An
et (ceux qui sont pour) I’Industrie, pour mieux étendre I"hégémonic de
cette méme Inslitution, Le slogan serait : « il se passe toujours quelque
FESTIVALS
chose chez Gaumont », sous-entendu, il ne se passe rien ailleurs.

Ce discours a de l'impact, il impose un label, un sigle. Situation de Digne


monopole oblige, 4 un moment donné, un film, que Gaumont l'art
produit entiérement, y ail investi quelques sous, ou simplement le dis- Programme _particuliérement origines (Garrel), Le Navire
tribue ou lexploite (sans l’avoir produit), devient un « film Gau- lourd que celui de Digne: onze Nixht de Duras, dont il est ques-
mont ». L’opération est bouclée : Gaumont sauve le cinéma francais, heures de projection par jour. tion dans le prochain numéro de
le cinéma frangais c'est Gaumont. Car cette pratique de l’O.P.A., Ces journées, placées sous le Cahiers. ou Genése d'un repas de
pour étre suivie et payante, demande 4 étre de plus en plus ambi- signe de la politique des auteurs Moullet-Pizzorno. Il faudra un
tieuse: il faut faire monter les enchéres, étendre son hégémonie finan- (opposée a la grande machinerie jour revenir sur le travail de
ciére, affirmer son image de marque, partout. Produire un film de !industrie cinématographi- Robiolles (La Maison qut pleure)
devient souvent une opération de prestige, ou la marque de ‘auteur que, véritable repoussoir absent et de Rappaport (Casual Rela-
est concurrencée, altérée, par la signature du producteur. de ces journées : « Pour un autre tions). Je me bornerai a examiner
cinéma ») avaient néanmoins un des films qui, au-dela de leurs
Il faut ramener les choses a leur juste valeur. Gaumont est effecti- cété familial et champétre. différences, interrogent les
vement la plus puissanie des sociétés de cinéma en France, parce Grande assiduité a ces projec- mémes objets. Par exemple, les
qu’elle est liée a une branche importante du grand capital, et surtout tions de la part du public. ce qui procédures et les techniques de
parce qu'elle a assis sa force sur un réseau de salles important (le Prouve qu'il existe en province l'interview (au cinmla comme a
G.1.E. Gaumont-Pathé programme 580 salles en France) ou elle dis- une demande pour de telé films la télé), qui intéressent des
tribue une importante quantité de films chaque année. Par ailleurs. (pratiquement invisibles en cinéastes aussi divers que
cette société produit. ou entre en participation dans la production de dehors de Paris). La Maison des Godard, Ruiz (Des grands écé-
nombreux films. Mais le cinéma « de qualité » n’a pas atlendu Gau- Ants et Loisirs ne désemplissait nemenis et des gens ordinaires),
mont pour exister en France, et si le fait que Gaumont produise, a cété jamais et les bandes de Godard- Moullet et surtout Syberberg
des films d’Alain Poiré, des films d’auteurs, marque une ouverture, il Miéville (France Tour Dérour (Winnefried Wagner).
n’y a pas pour autant que des aspects positifs. Comme le soulignatt Deux Enfants) délilaient en per-
Jacques Siclier dans son article sur Les Swurs Bronté(« Le Monde », manence dans une petite salle La version courte de Winne-
annexe. Ceci dit. cette masse fried Wagner (deux heures)
10 mai 1979) une politique de production qui tente dallier le prestige
artistique, culturel et commercial, peut devenir le pire ennemi des d'images a di laisser le public donne envie de voir la version
perplexe quant 4 la configuration longue (cinq heures). Cette lon-
auteurs de cinéma.
stratégique — a tétes multiples - gue confession de {a petite fille de
qu'elle dessine dans le cinéma. Wagner est passionnante, un peu
Cette politique, a lire Ies déclarations de Toscan du Plantier dans par ce qu'clle revéle, beaucoup a
« Le Monde » du 21 mai 1979,je me demande si elle ne témoigne pas En fin de compte, une ambiance
plutét fluide. coo/, avec des tra- cause du dispositif scénique qui
plus d'un désir (ou d'une frustration) littéraire que celui de produire la permet. Ainsi la penombre qui
des films. Curieusement, parlant du cinéma, il ne peut s’empécher de jectoires singuliéres et des mini-
groupes qui permettent d’éviter entoure son visage souligne son
prendre ses références ailleurs. dans la littérature ou la peinture, charme anglo-saxon, sa civilité,
comme si le cinéma francais avait besoin (alors que c'est son pire les excés du narcissisme
d'auteur, risque inhérent aux la replonge dans la période noire
défaut) de se faire parrainer, chapeauter par un autre art, un art qui du nazisme (qui fut son heure de
serait son modéle. Deux phrases dites par T. du Plantier sont signi- renconires de Digne. [I semblait
plutét, a la fin de ces journées, gloire) en méme temps qu'elle la
ficatives a cet épard : « Notre ambition, notre fonction : étre éditeur, pousse a prendre la caméra
@tre Gallimard, de la « série noire » a la N.R.F.» Plus loin: « Les que les spectateurs étaient venus
d‘abord pour voir des films, comme confidente. L’eflacement
musées sont pleins, les cinéma sont vides, Faites des cinémas qui res- du temps, produit par le cadre et
semblent un peu a des musées... ». Comment s’étonner dés lors que éventuellement écouter les réali-
sateurs, en tous cas se garder de léclairage. nous donne a voir
le cinéma francais se porte mal, si le producteur le plus puissant une Winnefried inchangée, tou-
regarde du cété de I’édition, ou s‘il exalte, dans le cinéma, la produc- conclure trop vite.
jours fidéle 4 Hitler. On com-
tion de grandes messes culturelles ! Et si. de fautre cdté, on bicle des prend que ce témoignage n’était
films « grand public » pour que les distributeurs et les exploitants y Je ne parlerai pas des films possible que parce que Winne-
trouvent leur compte! déja vus et connus 4 Paris, fried Wagner n’était pas placée
comme les derniéres bandes de sous le feu policier des projec-
Pour que le débat sur la politique de Gaumont soit moins faussé. Godard-Miéville, Le Bleu des teurs de cinéma. De plus, cette
il faudrait le faire basculer de Fautre cété, du cdté de la production
Catherine Merril dans /n the Country, de Robert Kramer
Alain Poiré. Ce qui ne va pas. d'uhord, cest que les grands tilms
« populaires », commerciaux (type Flic eu yevou) sont mauvais, mal
manulacturés, inexportables. La grosse production frangaise a perdu
lout esprit artisanal, elle a perdu le gout de l'innovation technique. la
recherche des effets spéciaux, ‘esprit des dialogues d’autrelois, Puti-
lisation intelligente des studios, des acteurs principaux et des acteurs
secondaires dans des scénarios vivants, le souci de la mise en scéne.
etc.

