LE NOUVEAU FESTIVAL EVARISTE RICHER

ANISH KAPOOR PAR JULIA KRISTEVA

CAROL RAMA CHIEH-JEN CHEN
BROODTHAERS LÜPERTZ IMMENDORFF
L’ART APRÈS FUKUSHIMA
CATHERINE MILLOT FLORENCE DELAY
ÉCRIRE DIEU, ÉCRIRE MARX, ÉCRIRE PÉDÉ
JUIN 2015 BILINGUAL ENGLISH / FRENCH

DOM 8,80 € - PORT. CONT. 8,80 €

CAN 12,99 $CA - USA 13,50 $US

CH 15 FS - MAROC 80 MAD
BEL, ESP, ITA 8,50 €
 03

JUIN 2015

Mensuel bilingue paraissant le 25 de chaque mois 05 Éditorial Malades mentaux ou dangereux idéologues ?
Is published monthly
Newspeak, old and new dangers. Jacques Henric
8, rue François-Villon. 75015 Paris
Tél 33 (0)1 53 68 65 65 | Fax 33 (0)1 53 68 65 85 08 Anish Kapoor shooting into Versailles Julia Kristeva
www.artpress.com
12 Je suis Annemarie Schwarzenbach Pierre Eugène
* e-mail : initiale du prénom.nom@artpress.fr

Comité de direction : Catherine Francblin, Guy Georges 14 EXPOSITIONS / REVIEWS

Daniel Gervis, Jacques Henric, Jean-Pierre de Kerraoul*
Catherine Millet, Myriam Salomon
14 Anicka Yi 16 Slip of the Tongue 18 Jörg Immendorff 20 Dedans-dehors
SARL artpress - siège social 1, rue Robert Bichet 21 Jorge Macchi 22 Guillaume Pinard ; Ellie Ga 24 Emily Mast ; Maxime Thoreau
59440 Avesnes-sur-Helpe 26 Rodney Graham / Jonathan Monk 27 Le Bord des mondes 28 Marcel Broodthaers
Gérant-directeur de la publication : J-P. de Kerraoul
Directrice de la rédaction : Catherine Millet*
29 Markus Lüpertz 30 Jürg Kreienbühl, Gilles Aillaud 31 Wolfgang Tillmans
Rédactrice en chef : Anaël Pigeat* 32 John Baldessari ; Gloria Friedmann
Conseiller : Myriam Salomon*
Chef d’édition : Étienne Hatt* 34 Evariste Richer le métronome et la cristallisation
Secrétaire de rédaction : Christine Delaite* Evariste Richer, Metronome and Crystallization. Interview par Anaël Pigeat
Assistante de direction, partenariat et site Internet :
Virginie Delmeire*
Publicité / Advertising : sylvie@artpress.fr 42 Le Nouveau Festival beauté du jeu
Agenda : Christel Brunet* The Nouveau Festival: All Play. Interview de Michel Gauthier par Éric Loret
Boutique en ligne : Laura Chambroy
Diffusion : Carine Valognes* 45 Carol Rama tirer la langue
Système graphique : Roger Tallon († 2011),
Magdalena Recordon Carol Rama: Tongue, and Cheek. Lucia Schreyer
English editor : Charles Penwarden
Translators : C. Penwarden, L.S. Torgoff 50 Chieh-Jen Chen la narrativité en suspens
Chieh-Jen Chen Suspended Narrative. Claire Margat
Collaborations : C. Béret (architecture)
R. Durand, D. Baqué (photographie)
J. Henric, Ph. Forest, L. Perez (littérature) INTRODUCING
C. Kihm, R. Leydier (art et littérature)
F. Poirié (philosophie) G. Banu (théâtre) 55 Jennifer Caubet Marie Chênel
J. Caux, L. Goumarre, S. Malfettes (danse)
E. Burdeau, D. Païni, D. Zabunyan (cinéma) 58 Julien Audebert Pedro Morais
A. Bureaud (nouvelles technologies)
Correspondances : Bordeaux : D. Arnaudet
Rennes : J.-M. Huitorel Bruxelles : B. Marcelis
61 DOSSIER : LA CATASTROPHE
Allemagne : T. de Ruyter Russie : N. Audureau
New York : R. Storr, E. Heartney
62 Visualiser l’impossible l’art de Fukushima
Visualizing the Impossible, Art after Fukushima. Michaël Ferrier
Abonnements / Suscriptions orders :
Tél 03 27 61 30 82 (Alice Langella) 67 La fêlure des images Cracked Images. Clélia Zernik
serviceabonnements@artpress.fr
France 95 € / DOM 114 € / TOM 140,50 € 72 Fukushima, la vie après Fukushima, Disorientation. Stéphane Thibierge
Europe 118 € /
USA, Canada, Amérique du Sud 120 €
Asie, Océanie, 125 € 76 Écrire pour l’opéra interview de Daniel Tosi et Jean-Philippe Guinle par J. Henric
Afrique, Proche et Moyen-Orient 128 €

Club des abonnés art press, page 93 79 LIVRES

Encart promotionnel d’abonnement entre p. 82-83
Subscription insert between p. 82 and 83 80 Catherine Millot la logique et l’amour
82 Florence Delay comme au théâtre
Photogravure : Imprimerie de l’Avesnois
Impression : Imprimerie de Champagne, Langres
83 Éric Marty un autre regard
Imprimé en France. Printed in France 84 Pentecôte littéraire l’écriture et la foi
Distribution par Presstalis / Tél 01 49 28 70 00 86 Déplacer Karl Marx de l’économie à la philosophie
Dépôt légal du 2e trimestre 2015
CPPAP 0419 K 84708 - ISSN 0245-5676
87 Désaccord factuel la non-fiction au crible
RCS Avesnes 318 025 715 88 S’écrire « pédé » les écrivains arabes et le tabou
92 Le feuilleton de Jacques Henric Alain Bonijol, Ángel Peralta
Couverture : Evariste Richer. « Avalanche ». 2012
94 La chronique dessinée de Clo’e Floirat
60 000 dés / dices. (© Philippe De Gobert)
95 Agenda

Plus de comptes rendus d’expositions, des bonus et des textes inédits sur
© ADAGP, Paris 2015, pour les œuvres de ses membres

ÉDITO
Malades mentaux
ou dangereux idéologues ?
Newspeak, old and new dangers
Les écrivains ont du souci à se faire. Les anciens comme les actuels.
Si, à Dieu ne plaise, venait à être votée la réforme des collèges vou-
lue par Mme Najat Vallaud-Belkacem, réforme concoctée par les res-
ponsables des nouveaux programmes d’histoire et de soi-disant
pédagogues occupés, en vérité, aux basses-œuvres d’une démolition
de la langue française, il est à prévoir que dans peu de temps, la lit-
térature, passée et présente, deviendrait rigoureusement illisible.
Imaginons un Montherlant qui, aujourd’hui, écrirait sur le sport. Pour
être entendu, selon les allumés Diafoirus d’aujourd’hui, il ne pourrait
plus écrire qu’il assiste à un match de football ou de tennis, il devrait
écrire qu’il assiste à « la recherche du gain d’un duel médié par une
balle ou un volant ». Et s’il s’agissait d’un match de boxe, il n’écrirait
plus vulgairement que les deux adversaires sont prêts à se battre
pour gagner, il aurait à tortiller de la plume pour annoncer qu’ils se
préparent à « vaincre un adversaire en lui imposant une domination
symbolique et codifiée ». Passant à une compétition de natation entre
élèves, ledit Montherlant, devrait veiller à ne surtout pas dire qu’ils
vont nager dans une piscine proche de leur collège, mais qu’ils
« devront se déplacer de façon autonome dans un milieu aquatique
profond standardisé ». Quant à la baballe avec laquelle joue le chien
d’un gamin de la Creuse, ou le ballon avec lequel dribble le fils d’un
épicier de Saint-Denis, qu’il ne les nomme surtout pas balle ou ballon,
mais « objets bondissants ». Les Précieuses de Molière lisant la
novlangue des fonctionnaires du CSP (Conseil supérieur des pro-
grammes) n’en croiraient pas leurs yeux. Certes, elles métaphori-
saient et périphrasaient beaucoup, mais non sans raffinement. Pour
« être vues », elles disaient « en commodité d’être visibles » (comme
nos politiques pour faire intellos, croient-ils, ne disent plus « capables
de », mais en « capacité de ») ; les sièges sur lesquels elles posaient
leur délicat postérieur étaient joliment nommés « les commodités de
la conversation ». Hélas, nos responsables des programmes scolaires
ne sont pas que d’inoffensifs Trissotins. Ce sont de dangereux idéo-
logues ayant la responsabilité de former les futurs citoyens de la
nation ; ce sont des démagogues, convaincus que pour s’adresser
aux « basses classes » de la société, pour être entendus notamment
par les parents des élèves issus des quartiers dits défavorisés, on
doit parler le grotesque charabia qu’ils tambouillent dans les cuisines
de leur ministère.
Ces contorsions rhétoriques, bénies par les politiques au pouvoir, par
la Ministre elle-même, très protégée par son Premier ministre, pour-
raient apparaître dans un premier temps comme les signes d’un léger
dérangement mental dont seraient victimes leurs auteurs.
L’inquiétant, c’est que ces simagrées langagières vont de pair avec
une réforme générale des programmes dont la presse, de droite
comme de gauche, s’est émue (cf. notamment l’intervention de
Pascal Bruckner dans Figaro du 25 avril, l’édito de Laurent Joffrin
dans Libération du 23 avril). Ainsi, pour parler la novlangue, foin du
grec, du latin et de l’allemand ! Quant à l’enseignement de l’histoire,
l’affaire est plus sérieuse : recommander la connaissance de l’islam,
c’est bien, le faire aux dépens de celle des Lumières et de la chré-
tienté médiévale, c’est pour le moins crétin, vu les temps troublés qui
s’annoncent.
Au fait, quel était le titre du dernier livre de Michel Houellebecq ?
Jacques Henric
05
——
Writers should be worried. Both the dead and the living. If—God
forbid—the educational reform desired by minister Najat Vallaud-
Belkacem and concocted by those officially in charge of the new
history programs (and unofficially, gravediggers of the French
language) is passed by the legislature, there is a real chance that
literature both past and present will become illegible. Imagine
Montherlant trying to write about sport in keeping with the guide-
lines laid down by today’s “pedagogues”: rather than saying he
watched a tennis or badminton match, he would have to talk about
observing “an attempt to win a duel mediated by a ball or shut-
tlecock.” And if the sport was boxing, he wouldn’t be able to talk
about the adversaries fighting to win, but would need to say that
they sought to “vanquish an adversary by imposing a symbolic, codi-
fied domination.” And if school students were taking part in a
swimming competition, rather than say they were going to a pool
close by their school, he would say that they were “moving auto-
nomously in a standardized deep aquatic milieu.” And as for a dog
in the country playing with a round piece of rubber, or a city kid
playing soccer in the street, for heavens’ sake don’t call the thing
a ball: “bouncing object,” if you please. Reading this newspeak
concocted by the Conseil Supérieur des Programmes, the Précieuses
satirized by Molière would be in for a shock. True, they indulged
heavily in metaphor and periphrasis: instead of “being seen” they
said “in commodity of being visible” (just as our politicians, trying
to be intellectual, say “in capacity to” instead of “capable of”), and
the seats on which they placed their delicate posteriors were pret-
tily named “the commodities of conversation.” Sadly, the people
in charge of our schools programs are not so harmless. They are
dangerous ideologues responsible for training future French citi-
zens. They are demagogues who believe that, in order to speak to
the “lower classes” of society, and to be heard in particular by
parents in so-called disadvantaged neighborhoods, they need to
speak to them in the grotesque gobbledygook cooked up in their
ministry.
These rhetorical contortions, sanctioned by the politicians in power,
and by the minister herself, who enjoys the protection of her prime
minister, might on first impression come across as the signs of a
slight mental derangement afflicting their authors. The worrying
thing is that this grotesque language goes hand in hand with a gene-
ral reform of the teaching cycle that has been attacked from both
sides of the political spectrum, both right (see Pascal Bruckner in
Le Figaro on April 25) and left (Laurent Joffrin’s editorial in Libé-
ration on April 23). These people see no need for Greek, Latin or
German. Stupid enough. But when it comes to history, things get
more serious: to recommend knowledge of Islam is good, but to
do so at the expense of the Enlightenment and medieval Christia-
nity, is cretinous at the very least, given the turbulent times that
surely lie ahead. Now, what was the title of that novel by Michel
Houellebecq that came out recently?
Jacques Henric
Translation, C. Penwarden
 V E AU
N OU

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NEW
08
événement
ANISH KAPOOR
SHOOTING INTO VERSAILLES
Château et jardins de Versailles / 9 juin - 1er novembre 2015
Julia Kristeva
Le Grand Palais l’a accueilli en
2011 dans le cadre de Monu-
menta (1), Versailles le reçoit
cette année pour une installa-
tion de ses œuvres dans les
jardins. Mais en regard des
perspectives d’André Le Nôtre,
des fontaines et des pièces d'eau,
du marbre de la statuaire et des
miroirs de la galerie des Glaces,
Anish Kapoor a conçu une expo-
sition monumentale et cosmique.
Julia Kristeva, qui vient de publier
l’Horloge enchantée – roman dont
de nombreuses pages évoquent
« Ve r s a i l l e s à l ’ a u b e d e s L u -
mières » – l’a rencontré. Elle nous
livre son analyse de cette œuvre
aux confins de l’abjection et de
l’horreur.
Du 9 juin au 1 er novembre (com-
missariat : Alfred Pacquement).
I Dans un obstiné processus de
formation et de déformation, Anish
Kapoor fabrique des « objets incer-
tains », fragments et in-betweens,
cubes troués et miroirs vides, dé-
membrements, distructive happe-
nings. Son intention : « Être enceint »
[When I’m pregnant] de quelque
chose comme l’expansion cos-
mique ; son ambition : « Créer quel-
que chose de totalement effrayant. »
Et faire oublier « la main, suréva-
luée, de l’artiste », puisque « la clé
réside dans l’intention ».
Le monumental Léviathan, exposé
au Grand Palais en 2011, ne m’avait
pas effrayée. Plutôt diluée, avalée,
résorbée dans les membranes trans-
lucides d’un utérus gonflé. Em-
bryon, fœtus, bébé(e) qui tarde à
naître ? Jonas ? Job ? Pinocchio ?
J’avais alors rencontré Anish Kapoor.
Tous les spectres réveillés par ses
installations s’abritent dans cet ar-
tiste qui pense avec les yeux et la
peau. Anish abolit les cadres et dé-
forme les contraintes, Kapoor est
généreux et tout en dedans de lui.
Il évoque mon essai sur l’abjection
dans l’art contemporain, entre autres.
Non sans souligner, fin sourire, qu’il
n’aime pas l’abstrait, le conceptuel,
le narratif, le théâtral…
La rencontre dure encore, elle re-
commence à Versailles.
UNE SCÈNE PRIMITIVE
Ah, Versailles… ce « grand mot
rouillé et doux », qui chatouillait la
jalousie mélancolique de Proust,
cette île enchantée, « vaste et ma-
thématique, réfléchie et canalisée »,
célébrée par Philippe Sollers… À
mes yeux, d’après mes sens, en
s’emparant du site, c’est une scène
primitive qu’Anish Kapoor met en
scène. Un accouplement, « chaste
et hideux » (Lautréamont), accueille
le visiteur-participant. Exubérante
dépense d’énergies, furieuse affinité
de la vie avec la mort, gestation au
cœur même du carnage : l’exposition
heurte, blesse, mais ne brutalise
pas. Effrayante, en un sens, car
Anish Kapoor ne renonce pas aux
pouvoirs de l’horreur. Mais cet
hymen, violemment provocant parce
que désiré, pulse d’aveux intimes ;
il étale des secrets profonds et
aspire à une rencontre sublime.
Versailles, condensé fastueux du
pouvoir et du goût « à la française »,
s’en trouve remué, questionné. Une
invitation à retrouver le fil ratta-
chant notre histoire culturelle et
politique à la modernité la plus

cassante. Pour que la fameuse
« identité » ne soit pas un épou-
vantail au service des fondamen-
talistes, mais demeure « un grand
point d’interrogation », une inlas-
sable mise en question.
ÇA SAIGNE AU JEU DE PAUME
Shooting Into the Corner, installé
dans la salle du Jeu de paume, où
naquit la démocratie française, révèle
l’intention historique de Kapoor :
rendre palpables l’assassinat, la
mise à mort, la diffusion de la mort
dans la vie. Sans jugement poli-
tique ou moral. Révolution, Terreur,
guerres nationales, puis mondiales,
génocides, Shoah, massacres in-
terreligieux, interethniques, la mo-
dernité n’arrête pas de saigner…
Cela mérite d’être rappelé, ça fait
mal… au refoulement. Entre deux
murs blancs, la matière granulée
du sang qui éclabousse un coin
bouillonne comme une hémorragie
qu’aucune politique ne parvient à
stopper. À moins que ce ne soit
une chair vivante qui palpite, un pli
écorché, vulve violée, charogne,
placentas, menstrues, des fleurs…
Aucune femme dans le Serment
du Jeu de paume de Jacques-Louis
David… Il était temps que le fémi-
nin revienne, qu’il éclate.
Les pigments servent à sculpter
les in-betweens . Pour faire « bou-
ger » le public « vers l’intérieur »,
Kapoor compte sur ses mono-
chromes, le rouge, « central » ; avec
le jaune, il vire à la lumière ; le bleu
et le noir. Et leurs nuances gris-
crème, rose-grenat. Les couleurs ré-
vèlent la peau et la rendent irréelle ;
elles peuvent la sculpter pour que
les « objets incertains » s’« en-
gloutissent dans l’être », l’espace se
vide, le regard du regardeur le rem-
plit de son intimité insoutenable…
L’Histoire transite alors par une ex-
périence charnelle qui nous porte
d’abord à la solitude et, pour finir, à
la réconciliation.
UNE SALE INTIMITÉ
À André Le Nôtre (1613-1700), ce
génie qui « ne cherchait qu’à aider la
nature » (selon le duc de Saint-
Simon), Anish Kapoor lance un malin
défi. Un Dirty Corner, ce tapis vert
menant du parterre d’eau au bassin
d’Apollon ? Colonnes brisées, gravats
et ruines, et une corne géante qui
ouvre vers nous sa gueule rapace.
Le sale tuyau aspire-t-il à siphon-
ner la géométrie raisonnée ? Gorge
haletante. Oreille insatiable. Orifice
excité : mâle ou femelle, derrière
ou devant ? Œil d’une caméra, peut-
être, qui s’est trompé de pigment,
rouge au lieu du noir habituel. Une
antenne, en définitive, qui incurve
l’infini des sens et du non-sens vers
nos chairs informes de promeneurs
fatigués. Et nous appelle à une
transcendance physique, du fin fond
de nos sales intimités en ruines.
Mes stations préférées sont les
lentilles géantes, les deux Sky Mir-
rors devant le Parterre d’eau et le
fascinant C-Curve qui bouclent l’in-
fini de la lumière dans la présence
du MAINTENANT. J’aime ce temps
vertical qui ne s’écoule pas et que
seuls les humains possèdent,
constatait Albert Einstein, déçu que
la science l’ignore.
Cette capture de l’expansion cos-
mique en une pièce fabriquée par
l’homme, je l’ai découverte récem-
ment au Cabinet des pendules de
Louis XV, dans une fabuleuse hor-
loge. L’astronome-ingénieur Claude
Siméon Passemant (1702-1769) a
présenté, à l’Académie des sciences
en 1749, cette « pendule astrono-
mique », programmée pour donner
« l’heure universelle » jusqu’en…
9999. J’en ai fait l’héroïne de mon
roman l’Horloge enchantée. Pour
la kabbale, le chiffre 9999 évoque
aussi bien la fondation, l’union du
masculin et du féminin, que la dis-
solution, voire l’apocalypse. Alors
que l’Ancien Régime commençait à
s’écrouler, comme notre monde au-
jourd’hui, l’automate androïde –
mais sans bras ni mains ! – de Pas-
semant repliait l’infini du temps
09
event
cosmique et le redescendait dans le
présent des courtisans cérémo-
nieux à la galerie des Glaces. Une in-
tention similaire préside aux Sky
Mirrors et s’arrondit dans la splen-
dide Curve sans bras ni mains elle
aussi…
UN NÉANT PALPABLE
Au bord du bassin d’Apollon, avant
le Grand Canal, on bute sur Vortex.
Le vertige se fait ici souterrain, car
ce n’est pas qu’un trou tombal. Il im-
pose la dimension de l’invisible, du
vide, de la non-étendue. Question-
nement que partageait la physi-
cienne Émilie du Châtelet
(1710-1749), autre héroïne de mon
roman. Cette icône du féminisme
méditait sur la nature et la propaga-
tion d’une substance qu’elle appelait
« le feu », une « matière étrangère »
car « sans étendue » et d’une « éner-
gie passive ». Nos chercheurs mo-
dernes y déchiffrent la matière noire
et les énergies sombres, notions
auxquelles Anish Kapoor fait écho,
Page de gauche /page left:
Maquette pour Versailles (Dirty Corner).
2014. (All images © Anish Kapoor, 2015).
Model for Versailles
Ci-dessous /below:
« Sky Mirror, Red ». 2007.
Acier inoxydable. 290 x 290 x 146 cm.
Stainless steel
10
événement
avec Laboratory for a New Model of
the Universe. Il se sert de Descen-
sion et de la série des Cubes vides
troués de canaux – qui semblent
scanner nos orifices et nos viscères
– pour nous faire ressentir le creux,
le vide, le néant. Vivre un autre
monde en doublure du monde : au-
delà du sensible, du visible, du re-
présentable.
Les formlessnesse et les distructive
happenings, aujourd’hui exposés,
habitent les délices géométriques
et naturels de Versailles : ils sont ici,
De haut en bas /from top:
« Dismemberment, Site I ». 2009
25 x 84 m. PVC et acier. PVC and steel
The Farm, Kaipara Bay, Nouvelle Zélande
(Ph. Jos Wheeler). PVC and steel
« Stick Men I-X ». Ciment.
(Ph. D. Morgan). Cement
à Versailles, de tout temps et main-
tenant. Kapoor accentue et rac-
courcit à la fois les distances. À
nous de bâtir des passerelles, des
empathies, des liens. Jusqu’à ce
que toute distance s’efface et que
l’effrayant avec le sensuel de-
viennent palpables : une halte poé-
tique. Cette étreinte ne rejette pas
Versailles, elle nous invite à l’ap-
préhender de l’intérieur. I
(1) Cf. artpress n° 378, mai 2011, l’article
de Richard Leydier (ndlr).
(2) Pouvoirs de l’horreur, Seuil, 1980.
Julia Kristeva est écrivain et psychana-
lyste. Derniers livres publiés : Pulsions
du temps (essai, Fayard, 2013) ; l’Horloge
enchantée (roman, Fayard, 2015). Et un
recueil d’entretiens, artpress, coll. Les
grands entretiens, 2015.
His work was last seen in Paris in
2011 at the Grand Palais as part of
the Monumenta series (1). Now
it’s Versailles’ turn to host an
installation of his work in the
gardens. Kappor has responded to
the perspectives of André Le
Nôtre, to his fountains and pièces
d’eau, to the marble statues and
mirrors of the Galerie des Glaces,
with an exuberant, cosmic exhibi-
tion overflowing with energy.
Julia Kristeva, who spoke with
him on this occasion, shares her
analysis of a body of work infused
with abjection and horror (and it
so happens that “Versailles at the
dawn of the Enlighten ment” fea-
tures prominently in her new
novel, L’Horloge enchantée). From
June 9-November 1, curated by
Alfred Pacquement.
——
In a stubborn process of formation
and deformation, Anish Kapoor
makes “uncertain objects,” frag-
ments and in-betweens, cubes
full of holes and empty mirrors,
dismemberments and destructive
happenings. His intention is to
be “pregnant” with something
like cosmic expansion; his ambi-
tion is “to create something totally
terrifying” and “make people for-
get the overvalued hand of the
artist,” because “the key resides
in the intention.”
But his monumental piece
Leviathan, shown at the Grand
Palais in 2011, didn’t scare me at
all. Rather I felt diluted, swallowed,
absorbed into the translucent
membranes of a swollen uterus.
An embryo, fetus, overdue baby?
Jonah? Job? Pinocchio?
That’s when I met Kapoor. All the
specters awakened by his instal-
lations were contained within this
artist who thinks with his eyes
and flesh. Anish abolishes
frameworks and bends
constraints. Kapoor is generous
and totally self-absorbed. He men-
tioned, among others, my essay
on abjection in contemporary art,
emphasizing, with his thin smile,
how much he disliked the abs-
tract, the conceptual, the narrative
and theatrical… Our encounter is
ongoing. At Versailles we picked
up where we left off.
A PRIMAL SCENE
Ah, Versailles… that “great word,
rusty and soft” that provoked
Proust’s jealous melancholy, that
“enchanted island… vast and ma-
thematical, rational and channe-
led” celebrated by Philippe
Sollers… In my eyes, to my way of
understanding it, in taking over
this site Kapoor staged a primal
scene. A “chaste and hideous”
coupling (Lautréamont) greets
the visitor/participant. An exube-
rant expenditure of energy, the
furious affinity of life and death,
gestation at the very heart of car-
nage: this exhibition slams and
wounds us but doesn’t beat us
up. It is terrifying, in a way, be-
cause Kapoor does not renounce
the powers of horror. But this
hymen, violently provocative be-
cause it is desired, pulses with
private avowals; it lays out deep
secrets and aspires to a sublime
encounter. Versailles, that sump-
tuous concentration of power and
taste “à la française,” finds itself
agitated and questioned. We are
invited to untangle the thread
connecting our cultural and poli-
tical history with the modernity at
its most brusque. So that this fa-

De gauche à droite /from left:
Claude-Siméon Passemant. Pendule
astronomique, 1749, château
de Versailles (en couverture du livre
de J. Kristeva). The Passemant astronomic
clock (on the cover of J. Kristeva’s novel)
« C-Curve ». 2007. Acier inoxydable.
2,2 x 7,7 x 3 m. The Chattri,
South Downs, Brighton Festival,
2009. (Ph. C. Morgan).
Stainless steel
mous “identity” may not be a
bogeyman for French fundamen-
talists and remain instead “a big
question mark,” tirelessly inter-
rogated.
BLOOD AT THE JEU DE PAUME
Shooting into the Corner, instal-
led in a room at the Jeu de Paume
(the tennis court) where French
democracy was born, reveals Ka-
poor’s historic intention: to make
p a l p a b l e m u r d e r, e x e c u t i o n ,
death’s seepage throughout life.
Without making any political or
moral judgments. The Revolu-
tion, the Terror, civil wars and
then world wars, the Holocaust,
religious and ethic massacres—
modernity has never stopped
bleeding. That needs to be re-
membered; it causes unease, so
we suppress it. Between two white
walls the grainy liquid spattered
in a corner boils like a hemor-
rhage that no politics could
staunch. Or perhaps it is palpita-
ting, living flesh, a flayed piece of
skin, a violated vulva, decaying
flesh, placentas, menstrual blood
or flowers… There is not a sin-
gle woman in Jacques-Louis Da-
vid’s The Tennis Court Oath. It
was about time that the feminine
enter here, that it exploded.
Paint is used to sculpt the in-bet-
weens. To push visitors “inward,”
Kapoor uses monochromes, espe-
cially red, which is “central,” the
yellow that turns into light, blue
and black. And their shades, a
creamy gray and garnet pink.
These colors show skin and make
it unreal; they can sculpt the flesh
into “uncertain objects” “swallo-
wed up by being.” Space empties;
the eye of the beholder fills it with
an unbearable intimacy. Here
History is a charnel experience that
takes us first to solitude and then,
finally, reconciliation.
A DIRTY INTERIORITY
Kapoor issues a sly challenge to
Le Nôtre (1613-1700), that genius
“whose only aim was to help na-
ture” (as the Duc de Saint-Simon
put it): the Tapis Vert running from
the Parterre d’Eau to the Bassin
d’Apollon, now a Dirty Corner?
Broken columns, rubble and ruins,
and a giant horn opening its
rapacious mouth toward us. Does
this dirty tube aspire to siphon
off the finely reasoned geometry?
The breathless throat. Insatiable
e a r. A n o r i f i c e i n a s t a t e o f
excitement, male or female, front
or behind? The eye of a movie
camera, perhaps, with a mistake
in color, red instead of the usual
black.
Certainly an antenna, bending the
infinite with meaning and mea-
ninglessness, into a curve exten-
ding toward us, the shapeless
flesh of weary walkers. Calling
us to a physical transcendence, at
the very bottom of the ruins of
our dirty interiority.
My favorite stations on this via
dolorosa are the giant lenses, the
two Sky Mirrors in front of the
Parterre d’Eau and the fascina-
ting C-Curve that close off the in-
finity of light in the presence of the
NOW. I love this vertical time that
does not pass and that only
human beings possess, as Albert
Einstein noted, disappointed that
science knew nothing of it.
I recently discovered the first
such capture of the expansion of
the cosmos in a timepiece made
by human beings, a fabulous
clock kept in Louis XV’s Cabinet
des Pendules. In 1749, at the Aca-
demy of Sciences, the astronomer
and engineer Claude Siméon Pas-
semant (1702-1769) presented
his “astronomical clock” pro-
grammed to k eep “universal
time” until the year 9999. In fact,
I made it the heroine of my novel,
L’ H o r l o g e e n c h a n t é e . I n t h e
Kabbala the number 9999 refers
to the coming together of mas-
culine and feminine, and also the
end, the Apocalypse. Just as the
Ancien Régime was beginning to
collapse, like our world today,
Passemant’s android automaton
(a figure with no arms or legs!)
refolded the infinity of cosmic
time and brought it down to the
present of ceremonial courtiers in
the Galerie des Glaces. There is a
similar intention in Sky Mirrors
and the rounding of the splen-
did Curve, which also lacks arms
and legs.
A PALPABLE NOTHINGNESS
Next to the Bassin d’Apollon, be-
fore the Grand Canal, visitors run
into Vortex. Here the vertigo goes
underground, since this is no-
thing but an open, empty grave.
Its dimensions are determined
by the invisible, the void, that
which lacks breadth. A questio-
ning shared by the physicist
Émilie du Châtelet (1710-1749),
another heroine in my novel. This
feminist icon mused over the na-
11
event
ture of a substance she called
“fire,” a “strange material” be-
cause it “lacked breadth” and
was endowed with “passive
energy.” Modern scientists would
understand this as a reference
to dark matter and dark energy,
concepts also referenced by
Kapoor in his Laboratory for a
New Model of the Universe. Des-
cension and the series of empty
cubes pierced by channels—
pieces that seem to scan our ori-
fices and viscera—are meant to
make us feel the hollowness,
emptiness and nothingness. To
make us experience another
world that is the double of our
world, beyond the sensible, vi-
sible and representable.
Kapoor’s formlessnesses and des-
tructive happenings, now on exhi-
bit, easily inhabit Versailles’
geometric and natural delights.
They are here, in Versailles, now
and forever. Kapoor accentuates
and shortens distance simulta-
neously. It’s up to us, now, to
build the bridges, the empathies,
the connections. Until the dis-
tances fade away and the terri-
fying and sensory both become
palpable in a poetic pause. That
embrace does not reject Versailles;
it invites us to apprehend it from
the inside. I
Translation, L-S Torgoff
(1) See the article by Richard Leydier in
artpress 378, May 2011.
(2) Pouvoirs de l’horreur, Seuil, 1980.
Julia Kristeva is a writer and a psy-
choanalyst. Her latest books include
Pulsions du temps (essay, Fayard,
2013), L’Horloge enchantée (novel,
Fayard, 2015) and Julia Kristeva (art-
press, Les grands entretiens, 2015).
12
événement
JE SUIS
ANNEMARIE SCHWARZENBACH
le réel et son double
Sortie le 15 avril 2015
Le film singulier de Véronique
Aubouy consacré à l’écrivain et
voyageuse suisse Annemarie
Schwarzenbach (1908-1942) n’est
que l’une des faces visibles d’un
projet vieux de presque vingt ans.
Il a en effet connu d’autres exten-
sions sous les formes diverses
d’un scénario de long métrage de
fiction (Inconsolable, non tourné
faute de financement), d’une émis-
sion de radio et d’une perfor-
mance au centre culturel suisse en
2008 (une autre est à venir).
I La cinéaste semble avoir l’habi-
tude de tenir la durée, puisque son
projet de Proust lu (qui a filmé et
écouté à ce jour, cent seize heures
durant, plus de mille deux cents
lecteurs d’une page ou deux de À
la recherche du temps perdu) a,
lui, commencé en 1993. Plutôt qu’à
un aboutissement, Je suis Anne-
marie Schwarzenbach, ce film com-
posite, s’apparenterait mieux à un
ensemble de repentirs (au sens pic-
tural) au sein d’un moment prélevé
dans la longue durée du projet : un
passage rempli de traces fantômes.
Le film surprend parce qu’il ne nous
a pas attendu pour commencer. On
doit sans cesse y rattraper notre
retard, capturer au vol des bribes
d’informations, reconstituer les es-
paces, les situations, attribuer les
voix off et les visages aux person-
nages d’une histoire dans laquelle on
entre sans être sûr d’avoir été vrai-
ment convié.
VIVACITÉ JUVÉNILE
La véritable qualité du film, qui ne
nous ménage d’aucune manière,
tient à son ambigüité plus qu’à son
sujet et ses symboles, aux corps de
ses acteurs plus qu’à ses propres
discours. Impossible de distinguer
les zones documentaires des zones
jouées : les deux semblent non
s’annuler mais sans cesse se su-
perposer, jouir de toutes les coïn-
cidences. Paradoxalement, quand la
voix off de la cinéaste (qui reste
toujours hors-champ) arrive pour
remettre de l’ordre, préciser quelque
chose, cette voix de la raison qui
bouscule les postulats accumulés
ruine le sens plus encore.
Le film est peu ou prou construit en
trois parties. La première (prévue
avant le tournage, gardée après ?)
correspond au moment du casting
où vont défiler successivement plu-
sieurs jeunes filles et deux jeunes
hommes auxquels on demande de
reconstituer des postures et des
expressions de l’écrivain. Ici, il
s’agit de vérifier la proximité avec
le modèle, y compris dans l’esprit
puisqu’on demande aux doubles
de raconter leur propre vie et d’ex-
primer des convictions personnelles
en lien avec Schwarzenbach. Les ca-
dres sont quasiment toujours fixes
et droits, délicatement composés
pour mettre en valeur la beauté
des jeunes acteurs, ou l’interac-
tion de leurs postures lorsqu’ils
sont plusieurs dans le plan. Le point
de vue sautille dans l’espace et le
temps, il fait corps avec la scène et
brouille les pistes. La caméra de
casting n’a rien d’un scrutateur ob-
jectif – ni même équitable : elle ne
filme personne de la même ma-
nière, comme si elle composait
déjà le film. Cette disparité de points
de vue force l’attention sur les vi-
sages et les expressions du corps
des acteurs, et fait primer la vérité
de l’acteur sur la répétition du mo-
dèle. Plutôt que de modernes An-
nemarie, on voit (malgré eux, avec
eux ?) un par un chaque acteur,
porté par une série d’émotions sin-
gulières – mélange d’hésitations et
d’assurance propre à l’exercice du
casting, et vivacité juvénile.
Néanmoins, il y a quelque chose
de gênant dans ce regard indécis
(voyeur et tendre) porté sur les ac-
teurs, et à plus grande échelle ce
volontarisme global qui porte le
film. Lors du casting, on demande
par exemple à trois jeunes filles
de faire le pont en arrière, parce
qu’« Annemarie aimait beaucoup
faire ça ». La demande est assez
arbitraire (la voix de Véronique Au-
bouy qui commente l’image re-
marque, ennuyée, qu’elle en fait
des animaux de cirque), et se révèle
finalement peu convaincante : les ac-
teurs l’exécutent avec une docilité
qu’on peut bien trouver inexpres-
sive, la cinéaste semble chercher
quelque chose mais n’en tire rien
par la suite.
Dans la seconde partie (qui em-
mène sept Annemarie, dont un gar-

çon, à la campagne pour des répé-
titions et une vie partagée en com-
mun) les acteurs se rebellent un
peu. La capture de l’intimité des
doubles ne se fait pas sans heurt,
mais du fait de l’ambiguïté du sta-
tut de la fiction, la construction très
parfaite au cadre et au son de ces
plans, on n’est jamais certain que
tout cela ne soit qu’un jeu. À un
moment, une actrice lit Schwar-
zenbach et évoque « la machine
dans laquelle on est » : le film d’Au-
bouy est un peu cette machine,
structurellement assez autoritaire,
mais suffisamment précise et atten-
tive pour que la présence sensible
prenne le pas sur l’herméneutique.
On se dit finalement qu’Annemarie
Schwarzenbach est un beau pré-
texte pour mettre en scène (on
saura bien peu de choses d’elle) ;
même si, peut-être, passent en se-
cret quelques motifs qui lui sont
propres et qu’on perçoit confusé-
ment.
FIN MALICIEUSE
La dernière partie, très belle, fait in-
terpréter des scènes (vraisembla-
blement issues d’Inconsolable)
dans un cadre naturel et urbain,
somptueusement filmé, et confond
encore une fois l’intimité suppo-
sée des actrices avec les rôles
qu’elles sont censées interpréter.
La fin surgit, brutale, non prépa-
rée, d’un plan de nature qui en
marque l’inachèvement. Cette fin
malicieuse et inattendue est toute
à l’image du film : une composition
inégale parce qu’elle confond vo-
lontairement sensibilité et capacité
de se laisser surprendre, quitte à
tout perdre ses pions en route. Ici
réside la générosité et la beauté
de ce film.
Pierre Eugène
Véronique Aubouy’s unusual film
about the Swiss traveler Anne-
marie Schwarzenbach (1908-1942)
is but one of the visible facets of
a project begun nearly twenty
years ago, also embracing the
script for a feature film (Inconso-
lable, not made for lack of finance),
a radio show and a performance
at the Centre Culturel Suisse in
2008 (another one is slated).
——
The long-term would appear to
be this artist’s element: her on-
going Proust lu began in 1993
and so far she has filmed over
1,200 people reading a page or
two from À la Recherche du temps
perdu, adding up to a 116 hours of
footage. Rather than a culmina-
tion, Je suis Annemarie Schwar-
zenbach is a composite film that
is more like a set of pentimenti (as
in painting) made at given
moments over the long duration
of the project: a passage full of
phantom traces.
The film surprises because it star-
ted before we arrived. We are
constantly having to catch up,
make something of the snatches
of information, recreate spaces
and situations, attribute the voices
off and the faces to the characters
in a story that we enter without
being sure that we were really
invited. The true quality of this
film, which never spares us, is
bound up with its ambiguity more
than with its subjects and sym-
bols; with the bodies of its actors
more than with its own dis-
courses. It is impossible to dis-
tinguish the documentary from
the acted; these dimensions seem,
rather, to be constantly overlap-
ping, dovetailing wherever they
Toutes les images /all images:
« Je suis Annemarie Schwarzenbach »
de Véronique Aubouy
(Court. Paraiso Productions)
can. Paradoxically, when the film-
maker’s voice (she is never on
screen) intervenes to set things in
order, this voice of reason that
overturns the accumulated pos-
tulates only ruins the meaning
even more.
THE TRUTH OF THE ACTOR
Roughly speaking, the film is built
in three parts. The first (planned
before the shoot, kept afterwards?)
corresponds to the casting ses-
sion, when several young girls
and two young men were asked to
recreate the writer’s postures and
expressions. The point here is to
check the closeness to the model,
in that the doubles are asked to
talk about their lives and express
their personal convictions with
regard to Schwarzenbach. The
framing is nearly always fixed
and foursquare, delicately com-
posed to set off the beauty of the
young actors, or the interactions
of their postures when several
appear together. The viewpoint
skips in space and in time, it is one
with the scene and scrambles the
evidence. The casting camera is
not an objective or even an equi-
table observer, for it films each
person differently, as if already
composing the film. This disparity
of viewpoints forces us to focus on
the faces and the expressions of the
actors’ bodies, emphasizing the
truth of the actor rather than the re-
hearsal by the model. Instead of
modern incarnations of Anne-
marie, we see each actor one by
one, their singular mix of emo-
13
event
tions, the doubt and assurance
characteristic of the casting pro-
cess, and their juvenile vivacity.
Still, there is something uncom-
fortable in this wavering (voyeu-
ristic yet tender) vision of actors,
and in the approach underpin-
ning the film more generally. Du-
ring the casting session, for
example, three young girls are
asked to do the crab, because
“Annemarie really liked to do
that.” It’s a fairly arbitrary request
(Aubouy is heard commenting
that she’s turning them into circus
animals) and the results are not
very convincing, either: the ac-
tors perform the trick with a
docility that we may find inex-
pressive and, if the filmmaker is
looking for something here then
she takes it no further.
In the second part, where seven of
these Annemarie postulants, in-
cluding a boy, are taken to re-
hearse and live together in the
country, the actors get a shade
more ornery. Capturing their pri-
vate moments is not without
friction, but so perfect is the com-
position of the images and the
quality of the sound, and so am-
biguous the status of what we
are seeing, that we cannot be sure
this is not more than a game. At
one point an actress reads
Schwarzenbach and evokes “the
machine we are in,” and this “ma-
chine” could in some sense be
Aubouy’s film, which is structu-
rally overbearing but sufficiently
precise and attentive for actual
presence to take precedence over
hermeneutics. In the end, we tell
ourselves that Annemarie Schwar-
zenbach is simply a good pretext
for a mise-en-scène. After all, we
don’t know much about her and
whatever information does come
through we perceive in a blur.
AN ABRUPT ENDING
The last part is very fine. Here
scenes (apparently from Incon-
solable) are performed in rural
and urban settings. Beautifully
filmed, these moments again offer
no way of telling between the ac-
tors’ personal feelings and the
parts they are purportedly playing.
The end is abrupt and unprepared,
and the final shot of the country-
side tells us that things are in-
complete. This clever, unexpected
ending is like the film as a whole:
it is uneven because it deliberately
confounds sensibility and the abi-
lity to be surprised, even if that
means losing all the eggs so far
gathered in the basket. Therein
lies the generosity and beauty of
this film. I
Translation, C. Penwarden
14
expositions
NEW YORK
Anicka Yi
The Kitchen / 5 mars - 11 avril 2015
En pénétrant dans l’espace sombre
de l’exposition, c’est d’abord une
odeur qui retient l’attention. Puis une
fine ligne jaune illumine l’espace sur
notre droite, découvrant une partie
d’un coffret en plexiglas noir rétro-
éclairé minimaliste (il rappelle par cer-
tains aspects la structure triangulaire
noire de The Dinner Party [1979] par
Judy Chicago). Cette immense boîte
de pétri contient une matière gélati-
neuse composée de flore micro-
bienne. Des amas noirs – des
moisissures – prolifèrent dans la
gélose, substance jaune à la fois
rugueuse et cassante qui diffuse un
étrange parfum. En rouge, des lettres
dessinées au pinceau s’imprègnent
dans la masse et composent le nom
de l’exposition : You Can Call me F.
Ce rouge, c’est le résultat de la syn-
thèse effectuée par des scientifiques
du M.I.T. à partir d’échantillons bio-
logiques que l’artiste a collectés
auprès de cent femmes travaillant
dans le monde de l’art, tissant le
réseau à la fois personnel et profes-
sionnel de Yi. De fines bulles s’accu-
mulent et poussent le couvercle ; la
substance vit, respire. « Il faut tous
les jours l’entretenir pour ne pas
qu’elle se décompose », explique
Lumi Tan, commissaire de l’exposi-
tion. Grabbing At Newer Vegetables
(2015) est donc la carte vivante d’une
communauté féminine ; une entité
hybride qui s’auto-contamine, se pro-
page, se mélange, vibrante de la
mise en contact d’extraits féminins
autrefois séparés.
Plongée également dans la pénom-
bre, la seconde partie de l’espace
présente un ensemble de cinq instal-
lations rectangulaires délimitées et
recouvertes par des lais de plastique
qui rappellent des tentes utilisées
lors de contaminations virales. Des
motifs circulaires y sont imprimés et
déclinés sous plusieurs formes,
tailles et couleurs. À la fois écran et
image, ils génèrent des éléments de
design bloquent la vision, obligeant
le visiteur à ne voir que partiellement
l’intérieur. Dans chaque tente, on
trouve différents éléments qu’Anicka
Yi recueille et expérimente dans son
atelier depuis plusieurs années.
Procédant par assemblages intuitifs,
l’artiste travaille avec les matériaux
sans les réifier et active leurs multi-
ples potentialités tout en épuisant les
limites sémantiques de l’artificiel et
du naturel. Par exemple, des perles
d’hydrogel qui baignent dans un bol
en métal nécessitent une alimenta-
tion en eau régulière, des symbiotes
de kombucha (une forme de champi-
gnons) sont suspendues comme des
peaux de cuir et se décomposent
lentement.
Sur des tubes en métal, des casques
de moto noirs tournent mécanique-
ment sur eux-mêmes et diffusent
l’odeur de la gélose. Installés à l’inté-
rieur des tentes, ils suggèrent à la
fois la surveillance, le totem, le corps
cannibalisé. En prenant pour point de
départ l’idée de la féminité comme
un virus à contrôler, You Can Call
me F orchestre avec brillo et radica-
lité le déploiement d’entités instables
et leurs systèmes de répression. Par
contagion, rumeur et distension,
Anicka Yi compose le corps d’une
communauté de femmes qu’on ne
pourrait plus contenir. Les Guérillères
de Monique Wittig ne sont pas loin.
Flora Katz
——
Entering the dark space of Anicka
Yi’s exhibition, the first thing that
strikes you is a smell. Then, in the
half-light, a fine yellow line lights
up the space on the right, revea-
ling part of a backlit black Plexiglas
case, all very minimalist (in some
ways it recalls the black triangular
structure of Judy Chicago’s Dinner
Party, 1979). This case is in fact a
huge petri dish containing gelati-
nous matter made up of microbial
flora. Black clumps—mold—
proliferate in the agar-agar, a yel-
low, rough, brittle substance which
gives off a strange, rather chemi-
cal perfume. Red letters brushed in
by the artist infuse the mass and
compose the name of the exhibi-
tion: You Can Call me F. This red
results from a synthesis made by
scientists at MIT using biological
samples that the artist collected
from a hundred women working in
Ci-dessus /above: « Fontenelle ». 2015.
305 x 195 x 125 cm
Vinyl, steel pipes, motorcycle helmet,
scent diffuser, glass container, water,
kombucha scoby leather, nylon string...
Ci-dessous/below: « Your Hand Feels
Like a Pillow That’s Been Microwaved ».
2015. (Court. de l’artiste et 47 Canal
Ph. Jason Mandella)
the art world, weaving together
Yi’s personal and professional net-
works. Fine bubbles accumulate
and push the lid: the substance is
alive; it breathes. “It has to be loo-
ked after every day so that it
doesn’t decompose,” says curator
Lumi Tan. Grabbing At Newer
Vegetables (2015) is the living map
of a feminine community: a self-
contaminating hybrid entity that
propagates and mixes, vibrant
from the contact of previously
separated feminine extracts.
Also immersed in semi-darkness,
the second part of the space pre-
sents a set of five rectangular ins-
tallations delimited and covered
by lengths of plastic reminiscent of
the tents used at times of viral
contamination. They are printed
with circular motifs in different,
shapes and colors. At once
screens and images, they generate
almost corporate-style design ele-
ments while blocking our view, so
that we can only see part of the
interior. Each tent contains various
elements that Yi has been collec-
ting and experimenting with in her
studio over the last few years.
Proceeding by intuitive assem-
blage, the artist works with mate-
rials but without reifying them,
activating their multiple potentiali-
ties while overrunning the seman-
tic limits of the artificial and the
natural. For example, beads of
hydrogel sitting in a metal bowl
need a regular supply of water.
Symbionts of kombucha (a kind of
mushroom) hang down like strips
of leather, slowly decomposing.
Black motor cycle helmets spin
mechanically on metal tubes,
giving out the smell of agar-agar.
Installed inside tents, they suggest
surveillance, totems, and the can-
nibalized body. Taking as its star-
ting point the idea of femininity as
a virus that needs to be controlled,
You Can Call me F brilliantly and
radically orchestrates the deploy-
ment of unstable entities and their
systems of repression. By conta-
gion, rumor and distension, Anicka
Yi has composed the body of a
community of women that can no
longer be contained. Monique
Wittig’s Guérillères are not far away.
Translation C. Penwarden
16
expositions
VENISE
Slip of the Tongue
Punta della Dogana / 12 avril - 31 décembre 2015
La liste des notions et des termes
susceptibles d’être associés à l’ex-
position Slip of the Tongue, placée
sous l’autorité de Danh Vo et le co-
commissariat de Caroline Bourgeois,
est extensible à souhait, tant les en-
trées et les pistes se démultiplient
au gré des déambulations autorisées
par les espaces de la Punta della
Dogana. Témoignant d’un statut in-
défini et somme toute inusité, étant
donné l’enchevêtrement d’une micro-
rétrospective du commissaire invité
avec une exposition collective pen-
sée et articulée par lui, cette exposi-
tion contraste avec les présentations
de ces dernières années montrées
à Venise à partir de la collection de
François Pinault.
Ne jouant ni la carte de la séduction,
ni celle de la surenchère, Slip of the
Tongue a su faire l’économie des œu-
vres surdimensionnées, inadaptées
aux espaces de Tadao Ando aux-
quelles cette institution nous avait
habitués jusqu’ici. Certes, l’exposi-
tion s’articule en grande partie – tel
était en toute légitimité le cahier des
charges – autour d’œuvres apparte-
nant à l’hôte et fournit une fois de
plus la preuve de l’extraordinaire et in-
contestable étendue de sa panoplie
esthétique que la rétrospective Mar-
tial Raysse, à quelques centaines de
mètres de là, ne fait que souligner. Le
fait que Pinault puisse collectionner
aussi bien (le dernier) Raysse que Vo
le rend sympathique. Car seul un es-
prit libre saurait afficher une telle élas-
ticité en matière de goûts. Quoi qu’il
en soit, le premier n’a pas été retenu
par le second dans sa constellation
d’artistes et d’œuvres reliés par des
liens plus ou moins visibles.
Citons quelques thèmes récurrents :
les ravages du sida et du colonialisme,
les mutations et les migrations de
biens culturels et religieux, la conta-
mination, renégociation et (dé)sacra-
lisation d’objets en tous genres, le
pouvoir des reliques et les fratries ar-
tistiques – une « cartographie de l’ami-
tié », selon Elisabeth Lebovici – ont
permis à Vo d’élaborer une présen-
tation à la fois dense et aérée, émail-
lée de temps forts et de temps morts.
Le chois des artistes réunis par le
commissaire de circonstance reflète
une diversité revigorante accentuée
par la présence de Maîtres des 13e,
14e et 15e siècles, et l’on peut pen-
ser que peu d’expositions collectives
ont su réunir jusqu’ici ou réuniront
des clichés de Robert Manson – pho-
tographe du scoutisme dont les
images sont parues dans les calen-
driers de Jeunesse Agricole Catho-
lique –, les œuvres protominimalistes
de Francesco Lo Savio, les singulières
sculptures de Nairy Baghramian, le
plongeoir de Elmgreen et Dragset,
sans oublier l’impressionnant Codex
Artaud de Nancy Spero, exposé dans
sa quasi-totalité dans le cube de la
Punta. Ce dernier mérite à lui seul le
voyage. Libre à chacun de s’y can-
tonner ou de partir de ce point nodal
et névralgique pour se perdre dans
les récits méandreux et stimulants
imaginés par Vo.
Erik Verhagen
——
The list of concepts and terms
that could be associated with the
exhibition Slip of the Tongue, cu-
rated by Danh Vo in collabora-
tion with Caroline Bourgeois,
could run on almost forever be-
cause the spaces of the Punta
della Dogana can be entered
from so many different angles Ci-dessus /above: ever will everything from the
and explored in a multitude of Nancy Spero (mur). « Codex Artaud ». photos of Robert Manson
ways. The intertwining of a micro- Marcel Broodthaers (1er plan). (Catholic Boy Scout illustrations for
retrospective of work by Vo and a « Armoire de cuisine » calendars published by Catholic
group show that he conceived Ci-dessous/below: Jean-Luc Moulène Farm Youth), the proto-minimalist
and articulated produces some- (sol). « Tronche / Moon Face ». 2014 work of Francesco Lo Savio,
thing indefinable and unique, Danh Vo (plafond). « 08:03:51, Nairy Baghramian’s unique
very different than the kinds of 28.05.2009 ». 2009 sculptures, Elmgreen and Dragset’s
shows based on François Pi- diving board to Nancy Spero’s
nault’s collection that we’ve see together to make a presentation impressive Codex Artaud, shown
over the last few years in Venice. that is simultaneously dense and almost in its entirety in the Cube.
Neither trying too hard to be ap- airy, studded with high points The latter alone is worth the visit.
pealing nor over the top, Slip of the and low points. This accidental Visitors are free to linger there
Tongue has the merit of skipping curator’s choice of artists reflects as long as they want or to make it
the kind of all too often featured a reinvigorating diversity, an im- the nodal point as they wander
oversized pieces that aren’t really pression reinforced by the pre- through the meandering and
suitable for the spaces Tadao sence of thirteenth to fifteenth stimulating narratives conceived
Ando designed for this museum. century masters. Not many by Danh Vo.
The exhibition’s brief, legitima- groups shows have embraced or Translation, L-S Torgoff
tely enough, was once again to
show work belonging to Pinault in
a way that brings out the extra-
ordinary and incontestable
breadth of his aesthetic choices.
This is underlined by the Martial
Raysse survey at Pinault’s nearby
Palazzo Grassi, also curated by
Vo. Only a free spirit, someone
with an admirable elasticity of
taste, could be a loyal collector of
both late Raysse and Vo. But in the
event, Vo did not opt for inclu-
ding Raysse in his constellation of
artists and artworks connected
by invisible threads.
To cite a few recurrent themes:
the ravages of AIDS and colonia-
lism, the mutations and migra-
tions of cultural and religious
goods, the contamination, rene-
gotiation and (de-) sacralization of
all kinds of objects, the powers of
relics, and artistic affinities (a
map of friendships, as Elisabeth
Lebovici says). Vo wove all these
18
expositions
SAINT-PAUL DE VENCE
Jörg Immendorff
Fondation Maeght / 28 mars - 14 juin 2015
Il paraît que cette exposition rencon-
tre beaucoup de succès, ce qui est
justice. Immendorff est un des très
grands peintres de notre époque, que
l’on classera un jour avant Richter et
Kiefer en raison de son œuvre d’une
invention et d’une recherche inouïes,
auxquelles il ajoutait l’humour qui
manque tant aux deux autres. Olivier
Kaeppelin, directeur de la Fondation,
et Michael Werner, qui fut son mar-
chand et sans doute son principal col-
lectionneur, ont mis en place cette
exposition qui permet d’en juger. Elle
se présente en deux parties : une
mini-rétrospective commençant avec
des tableaux du début des années
1970, et un vaste ensemble des toiles
des dernières années, qui n’étaient
plus de la main de l’artiste, dont seuls
quelques exemples avaient été pré-
sentés en France à la Galerie de
France en 2007, l’année même de la
mort de Immendorff à 61 ans. Atteint
de la maladie de Charcot à partir de
1998 (1), Immendorff perdit progres-
sivement l’usage de ses membres,
mais n’arrêta jamais de « peindre »
par l’intermédiaire d’assistants aux-
quels il dictait le travail (1).
L’exposition a pour titre les Théâtres
« Ohne Titel » [Sans titre]. 2006.
Huile sur toile. 190 x 150 cm. Untitled.
Oil on canvas
de la peinture. La partie la plus connue
de l’œuvre et la plus spectaculaire
sont ces Café Deutschland et Café de
Flore des années 1980, dans lesquels
Immendorff faisait se télescoper, dans
des mises en perspectives (au propre
et au figuré) vertigineuses, l’Histoire
(l’Allemagne prenant la forme d’un
iceberg) et le monde de l’art (ses
références et ses amis, de Breton et
Picabia à Beuys et Rudi Fuchs). Quatre
grandes toiles de cette période tien-
nent dans une vaste salle et les vis-
à-vis sont parlant. D’un côté, ce qui
pourrait être un lieu de plaisir pris
dans un ouragan, avec des femmes
très déshabillées, et fréquenté par
des aigles et un homme en brassard ;
le peintre s’est représenté deux fois,
de dos dans une attitude de saisis-
sement, et de face, avançant ses
poings couverts de bagues new age.
En face, un théâtre-restaurant où, à
nouveau, une projection multiple de
lui-même passe les plats, fait la
plonge, cuve son vin sous la menace
d’une œuvre de Beuys, et s’accroche
au rideau. Cinq ans avaient passé
entre les deux grandes « machines » ;
si l’on peut dire, le peintre avait trouvé
sa place…
Aux savantes intrications d’espaces et
mises en abîme, les tableaux des an-
nées 2000 substituent un montage
et une superposition de plans qui de-
viendront de plus en plus complexes
et témoigneront d’une charge plus
autobiographique. Des silhouettes,
dont celle du singe, qui est, lui aussi,
un alter ego du peintre, se superpo-
sent à de monumentales reprises de
gravures anciennes, avec une prédi-
lection pour la Mélancolie de Dürer.
Le contraste entre l’effet « théâtre
d’ombres » et les fonds en grisaille est
très beau et poignant. Le singe dis-
perse à l’adresse d’un tas grouillant
d’autres singes des feuilles volantes
sur lesquelles on reconnaît les Dé-
sastres de la guerre de Goya mais
aussi des images terribles de l’ac-
tualité. Le peintre était malade, le
monde l’est encore plus que lui. Et la
peinture continue. Dans la dernière
salle, une toile représente une im-
mense palette où le plus célèbre des
joueurs d’échec se trouve pris, cul
par-dessus tête, dans un fouillis de
couleurs. Elle fait écho à la toile de
1976 qui ouvre l’exposition : on y voit,
figurée dans un style agit’prop, une
manifestation dont se détache un
homme. Son poing serré, ce sont les
poils de son pinceau…
Catherine Millet
(1) Cf. T. de Ruyter, « In memoriam J. Im-
mendorff », ap n° 348, septembre 2008.
——
I hear that this show is a big suc-
cess. It’s deserved. Immendorff is
one of the very great painters of
our times, who will one day be pla-
ced higher than Richter and Kiefer
because of his extraordinary in-
vention and experimental spirit,
combined with a humor that the
other two so cruelly lack. Olivier
Kaeppelin, director of Fondation
Maeght, and Michael Werner, the
artist’s dealer and no doubt his
main collector, are the movers be-
hind this show, Les Théâtres de la
peinture, which will allow visitors
to judge for themselves. It is in two
parts: a mini-retrospective begin-
ning with the paintings of the early
1970s, and a sizeable selection of
canvases from his late years, which
he did not actually paint himself.
A small selection of these were
shown at Galerie de France in 2007,
the year of Immendorff’s death
aged 61. Suffering from Charcot’s
disease, from 1998 he began to lose
the use of his limbs.(1) But he conti-
nued to “paint” by dictating his
work to assistants.
The painter’s best-known and most
spectacular works are Café Deutsch-
land and Café de Flore from the
1980s, in which, using stunning pers-
pective views, he conflated History
(Germany as an iceberg) and the
world of art (his references his
friends, from Breton and Picabia to
Beuys and Rudi Fuchs). Four large-
format canvases from this period
occupy one big room. Their face-
offs are eloquent. On one side, what
could be taken as a brothel in a
storm, with scantily clad ladies, but
also eagles and a man with an arm-
band. The painter himself is shown
twice: from behind, in a position of
seizure, and facing out, putting for-
ward fists bristling with New Age
rings. Opposite is a theater-cum-
restaurant where, once again, a
multiple projection of the artist is
serving, doing the washing up, slee-
ping off his wine below a threate-
ning work by Joseph Beuys, and
hanging on to the curtains. In the
five years that separate these big
“machines,” it could be said that
the painter had found his place.
After these elaborate interlocking
spaces and mirror games, the work
of the 2000s uses montage and su-
perpositions, gradually becoming
more complex and more autobio-
graphical. Silhouettes, including
one of a monkey, another of the
painter’s alter-egos, are superim-
posed over monumental reprises
of ancient prints, with a marked
predilection for Dürer’s Melancho-
lia, and the contrast between the
shadow theater effect and the gri-
saille grounds is very fine and poi-
gnant. The monkey is throwing
sheets of paper at a mass of other
monkeys, and on them we can
make out Goya’s Disasters of War,
but also terrible images of current
events. The painter was ill, but the
world was even sicker. And the
painting had to go on. In the last
room, a canvas represents a huge
palette on which the most famous
chess player is shown ass-over-
head in a mass of colors. This
echoes the canvas from 1979 which
opens the exhibition, an agitprop-
style representation with a man
whose clenched fist is made up of
the hairs of his paintbrush.
Translation, C. Penwarden
(1) Cf. T. de Ruyter, “In memoriam J. Im-
mendorff,” ap 348, September 2008.
 
