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OÙ VA
L’ARGENTINE ?
Cartographie d’un cinéma
foisonnant et menacé
LE DERNIER FILM DE
T E R E N C E D AV I E S
( B E N E D I C T I O N )
AC T U E L L E M E N T AU C I N É M A
x
:
création
MARS 2024 / Nº 807
MEZHRABPOM-FILM
8 Réplique
8 Politique des regards par Alice Leroy et Marcos Uzal
12 Événement
Où va l’Argentine ?
14 L’odyssée d’El Pampero Entretien avec Laura Citarella,
Mariano Llinás, Agustín Mendilaharzu et Alejo Moguillansky
22 Projetés vers l’avenir par Lucas Granero
26 21 cinéastes argentins pour le siècle par Claire Allouche,
Olivia Cooper-Hadjian, Fernando Ganzo, Thierry Méranger,
Lucía Salas et Ramiro Sonzini
31 Un pays de films Entretien avec Fernando Martín Peña
32 L’argent de la veille par Claire Allouche
34 Eureka de Lisandro Alonso
37 De la vie en Amérique Entretien avec Lisandro Alonso
42 Los delincuentes de Rodrigo Moreno Au bord de la mer bleue de Boris Barnet (1936).
45 Parler en provençal Entretien avec Rodrigo Moreno
77 Journal
48 Film du mois 77 Éducation à l’image
48 Les Carnets de Siegfried de Terence Davies 79 Au travail Virgil Vernier
50 Poésie de l’ordinaire Entretien avec Terence Davies 80 Festivals Nicolas Guillén Landrián à Cinélatino, Tiradentes,
Rotterdam, Clermont-Ferrand, Gérardmer, Monika Treut
54 Cahier critique au FIFF de Créteil, Claudia von Alemann à Cinéma du réel
54 The Sweet East de Sean Price Williams 85 Salle en péril Le Nova, un bien commun
56 À l’Est sans Éden Entretien avec Sean Price Williams 86 Nouvelles du monde
58 Nome de Sana Na N’Hada 87 Disparitions
60 Revivre de Karim Dridi
60 Une famille de Christine Angot 88 Cinéma retrouvé
62 Averroès et Rosa Parks et La Machine à écrire et autres Boris Barnet
sources de tracas de Nicolas Philibert 88 Le bonheur durera par Marcos Uzal
64 Notes sur d’autres films
70 Hors salles Sambre d’Alice Géraud, Marc Herpoux et 92 DVD/ ressorties, livres
Jean‑Xavier de Lestrade, Le Cercle des neiges de Juan Antonio 92 Le Voyeur de Michael Powell et L’Art assassin de Pauline Mari
Bayona, Squeezie : Merci internet de Théodore Bonnet, 94 Anatomie d’un rapport de Luc Moullet et Antonietta Pizzorno
Ferrari de Michael Mann, True Detective (saison 4) d’Issa López 95 Rivière de nuit de Kôzaburô Yoshimura
96 La Flamme verte de Mohammad Reza Aslani
12,90 €
Jacques
Demy
Catherine Deneuve, Jacques Demy et Françoise Dorléac sur le tournage
des Demoiselles de Rochefort.
www.cahiersducinema.com
Cas d’école
RÉDACTION
Rédacteur en chef : Marcos Uzal par Marcos Uzal
Rédacteurs en chef adjoints : Fernando Ganzo
et Charlotte Garson
Couverture : Primo & Primo
À
Mise en page : Fanny Muller
Iconographie : Carolina Lucibello l’heure où nous imprimons ces pages, la comme seuls maîtres à bord. Ce pouvoir
Correction : Alexis Gau
Comité de rédaction : Claire Allouche, Hervé Aubron,
sortie en salles de CE2, le dernier film de est interrogé de différentes manières dans
Olivia Cooper-Hadjian, Pierre Eugène, Jacques Doillon, est encore prévue pour le les pages qui suivent, notamment à travers
Philippe Fauvel, Élisabeth Lequeret, Alice Leroy,
Vincent Malausa, Eva Markovits,Thierry Méranger,
27 mars. La question de sa distribution s’est un dialogue revenant sur la remise en cause
Yal Sadat, Ariel Schweitzer, Élodie Tamayo posée après la plainte de Judith Godrèche actuelle de la politique des auteurs issue des
Ont collaboré à ce numéro :
Hélène Boons, Circé Faure, Jacky Goldberg, contre le réalisateur pour viol sur mineure Cahiers, et dans les propos des membres du
Lucas Granero, Mathilde Grasset, Romain Lefebvre,
Josué Morel, Raphaël Nieuwjaer, Vincent Poli,
(au moment du tournage de La Fille de collectif argentin El Pampero Cine, qui
Élie Raufaste, Lucía Salas, Jean-Marie Samocki, 15 ans, 1989), suivie des témoignages d’Anna rejette la posture de l’auteur – « Vous n’en-
Ramiro Sonzini
Mouglalis et Isild Le Besco dénonçant des tendrez jamais quelqu’un d’El Pampero utiliser
ADMINISTRATION / COMMUNICATION
Responsable marketing : Fanny Parfus (93)
comportements du réalisateur à leur égard. des expressions aussi courantes que “mon pro-
Assistante commerciale : Sophie Ewengue (75) Dans un communiqué de presse, Bruno jet”, “mon chef-op”, “mes acteurs” », dit Alejo
Communication /partenariats :
communication@cahiersducinema.com
Pesery, producteur du film, a confirmé sa Moguillansky.
Comptabilité : comptabilite@cahiersducinema.com sortie, « après concertation avec tous les parte- CE2 est annoncé comme un film sur le
PUBLICITÉ naires ayant soutenu l’initiative et porté la pro- harcèlement scolaire. Mais dans cette his-
Mediaobs
44, rue Notre-Dame-des-Victoires – 75002 Paris
duction du film ». Depuis, l’une des actrices du toire d’un petit garçon qui persécute une
T: +33 1 44 88 97 70 – mail: pnom@mediaobs.com film, Nora Hamzawi, s’est opposée à cette petite fille de son école, allant de la violence
Directrice générale : Corinne Rougé (93 70)
Directeur de publicité : Romain Provost (89 27) décision, qui selon elle « représente un mépris verbale aux attouchements sexuels (pas fil-
VENTES KIOSQUE
vis-à-vis de la parole des femmes », et l’acteur més mais évoqués) en passant par diverses
Destination Media, T 01 56 82 12 06 Alexis Manenti a annoncé qu’il n’assurera humiliations, ce qui frappe surtout c’est le
reseau@destinationmedia.fr
(réservé aux dépositaires et aux marchands pas la promotion du film. retournement opéré par le récit, lorsque la
de journaux) Dans le dilemme que pose la vie en relation violente se transforme peu à peu
ABONNEMENTS salles d’un film dont le réalisateur est sous en romance enfantine. Le garçon finit par
Cahiers du cinéma, service abonnements
CS70001 – 59361 Avesnes-sur-Helpe cedex le coup d’une procédure judiciaire de ce déclarer son amour à la petite fille, qui l’ac-
T 03 61 99 20 09. F 03 27 61 22 52 type, Pesery a tranché au nom du travail cepte jusqu’à lui accorder un baiser sur la
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Suisse : Asendia Press Edigroup SA – Chemin collectif, le destin du film engageant non joue. Sans réduire tout son cinéma à cela, on
du Château-Bloch, 10 - 1219 Le Lignon, Suisse.
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seulement son auteur mais aussi toute retrouve là un principe romanesque assez
Belgique : Asendia Press Edigroup SA – Bastion l’équipe qui y a participé. Cet argument fréquent chez Doillon : l’amour naissant
Tower, étage 20, place du Champ-de-Mars 5,
1050 Bruxelles. légitime est particulièrement sensible dans du coup de force de l’un des personnages,
T +32 70 233 304 ce cas. Rappelons que ce film tourné il y d’une insistance, d’une intrusion. Décider
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(TVA 2,10%) : a quatre ans est longtemps resté inachevé à que l’on aime et l’imposer à l’autre, qui finit
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cause d’un différend entre Doillon et son par vous aimer. C’est beau dans Le Premier
Tarifs à l’étranger : nous consulter. producteur. Lors d’un entretien accordé aux Venu, où une femme insiste pour donner
ÉDITIONS Cahiers en février 2022 (n° 785), le réali- son amour à un inconnu, afin de le « regar-
Contact : editions@cahiersducinema.com
sateur revendiquait son inflexibilité face à der pour de vrai » ; c’est dérangeant dans La
DIRECTION l’intervention de Pesery sur son montage, Drôlesse, puisque cela passe par un kidnap-
Directeur de la publication : Éric Lenoir
Directrice générale : Julie Lethiphu au nom de sa totale indépendance de créa- ping, et c’est désormais difficile à regarder
64 rue de Turbigo – 75003 Paris teur : « La seule possibilité d’arriver à quelque dans La Fille de 15 ans, parce que l’homme
www.cahiersducinema.com chose qui ne soit pas insupportable, c’est de gar- est incarné par le cinéaste et que la femme
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Ci-dessus, entre parenthèses, les deux derniers der des œillères pour penser uniquement par soi- est une adolescente qui porte aujourd’hui
chiffres de la ligne directe de votre correspondant :
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même à ce qu’on est en train de faire, […] il plainte contre lui. Ce forçage a quelque
E-mail : @cahiersducinema.com précédé faut que ça ne regarde que moi.» Nous avions chose à voir avec la mise en scène chez
de l’initiale du prénom et du nom de famille
de votre correspondant. accordé un droit de réponse au producteur Doillon, en particulier dans son travail avec
Revue éditée par les Cahiers du cinéma,
dans le numéro suivant, où il avait souli- les acteurs : la recherche de ce qui s’entre-
société à responsabilité limitée, au capital gné le « refus de dialoguer » d’un cinéaste choque, de ce qui fait effraction, en amour
de 18 113,82 euros.
RCS Paris B 572 193 738. Gérant : Éric Lenoir « repoussant toute discussion », bien loin du comme dans la libido, dans le cadre comme
Commission paritaire nº 1027 K 82293. cinéma conçu comme « art d’atelier » par entre les corps. C’est un schéma assez repré-
ISBN : 978-2-37716-107-2
Dépôt légal à parution. Alain Resnais, autre cinéaste produit par sentatif d’un certain cinéma français de la
Photogravure : Fotimprim Paris.
Imprimé en France (printed in France)
lui. Ces échanges sur le caractère collec- pulsion qui a dominé les années 1980-2000,
10-31-1601 par Aubin, Ligugé. tif du film face à un réalisateur revendi- en bouchant l’imaginaire par une vision des
Papier : Vivid 65g/m². Origine papier : Anjala
pefc-france.org
en Finlande (2 324km entre Anjala et Ligugé). quant son individualisme vont dans le sens rapports humains focalisée sur des crises, sur
Taux fibres recyclées : 0% de papier recyclé. du questionnement actuel sur l’autorité des désirs égocentrés, qui n’élève pas très
Certification : PEFC 100%
Ptot : 0.0056kg/T parfois excessive d’auteurs se considérant haut la vie et ses possibles. ■
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CAHIERS DU CINÉMA MARS 2024
5
COURRIER DES LECTEURS
sur l’après-Depardieu (Cahiers n° 806),
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RÉPLIQUE
Politique
des regards par Alice Leroy et Marcos Uzal
D
epuis les dernières révélations de Judith Godrèche Marcos Uzal : Commençons par la façon dont Judith
sur Benoît Jacquot et Jacques Doillon, qui ont été Godrèche et Iris Brey ont évoqué ensemble les Cahiers du
à l’origine d’autres témoignages d’actrices, les cinéma lors de leur passage dans l’émission de Mediapart
Cahiers du cinéma ont parfois été pris à partie, dans les « À l’air libre » du 12 février dernier. Il me semble que
médias. Le dialogue qui suit s’interroge sur ce dont les chacune parle d’une chose très différente. La première a
Cahiers sont le nom dans cette affaire, lorsqu’ils sont cités, dénoncé l’indifférence d’anciens membres de la revue face
interpellés ou critiqués. Il s’agit surtout de prolonger la à ce qu’elle subissait lorsqu’elle vivait avec Benoît Jacquot
réflexion entamée dans notre numéro de février au sujet des durant son adolescence, en racontant notamment une
changements de pratiques et de regards depuis #MeToo. soirée au festival de Locarno où il l’a fait boire jusqu’à ce
La forme du dialogue rend compte de notre volonté de qu’elle vomisse puis perde connaissance, sans que personne
discussion au sein du comité et en‑dehors, dans une période n’intervienne ou ne vienne la réconforter. Elle parle de
où le débat manque souvent de nuances et de dialectique. journalistes et de critiques présents, parmi lesquels des
membres des Cahiers dont elle ne cite pas les noms, et
Serge Daney (qui n’était plus dans la revue à l’époque,
mais peu importe). Ici, elle dénonce donc l’indifférence
du microcosme des amis de Jacquot face à ce qu’elle
subissait, et à travers eux un silence des médias. De son
côté, Brey délégitime ainsi l’ensemble qui occupe la plus
grande partie de notre numéro de février, « Les femmes
sont dans la place » : « C’est sympa de faire une petite pirouette
et de dire “on va donner la parole aux femmes”, mais non, c’est
du travail, ça demande de lire des livres, ça demande de lire de
la théorie. » Ce que Brey affirme ici n’est pas vraiment
un commentaire sur la revue, sur ce qui y est écrit, sur
ce qui constitue le numéro, mais un déni de légitimité
des Cahiers et de leurs rédactrices sur ces questions.
Alice Leroy : Je crois qu’effectivement Judith Godrèche et revue incarne une certaine idée de la cinéphilie, née dans
Iris Brey ne parlent pas exactement de la même chose, les années 1950, idéalement affranchie de sa dimension
non seulement parce que Godrèche raconte sa propre sociale et genrée, au profit d’une « politique des auteurs »
expérience tandis que Brey s’exprime depuis une position en majesté, fondée sur la seule valeur du style et de la
de surplomb théorique, mais aussi parce qu’elles visent forme. Mais de quoi parle-t-on au juste quand on évoque
chacune deux « moments » de l’histoire des Cahiers. la figure de l’auteur ? En accusant la critique dans son
L’une parle au passé et l’autre au présent : Godrèche ensemble, et les Cahiers en particulier, de l’avoir érigé en
appelle les Cahiers à « se remettre en question », parce qu’elle potentat, on confond l’auteur avec un génie créateur, et
préférerait voir les anciens rédacteurs faire leur examen on oublie le premier terme de l’expression « politique
de conscience ; Iris Brey vise quant à elle les rédactrices des auteurs », car l’analyse de la forme opère moins la
du numéro, jugées incapables de traiter de ces enjeux. célébration d’une virtuosité créatrice qu’elle ne révèle
Brey, qui a une formation universitaire, comme moi, l’indissoluble lien entre la mise en scène et le propos qu’un
juge peut-être que ce dossier n’a pas fait suffisamment film entend porter. Autrement dit, c’est une politique de
de place aux théories féministes, ce à quoi on pourrait la forme, qui ne justifie en rien de séparer l’œuvre de
répondre que, d’une part, la théorie est présente dans son auteur ou de son contexte de production puisque
différents textes (celui d’Erika Balsom, qui s’avère être ceux-ci travaillent la forme même des films, à travers des
assez critique du livre de Brey, ou le mien sur le livre moyens et des choix de réalisation, de mise en scène et de
d’Hélène Frappat), et que, d’autre part, les Cahiers ne sont montage. Si on confond désormais politique et dictature
pas une revue universitaire, mais une revue de critique. des auteurs, c’est peut-être parce que le travail qu’engageait
Cela ne signifie pas que les écrits théoriques n’y sont une telle proposition a été dérouté vers le culte du
pas présents, bien au contraire, ils ont marqué la vie de créateur, qui est, pour moi, tout le contraire de la critique.
la revue, mais ils ne peuvent en aucun cas constituer une
espèce de bréviaire ou une grille de lecture préalable des M.U. : La « politique des auteurs » a effectivement d’abord
films. Cela étant dit, nous n’avons jamais pensé que le été une manière de considérer la forme par-dessus tout,
vaste chantier que nous avons ouvert saurait être « réglé » c’est-à-dire le travail du réalisateur, plus que celui des
en un dossier, et nous l’avons d’ailleurs écrit. Il faudra scénaristes ou des producteurs. Et elle s’est essentiellement
continuer à publier, traduire, écrire sur ces enjeux. élaborée autour de cinéastes travaillant dans le système
hollywoodien, parfois même comme une sorte de contre-
pouvoir à l’intérieur de la machine industrielle. Daney,
La politique des auteurs disait que l’auteur, dans le sens premier de « la politique
des auteurs », est celui « qui tire son épingle d’un jeu qu’il
A. L. : Pour revenir aux propos de Godrèche à l’encontre ne domine pas ». Même si en France la notion d’auteur va
des Cahiers, je pense, contrairement à toi, qu’ils visent davantage s’accorder à l’idéal de l’artiste souverain (tel
bien les textes de la revue, pas seulement les personnes. l’écrivain devant sa page blanche ou le peintre devant
Quand elle évoque par exemple l’indifférence complice du sa toile), cela passe par un scepticisme envers la notion
cercle de relations de Jacquot, elle y inclut des membres de maîtrise, et un certain rejet des cinéastes démiurges.
de la rédaction de l’époque, dont les textes sanctionnent La vision de l’auteur défendue par les Cahiers, c’est Jean
d’une part un statut d’auteur tout-puissant (c’est là un Renoir se comparant à un bouchon porté par le courant
des nœuds du problème), et défendent d’autre part un plutôt que la tyrannie du petit maître à la Clouzot. C’est
certain imaginaire amoureux affranchi des règles sociales ce que va essentiellement prolonger la Nouvelle Vague,
et morales, qui semble à son tour pouvoir s’appliquer à avec une assez grande méfiance envers l’idée d’auteur,
la relation que le cinéaste entretient avec son actrice, et d’ailleurs : c’est Chabrol faisant des films de commande,
la justifier. Évidemment, j’ai conscience que les films ne les expériences collectives de Rivette et Godard, l’artisanat
sont pas de grossiers calques de la vie des cinéastes, mais de Rohmer ou Resnais (qui réfutait même le terme de
pour moi Godrèche dit bien que, chez Jacquot et Doillon, « réalisateur »). Ce que tu appelles le culte du créateur,
le fantasme de la jeune femme offerte à un homme plus il me semble que ça vient après, dans les années 1980, et
âgé et auréolé d’une sorte de gloire sombre, la façon pas seulement aux Cahiers, si on pense à Kubrick, qui est
dont ils filment le corps de l’actrice, dont ils la mettent le « super auteur » par excellence, pas seulement non plus
en scène dans une espèce de révolte soumise, tout cela dans l’art et essai, si on pense à l’entreprise Luc Besson,
aurait dû alerter les critiques, en leur révélant la relation par exemple. Ce qui se passe dans les années 1980-90, avec
d’emprise et d’abus de pouvoir qui existait entre l’actrice des cinéastes comme Doillon, Jacquot, Téchiné, Chéreau
et les cinéastes. Je ne crois pas qu’on puisse esquiver et quelques autres, c’est qu’ils se retrouvent comme
cette accusation en affirmant par exemple que l’opinion des enfants gâtés, tournant beaucoup, avec des moyens
publique de l’époque était différente. Il faut comprendre confortables, une certaine unanimité critique et une
ce qui alors autorisait ces représentations dans le cinéma présence notable dans les médias. Et donc, un assez grand
français – parce qu’il me semble que c’est tout de même ascendant. On sent chez eux quelque chose de beaucoup
une affaire très française. Quand on se demande ici de plus individualiste que dans la génération apparue dans
quoi les Cahiers sont le nom, j’ai l’impression qu’on touche les années 1960. À partir des deux films incriminés par
précisément aux raisons qui délégitiment d’emblée tout les révélations de Judith Godrèche, La Désenchantée et
travail critique autour de ces questions, car au fond la La Fille de 15 ans, il faudrait aussi évoquer l’avènement
d’une forme d’autofiction à cette période. On est loin de Lacurie parle de la « dictature des auteurs » comme quelque
la Nouvelle Vague, plutôt dans la descendance d’Eustache chose qui serait en quelque sorte le ver dans le fruit de la
et de Garrel, mais dans une version embourgeoisée (Garrel politique des auteurs, elle semble faire comme si jusque-là
s’embourgeoisera lui-même par la suite) et lascive, où le les plateaux de cinéma n’avaient été que des démocraties.
désir du cinéaste pour son actrice devient le sujet même Ce fut souvent l’inverse, seulement les « dictateurs »
du film, parfois complaisamment exhibé, fétichisé. changent de nature selon les lieux et les époques : ce furent
aussi des producteurs, et parfois des acteurs. Et si l’on sait
A.L. : Il y aurait une histoire à faire de ce passage de que Clouzot, Preminger ou Hathaway étaient odieux
la politique au culte des auteurs, dont je crois qu’elle sur un plateau, ce n’est certainement pas la politique des
n’implique pas seulement la responsabilité des critiques auteurs qui les y a autorisés. On voit là le risque du débat
qui ont célébré ces cinéastes, mais aussi des systèmes de de ces derniers jours : en partant principalement du cas
financement ou encore des festivals qui leur ont conféré de Judith Godrèche et du problème franco-français des
cette toute-puissance. C’est, à mon sens, une histoire années 1980-90, on tire un seul fil, ce qui conduit à une
plus complexe que la lecture qu’en propose Geneviève schématisation historique dès qu’il s’agit de généraliser.
