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CINEMA356
hia! SOMMAIRE/REVUE MENSUELLE/FEVRIER 1984
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jusqu’au 29 février 1984

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Collection Ecrit sur l'image


Sophie Calle Suite vénitienne
Jean Baudrillard Please follow me 65 F

Raymond Depardon Le désert américain 75F

Jean Gaumy Les incarcérés


Yann Lardeau L’utopie pénitentiaire 65 F

Gilles Mora Claude Nori L’été dernier


Manifeste photobiographique 65 F

Claude Klotz, Patrick Zachmann Madonna! 75 F

Xavier Lambours Ciné-monde


Michel Cressole Qu’est-ce qu’ils ont de plus que nous ? 88 F

Collection Essais
Michel Chion La voix au cinéma 78F

André Bazin Le cinéma frangais de Ja libération a Ja


nouvelle vague 88F

Co-édition Cinémathéque franeaise/Cahiers du cinéma


Dudley Andrew André Bazin 88 F

Collection Ecrits
Carl Th. Dreyer Réflexions sur mon métier 88 F

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aux Editions de |’Etoile - 9, passage de la Boule-Blanche 75012 Paris
N° 356 FEVRIER 1984
« FENETRE SUR COUR » D’ALFRED HITCHCOCK
Le quatriéme cété, par Michel Chion p. 5
« EUROPE 51 » DE ROBERTO ROSSELLINI
Celle par qui le scandale arrive, par Alain Bergala p. 9
REDACTEUR EN CHEF
Serge Toubiana « E LA NAVE VA » DE FEDERICO FELLINI
REDACTEUR EN CHEF ADJOINT Le rhinocéros et la voix, par Pascal Bonitzer p. 14
Alain Bergala
TABLE RONDE SUR LA CRITIQUE
REDACTION Le point critique : table ronde avec Olivier Assayas, Alain Bergala, Serge Daney et
Olivier Assayas
Jean-Claude Biette Serge Toubiana p. 19
Pascal Bonitzer
Michel Chion LE PALMARES 1983 DES LECTEURS DES CAHIERS p. 28
Jean-Louis Comolli LE CINEMA FRANGAIS A L’HEURE DES NOUVEAUX MEDIAS
Serge Daney
Daniéle Dubroux Le « scénario frangais », par Serge Toubiana p. 29
Jean-Jacques Henry
Yann Lardeau Le projet Canal Plus: Entretien avec René Bonnell, par Serge Le Péron et Serge
Serge Le Péron Toubiana p. 32
Jean Narboni
Jean-Pierre Oudart LETTRE DE HOLLYWOOD
Alain Philippon
Guy-Patrick Sainderichin Nucléaire : Danger immédiat, par Bill Krohn p. 36
Louis Skorecki
Charles Tesson AVANT-PREMIERE TECHNIQUE : LE SHOWSCAN
CORRESPONDANT La pensée sauvage, par Bill Krohn p. 42
A LOS ANGELES
Bill Krohn La civilisation a l’ére post-Lumiére, entretien avec Douglas Trumbull, par Bill Krohn
et Harley Lond p. 44
SECRETARIAT DE REDACTION
Claudine Paquot LA QUATRIEME DIMENSION
et Yann Lardeau
Voulez-vous jouer a Twilight Zone avec moi ?, par Olivier Assayas p. 51.
DOCUMENTATION,
PHOTOTHEQUE CRITIQUES
Catherine Frochen
Une Butterfly d’aprés-guerre (Nuages flottants), par Alain Philippon p. 57
CONSEILLER SCIENTIFIQUE Alice au pays de Peter Pan (La Ville des pirates), par Yann Lardeau p. 59
Jean-Pierre Beauviala
Silence elle tourne ! (Tricheurs), par Charles Tesson p. 60
ADMINISTRATION
Clotilde Arnaud NOTES SUR D’AUTRES FILMS
ABONNEMENTS Concile d'amour, Adieu foulards, Canicule, La Cage aux poules, Le Choix des
Evelyne Medves Seigneurs, Christine, Krull, Le Lézard noir, Mégavixens, Mi-Figue, mi-raisin, Les
Monty Python a Hollywood, Retenez-moi ou je fais un maiheur, Ronde de nuit, Un
MAQUETTE
Paul Raymond Cohen train s'est arrété p. 62
d’aprés Jacques Daniel

PUBLICITE
A nos bureaux LE JOURNAL DES CAHIERS N°40
343.92.20
page I. Lettre de Rome «Le mauvais ceil», par page X. Bréves, bréves, bréves, par Vincent Ostria.
GERANTS Serge Toubiana. Télé privée sur FR3 ?, par Vincent Ostria.
Serge Toubiana page Il. 6° Festival des trois continents. Sous les page XI. Courriers de Londres par Fabrice Revault
Clotilde Arnaud néons de Mexico, par Charles Tesson, d'Allones et Dominique Joyeux.
page IV. Lettre de Tokyo. Bilan de la production How can | love a man (when | know he don’t want
DIRECTEUR cinématographique: Les paravents du cinéma
DE LA PUBLICATION me) d’Anne-Marie Miéville, par Alain Bergala.
japonais, par Bertrand Raison. page Xil. Photo. Un art de la discrétion, par Alain
Serge Daney
page V. 6¢ Festival vidéo 4 Tokyo : Vidéo des famil- Bergala et Daniéle Boone.
les, par Bertrand Raison. page XIV. Vidéo. Bill Viola: la vidéo selon Saint
page VI. Cinéma, prénom musique, note d’un mon- Jean, par Raymond Bellour. Nam June Paik: Le
treur de films incertain(s), par Dominique Paini. droit au direct, par Jean-Paul Fargier.
page VII. Portrait d’une actrice : Anne Alvaro, une page XV. Les livres et l’édition. Eric von Stroheim,
voix venue d’ailleurs, par Alain Philippon. Phomme que vous auriez aimé hair, par Vincent
page VIII. Festival de Valence : Cinéma et liberti- Ostria.
CAHIERS DU CINEMA - Revue nage. Parties de chasse, par Alain Philippon. page XVI. Informations.
mensuelle éditée par la s.a.ri.
Editions de Etoile
Adresse : 9, passage de la Boule-
Blanche (50, rue du Fbg-Saint- En couverture : Fenétre sur cour d’Alfred Hitchcock
Antoine).
75012 Paris Edité par les Editions de I’Etoile - SARL au capital de 150000F - RC 5? B 18373. Commission paritaire
Téléphone : 343.92.20 (lignes n° 67650 - ODépdt ldgal. Photocomposition, photogravure + Waliques, 75018 Paris - Imprimé par Laboureur,
groupées) 76011 Paris. Photogravure couleur G.C.O.
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« We become a race of peeping-toms » ames Stewart, Grace Kelly et Thelma Ritter dans Rear Window d’Alfred Hitchcock).
« REAR WINDOW » D’ALFRED HITCHCOCK

LE QUATRIEME COTE
PAR MICHEL CHION

4
Une des principales difficultés dans un scénario comme celui
de Fenétre sur cour était, j’imagine, de rendre complice le spec-
tateur, tout le long du film, d’un comportement de pur voyeu-
tisme chez les héros — puisque ceux-ci, jusqu’a la fin exceptée,
ne sont pas mis en danger par le meurtrier potentiel dont ils
guettent le comportement, et qu’ils n’ont méme pas a défendre
quelqu’un, le crime étant déja commis quand ils commencent 4
s’intéresser 4 cet homme.
Or, cette difficulté est abordée de front, en lachant le mor-
ceau au début du film : dans la premiére scéne de Jeff (James
Stewart) avec sa masseuse-infirmiére, Stella (Thelma Ritter) —
celle-ci coupe I’herbe sous le pied au spectateur, en émettant
une condamnation sans ambiguité. Le mot est dit: « we
become a race of peeping-toms », nous devenons une race de
voyeurs, Cette condamnation est en fait comme une autorisa-
tion, et Stella elle-méme sera, le moment venu, la plus coopéra-
tive dans le jeu, et la plus fertile en imaginations morbides sur
le meurtre de la fen€tre d’en face.
En revanche, il y a bien quelque chose qui n’est jamais dit ni
évoqué de tout le film, et qui ne doit pas l’étre — car sur sa for-
clusion repose tout le fonctionnement de Phistoire —, c’est en
Voccurence le guatriéme cdié de la cour, celui auquel appar-
tient le deux-piéces cuisine de James Stewart, car ce quatriéme
cété ne peut que comporter lui aussi plusieurs appartements,
d’ou d’autres personnes pourraient remarquer tout aussi bien
le manége de Thorwald, le tueur, et les événements dramati-
ques qui s’y déroulent parfois @ fenétre ouverie — tel le
moment ot Thorwald empoigne violemment Lisa (Grace Kelly)
qui s’est introduite chez lui, et se prépare visiblement a la met-
tre 4 mal. La encore, la scéne est montrée comme si, en face des
trois parois de Ja cour que nous voyons sams cesse en gros et en
détail, il n’y avait qu’un appartement et qu’une fenétre, celle
de James Stewart.
Notons aussi qu’il y a deux endroits de cet appartement ot
nous n’entrons jamais, et oh nous voyons Grace Kelly entrer
sans la suivre. Ce sont la chambre et la cuisine, dont les portes
donnent sur le séjour en se faisant vis-a-vis.
Tout cela est, bien sir, justifié au départ par la régle du point
de vue de James Stewart : sa jambe dans le platre l’empéche de
marcher, il ne sortira pas de cette piéce de séjour unique, et
nous ne sommes pas censés en voir plus qu’il n’en voit, tout en
le voyant lui-m&me — selon la régle qui commande [’identifica-
tion au cinéma — inscrit dans espace ot son regard circule
6 « REAR WINDOW » D’ALFRED HITCHCOCK
librement, c’est~a-dire celui de sa piéce de séjour. L’autre moment de « sortie », celui-la trés remarqué, et qui
Ici, application de cette régle du point de vue revient a invi- dailleurs est fait pour l’étre, c’est l’épisode de la mort du petit
ter tout le public 4 partager le petit appartement du héros, en chien — lorsque le couple de retraités sans enfants qui habite
lui faisant oublier, comme aux personnages du film, qu’il peut un des étages élevés découvre, le soir, le cadavre de leur
y avoir du méme cété de la cour d’autres appartements, d’ot « enfant chéri » allongé en bas sur le sol, et que les cris, les
Yon peut voir aussi bien et peut-étre mieux ce qui se passe chez pleurs, l’anathéme de la vieille dame (« pourquoi ne pouvons-
Thorwaid. nous nous aimer ? ») attirent 4 leurs fenétres et leurs balcons
A cette régle, il y a au moins, dans le film, quatre entorses, tout le petit monde de la cour : le couple des jeunes mariés qui
dont l’une est tout 4 fait explicite et s’affiche comme telle, et désertent un moment ensemble le lit conjugal, la « Miss Coeur
dont les autres sont plus discrétes. Parlons d’abord de Solitaire » du rez-de-chaussée, les invités de la « party » que
celles-ci : elles sont généralement inapercues. La premiére se donne Ie jeune compositeur, etc. (tous, sauf Thorwald, évi-
situe tout au début : James Stewart est endormi sur son fau- demment).
teuil d’invalide, sa téte couverte de sueur repose prés du rebord « C’est le seul moment du film, dit Truffaut a Hitchcock qui
de la fenétre, et i] fourne Je dos a4 la cour. Celle-ci, qui s’éveille acquiesce, oi la mise en scéne change de point de vue ; on
pour une nouvelle journée de canicule new-yorkaise, nous la quitte Pappartement de Stewart, la caméra s’installe dans la
parcourons du regard comme James Stewart peut l’entendre en cour, vue sous plusieurs angles, et la scene devient purement
sommeil, avec son vacarme réverbéré de sons de radio, de cris objective ». Et, de fait, c’est la premiére fois, effectivement,
d’enfant, de klaxons et de sirénes de bateaux — mais comme il que les habitants d’en face sont vus non pas de Join, « grossis »
ne peut pas encore la voir. En méme temps, elle apparait et écrasés par une optique de longue focale, mais de prés, dans
comme une sorte de prolongement de son crane plein de réves. une perspective « normale », et sous des angles qui, du point
C’est dans la méme position et le méme état de sommeil que de vue de la hauteur, ne sont pas ceux que nous avions de la
nous retrouverons James Stewart, plus loin, pour une autre fenétre de James Stewart. Il y a aussi un extraordinaire plan,
échappée apparente de son point de vue : lorsque nous voyons, extrémement bref, qui nous montre en entier toute la cour.
de sa fenétre, Thorwald sortir nuitamment avec une mysté- Toute ? En fait, seulement la partie qui est en face des fenétres
rieuse femme en noir. de Stewart, mais voila : nous avons bien cru la voir toute, et
Ty a un certain charme propre aux films qui commencent c’est bien ce qui était recherché dans ce point de vue apparem-
par le réveil d’un homme, et qui nous conduisent ensuite dans ment objectif mais continuant a oublier le quatriéme c6té. Et il
son point de vue : je pense au Procés de Welles, 4 La Cité des est fort probable que l’unanimisme brouillon de cette séquence
femmes, 4 la partie centrale de La Femme de l’Aviateur, et of au demeurant trés émouvante, dans son mélange rapide de
il apparait que c’est le monde réel qui est onirique. De sorte points de vue « cassés » et disloqués, est 14 pour nous faire
qu’on peut dire qu’il n’y a pas vraiment entorse au point de vue croire que la cour se rassemble et que nous la voyons toute, et
quand Je personnage dort et que l’action commence ou se pour- pour ne pas laisser le temps de se construire, de consister, a la
suit sans lui. conscience d’un quatriéme cété.
Lespace, dans Fenétre sur cour, adopte donc la forme com- On pourrait d’ailleurs se demander si une exclusion si radi-
plétement imaginaire d’un céne dont la pointe est constituée cale, et si essentielle au fonctionnement du film, n’est pas sans
par la piéce de séjour de James Stewart (ou, si l’on veut, par le rapport avec ce que, dans son article 4 propos de « La Suture »
crane de celui-ci couché horizontalement dos a la fenétre) et qui (Cahiers n°211 et 212), Jean-Pierre Oudart disait de l’escamo-
va en s’ouvrant sur la cour et au-dela sur le monde. Et il s’agit tage d’un quatriéme cété sur lequel se construit le cinéma qu’il
de maintenir le spectateur dans l’oubli que le petit appartement appelle « subjectif ».
de James Stewart ne peut former 4 lui tout seul Ie vis-a-vis de
cette vaste cour. 2.
Il y a pourtant deux moments du film ot nous sortons de la L’utilisation du son, sur laquelle il y aurait beaucoup a dire,
piéce, et ot: nous sommes exposés 4 le voir, ce quatriéme cdté contribue évidemment a aspirer l’attention complétement du
« oublié ». De fait, nous le voyons bien a la fin, lorsque James c6té de la cour : les sons entendus, de radios, de bouts inaudi-
Stewart est éjecté par la fenétre et tombe dans la cour, mais ala bles de conversations, de jeux d’enfants, de piano, de rue, de
faveur d’un découpage trés morcelé et de l’intensité de la situa- ville, sont faits pour @tre rapportés 4 ce que nous voyons en
tion, nous ne nous avisons pas de ce qu’implique sa découverte face. Mais il y a au moins un son d’ambiance, qui joue un réle
(et si mon souvenir ne me trompe pas, il n’y aurait pas de fené- d’autant plus secret et important qu’il n’est pas rapportable a
tres allumées et habitées, sur ce quatriéme cété). un locataire d’en face, et qu’il est donc, par rapport aux autres,

Hitchcock, a gauche, régle la place des acteurs. Grace Kelly et James Stewart dans Rear Window.
Fy a er .
LE QUATRIEME COTE

7. eee cis
James Stewart et Grace Kelly dans Rear Window.

hors-lieu : ce sont les gammes que fait une cantatrice invisible. qui comporte, « cdté cour » (il ne s’agit pas de la méme cour)
Je me plais a croire que cette voix féminine apporte ici, dans ce et « cdté jardin », deux portes donnant sur des piéces of l’on
tissu musical et sonore, quotidien et localisé qui arrive de la nentre pas — A quoi l’immobilité forcée de James Stewart
cour comme d’une gigantesque fosse a sons, un élément libre, vient rajouter un nouveau trait de contrainte théatrale.
échappant a toute nécessité de localisation. N’oublions pas que Ferétre sur cour vient immédiatement
C’est d’ailleurs une de ces séquences monotones de la canta- aprés Dial M for murder (également avec Grace Kelly) et quel-
trice invisible que nous entendons le premier soir, avant I’arri- ques années aprés La Corde (que je n’ai jamais vu) comme
vée, silencieuse et impromptue, de Grace Kelly — et juste avant étude de théatre filmé.
ce silence merveilleux et bouleversant qui se referme littérale- Poussons a ’absurde notre idée, et imaginons une version
ment sur le baiser des deux amants, dans ce reflux étonnant et théAtrale de Fenétre sur cour : les personnages regarderaient
si bien préparé des vagues sonores qui n’ont cessé de battre par exemple face A nous, et nous ne verrions pas la cour, elle
avec bruit sous la fenétre de James Stewart depuis le début du existerait par le son, et par les remarques et les réactions des
film. personnages dans l’appartement. Dispositif un peu laborieux,
On verra dans tout le film que, de méme que Godard dans qui se retrouve cependant dans certains moments de théatre —
Prénom Carmen « ouvre » et « ferme » a volonté le bruit de la ot espace gigantesque (de bataille, de cérémonie, etc.) que les
mer, Hitchcock ouvre et ferme librement la rumeur de la cour, acteurs de la piéce découvrent et commentent, ils le voient en
selon le besoin qu’il a, soit d’attirer l’attention de James Ste- regardant vers le public, créant ainsi une sorte de céne imagi-
wart (et du spectateur) vers l’extérieur, soit au contraire, de naire qui s’évase a l’infini 4 partir de la scéne.
« refermer » la scéne sur le petit théatre de la piéce de séjour et En quelque sorte, dans Fenétre sur cour, V'escamotage du
sur la scéne de ménage intime de Lisa et de Jeff (1). quatriéme cété autour de Vappartement de James Stewart, ce
La référence an thédtre n’est méme pas une interprétation < serait pour faire fonctionner la greffe étrange et magique d’un
e’est Grace Kelly qui I’énonce, lorsqu’en refermant le rideau de appartement de théatre sur une cour de cinéma. M.C.
la fenétre, elle promet 4 James Stewart, qu’elle frustre de son
spectacle, une compensation en sa personne de femme, se pro- FENETRE SUR COUR (REAR WINDOW). U.S.A. 1954.
posant elle-méme comme « coming attraction ». Réalisation ;| Alfred Hitchcock. Scénario: John Michael
L’appartement de Jeff est évidemment construit et filmé Hayes d’aprés une nouvelle de Cornell Woolrich (William
comme une scéne de théétre a quatre cétés, si on veut bien Irish). [mages : Robert Burks. Montage : George Tomasini.
admettre ce paradoxe. Impression fortement marquée par la Musique : Franz Waxman. Production: Alfred Hitchcock.
structure de son espace : une piéce montrée souvent en largeur, Interprétation : James Stexart, Grace Kelly, Wendell Corey,
Thelma Ritter, Raymond Burr, Judith Evelyn, Ross Bagdasa-
(1) Je réserve 4 un essai, en cours d’achévement, sur « Le Cinéma comme art rian, Georgine Darc, Jesslin Fax, Irene Winston. Distribution :
sonore » une étude plus détaillée de la construction musicale et sonore du film. Cinéma International Corporation. Durée ; 1 h 52.
Ingrid Bergman et Sandro Franchina dans Europe 37 de Roberto Rossellini.
« EUROPE61 » DE ROBERTO ROSSELLINI

CELLE PAR QUI


LE SCANDALE ARRIVE
PAR ALAIN BERGALA

« Me maintenir présent dans ta proximité @autrui


qui s’éloigne définitivernent en mourant, prendre sur
moi la mort d’autrui comme la seule mort qui me
concerne, Voila ce qui me met hars de moi et est la
seule séparation qui puisse m’ouvrir, dans son
impossibilité, 4 ’Ouvert d’une communauté ».
Maurice Blanchot

Europe 51 vient a point, aprés la ressortie récente de Strom-


boli, pour nous redonner une idée claire de ce que peut le
cinéma quand un homme de l’envergure morale et artistique de
Rossellini s’en empare et fait sans ambages le portrait indirect
et en direct de son époque.
Il n’est peut-étre pas inutile, car l’ceuvre de Rossellini semble
@tre en train de traverser son purgatoire, de rappeler qu’avec
ses quatre Bergman-films (Stromboli, 1949 ; Europe 51, 1952 ;
Voyage en Italie, 1953 : La Peur, 1955) Rossellini était en train
@inventer rien de moins que le cinéma moderne et que la plupart
des cinéastes francais qui nous importent aujourd’hui, quelque
trente ans aprés, Godard, Rivette, Rohmer, Truffaut, Straub,
ont appris dans ces films-la, et dans quelques autres de Jean
Renoir, que le cinéma est avant tout affaire de morale, que la
meilleure fagon de filmer est toujours la plus simple, que l’art
véritable fuit comme la peste les effets artistiques, que la vraie
liberté passe par la logique et se moque des régles et des habitu-
des, et qu’il ne faudrait filmer qu’en état d’urgence et de néces-
sité.
De ces quatre films interprétés par Ingrid Bergman, qui tour-
nent tous autour des difficultés d’un couple dans l’aprés-
guerre, Eurape 51 est sans aucun doute le plus ambitieux, ©
comme en témoigne le titre, bien qu’il repose sur cette croyance
cinématographique, somme toute modeste, selon laquelle une
petite fiction d’une heure et demie, quasi familiale, largement
autobiographique, peut rendre compte de I’état du monde,
dans ce coin d’Europe, 4 ce moment précis de son histoire.
« On m’a reproché, disait Roberto Rossellini, d’avoir été pré-
somptueux dans Europe 51, le titre méme a choqué. Dans mon
esprit c’était tres humble ; je voulais dire trés humblement ce
que je sentais de notre vie d’aujourd’hui. Je suis un pere de
famille : done la vie de tous les jours doit m’intéresser. » Cette
ambition — faire le portrait de son temps — est des plus hautes
et pourtant cette humilité n’est pas feinte, elle refléte simple- -
ment l’attitude de Rossellini, par rapport au cinéma, qui n’est
pas sans rappeler celle d’un Godard, aujourd’hui, lorsqu’il
déclare qu’il faut filmer les choses avant qu’on ne les nomme,
pour pouvoir précisément les nommer. « Notre facon de con-
cevoir les choses est toujours verbale, on ne fait pas vraiment
des images mais plutét des illustrations, L’illustration illustre le
verbal et a donc tendance a étre démonstrative. Il faut revenir @
10 « EUROPE 51 » DE ROBERTO ROSSELLINI
une sorte de vision primordiale et innocente. » Non, ce n’est prendre conscience que son drame individuel s’inscrit dans une
pas Godard qui parle de son dernier film, mais Roberto Rossel- situation historique et sociale plus large. Il va lui faire connaitre
lini qui parle du cinéma 4 la fin de sa vie. Tout est dit : un un monde dont elle était totalement coupée dans son univers
cinéaste qui voudrait illustrer au cinéma une analyse préalable, protégé : des gens du peuple, le monde de la misére, de la pros-
scénarisée, de la situation de l’Europe en 51, serait présomp- titution, du travail et de l’usine. Elle va se sentir portée,
tueux et condamné a trahir a Ja fois le cinéma et son sujet. Mais ensuite, par une conception plus mystique du monde, par une
1a n’est pas le projet de Rossellini qui fait confiance au cinéma foi personnelle et charitable qu’elle essaiera de confronter, en
pour comprendre le monde et qui est convaincu gu’il lui suffit vain, 4 la foi chrétienne mais frileuse du prétre de Vasile
de produire juste une image, serait-elle la plus partielle, la plus psychiatrique of son mari l’a fait enfermer pour éviter le scan-
autobiographique, mais une image vraie et synchrone avec son dale.
temps pour faire indirectement le portrait de son époque. Et Le parti pris de Rossellini n’est pas de juger les hommes et les
c’est ce qu’il va faire dans ses quatre Bergman-films qui sont idéologies qu’Iréne va rencontrer sur sa route, mais de les con-
tous, 4 la fois, des films de famille, des films sur le couple scan- fronter avec fa réalité telle qu’il la filme et de nous donner a
daleux et orageux qu’il forme alors avec Ingrid Bergman, et les voir, simplement, comment ’image de son personnage va bou-
films les plus justes qui soient sur leur époque. Ce n’est pas ger au cours de cette traversée, devenant de pius’en plus énig-
autre chose que dira, quelques années plus tard, Claude Cha- matique pour son entourage et de plus en plus réfractaire aux
brol quand il partira en guerre contre « les grands sujets » au attentes codées du spectateur.
cinéma : « J n’y @ pas de grands ou de petits sujets, parce que
On est aux antipodes, évidemment, du scénario de ta prise de
plus le sujet est petit, plus on peut le traiter avec grandeur. En
conscience qui serait, 4 tout prendre, un scénario plus accepta-
vérité, il n’y a que la vérité. »
ble par la famille d’Iréne. Deviendrait-elle m&me communiste
Mais le coup de génie de Rossellini a été le besoin qu’il a
ou voudrait-elle entrer dans les ordres, la forme socialement
repérable, instituée, de cet engagement serait moins menacante
éprouvé, dans ces Bergman-films, d’introduire entre l’homme
pour son entourage. Si Iréne est celle par qui le scandale arrive,
et la femme de ses couples, ce /roisiéme terme qui change tout
celle qu’il faut enfermer, c’est que par son innocence et son
et qui lui permet de passer du scénario le plus usé du monde (un
homme, une femme, le troisisme personnage) au cinéma
malaise elle met en crise, profondément, le lien social et les
codes de comportement qui le soutiennent. Seule une poignée
moderne. Car Je troisitme terme, chez lui, n’est pas le bon
de gens du peuple, aux tout derniers plans du film, saura recon-
vieux rival du triangle classique mais un élément qui n’a appa-
naftre et énoncer la vérité du réle qu’elle aura joué en
remment aucun rapport avec ce scénario du couple en crise, un
élément fondamentalement hétérogéne, irréductible 4 toute toute innocence, celui de la sainte, du déchet dont le corps
psychologie : ile volcanique de Stromboli comme butée abso- social ne sait que faire et qu’il ne lui reste plus qu’a enfermer
lune du sens, la lave solidifiée comme la chose-en-soi la moins
pour se protéger de son pouvoir corrosif. « A la vérité, dit
Lacan, /e saint ne se croit pas de mérites, ce qui ne veut pas dire
recyclable qui soit ; les statues et les monuments napolitains du
Voyage en Italie, c’est-a-dire la culture et le passé solidifiés, qu’il nait pas de morale. Le seul ennui pour les autres, c’est
devenus testes, déchets, clichés ; tes idéologies dans Europe 51.
qu’on ne voit pas oit ¢a le conduit. » Tout au long du film, cha-
cun, sa mére, son mari, l’intellectuel communiste, le prétre, le
C’est en cela qu’Europe 51 est le plus ambitieux et le plus ris- juge, ne cesse de harceler Iréne pour savoir ou tout cela la con-
qué des Bergman-films : Rossellini y entreprend la traversée duit, ce qui est précisément la question sur laquelle elle bute.
des idéologies dominantes de l’aprés-guerre avec une intelligence « Mon amour du prochain, dit-elle, est né de la haine de ce que
du rapport du cinématographique, de Vidéologique et de Je fus... Mais qui nous autorise @ transformer les autres ?... Hl
Ia réafité dont je ne vois pas qu’elfe ait été égalée depuis (4 Jaut que je ne sois liée @ rien pour &tre liée & tous. » C’est bien
Vexception peut-étre de ce film un peu miraculeux que fut Ale- la question du lien social qui la hante et de ce chacun s’en croit
magne mere blafarde mais dont je pense qu’il vient précisément autorisé pour disposer des autres ou d’attendre d’eux qu’ils se
d’Europe 51.) C’est un sujet, en tout cas, qui nous concerne conforment 4 un comportement réglé et finalisé ot ils ne peu-
trés directement aujourd’hui ot: nous en sommes tous plus ou vent plus tre a l’écoute de la détresse des autres ou de leur pro-
moins au point oti se trouve Ingrid Bergman a la fin du film — pre angoisse.
Ja sainteté en moins — c’est-d-dire 4 la sortie d’une décennie Le scandale de la mort de son enfant a mis en crise, irrémé-
(68-80) qui a été marquée elle aussi par une traversée des idéo- diablement, son respect du lien social et des comportements
logies qui se solde en bout de course par un grand désarroi indi- réglés et aveugles qu’il met en scéne. Le premier quart d’heure
viduel oti peu de nos certitudes d’un moment ont résisté aux du film, absolument admirable, décrit cette demande quasi-
chocs en retour de la réalité et ot l’on a pu voir, tragiquement muette d’un enfant en détresse qui n’a que la présence tétue de
au travail, l’obstination tétue de ce qui se répéte inexorable- son corps maladroit pour tenter de se signaler 4 l’attention de
ment dans les destins individuels. ga mére aux prises avec l’agitation futile de son réle mondain
de mafitresse de maison un soir de réception. Dans chaque plan
Fort de la conviction que le cinéma n'est pas fait pour illus- de cette longue séquence, Iréne cohabite sans Je voir avec cette
trer Pidéologie ni pour démontrer quoi que ce soit mais pour demande obstinée d’un enfant qui souffre et qui ne peut expri-
simplement montrer les choses, Rossellini va done nous mon- mer sa souffrance.
trer comment une femme de la bourgeoisie, Iréne, se trouve Tout au long du film, Iréne va se trouver aux prises, sans
emportée malgré elle, 4 partir d’un trauma initial (le suicide de arriver jamais a les faire tenir ensemble, avec’ trois éléments
son petit garcon dont elle se sent intimement coupable), dans hétérogénes : Pidéologie, une réalité dont elle ignorait tout, et
une traversée des grandes constellations idéologiques de son la mort, insistante, répétitive, qui semble frapper tous ceux
époque, et va devenir, en toute innocence, celle par qui le scan- qu’elle aime ou qu’elle voudrait protéger. La confrontation de
dale arrive et que le corps social (son mari, sa mére, les juges, ces trois ordres de réalité, irréductibles les uns aux autres, tou-
les médecins, le prétre) va finir par faire enfermer dans un jours décalés, contradictoires, fait sans doute d’Furope 51 le
h6pital psychiatrique. Ebranlée par la mort de son fils dans sa plus complexe et un des plus risqués des films de Rossellini,
conception bourgeoise, confortable et futile du monde, elle va un film qui ne cesse de bifurquer, de dérouter le spectateur, de
d’abord rencontrer le marxisme sur son chemin : un de ses cou- je prendre 4 contre-pied, un film aussi dérangeant et malaisant
sins, joutnaliste, intellectuel communiste, essaie de lui faire aujourd’hui qu’il devait l’étre en 1952.
CELLE PAR QUI LE SCANDALE ARRIVE il
ee , # #

Ingrid Bergman et Alexander Konx dans Europe 57

Tréne est donc attirée par des constellations idéologiques qui révéle toujours non conforme a son attente. Sa croyance au
la fascinent parce qu’elles ui permettent, un moment, d’inté- salut et la libération des pauvres par le travail est physiquement
grer 4 une logique transcendante le scandale de la mort de son démentie par sa journée de travail 4 V’usine. Elle découvrira
fils. Elle rencontrera d’abord le communisme par son cousin aussi que la générosité des gens du peuple ne les met pas a ’abri
André qui réussit presque 4 la convaincre que son enfant est des préjugés (le mépris et l’exclusion de la prostituée), de
mort 4 cause de la société de l’aprés-guerre, qu’il faut s’atta- Pégoisme ni de la vanité.
quer A Il’amélioration de cette société, aider les pauvres et les Cette confrontation entre idéologie et réalité n’aurait rien en
exploités « en leur donnant conscience de la lutte des classes ». soi de bouleversant — d’autres cinéastes s’y sont attaqués avec
(On apprend au passage que pendant la guerre, elle a fait par- succés — si Rossellini ne faisait intervenir, 14 encore, un troi-
tie, en tant qu’étrangére, comme I’héroine de Stromboli, des siéme élément qui surgira 4 plusieurs reprises dans Je film, et
gens regroupés par I’Organisation des personnes déplacées, et qui vient 4 chaque fois ruiner de fagon foudroyante ce qui
que, comme le personnage de Lene dans Allemagne mére bla- pourrait encore rester, dans cette histoire, du scénario bien-
farde, elle a couru sous les bombes, seule, avec son enfant dans pensant de la prise de conscience, ou d’une croyange en un
Jes bras). Plus tard, elle se persuadera que le probléme est quelconque progrés possible de son héroine ou de sa fiction. Ce
moins social que spirituel et rejettera la promesse du paradis troisieme élément, ravageur, c’est la répétition compulsive de
marxiste pour celui de Ja religion catholique parce qu'il est le Ja scéne du trauma initial sur laquelle Iréne va buter a trois
« paradis des vivants et des morts », le seul ob elle pourrait reprises, et qui fait que pour elle out est @ refaire : la mort de
retrouver son fils. quelqu’un qu’elle aime et qu’elle est impuissante, malgré tout
Mais en méme temps qu’il nous expose ces deux discours son amour et sa générosité, a retenir en vie. Quelque chose fait
idéologiques (ainsi que le discours de idéologie bourgeoise retour pour Iréne, dans la répétition de cette seéne, qui est de
dominante) en les incarnant dans les dialogues de ses personna- Vordre du symptéme ; c’est un noyau dur, sur lequel elle est
ges, Rossellini nous donne 4 voir une réalité qui échappe de condamnée a buter, et qui vient ruiner, 4 chaque fois, le petit
toutes parts, par sa complexité et son ambiguité, A la belle progrés qu’elle avait cru faire dans sa compréhension du
cohérence de ces constructions idéologiques. A chaque fois monde et des autres. Cette répétition du scandale fait d’Iréne,
qu’lréne est confrontée 4 une nouvelle réalité, cette réalité se que on pourrait croire en train d@’ avancer dans sa traversée des
12 « EUROPE 51» DE ROBERTO
~
ROSSELLINI

Europe 51 de Roberto Rossellini (Ingrid Bergman au premier plan)

idéologies, dans sa confrontation avec la réalité, un personnage On retrouvera dans les films de Godard, vingt ans plus tard,
qui est condamné 4 faire du sur-place. Comme le personnage cette méme urgence a se sauver qui fait courir Iréne (« se sau-
de Lene dans Aflemagne mére blafarde, qui se heurte, dans son ver » aux deux sens du mot, celui de la rédemption et celui de la
illusion de traverser l’histoire, au terrifiant sur-place du retour fuite), marquée du méme sceau de la répétition du malheur et
du symptéme ; comme certains personnages des films de Wen- de la mort qui rend ce salut et cette fuite aussi nécessaires que
ders, dont Ja fameuse errance n’est souvent que V illusion de dérisoires. Mais de ce double mouvement, de ces rythmes con-
pouvoir échapper au sur-place auquel le passé de l’Allemagne tradictoires de la fuite et du sur-place de ’homme épinglé au
les a condamnés malgré eux. ” yéel comme un insecte cloué a sa boite, les plus grands cinéastes
Ainsi, au moment oti Iréne est tentée de croire en une vie — Mizoguchi, Rossellini, Godard — ont composé leurs plus
éternelle ow elle pourrait retrouver son fils, elle bute immédia- beaux films.
tement sur une mort rée//e, la mort de la prostituée, une mort A.B.
sale et plate, qu’elle est bien obligée de regarder en face et qui
vient ruiner toute illusion de vie éternelle des corps.
Avec une intuition cinématographique géniale quant 4 la
vraie nature de ce qui se répéte avec une telle obstination dans
le destin d’Iréne, Rossellini le filme littéralement, c’est-a-dire EUROPE 51, (EUROPE 51). Italie 1951. Scénario : Sandro
scénographiquement, comme « ce qui revient toujours @ la Da Feo, Mario Pannunzio, Ivo Perrilli, Brunello Rondi, Diego
méme place ». Le plan ot la bonne vient annoncer a Iréne la Fabbri, Antonio Pietrangeli, Roberto Rossellini. Images :
mort de son fils et le plan, une heure plus loin dans le film, ot Aldo Tonti. Son : Piero Gavazzuti et Paolo Uccello. Musique :
elle apprend le suicide de la folle, répondent exactement au Renzo Rossellini. Montage : Jolanda Benvenuti. Production :
méme schéma scénographique : Iréne est au premier plan, Ponti-De Laurentis. Interprétation : Ingrid Bergman, Alexan-
assise, face a la caméra ; derriére elle, une porte va s’ouvrir sur der Knox, Ettore Giannini, Giuletta Massina, Sandro Fran-
le porteur de la mauvaise nouvelle, celle de la mort, comme china, Teresa Pellati, Maria Zanoli, Marcella Rovena, Gian-
dans une annonciation a l’envers ot le message viendrait frap- carlo Vigorelli. Distribution : Acacias/Cinéaudience - Con-
per la sainte dans le dos. naissance du Cinéma. Durée : 110 mn. Noir et Blanc.
EDITIONS DE L’ETOILE

Ecrit sur l'image

MADONNA !
’ CLAUDE KLOTZ
PATRICK ZACHMANN

En avril 1982, Patrick Zachmann obtient


l'autorisation de suivre la brigade mobile anti-
Mafia de Naples, section homicides. I] va se
trouver du jour au lendemain immergé dans
la folie napolitaine. Il y a un tel appel de
fiction dans les photos que Patrick Zachmann
rapporte de ses deux séjours 4 Naples
qu’elles portent déja en elles les prémices
dun film ou d’un roman policier.
Le romancier Claude Klotz n’a jamais mis les
pieds 4 Naples. Raison de plus pour accepter
la gageure : sa seule « documentation », pour
écrire ce court roman policier napolitain,
ce seront les photos de Zachmann :
le costume rayé de Cardamone, l‘homme
qui a fait couper 4 la scie
le bras de Cheveux-Gras...
« E LA NAVE VA » DE FEDERICO FELLINI

LE RHINOCEROS ET LA VOIX
PAR PASCAL BONITZER

La publication, dans notre dernier numéro, de Varticle d’Olivier Assayas sur le film de
Federico Fellini E la Nave va, a provoqué un débat passionné au sein de la rédaction.
Pascal Boniizer, en complet désaccord avec la position exprimée par O. Assayas, tant sur
le film que sur [’ceuvre de cet auteur, livre ici son point de vue.