 
 





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Les

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expositions

DEDANS-DEHORS
Issoudun
Musée de l’hospice Saint-Roch / 14 février - 17 mai 2015

Pour la Disparition des Lucioles,

exposition dans laquelle la prison
Sainte-Anne d’Avignon servait à
montrer la collection Yvon Lambert,
le dispositif carcéral abritait de l’art
contemporain en le « décalant » dans
des cachots. C’est à un autre par-
cours sensible que nous convie le
musée d’Issoudun, comme si cet
hospice devenu musée retrouvait sa
vocation d’accueil. Déjà, en 2006,
l’exposition Hors la vie avait con-
fronté le monde des artistes et celui
de la prison en montrant d’humbles
graffiti de prisonniers avec des
œuvres sur le thème de l’enferme-
ment. La présente exposition quitte
l’enquête historique pour s’ouvrir sur
la scène contemporaine.
Le Dedans et le Dehors cessent
d’être de simples indications topolo-
giques et figurent le mouvement
contrasté de destinées diverses.
Toute œuvre artistique provient d’un
dedans pour aller vers l’extérieur,
mais le Dedans est ici redoublé,
puisque l’enfermement carcéral
génère aussi souvent un enferme-
ment mental qui interdit toute tenta-
tive de s’aventurer dehors.
Voilà pourtant onze détenus de la
maison centrale de Saint-Maur à Châ-
teauroux, encadrés par Jean-Marc Le son énergie et son rayonnement. Et dons historicity and instead looks Zigor. « Lipo ». Huile de lin sur toile.
Bruman, qui ont les honneurs d’une il a pourvuivi son accompagnement at today’s world. “Inside” and 130 x 97 cm. Linseed oil on canvas
exposition dans un centre d’art re- en encadrant les œuvres de pan- “Outside” cease to be mere topo-
connu pour son exigence. De ces neaux numérisés créés pour la cir- logical indications and instead are scapes, touching with their exoti-
artistes en detention, nous avons les constance et présentant son propre figures of destinies moving in cism and strange nostalgia.
prénoms : André, Thierry, Nicolas, travail, tout en disposant devant des opposite directions. It could be Seascapes, slices of nature and
Hafnaoui, Jon, Madjoub, Célestin, figures malicieuses de « regardeurs » said that all artworks come from cosmic visions are treated with
Ernesto, Inigo, Philippe et Zigor. Cha- qui dynamisent l’espace muséal. La an inside, but here their origin is aesthetic approaches both familiar
cun à leur manière, ils ont saisi l’occa- mise en relation de ces univers té- interior in a double sense, since and not.
sion d’une liberté insolite avec l’aide moigne d’une aventure paradoxale, imprisonment also often means a Each of these pieces, in its own
de Hervé Di Rosa, qui a animé un comme il le résume: « Ils sont de- mental confinement in which any way, is the result of a long matura-
atelier avec eux. Ainsi, l’appellation dans, leurs œuvres vont aller dehors. attempt to venture outside is tion of an inner necessity. The first
Figuration libre cesse d’être une éti- Moi, je suis dehors et j’ai fait le choix strictly forbidden. Under the initia- step was to articulate seeing and
quette usitée et sonne paradoxale- d’aller dedans. » tive of Jean-Marc Le Bruman, in making. To learn to see. To invent
ment plus fort en prison, où seule la Claire Margat this show eleven inmates from ways to make. To master time and
liberté de l’image et de l’imaginaire the Saint-Maur penitentiary in rally patience. To recreate an inner
permet d’ouvrir des fenêtres sur des —— Châteauroux, are honored with an space by a kind of digging not
paysages intérieurs qui touchent par With La Disparition des Lucioles exhibition of their work in an art meant to immediately lead out-
leur exotisme, leur étrange nostalgie. (The Extinction of Fireflies), an exhi- center known for its demanding side. Di Rosa, the founder of the
Bords de mer, morceaux de nature, bition of work from the collection of standards. We only know these Musée International de Arts
visions cosmiques suscitent des re- Yvon Lambert at the former Sainte- artist prisoners by their first Modestes (MIAM) in Sète, invested
cherches esthétiques, des diver- Anne prison in Avignon, contem- names: André, Thierry, Nicolas, himself fully in this workshop pro-
gences et des rencontres. porary art entered the world of Hafnaoui, Jon, Madjoub, Célestin, ject, bringing his energy and
Ces œuvres résultent chacune à leur dungeons. Now the museum in Ernesto, Inigo, Philippe and Zigor. influence. This commitment also
manière des temps de maturation Issoudun, a former hospice, is Each of them, in his own way, sei- led him to juxtapose specially-
d’une nécessité intérieure. Il a fallu looking at the question of prisons zed this unprecedented freedom made large-format digital prin-
d’abord articuler le voir et le faire. Ap- and contemporary art from the with the help of Hervé Di Rosa, touts of his own work and add his
prendre à voir. Inventer des façons opposite direction, inside out. who led a workshop with them. As own sculptural figures of mali-
de faire. Apprivoiser le temps et mo- The 2006 Issoudun exhibition Hors a result, the appellation Figuration cious “watchers” that dynamize
biliser l’attente. Recréer un espace la vie (Outside Life) brought toge- Libre (Free Figuration) given to an the museum space. The coming
du dedans en creusant l’espace sans ther the world of artists and that of artistic movement ceases to be a together of these two worlds was a
envisager de dehors. Hervé di Rosa, prisoners by juxtaposing historical conventional label and, paradoxi- paradoxical affair, as he explains.
l’initiateur du Musée International de artworks on the theme of confine- cally, acquires a new resonance in “They are inside, but their art-
Arts Modestes (MIAM) de Sète, ment with the graffiti with which prison, where only the freedom of works are going outside. I’m out-
s’est investi dans cette démarche en inmates represented daily life images and imagination can open side and I chose to go inside.”
prêtant aux participants de l’atelier inside. The current show aban- windows onto the interior land- Translation, L-S Torgoff

MONTBÉLIARD
Jorge Macchi
Crac / 14 mars - 10 mai 2015
Spectrum est la première exposition
rétrospective en France de l’Argentin
Jorge Macchi. L’artiste use de tous
les registres de la modernité : de
l’installation au dessin, du collage au
montage en passant par la peinture.
La justesse de ses choix se lit à sa
façon d’orienter l’attention du spec-
tateur et de « faire image », ici en-
tendue comme la « présentation
instantanée d’un complexe d’ordre
intellectuel et émotionnel qui procure
une impression de libération sou-
daine des limites de l’espace et du
temps » (Ezra Pound). Macchi com-
pose parfois à partir de mots impri-
més prélevés de l’environnement
urbain. Dans Serial Victime, la rage
qui transforme la victime en bourreau
sourd de leur contiguïté. Sa récente
installation From Here to Eternity jux-
tapose en boucle la séquence du
début du film (un bataillon de jeunes
gens en armes) à celle de la fin (une
vague ouverte par l’étrave d’un ba-
teau). L’ellipse laisse le spectateur,
porté par une musique aléatoire, mé-
diter sur l’inéluctabilité de tout des-
tin. Mais Shy est constitué d’un
alignement de feuilles de cahier
vierges fichées au mur. N’adhérant
pas à la cimaise, chacune y laisse en-
trevoir la projection de ses lignes au
crayon. Le dessin se donne à qui se
laisse prendre. La respiration de l’en-
semble de l’exposition vient peut-
être de là : du retrait ou de l’intervalle
par où s’active la perception, la mé-
moire.
Spectrum serait le titre générique
d’une œuvre qui ménage les condi-
tions pour laisser venir « l’image ».
Être présent au monde demande de
s’absenter à soi-même.
Corine Pencenat
21
reviews
——
Spectrum is the first French retros-
pective for Jorge Macchi, an Ar-
gentinean who uses the full range
of contemporary media (drawing,
collage, painting, montage, instal-
lation). For Macchi, who is adept at
producing them, an image is “an
intellectual and emotional com-
plex in an instant of time […]
which gives that sense of sudden
liberation, that sense of freedom
from time limits and space limits”
(Ezra Pound). To make his images,
Macchi sometimes uses printed
works sampled from urban set-
tings. In Serial Victim the rage that
transforms the victim into aggres-
sor is implicit in their contiguity.
From Here to Eternity juxtaposes
the beginning of the eponymous
film (a battalion of young soldiers)
and the end (the waves being cleft
by the prow of a boat). To the
sound of random music, the ellip-
sis leaves the viewer meditating on
fate. Shy is a row of blank note-
book pages stuck on a wall, but
those who take the time to look
can peel them away to see the
lines projected onto the wall. And
perhaps this is what gives the exhi-
bition generally its rhythm, this
withdrawal or interval where per-
ception and memory are activated.
Spectrum seems the generic title
of a work creating the conditions
for the “image” to emerge. To be
present to the world we must be
absent to ourselves.
Translation, C. Penwarden
« From Here to Eternity ».
2013. Vidéo projection en boucle (en coll.
av. E. Rudnitzki ; Ph. M. Cellier). Video loop
22
expositions
QUIMPER
Guillaume Pinard
Le Quartier, centre d’art contemporain / 31 janvier - 17 mai 2015
Un trou dans le décor est à ce jour la
plus ample des expositions de Gui-
llaume Pinard. Si le travail actuel de
cet artiste se nourrit principalement
de son regard sur l’art, les œuvres et
les institutions, il ne s’agit cependant
pas d’une attitude citationnelle, mais
plutôt iconographe. Ses reports au
fusain en vastes dessins muraux –
de peintures repérées dans les
musées (ici un détail mal fichu du
chef-d’œuvre de Rubens, la Chute
des damnés, par Charles-Emmanuel
Biset vu au musée des beaux-arts de
Quimper), de l’ensemble des scènes
de la colonne de Trajan, ou bien
encore cette réjouissante déclinaison
du motif de la décapitation à travers
la figure étrange d’un peintre breton,
Yan’ Dargent – ou bien encore en
peintures et en sculptures, impres-
sionnent par leur virtuosité et leur
drôlerie ironique. Prenant le contre-
pied de l’obsession de la transparen-
ce des œuvres et de leur réduction
à des formules méthodiquement
médiatisées, Pinard opte pour
l’énigme, voire l’invisibilité. Il se tient
ainsi sur une position très tendue
entre ce que l’œil et l’esprit de l’ar-
tiste reçoivent (ici l’art comme
condensé de réel) et ce qu’ils resti-
tuent par le moyen de cet « art sans
destinataire », pour reprendre le titre
d’un ses livres. Pinard, en effet,
publie des ouvrages où, souvent,
alternent textes et dessins, et dont
le dernier, Amor (Sémiose éditions),
constitue la source jubilatoire et très
stimulante de cette exposition.
À l’heure où l‘avenir même du Quar-
tier se voit menacé par une réduc-
tion drastique de la subvention
municipa le, l’œuvre de Guillaume
Pinard oppose au populisme ambiant
l’exigence d’une analyse subtile et
sans concession des procédures de
création.
Jean-Marc Huitorel
——
Un trou dans le décor (A Hole in
the Scenery) is the most extensive
exhibition of work by Guillaume Pi-
nard to date. While his current pro-
duction mainly involves his take on
artworks and museums, his intent
is not so much citational as icono-
graphic. Sometimes he does large
charcoal drawings on walls repro-
ducing paintings found in a mu-
seum, such as a botched detail
taken from Rubens’s The Fall of the
Damned he spotted in a painting
by Charles-Emmanuel Biset at the
Quimper fine arts museum, an en-
semble of scenes from Trajan’s co-
lumn, and a delightful series of
variations on the theme of decapi-
tation using strange paintings by
the Breton painter Yan’ Dargent. At
other times he makes paintings
and sculptures marked as much by
ironic humor as his virtuosity.
Going up against the common ob-
session with the transparency of
artworks and their reduction to
systematically mediated formulas,
Pinard gives us enigmas and the
frankly indiscernible. He takes
what his eye and mind captures
(art as a condensation of the real)
and reconstitutes it in an “art
addressed to no one,” to borrow
the title of one of his books. He has
published many, often alternating
texts and drawings. The latest,
Amor (Sémiose Éditions), is the
joyous and very stimulating source
of this exhibition. At a time when a
drastic reduction in municipal fun-
ding threatens the future of this
contemporary art center, in oppo-
sition to today’s reigning populism
Pinard offers work that is deman-
ding—a subtle and uncompromi-
sing analysis of the procedures
used in art.
Translation, L-S Torgoff
SAINT-NAZAIRE
Ellie Ga
Le Grand Café / 28 février - 31 mai 2015
Tantôt historienne, tantôt exploratrice
ou archéologue, Ellie Ga part à la
rencontre de sites, de spécialistes,
d’ouvrages, d’archives et d’objets. À
l’occasion d’une première exposition
personnelle en France, elle présente
Carré Octogone Cercle, la restitution
d’une recherche menée en 2012 au
Caire. Avec l’équipe du programme
d’archéologie sous-marine de l’Uni-
versité d’Alexandrie, elle étudie l’his-
toire du célèbre phare : sa matérialité,
sa plasticité, sa symbolique. Ellie Ga
mène une véritable enquête : déam-
bulations dans la ville, entretiens, lec-
tures et récolte d’images. L’exposition
est ainsi formée de maquettes, d’ins-
tallations vidéo et de photographies
qui résultent d’une manipulation de
matériaux prélevés sur place
(images, textes, voix, dessins),
créant des basculements subtils
entre le réel et la fiction. De récits en
témoignages, Ellie Ga reconstitue
l’histoire et la représentation du phare
dont la structure repose sur trois
formes : un carré, un octogone et un
cercle. Des formes géométriques que
nous retrouvons dans la vidéo Four
Thousand Blocks où Ellie Ga super-
pose les images de son expérience
sur une table lumineuse. Le jeu vi-
suel est accompagné de sa voix qui
rend compte de ses dérives où l’exac-
titude et la subjectivité sont entre-
mêlées. Ainsi, tout est question de
saisissement. Pourtant, malgré le flot
de documents, le phare d’Alexandrie
reste un mystère, à la fois matériel et
immatériel, une icône fantasmago-
rique qui habite la ville.
Julie Crenn
——
Variously an historian, explorer
and archeologist, Ellie Ga travels in
search of sites, specialists, books,
archives and objects. Her first solo-
show in France, Carré Octogone
Cercle, is an account of her re-
search carried out in 2012 while
studying in Egypt. As a member of
a team organized by the University
of Alexandria’s Department of Ma-
rine Archeology, she studied the
history of the famous Alexandria
lighthouse, in terms of its architec-
tural structure, visual appearance
and symbolism. Ga’s research also
involved exploring the city, conver-
sations with its inhabitants, inter-
views, reading, and gathering
images. Her exhibition comprises
scale models, video installations
and photos using materials she
found there (images, texts, dra-
wings, etc.), creating subtle shifts
between reality and fiction. She
stitches together narratives and
first-hand descriptions to reconsti-
tute the history of the ancient
lighthouse’s representation. Its
structure was based on three diffe-
rent shapes, a square, octagon and
circle. These geometric forms
reappear in the video Four Thou-
sand Blocks where Ga superim-
poses her gathered images on a
light box. The visual dimension is
accompanied by her voice as a nar-
rator describing her sometimes
scattered efforts in a mix of exacti-
tude and subjectivity. The ques-
tion, then, is what exactly this
record amounts to. Despite her co-
pious documentation, the Alexan-
dria lighthouse remains a mystery
simultaneously material and im-
material, a phantasmagoric icon
haunting the modern city.
Translation, L-S Torgoff
En haut /top: Guillaume Pinard.
« Marcus ». 2015. Dessin mural
au fusain. (Ph. D. Kik). Wall drawing
Ci-dessous /below:
Ellie Ga. Vue de l’exposition
« Carré Octogone Cercle ». Le Grand
Café, 2015. (Ph. M. Domage). Ex. view
24
expositions
MARNE-LA-VALLÉE
Emily Mast
La Ferme du Buisson / 22 mars - 28 juin 2015
Placée sous le signe du manque, la
première exposition d’Emily Mast en
France, Missing Missing, révèle une
artiste qui se situe au cœur des
questions soulevées par les pra-
tiques performatives. Héritière de
Guy de Cointet et de Mike Kelley,
mais aussi de Simone Forti dont elle
partage la recherche sur l’animalité,
Emily Mast met en place des projets
performatifs sous la forme exposi-
tion. Le parcours à la Ferme du
Buisson, précisément orchestré par
la lumière, engage une circulation
entre des œuvres – vidéos, sculp-
tures, dessins – qui, toutes, portent
la force de l’action, mais sans en
être le résultat ou le résidu. Ainsi les
vidéos recourent-elles au vocabulaire
du cinéma, comme le champ / contre
champ. Filmées au cours de répéti-
tions, et montées avec un très beau
travail sur le son, elles sont un autre
moment de la création. Dans des
ateliers-décors, les corps expéri-
mentent des actions chorégra-
phiques et plastiques, et réunissent
ce qui ne se rencontre habituelle-
ment que sur le mode de la collabo-
ration. Installées, les vidéos se
prolongent dans des dispositifs où
scène et salle se confondent, entre-
tenant la porosité entre le lieu du
spectateur et celui de l’image. Assis
sur des éléments sculpturaux ou sur
des ballons de grossesse, allongé
sur des coussins, le spectateur fait
une expérience immersive, mais,
délogé de l’espace-temps filmique
et ancré dans celui de l’exposition, il
ne cesse d’interroger le statut de ce
qu’il voit. L’œuvre est plurielle – per-
formée ou exposée – mais marque
aussi par sa capacité à tenir ensem-
ble des vocabulaires formels hétéro-
gènes, offrant un portrait d’une
humanité où le langage des corps
s’est substitué à toute forme de
communication.
Mathilde Roman
À noter la performance dans le cadre
d’Hospitalités au Mona Bismarck
American Center, Paris, le 21 juin à 11h30.
——
Emily Mast’s first show in France,
is, as the title suggests, about Mis-
sing Missing. An artist in the tradi-
tion of Guy de Cointet and Mike
Kelley, and who shares Simone
Forti’s concern with our inner ani-
mal as well, her performative pro-
jects are meant for an exhibition
format. The staging of her work at
La Ferme du Buisson, precisely or-
chestrated by the lighting, leads vi-
sitors to glide among videos,
sculptures and designs that all
convey the force of action without
being its result or residue. The vi-
deos, for example, utilize movie
techniques such as reverse-angle
shots. Shot during performance re-
hearsals and edited with exacting
attention to the audio, they are a
moment of creation in themselves.
The bodies shown in studios that
serve as sound sets carry out cho-
reographic and sculptural gestures,
bringing together two modes of art
not usually combined except in col-
laboration between artists. Rather
than simply projected, the videos
are installed in such a way that the
exhibition spaces becomes an ex-
tension of the filmic space, and the
two are so porous that we can’t
quite tell which is which. The expe-
rience is one of immersion as au-
dience members sit on sculptures
and exercise balls or stretch out on
cushions, while being outside the
film’s space-time. We can’t help but
keep questioning what we’re
seeing. In short Mast’s practice is
multidisciplinary, but at the same
time marked by its ability to pro-
duce an ensemble out of heteroge-
neous formal vocabularies, offering
a portrait of a humanity where the
language of the body replaces all
other forms of communication.
Translation, L-S Torgoff
Note: Mast is performing at the Mona
Bismarck American Center, Paris, on
June 21 at 11:30 a.m. as part of the
Hospitalités program.
HOUILLES
Maxime Thoreau
La Graineterie / 28 mars - 9 mai 2015
Maxime Thoreau (né en 1990 et lau-
réat de la 10e Biennale de la Jeune
Création) affectionne les objets du
quotidien. Son exposition se déploie
dans trois espaces distincts. Dans
la galerie, sur un mur bleu apparaît
un ensemble de neuf cyanotypes.
L’artiste a retravaillé, au moyen d’un
procédé photographique ancien, les
photographies numériques prises par
Philae, l’atterrisseur de l’Agence spa-
tiale européenne en novembre 2014.
Il produit un décalage entre les
modes de réalisation des images. De
même, À la Corde, est une œuvre
formée de neuf photographies et
d’un volume modulable inspiré d’une
technique ancienne destinée à la
fabrication de jarres dites « à la
corde ». L’œuvre induit l’idée d’un
mouvement, ce dernier est rendu
effectif par l’exposition des neuf pho-
tographies où l’objet est présenté de
différentes manières. Plus loin, sur
un écran l’artiste pousse des plaques
de béton assemblées entre elles au
moyen d’une tige métallique. Tel
Sisyphe, il fait tournoyer une œuvre
qui pèse près de 400 kilos jusqu’à
l’épuisement. Dans la verrière, la
réplique en bois d’un tunnelier sem-
ble s’extraire du mur. L’outil monu-
mental servant au percement des
tunnels surgit dans l’espace pour le
redessiner. Il faut le contourner pour
découvrir une chenille de tractopelle
réalisée à partir de plaques de bois
découpé. Dans le grenier, ce sont
des éléments de moteur qui sont
retravaillés. L’acier laisse place au
plâtre, au béton, au bois et au cuivre.
Les objets habituellement produits
mécaniquement et à chaîne sont
refabriqués de manière artisanale. En
procédant à des déplacements maté-
riels et techniques, l’artiste évacue la
fonction initiale des objets pour met-
tre en lumière leurs formes et leurs
dessins.
Julie Crenn
——
Maxime Thoreau (born in 1990
and winner of the prize awarded
by the 10th Biennale de la Jeune
Création) likes ordinary objects.
His exhibition is taking place in
three distinct spaces. In the gallery,
a group of nine cyanotypes hangs
on a blue wall. Using this old-
fashion photographic technique he
remade digital photos taken by the
European Space Agency lander
Philae in November 2014. The
result is a startling disjunct bet-
ween the modes of image-making.
Similarly, À la Corde, comprising
nine photos, is an adjustable
module inspired by an ancient
technique for making earthenware
jars called coiling. This piece
seems to move because of the
interaction between the nine pho-
tos that each present the object
somewhat differently. In another
piece, Thoreau pushes a set of
concrete disks connected by an
iron rod running through their cen-
ter holes. Like Sisyphus, he spins
this almost 400-kilo piece around
and around until he is exhausted.
A monumental wooden replica of
a tunnel-boring machine in the
solarium seems to be popping out
of a wall, reconfiguring the sur-
rounding space. Visitors have to
skirt around it before they find a
backhoe tread made from cut-out
sheets of wood. In the attic are
similarly transformed engine
parts. Instead of steel, they are
made of plaster, concrete, wood
and copper, and instead of being
manufactured in a factory, they are
hand-made. Thoreau uses the
transfiguration produced by using
different materials and fabrication
processes to drain the objects of
their original function and fore-
ground their visuality.
Translation, L-S Torgoff
En haut /top: Emily Mast. « ENDE
(Like a New Beginning) ». 2014.
(© Émile Ouroumov)
Ci-dessous /below: Maxime Thoreau.
« Portal / 3800 ». 2015. Plâtre, bois
et acier (coproduction La Graineterie).
Plaster, wood and steel
26

expositions

SAINT-OUEN
Rodney Graham / Jonathan Monk
Galerie Untilthen / 1er mars - 10 mai 2015

La nouvelle galerie Untilthen s’est im-

plantée à Saint-Ouen, rue des Rosiers,
dans les anciennes usines Wonder. Ce
vaste espace d’exposition a offert ce
printemps à Rodney Graham (Canada,
1949) et à Jonathan Monk (Angle-
terre, 1969) l’occasion d’une exposi-
tion inaugurale à quatre mains et au
titre évocateur : Many Hands Make
Light Work (Travailler à plusieurs rend
la tâche plus aisée). Non que ces deux
artistes soient familiers des collabo-
rations, ils n’en ont pas moins signé,
en puisant dans leurs propres réserves
(aucune œuvre n’est originale ou iné-
dite, il s’agit de créations d’ordinaire
présentées isolément), une proposi-
tion plastique inspirée, sous la forme
d’une vaste installation dépareillée du
point de vue des formes, mais cohé-
rente cependant par ses contenus.
Photographe, vidéaste, mais aussi
performeur, Graham s’est joué des
systèmes de représentation, pour en
pointer surtout le caractère convenu,
les clichés. Monk, lui, est plus joueur
encore, plus porté à une démystifi-
cation décapante. Le partenariat de
ces deux artistes « déconstructeurs »
aura accouché d’une confrontation et
d’une addition de propositions toutes
plus ou moins sibyllines, mais se fai- une occasion de discuter avec Rodney Graham (mur) Marioni and Erwin Wurm (One mi-
sant écho. Quand l’un présente une L.O.V.E. de Maurizio Cattelan, mais et Jonathan Monk (sol). « Many hands nute Uhu), Graham replies with a
caisse de batterie frappant à inter- aussi avec lui-même : une pochette make light work ». Vue de l’exposition. stand holding white rotating planks,
valles réguliers et donnant l’heure d’un disque des Smith, suspendue 2015. Exhibition view each marked with a stylized drip of
(Monk, Rock Around the Clock), l’au- non loin dans la galerie, montre le lea- a different color (Graham, Rotating
tre dégaine la réplique de la porte ar- der de ce groupe une main plaquée sult, however, is inspired, a huge Stand [Red, Blue, Yellow, Green,
rière de Graceland, la demeure d’Elvis contre la poitrine (Hand Holding Ne- exhibition of work that seems mis- Orange]). Both of these artists re-
Presley à Memphis, mais moulée en gative). Graham, lui, expose une veste matched from the point of view of visit elite art, each in their own sub-
argent (Graham, Screen Door) : deux sur un porte-manteau puis une série forms but nonetheless coherent in versive and caustic manner.
approches de la culture rock, l’une photographique le montrant enfilant terms of content. The symbiosis isn’t perfect. The ar-
reposant sur un jeu de mots, l’autre cette même veste, en un geste très A photographer, video maker and tists themselves sometimes arbi-
sur la question de l’idolâtrie. Quand personnel (Der Mantelanzieher). Tra- performance artist, Graham likes trarily interrupt this ping-pong
l’un présente un hibou empaillé dont vail à plusieurs, travail pour soi, aussi to play with systems of represen- exchange for two reasons: to avoid
la tête tourne sur elle-même en une bien. L’essence de l’art est de com- tation to foreground their conven- allowing logic to overly govern their
minute, évocation des sculptures muniquer, de mettre en circulation. Il tional character and clichés. Monk joint exhibition, and to highlight
réalisées en temps compté de Tom est aussi, comme le soutenait Freud is even more playful, with a pen- each man’s particular style. Monk
Marioni ou d’Erwin Wurm (Monk, One non sans raison, le narcissisme, chant for corrosive demystification. does so with his Objet trouvé
minute Uhu), l’autre réplique par un l’amour de soi. The partnership between these two (Found Object), three enormous fin-
tourniquet permettant la rotation de Paul Ardenne “deconstructionist” artists produ- ger fragments made of Carrara mar-
plusieurs monochromes de couleur ced a process of comparison and ble installed in the central exhibition
différentes, tous griffés d’une cou- —— accumulation of pieces that are all space. As if this were the occasion
lure de peinture (Graham, Rotating The new gallery Until Then is lo- enigmatic to some degree but re- to dialogue with Maurizio Catte-
Stand [Red, Blue, Yellow, Green, cated in the former Wonder factory sonate with one other. While one lan’s L.O.V.E. and his own work as
Orange]). Culture artistique d’élite on Rue des Rosiers in Saint-Ouen. presents a bass drum beaten at re- well, an album cover for a recording
l’une et l’autre revisitées et remoulées This spring the vast exhibition gular intervals to give the time by the Smiths, hung nearby, shows
de façon tout aussi caustique par space was given over to Rodney (Monk, Rock Around the Clock), the the leader of that group with a hand
chacun des intervenants. Graham (Canada, 1949) and Jona- other offers a replica of the back over his heart (Hand Holding Ne-
Parfaite symbiose ? Non. Cet échange than Monk (UK, 1969) for an inau- door of Graceland, Elvis Presley’s gative). As for Graham, he presents
en ping-pong, peuvent être suspen- gural joint exhibition with the Memphis mansion molded in sil- a jacket hanging on a coat rack and
dus d’autorité par les artistes eux- evocative title Many Hands Make ver (Graham, Screen Door). In these a series of photos showing him put-
mêmes, à cette double fin : éviter de Light Work. While neither artist is two takes on rock culture, one is ting it on, a very personal gesture
conférer trop de logique à leur ins- known for his collective endeavors, based on a pun and the other ex- (Der Mantelanzieher). Working to-
tallation commune ; valoriser chacun they came up with one here by each plores the question of idolatry. gether, working alone, it’s all good.
leur écriture. Monk, avec Objet trouvé, drawing on his own stock on hand. When Monk opts for a stuffed owl The essence of art is communica-
installe dans l’espace central de la ga- None of these pieces are original or whose head spins around in a mi- tion. It’s also, as Freud so rightly
lerie trois énormes fragments de previously unexhibited; they are nute, referencing the sculptures argued, an act of narcissism.
doigts en marbre de Carrare. Comme usually seen on their own. The re- made in a given timeframe by Tom Translation, L-S Torgoff

PARIS
Le Bord des mondes
Palais de Tokyo / 18 février - 17 mai 2015
Existe-t-il des œuvres qui ne soient
pas d’art ? se demandait Marcel Du-
champ. C’est à cette question que
l’exposition le Bord des mondes
tente d’apporter des réponses. On
n’y voit pas d’art brut, pas d’art naïf
ni outsider, pas non plus exacte-
ment de ce que Joseph Beuys ap-
pelait des « sculptures sociales ».
L’exposition, qui a la forme d’un
grand laboratoire, rassemble des
artistes et des créateurs – si l’on
peut faire cette distinction – dont
Rebecca Lamarche-Vadel, la com-
missaire du projet, a sélectionné
les travaux au fil de voyages de
prospection à travers le monde. À
l’heure de l’explosion du marché
de l’art, ce propos semble corres-
pondre à une quête d’authenticité et
de sincérité qui font parfois défaut :
une « autre » histoire de l’art s’écrit
aujourd’hui dans ces zones dites
« périphériques ».
Une première partie de l’exposition
montre des tentatives d’explica-
tions du monde par des systèmes qui
se déploient entre microcosme et
macrocosme. Bridget Polk réalise
des sculptures éphémères dans
une pratique méditative ; elle su-
perpose des pierres comme si elle
les suspendait dans l’air. Rose-Lynn
Fischer montre des photographies
de larmes au microscope, comme
des « vues aériennes de terrains
émotionnels ». Ces images évo-
quent les mots de Roland Barthes
qui, dans Sur Racine, appelait de
ses vœux « une histoire des
larmes » de Bérénice et de celles des
spectateurs – Jean-Marie Schaeffer
le rappelle dans le numéro de la
revue Palais qui prolonge l’exposition.
D’un registre à l’autre, à travers la ci-
maise, on a l’impression d’entendre
des oiseaux ; c’est pour communi-
quer à travers des montagnes hos-
tiles que les habitants du village
turc de Kusköy ont inventé cet
étonnant langage de sifflements
qui est révélé dans une vidéo. Un peu
plus loin, dans les « mathématiques
existentielles » de Laurent Dero-
bert, le voisinage entre l’art et la
science n’est pas loin de l’exposition
voisine de Takis, et de sa musique
venue des profondeurs du cosmos.
Au fur et à mesure que l’on s’en-
fonce dans les sous-sols du Palais de
Tokyo, la seconde partie de l’expo-
sition touche davantage à l’individu,
à nos goûts et à nos sens avec la cui-
sine de Pierre Gagnaire, à nos ap-
parences avec les parures des
Sapeurs de Kinshasa, nouveaux
dandys qui parcouraient les es-
paces du Palais de Tokyo le jour du
Ci-dessus /above: Kenji Kawakami.
« Chindogu ». (Ph. A. Morin)
Ci-dessous /below: Bridget Polk.
« Balancing Rocks ». 2015.
(Ph. A. Morin)
vernissage. Hiroshi Ishiguro pré-
sente même un robot à l’humanité
trompeuse. On découvre enfin les
très inutiles et très poétiques objets
inventés par Kenji Kawakami :
chaussures-balayettes ou para-
pluies pour chaussures, autant
d’accessoires qui sont aussi des
jeux pour améliorer le quotidien en
le décalant légèrement.
Les frontières « semi-perméables »
de l’art, selon l’expression de Jean-
Marie Schaeffer, s’étendent de plus
en plus loin, et depuis très long-
temps comme le montre un der-
nier chapitre de l’exposition qui
rassemble des créateurs histo-
riques comme Étienne-Jules
Marey, Jean Painlevé mais aussi
Opicinus de Canistris au 14e siècle.
La question reste cependant en-
tière du statut de ces objets exposés,
et donc de la définition de l’art et des
artistes. C’est tout l’intérêt de l’ex-
position que de la soulever.
Anaël Pigeat
——
Are there works that are not art-
works? asked Marcel Duchamp. Le
Bord des mondes tries to answer
his question. The show has no art
brut or outsider art, no naïve art,
and none of what Joseph Beuys
called “social sculpture”; rather, it
takes the form of a big laboratory
bringing together artists and crea-
tors (if such a distinction counts for
anything) selected by curator Re-
becca Lamarche-Vadel on her tra-
vels around the world, in what looks
like an attempt at authenticity and
27
reviews
sincerity, qualities sometimes
squeezed out by the dominance of
the market. It also reflects the new
history of art being written today,
in zones once dismissed as peri-
pheral.
The first part of the show features
artists’ attempts to make sense of
the world, moving between micro-
cosm and macrocosm. Bridget Polk
meditatively composes piles of
stones as if hanging them in the
air. Rose-Lynn Fischer shows pho-
tographs of tears seen through a
microscope, like “aerial views of
emotional terrains.” As Jean-Marie
Schaeffer notes in the issue of the
journal Palais published for this
show, these words evoke Roland
Barthes in his book on Racine, cal-
ling for a “history of tears” that
would embrace both Racine’s he-
roine Berenice and the spectators.
But what you hear next is more like
the language of birds: in fact it is the
lexicon of whistling developed by
the inhabitants of the Turkish village
of Kuşköy as a way of communi-
cating in the mountains, captured
here in a video. In a more abstract
register, Laurent Derobert’s “exis-
tential mathematics” merge art and
science, suggesting connections
with the nearby Takis exhibition,
and its music from the depths of the
cosmos.
Heading down into the bowels of
the building, the second part of the
exhibition is more about individual
themes: our senses, with the
cooking of Pierre Gagnaire, or our
appearance, with the finery of Kins-
hasa’s very own dandies, the fa-
mous Sapeurs, who were seen
strutting their stuff around the Pa-
lais de Tokyo at the opening night.
Hiroshi Ishiguro is presenting a robot
which really does look human. Fi-
nally, Kenji Kawakami is showing
some very useless but very poetic
objects: shoes-cum-brushes and
shoe umbrellas—a playful way of
twisting the everyday.
What Schaeffer calls the “semi-per-
meable” boundaries of art are stret-
ching ever further, in a process that
began a long time ago, as is re-
vealed in the final section, featu-
ring creators from earlier ages such
as Étienne-Jules Marey (1830–1904)
and Jean Painlevé (1902–1989-, but
also the fourteenth-century Opici-
nus de Canistris. But that still leaves
the question of how we define the
works presented here, and there-
fore how we distinguish art and ar-
tists. The value of this show is that
it poses the question afresh.
Translation, C. Penwarden
28
expositions
PARIS
Marcel Broodthaers
Monnaie de Paris / 18 avril - 5 juillet 2015
C’est une première : jamais le
Musée d’Art Moderne - Départe-
ment des Aigles, projet majeur de
l’œuvre de Marcel Broodthaers,
n’avait été présenté de manière
aussi aboutie qu’à la Monnaie de
Paris. Sur les huit années que dura
la carrière artistique de celui qui,
d’abord, a été poète, proche des
surréalistes belges, le Musée en
occupe quatre. Quatre années durant
lesquelles il se coula dans la peau
d’un directeur et conservateur de
musée, renonçant à toute autre ac-
tivité. Un « musée fictif », inauguré
le 27 septembre 1969 dans l’ap-
partement qu’il occupe à Bruxelles,
et baptisé d’après un « souvenir lit-
téraire », l’un des vers de Brood-
thaers poète : « Ô mélancolie, Aigre
château des Aigles ».
L’époque est alors à la remise en
question des rapports entre art et so-
ciété. En 1968, Broodthaers participe
Vues de l’exposition à la Monnaie
de Paris. 2015. (Ph. A. Morin). Exhibition
view, Monnaie de Paris
à l’occupation du Palais des Beaux-
Arts de Bruxelles ; il organise une dis-
cussion à son atelier. Les chaises
venant à manquer, il décide de faire
livrer des caisses par une société de
transport. Sur celles-ci, il écrit des
termes se rapportant au monde de
l’art : œil – chevalet – galerie – huile-
collectionneur – filou. Les mots
remplacent les œuvres ; les hiérar-
chies sont proscrites. Prolongeant le
geste duchampien, Broodthaers dé-
clare que cet espace est un musée.
Tout est là, dans cet environnement
dont la reproduction de 1975, la
Salle Blanche, ouvre le parcours à la
Monnaie de Paris : l’héritage de Ma-
gritte, les mots qui fonctionnent
comme des objets, la totalisation des
mécanismes de l’art, l’appel à des ac-
teurs extérieurs, la parodie qui se
joue de l’institution. Par la suite, le
musée fictif voyagera, hébergé par
des musées bien réels, donnera
lieu à des vernissages, s’agrandira
de diverses sections thématiques,
où se côtoient œuvres, objets et
reproductions.
La question, épineuse, de la re-
constitution à la mort de l’artiste a été
tranchée en faveur du point de vue
« poétique ». Si les douze sections
sont toutes réunies, il n’a jamais
été question de prétendre à une
exhaustivité impossible, mais plutôt
de montrer le fonctionnement
d’une parodie qui se nourrit et
s’agrandit de son appareillage. En té-
moigne la place de choix accordée
à la vingtaine de Lettres ouvertes
adressées à des personnalités du
monde de l’art, lettres qui ancrent
l’existence dans le Musée, dans le
réel, tout en venant ensuite rejoin-
dre les objets exposés.
Dense, complexe, d’une richesse à
couper le souffle, le Musée n’en
finit pas d’ouvrir des portes dérobées
qui se révèlent souvent des im-
passes pour qui cherche à en em-
brasser la totalité du sens. Un jeu
complexe entre vérité et fiction,
une fiction qui « permet de saisir la
vérité et en même temps ce qu’elle
cache », qui est le gage de son ef-
ficacité. Et de son actualité, réson-
nant en cela avec l’une des œuvres
les plus fortes de ces dernières an-
nées, le projet The Atlas Group
(1989-2004), centre de recherche
imaginaire de Walid Raad, qui « ar-
chive ce qui aurait pu être » en mê-
lant archives visuelles, sonores et
littéraires réelles ou fictives.
Ingrid Luquet-Gad
——
Never before has the Musée d’Art
Moderne - Département des Ai-
gles, one of Marcel Broodthaers’
major projects, been presented
as fully as it is here at the Monnaie
de Paris. Originally a poet close to
the Belgian Surrealists, Brood-
thaers’ artistic career was short,
eight years, and four of them
were taken up by the Musée. Du-
ring that time he adopted the per-
sona of museum director and
curator, giving up all other acti-
vities. His “fictive museum” was
inaugurated on September 27,
1969, in his own apartment in
Brussels. Its name came from a
line in one of his poems, “Souvenir
littéraire”: “Ô mélancolie, Aigre
château des Aigles” (Oh melan-
choly, bitter Château des Aigles).
This was the great period of
contestation, which also embraced
relations between art and society.
In 1968 Broodthaers was one of the
artists occupying the Palais des
Beaux-Arts in Brussels. He also or-
ganized a discussion in his studio.
When they ran out of chairs, he
had a transport company deliver
crates, and on these he wrote
words relating to art: œil (eye),
chevalet (easel), galerie (gallery),
huile (oil), collectionneur (col-
lector), filou (thief). The words
replaced works. Hierarchies were
banned. Extending Duchamp’s
action, Broodthaers declared the
space a museum.
It’s all there at the Monnaie de
Paris, starting with the 1975 re-
production of this environment,
the Salle Blanche, which com-
bines the heritage of Magritte
(words as objects) with the tota-
lization of artistic mechanisms,
the appeal to outside players,
and parody of the institution.
Later on, this fictive museum
would travel, be housed by mu-
seums that were very real, giving
rise to openings, growing as it
acquired various thematic sec-
tions in which works cohabited
with objects and reproductions.
The thorny question of the re-
creation of the death of the artist
was settled by taking a more
“poetic” view. This exhibition
features all twelve sections but
rather than struggle for an im-
possible exhaustiveness, it
concentrates on showing the
workings of a parody nourished
and stimulated by its own appa-
ratus. For example, the twenty
open letters sent to various art
world figures ground this Mu-
seum in the real, yet are still part
of an exhibition of fictive objects.
Dense, complex, the Musée d’Art
Moderne is full of hidden doors
and openings that lead nowhere.
Fullness of meaning is elusive in
this complex interplay of truth
and fiction, a fiction that enables
us to “grasp the truth and at the
same time what it hides.” It is all
highly effective, and has a lot to
say to our present: one thinks, in
particular, of one of the most po-
werful pieces of work of recent
years, Walid Raad’s imaginary re-
search center, The Atlas Group
(1989-2004), which “archives
what could have been” by com-
bining real and fictive archives
(visuals, recordings, texts).
Translation, C. Penwarden

PARIS
Markus Lüpertz
Musée d’Art moderne de la Ville de Paris / 17 avril - 19 juillet 2015
Lorsqu’en 1981, Markus Lüpertz se
confronte à ses premières sculp-
tures, ça faisait une bonne vingtaine
d’années qu’il faisait l’artiste – et pas
des moindres – à travers des pein-
tures qui représentaient déjà des
sculptures – sans que ce soit dit,
bien sûr. D’ailleurs, les derniers
tableaux (2013) sont toujours peu-
plés de ces mêmes objets en relief
qui semblent vouloir à tout prix sortir
de leur cadre. Les êtres humains y
sont plantés, massifs, figés.
Monumentaux. Lüpertz a dit lui-
même vouloir « dépeupler les pein-
tures » et « lâcher les sculptures
dans la réalité ». C’est bien qu’il était
conscient d’en avoir garni ses
tableaux. Grande décision qu’il prit
car il s’imposa immédiatement
comme un sculpteur né, en toute
évidence. Et ses bronzes ont ouvert
un dialogue passionnant avec ses
peintures.
De fait, par juste retour des choses,
ses sculptures se sont révélées être
sorties tout droit de ses tableaux.
Souvent colorisées, toujours avec
ces teintes sourdes si caractéris-
tiques (tempera, tempera à l’huile,
gouache), mais non dénuées de vio-
lence, elles occupent l’espace avec
la même élégance – aristocratie –
que lorsqu’elles pouvaient se voir
en peinture. Placées devant les
tableaux, ceux-ci semblent s’être
transformés en miroir. Un va-et-vient
s’est installé et il fonctionne à plein
régime. On ressent tellement la jubi-
lation que l’artiste éprouve à passer
de la couleur, à créer de la matière, à
découper, à assembler, à rehausser,
à ajouter, à diluer ou à épaissir, que
l’on est à son tour envahi par cette
puissance.
Rien ne semble pouvoir arrêter
Lüpertz dont les sujets, les trou-
vailles formelles, les expériences de
matières paraissent infinies et bien
loin d’être taries. Le moins que l’on
puisse dire, c’est que son art n’est
pas souffreteux. C’est paradoxale-
ment ce qui peut expliquer une cer-
taine désaffection française pour son
travail, dans ce pays où l’animation
culturelle fonctionnarisée a pris le
pas sur l’art.
Une autre caractéristique de l’art de
Lüpertz, c’est le collage (« rencontre
fortuite sur une table de dissection,
etc. »). Ses sculptures sont souvent
faites d’assemblages – ou, si ce
n’est le cas, de mise en relations
incongrues (un homme nu tenant un
poulet mort, par exemple). Ses pein-
tures, de la même manière, sont
composées à partir de combinaisons
entre éléments disparates. Ces deux
(sublimes) nus de dos sur fond de
ciel bleu, au milieu de troncs d’ar-
bres sans feuilles : l’un est affublé
d’une carapace de tortue et d’un
oiseau mort à la place de la tête,
l’autre du même oiseau mort et de
la lame d’une pelle ! Ombre du grand
maître Max Beckmann qui possédait
aussi ce goût pour le collage et l’as-
sociation symbolique ? Rappelons
que Lüpertz a écrit à propos de celui-
ci : « Dieu, sans doute, a depuis long-
temps aménagé son ciel selon
l’univers de formes de Beckmann,
en (1). » Le Dieu en question peut
dorénavant envier aussi Monsieur
Markus Lüpertz.
Philippe Ducat
(1) Femme et chien, revue de la pensée
diagonale, « Laozi », Markus Lüpertz,
« Beckmann » p. 1442, Markus Lüpertz
éditeur, Düsseldorf, 2006.
Sans titre. 2013. (© galerie Michael
Werner Cologne, Märkisch Wilmersdorf
& New York/Jochen Littkemann, Berlin).
Untitled
——
When Markus Lüpertz first began
making sculptures in 1981, he had
already been an artist—and a well
known one at that—for twenty
years. A painter whose work
already represented sculptures
without ever actually saying so.
Further, his latest paintings (2013)
are still full of the same relief
objects that seem to want to burst
out of the picture frame at any
price. The human beings planted in
them are massive and frozen.
Monumental. Lüpertz himself said
he wanted to “depopulate” his
paintings and “let the sculptures
loose in reality.” It’s good that he
29
reviews
was aware of what he had put in
his paintings. And it was a great
decision to go with them because it
became immediately obvious that
he was a born sculptor. His bronzes
began a fascinating dialogue with
his paintings. In fact, fittingly, his
sculptures seemed to have come
straight out of his canvases. Often
colored, with his signature muted
tones (in tempera, oil-based tem-
pera and gouache), but never
without violence, they occupy
space with the same aristocratic
elegance as when depicted in pain-
ting. When placed in front of his
paintings they seem to have
become mirror images. A back-
and-forth motion begins and it runs
at full throttle. We can feel the
artist’s jubilation at being able to go
from color to making substance—
cutting it, assembling it, highligh-
ting it, adding to it, diluting it or
thickening it—and we also feel the
power. Lüpertz seems unstoppable.
His subjects, formal discoveries
and material experiments are infi-
nite. He may never go dry. The least
that can be said of him is that his is
not a sickly art. Paradoxically, that
might explain a certain disinterest
in his work in France, where state-
sponsored dullness has taken over
the art world.
Another characteristic of Lüpertz’s
work is his penchant for collage
(“a chance encounter on a dissec-
ting table, etc.”). His sculptures are
often assemblages, or at least
incongruous combinations (a
naked man carrying a dead
chicken, for example). Similarly,
his paintings are also composed of
combinations of disparate ele-
ments. Take his two sublime nudes
seen from behind against a blue
sky amid leafless tree trunks. One
is wearing a tortoise shell and has
a dead bird instead of a head,
while the other wears the same
dead bird and a shovel blade. Do
we see here the shadow of the
great master Max Beckmann, who
also had a taste for collage and
symbolic associations? Well,
Lüpertz did once write of him, “God
has long borrowed forms from
Beckmann’s world to compose his
heavens, obviously envious of that
great painter’s genius.”(1) That God
can now also envy Markus Lüpertz.
Translation, L-S Torgoff
(1) “Femme et chien, revue de la pen-
sée diagonale, Laozi,” Markus Lüpertz,
Beckmann, p. 1,442, published by
Markus Lüpertz Dusseldorf, 2006.
30
expositions
PARIS
Jürg Kreienbühl, Gilles Aillaud
Galerie Gabrielle Maubrie / 21 mars - 17 mai 2015
Il n’était pas évident de rapprocher
l’œuvre de Gilles Aillaud (1928-2005),
l’un des représentants de la Nouvelle
Figuration, peintre mais aussi homme
de théâtre, et celle de Jürg Kreienbühl
(1932-2007), formé à l’ornithologie
en Suisse, puis installé dans les bi-
donvilles des environs de Paris au
lendemain de la Seconde Guerre
mondiale. C’est l’idée originale et très
séduisante qu’a eue Stéphane Cor-
réard à l’occasion d’une carte blanche
que Gabrielle Maubrie lui a offerte
dans sa galerie.
Le musée des beaux-arts de Rennes
vient justement, cet hiver, de mon-
trer une rétrospective de Gilles Ail-
laud, dont on avait revu le travail dans
l’exposition de groupe Deadline au
musée d’art moderne de la Ville de
Paris en 2010, et dont on aimerait
aussi voir une véritable rétrospective
dans une institution parisienne. L’an-
née dernière, l’espace Dix291, créé
par deux artistes – Bernard Crespin
et Myriam Bucquoit – dans le 11e ar-
rondissement de Paris, avait permis
de redécouvrir le travail trop peu
connu de Jürg Kreienbühl.
Sans qu’ils ne se soient jamais ren-
contrés, les deux hommes entre-
tiennent une étonnante proximité,
plus encore d’esprit que de forme. Ils
ont certes dessiné, gravé et peint les
cages de la ménagerie du Jardin des
Plantes et les salles du Muséum
d’histoire naturelle – jusqu’à s’y faire
enfermer une nuit, dit-on, dans le cas
de Jürg Kreienbühl. Des dessins du
Museum sont entre autres l’objet de
la magnifique première salle de cette
exposition intitulée Quelques êtres
vivants dans leurs environnements
quotidiens. Mais la proximité entre
ces deux peintres ne tient pas seu-
lement à leurs motifs. Aux scènes
de zoo, à l’enfermement des animaux
peints par Gilles Aillaud, répondent les
terrains vagues de Jürg Kreienbühl,
balayés au contraire par tous les Bucquoit, brought to light the un- staring into nowhere, their eyes
vents, mais dégageant paradoxale- justly ignored Kreienbühl. full of their distant past. There is
ment le même sentiment de solitude Although they never met, the two the same, earth-clogged atmos-
et de déréliction, avec ces Gitans, artists do have much in common, phere, and blue tones frequently
ces Algériens et ces Portugais à côté more in spirit than in form. True, suggest dreams and the impossi-
de leurs roulottes, qui regardent droit they both made drawings, prints ble hope of escape. These pain-
devant eux, les yeux remplis de leur and paintings of the cages in the tings show great restraint and
passé lointain. La même atmosphère Jardin des Plantes zoo, Paris respect for their subjects: from zoo
terreuse émane de leurs tableaux qui (Kreienbühl even got locked in to “zone.” By a neat twist, one of
sont souvent baignés aussi de cli- overnight, it is said), and the dra- Kreienbühl’s lithographs, showing
mats bleutés, de la couleur du rêve wings feature in the superb first one of his typical piles of detritus
et de l’espoir d’une impossible échap- room of this show, Quelques êtres and rubble, affords a glimpse of
pée. Respectueuses de leurs sujets, vivants dans leurs environnements the “Cloud Towers” built at Nan-
ces toiles sont d’une grande pudeur. quotidiens (A few living beings in terre by none other than Émile Ail-
Presque le même mot, le zoo et la their everyday environments). But laud, Gilles’ father.
« zone » se chevauchent d’une œuvre the closeness of these two pain- The work of both Aillaud and
à l’autre. Étonnant clin d’œil, dans ters doesn’t have to do only with Kreienbühl seems particularly re-
l’arrière-plan de l’une des lithogra- their subjects. Aillaud’s zoo scenes, levant today, given the interest of
phies de Kreienbühl, derrière un spec- and the solitude and confinement so many artists in the expressi-
taculaire tas de détritus et de gravats of his caged animals, are echoed vity and mystery of the animal
comme il a l’habitude d’en peindre, in mood by Kreienbühl’s winds- world, and also in the same kind
on devine les « Tours Nuages », wept waste grounds, their Gypsy, of deserted zones threated with
construites à Nanterre entre 1974 et Algerian or Portuguese inhabitants destruction.
1978 par Émile Aillaud, le père de standing outside their caravans, Translation, C. Penwarden
Gilles. On retrouve aujourd’hui, chez
beaucoup de jeunes artistes, un
même intérêt pour l’histoire natu-
relle, pour l’expressivité et le mys-
tère du monde animal, pour les
non-lieux désertés et menacés d’une
destruction complète. Cela donne à
ces deux peintres une très grande
actualité.
Anaël Pigeat
——
On paper, you would hardly expect
the painter and theater designer
Gilles Aillaud (1928-2005), one of
the representatives of the Nouvelle
Figuration movement, to be linked
with Jürg Kreienbühl (1932-2007),
a man trained in ornithology in
Switzerland who lived in the shanty
towns around Paris in the wake of
World War II. But that is what
Stéphane Corréard has very suc-
cessfully and charmingly done as
guest curator at the Gabrielle Mau-
brie gallery.
Aillaud, whose work featured in
the group show Deadline at the
Musée d’Art Moderne de la Ville
de Paris in 2010, has just had a re-
trospective at the Musée des
Beaux-arts in Rennes. It would be
nice to see him get a proper re-
trospective in Paris, too. Last year,
Dix291, a space created in Paris
(11th arrondissement) by the ar-
tists Bernard Crespin and Myriam
Ci-dessus/above: Jürg Kreienbühl.
« Dans le tunnel ». 1981.
125 x 93 cm. “In the Tunnel”
Ci-contre/opposite: Gilles Aillaud.
« Hippopotame enfermé ». 1967.
195 x 130 cm. “Confined Hippopotamus”