Sellier résumée par Occitane Lacurie dans la revue
Débordements (« Judith Godrèche contre la dictature des
auteurs », mis en ligne le 21 février) : « Dès son fondement L’héritage des Cahiers
dans une revue éditorialement ancrée dans la droite réactionnaire
(sic), [la politique des auteurs] engageait le cinéma dans une A.L. : Maintenant, quand Judith Godrèche appelle les Cahiers
division masculiniste du travail artistique. » Il me semble à revoir les films de Benoît Jacquot et Jacques Doillon
au contraire que si on la conçoit d’abord de façon très aujourd’hui, elle soulève la question de l’héritage des
matérialiste en termes de rapports de force, la politique des Cahiers pour celles et ceux qui en composent la rédaction
auteurs vise précisément à contrebalancer le pouvoir des actuelle. Comment hérite-t-on d’une telle histoire ? C’est
producteurs – l’affaire Harvey Weinstein nous a montré le d’une certaine manière la question que posait le numéro
sentiment d’impunité que ce pouvoir pouvait donner aux « Les femmes sont dans la place », puisqu’il s’agissait de
pires d’entre eux. En France, au sein même de la Nouvelle dresser un état des lieux en parcourant une histoire des
Vague, il faudrait analyser les trajectoires singulières et regards élargie à d’autres images et d’autres récits, en
complexes de cinéastes comme Rivette qui, certes, tourne invitant des cinéastes, scénaristes ou actrices à discuter de
l’extraordinaire Céline et Julie vont en bateau en 1976, mais leur perception des changements apparus avec #MeToo, en
aussi La Belle Noiseuse en 1991, un film que je trouve retournant aux archives audiovisuelles des luttes féministes,
irregardable aujourd’hui ; ou Godard, qu’on a pu réduire et en questionnant non seulement l’héritage théorique
à un dandy miso à cause de ses films des années 1960 et politique du male gaze jusque dans ses dévoiements,
tandis que sa rencontre avec Anne-Marie Miéville surtout, mais encore l’histoire des Cahiers eux-mêmes, souvent
pour moi, marque à cet égard un tournant radical – je masos et misos dans leur rapport à la représentation des
crois qu’il faut pour le mesurer revoir les films de Miéville femmes au sein des films comme de la rédaction.
dans lesquels celle-ci le met en scène comme acteur.
M.U. : Par rapport à l’histoire de la revue, je n’aime pas l’idée
M.U. : Godard et cette question, c’est un vaste sujet. Mais que l’on se pose en juge du passé, en croyant que le présent
dans le procès que lui font certaines féministes, on oublie est plus intelligent que lui. Certes, on trouverait dans la
que la violence que l’on dénonce chez lui est elle- somme de textes accumulés par les Cahiers au cours des
même souvent une dénonciation. Dans Passion (1982), 73 ans de son existence aussi passionnante que tumultueuse,
par exemple, il montre crûment combien un tournage des erreurs, des textes misogynes, et même certains racistes,
est autant une affaire d’abus de pouvoir qu’une usine, où on peut les questionner, les relire, mais pas depuis la
les femmes peuvent même constituer une sorte de sous- position à la fois d’accusé et de procureur dans laquelle
prolétariat. Dans Le Mépris (1963), les gestes et regards du on cherche à nous mettre. Choisir, par notre travail même,
personnage de Piccoli envers sa femme ou la violence ce que l’on prolonge ou rejette de l’histoire dans laquelle
du producteur joué par Jack Palance envers sa secrétaire on s’insère, c’est une idée de l’héritage qui me semble plus
donnent clairement à voir, comme peu de films de intéressante et productive qu’une autocritique tardive.
l’époque, ce machisme à l’œuvre autour des plateaux de
cinéma. Ça ne fait pas de Godard un cinéaste féministe, A.L. : Et puis avons-nous besoin, ou simplement envie,
et ça n’enlève rien au fait qu’il y a peut-être aussi de la de revoir les films de Jacquot et Doillon pour en faire la
misogynie dans son cinéma, mais il faut comprendre qu’il critique à l’aune des révélations de Godrèche ? D’ailleurs, si
est d’abord un cinéaste critique, et même auto-critique (ce l’on reprenait les textes sur leur cinéma à travers l’histoire
qui implique parfois des contradictions et un point de vue des Cahiers, on verrait qu’ils n’ont pas toujours été bien
jamais univoque). Quand il tourne avec une star comme traités par la revue, comme par exemple dans les années
Brigitte Bardot, il le fait aussi en montrant l’envers du pendant lesquelles Stéphane Delorme a été rédacteur en
statut de star, sa réduction à un corps, un objet de désir et chef. Pour ma part, je n’ai pas très envie de revoir ces films
de mépris, et forcément cette façon de pousser le glamour au nom de mon appartenance à la rédaction des Cahiers,
jusqu’à sa part poisseuse ne se veut pas sympathique. Le et je ne me sens pas responsable des textes de ceux qui
film part de là, pour emmener Bardot ailleurs. Sinon, quand m’ont précédée dans le comité. Je suis née au milieu des
années 1980, je n’ai pas vu ces films lors de leur sortie au fond a toujours existé dans la revue, et en est même une
en salles, et leurs auteurs n’ont jamais compté dans la sorte de credo : les films ne sont pas étanches à l’époque,
construction de mon regard. À la fin des années 1990, j’ai au monde et aux circonstances dans lesquels ils ont été
étudié dans un lycée où avait été tourné Noce Blanche de tournés. Si l’on croit comme Bazin et Rivette que tout
Jean-Claude Brisseau. J’avais 15 ans, je n’avais jamais vu film est aussi un documentaire sur ses acteurs et sur son
d’autre film de ce cinéaste, qui n’était encore sous le coup tournage, on ne peut qu’être bouleversé par ce qui se passe
d’aucune plainte pour harcèlement. Mais cette passion actuellement du côté des actrices, en nous demandant en
amoureuse entre un professeur de philosophie, interprété quoi leur souffrance a à voir avec une vision de l’auteur,
par Bruno Cremer, et son élève Vanessa Paradis, femme- avec une certaine pratique et l’esthétique qui en découle.
enfant déjà sexualisée et sans doute engagée pour cette Mais attention à ne pas jeter le bébé avec l’eau du bain, car
raison, m’était apparue comme une grossière arnaque on voit bien tous les risques, y compris politiques, que les
sur le dos de l’éternel mystère féminin. J’ignore tout des raccourcis, amalgames, et généralités peuvent entraîner :
conditions du tournage, mais la mise en scène de Brisseau, dénigrement complet de la critique et du cinéma d’auteur,
sa façon de filmer cette jeune fille comme une petite idole anti-intellectualisme, puritanisme, poujadisme, dogmatisme…
chaste et perverse, et de faire de ce triste lycée de province Plutôt que de prolonger à notre manière le jeu médiatique
l’écrin d’une romance tragique en rapportant encore le de la querelle et de la polémique, discutons des choses, car
désir à l’absolu et à la transgression, a suffi à me dégoûter de le moment est trop important pour se tromper d’ennemi.
ses films pour quelques années. Ce n’est que beaucoup plus
tard que j’ai vu par exemple La Vie comme ça et découvert A.L. : Il me semble important de revenir au passé, y compris
un cinéaste plus intéressant que je ne l’avais cru. Je crois que dans l’histoire de la revue, mais en portant l’attention sur
les films sont pour chaque spectateur une école du regard, des textes dont la valeur n’a pas suffisamment été reconnue,
et qu’aucun code ou grille de lecture ne peut en épuiser la comme ceux de Danièle Dubroux par exemple. Il est peut-
signification. Mais cette question déborde le champ de la être aussi grand temps de traduire et publier les écrits encore
critique. Quiconque s’est retrouvé récemment devant une inédits d’une B. Ruby Rich ou d’une bell hooks. Et il est
classe d’étudiants en cinéma n’a pu manquer de se soumettre plus que jamais nécessaire de dialoguer avec celles et ceux
à cet exercice de l’analyse non seulement des films mais qui adressent ces questions depuis le cinéma même. De ce
des regards que nous portons sur eux. Allez voir une copie point de vue, je trouve très intéressante la série de Godrèche,
restaurée de L’Adorable Voisine (de Richard Quine, tourné la Icon of French Cinema. Elle y interprète son propre rôle, celui
même année que Vertigo) avec des étudiants aujourd’hui, les d’une actrice partie dix ans aux États-Unis qui revient en
couleurs rehaussées de l’image accusant le contraste entre France pour retrouver une industrie presque inchangée.
le teint rougeaud de James Stewart et la peau juvénile de Je ne suis pas très convaincue par la dimension narcissique
Kim Novak, et vous comprendrez combien, à leurs yeux, de la série et par la faiblesse des personnages secondaires,
les vingt-cinq ans d’écart entre les interprètes sont visibles, mais elle m’interpelle à l’endroit de sa représentation de
et combien aussi le personnage interprété par Stewart est la jeunesse de l’actrice et cinéaste. Au fil des épisodes, le
grotesque quand il s’adresse à son autre voisine, interprétée personnage se souvient en effet de ses débuts quand, encore
par Elsa Sullivan Lanchester, plus proche de sa génération adolescente, elle fit la rencontre du cinéaste qui allait
à lui sans qu’il daigne pourtant s’adresser à elle autrement devenir une espèce de mentor pervers, s’autorisant tout
qu’en lui hurlant dans l’oreille comme si elle était déjà un pouvoir sur le corps et l’existence de sa « créature ». Le plus
peu sénile. Reconnaître que nos regards ont une histoire, étrange est le regard trouble que Godrèche cinéaste porte
intime aussi bien que culturelle, qu’ils sont formés non sur ces épisodes de sa vie passée qui inspirent les souvenirs
seulement par nos expériences mais aussi par les images de son personnage, comme si elle hésitait à rompre la
qui nous ont constitués, ce n’est pas réviser toute l’histoire légèreté de la comédie pour nommer la violence. Quelque
du cinéma pour en proposer une version amendée, c’est chose dans le tissu trop serré et convenu de la fiction se
faire droit à cette belle idée que l’exercice de la critique déchire pour laisser entrevoir une brèche. Car la violence
est le lieu de la complexité et de la contradiction, que la est bel et bien là : la mise en scène se fait plus ambiguë, le
multiplicité des regards et des analyses ne s’y soumet pas regard de Godrèche s’arrime au visage poupin et mutique
à une quelconque autorité ou fonction supérieure parce d’Alma Struve, la comédienne de 15 ans qui tient son
qu’elle est d’abord la libre expression d’une sensibilité rôle au même âge, et ce silence paraît soudain s’emplir de
à l’épreuve d’une expérience commune des films. la colère des deux femmes, peut-être parce qu’à travers
le regard de son actrice cette relation d’emprise apparaît
M.U. : Oui, faut-il rappeler que le regard d’un critique est enfin à la cinéaste pour ce qu’elle est. C’est seulement
aussi constitué par toutes ses expériences humaines et à la suite de la diffusion de la série que Godrèche a pu
politiques ? Dans le texte que nous avons publié en ligne, nommer les violences qu’elle avait subies et leurs auteurs.
« La critique en question », une phrase, certes un peu trop Il a fallu les expériences conjuguées de la réalisation et
allusive et péremptoire, a pu inquiéter : « Il est temps de des regards qu’elle a suscités pour que se dénoue enfin
questionner cette obstination à s’en tenir strictement à l’œuvre. » une parole. Tenter de saisir l’avènement de cette parole
Ça ne veut pas dire que les Cahiers vont désormais se depuis le film lui-même, à travers sa mise en scène et sa
mettre à fouiller dans les enquêtes journalistiques, les difficulté à témoigner de la violence d’un traumatisme,
making-of et les études sociologiques avant d’écrire des plutôt qu’à partir du témoignage rétrospectif de son autrice,
critiques. Cela renvoie à quelque chose de plus simple, qui voilà le geste critique et politique qui m’intéresse. ■
OÙ VA
L’ARGENTINE ?
I
l était temps de nous pencher sur le cinéma argentin, et la coïncidence de trois actualités nous
offre une occasion parfaite : la sortie en salles du nouveau film très attendu de Lisandro Alonso,
Eureka, dix ans après Jauja, celle de l’excellent Los delincuentes de Rodrigo Moreno et la
présence des quatre cinéastes du collectif El Pampero Cine, à qui l’on doit La flor et Trenque
Lauquen, au festival Regards satellites de Saint-Denis. Les pages qui suivent vont au‑delà,
révélant des films encore à découvrir, évoquant aussi le retour d’une certaine idée du cinéma
classique argentin, vivante mais secrète, et insistant sur ce qui menace cette histoire et cet avenir :
les principes politiques que Javier Milei a tenté de mettre en place depuis son élection en novembre
dernier. Les lecteurs et lectrices des Cahiers pourront être surpris de trouver ici un nombre élevé
de noms de cinéastes qui leur sont inconnus. Revoir ou découvrir leurs films a été pour nous
source d’une émotion essentielle et devenue rare : un enthousiasme inédit et salutaire, dont nous
sommes redevables aux cinéastes ici évoqués et interviewés. À travers cet ensemble, puissions-nous
contribuer à ce que leurs films soient enfin plus visibles en France.
LE TEMPS DU « N.C.A. » L.C. : C’est dans ce tournage, où j’étais engagée en tant que
productrice, que chacun d’entre nous, de façon assez naturelle
Mariano Llinás : L’idée d’El Pampero Cine est née au moment et organique, a pu vraiment trouver sa place dans le groupe et
le plus resplendissant à mes yeux de toute l’histoire du cinéma y développer ses compétences. À ce moment, je tournais un
argentin. Pas tellement pour les films du dit « Nouveau court métrage (pour le film à sketches Historias breves, 2008,
Cinéma argentin », mais pour l’espoir qu’ils véhiculaient. Dans ndlr) produit par l’Incaa (Instituto Nacional de Cine y Artes
les années 1990, le vieux cinéma argentin avait enfin totale- Audiovisuales, équivalent du CNC, ndlr). J’essayais d’y apporter
ment disparu et le nouveau tardait à arriver. Nous qui étions des idées de production testées pour Historias extraordinarias
en école de cinéma à l’époque savions qu’un renouveau devait (en équipe réduite, avec un mode de travail plus collaboratif
advenir, et qu’il émanerait des étudiants. Cela voulait dire aller et coopératif), mais ce n’était pas simple de sortir du modèle
contre le cinéma national, le cinéma d’avant, le cinéma des pyramidal et hiérarchique qui façonnait ce projet. Par contre,
vieux. Contrairement à notre modèle – les jeunes critiques des je pouvais importer beaucoup d’idées issues de l’industrie dans
Cahiers qui avaient créé la Nouvelle Vague dans le sillage de la structure artisanale d’El Pampero. Je suppose que cela est lié
Renoir ou Becker –, on était orphelins, à quelques exceptions à un fonctionnement plus ouvert, perméable aux réinventions
près : Leonardo Favio, Adolfo Aristarain, et c’est tout. Quand et transformations, que les modes de travail plus convention-
Martín Rejtman fait ses premiers films, c’est perçu comme nels ne permettent pas. J’ai compris ce qui me fascinait dans la
quelque chose d’entièrement nouveau. Cette génération arrive production : l’expérimentation. Que chaque projet induise la
au cinéma au moment de la crise économique de 2001, et c’est création d’un mode de production spécifique.
alors qu’El Pampero commence à germer. Nous étions le résul- M.L. : L’arrivée de Laura a été décisive pour nous. Avant, on
tat le plus ambitieux, si j’ose dire, des discussions abondantes et ne savait pas comment faire nos films. C’est elle qui a trouvé
intenses sur ce que devait être le cinéma et comment il devait comment faire Historias extraordinarias. Grâce à elle, on s’est dit :
être fait, avec des figures essentielles comme Quintín (critique de « Maintenant, tout est possible pour nous ».
cinéma, à l’époque directeur du festival Bafici à Buenos Aires, et qui a Ag.Me. : Quand je travaillais comme chef opérateur, j’étais très
écrit plusieurs fois dans les Cahiers, ndlr) qui avaient imaginé cette intimidé par le professionnalisme : donner des ordres, être
révolution et pour laquelle ils s’étaient engagés. charismatique, ne pas montrer ses doutes. Je n’aurais jamais pu
Alejo Moguillansky : J’ai rencontré Mariano Llinás à l’école de faire de films sans notre structure horizontale, voire amateur,
cinéma, quand je préparais un film amateur en 35 mm, tourné dans le meilleur sens du terme, avec une précarité technique
avec des chutes et monté dans un labo sans aucune autorisation. extrême cohabitant avec une ambition toute aussi extrême dans
J’avais un rapport au cinéma presque déliquescent, et sans forme le travail.
claire. Mariano, lui, avait une vision : filmer contre ce qui était L.C. : On détourne la technologie pour l’adapter à nos films, à
filmé à l’époque, donc après le premier moment du Nouveau l’inverse de productions plus classiques qui supposent de tour-
Cinéma argentin, dont les films fondateurs étaient Pizza, birra, ner avec telle caméra prédéterminée, tel casting imposé, tel son
faso d’Adrián Caetano et Bruno Stagnaro (1998) ou Mundo grúa préconçu, pour aboutir à telle durée standardisée. Ce qu’on
de Pablo Trapero (1999). En 2001, Quintín nous a commandé cherche, nous, c’est une autre façon d’entendre et de voir au
le journal filmé officiel du Bafici. Comme des grandes gueules, cinéma, ce qui suppose une nouvelle éthique de fabrication.
sans scrupules mais débordant d’imagination et de références, Ça signifie travailler sans « patron » (sans schéma fixé ni maître
on en a profité pour donner notre avis sur le cinéma, aussi cri- à bord qui possèderait le film et imposerait ses directives) ; de
tique et caustique soit-il, mais à partir du cinéma, en tant que répartir autrement l’argent, de s’en tenir au strict nécessaire (pas
cinéastes, déjà. Cette complicité est pour moi très liée au début de maquilleurs par exemple) ; mais aussi de se former les uns
d’El Pampero, à sa politique discursive et esthétique. les autres, pour être polyvalents. El Pampero Cine s’est créé à
Laura Citarella : Au moment du tout premier film d’El Pampero, une période où on questionnait le fonctionnement de l’Incaa.
Balnearios (Llinás, 2002), je ne faisais pas encore partie du col- Attention : on a toujours défendu son existence et la nécessité
lectif. Mariano était alors mon professeur à la fac et j’étais à une de soutenir l’entièreté du cinéma argentin, d’ailleurs florissant
autre étape de ma vie. Au sortir de mes études, El Pampero à cette période. Mais notre résistance consistait à interroger
Cine a constitué pour moi une forme de travail qui s’ajoutait à ce cadre institutionnel qui ne reconnaissait pas l’existence de
mes premières expériences de production, du côté de l’indus- formes de travail plus horizontales et collaboratives.
trie. J’allais et venais entre ces deux pôles, c’était formateur de M.L. : On aimait dire que toutes les bases du cinéma argentin
pouvoir m’approprier des méthodes aussi distinctes. sont rigoureusement fausses. On était dissidents, radicaux, notre
Agustín Mendilaharzu : Avant El Pampero, j’avais accumulé une posture était agressive, défiante. On a commencé avec rien, et
expérience considérable dans le documentaire, à laquelle je on a eu besoin de pas mal d’années de formation, pour com-
dois certaines habiletés techniques mais aussi l’intuition qu’on prendre. Pendant longtemps, on parlait beaucoup plus qu’on
doit en même temps défendre le réel et défendre le plan, que la ne filmait. C’est avec Historias extraordinarias qu’El Pampero se
caméra doit chercher quelque chose qui existe de façon totale- définit et se présente au monde comme groupe. Ce film a été
ment indépendante de celle-ci et qui n’est pas forcément repro- pensé comme notre grande bataille, notre triomphe.
ductible. Autrement dit : le contraire de ce qu’on nous apprend Al.Mo. : C’était un projet totalisant, qui débordait celui d’un film :
dans les écoles de cinéma. Le tournage d’Historias extraordinarias la volonté de réinventer à chaque étape et de créer un univers,
(Llinás, 2008) a été le laboratoire où mettre en pratique toutes ce dont La flor sera l’apogée, dix ans plus tard. On a créé une
ces choses que nous avions apprises chacun de notre côté, a façon de fonctionner proche de celle d’un groupe de rock,
priori insuffisantes pour faire un long métrage, encore moins où chacun a sa signature, et fait un solo au milieu d’un mor-
un comme celui-là. ceau. Il y avait aussi un aller-retour constant entre le réel et
temps, pas parce qu’elle avait de l’argent. L’idée que le type L.C. : Notre organisation modifie le rapport aux corps de métier.
de production détermine le langage du film n’est pas un lieu L’idée du « technicien » qui ne s’éloigne pas d’un millimètre de
commun théorique, c’est vrai. Une fois qu’on comprend ça, son domaine est à l’opposé de ce que nous développons depuis
on prend des décisions de production importantes, on sait où toutes ces années. Changer de poste, apprendre un peu tout,
il faut mettre l’accent, décider qui commande : le temps ? un cela fait partie de notre formation. En plus de réaliser, scénari-
acteur ? l’argent ? ser et produire, je peux aussi tenir la caméra ou jouer. Agustín,
L.C. : Jonas Mekas dénonçait dans son Anti-100 Years of Cinema chef opérateur de Trenque Lauquen, y a contribué au-delà de
Manifesto (1996) l’idée qu’un film requiert de dépenser puis la question du cadre et de l’éclairage, son attention se portant
de rapporter un maximum d’argent, alors que le cinéma des aussi sur les dialogues, par exemple. La notion de technicien
origines se situait davantage du côté de l’invention, du proto- se transforme donc au sein de notre travail. Et c’est aussi là que
type. Certes, un tournage suppose une structure minimale pour l’on trouve notre autonomie, et aussi une forme d’ingéniosité
subvenir aux besoins de l’équipe et disposer de matériel. Mais et de renouvellement constant.
penser qu’un film – même d’auteur ! – ne peut se faire sans Ag.Me. : La reconnaissance de Trenque Lauquen me réjouit parti-
des millions d’euros, c’est de la superstition. Il y a là quelque culièrement parce que c’est vraiment la conclusion de tout ce
chose d’obscène. qu’on a appris, impossible à imaginer avec une autre conception
du cinéma que la nôtre, sans un principe collaboratif poussé à
l’extrême. Et justement, ça prouve le talent de Laura comme
POLITIQUE DU PAS-D’AUTEUR réalisatrice, parce qu’elle a réussi à rester forte dans ce qu’elle
voulait filmer tout en permettant une invasion totale de tous
M.L. : Il y a un article d’André Bazin (« La stylistique de Robert les autres dans son domaine.