It faut que ce soit le génial Playtime (qui ressort aujourd hui sur
hos écrans) qui vienne nous rappeler que le cinéma francais de grosse
production a cu, lui aussi, son heure de gloire. Que le film de Tati ait
élé un grave échec financier est aussi un symptome de celle crise du
cinéma francais. $.T.
PETIT JOURNAL 69
image permet de saisir autre du pouvoir. L’événement de ce
chose: en isolant le visage de festival était la rétrospective de
W.W..en la montrant seule chez loeuvre de Kramer en présence
elle, Syberberg indique bien. de ce dernier. I] avait apporté Sceaux
mais comme a contrario. te deux films qu'il avait réalisés
caractére de masse, indifféren- pour Newsreels, I’un sur le Viet-
ciant, du nazisme: Winnefried nam, l'autre sur la guérilla au
Wagner se révéle nazie aussitat Vénézuela, ainsi qu'une copie Tres vite. la nécessité de ce mani alcoolique (qui remet ¢a !e
que le souvenir de ce corps de neuve de in the Country. Ces premier Festival International de bistrot) qu’en apprenant au
masse sans visage fait retour dans documentaires montrent que la Films de Femmes a4 Sceaux, hasard des media. l’existence
ses propos. Elle laisse entendre guerre est le fondement esthéti- organisé par Elisabeth Tréhard d'un centre a Berlin qui accueille
que le dispositif politico-mili- que du cinéma de Kramer. La’ et Jacqueline Buet, directrices du les femmes battues et leurs
taire du nazisme implique aussi guerre qui est propre aux images Centre Culturel. s'est confirmée. enfants. Elle y trouve aussi des
les sujets. indépendamment de d'actualité. I! s’agit de ramener le Il existe un désir de voir des films solutions. Filmé de maniére réa-
leur volonté et de leurs positions. maximum d‘informations dans réalisés par des femmes qui liste, en suivant la logique d'une
Legon terrifiante. le minimum d’espace et de dépasse le phénomeéne de curio- situation, ce film pare au plus
temps. La caméra devient I’équi- sité: 6000 entrées dans la pressé. Une poursuite en voiture
valent d'une arme. D’ow une vio- semaine du 24 Mars au It Avril. Jusque sur les trottoirs, ou if ta
Dans Des grands événements lence purement abstraite, techni- Un public local (mats surtout des talonne de son pare-choc, juxta-
et des gens ordinaires, Raul Ruiz que, des images de guerre. Or, femmes, certaines venues de pose 4 I’effet de déja-vu des pour-
se livre a une déconstruction des déja, /n the Country. le premier loin), la parole déclenchée, et suites des films noirs exactitude
figures de rhétorique du docu- film de Kramer, frappe par la absence remarquable des pro- d'un trait machiste. Parce qu'il
mentaire télévisé, du reportage violence de ses éclairages, la bru- fessionnels de ces confrontations développe une forme de réponse
plus précisément. Le point de talité de ses coupes, |’interrup- - évaluations. II est illusoire de a cette violence, le film permet
départ du film. les élections légis- tion soudaine des mouvements croire qu’on puisse rester en de mieux voir la différence de
latives en 1978 dans te XIF de caméra, la rigueur du cadre. dehors, quand lenjeu n’est rien perception sociale entre la vio-
arrondissement, s'atomise dans Les corps n‘y sont que la cible de de moins qu'un renversement de lence a ’extérieur ou a Vintérieur
une multiplicité de motivations, bombardements de particules de point de vue. de a cellule familiale.
de justifications. de lapsus dans lumiére ot ils peuvent entiére- Du film-tract fait en groupe,
les témoignages, se perd dans ment se dissoudre. spectres correspondant 4 une premiére
Yeécart entre les échelles (ie) vote blancs venus du Japon. Une phase de lunes. les films sont Les Noces de Shirin (Elma San-