PARIS
Wolfgang Tillmans
Galerie Chantal Crousel / 18 avril - 23 mai 2015
La troisième exposition de Wolfgang
Tillmans à la Galerie Chantal Crousel
paraîtra étrangement sage au visiteur
habitué au simultanéisme de ses
constellations d’images proliférantes
aux sujets, formats et supports hé-
térogènes. Tout au plus, l’artiste y al-
terne-t-il entre tirages encadrés et
tirages libres qui correspondent à deux
modes contradictoires d’existence et
d’appréhension des images qu’il a
toujours mis en tension. Cette rete-
nue traduit peut-être la volonté de Till-
mans de ne pas s’enfermer dans un
mode opératoire qui pourrait se rigi-
difier en protocole et se banaliser en
signature. Elle dit sans doute aussi le
désir d’en réaffirmer, par le déséqui-
libre, la puissance déstabilisatrice qui
force le regard. La série qui donne
son titre à l’exposition Lignine Du-
ress (la lignine est une composante
du bois absente du papier sur lequel
Tillmans tire ses images) n’est ainsi
représentée que par une photogra-
phie, qui plus est placée dans un es-
pace secondaire. Cette image d’arbre
fendu par la tempête est pourtant
décisive.
Figurative et descriptive, elle invite à
ne pas se laisser séduire par l’opti-
calité et la picturalité des grandes abs-
tractions qui occupent seules l’espace
principal de la galerie. Car ces all over
aléatoires de carrés apparemment
noirs et blancs mais en fait subtile-
ment colorés de rouge, bleu et vert,
ne sont pas une actualisation numé-
rique des recherches abstraites dé-
veloppées depuis quinze ans par
Tillmans dans le laboratoire. Ce sont
des photographies prises en 2014,
avec un appareil extrêmement rapide,
dans une chambre d’hôtel de Saint-
Pétersbourg, de l’écran d’une télévi-
sion numérique de la fin des années
1990 recevant un signal analogique.
Entre mauvais réglage et incompati-
bilité, absence de signal ou présence
de parasites, les séries Sendeschluss/
End of Broadcast et Weak Signal of-
frent une image de l’incommunicabi-
lité instaurée par une communication
surabondante.
Commentaire, réalisé avec une tech-
nologie de pointe, sur l’obsolescence
technique et le passage au numé-
rique, ces deux séries confirment que
Tillmans, excellent observateur de son
temps, fait du progrès technique, à la
fois constaté et intégré dans son pro-
cessus de création, un étalon de notre
contemporanéité. Mais sans féti-
chisme ni naïveté, car ce progrès a
ses limites et cet étalon est critique.
À cet égard, Sendeschluss/End of
Broadcast et Weak Signal s’inscrivent
dans la continuité de Neue Welt
(2012), projet majeur dont l’ambition
était de définir les images du « monde
nouveau » que l’artiste voyait se des-
siner sous ses yeux. Passionné par
l’astronomie, il avait notamment rap-
porté, de ses séjours à travers le globe,
des ciels étoilés, des télescopes et,
significativement, dans ce haut lieu
technologique qu’est l’Observatoire
européen austral (ESO), la photogra-
phie d’un écran de contrôle intitulée
sensor flaws & dead pixels (capteur
défectueux et pixels morts). Auto-
destruction de la technique qui n’est
pas sans rappeler celle de la nature.
Étienne Hatt
——
Wolfgang Tillmans’ third exhibition
at Galerie Chantal Crousel will seem
strangely moderate to visitors used
to the simultaneism of his constel-
lations of proliferating images and
heterogeneous subjects, formats
and supports. Here there is simply
an alternation between framed and
unframed prints, corresponding to
two contradictory modes of exis-
tence for images and two different
ways of seeing them, modes whose
opposition has always informed his
work. This restraint may reflect Till-
mans’ desire not to be limited to a
modus operandi that could hypo-
stasize into a protocol or become
a banal signature. No doubt, too, it
expresses a desire to reaffirm the
destabilizing power of this simul-
taneism, which forces the gaze, this
time by means of disequilibrium.
The series after which the exhibi-
tion is named, Lignine Duress (li-
gnin is a part of wood that is absent
from the paper on which Tillmans
prints his images) is represented
Ci-dessus /above:
« Lignine Duress ». 2015
Vue de l’exposition /Exhibition view
Ci-dessous /below: « Lignin duress (b) ».
2014. Impression jet d’encre sur papier,
non encadrée, pinces. 208 x 138 cm
(Court. de l’artiste © Florian Kleinefenn).
Unframed inkjet print on paper, clips
by only one photograph—showing
a tree split by a storm—and what’s
more, this is placed in a secondary
space. But the image is decisive.
Figurative and descriptive, it en-
courages us not to be seduced by
the opticality and pictoriality of the
big abstract pieces that are the sole
occupants of the main space. For
these random all-over works with
squares that seem to be black and
white but are in fact subtly colored
in red, blue and green, are not a
31
reviews
digital actualization of the abstract
experiments made by Tillmans in
the laboratory these last fifteen
years, but photographs of a digital
TV screen from the late 1990s taken
in 2014 with an extremely fast ca-
mera in a hotel room in Saint Pe-
tersburg. The TV was getting an
analogue signal. Showing a badly
adjusted set afflicted by technolo-
gical incompatibility, the absence
of signals and the presence of in-
terference, these two series, Sen-
deschluss/End of Broadcast and
Weak Signal, offer an image of in-
communicability caused by over-
abundant communication.
A commentary on technical obso-
lescence and the transition to the
digital, made with cutting-edge
technology, these two series
confirm that Tillmans, who is an
excellent observer of his times,
takes technological progress, as so-
mething that his work both ob-
serves and assimilates, as a marker
of our contemporaneity. But there
is nothing fetishistic or naïve about
this. In this regard, Sende-
schluss/End of Broadcast and Weak
Signal continued on from Neue
Welt (2012), a major project that
set out to define the images of the
“new world” that the artist saw
taking shape before us. Fascinated
by astronomy, in his travels around
the world he has photographed
starry skies, telescopes and, signi-
ficantly in that great technological
center that is the European Sou-
thern Observatory, a control screen,
with the title sensor flaws & dead
pixels. This self-destruction by tech-
nology echoes that of nature.
Translation, C. Penwarden
32
expositions
PARIS
John Baldessari. Early Work
Galerie Marian Goodman / 28 février - 11 avril 2015
Parallèlement à la présentation de
travaux récents de John Baldes-
sari dans la galerie londonienne,
Marian Goodman montrait à Paris un
choix d’œuvres anciennes du Cali-
fornien qui laissait à penser que le
photoconceptualiste était pris en
tenaille entre la peinture et la
sculpture qu’il s’est employé à dé-
passer : commençant par une des
rares peintures à avoir échappé au
Cremation Project de 1970, Early
Work se terminait par une installa-
tion de 1989 se déployant sur trois
murs. L’exposition soulignait sur-
tout que l’art conceptuel selon Bal-
dessari plonge ses racines dans le
pop art : on prendrait le lettrage
sous-jacent et les emprunts à la
bande-dessinée de Bird #1 (1962)
pour une erreur de jeunesse si la
peinture ne voisinait pas, ici, avec des
travaux conceptuels eux-mêmes
parfois chargés des signes de la
société de consommation (Study
for Econ-O-Wash (Version B) [1966-
67]), rappelant ainsi que les dis-
tinctions entre courants étaient
moins strictes que celles définies par
les historiens. À moins que cela fut
propre à la côte Ouest : on connaît le
mépris du New-Yorkais Joseph
Kosuth pour les « “conceptual” car-
toons » du Californien. Il est ainsi
appréciable qu’une galerie d’art
contemporain s’extraie du flux de la
création et revienne sur l’histoire
de ses artistes. Même si elle se te-
nait quelques années après Pure
Beauty, rétrospective itinérante où
figuraient certaines des œuvres,
l’exposition parisienne était sans
doute plus culturelle que commer-
ciale. On regrettera alors la fai-
blesse de l’accompagnement
textuel. Comme si, dans les galeries,
« pédagogie » était un gros mot. Ce
qui est dommage quand leur niveau
est muséal.
Étienne Hatt
——
Parallel to the presentation of re-
cent works in London, Marian
Goodman–Paris was showing a
selection of older pieces which
made the Californian photo-
conceptualist appear to be
caught between painting and
sculpture and trying to get
beyond them. Starting with one of
the few paintings to have survived
the 1970 Cremation Project, this
show, Early Work, ended with an
installation from 1989 spread
over three walls. The exhibition un-
derscored the fact that Baldes-
sari’s conceptual art is rooted in
Pop. One might take the subja-
cent lettering and the borrowings
from comics in Bird #1 (1962) for
a piece of youthful waywardness,
if it weren’t that the conceptual
works shown next to it are some-
times filled with signs of consumer
society (Study for Econ-O-Wash
(Version B) [1966-67]), also recal-
ling the fact that distinctions bet-
ween currents were less strict
than the ones defined by the his-
torians. Unless, of course, that
was specific to the West Coast.
We know all about Joseph Ko-
suth’s contempt for the Califor-
nian’s “conceptual cartoons.”
Which is why it is nice to see a
contemporary art gallery getting
away from the flux of current
creativity and going back over
the history of its artists. Even
though held a few years after
Pure Beauty, a touring retros-
pective featuring some of the
works, the Parisian exhibition
was no doubt more cultural than
commercial. The weakness of the
accompanying texts is regrettable,
however. As if “didactic” was a
four-letter word in these parts.
That’s a real pity because the art
itself is museum-quality.
Translation, C. Penwarden
PARIS
Gloria Friedmann
Galerie Mitterrand / 10 avril - 23 mai 2015
Ce qui est formidable chez Gloria
Friedmann, c’est l’ardeur avec laquelle
elle se lance dans les chantiers pour
lesquels elle invente ou réinvente des
techniques improbables, tels ces des-
sins au fusain sur toile, de 2013, à la
fois âpres et drôles, ou ces peintures
sous verre (dans la tradition muni-
choise !), de grandes dimensions, qui
réclament un travail très éprouvant
pour un résultat d’aurore boréale.
Mais où elle excelle désormais, c’est
dans la sculpture, parce qu’elle y at-
teint un fantastique très rare dans ce
domaine. La dimension concrète de
la sculpture empêche qu’on y recon-
naisse de purs produits de l’imagi-
naire, quand elle ne les rend pas
ridicules. Or, à chaque nouvelle ex-
position de Gloria Friedmann, on y
croit, bien que par ailleurs, elle se re-
nouvelle beaucoup. Le choix des ma-
tériaux y est pour quelque chose, et
pour cela aussi, elle expérimente. Ici,
les œuvres de la série ProteinSpe-
cies et Everyday Robot, sont réalisés
dans un plâtre de résine immaculé, à
l’aspect velouté, qui déréalise les fi-
gures, comme si le sable qui les
constitue s’apprêtait à se diffuser
dans l’atmosphère. Avec le groupe
de trois personnages lobotomisés et
l’autruche à tête humaine qui se
mange le nez, on retrouve les thèmes
récurrents de l’œuvre : le condition-
À gauche, de haut en bas /
left, from top: John Baldessari.
« Bird #1 ». 1962. Huile sur papier
montée sur carton. 163 x 122 cm.
Oil on paper mounted on board
« Study for Econ-O-Wash (version B) ».
1967. Photo émulsion sur toile, résine.
34 x 34 x 5 cm. Photo emulsion on
canvas with resin (© J. Baldessari)
Ci-dessous/below: Gloria Friedmann.
Vue de l’exposition « Rien ne sera plus
jamais comme après ». 2015.
(© G. Friedmann ; Ph. R. Fanuele).
Exhibition view
nement des êtres, l’hybridation de
l’homme et de l’animal, et surtout,
me semble-t-il, celui de l’enferme-
ment en soi. On éprouve de la com-
passion pour ces monstres fragiles,
si absolument muets.
Catherine Millet
——
The great thing about Gloria Fried-
mann is the intensity with which
she throws herself into projects, for
which she invents or reinvents un-
likely mediums, such as these dra-
wings in charcoal on canvas (2013),
which are both rough and funny,
or these big paintings on glass (in
the best Munich tradition) in which
a lot of hard work produces results
like the aurora borealis.
But where she really excels these
days is in sculpture, because she
achieves a quality of fantasy rarely
found in this field. The concrete na-
ture of sculpture prevents us from
recognizing these works as purely
imaginary, or makes them ridicu-
lous. The thing is, every time Fried-
mann has an exhibition—and
although she changes a great
deal—we believe. The choice of
materials has a lot to do with this,
and here too she experiments. In
this instance, the works in her Pro-
tein Species and Everyday Robot
were made in resin plaster whose
velvety texture makes the figures
seem unreal, as if the sand of which
they are constituted was about to
spread into the air. The group of
three lobotomized figures and the
human-headed ostrich eating its
nose take us back to this artist’s re-
curring themes: conditioning, man-
animal hybrids and, above all, it
seems to me, being locked up in-
side ourselves. We feel compas-
sion for these fragile monsters,
which are so absolutely mute.
Translation, C. Penwarden
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34

l’interview

EVARISTE RICHER
le métronome et la cristallisation
interview par Anaël Pigeat

Empreint à la fois d’une forte dimen-

sion analytique et d’une grande
charge poétique, le travail d’Evariste
Richer évoque le doute par la retenue.
Sélectionné pour le prix Marcel
Duchamp 2014, son travail est actuel-
lement montré au Nouveau Festival
du Centre Pompidou que présente
Michel Gauthier dans ce numéro (jus-
qu’au 20 juillet 2015). Evariste Richer
ouvre également une exposition per-
sonnelle, Selected Works (21 mai-21
juin 2015), à la galerie Untilthen, inau-
gurée ce printemps à Saint-Ouen.

I Evariste Richer entretient un dialogue per-
manent avec l’histoire de l’art. Comme il le dit
lui-même : « Il y a beaucoup d’étalons artis-
tiques qui ont gradué mon regard ». Dans ses
années de formation, à l’école des beaux-arts
de Grenoble puis à Cergy, il a été très marqué
par l’exposition de Gino de Dominicis au
Magasin (1990). Puis il a découvert Piero
Manzoni et l’Arte Povera au Castello de Rivoli
à Turin. Visiteur assidu de la Biennale de
Venise depuis l'adolescence, c’est au Palazzo
Grassi qu’il a vu une première grande expo-
sition sur Marcel Duchamp. L’art conceptuel :
une perspective (1989), au musée d’art
moderne de la Ville de Paris, est aussi pour lui
parmi les découvertes décisives. Dans un tout
autre registre, pendant quinze ans, il a travaillé
sur de nombreux tournages de film, en parti-
cipant à la réalisation des décors. Peut-être
faut-il citer encore, dans son héritage artis-
tique, la figure d’un grand-père, médecin de
campagne en Ardèche, qui pratiquait la photo-
graphie, l’archéologie, la spéléologie, en éco-
« Avalanche II ». 2012. environ 70 000 dés (fragment).
(Production CIAP, île de Vassivière ; Ph. Philippe
De Gobert). Approximately 70 000 dice
logiste avant l’heure, et qui fut à l'origine de la
création du parc national des Cévennes.
Votre Palette du diable (2012), photogra-
phie d’une tranche de météorite qui a la
forme d’une palette de peintre, est-elle une
manière de faire le lien entre le monde pic-
tural que vous avez commencé par ex-
plorer, et celui des objets vers lequel
vous vous êtes ensuite tourné ?
J’ai d’abord pratiqué une peinture gestuelle
dont l’énergie s’inspirait de l’expression-
nisme abstrait. Puis j’ai découvert la vio-
lence sourde de Bruce Nauman, la radicalité
formelle de Donald Judd, la puissance fine
de Blinky Palermo. Par épure je glissais
sans cesse vers le hors-champ, jusqu’à
sortir du cadre et basculer vers l’objet. Il y a
dans mon travail un désir latent de peinture.
Parmi mes maîtres en théorie, Sanejouand
et Gasiorowski ont été très importants pour
moi, dans leur volonté de dépassement de
la peinture. Je possède, comme un ferment
lactique, un petit dessin de « Gasio » de la
série Étant donné l’adorable leurre. Sane-
jouand, dans son premier Charges-objets, a
serré une toile d'un lacet comme pour étran-
gler la peinture. Ils ont eu un rapport cri-
tique au médium, à l’histoire de l’art et au
marché, dans un esprit de remise en ques-
tion permanente, physique et psychique,
qui m’a toujours impressionné. Ce sont des
travaux qui fonctionnent par strates, je les
gratte à la truelle comme un archéologue.
Et en littérature, y a-t-il des textes qui
vous ont marqué récemment ?
J’ai relu Micromégas de Voltaire : deux
géants, l’un venant de l’étoile Sirius, l’autre
des anneaux de Saturne, visitent la terre
apparemment déserte. À l'aide d'un dia-
mant qu’ils utilisent comme microscope,

ils découvrent des humains, des scienti-
fiques avec lesquels ils sympathisent en
parlant de la vie sur terre, de la religion, et de
la guerre, puis ils promettent de leur offrir
un livre qui pense la philosophie autrement
et qui s’appellerait le Livre du bout des
choses, ce sera finalement un livre vierge. Le
livre essentiel reste à écrire.
Quand vous parlez de livres, votre vocabu-
laire est très minéral. Pour la Bibliothèque
d’artiste (2013) que vous avez installée au
Palais de Tokyo, vous avez fait une biblio-
thèque de pierres : la Collection de miné-
raux de l'abbé René Just Haüy.
C’est vrai, le livre n’était pas là, sauf l’ef-
feuillement de l’inventaire des pierres de
l’abbé René Just Haüy, père de la cristallo-
graphie : une collection de cailloux. Au milieu
de l’exposition, une pièce mettait en relation
une kimberlite qui vient des entrailles de la
terre et une météorite qui vient du plus pro-
fond du cosmos : deux fragments se com-
plétant comme des serre-livres. L’espace
entre les deux révélait un livre absent, un es-
pace infra mince entre deux extrêmes spa-
tio-temporels, où mon travail se développe.
PIERRES ET CLIMATS
Les pierres, que vous utilisez souvent, sont
des mondes en miniatures qui ont un rap-
port à la mémoire, à l’archéologie, mais
aussi à l’étincelle. Dans l’exposition
Roc (1), et au Prix Marcel Duchamp, vous
présentiez une pièce qui rassemblait tous
les éléments nécessaires pour faire du feu.
Ce qui me fascine dans cette nature lente, au
sein de ce « monopole silencieux », que l’on
coupe une pierre en deux ou qu’on l’ob-
serve dans son volume, c’est le contenu
artistique au repos qui y réside. La charge de
ces cailloux m’accompagne et me force à
l’humilité. Roger Caillois parle de la gravure
de Dürer, Melancholia 1, où on voit Dürer
acheter une agate. Son œuvre se cristallise
par l’observation de cette pierre. Cela fait
35
interview
aussi relativiser l’art lui-même. L’homo erec-
tus a inventé le feu en percutant un silex
contre une marcassite sur de la poudre
d’amadou, ce qui enflamme le foin sec.
Dans l’Amadou, le foin, le silex et la mar-
cassite (2014), c’est l’idée de la création
qui m’intéressait, un rapport brut et fulgurant
entre les matériaux pour générer du méta-
sens par collision.
Vous avez souvent tenté de fabriquer des
machines à produire des phénomènes
météorologiques. Comment envisagez-
vous dans votre travail cette présence des
éléments qui a trait au romantisme, au
sublime, et à une certaine abstraction ?
J’aime me confronter au cliquetis du monde.
Récemment lors d’une résidence avec le
Parvis de Tarbes, j’ai passé quelque temps à
l’observatoire du Pic du midi en position d’ob-
servation au cœur d’une météo tourmentée,
j’ai reproduit les relevés météos des fronts
chauds et des fronts froids, selon la charte
météorologique de l’International New York
Times qui couvre l’Europe ; je vais faire graver
dans le marbre pour l’éternité une série de
ces phénomènes d’un jour.
Dans Ellipse / Éclipse (2010), il est aussi ques-
tion de fulgurance de la pensée et de la vision :
ces sculptures, grands disques qui reflètent
la lumière, jouent avec le soleil et révèlent
l’environnement en faisant basculer le re-
gard du spectateur dans le hors-champ. C’est
un peu comme la sculpture Blow Up (2003),
une balle de tennis retournée qui est aussi une
référence au Socle du monde (1961) de
Manzoni : j’ai enfermé le monde dans une
petite balle de tennis en la retournant sur
elle-même. Et puis dans le Rayon vert (2005),
néon qui s’allume deux secondes par jour a
l’heure du coucher du soleil en temps uni-
versel, il y a aussi cette apparition crépitante
et fugace, c’est l’étincelle de la pensée, un
moment d’éblouissement que je distille.
Avec les Équivalents (2006), vous vous
faites observateur du réel et fabriquant
d’un journal céleste.
En retournant et en encollant des affiches de
publicité de standard « 4 x 3 » au mur, je ré-
vèle les bleus qui sont imprimés au dos des
images pour éviter les retours fantômes.
J’amorce un nuancier de bleus et de gris in-
fini. C’est toute la richesse contenue dans la
fertile sécheresse du minimalisme américain,
et une ouverture sur le ciel qui renvoie à un
inventaire des nuages, et à leur renouvelle-
ment sempiternel.
36
l’interview
SCIENCE ET MESURE MÉTRIQUES
Comme Marcel Duchamp avec ses 3
Stoppages-étalon (1913), ou Walter De
Maria avec son Broken Kilometer (1979),
vous vous êtes créé des systèmes de
mesure personnels. Votre usage de la
science n’est jamais de l’ordre de l’illus-
tration ni de l’esthétisation.
Ce qui m’intéresse dans le processus de
recherche scientifique c’est l’épuisement
du sujet : de la « dissection » de l’atome à la
fouille de l’énergie noire à l’aveugle, les
scientifiques observent, mesurent, quadril-
lent les phénomènes par la mise au carreau
et l’établissement de nomenclature de tous
les possibles. On a l’intuition en commun et,
souvent, ils comprennent très vite ce qui se
passe dans le processus artistique. Étu-
diant, j’ai agrandi en photo un mètre à ma
taille (le Mètre, 1994). Ce geste paradig-
matique, cette volonté d’élasticiser l’éta-
lon, de mettre en faillite l’idée de norme, était
une sorte d’héritage situationniste, un désir
de mesurer d’autres dimensions. Ensuite, j’ai
décliné ce geste de distorsion, réelle ou
conceptuelle, dans une tentative de redéfi-
nition permanente du réel et de mes propres
outils. Le Mètre de mémoire (2003) est
« L’horloge ». 2012. Plateau de manège
Diam : 7, 50 m. Vue de l’exposition « Substrat »,
CIAP, île de Vassivière. (Ph. A. Mole).
Merry-go-round platform
l’étalon du souvenir d’un monde ; le Mètre
vierge (2004) perd son référent et évoque
peut être les perceptions sans repères que
l’on peut avoir sur la banquise en plein white
out, ou dans un désert, pris dans une tempête
de sable, expérience de l’infini, des angles
morts de la vie. En revanche, Black Balance
est une pièce plus politique. Ce niveau à
bulle rectifié cristallise les problématiques de
l’anthropocène qui mettent en cause la
ponction sans répit des ressources natu-
relles de la terre par l’homme, et qui redé-
finiraient notre époque à l’échelle du temps
géologique. L’œuvre mesure la stabilité de
notre horizon grâce à du Girassol, un pé-
trole angolais chargé d’une violence qu’on a
tendance à oublier sous nos latitudes. Une
expression angolaise dit : « une goutte de pé-
trole extraite, une goutte de sang versé ».
L’Œil du perroquet (2008), qui indique
l’horizon dans un avion, devient chez
vous un instrument de mesure qui perd le
nord – un peu comme les boussoles de-
vant le Mur magnétique - 4 e dimension
(1961-72) de Takis que l’on a vu récem-
ment au Palais de Tokyo.
Cet horizon artificiel tournoyant sur lui-
même simule une chute sans fin, comme la
Médéorite (2008), une météorite percée
comme un dé à jouer et suspendue dans sa
descente vers la Terre. Ces moments sug-
gèrent l’idée d’un dénouement potentielle-
ment tragique. Parmi ces dérèglements, il y
a aussi le Lingot mort (2007), un lingot d’or
qui a perdu sa valeur parce qu’un plomb y a
été tiré : c’est une alchimie inversée,
comme une faute de frappe, une dyslexie de
l’harmonie. Actuellement, je travaille à ren-
dre un métronome fou.
LES DÉS ET LE JEU
Certaines de vos œuvres sont consti-
tuées de dés, qui sont souvent comme des
étalons, associés aux météores et aux
nuages. Viennent-ils plutôt de Mallarmé
ou de Robert Filliou ?
Plutôt de Filiou, sans perdant ni gagnant. Le
dé est un outil de travail qui m’aide parfois à
faire des choix. J’ai découvert le poème de
Mallarmé, à travers le prisme du travail de
Marcel Broodthaers qui avait fait basculer Un
coup de dé jamais n’abolira le hasard dans
l’abstraction en le maculant d’encre. Quelque
chose d’une mélancolie sombre et douce me
revient et ces mots facettés aux angles
multiples ont transformé le hasard en une har-
monieuse forme quartzique. C’est un beau
caillou qui vient de loin, ce poème.
Dans le Nouveau Festival, ma pièce,
Avalanche 2 (2012) est justement visible dans
l’espace mallarméen. Elle consiste en 70 000
dés environ, posés au sol et répartis en six
valeurs de gris, qui font apparaître, par pixelli-
sation, l’image d’une avalanche de neige en
haute montagne. Le moment est en suspens.

J’ai temporairement mis le hasard en faillite en
tentant de l’abolir. Les dés, météores maîtri-
sées, tombés sur leurs bonnes faces, ne sont
pas fixés les uns aux autres, se transforment
en flocons et s‘étendent au sol en poudreuse
scintillante.
Cumulonimbus capillatus incus (2008) porte
le nom d’un nuage à tête d’enclume chargé
d’orage et de grêle, le plus inquiétant de tous.
La pièce est un cube composé de 8 000 dés
à jouer multicolores, et elle a le poids moyen
d’un homme. Elle incarne l’idée de pseudo-
morphose qui m’intéresse particulièrement
en minéralogie : au bout de plusieurs millions
d’années, le bois se fait pierre, un minéral en
devient un autre tout en conservant la forme
de celui qu’il remplace. Cette œuvre est un
homme qui se transforme en vapeur…
Justement, n’y a-t-il pas aussi dans les dés
quelque chose du fantôme, avec le Dé
vierge (2000) par exemple, ou bien avec
le Grêlon (2008) dont la géométrie cu-
bique prend la forme d’un nuage ?
Oui, le fantôme est souvent présent de ma-
nière diffuse dans mon travail. Peut-être
qu’il y a quelqu’un dans le dé ou qu’il ren-
ferme un geste fantôme en boucle ? Les
dés ont des faces bosselées comme du
braille que quelqu’un peut lire de l’intérieur ;
ce serait une autre manière de suspendre ou
de surprendre le hasard.
Y a-t-il dans ces pièces quelque chose
de l’ordre, de la suite, de la série ?
Il y a dans mon travail, une concaténation, une
mise en chaîne des matériaux et des su-
jets. La suite mathématique est peut-être là :
dans l’enchaînement d’un matériau à un
autre. Chaque pièce en induit une autre.
Dans la construction d’un dégradé ou d’une
gradation du sens, quelque chose qui a à voir
avec l’expansion permanente en tout cas.
Vous utilisez souvent des instruments de
jeu, des boules de bowling et des cartes
à jouer qui, dans Météorologie (2006),
sont associées à des phénomènes mé-
téorologiques.
On retrouve les trames qui sont au dos des
cartes à jouer dans les trames météo qui re-
présentent le temps qu’il fait, ou même
dans les figures de Widmanstaetten que
l’on découvre dans les coupes de météorites
ferreuses. Une abstraction qui se révèle
aussi dans les cristallisations de mes mica-
chromes.
On revient à l’idée de concaténation dyna-
misée : c’est le vortex de l’atelier. L’idée du
jeu est aussi une métaphore de la société :
il y a des cartes à jouer chinoises anciennes
qui ont eu valeur de monnaie d’échange,
et qui représentaient en même temps la
somme de toutes les constellations. Ce
sont des représentations de systèmes, de
« Cinéma ». 2006. Boule de rubans adhésifs, moteur.
45 kg. Diam. 45 cm. (Coll. Daniel Bosser ; Ph. A. Mole).
Ball of various adhesive tapes, motor
hiérarchies, de pouvoir. Le jeu cristallise
des problématiques sociétales. Dans une
autre pièce, j’ai reproduit des billets de la lo-
terie de New York dont j’ai retiré les chiffres
et les mots qui les recouvraient en ne gardant
que grilles et couleurs, je les ai agrandis et
imprimés sur papier. Cela renvoie à l’orga-
nisation d’une cité, ou d’une garnison
comme chez Machiavel : on joue à la guerre
comme avec des pions. Le slogan publicitaire
de l’un des jeux de cette loterie new yorkaise,
Cash for life, est : « Watch Green Appear
Out Of The Blue ». J’en ai fait un néon qui re-
prend les Five words in orange neon (1965)
de Joseph Kosuth : « Green » est en néon
vert, « Blue » en néon bleu. Le message in-
carnant une économie magique et illusion-
niste, une fois décontextualisé, parle aussi
de la perception d’un paysage, ou des spec-
tres lumineux d’exoplanètes qui pointent
aux limites de l’univers. Je joue aussi avec
les échelles en manipulant des boules de
bowling pour leur puissance plastique et
leur aspect de planètes érodées.
PHOTOGRAPHIE ET NARRATION
Les instants suspendus que vous montrez
avec des dés évoquent aussi l’instant
photographique. Or vous vous êtes inté-
ressé de près à des techniques anciennes
de photographie.
C’est aussi la chimie du sens qui opère dans
cette direction de recherche. Dans les années
1960, pour fertiliser les territoires arides
dans certaines parties du monde, des scien-
tifiques ont tenté de fabriquer artificielle-
ment des nuages pour faire pleuvoir en
envoyant du iodure d’argent dans le ciel,
une manière de modifier le temps. La tech-
nique d’ensemencement des nuages a évo-
lué ; elle est toujours pratiquée pour lutter
contre le désastre de la grêle sur les re-
coltes. Les molécules de iodure d’argent
37
interview
se confondant avec les molécules de
glaces, le processus de grêlification s’ac-
célère. Daguerre a sensibilisé ses plaques
au iodure d’argent pour faire apparaître les
images. J’ai réapprivoisé les techniques de
Daguerre en les apprenant. Dans une tau-
tologie conceptuelle, par effet de miroir, j’ai
fait des daguerréotypes de nuages chargés
au iodure d’argent.
Les cyanotypes m’ont été dictés par le sujet
même. La Grêle (2012) est un inventaire
d’images bleutées de grêlons tombés du ciel
et récoltés sur internet, que j’ai toutes mises
au même format comme un herbier éphé-
mère, une collection fantôme. J’ai aussi utilisé
le cibachrome, papier photo au devenir ob-
solète, stratifié comme en géologie pour la série
des Micachromes : le mica se compose de
feuilles que je mets dans l’agrandisseur
comme des diapositives préhistoriques.
Ce sont les sujets qui déterminent les mé-
diums que j’utilise. Et puis My Ultra Violet #2
(2014) est un hommage au Point de vue du
Gras (1826) de Nicéphore Niépce réalisé
sur papier diazo, dit blue print. C’est une
empreinte de la baie vitrée ensoleillée de mon
atelier, à échelle un, sur un support prévu pour
reproduire des plans d’architectes à échelle
réduite ; c’était un dépassement de l’hélio-
graphie. J’effeuille l’histoire de la photo-
graphie comme un arpenteur, par vérification
et triangulation.
En plus de sa dimension conceptuelle,
vous introduisez souvent dans votre tra-
vail des possibilités de narration qui ont
trait au souvenir et à la mémoire.
En dressant à la verticale, le plateau de ma-
nège qui constitue l’Horloge (2012), il devient
« amnésique », il ne garde de sa propre his-
toire que la poussière que j’ai préservé sur
sa surface et laissée visible.Sa géometrie res-
semble à une construction cristallogra-
phique, et devient un soleil pétrifié. Il prend
cette dimension d’un temps irréversible.
Quant à Cinéma (2006), ce sont des scotch
de repérages que j’ai récoltés sur des tour-
nages et assemblés en une pelote, qui se sont
sédimentés dans un temps géologique, à
l’échelle du temps pendant lequel j’ai travaillé
dans le cinéma. C’est une concrétion, un
bézoard de géant, une planète en devenir.
Autres exemples, le Monde maculé (2004) et
le Monde immaculé (2004) : les pages du
journal sont « monochromisées », l’un s’as-
sombrit et l’autre tend vers le blanc. Cela
donne l’idée d’une vidange de l’information,
une purge de l’œil, une désaliénation du re-
gard. C’est le passage du jour et de la nuit au
tempo du métronome. I
(1) Galerie du Jour, 2015. Commissaire Hugues Reip.
Toutes les images, courtesy galeries Meessen de Clercq,
Schleicher + Lange, Untilthen
38
l’interview
Evariste Richer Metronome and Crystallization
Marked by a powerfully analytical dimen-
sion and at the same time highly poetic, the
work of Evariste Richer conveys doubt by
what it leaves unsaid. Selected at the 2014
Prix Marcel Duchamp, his work is currently
on view at the Nouveau Festival du Centre
Pompidou (through July 20, 2015) and in a
solo show, Selected Works, at the newly
opened Untilthen gallery in Paris (May 21-
June 31, 2015).
——
Evariste Richer maintains a permanent
dialogue with art history. As he says, “My
eye has been calibrated by many artistic
standards.” In 1990, during his studies
(first at the École des Beaux-arts in Gre-
noble and then in Cergy), he was very in-
fluenced by the Gino de Dominicis
exhibition at Le Magasin. Then he disco-
vered Piero Manzoni and Arte Povera at the
Castello de Rivoli in Turin. An assiduous
visitor to the Venice Biennale since he
was a teenager, the first time he saw a
major Marcel Duchamp exhibition was at
the Palazzo Grassi. Another decisive mo-
ment in his training was provided by L’art
conceptuel : une perspective (1989) at the
Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris.
For fifteen years he also worked on a
number of films as a set designer. Yet a
third layer in his development was the
figure of his grandfather, a country doctor
in the Ardèche region, who also practiced
photography, archeology and spelunking.
A pioneer in environmental advocacy, he
was behind the establishment of the Parc
National des Cévennes.
Was your Palette du diable (2012), a meteorite
slice shaped like a painter’s palette, a way to
connect the visual arts world you explored at first
and the world of objects you later turned to?
At first I did a kind of energetic action pain-
ting inspired by Abstract Expressionism.
Then I came across the hidden violence of
Bruce Nauman, Donald Judd’s radical for-
malism and the subtle power of Blinky Pa-
lermo. By a process of elimination I was
sliding out of frame until I finally abando-
ned the frame altogether and shifted to
objects. Still, there is a latent desire for
painting in my work. Among my masters,
Sanejouand and Gasiorowski were very
important for me because of their deter-
mination to go beyond painting. I own, as
if it were a piece of starter yogurt culture, a
small drawing by Gasio from the series
Étant donné l’adorable leurre. Sanejouand,
in his first Charges-objets, tied up a canvas
with a shoelace as if strangling the painting.
These artists had a critical relationship
with the medium, the history of art, and the
market. I’ve always been impressed by
their spirit of constantly questioning things
physically and psychologically. For me,
their work is like layered strata. I scrape it
with a trowel like an archeologist.
And in literature, are there texts that particularly
marked you lately?
For example, I recently reread Voltaire’s
Micromégas, where two giants, one from
the star Sirius and the other from the rings
of Saturn, visit an apparently unpopula-
ted Earth. Using a diamond as a micro-
scope these discover human beings,
including scientists with whom they
become friends, talking about life on Earth,
religion, and war. They promise the scien-
tists a book that offers a totally different ap-
proach to philosophy, called The Book of the
End of Things, but it turns out to be nothing
but blank pages. That crucial book remains
unwritten.
You use a very mineralogical vocabulary
when you talk about books. For La Biblio-
thèque d’artiste (2013) you installed at the
Palais de Tokyo, you made a bookcase full of
stones called Collection de minéraux de
l'abbé René Just Haüy.
It’s true, the book wasn’t really there. It
was just a rock collection, kind of like leafing
through the pages of the inventory of
stones written by the abbot René Just
Haüy, the father of crystallography. A
piece in the middle of the exhibition juxta-
posed a kimberlite, an igneous rock pro-
duced in the bowels of the Earth, and a
meteorite from the depths of space, two
fragments that complement each other like
bookends. The space between the two
revealed an absent book, a thin space bet-
ween two extremes—and that’s where my
work is located.
STONES AND CLIMATES
The stones you often use are miniature
worlds that seem to have some connection
with memory, archeology and sparks. In the
group show Roc (1) and at the Prix Marcel
Duchamp exhibition, you presented a piece
that brought together all the necessary
elements for making a fire.

What fascinates me about this kind of
“slow life” taken from nature’s “silent mo-
nopoly” is that whether you cut a stone in
half or look at the whole thing, there is an
artistic content at rest in it. When I think
about the freightedness of these stones I am
humbled. Roger Caillois writes about a
Dürer engraving, Melancholia 1, where we
see Dürer buy an agate. His work is crys-
tallized in the observation of this stone.
That puts art into context. Homo erectus dis-
covered how to make a fire by striking a
marcasite with a flint over tinder that in turn
set fire to dried hay. My L’Amadou, le foin,
le silex et la marcassite (2014) is about the
idea of creation, a direct, fleeting rela-
tionship between materials, a collision that
generates meta-meaning.
You’ve often tried to make machines that
produce meteorological phenomena. How
do you see the presence in your work of ele-
ments associated with romanticism, the su-
blime and a kind of abstraction?
I like to deal with the world’s clinking.
Recently, during a residence at the Parvis in
Tarbes, I spent some time at the Pic du Midi
observatory during some very bad weather.
I reproduced data on warm and cold fronts
taken from a meteorological chart of Europe
I found in the The International New York
Times. I’m going to have a series of these
daily reports on ephemeral phenomena
engraved in marble for all eternity.
In my Ellipse/Éclipse (2010), I also addressed
the fugacity of thought and vision. These
sculptures, large light-reflecting disks, play
with sunlight and reveal the surrounding
environment by shifting the viewer’s gaze out
of frame. Somewhat similarly, the sculpture
Blow Up (2003), a tennis ball turned inside
out, is also a reference to Manzoni’s Base of
the World (1961). I enclosed the world in a lit-
tle tennis ball and turned it inside out. Le
Rayon vert (2005), a neon which lights up for
two seconds every day at sunset (Universal
Time), is also about a sudden, evanescent
crackling. It’s the spark of thought, a dazzling
moment that I try to distil.
With Les Équivalents (2006), you become an
observer of the real and create a journal of the
heavens.
Page de gauche /page left: « My Ultraviolet 2 ». 2014.
Diazo paper. 300 x 800 cm. Vue d’installation prix
Marcel Duchamp, Fiac 2014. (Ph. T. Merret)
Cette page, de haut en bas /this page /from top:
La collection de minéraux de l’abbé René Just Haüy
(détail). 2013. 134 photographies couleur.
70 x 80 cm chacune. Color photographs
« Le Grêlon noir ». 2008. Moteur, variateur, dé à jouer
(© A. Morin). Motor, variator, dice
« Les Micachromes » (détail). 2012. 11 photographies
cibachrome. 162 x 120 cm chacune. Ph. A. Mole)
39
interview
By turning over standard sized advertising
posters (4 x 3) and pasting them on a wall,
I reveal the blue that’s printed on the back
to avoid see-through images. I’m starting to
make a color chart of infinite shades of
blues and grays. I see it as a tribute to Carl
Andre, who was in turn referencing Stieglitz.
It’s about the richness contained in the fer-
tile dryness of American Minimalism, and
an opening to the sky that refers to an in-
ventory of clouds and their eternal renewal.
SCIENCE AND METRICS
Like Marcel Duchamp’s Three Standard Stop-
pages (1913) and Walter De Maria’s Broken
Kilometer (1979), you’ve created your own per-
sonal systems of measurement. Your use of
science has nothing to do with illustration
or aesthetization.
What interests me about the process of
scientific research is the exhaustion of a sub-
ject. From nuclear fission to the random
search for dark energy, scientists observe,
measure and cross-rule phenomena by
scaling up and establishing a nomenclature
of all possibilities. Scientists and artists
share a common intuitive sense, and often
scientists very quickly get what’s going on
in the process of art. When I was a stu-
dent I blew up a photo of a ruler to my
own size (Le Mètre, 1994). This paradigmatic
act, seeking to relativize size standards, to
destabilize the idea of norms, came from the
influence of Situationism and its desire to
measure things in new, other dimensions.
After that I did variations on the concept of
distortion, whether real or conceptual,
constantly trying to redefine reality and
my own tools. Le Mètre de mémoire (2003)
is a metric to measure the memory of a
world; Le Mètre vierge (2004) is a metric that
loses its referent and refers, perhaps, to si-
tuations where we become totally diso-
riented, such as on an ice field during a
white-out or in a desert during a sands-
torm, experiences of the infinite, of the
blind spots of perception.
In contrast, Black Balance is a more politi-
cal piece. The rectified spirit level crystallizes
the problematic of the anthropocene, with
man’s constant extraction of natural re-
sources from the earth, redefining our age
on the scale of geological time. The work
measures the stability of our ideal horizon
thanks to Girassol, a crude oil produced in
Angola infused with a violence that we in the
global North tend to forget about. Angolans
have an expression: “For every drop of oil
produced a drop of blood is shed.”
In your L’Oeil du perroquet (2008), an aviation
altitude indicator (a pilot’s instrument for in-
dicating the horizon) becomes a gauge that
loses its bearings, something like the com-
passes in front of Takis’s Le Mur magnétique
40
l’interview
- 4e dimension (1961-72) recently seen at the
Palais de Tokyo.
This artificial rotating horizon simulates
an endless fall, similar to Médéorite (2008),
a meteorite with holes in it like the markings
on a dice, suspended in its fall to earth.
These are moments that suggest a poten-
tially tragic dénouement. Another of these
disorders is Le Lingot mort (2007), a gold bar
that has been ruined by a bullet shot into it.
This is reverse alchemy, like a typo, a dys-
lexic harmony. At the moment I’m wor-
king on a mad metronome.
DICE AND GAMES
Some of your pieces contain dice, often ser-
ving as metrics, and associated with me-
De haut en bas /from top:
« La grêle (détail) ». 2012. 1 600 cyanotypes.
(Ph. A. Mole). “Hail” (detail)
« L’Amadou, le foin, le silex et la marcassite ».
2014. Divers matériaux. 22,5 x 100 x 33 cm.
(© P. Chancel). ”Tinder, hay, flint and marcassite”
teors and clouds. Do they come from Mallarmé
or Robert Filliou?
Filiou, actually, although this is a win-win si-
tuation. I use dice as a tool in my work, as a
way to make choices. I found the Mallarmé
poem thanks to Marcel Broodthaers, who
turned “A Throw of the Dice Will Never Abo-
lish Chance” into an abstraction by staining
it with ink. There’s something melancholic,
softly somber, about it, and those words
shaped like multifaceted dice turn chance into
a harmonious quartzitic form. The poem is a
beautiful stone that has come from far away.
My piece Avalanche 2 (2012) at the Nouveau
Festival can be seen in Mallarméan space.
It consists of approximately 70,000 dice
lying on the floor, arranged according to six
shades of gray to produce, as if through
pixelation, the image of a snow avalanche
high in the mountains. This is another sus-
pended moment. I destabilized chance,
temporarily, trying to abolish it. The dice,
tamed meteorites fallen the right side up, are
not fastened to one another. They become
snowflakes, glistening powered snow
spreading out on the floor.
Cumulonimbus capillatus incus (2008) is
named after an anvil-shaped hailstorm
cloud, the most menacing storm head. The
piece is a cube made up of 8,000 multico-
lored dice, and its total weight is that of a
man. It’s an embodiment of the idea of
pseudomorphosis, a mineralogical phe-
nomenon I find particularly interesting.
After several million years a piece of wood
becomes stone, a mineral, something totally
different, even though it retains the same
shape. This piece is a man who’s transfor-
med into vapor.
Isn’t there also something ghostlike about
your dice, your Le Dé vierge (2000), for exam-
ple, or Le Grêlon (2008), whose cubic geometry
takes the form of a cloud?
Yes, ghosts are often vaguely present in my
work. Maybe there is someone inside the
dice, or maybe the dice contains an en-
dlessly looped phantom gesture? Dice
have indented faces, like Braille print that
someone could read from the inside. That
would be another way of suspending or
surprising chance.
Can these pieces be said to be in order, a
series or a suite?
There’s a concatenation in my work, a se-
quence of materials and subjects. Maybe the
relationship between different materials
is like sequences in mathematics. Each
piece induces another. Whether it’s the
construction of a gradation of colors or
meanings, it has to do with continuous
expansion.
You often use game elements, like bowling
balls and playing cards. In Météorologie
(2006), the latter are associated with me-
teorological phenomena.
The patterns found on the back of playing
cards can also be seen in weather reports,
and the Widmanstaetten patterns that can
be seen in cross sections of ferrous me-
teorites. This same abstraction is also visible
in the crystallizations in my micachromes.
That brings us back to the idea of dynamic

Ci-dessus/above: « La palette du diable ». 2012. C-print.
102 x 127 cm. (Coll. Frac Aquitaine). “Devil’s Palette”
Ci-dessous/below: « Météorologie n°1 ». 2006.
Série de 54 sérigraphies. Set of 54 silksceen prints
concatenation: the atelier as vortex. The
concept of games is also a metaphor for so-
ciety. There are ancient Chinese playing
cards that can be used as a kind of cur-
rency, while at the same time they also re-
present all the constellations. They are
representations of systems of hierarchy
and power. Games crystallize social issues.
In another piece, I reproduced New York
State lottery tickets, eliminating the num-
bers and words that cover them and leaving
only the patterns and colors. Then I blew
them up and printed them on paper. The re-
sult is a reference to the organization of a
city, or a garrison, as Machiavelli envisaged
it, war seen as a game like chess. The slo-
gan of one of those lottery games, called
Cash for Life, is, “Watch Green Appear Out
of The Blue.” I had it made into a neon
sign revisiting Joseph Kosuth’s Five Words
in Orange Neon (1965), with the word
“green” in green neon and the word
“blue” in blue neon. The message embodies
a magic, illusionist political economy,
which when decontextualized also refers to
our perception of a landscape or the lumi-
nous specters of exoplanets that indicate the
limits of the universe. I also play with
scales, using bowling balls because of
their visual power and the way they look like
eroded planets.
PHOTOGRAPHY AND NARRATION
The suspended moments you illustrate with
dice are also the instant captured in a photo.
Furthermore, you’re interested in old-
fashioned photography techniques.
There’s also a chemistry of meaning at work
in this line of research. Trying to figure out
how to make some of the world’s dry
regions more fertile by modifying the wea-
ther, during the 1960s scientists tried to
create artificial rain clouds by shooting sil-
ver iodide into the sky. Cloud-seeding tech-
nology has become more developed since
then; it’s still used to precipitate hail before it
can ruin crop harvests. The silver iodide
molecules combine with the ice molecules
so that hailstones are formed more quickly.
Daguerre used silver iodide to make light-
sensitive plates could capture images. I
borrowed and modified his technique. To
create a conceptual tautology, a kind of
mirror effect, I made daguerreotypes of
clouds charged with silver iodide.
My use of cyanotypes was a natural choice
for this subject. La Grêle (2012) is an
inventory of bluish images of fallen
hailstones I found on the Web. I printed
them all in the same format, like an ephe-
meral herb book, a phantom collection. I
also used Cibachrome, a photo printing
technique that’s becoming obsolete, with
geological-like stratifications, for the Mi-
cachromes series. Mica is made up of
leaves that I enlarge like prehistoric slides.
The subject determines the medium. My
Ultra Violet #2 (2014) is a tribute to Nicé-
phore Niépce’s View of Gras (1826) printed
on diazo paper. It’s a full-scale imprint of the
sun-filled bay window in my studio on
paper designed for reduced-scale archi-
tectural plans—a step beyond heliogra-
phy. I go through the history of
photography like a surveyor, by means of
triangulation and verification.
In addition to its conceptual dimension, in
your work you often introduce narrative pos-
sibilities related to memory.
When stood up vertically, the merry-go-
round platform that constitutes L’Horloge
(2012) becomes “amnesiac,” retaining
nothing of its own history but the dust I kept
on its surface and left visible. Its geometry is
like a crystalline construction and becomes
41
interview
petrified sunlight. It takes on the dimension
of irreversible time. As for Cinéma (2006),
these are pieces of tape used for stage
spikes that I found on movie sets and rolled
into a ball, the kind of ball produced by sedi-
mentation over a geological timeframe. In
this case it represents the time period when
I worked in movies. It’s a concretion, a kind
of giant bezoar, a planet being born. To give
other examples, in Le Monde maculé et le
Monde immaculé (2004), I turned pages of
that newspaper into monochromes, darke-
ning one and making the other almost white.
The idea is to drain off accumulated infor-
mation—a purging of the eye, unalienating
the gaze. It’s the transition from day to night,
twilight, to the beat of a metronome. I
Translation, L-S Torgoff
(1) Galerie du Jour, 2015. Curator Hugues Reip.
Evariste Richer
Né en 1969 à Montpellier
Vit et travaille à Paris
Expositions personnelles récentes
2012 Substrat, Centre international d’art
et du paysage Île de Vassivière, Beaumont-du-Lac
Atlas Ellipticalis, Schleicher+Lange, Berlin ;
2013 Le Grand Elastique, Palais de Tokyo, Paris
Continuum, Meessen De Clercq, Bruxelles
2015 Selected Works, galerie Untilthen, Saint-Ouen
Expositions de groupe récentes
2015 Nouveau Festival, Centre Pompidou, Paris
Re-Corbusier dans l’art contemporain,
Maison La Roche, Fondation Le Corbusier, Paris ;
Art et Archéologie. Les narrations de l’absence,
Musée d’Aquitaine, Bordeaux - FRAC Aquitaine ; Les
motifs du savoir, Mains d’œuvres, Saint Ouen ; Roc,
galerie du jour agnès b., Paris ; Eppur si muove,
Mudam, Luxembourg
42

centre Pompidou

LE NOUVEAU
FESTIVAL beauté du jeu
interview de Michel Gauthier par Éric Loret

Exposition, performances, ateliers,

programmation « vidéodanse » : tour
d’horizon des rapports aussi évi-
dents que complexes entre pra-
tiques artistiques et ludiques avec
Michel Gauthier, conservateur au
Musée national d’art moderne, qui a
élaboré en compagnie de Cyril Jarton,
critique et professeur, la sixième édi-
tion du Nouveau Festival sur le
thème de la « beauté du jeu ».