Jaime et j’admire E la Nave va. J’aime et j’admire Fellini. médiévale nordique. Le Satyricon, ce n’est pas le Moyen-Age.
Je ne peux donc que me sentir en complet désaccord avec l’arti- Olivier, avant d’entamer l’analyse de E la Nave va, tente de
cle d’Olivier Assayas, « Sic transit Gloria N. », en ce qui con- situer Fellini, aussi bien historiquement et économiquement
ceme aussi bien son appréciation du film que son évaluation dans le cinéma italien 4 ’époque du néo-réalisme, qu’idéologi-
globale de auteur, également méprisantes. Je vais essayer de quement et du point de vue des idées sur le cinéma depuis la
donner mes raisons. Nouvelle Vague. I dresse un tableau trés sévére, mais 4 mon
Fellini, comme Bergman, ou Resnais, ou Bunuel, ov Anto- avis il commet une erreur : son analyse s’appuie sur l’idée que
nioni, est un cinéaste qui a souvent agacé les cinéphiles, parce Fellini se situe au départ, dans le cinéma italien, sur un versant
que son art est propice aux malentendus et a souvent attiré le étranger au néo-réalisme, tel que l’ont incarné Visconti, Anto-
public qui « ne comprend rien au cinéma » ni ne l’aime parti- nioni et Rossellini, c’est-d-dire 4 ce qui serait le cinéma
culiégrement. C’est ce que dit l’article d’Olivier et c’est ce dont il d’auteur avant la lettre. Fellini par rapport 4 ces intellectuels
témoigne. De ce point de vue la comparaison avec l’ceuvre de conscients serait au contraire le « typique représentant du
Bosch n’est peut-étre pas fausse, mais cette comparaison, que cinéma commercial de l’aprés-guerre ». Or Fellini est, a ses
fait Olivier, devrait signifier aussi que si malentendu il y a, et si débuts, une des tétes du néo-réalisme (du moins dans l’accepta-
Poeuvre de Fellini a pu susciter des engouements irrationalistes tion non restrictive de Bazin), et en constitue une des grandes
un peu niais, la faute n’en revient pas forcément 4 |’auteur, et tendances. Visconti représentait, une tendance « matérialiste »
et qu’au moins Bosch est tout de méme un grand peintre, et proche du PCI, Rossellini (avec qui Olivier rappelle que Fellini
Fellini peut-étre un grand cinéaste. Il est vrai que nous sommes atravaillé comme scénariste) et Fellini étaient Pexpression d’un
séparés de Bosch par cing siécles et une profonde ignorance du christianisme populaire proche de la Démocratie Chrétienne,
monde meédiéval (auquel, bien que contemporain du Quattro- De Sica représente un autre courant, évoluant de fagon ambi-
cento italien, appartient partiellement Bosch), alors que Fellini gué entre une conception communisante (Le Voleur de bicy-
est notre contemporain : si nous pouvons pardonner a l’un ses clette} et une conception démocrate-chrétienne (Umberto D.).
obscurités, par suite de la distance qui nous en sépare, nous Si De Sica n’a pas résisté A ’effondrement du néo-réalisme, ala
pouvons en demander compte 4 |’autre. différence des quatre autres, c’est qu’il n’était porteur
Je ne reprends la comparaison que pour l’usage qu’en fait daucune préoccupation personnelle d’auteur, d’aucune
Olivier, c’est-a-dire un usage analogique lié, je suppose, au fait recherche propre ; il collait 4 l’esthétique globale d’un mouve-
que le cinéaste comme le peintre déploient une imagerie térato- ment né de laprés-guerre et n’avait aucun moyen pour en
logique 4 la fois comique et évocatrice de l’enfer. Le point le décoller. Le « typique représentant du cinéma commercial
plus important me parait tre le comique, sur lequel je vais d@’aprés-guerre », ce n’est pas Fellini, c’est Comencini, auteur
revenir ; mais 4 cela prés, rien dans la tératologie fellinienne ne de Pain, Amour et Fantaisie, avec Gina Lollobrigida, retombée
s’inspire du symbolisme de Bosch. Je ne crois pas d’autre part commerciale des thémes du néo-réalisme, astucieusement
que Fellini ait jamais été intéressé par les themes médiévaux accommodés a la sauce de la comédie italienne. Comencini, lui,
germaniques, ou flamands, comme celui des « Vanités », a en effet, est issu de Partisanat et prospére dans l’industrie, et
quoi veut le rattacher Olivier. C’est tout autre chose que son malgré les tentatives récentes de le hisser au rang des grands
univers exprime, c’est le carnavalesque latin, et si enfers il y a auteurs, il est clair, malgré de trés bons ou beaux films, qu’il
chez Fellini, ils viennent d’ailleurs que de la représentation - n’a jamais pu sortir d’un cinéma moyen modelé par les stan-
see
Fiorenzo Serra et Pina Bausch dans E/a nave va.

dards de la comédie ou du mélo. Il n’en va évidemment pas du trés loin d’eux », cela vaut a la rigueur pour un cinéaste comme
tout de m&éme pour Fellini qui s’est d’emblée imposé comme un Comencini ; appliqué a Fellini, c’est d’une fausseté criante.
grand cinéaste et qui n’a jamais pu s’accommoder de I’indus- C’est pourquoi l’interprétation que fait Olivier du succés
trie, qui a toujours mis en crise la machine. rencontré par La Dolce Vita me parait étre a cdté. D’ailleurs le
C’est pourquoi je pense qu’Olivier se trompe complétement succés mondial et Ja consécration internationale, Fellini les
quand il estime que le succés de La Dolce Vita a pris au avait déja connus auparavant, avec au moins La Strada. La
dépourvu un Fellini inconscient de ses mérites et qui dés lors Dolce Vita est l’oeuvre d’un cinéaste en pleine maturité, au
« s’est littéralemeni réveillé génie sans trop savoir quoi faire de sommet de ses moyens, mais ce n’est nullement un « som#met
ce génie-Id. » Pavoue qu’a la lecture de cette assertion mon inespéré ». Jajoute pour faire justice de cet argument, indé-
sang n’a fait qu'un tour, Olivier croit-il vraiment que Fellini ne fendable, du succés qui prend-au-dépourvu, que de toute
savait pas ce qu’il faisait en faisant La Dolce Vita ? Croit-il Jacon, a priori, on devrait le tenir pour irrecevable : il substitue
vraiment que jusque-Ia il n’avait été simplement qu’« aftentif des critéres psychologiques aux critéres esthétiques pour appré-
avant toute chose @ Vhumanité de ses personnages » ? Je ne cier une ceuvre. On peut toujours dire — on trouvera toujours
m’étendrai pas la-dessus mais je renvoie aux articles d’André des gens pour dire — que Godard s’est réveillé petit génie aprés
Bazin dans « Qu’est-ce que le cinéma ? », qui témoignent en le succés mondial inattendu de ce polar de quatre sous, A bout
tout cas que Fellini n’ était nullement ignoré ni méprisé par les de souffle, et que toute la suite de son ceuvre capricieuse et
intellectuels francais, comme Olivier semble le supposer en sug- « poétique » témoigne de ce que ¢a lui a tapé sur la téte. Qui
gérant que le personnage incarné par Jean Rougeul dans Huit pourrait prouver le contraire ? Mais on sait aussi qu’avec des
et demi reléve d’une sorte de réglement de comptes piala- idées de ce genre, on ne va jamais trés loin.
tien (1). Lorsque O.A. écrit : « Les artisans mettent générale- Il est vrai qu’il y a une rupture entre Huit et demi et La Dolce
ment en avant Phumilité de leur démarche mais négligent Vita (comme il y a une rupture entre La Dolce Vita et ’ceuvre
d’énoncer son corollaire... qui est leur complexe vis-a-vis des antérieure), Olivier a raison de le souligner. I] est vrai que Huit
vrais artistes. Les artisans mettent art tres haut mais toujours et demi représente l’introduction d’un onirisme direct, subjec-
tif, sans l’alibi d’une peinture sociale. Mais je ferai remarquer
(1) Je trouve une assertion d’Olivier particuligrement étonnante : c’est celle,
trois choses : primo, cet « onirisme » était présent dés le pre-
au début de son article, qui fait de Pialat (mais pourquoi diable Pialat ?)
« Pévident produit » d’une généalogie de cinéastes-auteurs reconnaissant « la mier film de Fellini, Le Cheikh blanc ; secundo, y voir simple-
neécessité de la théorie » (11!) et « préoccupés de réénoncer leur art 4 l’usage de ment I’expression de « la crise créatrice provoquée par les
leur époque », généalogie a laquelle, en revanche, « Fellini est structurellement. louanges unanimes gui ont accompagné La Dolce Vita » est un
étranger ». D’ou Olivier déduit que Part de Fellini — contrairement, donc, a
point de vue singuliérement réducteur. Y voir I’expression d’un
celui de Pialat (mais pourquoi Pialat ?) — est une « réaction typiquement
petite-bourgeoise » 4 la Nouvelle Vague, fondée sur un « anti-intellectua- réglement de comptes esthétique avec la Nouvelle Vague,
lisme » foncier. enfin, me paraft en dehors de toute réalité. Si quelqu’un dans le
16 « E LA NAVE VA » DE FEDERICO FELLINI
cinéma italien a un jour voulu régler des comptes avec la Nou- (quoique non sans tendresse) mais a partir de Huit et demi Fel-
velle Vague, c’est Bertolucci, son contemporain, avec Dernier Hni cesse de s’intéresser au destin plus ou moins minable de tel
Tango & Paris (cf. le réle de Jean-Pierre Léaud). C’est une ou tel individu, pour brasser des masses, des flux, des forces,
compléte erreur d’optique que de croire que Fellini se déter- des éléments, des matiéres. Ii faut vraiment balayer les films
mine, négativement ou non, par rapport a la Nouvelle Vague. d’un ceil rapide pour dire que Fellini se consacre a « l’exalta-
Rien en tout cas dans son ceuvre ne suggére quoi que ce soit de tion de l’individu débarrassé de toute contrainte » : il suffit
semblable, et ce n’est pas l’onirisme de cette ceuvre — qui peut dévoquer Casanova. Jentends bien que lorsque Olivier parle
agacer, 4 tort ou A raison — qui fera supposer le contraire. de l’individu en question, i! pense surtout a Fellini lui-méme,
D’abord parce que ce n’est pas sur cette base qu’il pourrait y explorant sans contraintes son « monde intérieur ». Soit. Mais
avoir opposition 4 la Nouvelle Vague. Car il se peut que celle-ci alors je trouve dés lors bien moraliste ce rappel aux réalités, au
ait apporté, comme l’écrit Assayas, « une éthique de la vérité « monde extérieur », comme si le « monde intérieur » d’un
du plan, de sa justesse », encore que la N.-V. se soit plutét artiste n’avait a priori aucun lien 4 quelque réalité que ce soit.
signalée par V’introduction massive et allégre du faux dans le Et je trouve dés lors bien contradictoire de reprocher simulta-
cinéma, depuis les faux-raccords qui ont tant fait pour la célé- nément 4 Fellini de vouloir traiter de grands sujets. Il est possi-
brité de Godard dans Vindustrie, jusqu’a un « faux » plus ble en effet que Fellini s’essaye parfois 4 la grande métaphore
essentiel, plus ontologique, qu’a fini par exprimer Eustache (Prova d’Orchestra) et que le résultat ne soit pas complétement
comme une maniére d’étre, un dandysme : « Plus on parait probant. Reste que sur le féminisme, La Cité des femmes, avec
faux comme ¢a, plus on va loin... Le faux, c’est l’au-dela » ses quelques longueurs et une ou deux séquenices inutiles,
(Léaud dans La Maman et la Putain). Et je rappelle, s’il était demeurera un chef-d’ceuvre indépassable, précisément parce
besoin, que toute l’esthétique et toute l’éthique de Godard se que Fellini ne cherche pas a « traiter le sujet » (il est au-dessus
résument dans une formule tellement reprise et commentée de ca, tout de méme) mais le traverse, l’attire 4 lui, dans son
qu’elle semble en avoir perdu tout sens : « Pas une image juste, « monde intérieur » justement, par le truchement de la figure
juste une image ». Mais de toute facon la vérité du plan, ou sa admirable de Snaporaz, pour le faire éclater en scénes éblouis-
justesse, n’excluent pas a priori le fantastique (la N.V. aimait santes, ot se réfléchit tout le comique de l’époque.
Cocteau). La vérité, la justesse, ne sont en tout cas pas Le comique est un élément essentiel de !’ceuvre de Fellini.
Vexpression d’une éthique, tout au plus un argument polémi- (C’est aussi, on ne le remarque pas assez, un élément important
que, valable d’ailleurs en tous temps et en tous lieux, et plutdt de celle de Godard). Je trouve significatif qu’Olivier n’en dise
vide en dehors de la postulation théorique du « cinéma-vérité » pas un mot, préférant parler d’« un arbitraire poétique ou tou-
exclusivement porté par Rouch dans la mouvance de la Nou- tes les valeurs psychologiques ou romanesques sont sacrifiées
velle Vague, certes, mais marginalement par rapport 4 elle. aux instants de grace », etc. L’univers de Fellini est un univers
Non, c’est plutét la vérité, la justesse des gestes, des mots, des comique ; il faut toujours le souligner, parce que ce comique
corps, que la N.V. a prétendu apporter par rapport au style du est rarement compris. On croit en général qu’il exprime une
vieux cinéma francais, de ce cinéma de scénaristes of chaque raillerie, un mépris de Fellini 4 l’encontre de Pépoque, ou de
situation était écrite et chaque ligne de dialogue tellement ses personnages (j’ai lu dernigrement une critique de Libéra~
pleine de sens. Mais de ce point de vue Fellini n’a jamais prété a tion allant dans ce sens), Pas du tout. C’est la méme erreur
la critique que portait la N.V. contre la qualité frangaise. (S’il a que de croire que certains de ces personnages, a Vinverse,
été critiqué, avec Chaplin, Eisenstein, Bunuel, Antonioni et expriment le point de vue de l’auteur. C’est ce que semble dire
bien d’autres, c’est par l’extréme-droite mac-mahonienne au Olivier 4 propos d’Orlando dans E fa Nave va. Erreur com-
nom de la rectitude du cinéma d’action américain, Walsh, Pre- pléte. Tous les personnages de Fellini sont ambivalents. Le
minger, Lang, Losey). comique fellinien est un comique ambivalent. Qu’est-ce que ¢a
Si done Auit et demi témoigne d’une crise et d’une rupture, veut dire ? Je vais prendre un exemple, et puisque c’est de E la
c’est d’une rupture de Fellini quant a la religion. La Dolce Vita Nave va qu’il est question, autant le prendre 1a.
était un film ambigu en ce qui concerne la religion : on ne sait Il y a le personnage de Ricotin, « comique sophistiqué » du
s’il stigmatisait un monde sans foi ou ume foi dévoyée. Le chris- cinéma muet, parmi les passagers du navire. C’est un person-
tianisme, tout l'appareil religieux y jouaient un réle caricatural nage plutét pitoyable, une sorte de Harry Langdon écrasé entre
qui tranchait sur les films précédents, mais il était difficile de une femme extrémement séche qui est peut-étre sa mére et un
savoir si c’était le travestissement de la foi ou la foi elle-méme producteur obése et sombre, 4 monocle. Il se révéle homo-
qui était visés. Huit et demi coupe le cordon ombilical qui rete- sexuel au cours de la « sortie » du rhinocéros, en admirant le
nait encore Fellini 4 une foi chrétienne naive incarnée par Gel- torse des beaux marins qui se lavent sous les jets d’eaux dont
somina ou par Yvonne Furneaux. Il retrouve par l’intermé- on arrose le monstre. C’est un masque blafard avec une hou-
diaire de la Saraghina un lien plus ancien avec des forces natu- pette ridicule, mais ce n’est pas pour cela que Fellini porte sur
relles « paiennes » et renvoie le pape et la papauté au magasin jui un regard méprisant. La houpette, le masque, sont profon-
des oripeaux (séquence des bains). Voila la rupture essentielle dément émouvants, et Phomosexualité n’est pas un trait « criti-
que marque Huit ef demi. A un certain moment la religion, que », au contraire. On povvait encore le croire a l’époque de
LEglise, le catholicisme romain, ont basculé pour Fellini du La Dolce Vita, mais depuis Huit ef demi et le Satyricon, non.
cété des puissances négatives, anti-vie ; il ne les a plus représen- Les plus grotesques de ses personnages sont ceux qui se récla-
tés que sous les apparences d’une théorie de vieillards dessé- ment d’une position sexuelfe univoque, par exemple d’une viri-
chés, de masques funébres, de fétiches, de grimaces ridicules et lité sans faille, vécue de fagon paranoiaque, ainsi Casanova ou,
dévitalisées, alors que se mettaient 4 grouiller et 4 proliférer des dans La Cité des Femmes, Cazzone. C’est la d’ailleurs que le
puissances de vie venues des entrailles de la terre, liées aux comique fellinien tend parfois a déraper vers la raillerie satiri-
excréments, 4 la nourriture, et bien sfir A la sexualité. Lorsque que et du méme coup s’affaiblir. Ce qui fait au contraire de
Olivier écrit que Vart de Fellini est une « réaction petite-bour- Ricotin un personnage comique ambivalent — comme la plu-
geoise » dont l’essence est « l’exaltation de l’individu débar- part des passagers du navire, a divers titres —, c’est ce par quoi
rassé de toute contrainte », je crois gu’il ne peut pas mettre il communique aux puissances du bas, aux forces hétérogénes,
davantage a cété de la plaque. Non seulement la petite- qui 4 plusieurs reprises subvertissent Ie monde cloisonné du
bourgeoisie, sous les traits d’ Yvonne Furneaux dés La Dolce navire, 4 travers plusieurs événements. Le premier de ces évé-
Vita, et encore sous ceux de Giulietta Massina dans Giluetta dei nements, comme dans un film d’Hitchcock mais bien différem-
Spiriti, est mise en scéne d’une facon particuliérement féroce ment, c’est l’entrée d’une mouette, dans la salle 4 manger
LE RHINOCEROS ET LA VOIX 17
somptueuse, proustienne, out le cloisonnement social est porté briévement, qu’au moment de la dispersion des cendres, 4 la
a son comble, La mouette affole cet ordre et tétanise Ide- fin du film.
branda Cuffari, la cantatrice. Mais Ricotin se léve et se met 4 Tous les personnages du film sont comiques mais, par la
« faire la mouette ». Et la mouette avant de repartir vers le médiation de cette voix, par ce qui les relie 4 art musical, ils
large laisse un minuscule déchet, un duvet de plume qui tombe participent du sublime que représente la voix de la Tetua. Mais
lentement du plafond dans le cou de la Cuffari. Ce duvet de ce sublime passe par des éléments triviaux, par des éléments bas
plume, c’est un bout d’animalité, un bout d’hétérogénéité, qui (la séquence de l’« harmonica » de verres dans la cuisine, ou
annonce la suite, le rhinocéros puant et amoureux, la salle des celle de la salle des machines). La voix elle-méme est produite
machines, la danse des Serbes, toutes les puissances de conta- par une distension comique et obscéne, « basse », des organes,
gion qui abattent les barriéres et, par les odeurs ou les voix ou de la bouche, de la langue, du visage tout entier. Fellini y
la musique ou le rythme font passer le souffle de la vie sur le insiste, notamment dans la grande scéne de la salle des machi-
monde figé, crispé sur ses fétiches, des passagers nobles du nes. On passe constamment du « haut » au « bas » et récipro-
navire. Et, comme la mouette, comme le rhinocéros, Orlando quement, comme savait le faire Edmea Tetua avec sa voix
le journaliste-narrateur est aussi ce personnage qui n’est pas a extraordinaire. Hl y a A cet égard dans le film une scéne,
sa place, qu’on n’arrive pas vraiment a caser quelque part, qui extraordinaire elle aussi, qui peut constituer une clé du film,
ne rentre pas bien dans le cadre et met en péril 4 chacune de ses voire de l’esthétique fellinienne. C’est celle ob Ildebranda Cuf-
apparitions en regard-caméra |’ordre spatial de la fiction, du fari, pétrie de ressentiment du fait de n’avoir pu faire oublier la
film, du navire (2). Tetua, va consulter les fréres Rubeiti qui furent les maitres de
L’univers de Fellini est comique, univers de Fellini est paro- chant de celles-ci, pour essayer de savoir par quel secret elle
dique. Mais quelle est essence de ce comique, de cette paro- obtenait cet écart de trois octaves, performance inhumaine.
die ? C’est le rire universel, fa parodie universelle du carnaval. Olivier n’a retenu de cette scéne que ’idée que Fellini considére
Comme pour les parodistes médiévaux, chez Fellini, « tout, le génie comme une énigme. I est dommage qu’il n’ait pas noté
sans la moindre exception, est comique ; le rire est aussi univer- la réponse du mattre de chant : « Elle voyait la mer en colima-
sel que le sérieux ; il est braqué sur ensemble de Punivers, con », Bile voyait la mer en colimagon et parcourait toute la
Vhistoire, toute la société, la conception du monde. C’est une spirale avec sa voix, sans effort tant que la vision restait devant
vérité dite sur le monde, vérité qui s’étend 4 toute chose et 4 ses yeux, Secret admirable, inoui, qui, d’étre révélé, reste secret
laquelle rien n’échappe. » (M. Bakhtine, « L’Oeuvre de Fran- et sans utilité pour Ildebranda Cuffari. La médiocrité de
cois Rabelais »). Et c’est une vérité gui vient du bas, du bas celle-ci se marque ainsi de ce qu’elle croyait que le secret
matériel et corporel, des entrailles, du sexe, et ne laisse debout d’Edmea était d’ordre technique ou gymnastique, alors qu’il
aucune position de sérieux, aucune position noble et figée. repose sur une singularité pure, une invention, une création
Comment ne pas reconnaftre ici l’image que donne Fellini du visionnaire, « un phénoméne de catalysation d’énergie ». Mais
navire, avec d’une part ses passagers pincés, glacés, frileuse- comment ne pas voir que cette image splendide, comique, para~
ment repliés sur des fétiches ou des reliques (par exemple le doxale, presque irreprésentable, est le reflet méme de l’ceuvre
comte de Bassanao, l’adorateur symboliste de la Tetua, ou fellinienne ? Commie la mer, la structure de celle-ci est « en
Ildebranda Cuffari), d’autre part les corps hétérogénes, les dif- colimacon », c’est-a-dire en labyrinthe, en ombilic, en spirale,
formités, Ja saleté, la puanteur comme signes de la vie défer- parcourue de mouvements ascendants et descendants.
lante ? Cette opposition entre le « haut » et le « bas » se La voix perdue d’Edmea Tetua. Cette voix qui littéralement
résume dans les deux symboles qui polarisent espace du hante le navire (la scéne de spiritisme...), qu’est-elle donc,
navire : d’une part le rhinocéros, dont Olivier a bien vu qwil sinon la méme chose que le soleil dont parle Godard ? Quand
représentait « la vie », d’autre part l’urne renfermant les cen- le soleil a disparu, faut chercher mon vieux, faut chercher...
dres de la Tetua, évocatrices de sa voix disparue. D’un cété, le Van Gogh cherchait un peu le jaune... Que font tous les passa-
bas, de l’autre, le sublime. gers du navire ? Ils cherchent. Et Pina Bausch, l’inquiétante
Cependant, cette opposition elle-méme n’a rien de statique, soeur aveugle du Grand-Duc, cherche, entend la couleur des
elle est ermportée dans un mouvement musical qui parcourt le voix. Chacun sur le navire cherche son /a, ou son fa. II ne faut
navire. La voix perdue de la Tetua s’est dispersée « dans le cla- pas dire que la musique chez Fellini joue le rdle d’une méta-
potis de l’onde... dans le murmure du vent », comme le chan- phore politique : c’est le contraire, c’est la politique qui est
tent 4 peu prés les passagers au moment de l’embarquement, et musicale, qui se fait parfois bruit terrible, coup de semonce,
tous les événements sonores dont le navire devient la caisse de parfois se résout en choeurs d’ opéra romantique, Verdi, Bellini,
résonance sont comme I’écho de cette voix qu’on ne connaitra, parfois prend lallure d’un rythme contagieux et « primitif »
qui emporte toutes les classes, comme dans la séquence de la
danse des semailles, sans qu’on puisse assigner 4 ce mouvement
(2) On aura compris que je ne pense pas du tout que le cinéma de Fellini reléve des déterminations, des significations closes. Comme chez
dune « formule somme toute pépére », pour reprendre l’expression d’Olivier. Godard, mais de facon moins plaquée, moins théorique, plus
Je voudrais au passage relever l’argument sur quoi cette affirmation (celle sensible et plus vivante, la musique agit dans le film, — et dans
d’O.A.) s’appuie : la preuve que le cinéma de Fellini est pépére, c’est que sous
ses chapiteaux de cirque on ne trouve pas d’acrobates de haute voltige. J'adore le cinéma de Fellini en général — comme une force « extati-
ce genre d’argument. Ca me rappelle l’époque ou, 4 Vincennes, j’avais entenda que » (au sens d’Eisenstein) qui met les individus hors d’eux-
cette apostrophe : « La preuve que ton discours est idéaliste, camarade, c’est mémes, rassemble et défait les masses, redistribue sans fin les
que dans ce que tu as dit, je n’ai pas entendu le mot “‘reflet’’ ». Et plus récem- cartes. En ce sens, oui, le navire est le monde, le monde dans sa
ment, je me souviens d’une conférence sur « Freud et la religion », ala suite de
jJaquelle un assistant (spécialiste notoire de ce type d’intervention) s’était levé gloire, 4 quoi il n’est nul besoin d’ajouter un « sic transit ».
pour objecter au conférencier que dans son expasé « il n’avait pas entendu le Car ce n’est pas pour rien, — et ce n’est pas une pirouette —,
signifiant “‘femme’’. » Je propose de baptiser ce type d’argument : /’argument que le film se clot, au-dela du naufrage, de la catastrophe et du
de Vincident du chien, en hommage 4 Conan Doyle. Je crois que c’est dans basculement méme du navire dans l’envers du décor (la machi-
« Flamme d’Argent ». « ¥ a-t-if un autre point sur lequel vous désirez attirer
mon attention ? — Oui, sur Pétrange incident du chien, cette nuit-lé. — Mais
nerie du cinéma), sur Pimage du rhinocéros nourrisseur.
cette nuit-Ia fe chien ne m’a rien fait. — C'est bien la ’étrange incident, répli- Quand le soleil a disparu, il reste cette tache sombre et si Pon
qua Sherlock Holmes, » ly abien sir une différence essentielle entre fa remar- veut improbable, cette tache, cette saleté qui se confond avec le
que de Holmes et celles précitées. Le propre de Sherlock Holmes, c’est qu’il grain, les rayures, le crachotement du cinéma dans sa saleté,
raisonne, mais qu’il ne saute pas aux conclusions. Le propre de la preuve par son improbabilité, sa pauvreté originelles, d’ot pour tout
Pabsence, c’est qu’elle suppose un beau paquet de conclusions prématurées, ou
comme on dit plus simplement, de préjugés. grand artiste jaillit le lait qui donne la vie. P.B.
LE POINT CRITIQUE
TABLE RONDE AVEC OLIVIER ASSAYAS, ALAIN BERGALA,
SERGE DANEY ET SERGE TOUBIANA