dans un bureau de vote particu- femme entre dans le champ du massivement passés a Ia fiction. ders)
lier et le vote dans son enjeu projecteur, elle se recouvre des Particularité, cette fiction a la C’est l’'implacable odyssée de
national). De méme, Les Divi- images de guerre qu'il projetait. plupart du temps partie liée avec Shirin, une jeunc Turque, des
sions de la nature, documentaire Sil y a une musicalité des films le documentaire. On assiste 4 un plateaux de I’Anatolie jusqu'a la
sur Chambord, défait I'unité du de Kramer, elle passe par ces dif- vasle mouvement d'arpentage ville industrielle de Cologne ou
monument en multipliant les ferences d’intensité de lumiére, ou les films allemands, apparais- elle part travailler, que nous
points de vue, multiplication ou jusqu‘au cceur de la couleur dans sent comme nettements les meil- montre Elma Sanders. Determi-
le chateau perd sa position cen- Milestones. Et sous les intensités leurs of les plus dynamiques. née de part en part est la vie de
trale. I! y a le point de vue de de la guerre, il y a l'image mythi- Shirin, douce la voix offde la réa-
Dieu (ou le chateau se voit que de la terre premiere de la féli- La patience des femmes fait le lisatrice qui nous la rédouble de
dénoncé comme hérétique, pire : cité: Magna Mater. pouvoir des hommes lintérieur, de son désir piégé,
erroné!), le point de vue des Documentaire-fiction sur retourné: il y a continuité entre
idées (ol le chateau se peuple Yauto-défense. (Cristina Perin- la mise en infériorité dans ja ce)-
alors des fantémes de l'estheti- Ce projet de réconcilier cioli) C'est le type méme d'un lule familiale traditionnelle tur-
que romantique) et le point de Amérique avec |‘Amérique, film de quartier. Le scénario est que, et I’exploitation sociale
vue des choses (I'invasion féti- qui fut si souvent celui d’Holly- classique. Etre battue, «¢a ne ultérieure. D'une culture a
chiste des touristes, Chambord wood, c'est, en derniere analyse, regarde personne », Addi ne par- lautre, oppression se poursuil,
transformeé en parc de loisirs. son celui de Syberberg quant a |"Alle- vient donc a se séparer de son prend d'autres formes.
occupation cl sa gestion quoti- Magne et, en un sens, celui de
dienne par ses gardiens, etc.) Au Ruiz par rapport au Chili torturé
fil de !*histoire, Chambord, au aujourd'hui et 4 lorigine baro- Personnaité réduite de toutes parts, de Halke Sanders
lieu d'étre un monument histori- que de sa culture.
que dressé 4 la gloire de la per-
manence de !Etat, n'est plus que
Vimage fantastique née d°une Les sept heures de projection
superposition d'images qui Sy du Hitler de Syberberg curent
déforment mutuellement. Ce jeu raison des journées dignoises :
de miroirs déformants (admira- salle de projection jonchee de
blement ordonné par Henri Ale- bouteilles de biére, de mégots et
kan) indique l'une des sources de de papiers. {] ne restait plus aux
Vart de Ruiz: ces miroirs baro- spectateurs épuisés qu'a sombrer
ques écrusés sous la spirale de dans le mutisme de La Fenune
leur cadre, ott le cadre effice ce egauchére, Un dernier mot: on a
quis’y rétléchit, au terme de quot pu voir dans le mutisme, fugiti-
le miroir ne renvoie plus que vement, le superbe La Terre qui
l'image de son cadre. flambe de Murnau, retrouve
récemment dans un asile psy-
chiatrique de Milan! Il reste a
espérer que la Cinémathéque de
Autre noeud de préoccupa-
Milan, désormais dépositatre du
tions pour les cinéastes présents
film. ne se contente pas de cette
a Digne: Ruiz, Syberberg et
tumide sortie.
Robert Kramer sont tous trois
traversés par une ménte interro-
gation de la figure paranviaque Yann Lardeau
PETIT JOURNAL