I Art et jeu sont intimement liés dans une

certaine tradition esthétique. Quels choix
avez-vous opérés, comment les avez-
vous démêlés ?
Nous travaillions avec Cyril Jarton à un pro-
jet d’exposition historique sur les relations
entre art et jeu depuis les Arts incohérents,
à la fin du 19e siècle, quand on nous a proposé
ce thème du jeu pour le Nouveau Festival.
Nous avons essayé de prendre des points
d’entrée différents, sans être exhaustifs,
et aussi une perspective contemporaine.
Nous avons aussi voulu favoriser l’interac-
tivité, exposer des pièces qui généraient
d’elles-mêmes des formes d’animation plu-
tôt que proposer un parcours historique.

La réactivation des jeux Fluxus est une

partie importante de l’événement. Cette
renaissance a-t-elle été aisée ?
Cela a demandé un an de recherches. On ne
savait pas toujours exactement ce qu’il y avait
dans les boîtes, on avait des photographies,
mais on est allé les voir, en France, en Alle-
magne, pour les détailler. Pour certains jeux,
il a fallu réaliser un travail d’enquête pour éta-
blir les règles. Mais parfois aussi ces jeux sont
des antijeux : ils sont faits pour ne pas être
joués, ce qui a parfois compliqué la tâche.
Chez les artistes Fluxus, la modalité du jeu
est la solution principale pour rendre une
œuvre interactive, mais cela les gêne qu’il y
ait un gagnant et un perdant. Un certain
nombre trafique donc les règles. Il s’agit
de ne pas ériger le jeu en valeur suprême ni
en puissance qui sauverait l’art et la so-
ciété : rendons les jeux impossibles à jouer.

Esther Ferrer. « Mallarmé révisé ». 1988-89 / 1992

(© P. Migeat / Centre Pompidou). “Mallarmé Revised”

C’est aussi ce qu’on a voulu faire avec Julien
Prévieux en proposant un « musée du bug »,
de la défaillance, du ratage. Montrer que le
jeu est une valeur susceptible d’être jouée,
critiquée, remise en cause.
Moins évidente est la présence d’un pro-
gramme de performances stand up, dont
le lien avec le jeu semble plus ténu…
Le jeu, ce sont certes les règles, mais aussi
le rire, avec entre autres le déguisement. Bien
avant Dada, la relation entre art et jeu se noue
peut-être pour les avant-gardes à Paris à la
fin du 19 e siècle, dans les cabarets comme
le Chat Noir, où la figure la plus célèbre des
« décadents » et des « fumistes » est Al-
phonse Allais. Duchamp a été très proche de
ce monde : on sait ce que lui doit la mous-
tache de sa Joconde. À cette époque et
même longtemps après, la relation entre
jeu et art est intolérable pour les musées : rire
et jeu sont donc un moyen de prendre dis-
tance avec les règles du grand art, du bel art,
une façon d’en dégonfler la baudruche.
C’est le lien entre ce cabaret et le stand up
qui nous intéresse, ce dernier étant aussi un
jeu, puisqu’il travaille avec des règles codi-
fiées, sans parler de la dimension de mimi-
cry, de mimétisme, qu’on retrouve un peu
dans l’exposition.
La fin du 19e siècle, c’est aussi le Coup de
dés de Mallarmé, sous le signe duquel
vous placez, en compagnie de Quentin
Meillassoux, une partie de l’exposition.
Dans le Coup de dés, il y a certes l’éclat de
rire fin de siècle, mais surtout le hasard.
C’est l’effondrement de la métaphysique, un
sentiment très fort de la contingence, et
dès lors le jeu s’impose naturellement
comme ce qui vient régler la fabrique artis-
tique, lorsqu’il n’y a plus d’autorité su-
prême, plus de signifiant suprême.
LA FIN DES GRANDS RÉCITS
Cette fin précoce des « grands récits »
nous renvoie du coup à notre propre pé-
riode et au choix que vous avez fait de pré-
senter surtout des contemporains…
Peut-être que l’anomie de la période post-
moderne replace le jeu dans une position
centrale. Il me semble – mais ce ne sont que
des perspectives de travail – que si le jeu a eu,
notamment dans la période moderne, un
rôle subversif, comme auxiliaire de la grande
utopie visant à remettre en cause la sépara-
tion entre l’art et la vie, il perdure dans la pé-
riode postmoderne à la fois avec cette
dimension critique, dénonçant une société
dont on voit qu’elle a institué le jeu comme
une des règles d’asservissement du citoyen,
43
game theory
Uta Eisenreich. « Die, Match, Ladybug ». 2010
© U. Eisenreich)
mais aussi peut-être à la fois en tant que
les grands récits se sont effondrés et que,
quand on ne sait plus quoi faire, les dés sont
finalement bien utiles pour prendre des dé-
cisions. Ce qui expliquerait l’étonnante per-
sistance du jeu depuis les Arts incohérents
jusqu’à nos jours. Mais il est évidemment
illusoire de penser qu’ils ont toujours la
même valeur. Nous montrons le film Hiatus
(1999-2014) d’Ericka Beckman, figure de la
Pictures Generation émergée au milieu des
années 1970 et typiquement postmoderne :
pour elle, le jeu vidéo est presque le corollaire
d’une forme de la société du spectacle, le
symbole de la disparition du réel, de ce qu’il
est remplacé par des représentations. Le
jeu n’a pas ici une valeur positive.
La « Beauté du jeu » est donc ambiguë…
Il y a une double dimension : l’apologie de
l’échec et la remise en cause de l’asser-
vissement, mais aussi la capacité du jeu à
produire des formes. Le jeu est générale-
ment présenté comme un état d’esprit,
une posture, etc., mais il a également
donné des formes : une relation qui n’est pas
souvent explorée et que nous mettons au
cœur du « Casino des formes ». Les ma-
trices formelles de la peinture géométrique
sont des plateaux de jeu, par exemple. Le
bug du jeu vidéo génère des formes qui
ont passionné les artistes : on tenait ainsi,
avec Julien Prévieux, à montrer Miracle
(1996), une vidéo de Miltos Manetas, où l’on
voit un avion qui n’atterrit ni ne décolle sur
son tarmac, coincé en boucle, et ce bug, qui
est contre le jeu au fond, engendre une
forme totalement contemplative, d’une
grande beauté. I
Robert Overweg. « Apartment Two ».
2011. (© R. Overweg)
44
centre Pompidou
The Nouveau Festival: All Play
Exhibitions, performances, workshops, the
“vidéodanse” program—we discuss the
obvious yet complex relations between art
and play with Michel Gauthier, curator at
the Musée National d’Art Moderne, who put
together the program for the sixth Nouveau
Festival with critic and teacher Cyril Jarton.
Their theme: “the beauty of the game.”
——
Art and play are closely bound up in certain aes-
thetic traditions. What choices did you make,
and how did you separate the two?
Cyril Jarton and I had been working on a his-
torical exhibition on the relations between
art and play since the Arts Incohérents, in
the late nineteenth century, when the play
theme was suggested for the Nouveau Fes-
tival. We tried to find a variety of ap-
proaches, without being exhaustive, and
also a contemporary viewpoint. We also
wanted to encourage interactivity, to show
pieces that had an animating effect, rather
than present a historical sequence.
The reactivation of Fluxus games is an im-
portant part of the event. Was that easy to do?
It took a year of research. We still didn’t
know exactly what was in the boxes. We had
photos, but we went to see them, in France
and Germany, to go through the contents.
For some of the games we had to investigate
to establish the rules but sometimes, too,
these games were anti-games: they were
made not to be played, and that some-
times complicated our task. For the Fluxus
artists the game was the main solution for
making a work interactive, but they were un-
comfortable with having a winner and a
loser, so a number of them tampered with
the rules. Because they didn’t want to
make play a supreme value or a power
that would save art from society, they
made the games impossible to play. That’s
also what we wanted to with Julien Prévieux
by creating a “museum of bugs,” of failure,
of botching. We wanted to show that play
is a value that can be played with, criticized,
called into question.
The relation to play seems less obvious in your
program of “stand-up” performances.
Games imply rules, for sure, but also laugh-
ter and, among other things, disguise. Well
before Dada, the relation between art and
play was clinched, perhaps, by the avant-
gardes in Paris in the late nineteenth century,
in cabarets like Le Chat Noir, where the most
famous of the Décadents and Fumistes was
Alphonse Allais. Duchamp was very close to
this world: we know what happened when
he put the mustache on his Mona Lisa. In
those days, and for many years afterwards,
museums couldn’t tolerate art being connec-
ted to play. Laughter and play are a way of
standing back from the rules of “great art,”
of “fine art,” a way of deflating its preten-
tion. What interest us is the link between this
cabaret and stand-up, which is also a game,
in that it works with codified rules. Not to
mention the dimension of mimicry, which
also crops up here and there in the show.
The late nineteenth century was the time of
Mallarmé’s Coup de dés, which, with Quen-
tin Meillassoux, you take as the reference
for part of the exhibition.
Un Coup de dés is a bit of a fin-de-siècle
burst of laughter. It marks the collapse of
metaphysics, a very strong feeling of
contingency. This is when games naturally
come to the fore as a regulator of artistic
production: when there is no supreme au-
thority any more, no supreme signifier.
This early end of “metanarratives” immediately
reminds us of our own period and your deci-
sion to present mainly contemporary artists.
It may be that the anomie of the postmodern
period has put play back at the center. It
seems to me—but these are just views ge-
nerated by the work—that if, especially in
the modern period, play had a subversive
role, as an auxiliary of the great utopia
that wanted to break down the barriers
between art and life, then in the postmodern
period it has continued to have this critical
dimension, attacking a society that has
manifestly made play one of its rules for en-
slaving citizens, but also, perhaps, inso-
far as the metanarratives have collapsed
and, when you no longer know what to
do, dice can be a very useful way of ta-
king decisions. That would explain the sur-
prising persistence of play from the Arts
Incohérents to the present. But clearly it
would be delusional to think that it has al-
ways had the same weight. We are showing
Hiatus (1999-2014), a film by Ericka Beck-
man, an important figure of the Pictures ge-
neration that emerged in the mid-1970s, and
was typically postmodern. For her, video
games are almost the corollary of a form of
the society of the spectacle, the symbol of
the disappearance of the real, of what is re-
placed by representations. Here, play is
not a positive value.
So the “beauty of the game” is ambiguous?
It is twofold, combining the apology for fai-
lure and a challenging of subjection, but also
the capacity to produce forms. Play is gene-
rally presented as a state of mind, a position,
etc., but it has also created forms and this
relation, which is seldom explored, is at the
heart of our “Casino of Forms.” The formal
matrices of geometrical painting, for exam-
ple, are games boards. In video games, bugs
generate forms that have fascinated artists.
We shared Julien Prévieux’s eagerness to
show Miracle (1996), a video by Miltos
Manetas in which we see a plane that is nei-
ther landing nor taking off from the runway,
caught in a loop. This bug, which subverts
the game, engenders an extremely beautiful
form that is wholly contemplative. I
Translation, C. Penwarden
Zhana Ivanova. « Now we do it for real ». 2011
© Zhana Ivanova / Hans Bryssink
 45

retrospective

CAROL RAMA
tirer la langue
Lucia Schreyer

Le corpus de Carol Rama (Turin,

1918), marginalisée par l’histoire de
l’art et le discours féministe, est frag-
menté, comme les corps représentés
dans ses tableaux, (a)sexués et hybri-
des. À chaque décade, elle change de
style et de technique, faisant écho, in-
tuitivement ou consciemment, à des
tendances dominantes, ou s’y oppo-
sant. Elle s’inscrit en regard de nom-
breux mouvements d’avant-garde
du 20e siècle (expressionnisme, sur-
réalisme, art concret, pop art, arte
povera, soft sculpture), tout en restant
inclassable. Après le MACBA de Bar-
celone, le musée d’art moderne de la
Ville de Paris présente, pour la pre-
mière fois en France, une rétrospec-
tive de l’artiste dont le commissariat
est assuré par Anne Dressen. Du 3
avril au 12 juillet.

olgacarolrama – une signature qui sonne comme

une formule magique et qui a inspiré Man Ray
pour un poème.

I Carol Rama est autodidacte, elle ne fré-

quente que sporadiquement l’atelier de Felice
Casorati, l’artiste turinois le plus influent de
l’époque. Seul le « péché » serait son maître.
Le théâtre de la cruauté de Carol Rama se joue
derrière les fenêtres closes d’un apparte-
ment plongé dans l’obscurité et peuplé de
fétiches. Comme dans une camera obscura,
elle y développe les images qui l’habitent. On
ressent dans ses œuvres l’immense soli-
tude et la mélancolie de la ville de Turin décrites
par Frédéric Pajak. Elle conjure ses démons
personnels, les cauchemars politiques et
écologiques dans un exorcisme artistique,
elle les charge d’éros, les transforme et les
sublime, sans jamais être moralisatrice ou se
complaire dans le rôle de victime. La séparation
de l’auteur et de l’œuvre exigée par Roland
Barthes en 1967 ne peut s’appliquer à Carol
Rama. Elle fait corps avec son œuvre. De nom-
breux Autorattristatrice le prouvent. Son art
est le résultat d’un jeu qui mêle instinct,
passion, joie, tristesse et surtout colère.

« Nuove Seduzioni ». 1985.

(Coll. privée, Turin © Photo Studio Dario & Carlos
Tettamanzi © Archivio Carol Rama, Turin)
46
rétrospective
CORPS HYBRIDES
La phase « humide » de ses premières aqua-
relles est étroitement liée à des éléments
biographiques. Les visites à sa mère en
psychiatrie lui suggèrent des représenta-
tions obscènes de corps nus, amputés, et
sanglés dans des lits ou des chaises rou-
lantes. Avec Amabile, elle dresse un mo-
nument à son père qui s’est suicidé suite à
la faillite de son entreprise d’automobiles et
de bicyclettes. La représentation de sa tête
aux yeux mi-clos, couronnée d’une tresse,
avec des lames de rasoir évoque l’icono-
graphie chrétienne. Dans d’autres œuvres,
des objets isolés flottent dans des lieux in-
définis : des chaussures (remplies de phal-
lus), des urinoirs, des embauchoirs, des
fourrures de renard (sa mère travaillait dans
la fourrure), des prothèses dentaires, de
pieds et de jambes (que fabriquait son
oncle) ou des pelles. Un serpent dardant
sa langue surgit du vagin ou de l’anus de Do-
rina représentée dans une pose licencieuse.
Des « bouquets » de pénis d’hommes se
masturbant ornent le cou de l’Appassio-
nata. Le motif central de ces dessins est la
langue impudente que tirent ses person-
nages, signe de défi, de provocation, de ré-
sistance et de désir. La technique de
l’aquarelle, à connotation féminine, les tons
pastel et les petits formats aux cadres ornés
de fioritures tranchent avec les scènes
sexuelles explicites. Les corps hybrides vi-
brants de désir de Carol Rama s’opposent à
l’idéologie dichotomique du genre. En 1944
déjà, elle réagit au régime de Mussolini
avec Resistenza. Sa première exposition à la
galerie Faber à Turin est interdite en 1945
pour obscénité.
ŒIL CYCLOPÉEN
Croyant devoir se guérir de l’excès de li-
berté pour lequel elle a été censurée, elle se
tourne, au début des années 1950 vers le
Movimento par l’arte concreta de Gillo Dorfles.
Elle souhaitait se discipliner, faire partie
d’un courant de pensée. Le passage vers
l’abstraction s’annonce dès 1944 avec les
trois Parques phalliques sans visage. Rama
s’affranchit vite des principes rigides du ra-
tionalisme « masculin » grâce à la fantaisie de
ses compositions et de sa palette de couleur.
Ses réalisations les plus « dansantes » sont
traversées de carrés et de losanges en mou-
vement, animés par une respiration qui leur
est propre et qui leur confère de l’élasticité
et un aspect organique. Certaines de ses
œuvres évoquent des électrocardiogrammes.
Tout comme certaines toiles datant des an-
nées 1970, que Carol Rama a cousues de fils
et qui semblent dessiner les pulsations car-
diaques d’un corps peint. L’artiste « opère »
ses œuvres, les pénètre, pratique un tra-
vail de suture sur des patchworks textiles. Sa
démarche presque médicale rappelle que l’art
De haut en bas /from top: « Amabile ». 1939.
Aquarelle sur papier. 17 x 13 cm. Watercolor
on paper in an embroidered fabric frame
« Dorina ». 1940. 1940. Aquarelle et pastel sur papier.
19,6 x 12,7 cm. « Appassionata ». 1943. (Coll. privée,
Turin © Ph. R. Goffi © Archivio Carol Rama, Turin).
Watercolor and pastel on paper
a toujours contribué à la guérison et à la ci-
catrisation de blessures émotionnelles.
Dans les années 1960, Carol Rama jette
sur sa toile de la couleur, du vernis, du gou-
dron, du spray ou de la glu, et y fixe des ma-
tériaux naturels ou artificiels (griffes, riz,
fourrures animales, perles, clous, seringues,
bobines de fil de fer et des yeux en verres ou
en plastique). Pour désigner ces Combine
Paintings, Edoardo Sanguineti (dont les
poèmes sont inscrits sur certaines œuvres)
emploie le terme de bricolage, emprunté à
Lévi-Strauss (la Pensée sauvage, 1962).
Certains de ces tableaux contiennent la for-
mule pour la bombe atomique. Les corps
semblent avoir été dématérialisés par une vio-
lente explosion. Il ne reste que l’œil cyclopéen
voyeur et témoin, dans sa fonction de
conscience éveillée. L’érotisme de l’œil fait
penser à Bataille. D’autant plus que sa théo-
rie de l’informe semble s’incarner dans les
« éjaculations » de sang, de sperme et de sa-
live qui coulent sur la toile vierge. L’informe
est une réaction aux horreurs de la Seconde
Guerre mondiale, qui se sont poursuivies
pendant les guerres d’Algérie et du Viet-
nam. Mussolini déclare : « La guerre est à
l’homme, ce que la maternité est à la
femme. » Carol Rama réagit à cela en des-
sinant d’énormes verges en forme de cham-
pignon atomique et le tableau non moins
impressionnant Maternità (1966).
ANATOMIE FRAGMENTÉE
Au début des années 1970, Carol Rama tra-
vaille avec le caoutchouc de pneus de voitu-
res ou de chambres à air de vélo provenant
de l’usine de son père. L’emploi de matériaux
souples rappelle les soft sculptures post-mi-
nimalistes. On peut également faire un pa-
rallèle avec l’arte povera. Mais les travaux de
l’artiste sont trop queer pour être rangés dans
une seule catégorie. Ils contiennent tou-
jours des allusions au corps humain en mu-
tation. Ces surfaces tactiles (parfois ornées
de « tétons ») en caoutchouc rougeâtre,
marron ou noir, semblables à du latex évo-
quent des intestins, une peau gercée, des
phallus érectiles ou flasques, ainsi que des
mamelons. Les pneus sont en général dé-
coupés et collés sur la toile pour former des
motifs géométriques selon la devise La
guerra è astratta [La guerre est abstraite].
Les « cicatrices » de chambres à air réparées
à maintes reprises confèrent aux œuvres
une patine bien à elles. Movimento e im-
mobilità di Birnam [Mouvement et immo-
bilité de Birnam] est un titre récurrent chez
Carol Rama et renvoie à la « forêt » de sol-
dats chez Macbeth. Elle fait ainsi référence
à son propre jeu de camouflage et de tra-
vestissement.
Dans les années 1980, l’artiste revient à
ses sources figuratives (refoulées). Elle ac-
tive ainsi la manivelle de l’éternel retour.
 47

retrospective

Ce retournement s’explique peut-être aussi

par la revalorisation des premières aqua-
relles de l’artiste par Lea Vergine dans son ex-
position de 1980 intitulée L’Altra Metà
dell’avanguardia, 1910-1940. (L’autre moitié
de l’avant-agarde, 1910-1940). Elle enrichit
son répertoire de nombreux éléments
comme des crapauds, des taureaux, des
anges et des créatures fantastiques. Ses
supports sont des plans de ville et des
planches d’architecture (sur lesquels elle
fait éjaculer Keaton), ainsi que des plans de
construction issus de l’usine de son père. On
retrouve les thèmes de la fragmentation.
Dans La Macelleria (1980) une bouchère
lascive nous tire la langue. Ira-t-elle jusqu’à
castrer la figure masculine comme dans le
Boucher (1986) de Klossowski ?
Dans les années 1990, l’épidémie dite de la
« vache folle » inspire à l’artiste de nom-
breux collages, qu’elle développe ensuite
sous forme de gravures dans les an-
nées 2000. Les mouvements convulsifs,
presque extatiques des bêtes à l’agonie la
bouleversent. La Mucca Pazza [La vache
folle] est l’alter ego de Carol Rama.
Actuellement, le musée d’art moderne de la
Ville de Paris présente, pour la première
fois en France, une rétrospective de l’ar-
tiste. La scénographie de l’exposition met l’ac-
cent sur le caractère cyclique de l’œuvre
de Carol Rama. Par analogie avec l’image de
l’anatomie fragmentée, chaque salle du
musée est consacrée à une partie du corps
que des « fils » ou « fluides » thématiques re-
lient les unes aux autres.
Paul B. Preciado, auteur d’un texte dans le
catalogue et co-commissaire de l’exposition
au Macba de Barcelone avec Teresa Grandas,
qualifie Carol Rama de membre-fântome,
d’extemporaine : l’histoire de l’art s’étant
amputée de son œuvre, celle-ci réapparaît plus
tard, nous faisant prendre conscience de
notre amnésie qui a empêché toute réflexion
sur son travail. Il est urgent de remédier à ce
manquement et de questionner les critères
de l’historiographie normative. Les tableaux-
substances de l’artiste presque centenaire
semblent encore être humides. Son orga-
nisme artistique vit et respire, il est frais,
sauvage, actuel, délicat, original, provocant,
résistant, érotique et criard, semblable à une
langue rouge vif à l’éternelle jeunesse. I
Traduit par Tatjana Marwinski

De haut en bas /from top:

« Pissoirs (Omaggio a Marcel Duchamp) ».
2005. Technique mixte et collage sur chambre
à air de bicyclette et carte géographique
sur toile. 95, 5 x 107 cm. Mixed media and
collage of bicycle inner tubes on geographic
map and canvas
« Untitled ». 1971-2004. Technique mixte
et collage sur toile. 100 x 100 cm. Mixed media
and tire collage on canvas
48

rétrospective

Carol Rama:
Tongue, and Cheek
Carol Rama (Turin, 1918) has been margina-
lized by art history and feminist discourse.
Her work is fragmented, like the (a)sexual
and hybrid bodies in her paintings. In every
decade she has changed her style and me-
diums, intuitively or consciously echoing or
opposing the dominant trends, and while
her work connects to many of the last cen-
tury’s avant-gardes (Expressionism, Surrea-
lism, Concrete Art, Pop Art, Arte Povera, soft
sculpture) it is impossible to categorize. At
long last, Rama is being given her first
French retrospective at the Musée d’Art Mo-
derne de la Ville de Paris (April 3–July 12).

olgacarolrama—the signature sounds like a

magic formula that inspired Man Ray in one
of his poems.

——
Carol Rama is self-taught, having atten-
ded only sporadically the atelier of Felice Ca-
sorati, the most influential artist in Turin at
the time. Her only “master,” it seems, is
“sin.” Rama’s theater of cruelty is played out
behind the closed windows of a dark apart-
ment full of fetishes. Like in a camera obs-
cura, this is where she develops the
images that haunt her. In her works we
can sense the solitude and melancholy of
the city of Turin described by Frédéric
Pajak. She casts out her devils, her political
and ecological nightmares in an artistic
exorcism, she infuses them with eroticism,
transforms and sublimates them, while
never lapsing into moralism or wallowing
in victimhood. The separation of the work
and the author demanded by Roland
Barthes in 1967 cannot apply to Carol
Rama. She is one with her art. As her many
Autorattristatrice prove. Like other pieces,
they are the result of a game that com- trees, fox furs (her mother worked in the fur 1944, she confronted the Mussolini regime
bines instinct, passion, joy, sadness and, trade), dental prostheses, prosthetic feet and with her Resistenza. In 1945 her first exhi-
above all, anger. legs (which her uncle made) and spades. A bition at the Faber gallery in Turin was clo-
snake flicking out its tongue emerges from sed down for obscenity.
HYBRID BODIES the vagina or anus of Dorina, depicted in a Feeling that she needed to cure herself of the
The “wet” phase of her first watercolors is bawdy pose. “Bouquets” of penises of excess of freedom for which she was cen-
closely linked to biographical elements. masturbating men adorn the neck of the Ap- sored, in the early 1950s she turned to-
The visits to her mother, a psychiatrist, passionata. The central motif of these dra- wards Gillo Dorfles’ Movimento per l’Arte
suggested obscene representations of wings is the impudent tongue stuck out Concreta. She wanted a bit of discipline, to
naked, amputated bodes, strapped onto by the characters, a sign of defiance, pro- be part of an intellectual tendency. The
beds or in wheelchairs. With Amabile, she vocation, resistance and desire. The use of move towards abstraction began in 1944
erects a monument to her father, who killed watercolor, a medium with feminine with the three faceless and phallic Fates.
himself after his car and bicycle business connotations, the pastel tones and the Rama soon broke free of the rigid principles
went bankrupt. The representation of his small-format formats in their swagged and of “masculine” rationalism thanks to the
head with his eyes half-closed, wearing a flourished frames contrast with the imagination of her compositions and her pa-
wreath, with razor blades, recalls Chris- sexually explicit nature of the scenes. lette. The works that really “dance” are
tian iconography. In other works, isolated Rama’s hybrid bodies vibrant with desire animated by squares and lozenges and
objects float in indeterminate spaces: were an act of opposition to the gender have their own respiration, which gives
shoes (filled with phalluses), urinals, shoe dichotomy of fascist ideology. Back in them elasticity and an organic feel. Some of
 49

retrospective

her works are reminiscent of electrocar- bilitation of the artist’s early watercolors in room in the museum is devoted to part of
diograms. As are some of the canvases her 1980 exhibition L’Altra Metà dell’avan- the body that the thematic “threads” or
Rama made in the 1970s, sewing them guardia, 1910-1940. (The Other Half of the “fluids” link together.
with thread, which seem to draw the cardiac Avant-Garde, 1910-1940). She enriched her Paul B. Preciado describes Rama as a
rhythm of a painted body. The artist “ope- repertoire with elements like toads, bulls, phantom limb, an extemporary. Art his-
rates” on her works, penetrates them, uses angels and fantastical creatures, using city tory had amputated her oeuvre but it has
stitching on textile patchworks. Her almost maps and architectural plates as her support reappeared, making us aware of the am-
medical approach reminds us that art has (and getting Keaton to ejaculate on them), as nesia that prevented us from thinking
always played a healing role and helped sca- well as construction plans from her father’s about it. There is a vital need to remedy this
rify emotional wounds. factory. Here, again, we find the theme of situation and question the criteria of nor-
fragmentation. In La Macelleria (1980) a las- mative historiography. Rama is nearly a
FRAGMENTED ANATOMY civious woman butcher sticks out her tongue. hundred years old, yet her substance-pic-
In the 1960s Rama threw color, varnish, tar, Will she go so far as to castrate the male tures still seem fresh and wet. Her artistic
spray and birdlime on her canvases, ad- figure, as in Klossowski’s The Butcher (1986)? organism is alive and breathing, it is fresh,
ding natural and artificial materials (claws, In the 1990s, mad cow disease inspired a wild, current and delicate, original and pro-
rice, animal fur, beads, nails, syringes, reels good many collages, which Rama then deve- vocative, insubordinate and loud, like an
of wire and glass or plastic eyes). This was loped as prints in the following decade. The eternally young bright red tongue. I
her version of Combine Paintings. Edoardo convulsive, almost ecstatic movements of Translated from the
Sanguineti, whose poems are written on the agonizing animals moved her deeply. French by C. Penwarden
some of the works, borrowed the term bri- Mucca Pazza [Mad Cow] is Rama’s alter ego.
colage from Lévi-Strauss (La Pensée sau- The Musée d’Art Moderne de la Ville de Page de gauche /page left:
vage, 1962). Some of these pieces contain the Paris is currently showing the first ever « L’Isola degli occhi ». 1966. (© Ph. Studio Dario
formula for the atomic bomb. The bodies French retrospective of Rama’s work in an & Carlos Tettamanzi © Archivio Carol Rama, Turin)
seem to have been dematerialized by a vio- exhibition which puts the emphasis on its Ci-dessous /below: « Sortilegi ». 1984.
lent blast. All that remains is a watching, wit- cyclical character. In an analogy to the (Hauser & Wirth Collection, Suisse
nessing Cyclopean eye, acting as a wakeful image of the fragmented anatomy, each © Ph. S. Altenburger © Archivio Carol Rama, Turin)
consciousness. The eroticism of this eye
reminds us of Bataille, whose theory of the
formless seems to be demonstrated by her
“ejaculations” of blood, sperm and saliva
dripping down the virgin canvas. This in-
forme was a reaction to the horrors of
World War II, which went into extra time in
Algeria and Vietnam. Mussolini declared
that “maternity is to man what motherhood
is to woman.” Rama reacts by drawing en-
ormous penises in the shape of mushroom
clouds, and also the similarly impressive pic-
ture Maternità (1966).
In the early 1970s, Rama worked with car-tire
rubber and bicycle inner tubes from her
father’s factory. Her use of these soft mate-
rials recalls post-Minimalist soft sculpture.
We could also see a parallel with Arte Povera.
But Rama’s work is too queer to fit into a sin-
gle category. It always contain allusions to
the mutating human body. These tactile sur-
faces (sometimes sporting “teats”) in red-
dish, brown or black rubber, evoke intestines.
The tires are generally cut up and glued to
the canvas to form geometrical motifs, as if
to illustrate the motto “La guerra è astratta”
[War is abstract]. The “scars” of oft-repaired
inner tubes give the works their own particu-
lar patina. Movimento e immobilità di
Birnam [Movement and Immobility of
Birnam] is a recurring title in Rama’s work,
alluding to the soldiers who used the trees of
Birnam wood as camouflage in Macbeth,
and referring, by extension, to Rama’s own
play on camouflage and disguise.
In the 1980s the artist came back to her
(repressed) figurative sources, turning the
crank of the eternal return. This return can
perhaps be explained by Lea Vergine’s reha-
50

mémoire

CHIEH-JEN CHEN
la narrativité en suspens
Claire Margat
 51

memory

Comment parler de ce qui n’est

plus ? Comment s’inscrire dans une
histoire ? Reconstituer à partir de
documents et de photographies,
puis déconstruire sont une voie
possible. Ainsi Chieh-Jen Chen ré-
interprète-t-il l’histoire de Taiwan
depuis ses origines cachées et
presque oubliées. Il se met lui-
même en scène, à la fois comme
auteur et spectateur, dans des pho-
tographies retravaillées, puis dans
des vidéos et des films. Présent à la
10e biennale de Shanghai en 2014, il
est l’un des artistes taïwanais parmi
les plus reconnus.

I Entre cinéma photographié et photographie

animée, les images de Chieh-Jen Chen cap-
tent l’attention par leur étrangeté. Ses pay-
sages industriels sinistrés relèvent d’une
esthétique des ruines appliquée à la condi-
tion postmoderne. La profondeur de champ,
la lenteur des mouvements de caméra, leur
projection au ralenti imposent une vision
crépusculaire de lieux peuplés de person-
nages fantomatiques et évoquent les derniers
films du cinéaste hongrois Béla Tarr. Ces
visions mélancoliques d’une société en dé-
composition aboutissent à un nihilisme actif,
à une déconstruction ontologique.
« On dirait que la photographie emporte tou-
jours son référent avec elle, tous deux frap-
pés de la même immobilité amoureuse ou
funèbre, […] ils sont collés l’un à l’autre
membre par membre, comme le condamné
enchaîné à un cadavre dans certains sup-
plices (1). » Cette remarque de Roland
Barthes peut éclairer le travail de Chieh-
Jen Chen réalisé à partir des photographies
de supplices, travail souvent mal compris –
le choc de l’image originelle empêchant au
regardeur interloqué de formuler un sens.
Genalogy of Self (2001) reprend la photo-
graphie du supplicié chinois que Georges
Bataille a longuement commentée. Pourquoi

« Friend Watan: Photo 4 ». 2013.

Photographie. 150 x 85 cm. Giclée Print/Canson Infinity
Baryta Photographique (Tous les visuels,
court. galerie Olivier Robert, Paris)
52
mémoire
Chen a-t-il retravaillé ces images montrant
des supplices ? Quels procédés leur a-t-il
fait subir et dans quel but ? Celui de décoller
l’image de son référent puis la « mobiliser »
dans une séquence filmique.
La technique photographique est apparue en
Chine à la faveur d’une intrusion extérieure ;
il en ressortait des clichés émanant d’un
regard éloigné et documentant un réel exo-
tique. Chieh-Jen Chen, quant à lui, montre le
photographe à l’œuvre, comme une mise en
abîme, de sorte que le spectateur s’inté-
resse à la fabrique d’un imaginaire à partir des
visions qui lui étaient proposées sans détour.
Ainsi, la reconstitution d’un lingchi (2) dans
Echoes of an historical photography (film
montré à la galerie Agathe Gaillard, à la Fiac,
en 2002), incluait le photographe français
qui en fut le témoin. Les échos d’une image
vont au-delà de sa diffusion : même docu-
menté, archivé, conservé, l’événement
singulier se dissout dans une postérité ima-
ginaire et nébuleuse (3). Dans une première
période, les vues fixes, comme figées par la
sidération du spectateur, de documents re-
travaillés à la palette graphique formaient
l’écho de la généalogie de l’artiste. Ses
films plus récents témoignent de son désir
de s’inscrire dans une histoire.
NON-LIEUX DE MÉMOIRE
Chieh-Jen Chen, né en 1960, a grandi à
Taiwan sous la loi martiale (1950-1987). En
réaction à la chape de plomb idéologique qui
régnait dans cette société fermée, figée par
un ordre disciplinaire, il a interrompu son
action artistique pour développer un travail de
mémoire sur sa famille, travail qui l’a mené à
une réflexion plus générale sur l’histoire.
L’oubli de l’histoire, explique-t-il, « conduit la
population à perdre sa capacité à imaginer et
à réfléchir sur son avenir en partant de son
passé ». Depuis 1996, il recons- titue une
mémoire puis la déconstruit en la replaçant
dans une histoire souterraine qui reste à
écrire, celle des exclus, des déra- cinés, celle
d’un peuple fantôme d’âmes errantes.
Le néo-libéralisme contemporain poursuit l’ef-
facement de la mémoire de la Guerre froide.
Ses films sont désormais vus par un témoin
vigilant ou par des sentinelles à l’affût de
l’inaperçu. Friend Watan (2013) porte sur le
témoin et collaborateur du film Bade Area
(2005). Il s’agit d’un reportage sur une ville
industrielle abandonnée. Avec ses produc-
tions collaboratives qui proposent une autre
narration de l’histoire révélant des per-
sonnes oubliées, ignorées, des « exilés in-
térieurs » pour « résister à l’amnésie »,
Chieh-Jen Chen veut « ré-imaginer, ré-ra-
conter, ré-écrire » une histoire en train de se
faire. The Route témoigne de la grève des
dockers ; Empire Borders des effets du pro-
cessus de mondialisation ; Realms of Re-
verberation porte sur la mise à l’écart de
lépreux dans le sanatorium de Losheng,
proche de Taïpei, sous la domination coloniale
japonaise, puis déplacés lorsque la ville a
récupéré le site, tandis que les Planteurs
d’arbres accorde à ces lépreux une dimen-
sion héroïque négligée, celle d’acteurs qui
avaient confiance dans la dynamique de la
nature et son rôle protecteur, et assistent, im-
puissants, à l’emprise de la ville, à la des-
truction qui accompagne inexorablement
sa construction. Des survivants se déplacent
dans les ruines du bâtiment. Des photogra-
phies des dossiers médicaux complètent
l’investigation du lieu. Déjà, en 2003, dans
Factory, des images d’archives des ou-
vrières d’une usine textile, protagonistes
d’un développement temporaire, étaient re-
couvertes par la vision de vieilles femmes
usées, rivées à leur tâche, prises dans l’en-
fermement d’une répétition infernale.
INTEMPORALITÉ ACTIVE
Les quatre films de Realms of Reverberation
sont projetés dans des caissons en bois
mobiles, dispositif conçu pour que le spec-
tateur s’isole, comme pour s’enfermer dans
un passé étrange et étranger. Ils sont ac-
compagnés d’archives, dont des photogra-
phies en cours d’effacement du bacille de la
lèpre. Représenter un monde disparu par un
travail de documentation reste illusoire. Les
traces montrées deviennent des énigmes
toujours plus opaques. Nous sommes des
caisses de résonance muettes où s’enfouit
un passé qui s’enfuit. « Peu importe ce qui
s’est passé, insiste-t-il, à certains égards, sa
disparition est inévitable. »
De haut en bas /from top: « Bade Area ». 2005.
Vidéo, Super 16mm transféré sur transferred
to DVD, couleur, muet, 30 min, color, silent,
single-channel, continuous projection
« Friend Watan: The Ritual of Film Screening ». 2013.
Photographie. 180 x 85 cm. Giclée Print/Canson
Infinity Baryta Photographique
Page de droite /page right: « Factory I - IV ».
2003. Cibachrome contrecollé sur aluminium.
110 x 170 cm. Cibachrome mounted on aluminum

L’art doit, selon Chieh-Jen Chen, prendre
en charge ce qui n’est plus. Au croisement
de sentiments contradictoires, l’insoutena-
ble légèreté de l’être et l’éternel retour
qu’opèrent les « miroirs karmiques » de la my-
thologie chinoise, la vision du spectateur
de ces films participe d’un exercice spirituel.
Transformation Text, présenté à la 10e Bien-
nale de Shanghai, reprend, sous une forme
narrative et audiovisuelle, la tradition du
Bianwen (4) créée par les moines boud-
dhistes. Ses intitulés formulent la feuille de
route de l’artiste : « Production d’une culture
populaire, Histoire du travail, Création de
communautés, Self reliance ».
Loin du souci documentaire, Chieh-Jen Chen
explore l’étrangeté constitutive de l’éloigne-
ment temporel dans des œuvres dont le mou-
vement tend vers l’immobilité. Ni image-temps
ni image-mouvement, l’image filmique au
bord de l’évanouissement montre un temps qui
s’efface progressivement jusqu’à s’évapo-
rer pour atteindre une intemporalité active. I
(1) Roland Barthes, la Chambre claire. Note sur la pho-
tographie, 1980, Seuil, p. 17.
(2) Lingchi ou démembrement. Il s’agit du supplice
chinois dit des 1 000 morceaux (ndlr).
(3) Claire Margat, « L’entre-deux images », artpress
n°264, janvier 2001.
(4) Littérature populaire chinoise, entre les 8 e et 10 e
siècles (ndlr).
Claire Margat est philosophe et critique d’art.
Chieh-Jen Chen
Suspended Narrative
How can we speak of what no longer exists?
How does insert oneself into a history? By
reconstructing it, through documents and
photos, and then deconstructing it. That’s
how Chieh-Jen Chen reinterprets the history
of Taiwan, going back to its hidden and
almost forgotten origins. He stages himself
as both artist and viewer in photos that he
reworks and then makes into montage vi-
deos and films. Seen in the 2014 Shanghai
Biennale, he is one of Taiwan’s best-known
artists today.
——
Somewhere between films made of still pho-
tos and animated photographs, the strange-
ness of Chen Chieh-jen’s images holds our
attention. The devastated industrial land-
scapes seem to illustrate the aesthetics of
ruins applied to the postmodern condition.
The depth of field, measured camera move-
ments and slow-motion projection generate
a crepuscular vision of places peopled by
ghostly characters, reminiscent of the
Hungarian director Bela Tarr’s last films.
These melancholy hallucinations of a
53
memory
decomposing society end up in an active
nihilism, an ontological deconstruction.
“It is as if the Photograph always carries its
referent with itself, both affected by the
same amorous or funereal immobility… they
are glued together, limb by limb, like the
condemned man and the corpse in certain
tortures.”(1) Roland Barthes’s remark could
be applied to explain Chen’s often-misun-
derstood work made from photos of death
by torture, in that the impact of the original
image prevents the viewer from formulating
meaning.
Genealogy of Self (2001) revisits a photo of a
Chinese man being tortured that Bataille
commented on at length. Why did Chen use
these images of torture? What processes did
he submit them to and with what aim? The
aim is to unglue the image and its referent
and then to “fluidify” this fixed image in,
literally, a motion picture.
Photography appeared in China as an in-
trusion from abroad, and accordingly, the
resulting images were a product of a foreign
eye documenting an exotic reality. Chen’s
use of such photos creates a mise-en-
54
mémoire
abyme so that viewers become fascinated
by the making of an imaginary based on
visions that had been offered to them
directly. For instance, the reconstruction of
lingchi (2) in Echoes of an Historical Pho-
tography (a film shown by the Agathe Gail-
lard gallery at the 2002 FIAC) includes the
French photographer who witnessed it.
The effects of an image ripple out far
beyond those who have seen the original.
Even a documented and archived photo
depicting a specific event can dissolve into
an imaginary and nebulous posterity.(3)
Chen’s early work used still photos, as if
frozen by the shock felt by the viewer,
which he Photoshopped to refer to his own
genealogy. His more recent films are
marked by his desire to insert himself into
an historical context.
NON-PLACES OF MEMORY
Born in Taiwan in 1960, Chen Chieh-Jen
grew up during the period when the is-
land was under martial law (1950-1987).
In reaction to the ideological straightjacket
imposed on a closed and rigidly disciplined
society, he gave up art for a time and instead
concentrated on his family’s memories.
This led to a more general reflection on
history. When people forget their history, he
explains, “they lose their ability to ima-
gine and think about their future on the
basis of their past.” Since 1996 he has
been reconstructing a people’s memory
and then deconstructing it by reinserting it
into a subterranean history that remains
unwritten, the history of the excluded and
uprooted, a phantom people, wandering
souls.
Today’s neo-liberalism is continuing to
erase the memory of the Cold War. Chen’s
films react by conveying what can be seen
by vigilant witnesses or sentinels on the loo-
kout for the unperceived. Friend Watan
(2013) is about the resource person he
worked with in making the film Bade Area
(2005), a reportage about an abandoned
industrial city. In pursuing collaborative
works that offer an alternate narrative of his-
tory from the viewpoint of the forgotten and
ignored, people who have gone into “in-
terior exile” to “resist amnesia,” Chen is
seeking to “remagine, retell, rewrite “ a
history that is still under construction. The
Route is about a dock workers’ strike; Em-
pire Borders is about the effects of globali-
zation. Realms of Reverberation examines
the isolation of lepers in a sanatorium in Lo-
sheng, near Taipei, during Japanese colo-
nial domination and then moved
elsewhere when the site was taken back by
the city. Les Planteurs d’arbres restores
the neglected heroic dimension of these
lepers who firmly believed in the dynamic
and protective role of nature and were for-
ced to look on helplessly when their town
was inexorably taken over and destroyed for
redevelopment. A few survivors move
through the ruins of the building. The
investigation of the asylum is comple-
mented by photos of the patients’ medical
files. In an earlier work, the 2003 film Fac-
tory, archive photos of women workers
employed by a textile mill during a short-
lived economic boom were overprinted
with visions of old, worn-out women
chained to their work in an infernal cycle of
repetitive movements.
AN ACTIVE TIMELESSNESS
The films in the four-channel video instal-
lation Realms of Reverberation are pro-
jected in movable wooden crates so that
viewers can isolate themselves and im-
merse themselves in a strange and foreign
past. The installation also includes ar-
chives, including photos of the leprosy ba-
cillus about to be wiped out. But it is
illusory to think that a lost world can be re-
presented through documentation. The
traces we see become increasingly enig-
matic and opaque. We are simply sound
boxes full of fading resonances of a past that
is slipping away. “No matter what happe-
ned,” Chen says, “in a way, its disappea-
rance is inevitable.”
Art, he believes, is the guardian of that
which was and is no more. Viewers are
flooded with contradictory feelings; caught
between the unbearable lightness of being
and the eternal return produced by the
“karmic mirrors” of Chinese mythology,
seeing these films becomes a spiritual
exercise. Transformation Text, presented at
the tenth Shanghai Biennale, is a narra-
tive and audiovisual appropriation of the
Bianwen tradition (4) that originated with
Buddhist monks. Its headings constitute
Chen’s own roadmap: “Production of a Po-
pular Culture, History of Work, The Creation
of Communities, Self Reliance.”
Chen’s main concern is not to document the
past. Rather he explores the inherently
strange quality of temporal displacement in
images where movement tends towards
immobility. Neither images of time nor
moving images, these filmic images on
the verge of disappearance show a time that
gradually fades out and finally evaporates,
thus achieving an active intemporality. I
Translation, L-S Torgoff
(1) Roland Barthes, Camera Lucida, Notes on Pho-
tography, translated by Richard Howard, Farrar,
Straus and Giroux, 2010.
(2) A Chinese torture, “death by a thousand cuts.”
(3) Claire Margat, “L’entre-deux images,” artpress
no. 264, January 2001.
(4) A popular genre of Chinese literature in the eight
to the tenth centuries.
Claire Margat is a philosopher and an art critic.
Chieh-Jen Chen
Né en /born 1960
Vit et travaille à / lives in Taiwan
2010 Long March Space, Pékin ; Taipei Fine
Arts Museum, Taipei ; REDCAT, Los Angeles
2011 Stiftelsen 3,14, Bergen
2012 Hanart Square, Hong Kong
Lin & Lin Gallery, Taipei ; Yi-ping Construction
Material Factory, Shulin, Taïwan
2013 MUDAM Luxembourg ; Gävle konstcentrum
(Suède) ; Red Brick Art Museum, Pékin
West Bund 2013: A Biennial of Architecture
and Contempory Art, Xuhui Waterfront, Shanghai
2014 Realm of Reverberation,
galerie Olivier Robert, Paris
8e biennale de sculpture, OCAT, Shenzhen
« Empire’s Borders 1 ». 2009
Vidéo 35 mm transféré sur /transferred to DVD,
couleur et noir et blanc, son, 27 min
color & b/w, sound, single-channel,
continuous projection

INTRODUCING
Née en 1982, et diplômée de l’École natio-
nale supérieure des beaux-arts de Paris en
2008, Jennifer Caubet travaille la sculpture
dans un dialogue permanent avec l’espace
dans lequel elle se trouve. Elle prépare
pour la rentrée une exposition personnelle
aux Instants Chavirés, à Montreuil (23 sep-
tembre - 8 novembre 2015).
I Depuis la fin des années 2000, le travail
de Jennifer Caubet s’est affirmé et com-
plexifié autour de préoccupations liées à
l’espace, à son occupation comme à sa re-
présentation. Les titres de plusieurs ins-
tallations réalisées en 2009, telles que
Stratégie d’occupation des sols et Z.A
(Zone d’Action) le désignent presque ex-
plicitement : Jennifer Caubet conçoit l’in-
vestissement de l’espace comme « une
conquête (1) », dans une approche politique
de l’activité artistique ou, plus globalement,
de l’être au monde. La même année, Caubet
réalise E.A.T (Espace d’Autonomie Tem-
poraire), un « kit sculptural » constitué d’un
système de tubes en aluminium dont l’as-
semblage promet de déployer un réseau
d’étais adaptables à toute surface, et dont
le dessin sera fonction de la stratégie d’oc-
cupation adoptée sur place. L’espace, ainsi
autonomisé, est temporairement requali-
fié par une sculpture résolument inspirée des
T.A.Z (2) de l’écrivain sous pseudonyme
Hakim Bey : elle occupe (libère) provisoi-
rement une enclave spatiale, temporelle
et imaginaire, tout en intégrant sa propre tac-
tique de disparition (et de réapparition). Car
l’œuvre, nomade par essence, est avant
tout pensée dans un rapport générique à
l’espace, et ensuite adaptée aux spécificités
d’un lieu qu’elle informe en retour. Même à
l’échelle monumentale, elle est entière-
ment démontable et transportable, selon une
conception chargée d’idéalisme inspirée
de l’architecture radicale.
UTOPIES RÉALISABLES
De la longue flèche en béton Plugin Rhizome
(2010) au Spatiovore, fabuleux vaisseau mé-
canique accueilli en 2013 à La Maréchalerie
de Versailles, l’œuvre vient se poser – se plug-
ger – en tension dans le lieu d’exposition,
s’impose à lui et le révèle tout en le transfor-
mant. Si la démarche est empreinte d’aspira-
tions utopiques, l’œuvre n’est jamais « pays
de nulle part ». Elle est une « utopie réalisa-
ble (3) », basée sur des vérifications empi-
55
JENNIFER
CAUBET
Marie Chênel
riques en atelier, phase de test essentielle à
une pratique résolument prospective. Au quo-
tidien, Caubet alterne par ailleurs avec un tra-
vail plus immédiat de la sculpture, produisant
des œuvres plus légères qui rejouent en les
décontextualisant des techniques d’architec-
ture brutaliste, comme Entresol (2013) ou
Pièce d’angle (2013).
UNE ÎLE SUR LE WEB
Au-delà du lieu d’exposition, l’effort est ten-
du vers l’ouverture de nouveaux espaces,
qu’ils soient virtuels ou concrets, par l’en-
tremise de la sculpture. En 2014, Caubet réa-
lise avec Utopia une œuvre jouant sur la
construction d’un « lieu autre », pour la pre-
mière fois virtuellement effectif. Particuliè-
rement ambitieux, le projet lui permet de se
confronter concrètement au réseau. Inspirée
d’anciennes boussoles à anneaux, la sculp-
ture en inox, visuellement proche d’un objet
« Coordonnées en projection ». 2013.
Métal, roulements à billes, fil polyester, flèches.
180 x 25 x 25 cm, extensions variables. (Prod. : l’Atelier
des testeurs / Fondation Galeries Lafayette / Ph. capture
d’une vidéo de Bertrand Dezoteux). “Projected
Coordinates.” Metal, bearings, polyester, arrows
56

de science-fiction, révèle la maîtrise du tra-

vail du métal développée par l’artiste au
cours de différentes résidences. La finition
est poussée jusqu’à l’élimination totale des
traces de fabrication, dans un désir de pré-
cision motivé par une préoccupation : que le
spectateur s’interroge moins sur la fabri-
cation que sur la fonction d’une telle pièce,
d’apparence utilitaire mais à l’utilité mysté-
rieuse. Utopia est une antenne posée en
plein air. Ses quatre anneaux hexagonaux pi-
votent sur un axe central équipé d’un panneau
photovoltaïque chargé d’assurer l’autono-
mie du relais Wifi intégré en son sein. Le re-
lais, qui a été hacké afin de produire son
propre réseau, génère une « île sur le web »
à laquelle l’utilisateur peut accéder via une
connexion sans fil. Il visualise alors différentes
vues de la modélisation de l’onde émise, dont
l’artiste a travaillé graphiquement la trame et
remodelé la forme grâce à un logiciel, telle
une architecture virtuelle.