Aprés leur numéro consacré @ la situation du cinéma tion critique. En effet il n’y a pas si longtemps, la critique cons-
a’auteur aujourd’hui, les Cahiers s’étaient promis d’intervenir tituait un Glément relativement important dans l’environne-
sur la question de la critique, celle-ci étant un élément actif de ment des films. Aujourd’hui elle est concurrencée par des élé-
cette situation et parce qu’elle n’avait pas été cadrée frontale- ments beaucoup plus puissants ou séduisants — la publicité,
ment dans ce méme numéro, méme si le texte de Pascal Bonit- Ciné-chiffres, la télévision, les radios libres, etc. qui couvrent,
zer (« Standards d’émotion ») y faisait de multiples incursions. par rapport 4 cet environnement des films, un territoire de plus
Si cote d’alerte il y a, c’est sans doute aussi du cété de la en plus large, réduisant comme une peau de chagrin celui de la
fonction critique. Tout témoigne aujourd’hui d’un malaise de fonction critique. Et on a quand méme souvent l’impression
la critique qui déborde largement les frontiéres du cinéma et que la critique, par rapport 4 l’orchestration médiatique des
dont on peut voir les signes se multiplier un peu partout. événements cinématographiques, c’est de plus en plus David et
Devant U’évidence de la puissance d’impact et de séduction des Goliath. Mais il y a sans doute une autre donnée 4 intégrer
grands médias sur le public, devant le peu d’influence qu’il lui pour comprendre cette crise de la fonction critique, c’est létat
reste sur les choix quantifiables de ce méme public, la critique actuel du cinéma, tel que nous avons commencé a en parler
en est arrivée a douter d’elle-méme, de son réle et de sa fonc- dans noire numéro sur le cinéma d’auteur aujourd’hui, et qui
tion dans un rapport de force dont elle constate globalement fait que la fonction critique ne sait plus trés bien comment et
qu’il évolue trés vite 4 son désavantage. sur quoi s’exercer.
Une revue comme les Cahiers, évidemiment, n’échappe pas & Serge Toubiana. En regardant quinze ou vingt ans en arriére,
ce malaise, méme si elle n’a jamais eu la tentation de réduire sa on pourrait analyser ce qu’est devenue la Politique des
Fonction 4 celle d’un guide du consommateur éclairé de cinéma Auteurs, Elle a été mise en place par la partie la plus minori-
et si elle s’efforce, tendantiellement, @ ne pas prendre le cinéma taire et Ia plus éclairée de la critique, celle qui se tenait en
comune il lui vient, de plus en plus découpé a l’avance par le jeu avant-poste dans les années 50. Cette politique a donné des
réglé des médias, mais de continuer & considérer gu’il est un et auteurs qui, peu a peu, n’ont plus eu tellement besoin de fa cri-
a déterminer sa propre conjoncture, en tentant d’établir ses tique pour exister. Certains sont devenus des sortes de super-
propres passerelles, dans un contexte général dont, eu égard a auteurs (Fellini, Kubrick, Coppola, Bergman...) qui n’ont plus
ses lecteurs, elle se doit aussi de rendre compte. dialogué avec la critique mais se sont adressés directement au
Mais ce qui nous met en position de faire face avec une cer- public, par-dessus elle. Ils sont devenus des bétes 4 média, des
taine sérénité & ce flottement actuel de la fonction critique événements 4 eux seuls, des super-signatures. Ce phénoméne
(dont le débat quvert dans ce numéro a propos du film de Fel- épargne sans doute la France, qui n’a pas de cinéaste-monstre,
lini, E la Nave va, est le signe qu’il nous affecte), c’est que le pouvant s’auto-référer comme nom d’auteur par-dessus les ins-
dialogue permanent et vivant avec les auteurs, ou plus large- tances critiques. Bresson, Truffaut, Godard, Tati, etc, peut-
ment ceux qui font le cinéma, continue @ tenir aux Cahiers une étre parce que la langue francaise est moins véhiculaire que
place essentielle et nous permet de nourrir un rapport ouvert Paméricain, parce que les films francais ont difficilement accés
avec le devenir du cinéma, en amont de sa rencontre avec le
au marché mondial, ont toujours entretenu une relation
public, méme si cette rencontre nous préoccupe, entre autres
directe, je dirais humaine, avec la critique. Quant a ces super
parce que c’est la que se dessinent les conditions économiques auteurs, ils ont commencé, a partir d’un certain moment (le
de ce devenir. A.B. et S.T. tournant date sans doute du début des années 70), 4 entretenir
un dialogue avec le public international, qui n’est pas le public
d’une culture, mais celui de tout le cinéma, a travers les mass
Alain Bergala. Aujourd’hui ce serait sans doute mal poser le médias qui eux-mémes ont commencé a prendre en compte
probléme que de dire simplement qu’il y a une crise de la criti- Veffet-événement propre au cinéma, et a le parasiter. Il n’y a
que ou des critiques. Dans son ensemble, la critique est plutot pas que les mass médias qui ont déterminé ces changements, il
plus évoluée, plus cultivée et fait plutét mieux son travail qu’il existe d’auires machines-relais trés efficaces : le Festival de
y a vingt ans. On est en train d’assister & une crise de la fonc- Cannes est un exemple, c’est ’un des événements mondiaux
20 TABLE RONDE
qui, certes, a contribué 4 donner toutes leurs chances aux réinventer d’autres lieux critiques, ouvrir d’autres espaces et la
auteurs, a permettre 4 la critique de faire le plein de films nouveauté des derniéres années, c’est l’apparition de Libéra-
venant de tous les horizons possibles, mais qui a aussi contri- tion comme lieu ou s’exerce une activité critique et journalisti-
bué a privilégier ’appréhension du film comme événement. que. Une activité a la fois de critique et de journalisme de
Dans cette logique, la critique n’est plus qu’un tout petit cinéma, 4 méme de rendre compte de l’événement cinémato-
aspect, elle représente un petit espace d’écriture par rapport 4 graphique.
ce bombardement médiatique. I] lui reste un pouvoir, celui
d@’entamer l’image d’un film, de lui nuire ou au contraire de la La publicité entre en scéne
flatter, de Ja vanter, mais ce pouvoir est quasi confondu avec Serge Daney. Je voudrais reprendre la question initiale a par-
d’autres autrement plus puissants, et qui relévent d’une autre tir de la publicité. On a tous été publiphobes 4 un moment, par
logique que la /ogique critique. idéologie ou par puritanisme. Presque plus personne ne Lest
Il y a d’autres paramétres qui accompagnent ce bouleverse- aujourd’hui. Les publicitaires il y a dix ou vingt ans essayaient
ment et qui expliquent que la critique, aujourd’hui, donne de se défendre en disant : « la publicité c’est de P’informa-
Vimpression d’avoir perdu pied dans son mode d’appréhension tion », et ca nous faisait bien rire. Maintenant on peut dire
du film de cinéma, de n’étre plus a la hauteur de ses propres qu’en un sens ils avaient raison, et que la maniére dont on fait
exigences et de ce qu’on est en droit d’attendre d’elle. Il y a par une campagne de publicité, un matraquage ou une affiche, la
exemple la crise profonde du secteur dit d’« Art et essai », de maniére dont on promeut un film, sont immédiatement décryp-
tout ce secteur qui fonctionne un peu comme le Jaboratoire du tées par le public. Tout le monde est devenu un peu sémiologue
cinéma international, quia vocation de trier en amont, de sépa- sans le savoir. C’est pour ca qu’on peut dire que Barthes est
rer le bon grain de l’ivraie, de détecter 4 I’avance les futurs vraiment mort et que les années 60 c’est peut-€tre moins Bory
« grands noms ». L’Art et essai, aujourd’ hui, est grosso modo que Barthes. Aujourd’hui l’idée que la publicité informe est
devenu inopérant, n’est plus une passerelle intéressante pour parfaitement admise, mais pas au sens ow |’entendraient les
passer d’un micro-systéme de diffusion A un macro-systéme. publicitaires. Elle en dit long sur le désir — voire sur l’incons-
A. Bergala. Dans cette discussion sur la critique, il y a un cient — de ceux qui sont censés produire, distribuer et promo-
autre élément de la situation actuelle dont on va bien @tre tionner les films. Les gens décryptent assez bien ce qu’on appe-
oblige de tenir compte, c’est que le public réel du cinéma lait jadis le second degré. Au moment of on a cru faire une
d@’aujourd’hui, les gens trés jeunes ne sont pas des lecteurs de la grande découverte en appelant la publicité le 9° ou je 10¢ art, en
critique de cinéma. Avant les lecteurs de la critique recoupaient lui faisant des Minerves mimées sur les Césars, eux-mémes
une pointe avancée du gros des troupes qui constituaient le mimés sur les Oscars, en faisant des théses de troisiéme cycle
public de cinéma, aujourd’hui on peut légitimement en douter, sur « Diégése et transversalité dans le caramel Kréma », on se
la coupure semble plus radicale. rend compte que le pouvoir manipulateur de la pub a été trés
exagéré, ou plutét qu’il y a beaucoup de pubs qui sont totale-
Retour en arriére : ment inefficaces. Bt que cette inefficacité peut faire sens. Par
Bazin, Bory exemple question ciblage, Vaffiche du Grand Carnaval est
nulle. Devant cette nullité, on peut se dire a bon droit que dans
S. Toubiana. Je voudrais juste citer deux noms de critiques, ce genre d’économie du cinéma, de budget et de visée, se trom-
comme un élément du débat, parce qu’ils symbolisent deux per sur l’affiche ga a une forte chance de vouloir dire qu’on
moments critiques. Il y a eu André Bazin qui, dans les années s’est aussi trompé sur le film. Ce que j’ai appris — et je dirais
50, a dialogué avec les cinéastes eux-mémes(Rossellini, Renoir, presque cyniquement — en travaillant dans un quotidien, c’est
Welles, Bunuel) plus qu’avec le public réellement... 4 écouter les voix des attachés de presse — qu’ils soient puis-
A. Bergata, Sauf qu’ André Bazin a toujours eu une activité sants ou pas — et a me repérer comme un aveugle 4 ce que je
quasi-militante, une activité d’animation qui le mettait en con- devine chez eux comme intér&t (réel ou feint) ou comme indif-
tact direct avec une partie avancée de ce public. férence (réelle ou feinte) pour le film qu’ils me « vendent ». Et
quand j’entends encore : « c’est un petit film qui n’a pas de
S. Toubiana., ...Et le critique le plus représentatif des années budget, que personne ne va défendre, certes ce n’est pas un *
60-70, Jean-Louis Bory qui, lui, n’avait de dialogue qu’avec le chef-d’ceuvre mais c’est quand méme pas mal, il faut absolu-
public. Via Le Masque et la Plume, le Nouvel Observateur, par ment que Libé vienne 4 son secours », quand j’ai le sentiment
son ouverture au tiers-monde, il a été un traducteur, un péda- que le film n’est pas « porté » et qu’il ne « porte » personne,
gogue sans théories précongues, animé d’un godt trés éclecti- jai un peu peur.
que. Son travail consistait 4 entretenir un dialogue permanent
avec un public cultivé, de gauche, bien pensant, qui pouvait le S. Toubiana. La force de la publicité, c’est banal a dire, c’est
suivre dans le circuit Art et essai pour découvrir un film de qu’elle se passe de pédagogue entre elle et son public ; elle
Milos Forman ou un film de Youssef Chahine. s’adresse directement au consommateur, elle Je séduit ou elle ne
Pour toute une frange du public cultivé dans les années 60, le séduit pas, sans intermédiaire. Dans le cinéma, on a tous
Vactivité de Bory critique, lequel avait, disons, un goat moyen, vécu avec cette idée que la critique était justement l’intermé-
littéraire, garantissait 4 ce public une bonne culture cinémato- diaire nécessaire entre le film et son destinataire, qu’il fallait un
graphique, moderne, ouverte, non dogmatique ; elle témoi- passeur, quelqu’un qui avait du gofit et qui se devait de tra-
gnait aussi que le cinéma était bien le bagage culturel indispen- duire le message, divulguer Ie code secret du film et de son
sable pour étre de son temps. Pour résumer, le cinéma n’y auteur. Aujourd’hui ot la pub fait partie intégrale de notre cul-
gagnait pas en approfondissement esthétique (je ne me sou- ture, la critique est quelque peu squizzée par elle, mise en situa-
viens pas de grands débats théoriques Jancés par Bory et, d’ail- tion d’archaisme, de vieille grille pédagogique qui n’a plus
leurs, il y avait d’autres lieux of ces débats se menaient — ici cours, maintenant que d’autres moyens de séduction triom-
méme en premier lieu —-) mais il s’y retrouvait en honorabilité phent. Mais il y a autre chose. Il n’y a peut-@tre plus de film
culturelle et sociologique. Dans les années 60, un esprit bien fait « maudit ». Le marché est ouvert, les idées et les images sont
se devait d’étre littéraire, cinématographique et, pourquoi pas, en libre concurrence, du moins en France, la grande majorité
idéologique et politique. La gauche culturelle avait accroché le des gens vit avec |’idée qu’il n’y a pas de film maudit, puisque
cinéma dans son bagage culturel et sociologique. tous ont droit & leur espace (plus de 600 films sont distribués
Depuis, nous sommes entrés dans une époque ot il a fallu chaque année a Paris). C’est vrai, du moins en apparence. En
LE POINT CRITIQUE 21
fait ce n’est pas du tout le cas, il y a évidemment des espaces son parcours futur, il ne cherchera pas a avoir un nom plus
plus importants réservés aux gros films, aux grosses machines gros que son ceuvre.
(les films-événements, les films d’auteurs consacrés) comparés
a ceux de petits films type Caeurs captifs ou Le Destin de
Fin de la critique SAMU ?
Juliette,
Beaucoup de monde reproche encore a la critique de ne plus A. Bergala, Par rapport au c6té SAMU de la critique, il faut
fonctionner avec cette idéologie de la « cause 4 défendre ». Il y bien reconnaitre que lorsqu’elle dit d’un film dont Ia carriére
a vingt ans, il y a dix ans encore, il fallait partir 4 la découverte s’annonce difficile mais qu’elle estime : « attention, ne ratez
du jeune cinéma dans le monde et les Cahiers ont joué un réle pas ce film-la... », elle constate presque 4 chaque fois son
important : il fallait sortir les jeunes auteurs et pour cela fré- impuissance, en tout cas quant 4 sa capacité de convaincre ses
quenter les festivals, les petits et les gros, découvrir les films, lecteurs d’aller voir un film. Personne dans la critique n’a raté
empécher qu’ils ne deviennent maudits, les faire se rencontrer le film d’Aline Issermann qui a eu un excellent dossier de
avec la distribution, les faire exister comme films destinés 4 un presse, mais cela n’a pas aidé pour autant le film 4 rencontrer
public. De nos jours, la critique fonctionne grosso modo avec son public. Et du coup la critique a l’impression de parler un
Vidée que tous ces films sont visibles tét ou tard, 4 Cannes, a peu dans le désert. Par contre, et cela prouve qu’il ne s’agit pas
Venise, 4 Berlin, 4 Locarno ou ailleurs. Du coup, le critique a seulement d’une affaire de budget, ni de publicité, ni d’événe-
perdu son Ame de missionnaire. ments médiatiques, un film comme Clementine Tango, qui
Sans oublier qu’on a assisté A une accélération vertigineuse avait été refusé par toutes les sélections de Cannes, qui partait
du rythme de sortie des films : de plus en plus de films qui sor- avec des chances encore plus faibles qu’Un Jeu brutal ou Le
tent, avec une vie de plus en plus courte ; un matraquage publi- destin de Juliette, a trouvé un vrai public (50 000 entrées je
citaire dont l’effet, par principe, doit jouer sur des laps de crois a Paris) sans le relais de la critique. Du coup la critique a
temps trés courts. Sans oublier aussi que depuis dix ans, le sec- quand méme de quoi se poser des questions sur son réle par
teur « artistique » du cinéma est moins coupé de I’industrie rapport au public, méme quand il s’agit de « petits films »,
qu’avant : les grosses compagnies — Gaumont, UGC, Para- dans le sens oi ils ne sont pas dans le grand jeu de la grosse dis-
france etc. — ont depuis dix ans un catalogue de films tribution, 14 ot précisément elle devrait jouer un petit réle.
d’auteurs, se sont ouvertes 4 un cinéma qui, dans les années Reste que ce n’est peut-tre pas sa fonction principale
précédentes, se faisait dans l’indépendance économique. De ce d’envoyer les gens voir des films, mais je pense qu’on va repar-
fait, la ligne imaginaire qui tracait une ligne de séparation entre ler de ¢a par la suite.
le bon cinéma fait par les indépendants et le cinéma bassement
S. Toubiana. Plus la publicité fonctionne a la séduction,
commercial monopolisé par les grandes compagnies, si elle n’a
l’attraction avec la marchandise-film, moins le discours de la
pas complétement disparu, est 4 réenvisager.
culpabilité qui est le discours fondamental de la critique, peut
Ce qui serait intéressant, c’est de se poser la question sim-
opérer, prendre sur le public. Aujourd’hui, il est de plus en
ple : quels films ont besoin de la critique, quels films s’en pas-
plus difficile d’intimider le public : l’intimidation ne l’impres-
sent sans probléme ? Je pense par exemple que les films qui
sionne plus ou presque, il aime étre séduit, attiré et il est évi-
n’ont pas de gros moyenis publicitaires ou ceux dont l’argument
dent qu’il n’est pas dupe de ce matraquage publicitaire. Nous
publicitaire est faible — mal ciblé comme on dit — ont réelle-
aurions tort de penser qu’il est victime de ce discours. C’est
ment besoin de fa critique. Le film de Jean-Claude Brisseau,
pourquoi, la campagne de l’année 1982 sur Belmondo/Demy,
Un jeu brutal, sorti normalement, dans un nombre assez
qui est une date-clé, était si erronée : rien ne dit que le public
important de salles (8 4 Paris et 3 en banlieue) avec une affiche
qui va massivement voir Belmondo est dupe de ce qu’il voit.
qui n’était pas trés belle et un slogan publicitaire ultra-faible
On ne sait rien de ce que fait un spectateur d’un film de Bel-
{« une petite garce cruelle... ») est typiquement le film sur
mondo mais je serais tenté de dire qu’il n’en fait pas grand
lequel une partie de la critique, celle qui défend le film, se
chose aprés Vavoir vu. C’est vu, consommé et rendez-vous est
mobilise et fonctionne comme SAMU : Pin Pon, on arrive !
pris pour le prochain, c’est tout. Ce n’est pas forcément un élé-
On va vous dire que c’est un grand film, vous étes en train de le
ment fondamental de sa culture cinématographique.
rater ; nous, nous prenons date ! Effectivement, les Cahiers —
et d’autres — ont pris date. Autre exemple : Raoul Ruiz. La A. Bergala. Non, mais c’est peut-étre un élément de sa vie
critique est en retard pendant que lui fait des films sans inter- sociale, un moyen de communication. Celui qui va voir le Bel-
ruption depuis qu’il vit en France (une dizaine d’années). La Branle-bas de combat au sein de ta rédaction : le patron a une idée. (Clark Gable
critique, mis a part les mensuels (Positif ’'a découvert avant dans /t happened one Night de Frank Capra)
nous, rendons justice, mais l’a peut-étre perdu de vue 4 un eer me Zee
moment ot le systéme-Ruiz allait produire des effets) 1’a tou-
jours ignoré et Ruiz a continué 4 faire des films, sans la criti-
que, sans le public aussi, en faisant alliance avec la télévision
ou d’autres institutions, comme l’INA. Ruiz, en allant plus vite
que le systéme de distribution, de production, en ne cherchant
pas 4 tout prix a se faire un nom avec ses films (c’est sa force
fondamentale : faire une ceuvre avant de se faire un nom alors
que d’autres veulent se faire un nom sans créer une ceuvre) n’a
pas eu besoin de la critique.
Le systéme-Ruiz a fini par intriguer, les Cahiers ont rendu
compte de ce systéme, ont fait ce numéro spécial en mars 1983.
Avec la sortie en salle des Trois couronnes du Matelot, la criti-
que a trouvé [’occasion de se remettre dans le peloton en ren-
dant compte du film et un peu du phénoméne. Le film fait
40 000 entrées —~ il est toujours en salle — c’est un beau suc-
cés, typiquement d’Art et essai comme au bon vieux temps des
années 60 ot I’on découvrait les premiers films de Bellocchio
ou de Bertolucci. Et l’on peut parier que cela ne modifiera pas
22 TABLE RONDE
mondo du samedi soir y va aussi parce que ca lui permet le sphére géographique du cinéma. Bazin disait déja : il ne faut
lundi, au travail, d’en parler avec ses collégues. Quand il choi- pas seulement défendre les bons films, il faut aussi créer un bon
sit le Belmondo, il sait, parce que le film est présent partout, a public qui sera plus exigeant et qui exigera de meilleurs films,
la télé, 4 la radio, dans les journaux, sur les murs, que c’est le ce en quoi il était tout 4 fait pédagogue et utopique. Finalement
film que ses coliégues vont aller voir et il le choisit pour ca, ce qu’il demandait en gros s’est produit. L’erreur c’était de
d’une certaine fagon pour communiquer avec les autres par le penser qu’on allait créer ce public, et qu’automatiquement,
canal de ce film. Il y a comme cela des « films de profs », ceux immédiatement, le public allait constituer une force suffisante
dont parle dans les salles de professeurs de lycées, des pour exiger de voir des films de plus en plus exigeants et diffici-
« films de bureaux », etc. Par rapport 4 cette motivation-la, les, etc. Ce qui s’est passé est beaucoup plus terre a terre. II
qui est de reconnaissance d’appartenance 4 un groupe, et qui s’est effectivement constitué un nouveau public, quantitative-
fonctionne fortement sur un film comme Flashdance par exem- ment moins important que I’ancien, mais plus important
ple, Vacte de lire une critique, qui est une démarche indivi- « médiatiquement » parce que vivant dans des villes, composé
duelle, qui renvoie chacun 4 sa vision solitaire du film, est par de petits-bourgeois intellectuels, scolarisés, des gens qui nous
nature dérangeante sinon contradictoire. ressemblent et qui font le « bouche-a-oreille culturel ». Mais ce
Mais pour en revenir aux « petits films », la différence c’est nouveau public s’est comporté comme tout public, il s’est
qu’il y a dix ou quinze ans, quand une revue comme les scindé en deux ; une petite fraction continue a jouer le jeu
Cahiers, se moquant de la conjoncture médiatique, disait : prévu par Bazin et par les missionnaires d’il y a vingt ans : ils
« Notre actualité, c’est Akerman, son film est admirable » et vont voir beaucoup de films, certains 4 |’aventure, ils acceptent
faisait tout un travail sur son film alors que peu de gens la con- @étre bousculés, désorientés. C’est, disons, le premier public
naissaient, ca suffisait presque pour qu’ Akerman existe comme de Ruiz (avant les 40 000 entrées des Trois Couronnes). Mais il
cinéaste et rencontre un petit public. Aujourd’hui il est beau- y a aussi l’autre fraction qui se comporte comme un public et
coup plus difficile, méme 4 une revue spécialisée, de créer sa qui, 4 V’intérieur de ce nouveau code culturel « Art et essai »,
propre conjoncture dans une conjoncture médiatique devenue veut quand méme s’amuser, retomber sur ses pieds, sur une
dans la réalité beaucoup plus massive et efficace. On peut tou- image d’elle qui ne la dérange pas trop, qui la flatte un peu, et
jours le faire, mais ¢a risque d’apparattre comme beaucoup dont elle peut méme rire. Le cinéaste qui symbolise ¢a, c’est -
plus dérisoire qu’avant. Woody Allen. L’événement, c’est Manhattan. C’est un film
qui tient parfaitement compte de l’existence réelle d’un
Les deux publics « public branché mondial » d’un P.B.M. Mais ce public n’ira
pas voir systématiquement Akerman, Straub, Garrel ou Bris-
S. Daney. Ce qui est vrai au niveau des auteurs, est vrai aussi seau. Nous avons été un peu victimes du scénario « améliora-
au niveau du public. Quand le discours culturel a commencé a tion du public », d’ot notre désarroi aujourd’hui. Méme a
prendre pour de bon, avec les premiéres semaines des Cahiers, l’intérieur d’un public plus restreint, plus cultivé, il y a oscilla-
ca correspond a une certaine conjoncture du cinéma mondial. tion entre aller au cinéma pour se retrouver tout de suite et y
On a été — et pas seulement les Cahiers — des missionnaires aller pour se perdre d’abord.
puisqu’il y avait dans les années 60 un agrandissement de la
S. Toubiana. Pour donner un exemple qui va dans ce sens, la
grande date, en France, ga a été l’énorme succés de Cris ef chu-
Quand un rédacteur fout la panique... (The Errand Boy de Jerry Lewis) chotements, en 1973. Ca a fait plus de 600 000 entrées. Cris et
: ne F y
chuchotements, c’est la fin de l’Art et Essai, premiére époque :
Bergman passe dans le grand public, change de pointure.
S. Daney. L’Art et Essai meurt quand dans l’Art et Essai, il
y a un secteur commercial, il meurt comme catégorie polémi-
que et ontologique. Ca s’est passé, i] y a une dizaine d’années,
mais on ne !’a pas pointé a l’époque. On a simplement dit :
c’est des films moins bons que d’autres.
O. Assayas. Je crois que les grands succés populaires qu’ont
rencontré des films comme Cris et chuchotemenits, Cria Cuer-
vos et quelques autres au début des années 70 tiennent aussi 4
ce quils marquent le moment ot la premiére génération de
spectateurs-cinéphiles, celle suscitée par la Nouvelle Vague, de
minoritaire qu’elle était devient majoritaire. Les valeurs cultu-
relles et esthétiques d’une génération, fondées en partie — et
comme c’est toujours le cas — sur l’idée fantasmée d’une
minorité agissante — « la minorité » c’est le groupe, « agis-
sante », ce sont les aspirations communes — perdent la valeur
subversive qui est leur moteur veritable en devenant tout a fait
majoritaires. C’est sans doute faire de la sociologie au rabais
mais il me semble que ¢a a a voir avec la victoire du socialisme :
simplement le public du cinéma étant, on le sait, plus jeune que
la moyenne nationale de l’électorat, et plus rapide aussi, les
phénoménes s’y produisent plus tat. Et quand on parle de crise
des auteurs, eh bien c’est aussi ca la crise des auteurs : l’impos-
sibilité de feindre la complicité des minoritaires dans un
systéme ow |’on est, de fait, majoritaire.
A. Bergala, J'ai Vimpression que 1a, on est en train d’analy-
ser comment les choses ont évolué — |’ Art et essai, le public, le
cinéma — mais on en parle un peu comme si la critique était
LE POINT CRITIQUE 23
nécessairement a la traine de cette évolution, ou complétement faire l’image vendeuse de quelque chose qui cherche une image.
hors-jeu. C’est peut-étre 1a un aspect du probléme, justement : Comme les vrais films d’auteurs considérent qu’ils sont a la
la critique n’aurait-elle pas pu avoir un réle moteur a jouer poursuite d’une image et que le film — Faux-fuyanis est un
dans cette évolution ? Et de méme, aujourd’hui, n’a-t-elle pas bon exemple — est cette poursuite, il est effectivement difficile
un réle 4 jouer qui serait de ne pas prendre le cinéma comme il d’appater le spectateur sur l’idée : cherchez image, cherchez
lui vient, déja découpé, « événementisé » par les médias ? le coeur du film. Tu dis qu’on parle de tous les films. Moi, j’ai
toujours vécu avec cette idée que je crois tres « Cahiers » —
O. Assayas. On est en train de batir des tas de cloisons dans
que le cinéma est un seul monde. On peut encore dire fe
le cinéma en négligeant que le critique est justement a l’endroit
cinéma. Ce sont encore les mémes gestes qui font les films.
ov l'on peut n’en faire aucune : un jour il parle de Tchao Pan-
Mais dans la pratique, c’est difficile, parce que tu ne peux la
tin ou des Compéres et le lendemain d’Un jeu brutal ou de tenir qu’au nom d’une idée du cinéma, quelle qu’elle soit. Sans
Faux-fuyants en méme lieu et place et souvent avec le méme
cette idée transversale abstraite, il est presque impossible de ne
nombre de signes. Et c’est bien le fond de la question, il est
pas &tre piégé par les médias. Parce qu’il y a une maniére de
obligé de juger les uns et les autres 4 la méme aune ; ou tout au parler de Tchao Pantin ét une maniére de parler de Un jeu bru-
moins, s’il est honnéte, il peut le faire. Et 14 je me demande si tal et parce que les gens sont tout a fait préts aujourd’hui a
Vidée d’affiche dont parlait Daney tout 4 I’heure ne prend pas
admettre cette dichotomie. C’est le gros probléme aujourd’hui.
tout son sens mais alors en la prenant du point de vue de :
qu’est-ce qu’il y a a ’affiche ? Prenons celle du Grand Carna- S. Toubiana. Pour moi, le probléme essentiel de la critique,
yal et celle des Comperes, elles sont aussi nulles Pune que c’est qu'elle n’est plus capable de ralentir le mouvement. Elle
Pautre, et celle des Compéres est méme un petit peu plus nulle, n’a plus les moyens de prendre un film, n’importe lequel, au
or c’est justement celle du film qui casse la baraque alors que ralenti. En lisant la presse, on s’aper¢oit que tout le monde-
Tautre n’a pas l’air de rencontrer le public qu’il escomptait. parle de la méme facon des films. On amplifie le mouvement
Admettons que la platitude de V’idée graphique ait ralenti le qui va de plus en plus vite au lieu de le faire aller plus lente-
démarrage du film de Veber, puisqu’il a démarré lentement en ment, pour dégager une image d’un film et de la mettre en rap-
regard du triomphe qu’il est en train de faire sur la durée, port avec une autre image d’un autre film ou d’un autre
n’empéche que le spectateur se fiche peut-€tre du graphisme, systéme de production d’images, comme la télévision par
qu’il se méfie méme sans aucun doute de la malice du publici- exemple.
taire malin et qu’il regarde l’affiche comme un panneau a On a dit, ou si on ne I’a pas dit, il faut le dire, que l’institu-
Ventrée d’un théatre qui annonce une série de choses qui conju- tion Critique est vieille en France. Ce qui va avec, c’est que les
guées donnent un spectacle qu’il a envie de voir: Depar- critiques eux-mémes ont pris un coup de vieux. Aprés tout, il
dieu + Richard + Veber + film comique+gros succés |’année n’y a pas de nouvelle critique en France, qui aurait un autre
derniére +l’assurance que ce sera la méme formule. Pour le langage, radicalement neuf, différent de celui Glaboré par les
grand public populaire, disons le public familial, Le Grand revues de cinéma dans les années 50 et 60. Il m’arrive d’étre
Carnayal propose moins de choses 4 V’affiche. Mais cela dit on étonné de voir certains films, en général américains, qui font
sait qu’il y a plusieurs publics et je ne fais que parler de ciblage sans crier gare d’énormes succés et sur lesquels la critique n’a
dans la mesure ot le public des Compéres ou du Grand Carna- aucune prise, ni positive, ni négative. Si Flashdance marche a
val ne voit que des moins 4 Vaffiche de Tchao Pantin qui est ce point partout en France — et dans beaucoup de pays du
par ailleurs graphiquement trés réussie. Seulement il y a un monde — , c’est qu’il existe d’autres canaux de communication
public de Coluche qui est vaste et qui compense parce qu’il y qui diffusent l’information de maniére efficace, sans discours
voit beaucoup de plus : la série noire, fa grisaille, la réminis- critique, en s’appuyant sur une sensibilité culturelle nouvelle,
cence de l’affiche de Taxi Driver, le polar a la francaise, etc. Et musicale avant tout. Je pense aux radios libres qui ces derniers
d@une certaine fagon on approche 14 de réflexes qui sont temps ont aidé au succés de films dans lesquels la jeunesse se
aujourd’hui ceux du public de l’Art et essai qui lui aussi — et retrouve instinctivement, grace 4 un message culturel extréme-
peut-étre a juste titre — a tendance 4 demander ce qu’il yaa ment peu sophistiqué, mais aprés tout universel. Le message
laffiche. Il ne demande pas la méme chose et les choses qu’il des radios libres, en matiére culturelle, est 4 mi-chemin entre la
demande ne sont souvent pas les bonnes, mais il a ses exigen- publicité et le discours critique, quoique en fait plus proche de
ces, ou du moins ses inclinations, il se dit : voila un cinéaste la promotion que de la mise a distance. II suffit de passer dix
dont j’ai vu le dernier film et que j’ai plutét bien aimé, voilé un La critique-séduction et ses limites (Le Gouffre aux chiméres de Billy Wilder :
film qui provoque une polémique, je veux en étre, voila un Kirk Douglas et Jan Sterling)
sujet qui me touche, qui m’intéresse, qui me concerne et puis il SR
y acette comédienne, il y a ce comédien... Il fait le compte et il
se dit : c’est pour moi ou pas. Alors qu’au fond le public qu’on
souhaite, le vrai public cinéphile c’est au minimum celui qui
fait le compte des plus et des moins et qui sait évaluer un risque
+ méme limité — qu’il est prét 4 prendre. Et au mieux — 1a on
arrive 4 l’infinitésimal — celui qui est prét a aller voir le film de
Jean-Claude Brisseau ot on ne lui annonce que des moins 7 un
cinéaste inconnu au bataillon, aucun sujet a priori discernable,
une critique indécise, molle, voire condescendante, un gra-
phisme raté et démodé, un slogan vulgaire. Et méme pas cette
plus-value de faire partie d’un clan. Le film de Brisseau ne pra-
tique 4 aucun degré la complicité. Dans les conditions actuelles
de la diffusion on peut dire qu’Un Jeu brutal a un public de
héros. Seulement il est clair qu’on ne peut pas se baser sur tui
pour produire des films.
S. Daney. La pub, comme dit Tinchant, c’est une image de
plus. C’est plus facile de faire une image vendeuse d’un film
qui n’est que l’illustration d’une image qui lui préexiste que de
- TABLE RONDE

Situation classique mals limite : quand fe critique en fait trop Jerry Lewis dans The Errand Soy (Le Zinzin d'Hollywood)

fois la bande annonce musicale, cela touche un trés vaste public Max 2 est épatant et que Rambo est loin d’étre un mauvais
qui, de plus, se vit globalement comme « minoritaire ». Le film. Evidemment c’est ce que j’essaye de faire dans la rubri-
public d’une radio comme NRBJ, c’est plusieurs centaines de que de cinéma que je tiens dans Rock et Folk. Je la tiens discré-
milliers de personnes sur Paris, soit plus que celui que touche tement parce que je n’aime pas lidée d’étre critique de cinéma.
France-Inter ou France-Culture, mais ce public se vit comme Mais il y a une idée sur laquelle je me base et a laquelle je tiens
un club fermé, hors establishment, consommant différemment dur comme fer, c’est justement qu’il y a un seul cinéma. Et que
les produits culturels. Quand il se déplace pour voir Flash- quelqu’un qui a quinze ans et qui est capable de voir pourquoi
dance, il a certainement conscience de participer 4 un rituel, il Mad Max 2 ou Blow Out, c’est bien et que Flashdance c’est
se vit en marge de fa culture officielle, comme faisant partie débile, eh bien il n’a plus qu’un tout petit pas 4 faire pour
dune petite famille unie sur un consensus culturel minimum aimer Ford, Hawks ou MacCarey — d’ailleurs il les aime, de
(ce qui n’empéche pas qu’il soit dense). Quand ce public se toute fagon il les a vus a la télévision — et, pourquoi pas, Ger-
déplace pour voir Flashdance, il a ’impression que le film est trud. D’ailleurs I’un n’exclut pas Vautre et je m’en prends moi-
fait pour lui, qu’il s’adresse exclusivement a lui. mémie pour preuve, je passe avec grand plaisir de Blow Out a
S, Daney. La critique ne sait pas bien affronter les succés Dreyer et vice-versa, comme, en fait, tout le monde.
commerciaux. Et cela depuis toujours. Parce qu’elle est la criti-
que justement et qu’elle a besoin de « crise ». Si un film est S. Daney. La, je crois que tu mésestimes le poids de la cul-
majoritaire dans sa visée, s’il reproduit le consensus social 4 sa ture américaine.
maniére, ne la dérange pas, apporte la petite variante dans une S. Toubiana, Oui, car le spectateur dont tu parles ne compa-
série déja légitimée, sil est vu par des gens qui se considérent rera que ce qui est comparable, il ne sortira pas de son cercle, il
comme synchrones avec le film, de la méme génération et de la s’agit de deux mondes différents. 1] me semble que les films que
méme époque, on ne voit pas ce que la critique peut rajouter. ces spectateurs vont voir sont tous emballés dans le méme type
Elle ne peut pas jouer le rdle de SAMU puisque la cause est de package culturel.
gagnante, elle n’a pas a séduire, puisque le film séduit tout
seul, elle n’a plus de réle 4 jouer. Aujourd’hui ce qui a peut- 8. Daney. Encore une fois, le probléme que posent des films
étre changé, c’est ce que j’appelerai /’effet de présent. Il est vrai comme Flashdance, c’est : qu’est-ce que c’est que de rajouter
que la critique est faite pour ralentir, qu’elle ralentit et que peu de l’écriture au consensus ? C’est un autre meétier.
de gens lisent. Si on ne met pas en scéne ce présent six mois, O. Assayas, Puisqu’on parle de ia fonction critique au sens
trois mois ou trois semaines avant la sortie d’un film, V’effet de le plus restrictif du terme, c’est-4-dire donner des appréciations
présent n’existe plus. Aujourd’hui, avec les recyclages a sur des films qui sortent, appréciations adaptées 4 un public
outrance, les reprises dont plus personne ne sait si les films sont précis, qui lui seront autant que possible utiles et qui, dans une
déja sortis ou pas, qu’est-ce que c’est qu’un nouveau film, hypothése optima seront suivies d’effet, la question qui se pose
qu’est-ce que c’est qu’un film qui a déja été vu, qu’est-ce que c’est : au nom de quoi on le fait ? Idéalement c’est au nom.
c’est qu’un festival ott if y a réellement des inédits noyés dans didées sur le cinéma, de principes éthiques peut-étre, mais en
des films déja vus ? Il ne faut pas oublier que ce qui caractérise fait, si Y’on regarde Ja critique-critique, il y a peu de gens qui
Pépoque actuelle c’est le recyclage généralisé : il y a plus de cré- ont des principes éthiques et encore moins qui se posent de véri-
neaux que de produits. Au moment méme ot il sort, si un film tables questions de cinéma. Alors il faudrait se demander ce
n’est pas déja attendu, il n’est pas au présent, il est versé dans qui les motive.
une sorte de compte-courant de l’image oi il est en compeétition
avec la vidéo, la télé et c’est une autre économie. A. Bergala, Mais est-ce que tu as réellement écrit sur Ger-
trud dans Rock et Folk en conseillant aux lecteurs d’y aller ?
O. Assayas. Dans ce cas-la, parlons effectivement de Flash-
dance parce que 1a, la question se pose d’une facon particu- O. Assayas. Oui, j’ai parlé de Gertrud comme je parle
ligre. Qui peut dire quelque chose A propos de Flashdance? d’autres films, sans vraiment me poser de questions. Je ne sais
Quelqu’un qui ne commence pas par se disqualifier tout a fait pas, aprés, si les lecteurs de Rock et Folk y vont effectivement.
en considérant le spectateur du film comme au pire un crétin et A, Bergala, C’est un peu comme quand France-Soir dit 4 ses
au mieux un mouton. C’est quelqu’un qui est capable de dire lecteurs d’aller voir Passion, que c’est un film formidable.
que parmi les films qu’on propose 4 ce public-la qui n’est cer- C'est trés honnéte et courageux de la part du critique, mais on
tainement pas aussi niaiseux ni aussi dupe qu’on veut le croire se dit quand méme que si le lecteur de France-Soir va vraiment
il y a des nuances. Que Flashdance est navrant mais que Mad voir Passion ou celui de Rock and Folk Gertrud, ils risquent de
LE POINT CRITIQUE 25
faire une dréle de téte quand ils vont se retrouver devant le beaucoup cette attitude, mais elle a un avantage : elle fait foin
film. du masochisme critique, elle met en avant son humeur. Or la
critique d’humeur, si elle a ses limites, ne laisse jamais froid le
O. Assayas, Je postule que sur cent échecs il y en a un a qui
lecteur, ne l’ennuie pas si elle est faite avec talent, et permet a
¢a plaira et qui n’y serait pas allé sinon. Mais je ne le concois
son lecteur de réagir.
pas du tout de fagon missionnaire, je parle 4 ma facon de films
que j'aime et j’espére quelquefois arriver 4 faire passer mes S. Daney. Ce qui manque aujourd’hui, c’est une idée du
gotits — puisqu’en Voccurrence il ne s’agit jamais que de cinéma un peu transversale. Plus personne ne pense qu’on est
gotts. Cela dit on m’a raconté l’autre jour 4 Rock et Folk qu’il sur un chemin et qu’il y a quelque chose 4 frayer.
y avait un un sondage auprés d’adolescents qui sortaient d’A
S. Toubiana. Du coup, les gens fonctionnent comme des cri-
nos amours pour Savoir ce qui leur avait donné envie d’y aller.
tiques culinaires : j’at vu le film avant vous, je ai gofté, voila
Il parait qwune bonne proportion y avaient éié incités par
comment est la sauce : Coluche est bien, le scénario est nul... et
Particle que j’avais fait. Si c’est vrai, c’est trés flatteur mais
c’est fini !
sans doute le film s’y prétait-i]. Peut-étre était-ce justement un
film pour leque} le lecteur de Rock et Folk avait besoin dun O. Assayas, Je ne suis pas d’accord pour dire « c’est comme
coup de pouce et je me suis retrouvé en position d’étre celui qui ¢a parce que l’époque est comme ¢a et l’époque est une mau-
le donnait. Mais cela dit ca ne change rien 4 ma facon d’écrire vaise époque ». Ce n’est pas vrai, I’époque et le lieu — Paris —
ou de faire. Car dés lors qu’on se met 4 penser en termes sont tout 4 fait propices au cinéma, autant qu’ils l’ont jamais
d@’audience et de responsabilité vis-a-vis de films ou vis-a-vis de été. Bien sfir on ne vit pas une période de grace comme celle de
spectateurs qu’il faudrait ménager, on rentre dans le systéme ja Nouvelle Vague, mais enfin, combien y en a-t-il eu depuis
des films ciblés, des attachés de presse et alors autant renoncer que le cinéma existe ? On parle a tort et 4 travers de crise. Eh
tout de suite. bien on a vu autre jour 4 Rome : quand on parlait de crise des
auteurs aux Italiens ils nous riaient au nez. IIs nous disaient
A, Bergala. Mais ta position par rapport a Rock and Folk
« vous avez bien de la chance de pouvoir discuter de cinéma,
est forte parce que, malgré tout, tu n’es pas trop lié au journal,
nous on en est au point ot !’on ne sait plus si le cinéma italien
& sa politique rédactionnelle. Mais toi, Serge, c’est un pro-
va survivre 4 cette décennie ». C’est ca, une vraie crise. Et je
bléme que tu dois te poser en permanence par rapport aux lec-
trouve qu’a force d’écrire des choses horribles, les choses horri-
teurs de Libération.
bles finissent par se produire comme disait Irwin Molyneux.
S. Daney. Le lecteur me consomme et Ie journal me paie. Il y
A, Bergala. Il y a quand méme une chose dont on n’arrive
a des gens qui consomment des textes sur le cinéma et celui qui
pas a parler, 4 savoir : est-ce que Ja critique aujourd’hui est fai-
les écrit. Cela arrive plus facilement dans un quotidien bien
ble parce que la fonction critique est objectivement en perte de
sir. Quand les gens consomment tel ou tel critique, ils savent
vitesse, ou bien est-elle faible parce qu’elle est réellement fai-
bien qu’ils ne vont pas étre tout Ie temps d’accord avec lui,
ble, auquel cas, méme dans cette conjoncture, elle pourrait étre
mais ils lui font le crédit que ce qu’il dit du cinéma les intéresse.
meilleure ?
S’il s’instaure un dialogue entre un critique et les lecteurs, peu
importe le détail de ce dialogue. Je sais que tel jour j’ai peu de
Amére victoire
chances de convaincre le lecteur que j’ai pu séduire hier, mais
je n’en suis pas sfir et j’ajouterai que j’aime cette incertitude, je S. Daney. Elle est faible parce qu’elle a gagné.
calcule le moins possible.
O. Assayas. Est-ce qu’au moment de la Nouvelle Vague,
période qu’on peut prendre comme contre-exemple positif, la
La fuite dans arrogance critique institutionnelle, celle des grands médias était plus bril-
lante qu’elle ne l’est aujourd’hui ?
A, Bergala. Dans la lettre qu’il a envoyée aux Cahiers,
publiée dans le dernier numéro, Pascal Kané dit que n’importe S. Daney. Non, il me semble qu'elle était nulle, vieille et
quel critique, aujourd’hui, jusqu’au plus médiocre, s’autorise réactive et qu’elle ressemblait au cinéma qu’elle critiquait.
a faire preuve d’arrogance critique, et peut dire 4 peu prés Comme toujours d’ailleurs. Et la critique est importante quand
n’imporie quoi sur n’importe quel film sans éprouver le besoin il y a une félure dans le consensus. Il y a eu une grande félure
de fonder son jugement, de faire une analyse, de justifier son
Plus vite, plus vite : le critique a ’ére des media (Danny Kaye dans The Man from
évaluation du film. Sur l’arrogance, c’est assez juste, mais sur the Diner's Club de Frank Tashlin)
Vévaluation, on a plutét Pimpression que tout le monde,
aujourd’hui, évalue 4 peu prés dans le méme sens. Les listes des
10 meilleurs films de l’année se ressemblent étrangement d’une
revue a autre, par exemple. Du coup, la critique a l’impres-
sion gue son jugement personnel a peu de poids, d’ot, peut-
étre, cette espéce d’arrogance sans fondement.
S. Toubiana. Tl y a tout un courant qui, constatant que la
critique de cinéma n’a presque plus de poids, que c’est un
métier toujours aussi peu rentable pour ceux qui l’exercent,
qu’en l’exergant les gens prennent le risque de porter sur eux
une part d’abjection (il y a des tas de gens qui nous vivent
comme des emmerdeurs, des donneurs de lecons ou des artistes
ratés), prend la fuite, s’amuse 4 faire des pirouettes en fait
d’évaluer les films, joue aux fléchettes par films interposés,
mettent le son ou le ton de leur critique un peu trop fort. Ce qui
importe a leurs yeux, c’est le subjectivisme, le culte de sa pro-
pre personnalité critique, plus que la mise a l’épreuve de son
amour du cinéma, ou la mise a |’épreuve de son amour de ren-
dre compte de son amour du cinéma, si on veut. Je n’aime pas
26 TABLE RONDE
mais sur lesquelles tu ne trafnes jamais et sur lesquelles tu ne
reviendras pas forcément dans une autre critique. On peut
d’ailleurs lire tes textes sans méme avoir V’intention d’aller voir
les films. Ton texte devient quelque chose qui peut donner du
plaisir en soi.
S. Daney. Ca m’est effectivement arrivé. D’un cdté c’est trés
flatteur d’un autre c’est inquiétant. Mais si j’ai du plaisir a
écrire sur un film et que ce plaisir passe, tant mieux, méme si ca
ne veut dire que ca.
S. Toubiana. C’est la vraie réponse a ceux qui disent que la
critique n’aide pas 4 faire des entrées. Cela n’a jamais été notre
but. Noire travail c’est d’écrire 4 partir des films (ou a partir
des questions esthétiques du cinéma ou bien de donner des
informations sur l'état du cinéma, etc.), en espérant qu’il existe
un lecteur disponible. Pour une revue spécialisée comme la
nétre, il y a toutes les chances pour que ce lecteur soit en situa-
tion de lire ces critiques ; mais dans le cas d’un quotidien, c’est
différent ; il faut d’abord que ce lecteur s’arréte sur la page de
cinéma, qu’il soit intéressé par la facon dont on rend compte
des films : une chance sur dix de toucher le lecteur du journal,
une chance sur dix encore de donner envie 4 ce lecteur d’aller
voir le film, quel que soit le compte-rendu. Au bout du compte,
cela fait peut-étre des entrées, mais le plus important, c’est que
cela aide a ce que se dégagent de nouveaux cinéphiles. C’est ce
qui est important, dans une optique deleuzienne : faire passer
une ligne d’écriture différente.
O. Assayas. Il y a une question que je me pose tout le temps,
c’est celle de la perception des films. Un critique qui voit énor-
mément de films, n’est-il pas de plus en plus sensible au détail,
4 l’infime variation, 4 de toutes petites choses ? Est-ce qu’a
force d’aiguiser son regard il ne finit pas par s’attacher sinon a
Yaccessoire du moins 4 des choses auxquelles le public, et
méme le public cultivé, n’est pas sensible du tout et dont il se
contrefiche souvent ? C’est frappant surtout quand nous par-
lons de films qui peuvent étre intrins¢quement ratés et dans les-
quels on trouve des choses passionnantes, des idées plus riches,
plus stimulantes que dans beaucoup de films plus réussis. Moi

\ ie 4
je sais qu’a tort ou a raison ma facon de voir les films est en
perpétuelle mutation. I! peut m’arriver 4 un moment donné
Une époque de ta critique : le travail plan par plan ou quand it faut coffer
au fitm @&tre extrémement sensible A un point de détail, 4 un effet
(Sherlock Juniorde Buster Keaton)
@écriture auquel j’aurais pu étre tout a fait indifférent aupara-
dans le consensus sur le cinéma francais dans les années 55-60 vant.
et ce n’est pas par hasard si Bazin a écrit sur des géants qui S. Toubiana. J’ai entendu chez certains confréres des repro-
étaient néanmoins archi-contestés, Renoir, Welles, Rossellini,
ches qui visaient Libération et le fait d’avoir publié quatre
Chaplin, qui dans l’aprés-guerre avaient tous subi le tir 4 bou- pages entiéres consacrées 4 Coluche pour son travail dans
lets rouges de la critique installée. C’était un manichéisme en
Tchao Pantin. Outre le fait de savoir si le film était occasion
or : Sainte-Beuve et Taine contre Barbey d’Aurevilly et Baude-
opportune pour rendre hommage au talent de Coluche — aprés
laire, les critiques créateurs contre les critiques d’institution !
tout le film de Bertrand Bler, La Femme de mon pote, aurait
Mais a l’époque le cinéma était encore vécu comme un tout,
permis le méme traitement —-, il était reproché 4 ce quotidien et
sans méme d’avant-garde. Et les jeunes critiques étaient sensi-
aux critiques de cinéma qui y travaillent de mettre tout le
bles a tout ce qui, dans ce un, marquait une félure.
paquet sur un film qui, aprés tout, bénéficiait d’une grosse
A. Bergala. Mais si tu as une idée du cinéma, tu es nécessai- campagne publicitaire, donc de faire corps avec le systéme pro-
rement un peu sourd a certaines sollicitations de l’actualité. motionnel du film. Avec comme argument critique moralisa-
teur le fait de dire : en parlant dés le mercredi, jour de sortie
S. Daney. Et c’est bien. Sinon, il faut faire du journalisme.
des films, de ceux qui ont Ie moins de probléme pour toucher
Dire qu'il y a une crise de la fonction critique n’a pas de sens si
leur public, vous ne rendez pas compte 4 temps de ceux qui ont
on ne dit pas aussi qu’il y a une grande faiblesse du journalisme
le plus besoin du soutien critique.
de cinéma. Le manque d’un bon hebdo populaire sur Ie
Bien stir, il est possible de répondre qu’un quotidien peut
cinéma, c’est un probléme, il y a la un vide.
trés bien privilégier un phénoméne plus qu’un autre (aprés tout
A. Bergala, Quand tu dis « avoir une idée du cinéma », on Coluche est bien un phénoméne mais l’est-il plus aujourd’hui
pense immédiatement 4 Bazin. Quand on le relit aujourd’hui qu’il y a trois ans, lors de sa campagne présidentielle ?) et que
on a impression que pendant sept ans, sur deux cent quatre- le travail de la critique ne se confond plus aujourd’hui avec Ja
vingt quinze articles, il répéte trois idées sur le cinéma, il ne b.a., que jouer les SAMU ou les voitures-balais est sinistre...
cesse d’enfoncer le méme clou. Toi, inversement, dans tes criti- Tl nempéche que Je Monde n’a pas rendu compte de Faux-
ques dans Libération, on a ’impression que tu fais éclater vingt Juyants a sa sortie et que c’est le genre de film qui a non seule-
idées dans un seul texte 4 propos d’un film, idées qui crépitent ment un besoin vital de la critique, compte tenu de la faiblesse
LE POINT CRITIQUE 27
du budget promotionnel, mais qu’il est possible de le traiter ou de Libération, le mercredi, sur un film qui fera deux mille
« gaiement », sans recourir a la rhétorique plaintive, type « un entrées, il y en aura peut-étre deux mille deux au lieu de deux
petit-film-plein-de-défauts-mais-tellement-charmant-qu’il- mille. Ga on le sait mais comment l’interpréter ? Le cinéma a
faut-défendre-sans-quoi-il-risque-de-disparaitre ». Discours gagné en valeur-culture ce qu’il a perdu en immédiateté. Pour
qui fait fuir le spectateur potentiel. Il revient souvent a nos parler lacanien, il a gagné en symbolique et perdu en imagi-
oreilles, le discours plaintif de certains auteurs de films : naire. Et le seul imaginaire qui se ressource, tout d’un coup,
« Vous ne parlez pas de mon film dans vos colonnes ». Mais c’est encore l’américain ! La critique a mollement bénéficié des
jamais je n’ai entendu un cinéaste se plaindre et dire a tel ou tel effets secondaires d’une bagarre (l’« Art et essai ») qu’elle a
critique : « vous avez parlé de mon film, d’accord, mais vous livré 4 un moment, dont elle n’a pas compris qu’elle I’a gagné
avez été incapable d’en rendre compte en le rendant et dont elle n’a pas mesuré les conséquences. L’une de ces con-
attrayant ». Or c’est 14 un des points les plus graves de [a criti- séquences, c’est qu’il est devenu trés artificiel de mimer le
que, aujourd’hui : Pincapacité de donner aux gens l’envie de débat ou une polémique a propos d’un film puisque le milieu a
voir, Vincapacité de mettre en appétit le public, vis-a-vis de été re-aménagé de telle fagon que des choses comme Z’Avven-
tous les films, commerciaux ou pas. Ce qu’attendent les cinéas- tura faisant scandale 4 Cannes en 1960 ne se produisent plus. A
tes de nous, c’est qu’on inscrive leur nom, qu’on les fasse exis- la limite, il n’y a qu’a Cannes qu’il reste un public assez gou-
ter symboliquement. Qui osera nous dire : « J’ai fait un film gnafier pour aller siffler Godard ou Bresson. C’est une survi-
marrant, pourquoi étes-vous incapable d’en rendre compte de vance.
maniére excitante pour le public ? » 8. Toubiana. Pour conclure, je ferai la différence entre : la
Tout le monde vit le moment de 1a critique comme malheu-
critique de films, qui existe, et la critique de cinéma qui tend 4
reux : les cinéastes, parce qu’il faut bien en passer par 14 pour
disparaitre. Bory a fait de la critique de films. D’une semaine a
exister, au risque d’y laisser des plumes certes, mais avec
l’autre : pas de mémoire. Amnésie totale. Rien de la semaine
aucune chance d’apprendre quelque chose de soi-méme en
précédente ne vient entamer ce qui se fait dans la semaine pré-
lisant ce qu’en pensent les autres. Les critiques parce qu’ils ont
sente. C’est & cette condition qu’il est possibe tenir le coup.
moins lenvie de convaincre. C’est un moment malheureux.
Sinon, s’il faut étre habité par le cinéma pour faire de la criti-
que dans un hebdo ot en général on se fout complétement du
Qui nous lit ? cinéma...
Situation classique: le journaliste-un vrai professionnel dicte son papier en
O. Assayas. La question de savoir si l'on est Iu est impor- direct sur l'événement (Humphrey Bogart dans Deadline U.S.A. de Richard
tante et celle de savoir si l’on est compris l’est encore plus. Mais Brooks) —
¢a ne se pose pas tout a fait pareil pour un critique de quotidien
qui en deux colonnes n’a pas vraiment le temps de développer
beaucoup d’idées. Il dit « ¢’est bien » ou « ce n’est pas bien ».
On prend parfois exemple de Marcorelles qui ne parvient pas
toujours a transmettre dans ce qu’il écrit l’enthousiasme qu’il
peut avoir pour un film. On oublie qu’il y a plusieurs publics
qui se croisent au Monde et il est vraisemblable que pour cer-
tains, ce qu’écrit Marcorelles est trés convaincant. Si par contre
on se pose les mémes questions par rapport a ce qui s’écrit aux
Cahiers c’est plus embarrassant. Et il est un fait qu’on écrit
parfois des choses qui peuvent étre polémiques en ayant le sen-
timent qu’il n’y a personne pour y répondre, qu’on débat dans
le vide. Je trouve ca frappant que Michel Ciment, par exemple,
formule des opinions 4 propos de la fagon dont Libération
rend compte de Coluche mais que par contre il ne débat plus
avec les Cahiers : chacun campe sur ses positions en s’ignorant
lun J’autre.
A. Bergala. Un film comme Boat People, par exemple,
aurait di susciter un débat, des contradictions dans la critique.
En fait, il est « passé » comme n’importe quel film, personne
n’a vraiment réagi, le débat n’a pas eu lieu.
S. Daney. Par contre le fait que les gens aient accepté
aujourd’hui que certains films aient le temps pour eux, c’est
peut-étre intéressant pour les cinéphiles d’aujourd’hui, qui se
disent que si ces films ont de la valeur, ils les rencontreront tét
ou tard. Le cinéma ayant gagné ses galons d’art non-éphémére,
ayant sa propre histoire, les autorise a ne plus voir un film tout
de suite. C’est la situation nouvelle de la critique que j’ai du
mal 4 accepter, et c’est elle qui m’agace souvent. Personne ne
dit aux critiques : Non, le cinéma ce n’est pas Akerman, le
cinéma c’est Les Compéres. Récemment, j’étais content
d’entendre un imbécile dire au Masque et la Pluie : « Roh-
mer, ¢a parle iout le temps, donc ce n’est pas du cinéma ! » :
quelle aubaine ! Voila quelqu’un qui parle du cinéma comme
on devait en parler il y a vingt ans ! Il n’y a plus de discours
normatif du cinéma, il y a un discours normatif sur les ciné-
chiffres. Donc on laisse au critique sa part maudite de cinéphi-
lie, on le laisse la gérer. Tu peux méme faire la une du Monde
28
A. Bergala. Le danger actuellement aux Cahiers, c’est plutét se dévore et qui se recrache lui-méme qui fait qu’on est tous
que chacun n’a que sa propre mémoire, pas assez la mémoire pris dans cette sorte de solipcisme stressé. On mélange plus de
de la revue. Les textes critiques ont de moins en moins la choses dans un ensemble qui est cléturé, alors qu’avant on
mémoire du cinéma. Or, 4 une époque of les films se consu- mélangeait moins de choses a l’intérieur d’un ensemble qui
ment de plus en plus un a un, sur fond d’amnésie totale, avant était poreux. Et c’est cette porosité que les Cahiers a un
de retomber dans ’oubli, c’est sans doute une fonction de la moment ont bien saisi. A l’époque, le « bon cinéma » excluait
critique, méme si ca va a contre-courant, de garder la mémoire la série B. Alors on a fait rentrer la Série B. Elle excluait les
du cinéma, d’établir des généalogies, de ne pas laisser les films grands monstres, alors on a fait rentrer les grands monstres.
qui le méritent se perdre dans cet oubli de la consommation. Et Aujourd’hui il y a un tout qui bouffe tout et a l’extérieur plus
Ia le rythme du mensuel est un atout évident. personne ne s’aventure pour se poser méme des questions nai-
ves : est-ce que les films qu’on voit ressemblent a la vie quoti-
Dialogues sauvages dienne ? Du coup les questions de Godard deviennent incom-
préhensibles. On le voyait bien quand il est passé a 7 sur 7, ala
S. Daney. Je ne crois pas qu’on puisse longtemps écrire sur
facon stupide et terrifiée dont les deux journalistes de télé le
le cinéma en se nourrissant seulement du cinéma. Il y a quand
regardaient. Parce qu’il avait une maniére a lui de pointer une
méme des dialogues sauvages qui se sont noués, y compris le
question totalement archaique, marxiste au sens littéral du
dernier en date, le dialogue cinéma et politique, avec toutes les
dures retombées que |’on sait mais qui a quand méme fait bou- terme : « est-ce qu’il y a une économie du besoin pour ce qui
est de Pimage ? » Quand Godard parle du Mozambique en
ger les gens. Toute la bagarre de Bazin, c’était par rapport au
méme temps que l’Amérique, il a une vision géographique
théatre, et aux problémes de Il’adaptation littéraire.
Aujourd’hui le fait que le cinéma ait consolidé ses frontiéres, des choses que plus personne n’a. Parce que nous sommes dans
le recyclage culturel, chacun dans son créneau. Les gens qui
cela crée une asphyxie culturelle parfois terrifiante, dont Wen-
voient dix films par an vont voir Les Compeéres, les gens qui
ders est peut-&tre Pexemple le plus brillant, mais en méme
temps le plus cléturé, I y a quand méme beaucoup de sympté- voient trente films par an vont voir Zelig, les gens qui vont en
voir cinquante vont voir le Brisseau. Voila.
mes de ca. Untel prépare un festival de la bande-annonce, la
pub, on ne parle plus que de ga. Les vidéo-clips, il y a déja
quinze festivals. Il y a une boulimie d’un monde d’images qui (Fait a Paris, le 24 décembre 1983)