Bresson », Cahiers n° 3, juin 1951, ndlr) où il parle du Journal d’un M.L. : Derrière notre capacité à filmer sans avoir besoin d’at-
curé de campagne et que je trouve impressionnant. Il passe tout le tendre quoi que ce soit (même pas nos scénarios), qui est une
texte à dire pourquoi c’est un film purement bressonien, com- vraie forme de désobéissance et qui fait que tant de gens se
ment Bresson adapte le texte de Bernanos d’une façon nouvelle, demandent « Mais d’où sortent-ils le fric ? », se trouve une série
comme si c’était une réalité en bloc, pas une source. Quand on de choix de production très simples dont nous venons de parler.
regarde le film, il n’y a pas ça, mais on reconnaît exactement ce Mais le vrai secret, c’est nous-mêmes. Notre modèle ne peut
qu’il dit quand on regarde Le Procès de Jeanne d’Arc. Comme si pas être copié parce qu’il ne serait plus fait par nous. Quatre
Bazin avait imaginé dans un film précédent ce que Bresson allait personnes avec des capacités uniques, qui ont réussi à s’organiser
faire dix ans plus tard, et de façon manifeste. Eh bien, quand autour de ces capacités. Devoir m’occuper de ramener chez eux
vous les Cahiers parlez de nos films, j’ai l’impression que vous les techniciens après le tournage, par exemple, n’est pas un plaisir
parlez de quelque chose qu’on verra dans dix ans. Il n’y a pas de en soi. Mais si je ne le faisais pas, El Pampero Cine n’existerait
croisement entre Trenque Lauquen et La flor, comme vous avez pas. Et dans ce sens-là, ça me plaît de le faire. Il est difficile de
pu l’écrire, mais il y en aura entre des films que nous n’avons pas trouver des cinéastes prêts à s’investir dans les tâches pratiques,
encore finis. J’aurais pu utiliser une comparaison moins noble, qui ne différencient pas le travail manuel du travail intellectuel,
et parler des Marvel, où il y a cet aspect, que j’avoue trouver qui n’ont pas peur des appareils, de la machinerie.
assez intéressant, d’interaction entre les films, comme si c’était Al.Mo. : Vous n’entendrez jamais quelqu’un d’El Pampero utiliser
la « matière de Bretagne ». Un autre exemple serait Feuillade. des expressions aussi courantes que « mon projet », « mon chef-
Le nombre de scènes qu’il devait filmer par jour pour ses sérials, op », « mes acteurs ». On fait des films, on travaille à plusieurs, et
on ne peut imaginer ce travail que comme un état proche de la l’idée de metteur en scène s’écarte un peu de celle de l’auteur.
folie. Or justement il y a dans ces feuilletons des trouvailles qui La verticalité est remplacée par un fonctionnement de troupe,
ne sont que le fruit de ce travail sans limite. Très souvent, c’est comme au temps du slapstick. Je ne vois donc pas de schéma plus
une fois que le film est fini que le cinéaste comprend ce qu’il a purement cinématographique que le nôtre : se situer chaque
voulu faire. Nous, nous avons trouvé une façon de comprendre jour face à la matière et voir ce qu’on en fait, entre tous. J’ai une
en cours de route, avant que tout ne soit plié, en nous laissant superstition : citer un plan de Rozier dans chacun des films que
guider par la matière. Cela remet en question la notion d’auteur. je réalise. Les dérives irresponsables et radicales mais en même
L.C. : Nous avons beaucoup d’affinités avec les collectifs de temps purement amusantes et comiques de son cinéma ont réaf-
théâtre indépendants d’Argentine, dont certains font partie de firmé chez moi cette croyance : expérimenter devrait pouvoir
la « famille élargie » d’El Pampero et jouent dans nos films être un art populaire. Un spectacle forain où l’expérience, dans
(c’est le cas du collectif Piel de lava, protagoniste de La flor, mais le sens magique du terme, peut créer un public.
aussi de Luciana Acuña,Walter Jakob ou Constanza Feldman, entre Ag.Me. : Tout le monde sait que « Oh ! Darling » a été composé
autres figures de la scène porteña, ndlr). Leur économie de travail par Paul McCartney, mais on dit « la chanson des Beatles ».
modeste a constitué un vrai exemple pour nous, dans toutes les Comment réussir à ce que les gens disent « un film d’El
formes d’organisation qu’ils adoptent pour pouvoir respecter la Pampero », indépendamment de qui le réalise ? C’est une
vie des personnes qui font l’œuvre. bataille perdue, mais que je m’amuse à poursuivre, avec un
Ag.Me. : L’ambition formelle du théâtre indépendant de Buenos esprit donquichottesque.
Aires, peu importe les moyens, est quelque chose qui nous relie Al.Mo. : L’idée de l’auteur a peut-être été inventée pour enlever le
directement, tout comme la façon de ne pas refuser de faire pouvoir des mains des producteurs, mais elle a fini par recouvrir
appel à des techniques un peu rudimentaires pour établir une l’œuvre. On « vend » des auteurs, pas des films, les cinéastes
relation très forte avec le spectateur, sans parler de la fluidité sont montrés dans les festivals, ils assistent à trois séances par
entre les postes techniques, si rare au cinéma. semaine pour des rencontres avec le public, dans des salles à
moitié vides… Il serait insensé, à la fin d’une pièce de théâtre, L.C. : El Pampero Cine est une sorte d’île, autonome et
de voir le metteur en scène sortir pour une rencontre avec le autogérée. Dans ce groupe, on s’intéresse principalement aux
public. Ou qu’après un concert Leonard Cohen revienne sur formes, aux structures, aux systèmes. Chacun avec son propre
scène pour expliquer ce qu’il a fait ! point de vue, voire ses propres caprices, mais en pensant le
L.C. : On gravite dans la sphère internationale, disons, du cinéma cinéma sur un mode expansif et parfois expérimental. J’aime
d’auteur contemporain. C’est un champ qui soulève plusieurs aussi penser qu’il s’agit d’un espace d’ingénierie où on privi-
problèmes, notamment sur le plan du marketing associé à cette légie les idées sur la force (si on entend par « force » l’argent,
idée. Une grande partie de ce secteur repose sur des mécanismes que nous n’avons généralement pas). Au-delà des choses que
de subsistance qui ont moins à voir avec le cinéma qu’avec la nous aimons faire ou inventer, et au-delà des milliers de récits
rhétorique ou la communication : l’idée d’un cinéma sérieux qui composent nos films, nous ne sommes pas des cinéastes
et réflexif, sauveur du monde, qui aborde de grands thèmes. Au à « sujets ».
sein de ce système de croyance, les auteurs obtiennent d’autant
plus de fonds qu’ils ont le sentiment de détenir une vérité à
apporter au monde. Je pense que les films sont faits pour le
cinéma, et qu’ils sont plus importants que leurs auteurs. Je ne
EL PAMPERO, LE CINÉMA ET LE MONDE :
cherche pas à imposer ma « vision du monde » mais à redonner LE TEMPS DE MILEI
des choses au monde par le biais du film. Peut-être est-il temps
de penser autrement la notion d’auteur, en lui enlevant un peu M.L. : Je crois fermement que le cinéma argentin est le plus
de son sérieux et de sa toute-puissance. important du xxie siècle. Pas parce qu’on y fait les meilleurs
M.L. : Je pense que défendre le cinéma, c’est plus important que films, mais à cause de l’énergie qui les alimente. D’où vient-
défendre les films. S’il y a quelque chose qui rend particuliers elle ? Je ne sais pas. Comme je ne sais pas pourquoi à d’autres
nos films, c’est justement qu’ils sont très « cinématographiques », moments de l’histoire cette énergie, cette façon de penser
ils appartiennent à la terre du cinéma. le cinéma, a pu se produire ailleurs. Est-ce que c’est lié à la
Al.Mo. : Exactement, penser au cinéma comme quelque chose fameuse précarité ? Au sentiment que tout peut se casser la
de plus grand, une patrie à laquelle on appartient, et on filme gueule à n’importe quel moment ? Je sens profondément que
en fonction d’elle, et non pas de sa carrière personnelle. Un quelque chose dans ce qui se produit à la fin des années 1990
moment fondateur, c’est quand j’ai vu Invasion d’Hugo Santiago en Argentine dure encore et continue à créer des choses. Ce
(1969), récit fantastique écrit par Borges et Bioy Casares dans un n’est pas le cas ailleurs, du moins pas en Europe, où, à part
Buenos Aires transformé en ville imaginaire, Aquilea. Historias Albert Serra, je ne vois personne qui pense le cinéma comme
extraordinarias filme le paysage de la province de Buenos Aires une célébration. Je crois que l’Europe a perdu la faculté de la
ainsi, comme le territoire d’un pays imaginaire. Dans Castro, je jouissance en relation avec le cinéma, y domine au contraire
filme la capitale et La Plata de la même façon, pour en faire une mélancolie profonde.
une représentation du monde qui s’inspire aussi de Beckett et Ag.Me. : Dans une édition des prix Condor de Plata (équivalent
d’Edgar Poe. argentin des César, ndlr), où La flor a eu 14 nominations pour
voir 13 prix échouer aux mains d’El Ángel de Luis Ortega, je sait qu’El Pampero existe. Mais je ne sais pas comment on
me souviens d’un discours déplorant que le seul film argentin aurait pu exister sans le contexte où l’on évolue, y compris
à Cannes cette année-là avait été tourné sans le soutien de celui contre lequel on travaille. Pour nous, il est très important
l’Incaa. C’était Por el dinero. Pour nous, c’était quelque chose de ne pas se situer au centre, et donc que quelqu’un l’occupe.
d’héroïque ; pour eux, une mauvaise nouvelle. Pour que l’idée de l’enfant terrible existe, il faut que celle de
L.C. : Aujourd’hui, le contexte a changé, car c’est le fondement l’enfant gâté existe aussi. Nous existons dans une société, et
même d’une politique publique du cinéma qui est remise c’est pour cette société qu’il faut se battre, c’est la nôtre, au
en cause. Certaines suspicions à l’encontre de l’Incaa (en bout du compte. El Pampero ne peut pas fleurir en solitaire,
matière de transparence notamment) gagneraient à être ana- et il serait dément de vouloir se dégager de cette communauté
lysées. Mais la discussion collective se réduit à des questions qu’est en quelque sorte le cinéma argentin. En ce sens, notre
du type : « Pourquoi l’État devrait-il contribuer à des caprices indépendance a quelque chose d’illusoire.
d’artistes, des films que personne ne voit, et qui ne rapportent Ag.Me. : On se retrouve en ce moment à devoir accomplir cette
pas d’argent ? » L’obsession pour les chiffres masque le fait obligation des cinéastes contemporains : exprimer un avis sur
que ces mêmes films ont pu avoir une vie féconde et pleine le monde, la société, la politique. Je crois que c’est un signe
de sens. La conséquence, c’est que non seulement l’Incaa est de notre temps, alors que, quand on regardait un tableau de
fragilisé, mais tout le panorama de production avec lui. Cela Michel-Ange, on s’en fichait un peu de savoir ce qu’il pensait
s’inscrit dans un contexte mondial de forte polarisation des du monde.
systèmes de production. Les fonds de soutien classiques se M.L. : Nous sommes pessimistes envers le monde et optimistes
tarissent, et ce sont davantage les plateformes qui concentrent envers le cinéma, alors que c’est l’équation contraire qui
les apports et deviennent les principaux investisseurs. Et cette domine. Le cinéma a échoué dans ses ambitions, et son rôle
polarisation réduit les alternatives, a fortiori dans un pays en est devenu de servir à échanger sur des questions qui ont à
crise comme l’Argentine. voir avec l’état du monde, la politique, la morale. Nous, pour
Al.Mo. : Nous avons toujours contesté la façon dont les aides le meilleur ou pour le pire, nous situons notre morale dans
publiques favorisent une industrialisation qui exclut les films le cinéma. C’est dans ce sens-là que nous sommes optimistes.
les plus indépendants, ce qui nous a valu des critiques, des Le bien est dans les films, le bien est dans la comédie. Le mal
disputes, comme à quiconque sort du canon. Mais là, on voit est dehors. En quelque sorte, c’est une idée ambitieuse : non
surgir des personnages sinistres, qu’on dirait issus de l’imagi- que je pense que le cinéma doive redevenir l’empire qu’il fut
nation de Fritz Lang, pour tout dévorer. Et notre ennemi est jadis, mais je lutte pour que les choses qui ont permis de bâtir
commun. Face à quelqu’un qui veut mettre fin à toute forma- cet empire puissent exister encore.
tion, à toute possibilité de défendre les films, on sera toujours
du même côté que nos collègues pour affirmer que le cinéma
doit continuer à exister et à être une affaire publique. Propos recueillis par Fernando Ganzo, Élodie Tamayo
M.L. : Personne parmi ceux qui militent contre le cinéma et Marcos Uzal à Paris et par téléphone, entre le 30 janvier
argentin, une sorte de mode aujourd’hui dans notre pays, ne et le 6 février.
© MACHACO FILMS
Evisager
n quoi une enquête sur le passé du cinéma argentin peut-
elle nous dire quelque chose de son état actuel ? Il faut l’en-
comme un travail minutieux autour d’un objet étrange,
sent et aux possibles influences internationales (pourtant de
plus en plus accessibles grâce aux festivals, revues et écoles de
cinéma). Chercher des traces du cinéma d’Hugo del Carril,
qui défie toute définition et mue vers des formes nouvelles Mario Soffici ou Carlos Schlieper dans les premiers films de
dès qu’il en a l’occasion. La fresque que dessine la longue liste Martín Rejtman, Albertina Carri ou Lisandro Alonso était
de films nommés permet de relever des tendances, formes de voué à l’échec. Leurs références se trouvaient dans d’autres
consommation, intérêts, modes, et de savoir que 224 critiques, films, d’autres formes de production, en-dehors des circuits
journalistes, chercheur·se·s, historien·ne·s, programateur·rice·s, industriels. Le sondage dessine désormais un paysage un peu
collectionneur·euse·s, producteur·rice·s, acteur·rice·s, chef·fe·s plus paisible. Dans les films cités par de jeunes cinéastes et
opérateur·rice·s, monteur·euse·s, entre autres postes liés à la cinéphiles, la présence d’œuvres des années 1940 et 50 est
fabrication de films, situent le premier film de Lucrecia Martel notoire, et cet intérêt semble aller grandissant compte tenu
au sommet de l’histoire du cinéma argentin. Ce sondage aide de la forte affluence à certains événements récents comme
aussi à mesurer l’ampleur des lacunes autour du cinéma muet, la rétrospective complète d’Hugo del Carril à Cordoba ou
totalement exclu des 100 films les plus cités. Ou l’absence de les cycles récents programmés par Fernando Martín Peña à
tout film antérieur aux années 1960 dans le top 10. La vida Buenos Aires (justement à l’occasion du sondage).
útil, Taipei et La tierra quema, les trois revues de cinéma orga- Il y a d’autres signaux. Dans Los delincuentes (lire page 42),
nisatrices de ce sondage publié en novembre 2022, avaient Rodrigo Moreno réécrit L’Affaire de Buenos Aires d’Hugo
besoin de comprendre comment le cinéma argentin est vu par Fregonese (1949) en l’adaptant au présent mais en conservant
ceux qui le font, le montrent et l’étudient. Ce drôle d’exercice son approche de la vivacité créole. Cambio cambio, deuxième
invite à une observation introspective, intime si l’on veut, sur film de Lautaro García Candela (2022), formerait un excellent
notre rapport à des œuvres qui parlent de ce qu’est, ni plus ni double programme avec celui de Moreno. Les deux restituent
moins, la vie dans ce pays. un type particulier de désespoir argentin et décrivent un désir
Au-delà des inévitables polémiques, omissions et pré- de salut financier qui créerait la possibilité d’un ailleurs. Tout
sences surestimées, le sondage a remis au centre du débat le comme Moreno, García Candela est l’un des rares cinéastes qui
besoin d’une cinémathèque nationale. L’Argentine est l’un des tiennent encore à filmer le Microcentro, siège des affaires de
rares pays d’Amérique latine privé d’une institution chargée la capitale, où circule une tension spéciale, fruit d’un mélange
de conserver son cinéma. Ce n’est pas seulement toute une de désirs et de frustrations que traînent tous les passants. Cette
mémoire qui est en train de se perdre, mais aussi la simple pos- obstination à filmer dans la rue, à faire le portrait du quotidien
sibilité d’avoir accès matériellement aux films. Pour toute une du porteño lambda, situe le cinéma de García Candela aux côtés
génération, c’est l’œuvre de certains pirates d’Internet qui a per- de celui de Manuel Romero et José Ferreyra, grands réalisateurs
mis de découvrir l’âge d’or du cinéma classique argentin, grâce à de la période classique qui trouvaient leur véritable force quand
un travail de conservation souvent fait à partir d’enregistrements ils filmaient des histoires d’hommes et de femmes de la classe
domestiques en VHS, à peine regardables, issus de la diffusion ouvrière, ou de personnages de la nuit, entre les faubourgs et
d’archives déjà en mauvais état. Mais aussi le travail d’institutions les clubs de tango.
comme le Musée du cinéma Pablo Ducrós Hicken, qui dépasse
ses missions muséales pour fonctionner comme cinémathèque Cosmologie des festivals
provisoire, ainsi que l’énorme travail de collectionneurs privés Ces dernières années, on a vu avec plaisir émerger une poignée
comme Fernando Martín Peña (lire page 31), qui sauvegarde de films parcourant un large spectre de genres divers. Arturo à
parmi ses milliers de bobines une bonne partie de l’histoire de la trentaine de Martin Shanly (2023, sortie en DVD le 14 mars
notre cinéma. L’État, depuis toujours, a tourné le dos à cette chez Optimale Distribution), avec son humour en sourdine,
problématique. Pendant ce temps-là, à chaque minute, un film évoque le meilleur de la comédie adulte américaine récente,
argentin cesse d’exister. de James L. Brooks à Judd Apatow. Los tonos mayores, premier
film d’Ingrid Pokropek (2023), propose un coming of age où se un langage balbutiant, sinon primitif, qui émeut et surprend
croisent avec audace science-fiction et comédie d’aventures, par sa naïveté, son dévouement envers les plus banales des
dans un univers particulier qui embrasse Steven Spielberg et tâches quotidiennes (ne sont-elles pas les meilleures ?) et son
les dessins animés de Nickelodeon. La plus grande surprise est besoin irrépressible de créer une communauté avec ceux qui
peut-être Demián Rugna, qui semble avoir trouvé avec Cuando la suivent jusqu’au bout du monde. Toutes ses « vidéos » (ainsi
acecha la maldad (2023, sortie en France le 17 avril) la formule qu’elle appelle ses films), jusqu’à l’extraordinaire The Urgency
pour mettre un terme au mauvais cinéma d’horreur national. of Death (2023), ont été montrés au Bafici, revitalisant l’im-
En saisissant un certain air du temps, Rugna fait le portrait portance que ce festival avait pour la communauté cinéphile.
d’un malaise généralisé jusqu’à la putréfaction, qui contamine Attaqué en raison de la lamentable politique culturelle du
entièrement l’existence d’un village de la province de Buenos gouvernement, le Bafici a cessé d’être ce festival bigger than
Aires. Faisant du mal une question métaphysique, indestructible, life, vitrine internationale unique pour les cinéastes argentins.
il applique les leçons apprises chez des maîtres du genre comme Mar del Plata semblait avoir pris la relève avec certaines de
John Carpenter et Lucio Fulci. Tous ces films fonctionnent ses plus belles éditions, mais depuis plusieurs années il subit
comme des antidotes à la prolifération d’un cinéma intimiste, le manque de considération de la part des autorités, malgré
du documentaire à la première personne à l’exploration de l’ampleur de l’événement.Tous les festivals de cinéma du pays
traumatismes familiaux, où la caméra fait office de journal (soyons plus précis : tous les événements culturels du pays) sont
intime. Une nouvelle tendance semble gagner du terrain : l’objet depuis des années de coupes budgétaires drastiques,
celle, initiée par El Pampero Cine, qui consiste à ne pas sous- qui entraînent une perte de qualité des programmations. Ils
estimer le pouvoir du récit comme moteur pour les aventures sont organisés avec les moyens du bord, grâce à des contacts
les plus invraisemblables, ni craindre de s’immerger dans les bienveillants, réduisant les frais, resserrant les équipes. Chaque
mécanismes d’un genre quel qu’il soit. Le succès international fin d’édition, même après un succès public, donne l’impres-
de Trenque Laquen vient la confirmer. sion de risquer d’être la dernière. La question qui en découle
À ce panorama, il faut ajouter l’apparition d’une cosmogo- est évidente et sa réponse aussi, mais il faut la répéter autant
nie singulière, en expansion constante, où nous nous sommes de fois que nécessaire : où pourrait-on découvrir quelqu’un
récemment plongés pour ne plus vouloir (ou ne pas savoir) en comme Lucía Seles ailleurs que dans un festival ? Où pour-
sortir. Il s’agit de Lucía Seles, présence étrange qui semble être rait-on voir un cinéma aussi différent, divers, qui échappe aux
en train d’inventer une idée du cinéma entièrement sienne, logiques du marché ?
PETIT DICTIONNAIRE. Cette liste ne saurait point être exhaustive, compte tenu du volume de surprises
et films indispensables que l’Argentine produit tous les ans, comme peu de cinématographies dans le
monde. Elle ne saurait non plus, on l’espère, vexer les absents. Les noms évoqués dans ces pages doivent
être pris en même temps comme l’esquisse du vaste paysage qu’ils représentent et comme une alerte
sur le caractère infime de ce qui est visible sur les écrans ou les supports domestiques français.