DÉFINITION DE L’ESPACE
Occuper l’espace et le définir forment deux
fonctions indissociables de la sculpture de
Jennifer Caubet (4). Aux Instants Chavirés,
elle s’apprête à conjuguer ces deux fonctions
au tir à l’arc, en quadrillant l’espace de fils liés
d’un côté à des flèches venues se ficher dans
les cimaises, et de l’autre à trois sculptures
en acier poli équipées d’un système com-
plexe de roulement à billes. Dans la conti-
nuité des Coordonnées en projection
(2013-2014) déployées à la BF15, le projet
allie par ailleurs deux axes majeurs de son
travail – la sculpture et le dessin – à travers
des sculptures pensées comme de véritables
« machines à dessiner dans l’espace ».
L’œuvre se fait ici outil topographique, instru-
ment d’appréhension d’un espace que le
corps de l’artiste active en une chorégraphie
de gestes. L’action passée, leur partition est Ci-dessus /above: « Spatiovore ». 2013. Acier, ventouse Jennifer Caubet
rendue de manière indicielle par le rayonne- à pompe à vide. Vue de l’exposition « La mécanique des Née en 1982 à Tonneins
ment des fils et l’inclinaison des flèches. interstices », La Maréchalerie, Versailles. (Ph. A. Mole). Vit et travaille à Aubervilliers
La lecture de cartes associée aux concepts Steel, vacuum-powered sucker Expositions personnelles récentes et à venir :
introduits par Deleuze et Guattari comme « le Page de droite /page right: « Utopia » (expo « Champ 2011 Cortex Athletico, Bordeaux
lisse » et « le strié » (5), ont renforcé l’intérêt magnétique du quotidien », Domaine de Saint-Ser. 2013 Topographies relatives, la BF15, Lyon
de Caubet pour les représentations nor- Acier inoxydable, panneau solaire, routeur modifié, La mécanique des interstices,
mées d’un espace. Cet intérêt l’a par exem- portail captif. 220 x 200 x 120 cm. (Prod. : Voyons Voir – La Maréchalerie, Versailles
ple conduite à matérialiser une banque de Dicréam. En coll. avec C. Artigue, M. Verdes, J. C. Mulet). 2014 Voyons voir, Aix-en-Provence
données topographiques des friches de Stainless steel, solar panel, modified router, portal 2015 les Instants Chavirés, Montreuil
Seine-Saint-Denis, dont elle a scanné ma- Cité de la Maladrerie avec le CAPA, Aubervilliers
nuellement des parcelles, tel un arpenteur (1) Entretien de l’artiste avec Marie Bechetoille, février Expositions collectives récentes :
sauvage (Parcelles, 2013). Depuis la Cité 2012. 2012 Le Vent des Forêts, Fresne-au-Mont
de la Maladrerie à Aubervilliers, où elle vit et (2) Hakim Bey, T.A.Z., Zone Autonome Temporaire, 2013 L’Atelier des testeurs, Chalet Society, Paris
travaille, elle a récemment contribué à lan- l’Éclat, Paris, 1997. Les Apparitions, Ville de Pau
cer FanFiction93 (6), un projet éditorial sur (3) Yona Friedman, Utopies réalisables, L’Éclat, 2000. 2014 A posteriori, La Maréchalerie, Versailles
la marge tentant un prolongement fictionnel (4) Elle s’inscrit en cela dans la ligne initiée par Richard le Puzzle n’est pas un jeu de solitaire,
de ce territoire. Les constellations qu’elle a Serra telle que la définit Rosalind Krauss dans l’Originalité Les Laboratoires d’Aubervilliers
imaginées dans ce cadre, à partir des plans de l’avant-garde et autres mythes modernistes, Macula. Le dessin, un genre ?
de Renée Gailhoustet, seront bientôt expo- (5) G. Deleuze, F. Guattari, Capitalisme et schizophré- La Galerie du 5e, Marseille
sées dans un appartement inoccupé. nie 2 : Mille Plateaux, Minuit, Paris, 1980. Paréidolie, Salon international du dessin
Comme un retour de la fiction à la réalité d’un (6) Projet en association avec M. Bechetoille, F. et A. contemporain, Château de Servières,
espace qui l’a engendrée. I Lamarche-Ovize et les graphistes Syndicat. Marseille

Born in 1982 and a graduate of the Paris
École Nationale Supérieure des Beaux-arts
in 2008, Jennifer Caubet makes sculp-
tures in a constant dialogue with the
space they are shown in. She is currently
preparing for a solo show next fall at Les
Instants Chavirés in Montreuil (Septem-
ber 23-November 8, 2015).
——
Over the last few years Jennifer Caubet has
focused on increasingly complex questions
related to space, particularly its occupation
and representation. This is all but explicit in
the titles of some of her 2009 installations
such as Stratégie d’occupation des sols (Land
Use Strategy, although in French the word
“occupation” has the same military connota-
tion as in English) and Z.A (Zone d’Action).
Caubet conceives the occupation of space as
“a conquest.”(1) Her approach to making art,
and more generally to being in the world, is
political. Also in 2009 Caubet did E.A.T
(Espace d’Autonomie Temporaire), a “sculp-
ture kit” comprising a set of aluminum tubes
which, when assembled, forms a network
that can be adapted to any location (thus the
particular configuration would reflect the
“occupation strategy”) and attached to any
surface. The chosen space is thus rendered
temporarily autonomous by her sculpture,
which strictly follows the conception of a
Temporary Autonomous Zone described by
the author or authors writing under the pseu-
donym Hakim Bey.(2) It provisionally occu-
pies (liberates) a spatial, temporal and
imaginary enclave while following its own
guerilla tactics of sudden appearance and
disappearance. A nomad piece if ever there
was one, it is above all envisaged in terms of
a generic relationship with space and then
adapted to the specificities of a site that it, in
turn, informs. Despite its monumental scale it
can be entirely dismantled and transported
elsewhere, an idealist approach inspired by
Radical Architecture.
REALIZABLE UTOPIAS
From the long concrete arrow Plugin
Rhizome (2010) to Spatiovore, a spectacular
mechanical vessel shown at La Maréchalerie
in Versailles in 2013, her work has been
made to be placed in (to be plugged into) a
venue and create a tension within it, take it
over, expose it and transform it. While this
approach may be marked by utopian aspira-
tions, the result is never a never-neverland. It
is a “realizable utopia”(3) based on verifica-
tions made in her studio during a test phase
that is essential to her determinedly futuris-
tic practice. In her daily work Caubet also
makes more immediate sculptures, lighter
pieces that revisit and decontextualize
Brutalist architectural techniques, such as
Entresol (2013) and Pièce d’angle (2013).
AN ISLAND ON THE WEB
In addition to transforming exhibition
venues, Caubet aims to create new spaces,
whether virtual or concrete, through the
intervention of sculpture. Her piece Utopia
(2014) was her first virtual “alternate space,”
although it has a physical anchor. This parti-
cularly ambitious project represented an
attempt to take on the Web in the real world.
Inspired by early ring compasses, this stain-
less steel sculpture looks like something out
of science fiction. It demonstrates the mas-
tery of metalwork she has acquired over the
course of several residencies. Highly poli-
shed to totally remove all traces of its pro-
duction, this precision reflects her
determination that viewers should concern
themselves not with the process that produ-
ced this piece but the function of this appa-
rently utilitarian item whose utility remains
mysterious. Utopia is an antenna set out in
the open air. Its four hexagonal rings pivot
around a central axis equipped with a solar
energy panel to ensure the autonomy of the
internal Wifi router. The router, hacked so
that it can generate its own network, pro-
duces an “island on the Web,” a wireless
portal or Wifi zone It emits a kind of virtual
architecture, three-dimensional waves that
she used modelization software to graphi-
cally design.
DEFINING SPACE
Occupying and defining space are two in-
separable functions in Caubet’s sculp-
ture.(4) At Les Instants Chavirés, she will
combine these two functions with archery,
dividing the space into squares with wires
attached at one end to arrows shot into
the walls and at the other to three poli-
shed steel sculptures equipped with a
complicated ball bearing mechanism. A
continuation of her Coordonnées en pro-
jection (2013-14) installed at the BF15, this
project fuses two major elements in her
work, sculpture and drawing, in pieces
conceived as “machines for drawing in
57
space.” The result is a topographical tool,
an instrument for the apprehension of a
space that the artist’s body activates
through choreographed movements. In the
wake of these actions they remain discer-
nible through the reconfiguration of the
wires and the angles of the arrows.
Caubet’s reading of maps in association
with the concepts Deleuze and Guattari
called “the smooth” and “the striated”(5)
has further developed her interest in nor-
mativized representations of space. For
example, she materialized a databank of va-
cant lots in Seine-Saint-Denis (department
93) by manually scanning the lots, like
some kind of mad surveyor (Parcelles,
2013). At the Cité de la Maladrerie, the
housing complex in the Paris suburb of
Aubervilliers in that department where
she lives and works, she recently helped
launch FanFiction93,(6) a publishing pro-
ject meant to create a fictional extension of
this territory. The constellations she ima-
gined for it, using the architectural plans
drawn up by Renée Gailhoustet, who des-
igned this housing project, will soon be
exhibited in an unoccupied apartment, like
fiction’s return to the reality of the space
where it was born. I
Translation, L-S Torgoff
(1) Interview with the artist by Marie Bechetoille, Fe-
bruary 2012.
(2) Hakim Bey, T.A.Z.: The Temporary Autonomous
Zone, 2011, Pacific Publishing Studio.
(3) A term coined by the French architect Yona Fried-
man.
(4) She is part of the tradition that comes down
from Richard Serra as Rosalind Krauss defines it in
The Originality of the Avant-Garde and Other Mo-
dernist Myths, MIT Press, 1986.
(5) Gilles Deleuze and Félix Guattari, A Thousand Pla-
teaus, Capitalism and Schizophrenia, University of
Minnesota Press, 1987.
(6) FanFiction93 is a project in collaboration with
Marie Bechetoille, Florentine and Alexandre La-
marche-Ovize and the Syndicat graphic arts studio.
58
INTRODUCING
JULIEN
AUDEBERT
Pedro Morais
Julien Audebert interroge le statut des
images, qu’elles viennent du cinéma ou
de la vie quotidienne. Il utilise l’histoire
comme une construction qu’il démonte et
remonte tour à tour dans un perpétuel
questionnement du temps et de l’espace.
I Parmi les débats qui ont traversé le ciné-
ma expérimental de la fin des années 1960
jusqu’au milieu des années 1970, un courant
radical s’est imposé, marxiste, réflexif et sou-
vent aride du point de vue formel. Désigné
par le nom de cinéma structurel ou maté-
rialiste, empruntant ses termes de façon
littérale au débat philosophique, il résultait
d’un mélange de l’influence de l’art concep-
tuel (forme prédéterminée, sujet minimal,
anti-expressionniste), du marxisme brechtien
(refuser la position « passive » du spectateur)
et d’une méfiance vis-à-vis de la narration,
considérée comme une dissimulation de la
machinerie sous-jacente aux images. Il est
arrivé que la caméra elle-même soit consi-
dérée comme bourgeoise du fait de sa ten-
dance intrinsèque à enregistrer et reproduire
le monde.
STRUCTURES
Les paradoxes de ce cinéma semblent à
nouveau intéresser une génération de
jeunes artistes. Dans le contexte actuel,
radicalement différent concernant notre
rapport aux images – converties en donnés
et devenues un outil globalisé d'édition de
la vie quotidienne – , resurgit la prégnance po-
litique des images construites, conscientes
de la façon dont la technique conditionne le
regard et le message lui-même. Il y a quel-
que chose de post-structuraliste chez Julien
Audebert, mais il serait aussi possible d’y
trouver des éléments de la réflexion méta-
physique proposée par le philosophe
Quentin Meillassoux sur la structure ca-
chée du texte matrice de la modernité,
Un coup de dés jamais n'abolira le hasard de
Mallarmé (1). Scénographie de la page, jeu
sur la taille des caractères, récit rendu pra-
tiquement illisible : Julien Audebert trans-
forme le mot en signe en condensant sur une
seule page le texte de livres entiers (res-
pectant ponctuations et retours à la ligne).
Faisant apparaître leur structure, soulignant
leur « réalité physique et optique d’objet »,
l’artiste rappelle que le texte recèle une
image, invisible à la lecture.
VISIBILITÉ
Les textes qu’il choisit sont des marqueurs
sur le plan idéologique, à l’image de son
exposition nwsfrmnwhr à la galerie Art:
Concept en 2008 autour de la pensée uto-
pique, de William Morris à Jules Verne en
passant par Thomas More et Charles Fourier.
Les textes ne sont plus lisibles mais de-
viennent visibles, chargés d'une aura para-
doxale qui fait écho à l'écart entre leur force
de frappe imaginaire et le nombre infiniment

plus réduit de personnes qui les ont effec-
tivement lus. Ce qui est écrit existe au-
delà de ce qui est lu, et les utopies sont
certes des visions mais se construisent à
partir de l'existant, pas forcément visible.
Le devenir de ces textes, leur traduction
et leur reconversion, ainsi que leurs effets,
restent inachevés. Quand il s’empare de
l’Œuvre d'art à l'époque de sa reproduc-
tion mécanisée de Walter Benjamin, selon
ce même procédé de micrographie, devenu
d'ailleurs courant au Moyen-Âge, Julien Au-
debert semble pourtant évoquer le mythe
contemporain de la numérisation du livre.
Dans le cas de Chant 23 (La course de
chars) (2011), il inscrit à même la pellicule
d'un film 35mm un passage de l'Iliade d’Ho-
mère, texte initiatique dont l’action semble
donner la forme en spirale de l’œuvre. S’il
était projeté à raison de 24 images par se-
conde, cela durerait quelques instants et
rendrait le texte complètement illisible. Pour
lire, il faudra donc se déplacer autour du
texte, s’engager physiquement, « comme des
chars dans l’arène », en suivant le déroule-
ment de la pellicule.
DÉMONTAGE
Ce processus de contraction et dilatation, que
Julien Audebert identifie comme un pro-
cédé de « démontage » par opposition au
montage cinématographique, est analogue
à ce qu'il emploie dans la construction de ses
images. À partir d'un maximum de photos
d'écrans d'un film, il reconstitue une seule
image qui donne une vision panoptique de
l’espace, recoupant les temporalités, asso-
ciant des personnages qui ne l’étaient pas,
reconstituant l’action en un seul plan ou in-
troduisant des aberrations perspectives.
Dans le cas du décor du film The Searchers
(La prisonnière du désert, 1956) de John
Ford, il recrée une vue panoramique du dé-
sert du Colorado en intégrant des clichés de
tournage : la machine fictionnelle en train de
se faire met en avant l’imaginaire collectif
comme une fabrication. Tandis que la scène
de panique de l'escalier d’Odessa, extraite
du Cuirassé Potemkine (1925) de Sergeï
Einsenstein, se trouve associée au tournage
d’un autre film, Soy Cuba (1964) de Mikhail
Kalatozov, explicitant l’effet de montage
mental et soulignant l’ancrage historique
des images.
Mais ces lieux existent-ils dans la réalité ?
Pour recréer le Royal Albert Hall, célèbre
théâtre à Londres, l’artiste utilise deux
films, ou plutôt le même film tourné deux fois
à vingt ans d’intervalle, l’Homme qui en
savait trop d’Hitchcock, ayant pour point
commun la scène d’assassinat raté d’un
ministre (l’un tourné en 1934 en Angle-
terre, l’autre en 1956 à Hollywood, à la de-
mande des studios). Si l’espace reste le
même jusqu’à aujourd’hui, il existe avant
tout comme lieu de fiction. À l’image d’un
historien critique, Julien Audebert assume
la participation de la fiction à la construction
de la narrative du passé, dictée par la sub-
jectivité de notre regard contemporain et
conscient de l’impossibilité de recréer une
réalité objective. De l’histoire comme un
montage qui appelle à être en permanence
déconstruit et amplifié. I
(1) Le Nombre et la Sirène - Un déchiffrage du Coup de
dés de Mallarmé. Paris, Fayard, coll. Ouvertures, 2011.
Julien Audebert
Né en 1977 à Brive-la-Gaillarde
Vit et travaille à Paris
Expositions personnelles récentes
2011 les Jeux Funéraires, Art : Concept, Paris
2013 l’Atelier fermé, commande
publique de la commune de Varengeville
2015 Galerie Art : Concept, Paris
Expositions de groupe récentes et à venir
2014 Fernelmont Contemporary Art,
Château de Fernelmont, Belgique ;
la Fureur de vivre, La Brasserie, Foncquevilliers ;
Bruno Peinado, L’écho / Ce qui sépare,
HAB Galerie, Nantes & FRAC
Pays de Loire, Carquefou
2015 J’aime les panoramas,
Musée d’art et d’histoire de Genève,
et Mucem, Marseille en 2016
59
Julien Audebert interrogates the status of
images, whether they comes from movies
or daily life. He uses history as a construc-
tion to be alternately mounted and dis-
mounted in a perpetual questioning of
space and time.
——
During the debates that broke out in experi-
mental cinema movie circles in the 1960s
and 70s, the dominant current was radical, a
knee-jerk Marxism that was often formally
impoverished. Called structural or materialist
cinema in France, it borrowed terms from
philosophical disputes and applied them
literally, producing a mix of influences from
conceptual art (predetermined forms, mini-
mal subjects, anti-expressionism), Brechtian
Marxism (a rejection of any “passive” role
for the audience) and a distrust of narrative,
considered a way to hide the machinery at
work behind images). The movie camera
itself was sometimes considered bourgeois
because of its intrinsic tendency to record
and reproduce the world.
STRUCTURES
There seems to be a revival of interest in the
paradoxes of that kind of cinema among
young artists today. In the context of our
radically different relationship with images,
now converted into data and turned into a
globalized tool for posting and reposting
daily life, we are witnessing the return of the
issue of the political import of constructed
images, made with an understanding of the
way technique conditions our eye and the
Ci-dessus /above: « The Searchers ». 2009-2010.
Impression digigraphie sur papier photo traditionnel
contrecollé sur dibond sous diasec. 86 x 304 cm.
(Tous les visuels /all images: court. Art : Concept, Paris ;
Ph. F. Gousset). Digigraphie printing on traditional
photo paper pasted on dibond under diasec
Page de gauche /page left: « 1925-1964 ». 2008
Tirage lambda contrecollé sur aluminium sous
diasec. 123 x 143 cm. Lambda print pasted
on aluminum under diasec
60
message itself. There is something post-
structuralist about the work of Julien
Audebert, but it also contains elements of
the metaphysical reflection proposed by the
philosopher Quentin Meillassoux about the
hidden structure of that foundational text of
modernity, Mallarmé’s Un coup de dés
jamais n'abolira le hasard.(1) The arrange-
ment of words on the paper, the use of
varying type sizes, a practically invisible logi-
cal flow—Audebert transforms words into
signifiers and condenses on a single page
the texts of whole books (while respecting
the original punctuation and line returns). By
making the structure of texts visible, bringing
out their “physical and optical reality as
objects,” he reminds us that within the text
there is an image, even if it is invisible to
the reader.
The texts he selects are ideological markers,
as was plain in his exhibition at the Art :
Concept gallery in 2008, nwsfrmnwhr, tra-
cing utopian thinking from William Morris,
Thomas More and Charles Fourier to Jules
Verne. These texts are no longer readable,
but they become visible, freighted with a
paradoxical aura that corresponds to the gap
between their great imaginative power and
the infinitely smaller number of people who
have read them. Writings have an existence
that extends far beyond their reading, and
utopias are visions, of course, but construc-
ted on the basis of what exists but is not
necessarily visible. When Audebert takes up
micrography and applies it to Walter Ben-
jamin’s The Work of Art in the Age of Its
Mechanical Reproducibility, even though he
is using techniques that became common
during the Middle Ages he seems to be
referencing the contemporary fantasy of
digitized books. In Chant 23 (La course de
chars) (2011), he inserts into a strip of 35mm
film a passage from Homer’s Iliad, a founda-
tional epic in which the action seems to dic-
tate the spiral form of the piece. If the film
were projected at 24 frames a second, it
would take only a few moments and the text
would be totally unreadable. Thus to read it,
visitors are obliged to move around the text
themselves, following the film’s twists and
turns, engaging with it physically “like cha-
riots in a colosseum.”
“DE-MONTAGE”
This process of contraction and dilatation,
which Audebert calls “de-montage” in
contrast to “montage,” the assembling of
shots to make a movie, is analogous to the
process he uses to construct his images.
Using a large number of screen grabs from a
movie, he puts together a single image giving
a panoptic view of the space, interweaving
the moments in time, bringing together cha-
racters that never were, reconstructing the
action in a single shot and strangely distor-
ting perspectives. In his revisiting of the 1956
John Ford movie The Searchers, we see a
panoramic view of a Colorado desert with
production stills inserted into this back-
ground. In other words, in seeing the fiction
machine being constructed we realize how
our entire collective imagination is manufac-
tured. He takes the panicky stairway scene in
Odessa from Sergei Eisenstein’s Battleship
Potemkin (1925) and combines it with ano-
ther film, Soy Cuba (1964) by Mikhail
Kalatozov, thus making the effect of mental
montage explicit and foregrounding the his-
torical anchoring of images.
But did these links exist in reality? To recreate
London’s famous Royal Albert Hall, Audebert
used two movies, or rather a movie and its
remake, versions made two decades apart,
Alfred Hitchcock’s The Man Who Knew Too
Much, which he first shot in England in 1934
and later remade in 1956 in Hollywood. Cen-
tral to the action is a failed assassination
attempt on a minister. If the space remains
the same, and has up to the present, it exists
above all as a space of fiction. Like a critical
historian, Audebert recognizes that fiction
plays a role in constructing the past as narra-
tive, dictated by the subjectivity of our
contemporary gaze and aware of the impos-
sibility of recreating an objective reality.
History as montage, requiring constant
deconstruction and amplification. I
Translation, L-S Torgoff
(1) Le Nombre et la Sirène - Un déchiffrage du Coup
de dés de Mallarmé. Paris: Fayard, 2011.
« Chant 23 (la course de chars) ». 2011
Film 15 / 70 mm (chant 23 de l’Iliade d’Homère),
disque en marbre de Thassos, socle en bois, Plexiglas.
H : 132 cm ; diamètre : 67 cm
15/70 mm film (Chant 23 in the Iliad of Homer),
disc in Thassos marble, wooden base, Plexiglas
 LA CATASTROPHE
Stéphane Thibierge.
« Débris à Minamisanriku, Japon nord-est,
août 2012 ». Photographie noir et blanc.
“Debris at Minamisanriku. North-east Japan”
Quatre ans après la triple catas-
trophe du 11 mars 2011 – un séisme
de magnitude 9, suivi d’un tsunami
emportant 19 000 personnes et
d’une catastrophe nucléaire inter-
minable… – ses ondes de choc n’en
finissent pas de se faire sentir dans
le monde de l’art, au Japon et ailleurs.
Aperçu des chantiers artistiques im-
menses ouverts par Fukushima. Tan-
dis que la parole est si difficile pour
ceux qui ont vécu l’événement.
——
Four years after the triple catastrophe on
March 11, 2011—a magnitude 9 earth-
quake followed by a tsunami that swept
away 19,000 people and then a nuclear
disaster with no end in sight—shockwaves
continue to ripple through the art world in
Japan and elsewhere. This is a survey of the
extensive and varied artistic projects that
began with Fukushima, but also a study of
the difficulty of talking about the events ex-
perienced by their survivors.
 VISUALISER L’IMPOSSIBLE
l’art de Fukushima
Takashi Murakami. « Arhat ». 2013.
(© 2013 Takashi Murakami / Kaikai Kiki Co., Ltd.
All Rights Reserved ; Court. Blum & Poe,
Los Angeles )
Ce que nous nommons en Occident « Fu-
kushima » suscite aujourd’hui un im-
pressionnant déploiement d’œuvres en
tous genres présentées aussi bien dans de
grands musées nationaux que dans les
galeries underground. Ces expérimenta-
tions, bien trop nombreuses pour en
dresser un tableau exhaustif, se déve-
loppent de surcroît sur toute une gamme
de supports et dans une variété de tech-
niques (dessin, peinture, sculpture, ins-
tallations, performances, photographie,
vidéo…) qui empêche d’en faire une ana-
lyse complète. Mais on peut d’ores et
déjà y repérer des mutations profondes,
concernant tout aussi bien le rôle des
artistes et le statut de l’art dans la société
qu’un questionnement inédit dans l’his-
toire de la représentation (1).
I Dès 2013, à la Triennale d’art contempo-
rain d’Aichi, l’une des plus importantes ma-
nifestations artistiques du Japon, un tiers des
artistes présentait une œuvre évoquant Fu-
kushima. À l’entrée du centre d’art de Na-
goya, l’architecte Katsuhiro Miyamoto avait
dessiné le tracé du réacteur, grandeur nature,
d’une ligne de couleur jaune montant jus-
qu’aux étages supérieurs. Le spectateur,
croyant se rendre au musée, se retrouvait au
cœur du réacteur, c’est-à-dire au cœur du pro-
blème. L’impression visuelle était forte et le
symbole éloquent : l’activité artistique de-
venait ainsi coextensive à la centrale de Fu-
kushima, comme si l’art tout entier se
trouvait envahi par ce questionnement brû-
lant, intrusif, bouleversant.
Michaël Ferrier
FUKUSHIMA PARTOUT
En plus des réminiscences de Nagasaki ou
des allusions à Hiroshima, la sensation que
quelque chose de neuf, d’inouï, s’ouvrait
sous nos yeux, était omniprésent. Une
œuvre représente particulièrement bien cet
état d’esprit : Nous sommes les pirates
d’une histoire inexplorée, de Nobuaki Ta-
kekawa (2012). Il s’agit d’une grande ins-
tallation, où trône, au centre de la salle, une
maquette de galère en bois, emportant 160
rameurs en céramique et une bibliothèque.
Au mur, une carte jaune orangée : celle de l’île
des Nucléides. Elle mesure près de huit
mètres de long et, au lieu d’indiquer le Nord,
elle répartit les points cardinaux selon le
nombre de protons et de neutrons. Wilhelm
Röntgen et Henri Becquerel, les deux dé-
couvreurs de la radioactivité, figurent dans
des médaillons, ainsi que des vues d’Hiro-
shima, Tchernobyl et Fukushima. Au pla-
fond, une multitude de globes suspendus par
des fils, comme si le monde allait nous tom-
ber sur la tête.
Un savoir énorme et qui ne sert à rien, un
monde qui part en morceaux, des cartes
inversant terre et mer (et qui ne sont plus cen-
trées sur l’Occident), une galère lancée
dans l’inconnu sous la direction de pirates à
la fois savants et arriérés : dans son sym-
bolisme faussement naïf, Nous sommes
les pirates d’une histoire inexplorée est une
véritable allégorie des temps modernes,
évoquant une époque ayant atteint le plus
haut degré de scientificité jamais connu,
mais totalement déboussolée par l’arrivée des
nouvelles catastrophes.

La réflexion sur l’énergie (électrique ou artis-
tique) se place alors au centre de nom-
breuses créations : Kosuke Ikeda propose,
dans une installation multimédia, une centrale
électrique expérimentale alimentée par de
vieilles bicyclettes et autres matériaux de ré-
cupération (2). Au même moment, le Français
Yann Toma propose aux visiteurs du Grand Pa-
lais d’illuminer sa célèbre verrière grâce au
mouvement de centaines de vélos, en mé-
moire de la catastrophe nucléaire (Dynamo-
Fukushima, 2011).
On le voit : il s’agit d’un art militant, inventif et
interactif. C’est un déplacement significatif du
curseur qui s’opère. Beaucoup d’artistes,
notamment les plus jeunes, se tournent vers
un art-performance aux forts aspects con-
testataires, dont l’exemple le plus connu est
le collectif Chim↑Pom. Les faits d’armes les
plus connus de ces six jeunes artistes japonais
sont leurs périples en zone interdite et l’ajout
clandestin, en plein cœur de Tokyo, d’une
pièce supplémentaire à la fresque anti-nu-
cléaire de Taro Okamoto – supprimée en
quelques heures par la police municipale de
Tokyo (3). Mais on peut aussi citer cet éton-
nant ikebana intitulé Radiated Flower Harmony
(Harmonie de fleurs irradiées) : en rappor-
tant de la zone contaminée de Fukushima
des fleurs radioactives, puis en les laissant
pourrir tout au long de l’exposition,
Chim↑Pom provoque un court-circuit verti-
gineux entre un art traditionnel japonais pres-
tigieux et la réalité d’un pays assiégé par
l’atome depuis plus d’un demi-siècle, lais-
sant voir, sous les discours raffinés de l’es-
thétisme traditionnel, la cruelle agonie d’une
nation prise au piège, à la fois victime et
coupable de l’idéologie nucléariste.
Sous ses dehors ironiques, cet art post-Fu-
kushima n’en procède pas moins à une ré-
évaluation radicale de la place de l’art.
L’exemple le plus éloquent en est Takashi
Murakami : le chantre planétaire du Super-
flat, ce mouvement qui se caractérisait par
son exploitation exacerbée des codes du
manga et la commercialisation effrénée des
produits dérivés, se déclare désormais mi-
litant anti-nucléaire. De fait, sa dernière
exposition contient une fresque de cent
mètres sur les souffrances du peuple japo-
nais depuis le 11 mars (4). Exit donc le cute
et le kawaii (mignon), les petites fleurs sou-
riantes, les pandas et les lapins déclinés à
satiété sur les peluches et les mugs ? On as-
siste à une politisation plus ou moins affichée
qui oblige tous les artistes, y compris les plus
reconnus, à se repositionner par rapport à
l’événement Fukushima.
LA REPRÉSENTATION À L’ÉPREUVE
Mais la part la plus importante de « l’effet Fu-
kushima » réside sans doute dans les voies
nouvelles qu’il pose à la représentation, en
combinant des catastrophes de type clas-
sique, ponctuelles, massives et spectacu-
laires (séisme, tsunami), à une catastrophe
d’un genre nouveau (nucléaire), insidieuse et
63
art after Fukushima
virtuellement illimitée : une catastrophe
pour ainsi discrète, ou « furtive » (5).
La radioactivité, on le sait, n’a ni goût, ni
odeur, ni visibilité. Comment en rendre la pré-
sence concrète ? Comment en rendre les ef-
fets tangibles ? Avec Fukushima, les artistes
rivalisent de créativité pour des résultats
époustouflants. Ils peuvent utiliser les
moyens classiques de l’estampe ou de la gra-
vure sur bois, comme celles, puissantes et
noires, de Sachiko Kazama (Prison Nuke
Fission 235). Mais ils s’essaient aussi à de
nouveaux matériaux, directement issus du
désastre. Le Néerlandais Aernout Mik, qui
rapporte des régions sinistrées un film et une
installation de carton, reproduisant les re-
fuges où s’entassaient les victimes de la ca-
tastrophe ; le Japonais Fumiaki Aono, qui
recycle les déchets du désastre pour en
faire des autobus ou des bateaux de bois ; le
Chinois Song Dong, qui réalise à Nagoya un
jardin japonais avec les déchets du tsu-
nami : tous s’essaient à inclure littérale-
ment le désastre dans l’art, comme si l’art
pouvait – ou devait – incorporer les traces de
la catastrophe elle-même pour en donner une
dimension évocatrice.
Le problème le plus ardu est évidemment la
représentation de la radioactivité : Fuyuki
Yamakawa, avec ses Atomic Guitars (2011),
choisit de travailler sur le son produit par la
Nobuaki Takekawa. « We are Pirates of Uncharted
History ». 2012. Installation multi-media
64

l’art après Fukushima

désintégration des particules radioactives, Visualizing the Impossible

tandis que le Danois Jacob Kirkegaard, avec
Stigma (2014), utilise la technique d’enre- Art after Fukushima
gistrements par couches pour nous offrir un
véritable palimpseste sonore des régions
contaminées, nous demandant en quelque
sorte de nous porter à leur écoute. Ce n’est
pas une esthétisation qui est ici visée, mais
une véritable prise de conscience, par le son,
le corps, la vibration.
Enfin, le rapprochement entre l’art et la
science est un des chantiers d’avenir : les
Français Marc Pallain et Hélène Lucien tra-
vaillent sur l’interférence entre la terre ra-
dioactive et des pellicules radiographiques
pour une belle série de « chronoradiogram-
mes » (6), tandis que le Japonais Shimpei Ta-
keda (né dans la préfecture de Fukushima) fait
de même avec des films photographiques,
en tirant des paysages insolites, d’autant plus
étoilés qu’ils sont radioactifs. Masamichi
Kagaya fait quant à lui équipe avec un bio-
logiste pour collecter des objets et des ani-
maux dans la zone contaminée et livrer une
superbe série d’« autoradiographies », où la
contamination se révèle inscrite au cœur
des organismes vivants ou des objets les plus
quotidiens : un gant, un poisson, une paire de
ciseaux. Étranges spectres, qui semblent sur-
gir du futur et requièrent des artistes, comme
des spectateurs, de toutes nouvelles ma-
nières de voir, de sentir et de penser. I

(1) Pour deux éclairages complémentaires, voir aussi

Michaël Ferrier, « Fukushima ou la traversée du
temps », Esprit, n° 405, 2014, p. 33-45, et « De la
catastrophe considérée comme un des beaux-arts »,
Communications, n° 96, Paris, Seuil, 2015, p. 119-152.
(2) Tomorrow comes today, 9 mars - 25 mai 2014,
National Taiwan Museum of Fine Art.
(3) Voir M. Ferrier, « Fukushima ou la traversée du
temps », op.cit., p. 38-40.
(4) Murakami-Ego, Al Riwaq Exhibition Hall, Doha,
Quatar, 9 février - 6 juin 2012.
(5) Sur ce nouveau paradigme de la « catastrophe furtive »,
voir M. Ferrier, « De la catastrophe considérée comme
un des beaux-arts », op.cit, p. 125-126.
(6) En 2014, l’exposition de Marc Pallain et Hélène
Lucien Fukushima : l’invisible révélé présentait, à la mai-
son de la culture du Japon à Paris, des œuvres radio-
graphiques révélant des images du monde intérieur
de la matière soumise aux rayonnements radioactifs.

Michaël Ferrier enseigne la littérature française à l’Uni-

versité de Tokyo. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages,
parmi lesquels Tokyo. Petits portraits de l’aube (Gallimard,
L’Infini, 2004), le Goût de Tokyo (Mercure de France,
2008), Sympathie pour le fantôme (Gallimard, 2010),
Fukushima. Récit d’un désastre (Gallimard, L’Infini, 2012).

Cette page/this page: Sachiko Kazama.

« Prison Nuke Fission 235 ». 2012
Page de droite/page right: Masamichi Kagaya.
Autoradiographies (gant et serpent contaminés).
Contaminated glove and snake

What we in the West today call “Fuku-
shima” has inspired an impressive array of
artworks of every kind presented in natio-
nal museums and underground galleries.
These experiments, far too numerous to
be catalogued exhaustively, are being
made in many media with such a variety
of techniques (drawing, painting, sculp-
ture, installations, performances, photo-
graphy, video, etc.) that a complete
analysis is impossible. But even in these
early days profound shifts and changes are
already visible, both in terms of the role of
the artist and the status of art, and in a
questioning of society that has no prece-
dent in the history of representation.(1)
——
At the 2013 Aichi Contemporary Art Trien-
nial, one of Japan’s most important art
events, a third of the artists presented
work that in one way or another referenced
Fukushima. On the entrance to the Nagoya
Art Center the architect Katsuhiro Miya-
moto put up a full-sized outline of the
nuclear reactor, the yellow lines reaching the
upper floors of the building. Visitors who in-
tended to visit a museum found them-
selves inside the reactor’s core, literally at
the heart of the problem. The visual impact
was powerful and the symbolism eloquent:
artistic activity had become coextensive
with the Fukushima nuclear complex, as if
the whole field of art had been invaded by
this burning, intrusive, totally overwhel-
ming interrogation.
FUKUSHIMA EVERYWHERE
In addition to the reminiscences of Nagasaki
and allusions to Hiroshima, there was the
omnipresent feeling that something new
and unprecedented was beginning to unfold
in front of our eyes. One piece that repre-
sents this spirit particularly well is We are
pirates of uncharted history by Nobuaki
Takekawa (2012). In the middle of this im-
mense installation, dominating the room,
was a wooden model of a galley ship with
160 ceramic oarsmen, and bookshelves.
On the wall a yellowish-orange map de-
picted the “Island of Nuclides.” Almost
eight meters wide, instead of indicating
north the points of the compass were
given in an order corresponding to the
number of protons and neutrons. The me-
dallions include portraits of Wilhelm Rönt-
gen and Henri Becquerel, the two men who
discovered radioactivity, and views of
Hiroshima, Chernobyl and Fukushima.
Hanging from the ceiling were a multitude
of globes, as if the world(s) were about to
fall on our head.
The body of knowledge represented was en-
ormous and useless. The world is falling
apart. Maps reverse land and sea (and are
no longer Western-centric). A galley ship is
heading toward the unknown. At the helm
are pirates who know everything and
understand nothing. With its falsely naïve
symbolism, We are pirates of uncharted his-
tory is an allegory of our times, an era that
has reached the highest level of scientific
knowledge ever attained but rendered totally
clueless by the outbreak of new catas-
trophes.
INVENTIVE AND INTERACTIVE ART
Many of these pieces explore the question
of energy, both electrical and artistic. Kosuke
Ikeda’s multimedia installation features an
experimental power plant where electri-
city is generated by old bicycles and other
recycled elements.(2) At that same time at
the Grand Palais in Paris, in memory of
the nuclear accident the French artist Yann
65
art after Fukushima
Toma lit up the building’s famous skylight
with power produced by hundreds of
bicycles (Dynamo-Fukushima, 2011).
Clearly this is an art that is as inventive
and interactive as it is politically engaged.
A significant shift of the cursor has occur-
red. Many artists, especially younger ones,
are turning to a form of performance art in-
fused with protest. The best-known exam-
ple is Chim ↑Pom, a group of six artists
notorious for their forays into the nuclear
forbidden zones and their clandestine
addition to the anti-nuclear wall painting by
Taro Okamoto in the center of Tokyo, re-
moved a few hours later by the police.(3)
Another example is the astonishing ike-
bana entitled Radiated Flower Harmony. By
bringing contaminated flowers from the
Fukushima hot zone and then letting them
rot through the course of the exhibition,
Chim ↑Pom created a vertiginous short-
circuit between a traditional Japanese art
form and the reality of a country assailed by
nuclear-related events for more than half a
century. We see the underside of the highly
refined discourse of traditional aestheti-
cism, the cruel agony of a trapped country
that is both a purveyor and victim of a -
pro-nuke ideology.
Despite its ironic appearances this post-
Fukushima production is undertaking no-
thing less than a radical evaluation of the
role of art. The most telling example is the
work of Takashi Murakami, the world
champion of Superflat, a movement cha-
racterized by an even more exaggerated use
of the codes of manga and the unbridled
commercial exploitation of its derivatives.
He has now declared himself an uncom-
promising opponent of nukes. His last
show included a hundred-meter long wall
piece about the suffering of the Japanese
people since March 11.(4) Is this the end of
the cult of the cute (kawaii), the little smiling
flowers, the pandas and rabbits iterated
to the point of saturation on stuffed animals
and mugs? Today’s conscious polarization
is obliging all artists, including the best
known, to take a stand in relation to
Fukushima.
PUTTING REPRESENTATION TO THE TEST
But clearly the most important aspect of the
“Fukushima effect” is the new pathways it
lays down for representation in the com-
bination of classical catastrophes, as tem-
porally bounded as they are massive and
spectacular (earthquakes, tsunamis) with a
new kind of disaster (nuclear), more insi-
dious and virtually unlimited in its conse-
quences, a discreet and “stealthy”
catastrophe.(5)
As is well known, radioactivity cannot be tas-
ted, smelt or seen. How can its presence be
rendered concrete, its effects tangible?
66
l’art après Fukushima
Since Fukushima, artists have been creati-
vely competing to see who can produce
the most mind-blowing results. Some use
classical techniques such as woodcuts and
engraving, like Sachiko Kazama’s black
and white prints (Prison Nuke Fission 235).
Others are trying out new materials di-
rectly shaped by the disaster. The Dutch ar-
tist Aernout Mik, who visited the site,
brought back a film and made a cardboard
installation reproducing the makeshift
shelters where victims huddled together. Ja-
pan’s artist Fumiaki Aono recycles the de-
bris left by the disaster to make buses and
wooden boats. In Nagoya, the Chinese ar-
tist Song Dong made a Japanese garden
using the tsunami’s flotsam and jetsam.
All are trying to literally integrate the di-
saster into their work, as if art could, or
should, incorporate the traces of the catas-
trophe itself to enhance its evocative power.
Obviously the most arduous problem is
how to represent radioactivity. Fuyuki Ya-
makawa, with his Atomic Guitars (2011),
opted to use the sound produced by the di-
sintegration of radioactive particles, while
the Danish artist Jacob Kirkegaard’s
Stigma (2014) uses a technique involving
layers of sound recordings to give us an
audio palimpsest of the contaminated
areas, asking us, in a sense, to listen to
them. The point is not to aestheticize the
situation but to raise awareness through the
sounds we here and the vibrations we feel
in our own bodies.
This coming together of art and science
has a great future ahead of it. The French ar-
tists Marc Pallain and Hélène Lucien used
the effect of radioactive earth on X-ray film
to make a beautiful series of “chronographic
x-rays.”(6) Shimpei Takeda (born in Fu-
kushima prefecture) did the same with
photographic film, printing unusual land-
scapes star-spangled by radiation. Kagaya
Masamichi partners with a biologist to col-
lect objects and animals in the contamina-
ted area, producing a superb series of
“x-ray self portraits” making visible the
contamination inside living organisms and
the most ordinary objects, such as a glove,
fish and pair of scissors. These strange
specters seem to loom out of the future, re-
quiring artists, as well as viewers, to see, feel
and think in whole new ways. I
Translation, L-S Torgoff
(1) Also see Michaël Ferrier, “Fukushima ou la traversée
du temps,” Esprit 405, 2014, pp. 33-45, and “De la
catastrophe considérée comme un des beaux-arts,”
Communications 96, Paris: Seuil, 2015, pp. 119-152.
(2) Tomorrow Comes Today, March 9-May 25, 2014,
National Taiwan Museum of Fine Art.
(3) See M. Ferrier, “Fukushima ou la traversée du
temps,” op. cit., pp. 38-40.
(4) Murakami-Ego, Al Riwaq Exhibition Hall, Doha,
Qatar, February 9-June 6, 2012.
(5) For more on this new paradigm of the “stealth ca-
tastrophe,” see Ferrier, “De la catastrophe considérée
comme un des beaux-arts,” op. cit,. pp. 125-126.
(6) The 2014 exhibition of X-ray art by Marc Pallain and
Hélène Lucien, Fukushima : l’invisible révélé at the Mai-
son de la Culture du Japon in Paris, revealed images
of the interior world of matter affected by radiation.
Michaël Ferrier teaches French literature at the Uni-
versity of Tokyo. Among his published works are
Tokyo. Petits portraits de l’aube (Gallimard, L’In-
fini, 2004), Le Goût de Tokyo (Mercure de France,
2008), Sympathie pour le fantôme (Gallimard, 2010)
and Fukushima. Récit d’un désastre (Gallimard,
L’Infini, 2012).
Hélène Lucien et Marc Pallain.
Radiographie II. Exposée entre 12,8 et 21,5 μSv / h
En juin 2012. Nagadoro, Fukushima-ken
Radiographie III. Exposée entre 20 et 35,7 μSv / h
En juin-juillet 2012. Namie Akaugi, Fukushima
X-rays showing different degrees of exposure
Page de droite /page right:
Han Feng. « Floating City ». 2011-2013
exposé à Aichi, 2013. (Court. Triennale d’Aichi 2013)

LA FÊLURE DES IMAGES
Clélia Zernik
Si le séisme du 11 mars 2011 et le désas-
tre nucléaire qui s’est ensuivi se situent
dans une continuité de grandes catas-
trophes survenues au Japon au cours du
20 e siècle, de celles qui marquent une
césure temporelle et une rupture épis-
témologique, qu’en est-il des images ?
Comment ce monde fissuré, cette vul-
nérabilité nouvelle ont-ils été perçus par
les artistes ?
I La triple catastrophe du 11 mars 2011
fut un choc énorme aussi bien pour les Ja-
ponais que pour ceux qui l’observaient de plus
loin. La violence de ce choc tient tout autant
à son caractère inédit et absolument neuf qui,
dans le cours de l’Histoire, dégage résolu-
ment un avant et un après, qu’à ce qu’elle
réactive, qu’à ce qu’elle ressuscite – les
grands séismes japonais, Hiroshima, Naga-
saki, les essais dans le Pacifique en 1954,
67
art after Fukushima
mais aussi Tchernobyl. Comme si sa radicalité
n’était pas tant de rupture que de conti-
nuité, comme si, en plus d’être une césure,
elle révélait également la faille qui était déjà
là et lézardait l’Histoire du Japon, et plus
largement notre modernité.
Ce désastre, que l’on a d’ailleurs souvent qua-
lifié de « catastrophe continuée » en raison
de la menace de contamination radioactive
qui n’est pas éradiquée, est également une
68
l’art après Fukushima
catastrophe héritée, ou « en continuité ».
Elle possède les caractéristiques de la fêlure,
cette légère meurtrissure fine et profonde
qui croît en un cheminement invisible. Or, si
suite au 11 mars, les artistes ont fait preuve
d’une très grande solidarité pour aider les
populations victimes du tsunami ou de l’ac-
cident nucléaire, il y a aussi, depuis lors, toute
une gamme de propositions qui, moins en-
gagées ou activistes, œuvrent cependant
pour mettre au jour cette fêlure. Un photo-
graphe comme Naoya Hatakeyama a dit
son trouble en voyant certains artistes se
rendre véritablement utiles, alors que lui-
même n’agissait que sur un mode stricte-
ment photographique. Or, en croisant les
photographies du Tohoku avant et après le
tsunami, il contribue à rendre vivace cette
mémoire menacée.
COEXISTENCE DES TEMPS
Derrière des images très composées et très
épurées, des échos se tissent – la bai-
gneuse perdue dans la contemplation de
l’eau qui l’entoure, une mer de débris, des re-
flets en surface qui troublent la distinction de
l’image et de son modèle. Une photographie
de Naoya Hatakeyama est lourde de toutes
les autres. La continuité temporelle qu’il
trace entre l’avant et l’après de la catastrophe
n’est pas linéaire, mais se creuse en épais-
seur, ouvrant un temps feuilleté. Ces deux
rameurs, qui lèvent la pagaie au même
rythme et se mirent ensemble dans le reflet
de l’eau, construisent une image d’une
grande stabilité et de sérénité et, en même
temps, poussent le principe du dédoublement
à un point tel qu’il semble que la faille soit
déjà là, montée à la surface, à l’ultime bord
de la catastrophe. Le feu d’artifice dans le ciel
fait écho à l’étoile de mer au sol. L’envers et
l’endroit, l’avant et l’après, le haut et le bas,
tout se construit autour d’un axe de symétrie,
d’une cassure. Symétrie et faille traversent
les photographies de Naoya Hatakeyama
et sont la figuration même de la fêlure intime
qu’est la catastrophe. Les images semblent
parfois entièrement barrées, comme celle du
pêcheur à la ligne qui annihile ou rature par
anticipation le paysage tranquille. Ces lignes
de faille au cœur des images sont l’expres-
sion d’une forme d’implacabilité du destin.
Symétriquement, c’est a posteriori que No-
buyoshi Araki raye systématiquement ses né-
gatifs. Il redonne ainsi aux photographies leur
statut de surface objectale. Une photographie
datant du 2 juin 2011 représente des passants
sous la pluie. Par-dessus, les rayures verti-
cales du négatif miment la pluie noire radio-
Cette page, de haut en bas /this page, from top:
Nawa Kohei. « Foam ». 2013. Exposition à la Triennale
d’Aichi, 2013 (Court. de la Triennale d’Aichi).
Arai Takashi. « April 26, 2011 ». Onahama,
Iwaki City, Fukushima Prefecture. Série « Mirrors
in Our Nights ». (Exposition « In the Wake: Japanese
Photographers Respond to 3 / 11 », Museum of Fine
Arts Boston, 5 avril - 12 juillet 2015).
Page de droite /page right:
Hatakeyama Naoya. « 22.03.2011, Kiba », publié
dans/published in « Kesengawa », Light Motiv, 2013.
(Court. de l’artiste)

active, cette réalité seconde invisible qui
se trame sous la surface visible des images
et du quotidien. Là aussi, la surface photo-
graphique est doublée, et le geste de meur-
trissure n’est que l’accroc, sur la surface
impassible, de la fêlure qui avance en
profondeur.
HANTISE
La démarche est assez similaire dans le cas
d’un photographe beaucoup plus jeune
comme Takashi Arai (1). Avec ses daguer-
réotypes, la surface photographique n’est
pas attaquée mais décontextualisée par le
travail du photographe. En un mouvement de
contournement et de distanciation, la tech-
nique ancienne de Daguerre nous éloigne
d’un réalisme illusionniste, mais fait ga-
gner en justesse transhistorique ou en vé-
rité. Comme l’écrit Michaël Ferrier (2), les
personnages photographiés, habitants de la
région de Fukushima, deviennent les enfants
et petits-enfants des victimes d’Hiroshima
ou des pêcheurs frappés par les essais au
large des îles Bikini. Par un entrelacement
des époques, ces photographies prises au
cœur de la zone affectée se doublent à la
fois de familiarité et d’étrangeté.
La fêlure crée un lieu de la hantise. Ainsi dans
l’exposition intitulée Rasen Kaigan, que la
jeune photographe Lieko Shiga a proposée
à la médiathèque de Sendaï en 2012, 245
photographies agrandies de la communauté
de Kitakama, avant qu’elle ne soit lourdement
touchée par le tsunami, offraient, dans une
semi-obscurité, une vision fantomatique
aux confins du cauchemar. Cette hantise
de la profondeur éclate parfois à la surface,
comme c’est le cas dans la performance
de Takeuchi Kota. En plein milieu de la mo-
notonie des images enregistrées par la ca-
méra de vidéo-surveillance installée par
Tepco sur les hauteurs de la centrale de Fu-
kushima, le jeune artiste, s’étant fait enga-
ger pour l’occasion et revêtu du scaphandre
blanc des employés, lève un doigt accusateur
vers la caméra et reste planté dans cette pos-
ture de dénonciation pendant plus de vingt
minutes. Ce geste opère comme une trouée
dans les apparences lisses de cet environ-
nement qui ne signale en rien la catastrophe
qui s’y trame. De la même manière, dans le
film de Jean-Luc Vilmouth, Lunch Time, qui se
déroule sur un littoral dévasté et sous un ciel
très bleu, un parachute motorisé fait irruption
et troue la limpidité, la simplicité apparente
de la situation et des propos échangés
d’une inquiétude presque surréaliste.
DÉSORIENTATION ET VULNÉRABILITÉ
Avec la fêlure, le désordre introduit est infime,
à peine perceptible. C’est pourquoi certains
artistes ne vont pas tant chercher l’image
spectaculaire que le micro-dérèglement.
Lors de la triennale d’Aichi, en 2013, consa-
crée à la catastrophe de 2011, l’architecte Jun
Aoki, qui a restructuré le musée de Nagoya,
a modifié la circulation habituelle du bâtiment
– l’entrée se trouve à l’arrière, les portes se
ferment plutôt qu’elles ne s’ouvrent. De
même que le tremblement de terre de 2011
a déplacé l’axe de rotation de la Terre de dix
centimètres, de même la fêlure multiplie
insidieusement les déviations irrationnelles,
les zigzags, les doublons et les bégaiements.
Si, en surface, tout semble comme avant, en
69
art after Fukushima
réalité, cette multiplicité d’infimes écarts
et de débordements introduit une vulnérabilité
nouvelle. Comme dans le poème de Sully
Prudhomme « Le vase brisé », le monde
d’après-Fukushima est fissuré dans ses
profondeurs invisibles. « Toujours intact aux
yeux du monde / Il sent croître et pleurer
tout bas / Sa blessure fine et profonde / Il
est brisé, n’y touchez pas. »
Cette vulnérabilité nouvelle, presque sans
trace en apparence, devient la clef d’inter-
prétation d’un grand nombre d’œuvres qui
explorent en délicatesse la forme de la té-
nuité. Le paysage de mousse blanche que
Kohei Nawa avait proposé à la triennale
d’Aichi surgissait de l’obscurité avec ses
vallées et ses collines labiles et légères.
Lors de cette même manifestation, l’artiste
chinois Feng Han présentait sa Floating City
faite de papier imprimé et suspendue aux
bouts de fils légers et mobiles. Cette ténuité
est également travaillée par Yuken Teruya qui
a fait bourgeonner de jeunes pousses de
papier sur les journaux entièrement consa-
crés à la catastrophe de 2011. On pourrait
également citer Aiko Miyanaga et son utili-
sation des matériaux périssables pour ses
sculptures, comme par exemple la naphta-
line qui se gazéifie à l’air ambiant et finit par
disparaître. Et bien d’autres artistes encore.
Tant la présence de la catastrophe est à la fois
partout et nulle part. Tant la fêlure se joue des
oppositions, entre la surface et la profondeur,
l’individuel et le collectif, l’ici et l’ailleurs, le
visible et l’invisible.
Dans ses textes, le philosophe allemand
Günther Anders insiste sur l’impossibilité ra-
dicale de représenter une catastrophe nu-
cléaire. Il ouvre cependant une voie d’accès,
en revenant sans cesse sur la discipline du
« y penser tout le temps », « ne pas renon-
cer ». L’esthétique de la fêlure telle qu’elle se
manifeste dans la production artistique de-
puis Fukushima rend possible cette perma-
nence de l’interrogation – dans la latence des
images. I
Je tiens ici à remercier chaleureusement Kan Nozaki,
Tetsuya Ozaki, Taro Igarashi, Diane Josse et Michaël
Ferrier pour leur aide très précieuse.
(1) On trouvera un panorama riche et complet de la di-
versité des réactions des photographes japonais au
11 mars dans l’exposition In the Wake. Japanese pho-
tographers respond to 3.11, au musée des beaux-arts
de Boston du 5 avril au 12 juillet 2015, ainsi que dans le
catalogue qui s’y rapporte.
(2) Michaël Ferrier, « Fukushima ou la traversée du
temps », Esprit, n° 405, 2014, p. 33-45.
Clélia Zernik, professeur de philosophie de l’art à
l’École nationale supérieure des beaux-arts de Paris, pour-
suit des recherches sur l’esthétique japonaise contem-
poraine. Elle est l’auteur de Perception-cinéma et l’Œil
et l’objectif (Vrin, 2010 et 2012).
70

l’art après Fukushima

Cracked Images
If the earthquake of March 11 2011 and
the nuclear catastrophe that it triggered can
be linked other disasters to have struck
Japan in the twentieth century, events
that create a before and after and change
the meaning of things, what about the
images that came in their wake? How did
artists perceived this fissured world and this
new sense of vulnerability?

——
The triple catastrophe that struck Fukushima
on March 11, 2011 was an enormous shock
for the Japanese as well as those who ob-
served the events from afar. The trauma
stemmed from two sources: its absolutely
unprecedented nature, the kind of unique oc-
currence that divides history into a clear be-
fore and after, and the way it reactivated,
brought back to life, Japan’s major earth-
quakes, Hiroshima, Nagasaki, the 1954 nu-
clear tests in the Pacific and Chernobyl. COEXISTENCE OF TIMES their reflections in the water, make up an
As if it represented continuity as much as Behind his highly composed and unclutte- image of great stability and serenity but at
rupture, as if, in addition to being a caesura, red photos echoes weave together—a the same time push the principle of one
it also revealed a fracture line that was al- woman lost in contemplation of the water splitting into two to the point where it
ready there and ran through the history of she is bathing in, a sea of debris, reflections seems as if the crack were already there, ri-
Japan and our modernity in general. on the water’s surface that make it hard sing to the surface, at the very precipice of
This disaster, often called “a continuing to distinguish between the image and its a catastrophe. The fireworks in the sky re-
catastrophe” because of the threat of ra- model. Any Hatakeyama photo seems sonate with the starfish on the ground.
dioactive contamination that has not been freighted with all the rest. The temporal The front and back, high and low, are all
staunched, is also an inherited catas- continuity between the before and after constructed around an axis of symmetry, a
trophe, a continuity. It has the characte- he traces is not continuous; rather it runs fracture. Hatakeyama’s photos are traversed
ristics of a crack, a deep hairline fracture that deep, opening up a cross-section of tem- by symmetry and cracks; they are the very
lengthens invisibly. While artists have de- poral accretions. The two oarsmen lifting figuration of the inner crack that is the ca-
monstrated a strong sense of solidarity in their paddles in unison, both looking at tastrophe itself. Sometimes they seem to-
their support for efforts to aid the victims of
the tsunami and nuclear power plant acci-
dent, it is also true that ever since those
events there has been a wide range of art
productions that, while less engaged and ac-
tivist, have sought to bring that deep-lying
fracture into the light of day. The photo-
grapher Naoya Hatakeyama, for instance has
expressed his unease at the fact that while
some artists made themselves truly useful
all he did was to take pictures. Actually,
though, in juxtaposing before and after
photos of the tsunami-wracked Tohoku re-
gion, he has contributed to keeping this
threatened memory alive.