1983 : LE PALMARES
' DES LECTEURS DES CAHIERS
. A nos amours (Maurice Pialat)
. L’*Argent (Robert Bresson)
. Pauline @ la plage (Eric Rohmer)
. Fanny et Alexandre (Ingmar Bergman)
. Les trois couronnes du matelot (Raoul Ruiz)
. Moonlighting (Jerzy Skolimowski)
. Furyo (Nagisa Oshima)
. Faits divers (Raymond Depardon)
. Zelig (Woody Allen)
. Vivement dimanche (Francois Truffaut)

Deux fois plus nombreux que I’an dernier sont les lecteurs
qui ont répondu a notre appel du mois dernier
et nous ont envoyé leur liste des « Dix meilleurs films de l’année 1983 »,
Le film de Maurice Pialat, A nos amours, est plébiscité
(deux lecteurs sur trois Vinscrivent dans leur liste), suivi par L’Argent de Robert Bresson.
Sur les dix films le plus souvent choisis par nos lecteurs,
six faisaient partie du palmarés des rédacteurs des Cahiers (n° 355):
A nos amours, V’Argent, Pauline a la plage, Furyo,
Les Trois couronnes du matelot et Fanny et Alexandre.
Quant 4 Moonlighting de Jerzy Skolimowski sorti A Paris en janvier 83,
il faisait partie du palmarés des Cahiers en 1982.

Errata
Deux lignes ont malheuresement échappé a notre vigilance dans les listes des meilleurs films de nos rédacteurs et « invités ». C’est
ainsi qu’on ne pouvait plus savoir que Serge Le Péron avait choisi en troisiéme position de son classement Outsiders de Francis F.
Coppola, et que Eric Rohmer avait sélectionné trois films, Un jeu brutal, Faux fuyants, mais aussi L’Enfant secret de Philippe Gar-
rel. Qu’ils veuillent bien, ainsi que nos lecteurs ne pas nous en tenir rigueur !
LE CINEMA A VERE DES NOUVEAUX MEDIAS

LE “SCENARIO FRANGAIS”
PAR SERGE TOUBIANA

L’année 83 du cinéma aura été marquée par le spectre de diffusion des images et des sons avec la production cinémato-
Canal Plus. La mise en place de la chaine a péage, prévue d’ici graphique.
la fin de Pannée en cours, a déclenché de vives réactions de la On peut se risquer 4 dire que ce scénario francais ne ressem-
part des organisations corporatistes du cinéma, regroupées au blera, quoi qu’il en soit, 4 aucun autre, parmi ceux qui, chez
sein du Bureau de Liaison des Industries Cinématographiques nos voisins, ont commencé a se dessiner. Pour des raisons qui
(B.L.1.C.). tiennent : 1) 4 la situation privilégiée de l'industrie cinémato-
Opposition ? Le mot est trop fort. Le Bureau, tout en sou- graphique francaise (l’existence d’un marché relativement
haitant la création de cette quatriéme chaine (on voit mal qui, vigoureux et en hausse ces derniéres années, par ailleurs relati-
et au nom de quel discours, pourrait s’y opposer), a émis la verment protégé) ; 2) au retard, ou a l’archaisme du paysage
volonté ferme qu’un certain nombre de régles soient établies et audiovisuel dans son ensemble (trois chaines publiques, telles
respectées par le cahier des charges de Canal Plus. Elles se résu- des dinosaures, et rien autour).
ment & quatre points : 1) les délais de diffusion ; 2) le nombre Une inconnue demeure : la relative bonne santé du cinéma
de films programmés par année ; 3) le quota de films frangais n’est-elle pas due au sous-développement télévisuel ? Dit autre-
(50 %); 4) le pourcentage des ressources annuelles affeciées ment : le cinéma francais ne se porte-t-il bien qu’A la condition
par Canal Plus au cinéma (25 %). que l’énergie audiovisuelle reste cantonnée le plus longtemps
En fait, les négociations ont essentiellement porté — portent possible dans le carcan de vieilles institutions empétrées dans
encore — sur les délais. Combien de mois devraient séparer le Pidéologie du service public et Pimproductivité 7
début de l’exploitation des films en salles de leur possible pro- Dans les pays voisins, |’expérience n’est intéressante qu’a
grammation sur ce nonveau réseau ? titre d’exemple négatif. Dans chaque cas, le développement
Neuf mois, soit le délai souhaité par les dirigeants de Canal d’un secteur s’accompagne d’une baisse de régime de l’autre.
Plus, préts a renoncer 4 celui de six mois qui était idéal selon Entre les télévisions et le cable d’un cété, le cinéma de l’autre,
eux pour appater le futur abonné, grace 4 des « produits léchange est dores et déja inégal. Non seulement le nombre
d’appel » fraichement plébiscités par le public de cinéma ? d’entrées annuelles est en baisse en Italie, Grande-Bretagne,
Douze mois, minimum concédé par le B.L.I.C. pour les Belgique, R.F.A., mais la production de films elle-méme est en
« autres films », catégorie vague s*il en est, et dix-huit mois crise. C’est en Italie que l’expérience a atteint un degré de sau-
pour les « films de large audience » ? Les négociations, qui ne vagerie inouie : Ia chute est vertigineuse puisque le cinéma par-
sont pas encore conclues, devraient aboutir 4 un délai situé tait de haut (moins d’entrées et moins de films parallélement a
entre neuf et douze mois. la programmation ininterrompue de films — en majorité amé-
On laura compris, le dispositif mis en place par le B.L.I.C. ricains — sur les télévisions libres et publiques). En Grande-
devrait servir 4 protéger au mieux l’exploitation des films en Bretagne, on commence a parler d’un timide renouveau de la
salles. production de films de cinéma coproduits avec la télévision,
Au dela des péripéties, il est possible de soulever diverses mais le nombre de spectateurs est ridiculement bas, deux fois
questions concernant les rapports du cinéma avec ce nouveau moindre qu’en Espagne, pays deux fois moins peuplé et rien
partenaire audiovisuel. En tenant compte : 1) de la situation n’indique que cette chute puisse étre freinée. En R.F.A.,
actuelle du marché cinématographique, tel qu’il s’illustre dans lalliance extraordinaire entre les télévisions et le jeune cinéma
les résultats de ces deux derniéres années ; 2) du fait que Canal allemand, au milieu des années 70, semble n’étre qu’un bon
Plus n’est qu’un premier élément nouveau dans le paysage souvenir. Quant 4 la Belgique, tout s’y fait en miniature :
audiovisuel qui verra naitre peu aprés les premiers réseaux moins de spectateurs, mais plus de films programmés par les
cAblés, puis le satellite de télévision directe. télévisions, y compris celles qu'il est possible de capter aux
Ce que chacun essaie de dessiner, avec des données floues, frontiéres, ainsi que sur le cable.
ou fluctuantes, qui dépendent a la fois de volontés politiques, Enfin les Etats-Unis, le dernier pays avec lequel il est possi-
de capacités industrielles, de la mise a jour de l’arsenal juridi- ble de comparer ces phénoménes, en ramenant I’expérience
que francais en matiére d’audiovisuel, etc., c’est le prochain francaise 4 de justes proportions : les choses semblent bien s’y
‘scénario francais autour duquel s’organisera le marché cinéma- passer. La fréquentation du cinéma est en hausse : un milliard
tographique, le type de relations (de domination ? de parasi- cent cinquante millions de spectateurs en 1982, pas moins en
tage ? dalliance ?) qu’entretiendront les nouveaux moyens de 83. Le cable, la « Pay TV » sont installés et diffusent allégre-
30 LE CINEMA A L’ERE DES NOUVEAUX MEDIAS
ment des films de cinéma en alternance avec des séries télévi- n’y a la rien d’émouvant, mais cette tendance inflationniste est
sées. Sauf que : 1) le cinéma américain est difficilement com- un des éléments les plus évidents de la crise profonde de l’éco-
parable au cinéma frangais : moins de films produits 4 Holly- nomie cinématographique.
wood et dans un ensemble de faible diversité ; moins de films Pourquoi ? Parce que la plupart des films n’ont rien A
diffusés dans les salles et marché fortement protégé (les films gagner 4 ce que leur durée d’exploitation se raccourcisse 4 ce
étrangers n’y font que 5 % des recettes). Les grosses machines point. C’est évident pour les films d’auteurs qui ont besoin de
triomphent, elles ont méme été le plus sir moyen de concurren- Ja longue durée pour toucher leur public. Quant aux grosses
cer Peffet-télévision. 2} Rien n’empéche les télévisions payan- machines, si elles font effectivement plus vite le plein de leurs
tes ou le cable de produire des films avec le cinéma, les Majors entrées, celles-ci se répartissent sur un nombre plus élevé de sal-
de cinéma et les sociétés de télévision s’imbriquant plus facife- les.
ment 4 travers les mémes processus financiers ; 3) le grand cli- Financiérement, le cycle inflationniste va bon train : aug-
vage qui commence a ravager les publics européens entre les mentation du nombre de copies et frais de lancement en
15-25 ans qui constituent les assidus du cinéma en salles et les hausse, répartition des recettes plus étalée. Sans parler des ten-
autres qui ont tout le loisir de consommer du film a domicile, dances moins visibles : augmentation des cachets des vedettes
est déja installé aux USA. Le cinéma a eu le temps de s’y habi- et de tous les partenaires qui, dans le processus de production-
tuer, les mutations culturelles ou esthétiques sont faites, ce qui distribution-promotion des films, vivent de pourcentages.
n’est pas encore le cas en France. L’augmentation des chiffres d’affaires réalisés avec les films
Alors, ce « scénario francais », quel est-il, idéalement ? II cache une baisse sensible des bénéfices réels liés & leur exploita-
serait qu’a la fois le cinéma francais garde sa diversité, qu’il tion (augmentation des cofits directs et indirects). Parce que
continue de produire toute la gamme du cinéma (grosses cette tendance produit un effet d’entrafnement : « Si le dernier
machines commerciales + cinéma moyen « de qualité» + film de untel sort dans 60 salles, il n’y a aucune raison que le
films d’auteurs + films faits dans les marges...) tout en ne per- mien n’en fasse pas autant », et ainsi de suite. La chafne des
dant pas ses spectateurs. films s’emballe et tout le petit monde du cinéma s’imagine étre
Il est symptomatique que le B.L.I.C., dans sa défense contre en demeure de relever un « challenge » entre le film et son
la menace Canal Plus, ait fait de Ja question des délais de diffu- public, le film et le reste du cinéma.
sion la pierre de touche. Parce que cette pratique est en train de miner sournoisement
S’appuyant sur une enquéte sérieuse (1), argument fort du Pargument fort du B.L.I.C., selon lequel Canal Plus, en vou-
bureau de liaison est le suivant : si Canal Plus décidait de diffu- lant programmer cofite que cofite des films six mois aprés
ser des films récents, neuf mois aprés leur sortie en salle, prés Vobtention de la fin de leur exploitation, creuserait la tombe du
de 28 % des spectateurs n’iraient plus en salles et préféreraient cinéma.
attendre pour les voir sur le nouveau canal a péage. Cela mérite Si 1’on poursuit la logique actuelle 4 son terme (une logique
évidemment réflexion. de la fuite en avant), on est tenté de conclure qu’il n’y aura
Par ailleurs, tout le monde s’accorde 4 reconnaitre que Ja vie bientét plus d’obstacle, (exceptée la liberté du producteur de
des films en salles est de plus en plus courte. Le cycle commer- vendre ou de ne pas vendre son film a un partenaire de télévi-
cial est rapide, de plus en plus rapide. Le temps cinématogra- sion), 4 ce qu’un film qui réalise 95% de ses entrées, en dix
phique est d’autant plus intense, « dramatisé », avec des gros- semaines au maximum (c’est parait-i! le cas du Marginal), soit
ses machines qui font le gros de leurs entrées en moins de dix programmé six mois aprés sur un réseau d’abonnés payants. (3)
semaines, que l’espace s’*élargit, le nombre de vitrines pour Cela ne peut en rien nuire au film, ni 4 ’amortissement de
chaque film s’agrandit. Plus les films sortent dans des combi- son financement (cela pourrait méme devenir un réel apport
naisons de salles importantes (nombreux sont les films qui sor- pour des films dont la carriére commerciale en salles n’a pas
tent dans plus de 50 salles sur Paris et la banlieue), plus courts porté tous ses fruits), sauf peut-@tre contribuer A banaliser
sont les cycles d’exploitation. Ce cycle inflationniste atteint Pimage d’un Belmondo par exemple, ou de n’importe quelle
tous les films et peu en tirent profit. Méme le numéro un du star. Cette logique qui n’est pas absurde, il n’est pas difficile de
box-office francais, Belmondo, en est 4 un degré relatif « vic- comprendre les implications graves qu’elle laisse planer quant a
time ». Malgré le triomphalisme de mise de son « manager », Vavenir de tout un pan du cinéma en France.
René Chateau, qui clame sur tous les toits que son poulain bat Non seulement des salles de cinéma seront 4 terme condam-
a chaque nouveau film ses propres records (ce n’est plus du nées, celles qui réalisent la queue des entrées des grosses machi-
cinéma, c’est de l’haltérophilie), il suffit d’analyser les résultats nes A succés, ou celles qui n’auront pas eu accés A des films
du Marginal pour voir qu’ils sont inférieurs 4 ceux de I’antépé- immediatement rentables —- ce qu’il est convenu d’appeler Je
nultiéme, malgré un nombre de salles supérieur 4 Paris (2). Il secteur de recherche, d’Art et essai ou indépendant. En outre,

1. Cette enquéte a été réalisée, pour le compte du BLIC, par la 2. Le Marginal a effectivement battu le record des entrées du précédent film
COFRECMA en juillet 1983, auprés d’un échantillon de 600 spectateurs de de Belmondo, LAs des as : 468 821 spectateurs contre 463 028 en premiére
cinéma répartis sur Paris et la province. semaine d’exploitation 4 Paris +banlieue. Ce record est relatif si l’on tient
Selon cette enquéte, 45% des spectateurs s’abonneraient A Canal Plus pour compte du nombre de sales des deux films : Le Marginal est sarti dans 60 sal-
voir en priorité des films : le cinéma apparait comme le programme prioritaire les alors que le précédent ne l’était que dans 52, soit 8 salles de plus pour
souhaité par les personnes sondées, loin devant le sport, les informations, le 5 793 spectateurs supplémentaires,
théatre et les variétés. Ces spectateurs souhaijtent voir des films en version ori- Au bout de 10 semaines, L’As des ay devance néanmoins Le Marginal :
ginale, des inédits, des reprises et bien sfir des films A grand succés, 1 167 559 contre- 1 091 621 spectateurs (Paris et banlieue). A marchandise
Iln’y a rien d’étonnant a ce que Canal Plus soit plébiscité par les spectateurs égale (inutile de comparer les « qualités » respectives des deux films), ?aug-
de cinéma, le projet de cette quatriéme chaine ayant d’emblée adapté le look : mentation du nombre de salles n’empéche pas un léger essoufflement. Bn pro-
« chaine du cinéma », vince, on assiste au méme phénoméne. A Lyon par exemple, au bout de
Parmi les spectateurs de cinéma favorables 4 Canal Plus, on retrouve les 8 semaines d’exploitation avec la méme combinaison de salles, L’As des as fait
trois catégories de spectateurs de cinéma : les assidus, Jes réguliers et les occa- 20% d’entrées supplémeniaires, A Grenoble, sorti dans trois salles (au lieu de
sionnels. Toute l’énigme autour de Canal Plus consiste A se demander quels deux pour le précédent), Le Marginal fait 4 peine plus d’entrées en premiére
seront les effets de cette quatrigme chaine lorsqu’elle programmera une dizaine semaine : 19 163 contre 17 912. Idem 4 Marseille, 4 Toulouse et dans d'autres
de films par semaine, dont certains relativement récents (9 ou 12 mois aprés villes. Ce qui est parfois — pas toujours — gagné 4 la marge (trois ou quatre
leur sortie en salles), sur le comportement des spectateurs réguliers et occasion- mille spectateurs en fin d’exploitation) ne compense pas la baisse relative et
nels : iront-ils aussi souvent au cinéma ? Pour mémoire je rappellerai que les absolue du nombre des spectateurs. Dit autrement : Belmondo demeure une
assidus représentent 9% du public du cinéma et 44% des entrées annuelles, les valeur attractive, mais a besoin de plus de salles pour se situer A la hauteur —
réguliers 32% et 41% des entrées, les occasionnels 59% du public et 15% des légérement en dessous méme — de ses propres exploits. A image du person-
entrées. nage obligé d’en faire plus 4 chaque film pour garder fa forme.
LE “SCENARIO FRANGAIS" 31

contacts
et au vu des quelques ravages constatés sur certains films (je
renvoie au numéro des Cahiers n°353 de novembre 83 : « Le
cinéma d’auteur : la cote d’alerte ») lancés dans des vétements
sans doute vite ou mal ajustés a leur taille (et 4 leur réelle visée
publique), c’est une bonne partie du cinéma d’auteur qui
s’appréte 4 passer un vilan quart d”heure. .
Je ne fais 14 que reprendre les prémices de l’analyse proposée
par les Cahiers (numéro cité), auxquelles il nous a été répondu,
de facon d’ailleur3 bienveillante, que les films que nous men-
Kak
kk kkk
tionnions (Un Jeu brutal, Le Destin de Juliette, Liberty En frangais ;
Belle...) pouvaient avoir le défaut de ne pas regarder le public
en face ou de ne pas répondre 4 une demande (4). LA SAISON CINEMATOGRAPHIQUE 1983. Analyse
Soit. Mais il n’y a pas que ces films qui ont pati récemment des 524 films sortis en France de Juillet 82 4 Juin 83,
de l’accélération vertigineuse du rythme d’exploitation. On
peut citer une bonne dizaine de films, d’assez gros budget, de
Fiches Techniques, Index réal., op., muse., titres originaux.
qualité souvent banale, 4 visée commerciale pépére, faits avec qqs phates a. et 6. 239 p. Br......-ee.... OTP
des vedettes hyper reconnues, qui n’ont pas tenu les ambiticux
paris misés sur eux. Encore une fois : trop grand nombre de
salles, volonté effrénée de gagner le public dans un minimum INGMAR BERGMAN. R. Lefavre. Coll. Filo. Eléments
de temps, faux films-événements, ciblages publicitaires mal biogr. Filmo, de 45 4 83; dist, techn. et artist., résumé,
ajustés et souvent trompeurs... comment. théatrographie 38 4 81, T.V., scénarios. Bibliogr.
C’est cette panique — dont il est inutile d’é¢numérer les divers
symptémes tellement ils sont nombreux aujourd’hui — qui fait
Index dir. Photos, muse., act, titres orig.
que le débat, vital, contradictoire, entre le cinéma et les nou- 126 p. Bhesc.cccececececeeesesereees 63F
veaux réseaux de diffusion qui se profilent 4 ’horizon proche
— fin 1984 — est si mal posé aujourd’hui, y compris par des En anglais :
gens qu’on ne peut soupconner de vouloir la mort du cinéma.
S.T. THE FILMS OF TENNESSEE WILLIAMS. 6.0. Phillips.
Etude relation théatre/cinéma. Les réal.: Kazan, Huston,
3. C’est dans ce contexte qu’il faut replacer une affaire récente : la saisie, le
28 décembre 1983, ordonnée par le Tribunal de grande instance de Paris, 4 la Lumet, Losey, ete. Filmographie, Biblio.
demande de la puissante Fédération Nationale des cinémas francais (membre
du B.L.1.C.), dela cassette vidéo du film Le Marginal. L’affaire, qui reléve du
Photos n. et b. 330 p. Rel................. HOF
strict droit commercial, est en passe de devenir politique, sous l’impulsion du
fougueux René Chateau qui, figurant au banc des accusés, devient 4 son tour
accusateur : « Jean-Paul Belmondo contre Jack Lang ou ta liberté d’expres-
sion contre fa censure ». Ce n’est malheureusement pas aussi simple.
CLAUDE LELOUCH, FILM DIRECTOR. P. Lev. Analyse
Le décret promulgué le 4 janvier 1983, fixant 4 un an le délai devant s’écou- eritique thématique. Intewiew. Filmo. 54 @ 81.
ler entre la date d’obiention du visa d’exploitation d’un film et sa sortie en cas-
sette, avait pour but de protéger au maximum les salles de cinéma, face 4 la
Photos i. et b. Biblio. 177 p. Relié........... 310F
concurrence de nouveaux supports de diffusion des films. Or on est en train de
constater que ce délai d’un an ne correspond plus a grand chose (méme si théo-
riquement, il protége les exploitants de salles de cinéma), la durée d’exploita-
tion moyenne des films se situant bien en deca. La négociation entre le
JEAN COCTEAU AND HIS FILMS OF ORPHIC
B.L.I.C. et Canal Plus achoppe justement sur cette question. IDENTITY. A.B, Evans, Analyse, étude, interprétation de
Quoi qu’il en soit, la position des professionnels du cinéma et du ministére «Le sang d'un poste », « Orphée », « Testament Opie »
de la Culture est sensiblement la méme : priorité aux salles puis, dans l’ordre :
la vidéo, les télévisions, d’abord payantes, puis publiques, le cable... Il faut Biblio. Photos n. et b. 174 p. Rel............ 290F
également remarquer que ce décret est des plus souples (rares ont été jusqu’a
présent les demandes de saisie) et il n’a pas empéché les sociétés de vidéo d’édi-
ter en cassettes des films, quelques semaines seulement aprés leurs sortie en sal-
les. Et pour cause ! 1) parce qu’il existe un systéme de dérogations délivrées LAUGHTER THROUGH TEARS. The Yiddish Cinéma.
par une commission (composée de professionnels du cinéma), chargée de déli- 4. Goldberg. Historique du film Yiddish en Russie, Pologne,
vrer des autorisations spéciales : sur 68 demandes,
2) parce que ce décret est longtemps resté purement
51 ont été accordées.
formel. I] ne !’est plus U.S.A. Filmoge, Bibliogr. 170 p. Rel.......... 286 F
depuis quelque temps, ce qui explique la mobilisation des exploitants regroupés
dans leur fédération contre Furyo (dont la cassette a été saisie) et Le Marginal.
La pratique de René Chateau, consistant 4 distribuer en cassettes son film
deux mois aprés le premier jour de Yexploitation en sailes, est typiquement
THE JAMES BOND FILMS. S.J. Rubin. Fiche techn. de
celle d’un franc-tireur : en possession d*un produit fartement demandé et ts les films, Octopussy et Never say never again inclus. Les
ayant réalisé 1a presque totalité de ses recettes en salles en dix semaines, il gadgets, les trues, les personnages,
décide de ne pas respecter la régle établie. Plus que l’argument polémique et
somme toute assez futile « Belmondo contre Lang », on peut prendre au 170 photos n, et b. 183 p. Br.............. 179F
sérieux celui qui consiste a dire que c’est 14 le plus sar moyen pour Chateau de
prendre de vitesse le piratage (en plein dévelappement actuellement et contre
lequel la profession cinématographique et les pouvoirs publics s’emploient 4
mettre en place des systémes de barrage), en langant au plus vite ses cassettes Port recommandé inclus
sur le marché, Ce faisant, il casse le front uni de la profession en jouant les soli-
taires.
Par dela cette péripétie, c’est une nouvelle illustration de cette tendance a la KKK K KKK KKK
diminution du « temps cinématographique » qui, si elle se généralisait, pase-
rait de sérieux problémes au cinéma.

4, Il va de soi que je ne reprends pas ex abrupto cette analyse qui demande-


Librairie du Cinéma
rait a étre affinée, vérifiée, film par film. Je vois bien comment de trés mauvais 24,RUE DU COLISEE 75008:PARIS
films, Flashdance par exemple, répondent 4 une demande, et mal comment des
films 4 ’écriture par essence plus risquée peuvent étre jugés 4 la méme ensei-
ene,
TEL.) 359.17.71.,
LE CINEMA A L'ERE DES NOUVEAUX MEDIAS

LE PROJET CANAL PLUS


ENTRETIEN AVEC RENE BONNELL
PAR SERGE LE PERON ET SERGE TOUBIANA

Un des éléments primordiaux qui risquent de déterminer la nature du « scénario


francais » dans les prochains mois, c’est Canal Plus. Pour en savoir davantage sur
ce projet de quatriéme chaine dont la vocation principale sera de diffuser des films
et qui devra done trouver un terrain d’entente par la profession
cinématographique, nous avons rencontré René Bonnell. Ancien responsable de la
distribution et du département vidéo & Gaumont, il est aujourd’hui conseiller de
M. Rousselet, président de Canal Plus, et plus spécialement chargé des affaires du
cinéma,

Cahiers. Comment analysez-vous la situation actuelle du tisait leurs pratiques marchandes, les circuits ont eu l*intelli-
cinéma francais dans le contexte qui devrait voir Uarrivée d’un gence d’intégrer le cinéma dit « d’auteur » dans leur program-
nouveau partenaire, Canal Plus ? mation. Le paradoxe de la récente réforme est de les dédouaner
sur ce terrain-la (puisqu’ils sont censés étre sous contrGle) et de
René Bonnell. Longtemps, le cinéma frangais a été normalisé ne plus les obliger 4 pratiquer ce type de programmation, sauf
par I’aval (les circuits de salles) qui passait directement com- besoin particulier de certaines salles dites « Art et essai »,
mande aux agents fournisseurs de « packages » : « Je te donne notion qui, d’ailleurs, n’a plus aucun sens. Saturé d’audiovi-
cing cent mille entrées de garanties pour te permettre de monter suel, le public ne se dérange plus pour aller le voir en salles
le film avec trois ou quatre de tes poulains : réalisateur, scéna- pour des raisons assez complexes : souci d’affecter ses ressour-
riste, vedettes. Comment en est-on arrivé 1a ? La chute de la ces aux produits 4 fort effet d’appel, sentiment de films
fréquentation 4 partir de 1957 a, d’une part, concentré les « essais » dont on peut voir sur les écrans des versions plus éla-
résultats sur un petit nombre de films, accroissant donc les ris- borées, parfois esthétique « télé ». C’est grave car une écono-
ques des investisseurs, et d’autre part transformé les salles en mie de la singularité ne peut se passer d’expériences qui permet-
super-marchés qui, proches d’une demande évanescente, pou- tront un renouvellement de ses produits, La télévision a un réle
vaient mieux le contréler et orienter la production vers ce que important 4 jouer dans ce domaine. Mais le peut-elle encore
Pexploitation considérait étre le gofit du public. Manageant le compte tenu de ce qu’elle est devenue ?
talent, les agents ont vite compris le parti qu’ils pouvaient tirer Notons ensuite que le cinéma n’a jamais été aussi important
de la gestion de cette matitre premiére, surtout quand elle pour le politique qui a pour lui des sentiments mélangés. Le
prend l’allure du vedettariat. De 1a, le dialogue direct qu’ils ont cinéma, domaine de l’imaginaire et produit de consommation
engagé avec les programmiateurs des circuits. Le rdle intermé- de masse, refléte voire préfigure les transformations sociales. I!
diaire du distributeur s’en est trouvé affaibli car il devenait un est jeune, il est « dans le coup ». Il faut donc se l’approprier
simple rouage annexe du montage financier. Le cinéma fran- habilement. Prodigue de pouvoir de communication, il est trés
cais était un club : trois programmateurs, une poignée de pro- efficient sur le plan media. Un ministre qui remet une décora-
ducteurs et de distributeurs, un ou deux agents influents. Les tion 4 un cinéaste ou annonce une réforme en faveur de la créa-
choses ont peu a peu changé sous la pression de différents phé- tion se voit largement payé de retour sur te plan de sa publicité
noménes : développement des sociétés intégrées de cinéma qui personnelle. En méme temps, le technocrate ne peut s’empé-
se sont davantage lancées dans le risque film, internationalisa- cher de mépriser un peu ce monde de saltimbanques tout en
tion plus grande de I’économie francaise du cinéma, introduc- révant de diriger le Centre du Cinéma tant il est vrai qu’il est
tion d’une réglementation nouvelle qui complique le jeu des plus agréable de veiller pour assister 4 une projection que pour
circuits sans l’entraver vraiment d’ailleurs et apparition de préparer une note 4 un ministre.
nouveaux médias (vidéo, télévision payante) qui relativisent le Le dernier élément important, c’est que I’expression fiction-
réle de la salle comme lieu de rentabilisation de l’investisse- nelle 4 travers le film, comme mode des représentations de la
ment film. Pour faire face 4 l’offensive idéologique qui stigma- société, a gagné. Contre la télévision qui n’a pas pu s’imposer
comme expression culturelle unifiée, authentique, comme un un autre imaginaire et if se place 4 un autre niveau de risque
Art. Ici et la, on a pu dire que la dramatique télévisée était un (pas uniquement risques économiques, mais risques de l’auteur
mode d’expression original. On est obligé de dire, sans étre par rapport aux enjeux qui se présentent 4 lui).
inféodé 4 lidéologie du sondage, qu’entre une dramatique et la
troisiéme diffusion de La Cuisine au beurre, les gens choisis- Cahiers. Est-ce que ce n’était pas le méme discours & |’épo-
sent le film. que des multi-salles : des grandes salles pour le cinéma com-
De sa bataille contre la télévision, le cinéma est sorti exsan- mercial, les petites pour le film d’auteur ?
gue, fatigué, ayant perdu les 2/3 de ses spectateurs, mais il a
R. Bonnell. Avec une nuance majeure, c’est que les multi-
gagné ! Les gens ont reconnu dans le cinéma un art, c’est-a-
salles ne financaient pas les films ; nous, nous serons obligés de
dire un langage spécifique, authentique, qui a sa place dans la
le faire ! Les gens, le premier janvier, paieront d’avance leurs
répartition des modes d’expression culturels. Ce que la télévi-
places de cinéma.
sion n’a pas su imposer. Bien sir, c’est un média exceptionnel,
La télévision 4 péage va permettre de développer les moyens
avec une formidable capacité d’ubiquité : vous assistez prati-
de création, non par une sorte de bonne volonté culturelle de
quement en direct a l’attentat contre le Pape, vous avez le
ses responsables, mais parce que c’est inscrit dans la logique du
monde au bout de vos pantouffles... Mais immense demande
projet Canal Plus. A 2 millions d’abonnés, c’est prés de 800
du public, c’est le film. On ne dira jamais assez le réle qu’a
millions de francs que nous allons injecter sur le marché. Les
joué le film du dimanche soir de la RTF ou de l’ORTF en moyens de production sont appelés en gros 4 doubler. Regar-
faveur de la propagation de la télévision. Je me souviens, on dez H.B.O. (1). Cette compagnie a commencé en 1972 avec
disait : on va acheter la télé parce qu’on aura un film le diman-
10 000 abonnés 4 New York. Elle en a actuellement 15 millions
che. Pourquoi ce discours sur la création 4 la télévision ? Préci-
et fait un chiffre d’affaires de 1,8 milliard de dollars. C’est
sément parce que la dramatique télévisée était ce qui singeait le devenu la plus importante firme de cinéma des Etats-Unis. A
plus le film. Quand vous regardez un spectacle vivant a la télé- travers ses accords avec Columbia, Orion, CBS et Fox, elle
vision, de l’opéra ou du théatre, personne ne dit que c’est de la
financera en 1984 a divers titres 30 %0 de la production améri-
création, on parle de retransmission. En revanche, une drama-
caine des majors. Elle peut passer les films qu’elle a cofinancé
tique filmée dans les conditions que l’on sait (plans intermina-
un an aprés leur sortie en salles. Dans cette perspective, méme
bles, minimum de découpage, toujours les mémes comédiens),
si nous n’atteignons jamais ce niveau, la télévision 2 péage est
reléve de la création. Quand on est gentil, on dit que c’est une
un formidable poumon, car toute la mécanique de financement
forme qui convient 4 la télévision, quand on est moins indul-
de Paudiovisuel va se trouver changée. Nous aurons, grace a la
gent, on dit qu’il s’agit d’un sous-film, en général ennuyeux.
méthode de ’abonnement, les recettes avant le produit comme
Chacun sait que, malgré la présence de Simone Signoret, Thé-
si les producteurs pouvaient compter au début de chaque année
rése Humbert ne ferait guére d’entrées en salle.
sur taute la recetie générée par les guichets pendant tout l’exer-
cice. Canal Plus sera obligé de cofinancer des films et comme il
Cahiers. Quelles sont, selon vous, les causes de cette
a affaire 4 une demande trés diversifiée, il est amené 4 encoura-
« défaite symbolique » de la télévision face au cinéma ?
ger une programmation trés variée oti le film dit d’auteur doit
R. Bonnell. Cette situation est liée au fait que les cinéastes trouver sa place a cété du film dit commercial.
ont longtemps boudé la télévision ot régnent l’autorecrute- A noter que la fréquentation aux Etats-Unis n’a jamais été
ment, Ie corporatisme et le partage du gateau télévisuel. aussi forte. Certaines enquétes montrent, et ce n’est pas fait
L’essentiel des ceuvres de fiction sont réparties depuis le début pour surprendre, que la pénétration de la « Pay TV » dans les
de la télévision entre moins d’une vingtaine de réalisateurs. La ménages et la fréquentation en salles vont de pair, car, on le
production télévisée se languit de consanguinité parce qu’on ne sait bien, les pratiques socio-culturelles se cumulent en fonc-
coopte en général que celui qui est 4 votre image, de préférence tion de déterminismes sociaux. La concurrence purement tech-
un peu moins bon. Les rares tentatives faites par les réalisa- nologique est toujours négligeable. Le véritable agent discrimi-
teurs officiels de la télévision en direction du cinéma n’ont nateur sera le temps qui, lui, n’est pas infiniment élastique,
jamais dépassé le succés d’estime. A la différence des Etats- mais ce phénoméne concerne toute l’économie des loisirs et
Unis ou de 1’Italie, on ne connaft pas de metteur en scéne révélé non pas uniquement les rapports cinéma-télévision.
par la télévision et qui ait fait carriére au cinéma. Seule une Je voudrais faire une remarque. On dit qu’il manque des scé-
vigoureuse circulation des compétences entre les deux secteurs naristes en France. C’est dii en partie 4 la domination que Ja
permettrait de revivifier le tissu créatif. On en est loin. notion de cinéma d’auteur a exercé sur l’intelligentsia. Le
cinéma d’auteur est un cinéma totalisant : l’auteur écrit le scé-
Cahiers. On en vient @ Canal Plus : est-ce que ce sera une nario et les dialogues, fait la mise en scéne, le cadre parfois. Au
télévision comme les autres ? départ, ce phénoméne est di 4 des raisons économiques : on
concentrait le personnel parce que les moyens étaient limités.
R. Bonnell. Dans ce contexte général, l’arrivée de Canal
La « Nouvelle Vague » a donné Ie ton de cette forme de pro-
Plus. Inutile de discuter du probléme : aurait-il fallu installer
duction. Elle n’était qu’une réplique astucieuse et habilement
un nouveau canal hertzien payé par la publicité ? Ce choix
promotionnée a la crise qui commencait 4 frapper durement le
politique n’a pas été fait et je n’en suis pas responsable. Le fait
cinéma et le secteur de la production. Pour sortir du cercle
est que, dans la logique de la programmation 4 péage, voila une
vicieux « moyens limités-audience limitée » un certain type de
chance considérable qui est donnée a la création. C’est vrai cinéma qui se réalise a la frange du syst¢me et un jour en renou-
qu’une image de cing métres de base sur quatre métres, c’est
vellera les formes, il faudrait revenir 4 une réelle division du
beaucoup mieux. C’est vrai que quand un metteur en scéne a travail ot le metteur en scéne trouverait sa valeur ajoutée non
pensé 4 image chimique, il ne l’a pas fait pour une image élec-
dans I’écriture du scénario mais dans la mise en image et en
tronique. C’est vrai que le Cinémascope a du mal 4 passer.
son. A ces conditions, la télévision payante pourra aider ces
Néanmoins, je suis fier de montrer des films et je l’affirme hau-
productions, car elle est moins soumise que la salle 4 la dicta-
tement. Dans la mesure of un film, fait avec son propre
ture du vedeitariat. Le cinéma est une alchimie complexe qui
rythme, son génie, sa logique et son mode de production est
doit multiplier les appels aux différentes formes de talents.
incomparablement supérieur 4 une dramatique. II est plus inté-
ressant de montrer le film d’un jeune auteur que ja cinquitme
version de l’apparatchik de la chatne qui adapte Balzac. Ilya (4) Home Box Office.
34 ENTRETIEN AVEC RENE BONNELL
Cahiers. H semble que, dans vos rapports avec les organisa- qu’ils ont a saper l’économie des salles qui demeurent et de loin
tions professionnelles, la question des délais de diffusion sur leur premier client.
Canal Pius soit Pobstacle majeur. Comment la négociation va-
telle aboutir ? Cahiers. C’est cela que vous appelez « donner le pouvoir &
Pamont » ?
R. Bonnell. Vous évoquez les problémes que nous discutons
avec l'industrie du cinéma. Je remarque au passage que nous R. Bonnell. Oui, parce que cela rendrait au talent les préro-
avons fait d’énormes concessions en matiére de grille pour pro- gatives qu’il n’aurait jamais di perdre. La logique économique
téger les salles, et de ressources minimales affectées au film de Canal Plus nous y poussera plus que n’importe quel volon-
pour élever le niveau des droits d’achat offerts au producteur. tarisme culturel.
La vidéo n’a pas ce type de contraintes. La question du délai de
passage n’est pas encore réglée. Cahiers. Ne serez-vous pas victime de la demande de vos
L’exploitation met en avant son endettement, la fragilité de clients ?
son économie et la concurrence que pourrait lui faire Canal
Plus dés lors que le public aurait la certitude de voir les films R. Bonnell, S’il faut quelques titres d’appel par mois, il ne
faut pas oublier que le futur public de Canal Plus est trés divers
sur le petit écran. Je pense que nous arriverons a un accord sur
et la programmation de la chafne sera obligatoirement variée.
ce fameux délai de passage. Je ne crois sincérement pas que les
gens attendront un an pour voir un film qu’ils ont envie de voir Ce qui nous incite notamment a diffuser des inédits, des classi-
car la demande de cinéma a, entre autres caractéristiques, de ques, 4 donner des deuxiémes chances a des premiers films
francais, etc.
devoir &re rapidement satisfaite. Dans un univers ol vont se
multiplier les programmes de films (télévision nationale,
payante, cables, vidéo), la concurrence ne se fera pas de sup- Cahiers. Comment vont réagir les trois chaines qui coprodui-
ports 4 supports et de produits 4 produits. C’est la valeur du sent ? Elles couvrent prés d’un tiers de la production nationale
par Pintermédiaire des parts de coproduction et des achats de
produit prise dans son sens large et a une Epoque donnée qui va
droits de diffusion anticipés.
déterminer la séquence d’ exploitation entre les différents sup-
ports. Canal Plus ne vendra pas des programmes de télévision R. Bonnell. Elles sont en pratique trés coopératives et ont
mais des films, c’est-a-dire des ceuvres diffusées en salles of compris tout le parti qu’elles pouvaient tirer d’une collabora-
elles prennent leur valeur imaginaire et marchande. Imaginez tion avec Canal Plus.
Vimpact de £.T. sans la sanction de la salle ! Vouloir nuire au
cinéma, ce serait saper les fondements mémes de Canal Plus. Cahiers. Mais en continuant @ prendre des parts t
Nous disons : laissez l ayant-droit arbitrer dans la gestion de
ses actifs. Au producteur de rechercher la rentabilité maximum
R. Bonnell. Nous en discutons actuellement. L’idée de base
de son portefeuille, de rechercher le trajet optimum A travers de M. Rousselet, c’est que l’intervention de Canal Plus se tra-
les médias et de ventiler les délais. Belmondo a décidé d’étre duise réellement par un plus pour le cinéma. Notre objectif est
la programmation de la chaine et non la constitution d’un por-
présent dans les salles et trés peu 4 la télévision. C’est son
tefeuille de droits. La coproduction ne constitue pour nous
choix. A nous de nous débrouiller pour acheter un de ses titres
qu’un moyen de dégeler d’éventuels projets de production.
si nous le souhaitons. Inversement, des films comme Une
Chambre en ville ou L’Argent qui, malgré leur qualité, n’ont Nous sommes ouverts 4 toutes les solutions possibles de coopé-
pas eu le succés escompté, Canal Plus élargira leur audience et ration avec les chafnes nationales pour développer la produc-
tion et nous en assurer la programmation. Chaque film souléve
fournira un supplément de ressources a leur producteur au
moment ott ce dernier en aura le plus besoin, car ces films ver- un probléme particulier que nous essaierons de résoudre cas
ront se fermer de nombreux débouchés. par cas, avec comme régle de base que des moyens supplémen-
taires soient dégagés pour le financement des films ou qu’a
Cahiers. Est-ce que vous considérez que votre public sera financement égal, les producteurs soient obligés de céder moins
différent de celui des salles ? dactifs. Par ailleurs, notre politique de prix d’achat sera fon-
dée en particulier sur deux paramétres : le nombre d’abonnés
R. Bonnell, La base sociale de ce public sera plus large que de la chaine et le résultat du film en salles.
celui des salles. Dans cette perspective, Canal Plus étend
Vaudience de Demy et Bresson. Mais je le souligne : si on laisse Cahiers. C’est-@-dire que vous paierez plus cher les films qui
planer une incertitude sur les dates de programmation, comme marchent le mieux et moins cher les autres ? Avec un mini-
nous avons l’intention de le faire, le spectateur continuera 4 mum ?
aller au cinéma. Nous avons proposé de garantir un délai
psychologique de neuf mois pour vieillir le film dans esprit du R. Bonnell. Nous serons amenés 4 respecter la demande de
public et jouer sur Ia nature 'd’urgence que revét en général la nos abonnés, mais pensez aussi aux conséquences de ce que
demande de cinéma en salles. Pourquoi neuf mois ? Parce que représente pour la création un investissement de 36 millions de
Pessentiel de la carriére d’un film (90 %) excéde rarement trois francs par tranche annuelle de 100 000 abonnés alors que les
mois et que, par ailleurs, les chaines peuvent diffuser les films études de marché nous laissent espérer entre 2 et 3 millions
qu’elles coproduisent deux ans aprés fa date de délivrance du d’abonnés.
visa d’exploitation, Notre marché se situe entre ces deux temps
d’exploitation car les gens ne s’abonneront pas pour voir des Cahiers. Est-ce que la seule activité de Canal Plus concer-
films disponibles peu de temps aprés sur une chaine nationale. nant le cinéma sera de programmer des films ?
J’ajoute que nous avons proposé de mettre en place un systéme R. Bonnell. Nous avons l’intention de faire de la chaine un
a durée déterminée révisable au cas oti serait prouvée la réalité outil de promotion du film. Nous avons obtenu Pautorisation
dun préjudice 4 Pencontre des salles. De plus, pour tenir de passer les bandes annonces des films en exploitation dans les
compte du fait que les recettes de l’exploitation dépendent de salles. Nous avons de nombreux projets dans ce domaine,
quelques succés dans l’année, nous avons proposé un systéme comme une histoire du cinéma par exemple.
d@’échelonnement des délais en fonction du succés du film entre
neuf et dix-huit mois. Mais encore une fois, laissons les ayant-
droits prendre leurs responsabilités et je ne voix pas Pintérat (Entretien réalisé par Serge Le Péron et Serge Toubiana)
EDITIONS DE L’ETOILE - CAHIERS DU CINEMA
ECRITS