21 cinéastes argentins
pour le siècle
Lisandro Alonso histoires, donner aux gens des moyens scène de façon à la fois brute et profon-
(lire page 38) de les filmer tout en tirant lui-même des dément sophistiquée. Le chef-d’œuvre
films inspirés des récits entendus, sou- Fango (2012), exemple de récit étouffant
María Aparicio vent joués par leurs propres protagonistes. de tension dans un quartier très pauvre
María Aparicio réalise des « fictions docu- Ceux-ci constituent déjà une filmogra- du sud de Buenos Aires, où la violence
mentaires » qui semblent plus concen- phie impressionnante (vingt et un longs semble inévitable alors que les protago-
trées sur l’évolution des personnages dans métrages en dix-sept ans) et à l’identité nistes cherchent une forme de sublime
l’espace, la lumière et l’opacité des états très marquée. La plume de Campusano à travers une musique mélangeant tango
d’esprit que sur l’action ou le scénario. reconstruit les dialogues sans pervertir et trash rock, ou le drame shakespearien
Ses films saisissent et accompagnent des leur authenticité, mais en leur donnant en Harley Davidson Fantasmas de la ruta
processus historiques parfois minuscules une stature mythologique et une puis- (2013, découverte du monument ciné-
qui sont autant d’actes de foi. Las calles sance narrative dignes du meilleur John matographique Vikingo, exemple parfait
(2016), tourné en Patagonie, loin de sa Carpenter. Motards, musiciens métal, de ces acteurs purs que JCC filme avec
ville natale de Córdoba, procède par ree- taulards, familles vivant dans la margi- une force néoréaliste) sont une bonne
nactment (trois acteurs professionnels s’in- nalité mais aussi bourgeois, Campusano porte d’entrée à son œuvre. Les mélos
tègrent aux véritables protagonistes) de saisit à chaque fois des enjeux moraux, bouleversants et violents Vil romance
l’attribution de noms aux rues anonymes sentimentaux et sociaux touchant sou- (2008) ou Bajo mi piel morena (2019)
d’un village, la mise en scène se mêlant à vent des blessures profondes et mis en comme les terrifiants et épurés El silencio
l’enregistrement d’une histoire orale. Les
images de la classe ouvrière du début
du xxe siècle refont surface dans Buscar
trabajo, où elle fait dialoguer les bobines
nitrate conservées au musée du Cinéma
de Buenos Aires et un texte fondateur à
l’origine de la loi du travail, Informe sobre
el estado de las clases obreras argentinas de
Juan Bialet Masse (1904). Sobre las nubes
(2022) et Las cosas indefinidas (2023) sont
deux films de deuil et de réconciliation
avec une vie lumineuse possible en plein
marasme actuel, et avec le cinéma (c’est-
à-dire avec les autres).
Lucía Salas
Edgardo Castro
En 2009 sortait Castro d’Alejo
Moguillansky. Son interprète princi-
pal, Edgardo Castro, passait le film à
courir à travers les rues et les avenues,
grimpant à bord de bus et de tramways
Martín Rejtman (car Rejtman s’intéresse à l’improbable, le tragique. Loin de fuir la réalité, en se
Pour prendre la mesure de la transcen- mais pas à l’impossible). Cette automa- servant de ces objets désobéissants, il crée
dance de Rejtman dans le présent du tisation et cette excentricité est ce qui des récits pleins d’humour qui saisissent
cinéma argentin, il suffit de signaler que confère à son univers cinématographique comme peu d’autres les aberrations de
son nom a valeur d’adjectif. Rejtmanien une qualité particulière, comme si les notre présent.
est le mot qui décrit une manière (méca- films montraient qu’il y a des milliers Ramiro Sonzini
nique) d’interpréter, une durée (ralentie) d’effets pour une seule cause, tandis que
des actions, une typologie (jeune, ané- le cinéma naturaliste nous incite à choisir La práctica de Martín Rejtman (2023) fait partie de la
mique) des personnages. Comme dans l’option la plus prévisible. sélection du Festival CLaP (Grand Action, Paris, du 2 au 7 avril).
le cas du cinéma dit « bressonien », c’est Ce transit d’objets comporte un para-
aussi une lourde peine : plus le mythe se doxe : il constitue un univers totalement Demián Rugna
répand, avec un nombre grandissant de statique. Le mouvement n’implique Il est devenu, en cinq longs et une poi-
mauvais héritiers, ou du moins d’héri- point de transformation. Les personnages gnée de courts, dont También lo vi de
tiers médiocres ou opportunistes, plus échangent vêtements, véhicules, maisons l’anthologie Hispanos satánicos (2022), le
son cliché s’éloigne de la réalité des films. et même partenaires comme si ces tran- maître de l’horreur argentine. Demián
C’est parfois le prix à payer pour le génie sactions n’impliquaient nul gain ou perte. Rugna, 44 ans, aujourd’hui accueilli à
cinématographique. Rejtman imagine pour ses films une Toronto et primé à Sitges ou Gérardmer,
Dans les comédies de Martín utopie où le détachement devient une se revendique à bon droit cinéaste de
Rejtman, réseau complexe et mysté- forme de bonheur. Ils ne sont pas réa- la terreur. Excellant à broder autour de
rieux d’échanges, ce sont les objets qui listes parce qu’on y vit la vie d’une façon figures imposées qu’il se plaît à accumu-
restent particulièrement dans la mémoire. impossible. Mais justement, ce décalage ler avec une redoutable efficacité, l’an-
Les poulets de Silvia Prieto (sommet du ouvre la brèche où rentre la comédie et cien étudiant en design audiovisuel réalise
Nouveau Cinéma argentin, 1999), la
Renault 12 des Gants magiques (2003), le
paravent tombé de La práctica (2023). Au
premier coup d’œil, ces objets peuvent
paraître ordinaires, mais ils ne le sont pas :
ils ont une vie à eux, ils changent de pro-
priétaire, servent à beaucoup de choses
mais rarement à leur fonction première
et, surtout, ils sont les moteurs de la nar-
ration, occupant la place des motivations
psychologiques des personnages. Ceux-ci,
de leur côté, semblent vivre une altéra-
tion étrange de leur bon sens, qui les
pousse à faire des choix de façon impul-
sive, sans tenir compte des conséquences.
L’exemple le plus clair se trouve dans Dos
disparos (2014), où la protagoniste rentre
© RIZOMA FILMS
Un pays de films
L’histoire du cinéma argentin que vous avez
L’ARGENT DE LA VEILLE
par Claire Allouche
In’est
ls sont toujours rectangulaires, plus ou moins colorés, flam-
bant neufs (et donc suspects) ou sacrément usagés (ce qui
pas plus rassurant). Ils passent d’une main à l’autre ou
permanente dans la sphère publique : au fil d’un montage cut
de vues urbaines du centre de Buenos Aires où sont prises les
décisions concernant l’économie du pays, des voix radiopho-
se gardent jalousement dans des recoins au-dessus de tout niques se relaient hâtivement en off, redéfinissant le cours du
soupçon. Ils se dénombrent grâce à des pouces agiles. Ce sont peso, tandis que d’autres annoncent la température et l’heure
des billets, souvent des pesos, parfois des dollars. Ce sont des qu’il est pour s’orienter dans la journée.
protagonistes de première ligne du cinéma argentin depuis la
transition démocratique, et plus profusément encore sur les Le leurre et l’argent du leurre
écrans post-2001. En raison de la diversité des enjeux narratifs et des ambi-
Depuis cette crise économique historique, les fictions tions esthétiques, la « fiction économique » serait davan-
argentines travaillées par la matérialité et la circulation de tage la marque d’une conscience et d’une inquiétude ciné-
l’argent sont en hausse continue. Est-ce un hasard si L’Argent matographiques en renouvellement constant qu’un genre
de Bresson (1983) contemple Román, employé modèle et à part entière dans la production argentine. Le film phare
gardien de butin dans Los delincuentes de Rodrigo Moreno, du Nouveau Cinéma Argentin, Rapado de Martín Rejtman
plutôt que le contraire ? « Quelle horreur, l’argent ! », s’égosillent (1992), s’ouvrait déjà par un enchaînement de situations
en chœur le quatuor d’interprètes de Por el dinero d’Alejo monétarisées : en pleine nuit, Lucio, l’adolescence finissante,
Moguillansky (2019), parmi lesquels le cinéaste en personne. se fait voler sa moto, son portefeuille et ses chaussures. Un ami
Les quatre comparses épluchent leurs factures sur la scène le dépanne d’un billet et de baskets (trop petites) pour l’aider
d’un théâtre indépendant. Ils ouvrent leurs comptes au public, à rentrer chez lui. Quand le bus nocturne passe enfin, Lucio
comme d’autres artistes ouvriraient les portes de leur atelier. apprend que son billet est faux. Comment se délester de ce
« Quelle horreur, l’argent ! » : voilà qui pourrait être un hymne billet, qui peut avoir de la valeur si tant est que son destina-
des cinéastes argentins sans appétence industrielle, le finan- taire manque de discernement ? Telle sera l’une des lignes de
cement de leurs films tenant de l’équilibrisme ou du brico- suspense cultivées par la narration rejtmanienne, qui allie à
lage, et ce, même lorsqu’ils jouissent de fonds publics. L’année chaque plan flegmatisme et acuité.
2018 marqua un nouveau point d’inflexion alarmant dans le Plusieurs films postérieurs semblent répondre à l’arnaque
long historique des crises économiques argentines. Dès lors, dont Lucio fut victime, en élisant pour personnages prin-
l’inflation s’est accentuée, atteignant désormais 140% chaque cipaux les faussaires eux-mêmes. Les Neuf Reines de Fabián
année (source : El País). Autrement dit : tout film financé Belinsky (2000), succès public et critique d’ampleur en son
est, par définition, sous-financé. Le peso argentino a rarement temps, ouvrait la voie d’une narration du « self-made money ».
aussi peu pesé. La monnaie nationale, doublée par la stabilité Compter y rime indéfectiblement avec raconter 1 : élaborer
idéalisée du dollar, semble être devenue le sempiternel argent un projet rémunérateur (et arnaqueur) de toutes pièces, en
de la veille : à chaque nouvelle journée, elle est menacée de l’occurrence la vente de timbres rares falsifiés, importe autant,
s’effondrer. Dès le début de Cambio cambio (2022), Lautaro voire plus, que de l’accomplir avec succès.Tandis que la mon-
García Candela met habilement en scène cet état de tension naie nationale est dévaluée, Bielinsky réévalue la puissance
© 36 CABALLOS
Cambio cambio de Lautaro García Candela (2022).
frondeuse de la fiction, s’infiltrant dans les brèches d’un système d’alter ego qui dédient leurs vies et leurs économies à filmer en
économique et politique dysfonctionnel.Tirant les conclusions nouant parfois d’improbables alliances financières. Por el dinero,
de ces enseignements, Mauro, protagoniste éponyme du pre- présenté comme une tragédie, décrit avec un humour fréné-
mier long métrage d’Hernán Rosselli (2014), résident d’une tique combien les interprètes de la pièce éponyme sont autant
banlieue populaire de Buenos Aires, passe à l’étape supérieure : artistes qu’autoproducteurs, condition sine qua non pour avoir
c’est l’argent même qu’un ami et lui fabriquent dans un atelier l’opportunité de se présenter en public.
de fortune. Dans cette chronique naturaliste délicate d’une La edad media de Moguillansky et Luciana Acuña (2022)
débrouille reposant sur une solidarité de quartier, Rosselli signe porte la fiction économique à son paroxysme. Pendant le long
un éloge de l’artisanat. La conception des billets est cadrée confinement argentin, le couple d’artistes met en scène les
avec attention, la technique de la sérigraphie est détaillée par magouilles fictives de leur fille Cleo. Celle-ci vend des objets
des plans qui montrent les différentes couches d’image qui de la maison familiale à un homme mystérieux nommé Moto.
composent la vraisemblance de la monnaie. De la produc- En même temps qu’elle fait l’apprentissage des pourcentages,
tion de l’argent à sa diffusion : Cambio cambio troque l’art de elle expérimente la notion d’inflation : son dessein est d’acheter
faire contre le talent de voir. Pablo travaille dans un bureau un télescope, or l’instrument « a toujours un autre prix, toujours
de change illégal, comme il en existe bon nombre dans la rue plus haut ». Dans le contexte argentin, vouloir contempler la
Florida. Pour ce faire, il apprend à distinguer la valeur des billets lune de plus près revient à chercher à la décrocher. Quand les
selon des caractéristiques visuelles connues des professionnels. parents de Cleo découvrent ses larcins, ce n’est pas l’équilibre
Accroître sa commission va de pair avec aiguiser sa vision. familial qui est remis en cause mais la valeur même des choses.
Après avoir détaillé ensemble le coût de plusieurs objets domes-
Portraits de l’artiste (et ses multiples besognes) tiques par des plans généreux en durée, amenant à réviser les
« Quelle horreur, l’argent ! » (ad lib.). La riche filmographie frais qui composent un décor, le trio en vient à estimer sa propre
d’Alejo Moguillansky repose sur l’articulation complexe, épui- valeur. Avec une dérision qui déjoue toute tentation d’auto-
sant dilemme plus qu’harmonieuse complémentarité, entre promotion : Luciana Acuña, 70 000 pesos, Alejo Moguillansky,
existence créative et nécessité de « gagner sa vie ». Cette ten- à peine 9 000 pesos, Cleo, 280 000 pesos. Ultime action après
sion constante dans laquelle nous plonge le capitalisme résonne avoir intégralement vidé leur maison : vendre le grand écran
avec la quête de Los delincuentes : autant voler l’argent une fois aliénant du confinement, acquérir la moto dudit Moto, et qui
pour toutes, pour ne plus avoir à se préoccuper d’en gagner ; sait, peut-être retrouver le Lucio de Rapado dans la nuit noire
autant purger une peine limitée pour véritablement vivre sa du cine argentino.
vie sur la durée.
Si les films précédemment cités proposaient un circuit alter- 1
Dans son ouvrage Cine y dinero. Imaginarios ficcionales y sociales de la
natif de rémunération, le cinéma de Moguillansky s’intéresse à Argentina (1978-2000) (2017), la chercheuse Marcela Visconti déploie une
analyse très inspirée à ce sujet.
la scène « off » de la production artistique argentine, comme un
espace paradoxal où la liberté créative se dédouble d’un asser-
vissement économique. Moguillansky multiplie les personnages Remerciements à Leslie Cassagne et Tomás Guarnaccia.
bientôt un territoire ravagé par l’alcoolisme et la toxicomanie, que la pause infinie d’Alaina ne fait qu’esquisser. Avec elles, c’est
et Sadie (Sadie Lapointe), coach de basket-ball pour les jeunes le film lui-même qui semble chercher un point de soustraction
désœuvrés de la réserve et sœur d’un détenu adolescent qu’elle méditative, et ébaucher une proposition théorique : le cinéma
n’a pas pu éloigner de la délinquance. Soit deux fétus dans un serait cette scène à la fois scrutée et entièrement dégagée, vidée
paysage en pleine déréliction sociale. Alonso filme leurs gestes, de toute dramaturgie. Quand Sadie demande à son grand-père
leurs visages, leurs regards, comme des lueurs persistant à cli- comment il va, la réponse du vieux chamane peut s’entendre
gnoter au sein d’une incommensurable fatigue, à la lisière d’un (aussi) politiquement, « post-colonialement » : « Still here »,
silence chargé et stoïque qui les rapproche du personnage joué encore ici. Lisandro Alonso trouve-t-il cette dimension quasi
par Lily Gladstone dans Killers of the Flower Moon. Leur endu- transcendantale dans le rituel de récits de rêves auquel se livrent
rance poussée à bout s’entend dans une réponse que Sadie fait dans la forêt amazonienne un petit groupe d’autochtones, et
à Maya (Chiara Mastroianni), actrice française venue dans la qui constitue le segment final ? Il prend soin en tout cas de
réserve préparer le tournage du western que diffusait la télé au situer un acte violent dans la tente où deux jeunes hommes qui
début (temporellement, c’est impossible, mais, dira plus tard le aiment la même fille se retirent pour rêver. Placer la narration
grand-père de Sadie, « le temps est une fiction »). Dans l’inox froid sous le régime onirique est un choix poétique dangereux, pas
d’une cuisine de lycée un jour de vacances, face à la Française une joliesse littéraire ou une pirouette évasive. Eureka prend le
venue chercher secours après une panne, mais tentée de se risque de contredire son titre : ce n’est pas un « j’ai trouvé »
renseigner sur l’inquiétant taux de suicide adolescent qui fait qu’Alonso expose à vol d’oiseau, mais le non sequitur tragique
la réputation des lieux, Sadie lâche : « Si on pouvait appuyer sur des éternels exclus de l’Histoire. ■
un bouton, s’il était facile de se tuer, on l’aurait tous déjà fait, non ? »
Le propos, qui troue la banalité terre-à-terre de la situation EUREKA
(aider Maya à contacter un dépanneur), annonce aussi un pro- France, Argentine, Allemagne, Portugal, Mexique, 2023
gramme de mise en scène : l’orchestration d’une extinction, Réalisation Lisandro Alonso
et, peut-être, de son dépassement. La trajectoire est cousine de Scénario Lisandro Alonso, Fabian Casas, Martin Camaño
celle de Laura dans Trenque Lauquen de Laura Citarella. Eureka Image Timo Salminen, Mauro Herce Mira
chemine dès lors avec une vaillance calme et presque sidérante Son Santiago Fumagalli, Vincent Cosson
sur une route peu empruntée : une forme de récit qui prend fin Montage Gonzalo del Val
dans un décor précis où le temps ralentit et s’échoue en stase. Musique Domingo Cura
Alaina et Sadie, chacune de son côté, habitent un moment avec Interprétation Alaina Clifford, Sadie Lapointe, Viggo Mortensen, Chiara Mastroianni,
une intensité vitale qui semble les consumer. La policière, appe- Villbjørk Malling, Adanilo, Marcio Marante, Luisa Cruz, Raffi Pitts
lée au casino local après un crime dans une chambre d’hôtel de Production Slot Machine
l’établissement, se poste à la fenêtre de la pièce jonchée d’objets Distribution Le Pacte
divers mais déserte, et regarde la neige tomber – « C’est le vide Durée 2h27
total », résume-t-elle à son collègue du central. Sadie achèvera ce Sortie 28 février
De la vie en Amérique
Entretien avec Lisandro Alonso
Il est difficile d’aborder Eureka, alors nous vous proposons de de la neige. Grâce à une bourse obtenue à Boston, j’ai pu me
commencer tout simplement par la neige, essentielle dans la partie rendre dans la réserve sept ou huit mois avant le tournage.
centrale du film, situé dans une réserve amérindienne. Sa présence Nous avons dû attendre la neige, ce qui m’a permis de com-
rappelle Liverpool (2008), mais elle ouvre aussi à un voyage au-delà prendre comment on vit là-bas. Et je me suis rendu compte
de tout ce que l’on a vu dans votre cinéma. Pourquoi lui avoir accordé que c’est impossible à raconter, qu’il faut le voir.
cette importance ?
Parce que l’hiver représentait le mieux la dureté de la vie dans Comment connaissez-vous cette réserve ?
cette réserve de Pine Ridge, dans le Dakota du Sud (à l’endroit Viggo Mortensen l’a découverte il y a vingt ans, pendant les
où a été tourné War Pony, sorti en 2023, ndlr). Les gens (majori- répétitions d’Hidalgo, quand il a passé des mois à sillonner la
tairement des Lakotas, ndlr) y vivent à ‒30º pendant six mois, au région à cheval. Il m’a donné quelques contacts et, en décou-
milieu de nulle part, sans services, sans soutien, ni de l’État ni vrant la vie sur place, je me suis tout de suite dit : « Si je veux
de personne. L’hiver rend visible la pénurie absolue dans cette filmer un jour les États-Unis, c’est ici que je veux placer ma
région. Vous pouvez entrer à l’intérieur d’un mobil-home caméra ». Parce que je ne l’avais jamais vu dans aucun film.
et constater que trois ou quatre familles y dorment, ou voir La vie y est difficile, et filmer y est difficile. Ils sont dans une
les bébés sortir dans la neige, vêtus de leurs seules couches. impasse, entre ce qu’ils ont été et ce qu’ils pensent devoir
Six mois d’hiver… C’était le changement de couleur qui être, la reconnaissance qu’ils estiment mériter. Et au milieu,
m’intéressait. Le noir et blanc de la première partie, le vert il ne reste que la mort. L’espérance de vie ne dépasse pas les
de la jungle dans la dernière et, entre les deux, la blancheur 50 ans. Le taux de suicide infantile est le plus élevé de tout le
PHOTO MIGUEL ÁNGEL REBOLLO /COURTESY SLOT MACHINE
Lisandro Alonso dirigeant Chiara Mastroianni et Robert Alan Packard sur le plateau d’Eureka.
continent américain. La policière du film a vu de ses propres clichés que tout le monde, non ? Qu’on est alcooliques, qu’on n’a pas
yeux dix-sept enfants se suicider l’année passée, la plupart par de travail et qu’on fabrique des méthamphétamines ? » Je ne pou-
pendaison. Trois cent cinquante personnes se sont suicidées vais pas laisser de côté cette réalité non plus. Le film raconte
là-bas ces deux dernières années… Entre recevoir l’aide des le quotidien d’une policière, pas d’une instit de maternelle. Le
« petits Blancs » et la mort, j’ai l’impression que le choix pour personnage joué par Chiara Mastroianni était très important
eux est fait, et il est fatal. Ils refusent de s’y plier. Donc vous à cet égard. Elle veut interroger les gens avec un regard exté-
voyez un peuple en train de mourir devant vos yeux, et rien rieur, la jeune fille n’a pas envie de lui parler des suicides, mais
ne bouge. C’est un ghetto, personne n’entre ni ne sort, ils elle insiste un peu. Ça nous choque, mais c’est une actrice qui
n’ont pas de passeport, c’est un non-lieu. Ils sont enfermés là veut nourrir son personnage pour un western, et on com-
en attendant de crever, tous. Je viens de l’Argentine, pas de la prend son besoin de savoir. Je crois qu’on a trouvé la façon de
Suisse, mais je n’avais jamais rien vu de pareil. nommer les choses sans les montrer. Le film tente d’embrasser
des choses complexes. Comment vivre en Amérique latine,
Vous êtes-vous senti investi d’une responsabilité particulière en y comment vivre aux États-Unis… Jauja (2014) était complexe
tournant ? aussi, mais là, j’ai plus de questions que de réponses.