La Noce

La Noce {(al-'Irs) est un film tunisien réalisé par le collectif du


« Thédtre Nouveau » composé par Jalila Baccar, Mohamed Driss,
Fadhel Jaziri, Fadhel Jaibi, Habib Mesrouki. Ce film fut récemment
projeté a la Cinémathéque de Paris quelques mois aprés qu’il fut mon-
tré en marge des derniéres Journées Cinématographiques de Carthage
(novembre 1978). Refusé par la Quinzaine des réalisateurs et par la
semaine de la critique du Festival de Cannes, occulté par la critique
« spécialisée » dans les cinémas arabes et du tiers-monde, ce film a di
surprendre par la nouveauté de son-ton et de sa démarche.

Pour comprendre cette démarche, a la fois exemplaire et rigou-


reuse, et qui obtient un cinéma entier, il faut remonter loin. Le col-
lectifdu « Théatre Nouveau » est composé de personnalités compleé-
Personnalité réduite de toutes parts, de Halke Sanders mentaires qui font converger leurs diverses maitrises vers la réalisa-
tion d’une euvre commune. Comme son nom I’indique, ce collectif
a commencé par agir sur la scéne théatrale. Leur premier film, La
La Personnalité réduite de toutes tion de l'utilisation politique et Noce, est lui-méme inspiré d’une de leurs trois mises en scéne théa-
parts sociale de « notre » statut. A tra- trales, les deux autres étant L’Héritage et L'Instriction. D'ailleurs
vers un réseau de panoramiques cette origine théatrale de I‘ceuvre a été utilisée comme argument pour
Jutta Briickner, (dans Fais ce sur la ville, elle articule les diffé- dénigrer le film. Or. si effectivement certaines dictions ne prennent
que dois, advienne que poura} rentes étapes de travail, l'angle pas assez de distance vis-a-vis de la voix théatrale, l'image comme le
pour mettre en regard le roman tactique du projet. Des opéra- déplacement des personnages dans I'espace atténuent l’antécédent
familial d'une petite bourgeoise tions continuelles de glissement, théatral. Et ’écriture cinématographique s’impose en tant que telle
avec les transformations de des murs de la ville elle-méme, dans le dispositif théatral méme, c’est-a-dire en un espace clos et a tra-
l'Allemagne entre 1922 et 1975, aux photos de la ville, puis aux vers le dialogue quasi exclusif d’un couple.
utilise des photos anonymes, des photos réinscrites dans la ville,
photos de famille et celles font de ce film, par sa conception La Noce s'intégre aux préoccupations globales de ce collectif qui
d’Auguste Sander, comme rési- intrinséquement cinématogra- questionne la mythologie de la petite bourgeoisie de Tunis. De ce lieu
dus qu'elle interroge, juxtapose, phique et sa stratégie, un film si particulier représenté selon ses idiomes les plus spécifiques, La
feuillette. Mais plus que les ana- important {y compris pour la Noce atteint 4 l'universellement petit-bourgeois. Et c’est probable-
lytiques d’U lla Stock], nihilisme suite de ce Festival). ment en raison de ce non-déguisement de soi en fonction de l'image
de G. Stelly, et le trés attachant
que |’Autre vous renvoie que le film n‘a pas convaincu.
Mille chansons sans ton de Pour conclure, je cilerai, en
Claudia Holldack, qui concréti- dehors des films allemands, Joe Ul faut enfin mentionner l’efficacité de la stratégie de production de
sent tous des regards de femmes and Maxi une passionnante bio- ce collectif, lequel a tenu a prendre en charge la gestion économique
-dans un climat d'insécurité éco- graphie de Maxi Cohen (U.S.A.) de son film. La Noce. qui est un long métrage en noir et blanc, a couté
nomique et d'indifférence a leur qui utilise le cinéma comme Véquivalent de 150.000 francs. Au lieu de s’adresser comme de cou-
désir— sur le capitalisme comme cahier, au jour le jour, pour fil- . tume ala SATPEC en tant qu’organisme d‘Etat producteur, le collec-
systéme de culture, cest sans mer son pere. La Révélation de tifa préféré lui emprunter une grande part de la somme dont il avait
doute le film d’Helke Sanders La Vibekeh Lokkeberg (Norvége). besoin. Une telle production indépendante est le signe d'une précieuse
Personnalité réduite de toutes et Nature-Morte d’Elisabeth démarcation symbolique vis-a-vis de ‘Etat. Car celui-ci, capricieux,
parts qui ouvre une nouvelle Gujer (Suisse), Certains films
censeur et coercitif, fonde trés souvent le grand alibi de la pénurie
phase dans la prise de cons- allemands, sont repris au pro-
cience. Un film trés habile a tous créatrice. A.M.
gramme de Ja « Semaine d'agita-
égards. Sanders pointe le danger : tion» d’Histoire d°’Elles au
en se battant, un groupe de fem- Palais des Arts (Jes 9 et 10 juin
mes a fini par obtenir l’exclusi- pour le cinéma). Le Goethe Ins-
vité d’un reportage photographi- titut a acheté des copies. FR3
que sur Berlin, ot elles vivent. contribuera peut-étre 4 une dif-
Mais au lieu de prendre directe- fusion de ces films sur l'antenne,
ment les femmes pour objet, apportera peut-étre une contri-
objectifet l'intérét sont dépla- bution financiére au Festival de
cés par elles sur l‘omniprésent Sceaux l'an prochain. Entre
muir de Berlin, couvert de graffiti. temps, quelques distributeurs
Au passage, elles nous font accé- auront peut étre réagi....
der a une plate-forme d’ou on
Marie-Christine Questerbert
peut juger les deux c6tés du mur,
singulierement identiques. « Est- {.Rappelons qu’en 1974, le
ce la, la mére-patrie de l'espoir Groupe Musidora langait une
des femmes?» s'interroge l'une premiére expérience de Festi-
delles. en regardant Bertin-Est. val, qu’en 1973 la Fnac pre-
Les autorités administratives et nait la reléve au Gaumont
politiques de la ville supputaient Rive-Gauche. Et que depuis,
qu’un groupe de femmes photo- ces manifestations n‘avaient
graphierait d'autres femmes, pas été reconduites. A Sceaux,
Agées par exemple, ou miséreu- ce Festival International sera
ses. Sanders pousse le malen- annuel. Il n’incluait pas cette
tendu jusque dans ses demiéres année, les films indépendants,
conséquences. Elle pose la ques- dits expérimentaux. :
PETIT JOURNAL 71