CARL TH. DREYER


REFLEXIONS SUR MON METIER

Ce livre rassemble « Les Ecrits » de Carl Th. Dreyer


rédigés de 1920 4 1954, (ot la polémique cétoie l’article de synthése,
le reportage de tournage, les critiques de films, ot les interrogations sur son travail
voisinent avec la description de ses projets),
trois des principaux entretiens accordés par Dreyer au cours de sa carriére,
et des témoignages de collaborateurs.
Préface de Charles Tesson.
160 pages - 50 photos - 88 francs

BULLETIN DE COMMANDE : REFLEXIONS SUR MON METIER 88 F

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A retoumer aux Editions de l’Etoile


9, passage de la Boule-Blanche 75012 Paris
LETTRE DE HOLLYWOOD

NUCLEAIRE, DANGER IMMEDIAT


PAR BILL KROHN

Bonne et heureuse année. Les films d’Hollywood n’ont pas genre tout différent, nous décrivant par petites touches émou-
vraiment attiré les foules cette année ; certes, la majorité des vantes le trio domestique non conventionnel dont Karen Silk-
gens est resté au chaud 4 Noél et au Jour de 1’An 4 cause du wood faisait partie avant qu’elle se radicalise, ayant découvert
mauvais temps. En outre, comme on I’a généralement remar- qu’elle et ses collégues étaient exposés 4 des niveaux de radia-
qué, les sujets étaient tous sinistres : la drogue (Scarface), le tion dangereux. Dans les deux films, c’est un personnage dra-
viol (Sudden Impact), les soldats portés disparus (Uncommon matique, miné par un cancer d’origine inconnue, qui doit se
valor), les Nazis (To be or not to be), la névrose (The Man who frayer un chemin 4 travers le labyrinthe de fausses apparences
loved Women), \a folie (Christine), et la vie aprés la mort protégeant la source de la force destructrice, et qui finit par
(Brainstorm). Nous avons parcouru un long chemin depuis Péliminer avant de mourir.
White Christmas et Miracle on 34th Street. Le seul film dont le Silkwood et The Dead zone sont de curieux produits hybri-
succés ne se dément pas est une comédie sentimentale trés ef fi- des, oti la menace nucléaire tient plus d’un deus ex machina
cace avec Shirley McLaine, Terms of Endearment : on y voit le malveillant que d’un McGuffin conventionnel — image que
personnage le plus sympathique mourir d’un cancer. Quand je nous en donnait War Games. Ils sont symptomatiques d’un
rentre chez moi le soir, je passe quelquefois devant le Bruin malaise qui a également été traité de front dans The Day after
Theatre, au moment précis out il déverse son chargement de -~ que vous pourrez voir bientét — et dans Testament : deux
spectateurs aux yeux rougis, reniflant lamentablement a la films faits a l’origine pour la télévision, et qui décrivent !’aprés-
recherche du réconfort qu’apportent ces boutiques de friandi- guerre nucléaire,
ses apparues 4 Westwood l’année derniére et qui, elles, attirent
toujours les foules. 100 millions de spectateurs

Hollywood en proie aux cancers Comme tous les films importants produits par la télévision,
The Day after (réalisé par Nicholas Meyer, auteur de Star
C’est aussi de cancer dont il s’agit dans deux autres films qui Trek 2) fut précédé d’une tornade publicitaire organisée par
comptent parmi les plus intéressants de la saison : Silkwood et ABC, la chaine productrice : controverses sur la nécessité de
The Dead zone ; ils ont en outre en commun un théme qui est censurer le film, sur la facon de le présenter, sur le principe
dans l’air 4 Hollywood, alors que le mandat de Reagan touche méme de sa diffusion. Concu a Porigine pour passer en deux
a la fin de sa troisiéme année : les dangers de l’énergie nucléaire parties, deux jours de suite, au mois de mai, il a été réduit a
et le spectre toujours présent de la guerre. deux heures quinze au lieu de quatre et diffusé le 20 novembre,
Silkwood est un film engagé, racontant la vie et la mort pendant Je week-end du Thanksgiving. Dénoncé comme élé-
mystérieuse de Karen Silkwood (Meryl Streep) ; employée dans ment de propagande par les partisans du gouvernement avant
une usine nucléaire de ’Oklahoma, elle se bat pour mettre en méme d’étre montré, le film n’a pas attiré les capitaux privés,
évidence les conditions d’insécurité du travail, sur lesquelles ses mais il a drainé a Iui 100 millions de téléspectateurs, obtenant
employeurs voudraient faire silence, et finit par étre contami- ainsi un indice d’écoute record. Pour alimenter la discussion
née par les radiations, peut-8tre a la suite d’une intention crimi- parmi Ie public, ABC a organisé un débat avec Henri Kissinger
nelle. The Dead zone, quant a lui, est surtout un film de diver- aprés la diffusion du film, et d’autres programmes sur le sujet
tissement, ott la menace de I’holocauste nucléaire se dresse a durant la semaine suivante, avec notamment une émission ot
Vimpromptu, dans la derniére partie, en la personne d’un can- était simulée une situation de guerre avec, dans le réle du Prési-
didat politique fasciste interprété par Martin Sheen, qui dent et de ses conseillers, des politiciens de premier rang et des
s’oppose au héros du film ; celui-ci est un prophéte infirme, experts de la sécurité nationale. Cing jours aprés le passage du
joué par Christopher Walken, dont les pouvoirs de seconde vue film a la télévision, la Russie menacait de déployer un plus
sont apparus en méme temps que se développait son cancer du grand nombre de SS 20 de moyenne portée si les Etats-Unis
cerveau. Mais le début de Sifkwood est celui d’un film d'un poursuivaient leur plan d’installation de Pershings en Allema-
F
i deel : tse
Christopher Walken dans The Dead Zone de David Cronenberg

gne, et la Producers Sales Organization annoncait que The Day


after avait déja été vendu dans trente-cing pays, dont l’Allema-
gne — ot il a marché aussi bien que Jedi dans 180 salles — et la
Pologne, qui aprés avoir acheté le film, décida de ne pas le dif-
fuser. J’ai malheureusement été obligé de manquer la diffusion
le jour de Thanksgiving, pour pouvoir assister 4 une projection
de films trés rares d’Edgar G. Ulmer organisée par ’ UCLA a so
Meryl Streep dans Silkwood
dans Ie cadre d’une remarquable rétrospective de l’ceuvre
d’Ulmer ; je n’ai rattrapé mon retard que plusieurs semaines
aprés, quand j’ai pu voir The Day after sur une cassetie qu'un personnage idéalisé que joue Jane Alexander ; son époux est
ami avait enregistrée sur son propre magnétoscope. mort dans une ville voisine, détruite par une attaque nucléaire ;
J'ai également attendu longtemps pour voir Testament, mais maintenant, elle veille, tandis que ses trois enfants et les autres
pour d’autres raisons. C’est le premier long métrage de Lynne habitants de la petite ville de Caroline du Nord of elle vit, meu-
Littman, qui avait débuté en faisant des documentaires pour la rent un par un 4 Ja suite des radiations qu’ils ont regues. Selon
PBS — comme son mari Taylor Hackford (An Officer and a Jes termes employés dans le programme du Nuart, le film
Gentleman). Aprés avoir été productrice 4 ABC 4 partir de « traite son sujet avec un minimum d’effets spéciaux et reste le
1979, elle est revenue 4 la télévision éducative pour faire Testa- plus possible en-deca de la réalité, comme l’exige le bon goiit ».
ment, qui sera diffusé dans le cadre des séries American Play- L’accent est mis sur le drame humain, comme dans cette scéne
house de la PBS en 1985, ume fois que sa carriére dans les salles ou J. Alexander explique 4 sa jeune sceur quel est le sens des
sera achevée. J’ai entendu parler pour la premiére fois de Litt- relations sexuelles, qu’elle ne vivra pas assez longtemps pour
man dans un article du LA Times ot elle tentait de justifier sa expérimenter elle-méme. Aucun maquillage n’est utilisé, et on
décision de travailler pour une chatne commerciale comme ne voit pas mourir les personnages, leur disparition n’étant
ABC. C’ était l’année ot je me consacrais 4 regarder exclusive- évoquée que par des extraits d’un home-movie tourné en des
ment la télé ; durant cette période, je n’ai vu qu’un seul film jours heureux. Quand il ne lui reste plus qu’un enfant,
s’écartant du « réalisme pédant » qui, selon Adorno, caracté- J. Alexander tente de se suicider, mais change d’avis 4 la der-
rise la télévision américaine : c’ était une comédie assez divertis- niére minute, certaine que la fin est proche, mais fiére d’avoir
sante de Theodore J. Flicker, Where the ladies go, dont le tenu le coup et d’avoir « mérité ses enfants ». Testament mar-
décor évoquait un bar ot des femmes au foyer venaient cher- que une date importante : celle oli le cinéma américain indé-
cher des aventures extra-conjugales. Le sujet a en outre donné pendant a émergé de son ghetto, avec toutes ses « qualités », et
a Flicker Poccasion de faire ressortir un ou deux arguments a trouvé un public, ce que j’ai toujours redouté qu’il fit.
allant plus loin que les clichés habituels du féminisme 4 la télé-
vision. C’est pourquoi, ayant lu que si Littman acceptait de Qualités et limites de The Day after
travailler avec une chaine commerciale, c’était dans le seul but
de faire leur affaire aux vasouillis du genre de Where the ladies D’un autre cété, The Day after n’est pas mal. La premiére
go, j’ai évité d’aller voir Testament lors de sa sortie nationale partie est la meilleure, qui nous montre les habitants de Law-
par la Paramount ; ma résolution a été renforcée quand j’ai su rence (Kansas) accomplir leur routine quotidienne tandis que
que Tarkovski avait attaqué le film aprés la premiére organisée des bulletins @’informations télévisées commentent lescalade
4 Telluride — ou par ailleurs il a été plutét bien regu. (En du conflit entre les Etats-Unis et la Russie au-dessus de Berlin.
retour, les films de Tarkovski ont été attaqués par Richard Comme dans tous les films-catastrophe, les personnages par-
Widmark, comme le veut la tradition inaugurée a Telluride l’an lent sans cesse du futur (« Si je n’arrive pas 4 faire partie du
dernier, quand Budd Boetticher et Hans Jiirgen Syberberg en cours de métallurgie de Bowman au prochain semestre, je
sont presque venus aux mains). n’aurai pas mon dipléme en janvier »), quand ils ne sont pas en
Jai finalement vu Testament au Nuart Theatre, ov il était train de faire ’amour (le médecin, interprété par Jason
astucieusement couplé a l’affiche avec On the beach et la, mes Robards va méme jusqu’a échanger des souvenirs avec sa
pires craintes ont trouvé confirmation. Plutét qu’un film sur la femme sur la maniére dont ils ont concu leur fille durant la
guerre nucléaire, c’est un film sur la maternité, incarnée par le crise de Cuba en 1962). Les scénes de panique provoquées par
38 LETTRE DE HOLLYWOOD
VPirruption de l’attaque nucléaire sont particuligrement effica- sont familiers ; de sorte que les plans d’archives de la dévasta-
ces, et introduisent une nouveauté intéressante : les personna- tion nucléaire fonctionnent comme retour du réel, tandis que
ges se rendent compte que leur halocauste commence en voyant les personnages, en proie 4 hallucination de masse qu’est la
leurs propres missiles décoller de leurs silos souterrains. Un défense civile, s’accroupissent et se couvrent la téte pour se
montage rapide nous montre des personnages déja connus de protéger contre des explosions qui, 4 l’évidence, les transfor-
nous ou non, transformés en squelettes par le souffle atomi- meront sur place en un tas de cendres. Toute invraisemblable
que ; ensuite, The Day after devient un film-catastrophe a petit quelle soit, la représentation, dans Atomic cafe del’ Amérique
budget et ennuyeux, les survivants craquent, se querellent, se des années cinquante attendant la fin, est crédible, alors que
ressaisissent pour tenter une reconstruction ; mais les conven- Testament et The Day after ne le sont pas, parce que ni Litt-
tions du genre sont perverties quand, a la fin, les atteintes dues aux man ni Meyer n’ont su nous faire croire a la psychologie des
radiations (maquillages de Michaél Westmore) se manifes- survivants.
tent et que l’on comprend qu’il n’y aura pas de survivants. Une En second lieu, je reprendrai une critique qu’on connait
fille qui a perdu son fiancé se calfeutre dans l’abri atomique bien. Ces films montrent les conséquences de la guerre
familial, ot atterrit par hasard un jeune étudiant qui cherchait nucléaire et non ses causes. Cela n’a pas toujours été fe cas, car
4 rejoindre sa propre famille ; il devient partie intégrante du les films nucléaires des années cinquante (Five, Panic in the
groupe et méme sauve la fille quand il lui prend la fantaisie de Year zero, The World, The Flesh and the Devil) faisaient systé-
sortir pour fuir. En vain: dans la derniére image que nous matiquement du monde de l’aprés-guerre nucléaire un micro-
avons d’eux ils ressemblent l’un et l’autre 4 des personnages de cosme des tensions et des folies qui avaient conduit, justement,
Night of the Living Dead ; c’est aussi le cas de Robards qui, quit- 4 la guerre ; cela ouvrait le champ au moins 4 des discussions
tant ’hépital of il s’est battu pour sauver des vies, retourne moralisantes sur la fagon dont la catastrophe pourrait @tre évi-
a Kansas City, point d’impact de la bombe, pour mourir dans tée. Sur ce plan encore On the beach paraft avoir mis en place
les décombres de sa maison. un nouveau style de films nucléaires : les personnages ne ces-
Deux remarques : je n’ai jamais vraiment aimé Jes films sent de demander a Fred Astaire, le seul intellectuel du film, ce
nucléaires. Amateur passionné de films de science-fiction dans qui a déclenché la guerre ; aprés un chapelet de réponses sardo-
mon adolescence, j’évite d’aller voir des films comme On the niques du genre : « C’est Albert Einstein », il explique finale-
beach parce que ce ne sont pas vraiment des films de science- ment, avec l’air de quelqu’un qui a consacré de longues et dou-
fiction, et parce que les films nucléaires ne recourent pas aux loureuses heures 4 réfléchir au sujet, que la guerre a commencé
effets spéciaux, et restent systématiquement « en-decd de la « quand les gens ont bétement voulu s’imaginer qu’ils pour-
réalité, comme l’exige le bon gofit » ; les premiers du genre raient se défendre avec des armes qu’on ne peut en fait utiliser
allaient jusqu’a éliminer totalement les cadavres du paysage, sans se suicider du méme coup ». Le mystére est encore plus
créant une image de l’aprés-guerre nucléaire extraordinaire- épais dans Testament ou |’éventail des hypothéses envisagées
ment aseptisée. Dans On the beach, par exemple, on se con- sur l’origine de la guerre est étonnamment restreint : on parle
tente d’évoquer les destructions en montrant quelques plans de la Russie, de la Chine, ou encore d’un « groupe de libéra-
surexposés des rues de San Francisco, absolument vides, mises tion extrémiste » non spécifié. La possibilité d’une responsabi-
a part des voitures en stationnement ; c’est au réalisateur et aux lité américaine a failli étre évoquée dans The Day after : les
acteurs de nous convaincre que nous assistons aux suites de Russes auraient fait le blocus de Berlin en réponse au déploie-
Yapocalypse : Lynne Littman, Nicholas Meyer et leurs collabo- ment des Pershings en Allemagne, mais Je passage a été coupé,
rateurs distingués échouent dans cette tache presqu’autant que selon un porte-parole de la chatne ABC, aprés qu’un journa-
Stanley Kramer. Au moins, The Day after ménage quelques liste a attiré l’attention sur ses « implications politiques ». En
effets chocs, mais méme ceux-ci sont gdchés par un recours fait, dés le début, ABC a nié avoir eu une quelconque intention
abusif aux plans d’archives, par exemple dans la séquence de politique en faisant ce film ; du coup, Meyer a eu I’air malhon-
Pholocauste ; certains sont déja familiers aux admirateurs de néte quand il a défendu cette position dans un débat télévisé
The Atomic cafe (ce plan incroyable sur des pins ondulant avec les critiques de droite, ot il n’a fait que répéter que son
comme des algues sous l’effet du souffle atomique). Sila simu- propos était de montrer « les effets de la guerre nucléaire ». La
Jation de l’attaque nucléaire a la fin d’Atomic cafe est si effi- formule définit trés bien le film nucléaire nouveau style et les
cace, c’est qu’elle est dirigée contre des personnages semblables limites de son efficacité politique.
& ceux des films de propagande des années cinquante qui nous
Détour par Edgar G. Ulmer
Testament de Lynne Littman
Beyond the Time Barrier, de Ulmer, correspond a ma con-
ception de ce qu’est un bon film nucléaire ; dans ce film,
tourné un an aprés On the beach, un pilote d’essai quitte acci-
dentellement notre espace-temps pour se retrouver dans un
monde futur, dévasté par les effets de la « peste cosmique » et
habité par des paranofaques muets et stériles. Time barrier a
fait récemment Vobjet d’une table-ronde passionnante, a
PUCLA, sous la direction de Myron Meisel ; c’est le film
nucléaire le moins cher qui ait jamais été fait : la cité souter-
raine qui abrite les survivants du fléau est un pavillon construit
pour la Foire du Texas de 1960 et abandonné depuis ; les plans
du cachot of on emprisonne les mutants les plus atteints sont
repris de Island of the Lost Souls, et 1a moitié des acteurs qui
ont du texte a prononcer sont affligés de grotesques accents
régionaux ou étrangers. Cependant les interprétations gauches
servent la mise en scéne d’Ulmer, qui infuse 4 chaque séquence
le méme rythme mesuré, un peu lourd et un ton de sérieux
approprié a cette période of la tragédie est finie, la catastrophe
presqu’oubliée et toutes les crises vidées.
Pe - -
NUCLEAIRE, DANGER IMMEDIAT

OE Sn s ME ick
Gregory Peck et Ava Gardner dans On the Beach de Stanley Kramer

Dans les films d’Ulmer, les forces gouvernant le destin des


personnages sont inconnues et impossibles 4 connaitre ; il en va
de méme ici pour les causes ultimes de la Peste Cosmique, mais
cela n’exclut pas la discussion rationneile sur les causes immé-
diates. L’érosion progressive de Penveloppe protectrice de la
terre par les essais nucléaires est expliquée avec la lucidité que
Pon trouve dans ce simple plan de Detour, qui commence sur le
téléphone dans les mains de Tom Neal et s’achéve sur la corde
autour du cou tuméfié de Ann Savage. Quand le héros du film
comprend la source du fléau, il revient dans son espace-temps
— le nétre — pour essayer d’empécher sa réalisation, et déclen-
che une révolte symbolique des mutants qui détruit l’étouffante
société post-apocalyptique. Le voyage de retour le vieillit de
fagon horrible, comme s*il était la premiére victime du fléau —
et peut-étre la derniére, car la vue de son triste état peut con- The Day afterde Nicholas Meyer
traindre les autorités de le croire et les stimuler 4 agir avant
qu’il ne soit trop tard : « Messieurs », dit le Secrétaire d’Etat a premiere ligne pour l’admission des Noirs dans les associations
Ja Défense dans la scéne finale, « nous avons de quoi réflé- de techniciens 4 Hollywood). La cérémonie a été plus infor-
chir ». Effectivement, moins de trois ans plus tard, le 5 aoiit melle que lors de ’hommage a Cukor, en février. Certains des
1963, les Etats-Unis, la Russie et l’Angleterre signaient le pre- membres de la Directors Guild avaient préparé leurs interven-
mier traité interdisant les essais nucléaires au sol. Admettons tions. (Jud Taylor, ex-président, lui aussi, de la DGA, a lu une
que la sortie trés confidentielle de Beyond the Time Barrier ne « Lettre 4 Papa, qui est au ciel », d’Adéle Aldrich, qui était
lui a vraisemblablement pas permis de jouer un réle détermi- assise au premier rang avec sa famille) ; ensuite, des membres
nant dans cette décision historique : au moins, le réalisateur ne du public ont été invités a dire leur mot (un Noir, dont le visage
s’est pas retiré lui-méme la possibilité de participer méme sinistre ne peut s’oublier, rappelait : « Quand j’ai quitté le
modestement au débat en cours. Le reste était une question de Mississipi, je me dirigeais tout droit vers la prison, on me pré-
talent. disait un destin de corde. Bob Aldrich m’a engagé pour jouer
En hommage a Robert Aldrich dans The Longest Yard et Emperor of the North, et quand je
suis retourné chez moi, j’étais devenu un grand homme »). Les
Puisqu’il est question de talent, je voudrais dire un mot sur hommages étaient brefs et souvent émouvants ; A.I. Bezzari-
Robert Aldrich, qui n’a pas vécu pour voir Pannée 1984 ; une des s’est levé pour citer quelques passages de Remember, le
sourde peur du nucléaire circule d'un bout a l’autre de l’ceuvre sonnet de Christina Rossetti, seul indice pour situer « le grand
d’Aldrich. Dans Twilight’s last Gleaming, on nous dit que la Whatzit », dans le brillant scénario qu’il écrivit pour Kiss me
guerre du Vietnam avait été menée pour renforcer la crédibilité deadly ; Abraham Polonsky avec lequel Aldrich aimait discu-
de la force de dissuasion américaine bien plus que pour attein- ter de politique, a cité The American cinema d’ Andrew Sarris :
dre un quelconque objectif politique ou économique conven- « L’idée d’une décadence, d’un désordre, vient toujours miner
tionnel : c’est en fait le seul film que je connaisse ot on essaie Jes films d’ Aldrich. Les titres de ses oeuvres, méme secondaires,
de présenter cette intéressante théorie 4 un large public. Kiss World for Ransom, Autumn Leaves, Ten Seconds to Hell, The
me deadly qui dépeint l’4me malade de I’ Amérique a ’apogée Last Sunset, Sodom and Gomorrah, suggérent, par leur cou-
de la Guerre Froide est certainement le plus beau film qu’on ait leur, le déclin de ’Occident ». Polonsky, qui est plus précisé-
jamais fait sur la Bombe. La Directors Guild a rendu un hom- ment au courant que beaucoup d’autres des différences entre
mage a Aldrich le jour d’aprés sa mort, les orateurs étant divi- VEst et POuest, corrigea la célébre description de Sarris :
sés en deux parts égales : les réalisateurs, collégues d’ Aldrich (il « Aldrich ne faisait pas des films sur la fin de la civilisation
a été Pun des présidents les plus agressifs et les plus efficaces de occidentale, mais sur la fin de toutes les civilisations », _B.K.
la Directors Guild) et les techniciens et acteurs, qui rappelérent
son cété humain et son engagement politique (il s’est battu en (Traduit de Paméricain par Francine Arakelian)
Films
Si vous faites du cinéma 16 mm, faites du 16 tres beau;
que vos photogrammes rendent justice a la définition,
la dynamique, et la sensibilité qu’ Eastman Kodak, Fuji,
et Afga ont su incorporer dans leurs émulsions récentes.
Utilisez une Afton LTR capable d’extraire du film toute
sa résolution.
Mais ne gaspillez pas cette matiére magique : supprimez les
kilometres de pellicule gachée sur des claquettes.
Choisissez une LTR a marquage du temps.

Si vous faites du cinéma, c’est que le montage des sons


et des images est pour vous essentiel (du moins, il faut
le souhaiter).
Apportez dans la salle de montage le calme que vous
donne la maitrise du temps inscrit sur la bande magnétique
et sur le film.
Dominez une fois pour toutes la synchronisation (ou |’exacte
désynchronisation désirée) entre vos images et vos sons.
Exigez de tourner avec le matériel Adton marquage du temps.
beaux

Le marquage du temps
tout le monde en parle
pour documenter vos dires,
réclamez des explications
écrites

Adton B.P. 104


38001 Grenoble Cedex
AVANT-PREMIERE TECHNIQUE : LE SHOWSCAN DE DOUGLAS TRUMBULL

LA PENSEE SAUVAGE
PAR BILL KROHN

Nous avons rencontré Douglas Trumbull sur le plateau de peut-€tre, une chaine de cinémas Showscan. Les tickets
son dernier film, The. New Magic. Il était préoccupé par les d’entrée pour les films en Showscan cofteront a peu prés deux
retards apportés 4 la sortie de son second long métrage, Brains- dollars, les films dureront vingt minutes — exactement le
torm — un vrai cauchemar — autour duquel la MGM et temps qu’il faut pour cuire une pizza, comme nous I’a expliqué
Lloyds of London s’étaient empoignés pendant un an a la suite l'un des associés de Trumbull. Si les films en Showscan sont
de la mort de Natalie Wood dans un accident de bateau, alors courts, ¢’est aussi a cause des propriétés étranges du procédé
que le film était inachevé. D’autre part, et cela le préoccupait lui-méme : les gens qui ont vu un film de vingt minutes, et
aussi, il venait d’annoncer sa décision d’abandonner sa posi- qu’on interroge ensuite, estiment qu’il a duré quarante minu-
tion de réalisateur hollywoodien, pour s’associer avec un tes, et Trumbull pense que des films d’une heure ou plus
magnat de V’industrie hételiére texan ; ce dernier est en train de seraient trop intenses pour étre appréciés par le public. Des sal-
construire une chaine de salles spécialement con¢ues pour rece- les prototypes vont s’ouvrir ce mois-ci a Dallas (Texas), Spring-
voir le nouveau procédé, le Showscan, qui d’aprés Trumbull, field (Missouri), Huntsville (Alabama) et Fairfax (Virginie).
sera une révolution dans le cinéma. On se reportera au numéro On va aussi construire au Japon une salle de 500 places, qui
spécial des Cahiers, « Made in USA » (avril 1982), ot ces deux fera partie de l’exposition Toshiba en 1984. Si les salles pro-
sujets étaient évoqués ; depuis, il y a eu du nouveau. totypes marchent bien, la Brock Trumbul] Corporation enta-
La compagnie Lloyds, qui assurait Brainstorm, sortit le film mera I’an prochain la construction de cent nouvelles salles
de Pimpasse en acceptant de mettre 1,5 million de dollars — a Showscan dans les pizzerias ShowBiz de tous les Etats-Unis.
peu prés la moitié de ce qui était prévu dans le budget d’ origine En fait, les péripéties de Brainstorm et celles du Showscan
— pour le tournage des effets spéciaux, d’importance cruciale sont inextricablement liées. Brainstorm, 4 lorigine, a été concu
dans le récit ; de sorte que Trumbull et son équipe furent plon- pour présenter le Showscan au public ; quand Trumbull a été
gés pendant trois mois dans la fiévre d’un travail aprés-coup, forcé de renoncer 4 ce projet, il a utilisé, a la place, le 70 mm
filmant des trucages qui auraient dQ normalement étre inventés filmé sur du 65 mm (procédé rarement utilisé de nos jours, ot
et testés sur une période beaucoup plus longue : entre autres, la Ja plupart des films en 70 mm sont du 35 gonflé) : le film est en
représentation en 70 mm de l’expérience de la mort, de la 35 mm, mais les séquences subjectives, qui sont censées étre
renaissance, et du paradis, 4 partir des recherches effectuées des bandes produites par une machine qui enregistre l’expé-
dans les années cinquante par Christina et Stanslaw Grof sur Ie rience humaine, physique et affective, sont en 70 mm, avec une
LSD. Le produit fini témoigne une fois de plus du talent et des bande-son qui multiplie les effets ; cela donne une idée de la
dons d’invention de Trumbull : il a toujours travaillé avec différence, d’ailleurs bien plus grande, qui existe entre le
Pintuition et la science de improvisation d’un artiste — un Showscan et le cinéma que nous connaissons. C’est pourquoi
artiste des effets spéciaux. Mais son talent sera perdu pour Brainstorm se situe pleinement dans la veine méme qui a con-
Hollywood, car il est en train de transférer la direction de son duit Trumbull 4 inventer le Showscan ; mais le véritable travail
Entertainment Effects Group A notre ami Richard Edlund, d’exploration des propriétés du nouveau procédé ne fait que
directeur des effets spéciaux de la série des Star Wars, que commencer, avec Jes deux petits films de recherche que Trum-
Trumbull a finalement réussi 4 détacher de George Lucas. bull a réalisés pour les salles prototypes. Le premier de ces
C’est donc Edlund qui dirigera les effets spéciaux dans la suite films, The Big Bail, tourné sur une plage de Floride, ne sera pas
de 2001 : A Space Odyssea, de Peter Hyams, tandis que Trum- utilisé pour inaugurer les salles, parce qu’on a estimé finale-
bull se consacrera entiérement au développement et a la com- ment que son sujet était trop puéril ; Trumbull a immédiate-
mercialisation du Showscan. ment produit, pour le remplacer, The New Magic, court-
Pour développer le Showscan, Trumbull s’est associé avec la métrage destiné, comme Brainstorm, a montrer et A expliquer
Brock Hotel Corporation, qui posséde 50 Holiday Inn et le procédé au public. Tandis qu’il mettait la touche finale a ce
150 pizzerias ShowBiz : situées dans des zones commercantes, deuxiéme court-métrage dans un studio adjacent aux anciens
elles proposent a une clientéle famitiale, nourriture, boissons, studios Selznick, Trumbull trouva le temps de nous parler. II
jeux vidéos, spectacles de magie pour les plus jeunes, et bient6t devint clair au cours de la conversation qu’il se posait modeste-
“tig Vi A fa7
Douglas Trumbull et Natalie Wood pendant le tournage de Brainstorm

ment en rival des deux ancétres du cinéma : Lumiére, dont il monde naturel, de sorte que méme les dessins formés par les
parle comme l’inventeur du « systéme de la double obtura- taches de rousseur des petits garcons sont inscrits avec plus de
tion », et Méliés, dont le fantéme semblait hanter le décor de finesse et d’intensité. On nous montre une séquence de The Big
The New Magic. Aw fin fond de la scéne, dans un petit coin Ball, ot déja la fiction s’ajoute aux éléments naturels : ¢’est
inconfortable, Trumbull a construit une boutique 4 magie flan- une orgie de couleurs allumée par le soleil que capte la caréra
quée d’un poster du grand Harry Kellar, et remplie d’accessoi- de Richard Yuricich, tandis qu’un escadron de brutes
res ; un gorille-robot, qui bouge les yeux, un mur d’horloges, machouillant des cigares, assis dans des petites yoitures indes-
une guillotine. Le plateau est détendu, l’équipe est jeune et tructibles, joue au football avec un ballon de plage de 2,50 m.
dévouée ; l’opérateur est Richard Yuricich, avec lequel Trum- Suit une série de rushes de The New Magic : un projectionniste
bull travaille depuis longtemps. Pendant notre entrevue, Trum- farfelu armé d’un flash apparait derriére l’écran et le tisonne
bull filme des inserts de la téte du gorille en train de bouger ; jusqu’a ce qu’il se ballonne dans notre direction ; puis 4 l’aide
aprés le diner (pizza), il filme une séquence avec les horloges, d’un systéme de projection 4 laser, appartenant 4 « Mr Kel-
faisant de temps en temps lui-méme un petit saut derriére la lar », il nous passe 4 nouveau des scénes de paysages prises
caméra pour obtenir l’effet qu’il recherche. Avant de partir, je dans Night of the Dreams, étoffées de séquences lyriques de
lui laisse, pour des raisons qui deviendront évidentes au cours katamaran filmé en mer a Hawai la semaine derniére.
de ’entrevue, un exemplaire de « Qu’est-ce que le cinéma ? » L’apprenti-sorcier est puni par un tremblement de terre —
d@’André Bazin, vol. 2, marqué a la page du chapitre intitulé : auquel on doit ajouter par la suite des effets sonores qui feront
« Une esthétique du réalisme ». littéralement trembler les fauteuils des cinémas ; une porte
Plus tard, ce soir-la, on nous invite 4 une démonstration du s’ouvre derriére Jui, et il est introduit dans la boutique 4 magie
Showscan dans des conditions presque idéales, dans une salle (que nous avions déja vue), ot l’attend sans doute un sort
de trente places située dans un immeuble de bureaux, grand et effroyable. A la fin de ces séquences apparait Mr Kellar, inter-
vide, 4 Marina del Rey. Nous avions vu auparavant, dans un prété par un Christopher Lee plus grand que nature, qui nous
cinéma normal de Westwood, le test que Trumbull avait réalisé enjoint de ne parler 4 personne de ce que nous avons vu. Tan-
en 1978, Night of the Dreams, mais avec le systeme de son et de dis qu’il nous admoneste, son visage se rapproche de plus en
projection de Trumbull lui-méme, c’est une expérience bien plus en gros plan, si bien qu’une fille, dans le public, léve la
plus impressionnante. Ce qui frappe en premier lieu, ce sont les main vers lui et ache un petit cri, comme jadis les spectateurs
scénes tournées dans la nature : la vue qu’on a d’un avion fon- voyant un train entrer en gare pour la premiere fois. BK
cant sur un rivage rocheux, un plan sur un ceil de baleine,
tourné sous la mer ; les images dans ces scénes sont lumineuses
comme si une source de lumiére plus forte s’attaquait au (Traduit par Francine Arakelian)
AVANT-PREMIERE TECHNIQUE : LE SHOWSCAN