Bien sûr. On me disait : « Vous êtes venu filmer les mêmes trois
dans la réserve, donc ce n’en est pas une. Et les deux autres
sont aussi reliées par l’oiseau. Je voulais explorer le conti-
nent américain en confrontant différents niveaux de temps et
d’espace. L’idée était d’établir des connexions afin de mieux
comprendre les origines du colonialisme et ce qu’il a laissé
comme héritage aux générations futures. De la représentation
« mythologique » des « Indiens » dans le western, à la réalité
actuelle de la réserve du Dakota du Sud, en passant par le
Brésil des années 1970.
Dites-nous en plus sur cette idée d’un film en une seule partie… Ce qui est beau, c’est la dignité avec laquelle vous filmez ces deux
Disons que je regarde sa structure plutôt comme un tableau. personnages, la flic et la jeune femme, au milieu d’un monde, comme
Je vois du blanc, du vert, du rouge, du figuratif, de l’abs- vous dites, condamné.
trait… Ça évolue, comme ça, à l’intérieur du rectangle que Elles tentent d’être fortes. Dans la réserve, il y a vingt
représente l’écran, et on regarde. Si ça vous intrigue, vous policiers pour 70 000 personnes. Vingt ! Il était impossible
commencerez à créer des connexions. Ou bien vous pouvez de prévoir des rencontres avec eux, tous les jours une tragédie
décider juste de marcher, d’un endroit à l’autre. C’est un bousculait leur programme. Si j’avais voulu être sensation-
peu comme ça que je l’ai envisagé. Allons filmer ici. Puis naliste, il y aurait eu de quoi faire… Mais ils vivent ça aussi
on va monter ce qu’on a filmé. Et ensuite, hop, on part à un avec leur vision mystique de la vie, que je ne juge pas, faite
autre endroit. Nous voyons qu’il y a des gens qui, quand ils de croyances anachroniques.
se réveillent, prennent le temps de se raconter ce qu’ils ont
rêvé. Aux États-Unis, non. Peut-être parce qu’ils ne rêvent Il s’agit d’une volonté de préserver quelque chose ?
plus, parce qu’ils n’ont rien à projeter dans l’avenir ? Il y a Oui, quelque chose qui est en train de mourir entre vos
des gens qui vivent à l’ombre des arbres, qui chassent, qui se mains ! Vous êtes presque déjà mort, vos grands-parents ont
baignent dans le fleuve, alors qu’avant on en a vu d’autres été pratiquement exterminés. Il ne vous reste qu’un petit
dans des maisons minables, se nourrissant de Pepsi et de chips. bout de territoire qui vous permet de vous dire « Nous avons
été grands ».
C’est le voyage d’un continent.
Oui, au moment où des migrants parcourent des milliers Qu’est-ce que Sadie Lapointe, qui interprète la jeune femme dans la
de kilomètres à pied pour vivre aux États-Unis, est-ce une réserve et qui était présente à Cannes, a pensé du film ?
destination vraiment vivable ? Pour moi cette question est C’est compliqué. C’est un peu comme le cas de Misael
dans le film : avec qui et où voulez-vous vivre ? Dans la (Saavedra), l’acteur principal de La libertad (2001) : quand
jungle, quelqu’un raconte avoir rêvé qu’il est parti dans le il a vu le film, c’était tout simplement la première fois qu’il
Nord, qu’il ne s’y est jamais fait et qu’il est retourné dans voyait un film de sa vie, et il était dedans. Pour moi, ça a été
sa famille. Ce rêve est une réalité constante, en Amérique une expérience très forte qu’elle soit avec nous à la projec-
comme en Europe. tion. D’ailleurs, je lui avais dit : « Ne viens pas, je ne crois pas
que Cannes soit le meilleur endroit pour une première expérience, pas d’oiseaux, rien. Donc à Oaxaca tout semblait plus facile,
peut-être qu’on pourrait envisager une projection à New York, par moins agressif, même quand il fallait traverser sept rivières
exemple ? » Elle m’a répondu : « Je veux être actrice et je veux pour arriver sur les lieux du tournage, après quarante minutes
venir. » Qu’est-ce qu’elle a pensé du film ? Difficile à dire. Si de marche à pied. Ne pas tout maîtriser, c’est la plus belle et
j’ai besoin de temps pour savoir ce que j’en pense, moi, je la plus amusante idée du cinéma.
trouve qu’il faut aussi lui laisser son temps à elle. Elle a été
impressionnée, je crois, surtout parce qu’elle croyait que tout Que pensez-vous de l’arrivée au pouvoir de Javier Milei
le film consistait dans la partie aux États-Unis. Elle n’était pas en Argentine ?
au courant pour les autres. C’est une catastrophe absolue, un cauchemar. On paye cher
ce qui s’est passé en Argentine depuis des années : la montée
La postproduction a-t-elle duré longtemps ? du populisme, l’instabilité politique – cette valse de présidents
Oui, à cause de ce putain d’oiseau. Et elle a coûté cher ! Mais qui changent à un rythme effréné, l’inflation folle et la des-
ça valait la peine. Dans mes films, j’ai l’impression que nous truction de l’économie. On entre dans une période d’incer-
osons chaque fois un petit peu plus. Je trouve ça bien. On titude où les choses peuvent évoluer très vite. Les Argentins
voyage plus loin, on inclut plus de langues, on prend plus de vont descendre en masse dans la rue, et on risque de basculer
risques. Mais l’oiseau, c’était vraiment long. Et je ne voyais dans le chaos. Soit Milei décide de partir, soit il utilise l’armée
rien du progrès : les gens des effets spéciaux bossent jour et pour réprimer les manifestations. Dans ce cas, il est tout à fait
nuit et vous ne savez pas si ça avance ou pas. possible que l’Argentine sombre à nouveau dans la dictature.
Je ne veux pas que mes enfants grandissent dans un tel climat.
Quelle étape du film vous a semblé la plus stimulante, le tournage, Je pense peut-être partir et je ne suis pas le seul. C’est le cas
le montage… ? de beaucoup de mes collègues et amis. On ne voit malheu-
Celle où enfin je peux être tranquille et me dire que je m’en reusement aucune lumière au bout du tunnel.
suis libéré. J’ai consacré neuf années de ma vie à Eureka. Deux
Covid, un divorce, j’ai l’impression que plein de choses se Vous avez déjà l’idée de votre prochain film ?
sont passées dans ma vie le temps d’un film. Mais le plus Ce sera comme une suite de La libertad. Le même person-
grand plaisir aura été les repérages : voyager d’un bout à nage, le bûcheron Misael, près de vingt-cinq ans après. Je
l’autre du monde pour découvrir des endroits. Le tournage vais tourner encore une fois dans la ferme de mon père. Je
fut moins agréable pour moi, même si celui du western a souhaite revenir à un mode de production simple avec une
quand même été très amusant. On jouait à Sergio Leone à petite équipe et dans un seul lieu, comme à mes débuts. Par
Almería. D’ailleurs, on a tourné dans la maison où il a filmé ailleurs, je pense introduire le jabiru, car j’aime aussi faire des
Il était une fois dans l’Ouest. Les deux autres tournages ont été connexions entre mes différents films.
très lourds. Physiquement. Douze heures d’affilée en exté-
rieur, à ‒32º. La troisième partie a été tournée à Oaxaca, au
Mexique, même si dans la fiction on la situe au Brésil. Ça a Propos recueillis par Fernando Ganzo au Festival de Cannes,
été compliqué, aussi, mais l’Amérique du Nord a une rudesse le 21 mai 2023, et par Ariel Schweitzer au Festival de Gijón,
extrême que le reste du continent n’a pas : il n’y a pas de vie, le 24 novembre 2023.
Vd’autant
u à Cannes dans l’ombre immédiate de Trenque Lauquen,
avec qui il partage quelques traits, Los delincuentes s’épanouit
mieux aujourd’hui que le film de Laura Citarella a eu
le temps de nous manquer. Outre la forme d’un récit ample et
ambitieux structuré en deux parties, les deux films partagent
un questionnement autour de la liberté. Celui de Rodrigo
Moreno (réalisateur d’El custodio, 2006, et de plusieurs autres
films non distribués en France) joue plus vite cartes sur table,
affichant sa nature artificielle et ludique en faisant des prénoms
de ses deux personnages des anagrammes, Morán (Daniel Elías)
et Román (Esteban Bigliardi). Les prémices sont empruntées
à L’Affaire de Buenos Aires d’Hugo Fregonese (Apenas un delin-
cuente, 1949) : un employé de banque dérobe dans les coffres
l’argent nécessaire pour le dispenser de travailler pour le res-
tant de ses jours. Multiplié par deux, car il lui faut un com-
plice pour garder le pactole en lieu sûr : c’est la mission que
Morán confie à Román, tandis que lui se rendra à la police et
purgera une peine estimée à trois ans et demi. À partir de ce
point de départ, le récit ne se déploie pas comme un thriller,
mais comme une fable ludique dont la portée philosophique
s’exprime sans lourdeur. De même que les deux hommes n’ont
rien de héros flamboyants, le fantasme initial d’une vie sans
contraintes laisse vite place à une réalité visqueuse, qui les
rappelle à toutes sortes de contingences. L’emprisonnement de
Morán s’avère moins anodin en pratique que sur le papier, et
marqué par l’autorité d’un parrain qui a les mêmes traits que
son ancien patron (Germán De Silva). De son côté, Román
s’aperçoit vite du poids que représente une complicité qu’il
n’assume pas tout à fait : l’argent qu’il dissimule risque à tout
moment de l’incriminer, et la difficulté qu’il rencontre à trou-
ver un moment pour découvrir le contenu du sac de billets
révèle le peu d’espace que lui laisse son couple.
« Morán est coupable, mais il y a une chaîne de responsabilités »,
dixit le directeur de la banque, et c’est bien là l’autre face du
problème, outre les obstacles concrets à la liberté recherchée :
au gré d’une chasse aux sorcières menée au sein de l’agence
par une assureuse sans merci, les collègues des deux hommes
sont victimes de dispositions répressives. Il fallait considérer les
choses sous un angle bien individualiste pour ne pas mesurer
les conséquences infinies d’un tel acte. Ma liberté s’arrête là
où commence celle des autres, selon l’adage, et nulle existence
n’est confinée dans une bulle. Román avait refusé un disque
offert par Morán, de peur que l’objet le mette en cause, mais l’interdiction de fumer et les smartphones. Si ceux-ci existent,
celui-ci lui revient dans les mains par un autre biais, comme donc, dans l’univers diégétique, ils sont exclus de l’action et de
pour lui rappeler que l’on n’échappe pas à ses responsabilités. l’image – par sa durée même, le film lorgne vers une époque
Le cinéaste, lui, fait usage de sa liberté en affirmant son pou- où le temps « passait » plus lentement. Quant à la musique de
voir d’invention. Dans la campagne de la province de Córdoba, Saint-Saëns et Poulenc qui accompagne le récit, elle lui confère
où Morán décide arbitrairement de se rendre à la police et une teneur romantique qui contraste bizarrement avec le carac-
où Román cache les billets maudits sous un gros rocher, tous tère piteux des antihéros du film, en une sorte de rupture de
deux font la rencontre de Norma (Margarita Molfino), Morna ton récurrente.
(Cecilia Rainero) et Ramón (Javier Zoro Sutton). En pour- Le geste n’est donc pas exempt de nostalgie, mais celle-ci
suivant le jeu des anagrammes, et en omettant du cours du reste circonscrite, car le problème posé par Rodrigo Moreno
récit un épisode crucial, qui ne sera révélé que tardivement, est intemporel. De façon dialectique, deux perspectives se
Rodrigo Moreno replace au premier plan sa souveraineté de croisent et se répondent : si elle restreint le champ de la liberté,
conteur et le caractère spéculatif de sa fiction. Plus sourde- la responsabilité individuelle recèle aussi la promesse d’une
ment, le cinéaste revendique l’artificialité en jouant sur des bifurcation, intime et politique. D’un côté, ce récit est celui
discordances : au vu de l’apparence de la banque et du maté- d’un acte qui se voulait léger et retrouve sa lourdeur ; de l’autre,
riel archaïque de ses employés, le film semble d’abord se situer il révèle par où la liberté parvient tout de même à se glisser.
dans les années 1980, jusqu’à ce qu’un personnage mentionne Les séjours de Morán et Román à la campagne élargissent le
© WANKACINE
champ des possibles. Tandis que la ville se montrait aliénante, un instant seuls au monde et ont réduit autrui à l’insignifiance.
avec ses foules anonymes remplissant les cadres et ses restau- En les renvoyant à leur statut respectif de dément et de pauvre
rants où l’on ne prend pas le temps de s’asseoir, les paysages type, Norma les sort de leur illusion et montre l’indispen-
naturels invitent à l’insouciance. Retenu auprès d’un groupe sable éclairage qu’apporte l’altérité. D’un certain point de vue,
de ruraux accueillants au prétexte d’un pique-nique, Román Morán et Román constituent deux faces d’une même pièce,
partage leurs jeux et s’ouvre à la possibilité d’une autre his- aussi différents que confrontés aux mêmes limites. Par les jeux
toire d’amour. Quant à Morán, il se laisse aller à des chants, à d’échos et de circularité qu’il met en œuvre, Rodrigo Moreno
des danses, et fait mentir son apparence de porteño en adoptant exprime une difficulté collective à s’extraire d’un système
comme moyen de locomotion le cheval. Si Rodrigo Moreno économico-politique qui, non content de structurer tout ce
observe ses protagonistes avec une distance qui nous permet qui nous entoure, façonne nos psychés, et nous pousse à refaire
de mesurer les limites de leurs actions, son geste et les leurs se sans cesse les mêmes erreurs. Être fou ou idiot : l’alternative
rejoignent dans ces parenthèses de plaisir : les espaces de liberté revient à plusieurs reprises dans le film, comme résumant les
que trouvent les personnages sont aussi des moments « gra- seules voies possibles. Aussi pathétiques les personnages soient-
tuits » dans le récit (voir entretien dans les pages suivantes) où ils par moments, Los delincuentes leur reconnaît la vertu d’avoir
l’art se montre sous un aspect primitif et collectif, qui ne per- tenté quelque chose, et d’en avoir tiré quelques enseignements :
met pas de le délimiter clairement d’autres activités du corps. il faut être deux pour aimer, boire, chanter, et les mots que l’on
La sensorialité est un refuge, le dernier peut-être qui subsiste écrit sont voués à être prononcés par autrui, comme « La obse-
en ville, où l’intrigue se suspendait déjà le temps d’étreintes sión del espacio », poème de Ricardo Zelarayán lu par Morán
entre Román et sa compagne ou de cours de musique sans en prison, et qui anticipe l’ouverture des portes de sa geôle. ■
prétention. Sexualité non reproductive et art non commer-
cial : deux pratiques qui font office d’aberrations d’un point LOS DELINCUENTES
de vue économique et qui apparaissent ici comme les plus Argentine, Luxembourg, Brésil, Chili, 2023
précieuses. À la campagne, Morán participe au tournage de Réalisation, scénario Rodrigo Moreno
Ramón, vidéaste qui clame la mort du cinéma, mais se livre Image Alejo Maglio, Ines Duacastella
avec ses camarades à la saisie d’images de la nature, loin des lois Montage Manuel Ferrari, Nicolás Goldbart, Rodrigo Moreno
du marché. On ne saura pas bien quel genre d’œuvre il cherche Son Roberto Espinoza
à produire, ni si le résultat l’intéresse : l’essentiel semble être Décors Gonzalo Delgado, Laura Caligiuri
l’acte collectif de créer. Costumes Flora Caligiuri
Le plus grand péril serait finalement celui du solipsisme : Interprétation Daniel Elías, Esteban Bigliardi, Margarita Molfino, Germán De Silva, Laura
en se proposant de refaire leur existence aux côtés d’une Paredes, Mariana Chaud, Gabriela Saidon, Cecilia Rainero, Javier Zoro Sutton
femme tout juste rencontrée, les deux délinquants plaquent Production Wanka Cine, Les Films Fuaves, Sancho&Punta, Jirafa Films, Jaque Content,
sur la légèreté d’une amourette le modèle bourgeois et nor- Rizoma Film
matif qu’ils ont voulu fuir. Sur le cheval, Morán a tôt fait de Distribution Arizona Distribution, JHR Films
se prendre pour un cowboy voué à couler des jours paisibles Durée 3h10
avec sa mie. Une fois encore, les deux hommes se sont crus Sortie 27 mars
Parler en provençal
Entretien avec Rodrigo Moreno
Comment vous est venue l’idée d’adapter le film d’Hugo Fregonese Pareil pour la prison : on a tourné dans une ancienne prison en
L’Affaire de Buenos Aires (1949, titre original : Apenas un delincuente – centre-ville, emplacement difficile à gérer, donc fermée depuis
« presque un délinquant »), tout en le modifiant sensiblement ? quelques années pour ne servir que de décor à des films et des
Le producteur d’un film que j’ai réalisé en 2006, Le Garde du séries, et donc remplie de faux tags et de faux dessins sur les
corps, m’a dit que je devrais faire plus de films sur des métiers, murs. J’ai décidé de la filmer telle quelle, et on a fait faire des
perspective programmatique qui ne m’enthousiasmait guère. uniformes, style Alcatraz, chose qui n’existe pas en Argentine.
Puis il m’a confié avoir acheté les droits d’Apenas un delin-
cuente, que je n’avais jamais vu. Je me procure une copie VHS Ces anachronismes créent une tension dans le film…
dégueulasse et trouve le film superbe. Sauf qu’il y a quelque Oui, entre des sujets très actuels, comme quand le caïd de la pri-
chose qui ne m’intéresse pas : Morán, le héros, veut du fric, une son parle de la dépendance aux portables, et une esthétique qui
vie de luxe. Alors j’ai laissé tomber. Mais ça m’a trotté dans la l’est beaucoup moins. Ça produit une sorte de regard rétroactif
tête, puis j’ai tourné d’autres films traversés par l’idée du travail, sur le contemporain.
le rapport entre le temps de labeur et l’oisiveté, question qui
m’a toujours plu d’un point de vue narratif. Un jour, je me Qui se double de l’opposition entre la ville et la nature.
suis mis à jouer avec le prénom du héros : Morán, Roman… Les personnages la ressentent, mais je ne voulais pas que cela
J’ai écrit quelques pages, en prenant le point de départ du film apparaisse comme une quête utopique volontariste, un discours.
de Fregonese – quelqu’un décide de voler de l’argent, de le D’ailleurs, quand ça devient un programme, au moment où
cacher, de purger sa peine puis d’aller le reprendre pour vivre Roman expose son plan de vie à Norma, elle constate : « Tu es
la belle vie –, mais en liant cette histoire avec la dépendance
au monde du travail. Doubler le personnage me permettait ça,
et cette duplicité n’a fait que s’affirmer : un jour, je pense à un
© WANKACINE
un pauvre type et ton ami un malade. » Comme si, dans ce film Peut-on dire que Los delincuentes est à la masculinité ce que
très masculin, le regard final de la femme venait apporter un Trenque Lauquen est à la féminité ?
peu de clairvoyance. Voilà ce qu’on est vraiment quand on C’est parfait ! Mais j’insiste : c’est une coïncidence. Les deux
nous regarde avec objectivité : des fous et des pauvres types. films ont été faits plus ou moins en même temps. Ezequiel
Pierri, l’acteur principal de Trenque Lauquen, était mon assistant
Comment avez-vous décidé quel récit, celui de Morán ou celui de à la mise en scène, ce qui a peut-être créé un « trafic » subrep-
Roman, placer en premier au montage ? tice. C’est lui qui m’a signalé qu’il y avait quelque chose en
Le scénario était strictement chronologique, on voyait d’abord commun. Quand j’ai vu le film de Laura, j’ai compris : la pre-
Morán partir dans les montagnes, puis le voyage de Roman mière moitié présente une trame très précise et la deuxième
suivant ses consignes. Mais au moment de filmer Roman, la dissout. Le film devient un voyage, féminin. La deuxième
nous avons été interrompus par une pluie incessante, telle- partie de Los delincuentes est aussi de l’ordre de l’existentiel
ment formidable qu’on l’a filmée, au détriment de ce qui était plutôt que du polar, d’où l’arrivée de la poésie. Mais j’ai filmé
prévu dans le scénario. Puis, ça nous a donné envie de filmer la province de Córdoba, dans le centre du pays, alors que
n’importe quoi : on a oublié le texte, les idées, et juste regardé. Citarella filme la Pampa ; je pense que cette différence de
On y a ajouté des dialogues prévus ailleurs dans le scénario, paysage est notable.
comme le jeu avec les noms des capitales ou la comptine dont
Roman se souvient sans savoir pourquoi – la survie de cer- Celui que vous filmez évoque le western.
tains souvenirs sans utilité me semble une clef du film, ça va Ce coin est une sorte de studio à ciel ouvert, un endroit qui a
avec l’absence d’efficacité, de rentabilité, le goût pour ce qui été très filmé récemment, par exemple dans La flor de Mariano
est dysfonctionnel. Ces dialogues écrits pour être filmés en Llinás ou Los salvajes d’Alejandro Fadel. Santiago Mitre a
intérieur avaient désormais lieu dans la nature, ce qui a rendu grandi là-bas et invite souvent des cinéastes dans sa maison
la mise en scène très légère. Et j’ai commencé à m’amuser. Je de famille, ce qui leur donne envie de revenir y tourner.
me suis souvenu d’un plan des Fiancés d’Ermanno Olmi où
une main saisit une autre et on les suit en travelling pendant Le cinéma argentin est traversé par ce genre de croisements,
que les personnages courent, et j’ai dit : « Faisons le plan des d’émulations entre des cinéastes. C’est assez singulier.