Cette page, de haut en bas /this page, from top:

Shiga Lieko. « Rasen kaigan (Spiral Shore) 45 » (série).
2012. (Exposition « In the Wake: Japanese
Photographers Respond to 3 /11 », Museum of Fine
Arts Boston, 5 avril - 12 juillet 2015).
Jean-Luc Vilmouth. « Lunch Time ». 2012. Film.
Page de droite /page right:
Araki Nobuyoshi. « Shakyō rōjin nikki (Diary of a Photo-
Mad Old Man) » (série). 2011 (Exposition « In the Wake:
Japanese Photographers Respond to 3 / 11 », Museum
of Fine Arts Boston, 5 avril - 12 juillet 2015).

tally crossed out, like the one of an angler
that seems to obliterate or strike out—in an-
ticipation—the peaceful landscape. These
fault lines at the heart of images are an
expression of the implacability of destiny.
Symmetrically, it is after the event that
Nobuyoshi Araki systematically scratches
out his negatives, thus restoring the
photo’s status as a surface object. A shot
dated June 2, 2011 shows passers-by in
the rain. The vertical scratches above them
mimic the radioactive black rain, that se-
cond, invisible reality that underlies the
visible surfaces of images and our daily
lives. Here, too, the photographic surface
splits into two, and the wounding gesture
is nothing more than the tear in an impas-
sible surface, produced by a fissure running
far down below.
A HAUNTING OBSESSION
The much younger photographer Takashi
Arai(1) takes a similar approach. In his
daguerreotypes, the photograph’s surface
remains unaltered but he decontextualizes
it. In a kind of workaround or act of dis-
tancing, this vintage technique invented
by Daguerre takes us away from illusio-
nist realism but adds a trans-historic faith-
fulness or truth. As Michaël Ferrier
writes,(2) in these photos the inhabitants of
the Fukushima region seem to become the
children and grandchildren of the victims of
Hiroshima or the fishermen struck down by
the Bikini islands nuclear tests. By interla-
cing epochs, these photos taken at ground
zero split into a simultaneous familiarity and
uncanniness.
This crack creates a site of obsession. In
Rasen Kaigan, the young Lieko Shiga’s
exhibition at the Sendai multimedia center
in 2012, 245 blown-up shots of the Kita-
kama community before it was devasta-
ted by the tsunami offer, in semi-darkness
a spectral vision bordering on a nightmare.
This haunting obsession with the depths so-
metimes breaks through the surface, as
with the performances of Takeuchi Kota. In
the middle of the monotonous pictures re-
corded by the CCTV camera the Tepco
company set up on the heights overloo-
king the Fukushima nuclear plant complex,
this young artist, who was himself hired on
the cleanup crew and is seen wearing a
white hazmat suit, raises an accusatory
finger in front of the camera and remains in
this denunciatory stance for more than
twenty minutes. This gesture works like a
hole torn in the smooth appearances of
this environment that in no way indicates
the catastrophe under way. Similarly, in
Jean-Luc Vilmouth’s film Lunch Time,
which takes place on a devastated shoreline
under a cloudless sky, a powered paraglider
seems to burst into the scene and tear a hole
in the apparent limpidity and simplicity of
the situation and the conversation, intro-
ducing an almost surreal anxiety.
The disorder that initially enters through a
crack is tiny, almost imperceptible. Conse-
quently some Japanese artists avoid spec-
tacular images in favor of the slightly out of
whack. For the Aichi Triennial in 2013, de-
dicated to the 2011 catastrophe, the archi-
tect Jun Aoki reconfigured the Nagoya
museum so as to modify the usual flow of
visitors through the building. The entry
was placed at the back and the doors were
more for closing than opening. Just as the
2011 earthquake moved the earth’s axis of
rotation by ten centimeters, the crack insi-
diously multiplies irrational deviations,
zigzags, duplications and stuttering.
DISORIENTATION AND VULNERABILITY
While on the surface all seems as it was be-
fore, in reality an infinite number of tiny
gaps and overthrusts introduce a new vul-
nerability. Like in Sully Prudhomme’s
poem “The Broken Vase,” the post-Fukus-
hima world is cracked in its unseen depths.
“Still intact in the eyes of the world, it feels
its wound—fine and deep—grow down
below and weep. It’s broken; do not
touch.” This new vulnerability, all but in-
visible, becomes the key to decode many
artworks that delicately explore this te-
nuousness. The white foam landscape
Kohei Nawa made for the Aichi Triennial
arose from the darkness with its labile and
light hills and valleys. At this same event the
Chinese artist Feng Han presented his
Floating City made of newsprint and hung
from light, moving strings. This tenuousness
is also the subject of a piece by Yuken Te-
ruya, who made sprouts grow out of the
71
art after Fukushima
newspapers covering the 2011 catas-
trophe. Then there is Aiko Miyanaga, who
uses perishable materials for sculptures, like
naphthalene that turns to gas at room tem-
perature and disappears into the surroun-
ding air. Many other artists could be
relevantly cited because the catastrophe is
everywhere and nowhere all at once. Just
like a crack, what is at work is the opposition
between the surface and the depths, the
individual and the collective, the here and
elsewhere, the visible and the invisible.
The German philosopher Günther Anders
writes about the radical impossibility of
representing a nuclear catastrophe. But he
gives us a glimpse by constantly empha-
sizing the discipline of “thinking about it all
the time, never letting it go.” The aesthetics
of the fracture as manifested in art produ-
ced since Fukushima makes possible this
permanent interrogation through the
latency of images. I
Translation, L-S Torgoff
I gratefully acknowledge the invaluable assistance
provided by Kan Nozaki, Tetsuya Ozaki, Igarashi
Taro, Diane Josse and Michaël Ferrier.
(1) A rich overview of the diversity of reactions to the
March 11 events by Japanese photographers is
given by In the Wake. Japanese Photographers Res-
pond to 3.11 at the Boston Fine Arts Museum, to July
12, 2015, and in the exhibition catalogue.
(2) Michaël Ferrier, “Fukushima ou la traversée du
temps,” Esprit 405, 2014, pp. 33-45.
Clélia Zernik, a philosophy professor at the École
Nationale Supérieure des Beaux-arts de Paris, stu-
dies contemporary Japanese aesthetics. She is the
author of Perception-cinéma and L’Œil et l’objectif
(Vrin, 2010 and 2012).
72
l’art après Fukushima
FUKUSHIMA, LA VIE APRÈS
Stéphane Thibierge.
« Site de Minamisanriku, Japon nord-est,
août 2012 ». Photographie noir et blanc.
Minamisanriku, north-east Japan
D’un côté, la saturation des écrans de
télévision au moment de la catastrophe,
avec son traitement brut et chaotique ; de
l’autre, le balbutiement, la difficulté à
parler de ce qui s’est passé un an après les
faits. Comment représenter cette parole
désorientée, ce « trou béant dans l’hori-
zon » ? Rencontre avec les survivants de
villes rayées des cartes géographiques.
I Ce qui s’est passé le 11 mars 2011 au
Japon, je l’ai reçu comme tout le monde par
ce qui en venait de la télévision et des news.
Images et sons, paroles attrapées ici et là,
vidéos de témoins retransmises presque sans
transition et telles quelles, commentaires de
toutes sortes, en direct ou en boucle : c’était
chaotique, étrange, effarant au sens propre.
Car que dire en retour de ce qui venait, là,
soudain envahir et saturer l’écran ? Séisme,
tsunami, images d’effroi et de désolation. Il y
a eu aussi très vite un point opaque qui aggra-
Stéphane Thibierge
vait encore la confusion, c’était l’accident
nucléaire de Fukushima-daichi, la centrale. Et
le mot Fukushima est venu recouvrir cette
confusion, évoquer un semblant d’unité à
propos de ce qui arrivait. C’est aussi de cette
manière qu’il résonne depuis.
Fukushima renvoie par là – vu et entendu d’ici,
devant nos écrans – à cette façon dont nous
arrivent les catastrophes aujourd’hui. D’un
côté, elles ont une face réelle : ce qui s’est
passé ou ce qui se passe réellement, qui est
toujours difficile à mesurer et à connaître
exactement. Qu’est-ce qui s’est passé ? est
la première question que pose une catas-
trophe, qu’elle concerne un individu ou une
communauté. C’est une question clinique.
Et à cela s’ajoute un autre aspect, beau-
coup plus récent, des catastrophes contem-
poraines : ce sont les messages et les
informations que nous recevons en grande
quantité et en continu, juxtaposés et dispa-
rates, à propos de ce qui s’est passé. Ces

messages, pour la plupart, ne sont pas faits
pour dire quelque chose de ce qui s’est
passé. Ils ne forment pas un discours articulé,
encore moins un récit. En revanche, ils sa-
turent l’attention. C’est pourquoi il est difficile
d’en dire quelque chose en retour. On reste
sidéré. Et après un temps relativement
court (quelques heures, jours, semaines,
mois ou années) d’autres messages viennent
occuper l’écran à la place de ceux-là. L’at-
tention est saturée par autre chose. Elle
est occupée ailleurs. Du coup, il nous est dif-
ficile de « réaliser » à proprement parler, et de
faire que ce soit passé, derrière. Notre ac-
tualité ressemble par là aux conditions en-
tretenues d’un traumatisme toujours
présent : discret mais continu.
CONFUSION
Ayant des liens anciens et réguliers avec
le Japon, je suis resté attentif à ce qui nous
arrivait depuis le 11 mars à propos de ça, Fu-
kushima. Comme d’autres aussi, bien sûr,
chacun à la mesure de l’attention disponible,
de son histoire, de ses intérêts. Et puis il est
apparu rapidement que ça concernait tout le
monde, pas seulement le Japon.
Je me demandais ce qui s’était passé. Ce
n’était pas facile de s’en rendre compte pré-
cisément, et ce qu’on en recevait d’informa-
tions depuis le début ne levait pas la
confusion. Ce qu’on savait, c’est que les des-
tructions étaient très importantes sur toute la
côte nord-est, que la centrale de Fukushima
était très endommagée, qu’il y avait une zone
interdite de 20 kilomètres tout autour, et que
la situation n’était pas maîtrisée.
On a montré beaucoup de gens de ce Japon
nord-est, pris dans les premiers instants ou
les premiers jours de la catastrophe. Assez
vite, après quelques semaines, on ne les a
plus montrés, ni mentionnés, ou très peu. Ce
qui revenait plus régulièrement, c’était le nom
Fukushima et la centrale, avec des images
auxquelles on commençait à s’habituer, et
des commentaires de gens ordinaires,
Stéphane Thibierge. « La vie après Fukushima ». 2013.
Film, 52 min. Digue brisée et débris à Minamisanriku,
août 2012. The breached dyke and debris, Minamisanriku
d’experts, de politiques, très variés et parfois
contradictoires.
En ce qui me concerne, je restais avec ce que
j’avais vu et entendu depuis le début, et pen-
dant les mois qui ont suivi. De tout cela, je ne
pouvais pas faire grand-chose. C’était une
confusion réduite à quelques généralités, à
des images et des sons dispersés. Très peu
en fait, surtout rapportés à la gravité de ce qui
était arrivé. Il s’était passé quelque chose qui
m’importait et nous importait à l’évidence,
mais j’étais en peine de dire quoi précisé-
ment, au-delà de ces quelques généralités.
DÉSORIENTATION
Un peu plus d’un an après, il m’est venu l’idée
que pour trouver un début de réponse à
cette question, pour essayer de me rendre
compte, le mieux était d’aller sur place et d’in-
terroger ceux qui étaient là-bas. Parlant un
peu japonais, je pouvais me débrouiller. Et
comme j’avais vu depuis le début beaucoup
d’images dont je ne savais trop que faire, je
pouvais essayer de faire d’autres images, à
partir de ce que les gens me diraient là-bas.
Cela a donné un film documentaire tourné
avec peu de moyens au mois d’août 2012. Je
suis parti de la petite ville de Minamisanriku,
entièrement détruite, mais où un hôtel situé
en hauteur était praticable. C’était proche de
Sendai, en face de l’épicentre du séisme
au large, et à environ 150 kilomètres de la
centrale de Fukushima.
Là j’ai rencontré des gens, et j’ai filmé des en-
tretiens avec eux. Ensuite, je suis allé dans
la ville voisine d’Ishinomaki, un peu plus
grande et partiellement détruite. À Mina-
misanriku, il ne restait presque rien, et il
n’était pas très facile de s’orienter. Plus
tard, en montant le film et en reprenant les
entretiens, j’ai réalisé combien l’orienta-
tion, et pas seulement dans l’espace, pouvait
73
art after Fukushima
être atteinte après ce qui s’était passé, et
dans ce contexte. Si l’on est attentif à leurs
gestes, leur ton, leur posture ou leur attitude,
mes interlocuteurs montrent presque tous
quelque chose de cette désorientation, par-
fois discrètement, d’autres fois de façon
plus sensible.
Aucun ne parle de Fukushima. La seule per-
sonne à m’en avoir parlé habite la ville de Fu-
kushima. Les autres parlent du séisme, et
surtout du tsunami. Cela m’a étonné
d’abord, puisque, dans ces localités de
pêche, tout le monde sait quelque chose des
conséquences de l’accident nucléaire sur la
pêche locale et la chute des prix de vente,
sans parler du reste.
S’ils n’en parlent pas, c’est sans doute qu’ils
ne pouvaient pas en dire grand-chose à ce
moment-là. Ils faisaient comme ils pou-
vaient, je suppose, et, en parlant du tsu-
nami, ils devaient parler de cela aussi.
Cette difficulté d’en parler ramène à la dés-
orientation. Il est difficile de s’orienter, dans
l’espace et dans l’existence, quand on n’a pas
de lieu ou que ce lieu est détruit. Au fur et à
mesure de ces entretiens et des prises de
vues, je réalisais que je tournais autour de
quelque chose qui était aussi peu repré-
sentable qu’un trou béant dans l’horizon.
C’était pourtant ça l’objet du film.
Les Japonais, et notamment ceux de cette
côte nord-est, ont l’habitude des séismes et
des tsunamis. C’est violent et meurtrier,
mais on peut reconstruire après, ils savent
le faire et l’ont souvent fait. Le lieu reste.
Ce qui est difficile ici, c’est ce trou de mort
dans l’horizon, ce qui n’est pas représenta-
ble de Fukushima : un accident nucléaire
dont personne ne peut dire actuellement
ce que seront les conséquences. À Mina-
misanriku, à Ishinomaki, sur toute cette
côte nord-est du Japon, c’est ce qui rend le
lieu difficile à reconstruire. Et c’est ce qui a
de quoi désorienter – les Japonais d’abord,
bien sûr, et surtout ceux qui vivent là-bas,
mais nous-mêmes aussi, qui ne sommes
pas directement touchés. Nous sommes
évidemment tout autant concernés par le nu-
cléaire et par Fukushima que les Japonais.
D’une façon sans doute étrange pourtant,
nous vivons comme si cela n’existait pas. Le
11 mars dernier, quatre ans après, Fukushima
n’a pratiquement pas, ou à peine, été men-
tionné dans nos médias. Manière sans
doute de ne pas répondre à notre propre dés-
orientation devant ces questions, et à l’an-
goisse qu’elles suscitent. I
Stéphane Thibierge est psychanalyste et photographe,
il vit et travaille à Paris. Il enseigne la psychopathologie
à l'université de Poitiers et à Paris-Diderot. Il a réalisé
le film documentaire : la Vie après Fukushima – Japon
nord-est (production Sodaperaga, 52', 2013). Derniers
ouvrages parus : Clinique de l'identité (PUF, 2007) ; le
Nom, l'image, l'objet ( PUF, 2011).
74
l’art après Fukushima
Fukushima, Disorientation
On one side, the saturation of the TV
screens when the catastrophe occurred, a
chaotic flow of raw information; on the
other, stammering, the difficulty of talking
about what happened a year after the event.
How do we represent this disoriented
speech, this “gaping hole in the horizon”?
Stéphane Thibierge went out to meet the
inhabitants of the towns and villages that
were wiped off the map.
——
What happened on 11 March 2011 in
Japan—like everyone else, I heard about it
from what they said on TV and in the news:
images and sounds, words picked up here
and there, videos of witnesses broadcast al-
most end to end, unedited, all kinds of com-
mentaries, live or looped: it was chaotic,
strange, and truly frightening. For what
could be said in response to what was sud-
denly invading and saturating the screen?
Seism, tsunami, images of dread and des-
olation. Soon, too, there was an opaque
point that aggravated the confusion, the
accident at the Fukushima-Daiichi nuclear
power plant. Hence the word Fukushima
came to conceal this confusion, sugges-
ting a semblance of unity with regard to
what happened. And that is how it has been
heard ever since.
In this way, Fukushima—as seen and heard
from here, in front of our screens—typifies
the way catastrophes reach us nowadays.
On one side, they have a real face: what hap-
pened or what happened in reality, which it
is always difficult to exactly measure and
know. What happened? is the first question
raised by a catastrophe, whether it
concerns an individual or a community. It is
a clinical question.
CONFUSION
To that is added another, much more recent
aspect of contemporary disasters: this is the
huge quantity of messages and information
that we continuously receive, juxtaposed
and disparate, about what happened. Most
of these messages are not intended to tell
us anything about what happened. They do
not form an articulated discourse, let alone
a narrative. What they do is saturate the at-
tention. That is why it is difficult to say
anything in response. We remain stunned.
And after a relatively short period of time (a
few hours, days, weeks, months or years),
other messages fill the screen in their
place. Our attention is saturated by some-
thing else. It is busy elsewhere. Conse-
quently, it is difficult for us to “realize,”
in the literal sense, and to put it behind
us. In this way, our current events are like
a continuing trauma: discreet but ongoing.
Having long-standing, regular links with
Japan, I was attentive to what was happe-
ning, what we went through in relation to it,
to Fukushima. Like others, too, of course,
each within the limits of their available at-
tention, their history, their interests. And
then it soon became evident that everyone
was concerned, not just Japan.
I was wondering what had happened. It
wasn’t easy to be get a precise fix on it, and
the information we had received from the
start did not dispel the confusion. What
we knew was that there had been massive
destruction along the whole north-east
coast, that the Fukushima nuclear power
plant had been seriously damaged, that
there was a no-go zone 20 kilometers all
around, and that the situation was not
under control.
They showed a lot of people in north-east
Japan, caught up in the first moments or
first days of the disaster. Fairly soon, after
a few weeks, they stopped showing or
mentioning them, or nearly. What came
up more regularly was the name Fukus-
hima and the power plant, with images we
began to get used to, and commentaries by
ordinary people, experts, politicians, all
very varied and sometimes contradictory.
As for myself, I stuck with what I’d seen and
heard from the start, and during the
months that followed. There was not much
I could do about all that. It was confusion,
reduced to a few generalities, to disper-
sed images and sounds. Very few, in fact,
mostly concerning the gravity of what had
happened. Something had occurred that evi-
dently mattered to me and mattered to us,
but I found it hard to say exactly what,
beyond these few generalities.
A little more than a year later, it struck me
that to start finding an answer to that ques-
tion, to try to get an idea, the best thing
would be to go out there and talk to the peo-
ple who were there. I had a little Japanese,
so I could manage. And since, right from the
start, I had seen a lot images that I didn’t
know how to process, now I could try to
make other images, based on what people
Ci-dessus/above: Stéphane Thibierge.
École brûlée sur le site détruit de Minamihama,
ville d’Ishinomaki, Japon nord-est, août 2012.
Burned school at Minamihama
Ci-contre/opposite: Côte détruite, Ishinomaki,
Japon nord-est, août 2012. Ravaged coastline

there told me. The result was a documen-
tary film shot on a shoestring in August
2012. I started with the little town of Mina-
misanriku, which had been totally des-
troyed, although there was one usable
hotel. It was close to Sendai, facing the
offshore epicenter of the quake, and some
150 kilometers from the power plant at
Fukushima.
DISORIENTATION
There I met people, and I filmed interviews
with them. Then I went to the neighboring
town of Ishinomaki, which was a little bigger
and partially destroyed. In Minamisanriku,
there was almost nothing left, and it wasn’t
easy to get my bearings. Later, when editing
the film and going back over the interviews,
I realized how much orientation, and not only
in space, could be impaired after what had
happened, and in this context. If you are
attentive to their gestures, to their tone,
their posture and their attitude, you will see
that the people I spoke to nearly all had so-
mething of that disorientation, sometimes dis-
creetly, sometimes more obviously.
No one talked about Fukushima. The only
person who talked to me about it lives in the
town of Fukushima. Others spoke of the
quake, and especially the tsunami. At first
I was surprised, because in these fishing
communities everybody knows about the
effects of nuclear accidents on local fishing
and the resulting fall in prices, not to men-
tion other things.
If they didn’t talk about this, it was no
doubt because there wasn’t much they
could say at the time. They did what they
could, I suppose and, when they talked
about the tsunami they were also talking
about that.
This difficulty of talking has to do with di-
sorientation. It is difficult to orient yourself,
in space and in life, when you have no
place, or when your place has been des-
troyed. In the course of my interviews and
shooting, I realized that I was angling
around something that was as hard to re-
present as a gaping hole in the horizon.
And yet that was the subject of the film.
The Japanese, and especially the ones on
that northwest coast, are used to quakes and
tsunamis. They are violent and deathly,
but afterwards you can rebuild. They know
how to do that, and have done it often.
The place remains.
What is difficult here is this hole of death in
the horizon, this part of Fukushima that
75
art after Fukushima
cannot be represented: a nuclear accident
whose consequences no one, at the present
time, can foretell. At Minamisanriku, at
Ishinomaki, on the whole of this north-east
coast of Japan, that is what makes the
place difficult to reconstruct. And that is
what is disorienting, for the Japanese first
of all, of course, especially for those living
there, but also for us too, although we are
not directly affected.
Obviously, we are just as concerned by
the nuclear and by Fukushima as the
Japanese are. In a strange way, however, we
have gone on living as if it never existed. On
March 11 last, four years later, Fukushima
hardly got a mention in the media. This
was presumably a way of not acknowled-
ging our own disorientation at these ques-
tions, and the anxiety they stir up. I
Translation, C. Penwarden
Stéphane Thibierge is a psychoanalyst and photo-
grapher. He teaches psychopathology (lecturer at the
Université de Poitiers, research fellow at Université
Paris-Diderot). He has also published several books
about the image of the body and identity, inclu-
ding Le Nom, l’image, l’objet (PUF, 2011). He made
the documentary La Vie après Fukushima — Japon
nord-est in 2013.
76
musique
ÉCRIRE POUR
L’OPÉRA
interview de Daniel Tosi et Jean-Philippe Guinle
par Jacques Henric
Nos lecteurs connaissent le nom de Jean-Philippe Guinle pour les articles qu’il
publie de temps à autre dans artpress, sur la philosophie (spécialiste de Hegel,
il fut l’ami de Jean Baufret et entretint des liens avec Heiddeger) et sur la
musique. Certains, de ces lecteurs, ignorent probablement que Jean-Philippe
Guinle est aussi compositeur. D’origine catalane, pour une part, il passe une
partie de sa vie dans un petite ville près de Perpignan où les hasards de la vie
me l’ont fait rencontrer. Par ailleurs, il existe à Perpignan un Conservatoire de
musique, un des plus dynamiques en France dont, pour avoir suivi les activi-
tés depuis quelques années, je souhaitais qu’on parlât dans artpress. Il a sa
tête un chef d’orchestre qui est, lui aussi, compositeur, Daniel Tosi. La ren-
contre entre ces deux hommes passionnés de musique et créateurs l’un et
l’autre était inévitable. Daniel Tosi a mis à plusieurs reprises son orchestre au
service des œuvres de Jean-Philippe Guinle. Dans l’entretien qui suit, ils évo-
quent leur biographie, leur parcours professionnel et, bien sûr, leurs œuvres.
I Quelques mots, Daniel Tosi, de votre
biographie. Je crois savoir que vous avez
deux origines familiales…
D. T. L’une italienne par mon père, l’autre ca-
talane par ma mère, d’où le fait que je parle
depuis toujours l’italien et le catalan. Ma
famille paternelle avait dû fuir le fascisme, un
de mes deux grands-oncles avait été tor-
turé par les sbires de Mussolini, il avait en-
tres autres subi le terrible supplice de la
goutte d’eau et avait succombé. Après di-
verses péripéties, mes parents se sont ins-
tallés en France, à Sorède, à Saint-André, puis
à Valmanya (dans les Pyrénées-Orientales),
où mon grand-père et son frère se sont en-
gagés dans la Résistance.
Venons-en à votre parcours professionnel,
lequel vous a mené à l’actuelle direction
du Conservatoire de Perpignan.
D. T. J’appartiens à une longue lignée italienne
de musiciens. Toute ma famille chantait ou
jouait, certains comme mon arrière-grand-
mère avait fait une belle carrière de chanteuse
lyrique Dès l’âge de douze, treize ans, je me
suis mis à composer ; vers quinze ans, j’ai
commencé des études sérieuses d’écriture
d’harmonie, de contrepoint, de fugue, d’abord
à Toulouse, puis, à dix-huit ans, à Paris, au
Conservatoire national supérieur. Là, plutôt
que de m’orienter vers l’instrument, j’ai choisi
la création et la direction d’orchestre.
Parallèlement, j’ai suivi des études de lettres
et de musicologie à la Sorbonne (maîtrise,
agrégation) et j’ai commencé à enseigner.
Ensuite, j’ai passé un diplôme de directeur de
Conservatoire de région, me disant que la
meilleure façon d’être en contact permanent
avec la musique et la pédagogie, c’était de
diriger de tels établissements. Reçu en 1982
par Maurice Fleuret, directeur de la musique,
celui-ci, soucieux de me voir quitter Paris, m’a
proposé un poste d’Inspecteur de la musique.
J’étais très jeune, j’ai pensé que c’était l’oc-
casion de connaître plus en profondeur le
milieu de la musique française. J’ai en effet
beaucoup voyagé dans les régions pour voir
comment fonctionnaient les orchestres, les
conservatoires et les diverses associations.
Mais j’ai vite compris que ce travail consistait
pour moi à être spectateur plutôt qu’acteur.
Raison pour laquelle j’ai démissionné au bout
d’un an, d’autant que ma musique commen-
çait à être jouée par les ensembles les plus
connus de l’époque (2e 2m, l’Itinéraire, les
percussions de Strasbourg ou à l’IRCAM). J’ai
donc décidé de passer le concours de Rome.
Je suis resté ainsi trois ans pensionnaire à la
Villa Médicis, où je me suis occupé d’un festi-
val de musique contemporaine. À la fin de ce
séjour, trouvant agréable de pouvoir écrire de
la musique en étant rémunéré, je me suis pré-
Ci-contre/opposite: Daniel Tosi (© Maud Landes)
Page de droite/page right: Jean-Philippe Guinle

senté à la Villa Médicis hors-les-murs. Parlant
le catalan, je connaissais déjà quelques com-
positeurs à Barcelone, des ensembles,
notamment les orchestres de Barcelone, ou
de Palma de Majorque. Le concours réussi,
j’ai eu le loisir d’écrire une grande pièce durant
mon séjour de deux ans en Catalogne.
Dirigeant bon nombre d’orchestres, j’ai eu
l’opportunité de développer des relations avec
l’Espagne, l’Italie et l’Amérique latine. Tout de
même décidé à entrer plus de plain-pied dans
la vie active et « sociale », j’ai appris qu’il y
avait un projet pour la vie musicale et le
Conservatoire de Perpignan. Finalement, en
1989, j’ai pris la direction de ce Conservatoire.
Il s’est depuis considérablement développé.
De 780 élèves, on en est à 3 000 aujourd’hui.
De 70 professeurs, on est à 200. J’ai pu
créer un festival de musique contemporaine
en 1991, Aujourd’hui Musiques, qui se per-
pétue grâce au théâtre de l’Archipel. J’ai ren-
forcé mon orchestre symphonique et
transplanté à Perpignan mon orchestre de
chambre, la Camerata de France. J’ai été à
l’initiative de beaucoup de créations en région,
un de mes chevaux de bataille. Enfin, j’ai ren-
forcé les liens avec « les gens » qui faisaient
du lyrique, chanteurs, musiciens, metteurs en
scène, d’Olivier Desbordes et son Opéra
Eclaté dans un premier temps, à Frédéric
Lhuillier et son festival lyrique Languedoc-
Roussillon.
Jean-Philippe Guinle, lisant votre curri-
culum vitae, je vois que vous aussi avez
trempé dans un bain musical…
J.P. G. Mon père, qui était normalien, a
voulu à un moment de sa vie devenir chan-
teur d’opéra. Cela ne s’est pas fait, il a pour-
suivi sa carrière de fonctionnaire, mais il
appartenait à une famille à moitié basque
dans laquelle tout le monde chantait, ce qui
avait frappé Jacques Rivière, ami de mon
père. Ayant raté sa carrière de chanteur, il
s’était mis à composer, je me souviens no-
tamment d’une ronde sur un poème d’Alain-
Fournier. Il en est néanmoins resté au stade
d’amateur. Il avait montré ses compositions
à Henri Sauguet qui, sans le dissuader,
l’avait poussé à travailler sérieusement.
Quant à ma mère, elle était la fille d’un Ca-
talan qui était médecin et qui, dans sa jeu-
nesse, avait connu un certain Escalaïs,
cousin d’un des plus grands chanteurs de
l’Opéra, Léon Escalaïs. Après la guerre de
1914, ma mère a accompagné pendant
vingt ans chez Escalaïs. Il y avait comme
élèves des gens alors célèbres, je pense à
José Luccioni.
À LA MÉMOIRE DE SCHOENBERG
Dès ma jeunesse, j’ai donc baigné dans une
atmosphère musicale et fait de belles ren-
contres. J’avais autour de 14 ans quand j’ai
fait la connaissance de Mme Bizet, belle-fille
de Georges Bizet, laquelle m’a présenté à
Jean Périer, le créateur de Pelléas et Méli-
sande, en lui disant : « Voilà un jeune grand
futur créateur », alors que je n’avais pas en-
core écrit une note. Toujours grâce à Mme
Bizet, j’ai connu quelqu’un d’important, Eu-
gène Borrel, dont les travaux ont beaucoup
servi aux baroqueux. J’ai alors décidé de
suivre des études de composition avec
Georges Piccoli, l’oncle de Michel Piccoli, qui
très tôt, dès les années 1950, m’a fait
connaître les œuvres de Bartok, Schoen-
berg, Scriabine. Georges Piccoli étant un
élève de Vincent d’Indy, il avait au départ des
goûts musicaux qu’on dirait, pour aller vite,
réactionnaires. Une anecdote qui va beaucoup
amuser Daniel Tosi : Piccoli avait une partition
d’une sonate de Bartok qui était complète-
ment atonale, et tous les accords avaient été
transposés par lui comme s’ils étaient tonals.
Par exemple, le do dièse était présenté
comme une appogiature de do, ce qui était
le système appliqué par d’Indy. D’Indy pré-
77
music
tendait que la musique atonale n’était
qu’une simple déformation de la musique to-
nale. C’est donc amusant qu’un tel élève de
d’Indy m’ait mis en contact avec la musique
la plus moderne. Par ailleurs, Georges Piccoli
avait eu pour condisciple à la Schola canto-
rum quelqu’un dont personne ne parlait en-
core en France et qui était Edgar Varèse. Les
amies de ma mère étaient toutes amou-
reuses du bel Italien qu’était Varèse.
J’avais 14 ou 15 ans quand j’ai commencé à
composer des pièces à la mémoire de
Schoenberg dans lesquelles j’ai appliqué sa
méthode. Je ne savais rien de l’harmonie clas-
sique, et j’ai commencé à par faire du dodé-
caphonisme. Après, il a bien fallu que
j’apprenne mon métier. Je n’ai pas fait de car-
rière musicale parce que mon père m’avait
obligé à faire une carrière de juriste mais,
grâce à un ami, j’ai pu écrire des musiques de
scène intéressantes, notamment pour
l’Agamemnon d’Eschyle, représenté par le
groupe du Théâtre antique dans la cour de la
Sorbonne, spectacle repris dans le Théâtre
romain de Vérone. Il y avait, parmi la troupe
des gens qui ont exécuté ma musique, le
grand flûtiste Alain Marion. J’ai également
écrit un ballet pour une école de danse, joué
par les musiciens de la Société des concerts
du Conservatoire, l’ancêtre de l’Orchestre de
Paris, au Théâtre des Champs-Élysées, cin-
quante ans après le Sacre du Printemps.
Avant d’aborder les circonstances de
votre rencontre avec Daniel Tosi, quel
jugement portez-vous sur le travail qu’il
a réalisé au Conservatoire de Perpignan ?
J.P. G. La grande chance de ma vie, après
avoir été encouragé à composer par Henri
Sauguet, a été de rencontrer Daniel Tosi
par l’intermédiaire de Mme Sabine Dauré, res-
ponsable des expositions du Château de
Jau. Daniel a été formidable, il m’a d’abord
proposé de jouer une œuvre de moi, pour per-
cussions. N’étant jamais passé par le
Conservatoire, j’ai eu la chance d’être joué
par un professionnel de haut niveau. Sans
blesser sa modestie, j’oserai le comparer à
Franz Liszt. Même générosité, composi-
teurs tous deux, ils n’ont pas fait leur carrière
pour mettre en valeur seulement leurs pro-
pres œuvres. Daniel, par ailleurs, a souhaité
mettre la musique à la portée du plus grand
nombre, sans démagogie, sans céder sur la
qualité de ses choix musicaux. Ainsi l’opéra
qu’il a écrit, Orphée, peut être qualifié de po-
pulaire, puisqu’on y trouve des mélodies
dites faciles, mais qui sont accompagnées
avec une science musicale très élaborée. Mo-
zart ne procédait pas autrement dans la
Flûte enchantée. Rien n’est plus difficile à
faire qu’une musique réputée facile. En Al-
lemagne, les plus grands chanteurs aiment
à chanter des opérettes. Ce n’est pas vrai-
ment le cas en France.
78
musique
THÉÂTRE DANS LE THÉÂTRE
Daniel, pour poursuivre le propos de Jean-
Philippe Guinle, dans la liste de vos
œuvres, je constate un grande variété de
genres, contes pour enfants, sardanes,
œuvres symphoniques, opéras… Pouvez-
vous dire quelques mots sur ce Orphée
dont parlait Jean-Philippe Guinle ?
D.T. L’idée date de plusieurs années ; une
commande d’un opéra rock, de la commune
d’Estagel, par son maire Antoine Sarda. Les
rockeurs de l’époque en avaient fait une
sorte de synthèse dont je ne pouvais tota-
lement me satisfaire. Je l’ai donc « repris »
de façon à affiner la composition. J’ai mis du
temps. J’ai travaillé, ici et là, pendant vingt
ans sur cette œuvre, en tentant d’en sau-
vegarder la sève première, ou disons le
« cri » initial. Je me suis posé la question :
comment écrire de la musique pop en y
ajoutant mes matériaux propres. Dans Or-
phée, on trouve du texte récité, de la musique
électro-acoustique, des harmonies qui ap-
partiennent à celles du début du 18e siècle.
Ce mélange devait être au service d’une
histoire antique transposée aujourd’hui.
Dans un de mes autres opéras, qui m’occupe
maintenant, Messidor, j’ai un autre pro-
blème à résoudre. Le thème en est la Terreur,
inspiré du roman d’Anatole France, les
Dieux ont soif.
J’ai fait une pré-création il y a 25 ans. Depuis,
ce fut encore un long travail, abandonné,
repris, oublié, puis à nouveau retravaillé pen-
dant trois ans en ne changeant rien à l’inspi-
ration première, théâtre parlé avec acteurs
et airs chantés se juxtaposant. Au texte
d’Anatole France datant du début de 20 e
siècle, où est racontée la Terreur révolution-
naire, avec un recul critique à l’endroit de
l’événement, fait écho l’impitoyable actualité.
Pour ce qui est de l’ordre théâtral, la pièce est
écrite comme si elle avait pu être jouée à
l’époque d’Anatole France. Pour la partie
chantée, j’ai imaginé que les spectres des
acteurs revenaient, je veux dire les guillotinés,
Chénier, Saint Just, Robespierre… Ils s’expri-
ment alors dans le style de la musique de leur
temps, disons selon une écriture mozartienne
ou haydnienne. Les acteurs jouent, les
ombres reviennent et chantent. Il y a un théâtre
dans le théâtre. Un récitant, Anatole France
lui-même, s’adresse au public, sur un « tapis
sonore mouvant » qui est la musique électro-
nique de mes matériaux propres. Ainsi, ces
« mixités » m’attirent et me correspondent.
Elles assurent la surprise, le renouveau, la vie
et l’espoir.
Et vous Jean-Philippe Guinle, de quoi
est fait votre opéra, Alraune, dont on es-
père qu’il sera monté un jour ?
J.P.G. Il a pour point de départ, la lecture d’un
roman de Hanns Heinz Ewers, un auteur né
en 1871 et mort en 1943, Alraune, Mandra-
gore en français. Le sujet en est la création
artificielle, par défi à Dieu, d’un être andro-
gyne maléfique qui tentera de semer la mort
autour d’elle, notamment celle de son créa-
teur. Il s’agit d’une œuvre sur le mal, le salut,
l’amour, la mort. Il y avait déjà dans le roman
de Ewers des chansons, une matière musi-
cale. J’en ai tiré un livret, et j’ai appris récem-
ment que Ewers avait lui-même écrit un livret
d’opéra mis en musique par Eugène D’Albert,
qui s’appelait les Yeux morts, et qui avait eu
un certain succès. Sur le plan musical, j’ai fait
appel à la technique dodécaphonique. La rai-
son ? Le sujet du roman étant la création arti-
ficielle d’un être maudit, on pouvait dire que le
système dodécaphonique était une autre
manière de remettre artificiellement en ques-
tion la musique tonale. Dans mon opéra, le
langage choisi se rapporte à l’essence même
de l’opéra. Le problème, c’est que, dans l’in-
conscient collectif, la musique dodécapho-
nique étant considérée comme impropre au
chant, j’ai donc voulu prouver le contraire en
tirant une sorte de lyrisme de cette technique.
Ayant découvert que Ewers avait été égale-
ment cinéaste et avait tourné un film de son
roman, j’ai prévu, pour les changements de
décor, des interludes, au cours desquels pour-
raient être montrés des extraits de son film
muet. Cet opéra demandera une collaboration
étroite entre cinéastes et musiciens.
LE GRAND ÉLAN DU 20 e SIÈCLE
D. T. Mais votre musique, Jean-Philippe,
que j’ai eu l’occasion de diriger, l’est aussi,
lyrique. Et celle d’Alban Berg, de Schoenberg,
l’est aussi. Et puis, qu’est-ce que ça veut dire
musique tonale ? De Bach au post-Puccini, la
musique a beaucoup évolué, sans parler de
Wagner. Créer des opéras aujourd’hui est de
plus en plus problématique, on préfère re-
prendre la Traviata pour la millième fois,
plutôt que de créer une œuvre de Jean-Phi-
lippe Guinle. Je connais d’autres composi-
teurs, à Barcelone qui sont dans le même cas
que vous, en attente qu’une grande mai-
son se décide à monter leurs opéras. Mais j’ai
quelques raisons d’être optimiste.
Ce qui me frappe, c’est votre très grande
ouverture d’esprit à tous les deux, tant on
pourrait penser que vos œuvres respec-
tives sont dissemblables…
D. T. Pour l’opéra oui, pas pour ce qui est de
la musique dite contemporaine où nous
sommes très proches. Travailler à partir de
livres, de livrets différents, amène à créer des
œuvres elles-mêmes très différentes.
Quand j’avais trente ou quarante ans, ja-
mais je n’aurais pensé utiliser un matériau
tonal, par exemple. À l’époque, je recherchais
uniquement des timbres nouveaux, j’utilisais
des instruments non conventionnels, je fai-
sais frapper sur « tous les os de la nature ! »
Dans une de mes pièces, Vocalia Rythmica
tous les objets percussifs sont des verres à
café, des cailloux, de la terre… Je cher-
chais alors des sons inouïs, expressifs sub-
jectivement. Mais le livret d’opéra amène à
revoir de tels choix.
La musique électro-acoustique que j’ai pra-
tiquée pendant des années m’a fait connaî-
tre un autre monde sonore, extrêmement
diversifié. Mais le monde tonal ou modal, po-
lytonal ou atonal en fait aussi partie !
Comment menez-vous votre carrière de
chef d’orchestre et de compositeur ?
D. T. Un compositeur n’utilise pas le son
(mis à part pour l’électro acoustique), il le
conçoit dans sa tête. Il peut composer vingt
symphonies sans avoir jamais été face à
un orchestre symphonique. Le chef d’or-
chestre est en contact avec la matière vi-
vante. J’ai plutôt suivi cette dernière voie
selon Joseph Haydn. On l’appelle « le père
de la symphonie », vu le nombre impres-
sionnant d’œuvres symphoniques qu’il a
créés. Or, toute sa vie, il a disposé d’un or-
chestre pour les faire jouer. Il pouvait se
dire : tiens ça, ça sonne bien, ou ça sonne
mal. Si vous n’avez pas touché à l’orchestre,
comment pouvez-vous le savoir ? Sur le plan
imaginatif, on peut se dire pourquoi pas ?
Mais cela reste frustrant.
Berlioz, par exemple, l’a bien compris ; il al-
lait au-devant des musiciens. Il les payait, il
travaillait ainsi avec le contact irremplaçable
de la matière sonore. On raconte qu’Edgar Va-
rèse, quand il était dans un restaurant, tapait
partout, pour « boire et manger » le son pro-
duit ! Même aux toilettes (il l’a dit), il écou-
tait tous les « bruits subtils » ! Pour lui,
l’œuvre s’identifiait au sens large et totale-
ment à l’inouï sonore organisé.
Pour finir, puis-je demander à l’un et l’au-
tre quels sont les compositeurs qui ont
compté pour vous, vous ont bouleversé,
ont influencé votre œuvre ? Daniel ?
D. T. Si j’ai écrit de la musique, c’est qu’il y a
eu ce grand élan au 20 e siècle initié par
Debussy, Schoenberg, la musique concrète,
John Cage, Ivo Malec, Messiaen, et surtout
Edgar Varèse qui m’a amené à me pencher
sur les musiques du futur, du passé avec
Guillaume de Machaut, Josquin des Près,
Roland de Lassus, puis Jean-Sébastien Bach
et ces quelques autres grands monstres de
notre sublime histoire, auxquels on peut ajou-
ter Schubert, Beethoven, Moussorgski…
J.P. G. Moi, j’ai découvert la musique avec
Wagner. Puis il y a eu Richard Strauss, Arnold
Schoenberg et, bien sûr, Mozart. Varèse,
comme pour Daniel, et Zimmermann. C’était
un catholique qui n’a pas supporté la tragé-
die dont s’est rendu coupable son pays et qui
a fini par se suicider. Aussi Jean Barraqué
dont, hélas, on parle peu aujourd’hui. I
 79
79

Livres
« Quant au désir, pris en
tenaille entre la montée
de l’hygiénisme et le retour
en force de l’humanitaire,
qui y songe encore ? »
Catherine Millot
La Logique et l’Amour
et autres textes
Éditions Cécile Defaut

EN LIBRAIRIE

CATHERINE MILLOT FRANCK FISCHBACH

LA LOGIQUE ET L’AMOUR PHILOSOPHIES DE MARX
ET AUTRES TEXTES Éric Loret
interview par Philippe Forest
JOHN D’AGATA
FLORENCE DELAY ET JIM FINGAL
LA VIE COMME AU THÉÂTRE QUE FAIRE DE CE CORPS
SEPT SAISONS QUI TOMBE
Georges Banu Christophe Kihm

ÉRIC MARTY ÉCRIVAINS ARABES

LA FILLE ABDELLAH TAÏA
LES PALMIERS SAUVAGES EYET-CHÉKIB DJAZIRI
Laurent Zimmermann RACHID O.
Kaoutar Harchi
FRANÇOIS ANGELIER
FEUILLETON
BLOY OU LA FUREUR
DU JUSTE ALAIN BONIJOL
FRANÇOIS CASSINGENA- TERCIO DE VÉRITÉ
TRÉVEDY ÁNGEL PERALTA
ÉTINCELLES IV. CHEVAUX ET TAUREAUX
LE COUVRE-FEU À CIEL OUVERT
PASCAL QUIGNARD Jacques Henric
SUR L’IDÉE
D’UNE COMMUNAUTÉ
DE SOLITAIRES
Patrick Kéchichian
80
CATHERINE MILLOT
la logique et l’amour
interview par Philippe Forest
Catherine Millot
La Logique et l’Amour et autres textes
Éditions Cécile Defaut
I Dans artpress, nous suivons avec beau-
coup d’intérêt et d’admiration l’entreprise
– je dirais déjà « littéraire » – dans laquelle
vous êtes engagée depuis vingt-cinq ans
et qui a abouti à des livres comme Abîmes
ordinaires, la Vie parfaite, O Solitude,
publiés en 2001, 2006 et 2011 dans la col-
lection « L’Infini » chez Gallimard. Aujour-
d’hui, vous faites paraître aux Éditions
Cécile Defaut un recueil sous le titre de la
Logique et l’Amour. J’imagine l’embarras
dans lequel ce livre va plonger les libraires
lorsqu’ils auront à décider dans quel rayon
le ranger. Il s’agit sans doute d’un ouvrage
de psychanalyse. Mais il traite aussi d’art,
de littérature, de philosophie. Surtout, bien
qu’il s’agisse d’un recueil de textes appa-
remment disparates, comme vos livres
précédents, celui-ci se lit, selon la formule,
« comme un roman ». Cela tient à la fluidité
et à la beauté de l’écriture mais aussi, me
semble-t-il, à l’usage que vous y faites de
la première personne du singulier. Il y a
sans doute beaucoup d’autres exemples –
je pense notamment aux ouvrages de
Jean Allouch depuis Érotique du deuil au
temps de la mort sèche ou bien au récent
Une part de soi dans la vie des autres de
Danièle Brun. Mais il me semble qu’il faut
toujours à un auteur, comme c’est votre
cas, se mettre, d’une manière ou d’une
autre, dans son livre – fût-ce un livre de
psychanalyse.
Je reconnais dans votre question votre inté-
rêt pour les rapports du Je avec la littérature.
Dans ces textes que je viens de recueillir,
j’use de la première personne du singulier de
manière inconstante. Elle intervient d’abord
dans ceux qui évoquent les années 68, si
j’ose dire, et les années Lacan, c’est le Je du
souvenir. Mais le Je le plus insistant est celui
de l’analysante que je ne cesse d’être quand
j’écris. C’est le Je qui se soumet à la règle de
l’association libre, qui m’est presque devenue
une méthode de composition. Écrire m’a servi
bizarrement à prolonger mon analyse, à la
poursuivre, et j’irais jusqu’à dire à la conclure.
Chacun de ces textes peut être pris sous cet
angle : il constitue ou témoigne d’un « bout »
d’analyse. Ce n’était le plus souvent pas
concerté ni délibéré, mais cela me saute aux
yeux après coup. Ce livre n’est donc pas tant
un livre de psychanalyse que le livre d’une
psychanalyse, faisant ainsi écho à ce que
j’avais pu mettre en œuvre explicitement dans
Abîmes ordinaires.
GÉNÉRATION 68
Je dois vous interroger d’abord sur la
très belle et étonnante illustration de
couverture. Les lecteurs d’artpress y re-
connaîtront le Portrait d’un vieillard et
d’un jeune garçon de Domenico Ghir-
landaio (vers 1490, musée du Louvre)
auquel vous aviez consacré un texte dans
les pages du magazine (1). Il me semble
que le commentaire que vous en propo-
sez et par lequel s’ouvre la Logique et
l’Amour révèle beaucoup de choses
concernant les intentions et les orienta-
tions du recueil.
Le portrait de Ghirlandaio fait partie de mes
souvenirs d’enfance. Il est associé à mon
grand-père et représente pour moi l’amour
qui nous unissait. Si ce que j’en dis révèle
beaucoup, dites-vous, sur les intentions et
les orientations de ce recueil, c’est à mon
insu. Même si, à la relecture de ces textes,
j’ai été frappée par les échos que l’on trou-
vait de l’un à l’autre, je n’aurais pas réalisé
sans votre remarque que, peut-être, cherchait
à s’y dire ce que j’ai appelé un amour pur, un
amour qui serait purifié des mirages du nar-
cissisme, un amour affranchi de l’ambiva-
lence, qui mépriserait son bi en, voire
côtoierait les bords de son anéantissement,
région où le Je s’accomplit dans sa dispari-
tion même.
Je parlais de « roman » à propos de la Logi-
que et l’Amour mais la quatrième de cou-
verture de l’ouvrage est plus précise et
parle de « roman d’éducation ». Une « édu-
cation sentimentale », alors ? Mais très dif-
férente dans son esprit et dans sa morale
de celle qu’avait écrite Flaubert ?
Que Cécile Defaut ait qualifié ce recueil de
« roman d’éducation » m’agrée tout à fait. Elle
aurait pu écrire, à l’allemande, « roman de for-
mation », car c’est beaucoup de ma formation
intellectuelle qu’il s’agit, formation partagée
avec bon nombre de ceux de ma génération,
marquée par la rencontre (la lecture) d’au-
teurs qui suscitaient une grande passion.
Ainsi, pour moi, de Bataille, de Foucault, de
Lacan surtout, mais aussi de Klossowski, de
Heidegger. Pour certains, je les ai rencontrés,
parfois fugitivement (comme Foucault ou Hei-
degger) ou longtemps côtoyés, comme
Lacan ou Klossowski. Ce livre en fait état. J’y
évoque aussi l’œuvre d’amis proches,
comme Anne-Lise Stern, ou Jean-Noël Vuar-
net, avec lequel j’eus un échange durant près
de vingt ans sur les mystiques. Ce livre – ce
n’était pas concerté – est donc aussi un livre
sur l’amitié. La passion pour la théorie et
l’amour ou l’amitié pour les personnes ont
été, dans ma vie, indissociables. En ce sens,
mon éducation fut sentimentale inséparable-
ment. Peut-être cela tient-il à mon sexe, et à
mon histoire : à la chance des rencontres.
Mais comme vous le dites, ce n’est pas une
éducation sentimentale au sens de Flaubert,
qui se solderait par la dérision, comme l’évo-
cation flaubertienne d’une virée manquée au
bordel : « C’est ce que nous avons eu de meil-
leur », et par, au mieux, l’assomption de la dé-
ception. Cette « éducation » ne m’a pas
déçue, c’est ce que j’ai eu de meilleur !
Dans ce « roman d’éducation » que vous
proposez, un événement se détache sur
lequel vous revenez à plusieurs reprises,
qui concerne votre histoire individuelle
mais également celle de votre généra-
tion. Il s’agit de Mai 68. Sur le terrain
philosophique mais également politique,
la mode a longtemps été au procès de ce
qui fut appelé « la pensée 68 ». Vous lisant,
je me demandais si l’heure du procès en
appel, voire de la réhabilitation n’était
pas enfin venue.
Je suis toujours restée attachée à ce moment
vécu dans l’enthousiasme, avec un sentiment

de libération jamais connu. Il avait sa part d’il-
lusion, mais il eut aussi des suites irréver-
sibles. Je pense encore aujourd’hui que ce
ne fut pas seulement une insurrection, mais
une véritable révolution. La société fran-
çaise des années 1960 ressemblait à une
marmite de Papin. Le couvercle du pétai-
nisme n’avait jamais été levé, mais cela
bouillonnait en dessous. Le couvercle sauta
et les différentes instances de pouvoir durent
en prendre acte. Pour ma part, ce moment
exceptionnel eut des suites immédiates : il
me sortit d’un état de paralysie, et me mit au
travail ! Là où pour d’autres, il initia diverses
transgressions, il eut pour moi l’effet in-
verse : je décidai de me donner les moyens
de mon indépendance matérielle, mais pas
seulement. Mai 68, cependant, n’eut peut-
être pas que de bons effets. La sortie d’un
certain moralisme ouvrit sans doute la porte
à une férocité décomplexée dans les rapports
sociaux, dont nous payons aujourd’hui le
prix. Mais enfin, la férocité, bien sûr, était déjà
à l’œuvre. Et l’on ne peut mettre sans in-
justice au compte de ce moment traversé de
générosité, la folle et cynique montée en
puissance des « marchés », sous le joug
desquels nous nous trouvons.
« VRAIE AMOUR »
La Logique et l’Amour constitue également
une très belle galerie de portraits dont cer-
tains concernent des auteurs que vous
avez lus et que parfois vous avez connus.
Il y a ainsi Klossowski. Il y a surtout
Lacan. Récemment, je crois, vous vous
êtes exprimée à propos de la « légende
noire » qui entoure désormais ce dernier,
afin de corriger celle-ci.
Comme pour Mai 68, il est peut-être temps
aujourd’hui de réhabiliter Lacan ! J’ai fait ré-
cemment écho publiquement au livre de
Nathalie Jaudel, la Légende noire de Jacques
Lacan, qui s’y emploie. Son auteur démonte
en détail la manière dont la biographe de
Lacan s’est attachée à infléchir ce qu’elle
avait recueilli dans le sens de la noirceur, mais
surtout de la médiocrité. J’ai témoigné à
cette occasion de la manière dont on avait
usé de mon témoignage. Je témoignerai
peut-être un jour plus largement du Lacan que
j’ai connu.
Vous évoquez cette « vraie amour » dont
parlait Lacan. Quel sens donnez-vous à
cette expression ? En quoi se trouve-t-
elle au cœur de votre réflexion ?
J’ai en effet écrit que, dans les parages de
ce grand Autre dont les failles faisaient l’ob-
jet de la logique lacanienne, il arrivait que l’on
rencontre ce que Lacan appelait la « vraie
amour », qui naîtrait des signes qui mar-
quent pour chacun son exil du rapport sexuel.
Je me référais à la fin du séminaire Encore.
Il ajoutait que c’est l’être « comme tel » que
Catherine Millot (Ph. DR). À droite : D. Ghirlandaio. « Portrait d’un vieillard et d’un jeune garçon ». Vers 1490
l’amour aborde dans cette rencontre. Mais
si dans cet abord de l’être réside « l’ex-
trême de l’amour, la vraie amour », il dé-
bouche sur la haine. Cet amour qu’il évoque
se situe au-delà du narcissisme, au-delà
des idéaux du moi, au-delà du moi lui-même.
Ce fut un souci constant chez lui de dégager
l’amour de son ravalement à l’ego, d’où son
intérêt pour l’amour courtois, auquel il se
réfère constamment, aspirant à l’invention
d’un art d’aimer qui fût valable pour notre
temps. D’où son intérêt aussi pour l’amour
mystique qui pousse le paradoxe jusqu’à
l’acceptation de la damnation pour l’amour
de dieu. Ces bords de l’impossible, ces ex-
trêmes où se reconnaît la vraie amour, sont
ceux qu’après lui, je hante. Loin de l’imagi-
naire narcissique, il nous confronte au réel.
Réel de la rencontre, pur hasard, qui se vit
comme chance, « bon heur », mais aussi
comme inéluctablement tragique, miné par
sa contingence.
Je reviens pour finir à la question du
roman et à la place que le « Je » doit y
occuper. Depuis la Vocation de l’écrivain,
toute une réflexion se développe dans
vos livres qui, notamment, à partir de
Joyce (les « épiphanies ») et de Lacan
(l’« extime »), porte sur ce point. Cette ré-
flexion s’exprime à nouveau de façon
très forte dans la Logique et l’Amour. Soit
sous la forme du récit poétique (« Rêve de
réveil ») soit sous la forme de l’essai lit-
téraire et philosophique (« Écriture et ex-
périence »). Si je résume de manière un
peu abrupte votre pensée, il s’agit de par-
venir, par l’écriture notamment, à un « je »
81
livres
sans « moi ». Pour finir, pouvez-vous éclai-
rer cette proposition ?
Certaines expériences intérieures, disons
pour aller vite, de dissolution du moi, en-
gendrant des états heureux de légèreté et
d’ouverture au monde, furent mon point de
départ. Il me fallut tenter d’en élucider la na-
ture. Pour cela, l’écriture s’imposa. Comme
tout névrosé, j’ai été, je suis encombrée
par mon moi. S’en trouver subitement allégé
voire débarrassé est une expérience heu-
reuse et mémorable. Sans moi, qu’est-ce qu’il
reste ? Peut-être Je, mais qu’est-ce que
Je ? Une trace qui s’efface, comme une let-
tre « amuïe », pour reprendre un mot de
Barthes, un reste d’être au bord de l’éva-
nouissement, proche de l’anéantissement.
Ce sont peut-être ces expériences qui
conduisent à dire Je ou plutôt à l’écrire.
Ceci engendre à son tour des effets inat-
tendus qui viennent réitérer l’expérience
de départ, la reproduire. Le Je, son éva-
nescence, brise, comme dirait Nietzsche, « la
geôle de l’individuation » et s’accompagne
à son tour de la joie paradoxale qui naît de
l’anéantissement de l’individu. Paradoxale
aussi s’avère la découverte que ce qu’on eût
cru le plus intime se confond avec le dehors,
comme vous l’avez vous-même si bien dit,
Philippe Forest. I
(1) Catherine Millot, « Le vieillard et l’enfant. Ghir-
landaio », artpress2, n°16, «Nos chefs-d’œuvre du
Louvre », Février/Mars/Avril 2010.
Philippe Forest est romancier et essayiste. Derniers ti-
tres parus : le Chat de Schrödinger (Gallimard, 2013), Re-
tour à Tokyo (Éditions Cécile Defaut, 2014).
82
FLORENCE DELAY
comme au théâtre
Florence Delay
La Vie comme au théâtre
Gallimard
Sept Saisons
Gallimard, « Les cahiers de la NRF »
I « Florence est ici ! », cria Copeau, en montrant
le plateau à ses acteurs retardés par les séduc-
tions de la ville des Médicis. Une autre Florence,
Florence Delay, est « ici », reconnaissable dans
ce livre, la Vie comme au théâtre, où elle revi-
site sa relation avec cet art qui l’a séduite et
dont, à son corps défendant, elle s’est éloignée.
Le théâtre fut pour elle « l’objet ou le projet
perdu », et de cette nostalgie ces pages regor-
gent. Nostalgie des premiers spectacles avec
« les filles modèles » de son enfance jusqu’aux
aventures inattendues à Avignon ou, plus tard,
au Centre Pompidou. C’est d’un amour dura-
ble, mais inaccompli à l’égard du théâtre dont
témoigne, directement ou souterrainement,
ce récit éclaté et enchanté qui en évoque les
travestissements et les tirades, l’assemblée des
compagnons réunis et les rendez-vous fortuits ;
un art du plaisir d’être ensemble pour pallier les
dangers de la solitude, un art qui lui permet de
rappeler sa fascination pour García Lorca et ses
déambulations dans l’Espagne en guerre. « Je
voulais tout faire comme lui, sauf mourir. » Elle
rencontre Jean Vilar et connaît le bonheur d’Avi-
gnon. Elle le retrouvera plus tard, traductrice de
la Célestine pour Antoine Vitez, puis interprète
dans Richard II qui la confrontera à un trou de
mémoire, ce danger qui guette l’acteur et qui,
déjà du temps de Shakespeare, plongeait dans
le désarroi l’interprète défaillant. Mais le théâ-
tre est aussi une pratique de l’entraide et Denis
Podalydès la sauva.
Le livre séduit par l’art du portrait qui, avec
concision, surprend des visages, fait entendre
ce « porte-parole de l’âme » qu’est la voix de ses
héros, restitue leurs coutumes dans le choix des
vêtements ou les impératifs de la conversation.
On les connaît, on les reconnaît, on les décou-
vre – mélange d’intimité et d’éloignement.
Jamais à la même distance, car la narratrice,
toujours en mouvement, les fréquente, les
approche, les abandonne. Marie Laforêt, qui se
fait courtiser par un Espagnol appelé Feliz, et
Chris Marker, qui cultive « l’art bref de la carte
postale », côtoient des personnages moins
réputés mais qui ne sont nullement renvoyés
au simple statut de figurants. Chacun paraît,
scintille et disparaît. À l’exception du dernier
Florence Delay (Ph. Catherine Hélie/Gallimard)
carré, le père, la mère, la sœur et Maurice B.,
figures aimées, récurrentes, figures de la
famille, socle de cette vie menée « comme au
théâtre ». Il y a une hiérarchie des fidélités
parmi les « présences » ici restituées.
UNE NUÉE
« Il n’existe qu’un seul mot en castillan, sueño,
pour dire le rêve, le songe et le sommeil. Cette
adéquation de la vie, du songe et du sommeil,
du théâtre et du monde, gouverne… secrète-
ment ma vie. » Florence Delay se consacra
aux grands Espagnols, surtout Calderón pour
qui « la vie est un songe ». Motif baroque aux
résonances pérennes de l’âge élisabéthain au
Siècle d’or. Dans cet esprit, son maître José
Bergamín s’érigea en veilleur des fantômes
qui ne peuvent être que « vivants ». Elle les a
fréquentés mais, lorsqu’il s’est agi d’ouvrir les
dossiers anciens, elle procéda avec précau-
tion, car « on ne sait jamais »… Cet humour
rapide, tel un lézard, traverse le livre, surgit au
détour d’une phrase lorsqu’intervient une défi-
nition ironique de l’auteur qui se considère
tantôt experte dans l’art des compromis, tantôt
championne de la mauvaise foi. Combien on
peut aimer ces aveux ludiques ! Surtout
lorsqu’on leur ajoute, subtils antidotes, des
éclats de récits comme celui de Gaston Galli-
mard qui, amnésique, dit à son fils Robert :
« Tu sais la fille du médecin a du talent. » Sans
parler de l’aura qui entoure Ramón Gómez de
la Serna en l’honneur duquel Florence consti-
tua un vrai cercle secret à Paris. Des amis défi-
lent, en passant par cette oasis qu’est le studio
de la rue de la Harpe, de Ginevra la belle
Italienne qui fait dire à Florence qu’elle n’aime
la nature qu’en Toscane, où elle a l’air d’être
peinte, à Natacha, la compagne intime d’écri-
ture rencontrée dès sa jeunesse, ou Jacques
Roubaud qui, pareil à Brecht, fait travailler les
femmes qu’il rencontre. Une nuée…
Les morts ponctuent discrètement le cours
de ce livre lumineux comme un roman de Scott
Fitzgerald. Un mot ou une phrase, un départ
fugitif, tout est furtif pour ne pas assombrir le
climat et, pourtant, on n’oublie jamais la pers-
pective de la fin que confirme ce conseil de vie :
« Il faut se dépêcher, l’imparfait menace. » Le
passage à l’imparfait – la langue enregistre
avec la vitesse de l’éclair la traversée des fron-
tières. Mais « Florence est ici ».
Dans Sept Saisons, Florence Delay réunit ses
chroniques pour la Nouvelle Revue Française
et reconstitue ainsi les données d’un paysage
théâtral fréquenté avec discrétion et sans faire
obédience. Nous retrouvons ici les voyages
d’un spectateur en liberté et d’un écrivain qui
renvoie à des représentations légendaires ou
évoque des figures aujourd’hui oubliées. Cette
multiplicité séduit. Voici un livre d’histoire
vécue. Témoignage de sept ans légitimé par la
présence et l’expérience directe. Du théâtre de
Tadeusz Kantor, notamment… Le théâtre, plus
que tout autre art, engendre de la littérature.
Témoin ce propos qui mieux que tout autre défi-
nit le génie du Polonais mythique : « L’illusion
combat la réalité de la mort. La vie est un objet
perdu retrouvé par l’art. » I
Georges Banu
Georges Banu est universitaire et essayiste. Dernière paru-
tion : Amour et désamour du théâtre (Actes Sud, 2013).