LA CIVILISATION POST-LUMIERE
ENTRETIEN AVEC DOUGLAS TRUMBULL
PAR BILL KROHN ET HARLEY LOND

Cahiers. Pouvez-vous nous rappeler comment wétait pas significatif ; ¢’était une amélioration
vous en étes venu a inventer le Showscan, quel désir notable, mais pas vraiment extraordinaire. Nous
vous a poussé & développer ce procédé ? avons eu envie de pousser l’expérience, de voir quel
Douglas Trumbull. Quand je suis entré dans est le nombre d’images qu’on peut vraiment distin-
Vindustrie du cinéma, je suis tombé sur une petite guer en une seconde. Nous avons fait des essais, et
nous avons fini par faire un film-test, tourné a
compagnie : nous avons fait To the Moon and
72 images-seconde : l’essai était trés intéressant,
beyond pour la foire mondiale qui se tenait 4 New
York en 1964 ; c’était un film contenant de nom- avec l’écran et l’éclairage appropriés. Nous avons
breux trucages visuels, tourné en « cinérama 360 », poursuivi avec des essais plus élaborés, nous avons
tourné 4 24, 36, 48, 60 et 72 images/seconde, et
c’est-a-dire en 70 mm avec un fish eye, l’image
testé les réactions sur des individus : électro-cardio-
étant ensuite projetée A l’intérieur d’un déme. C’est
gramme, électro-encéphalogramme, mesure des
ace moment-la que j’ai commencé a m’intéresser 4
réactions sensorielles, etc. Nous sommes arrivés a la
ces dréles de pracédés, j’étais fasciné par le ciné-
certitude absolue que 65 images/seconde est la
rama, le Todd Ao... Peu aprés, j’ai été engagé sur
vitesse idéale de défilement pour le cerveau humain.
2001 ; cela a été tourné en 70 mm superpanavision,
Dans les questionnaires sur leurs impressions per-
et le travail a duré deux ans et demi ; j’avais 23 ans
sonnelles, les gens parlent d’une plus grande
et je travaillais en 70 mm ! Une fois qu’on a eu
impression de tri-dimensionnalité, ils disent qu’ils
Yoccasion de se servir du 70 mm, il est tres décevant
sont plus pris par l’image, qu’elle est plus claire, Douglas Trumbull
de revenir au 35, Aprés 2001, j’ai travaillé pendant pendant le tournage de Brainstorm
plusieurs années pour une société spécialisée dans la
recherche dépendant de la Paramount ; j’ai con~
vaincu Frankie Barnes de risquer un peu d’argent
pour voir si on pouvait apporter des améliorations
dans fe cinéma : nous avons mis sur pied, en 1975,
la Future General Corporation, dans le but spécifi-
que de faire des recherches sur le cinéma : trouver
mieux, plus grand, plus excitant, trouver aussi de
nouvelles applications, etc. Cela faisait neuf mois
que je travaillais dans cette compagnie quand j’en
vins a Pidée du Showscan. Avec mon associé Dick
Yuricich — c’est maintenant mon associé, mais a ce
moment-Ia il était employé 4 la Future General —~
nous avons fait une série d’essais, avec tous les pro-
cédés qui nous tombaient sous la main : nous avons
tourné des films 3D, des films en Todd Ao, en
Superpanavision, Upperpanavision, Vistavision...
Nous avons expérimenté des écrans de toutes for-
mes et de toutes tailles, nous avons essayé le cinéma
sans scintillement, etc... et tout cela nous a décus.
J'ai proposé quelque chose de complétement inédit,
a ma connaissance : casser une régle fondamentale
du cinéma, celle des 24 images/seconde. On mon-
tait 4 30 images/seconde avec le Todd/Ao, mais ce
Jason Lively et Christopher Walken
dans Brainstorm plus contrastée, que les couleurs sont plus satu- produire ; les fréres Lumiére ont trouvé qu’on pou-
rées.,. tous les paramétres de qualité de l’image sont vait mieux utiliser ce phénoméne de la persistance
améliorés. Et cela a été obtenu en employant les rétinienne en montrant deux fois chaque image,
mémes objectifs, les mémes pellicules, les mémes lceil recevant 48 impulsions tumineuses pour
projecteurs... Quand le cinéma a commencé a se 24 images seulement.
développer et A devenir populaire, au début des
années 1900, on pratiquait l’entratnement a la Cahiers. Est-ce gue le Showscan est un procédé &
manivelle 4 16 ou 18 images/seconde, et on parlait simple obturateur ?
de scintillement, 4 juste titre, le phénoméne de la
D. Trumbull, Oui, chaque image n’est monirée
persistance rétinienne ne pouvant pas vraiment se
Cliff Robectson dans Srainstorm qu’une fois. Ce systéme de 24 images seconde et de
48 impulsions lumineuses a une autre limite: la
fourchette de Vintensité lumineuse applicable au
film est trés étroite ; d’aprés le SMPTE, l’optimum
est a peu prés entre 12 et 16 lux. Si on dépasse 16
lux, on percoit 4 nouveau le scintillement. En-
dessous de 12, les couleurs et le contraste s’atté-
nuent, on atteint les batonnets de l’ceil au lieu des
cénes. :

Cahiers. Mais si on augmente la cadence...


D. Trumbull. Si on augmente 4 60 impulsions
lumineuses, on peut amener l’intensité lumineuse
au niveau que l’on veut.

Cahiers. Cela vous permet aussi une image plus


grande. Vous équipez vos salles Showscan de trés
grands écrans,
D, Trumbull. Nous changeons le champ de
vision du spectateur, c’est cela qui est important.
L’écran peut avoir 30 cm de large, mais s’il est trés
rapproché, le champ de vision est trés large, il aura
30 métres de haut. C’est Pangle de vision qui
compte, cela n’a rien a voir avec la taille de Ja salle
46 AVANT-PREMIERE TECHNIQUE: LE SHOWSCAN
ou le nombre des fauteuils. Nous offrons un champ en essayant de faire passer une histoire : de nos
de vision quatre fois plus large que celui qu’on a jours, les acteurs jouent avec beaucoup de sobriété.
habituellement au cinéma. Avec le Showscan, quand on voit le visage d’un
acteur de prés, on voit les imperfections de son jeu,
Cahiers. Vous pensez faire des longs métrages en on voit le manque de vérité: cela demande un
Showscan ? grand talent dans I’interprétation. C’est comme
quand Je cinéma parlant est né, et qu’il a séparé le
D. Trumbuit. Bien str ! Techniquement, il n’y a
bon grain de Pivraie, ou du moins qu’il a créé une
aucune raison pour que nous ne puissions en faire,
bien que nous sentions que la durée idéale de ces tout autre conception de ce qu’est un bon acteur ou
une bonne actrice. C’est ce qui risque d’arriver ici ;
films soit différente. Je pense qu’un long métrage
en Showscan devrait durer un peu moins d’une cela reste sans doute 4 démontrer, mais c’est le sens
heure. Si on prend en compte le fait qu’on tourne
de ma recherche. Je ne suis pas !4 uniquement pour
faire des films de science-fiction, mais j’y suis
en 70 mm et non en 35, cela équivaut 4 deux fois
poussé, parce que ce qui m’intéresse, c’est d’explo-
plus d’informations ; nous tournons a 68 images
rer fe cinéma en tant que medium. On tourne
seconde au lieu de 24, cela équivaut & deux fois et
actuellement trop de films en utilisant le cinéma
demi plus d’informations, cing fois plus d’informa-
comme simple procédé d’enregistrement de ce qui
tions en tout, chaque image, étant exposée durant
un temps plus court apporte en fait plus d’informa- pourrait étre l’objet de tout autre type de spectacle
tions, car elle est moins voilée. Cela double encore dramatique. Avec le temps, Vindustrie du cinéma
Pinformation. Et puis il y a le syst&me du son ; le. tend 4 devenir la proie de gens qui sont administra-
niveau d’intensité lumineuse est de quatre fois supé- teurs, réalisateurs, producteurs, acteurs, etc. et ne
savent rien du procédé lui-méme. L’essence du
rieur 4 celui des films normaux ; nous fonctionnons
a 39-35 lux au lieu des 10 habituels. Notre sysiéme cinéma, pour moi, c’est d’étre une technique ; c’est
encore un procédé qui consiste 4 projeter des phato-
de son peut produire jusqu’a 130 décibels ; si nous
graphies pour créer lillusion du mouvement ; c’est
le voulons, nous pouvons aller de 20 a 1 000 cycles
par secondes. aussi simple que cela. Paime explorer, j’aime pous-
ser les possibilités du cinéma en tant que forme
artistique ; pour moi, c’est un art, de méme que
Cahiers. Pensez-vous que le procédé du Shows-
lorsque j’étais illustrateur, j’estimais que mon pin-
can, la reproduction plus fine de nuances, exige un
ceau et ma peinture étaient des moyens d’expression
autre type d’interprétation de la part des acteurs ?
artistique. Je prends cela trés au sérieux. Tous les
D. Trumbull, Oui, tout a fait. Il s’est produit un films que je fais en ce moment sont des expériences,
changement spontané par rapport 4 l’ancien style nous explorons les possibilités de notre procédé ;
de films oii les acteurs se contentaient de se pavaner dans celui que nous tournons actuellement, nous
Sifent Running de Daugtas Trumbull.
LA CIVILISATION POST-LUMIERE

ay

Cahiers. Vous calculez la position de la caméra


en fonction de la place du spectateur ?
D. Trumbull. Oui, et le résultat est absolument
mystérieux ; nous avons construit tout le film
autour de cela. Le film travaille, par des explora-
tions diverses, sur l’impression de réalité, une réa-
lité totalement autre. I] y aura un tremblement de
terre daus la salle, et vraiment ce sera comme si la
salle allait craquer d’une seconde 4 l’autre. Dans la
scéne de la fin, il y a un feu d’artifice qui fait explo-
ser Vécran, y met le feu, l’écran brfile. Dans une
autre scéne, une sorte d’exécuteur traverse l’écran,
et le taillade avant de s’écrouler. Entre autres
recherches, nous avons fait du théatre, en traitant
lécran comme une avant-scéne. On m’accuse de
vouloir créer un super-succédané de la réalité ; je
pense que c’est tout 4 fait faux... les &tres humains
créent des succédanés de réalité,.. mais je n’imagine
pas que les gens vont venir regarder des films en
Showscan dix-huit heures par jour, et dormir le
reste du temps (rires).

Cahiers. Dans Brainstorm — en mettant de cété


la séquence du paradis, @ la fin — j'ai été surpris de
Vutilisation que vous faites du 70 min pour filmer
fa nature. Hy avait déja dans ce film beaucoup
@élémenis dont nous yenons de parler. Par exem-
ple, vous avez obtenu de Cliff Robertson et de
Christopher Walken des interprétations tres intéres-
sanies. Déja vous tendiez a@ tourner les scénes en
Brainstorm de Douglas Trumbull. En plans moyens et en une seule prise, et vous vous en
haut & gauche: Louise Fletcher; en cherchons & donner /’illusion absolue du temps réel. serviez pour vos gros plans : c’est presque comme si
haut a droite : Christopher Walken. Ce film vaut aussi comme événement dans les vous aviez travaillé sur le Showscan pour mener un
médias, parce qu’il montre ce que peut faire le peu plus loin votre parti pris esthétique.
Showscan ; ce film présente le Showscan, il parle du
Showscan, il explique au public ce que c’est et quels PD. Trumbull. Mon parti pris esthétique consiste
sont ses buts. Je commence avec un film en 35 mm, entre autres 4 refuser la manipulation ; parmi les
sur petit écran, qui a tous les défauts habituels : il films qui font de vrais succés, aujourd’hui, beau-
est rayé, sale, décadré ; le point est mal fait, le film coup sont complétement manipulés ; c’est souvent
tressaute, et en fin de compte prend feu dans le pro- visuel, puissant, irrésistible, mais 4 un bas niveau.
jecteur. Puis on entend les pas du projectionniste Je n’aime pas faire ce genre de films. Dans le film
quittant sa cabine, il claque ja porte, fait le tour de que je suis en train de tourner, il y a certaines choses
la salle en courant, et une porte s’ouvre derriére — une séquence énormément travaillée, o& nous
l’écran, le type entre, s’avance jusqu’a l’écran, le nous servons de tous les trucs de montage pour arri-
pousse, le tisonne avec un flash, et commence a par- ver @ provoquer la tension, la frustration ; mais
ler au public. Tout est filmé en Showscan — vous dans d’autres séquences, nous n’avons absolument
savez, nous connaissons la taille exacte de tous les rien coupé, nous sommes allés jusqu’au bout du
écrans Showscan : nous avons imaginé des salles magasin de pellicule. On voit le résultat tel quel.
identiques entre elles ; toutes sont identiques du C’est trés amusant, c’est un monde tout nouveau
point de vue technique. L’écran a exactement dont il faut faire le tour ; mais j’espére que ces
17 pieds de haut, 34 pieds de large, une certaine petits films, ces expérimentations préliminaires,
courbure, nous savons exactement oul se trouve cha- éveilleront la curiosité des autres réalisateurs, et
que fauteuil ; de sorte que si je filme cette surface quils penseront : « C’est un monde tout nouveau !
d’écran, la caméra étant placée a 6 pieds du sol, Tiens, je pourrais essayer... », Ce qui m’a guidé
avec un objectif de 35 mm, a une distance de dans mes recherches, entre autres, c’est lidée d’un
31 pieds et demi, je reconstruis exactement la réa- procédé que n’importe qui pourrait utiliser, con-
lité. Quand ce type apparaft a4 l’écran, il mesure trairement au systéme 3D, aux hologrammes a laser
5 pieds et demi, i] pése 85 kg. ou 4 Pécran de 360° ; c’est du cinéma normal a
48 AVANT-PREMIERE TECHNIQUE : LE SHOWSCAN
99%, avec caméra, objectifs, lumiéres habituels. étre la mort et la renaissance ; de leur c6té, les mili-
L’amélioration est qualitative. taires conduisaient aussi des expériences Sur ce Dro-
duit. Cela vous a-t-il servi de modéle ?
Cahiers. J’ai aimé le réalisme des décors dans
Brainstorm ; vous avez filmé en Caroline du Nord ; D. Trumbull, Oui, c’est une situation tout a fait
avez-vous vraiment filmé un centre de recherches similaire... J’ai voulu utiliser un mélange étrange,
existant ? et technique et cosmique, pour susciter Je sentiment
que ce qui se passe est peut-€tre aussi réel que Ja réa-
D. Trumbull, C’est un endroit qui existe vrai- lité, et non une hallucination provoquée par Ia dro-
ment, tout se passe Ja-bas. Le monde technique et gue ; cela ressemble effectivement A ce genre d’hal-
les techniciens me sont, de toute fagon, extréme- lucinations, mais c’est trés construit. Je me suis ins-
ment familiers; j’ai naturellement ‘tendance 4 piré des recherches de Stanislas Grof. La fagon
dépeindre les scientifiques et les techniciens comme dont ces expériences sont présentées dans le film, la
des gens normaux ; ils ont leurs tics de métier, une construction des scénes, déroutent complétement
certaine facon d’étre, mais ils ne ressemblent certes les gens : c’est tout a fait voulu. Mais c’est la raison
pas a ces binoclards a verres épais que nous présen- pour laquelfe le film a été attaqué par un certain
tent habituellement les films. La technologie ne me nombre de critiques le jugeant trop vague, ou con-
pose aucun probléme, je la comprends, je pense fus. Mon sentiment est qu’il faut sortir d’un film
savoir comment l’expliquer aux gens ; j’ai passé avec des questions dans la téte; c’est l’effet que
beaucoup de temps a essayer de rendre Brainstorm provoque 2001, il offre matiére 4 discussion, 4 des
accessible, compréhensible, 4 essayer de faire pen- interprétations personnelles : cela étoffe considéra-
ser le public a la vitesse nécessaire : le film suit une blement un film.
courbe évolutive telle que le public puisse y adhérer
le plus possible. Cahiers. Qu’avez-vous retiré de Brainstorm, en
tant que réalisateur ? Quels apports négatifs ou
Cahiers. Je me souviens vaguement — cela ne positifs ?
concerne pas les effets spéciaux — de l’ombre de
Walken sur cetie petite bicyclette farfelue... D. Trumbull. La ferme conviction que je ne
retournerai pas de sitét travailler 4 Hollywood.
D. Trumbull. C’est le genre de choses qui m’a Brainstorm fait partie de toute une série d’événe-
posé beaucoup de problémes en studio. Les gens ments que j’ai subis, et dont je suis sfir qu’ils arri-
disaient : « C’est bizarre, tellement fou, pourquoi vent a la plupart des réalisateurs. Mon cas n’est pas
ne pas utiliser une bicyclette normale ? » J’aurais unique, et ce qui m’est arrivé 4 la MGM n’est pas
pu le faire, mais cela aurait été sans intérét. Le fait unique, dans l’histoire des films. Je pense qu’un
que c’est une bicyclette high-tech, bizarre, que ce scénario identique aurait été joué dans n’importe
type est familier avec la technologie de pointe, et quel autre grand Studio, dans les mémes circonstan-
qu’il a une approche des choses inhabituelle nous ces... En 1971, on me considérait comme Il’un des
apprend beaucoup sur le personnage. réalisateurs qui montaient ; j’avais réalisé Silent
running, film intéressant, pas tout 4 fait un succés,
Cahiers. En écrivant le scénario, vous étes-vous mais bien fait, professionnel, un scénario convena-
inspiré de ce qui s’est réellement passé lors de ble. Avec Arthur Jacobs, nous devions faire un
Vinvention du LSD ? Les ressemblances sont nom- grand film d’aventures sous-marines. J’ai été trés
breuses ; les gens s’étaient mis & faire, en privé, Join dans la préparation du film, jusqu’au décou-
Pexpérience d’une perception intensifiée du monde page, j’ai méme tourné un esai trés complet ; c’est 4
et des relations interpersonnelles, de ce que peuvent ce moment-la qu’Arthur Jacobs est mort; cette
nouvelle nous a pris par surprise, c’était un homme
jeune, a la carriére prometteuse ; le projet s’est
arrété avec lui. Donec la mort de Natalie n’est pas
ma premiére expérience du genre. J’avais en projet
avec la MGM un autre grand film d’aventures, avec
pour scénariste David Seligman, vraiment un grand
projet, prét 4 étre tourné ; le découpage était prét,
les extérieurs repérés, et la MGM a simplement
décidé de se retirer. Ils ont tout vendu, ils ont fait @ gauche, le projecteur; a droite, la
salle de projection
LA CIVILISATI ION POST-LUMIERE 49
séparément. Finalement j’ai conclu un marché avec
la Brock Hotel Corporation et les Pizzeria Show-
Biz, pour construire des salles et produire des films.
Je suis trés impressionné par leur volonté de réaliser
cette entreprise malgré les risques, l’'ampleur de
leurs investissements mais le fait est qu’ils croient
sincérement A la popularité du Showscan. Le
cinéma vit sur un nombre de spectateurs trés réduit,
statistiquement ; la plupart des gens n’y vont plus,
ils regardent la télévision. Le restaurant ShowBiz
leur offre des jeux, de la biére, du vin, de la nourri-
ture, une garderie qui permet de se passer de baby-
siiter. En statistique, §5% des clients décident cons-
ciemment de ne pas aller au cinéma, parce que cela
pose trop de problémes : il n’y a aucun film qui
convienne 4 ensemble de la famille, et puis ils
n’auraient pas le temps de diner avant la séance, il
faut se garer, c’est un gros probléme. Le principe
du ShowBiz leur évite ces problémes matériels, en
apportant sur place des salles dotées d’un équipe-
ment 4 la pointe de Ja technoldégie, congues pour
s’intégrer dans des espaces préexistants ; des zones
commercantes, il y en a dans le monde entier, et pas

le Showscan
(i
Be NG
teases Br , seulement aux Etats-Unis ; nous avons déja obtenu
200 franchises et la possibilité d’une centaine
dautres, Nous pourrions construire 150 salles par
savoir qu’ils abandonnaient le cinéma pour s’occu-
per d@’hdtels, 4 Las Vegas. J’en étais la ! Deux ans an, sur plusieurs années, et dans une période de
de ma vie fichus en l’air ! Yavais un autre projet, temps trés courte, disposer d’un réseau de distribu-
The Ride, un film d’aventures et de science-fiction, tion énorme pour ces films — une industrie du
prenant pour point de départ les jeux vidéos, il cinéma complétement autonome, qui ne se soucie-
s’agissait d’un gigantesque tournoi... Bon, de tou- rait pas d’acquérir des droits accessoires ou de ven-
te facon, nous n’avons pas pu faire The Ride, parce dre des sous-produits, qui vivrait entiérement de ce
qu’il y avait un nouveau président a la téte du marché spécialisé. Nous sommes en train de travail-
studio, et que le projets de son prédécesseur sont ler 4 optimiser le projet : quatre sailes ouvriront en
allés au panier. Puis j’avais un autre projet avec la février, qui passeront nos deux premiers films ; une
20th Century Fox qui m’a conduit dans une série de étude de marché trés poussée sera effectuée par la
démélés encore plus complexes, j’ai di purement et société Boos Allen Hamilton, qui a étudié les
simplement racheter mon projet. C’est un mauvais emplacements des ShowBiz avant qu’on ouvre les
souvenir. salles, enquétera sur les lieux aprés l’ouverture des
salles, observera les changements intervenus aprés
Cahiers, Est-ce que les gens de Paramount ont la sortie du second film, proposera des questionnai-
res trés détaillés aux gens : sont-ils venus spéciale-
Jeté un ceil sur vos recherches, quand vous étiez ala
Future General ? ment pour la pizza, le cinéma, ou les deux,
apprécient-ils cette combinaison, combien de fois
D. Trumbuil. Oui, mais le probléme, c’est que ont-ils revu le méme film, quel Age ont-ils, etc. Ces
quand j’ai mis en route la Future General, Frankie questionnaires sous fourniront de nombreuses
Barnes était encore 1a, et le temps que je mette au informations, ce sera trés intéressant.
point le Showscan, je me suis trouvé en face de
Frankie Doll et de Michaél Hisenary. Le projet avait Cahiers. En vous regardant travailler, mainte-
changé, il était devenu persona non grata. Crest nant, je pense que vous vous étes créé une situation
ainsi que, bien qu’ayant 4 ma disposition la Future trés agréable ; non seulement personne ne vous sur-
General, je me suis mis 4 faire des effets spéciaux veille, mais vous pouvez tourner tout le temps... des
pour Close Encounters et Star Trek, au lieu de faire Jilms dont ie cot ne s’éleve pas &@ un milliard de
des films en Showscan. Je pouvais essayer le Shows- dollars !
can dans Brainstorm... Charlie Bludhorn (président
de la Gulf and Western, maison-mére de la Para- D, Trumbuil, Je crois que c’est une des choses
mount) avait vu le Showscan, et déclaré a la direc- les plus agréables que permet ce procédé et que de
tion de la Paramount : « Messieurs, si nous ne pro- nombreux réalisateurs apprécieront, parce que les
duisons pas de film utilisant ce procédé, nous som- films sont plus courts. La rotation des capitaux est
mes des crétins », Malheureusement, malgré cette vraiment rapide. Cela ne nous prend pas quatre ans
déclaration, la Paramount décida de ne pas utiliser de notre vie, comme c’est souvent le cas avec les
le Showscan pour Brainstorm, et de passer la main longs niétrages, parce que l’ensemble forme un pro-
en ce qui concerne les deux projets. Donc je n’ai pu Jet beaucoup plus réduit, non seulement en temps,
mais en capital immobilisé ; il n’est pas alourdi par
que me dégager de mon contrat et aller porter
Tespéce de menace fatale qui pése sur les films a
Brainstorm et le Showscan ailleurs.
20 millions de dollars, quand les carriéres se font ou
Cahiers. Séparément.
ne se font pas sur le succés d’un seul film. Je ne
peux pas supporter ce genre de tension (rires)...
D. Trumbull. Oui. Aucun autre Studio d’Holly- Aucun des réalisateurs que je connais n’aimerait
wood n’était intéressé par le Showscan, mais perdre son temps et son énergie dans cette espéce de
Brainstorm les intéressait, et le plus intéressé était combat silencieux ; moi, j’y comsacre deux ou trois
David Begelman (président de la MGM); mous ans de ma vie ; une fois que je l’aurai bien établi et
avons immédiatement conclu un accord pour faire mis au point, chacun pourra s’en servir et s’amuser
le film, mais pas en Showscan. J’ai donc aban- avec, Et plus tard, ce sera pour nous une maniére
donné mon projet de 70 mm, afin de pouvoir réali- bien plus agréable de gagner notre vie.
ser Brainstorm, et me suis occupé du Showscan (Traduit par Francine Arakelian)
EDITIONS DE L’ETOILE - CAHIERS DU CINEMA
A PARAITRE - MARS 1984

COLLECTION « ECRITS »

Eric Rohmer. Le goat de Ja beauté.


216 pages. 50 photos. 106 F.

COLLECTION « ESSAIS »
Paul Virilio. Logistique de la perception. Guerre et cinéma 1.
152 pages. 50 photos. 80 F.

COLLECTION « ECRIT SUR L'IMAGE »

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108 pages. 180 photos, 99 F.

Envoi par correspondance contre réglement aux Cahiers du cinéma,


9 passage de la Boule blanche. Paris 12°.
Diffusion Le Seuil, 27 rue Jacob. Paris 6°.
VOULEZ-VOUS JOUER A
« TWILIGHT ZONE » AVEC MO! ?
PAR OLIVIER ASSAYAS

1) Twilight Zone, la série télé, Cet été on a pu voir ala Ciné- américaine des débuts, La Quatrigme Dimension a acquis un
mathéque trois épisodes originaux dela série Twilight Zone (La statut légendaire. Les trois épisodes qu’on a vus 4 Chaillot, réa-
Quatriéme Dimension). Quelques autres étaient présentés a lisés entre 1961 (celui de John Brahm) et 1963 (ceux de Jacques
Ancona lors d’un colloque de la télévision américaine. II s’agit Tourneur et de Don Siegel) sont tout a fait représentatifs. Réa-
la d’une série télévisée particuliére en cela qu’elle a contribué 4 lisés en trois jours dans un décor le plus souvent unique, met-
bouleverser quelques habitudes au sein du systéme naissant du tant rarement en scéne plus de trois ou quatre comédiens, ces
petit écran américain. Cela tient en grande partie 4 la personna- contes fantastiques au budget dérisoire sont un parfait exemple
lité de son producteur-scénariste-narrateur, Rod Serling, qui de l’esthétique télévisuelle des débuts et de ses rapports avec le
s’imposa & sa facon comme le premier auteur télévisuel. Avec cinéma.
La Quatriéme Dimension il obtint une indépendance vis-a-vis Durant cette période charniére, la mutation du cinéma et la
des réseaux qui fit jurisprudence, établissant fermement un maturation esthétique du petit écran sont indissociables. La
exemple unique de série 4 suivre dépourvue de personnage disparition pure et simple de certains sujets et de certains
principal et caractérisée par la fantaisie de ses récits. Le succés modes de production au sein du cinéma reproduit en creux les
fut considérable mais jamais triomphal ; il en naquit pourtant contours de la premiére base territoriale de la télévision. Pour
un public trés fidéle qui se perpétua 4 mesure des multiples ce qui est des sujets, les chaines ont évidemment annexé tout ce
rediffusions. Parmi l’abondante production de la télévision qui était récits familiaux, histoires 4 l’eau de rose et, bien sir,

Twilight Zone, la série T.V. Rod Serling The Braincenter at Whipple's


i ee Ae E
Rod Serling Twilight Zone - épisode de John Landis

Vensemble du cinéma inspiré du show de variétés. Quant aux sonore d’abord et visuel ensuite, elle privilégie le gros plan, les
méthodes de production, il était naturel que la télévision formes simples, et la voix. Le téléfilm nait de la dramatique
adopte celles de la série B qui s’y engloutit tout a fait. radiophonique, le déroulement en est linéaire et il passe par le
La Quatriéme Dimension est le parfait exemple de cette filia- texte. La Quatriéme Dimension diverge significativement de
tion en ligne directe et pas seulement parce que de nombreux cette ligne et c’est 14 que la question de l’irrationnel entre en
épisodes sont signés Joseph Newman, Christian Nyby, Robert jeu, la question justement de : la quatriéme dimension. Car
Florey, Robert Parrish, Jacques Tourneur, Mitchell Leisen, dans le cadre étroit de la télévision des débuts, qu’est-ce qui
Don Siegel ou John Brahm. Ni seulement parce que d’autres pouvait autoriser les audaces visuelles du cinéma sinon l’irra-
marquent Jes débuts de toute une génération de téléastes qui tionnel ? Comment échapper aux moyens matériels et raconter
plus tard passeront au grand écran comme Stuart Rosenberg, une histoire plus grande que le poste sinon en adoptant juste-
Lamont Johnson, Jack Smight et quelques autres. Le plus ment une dimension supplémentaire, en inscrivant dans le
frappant c’est qu’un programme télé comme La Quatriéme théme de la série lui-méme I’existence de cet espace abstrait, de
Dimension pose exactement les mémes problémes esthétiques cette quatriéme dimension de la télévision, celle du cinéma.
que la série B. Dans les deux cas c’est la contrainte, l’étroitesse 2) Rod Serling. On a beaucoup dit, et a juste titre, que la
des moyens disponibles qui stimulent )’invention narrative. Ni télévision était née plutdt de la radio que du cinéma. C’est sur-
la série B ni La Quatriéme Dimension n’inventent des histoires, tout vrai aux Etats-Unis of ce sont les chaines de radio qui se
ce qu’elles inventent, c’est des maniéres de les raconter. Et en sont métamorphosées en chaines de télévision, reconvertissant
général la réussite de l’épisode est a la mesure de l’ingéniosité leur personnel. La premiére vocation du petit écran fut d’étre
dont il fait preuve a tirer le meilleur parti d’une idée infinitési- familial, de remplacer la cheminée lors de la veillée. Les histoi-
male et d’un matériel visuel microscopique. La force des for- res de La Quatriéme Dimension appartiennent 4 ce domaine
mes misérables vient toujours de ce que l’absence des moyens particulier, aujourd’hui un peu désuet, de celles qu’on se
fait obstacle 4 ’emploi d’une dramaturgie traditionnelle. Et raconte pour s’amuser 4 se faire peur : ces récits destinés non
jorsque les chemins connus sont coupés, il ne reste plus a des pas & provoquer la frayeur mais le trouble et que les enfants 4
cinéastes, qui dans d’autres circonstances auraient été de plats une époque écoutaient la lumiére éteinte, un poste caché sous
conformistes, qu’A devenir des innovateurs. La caractéristique leurs draps. En France nous avons eu Les Maitres du Mystere
des grands cinéastes de série B comme Edgar G. Ulmer ou ou plus récemment les Histoires Extraordinaires de Pierre Bel-
Joseph H. Lewis est de résoudre leurs problémes matériels de lemare. Dans La Quatriéme Dimension Vintervention person-
récit en termes de cinéma pur, et souvent en de fulgurantes per- nelle de Rod Serling dans le cours du récit, interrompant
cées esthétiques. C’est peut-étre beaucoup que de dire la méme Daction pour la commenter, est purement radiophonique. Elle
chose de La Quatriéme Dimension dont les épisodes sont trés a toujours été l’un des moments forts du show. Serling
inégaux, mais les deux signés John Brahm et que j’ai eu l’occa- s’imposa comme une véritable personnalité du poste, présenta-
sion de voir sont de ce point de vue remarquables. La télévision teur familier, chaleureux, rassurant comme toutes les télévi-
est trés bavarde, elle était encore plus a ses débuts. Médium sions du monde en ont suscité : quelqu’un qu’on a plaisir a
VOULEZ-VOUS JOUER A « TWILIGHT ZONE » AVEC MOI ?
recevoir chez soi.
La formule de La Quatriéme Dimension est simple comme
bonjour et, dans son domaine, imparable. Entre la réalité et la
fiction, elle projette un spectateur qu’on imagine idéalement
somnolent dans J’univers d’un surnaturel vraisemblable. Il n’y
a pas de héros, il ne.peut y avoir qu’un protagoniste anonyme,
le plus transparent possible, félant I’écran en une bréche par
laquelle on peut soi-méme se glisser dans ce qui n’est pas une
intrigue mais un postulat qu’on joue a faire admettre. Et pour
cela l’intercesseur, Serling, pipe au bec devant sa bibliothéque,
est ’indispensable intermédiaire, le complice. Car la quatriéme
dimension de la télévision, c’est éventuellement celle dans
laquelle vit le spectateur et ot seul a accés quelqu’un de fami-
lier, le meneur de jeu.
3) Du petit écran au grand. On se rappelle la condescen-
dance typiquement hollywoodienne avec laquelle les produc-
teurs du remake de Cat People évoquaient le « petit film » de
Jacques Tourneur, l’original. Sans doute aussi s’est-on
demandé ce que gagnerait Twilight Zone a bénéficier des
moyens illimités des plus grosses productions. La série télé était
populaire. Le film, bien sir, ne pouvait l’étre qu’a la puissance i ee ve |
vn. Peut-€tre aurait-if mieux valu se demander ce que la série y Twilight Zone - épisode de Steven Spielberg
perdrait, car ce qu’elle y perd est fondamental. D’abord dispa-
raissent les vertus inhérentes aux budgets restrictifs de la télévi-
sion, ensuite La Quatriéme Dimension y perd son narrateur, ce
qui est déterminant. Certes Serling est mort en 1975 et il était
délicat de le remplacer, m’empéche qu’on ne voit que son
absence. Une voix a tout de méme été conservée, celle de Bur-
gess Meredith, qui fait le lien indispensable entre les épisodes
— qui ne sont d’ailleurs pas séparés par des cartons-titres —
mais ce n’est jamais qu’une voix de narrateur de cinéma, c’est-
a-dire quelque chose de bien différent.
4) John Landis. Ii y a deux producteurs au générique de La
Quatrigme Dimension, \e film : John Landis et Steven Spiel-
berg. Ils appartiennent tous deux 4 la méme génération mais il
y a tout de méme quelque chose d’essentiel qui les sépare.
Spielberg est un ancien téléaste alors que Landis est surtout un
téléspectateur assidu. Et La Quatriime Dimension ne pouvait
étre qu’un film de téléspectateur cinéphile. Méme si ce qu’il
signe n’est pas toujours ce qu’il y a de plus satisfaisant dans le
film, la démarche de Landis est en tout cas la plus intelligente.
Il est le seul a se poser les véritables questions soulevées par le Twilight Zone - épisode de Joe Dante
projet.
L’habile prologue réalisé par Landis se résume a une idée et a personne 4 embrouiller.
cela pour Ini d’étre effectivement filmé comme il ’aurait été 4 D’emblée il désarconne le spectateur qui, calé dans son fau-
la télévision : une voiture, pas de décor, trois axes sur les per- teuil, attend le célébre générique de la série, avec un détestable
sonnages et un plan large. Un conducteur et un auto-stoppeur sourire en coin. Or, pas de générique, tout de suite aprés le logo
roulent sur une route déserte, loin de tout, lorsque le radio-cas- Warner, une chanson des Creedence Clearwater Revival, les
sette tombe en panne. Obligés de discuter pour passer le temps, deux types en voiture la reprennent en choeur : exactement
ils s’amusent a se poser des colles en fredonnant les themes de comme le ferait le spectateur Iui-méme s’il était sir de ne pas
feuilletons célébres puis en s’amusant a se faire peur. La chute étre vu. Au point que ¢a en devient presque embarrassant, et
est ratée : Vautostoppeur était un loup-garou. Mais le prologue du coup les réles sont renversés, le petit malin ce n’est plus hui
est réussi car il pose la meilleure toile de fond possible a un film qui regarde, c’est lui qu’on est en train de regarder.
qui n’aura pas lieu. Le choix de deux personnages étrangers |’un 4 l’autre, la
On commence 4 connaitre l’idée, Landis l’a employée dans maniére dont leur conversation glisse d’un mot de passe de la
Le Loup-garou de Londres et dans le film de promotion de culture collective américaine, le rock, 4 un autre, les vieilles
Thriller de Michael Jackson, il s’agit de déployer toutes sortes séries télé est le meilleur moment du film. Car Landis parvient
de subterfuges pour acquérir la complicité des spectateurs les A imposer que le point de vue du fim est le méme point de vue
plus vigilants avant de les entrafner dans un récit fantastique. que celui du spectateur. On n’a pas ici affaire 4 une entreprise
Gavé d'images, et particuliérement d’images télévisuelles qu’il du type Star Trek ot les producteurs de la série essayent, grace
a tendance 4 regarder de haut, le jeune spectateur américain est au cinéma, d’élargir les frontiéres de leur territoire. Non. Ici ce
trés rétif 4 ce genre de manipulation. C’est pourquoi les cinéas- sont d’authentiques téléspectateurs comme vous et moi qui se
tes préférent généralement employer les mémes méthodes que sont appropriés le show et qui proposent de partager le plaisir
les groupes de hard-rock, c’est-a-dire commencer par assom- qu’ils ont eu a le faire. Ce qu’offre Landis c’est moins de
mer |’auditoire 4 coups de décibels pour ensuite profiter de s’amuser a se faire peur — il ne s’agit pas de concurrencer le
Pétat de stupeur ainsi provoqué. John Landis est bien plus cinéma d’épouvante — que de jouer ensemble 4 La Quatriéme
adroit et il a cet atout supplémentaire de bien connaitre son Dimension.
public : son public de petits malins qu’il s’entend mieux que Landis est tout 4 fait au diapason de son public. II sait que
34 LA QUATRIEME DIMENSION
son golt pour La Quatriéme Dimension et son gofit pour la des uns et des autres sont bien différentes. Alors que le sketch
série B sont indissociables de la fréquentation assidue du petit de Spielberg est. clairement une ceuvre de la main gauche, Joe
écran. Il sait que pour cette génération, le domaine méprisé, Dante a accés pour le sien 4 des moyens techniques dont il n’a
inexploré de la télévision est un véritable lieu de rencontre clan- jamais disposé et s’adresse 4 un public bien plus large que celui
destin d’une culture fantasmée tribale. Il ne s’agit pas d’admi- de ses films précédents. George Miller est dans une situation
ration pour Rod Serling ou pour les cinéastes qui filmérent la comparable, cet épisode de La Quatriéme Dimension est \a pre-
série. Il s’agit encore moins d’enthousiasme pour des histoires miére occasion qu’ait eu le réalisateur de Mad Max 2 de tour-
le plus souvent schématiques. Dans le meilleur des cas il s’agit ner aux Etats-Unis. Est-ce que cela tient 4 cette diversité dans
de nostalgie, mais le plus souvent le souvenir de la série télé les buts de chacun, aucun de ces trois cinéastes ne semble se
n’est qu’un signe de reconnaissance : on ale méme Age, on ala préoccuper vraiment de l’unité de I’ensemble.
méme culture, on a peut-étre de vraies choses en commun. 6) Spielberg. Adapté d’un épisode tourné en 1961 par
Chaque épisode a sa quatriéme dimension et tous s’amusent Lamont Johnson d’aprés un récit de George Clayton-Johnson,
a la dissimuler le plus longtemps possible provoquant — selon le spécialiste des scripts sentimentaux de Ia série, l’épisode de
les régies du jeu — la curiosité du spectateur. La charniére est Steven Spielberg est certainement le moins bon de tous et sans
toujours le moment ot ils la dévoilent, et encore une fois, c’est doute la pire chose qu’ait signée son auteur. Un vieil homme
Landis qui s’en sort le mieux. Son sketch débute par une (Scatman Crothers) qui posséde le secret de redonner la jeu-
séquence trés réussie ot Vic Morrow, ivre mort, embarrasse ses nesse 4 qui le voudrait arrive dans une triste maison de retraite.
amis et toute la clientéle d’un bar avec des propos d’un racisme Il propose aux vieillards de jouer avec lui : tous ont gardé quel-
offensif. Enfin il décide d’aller se coucher, au soulagement que chose de leur Ame d’enfant et acceptent, sauf un, maiheu-
général. I] sort du bar et se retrouve en 1942 en France occupée. reux et aigri. Dans un de ces jardinets banlieusards reconstruits
On Ie prend pour un juif, il est traqué. Le principe est clair, en studio et qu’on connaissait déja d’E. T. les vieillards redeve-
Landis se contentera malheureusement de le tirer en longueur nus enfants jouent toute une nuit durant et choisissent pour-
aprés ce début-choc. tant de redevenir vieux au matin, sauf un, encore une fois, qui
Une énigme, une bonne idée, une cascade d’actions ; le choix est prét a revivre une nouvelle vie et devient une sorte de Peter
d’un sujet original permet 4 Landis de s’en tenir au format Pan. On a du mal 4 décrire le malaise que provoque cet épisode
idéal de l’épisode sans jamais en diverger. Mais sans jamais que Spielberg arrose sans mesure de flots d’une musique siru-
non plus le transcender. peuse.
5) Les trois autres. Méme si George Miller 4 la fin de son La banlieue des cités américaines est en passe de devenir Ie
épisode a tourné une sorte de conclusion, les trois sketches sui- lieu privilégié du fantastique, au méme titre que le fut en
vant celui de Landis ont le méme statut : celui d’une sorte d’autres temps Je chateau de Transylvanie. Il s*’y produit en
d’autonomie au sein de limites imposées. Pourtant méme s’il général des événements maléfiques, a l’exception d’Z.T. ot
s’agit de cinéastes appartenant au méme cercle, les motivations Spielberg inversait les données, C’est cette formule qu’il
reprend dans Kick the Can ou il s’attaque au sujet le plus péril-
Twilight Zone - épisode de George Miller leux qui soit, le plus tabou aussi — et en particulier dans le
Pr baker | cinéma américain 4 gros budget — la peinture de la vieillesse et
des rapports qu’elle entretient avec l’enfance. Tabou parce que
les vieiflards ne sont pas un bon public de cinéma. Périlleux
parce que ces rapports se situent sur cette ligne étroite qui
sépare le gdtisme de la jeunesse d’esprit. Traiter un tel sujet
teléve de |’équilibrisme et ici Spielberg ne tient pas longtemps
sur fe fil : il tombe vite du mauvais cété.
7) Joe Dante. Joe Dante est tout sauf un cinéaste sans inté-
rét. Issu, comme tant d’autres, d’années d’esclavage chez Cor-
man, il a réalisé deux bons films d’épouvante humoristiques a
petit budget, Piranhas et Hurlements se signalaient par
Vemploi perpétuel dans le cadre de postes de télévision allumés,
diffusant des dessins animés ou de vieux films, et offrant un
contrepoint a Paction.
Dans It’s a Good Life, inspiré d’un épisode réalisé 4 1’épo-
gue par un vieux routier de la télé américaine, James Sheldon,
il pousse cette idée jusqu’au bout, au point que son récit en
devient confus et que ensemble n’est pas aussi satisfaisant
qu’il aurait pu [’étre.
L’anecdote est en effet une parabole sur l’éducation permis-
sive, sujet trés débattu au début des années soixante : un enfant
terrorise toute sa famille car il a le pouvoir que toutes ses
volontés se réalisent. La quatrigme dimension, c’est donc ici
comme chez Landis la projection dans le réel d’un point de vue
moral. Joe Dante, pour brouiller les pistes, a jugé bon d’en
tajouter une cinquiéme, celle de la communication entre Ie
poste de télévision et le réel. L’enfant a en effet le pouvoir de
précipiter sa sceur dans un dessin animé. Les chambres de
Pétage sont entiérement décorées en noir et blanc comme 4 la
télé. Et enfin lorsque VY héroine du récit veut s’enfuir, elle ouvre
la porte et se trouve face A un ceil géant qui la regarde : il est
sur l’affiche du film. C’est Yeffet Vache-qui-rit, la maison est
dans le poste, il y a un poste dans la maison.
Confronté aux difficultés de narration dans les formes cour-
VOULEZ-VOUS JOUER A « TWILIGHT ZONE » AVEG MOL?