Fiancés ! » Cette légèreté a remplacé tout discours sur la vie Certes, mais ça se produit dans les marges. L’exception serait
à la campagne : c’est sa beauté qui s’est imposée d’elle-même. Mitre, qui est aujourd’hui très au centre, avec le Golden
C’est pour ça qu’au montage on a situé cette légèreté de la Globe puis la nomination à l’Oscar pour Argentine, 1985.
partie de Roman au début. Mon cinéma est vraiment dans les marges, je fais des films
depuis plus de vingt ans et c’est la première fois que je vais
La durée du film a-t-elle beaucoup évolué au cours du montage ? à Cannes. Dans le cas d’El Pampero Cine, Mariano Llinás a
Au début, il faisait quatre heures. Mais Trenque Lauquen de une popularité et donc une présence un peu centrales, mais
Laura Citarella est sorti, et comme il avait la même durée, la Alejo Moguillansky, cinéaste génial, reste totalement marginal.
même structure en diptyque et deux actrices en commun Donc le « cinéma argentin », je ne sais même pas ce que c’est.
(Laura Paredes et Cecilia Rainero, ndlr), il fallait resserrer pour Nous sommes quelques-uns, on se connaît, on est un peu amis.
éviter une coïncidence trop forte. Concrètement, Llinás, Moguillansky et moi sommes unis par
FILM DU MOIS
Les Carnets de Siegfried
de Terence Davies
LA PEAU DU TEMPS
par Pierre Eugène
Sdimension
i l’ultime splendeur de Terence Davies a quelque chose de
testamentaire, c’est que son cinéma a toujours assumé cette
terminale, volontiers nostalgique et macabre. Dès
dégage les lignes de forces, les éclats et les rimes d’une exis-
tence engluée dans le plan-séquence du temps humain.
En relatant la vie du poète britannique Siegfried Sassoon
sa Trilogie inaugurale (regroupant Children, Madonna and Child, (1886-1967, interprété par Jack Lowden et Peter Capaldi),
Death and Transfiguration), où il avait raconté son enfance et Davies nous la restitue au fil d’une temporalité sinueuse. Le
imaginé sa maturité jusqu’à se projeter dans les râles d’agonie film s’ouvre sur une lecture en voix off du poème « Concert –
de son alter ego Robert Tucker, ses films ont emprunté le Interpretation », décrivant la première londonienne du Sacre
point de vue rétrospectif de la mort, celle qui, accomplissant du printemps de Stravinsky (en 1914, sans le scandale pari-
« un fulgurant montage de notre vie » (comme disait Pasolini), sien). Tandis qu’on entre avec lui dans la salle, l’auteur décrit
quitter sa chambre, calfeutrée dans sa différence, pleine d’un mutations du visage. Le plus profond, c’est la peau : d’éton-
indescriptible malaise. Elle, Sassoon et tant d’autres person- nants morphings, épaississant les traits le temps d’un court tra-
nages de Davies apparaissent comme des singularités mélanco- velling ou d’un panoramique à 360°, inscrivent chez les per-
liques déphasées, empêchées de se fondre dans la communauté sonnages une vieillesse instantanée, recroquevillant le visage,
humaine malgré leur éloquence et leur sens de l’à-propos, leur lui faisant perdre sa plasticité, le fossilisant dans un masque
art si raffiné de la conversation. Le cinéaste, qui s’est sans doute mortuaire n’exprimant plus rien d’autre que son âge.
identifié à eux, en fait des voyants au regard portant plus loin Sassoon, jeune pacifiste, déclarait « ce que je pense ne peut
que celui de leurs contemporains, avec pourtant un revers : ces être gardé pour moi ».Vieilli, mutique, gagné par « la voix de la
êtres de cinéma, si lourds de conscience, restent aussi spectateurs mort muette » (son poème « How Beautifully Blue the Sky »), il
de leur propre vie. « Je ne suis pas un intellectuel, j’ai un esprit très rentre définitivement à l’intérieur de lui-même, ses impres-
encombré », dira Sassoon, dont le film nous place au cœur de la sions n’ayant plus à s’exprimer. Le film se clôt néanmoins sur
conscience, chacun de ses plans comme une chambre fermée, une longue scène bouleversante, manifeste du grand cinéaste
pièces tapissées de liège d’un grand palais de la mémoire, étouf- qu’était Davies. Assis sur un banc, encore jeune, Sassoon
fant les échos du monde extérieur pour mieux faire revenir des observe un mutilé de la guerre de 14, pendant que sa voix,
souvenirs opalescents et denses, des images de lanterne magique. en off, lit un poème écrit par Wilfred Owens, « Disabled »
Le dispositif mis en place par Davies autour de ses person- (« L’Invalide »), découvert autrefois auprès de lui. Un plan
nages a quelque chose de machinique, d’inhumain : des mou- d’une durée inouïe fixe alors Jack Lowden dont le visage
vements de caméra lents et réguliers, survolant le bord d’un filet se déforme progressivement. Hanté par mille expressions de
de tennis, tournant à 360° ou avançant lentement avec la pré- souffrance, il prend sur lui, la mâchoire déboitée, toute la défi-
cision d’un mécanisme d’horlogerie. Quelques effets spéciaux guration des gueules cassées projetée dans une série de ric-
et images de synthèse assez kitsch (la croix de guerre du jeune tus effrayants, qui durent et se transforment sans s’arrêter. Ce
frère de Sassoon tombant dans l’eau, des fantômes de couples visage-écran fait alors sourdement écho aux transfigurations
dansant sur un fond bleu spiralé, des morphings) voisinent avec indicibles du cinéma, à sa monumentalité tremblée qui capte
des images d’archives sonorisées. Le mélange impur et artificiel les signes de l’histoire, insaisissables et insondables, comme sur
de ce film Frankenstein, entre peinture en mouvement, train du sable mouvant. ■
fantôme, boîte à musique et documentaire, serait incommode
si la mise en scène si personnelle de Davies – ses plans longs, LES CARNETS DE SIEGFRIED (BENEDICTION)
frontaux et symétriques, qui immobilisent les personnages au Royaume-Uni, 2021
centre d’un cadre centrifuge – ne se confiait pas tout entière Réalisation, scénario Terence Davies
à l’expressivité des acteurs, chargés de rendre par le modelé de Image Nicolas Daley
leur visage et la musicalité de leur élocution toute l’émotion Montage Alex Mackie
des scènes. Décors Andy Harris
Figure du démobilisé, Sassoon n’avance jamais vers son des- Costumes Annie Symons
tin. On dirait plutôt que les événements tournent autour de Interprétation Jack Lowden, Simon Russell Beale,
son immobilité, viennent à sa rencontre, tandis que la caméra Tom Ashley, Calam Lynch, Kate Philips, Peter Capaldi
scrute son jeune visage malicieux en pâte à modeler, poupon Production Bfi Bbc Film, Creative England
et viril, jovial, empathique, fasciné, cinglant ou douloureux. Distribution Condor
La vieillesse, pour Davies, ne tient pas alors tant au passage Durée 2h17
du temps, à la fatigue qui s’installe, au désœuvrement, qu’aux Sortie 6 mars
Poésie de l’ordinaire
Entretien avec Terence Davies
Titien ou le film noir vous importent ? Je ne pense pas. Mais m’intéresse, c’est comment sont les gens ensemble, lorsqu’ils
en même temps, il y a une autre partie de moi qui ressent un sont touchés par quelque chose ou quelqu’un, mais je ne
grand réconfort quand j’écoute Bruckner ou Sibelius, quand comprends pas les modes de communication modernes, avec
je revois les films que j’adore depuis l’adolescence, ou que je lis toutes ces informations qui ne vont nulle part. C’est sinistre
les sonnets de Shakespeare ou les poèmes de T.S. Eliot. Même et ça me fait peur.
dans les quatuors de Chostakovitch, pourtant si sombres, je
trouve du réconfort. L’humour des personnages des Carnets de Siegfried, leur sens
de la répartie apparaissent comme une forme de résistance à l’horreur
Pour vous qui venez d’une famille modeste de Liverpool, le cinéma a-t-il du monde.
représenté une forme de libération, ou du moins d’évasion ? L’humour, de même que la passion, fait partie de la vie. Dans
Le premier film que j’ai vu, à 7 ans, était Chantons sous la pluie. ma famille ouvrière, où nous n’avions même pas de téléphone,
Comment alors ne pas tomber amoureux du cinéma ? J’allais on se créait nos propres divertissements. Nous chantions beau-
tout voir, surtout pendant mes années de collège. C’était coup, ma mère avait une voix magnifique. S’asseoir dans une
magique de pouvoir vivre dans l’imaginaire pendant 1h30. Il pièce et écouter quelqu’un qui se met à chanter, c’est mieux
arrivait que j’aille voir un film plusieurs fois, et je connaissais que de regarder un film dans un grille-pain ! Ma famille a
par cœur certains dialogues. J’avais un goût particulier pour beaucoup souffert de mon père violent et psychotique. Je ne
la comédie musicale américaine. Je me souviens notamment sais pas comment on a vécu avec ça, c’était affreux, ça nous a
d’avoir été marqué par Les Sept Femmes de Barbe-Rousse de tous laissé des cicatrices. Mais il y avait aussi beaucoup d’hu-
Stanley Donen. Je ressentais devant cette femme qui part se mour et de chaleur humaine. Les gens qui possèdent peu sont
marier loin de son foyer combien les choses ne seraient plus très solidaires. Dans notre rue, une seule famille avait un frigi-
jamais pareilles pour elle. Ça m’avait ému parce que je voulais daire, parce que le père était steward sur le Queen Mary, et il
que ma famille reste toujours la même, que rien ne change gagnait suffisamment sa vie. Les gens du quartier passaient de
jamais. C’est quelque chose d’inévitable : toutes les familles temps en temps chez eux pour leur demander s’ils voulaient
se désintègrent. Ce que j’adore dans Le Chant du Missouri de bien y garder un morceau de viande ou autre chose pendant
Minnelli, c’est que le film s’arrête juste avant que la famille une nuit. Pourquoi est-ce que je me souviens de ces choses ?
ne se brise. Je voulais tant faire partie de cette famille Smith. Je suis riche de ce genre de petits souvenirs, je suis fasciné par
Et c’est encore le cas ! la poésie de l’ordinaire.
Comment votre famille a-t-elle réagi en découvrant vos premiers films, Pour figurer le passage du temps, vous utilisez un effet numérique déjà
très autobiographiques ? présent dans Emily Dickinson, A Quiet Passion (2016) : le morphing.
Ils ne m’ont jamais rien dit, absolument rien. À ma connaissance, vous êtes le seul cinéaste à en tirer quelque chose
de beau.
A-t-il été facile pour vous de devenir réalisateur en venant d’un milieu Ce moyen de montrer le changement d’un visage passant de
social très éloigné du cinéma ? la jeunesse à la vieillesse, ou vice versa, produit quelque chose
Non, ça a été un long chemin. Filmer n’est pas un métier, c’est d’immense d’une manière très simple. Peter Capaldi (qui joue
une vocation. Et lorsque vous la sentez en vous, ça ne rend Sassoon âgé, ndlr) a un visage particulièrement beau, on y lit les
pas les choses plus faciles, surtout si vous n’avez pas envie de marques de sa vie. Le moment dans l’église où l’on voit Sassoon
faire du cinéma mainstream. Il a toujours été difficile pour vieillir d’un seul coup était simple à réaliser : c’est un travelling
moi de trouver des financements, parfois impossible. Entre les sur chacun des acteurs, et le morphing entre les deux travellings.
films, j’ai dû emprunter de l’argent pour survivre. Un nou- Il fallait juste qu’ils évitent de cligner des yeux. Même si j’ai
veau film sort, vous payez vos dettes, puis deux ans passent, et l’air d’être un homme du passé, je n’ai rien contre le numé-
vous empruntez à nouveau, et ainsi de suite. L’Angleterre est rique, je trouve même ça formidable. Jusqu’à présent je n’avais
un pays infernal… Il suffit de sortir d’Oxford ou Cambridge jamais utilisé de steadicam, j’étais même plutôt contre, mais j’ai
pour obtenir sans peine un travail pour lequel vous n’êtes pas été très impressionné par ce que font les caméramans qui mai-
qualifié, y compris dans le cinéma, où vous vous retrouvez trisent cette technique (nous en avions trois sur le film). J’adore
souvent devant des gens qui compensent leur ignorance par la danse et ça a été fantastique de filmer la scène de charleston
de l’arrogance. Et puis l’Angleterre est un pays de culture de cette façon : le caméraman ressentait leurs mouvements, il
littéraire, où le cinéma n’a jamais eu la même valeur que le dansait avec eux. Ma seule réserve avec le numérique est qu’il
théâtre ou la poésie, qui y sont considérés comme les plus permet de faire les choses beaucoup plus rapidement et faci-
hautes formes d’art. L’opéra, si important ici (à Vienne, ndlr), lement, parfois trop, au point que l’on peut avoir la tentation
n’y est vu que comme un jeu snob. Quand je vais en France, de se dire que l’on aura le temps de penser au moment de la
je trouve que l’art est beaucoup plus présent partout, que tout postproduction plutôt que sur le tournage. Il faut résister à ça,
est beaucoup plus agréable à regarder qu’en Angleterre.Vous en se donnant le temps de réfléchir à ce que l’on fait.
avez du style, nous n’avons que de la décoration.
Vous utilisez aussi beaucoup d’images d’archives pour représenter
Je n’en suis pas si certain... En tout cas, cela explique pourquoi l’époque, en particulier la Première Guerre mondiale.
vous ne filmez jamais l’Angleterre contemporaine. Ces images sont à la fois belles et monstrueuses. Quand on
La principale raison est que je suis prisonnier du passé. pense que ceux qui les ont filmées traversaient les champs de
L’histoire me passionne, et je ne comprends pas le monde bataille avec des caméras très lourdes harnachées à eux ! C’est
moderne, y compr is ses machines. La seule chose qui incroyable. Mon envie d’utiliser ces images vient aussi en partie
d’une série documentaire d’archives intitulée The Great War, brûle dans chaque instant » (« A lifetime burning in every moment »).
dont le narrateur était Michael Redgrave. Ça date du milieu Dans la mémoire d’un moment intense, vous ne savez plus ce
des années 1960. Pendant des semaines, la BBC en a diffusé qui est arrivé avant ni après, seule reste l’intensité de l’instant
un épisode chaque vendredi, je n’en manquais pas un seul, ça qui brûle en vous. Au montage, c’est ce qui guide mon choix
m’a beaucoup frappé. d’une coupe ou d’un changement de plan : aller d’une émotion
à une autre, en oubliant le scénario.
On ne vous imagine pas reconstituer une bataille avec des centaines
de figurants. Dans vos films, il me semble que le temps vous intéresse bien plus que
Les archives sont plus puissantes que n’importe quelle reconsti- l’espace. Ou, pour le dire autrement, que chez vous même l’espace est
tution. Et de toute façon, avec le budget de ce film, je n’aurais du temps. Je pense notamment à Une longue journée qui s’achève, qui
pas pu avoir autant de figurants ! est peut-être le film où vous avez expérimenté cela le plus radicalement,
en résumant votre enfance à une maison et une rue.
Ce que je veux dire, c’est que vous dépouillez toujours vos scènes, Oui. Et dans le cas d’Une longue journée qui s’achève, la raison
vos décors. Même lorsque vous filmez une rue, on y voit peu de figurants, est triste : je vénère cette rue de mon enfance, cette maison
ce qui opère une sorte d’abstraction. familiale, chaque rituel quotidien de cette époque de ma vie –
Il y a une raison très concrète à cela : quand j’ai commencé l’homme des assurances qui venait le vendredi à 16h45, ma
à réaliser des films, j’ai compris que je ne savais pas comment mère qui allait laver le linge le jeudi, mon frère qui rentrait
diriger des figurants. Je me souviens d’une scène où j’avais du match de Liverpool pour écouter les autres résultats de
demandé à des figurants de traverser une rue, et j’étais obnu- football à la radio… Je ne me suis jamais remis de la perte de
bilé par le fait que l’on voyait qu’ils agissaient sur commande. tout cela. Je pensais que ma famille était constituée des êtres
Et puis, je ne pense jamais les choses de manière spectaculaire. les plus merveilleux du monde. La maison, la rue, l’église, les
La scène où j’ai utilisé le plus de figurants est le mariage dans films, c’était le paradis. Puis le paradis s’est achevé, d’un seul
Sunset Song, mais j’ai essayé de le faire le plus simplement pos- coup, avec cette perte inconsolable que fut la mort de ma mère.
sible. Même dans un film comme celui-ci, c’est l’intimité qui Je l’aimais si profondément, elle était pleine d’amour. Elle me
m’intéresse, les intérieurs plus que les extérieurs. J’ai été pro- manque chaque jour. Et je lui dis, et j’entends encore sa voix…
fondément marqué par Vermeer, mais aussi Hammershøi, un une fois de plus… c’est cette voix qui me soutiendra toujours,
peintre extraordinaire. même si je vivais 100 ans... (il pleure)
Diriez-vous que votre manière de reconstituer le passé est plus mentale Aimez-vous Marcel Proust ?
que réaliste ? (entre deux sanglots) Oui, mais il est bien plus doué que moi !
Ce qui m’intéresse, c’est une autre sorte de réalité : la mémoire,
avec la capacité qu’elle nous offre de nous déplacer différem- Diriez-vous que votre cinéma consiste à retrouver le temps perdu ?
ment dans l’espace et le temps. Les récits linéaires m’ennuient. Oui, mais bien sûr c’est impossible… Mais on essaie.
Des événements qui se suivent dans un ordre prévisible pour
nous amener logiquement vers une fin, ce n’est pas un véritable Entretien réalisé par Marcos Uzal le 25 octobre 2021, à Vienne.
voyage. Il est plus intéressant de se laisser guider par un état
de l’esprit ou par des sensations pour aller de moment intense Rétrospective du 1er au 17 mars au Centre Pompidou (Paris).
en moment intense. Comme dit T.S. Eliot, « le temps d’une vie www.centrepompidou.fr
EN SALLES
Dune : Deuxième partie de Denis Villeneuve 66
Madame Web de S. J. Clarkson 68
Eureka de Lisandro Alonso 34
Revivre de Karim Dridi 60
6 MARS
Blue Giant de Yuzuru Tachikawa 64
© POTEMKINE FILMS
Boléro d’Anne Fontaine 65
Les Carnets de Siegfried de Terence Davies 48
Lettre errante de Nurith Aviv 68
Comme un fils de Nicolas Boukhrief 65
Holly de Fien Troch 66
La Salle des profs* d’Ilker Çatak 69
14 jours pour aller mieux d’Édouard Pluvieux, HLM Pussy de Nora El Hourch,
Inchallah un fils d’Amjad Al Rasheed, Imaginary de Jeff Wadlow, La Vie The Sweet East de Sean Price Williams
de ma mère de Julien Carpentier, L’Ennemi public nº 0 d’Amalric Gérard,
13 MARS
Chroniques de Téhéran d’Ali Asgaru et Alireza Khatami 65
Dans la peau de Blanche Houellebecq 66 par Olivia Cooper-Hadjian
de Guillaume Nicloux
Il reste encore demain de Paola Cortellesi 67
Mis hermanos de Claudia Huaiquimilla 68
Nome de Sana Na N’Hada 58
The Sweet East de Sean Price Williams
Diógenes de Leonardo Barbuy La Torre, Heureux gagnants de
Maxime Govare et Romain Choay, La Beauté du geste, danse et éternité
54
Àdemande
l’issue d’un rapport sexuel, le parte-
naire de Lillian (Talia Ryder) lui
présomptueusement si elle veut
niveau de réalité quelque peu alterna-
tif, soutenu par une bande-son à l’iro-
nie malicieuse et une esthétique DIY
de Xavier de Lauzanne, Le Monde est à eux de Jérémie Fontanieu
et ses élèves, La Nouvelle Femme de Léa Todorov, Les Rois de la piste conserver sa semence, première d’une antinaturaliste.
de Thierry Klifa, Scandaleusement vôtre de Thea Sharrock, Suzanne jour suite de « bonnes intentions » qui, dans Malgré cette distance, The Sweet East
après jour de Stéphane Manchematin et Serge Steyer, The Mercy Tree de
Michele Salimbeni, Tiger Stripes d’Amanda Nell Eu The Sweet East, ne pavent pas exactement est imprégné de réel, et plus particulière-
un enfer, plutôt un marécage vaseux. Le ment de son époque : celle, précisément,
premier long métrage de Sean Price où les États-Unis commencent à s’en-
20 MARS Williams raconte la traversée du miroir nuyer du politiquement correct, tout en
Averroès et Rosa Parks de Nicolas Philibert 62 de la lycéenne de Caroline du Sud, à la ayant intégré la perspective critique por-
Hors-Saison de Stéphane Brizé 66 faveur d’une sortie scolaire à Washington tée par les mouvements mettant en avant
La Jeune Fille et les Paysans de DK et Hugh Welchman 67
Smoke Sauna Sisterhood d’Anna Hints 69 et d’un improbable attentat. Un tunnel, les identités, tels que le féminisme. Plus
Une famille de Christine Angot 61 version horizontale de celui d’Alice, la précisément encore, on le sent façonné
Bis Repetita d’Émilie Noblet, Blue Summer de Zihan Geng, Immaculée conduira vers une série d’aventures, dans par une génération qui a grandi sans
de Michael Mohan, Karaoké de Stéphane Ben Lahcene, Laissez-moi de
Maxime Rappaz, Les Poussières de Jean-Claude Taki, Vampire humaniste
le sillage des individus plus ou moins smartphones : Lillian ne devient à propre-
cherche suicidaire consentant d’Ariane Louis-Seize, Le Voyage d’Amélie… louches croisés en chemin : une bande ment parler l’héroïne de cette fiction qu’à
Amélie Rennt de Tobias Wiesman d’artistes gauchistes, un néonazi spécial- partir du moment où elle lâche le sien –
iste d’Edgar Allan Poe (Simon Rex), une aux toilettes. Le film a ceci de « réaction-
27 MARS réalisatrice et son producteur éhontément naire » qu’il flirte orgueilleusement avec
snobs, un groupuscule masculin passionné certaines lignes rouges (insultes homo-
L’Affaire Abel Trem de Gabor Reisz 64
Apolonia, Apolonia de Lea Glob 64
de dance et de Dieu. Entre Baltimore et phobes et homme déguisé en « Indien »
Los delincuentes de Rodrigo Moreno 42 le New Jersey, New York et la Mohawk sont le genre d’éléments dont la doxa
Semaine sainte d’Andrei Cohn 69 Valley, Lillian sillonne aussi un territoire contemporaine voudrait qu’un récit se
L’Antilope d’or, la Renarde et le Lièvre de Lev Atamanov et Yuri Norstein,
L’Attaque du bloc d’or d’Olivier Goujon, Cabrini d’Alejandro Monteverde,
narratif, mêlant conte, road trip et récit distanciât plus explicitement). Sa façon
CE2 de Jacques Doillon, Les Fées sorcières de Marion Jarmault picaresque. Le goût pour l’outrance dont d’aborder les États-Unis a aussi quelque
et Cédric Igodt, Hate to Love: Nickelback de Leigh Brooks, Le Jeu de témoigne The Sweet East, le filmage éch- chose d’inactuel : dénonçant de-ci de-là
la reine de Karim Aïnouz, Jour de merde de Kevin T. Landry, Kung-fu
Panda 4 de Joel Crawford, La Lettre (Voyage au pays d’avant #MeToo 2)
evelé, les situations qui partent en vrille la condescendance des Européens à leur
de Jean‑Louis Cros, Même si tu vas sur la lune de Laurent Rodriguez, ne sont pas sans rappeler le cinéma des égard, le film révèle une affection pour ce
Mon milieu de Milo Chiarini, O Corno, une histoire de femmes frères Safdie, dont Sean Price Williams pays, ses habitants et ses territoires, malgré
de Jaione Camborda, Par‑delà les montagnes de Mohamed Ben Attia,
Pas de vagues de Teddy Lussi-Modeste, Paternel de Ronan Tronchot,
est le chef opérateur attitré, mais ici la une Histoire qui peut s’apparenter à un
La Promesse verte d’Edouard Bergeon, La Théorie du boxeur de Nathanaël comédie prend le pas sur l’angoisse, et la naufrage permanent. S’il est émaillé d’une
Coste, Les Vieux de Claus Drexel violence reste potache. Commandé à son violence qui renvoie aux tueries, guerres
ami critique de cinéma Nick Pinkerton et massacres qui y ont fleuri, celle-ci est
(voir Cahiers no 799), le scénario du film traitée sur le mode d’un grand-guignol
entretient un rapport tranquille avec les cathartique, plutôt que de la pénitence.