ÉRIC MARTY
un autre regard
Éric Marty
La Fille
Seuil
Les Palmiers sauvages
Confluences/Frac Aquitaine
I Avec la Fille, le lecteur entre immédiate-
ment dans un monde. Un monde qui est là,
concret, dans une urgence violente et dense,
et la tendresse que seule permet la force des
enjeux auxquels sont confrontés les person-
nages. Deux personnages, en l’occurrence,
pour commencer : le narrateur et celui qu’on
appelle la Fille, Claudie. La Fille est poursuivie
par des habitants d’un village, Landon, et le
narrateur la protège, l’emmenant dans un lavoir
désaffecté, un ancien bunker datant de la
guerre. Dans le silence du lieu où les deux
personnages entendent une cannette métal-
lique rouler, heurtée par les poursuivants qui se
doutent qu’ils les trouveront là, le narrateur
tient la Fille contre lui, attend, la bouche sèche,
que les poursuivants abandonnent. Ce qui arri-
vera, mais cette disparition sera très vite suivie
d’une autre, le narrateur s’endormant pour se
trouver, au réveil, seul.
Cette scène qui ouvre le roman impose d’em-
blée le regard du narrateur. S’il ferme les yeux
pour s’endormir, ce n’est en réalité que pour
les ouvrir devant un monde qui devait rester
ignoré, en marge du monde accepté, sociale-
ment affiché. Le narrateur procède exacte-
ment à l’inverse : le monde qu’il choisit est
hanté par la Fille, défini par elle, par sa manière
de l’habiter, de se dérober et de s’offrir. Et
avec ce regard, tout est différent. Le village
change, le narrateur n’y suit plus les itinéraires
les plus courts, ne regarde plus les objets et
les lieux que tout le monde regarde. La Fille
impose au narrateur, qui l’accepte, d’entrer
dans ce qui constitue le revers du monde, et
aussi bien son évidence : la vie d’un autre
parcours, d’un autre regard. L’attachement du
narrateur pour la Fille n’est ainsi pas seule-
ment un lien amoureux ou de fascination, c’est
aussi et surtout l’acceptation de ce travail
souterrain, de ce creusement d’un autre regard
qui impose au corps d’autres gestes, à la
marche d’autres trajets, aux yeux de voir les
rues abandonnées la nuit, le tissu d’une robe
qui tombe dans un bar et la Fille danser d’une
danse qui devient lente, presque immobile.
Immobilité qui est une érotique de la lenteur,
mais aussi un miroir : la Fille immobilise la vie
Éric Marty (Ph. E. Marchadour)
des habitants de Landon, pour les renvoyer à
une autre réalité, qu’ils ne regarderaient pas
sans elle, qui est la leur pourtant.
LOGIQUE DU MONDE INVERSÉ
Pour cette raison, le travail qu’impose la Fille
au narrateur est d’abord un travail sur le
temps, et sur l’histoire du village et de ses
habitants. Le lieu dans lequel elle est réfugiée
avec le narrateur au début du livre est signifi-
catif de cet entraînement dans une épaisseur
temporelle : bunker, lavoir, et lieu abandonné
au moment du récit, les corps se trouvent
plongés dans une densité qui les happe
autant qu’elle leur permet de vivre le présent.
Mais c’est, dans la suite du roman, l’histoire
ancienne de la relation du narrateur à la Fille
qui surgit. Histoire qui n’est pas donnée
immédiatement, c’est toute la force de la
construction inventée par Éric Marty, et donc
rapportée à des lectures extérieures à sa
logique, mais bien placée sous le signe de
cette lecture première, depuis le regard
imposé par la Fille.
Avec le souvenir d’années antérieures revien-
nent alors des journées que le narrateur peut
raconter non pas dans le déroulement des
faits seulement, mais suivant cette logique du
monde inversé, où le regard affronte ce dont
il devrait se détourner. Monde de l’enfance
83
livres
équivoque et habité par des forces qui n’ont
aucun rapport avec ce que retient l’histoire
habituelle d’une enfance : le narrateur se sou-
vient de monsieur Schwul, enseignant
étrange, aussi pitoyable que tragique, et des
expériences que celui-ci lui a fait connaître à
l’école, comme la dissection d’une mouche,
chaque élève ayant sa mouche, se débrouil-
lant plus ou moins bien avec les opérations à
effectuer, coupant au mauvais endroit, ou pas,
devant cet insecte qui devient à la fois ce qui
est donné à voir, à comprendre, à maltraiter
pour établir le règne de la raison qui approprie,
qui classifie, et ce qui fait échouer cette opé-
ration, renvoyant chacun au mystère de sa
maladresse, de sa peur et de son effarement
devant ce cadrage soudain sur une marge du
monde brutalement accessible, les mouches
qui passent mais s’en vont, fréquentent et
connaissent des lieux dont les personnages
se détournent.
Avec cette époque ancienne, ce sont alors
des événements importants qui ressurgis-
sent. Ces événements qui, racontés pour ce
qu’ils sont, n’auraient eu que l’évidence des
faits, mais qui, emportés par ce regard du nar-
rateur offert à la Fille, sont restitués dans la
force de l’égarement auxquels les enfants
autant que les adultes ont eu affaire. Alors,
après ce retour au passé, reviendra le présent.
Si le narrateur a sauvé la Fille, à l’issue du
livre, c’est avant tout par son récit. Car toute
la puissance de ce roman, sa remarquable ori-
ginalité autant que la force de son écriture,
tient à ce qu’au lieu de dénoncer, il aura tenu,
de bout en bout, une exigence autrement plus
difficile : préserver cet autre regard, qui voit le
monde et ce village parce qu’il a vu la Fille.
Voir sera également l’enjeu, mais d’une autre
manière, du très beau récit, les Palmiers sau-
vages, que publie également Marty, dans un
travail réalisé avec le Frac Aquitaine, à partir
de photographies de Laurent Kropf. Récit où
résonnent les formes géométriques entière-
ment blanches des images de Kropf, dans les
draps, les nappes dont le blanc à la fois
occulte et permet le regard. I
Laurent Zimmermann
84
PENTECÔTE LITTÉRAIRE
l’écriture et la foi
Patrick Kéchichian
François Angelier
Bloy ou la fureur du Juste
Points, « Sagesses »
François Cassingena-Trévedy
Étincelles IV. Le couvre-feu
Ad Solem
I L’intériorité, la conscience, sont les lieux où
un sens est cherché, parfois donné, à l’exis-
tence. Et ce sens peut, à la lumière d’une
conversion par exemple, devenir religieux.
Traduisant une grâce, le sens en question se
coule alors dans un moule qui, paradoxale-
ment, libère, intensifie et amplifie au-delà du
visible l’existence de celui qui le reçoit. Dans
le cas du christianisme qui nous occupera
seul ici, la Révélation passe de l’événement
universel à l’événement personnel, les deux
dimensions étant chevillées l’une à l’autre,
inséparables. Dans cette même conscience,
des phrases s’élaborent, des idées s’articu-
lent, des images naissent. Directement atta-
chée à sa conviction, la littérature devient,
pour l’homme de foi, un mode d’expression –
et aussi de divulgation et de transmission,
d’explication et de défense, de polémique ou
d’apologie. En cette matière, écrire c’est donc
témoigner, le plus adéquatement possible, à
la hauteur, y compris esthétique, du Sujet
traité : Dieu.
REGARD ARDENT
L’histoire littéraire a toujours réservé un
large chapitre à la religion. De même, la foi
vécue, éprouvée et pensée, a trouvé dans la
littérature un vecteur privilégié. Pour la fin du
19 e siècle, Léon Bloy est une figure ma-
jeure et attachante du dispositif catholique
– pensée, sensibilité, doctrine, politique… –
à une époque et dans un contexte spéci-
fiques : en gros, de la guerre de 1870 à celle
de 1914. Majeure mais non centrale. Bloy cul-
tiva son ardent particularisme en l’orien-
tant, avec une sorte de frénésie bien
réfléchie, vers une défense et illustration du
catholicisme. Du catholicisme tel qu’il l’en-
tendait et le comprenait, c’est-à-dire fort
peu consensuel ou institutionnel. Un ca-
tholicisme accompagné de bruit et de fureur,
d’imprécations et de larmes, dans un
contexte hostile. Alors que la religion avait
pu être, pour d’autres, un facteur d’ordre et
de mesure, elle était pour lui un feu ardent,
Pascal Quignard
Sur l’idée d’une communauté
de solitaires
Arléa
dévastateur – y compris, en certaines cir-
constances, de sa propre vie. L’exaltation de
la souffrance, toujours rapportée à celle du
Christ, fut, chez lui, une constante, que l’on
aurait grand tort de ranger, sans plus d’exa-
men, dans la catégorie des pathologies re-
ligieuses ou des foucades sectaires… « Le
chrétien sans souffrance est un pèlerin sans
boussole. Il n’arrivera jamais au Calvaire »,
écrivait-il. Et aussi : « Prier, attendre et souf-
frir, telle est la vie du chrétien. » Pour Bloy,
écrire ne diminue pas la portée de ces trois Léon Bloy (Ph. DR)
verbes mais leur donne une lisibilité et une
visibilité surnaturelles. On peut aussi par le roman, comme le note
François Angelier connaît à la perfection le justement Angelier, se livrer à une « fictionna-
texte bloyen, et son contexte. Son petit essai lisation des vérités théologiques » et exercer
est une remarquable synthèse de ce qui relie sa « volonté de mettre en crise les usages
ensemble la vie, la pensée et l’écriture du sociaux de la langue ».
flamboyant écrivain. D’une certaine manière,
tous ces éléments se trouvent rassemblés ÉTINCELLES
dans le regard ardent, furieux, du vieux Léon « Un catholicisme spéculatif ne peut me suf-
en veste de velours dont la photo orne la cou- fire », affirmait Léon Bloy. Cette intellectuali-
verture du livre. « L’écrit sort du croire comme sation de la foi n’est pas repoussée par tous
le feu du volcan », souligne Angelier, qui les auteurs qui écrivent à partir de la même
ajoute : « La foi semble offrir à Bloy sa langue source. Un exemple contemporain nous est
propre en une singulière forme de Pentecôte donné par un moine bénédictin de l’abbaye
littéraire. » Rappelons que Bloy attendait de Ligugé, le frère François Cassingena-
fiévreusement l’établissement universel du Trévedy. Il est l’auteur, déjà reconnu et salué,
Troisième Règne, celui du Saint-Esprit, après de plusieurs ouvrages de théologie, notam-
ceux du Père et du Fils. ment en matière de liturgie. Mais il y a un
La question d’une priorité entre la foi et la lit- autre versant de son œuvre plus proprement,
térature, ne se pose donc pas. Bloy est écri-
vain parce qu’il croit. Un lien profond attache
ensemble ce croire et l’écriture, style autant
qu’imagination, qui en procède. Quant au
Sujet de cette croyance, Dieu, ce n’en est pas
un parmi d’autres. C’est le seul qui vaille, qui
mérite littérature. Cet exclusivisme est le
contraire d’une limite puisqu’à travers
l’Unique, loupe et télescope, on peut regarder
autrement, avec une ampleur inédite, mais
aussi avec cohérence, le temps et l’espace,
l’histoire et la géographie, Marie-Antoinette et
Christophe Colomb, ou la Vierge qui pleure
sur la montagne de la Salette, ou encore ses
contemporains – que Bloy étrilla sans retenue. Pascal Quignard (Ph. E. di Sabbia)

plus résolument littéraire. C’est ce qu’il
nomme les Étincelles, dont un quatrième
volume paraît aujourd’hui. Il s’agit de brèves
notations ou méditations, de quelques lignes
à une page, consignées dans un ordre non
aléatoire mais pas non plus rigide. Poèmes en
prose plus qu’aphorismes, ces fragments
sont écrits avec la plus extrême attention au
style, au souffle et à l’harmonie des phrases.
Chacun de ces quatre ensembles est introduit
par une préface importante, méthodologique
en quelque sorte, dans laquelle l’auteur exa-
mine son projet, s’examine lui-même compo-
sant ces fragments, et aussi l’entour spirituel
contemporain à qui ces recueils sont desti-
nés. Explicitement ou non, la question qui se
trouve ainsi posée – et aussi en maintes
pages des volumes – est bien celle du rapport
entre esthétique littéraire et visée édifiante –
au bon sens, non péjoratif, de ce mot.
Les Étincelles n’ambitionnent pas de former
monument ou cathédrale. Le mot lui-même
interdit cet orgueil, même si l’humilité, en
cette matière, est difficile à circonscrire : l’au-
teur parle bien de sa « quote-part à la fourni-
ture du luminaire du siècle », mais ajoute :
« lequel est une œuvre commune ». Ce qui
rejoint très exactement ce que Péguy nom-
mait admirablement « l’opération commune
du lisant et du lu ». Finalement, ces pages
sont comme les pièces disparates, mais du
même métal, d’un échafaudage dont l’évi-
dente vocation est de monter…
Je cite ici quelques phrases des précé-
dentes préfaces dessinant une sorte d’art
poétique inséré, moulé dans l’ordre spirituel
qui lui donne sens et horizon : « Les étincelles
n’ont besoin d’aucun bruit : elles trouveront
leurs destinataires toutes seules… » (I).
« Les étincelles préfacent la civilisation de la
douceur, la seule par laquelle, s’il en est
temps encore, nous puissions nous dresser
calmement de toute notre hauteur
d’homme » (II). « Les étincelles tracent le fi-
ligrane et collationnent le matériau » d’un
« nouveau Génie du christianisme […] à
Frère François Cassingena-Trévedy (Ph. DR)
écrire » (III). La préface du présent volume dé-
veloppe et précise les données de cet art
poétique, inséparable de l’horizon dont je par-
lais. Je détache à nouveau quelques mots…
« C’est un vrai métier que de passer du pen-
ser vague à la pensée précise, du vouloir dire
au bien dit, de l’informe à ce nombre musi-
cal qui réclame d’infuser dans la matière
des mots… » « L’écriture est chose sérieuse,
et aérée, et rare… » Et ce paradoxe qu’il
aurait fallu chercher à dépasser : « Seules im-
portent les étincelles, tout le reste est lit-
térature. »
MÉDIATION ESTHÉTIQUE
Ce que montre, et même démontre François
Cassingena, c’est la force et la nécessité, « à
cette heure fort avancée de l’humanité », de
ce qu’il nomme la « médiation esthétique ».
Comprise au sens le plus ample, le moins cir-
constanciel, c’est elle qui permet à la beauté,
par l’entremise de l’artiste, de l’écrivain, de
« faire signes ». Entendez bien ce pluriel qui
ouvre le champ multiple de la création
humaine. Pour être à la hauteur de son objet,
l’acte créateur exige une éthique. Frère
François l’exprime ainsi : « Qu’il s’agisse de la
matière à penser ou du langage qui l’exprime,
l’artiste, sans plus de concession au verbiage
de la vie qu’au sien propre, ne se permet rien
qui ne soit de première nécessité : émondant
l’inutile, il obtient l’étincelle. » Deux « verbia-
ges » à écarter donc – le « sien propre »
n’étant pas le moins bruyant…
Bloy vitupérait, en termes choisis, pesés. Ap-
puyées sur une rhétorique bien maîtrisée et
assumée de l’exagération, sa colère et sa
douleur chrétiennes se faisaient littérature
de résistance, d’utopique conquête dans
une croisade introuvable. Une esthétique de
combat se déployait déroulant, comme l’His-
toire mais à partir de l’expérience d’un seul
homme, « une trame d’éternité sous des
yeux temporels et transitoires ». François
85
livres
Cassingena, lui, prend la voie et la voix de la
douceur pour tisser cette même « trame ».
« L’élégance de la pensée » associée à l’ex-
trême attention au velouté du style com-
pose un poème sans fin dont le modèle est
le plain-chant. Les catholiques parlent de
la liturgie des heures. C’est en elle que
frère François, dans la solitude et le silence
de son inspiration rejoint la communauté
de ses proches, de ses fidèles lecteurs.
COMMUNAUTÉ DE SOLITAIRES
De communauté et de silence, Pascal Qui-
gnard nous entretient dans un petit livre
construit autour d’une conférence qu’il
donna à Paris en octobre 2012 sur les Soli-
taires de Port-Royal. Le paradoxe, aux yeux
de l’écrivain, il faut même dire l’oxymore, se
trouve dans l’association de ces deux mots :
« communauté de solitaires ». Cette « in-
vention », l’auteur de Vie secrète la regarde
avec admiration, mais du dehors, de l’autre
côté de la clôture invisible qui enserre la foi
chrétienne dans un périmètre historique,
au milieu d’une foule d’autres hypothèses,
païennes ou religieuses, transcendantales ou
non. Sans entrer nullement dans les rai-
sons mystiques, chrétiennes, des Solitaires
de Port-Royal – pas d’auteur plus païen que
lui – Quignard comprend, et même partage
à un certain niveau, ce « singulier désir obs-
tiné d’être seul » et le « plaisir fou à perdre
tout avenir personnel dans une expérience
imprévisible ». Il note ainsi une chose qui
pourrait sembler anecdotique : les Solitaires
« disaient “monsieur” à tout comme saint
François disaient “frères” aux oiseaux […]
Ils étudiaient. Ils ne tutoyaient ni Dieu, ni les
enfants, ni les pauvres, ni les bêtes. » De
même, lorsque Jacqueline, la sœur de Blaise
Pascal, décida de se retirer à Port-Royal.
C’était le 4 janvier 1652, raconte Gilberte, sa
sœur, elle avait vingt-six ans et trois mois, et
« quitta le monde » à l’aube, sans saluer
son frère qui « est là, dans la chambre d’à
côté », ni ses proches.
« Le fond de ce que j’écris est un unique
étonnement. » Pascal Quignard, dans son in-
telligence extérieure mais acérée de pensées,
comportements ou phénomènes ordinaire-
ment attachés à la sphère religieuse, sait ad-
mirablement en désigner à la fois l’étrangeté
et l’évidence. Sa littérature, sollicitée for-
tement par ce qui est en train d’avoir lieu
dans l’enclos dont je parlais, suit librement
son propre chemin. Rigoureusement inspi-
rée, elle accepte d’être prise au dépourvu,
de s’en laisser conter par un mystère qui la
dépasse. Un mystère que les mots écrits ne
peuvent cesser de chercher à formuler. I
Patrick Kéchichian est critique littéraire et écrivain. Il a
notamment publié Saint Paul, le génie du christianisme
(Points, « Sagesses ») et prépare un essai sur la critique
littéraire.
86
DÉPLACER KARL MARX
de l’économie à la philosophie
Franck Fischbach
Philosophies de Marx
Vrin, « Moments philosophiques »
I Que faire de Marx ? Tandis que la 56 e
Biennale de Venise se place sous les aus-
pices du penseur de la « marchandise »,
résonnant d’une lecture continue et en bou-
cle du Capital tel un mantra hermétique, on
peut imaginer que la question se pose au
monde des arts avec un certain embarras.
Car on veut bien penser la culture avec
Gramsci, l’esthétique avec Rancière ou
Badiou, c’est-à-dire avec des philosophes de
descendance plus ou moins lointainement
marxiste, mais la référence à Marx lui-même
sonne généralement comme un gros mot.
Professeur à l’Université de Strasbourg, tra-
ducteur d’Axel Honneth, Franck Fischbach n’a
de cesse depuis une quinzaine d’années de
réinterpréter Marx, de le rendre à notre
temps, de le faire servir à comprendre ce qui
nous arrive : il a ainsi dirigé l’ouvrage Marx.
Relire le Capital (PUF, 2009). Pour sa part,
c’est par une confrontation à Heidegger (la
Privation de monde. Temps, espace et capi-
tal, Vrin, 2011), confrontation d’une « réalité
objective » et d’une dimension existentielle
opérée à la lumière de Spinoza (la Production
des hommes. Marx avec Spinoza, PUF, 2005)
qu’il réancre Marx dans la réalité contempo-
raine. Cette relecture approfondie nourrit le
renouveau d’une philosophie sociale
(Manifeste pour une philosophie sociale, La
Découverte, 2009) dont Fischbach traçait il y a
peu le programme, dans un entretien donné à
Actu Philosophia : « Après trente années de
culte rendu à l’individu prétendument auto-
suffisant, nous avons besoin de réintroduire
la dimension du social, c’est-à-dire à la fois
l’exigence (dimension normative) que leur vie
sociale soit pour les individus le lieu d’une réa-
lisation d’eux-mêmes et le constat (niveau
descriptif) que cela n’est possible que dans et
par l’association des individus. » De fait,
Fischbach se méfie des philosophies idéa-
listes du « commun » ou de la « commu-
nauté » : il préfère réfléchir à ce que nous
pouvons œuvrer ensemble pratiquement,
horizontalement, dans un rapport réel.
Cette demande de réalisation du proprement
humain, cette exigence de « liberté comme
autodéploiement, autoaffirmation et autoréa-
lisation de «l’activité vitale», c’est-à-dire de la
puissance d’agir propre à un vivant » est à
Karl Marx (Ph. DR)
nouveau au cœur de Philosophies de Marx.
S’inscrivant dans une réflexion initiée par
Étienne Balibar, à qui il attribue le pluriel de
son titre, Fischbach entend déplacer l’usage
habituel que nous faisons de Marx de l’éco-
nomie vers la philosophie. Mais la philosophie
entendue comme une pratique, comme une
façon là encore de s’inscrire dans le monde
au moment où la « privation de monde »
caractérise un sujet « qui s’épuise à être
auprès de soi justement parce qu’il a été privé
de sa possibilité essentielle qui est celle
d’être au plus loin de soi, dans le monde,
auprès du monde et auprès des autres ».
Marx a-t-il été philosophe ? S’est-il considéré
comme philosophe ? En tous les cas, il a
pensé la philosophie comme un moyen de
transformation sociale, et s’il « n’a pas pro-
posé une philosophie sociale […], il s’est
demandé quels sont les effets produits sur la
manière de philosopher quand on adopte le
point de vue du social, de la vie sociale et des
rapports sociaux (plutôt que celui du droit, de
la politique, de l’État) ».
LECTURE DÉMOCRATIQUE DE MARX
Fischbach examine en trois temps cette pra-
tique philosophique de Marx, d’abord comme
« philosophie de l’activité », puis comme
« philosophie sociale » pour conclure que ces
deux pans tendent à se réunir en une « philo-
sophie critique » : et « l’objet de sa critique
est la prétention même de l’économie capita-
liste (dans la pratique autant que dans la théo-
rie) à s’identifier au tout de la société
moderne (ou à réduire le tout de cette société
à sa seule dimension économique), c’est-à-
dire les tendances qui sont les siennes à une
colonisation de l’ensemble de la société
moderne. » Au fil de cet essai extrêmement
dense et minutieux, au plus près du texte de
Marx (Lettres à Kugelmann, Thèses sur
Feuerbach, l’Idéologie allemande …), le lec-
teur même non averti pourra faire son miel de
la relecture des concepts marxistes, telle la
« pratique révolutionnaire », ici définie comme
le fait d’agir et de nouer des rapports qui
conduisent les hommes « à comprendre que
leur essence d’hommes n’est nulle part ail-
leurs que dans l’activité même d’instaurer des
rapports qui leur permettent (et, en même
temps, dans l’activité de détruire les rapports
qui les empêchent) de vivre une vie pleine-
ment humaine et de comprendre ce que c’est
qu’être véritablement homme ».
La conclusion de l’ouvrage, sur le commu-
nisme, plaide pour une lecture démocratique
de Marx, considérant le communisme comme
un moment et non un processus, comme « la
construction et l’accumulation de conditions
anti-capitalistes au sein même du capita-
lisme ». Mais le communisme, ce sont surtout
des communistes, c’est-à-dire des hommes
et des femmes qui actualisent ces conditions,
« qui mettent ici et maintenant en œuvre des
formes de vie communistes caractérisées par
l’association, l’usage commun des biens et
des idées, l’égalité absolue, la contestation
des frontières réelles et symboliques et la
résistance aux processus de privatisation des
biens et des existences comme aux proces-
sus d’accumulation par dépossession ». Sauf
qu’aujourd’hui, note Fischbach, ces hommes
et ces femmes, malgré (ou précisément à
cause de) la prolétarisation galopante de la
population, s’ils existent, ne se signalent plus :
désormais, « la question est de savoir qui et
où » ils pourraient être. I
Éric Loret
Ancien élève de l’ENS Fontenay, Éric Loret est critique et
enseignant. Dernière publication : Petit Manuel critique
(Les Prairies ordinaires, 2015).

DÉSACCORD FACTUEL
la non-fiction au crible
John D’Agata et Jim Fingal
Que faire de ce corps qui tombe
Traduit de l’anglais par Henry Colomer
Vies parallèles
I Au point de départ de ce livre, une enquête
conduite par John D’Agata à partir du suicide
de Levi Presley, un adolescent de 16 ans
ayant sauté du haut de la tour du Stratosphere
Hotel de Las Vegas le 13 juillet 2002. Inscrit
comme bénévole au Centre de prévention
des suicides de la ville, D’Agata a parlé à Levi
Presley avant qu’il ne passe à l’acte. Son
enquête, au-delà de l’importance de cette
expérience personnelle, se nourrit de diffé-
rentes sources, témoignages et rencontres.
Les propos du responsable des relations
publiques de l’hôtel, ceux des parents de Levi
Presley, le rapport de police sur l’événement
et les données statistiques, historiques et
contextuelles concernant la ville, ses hôtels et
son taux record de suicide aux États-Unis…
lui permettent de relier, dans les neuf chapi-
tres de son récit, ce suicide aussi spectacu-
laire qu’anonyme à d’autres faits, qui
l’encadrent mais ne l’expliquent pas.
La mise en exergue de cette relation d’indif-
férence suffirait à accorder à ce texte une
qualité notoire, d’autant que son auteur pra-
tique ce genre nommé outre-Atlantique « non-
fiction », à savoir une littérature tramée
exclusivement par des faits avérés, à laquelle
le suicide, en tant qu’événement inexplicable,
pose comme une limite.
Cela, Jim Fingal ne s’en soucie guère, au
moins dans un premier temps. Jeune sta-
giaire débutant, sa mission consiste à faire le
fact-checking du texte de D’Agata avant publi-
cation en vérifiant l’exactitude des faits convo-
qués par l’auteur, ainsi que l’impose ce genre
littéraire. Jim est un stagiaire particulièrement
zélé dont les nombreux commentaires débor-
dent l’essai de D’Agata (1). Tel est le disposi-
tif singulier de cet ouvrage composé d’un
texte et de la discussion qu’il suscite, à partir
de l’examen de ses éléments factuels, dans
une dramaturgie impliquant trois personnes :
l’éditeur, l’auteur et le fact-checker.
L’arme de Jim Fingal, c’est le « désaccord
factuel », qui marque de suspicion tout fait
non vérifiable ou contredit par une source
plus précise, qu’il s’agisse d’une mesure,
d’une durée, de l’application d’une loi ou d’un
indice climatique… Toute information doit
passer cette contre-épreuve de la vérification,
seule capable de stabiliser les faits. Or, dès
Détail d’une page (Court. Vies parallèles)
la première phrase du texte, Jim relève quatre
« désaccords factuels ».
Un débat s’engage alors, dont les enjeux
dépassent largement ceux d’une simple véri-
fication. Pour l’éditeur, il faut juger ou évaluer
« quelles inexactitudes sont acceptables »,
bien qu’il ne précise aucune limite à cette exi-
gence et se contente d’encourager Jim, qui
applique scrupuleusement sa méthode et
soumet tous les écarts qu’il relève dans son
texte à John, qui s’en tient pour sa part à sa
position d’auteur, les assumant pleinement.
Nulle décision n’est prise.
LA VÉRITÉ OU L’EXACTITUDE ?
Mais le débat gagne en intérêt à mesure que
les problèmes se complexifient. Chacun est
bien d’accord pour admettre que les faits,
dans un récit de fiction, doivent être plausibles
et n’ont pas à être vérifiés, alors que dans la
non-fiction, puisqu’ils se réfèrent à des événe-
ments et des éléments existants, la question
de leur exactitude se pose. Pourtant, un témoi-
gnage fidèlement retranscrit est-il recevable
lorsqu’il contient des informations fausses ?
Quels critères retenir pour déterminer l’exacti-
tude d’une information quand certaines
87
livres
sources se contredisent ? Et si chacun,
encore, admet que la littérature n’est pas fic-
tion, mais construction (éventuellement à par-
tir de faits non fictifs), quels moyens pour une
écriture soucieuse de ne pas dénaturer des
faits ? Quelles libertés s’accorder à leur égard,
à quel titre ou de quel droit ?
« Si un miroir suffisait à rendre compte de l’ex-
périence humaine, je doute que notre espèce
ait inventé la littérature », avance John. La
vérité du texte, qui est vérité du sujet, prime
donc, selon lui, sur l’exactitude des faits. Car
l’écriture organise une convergence de ses
différents éléments à travers sa construction :
ainsi les faits parviennent-ils à faire image et à
produire des effets sur le lecteur. La non-fic-
tion littéraire implique donc des moyens fic-
tionnels, permettant en outre l’accès de
certains de ses éléments à l’idée et au sym-
bole.
Jim vérifie tout – la teinte des briques, les sta-
tistiques du comté, les raisons pour lesquelles
les plafonds bas sont préférés dans les casi-
nos… mais aussi la vitesse du vent, la taille
de la Lune, les trajets des corps, la durée des
déplacements… – parce qu’il pense que l’écri-
ture des faits peut identifier un état des
choses, du microcosme au macrocosme. Son
enquête dans le texte de John est exem-
plaire, car animée par un désir de remettre le
monde à l’endroit par le rétablissement de
certaines certitudes. Sa vérification s’étend
ainsi à l’histoire des religions et des arts mar-
tiaux, à la sémantique, à la logique, à la lin-
guistique… Elle s’empare de tous les
énoncés du texte, mais le conduit aussi à revi-
vre, au plus proche, les dernières heures de
Levi Presley.
Il faut lire jusqu’à son terme ce passionnant
échange réunissant deux idéalistes ne parta-
geant pas le même idéal et les mêmes
conceptions littéraires, dont les arguments
butent, tour à tour, sur le suicide de Levi
Presley, véritable enjeu du contrat qui les relie
par-delà leurs divergences de points de vue. I
Christophe Kihm
(1) Dans la présente édition, en noir, au centre de la page,
figure l’essai ; les commentaires et les remarques, majo-
ritairement en rouge, de Jim Fingal, comme les réactions
qu’ils suscitent, se déploient sur le restant de la page.
88
S’ÉCRIRE « PÉDÉ »
les écrivains arabes et le tabou
Kaoutar Harchi
De gauche à droite : Eyet-Chékib Djaziri (Ph. DR) ; Abdellah Taïa (Ph. DR) ; Rachid O. (Ph. Catherine Hélie/Gallimard)
I Cela fait maintenant quelques années que
nous observons la publication régulière, par
des maisons d’édition françaises, de romans
de facture autobiographique relatant les pra-
tiques homosexuelles d’écrivains natifs des
pays du Maghreb. L’Enfant ébloui de Rachid
O., Un poisson sur la balançoire d’Eyet-
Chékib Djaziri ou encore le Rouge du tar-
bouche d’Abdellah Taïa sont autant de
flèches lancées contre l’épaisse cuirasse de
l’ordre sexuel dominant. Entre expérience de
la honte et expérience de la fierté, s’écrire
« pédé » est cet acte par lequel les corps
dominés acquièrent alors une puissance poli-
tique à nulle autre pareille.
LE POUVOIR DU NOM
Rachid O. est né dans le Maroc des années
1970. Après des études à l’université de let-
tres de Marrakech, le jeune homme séjourne
quelque temps à Paris. En 1995, paraît, aux
éditions Gallimard, un bref recueil de nou-
velles intitulé l’Enfant ébloui. Structuré en
cinq parties – « Fugue », « Mes femmes »,
« Amours », « Musulmans » et « Mon père,
mon héros » – l’Enfant ébloui relate, d’une
façon candide, l’attirance d’un garçon pour les
autres garçons qui l’entourent. Évoquons
alors cette scène où le jeune narrateur déclare
son amour à Khalil : « Mon souvenir, c’est, un
soir, j’avais fini ma lettre, je l’avais mise dans
une enveloppe et j’étais allé chez lui où j’avais
aussi peur de comment la lui donner, je vou-
lais main dans la main, directement à lui. Il
était étonné quand il a vu que j’avais une lettre
pour lui, je me rappelle que ça l’a fait sourire.
Je suis retourné à la maison, je tremblais de
joie, de peur, je ne savais pas comment il allait
le prendre. Pendant qu’on dînait, ça a sonné.
Et c’était Khalil. »
À ce stade du récit, il n’est pas tant question
d’homosexualité que de sentiments confus,
étranges, difficilement nommables. De joie,
aussi, que le jeune garçon ressent le besoin
d’exprimer. L’Autre, pourtant encore inconnu,
fait l’objet d’innombrables descriptions heu-
reuses. Le temps de la découverte du désir
des hommes est traité par Rachid O., et cela
tout au long du récit, au prisme d’une
enfance qui semble détachée du monde
réel, ancrée dans un espace imaginaire
dépourvu de figures autoritaires. Le critique
Khalid Zekri écrit à ce propos : « C’est ainsi
que, malgré certaines scènes osées, Rachid
O. n’a pas surmonté sa censure psychique
puisque ses textes narrativisent la relation
homosexuelle de manière pudique. Même
les scènes qu’il évoque sont très laconiques
et se limitent, le plus souvent, à des attou-
chements ou à des expressions comme
“nous avons fait l’amour” (1). »
Loin d’être convaincus de l’idée selon laquelle
la mobilisation d’un langage cru serait l’indice
d’une levée de la « censure psychique » de
l’écrivain marocain, il serait davantage in-
téressant de porter notre attention sur l’acte
d’écriture lui-même qui lie indéniablement lit-
térature et sexualité, tel que le précise Ra-
chid O. : « Un ami français avait eu l’idée
de mon pseudonyme pour ne pas révéler en-
tièrement mon nom, parce que le sujet est
trop tabou, comme si l’écrivain marocain
devait écrire uniquement sur ceci et cela
et les questions posées par ceci et cela.
Bien sûr que je veux écrire sur divers sujets
mais ma conviction me dit que je n’en ai
qu’un, donc sur moi sinon pas la peine, sur
l’homosexualité sinon pas la peine, sur les
sentiments sinon rien (2). »
En ce sens, la portée subversive de l’Enfant
ébloui réside, comme le souligne justement
Serge Ménager, dans le nom que porte le nar-
rateur et qui n’est autre que le nom de l’au-
teur : Rachid. Ainsi, l’écrivain marocain, en
courant le risque de « publier des récits qui le
désignent aux lecteurs potentiels comme l’ob-
jet du délit (3) », a adopté une position avant-
gardiste et a, par cet acte de l’affirmation de
soi, ouvert la voie à d’autres voix jusque-là
peu audibles.
DE L’ABJECTION À L’OBJECTION
Si les récits de Rachid O. sont traversés
par le souci de relater les plaisirs oniriques
de la relation homosexuelle, l’écrivain franco-
tunisien Eyet-Chékib Djaziri, né à Tunis en
1957, s’est quant à lui attaché à mettre en
fiction les rapports de pouvoir qui la struc-
turent. Auteur du diptyque Un poisson sur la
balançoire et Une promesse de douleur et de
sang publiés en 1997 et en 1998 aux éditions
GayKitschCamp, Eyet-Chékib Djaziri narre
les expériences sexuelles du jeune Sofiène,
dans la Tunisie des années 1960. Un lien
est alors établi entre la sexualité contrôlée des
jeunes filles, la frustration sexuelle des
jeunes garçons et l’avènement de pratiques
homosexuelles, comme en témoigne cet
extrait d’Un poisson sur la balançoire : « Oui,
mais tu sais ce que c’est ! Elles veulent ar-
river vierges au mariage. Elles allument
comme des salopes et au moment de pas-
ser à l’acte, il n’y a plus personne. Mais moi
je n’en peux plus. J’ai des désirs naturels qui

ne demandent qu’à s’exprimer. Mon sang
bouillonne dans mes veines, quant à mes
couilles, je ne t’en parle pas ! D’ailleurs, ça
ne devrait pas te déplaire. Tu crois que je n’ai
jamais remarqué la façon dont tu me tournais
autour, l’année dernière, comme une chienne
en chaleur ? Je suis sûr qu’en t’enlevant
simplement le pantalon et en te prenant
par derrière, j’arriverais sans problème à
me persuader que tu es une fille. » À ces pro-
pos, Khélil, celui qui fut l’amant de Sofiène,
rétorque alors sèchement : « Aujourd’hui tu
as quinze ans et j’ai pensé qu’il était temps
pour toi d’abandonner certains jeux d’en-
fants, de te bâtir une réputation et de faire
taire les racontars. Il n’y a qu’une fille qui
pourrait t’y aider. »
DISTRIBUTION DES RÔLES
À travers cette injonction normative hétéro-
sexuelle se déploie le schème de représen-
tations de l’homosexualité en contexte
arabo-musulman, soit une pratique masculine,
ludique et tolérée du fait qu’elle ne serait
qu’un jeu : une activité inférieure, non adap-
tée au réel ou le mimant en dépit de son
impossibilité à devenir une réalité. En ce sens,
la pratique homosexuelle n’est pas frappée du
sceau absolu de l’interdit mais exige de ceux
qui l’exercent une maîtrise parfaite des rôles
sexuels asymétriques qui s’y rattachent.
Quelques pages plus loin, Sofiène est sollicité
par l’un de ses camarades de classe : « J’allais
sortir des toilettes, lorsqu’un élève de sep-
tième qui devait avoir le même âge que Khélil
m’aborda en ces termes crus :
– On pourrait se voir plus tard ? Il paraît que
tu te fais enculer comme une reine ; que
dirais-tu que je devienne, pour quelques ins-
tants, ton roi ? Allez, ne fais pas ta mijaurée,
ce n’est plus un secret maintenant. On sait
même que tu as un protecteur qui n’est pas
du lycée. Laisse-moi faire, on ne lui dira rien.
– Explique-moi ton problème.
– Des couilles pleines, le voilà mon problème,
poupée. Et toi, on dit que tu es un expert dans
l’art de les vider. Alors tu me le donneras ton
petit cul, plus tard ? »
Cet extrait précise la distribution des rôles
sexuels entre deux hommes et cela selon une
logique classique distinguant le dominant du
dominé, l’individu actif de l’individu passif,
l’« enculeur » de l’« enculé ». Il s’agirait donc de
distinguer deux types d’homosexualités dont
le coût social se révèle inégal : l’une serait
source de virilité, de puissance, car l’homme
qui pénètre conserverait le rôle masculin ; l’au-
tre serait au contraire humiliante, dégradante,
car l’homme pénétré endosserait le rôle fémi-
nin. L’abjection collective dont fait l’objet
Sofiène s’inscrit ainsi dans le cadre du « dis-
positif de sexualité » foucaldien que « le pou-
voir organise dans ses prises sur les corps,
leur matérialité, leurs forces, leurs énergies,
leurs sensations, leurs plaisirs (4) ». Pourtant,
malgré le poids du stigmate, le jeune Sofiène
continue à vouloir satisfaire ses fantasmes
parmi lesquels ceux de l’épilation et du
maquillage. À ce propos, il confie : « Mais se
maquiller comme une fille ! Je sentais confu-
sément que je transgressais plus qu’une
règle : une loi, une tradition, un tabou ! » Puis
les fantasmes sont réalisés.
L’assouvissement du désir intime, s’il joue un
rôle important dans le parcours initiatique du
jeune Sofiène, n’est que plus fondamental
dans le processus de réappropriation de soi
engagé par Eyet-Chékib Djaziri, au moyen de
l’écriture littéraire. En effet, ce que le philo-
sophe Didier Eribon nomme la subjectivation,
soit ce travail qui permet à l’individu dominé
de quitter « l’assujettissement [au profit] de la
réinvention de soi (5) » est une objection sym-
bolique faite au système de violences socia-
lement organisées de maintien des minorités
sexuelles à l’état de populations inférieures.
CONSCIENCE MILITANTE
Si Rachid O. et Eyet-Chékib Djaziri ont révélé
et décrit leur homosexualité ainsi que les
expériences qui s’y rapportent à travers un
projet littéraire où le trouble entre vérité et
fiction a parfois volontairement été jeté dans
le but d’amoindrir le risque social encouru,
notons qu’Abdellah Taïa a davantage revendi-
qué son identité sexuelle en tant que posi-
tionnement militant.
Natif du Maroc et auteur, entre autres, du récit
le Rouge du tarbouche publié en 2005 aux
éditions Séguier, Abdellah Taïa a fait le choix
d’« incarner » – c’est le mot qu’il emploie – la
figure homosexuelle, dans les pays arabes.
Ayant fait la « une » du journal marocain Tel
Quel avec, pour sous-titre, « Homosexuel
envers et contre tous », l’écrivain marocain
fait l’objet d’une identification médiatique
forte, tant en France qu’au Maroc, si bien que
le tabou qui a longtemps frappé sa sexualité a
89
livres
été levé par le développement d’une
conscience militante assumée, comme en
témoignent ces propos : « Écrire, c’est tout
mélanger. Se mélanger. S’évaporer dans l’au-
tre, les autres. Dans la même lumière, celle
qui nous a fait naître. Je suis homosexuel
assumé, mais je ne peux absolument pas vivre
mon homosexualité uniquement avec des
homosexuels. Le rapport à l’autre (ma mère,
mes amies, mon grand frère, mes ennemis),
même quand il persiste à me renier, est impor-
tant à mes yeux. Très important (6). »
Si s’écrire « pédé » dans le cadre d’un récit lit-
téraire est une stratégie porteuse tant elle
émancipe l’auteur en lui offrant un espace
d’expression de ses dualités intimes, se dire
« pédé », publiquement, semble revêtir une
fonction supplémentaire, à savoir la possibi-
lité de confronter une société tout entière à
ses propres tabous. L’engagement d’une
politique de l’identité revendiquée, assumée,
portée haut, permet à celui qui est l’objet du
discours d’en devenir le sujet producteur. Le
processus de subjectivation, en plus de
l’émancipation individuelle dont il est porteur,
se révèle être, aussi, une entreprise interindi-
viduelle. Ce qu’Abdallah, le narrateur du
Rouge du tarbouche, exprime en ces termes :
« Moi, j’ai besoin du contact avec l’autre,
même de loin, le regarder longtemps, le tou-
cher de très près, partager le cœur et ses
secrets, l’intimité et ses troubles, le passé qui
n’est jamais aussi vrai, aussi clair et beau que
dans le présent. » I
(1) Khalid Zekri, « Littérature marocaine et transgression
de l’hétéronormativité », in Écritures de la différence ?
Autres temps, autres lieux, Pierre Zoberman (dir.),
L’Harmattan, 2008, p. 176.
(2) Rachid O., Analphabètes, Gallimard, 2013, p. 116.
(3) Serge Ménager, « Du nouveau chez les machos
maghrébins. Rachid O. ou le corps qui parle », Nouvelles
Études Francophones, vol. 15, 2000, p. 117.
(4) Catherine Chevallet, « Réinventer la sexualité :
remarques sur les derniers écrits de Foucault », Revista
del filosofia, vol. 7, n°1, 2002, p. 9.
(5) Didier Eribon, Réflexions sur la question gay, Fayard,
1999, p. 22.
(6) Jean Zaganiaris, « Entretien avec Abdellah Taïa »,
Observatoire des Transidentités (en ligne).
Kaoutar Harchi est romancière. Son troisième roman, À
l’origine de notre père obscur, est paru l’année dernière
aux éditions Actes Sud.
90
James Joyce
Les Poèmes du Wake
La Nerthe
Rassemblés dans un volume com-
plété d’une préface et d’un commen-
taire des plus enthousiasmants de
Philippe Blanchon, les poèmes que
James Joyce dissémine dans Finne-
gans Wake s’affirment comme les
substrats de l’œuvre de l’écrivain.
Dernier livre de Joyce, ce roman est
un maelström envoûtant de réfé-
rences philosophiques, historiques,
littéraires et mythologiques. En ex-
traire les poèmes, c’est offrir au lec-
teur une porte d’entrée des plus
efficaces sur le roman, mais aussi
sur l’œuvre entière de l’écrivain irlan-
dais. En effet, ils permettent de sai-
sir combien chez Joyce, et dans le
Wake en particulier, la partie contient
le tout. Le point de départ du roman
est une vieille ballade irlandaise,
dans laquelle Finnegan, ivre, tombe
de son échelle, meurt, puis, alors
que l’on veille son corps aspergé de
whisky, ressuscite pour festoyer
avec les invités. Voilà, une histoire
de cycle, thème joycien par excel-
lence, qui s’annonce dès les pre-
mières pages.
Roman d’une seule nuit, tout
comme Ulysse est le récit d’une
journée, Finnegans Wake est le livre
de la mort et de la résurrection, du
héros multiple des époques qui s’en
vont. Joyce réinvente une histoire,
redéfinit les chronologies, mêle
passé et présent, personnages, et
les poèmes du Wake sont comme
des cailloux sur un chemin creux, les
repères non pas temporels, mais qui
marquent les limites des mondes.
Ce sont les jalons du récit de Finne-
gans Wake. « Pourquoi ne pas bat-
tre mesure pour abattre le temps ? »,
dit le dernier vers du dernier poème.
On se rappellera alors que Joyce
pensait que le lecteur idéal de cette
œuvre immense serait un insom-
niaque qui lirait le livre d’une traite
pour le reprendre aussitôt à la pre-
mière page.
Alexandre Mare
Denis Jampen
Héros
MF
« Sans poids ils flottent, ils ne se re-
tiennent pas quoiqu’ils s’accrochent
l’un à l’autre, légèrement, abandon-
nés confiants, ils se touchent et sont
joints de partout, enlacés, rigides,
droits, – sauf bras ainsi pliés, mais
dans leur sommeil ces garçons n’exi-
gent pas que vous m’écoutiez » :
rares sont les moments d’accalmie
dans le roman de Denis Jampen
(1956-2006), coreligionnaire de Hervé
Guibert et Mathieu Lindon dans la
revue Minuit à la fin des années
1970, d’ascendance thématique Au-
giéras/Burroughs et poétique Mal-
larmé/Guyotat. Rare aussi cette
adresse passive-agressive au lecteur
(« que vous m’écoutiez ») tirant vers
Lautréamont : Héros (titré peut-être
d’après le tube de Bowie de 1977)
fut commencé à l’âge de 19 ans, et
était resté jusqu’ici inédit.
Les héros sont cinq, guerriers imagi-
naires sur une île de garçons sau-
vages où ils passent la moitié du
temps à baiser entre eux et l’autre à
torturer et violer des adolescents
vaincus. On est post-Bataille, Pasolini
vient de filmer Salo : « La lame rou-
gie, recourbée, fend, en dessous, sur
toute sa longueur, le sexe raidi du pê-
cheur, le long de l’urètre qui s’ouvre.
[…] De leur salive, lèvres se joignant
entourant le membre qui retombe, ils
apaisent la plaie vive, léchant les
couilles, poils couchés dans le sang,
et le haut des cuisses, qui palpitent
lisses. » Le fantasme est mû par le si-
gnifiant, la syntaxe systématique-
ment renversée : c’est une écriture
de muqueuses collées, de mots-
corps imbriqués dans un éternel re-
tour, surfaces violemment irritées,
machine langagière en surchauffe ra-
tiocinante, fascinée « par Éros et Tha-
natos comme un lapin par les phares
d’une voiture » – note en postface
Arno Bertina. Toute la noirceur para-
doxale d’une pure extériorité, d’une
absence assumée de négativité.
Éric Loret
Byung-Chul Han
Dans la nuée
Actes Sud
Né en Corée, Byung-Chul Han vit de-
puis une trentaine d’années en Alle-
magne où il enseigne la philosophie.
Ont été traduits de lui en français la
Société de la fatigue et le Désir, ou
l’enfer de l’identique. Dans ce nouvel
essai, incisif, il interroge le numé-
rique sous ses différents aspects et
les modifications radicales qu’il a ap-
portées. Ainsi de la sphère privée –
« Cette zone d’espace, de temps, où
je ne suis pas une image, un objet »,
écrivait Roland Barthes, cité ici – le
numérique l’a rendue impossible, fa-
vorisant l’exhibition, le vacarme
d’une indignation pulsionnelle,
bruyante et souvent stérile. « La so-
ciété de l’indignation est une société
de scandale », affirme Byung-Chul
Han. On ne saurait lui donner tort :
les indignés disent « non » sans
débat. Le premier mot de l’Iliade est
« menin », la colère, qui peut être
chantée. Colère narrative, épique,
très éloignée de la « nuée » numé-
rique qui est un rassemblement for-
tuit d’individus, une « multitude ». La
temporalité de cette « nuée » est
celle de l’actualité absolue. Chacun
peut produire de l’information, la
communication est démédiatisée.
L’accumulation devient le mode opé-
ratoire du numérique qui n’est plus
capable de produire de la singularité.
Pour Kafka déjà, une lettre était un
moyen de communication inhumain.
« On se met à nu devant les fan-
tômes », écrivait-il à Milena. Depuis,
les fantômes ont proliféré, la conta-
gion étant un aspect de la communi-
cation numérique qu’aucun autre
média ne possède. Le dernier point
soulevé par Byung-Chul Han est celui
de la théorie. Devant la masse de
données dont nous disposons au-
jourd’hui, la théorie comme construc-
tion de l’esprit a-t-elle encore une
raison d’être ? Une psychopolitique
s’est imposée à nous. Sans résis-
tance possible.
François Poirié
John Eliot Gardiner
Musique au château du ciel
Flammarion
C’est un fait que le génie de Bach
reste entouré de mystère. Dans son
monumental ouvrage, richement il-
lustré, John Eliot Gardiner s’est ef-
forcé de le lever, non seulement en
musicologue, mais à partir de sa
riche expérience de chef de chœur
et d’orchestre baroque, en limitant
volontairement ses analyses aux œu-
vres vocales de Bach, excluant celles
écrites pour clavecin et orgue, ou
pour instrument soliste. Mais, loin de
nuire à son propos, cette restriction
volontaire donne à son approche des
œuvres du cantor de Leipzig une rare
authenticité. Il nous paraît cependant
que la volonté de l’auteur de ne pas
idéaliser un compositeur sublime, en
soulignant par contraste les aspéri-
tés de sa personnalité, l’a conduit à
quelques exagérations. C’est le cas
quand, sous le prétexte qu’il existait
des événements funestes dans une
école qu’il fréquenta, il juge, sans au-
cune preuve, vraisemblable que le
« futur cantor à perruque ait été le
troisième dans la lignée des préfets
de chœur délinquants », soit « un
adolescent voyou qui se serait as-
sagi ».
Nous ne pouvons résumer ici la ri-
chesse des analyses concernant les
cantates, oratorios et passions de
Bach ou encore les nombreux ap-
ports historiques et musicologiques
de l’ouvrage. Mais ce qui fait, en dé-
finitive, toute la valeur de ce monu-
ment édifié à Bach, c’est qu’il a
magistralement explicité l’idée deve-
nue courante selon laquelle « Dieu
doit beaucoup à Bach ». Sa musique
est celle qui, dans le château même
du ciel, « nous fait entendre la voix
de Dieu sous forme humaine », le
compositeur étant celui qui nous
« révèle comment surmonter nos im-
perfections grâce à la musique »,
bref « comment rendre les choses
divines humaines, et les choses hu-
maines divines ».
Jean-Philippe Guinle