Twilight Zane - épisode de George Miller

tes, Joe Dante brouille les pistes, brouille l’espace, multiplie les
chausse-trappes et les glissements spatio-temporels. Cela lui
permet de poser incidemment Ia question du passage de la télé Twilight Zone -6pisode de George Miller
au grand écran. Le cinéma c’est l’extérieur, la télé c’est la mai-
son. Il la résoud en proposant l’itinéraire inverse, du grand pour les cinéastes, a l’exception de Landis. C’est le cas aussi
écran vers le poste. Le poste a la structure d’un labyrinthe, seu- pour Vidée, d’une facon presque exemplaire. Retranscrire au
lement il ne débouche nulle part et le jeu de miroirs est vain cinéma son gofit pour la télévision est apparemment impossi-
puisqu’il se clét sur la résolution de la premiére intrigue, celle ble : on n’a jamais vu un film réussi fondé sur amour du petit
de enfant gaté, qui avait été entre-temps laissée de cété. écran.
8) George Miller. Nightmare at 20 000 feet avait d’abord été Et y en aurait-il un qu’il ne commencerait pas par se débar-
tourné par Richard Donner, le réalisateur de La Malédiction I rasser de l’essentiel de ce qui a pu, au départ, susciter ce gotit.
et de Superman I, L’original a la réputation d’avoir été l’épi- OLA.
sode le plus terrifiant de la série. Son adaptation par George
Miller, plutét réussie, est assez inquiétante également.
Mais c’est quand méme 1’épisode le plus schématique de LA QUATRIEME DIMENSION (TWILIGHT ZONE).
Pensemble : il se présente comme un mini-film. U.S.A. 1983.
Un passager d’un avion traversant un orage est d’abord pris — Prologue et premier épisode : Réalisation : John Landis.
de panique, puis l’objet d’une vision : un démon est en train de Scénario : John Landis. mage : Stevan Larner. Montage :
détruire un des moteurs. On le juge fou : une fois Pavion a Malcolm Campbell. Producteur associé : George Folsey Jr.
terre on se rend compte qu’il avait raison. Scénario paranoia- Interprétation : Prologue : Dan Aykroyd, Albert Brooks. Pre-
que traditionnel, Nightmare at 20 000 fet a tendance a étouffer mier Episode ; Vic Morrow. Doug McGrath, Charles Halla-
sous le traitement un peu grandiloquent qu’applique George han.
Miller 4 une idée — une seule — qui aurait gagné a étre plus — Deuxiéme épisode : Réalisation : Steven Spielberg. Scéna-
insidieuse. rio: George Clayton Johnson, Richard Matheson, Josh
9) Twilight Zone, le film. On a écrit mille fois que le cinéma Rogan, @’aprés un sujet de George Clayton Johnson. Jmage :
qui domine aujourd’hui 4 Hollywood est né de la série B des Allen Daviau. Montage : Michael Kahn. Producteur associé :
années cinquante. Que de ce second rayon est née une série A. Kathleen Kennedy. Interprétation : Scatman Crothers, Bill
L’adaptation au cinéma de La Quatriéme Dimension est d’une Quinn, Martin Garner, Selma Diamond, Helen Shaw.
certaine maniére le prolongement de cette idée jusqu’A — Troisitme épisode: Réalisation: Joe Dante. Scénario :
Dabsurde. Une surenchére dans l’exploitation des sources du Richard Matheson, d’aprés un sujet de Jerome Bixby. Image :
godt pour le cinéma de toute une génération de cinéastes et qui John Hora. Montage: Tina Hirsch. Producteur associé :
finit par atteindre le bout du filon. Michael Finnell. Znterprétation : Kathleen Quinlan, Jeremy
Par ailleurs, comme pour tous les films a épisodes, La Qua- Licht, Kevin McCarthy, Patricia Barry, William Schallert.
tritme Dimension est également un montage de producteur : — Quatriéme épisode : Réalisation : George Miller. Scénario
réunir plusieurs noms a4 laffiche autour d’une idée @ priori original de Richard Matheson. Image :; Allen Daviau. Mon-
séduisante. C’est souvent le sort de ce type de films qu’en fin de tage : Howard Smith. Producteur associé : Jon Davison. Inter-
compte l’idée se révéle pas si séduisante que ca et que les réali- prétation ;: John Lithgow, Abbe Lane, Donna Dixon, John
sateurs s’y montrent sous leur moins bon jour. C’est le cas ici Dennis Johnston. Distribution : Warner Bros. Durée : 1 h 42.
}

jeune fille qu'elle attire dans les flots, et qu’en méme temps elle réveille dans le coeur du
gargon. Zushio, une humanité @ laquelle il s était si longtemps fermé? Est-ce simplement
parce qu ‘il est appelé en prem NAT: “EL a
Il ne faut pas oublier quc44 C : EW ETO Nine parole, que lui rappelle la
Mere dans Ja derniére réplique du film. La douce et fidele Anju n’a rien regu de tel. Entre la
voix de la mére. & laquelle elle est toute entiére ouverte. et elle-méme. elle n’a rien, aucune
référence directe 4 la parole pater a ly
Quand cette volx acousmatiqu LA. MOE Xiere fois surle bard du lac, Zushio
na pas voulu la reconnaitre. il egg se fermant au pouvoir de cette
voix. La fille. Anju. qui est OA GEN Fy MEA de suite. Zushio garde en
luicméme un Neu ott il se rectieiflle. Se ferme et se protege. Anju n’a rien a elle.
Frere et Sceur cassant ensemble la branche d’un arbre. pour une « Mére » ; proximité
Wun rivage, Vorx acousmatique d ela Mére appelant feurs noms conjoints — telle est la figure
qui, reconstituée des années aprés. dénouera la longue pér inde J pion, d@enfermement
et de latence qu’ont vécu les deux jeunes eens te uivelle naissance et
Vautre @ son sacrifice. i sm ;
Dans toutes |. ae cand on les mutile,
La voix de la Mére es m jue les séparations
multiples dont cette hE at iY ‘ ee fees (s. puis les enfants
de la Mére. puis le Fre : aot / ; Seems (sy ci le Mere, pour
se retrouver sanglotia}
On pourrait aus e dautonomie, et
que la Mere s” empress n vocal, pour les
enchainer & son inquic Bic Si sa premiére
inquiétude est pour Zu-® iter sur un trone
Warbre en travers d'un
Loeau est fémini, dece quin’a ni
lieu ni limites sion ne lui a une limite.
Le motif des lim des limites du
domaine de lintendant + : flere une prison
qui la coupe de ses enfar.’ ro aa Sasse) l'enferme encore plus
duns les limites de son co, Lyn sorl delle. et quis’envole Join, estd’autant plus
déchirante.
L*eau. dans ce film, est séparation, danger. mort. La voix dela Mére est ce qui subvertit
les limites. ce qui traverse le temps et Fespace. mais pour la jeune fille. qui ne peut rejoindre sa
Mere que dans la mort. la fusion avec l'eau. elle est invitation a la perte.
Nous nous sommes parfois posé la question, qui peut sembler absurde : qu’est-ce qui
aurait changé. si Lolatendant Sansho avait été un film muet. laissant imaginer la voix de la
Mere? 4 part bien sir de la faire réelement entendre (mais de quel poids est ce : réellement) ?
BULLETIN DE COMMANDE LA VOIX AU CINEMA 78 F

Pyémom 2 oo ne nent n eet e enn Eee teens

1|

A envoyer aux Cahiers du Cinéma


9, passage de la Boule-Blanche, 75012 Paris
CRITIQUES

UNE BUTTERFLY D’APRES-GUERRE


plus le film gagne en force et en puissance émotionnelle. La ot
NUAGES FLOTTANTS (UKIGUMO). Japon 1955. Réalisa- lon pourrait s’attendre 4 ce que le film Ii-méme se condamne
tion : Mikio Naruse. Scénario : Yoko Mizuki d’aprés le roman
A une sorte d’atermoiement illimité ot il s’épuiserait, c’est
de Fumiko Hayashi. Jmage - Masao Tamau. Son : Nao Shimo-
Vinverse qui se produit, et l’on assiste, entre Phéroine et le
naga. Musique : Ichiro Saito. Production : Sanezumi Fuji- film, a un véritable processus de vampirisation.
moto pour Toho. Interprétation: Hideko Takamine,
Il ne s’agit pas tant, pour Naruse, de faire durer les plans (ils
Masayuki Mori, Mariko Okada, Daisuke Kato, Chieko Naka-
sont en général assez courts, ils ne saturent pas) que de laisser
kita, Isao Yamagata, Roy H. James, Mayuri Mokusho, Heiha-
son film suivre son cours en Je recentrant constamment sur le
chiro Okawa, Noriko Sengoku, Toju Marakami. Distribu- couple. A la lecture du synopsis, Nuages flottants serait riche
tion ; Gerick Distribution. Durée : 2 h 03 mn. Noir et Blanc.
en personnages et en événements qui influent largement sur
Kenkichi et Yukiko se sont connus pendant la guerre, loin du Vhistoire de Yukiko et de Kenkichi. Mais les événements
Japon. I] était marié et avait promis de l’épouser. Lorsque la (Pavortement, le vol, les rencontres de passage, la mort de la
guerre s’achéve, il ne souhaite plus poursuivre cette liaison. Il femme de Kenkichi, etc.) sont quasi systématiquement relégués
la quitte, revient a elle, plusieurs fois. Il est aussi frivole, hors fiction dés qu’ils ont joué leur réle d’embrayeurs succes-
volage, veule, qu’elle est déterminée 4 ne pas céder sur son sifs. Ce dont témoigne exemplairement la facon dont est traité
désir. Non sur le mode hystérique (il y aura peu de heurts, peu le meurire d’Osei — une femme pour laquelle Kenkichi quitte
d’éclats), mais sur le mode passionnel. Nuages flottants est le pour un temps Yukiko — par son mari (une information dans
récit de la passion de cette femme, l’histoire de ce couple qui ne un journal, et c’est tout), ou la simple phrase, « j’ai quitté
cesse de se faire et de se défaire. Disons d’emblée que le film est Iba », par laquelle Yukiko annonce avoir quitté un amant tem-
aussi admirable que son argument est simple. Au bout de deux poraire. Il ne s’agit pas la, 4 proprement parler, d’un art de la
heures et quelques minutes de film, Kenkichi pleure enfin, pour litote ou de l’ellipse. La préoccupation majeure de Naruse sem-
la premiére fois, sur le visage de la femme qu'il n’a pas su ble étre plut6t d’appréhender le couple comme le tout de son
aimer. Elle est immobile : elle vient de mourir d’une maladie film, comme un centre fictionnel qui n’attirerait 4 lui person-
pulmonaire. De douleur, en fait. Il est trop tard pour les lar- nages, événements ou accidents qu’a condition que le film les
mes : Je film situe Pintégralité de son récit dans l’espace narra- chasse au plus vite, sans violence mais avec fermeté. En termes
tif que définissent les deux fils de Ia trahison et de la fidélité, et psychologiques, ce couple est un fantéme de couple, un couple
dans le temps de la douleur, dans un temps suspendu entre le affaibli, en creux. En termes cinématographiques, c’est un cou-
trop tard de ?' amour et le trop t6t de la mort. ple plein, fort, moteur. Ce que filme Mikio Naruse, c’est cet
Le trop tard de l’amour parce qu’on sent trés vite (la pre- écart entre le creux et le plein, entre le piétinement et le déplace-
miére apparition de "homme, laconique, est on ne peut plus ment, ou encore, pour reprendre une formule d’Henri
explicite : en un plan, tout est dit) que la passion qu’éprouve la Michaux, entre centre et absence. Et l’art de transmuer le creux
femme pour l’homme sera désormais univoque. Le trop tét de en plein porte un beau nom : cela s’appelle la mise en scéne.
la mort, parce que Yukiko, songeant 4 plusieurs reprises 4 se Car si ce couple soumis 4 des séparations et 4 des retrouvail-
tuer, remettra A chaque fois son geste, laissant au temps lui- les répétées n’arréte pas de se déplacer, il n’en produit pas
méme le soin de mettre un point final a une histoire déja ache- moins un effet de sur-place que Mikio Naruse traduit remar-
vée, comme en témoigne le flash-back initial, qui évoque la quablement en nous faisant passer, le plus souvent sans transi-
premiére rencontre des amants sous une douce lumiére d’été, A tion, d’un lieu a un autre, d’un moment 4 un autre, faisant
ce souvenir de Yukiko répondra, 4 la fin du film, un souvenir ainsi des déplacements des amants un voyage immobile dont le
symétrique vu par Kenkichi. Enserré entre ces deux flashes- représentant filmique exemplaire serait ces travellings accom-
back, Nuages flottants est le récit quasi immobile de l’aprés pagnant le couple, qui viennent ponctuer réguligrement Je film
d’une passion, un aprés trébuchant, balbutiant, condamné a ne d’une scansion douce et tenace. Ces travellings trés lents, trés
se mouvoir que sous le signe de la répétition, du retour du coulés, ne sont pas seulement la métaphore du voyage immo-
méme. II y a 1a, de la part de Naruse, un sens de la fiction bile. Ils sont rarement frontaux, jamais vraiment latéraux : le
comme art du temps qui est proprement admirable. Car il se plus fréquemment obliques (a 45°), ils ne donnent a voir
produit, sur la durée du film, comme un effet de transfusion aucune perspective, aucun point de fuite. Ce qu’on retient par
entre le personnage féminin et le film Iui-méme : plus Yukiko exemple de la promenade des amants le long des voies ferrées,
use sa résistance a tenter de redonner vie 4 une passion défunte, c’est essentiellement l’image d’une diagonale coupant |’écran
58 CRITIQUES

>

Nuages flottants de Mikio Naruse.

en deux, marquant la scission des amants et la cléture de la fic- seul, on l’'a vu, qu’il s’autorise 4 montrer comme tel. La mer,
tion, tandis que d’autres lignes achévent de brouiller l’espace. les montagnes apparaissent. L’espace s’aére. La terre vers
Si le voyage est immobile, la fuite est impossible : seule la der- laquelle se dirigent les amants est battue par des pluies inces-
niére partie du film donnera 4 voir un espace moins confiné, santes. Mais cette terre, c’est une ile, une ultime prison. Les
plus dégagé, et l’on assistera 4 un véritable voyage, mais ce sera nuages du titre crévent enfin, la tourmente amoureuse devient
pour conduire Yukiko 4 la mort. Le filmage des visages et des tourmente cosmique, et c’est lors d’un véritable déluge que
regards obéit le plus souvent 4 un principe du méme ordre. Fré- Yukiko meurt, 4 bout de forces. Au corps de Yukiko, dont il
quement filmés de trois-quarts face ou de trois-quarts dos, en n’a fait, pendant deux heures de film, que se détacher pour y
profil perdu, les visages échappent, et les regards ont souvent revenir et s’en détacher 4 nouveau, Kenkichi ne peut qu’essayer
du mal a se croiser, 4 raccorder, sauf lors de bréves échappées de redonner un peu d’éclat : avec un baton de rouge a lévres, il
avant le retour a leur destination premiére : l’évitement. Sil’on tente de rehausser la couleur du visage de la morte, de donner
parle peu dans Nuages flottants, ou si l’on y parle de choses un semblant de vie a cette femme dont le film n’avait cessé de
anodines, c’est parce que l’essentiel est dit par le filmage. Ainsi nous dire qu’elle était déja morte. Superbe idée de mise en
la phrase que prononce l’homme vers la fin du film (« Notre scéne, ce geste est comme la métonymie subtile du film entier.
liaison s’est terminée avec la fin de la guerre ») ne vient-elle que Il est aussi comme une signature au bas d’un tableau, ou
confirmer ce que la mise en scéne, le jeu des regards et les mou- comme l’ultime trait de plume qui parachéve une ceuvre : I’his-
vements d’appareil, avaient trés t6t mis en place. Nuages flot- toire est terminée. Pas le film : aprés le dernier plan, quelques
tants, au fond, ne fait rien d’autre que suivre une idée : Pidée idéogrammes donnent a lire — prolongeant en cela le geste de
que la paix et la vie du couple n’étaient possibles qu’au temps Vhomme — un poéme tendre et lapidaire (Courte est la vie
de la guerre, et que le temps de la paix ne peut faire survivre les d'une fleur sans cesse remplie de multiples douleurs), modeste
amants que sous le signe des cendres, des retombées d’Hiros- épitaphe pour une éphémére Butterfly d’aprés-guerre.
hima si l’on veut. Avec Yukiko, centre du centre, vecteur du film, qui bien que
Il y ala pas mal d’amertume. Pas mal de douceur aussi dans se sachant vouée a la mort s’aménage de petits flots de résis-
le constat de Naruse, dans sa facon de laisser les choses suivre tance, Naruse offre l’un des plus beaux personnages féminins
leur cours. C’est la formule qu’emploie I’héroine, c’est ce que que le cinéma nous ait donnés. Hideko Takamine, qui tourna
suggére le titre. C’est ce que fait le film, qui, aprés plus d’un dix-sept films avec Naruse, en donne une interprétation déchi-
instant d’émotion, s’offre une derniére demi-heure totalement rante, d’une délicatesse absolue. A ses cétés, Masayuki Mori
sublime et déchirante, oti la peinture des sentiments, a laquelle (qu’on a pu voir dans Les contes de la lune vague et dans
excellait jusque-la Naruse, atteint a un lyrisme digne des plus L'‘Idiot) réussit 4 rendre plus qu’attachant un personnage dont
beaux finales d’opéra, un lyrisme sans emphase ni pathos, ot la veulerie rendait l’interprétation difficile. Admirablement
Pintimisme, tout en restant préservé, s’insére dans une vision servi par ses acteurs, Naruse travaille en maitre sur le fil ténu
cosmique du monde. Naruse, donc, filme enfin un voyage — le des sentiments, dans cette zone oti guette souvent la complai-
NUAGES FLOTTANTS 59
sance. S’il n’oublie pas la dimension sociale de son récit (les rigueur obstinée du désir. En cela, Nuages flottants est a situer
rapports difficiles d’une femme pauvre avec l’argent et le pou- aux cétés des quelques trés rares films qui se sont confrontés
voir), il est clair cependant que ce qui le requiert avant tout, ce avec bonheur 4 ce sujet difficile entre tous qu’est la passion.
sont les arcanes du coeur, la confusion des sentiments, la Alain Philippon

ALICE AU PAYS DE PETER PAN

dre l’expression de Michel Chion (Cahiers n°345), un « bardo-


LA VILLE DES PIRATES. France-Portugal 1983. Réalisa- film ». Ici encore, c’est le point de vue du mort qui prévaut et
tion ; Raoul Ruiz. Scénario : Raoul Ruiz. Image : Acacio De emporte le mot de la fin : les deux femmes a la téte de mort, le
Almeida. Son ; Joaquim Pinto, Vasco Pimentel. Musique : mort-vivant 4 la face rongée par les vers, qui regardent dans la
Jorge Arriagada. Montage: Valeria Sarmiento. Producteur derniére séquence l’ombre géante de l’enfant-dieu émerger de
exécutif : Paolo Branco. Production : Anne-Marie La Toision, Vocéan. C’est la mort qui distingue radicalement la puissance
Les Films du Passage (Paris) - Metro Filmes (Lisbonne). Znter- divine et la liberté des hommes. Cette derniére séquence assi-
prétation : Hugues Quester, Anne Alvaro, Melvil Poupaud, mile le point de vue des morts au regard de Dieu. Ce n’est pas
André Engel, Duarte de Almeida, Clarisse Dole, André rien car il s’ensuit un déplacement global de toute la logique de
Gomes, Durée : 1h 51 mn. la figuration : les morts, purs souffles, pures 4mes, voix esseu-
C’est la série que depuis un certain temps déja — depuis, lées, ne sont pas soumis aux mémes régles que les vivants. Ils ne
disons, Le Territoire — vise Raoul Ruiz. Le terme est 4 com- sont pas prisonniers des mémes contraintes physiques : simula-
prendre dans un double sens : la série comme accumulation de cres a l’éternel retour, ils sont libérés de leur corps : Anne
films les uns a Ja suite des autres, comme quantité ; et la série Alvaro peut recevoir un coup de marteau sur la téte sans que
en tant que films de genre, récits mineurs. La carte du Terri- cela ne lui fracasse le crane, un homme se faire castrer sans
foire ressemblait au portrait du Marquis de Sade par Max éprouver de douleur, sinon une brusque et inattendue corro-
Ernst ; de méme les scénes du chateau au coeur de ile des pira- sion de son teint. Un autre encore peut moutir plusieurs fois et
tes évoquent l’imaginaire sadien. de chaque décés ressusciter. Les Ames damnées sont peut-étre
Cette dimension s€rielle des films est encore accentuée, for- vouées a errer et 4 connaitre mille tourments, il n’empéche
mellement, par le style, par Pemprunt des cadres et angles de la qu’elles ne sauraient mourir, condamnées qu’elles sont 4 tou-
prise de vue a la bande dessinée. La Ville des pirates est d’ail- jours revenir habiter un corps, le méme ou un autre peu
leurs une variation plus que libre sur le théme de Peter Pan, importe : le maitre du haut chateau peut ainsi échanger son
héros de comics et de cartoons. identité avec l’enfant-dieu venu se venger du monde ou le
On y retrouve les thémes chers 4 Raoul Ruiz : un paysage méme corps préter son enveloppe charnelle 4 plusieurs @tres.
d’aprés-guerre, les guerres de religion, la vierge (marxiste), Surtout, tous ces morts ne savent pas qu’ils sont morts et conti-
lenfant-dieu, l’androgyne (Le Baphomet), le simulacre peuplé nuent donc de se comporter comme s’ils étaient vivants. C’est
de plusieurs Ames, le point de vue du mort ou le point de vue de par cette ambiguité, cette indécidabilité de leur apparence
Dieu, I’hérésie au sein de l’Eglise, l’ange exterminateur, une (sont-ils seulement morts, et s’ils le sont, le sont-ils tous sans
utopie, fin des hommes libres (Sad ou les cent-vingt journées exception 7} que nous autres spectateurs, vivants, pouvons
de Sodome), le cannibalisme, un paysage d’aprés-guerre mon- encore suivre leur périple, leur calvaire, comme c’est également
diale, les tortionnaires et la question des victimes, la transexua- la, dans la brusque aberration des réactions, la soudaine absur-
lité. L’héroine, Anne Alvaro, porte un nom de garcon : Isi- dité des comportements et des propos que nous sommes le plus
dore ; elle nous est présentée comme la Vierge destinée a susceptibles également de décrocher de ce voyage dans I’au-
accueillir le Dieu revenu sur terre, qui est bien plut6t un proche dela, un au-dela double puisqu’il renvoie 4 un futur hypothéti-
parent du bébé de Rosemary. Deux policiers qui sont aussi que : une guefre qui n’a pas encore eu lieu, et puisque le der-
deux anges viennent lui annoncer I’heureux événement avant
d’étre passés par les armes en tant qu’adeptes de cette secte Hugues Quester dans La Vilie des pirates de Raoul Ruiz.
proscrite. Toutefois, une fle déserte habitée par un psychopa- coer = ”
the, lequel rappelle Anthony Perkins dans Psychose, une mai-
son hantée par l’Ame d’un frére défunt, morts-vivants et an-
thropophages, le couple asymétrique d’une jeune vierge et d’un
enfant poignardeur qui ne mange que de |’ail — comme s’il
s’agissait la de l’envers exact du vampire et de sa victime —, ce
sont la autant de situations et de protagonistes classiques du
cinéma fantastique et du cinéma d’épouvante. Mais tradition-
nellement ces récits sont les faits des humains, des rescapés de
ces effroyables aventures (comme c’était encore — jusqu’au
dernier plan — largement le cas dans Le Territoire), alors
quwici le fantastique ou Phorreur, autre inhumain et envers de
Yhumanité, puissance supérieure et, pour ce, maléfique, sont
filmés de leur point de vue, frayant ainsi, incidemment, un che-
min d’aventures exactement opposable au monopole de Vhor-
ror show anglo-saxon. En effet, comme Le Borgne, comme Les
trois couronnes du matelot, et ainsi que le suggérait encore le
dernier plan du Territoire, La Ville des pirates est, pour repren-
60 CRITIQUES
nier jour de cette guerre a vu la disparition de l’espéce ment, du plus prés au plus lointain, aux dépens d’une zone
humaine. trouble au centre de l’image, participe par la défaillance ou la
Si les lois de ce monde échappent logiquement a la raison déformation inhérente a la technique méme, d’une reproduc-
humaine, quand bien méme il en garderait les apparences, c'est tion du monde qui serait l’exact envers de la perception
que le regard aussi différe : ubiquité du point de vue de la humaine, elle toujours centrée. La plongée jointe 4 la courte
bande dessinée ne référe pas seulement 4 un @tre omniscient focale diminue les &tres et miniaturise le paysage. Lorsqu’ Anne
qui, dans le silence de son identité, détiendrait la clé de toutes Alvaro, somnambule, marche vers la mer aveuglément, avec
ces manigances et dysfonctions. Rien ne semble devoir limiter ses énormes socquettes, elle semble redevenue une petite fille
ce regard, rien ne l’arréte. [1 peut étre intracorporel, se loger au sur le chemin de I’école, Alice in Wonderland, sur les traces du
fond d’une gorge comme couvrir de sa menace l’intégralité de lapin blanc ou plus encore : de [’autre cété du miroir. I y ala
Punivers, fe ciel et la terre ensemble, étre microscopique et un magnifique travelling auquel l’onirisme de ladite séquence
macroscopique 4 la fois. C’est pourquoi le recours systémati- — comme ses constants changements de proportions — doit
que aux courtes focales ou 4 des optiques truquées, bipolaires, beaucoup. .
permettant une netteté du premier plan et de l’infini simultané- Yann Lardeau

SILENCE, ELLE TOURNE !

TRICHEURS. France 1983. Réalisation : Barbet Schroeder. Suzie, trafnent en longueur et paraissent aussi lourds et insis-
Scénario ; Pascal Bonitzer, Steve Baes, Barbet Schroeder. /ma- tants jusque dans les moindres vignettes informatives (les bré-
ges; Robby Muller. Son : Jean-Paul Mugel. Musique : Peer ves images de Suzie et Elric au lit afin de nous dire que seul
Raben, Montage : Denise de Casabianca. Production : Paolo amour du jeu saurait les réunir), c’est aussi parce qu’ils ne
Branco. Les Films du Losange - FR3 (Paris) - Bioskop Film sont pas vraiment relayés par le filmage. Le début du film souf-
(Miinich) - Metro Filme (Lisbonne). Interprétation : Jacques fre d’accuser trop visiblement les décalques de Idi Amin Dada
Dutronc, Bulle Ogier, Kurt Raab, Virgilio Teixeira, Steve et Koko, le gorille qui parle. Tricheurs est inspiré de faits réels
Baes, Claus-Dieter Reents, Karl Wallenstein, Robby Muller, vécus par une personne (Steve Baes qui joue dans fe film le rdle
Leandro Vale, Roger Sabib, Ladislau Perreira, To-Ze Mar- du directeur du casino). Pour Barbet Schroeder, ce personnage
tinho, Carlos Cesar, Waldemar de Sousa. Distribution > Les authentique, avec tout ce qu’il charrie (le monde des casinos et
films Galatée. Durée : I h 34 mn. celui des tricheurs) est, au méme titre que Idi Amin ou Koko,
une curiosité de plus. C’est a ce titre qu’elle l’attire en tant que
Le monde du jeu, au cinéma, a sa morale (Guitry), ses lois cinéaste et lui donne envie de faire un film 4 son sujet. Les
du milieu (Bob fe flambeur de Melville). En réalisant Tri- curiosités, en ce qu’elles intriguent et fascinent a la fois, on les
cheurs, Barbet Schroeder n’a pas eu la référence lourde, accu- filme vraiment et on se déplace jusqu’au bout ou bien on se
mulant au cours du film un passif, une dette de jeu (ou de contente de les épingler, histoire de les afficher ou de les ranger
cinéma) relativement 4 Ja mythologie qu’il met en place. Le sur les étagéres imaginaires de son projet de cinéma, Le désir de
décor y est pour beaucoup. La majeure partie de Tricheurs se faire partager sa découverte, sa curiosité (un tricheur profes-
déroule au casino de Madére congu par l’architecte Oscar Nie- sionnel, un vrai : Steve Baes), achoppe sur un point de cinéma.
meyer. Il ressemble 4 un vaisseau du 3° type (on se croirait par On a l’impression, une fois que la caméra s’est placée devant
moments 4 l’aéroport de Roissy) qui ne demande qu’a vous son objet (un tyran, un gorille ou un tricheur), qu’elle n’a plus
propulser dans un monde insoupconné, celui du jeu. Le film en rien a4 faire. Croyance naive ou part de démission réelle, tou-
prend acte et coupe les ponts. Il ne sera pas nostalgique et rétro jours est-il que le cinéaste délégue tout a son objet, lui accor-
mais jouera la carte de son dépaysemient futuriste. Ce décor de dant la confiance de son sujet : a lui le travail, V’obligation de
casino en béton-moquette est la, en partance, mais bien faire son numéro. Si le début du film ne va pas, c’est qu’il se
esseulé. Plus le film avance et plus il hésite (les personnages tar- comporte un peu trop comme ses personnages : nonchalant et
dent 4 nous embarquer) et plus ce casino retrouve ses fonctions paresseux, en vacances, il ne travaille pas. Dans le temps néces-
premiéres : en mal de décoratif, chargé d’égayer un banal saire du passage du documentaire 4 la fiction (du wn tricheur,
dépliant touristique. qui a servi de modéle, aux fricheurs du titre), il n’y a que le scé-
L’ouverture du film est excessivement lente et longue. Sa nario, les maigres rouages du récit, pour accomplir seul tout le
durée et son rythme paraissent d’autant plus injustifiés qu’elle travail de transformation. Montrer, en des flashes trés brefs,
est filmée sans conviction, seulement animée par une nécessité des personnages qui trichent, trouver le truc énorme (fumée de
de convention. Tout fe début du film répond 4 la volonté, trés cigare dans les yeux du croupier), pas crédible une seconde, et
classique, d’instalfer un récit : introduction du décor, présenta- se rattraper en insistant sur le fait que tout ce que le film mon-
tion des personnages en vue d’un aiguillage possible de tre est vrai ne suffit pas. Le spectateur n’a que faire deces
laction. Tous les éléments (la mise du film) sont distinctement accents de sincérité et, au lieu d’avoir 4 demander des comptes
étalés sur le tapis comme autant de natures mortes en attente de au réel, il aimerait mieux voir te film travailler 4 rendre crédible
fiction. Le spectateur est assis autour de Ia table, pour voir et ce qu’il met en scéne, sans faire miroiter son vécu, et le voir
pour jouer, et il attend le clap, le « rien ne va plus, faites vos trouver puis imposer, seul, la logique de sa vérité, aussi invrai-
jeux ! ». Ces précautions narratives fonctionnent en aparté : semblable (tricheuse et mensongére) qu’elle soit.
montrer que le personnage d’Elric (Jacques Dutronc) aime le Soyons juste, le film y arrive, tardivement, et Il’attente n’a
jeu (le vertige de tout perdre), former le tandem des deux tri- pas été vaine. Lorsque le couple atterrit une seconde fois 4
cheurs constitué par Elric et Jorg (Kurt Raab, au jeu caricatu- Madére (nous sommes au milieu du film), Tricheurs décolle
ral, trop appuyé), faire apparaitre puis disparaftre Suzie (Bulle pour de bon et le spectateur entre enfin dans la partie (le film
Ogier) en chiffre magique et fée porte-bonheur. Si tous ces pré- sait désormais le mettre 4 contribution). Dés que les personna-
liminaires, avant d’arriver 4 l’établissement du couple Elric- ges se creusent un peu la téte, dés qu’un ingénieur fabrique une
TRIGHEURS 61
@

Bulle Ogier et Jacques Dutrone dans Tricheurs de Barbet Schroeder.

boule truquée pour la roulette, l’envie et le fait de tricher (celui


de filmer) n’est plus un scoop dérobé aux yeux des spectateurs
au hasard d’un plan mais il devient un événement saisi dans la
chronologie et la durée de son programme, un enjeu fictionnel
que le spectateur a le temps d’appréhender et de ressentir. Idée
géniale que cette boule factice, creuse, avec a Vintérieur une
goutte de mercure qui permet, grace 4 un systéme de télécom-
mande dissimulé dans un paquet de cigarettes, de tricher a
volonté en faisant arréter la boule sur un éventail de numéros
sur lesquels on a misé. Idée géniale parce que, a ce stade du
film, on ne peut plus en déméler les fils; 4 savoir qu’il s’agit
@un truc qui a été expérimenté (par Steve Baes) ou bien d’un
objet fabriqué de toutes piéces pour les besoins du film, de sa
fiction. Trouble supplémentaire, c’est l’opérateur Robby Mul- des Techniques
de ’Image
ler, un homme de cinéma, qui joue dans le film le réle de I’ingé-
nieur chargé de mettre au point cette boule truquée. D’abord
lourd, thématique et explicatif (tricher, c’est jouer), le film se
fait plus léger et aérien dés qu’entre en circulation cette fausse
boule blanche. Par elle, la fiction arrive et, sur son passage,
suspense et peur sont au rendez-vous (peur que les tricheurs ne
et du Son
soient démasqués ou bien que la boule ne les trahisse car elle Sous le patronage de
menace d’éclater 4 tout moment sur la roulette). Quand les per- La Fédération Nationale des Industries Techniques
sonnages la perdent (la boule, au propre comme au figuré), le La Commission Supérieure Technique
décor moderne du casino commence 4 prendre et 4 leur coller 4
la peau. Jacques Dutronc n’a plus 4 composer son personnage 5 JOURNEES
de noctambule, le cigare vissé aux lévres, la méche tombante
sur les yeux, le regard « embourbonné » et le costume négligé, DE DIALOGUE AVEC LE MATERIEL
il Pest. Plus lunaire et extra-terrestre que jamais, il semble étre
né et avoir toujours vécu dans ce décor. De son cété, le jeu de
FILM ET VIDEO
Bulle Ogier, tout de grace et de charme, fort de sa naiveté 6 000 m? d’exposition, 120 exposants sélectionnés,
désarmante et de sa candeur futile, finit par rencontrer la fic- colloques, conférences. Toute l’information sur
tion. Bulle devient le double de cette boule, fragile comme elle, Jes nouveautés techniques, les machines, les équipements,
sur le point, 4 tout moment, de craquer. A mesure que le film
les procédés, les prestataires de service...
avance, elle est progressivement aimantée par le personnage de
Dutronc, par sa passion du jeu, télécommandée puis autocom- PAR des professionnels... POUR des professionnels

5-10 AVRIL 84
mandée par les plans de triche qu’il concocte.
Les derniéres images du film montrent le couple installé dans
son chateau et repris par la fiévre du jeu — dans la logique ins-
tituée par le film, tricher revient a se constituer une banque afin
de pouvoir rejouer tout cet argent pour de vrai, pour le plaisir, r— QUAI—
et Ie perdre. Elric et Suzie se dirigent vers un embarcadére ou
les attend un bateau. Sur l’autre rive, invisible, le casino. Une DAUSTERLITZ
Un lieu de rencontre privilégié au coeur de Paris
fois le pont franchi, les fantomes du jeu vinrent a leur rencon-
tre. Constatation banale, les casinos se trouvent au bord de la 24 QUA! D'AUSTERLITZ 750135 PARIS
mer, d’un lac ou dans une ville d’eau. Leurs images ont sou-
RENSEIGNEMENTS: |
vent l’attrait d’une carte postale et quiconque se laisse fasciner 50 AVENUE MARCEAU 75008 PARIS - TEL. 720.84.44
essuiera les revers de médaille du jeu. Cette stratégie de séduc-
tion (capture et piége, recto-verso) pourrait servir a décrire
62
celle du film vis-a-vis de son spectateur. Avec ce supplément lié science-fiction). Dommage que le spectateur, 4 pied d’égalité
a la singularité de l’architecture d’Oscar Niemeyer (une carte- avec le film sur le ponton du départ, ait un vol de retard sur sa
postale qui tirerait la couverture vers le fantastique et la fiction, Charles Tesson