* Film (co)produit ou distribué par une société dans laquelle démons qui s’y agitent, et se situe sur un Le regard profondément empathique que
l'un des actionnaires des Cahiers du cinéma a une participation.
Sean Price Williams porte sur ses per- jeune femme qui se présente physique- revisitée dans les discours des uns et des
sonnages, filmés sans surplomb par une ment comme un modèle de pureté et autres, une pop culture qui refait surface
caméra qui aime à se laisser déborder par d’innocence, tout en étant jugée par sa et se réinvente. Le film s’enracine dans
l’action, rend tout un chacun à la fois meilleure amie « assez jolie pour faire du ce terreau fertile, non seulement dans
risible et aimable. porno ». Mais face à elle, chacun proclame son récit mêlant les genres, mais aussi
The Sweet East s’avère, par ailleurs, sa vertu et son adhésion à des valeurs dans sa forme même, truffée de greffons
tout sauf réactionnaire, en ce que la supérieures. L’« artiviste » au sexe multi- hétérogènes : peinture où les person-
jeune Lillian s’y dresse comme un phare percé qui affirme être un « scout », le nages s’incrustent, cartons dans le style
dans le marécage susmentionné, navi- professeur d’université rejetant la vulga- du muet, cartoons, excès et dénuement
guant dans les eaux troubles de son pays rité contemporaine, la cinéaste aspirant de la série Z. À l’encontre des valeurs
avec une impressionnante sagacité. Son au grand art, le jeune croyant en quête rigides de ses personnages, le film prône
regard désabusé semble contenir une d’une épouse : tous drapent une libido la méfiance envers tout dogmatisme et la
connaissance absolue – l’accessibilité de qui les incommode dans une forme de célébration d’une contamination géné-
l’information offerte par Internet n’y est puritanisme, et l’injectent dans des idéo- ralisée. Lillian joue un nouveau rôle à
peut-être pas étrangère –, et une longueur logies qui prennent des airs de sorties de chaque étape de son parcours, et apporte
d’avance sur ses pauvres congénères.Talia secours. D’un bout à l’autre du spectre dans chaque univers un morceau du pré-
Ryder déploie avec beaucoup de finesse sociopolitique, tous projettent sur Lillian cédent, en s’appropriant les discours des
une forme d’intelligence cruelle (voir la leurs fantasmes (littéraires, cinématogra- uns et des autres. En elle, l’Amérique
scène extraordinaire où Lillian terrasse phiques, romantiques). « C’est un problème, semble pouvoir trouver une réconcilia-
Lawrence en l’aguichant, sachant qu’il ne que je sois une fille ? », questionne-t-elle, tion : son stoïcisme invite à prendre le
se permettra pas de céder à ses avances), touchant au cœur d’un récit qui, en gros- drame avec philosophie, à accueillir le
pourtant Sean Price Williams ne rabat sissant à peine les traits de notre monde, chaos comme élément constitutif d’une
jamais ces caractéristiques sur le stéréo- montre qu’il n’est pas aisé pour le désir identité. Les regards qu’elle rend à la
type de la jeune fille perverse au visage féminin de s’y déployer – le début d’idylle caméra de part et d’autre de ce récit nous
d’ange : Lillian ne fait que s’adapter à des de Lillian avec un acteur sera avorté par embrassent généreusement. ■
individus plus retors qu’elle. Si son his- l’assaut du tournage auquel elle participe
toire loufoque évoque une traversée du par les néonazis. Les pérégrinations de la THE SWEET EAST
miroir, le récit met en œuvre un deve- jeune femme ne cesseront de différer la États-Unis, 2023
nir-miroir : par sa passivité, elle révèle répétition de l’acte sexuel initial, façon Réalisation Sean Price Williams
les désirs des autres, ce qu’ils voudraient de pactiser avec les hommes que l’éloi- Scénario Nick Pinkerton
qu’elle soit et ce qu’ils aimeraient être gnement de sa province d’origine, où les Image Sean Price Williams
eux-mêmes. The Sweet East déconstruit la filles ont tôt fait de tomber enceintes, Montage Stephen Gurewitz
figure du sauveur à travers une galerie de semble l’amener à reconsidérer. Interprétation Talia Ryder, Simon Rex, Earl Cave, Jacob
portraits de chevaliers servants dévoués De contraste en contraste, The Sweet Elordi, Jeremy O. Harris, Ayo Edebiri, Rish Shah
à Lillian, quitte à inventer des dangers East dépeint une nation fragmentée, aux Production Base 12 Productions, Marathon Films
pour mieux l’en protéger. Si aucun ne idéologies marquées et apparemment Distribution Potemkine Films
l’avoue, ce projet n’est manifestement irréconciliables. Mais un fond commun Durée 1h44
pas étranger à leur attirance pour cette subsiste : une Histoire perpétuellement Sortie 13 mars
Il est frappant de voir à quel point The Sweet finit par oublier ; les MacGuffin s’éva- des péripéties mêlant histoire, burlesque
East s’approche de la comédie tout en sapant nouissent les uns après les autres. Pour et fantastique.
la rigoureuse mécanique scénaristique propre moi, la référence serait plutôt Orphée de
au genre. Cocteau – l’idée d’une héroïne chantant Précisément, sans remonter jusqu’à Griffith,
Mon scénariste Nick Pinkerton et moi face au miroir et l’utilisant pour s’échap- la temporalité évoque un brassage d’époques
sommes à l’origine des rats de vidéo- per vient de là, même si c’est peut-être antérieures, une succession de « moments
club. Quand on a une idée de film, on un peu prétentieux… Griffith aussi a été premiers » des États-Unis en tant que nation –
se demande dans quel rayon il sera rangé. une boussole, surtout pour Nick lorsqu’il on croise d’ailleurs ses thuriféraires fanatiques
Pour The Sweet East, je me pose encore la visualisait ce qu’il écrivait : cent ans nous et ses patriotes violents, que Griffith, lui, glorifiait
question ! Bon, c’est vrai : ce serait sûre- séparent de son cinéma, donc le rendu au premier degré…
ment le rayon comédie. On pourrait par- graphique est bien sûr très différent, mais L’Amérique est la seule donnée objective
ler de film d’aventure comique, mais on cela nous amusait de glisser des cartons ici, c’est pourquoi j’insiste sur la présence
voulait tordre les attentes liées à un genre de films muets et d’autres petites réfé- du drapeau. L’histoire se passe dans ce pays,
spécifique. C’est peut-être une astuce fas- rences. Ce qui évoque le conte, c’est sans mais en effet : à quelle époque exactement,
toche, d’ailleurs, de promettre une histoire doute ce sentiment « à la Griffith » de la et à travers quel point de vue ? On recon-
qui ne cesse de se dérober : on s’attend à présence d’un narrateur qui documente naît des groupuscules d’extrême droite
ce que l’héroïne vive une romance qui
nous emporte, un quiproquo qui fasse
rire, une déconvenue qui fasse pleurer,
et ce n’est jamais vraiment le cas… Ce
côté déceptif est peut-être cheap, mais on
voulait éviter de cantonner le film à un
registre. Les situations sérieuses qu’on
expérimente en Amérique et dont il est
question ici, on trouvait plus intéressant de
les regarder en planant un peu, et en riant
volontiers. Pour moi, à partir du moment
où un problème ne vous accable pas au
point de vous empêcher d’en rire, alors il
faut le faire.
évoquant le slogan MAGA, mais aussi des Sweet East en 35 mm n’aurait pas vrai- l’idée que c’est la destination des pion-
punks antiracistes qui ressemblent plutôt ment eu de sens financièrement, le 16 mm niers, et d’ailleurs, je n’aime pas non plus
aux antifas des années 1990 : l’ancrage étant bien plus cher à mon cœur : pour l’imagerie qu’on lui associe. Les grands
temporel est flou. On s’autorise à tourner moi, il renvoie aux captations de concerts espaces, les lacs, les ponts légendaires…
autour de l’affaire du Pizzagate (l’attentat des années 1960 et 70, et c’est cet esprit Tout ça s’embrasse en plan large ; et de
d’un complotiste dans une pizzeria en 2016, que j’ai essayé de retrouver en regardant façon générale, en purs termes de tech-
ndlr) en laissant la référence à l’état de ce genre d’archives avant d’attraper la nique, je me méfie du grand angle. Parfois
bribe, comme une pièce de puzzle orphe- caméra – car j’ai cadré 95% du film moi- je suis tenté d’essayer, mais ça m’effraie plus
line. C’est fou comme le cinéma américain même. C’est une sorte de devoir, pour qu’autre chose et je préfère me rappro-
filme peu ces sous-cultures, alors qu’elles nous Américains, en particulier issus de cher de l’objet. Comme dans les films de
prennent de la place dans les médias. Là la Côte Est : Kodak, c’est la maison (le Ronnie Bronstein, par exemple, je me rap-
encore, il me semblait possible de s’élever siège social se trouve dans l’État de New York, proche des acteurs, la caméra les effleure
un peu au-dessus du fait divers et d’en ndlr) ! On a grandi avec l’enseigne qui est presque, s’ajuste à leur souffle. L’Est, c’est
rire, car personne n’a été blessé lors du bien plus qu’une marque. On se doit de une affaire de détails : des monuments plus
vrai Pizzagate. La violence fasciste qu’on perpétuer le mythe… L’usage de la pelli- usés par le temps que ceux de l’Ouest –
expérimente provient parfois de phéno- cule n’était donc pas conceptualisé, mais ce là-bas, rien n’a plus de deux cents ans,
mènes sur Internet réellement idiots ; on qui l’était, c’était de démarrer le film dans donc tout est encore lisse –, des maisons
voulait restituer cette idiotie-là, or l’idiotie un style échevelé et « débullé », à l’épaule, qui trahissent subtilement la région ou
est comique. presque comme une vidéo de skate si le climat dans lequel on se trouve… Ce
vous voulez ; mais pour mieux se stabili- n’est pas mythologique, tout a l’air mort,
Le choix du 16 mm est-il dû à ce souci de ser ensuite – notamment lorsqu’entre en et néanmoins cet état amorphe représente
brouiller l’image contemporaine de l’Amérique, scène Simon Rex, qui est ici un véritable quelque chose de fort. Qui dit « détails »
en renvoyant à un passé nébuleux ? nerd, carré, presque asexué : le contre- dit « inserts » et « plans resserrés ». Il était
Ce n’était pas si conceptualisé : au départ, champ de son personnage dans Red Rocket fondamental de tourner dans des lieux de
je comptais tourner avec ma Digital Bolex, de Sean Baker, en un sens. À ce moment, la Côte Est réellement évocateurs, pour
mais c’est une caméra fragile et peu fiable. le cadre devient aussi posé, verrouillé et inverser la dynamique du périple vers
Puis, au festival de New York, il y a deux tatillon que lui. l’Ouest. Et puis, dans l’Est, il y a quatre
ans, je me suis rendu compte que tous saisons : pour un cinéaste ou un chef-op,
les films que j’ai aimés avaient été faits Sean Baker a filmé le Sud ou l’Ouest en c’est plus inspirant. Certes, mon film pré-
en pellicule. Comme pour beaucoup de rétrécissant les grands espaces qu’on leur féré de Terrence Malick quand j’étais ado
gens de ma génération, l’argentique me associe. Chez vous, le traditionnel périple vers était La Balade sauvage, et j’ai aussi pu être
donne l’impression d’avoir vraiment fait l’Ouest qui impulse presque tout le cinéma soufflé, à sa sortie, par un No Country for
un film – mais c’est intéressant de voir que, hollywoodien semble refusé au profit d’un repli Old Men, dont la photographie m’a semblé
pour quelqu’un comme Weston Razooli chaleureux vers des paysages modestes de la la meilleure que j’avais jamais vue. Mais…
(Riddle of Fire, présenté également à la Côte Est, échappant complètement au glacis je n’ai jamais revu ces deux films.
Quinzaine des cinéastes 2023, ndlr), le sen- du mythe.
timent est le même alors qu’il est presque Absolument : le mythe, c’est l’Ouest. Pour Entretien réalisé par Yal Sadat au Festival
né dans l’époque numérique.Tourner The diverses raisons, je n’ai jamais aimé l’Ouest, de Cannes, le 19 mai 2023.
Ulinceul
n homme meurt, un pays renaît de ses
cendres. Linges blancs recouvrant le
d’un côté, soleil perçant la verte
est soigné. Dans celui du colporteur
amoureux de Nambú, qui lui apprend
à conduire sa guimbarde, lui offrant
logie ou de la jeter aux orties en rêvant de
l’utopie à venir.
Quelle époque habite-t-on vraiment ?
canopée de l’autre, pile et face, terre con- les moyens de son indépendance. Tout Nome rend tangible une autre forme de
tre ciel : à peine orphelin, Raci se trouve à la fois tragique, comique, amoureuse temporalité, un feuilletage entre présent,
pris entre deux feux. Saura-t-il égaler ce et picaresque, elle convoque les forces futur et passé, celui que les penseuses fémi-
père qui fut « le meilleur joueur de bom- occultes d’un génie au masque crayeux, nistes Astrida Neimanis et Rachel Loewen
bolong » du pays ? Et d’ailleurs : de quel qui guide le récit. Walker ont nommé « le temps épais ». Ce
bois est-il fait lui-même ?
En 1969, la Guinée-Bissau lutte pour
se libérer du joug portugais. Loin des
terrains de combat, Nome dessine dans un
premier temps une chronique villageoise,
ébauchant un récit d’apprentissage aux
aspérités très attendues : méprisé de tous,
incapable de trouver, faute de bombo-
long (tambour de guerre fabriqué à par-
tir d’un tronc d’arbre), sa place au village,
Raci (Marcelino Antonio Ingira), sitôt
rebaptisé Nome (« celui qui a le nom de
tous »), séduit sa cousine Nambú (Binete
Undonque), puis l’engrosse. Effrayé par
l’opprobre, il prend la fuite et rejoint la
guérilla. Héros malgré lui ? C’est le pre-
mier retournement du film, qui trans-
forme le paysan maladroit en valeureux
guerrier. Incapable de « faire sortir la voix »
d’un arbre mort, Nome saura faire par-
ler les armes, comme il saura plus tard
devenir le cerveau d’un gang affairé à
vampiriser le pays.
De tous les films qui, depuis l’Afrique
de l’Ouest, ont narré le combat contre les
puissances coloniales – dont Mortu Nega
de Flora Gomes et Sambizanga de Sarah
Maldoror –, aucun ou presque n’a suivi
jusqu’au bout la courbe du fleuve des
Indépendances, de l’élan de la révolution
à l’amertume des réveils. En moins de
deux heures, Sana Na N’Hada conjugue
les deux, construisant un récit puissant
et poétique, dont l’ampleur romanesque
évoque par moments Nous nous sommes
tant aimés d’Ettore Scola.
Dans Nome, la révolution est partout.
Dans la lumière ocellée des sous-bois,
© SPECTRE PRODUCTIONS
temps épais, c’est ainsi le trouble éprouvé d’enchâsser, aux deux extrêmes du film, elles (ne) sont (que) de l’étoffe des
par Quiti en découvrant que Deusdada, une scène de pêche traditionnelle, dans sa hommes qui les font. ■
sa fille adoptive, est en réalité Buinhi, version fictionnée de 2023, puis sa version
l’enfant de Nambú. Ainsi le récit avance- originelle, d’un noir et blanc granuleux. Le NOME
t-il entre présent et passé, réalisme et oni- procédé ouvre un champ poétique et nos- Guinée-Bissau, France, Portugal, Angola
risme, exploitant avec une folle inventivité talgique vertigineux, comme si le présent Réalisation Sana Na N’Hada
visuelle les archives de la guerre d’Indé- du film était déjà loin, sa beauté engravée Scénario Virgilio Almeida, Olivier Marboeuf, sur une idée
pendance, tournées par l’auteur lui- à jamais dans ces archives muettes. originale de Sana Na N’Hada
même – avec ses complices de l’époque, « Pourquoi les gens deviennent-ils si mau- Image Joao Ribeiro
Flora Gomes, Josefina Lopes Crato et vais ? », demande le génie, alimentant Montage Sarah Salem
José Bolama, tous formés à Cuba. Ici, le le paradoxe d’un film qui bouillonne Décors José Carlos Vitorino
grain surexposé du 16 mm figure une d’énergie, fait vibrer et démythifie dans Costumes Lucha D’Orey
nuit étoilée. Là, les acteurs laissent place le même mouvement, nous faisant ressen- Interprétation Marcelino Antonio Ingira, Binete Undonque,
aux véritables combattants du PAIGC tir en un infini miroitement la vague et Marta Dabo, Helena Sanca
(Parti africain pour l’indépendance de la son ressac, l’espoir et la désillusion, l’allé- Production Spectre Productions
Guinée et du Cap-Vert). Au-delà du rac- gresse et le désenchantement. Comme Distribution The Dark
cord bazinien et du saisissement qu’il sus- pour mieux nous dire que les révolutions Durée 112 minutes
cite, Sana Na N’Hada a l’idée magnifique restent à l’image du bois de bombolong : Sortie 13 mars
Miracles tangibles
par Marcos Uzal
© MIRAK FILMS
deux bébés en attente d’une greffe
foie pour Luna, de cœur pour Sélim)
au service réanimation de l’Hôpital de la
Timone à Marseille, peut créer un mou-
vement de recul : on redoute d’abord
l’idée de regarder la mort si fortement
entrelacée à la naissance. Mais très vite,
dès que l’on s’approche de ces enfants,
de leurs parents, de ceux qui les soignent
(les médecins, les infirmières, mais aussi les
clowns qui viennent parfois les distraire),
on voit bien autre chose que la souffrance
et le malheur : une pulsion de vie extraor-
dinaire dans des corps minuscules et frag-
iles, qu’accompagnent et redoublent une
multitude d’adultes. Dans ce sauvetage
de petits êtres à peine au monde, dans le
réseau qui relie leur profonde solitude à
l’attention de toute une communauté,
se joue quelque chose de plus vaste, qui forme de maturité et de réflexion sur mère) prouvent la complicité du cinéaste
engage l’humanité tout entière. Pour dire eux-mêmes, qui peut frôler l’humour avec les parents, et peut-être même son
cela, les mots paraissent vite un peu trop noir (Julien, à Romane : « Je t’avais dit que amitié ; il ne la met cependant jamais en
larges ou usés, là où Revivre parvient à je n’étais pas bon pour faire des enfants »). avant car elle n’est pas le sujet mais plutôt
faire ce dont seul le cinéma est capable : Citons aussi ce moment où Ismaël et la trame secrète du film.