IL edt été difficile de ne pas prendre corps avec la violence quand le Tandis que la femme couvre l'attrait du psychologique en maquil-
couple s‘enferme dans son appartement aprés le dépan du dernier lant ses mouvements et son visage d’excessive maniére. De grimace en
invité, qui tire son ambiguité de l’émergence de la parole et du geste masque, elle défait l'image de la mére dans les replis du vulgaire. Elle
de telle vérité die 4 l'atrophie de la conscience, sur le tard, fin de fete théatralise le grotesque. Elle vocifére. Mais finalement, de renacie-
bien arrosée. Face a face donc de [homme (interprété par M. Driss) ments en renillements, de haine en pleurnicheries, elle se paralyse
et de la femme (incamée dans J. Baccar) a envisager choc d'étincelles végétative. Elle réussit néanmoins a délabrer fe maternel refuge que
suite a la sortie active de celui qui aurait pu agir comme le troisiéme porte femme. Telle chute du mythe de la mére, lequel fait du couple
terme perturbateur. Nul besoin de ce classique troisiéme tour pour une subtilisation de l’instance de l’inceste, n'est pas des moindres pro-
que l’intimité du couple s’éveille infernale au soir de ce jour sepligéme fanations que propose d’intolérable facon La Noce.
que la coutume déleébre afin que I"hymen soit consacré, socialement
accompli, achevé. L’autre profanation majeure, elle aussi surdéterminée en grégarité
arabe, concerne la demeure, laquelle devient le lieu vide ou s‘essaient
Par Iinsulte, par la provocation, deux discours diront leur violence tels non-rapports (sexuels). Lieu vide et instable: en état de ruines
sans jamais s’atteindre vraiment. D'une violence qui est en-deca du avancées, plafond perméable a la pluie, fracas des pravats s'amonce-
besoin de la séparation ou de la rencontre. D’une violence immobile lant et faisant écho 4 lorage ; en chantier aussi: mais d'un chantier
qui ne pése pas sur les destinées, qui n'est pas moteur d’évolution. En vain qui risque d'étre 4 son tour enseveli suite a ‘annonce de |’avis de
somme, cela réfere 4 la scene de ménage : nécessaire et non produc- détruire.
trice de rupture, effe se ravive de sous les cendres mémes, itérative par Malgré la présence d’objets disparates glanés signes désignant le
le jeu de l’anesthésie et du surgissement de sa propre force. milieu petit-bourgeois de Tunis, tout semble désert dans cet apparte-
Il fallait procéder avec une elliptique hardiesse pour que le mariage ment. Et ca tourne autour du /it vide, a deux inoccupable. Tel effet
aboultisse si vite (au soir du jour septiéme) a ce qui menace en tous d’abandon est comme accentué par l'utilisation des miroirs qui ne
deux : la violence qui ne produit pas l’événement. Mais cette saisie de mettent pas le spéculaire au service du narcissisme, mais approfondis-
la vérité du couple n'est pas dite dans les termes mémes de !"humain, sent encore ]'espace afin de donner un plus a voir qui. de préciosité,
c’est-d-dire en tant que virtualité mesurant, jugeant le réel pour rendre ajoute a la déroute de la reconstitution et a la sensation d'un habiter
le vécu intense, subtil, nuancé. Le jeu de lellipse transporte telle vio- inhabitable.
lence au plan du symbolique. Cela s’installe d'emblée dans la repré-
sentation, mathématique, précise et raisonnée de ce qui dans la struc- Et rien ne pourrait advenir pour que restauration retape telle ruine.
ture du deux fonde l"écueil. La logique de ce couple se devine dans la résignation a cohabiter. Tou-
tefois le film ne se préoccupe pas de la fragilité d'un tel avenir. Si
De cet écueil-la nous ne sortirons jamais. Les deux lieux d’ot' éma- jextrapole ainsi c'est pour mieux introduire les deux scénes paroxy-
nent les discours sont ceux de l‘impuissance, cété homme, de I’hys- tiques qui constituent les deux ruptures majeures du rythme et qui
térie, cété femme. Ceci pour dire l’impossibilité des rapports (sexuels). dénoncent des revirements et des épuisements légitimant les suppu-
Ca décrit "impasse sur le mode du ne... pas. Certaines des percées et tations plus haut suggérées.
des scansions voudraient aborder le spectacle du cété de l’insuppor- Tl s’agit d'une part de la sortie de la femme sur le balcon en plein
table. Ca casse la séduction. Ca ne veut pas faire plaisir. Alors ¢a fait Orage et de son retour trempée et comme défaite par l’éleciricité
chier. condense dans I’air: douche froide qui transmute les énergies et pré-
C'est blafard, Ouvrez les yeux pour au mieux voir. C'est sombre. A pare le retrait vers la conciliation de dénommée femme. II s‘agit
peine profiterez-vous de quelque tache de lumiere. Telle obscurilé d’autre part du saccage de la robe de mariage par l’homme, entré dans
renforce l’effet de l'image, Elle attire le flux de I'attention au point ot une furie contenue orientant les ciseaux selon un dosage acharné et
les paroles, abondantes, passent a I'arriére, et perdent une part de rigide : autre scéne qui couronne I’étrange activité comme gymnasti-
leurs sens pour ne plus agir qu’en équivalence signalétique avec le que dalias homme et qui emblématise la dépense substitutive en état
bruitage qui remplace ici toute musique. La parole s‘avére plutét son de traversée de crise.
que sens. Bien que bavard, le film ne s’appuie donc pas sur le mot pour Film de la négativité toute qui a dd troubler ou géner ceux qui sont.
pallier fe manque de I'image. institutionnellement ou de convention, autorisés 4 parler, ici en
Le langage prononcé est pourtant beau; il s‘instaure comme [ait France, de cinéma arabe. Point d’identité a y défendre, ni de cause ol
fantasmatique : il constitue un débit verbal socialement enraciné dans se tremper, ni de soleil ot se noyer, ni de paysage ou s’illusionner, ni
ce qui fait obstacle au désir : il puise dans le proverbial, dans le mythi- dailleurs ot investir et projeter la réalisation de son manque. Simple
que ; et il fait trembler le stéréotype. fait de la représentation de la misére qui risquerait de ronger en tout
Si les mots ne sont articulés que pour désigner le lieu de la violence, lieu l"étre malgré l'agencement des parades, magie ou dieu.
la musicalité de I'ceuvre est orchestrée par la manieére avec laquelle la
camera se déplace, fouille l’espace, se proméne a travers des trajets qui Abdelwahab Meddeb.
brouillent toute velléité de reconstitution des passages et des clatures.
On ne sait comment se déplacent les protagonistes de la piéce aux
chiottes, puis 4 la cuisine. puis a Ja salle d’eau, puis au débarras...
Labyrinthiquement remémorées, les cloisons se dérobent a leur édi-
fication par égard au déploiement scénique.
Et le rythme s‘impose par l’organisation méme du fil des images qui
ponctue les temps forts et les silences ou ca respire. De phrasés en
répons, c’est l’espace filmé qui imprime aux personnages la tempora-
lité de leur jeu respectif. Et de la particularisation du souffle, du com-
ment ca explose et ca se retient, de la qualité de qui s*emmure ou
expectorie, s‘expose la différence gestuelle qui exile davantage l'une
figure de sa voisine.