NOTES SUR D’AUTRES FILMS


ADIEU FOULARDS de Christian Lara (France rapidité ne semble s’étre manifestée que dans |’écri-
1983) avec Greg Germain, France Zobda, Daniel ture du scénario, plus que baclé. La couleur ne ren-
Ceccaldi, Jean-Pierre Darras, Daniel Prévost, vole qu’a ’exotisme le plus convenu, qu’au remake,
Lucréce Saintol. tel quel, de plus d’un spot publicitaire (boisson
gazeuse, parfum, tout ce qu’on voudra). Quant au
Un musicien martiniquais, venu a Paris enregis- rythme, ce n’est pas la laideur insigne d’une répéti-
trer une chanson, rencontre pendant quelques jours tion de danse qui pourra nous convaincre. Si l’on
toutes sortes de difficultés : sa chanteuse n’arrive ajoute que techniquement — image et son — le film
pas, il n’a plus de quoi payer ses musiciens, on lui est trés en-deca du minimum acceptable, on aura
envoie en plus un fils dont il ne connaissait pas compris qu’Adieu Foulards ne présente strictement
Vexistence. Tout cela, bien sfir, finira bien. Avec aucun intérét, Ce ne serait pas vraiment grave si, par
Adieu Foulards, Christian Lara n’avait sans doute ailleurs, ce dernier film de Christian Lara ne venait
pas d’autre ambition que de réaliser une petite confirmer la faiblesse croissante d’un réalisateur en
comédie rapide, haute en couleurs et au rythme lequel, il y a quelques années, on avait placé quel-
enlevé — projet qui pouvait se défendre. Le pari que espoir.
n’est malheureusement pas tenu un seul instant. La ALP.
THE BEST LITTLE WHOREHOUSE IN TEXAS puritain, vedette de show télévisé, cherche a faire
(LA CAGE AUX POULES) de Colin Higgins interdire un bordel texan tenu par Dolly Parton), le
(USA 1982), avec Dolly Parton, Burt Reynolds, kistch le plus écoeurant semble le disputer en mau-
Dom DeLuise, Charles Durning, Jim Nabors, vais gout 4 une vulgarité des plus communes (on
Robert Mandan. imagine le chapelet de blagues graveleuses inhéren-
tes au contexte).
Colin Higgins, ancien scénariste passé a la réali- On avraiment envie de sortir le couplet nostalgique en
sation, avait pu faire un peu illusion avec son pre- voyant I’état actuel de la comédie musicale holly-
mier film, Foul Play (1978), mais dés Nine to Five woodienne, aprés des lustres d’ceuvres pleines
{1980}, il commenga a agacer par la lourdeur de son d’invention. Les films de Minnelli (ou de Charles
trait, son manque de finesse dans sa charge d’un Walters, par exemple, un peu oublié), n’étaient pas
milieu socio-professionnel. Il récidive avec The Best confondants de classicisme, c’étaient m&me des
Little Whorehouse in Texas, de surcroit une comé- « melting-pots » culturels, mats ils portaient l’indé-
die musicale. Ici, on dirait méme que Dolly Parton niable sceau d’une sensibilité d’artiste, notion
a pris les commandes, a notre grand dam. Bien que désormais peu rentable.
quelques scénes avec Burt Reynolds — le shérif au The Best Little Whorehouse n’est qu’une revue de
grand coeur — ne soient pas dénuées d’un brin music-hall de plus, au scénario linéaire et téléphoné
d@humour dans cette farce, vaguement écrite qui n’atteint jamais l’extravagance de la plus
comme un « Tartuffe » moderne (un prédicateur modeste opérette du Chatelet. V.0.
CONCILE D’AMOUR (LIEBESKONZIL) de Schroeter, il ne peut que travailler sur le registre de
Werner Schroeter (RFA 1981) avec Antonio Sali- l’auto-citation, de l’auto-parodie : il fait du Schroe-
nes, Magdalena Montezuma, Kurt Raab, Renzo ter a Ja puissance trois. Il hyperschroetise ses ima-
Rinaldi, Agnés Nobecourt, Roberto Tesconi. ges, réaffirme son gofit, déja plus d’une fois pro-
noncé, pour le chromo, la pose hystérique et ’ima-
Rappelons Vargument de la piéce d’Oscar gerie sulpicienne.
Panizza, écrite 4 la fin du siécle dernier : Dieu et la Par ailleurs, la relative similitude de situation entre
Vierge Marie, irrités par la débauche qui régne en Panizza et lui-méme (Concile d’Amour cotita a son
Italie au temps des Borgia, demandent au Diable de auteur un procés et un an de prison, pour blas-
les aider & trouver une solution. Le Diable convo- phéme, Safomé valut 4 Schroeter d’étre traité
que les grandes figures féminines de la mythologie d’« artiste dégénéré ») engage le cinéaste dans un
{Agrippine, Héléne de Troie), et jette son dévolu discours plutét daté sur l’Art et la liberté de dire.
sur la plus amoureuse et la plus meurtriére: Certes, Schroeter n’est pas dupe : il sait bien que les
Salomé. II lui fait un enfant, une jeune fille 4 la ennuis que lui valurent Salomé sont sans commune
beauté sulfureuse qui sera chargée de répandre sur mesure avec la persécution dont fut victime
terre la syphilis... Concife d’Amour est un film de Panizza. 1] n’empéche qu’il enserre Ja piéce elle-
commande tourné pendant le montage du Jour des méme entre deux moments du procés de Panizza :
Idiots, dont il apparait comme V’extension des on pense évidemment au procés final de Palermo,
moments les plus faibles. Werner Schroeter filme la au regard duquel celui de Concile d'Amour ne peut
piéce de Panizza dans la mise en scéne d’Antonio faire le poids. Il en va ainsi de plus d’une séquence
Salines, qui tient le double rdle du Diable et de du film : si les scénes ot le Diable fait apparaitre,
Panizza lui-méme. Demander 4 Werner Schroeter derriére un épais rideau de flammes, les héroines
de filmer Concile d’amour était une fausse bonne mythologiques, sont assez réussies plastiquement,
idée : ce travail était @ priori trop fait pour Schroe- elles n’en apparaissent pas moins comme de simples
ter pour que le résultat soit convaincant. Se trou- témoins de la veine opératique de Schroeter.
vant en troisiéme position, Schroeter en rajoute sur De tels effets de signature ne sont pas suffisants.
NOTES SUR D'AUTRES FILMS 63
Concile d’Amour prouve que Schroeter n’a rien a mieux oublier ce Concile d’Amour terriblement
gagner a travailler sur un terrain trop proche de hui, redondant, qui ne nous est pas plus indispensable
parce qu’il filme alors dans le circuit fermé de sa qu’il ne sembie l’avoir été 4 son réalisateur, et sou-
propre rhétorique. Werner Schroeter est tout sauf haiter que si Schroeter veut encore travailler la
un cinéaste indifférent. Si l’on veut garder de lui question de la théatralité, il le fasse ailleurs que sur
Vimage du cinéaste talentueux et inspiré du Régne la scéne méme du théatre.
de Naples, de Palermo ou de Weisse Reise, il vaut AP.
CANICULE de Yves Boisset (France 1983) avec ii ne suffit pas d’une souilion nymphomane et d’un
Lee Marvin, Miou Miou, Jean Carmet, Victor flic ivrogne, 4 la recherche de la 7* compagnie, pour
Lanoux. tabler sur ’étude de mceurs et la gauloiserie bla-
Passées les premiéres images (les préparatifs d’un farde.
hold-up filmés avec ce sérieux et ce professionna- Il y a pire encore: la parodie de film policier.
lisme 4 l’américaine trés recherché dans le cinéma Jamais Boisset n’utilise Marvin pour ce qu’il est :
francais), Pattaque de la banque suit et on voit aus- un acteur. Seul lintéresse, a travers lui, le symbole
sitét que la mise en scéne, qui aurait tendance 4 se vivant du cinéma américain d’action. Révons un
confondre avec les forces de police et les moyens peu. L’enfant du film, a la chambre tapissée de
déployés, nous bluffe. Tout cela est gros, lourdin- photos de James Dean, ce pourrait €tre le portrait
gue. Trés vite, le spectateur comprend que l’intrigue en double de Boisset adolescent-cinéphile, fan de
policiére (Lee Marvin et son magot convoité par des Marvin. Le faire tourner dans Canicu/e, ce pourrait
truands de foire) est un pur prétexte. Avec ses blés @tre aussi la concrétisation de ce réve d’enfant.
jaunes, le films annonce la couleur et vire alors ala Déchantons bien vite, L’acteur qui joue cet enfant
farce sociale au vitriol qui ne lésine pas sur les (David Bennent) est insupportable et son jeu n’est
moyens (bas) pour mettre jes rigolards de son cété. pas seul en cause car le film charge son personnage
Quand Lee Marvin se réfugie dans la cour d’une de références et de tout son second degré. Il est
ferme, il ignore encore ce que le film lui prépare et odieux car it a tout du petit malin qui ne cesse de
nie sait pas que, dans l’esprit de Boisset, la Beauce et signifier au spectateur que Lee Marvin est déja un
la bauge se confondent. Canicule oublie le polar et héros du cinéma américain sans méme lui laisser la
tartine alors le spectacle complaisant de la connerie chance de prouver qu’il pourrait Stre aussi le héros
humaine dans son décorum de basse-cour. Les per- de ce film. Trés vite, Lee Marvin s’apercoit que la
sonnages de Jean Carmet (en Goupi Tonkin ver- caméra ne s’intéresse qu’a son costume et son cha-
sion 84) et de Victor Lanoux pourraient étre d’hon- peau, 4 son personnage et a son aura de star. Il n’est
nétes transfuges de Dupont fa joie (voir la tentative pas la pour jouer, on Jui a seulement demandé de
de viol et le meurtre de deux campeuses). Sauf que louer son image de marque. Vouloir ne pas filmer
les personnages de Canicule n’expriment rien. Ils Lee Marvin sous prétexte qu’on sait déja tout de
n’appartiennent plus au monde du cinéma mais 4 son personnage et que |’acteur n’a plus rien 4 nous
celui de la caricature et du dessin animé. A ce apprendre, il faut quand méme oser ! JI est alors
niveau, le probléme n’est plus dans l’outrance du amusant de voir la facon singuliére qu’a Lee Mar-
dessin ou la surcharge du trait mais dans le fait que vin, perdu dans le bourbier de la France profonde et
la caricature n’a pas de véritable objet 4 se mettre dans le marécage de cette production, de jetter des
sous la dent. Chatouiller le tableau grincant de la regards accablants sur Jes personnages qui I’entou-
franchouillardise qui sommeille est un projet a rent et sur le cinéma de Boisset. EH n’a pas tort.
courte vue, moins facile 4 traiter qu’il n’y parait, et CT.
HEARTS AND ARMOUR (LE CHOIX DES kespearienne en moins, Pamour entravé des jeunes
SEIGNEURS) de Giacomo Battiato (Italie-USA, hommes et femmes ennemis, Dernier point non
1983), avec Tanya Roberts, Barbara de Rossi, Ronn abouti dans le film qui consiste en grande partie en
Moss, Rick Edwards, Leigh McCloskey. combats entre chevaliers, qui font figure de mar-
tiens dans la campagne sicilienne avec leurs rutilan-
Le fiim s’inspire au départ du célébre poéme du tes armures assez extravagantes — et réussies car
XVIF siécle d’Ariosto, « Orlando Furioso », foi- elles témoignent d’un effort vers imagerie. Tous
sonnant prolongement italien de « La Chanson de ces longs exercices dangereux de brassage d’air avec
Roland » (Orlando= Roland), dont on a Gagné ces longues tiges de fer blanc, sont contredits finale-
dans Hearts and Armour la folie et les circonvolu- ment par les chevaliers qui affirment n’étre mits que
tions fantastiques, pour suivre une fiction plus par l’amour et ne pas croire a leur mission pre-
linéaire et au romantisme de convention {on a mitre. Cependant le réalisateur ne rend pas vrai-
méme rajouté un happy end un peu plat), mais ment compte de cette conviction par son travail ;
aussi, bien trop stylisée pour convaincre. L’ aspect lorsqu’il s’attarde a traiter une scéne d’amour, il ne
historique est pratiquement éludé. On parle de nous en montre que sa manifestation la plus maté-
Maures (ou Sarrazins) et de Chrétiens, sans que rielle, en mettant l’accent sur la joliesse de l’image
pratiquement rien ne les distingue (a part les degrés — avec une prépondérance de contre-jours, cou-
d’excentricité des costumes) et ne les situe. Seule chers de soleil — habitée par les deux amants enla-
chose qui semble concrétiser une opposition entre cés, sans imaginer de maniére plus crédible de faire
les deux camps, plus proches des Montaigu et exister cette relation.
Capulet que de guerriers fanatiques, tragédie sha- V.0.

CHRISTINE de John Carpenter (U.S.A. 1983) Le premier, c’est le postulat d’une voiture (une
avec Keith Gordon, John Stockwell, Alexandra superbe Plymouth rouge) qui est un @tre vivant,
Paul, Robert Prosky, Harry Dean Stanton. plutét susceptible d’ailleurs (au sortir de la chaine
de montage, elle commence par tuer un ouvrier qui
Il y a, dans le scénario de Christine tiré d’un a sali ses siéges). Le second, c’est celui de l’indes-
roman de Stephen King (évidemment acheté sur tructibilité absolue de cette chose, de son pouvoir
manuscrit) deux postulats fantastiques : l’un nous d@’auto-reconstitution immédiat. Méme si on sait
est donné 4 avaler tout de suite, au générique, que l’indestructibilité est un ressort cher 4 Carpen-
Pautre nous est vraiment confirmé a la fin. Et il ter (Halloween, The Thing), on peut penser que
nest pas sir qu’ils se renforcent l’un l’autre. cette faculté d’auto-régénération fait de la voiture
64
un @tre de dessin animé, peu émouvant 4 ce titre. impression de « structure gonflable » ? Je veux dire
Christine n’est pas en effet un « blob », c’est-4-dire par [a que fe film semble reposer sur une armature
une chose qui avale tout et s’en nourrit, et qui pro- trés sommaire, sur laquelle on a tendu une toile, et
céde par croissance ; c’est un étre fini dans l’espace. que l’on gonfle 4 perdre haleine... La réponse est
Ce qui explique peut-étre en partie pourquoi ce film peut-étre dans le matériau lui-méme des romans de
trés soigné et méme beau, bourré du talent que l’on King : 4 en juger par I’un d’eux, Cujo, on y trouve
connaft 4 Carpenter, plafonne aussi vite au bout de cette méme armature d’un bon sujet de suspense,
vingt minutes, contre les lois bien connues de pro- prét-d-adapter, l’intérieur du livre étant bourré
gression dramatique ininterrompue. A moins que d’un matériau romanesque de détails et de person-
cette forme « plafonnante », qui est un défaut au nages secondaires qui est, lui, prét-a-jeter et prét 4
regard de la dramaturgie traditionnelle des films a &tre remplacé par des effets de cinéma. I] est évident
suspense, ne corresponde 4 une nouvelle facon de que comme Les Oiseaux, ces histoires reposent sur
godter les films (tout tout de suite, et pourquoi Varticulation forcée entre un postulat fantastique 4
pas 7). Varbitraire violent, et une histoire de parent abusif,
Christine est aussi, aprés Carrie, Shining et Cujo, et au ras de ’Cedipe. Mais Stephen King semble vou-
en attendant le Cronenberg, Dead Zone, un loir partir de 14 ot d’autres ont mis toute leur vie 4
« Stephen-King-film » construit sur le méme motif, atriver : ce qu’il produit ressemble 4 un ersatz, et
ici explicité en toutes fettres, du désir de mort des bizarrement, les films tirés de ses romans semblent
parents sur les enfants. D’ou vient que tout ce que me pas pouvoir habiter ces structures creuses de
Jai vu de ces Stephen-King-Films, le Kubrick y quelque chose de consistant.
compris malgré ses qualités, dégage la méme MC.

KRULL de Peter Yates (U.S.A. 1983) avec Ken (synthése entre le maitre tyrannique et le dragon
Marshall, Lysette Anthony, Francesca Annis. traditionnel), Le point B devient clair : X va déli-
vrer Y et liquider Z. En chemin (de A a B), X ren-
Ce produit est particuliérement bien construit, contrera des sécantes, étapes « initiatiques », his-
équilibré... calibré. Sa construction est presque géo- toires dans histoire, correspondant chacune 4 un
métrique : on connait un point A, situation de décor différent : ’épisode dans le repaire de la
départ du film ; on doit de [a atteindre un point B femme-araignée, dans la grotte du magicien, dans
assez évident. II est simple de schématiser le trajet la forét marécageuse, etc. Apparemment cette
d’A en B par une droite, coupée réguli¢rement par structure cousue de fil blanc du film équivaut au
des sécantes. Mais concrétisons. On pose préalable- découpage des séries TV américaines : a chaque
ment un sujet hybride qui emprunte autant a la saga intersection de l’histoire, dés qu’on a évacué un
de Star Wars qu’aux films de chevalerie nouvelle tableau, intervient une suite de publicités. On passe
formule « sword and sorcery ». Le point A de Vhis- alors au tableau suivant.
toire est limpide : une horde d’ennemis (ici extrater- Krull nest qu’un produit ciblé comme un feuilleton
Testres moyenndgeux) envahit le chateau de X alors télévisé, gonflé par le dolby et les moyens finan-
qu’il va épouser Y. Tous les occuparits sont occis ciers, qui ne peut mathématiquement pas échouer...
sauf X et Y. L’héroine Y se voit alors enlevée par les Et le cinéma dans tout ca ?
méchants et livrée 4 Z, une sorte de Jabba the Hut V.0.
LE LEZARD NOIR (KUROTOKAGE) de Kinji auteur de l’adaptation théatrale du roman de base
Fukasaku (Japon 1968) avec Akihiro Maruyama, et figurant, tous muscles bandés, l’une des statues
Isao Kimura, Junya Usami, Kikko Matsuoka, Tos- du musée ? Toujours est-il que l’écrivain fournit au
hiko Kobayashi, Yukio Mishima, Tetsuro Tamba. film une image de marque 4 laquelle il doit sans
doute aujourd’hui sa sortie, mais qui semble bien
On doit Le Lézard noir a Kinji Fukasaku, spécia- usurpée.
liste du « Yakusa » forgnant visiblement ici vers le Enlévements et crimes, trésors et déguisements, fui-
thriller US. Grace 4 quoi on a un produit plutét tes et coups de thédtre : on est en terrain connu,
batard, presque plus américain que japonais et celui d’une BD type « Tintin au pays des Nip-
dépourvu de toute espéce d’originalité. Si vous avez pons », et plus encore du sérial avec sa prolifération
manqué le début : la jeune fille d’un richissime linéaire d’événements et de rebondissements
bijoutier est enlevée pour &tre échangée contre un s’enchainant sans relache selon la seule logique de
énorme diamant par une criminelle de haute volée la surprise (et non du suspense). Mais le film ne
signant ses exploits d’un lézard noir et la destinant 4 joue pas le jeu du genre. Si le sérial fonctionne sur
un étrange musée de statues humaines. Mais la un débit, une vitesse, une urgence parfois presque
voleuse se heurte 4 un détective, et bientét ils tom- bAclée faisant rejaillir l’invention et qui peut attein-
bent amoureux... Le trouble (et le seul intérét du dre les régions de l’onirisme, il n’y a ici que l’acadé-
film) vient de ce que Ia dangereuse héroine est incar- misme d’une efficacité tranchante importée d’Amé-
née — prodigieusement, il faut le dire — par un tra- tique, alignant, sans guére de vitalité, péripéties,
vesti, le plus célébre du Japon parait-il, qui donne effets et « kitscheries » méme pas délirantes (ouver-
au personnage une séduction doublement trom- tement référées a ’imagerie de Beardsley dans un
peuse et ambigué, entre parade et mascarade. décor de cabaret), jusqu’a friser — car fort peu
Qu’on pratique un luxe du crime et une vertu de enfantin — une parodie qu’il faut craindre involon-
samourai par opposition aux vices d’un moder- taire tant son rapport aux codes est peu ludique.
nisme corrompu, faut-il y voir la trace de Mishima, Ma. C.

MEGAVIXENS (UP !) de Russ Meyer (1976) avec bien trousser des saynétes cocasses a base de sexe et
Raven de La Croix, « Kitten » Natividad, Janet de violence, jouant sur un montage trés serré et
Wood, Mary Gavin, Elaine Collins. rapide et parfois des plans biscornus a rendre jaloux
un Ruiz. Mais quand il s’agit de conceptualiser un
Les qualités et les lacunes de Russ Meyer se con- minimum, en dehors de la parodie 4 tout crin, ca ne
firment dans cette ceuvrette de 1976, postérieure a tient pas vraiment Ia distance. Dans Megavixens
Supervixens (1975) qui créa l’événement en France (Up 2), le sur-découpage, le rythme syncopé et les
autour du roi du « nudie » voila & peu prés un an. outrances de tous ordres pallient l’absence de véri-
Celui-ci a le talent d’un bricoleur habile qui sait trés table scénario, dont une trame trés lache resurgit
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incongriment de temps a autre. Ici, Adolf Schwartz ou crimes sanguinolents, menés tambour battant.
— avec moustache idoine naturellement ; l’obses- Dans ce fourre-tout expéditif ot le sexe est
sion du nazisme est une constante chez Meyer —, « sublimé » par la frénésie et la dérision, Meyer ne
grotesque chatelain sado-maso au personnel fort néglige pas d’introduire sans complexe d’innombra-
dévoué, est mystérieusement assassiné, dévoré par bles citations. Par exemple, Nietzsche est nommé,
un piranha laché dans sa baignoire. S’ensuivent pour opposer 4 son concept du surhomme, celui de
plusieurs scénes annexes, reliées les unes aux autres la « superwoman », pris au pied de la lettre. Dans
par un « choeur antique » incarné par une pneuma- le méme registre, Wagner est amplement pillé,
tique Russ Meyer Girl, 4 qui incombe Ia tache fasti- cavalcade des Walkiire en téte. Pour le cinéma, il se
dieuse, outre celle de tenir le réle de la caution référe aux grands : le tatouage stratégique d’une
« intellectuelle », de nous résumer réguliérement, rose devient le Rosebud de Citizen Kane ; et évi-
comme a la télé, fous les épisodes précédents, illus- demmeni on a droit 4 la scéne de la douche de
trés par des extraits. Psycho (y’en a marre, méme Boisset limite) ; une
Tout le film est un joyeux pandemonium ot les scé- tronconneuse est empruntée 4 Tobe Hooper, und so
nes d’acte sexuel, mimées in site — contrairement weiter...
au in vitro des pornos — avec autant d’exagération Bilan : Russ Meyer n’est pas 4 négliger, mais man-
que les organes externes distinctifs des partenaires que de rigueur dans sa folie, ou n’est pas assez
sont démesurément encombrants, ne sont que des fou...
paroxysmes passagers entre deux folles poursuites v.0.

MI-FIGUE, MI-RAISIN (NESTO IZMEDU) de blémes de logement, pas vraiment l’enfer non plus :
Srdan Karanovic (Yougoslavie 1983) avec Caris milieu aisé, « tout semble facile et amical ». On
Corfman, Predag Manojlovic, Dragan Nicolic. pourrait trouver dans ce fifty-fifty les qualités d’un
regard pour une fois non manichéen en pareil cas.
La joliesse et l’'atmosphére de Mi-figue, mi-raisin Ce qu’on attend cependant a la place de ce mani-
sont celles — bien surfaites — du sourire au bord chéisme, c’est une dialectique, non une molle indé-
des larmes, de la demi-teinte et de la douce amer- cision qui n’ose risquer aucun point de vue. Or,
tume, dont « l’extréme sensibilité » et la « petite tout le film, tant idéologiquement que pour ce qui
musique » manquent rarement d’attirer estime et est de son ton, de son « esthétique » ou de ses per-
sympathie (ce pourquoi on n’admire pas toujours sonnages pas vraiment sympathiques (Janko} ou
Truffaut pour de bonnes raisons, on en a ici l’exem- pas vraiment antipathiques (Marko), pratique le
ple type), mais qui cantonnent le film dans une « ninisme » (non méme l’ambiguité) et campe dans
émotion convenue, dans le pas vraiment et une indétermination un peu fade, semblable en cela
Vabsence de tout choix done de tout risque, quand a Pun de ses protagonistes auquel l’héroine repro-
la mise en scéne consiste d’abord et 4 chaque instant che de ne jamais se décider. En somme, comble de
4 opérer des prises de parti. Et ce qui est précisé- Vhabileté ou de l’inconscience, c’est sa propre fai-
ment génant ici, c’est que le titre s’applique non blesse que met en scéne Mi-figue mi-raisin, Quant 4
seulement au sujet du film, mais aussi 4 son traite- la morale de l’histoire, prononcée in fine par une
ment et 4 impression qu’on retire de l’ensemble. vieille Yougoslave, et qui est la nécessité du jeu
Le sujet : une jeune Américaine de passage en You- quels que soient les aléas de la vie, puisqu’elle en est
goslavie est partagée entre deux hommes (référence un, elle paraft plaquée : la conduite du récit n’a pas
explicite A Jides et Jim). Cet entre-deux des circons- ja fermeté d’un jeu dont les participants finiraient
tances, des rapports, des sentiments, le film le récu- par étre pris 4 leur propre piége ; le dénouement,
pére et le signifie constamment avec un peu trop qui n’en est pas vraiment un, seulement le début
@insistance pour évidemment renvoyer 4 la situa- dune suite de fausses fins, n’intervient que de
tion géo-politique du pays : « Ni & Ouest, ni a Yextérieur (’initiateur du « jeu » est tué par une
PEst : entre les deux. » Mais il définit aussi la femme jalouse) et n’est jamais qu’une solution scé-
vision qu’il en donne : pas vraiment Vidéal : petites naristique.
piques contre les coupures d’électricité ou les pro- Ma. C.

MONTY PYTHON A HOLLYWOOD (MONTY quée sur pellicule film —, et la voila qui sort sur les
PYTHON LIVE AT THE HOLLYWOOD BOWL) écrans. Notons que le spectacle comprend pourtant
de Terry Hughes et Monty Python (G.B./U.S.A., des petites séquences filmées, dont nous profitons
1983) avec Graham Chapman, John Cleese, Terry donc. Les Monty Python y confirment leur humour
Gilliam, Eric Idle, Terry Jones, Michael Palin. extrémement personnel, fondé, dans certains des
meilleurs moments, sur une implacable utilisation
La seule chose qui fasse relever les Monty Python de la logique des discussions : le sketche du mon-
&@ Hollywood de la critique cinématographique, sieur qui achéte cing minutes de discussion en mon-
c’est que ce spectacle, d’ailleurs trés drdle, soit dif- tre d’ailleurs presque 4 nu le mécanisme. C’est dire
fusé dans les salles. En réalité, il s’agit de la retrans- que je n’adhére pas 4 la réputation d’« humour de
mission télévisée, aussi neutre que possible, d’un potache » que les films des Monty Python ont
spectacle « live » des Monty Python a l’Hollywood auprés de certains cinéphiles.
Bowl, Filmée en vidéo, elle a été kinescopée — repi- MAC.
RETENEZ-MOI OU JE FAIS UN MALHEUR de s’arréte 1a et le « thank you folks » de Jerry a la cri-
Michel Gérard (France 1983) avec Jerry Lewis, tique et au public tombe 4 plat, totalement 4 cété de
Michel Blanc, Charlotte de Turckheim. la plaque ultra-sensible du cinéma comique, a croire
méme qu’il repose sur un malentendu ou un quipro-
Lorsque Jerry Lewis réalise et joue dans Sidr- quo.
gasbord puis apparait dans La Valse des pantins, on Que Je scénario de Retenez-moi soit d’une rare indi-
comprend ce qui se passe. Lorsqu’on regarde gence, c’est un handicap sérieux mais, en matiére de
Retenez-moi ou je fais un matheur, on se demance comique, il n’est pas insurmontable. Il y a une
ce qui s’est passé. Que Jerry Lewis aime la France, chose qui pardonne moins : les acteurs et leur con-
c’est un fait et cette derniére, comme on sait, a-eu dition physique. Dans un film comique, les acteurs
une part non négligeable dans la reconnaissance de ne regardent généralement pas 4 la dépense et, tét
son art de la mise en scéne. Le projet du film ou tard, cela finit par transparaftre (ou transpirer)
66 NOTES SUR D’AUTRES FILMS
sur l’écran. Laura Betti campe de maniére détachée au bon moment, sur le bon cadrage) sans méme exi-
une prima donna plus Mae West que jamais, tandis ger du film qu’il daigne enchainer les quelques gags
que Michel Blanc se contente d’arborer, sans con- sur le rythme des plans. Jouer pour Vamour de la
viction, sa panoplie d’usage (jeans, tennis, tee- France (Retenez-moi est tout sauf un film d’exil,
shirt). Quant 4 Jerry Lewis, il offre quelques grima- méme provisoire) ou bien filmer sa haine de I’ Amé-
ces qui ne sont que l’ombre liftée de ce qu’on lui rigue (Smérgasbord), ce west pas tout a fait la
connait. Lorsqu’il amorce réellement quelque méme chose. Visiblement, dans le film de Michel
chose, le plan est systématiquement coupé (ce sont Gérard, le coeur n’y est pas ou alors il n’a rien laissé
jes chutes, montées a Ia fin du film sur le générique, passer. Ce ne sera sans doute pas le cas avec le show
qui constituent le meilleur moment du film). Il faut que Jerry Lewis prépare pour le mois d’avril 4
une bonne dose d’ignorance pour rater 4 ce point VP Olympia.
Jerry Lewis (la caméra n’est jamais au bon endroit, C.T,
RONDE DE NUIT de Jean-Claude Missiaen la police des squatters installés dans un emplace-
(France, 1983), avec Gérard Lanvin, Eddy Mitchell, ment convoité. Missiaen ne dépasse jamais son
Francoise Arnoul, Raymond Pellegrin, Lisette folklorique « cinoche » et ne parvient pas A trans-
Malidor, Gérard Desarthe, Amélie Prévost, Lucas cender Je dérisoire, en particulier quand il s’attaque
Belvaux. 4 un phénoméne social réel comme les squatters ;
ceux-ci sont présentés de la méme maniére que les
« Tu nous gonfles avec ton cinoche », déclare a existentialistes de St-Germain-des-Prés dans les
un moment du film l’un des personnages — Gérard films américains des années cinquante, en bohémes
Lanvin, inspecteur de la B.T., si je ne m’abuse — a proprets et sympas, guitare sous le bras, qui sem-
Eddy Mitchell (autre inspecteur), qui exploite dans blent sortir d’un cours de théatre (le béret et le mail-
Ronde de nuit sa mythologie « starmaniaque » lot 4 rayures en moins).
dans la lignée macmahonienne, sillon qu’il a tracé a Loin de nous de mettre en question une certaine
ja télé avec sa « Derniére Séance ». On pourrait passion pour un cinéma précis et codé, mais il ne
également appliquer cette réflexion abrupte 4 la suffit pas de la proclamer en clair (voir le person-
démarche générale de Missiaen dans son deuxiéme nage d’Eddy Mitchell avec son ballot de citations),
film, oi dans le fond, i] tourne en dérision — invo- de maniére brute, encore faut-il la traduire en ter-
lontairement sans doute — !a partie émergée de mes cinématographiques nouveaux, pas unique-
Viceberg hollywoodien du passé, qui semble aussi ment en mots et en accessoires (Coppola prouve que
plaquée sur le film que les photos de James Stewart c’est possible dans Rumble Fish). Ici les personna-
ou de John Wayne sur les murs de l’appartement de ges n’existent que par leurs tics. Ce ne sont certes
Léo Gorce/Eddy Mitchell. pas les ingrédients de Ronde de nuit, constitués par
On est ici en pleine parodie, entre Peur sur la ville des combines entre truands et politiciens, une exé-
de Verneuil et La Crime de Labro. S’il s’agissait cutrice exotique (Lisette Malidor), et surtout une
dune obscure série Z, on serait sans doute plus référence fort mal illustrée 4 une affaire politique
indulgent, mais ici on a voulu faire de Ja série B du type « fausses factures » et & des médias (et
avec des moyens de série A... Comme dans La journalistes) complétement fantaisistes (« Flash
Crime, ona droit 4 une « redoutable » trame politi- Radio » 1), qui étayeront la prolifération actuelle
que exposée avec un grand ridicule : de faux provo- de ce cinéma policier francais, genre timoré car
cateurs d’extréme-droite employés par des truands, visant le plus large public, qui n’arrive méme pas 4
eux-mémes 4 la solde de politiciens et promoteurs plagier les moins passionnantes séries TV made in
immobiliers véreux, font indirectement évacuer par USA. V.0.
UN TRAIN S’EST ARRETE (OSTANOVILSA front, occultant sa culpabilité et finissant par élever
POYEZED), de Vadim Abdrachitov (U-R.S.S. un monument 4 sa mémoire, rituel qui manifeste
1982) avec Oleg Borissov, Anatoli Solonitsyne. pour le pouvoir le prix de chacun dans le grand tout
dont il est un maillon, mais qui symbolise pour le
Un train s’est arrété fait partie de ces films- film Je mensonge de l’officialisation. L’accusation
Dossiers de Vécran, films a « sujet » (ici le pro- est cependant plus ambigué et en tout cas moins
bléme de la mise 4 jour et de l’officialisation en tadicale (le fait méme que le film ait pu exister offi-
URSS d’une vérité défavorable 4 une institution ciellement suffirait 4 Pattester), qu’il n’y parait.
d'état), simple prétexte a discussion, se contentant L’intégrité du juge est placée au-dessus d’une mélée
Wafficher un théme, sans méme le mettre en ceuvre qui met le peuple (méme si une prise de conscience
et en scéne avec rigueur. Film qui, parce qu’il prend semble finalement s’ébaucher en son sein) comme le
parti sur le plan des idées, croit pouvoir s’en passer pouvoir et l’administration dans le méme panier. Le
sur celui du cinéma. Ainsi les personnages, s’ils point de vue par rapport auquel opére la condam-
échappent aux excés du typage, restent 4 l’inverse nation est donc extérieur 4 toutes les parties et n’est
insuffisamment dessinés, d’une insipidité a laquelle évidemment pas celui du peuple contre le pouvoir et
la mollesse de la direction d’acteurs n’arrange rien. ses fondements. Ce qui est mis en cause, ce ne sont
S’y ajoutent une laideur constante et une médiocrité pas les structures ou Ia loi, ni leur légitimité, mais
que le film subit au lieu de la travailler pour ce leur non-application et leur mauvais fonctionne-
qu’elle est en définitive : son propre objet. ment par la faute de certains, boucs-émissaires qui
Si pourtant il attire attention, c'est parce qu'il permettent d’exorciser et de résorber la critique. On
nous vient d’URSS et que cette enquéte sur un acci- peut alors se demander jusqu’a quel point, sinon
dent ferroviaire, loin de glorifier Vinstitution, dans son projet, du moins dans son utilisation (son
révéle ses déficiences. A travers la confrontation du exportation}, le film ne participe pas, toutes pro-
juge instruction et d’un journaliste, est mise en portions gardées, de ce genre paradoxal abondam-
cause la collusion de l’administration, du pouvoir, ment illustré par le cinéma américain et qui consiste
de la presse et méme du peuple pour s’opposer au en la dénonciation par une société non de son
dévoilement de la vérité. Il s’agit pour Venquéte « bien-fondé », mais de certaines de ses tares pour
d’établir des responsabilités, de fournir un coupa- fortifier sa bonne conscience ou — comme ici — Ces notes ont été rédigées par
ble aux yeux de la loi. Ce coupable, c’est le conduc- son image de marque. Un train s’est arrété n’a donc Marc Chevrie, Michel Chion,
teur du train (qui, par le sacrifice de sa vie, a pour- méme pas l’intérét de la subversion. Charles Tesson, Vincent Ostria
tant évité le pire), devant lequel tout le monde fait Ma. C. et Alain Philippon.
EDITIONS DE L’ETOILE

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MICHEL CRESSOLE. QU'EST-CE QUILS ONT DE PLUS QUE NOUS ?
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Xavier Lambours a pris lo plupart de ces étonnants portraits l'occasion de oe cy <-
grands rituels ot te ciné-monde se donne en représentation : Festival de Deauville ¥ os ev .
{septembre 1982}, Cannes (mai 1983) et Venise (septembre 1983}. Michel Cressole a ¥ a
vécu un mois avec ces portraits de cinéma accrochés aux murs de sa chambre, avec o vo
cette interrogation : mais qu‘ont-ils donc de plus que nous? oe
Portraits de Ingmar Bergman, Federico Fellini, Jean-Luc Godard, Charlion Heston, woo,
Robert de Niro, Jeanne Moreau, Hanna Schygulia, Dominique Sanda, Jean-Louis coe ss
Trintignant, Orson Welles... €
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CAHIERS
DU
CINEMA 356
N° 356 © FEVRIER 1984
« FENETRE SUR COUR » D‘ALFRED HITCHCOCK. Le quatriéme cété, par Miche! Chion p. 5
« EUROPE 51 » DE ROBERTO ROSSELLINI. Celle par qui le scandale arrive, par Alain Bergala p. 9
«ELA NAVE VA » DE FEDERICO FELLINI. Le rhinocéros et la voix, par Pascal Bonitzer p. 14
TABLE RONDE SUR LA CRITIQUE. Le point critique : table ronde avec Olivier Assayas, Alain Bergala, Serge Daney
et Serge Toubiana p. 19
LE PALMARES 1983 DES LECTEURS DES CAHIERS p. 28
LE CINEMA FRANCAIS A L’HEURE DES NOUVEAUX MEDIAS. Le « scénario frangais », par Serge Toubiana. Le
projet Canal Plus: Entretien avec René Bonnell, par Serge Le Péron et Serge Toubiana p. 29
LETTRE DE HOLLYWOOD. Nucléaire : Danger immeédiat, par Bill Krohn p. 36
AVANT-PREMIERE TECHNIQUE : LE SHOWSCAN. La pensée sauvage, par Bill Krohn. La civilisation a l’are post-
Lumiére, entretien avec Douglas Trumbull, par Bill Krohn et Harley Lond p. 42
LA QUATRIEME DIMENSION. Voulez-vous jouer 4 Twilight Zone avec moi ?, par Olivier Assayas p. 51
CRITIQUES. Une Butterfly d’aprés-guerre (Nuages flottants), par Alain Philippon. Alice au pays de Peter Pan (La
Ville des pirates), par Yann Lardeau. Silence elle tourne | (Tricheurs), par Charles Tesson. p. 57
NOTES SUR D’AUTRES FILMS. Concile d’amour, Adieu foulards, Canicule, La Cage aux poules, Le Choix des
Seigneurs, Christine, Krull, Le Lézard noir, Mégavixens, Mi-Figue, mi-raisin, Les Monty Python a Hollywood,
Retenez-moi ou je fais un malheur, Ronde de nuit, Un train s'est arrété. p. 62

LE JOURNAL DES CAHIERS N°40


page |. Lettre de Rome « Le mauvais ceil », par Serge Toubiana. page X. Braves, bréves, bréves, par Vincent Ostria. Télé privée sur
page li. 6° Festival des trois continents. Sous les néons de Mexico, par FR3 ?, par Vincent Ostria.
Charles Tesson. page X!. Courriers de Londres par Fabrice Revault d’Allones et Domini-
page IV. Lettre de Tokyo. Bilan de la production cinématographique : que Joyeux. .
Les paravents du cinéma japonais, par Bertrand Raison. How can | love a man (when | know he don’t want me) d’Anne-Marie
page V. 6° Festival vidéo a Tokyo: Vidéo des familles, par Bertrand Miéville, par Alain Bergala.
Raison. page XII. Photo. Un art de la discrétion, par Alain Bergala et Daniéle
page VI. Cinéma, prénom musique, note d’un montreur de films incer- Boone.
tain(s), par Dominique Paini. page XIV. Vidéo. Bill Viola: la vidéo selon Saint Jean, par Raymond
page Vii. Portrait d’une actrice : Anne Alvaro, une voix venue d’ailleurs, Bellour. Nam June Paik : Le droit au direct, par Jean-Paul Fargier.
par Alain Philippon. page XV. Les livres et dition. Eric von Stroheim, ’homme que vous
page VIll. Festival de Valence: Cinéma et libertinage. Parties de’. auriez aimé hair, par Vincent Ostria.
chasse, par Alain Philippon. », page XVI. Informations.

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