Olivier Renault
Bonnard, jardins secrets
La Table Ronde
Peinture de la féminité, c’est certai-
nement ce qui caractérise le mieux
l’œuvre de Pierre Bonnard, ce mem-
bre des Nabis dont l’œuvre a tra-
versé les mouvements sans s’arrêter
à aucun d’entre eux. Peu dogma-
tique, il a certainement été plus in-
fluencé par son rapport singulier aux
femmes que par une doctrine. Après
Rouge Soutine (2012), Olivier Re-
nault, dresse une biographie très in-
time de Bonnard. Il décrit les
voyages et itinérances de ce peintre
en quête de lumière et s’arrête sur le
sujet féminin, présent dès les œu-
vres de jeunesse de Bonnard. C’est
qu’il en est entouré. D’abord sa
mère, sa grand-mère, sa sœur puis
son grand amour. Lorsqu’il rencontre
Marthe de Méligny, toute sa peinture
change, le nu apparaît, il fait irrup-
tion. Cette passante dont il ne sait
rien, il a su la retenir, elle devient son
modèle et sa muse, « elle est sa
peinture ». Marthe est secrète et fra-
gile, presque fuyante ; sa santé vacil-
lante l’oblige à de nombreux bains, à
des séjours prolongés dans des sta-
tions thermales. Mais de quelle ma-
ladie souffre-t-elle ?
Bonnard n’aura de cesse de la repré-
senter dans ces salles d’eau, à la toi-
lette, sortant du tub. Elle devient son
thème principal. Il la photographie
aussi, dans les mêmes circons-
tances, et se laisse photographier
par elle, nu lui aussi, comme un juste
retour des choses. D’autres femmes
l’inspirent aussi sans pour autant
l’éloigner d’elle ; Lucienne Dupuy de
Frenelle, Renée Montchaty, amie de
Marthe, toutes deux amantes et mo-
dèles. Certains commentateurs ont
cru voir, suggéré dans certaines des
toiles du peintre, un ménage à trois
avec Marthe et Renée, comme dans
Grand Nu bleu de 1924. À l’image de
ses peintures, Bonnard était d’une
grande pudeur. Cette thèse demeure
donc difficile à vérifier.
Maïa Ferrari
Jean-Marie Schaeffer
L’Expérience esthétique
Gallimard
Quinze ans après son Adieu à l’esthé-
tique, Jean-Marie Schaeffer revient
sur les lieux du crime pour continuer
à penser une catégorie condamnée
aussi bien par la philosophie analy-
tique que les cultural studies. Le titre
peut même sonner comme une pro-
vocation, puisque l’existence d’une
« expérience esthétique », c’est-à-dire
d’un rapport particulier à l’art qui ne
serait ni une sous-catégorie du cogni-
tif, ni une simple vue de l’esprit des
Lumières, est souvent niée. Schaef-
fer ne lâche cependant rien ici sur la
singularité, le caractère « épipha-
nique », ni la forme « désintéressée »
de l’expérience, puisqu’il redit qu’elle
« a pour condition qu’on s’y adonne
sans autre but immédiat que cette ac-
tivité elle-même », ce qui en fait un
objet à part.
Le philosophe a choisi de faire entrer
le loup cognitiviste dans la bergerie
de l’être, et d’apprivoiser l’un à l’au-
tre en citant et analysant abondam-
ment la littérature neuroscientifique :
grâce à son entremise et son exper-
tise, il parvient du coup à la rendre
plus intelligente aux questions de
l’art qu’elle ne l’est. Examinant suc-
cessivement les questions de l’at-
tention et de la perception, de
l’émotion et du plaisir, Schaeffer re-
trouve ainsi cum grano salis des mo-
dèles neuropsychologiques pour
chaque grand problème de l’esthé-
tique, tel le plaisir tragique chez Aris-
tote ou l’héautonomie du jugement
kantien, tous sauvés par le « calcul
hédonique », la « fluence » et la « si-
gnalisation coûteuse ». Le chapitre
conclusif est le plus passionnant, qui
se place sur le terrain ethnologique
de la séduction, du rite et du jeu en
proposant de comprendre l’expé-
rience esthétique comme une « si-
tuation d’immersion » mimétique où
« créateurs, concurrents et admira-
teurs […] expérimentent l’œuvre
comme agentivité qui les implique ».
Éric Loret
Carole Boulbès (dir.)
Femmes, attitudes
performatives
Les Presses du réel
Ces actes de colloque (Ensba,
Nancy, 2012) construisent une his-
toire des attitudes performatives
entre le début du 20e siècle et les
années 1970, en France et aux États-
Unis. D’une avant-garde à l’autre, les
historiens et critiques analysent les
frontières poreuses qui existent
entre la danse, la performance, le
théâtre et le cinéma. Ils mettent en
lumière l’apport des femmes artistes
dans le développement des croise-
ments disciplinaires, mais aussi des
questions relatives au corps, à l’es-
pace, au regardeur ou encore à la
scène. Au fil des communications,
nous découvrons ou redécouvrons
des danseuses et performeuses
comme Valeska Gert, Lizica Co-
dreanu (qui a collaboré avec Sonia
Delaunay), Anna Halprin, Faith Wil-
ding ou les contemporaines La Ribot
et Latifa Laâbissi.
Au début du 20 e siècle, les dan-
seuses en quête de modernité refu-
sent la danse classique et les
traditions qui l’accompagnent, elles
recherchent un décloisonnement,
une libération du corps et de ses
mouvements. Une volonté de rup-
ture qui caractérise les parcours des
différentes danseuses citées. Une
rupture non seulement avec un en-
seignement jugé caduc, mais aussi
avec la domination patriarcale, pour
se construire un statut, un style, une
place légitime dans un milieu artis-
tique où les femmes sont systémati-
quement exclues. Les auteurs
reviennent sur un ensemble de
points permettant de définir les atti-
tudes performées, où le corps est
compris comme un champ d’expé-
riences gestuelles infini. L’ouvrage,
qui apparaît comme le début d’une
historiographie, atteste que les résis-
tances donnent naissance à des mu-
tations (des formes et des formats)
et des interrelations entre l’art, la so-
ciété et la vie.
Julie Crenn
91
livres
V. Robert, L. Le Forestier,
F. Albera (dir.)
Le Film sur l’art
Presses universitaires de Rennes
Actes d’un colloque international or-
ganisé en 2011 par les universités de
Rennes 2 et de Lausanne, associées
à la Cinémathèque suisse, cet ou-
vrage questionne le genre du « film
sur l’art ». Quatre entrées interrogent
ses origines, son institutionnalisation,
sa « création au second degré » (for-
mule d’André Bazin) et ses déplace-
ments vers la télévision et l’art vidéo.
Ce genre est situé entre histoire de
l’art et documentaire de création,
mais le rapport, loin d’être évident,
oscille entre rejet et miscibilité de-
puis les premiers films sur l’art,
comme Rubens de René Huyghe en
1937, et, plus généralement, dans la
seconde moitié du 20e siècle, pé-
riode au cœur de cet ouvrage.
Dans cette production la France tient
une place singulière du fait de la « so-
cialisation » du genre (production et
diffusion au sein d’associations spé-
cialisées notamment) et par l’intérêt
commun qu’ont trouvé historiens
d’art et gens du cinéma. C’est en Al-
lemagne, à partir de la seconde moi-
tié des années 1960 qu’« émergent
des pratiques artistiques qui intè-
grent des pratiques de documenta-
tion ». La démarche de Gerry Schum,
qui a voulu « transposer l’espace de
la galerie d’art dans la télévision » par
le biais de son émission Galerie Télé-
visuelle en est symptomatique. Y ont
été diffusés les films Land Art (1968)
et Identification (1970). Dans une in-
terview qui conclut l’ouvrage, Judith
Wechsler, historienne de l’art et réali-
satrice de films sur l’art (ayant no-
tamment coréalisé avec Hans
Namuth, Jasper Johns : Take an Ob-
ject [1991]), lit sous l’angle de sa
double carrière la complémentarité
des deux domaines. Par une ap-
proche interdisciplinaire cet ouvrage
propose une réflexion étayée par de
nombreux exemples indexés dans
une filmographie de plus de 250 ti-
tres de 1899 à 2015.
Maïa Ferrari
92

le feuilleton
jacques henric
CAVALIER DE L’APOTHÉOSE
Alain Bonijol Ángel Peralta
Tercio de vérité Chevaux et taureaux à ciel ouvert
Au diable Vauvert Au diable Vauvert

I Dans les corridas, il y a les tore- près de quatre-vingts ans, qu’on

ros et les taureaux, bien sûr, ils ont
la vedette, mais il y a aussi les che-
vaux, les grands oubliés de la course
sans lesquels celle-ci n’aurait ja-
mais existé. Deux livres nous le
rappellent, chacun à leur façon, l’un
paru l’an dernier, Tercio de vérité,
d’Alain Bonijol, l’autre récemment,
Chevaux et taureaux à ciel ouvert,
d’Ángel Peralta.
NOBLESSE ET PIÉTAILLE
Bref rappel historique : avant le 18 e
siècle, la course était aux mains des
nobles, qui toréaient à cheval. Le
taureau était combattu à la lance.
Quant aux toreros à pied, c’était
une piétaille issue des basses
classes sociales, un peu comme au
cours des guerres médiévales la
noblesse combattait à cheval et la
troupe des piétons était commise
aux basses œuvres de boucherie
qui consistaient sur le champ de
bataille à égorger les malheureux
chevaliers tombés à terre. Puis, tout
s’est inversé dans la corrida : le toreo
à pied a pris le pas sur la course
équestre, il est devenu le spectacle
noble par excellence et la corrida à
cheval, qu’on appelle en espagnol le
rejoneo, si elle se pratique toujours
(au Portugal plus qu’ailleurs), a perdu
de son lustre. J’ai cru comprendre
qu’aujourd’hui les « vrais » aficiona-
dos la tenaient en piètre estime.
N’étant pas un « vrai » aficionado,
ni même vraiment un aficionado
tout court, je dois avouer sans honte
que j’ai suivi avec admiration, lors de
la dernière corrida des Vendanges à
Nîmes, la magnifique lidia de deux
grands du rejoneo d’aujourd’hui,
Pablo Hermoso de Mendoza et la
belle Léa Vicens.
UN SUPERBE BALLET
C’est un des grands maîtres de la
tauromachie à cheval, Ángel Peralta,
qui, dans Chevaux et taureaux à ciel
ouvert, nous livre la philosophie et
les fondements de son art tout en
dressant le bilan de sa carrière. Il se
trouve que ce vieux monsieur de
appelle en signe de respect Don
Ángel Peralta (surnommé Centaure
de Palma del Rio ou Cavalier de
l’Apothéose), était justement présent
aux arènes de Nîmes en 2013 pour
donner l’alternative à Léa Vicens.
Né en Andalousie, il est celui qui a
donné ses lettres de noblesse à la
course équestre. Cavalier exception-
nel (il a continué de toréer à plus de
soixante ans et même la grave bles-
sure reçue en 1990 près de Grenade
ne l’a pas empêché de repartir cinq
fois au combat), il est aussi un fin
poète qui s’explique en vers sur son
art. La première partie de son livre
aide à suivre et à comprendre le
complexe enchaînement de toutes
les figures au cours desquelles che-
val et taureau offrent le spectacle
d’un superbe ballet. Un ballet qui
n’est pas sans danger, pour le cheval
et le cavalier, et danger accru ces
dernières années où le cheval ne se
contente plus de courir « devant » le
taureau, comme cela se pratiquait
dans le rejoneo d’antan, mais l’af-
fronte de « face et dans la droite
ligne du taureau », selon les canons
de la tauromachie à pied. D’où le lien
très étroit que doit nouer le cavalier
avec sa monture. Avant de monter à
cheval, écrit Ángel Peralta, on doit
apprendre à la comprendre et à l’ai-
mer. « Le cheval est un ami, parce
qu’il ne trahit pas. Vaillant, parce qu’il
affronte le danger. Loyal, parce qu’il
se prête en confiance aux ordres.
Sincère, parce qu’il ne sait pas men-
tir, qu’il réagit à tout en fonction de
ce qu’il ressent. Guerrier, parce qu’il
sait se battre. Fidèle, parce qu’il
donne préférence à son cavalier. Et
respectueux, parce que, dans les
prés, il se montre déférent envers
les femelles, il les courtise, les
défend et ne concrétise l’amour que
lorsqu’il s’aperçoit qu’elles désirent
être satisfaites. » Une belle déclara-
tion qu’on aimerait pouvoir adresser
à bien des membres de notre
humaine espèce. Quant à l’autre ani-
mal, son adversaire, le taureau,
Ángel Peralta, pourrait lui rendre un
La rejoneadora Léa Vicens (Ph. DR)
aussi bel hommage en louant sa
ténacité, son ardeur, sa bravoure, sa
beauté.
IMAGE SAUVÉE DU PICADOR
Tercio de vérité, d’Alain Bonijol, n’est
pas consacré au noble et racé équidé
du rejoneo, mais à ce qui fut jusqu’à
ces dernières années la méprisée
monture du très méprisé picador. Il
faut avoir entendu les bandes de cré-
tins qui occupent parfois les gradins
de certaines arènes siffler le picador
dès son entrée sur la piste et le huer
à sa première pique. Alain Bonijol
rappelle quel spectacle de répu-
gnante boucherie offraient les vieux
canassons livrés sans protection aux
cornes des taureaux : éventrements,
tripaille à l’air, arènes couvertes de
dizaines de cadavres de chevaux…
Visions qu’Hemingway, dont les
essais sur la corrida ne sont décidé-
ment pas ce qu’il a écrit de mieux,
trouvait comiques. Un des soucis
d’Alain Bonijol, qui avait commencé
jeune une carrière de torero vite
interrompue par de sales blessures,
a été de réparer l’image du picador
en devenant dresseur de chevaux et
en inventant d’abord de nouvelles
protections pour les chevaux, plus
légères, plus efficaces, faites notam-
ment avec des tissus anti-balles, puis
en mettant au point une nouvelle
pique moins traumatisante pour le
taureau. Mais l’important à ses yeux
était de proposer aux picadors de
remplacer leurs lourdes montures,
malhabiles à se déplacer, par de nou-
velles races de chevaux plus légers
qui leur permettent d’offrir un spec-
tacle méritant qu’on les fête (ou les
honnissent) à l’égal des toreros de la
cuadrilla. Ainsi, il n’est pas rare
aujourd’hui de voir les picadors quit-
ter l’arène sous les applaudisse-
ments du public. Autre signe :
comme les toreros, les taureaux et
les ganaderos (éleveurs), les pica-
dors ont désormais un nom, et leurs
chevaux aussi.
Le combat d’Alain Bonijol pour créer
son écurie de chevaux ne fut pas de
tout repos. Que de pesanteurs du
milieu taurin et de conflits d’intérêts
il eut à surmonter ! Et, comme par
hasard, en France plus qu’en
Espagne. I
À lire, dans notre prochain numéro (n° 424,
juillet-août 2015), un article du journaliste
taurin Jacques Durand.
Signalons la parution récente du recueil
d’entretiens de Jacques Henric préfacé par
Philippe Forest (artpress, coll. « Les grands
entetiens »).
94

chronique

ET PENDANT CE TEMPS... À ART BASEL

par Clo’e Floirat

Yvetot
RÉGIONS
Yvetot I Galerie Duchamp I Centre d’art
> 26.06 : 1000 Plateaux de Caux.
Fanny Besse et Julia Taquet, Mark Brown,
Pascal Cribier et Florence Levasseur,
Frédéric de Lachèze, Delphine de Luppé,
Alice Schÿler-Mallet (cf photo, série de 3
dessins, 2015, 20 x 25 cm, pochoirs,
acrylique, huile, gouache, © A. Schÿler-Mallet.).
Vernissage, mercredi 27 mai à 18h30.
Un regard subjectif de huit artistes sur le
Pays de Caux. Du littoral, à la culture du lin, en
passant par l’écoulement des eaux qui
dessine la géographie du plateau, l’exposition
explore les modalités du paysage aujourd’hui :
pli, repli, poésie, réseau, déplacement.
Ouvert du lundi au vendredi de 9h à 12h et
de 13h30 à 17h30, samedi de 14h à 17h30
(sauf fériés.). 7 rue Percée, 02 35 96 36 90.
Villeurbanne I U RDLA I Centre international
estampe et livre
> 17.07 : La Langue du chat,
Daniel Nadaud, Jean-Claude Silbermann.
Ouvert du mardi au vendredi, de 10h à 18h
et samedi, de 14h à 18h. 207 rue Francis
de Pressensé, 04 72 65 33 34, urdla.com
Villeneuve d'Ascq I Lam
12.06 > 23.08 : Un regard sur la collection
d’agnès b. (cf photo, Claude Lévêque,
Sans titre (Dansez !) 1995. Photo, DR. Courtesy
Collection agnès b. © Adagp, Paris, 2015.).
Ouvert de 10h à 18h du mardi au dimanche.
1 allée du Musée, musee-lam.fr
Thiers I Le Creux de l’enfer I Centre d'art
17.06 > 13.09 : Matt Bollinger, Humeurs
noires. Commissaire, Frédéric Bouglé.
Vernissage, mardi 16 juin dès 18h.
La touche du pinceau de l’artiste accuse sa
vision du monde, l’habillant de lamelles
peintes déchirées. Sa technique en parqueterie
de papiers collés répond à la vie de ses
modèles et reprend leur théâtre de vie,
formulation lacérée comme la crise qui les
frappe. Autant de peintures de gosses qui
trompent leur ennui, et rien au loin, rien après
le lycée, sinon se laisser aller à trinquer et fumer.
Coédition : Musée National, Marc Lathuillière,
Éd. La Martinière, préface, M. Houellebecq.
À paraître, Collection Mes pas à faire au Creux
de l'enfer. Monographie de J. F. Lecourt, Le
tir dans l’appareil photographique avec le
soutien de la région des Pays de la Loire.
Les enfants du sabbat 16.
Visite commentée le dernier dimanche du
mois 2,50 euros/personne, gratuit - 18 ans.
Ouvert tlj sauf mardi de 13h à 18h. Vallée
des usines, 85 avenue Joseph Claussat,
04 73 80 26 56, creuxdelenfer.net
Toulouse I BBB I Centre d'art
27.05 > 11.07 : David de Beyter, Big Bangers.
Vernissage, mardi 26 mai.
Entrée libre, du mardi au samedi, 14h à 19h.
96 r Michel-Ange, 05 61 13 37 14, lebbb.org.
Sérignan I Musée régional d’art contemporain
> 7.06 : Pierre Leguillon, Le Musée des erreurs
Barnum. Grâce à son économie de moyens
et à l’autonomie de ses dispositifs de
présentation, ce modèle d’exposition tente
de déjouer les hiérarchies de l’art. Conçu
par l’artiste, ce musée rassemble des œuvres
créées ces quinze dernières années.
Rituels, répétitions, contraintes, tentations.
Plateforme Roven. Premier volet, consacré
aux facettes du rituel dessiné.
Eléonore False. Il suffit de son bras soulevé
pour arrêter et faire reculer le soleil. Avec des
fragments d’images, l'artiste crée un répertoire
de formes et gestes auquel elle applique
95
AGENDA
des procédures dans un rapport sculptural Sète I Centre régional d'art contemporain
à l’espace, ces images trouvent une
nouvelle configuration.
Portrait de l’artiste en jeune homme.
Acquisitions et pièces anciennes de la
collection, aller-retour entre réel et imaginaire,
entre le monde et sa réinvention poétique,
entre la figure de l'artiste et les alter ego
qu'il se crée, entre un monde parcouru et un
monde rêvé (cf photo, nouvel accrochage des
collections, 2015. Photo Jean-Christophe Lett.
Œuvre, Bruno Peinado, Sans titre, California’s
dreaming Game Over RAL, 2009 coll. de
l’artiste. Courtesy galerie Lœvenbruck, Paris.).
Visite commentée, mercredi à 11h, week-
end à 15h. Ouvert du mardi au vendredi de
10h à 18h et week-end de 13h à 18h.
Fermé lundi et jours fériés. 146 avenue de
la Plage, mrac.languedocroussillon.fr
Sète I Musée International des Arts Modestes
> 31.05 : Magenta, Nina Childress. Chair,
Sylvie Fanchon. Le bleu du ciel, Enna Chaton.
Émeric Lhuisset, Maydan-Hundred Portraits
(cf photo, Maydan-Hundred Portraits, série
100 portraits de volontaires du mouvement
Maydan, Kiev (Ukraine), fév. 2014. © Lhuisset.).
Série de 100 portraits de volontaires du
mouvement populaire de la place Maydan
à Kiev. Partenariat, Asso. CétàVOIR, Rendez-
Vous Photographique ImageSingulières.
Audrey Martin, Time capture (spectre). En
résidence à la Cité scolaire P. Valéry, Sète,
dont la situation en hauteur et l'orientation
géographique (Est/Ouest) lui ont inspiré un
nuancier de déclinaisons des couleurs du
ciel du lever au coucher du soleil.
Visite, week-end à 16h, dialoguée pour les
groupes, sur rendez-vous. Visites en famille
avec les cahiers-découverte-enfants.
Inscriptions, 04 67 74 94 37. Ouvert tlj,
12h30 à 19h, week-end, 14h à 19h. Entrée
> 20.09 : Véhicules, auto, moto, vélo, train,
gratuite. Fermé mardi. 26 quai Aspirant
avion et bateau. Exposition adaptée de Herber, crac.languedocroussillon.fr
Véhicules produite par la Collection de
l’Art Brut. Commissaire, Norbert Duffort. La Rochelle I Aquarium I Carré Amelot I
G. Abrignani, S. Acosta, T. Agnone, Aloïse, Museum d'Histoire naturelle
B. Arneval, G. Aubry, J. Bachler, F. Badari,
D. Bertoliatti, A. Biascamano, P. Biascamano,
S. Biascamano, G. L. Blackstock, S. Blackwell,
D. Braillon, R. Buchanan, F. Burland,
J. Byam, P. Carré, T. et C. Dakpogan,
S. Delaunay, F. Dezeuze, C. di Giovanni,
M. Dinahet, A. Dobay, B. Donald, K. Dossou,
N. Farber, R. Fauguet, A. Forestier,
S. Yi Feng, J.-C. Gagnieux, M. Gondry et
S. Arnoux, O. Grossetête, R. Hains,
J. Hauser, L. Hylton, F. Kernbeis, R. Zarka
et V. Lamouroux, B. Lavier, S. Lecocq,
P. Lemaire, Les frères Linares, D. Mackintosh,
F. Mayor, G. Merritt, H. Nimczewski,
H. Motooka, J. Nsumbu, Panamarenko,
J. -L. Parant, A. Pauzié, H. Ploos Van Amstel,
G. Pujolle, É. Ratier, M. Richoz, A. Robillard,
T. Roeskens, H. Saletmeier, Y. Salomone,
J.-M. Sanejouand, Sarkis, M. Sarr,
S. Shinichi, A. Soteno, A. Stanton,
H. Télémaque, J. Tourlonias, Ingénieur
Vancy, W. Van Genk, P. Vignes, J. Weere,
G. Widener, K. Wodiczko, A. Wölfli,
E. Zablatnik, C. Zinelli.
Visuel, F. Burland, Tanger-Mogador, 1998,
métal, bois et plastique, 195 x 225 x 107 cm. 19.06 > 21.09 : Lionel Sabatté, Échafaudages
Photo, Atelier de numérisation, Ville de sur le ressac (cf photo, Oiseau de paradis,
Lausanne, Collection de l’Art Brut, Lausanne. 2014, pièces de 1 centime d'euro, fer,
1.04 > 30.09, ouvert tous les jours de étain, laiton, vernis, 150 x 170 x 200 cm.),
9h30 à 19h. 23 quai Maréchal de Lattre À l’Aquarium La Rochelle, au Museum
de Tassigny, 04 99 04 76 44, miam.org d'Histoire naturelle, au Carré Amelot,
espace culturel de la Ville de La Rochelle.
Landerneau I Fonds Hélène et Édouard Leclerc Vernissage, jeudi 18 juin, parcours des
14.06 > 25.10 : Alberto Giacometti. trois lieux, dès 18h. Horaires et tarifs :
Co-production avec la Fondation Giacometti, aquarium-larochelle.com, carre-amelot.net,
Paris. Commissaire, Catherine Grenier. museum-larochelle.fr
Ouvert tous les jours de 10h à 18h. Programme-médiation, visites commentées
Aux Capucins, fonds-culturel-leclerc.fr tout public et ateliers jeunes publics en
96
AGENDA
compagnie de Lionel Sabatté et de
médiateurs culturels, détail des contenus,
carre-amelot.net, museum-larochelle.fr
Coproduction, Carré Amelot et Museum
d’Histoire Naturelle. Partenariat, Aquarium.
Soutien, Ville de La Rochelle, Région Poitou
-Charentes, Ministère de la Culture et de la
Communication.
Pessac I Les arts au mur I Artothèque
> 5.09 : Hippolyte Hentgen, La part volée.
(cf photo © Hippolyte Hentgen.). Le duo
Hippolyte Hentgen occupe un territoire de
recherche qui se centralise sur le dessin et
l’image. Les dessins puisent dans les images
iconiques de notre culture moderne, usées
d’être reproduites à l’infini. Les artistes se les
réapproprient et questionnent les émotions
que ces images vides de leur sens originel
peuvent encore susciter. Collaboration
galerie Semiose. Soutien Drac Aquitaine.
Ouvert du mardi au vendredi, 11h à 18h,
samedi, 14h à 18h. 2bis av. Eugène et Marc
Dulout, 05 56 46 38 41, lesartsaumur.com
Gravelines I Musée du dessin et de l’estampe
originale
> 20.09 : Champion Métadier (cf photo,
© Champion Métadier.).
Ses œuvres portent en elles cette tension
entre le visible et l’intelligible. Et actuelles,
comme étaient actuelles, il y a un siècle,
les compositions mécanomorphes de Picabia
rouages, bobines, accumulateurs, hélices
et Tu m’. Picabia et Duchamp introduisaient
du mécanique dans la création; scandale
intrusion. L’artiste est plus radicale. Elle se
sert de machines pour montrer ce que les
machines ont changé aux processus de
création et perception. Ils se manifestent
avec une acuité singulière dans ses travaux
récents et ceux-ci s’imposent comme des
objets d’analyse d’une remarquable densité.
Ouvert tlj, sauf mardi. 1 septembre > 30 juin,
lundi, mercredi, jeudi, vendredi, 14h à 17h.
Week-end et jours fériés, 15h à 18h.
1 juillet > 31 août, lundi, mercredi, jeudi,
14h à 18h. Vendredi, week-end, jours fériés,
10h à 12h et 15h à 18h.
Château Arsenal, 03 28 51 81 00.
Reims I Rencontres I Fédération des réseaux
et associations d’artistes plasticiens
Vendredi 5.06 à Sciences-Po, Reims.
10h à 12h, Quel avenir pour les associations
d’artistes plasticiens dans le paysage
politique et économique actuel ?
14h à 16h30, Comment faire comprendre
le rôle essentiel des associations gérées par
les artistes sur les territoires ? Quels outils
et stratégies pour les associations lorsque
les logiques comptables de l’intervention
publique menacent leur survie ?
16h30 à 17h30, Retour plénière.
Programme, fraap.org
Hauterives I Palais Idéal du Facteur Cheval
> 30.08 : Élévations. Hommage de Bruno
Decharme et Antoine de Galbert à Joseph
Ferdinand Cheval (photo © César Decharme.).
Ouvert, avril > juin, 9h30 à 18h30, juil.> août,
9h30 à 19h. 8 r du Palais, facteurcheval.com
Chaumont-sur-Loire I Domaine Régional de
Chaumont-sur-Loire
> 31.12 : Gabriel Orozco, Fleurs fantômes.
Commande spéciale de la Région Centre-
Val de Loire-Château.
> 1.11 : Tunga, Moi, Vous et la Lune au
Manège des Écuries. El Anatsui (cf photo,
installation © E. Sander.) à la Galerie du Fenil.
Gerda Steiner et Jörg Lenzlinger, Les pierres
et le printemps et Cristallisateur au Château.
Antti Laitinen, L’arbre chevalier au Parc
Historique. Christian Lapie, La constellation
du fleuve, 2015 au Parc Historique. Cornelia
Konrads, Passage et Intérieur en passant
au Parc Historique. Edward Burtynsky à la
Galerie des Photographes, Château. Naoya
Hatakeyama, A bird à la Galerie Longue
des Écuries et Underground/Water à la Galerie
des photographes, Château. Alex MacLean,
Unearthed, Galerie des Photographes,
Château. Xavier Zimmermann, Paysages
ordinaires et Canopée à la Galeries de la
Cour des Jardiniers. Jean-Christophe Ballot,
Australie, 2004 à la Galerie de la Cour des
Jardiniers. Melik Ohanian, Stuttering à la
Galerie du Château. Gérard Rancinan, Still
life-flowers à l’Asinerie. Et œuvres d’arts
pérennes dans tout le domaine.
24 è Festival International des Jardins,
Jardins extraordinaires, jardins de collection.
Informations pratiques, 02 54 20 99 22,
domaine-chaumont.fr
Caen I Musée des Beaux-Arts
> 21.09 : Francois Morellet, L’esprit de
suite 1965-2015.
Commissaire, Caroline Joubert.
Ouvert tous les jours, sauf mardi, de 9h30
à 18h. Gratuit, le premier dimanche du
mois. Le château, mba.caen.fr
Colmar I Espace d’art I André Malraux
6 > 26.06 : Le Festin, Atelier de Formation
aux Arts Plastiques de la Ville de Colmar.
Exposition des travaux des élèves à temps
plein, périscolaires et cours du soir autour
du thème des délices.
Ouvert du lundi de 14h à 19h, du mardi au
dimanche de 10h à 19h. Entrée libre.
4 rue Rapp, 03 89 24 28 73.
Bourges I La box I Énsa
28.05 > 1er.07 : Paysages emblématiques,
Olivier Nottelet et Jacques Callot.
Commissaire, Michel Weemans.
Vernissage le mercredi 27 mai à 18h.
En automne,Yon Grigorescu. Commissaire,
Carmen Popescu. Sur une proposition de
Catherine Fraixe, enseignante de l'Énsa.
Ouvert du mardi au samedi de 14h à 18h.
Fermé les jours fériés. Entrée libre.
9 rue Édouard Branly, box.ensa-bourges.fr
Avignon I Collection Lambert
> 11.10 : Un musée imaginaire, hommage
à Patrice Chéreau.
Ouvert tous les jours sauf lundi de 11h à 18h.
Juillet/août, tous les jours de 11h à 19h.
5 rue Violette, collectionlambert.fr
Aix-en-Provence | Centre d'art du 3 bis f
> 19.06 : Alicia Framis, I'm in the wrong
place to be real. L’artiste aborde la relation
comme matière, l'œuvre comme expérience.
Suite à sa résidence, le 3 bis f présente deux
installations inédites, dans la continuité des
Forbidden Rooms, une série initiée en 2012
autour des frontières invisibles dressées à
l’intérieur de notre civilisation.
Entrée libre du lundi au vendredi, 13h à 17h.
Hôpital psychiatrique Montperrin, 109 av.
du Pt Barthélémy, 04 42 16 17 75, 3bisf.com
PARIS I INSTITUTIONS
Institut national d’histoire de l’art-INHA
> 18.07 : Mémoires croisées/dérives
archivistiques, Archives de la critique d’art.
Commissaire, Jean-Marc Poinsot, professeur
émérite, univ. Rennes 2, co-fondateur des
Archives de la critique d’art. Avec l’aide de
Laurence Le Poupon, chargée des archives,
Archives de la critique d’art. Catalogue,
Mémoires croisées/dérives archivistiques,
J.-M. Poinsot © Inha, 2015.
inha.fr, archivesdelacritiquedart.org,
fracbretagne.fr, univ-rennes2.fr
Ouvert, 14h30 à 19h30, mardi au samedi.
Inha, galerie Colbert, salle Roberto Longhi.
2 rue Vivienne, 01 47 03 79 01, inha.fr
Cité de l’architecture et du patrimoine
> 21.09 : Le Vitrail Contemporain.
Ouvert tlj sauf mardi, 11h à 19h, jeudi >
21h. 1 place du Trocadéro. citechaillot.fr
Fondation d'entreprise Ricard
27.05 > 4.07 : Life is a Bed of Roses (un
roman.). Vernissage le mardi 26 mai.
Une collaboration expérimentale entre la
Fondation d’entreprise Ricard et le Master
Arts Visuels de l’École Cantonale d’Art de
Lausanne. Un projet conçu par Stéphanie
Moisdon, avec la participation des étudiants
et des enseignants du Master.
L’exposition est le lieu d’un théâtre et d’un
chœur, d’un décor, d’apparitions de formes,
d’objets et de personnages. Elle accueille
durant 3 jours la 6e édition de L’École de
Stéphanie, à partir d’un dispositif conçu
par l’artiste Pierre Joseph. Conférences,
Poésie Plate-Forme, Jean Daive, Guitemie
Maldonado, Repérer, jeudi 28 mai, à 19h.
Entretien sur l’art, Dora Garcia, lundi 8 juin,
à 19h. Chesee Théorie, Charles Spence et
Jennifer Teets, mardi 9 juin, à 19h. Poésie
Plate-Forme, Nathalie Koble, Sabine Macher,
Courtiser, jeudi 11 juin, à 19h.
Entrée libre du mardi au samedi de 11h à
19h. Visite commentée gratuite, mercredi
à 12h30 et samedi à 12h30 et à 16h.
12 rue Boissy d’Anglas, 01 53 30 88 00,
fondation-entreprise-ricard.com
Musée de la Monnaie
> 5.07 : Marcel Broodthaers, Musée d’Art
Moderne-Département des Aigles (cf photo,
Département des Aigles (David, Ingres,
Wiertz, Courbet.), 1968, © Estate Marcel
Broodthaers.). Ouvert tlj, 11h à 19h, jeudi >
22h. 11 quai de Conti , monnaiedeparis.fr
Espace Beaurepaire
8 > 14.06 : Isabelle Bonhomme, Inde,
peintures et encres (cf photo, Berger du
Thar, 146 x 97 cm, huile sur toile.).
Vernissage, mardi 9 juin dès 18h.
Poussière du désert du Thar, éblouissement
de sourires, bergers altiers à la chemise
d’un blanc éclatant et au turban rouge ou
orange, femmes enveloppées dans des
saris lumineux, reflets roses d’un palais dans
les eaux calmes d’un lac, forts et villages de
sable doré semblant sortir des dunes.
Émerveillement de la découverte du pays et
de son peuple, que l’artiste nous fait partager.
Ouvert tous les jours de 11h à 20h.
isabellebonhomme.wix.com/voyages
28 rue Beaurepaire, 01 42 45 59 64,
espacebeaurepaire.com

Palais de Tokyo
24.07 > 13.09 : Céleste Boursier-Mougenot,
acquaalta. Commissaire, Daria de Beauvais.
Ouvert, midi à minuit, tlj (sauf mardi). 13 av.
du Président Wilson, palaisdetokyo.com
Espace Fondation EDF
> 23.08 : Pol Bury, Instants Donnés.
Commissaire, Daniel Marchesseau avec la
collaboration de Velma Bury. Ouvert du mardi
au dimanche, 12h à 19h. 6 rue Récamier.
PARIS I CONFÉRENCES
Centre Pompidou I Paroles
> 20.07, 6e édition du Nouveau festival.
4.06, 19h, Petite salle, Nouv. festival/Air de jeu.
Rencontre autour de B. S. Johnson. Jonathan
Cœ, Vanessa Guignery et Pascal Arnaud.
5.06, 19h, Petite salle, Nouv. festival/Air de jeu.
Rencontre, J. Cœ. J. Cœ et Vanessa Guignery.
6.06, 16h, Petite salle, Parole aux artistes
/Singapour mon amour. Ho Tzu Nyen,
Sookoon Ang et Jason Wee, Catherine
David, Kathryn Weir et Silke Schmickl.
10.06, 19h, Petite salle, Parole au graphisme/
Faire collection ! Alain Gesgon.
11.06, 19h, Petite salle, Parole à Jean-Yves
Jouannais : L'Encyclopédie des guerres.
17.06, 19h, Petite salle, Nouv. festival/Air de jeu/
Le tournant ludique. Rencontre, Cyril Jarton.
18.06, 19h, Petite salle, Nouv. festival/Air de jeu.
Rencontre, Pablo Accinelli.
19.06, 19h, Petite salle, Nouv. festival/Air de jeu/
Danser à l’envers. Conférence, Laurent Prost.
24.06, 19h, Petite salle, Nouv. festival/Air de jeu.
Rencontre, Pilvi Takala.
25.06, 19h, Petite salle, Parole au design
/Design au banc n°28.
26.06, 19h, Petite salle, Parole au design
/Auto-critique n°2, salon de l’auto des refusés.
Stéphane Degoutin et Olivier Peyricot.
Informations, Ch. Bolron, 01 44 78 46 52,
christine.bolron@centrepompidou.fr
PARIS I GALERIES
Galerie Lelong
> 11.07 : David Hockney, The Arrival of Spring.
(cf photo, The Arrival of Spring in Woldgate,
East Yorkshire in 2011-18 december, 2011,
D. Hockney. iPad drawing printed on four sheet
of paper (46 1/2 x 35 each), mounted on four
sheets of dibond 93 x 70, overall édition of
10 © D. Hockney/photo, Richard Schmidt.).
“J'avais coutume de penser que l'ordinateur
était trop lent pour un dessinateur. Vous
terminiez une ligne et l'ordinateur avait 15
sec. de retard, ce qui est une absurdité
pour un dessinateur. Le matériel s'est
amélioré et permet de dessiner en couleurs,
très librement et très rapidement. Toute
innovation mise à disposition des artistes
comporte des avantages et des inconvénients,
mais la vitesse et les couleurs aujourd'hui
disponibles constituent une nouveauté ;
travailler à l'huile ou à l'aquarelle cela
prend du temps.” David Hockney.
Catalogue bilingue français-anglais, Repères
n°164, texte de Philippe Dagen. Prochaine
exposition 10.09 : Ramazan Bayrakoglu.
Ouvert, mardi au vendredi, 10h30 à 18h,
samedi, 14h à 18h30. 13 rue de Téhéran,
galerie-lelong.com
Semiose galerie-éditions
> 23.05 : Laurent Proux, Main invisible
(cf photo, Découpe, 2015, huile sur toile,
240 x 200 cm. Signé au dos. Photo, P. Arnaud.
Courtesy Semiose galerie, Paris.).
30.05 > 25.07 : Antoine Marquis, Raphaël
Julliard, Jerôme Robbe, Gauthier Leroy.
Ouvert du mardi au samedi de 11h à 19h.
54 rue Chapon, 09 79 26 16 38, semiose.fr
MoMO Galerie
lieu de l’exposition, 57 rue de Lancry.
> 14.06 : 3360 T IMES (from M to O),
Public exhibition & private feelings
(cf photo © MoMO Galerie, RomaricTisserand
/3360 TIMES (from M to O).).
26 rue Beaurepaire, momogalerie.com
Galerie Duboys
> 20.06 : Sen Chung, Sentimental reasons
(cf photo, Untitled, 2014, oil on canvas,
130 x 200 cm. Courtesy Galerie Duboys.).
Ouvert du mercredi au samedi de 14h30 à
19h et tous les jours sur rendez-vous.
6 rue des Coutures Saint-Gervais,
01 42 74 85 05, galerieduboys.com
mfc-michèle didier
22.05 > 25.07 : n°53 Contenttenders Bless.
Hannah Collins, Braco Dimitrijevic, Liam
Gillick (cf photo, Bless n°53 Contenttenders,
2015, 40 x 40 cm, coton et livre d'artiste.),
On Kawara, Christian Marclay, Annette
Messager, Antoni Muntadas, Leigh Ledare
et Jim Shaw.
Ouvert du mardi au samedi de 12h à 19h.
66 rue Notre-Dame-de-Nazareth,
01 71 97 49 13, micheledidier.com
Galerie Bernard Bouche
> 11.07 : José Pedro Croft (cf photo, Sans
titre, 2015, bois, 235 x 150 x 70 cm.).
Ouvert du mardi au samedi de 14h à 19h.
123 rue Vieille du Temple, 01 42 72 60 03,
galeriebernardbouche.com
Galerie Djeziri-Bonn
29.05 > 27.06 : Marie-Claude Bugeaud,
peintures et dessins, Autour du livre (cf photo,
Orsino, 2015, huile sur toile, 81 x 65 cm.).
La couleur chez l’artiste est surprise par le
dessin, dans un geste qui, tout à la fois,
réunit et dissocie, détruit et détermine une
construction. Elle est l’objet d’une surprise,
et cela du fait de la genèse même de
chacune des œuvres que M.-C. Bugeaud
97
AGENDA
élabore dans l’atelier. Le premier temps
est celui des fonds, où la couleur est
appliquée sur la toile, monochromes délicats
dont l’homogénéité peut varier de la densité
dénuée de toute altération au recours à
des aplats à la liquidité exsangue. Entachés
de maigreur, ces fonds colorés restent
parfois comme en coulisse : d’une blancheur
maculée qui échapperait presque au regard,
ils miment l’origine matérielle du tableau
comme objet, ou son déboussolement
discret par la peinture (...). Tom Laurent,
janv. 2013. Ouvert du mardi au samedi de
11h à 19h. 47 r de Turenne, 09 52 04 50 80,
galeriedjbo.com
PARIS I PORTES OUVERTES
École prép’art
25.06 > 17.07 : Portes ouvertes d’été.
(cf photo, Des visages ces mannequins,
2015, chocolat. Louis Acolas, étudiant
prép’art 2014-2015 © Daniel Nicolaevsky.).
Ouvert du lundi au vendredi de 10h à 18h.
prép’art vous invite à découvrir une sélection
de dossiers d’étudiants admis dans les
écoles supérieures d’art publiques : art,
architecture, Bd/animation, cinéma, design,
graphisme, etc.
Inscriptions > rentrée 2015-2016, ouvertes,
prenez rendez-vous > 01 47 00 06 56.
Stage d’Orientation et de découverte
artistique (S.O.D.A.) pendant les vacances
scolaires d’été. Dates sur le site, prepart.fr.
23 passage de Ménilmontant,
01 47 00 06 56, prepart.fr
PARIS I ÎLE-DE-FRANCE
Tram Réseau art contemporain Paris/Î-d-F
30.05 > 5.07 : Hospitalités 2015.
Cette 5è éd. d'Hospitalités est l'occasion de
découvrir ou de redécouvrir, la richesse et
la diversité des arts visuels en Île-de-France à
travers 11 parcours uniques, pleins de
rencontres et de surprises, tram-idf.fr
Programme, renseignements, réservations,
h15@tram-idf.fr, 01 53 34 64 43, tram-idf.fr
ÎLE-DE-FRANCE
Le Bourget I Gagosian Gallery
> 24.07 : Chris Burden.
Ouvert du mardi au samedi de 11h à 19h.
26 avenue de l'Europe, gagosian.com
Cité de la céramique I Sèvres
> 25.10 : Sèvres Outdoors 2015. Exposition
en plein air, gratuite, ouverte tous les jours
de 10h à 18h, dans les jardins de Sèvres.
2 place de la Manufacture, métro ligne 9,
Pont de Sèvres, bus, 169, 179, 279, 171, 26,
1er arrêt avant le pont, Tram, T2 Musée de
Sèvres. sevresciteceramique.fr
98

AGENDA
Boulogne-Billancourt I Galerie Arnaud Bard
4 > 27.06 : Martine Pinsolle.
(cf photo, Conversation à trois, 2015,
huile sur toile de jute, 116 x 89 cm.).
martinepinsolle.com
Ouvert du mardi au vendredi de 11h à
19h30, samedi de 16h à 19h.
92 avenue Jean-Baptiste Clément,
06 70 77 36 47, fae.fr,
Créteil I Galerie d’art contemporain
6 et 7.06 : Hors d’œuvres #7. Parcours
artistique chez 14 particuliers qui accueillent
le temps d’un week-end des artistes dans
leur jardin. Installations in situ et expositions
de petits formats à l’Espace d’art : Julien
Creuzet, Alexis Debeuf, Diadji Diop, Romuald
Dumas-Jandolo, Morgane Fourey, Nicolas
Guiet, Jean Lain, Jean-François Leroy,
Richard Negre, Éva Nielsen, Thomas Piquet,
Anne Rochette, Olivier Soulerin (cf photo,
Lisières, 2013, acrylique/bois.), Laure Tixier.
Jardins ouverts de 14h à 18h. Entrée libre.
Plan disponible sur demande.
Dimanche 7 juin dans le cadre d’Hospitalités/
réseau Tram, parcours en bus au départ
de Paris, MAC VAL et Galerie municipale
Jean Collet (Vitry-sur-Seine) et parcours Hors
d’œuvres (Juvisy-sur-Orge). Inscriptions,
h15@tram-idf.fr ou 01 53 34 64 43.
Communauté d’agglomération Les Portes
de l’Essonne, 35 avenue de la Terrasse,
01 69 57 82 50, portesessonne.fr
Pontoise I Musée Tavet-Delacour
cycle, Des gestes de la pensée. Basse-Saxe a décerné son Prix Kurt-Schwitters
Commissariat, Guillaume Désanges. 2015 à Pierre Huyghe.
Ouvert du lundi au samedi de 11h à 18h.
50 bld de Waterloo, +32 (0)2 511 20 62, Prix I Jean-François Prat
fondationdentreprisehermes.org Raphaëlle Ricol est la lauréate du Prix
Jean-François Prat 2015.
prixjeanfrancoisprat.com
ITALIE I NAPLES
Prix I Fondation d’Art Contemporain Guerlain
Madre I Musée d’art contemporain
> 31.08 : Daniel Buren, Come un gioco da
bambini, lavoro in situ, 2014-2015, Madre,
Napoli #1 (cf photo, Photo souvenir :
Daniel Buren, Comme un jeu d'enfant,
travail in situ, MAMCS, Strasbourg, 2014.
Détail © DB-Adagp, Paris.).
Ouvert lundi, mercredì, jeudi, vendredi,
samedi, 10h à 19h30, dimanche, 10h à 20h.
Via Settembrini 79, madrenapoli.it

ITALIE I VENISE Le lauréat du Prix de dessin 2015 est

> 13.06 : Parcours des ateliers d’arts,
17é éditions, sur le thème : Cirque.
> 30.05 : Mjc Mont-Mesly, 100 rue J. Savar.
> 29.05 : Mjc Club, rue Charpuy.
18 > 29.05 : Univ. Inter-Age, Maison de la
Solidarité, 1 rue Albert Doyen.
> 30.05 : Mpt Bleuets-Bordières, 5 rue
A. Guillaumin, Imaginaires, Parcours des
arts visuels, 8e éditions 19.05 > 30.05.
> 29.05 : Univ. Inter-Age, Maison des
associations, 1 rue François Mauriac.
> 30.05, CSC M. Rebérioux, 27 av. F. Mitterrand.
> 13.06 : clôture, GAC-Créteil, vernissage 29
mai à 18h. Remise des prix 12 juin à
18h30. 10 avenue F. Mitterrand.
Avec la participation artistique de Sonia
Blin, Daniéla Cappacioli, Marc Cocheteux,
Dominique Constantinides, Jean-Jacques
Etheve, Gaëlle Jamet, Véronique Lepage,
Véronique Marchand, Nathalie Ouamrane,
Joël Pommot, Hadja et Liza Sélimaj.
Animation-Vernissage, Cie du P’tit vélo,
Imed Elhasmoui, Le lieu exact, Denis
Morin, Josselin Syllard, Zinc et Bastringue.
Juvisy-sur-Orge I Espace d’art contemporain
Camille Lambert
31.05 > 2.08 : Michèle Waquant, Histoires
d’Arbres (cf photo, Marronniers-Parc des
Lavandières, Pontoise, 2012, impression
jet d’encre, pastel à l’huile et crayons de
couleur, 100,9 x 76,5 cm.).
Inauguration, samedi 30 mai à 16h30.
“C’est un hommage aux arbres étêtés des
villes, ceux dont les étranges moignons noirs
se découpent sur les ciels d’hivers. Ils payent
un lourd tribut aux dictats de l’ordre et de la
sécurité. Empêchés de pousser, on les ampute
de leurs nouvelles pousses dès le printemps
venu. (...) Je les ai photographiés tout au
long du mois de mars 2011, collectionnant
leurs singularités. (...) Alors, peu à peu, s’est
imposé le désir de les envelopper de couleurs
qui les rehausseraient tout en gardant visible
le lieu de leur implantation.” Michèle Waquant.
Ouvert du mercredi au dimanche de 10h à
12h30 et de 13h30 à 18h.Tarifs, 4 et 2 euros.
4 r Lemercier, 01 30 38 02 40, ville-pontoise.fr
ALLEMAGNE I BERLIN
Johnen Galerie
> 6.06 : Tino Sehgal. > 20.06 : Roman Ondak.
Ouvert du mardi au samedi, 11h à 19h.
Marienstr 10, johnengalerie.de
AUTRICHE I VIENNE
Thyssen-Bornemisza I Art Contemporain
TBA21/Augarten, 26.06 > 25.10 : Ernesto Neto.
Commissaire, Daniela Zyman (TBA21).
Kunsthalle Krems, 9.07 > 1.11 : Ernesto Neto.
Commissaire, Hans-Peter Wipplinger
(Kunsthalle Krems). Scherzergasse 1A, tba21.org
BELGIQUE I BRUXELLES
La Verrière
> 25.07 : Laura Lamiel, Chambres de capture,
Casa Donati
> 29.06 : Edge of Chaos (Expelled from
Paradise), LaToya Ruby Frazier, Gianluca
Malgeri and Audra Vau. Commissaires,
Vita Zaman et Nicola Vassell.
Ouvert du lundi au samedi de 11h à 18h.
Dorsoduro 1051, edgeofchaos2015.com
BÂLE IVENTE AUX ENCHÈRES
Suisse I Bâle I Beurret & Bailly Auktionen
Vente aux enchères, le samedi 20 juin
avec des œuvres de Bernard Buffet, Max
Ernst, Hans Hartung (cf photo, T 1973-R 25,
1973, acrylique sur toile, 60 x 81 cm,
signé et daté en bas à droite, Hans Hartung 73,
60 x 81 cm.). Éstimation, 30 000-40 000 CHF,
Ferdinand Hodler, Antoni Tàpies, Luis
Tomasello, Günther Uecker, Maurice
Utrillo, Andy Warhol, Tom Wesselmann...
Exposition des œuvres mises aux enchères
du samedi 13 > jeudi 18 juin de 10h à 19h,
dans les locaux à 10 min. à pied d'Art Basel.
Schwarzwaldallee 171, +41 61 312 32 00,
beurret-bailly.com
5555 Melrose av. parisphoto.com/losangeles
ERRATUM
artpress n°422, mai 2015, 2e cahier Venise,
page 24. Une coupe malencontreuse a
falsifié l'idée exprimée par Jacqueline Caux.
Il fallait lire : “Ainsi va-t-elle [Joan Jonas]
approfondir encore certains de ses thèmes
de prédilection : sa proposition germinale
d’abolition de la distinction habituelle entre
le féminin et le masculin-présente dès sa
pièce Mirage de 1976...”
Nous présentons toutes nos excuses à
l'auteur.
5555 Melrose av. parisphoto.com/losangeles
PRIX
Prix I Kurt-Schwitters
La fondation de la Caisse d'Épargne de
Jockum Nordström (cf photo, I’m a Failure,
2011, collage sur papier, 86,5 x 64 cm.
Collection Guerlain, Les Mesnuls. Courtesy
Galleri Magnus Karlsson, Stockholm.).
ÉDITION
Exposition mode d'emploi I Filigranes Éditions
de Caroline Schirman, Hors Collection, français,
160 x 205, 168 pages, broché. 25 euros.
Cet ouvrage est un outil indispensable à
l’usage du curator issu de structures de droit
privé ou public de l’exposition, de tout manager
culturel ayant pour mission la production,
l’organisation, la gestion d’une exposition.
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vos évènements artistiques et culturels :
> CONTACTEZ, c.brunet@artpress.fr
> EMAILLEZ vos éléments, s’il vous plaît :
- avant le 18 mai pour le n°424
pour la parution du 22 juin 2015.
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pour la parution du 22 août 2015.
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- dates, vernissage, titre, noms des artistes,
jours et heures d’ouverture, adresse,
téléphone, site Internet,
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artpress.com : 91 euros ttc,
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