L'homme joue au fonctionnel, au mécanique. Horloge que rien ne


trouble, pas méme le plus vindicatif
des ressentiments, Ja plus criante
des insatisfactions. Tenacité de l'aveuglement le plus imperturbable.
Citadelle qui dresse ses herses pour interrompre le fléau. Aucune
verité ne pourrait l'atteindre. A bord du feu des nerfs, il contréle sa
dépense au point ou ¢a tourne fixé par son moyeu afin que rien de sa
patente misere ne soit pris en compte. Ce qu'on croirait étre son inex-
pugnable force se découvrirait, topiquement et 4 la longue, comme
jouant a sa perte : ne savez-vous pas que toute mécanique est destinée
a l'usure ?
PETIT JOURNAL
mobilise pour refaire du social, du social chaud. de la discussion
chaude, done de la communication. 4 partir du monstre {roid de
Pextermination. On manque d’enjeux, d’investissement, d’histoire. de
parole. C'est ca le probleme fondamental. L’objectif est donc d’en
HOLOCAUSTE (suite) produire 4 tout prix, et cette émission était bonne pour ca: capter la
chaleur artificielle d'un événement mort pour réchaulfer le corps mort
du social. D’ou l'addition encore de medium supplémentaire pour
renchérir sur l’eflet par feed-back : sondages immédiats sanctionnant
Le point de vue l'effet massifde I’émission, l’impact collectifdu message — alors que
ces sondages ne vérifient bien entendu que le succés télévisuel du
de Jean Baudrillard medium lui-méme. Mais cette confusion ne doit jamais étre levée.

De la. il faudrait parler de la lumiére froide de la télévision. pour-


quoi elle est inoffensive pour l’imagination (y compris celle des
L’oubli de l‘extermination fait partie de extermination, car c'est
enfants) pour la raison qu'elle ne véhicule plus aucun imaginaire et
aussi celle de la mémoire, de l'histoire. du social, etc. Cet oubli-la est
ceci pour Ja simple raison que ce n'est plus une image. L’opposer au
aussi essentiel que ['événement. de toute fagon introuvable pour nous,
inacessible dans sa vérité. Cet oubli-la est encore trop dangereux, il cinéma doué encore (mais de moins en moins parce que de plus en
plus contaminé par Ja télé) d'un intense imaginaire — parce que le
faut Peffacer par une mémoire artificielle (aujourd*hui ce sont partout
tes mémoires artificielles qui cffacent la mémoire des hommes, qui
cinéma est une image. C’est-a-dire pas seulement un écran et une
eflacent les hommes de leur propre mémoire). Cette mémoire artifi- forme visuelle, mais un miyrhe, une chose qui tient encore du double,
du phantasme, du miroir, du réve, etc. Rien de tout cela dans "image
cielle sera la remise en scéne de ]’extermination — mais tard, bien trop
« télé », qui ne suggére rien, qui magnétise, qui n’est, elle, qu'un écran,
tard pour qu'elle puisse faire de vraies vagues et déranger profondé-
méme pas: un terminal miniaturisé qui, en fait, se trouve immédia-
ment quelque chose, et surtout, surtout a travers un médium lui-
méme froid, irradiant loubli, la dissuasion et l’extermination d'une tement dans votre téte - c’est vous l’écran, et la télé vous regarde - en
transistorise tous les neurones et passe comme une bande magnétique
fagon plus systématique encore s‘1] est possible, que les camps eux-
mémes. La télé, Véritable solution finale a lhistoricité de toul événe- — une bande. pas une image.
ment, On fait repasser les Juifs non plus au four crématoire ou a la
chambre 4 gaz, mais a la bande-son et a la bande-image, a l’écran Le Troisiéme Homme ala TV : finie l'aura du film. Finie la séduc-
tion propre au cinéma et 4 son image, cette qualité. ce charme cet
cathodique et au micro-processeur. L’oubli, l’'anéantissement atteint
enfin par 1a 4 sa dimension esthétique — il s‘acheve dans le rétro, ici envoutement. qui, quel que soit le film, vous capte. Disparition deéfi-
nitive de cette aura dont parle Benjamin, liée ici a l'image comme ori-
enfin élevé a Ia dimension de masse.
ginal (tel celui d’une ceuvre d'art), 4 ]’ici et maintenant, a une présence
singuliére, qui était maximale dans la forme rituelle. mythique et cére-
L’espéce de dimension sociale historique qui restait encore a loubli
sous forme de culpabilité. de latence honteuse, de non-dit. n’existe
moniale, rayonnante encore dans la forme esthétique, avec déja
méme plus. puisque désormais « tout le monde sait ». tout le monde
cependant une grande déperdition, et minimale dans la sphére élec-
a vibré et chialé devant I'extermination — signe sir que «ca» ne se
tronique TV.
reproduira plus jamais. Mais ce qu'on exorcise ainsi a peu de frais, et
au prix de quelques larmes. ne se reproduira en effet plus jamais, parce
La lumiére vient de derriére l’écran. Important?
que c’est depuis toujours en train, actuellement, de se reproduire, et Journal TV: Chine-Vietnam, Meétallurgie en gréve, Car-
précisément dans la forme méme ou on prétend le dénoncer, dans le
ter/Begin/Sadate, Vacances scolaires. Magie dissuasive des faux com-
medium méme de ce prétendu exorcisme:; la télévision. Méme pro- promis des solutions absurdes mais non contradictoires, etc.
Contradiction incluse, reprise en circuit intégré. on n*explose pas,
cessus d’oubli, de liquidation, d’extermination, méme anéantisse-
ment des mémoires et de histoire. méme rayonnement inverse,
on implose. J.B.
implosive, méme absorption sans écho. méme trou noir qu’Ausch-
witz. Eton voudrait nous faire croire que la TV va lever I'hypothéque
d’Auschwitz en faisant rayonner une prise de conscience collective,
alors qu'elle en est la perpetuation sous d’autres espéces, sous les aus-
pices cette fois non plus d'un fiew d’anéantissement, mais d'un
medium de dissuasion. COMMUNIQUE TELEVISION
Ce que personne ne veut comprendre, c’est que Holocauste est
d‘abord (et exclusivement) un événement, ou plutét un objet rélévisé
(régle fondamentale de MacLuhan, qu’il ne faut pas oublier), c’est-a- Nous avons regu de Mr Claude Beylie CINE-CLUBLN.A. cet été sur T.F.!
dire qu’on essaie de réchauffer un événement historique froid. tragique et Henry Moret la lettre suivante
quis nous prient de porter @ la Comme I'an dernier, la série
mais froid. le premier grand événement des systémes froids, des sys- «Caméra Je» diffuse cet été plu-
connaissance de nos lecieurs.
témes de refroidissement, de dissuasion et d’extermination qui vont sieurs films produits par l'Institut
ensuite se déployer sous d'autres formes (y compris la guerre froide, National de l'Audiovrsuel (dont cer-
etc.) et concernant des masses froides (les Juifs méme plus concernés Par lettre recommandée, en date tains en co-production), ces films for-
par leur propre mort, et l'autogérant, éventuellement, masses méme du 18 avril, Me Mandel nous mant une série autour de la fiction.
plus révoltées : dissuadées jusqu’a la mort, dissuadées de leur mort demande de vous prier de bien vou- Chaque progrimme sera précédé
méme) de réchaufter cet événement froid 4 travers un medium froid, loir insérer dans votre prochain dune séquence de présentation et
la télévision. et pour des masses elles-mémes froides, qui n’auront 1a numéro Ie communiqué suivant, sans d'un entretien avec le réalisateur.
autre précaution d’emplacement ni
oceasion que d’un frisson tactile et d'une émotion posthume., frisson
de dimension : Sept films au programme :
dissuasif lui aussi, qui les fera verser dans l’oubli avec une sorte de
bonne conscience esthétique de la catastrophe. « La photographie de Jean Renoir Les Indiens sont encore loin (Patricia
publiée dans le n°78 de la revue Moraz): 12 juillet
Pour réchaufler tout cela, il n’était pas de trop de toute l’orchestra- Ecran 79 est I"euvre de Monsieur Ley Epacvés du naufrage (Ricardo
tion politique et pédagogique qui est venue de partout tenter de rendre Jacques Raynal. Reproduction inter- Franco): 26 juillet
un sens a l’événement (I"événement télévisé cette fois). Chantage pani- dite » Le Fils puni (Philippe Collin) : 2 aoat
que autour des conséquences possibles de cette émission dans l’ima- Flummes (Adolfo Arrieta): 9 aout
Je vous remercie par avance de Les Enfants du placard (Benoit Jac-
gination des enlants et des autres. Tous les pédagos et travailleurs bien vouloir publier ce « rectificatil», quot): 16 aotit
sociaux mobilisés pour filtrer la chose, comme s'il y avait quelque et vous prie d'agréer Iexpression de Omoon on la cité du nom de Dieu
danger de virulence dans cette résurrection artificielle ! Le danger était mes sentiments confraternels. (Luqman Latcef Keele): 23 xout
bien plutét inverse : du froid au froid, l'inertie sociale des systemes L’Hypothése du tableau volé (Raul
froids, de la TV en particulier. II fallait donc que tout le monde se Claude Beylic, Henry Moret Ruiz): 30 aodt
A paraitre

CATHTERS
DL
CINEMA
Numéro Hors-Série

JEAN RENOIR
ENTRETIENS; PROPOS SUR MES FILMS
Ce volume, 4 paraitre fin octobre, réunira les entretiens de Jean Renoir
publiés dans cing numéros des Cahiers du Cinéma épuisés depuis longtemps,
et les déclarations du cinéaste au cours d’un certain nombre d’émissions télévisées, encore jamais publiées.

I
Entretiens parus dans les Cahiers
1) Avec Jacques Rivette et Frangois Truffaut : n° 84 (avril 1954)
2) Avec Jacques Rivette et Francois Truffaut (suite): ne 35 (mai 1954)
3) Avec Jacques Rivette et Francois Truffaut : no 78 (Spécial Jean Renoir Noél 1957)
4) Avec Michel Delahaye et Jean-André Fieschi : n° 180 (juillet 1966)
5) Avec Michel Delahaye et Jean Narboni: n° 196 (décembre 1967)

II
Entretiens télévisés
1) «Jean Renoir vous parle » (1962)
2) « Renoir le patron » (de la série « Cinéastes de notre temps », (1967)
~ la recherche du relatif
— la régle et l'exception

ITI
Propos de Jean Renoir
1) Propos rompus (Cahiers, n° 155, mai 1964)
2) Présentation de mes films (télévision, 1962)

Sect - mm Iconographie

BULLETIN DE SOUSCRIPTION
inédite

TR N Valable jusqu’au 30 septembre 1979

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Photocomposition, photogravure, PMF, 35, rue de l'Ermitage, 75020 Paris
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BANDE DESSINEE, FANTASTIQUE
POP-MUSIC, VOYAGES.
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Michel Houle |
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Ne 302 JUILLET-AOUT 1979
FRANCIS COPPOLA ET « APOCALYPSE NOW»

Au coeur des ténébres, par Serge Toubiana p.5

Entretien avec Francis Coppola, par: David Alper et Lise Bloch-Morhange p.7

CANNES 1979 .
Festival, tribune, vitrine, par Serge Toubiana p. 25

« Le cinéma du monde », par Daniéle Dubroux p. 29

Les anciens et le nouveau, par Serge Le Péron p. 33

Les objets et les coups, par Nathalie Heinich p. 37

A propos de Dalla Nube alla Resistenza (Straub-Huillet), par Jean-Pierre Oudart p. 43

Les minutes d’un colloque {« Création et techniques »), par Serge Daney p.44

L'ETRE-ANGE AU CINEMA
Evanouissements, par Alain Bergala L‘enfant, lange, l’extermination et le crime, par Jean Louis Schefer p. 47

CRITIQUES

La Drélesse (J. Doillon), par Serge Daney — L'‘Hypothése du tableau volé (R. Ruiz), par Yann Lardeau p. 56

La Vengeance d'un acteur (Ichikawa K.,) par Charles Tesson — Les Saeurs Bronté (A. Téchiné), par Bernard Boland p. 61

PETIT JOURNAL

Nicholas Ray — Lettre de Hollywood, par Bill Krohn — Monte Hellman 4 Cannes p. 63

La crise du cinéma francais dans !a presse, par Serge Toubiana p. 67

FESTIVALS 1. Digne, par Yann Lardeau — 2. Sceaux, par Marie-Christine Questerbert p. 68

La Noce, film tunisien, par Abdelwahab Meddeb — HOLOCAUSTE (suite). Point de vue, par Jean Baudrillard p. 70

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