montrer l’indescriptible. Et que voit-on Stéphanie pensent avec émotion à ce qui Dridi a filmé une vingtaine de familles,
ici de si extraordinaire ? Une résistance ne nous était pas venu à l’esprit : pour mais il centre son montage seulement sur
en actes, en gestes, en souffles, dans le sauver leur fils par une greffe, il faut qu’un deux d’entre elles. Cela permet de pas-
travail collectif d’un hôpital, dans l’in- autre enfant meure, et que d’autres parents ser beaucoup de temps avec chacune, et
fatigable présence des parents, et surtout soient ainsi plongés dans une tristesse dont qu’elles soient deux fait émerger la singu-
dans les corps des nourrissons et dans ils voudraient eux-mêmes être épargnés. larité de chaque cas. On peut le dire car
leurs grands yeux inoubliables. En s’ap- L’intelligence de la situation, c’est aussi ce n’est pas un thriller : les deux bébés
prochant régulièrement très près d’eux, la justesse du regard dont fait constam- seront sauvés. Et on ne peut s’imaginer
Karim Dridi nous fait ressentir ce que les ment preuve Dridi. Il évite tous les pièges qu’il en soit autrement tant l’irruption
médecins savent mieux que quiconque : qu’un tel sujet pourrait poser : sensation- de la mort au cœur de tous ces efforts et
combien ces malades a priori inconscients nalisme, émotion forcée, suspense déplacé. espoirs serait une saloperie faite au spec-
de leur état sont les premiers à lutter, les On se dit simplement que celui qui filme tateur, absolument contraire à cette bou-
principaux combattants. est un type bien. Cela ne relève pas tant leversante célébration du vivant au seuil
À tous niveaux se manifeste ce que d’une rigueur éthique préconçue (en bon même du néant. ■
l’on pourrait appeler une intelligence de élève du documentaire) que d’une sensi-
la situation : bien sûr, dans le savoir du bilité plus instinctive et affective. Caméra REVIVRE
corps médical, fruit de siècles de science, à la main, il adapte constamment sa dis- France, 2023
mais aussi dans les réactions et paroles tance à ce qui se déroule sous ses yeux, Réalisation, scénario, image Karim Dridi
des parents, lucides et dignes parce que aux nécessités et émotions de l’instant, Son Tom Allibert-Bardoux, Jean-Noël Yven
leur enfant les raccroche à un quotidien sans jamais s’en tenir loin. Lui et son Montage Paul Pirritano
où ils se doivent de rester éveillés. Les preneur de son, omniprésents, sont pris Musique David Gubitsch, Vincent Peirani
© RECTANGLE PRODUCTIONS
discussions entre Romane et Julien, les dans l’affairement délicat et sur le qui- Production Mirak Films
très jeunes parents de Luna, manquent vive autour des enfants. Quelques détails Distribution Pyramide
parfois de tourner à la dispute, mais l’on furtifs (un regard caméra, un rire hors Durée 1h38
sent combien la situation les oblige à une champ, son prénom prononcé par une Sortie 28 février
No home movie
par Charlotte Garson
Idécide
nvitée à présenter son livre Le Voyage
dans l’Est à Strasbourg, Christine Angot
d’y forcer la rencontre avec la
« sa version » comme si l’inceste n’était
pas avéré, la filmeuse ne laisse aucune
éthique documentaire auteuriste limiter
La première conversation aboutit à un
échec cuisant, la mère parlant d’une « cas-
sure » entre elle et sa fille adolescente,
veuve de son père, qu’elle n’a connu son geste : le pied sera mis dans la porte, escamotant ainsi l’inceste sous un psy-
qu’à l’âge de 13 ans et qui l’a violée avec l’aide de ses « amies » – terme ici chologisme de la relation. Mais Angot,
pendant des années avant de mourir en non pas large et euphémique, mais qui après sa colère, revient et propose que sa
1999. Si le film est construit autour de redonne au collectif d’un tournage toute mère lise le journal intime qu’elle a écrit
cette visite non sollicitée, c’est parce que son importance physique, présentielle. après cet entretien désastreux : once more,
la primo-réalisatrice de 65 ans cherche Une fois la petite équipe dans la place, with feeling.
dans le cinéma documentaire cela même l’événement de parole a bien lieu, mais Cette science du « deuxième tour »
que le texte ne peut lui donner : la valeur c’est d’abord un lapsus, la belle-mère confère à la modestie d’Une famille une
probatoire d’un enregistrement non filtré appelant Christine « Catherine », avant belle cohérence formelle, l’après-coup
par le prisme subjectif et postérieur de de se hisser à la hauteur du moment étant peut-être le seul territoire qui reste
l’écriture. La saisie non pas d’une révéla- avec une sincérité mécanique (« Je suis à une enfance massacrée. Dans l’une des
tion, d’un aveu ou d’une résolution, de ton côté »), hypocrisie compassionnelle plus belles séquences, Angot revient à la
mais de ce que l’inceste fait à ceux qui qu’Angot contre par l’impact physique charge auprès de son ex-mari, père de
en ont été les témoins aveugles, sourds et (« J’ai besoin de m’asseoir »), qui sape obs- sa fille Léonore, qui avait d’abord refusé
muets. Devant la maison, Angot hésite à tinément le souhait de son interlocutrice de participer au film. Catalyseuse d’une
presser la sonnette, mais s’encourage avec de « prendre de la distance » face à sa « vio- anamnèse féconde, la caméra ne vient
son opératrice et se sert de la présence lence ». Ce duel langagier, le montage pas faire rendre gorge à l’immobilisme
de la caméra – soit l’objet qui effraie la s’emploie pourtant à le diffracter, en le de ce compagnon qui avait vu les viols
belle-mère. De la caméra comme pied- mettant par exemple en regard avec une reprendre sans les dénoncer ni parvenir
de-biche ? Peu importe que cet appétit émission de Thierry Ardisson où Angot, à briser l’emprise. Angot comprend les
pour une fonction première du cinéma à ses débuts, subit une curée. Le happe- causes de ce silence, nœud de traumas
ait été approprié depuis longtemps par ning du début est aussi opportunément emboîtés auquel la forme même du film
la téléréalité, d’une autre manière (filmer mis en écho avec un dialogue, très diffé- propose une extériorité salvatrice. Une
pour faire dire, tandis qu’Angot filme rent mais aussi douloureux, d’Angot avec famille gagne à inclure dans son mon-
pour enfin être entendue) : de même sa mère. Là encore, ce sont les moyens tage des régimes d’images bien différents
que nulle courtoisie ne sera de mise face propres du cinéma qui passionnent l’écri- des face-à-face tendus, dans lesquels
à une belle-mère qui parle encore de vaine : la possibilité d’une seconde prise. des parents savent voir et écouter : des
segments de home movies que l’ex-mari
a filmés alors que le couple observait sa
toute petite fille allant chercher le pain,
et, en épilogue, l’émouvant dialogue
d’Angot avec sa fille adulte, qui dit avoir
grandi sans comprendre que sa mère
aurait aussi pu ne pas avoir été violée,
que l’inceste n’était « pas la vie ». Les évi-
dences, filmées à l’état natif, ont parfois
la force des commencements. ■
UNE FAMILLE
France, 2023
Réalisation Christine Angot
Image Caroline Champetier
Montage Pauline Gaillard
Production Le Bureau, Rectangle Productions
Distribution Nour Films
Durée 1h21
Sortie 20 mars
Aurd’hui
verroès et Rosa Parks et La Machine à
écrire et autres sources de tracas font aujo-
de Sur L’Adamant le premier volet
mais aucun n’est présent dans les trois
volets : François, qui ouvre l’ensemble
en chantant « La Bombe humaine » de
puissent atteindre le spectateur. Le bateau,
entre rêverie adamique et Atalante ciné-
matographique, devient ce lieu suspendu,
d’un triptyque. Quelques plans de respi- Téléphone, réapparaît dans Averroès… où l’individu est abordé sans présumer de
ration, l’attention à la lumière qui pro le temps d’un long segment ; dans La son symptôme.
vient des fenêtres rappellent la manière Machine à écrire… Muriel, déjà croisée Dans Averroès…, le cinéaste s’efface
dont le cinéaste fait dialoguer l’activité à bord de L’Adamant, attend que deux au contraire devant les psychiatres et les
artistique des patients avec la beauté du éducateurs viennent réparer son lecteur psychologues pour enregistrer le déploie-
monde. Mais les entretiens psychiatriques CD. Leur réapparition donne une épais- ment symbolique de la parole lorsque
entre médecins, psychologues et patients, seur humaine à un parcours dont chaque celle-ci, blessée, fragmentée, déchirée,
absents jusque-là, constituent l’essentiel volet se soutient des deux autres, sans répétitive, est sur le point de se disloquer
d’Averroès et Rosa Parks, du nom de deux jamais s’en trouver écrasé. Pour agencer dans le délire ou la paranoïa. La douleur,
unités de soins de l’hôpital Esquirol à finalement l’ensemble, Philibert se fonde, constamment à fleur d’image, envahit
Paris. Ils réapparaissent de façon spo- consciemment ou non, sur les registres désormais le discours, qui en retour s’ef-
radique dans La Machine à écrire…, mais par lesquels un individu s’inscrit dans force de la respecter, de la reconnaître, à
il s’agit alors de faire parler quelques indi- le monde : l’imaginaire, le symbolique, défaut de la canaliser. Le cinéaste revi-
vidus de leurs angoisses chez eux, dans le réel. talise ainsi les battements élémentaires
leur appartement. Sur L’Adamant s’est concentré sur la du champ et du contrechamp, ouvrant
Aucun épuisement méthodique d’un dimension imaginaire : en observant dif- chaque individu, qu’il soit médecin ou
lieu ; aucune question budgétaire abor- férents patients face au dessin, au chant patient, sur le risque de l’autre, risque de
dée frontalement ; pas d’interrogation ou à l’écriture, il transforme ces appro- sa présence comme de son incompréhen-
directe sur l’approche médicamen- priations de la création en modalités sion. Les médecins ne cessent de scruter
teuse de la psychiatrie. Nicolas Philibert de rencontre avec autrui. Même si le un patient qui les évite, regarde de côté,
s’adosse à des situations quotidiennes, cinéaste et son équipe réduite y donnent s’abîme dans le vide. L’écoute devient un
voire apparemment accessoires, et fuit à entendre une parole heurtée et tour- dispositif de montage qui, en relançant les
l’épopée romanesque en même temps mentée, ils se placent encore en situation images, permet de faire affleurer failles
que le tableau sociologique. Certains per- d’intermédiaire, entrant en relation avec et fissures, par lesquelles le symptôme se
sonnages reviennent d’un film à l’autre, les patients pour que les regards caméra laisse entrevoir.
CAHIERS DUetCINÉMA
Averroès Rosa Parks. 62 MARS 2024
CAHIER CRITIQUE
© TS PRODUCTIONS
La Machine à écrire et autres sources de tracas.
Le spectateur aperçoit mieux ainsi, Il révèle ceux que nous plaçons dans les compulsions de l’art brut, ne le consi-
par effet de reconnaissance, ce qui le rap- marges de notre ordre social comme des dère que comme un modeste praticien
proche des patients que ce qui l’éloigne versions plus détruites, plus instables de de l’écriture.
d’eux. Au début de La Moindre des choses, ce que nous sommes. Puissance éthique Peu à peu, l’angoisse prend le pas sur
il y a trente ans, Philibert dramatisait du dispositif d’enregistrement qui, au sein l’anecdote. Philibert capte essentiellement
le contraste entre une nature solaire et d’un discours au bord de l’effilochement, la présence d’individus qui ont besoin
édénique dans le parc de la clinique de arrive à donner à entendre le silence, le de ces objets pour tenir à l’existence. La
La Borde et des corps désarticulés. La vide, l’inquiétude que nous avons appris réparation ne colmate pas la séparation
première prise de parole d’un patient à dissimuler au creux de notre normalité. d’avec soi ou le monde, elle la rend tolé-
sonnait même comme un glas : « Je me La Machine à écrire… constitue un rable, mais cette manière de l’endurer se
suicidais puis je revenais comme un fan- aboutissement de cette démarche, bien délite au fur et à mesure qu’à l’écran les
tôme. » Désormais, bien qu’on retrouve plus qu’une clausule ou un épilogue. corps s’allongent, se paralysent dans un
ici et là comme plans de coupe certaines Après l’imaginaire et le symbolique, voilà effondrement de plus en plus engourdi.
formes spectrales, la parole s’appuie sur abordée la dimension du réel. À partir Par un plan d’ensemble qui cadre tout
des formules aux allures de normalité : de la simplicité de son argument (des le salon, Philibert fixe Frédéric sur son
je veux payer mes impôts, je veux me psychologues viennent chez les patients divan, pétrifié au milieu de tous les objets
lever tôt pour aller travailler, je suis les rafistoler des objets dont la détériora- qu’il a accumulés pour se construire un
règles de la République, je recours à la tion empoisonne la vie quotidienne), il monde qui le rassure. Cette dernière
culture comme preuve de ma rationa- explore ces instants où le psychisme se image de La Machine à écrire…, plan-
lité. Un prof de philo en pleine décom- fixe sur un phénomène qui l’englue et qui caveau, fait ressurgir un plan d’Aver-
pensation résume sa vie sur le mode du dissout son rapport à la réalité et à l’exté- roès…, l’antépénultième, bouleversant
name dropping : Deleuze, Merleau-Ponty, riorité. Le geste de réparer compte moins dans son apparente évidence : un plan
Tagore. Son discours se défait par bribes, que le flottement de l’individu dans un d’arbre, comme la consolidation d’un
peine à consister. Mais a-t-il absolument entre-deux, entre désinsertion et raccor- monde qui ne s’écroulera jamais, que la
tort lorsqu’il décrit le conseil de classe dement au monde. En quelques phrases mémoire colore désormais de la teinte
comme une antichambre néolibérale en devant la caméra, Patrice, silhouette funèbre d’une cérémonie des adieux. ■
milieu scolaire ? Lorsqu’un autre patient douce et immobile, décrit son mode de
qui hallucine le retour de son père mort vie rythmé par l’écriture quotidienne, à
dans le service de psychiatrie doit se pro- la main, d’au moins deux poèmes qu’il AVERROÈS ET ROSA PARKS
jeter dans un avenir, il se referme aussi- tape à la machine le soir. Philibert se LA MACHINE À ÉCRIRE ET AUTRES SOURCES DE TRACAS
tôt agressivement sur lui-même, soutenu décentre de la machine en panne, délaisse France, 2024
par la sécheresse du montage. Cette également les réparateurs à l’arrière-plan Réalisation, image, montage Nicolas Philibert
impossibilité à camoufler sa vulnérabi- et ne s’autorise qu’un seul plan de coupe, Son Érik Ménard
lité n’appartient-elle qu’aux délirants, ou très bref, sur les piles entassées dans un Mixage Emmanuel Croset
pouvons-nous aussi nous y retrouver ? coin de l’appartement. Aucun gros plan Production TS Productions
Philibert appréhende ces patients non sur les manuscrits, aucune lecture à voix Distribution Les Films du Losange
par le versant de la maladie, mais par la haute des poèmes. Il se garde de monu- Durée 2h23 et 1h12
quête impossible d’une norme fantasmée. mentaliser Patrice, de l’amener vers les Sortie 20 mars et 17 avril
multiplient les séquences live, qui repré- facilité mélodique et abstraction ryth- pouvoir, qui restera hors champ. Un gui-
sentent plus de trente minutes du film – mique, reflète et interroge le caractère chet ou un bureau assignent une place
une rareté en animation – et prennent conventionnel du cinéma d’Anne Fon- à des requérants toujours infériorisés :
vite l’ascendant, avec la liberté formelle taine. Quant à l’illustration d’époque, l’immobilité des citoyens lambda en posi-
qui les caractérise, sur les passages nar- enfin, elle lorgne du côté d’un manié- tion d’attente – parmi eux figure tout de
ratifs qui paraissent plus contraints. Les risme calme qui vient tordre la tendance même un cinéaste, clin d’œil spéculaire
choix musicaux contribuent évidem- des biopics à l’hagiographie. Ravel, sobre- oblige – est l’évidente métaphore d’une
ment à cette réussite, reposant en partie ment incarné par Raphaël Personnaz, coercition le plus souvent humiliante éle-
sur le travail subtil de l’incroyable Hiromi avance sans hybris ni crucifix. L’ensemble vée au rang de mode de gouvernance. En
Uehara, à la fois compositrice de la BO, est hélas plombé par une assommante dépit de la diversité des tonalités (l’ab-
interprète au piano des morceaux joués sexologie de comptoir ; n’est-il pas bien surdité de certaines situations vire parfois
par les Jass – le trio fictionnel – et direc- connu qu’à créateur asexuel, œuvre céré- au comique surréaliste, quand un jeune
trice musicale du film : un Blue Giant brale ? Au milieu des femmes et devant père cherche à faire enregistrer le prénom
peut en cacher une autre. la caméra qu’il fascine trop nettement, David par l’état-civil), le constat sociétal
Thierry Méranger Ravel se pavane comme un infant défunt. et politique est d’autant plus implacable
Boléro fugue néanmoins par instants vers qu’une force très référencée se dégage de
la grâce, comme quand l’adulte assiste au l’ensemble, hommage explicite à l’inso-
Boléro surgissement d’un souvenir d’enfance lence des mosaïques panahiennes. Si une
d’Anne Fontaine depuis l’embrasure d’une porte. Ces notes chauffeuse de taxi fait ici partie des vic-
France, 2024. Avec Raphaël Personnaz, Doria Tillier, à la Fabelmans se fredonnent certes sur le times tourmentées, il importe davantage
Jeanne Balibar. 2h. Sortie le 6 mars. mode mineur – mais les films majeurs de remarquer qu’une génération après
Boléro a tout du film académique qui n’ont pas le monopole du cœur. celle du Cercle (2000), la figure convo-
s’arrogerait en prime le droit de rendre Hélène Boons quée pour les cinq femmes des Chroniques
fou. S’incrivant dans le sous-genre du de Téhéran ne traduit toujours rien d’autre
biopic d’artiste avec structure routinière que l’enfermement.
en accent circonflexe de l’ascension au Chroniques de Téhéran T.M.
déclin, il porte sur la genèse du Boléro de d’Ali Asgari et Alireza Khatami
Ravel, soit une scie musicale qui repose Iran, 2023. Avec Bahram Ark, Arghavan Shabani,
sur dix-sept répétitions d’un même motif, Servin Zabetian. 1h17. Sortie le 13 mars. Comme un fils
et s’appuie sur une mise en scène illus- À l’image de l’affiche française de Chro- de Nicolas Boukhrief
trative – la réalisatrice recourant à une niques de Téhéran évoquant une face de France, 2024. Avec Vincent Lindon, Stefan Virgil
photographie ambrée propre à beau- Rubik’s Cube, un espr it de géomé- Stoica, Karole Rocher. 1h42. Sortie le 6 mars.
coup de reconstitutions de l’entre-deux- trie préside à ce premier film réalisé Après un burn-out, Jacques Romand, un
guerres au cinéma, de Midnight in Paris à par les Iraniens Ali Asgari et Alireza professeur de collège (Vincent Lindon),
Nightmare Alley. Pourtant, le film parvient Khatami, tous deux révélés à Venise en cherche à sauver un adolescent rom pré-
à surprendre le temps de quelques frémis- 2017. Le dispositif élu est de fait puis- nommé Victor (Stefan Virgil Stoica) de
sements. Ravel est un mélancolique arti- sant et segmenté. Neuf plans-séquences la bande qui le manipule et le bat. La
san de l’échec, dépassé par le succès d’une ont été tournés comme autant de courts formulation du synopsis laisse d’emblée
œuvre qu’il méprise. L’accent circonflexe métrages, sans que leurs interprètes, ano- entendre une restauration du paterna-
se fissure sous le coup de raccords secs nymes pour la plupart, aient eu vent de lisme, un regard faussement éploré et
et de flash-back qui ne se révèlent qu’à la totalité du projet. Leur cadrage est fixe secrètement nostalgique devant des ins-
leur fin, dans une forme d’analepse en et frontal, mettant en scène pour chaque titutions forcément délabrées, un mani-
spirale insuffisamment audacieuse. En saynète un anti-héros aux prises avec chéisme appuyé. Or l’intérêt (relatif) de la
outre, la fameuse scie, partagée entre un représentant de l’autorité, donc du mise en scène est d’exposer constamment
les négociations que Nicolas Boukhrief
doit faire avec son sujet, ses efforts pour
l’amener vers les fictions américaines pro-
gressistes de la fin des années 1950 afin de
mettre à distance tout effet vériste. Tout
est alors question de dosage et d’équilibre.
Comme un fils manque souvent de tom-
ber, mais avance parfois aussi avec convic-
© MADE IN GERMANY FILMPRODUKTION
ses heures, n’enseigne quasiment jamais et le dispositif même du film qui veut que Holly
préfère une collection de livres de valeur cette petite société a choisi de s’autocari- de Fien Troch
à leur lecture. Le cinéaste le dirige à la caturer ? Le corps recroquevillé, les yeux Belgique, 2023. Avec Greete Verstraete, Els
recherche de sobriété, accomplissant en révulsés, la voix hagarde d’un Houelle- Deceukelier, Robbie Cleiren. 1h42. Sortie le 6 mars.
silence quantité de gestes fonctionnels : becq qui survit par son devenir-person- Dans une salle de classe du lycée où se
prendre un livre, distribuer des stylos, nage composent un portrait de l’artiste en déroule Holly, la tension est palpable. Un
couper des oignons. Ses fameuses colères vieillard bénin qui n’aurait plus rien à dire élève est sommé de quitter la pièce. La
envers la dégueulasserie du monde sont dans un univers exténué. caméra l’attend dans le couloir ; il sort,
absentes, la voix est assourdie, le regard H.B. referme derrière lui, mais le carrelage
pathétique retenu, même si l’on peut pré- glissant (on vient de le nettoyer) l’em-
férer des mises en scène comme celles pêche de faire un pas. Sa silhouette élas-
d’Alice Winocour (Augustine) ou de Julia Dune : Deuxième partie tique reste prostrée contre la porte, aux
Ducournau (Titane), qui le déconstruisent de Denis Villeneuve frontières de la salle de cours et du hall,
ou le mettent à l’épreuve. États-Unis, Canada, 2024. illégitime dans l’un et l’autre espace, donc
Jean-Marie Samocki Avec Timothée Chalamet, Zendaya, Austin Butler. absurdement piégée par un tracé, tel un
2h46. Sortie le 28 février. personnage de cartoon pétrifié face à
Installer une monade puis la mettre en d’invisibles limites (celles du cadre, tout
Dans la peau de Blanche crise au deuxième épisode : le logiciel simplement ?). Cette courte scène – ves-
Dune en est à cette étape du processus tige, peut-être, de la comédie que Fien
Houellebecq exigé par toute saga de fantasy. Crise iden- Troch visait au départ –, résume la posi-
de Guillaume Nicloux titaire : Paul Atréides (Timothée Chala- tion du spectateur : face à l’histoire de
France, 2024. Avec Michel Houellebecq, Blanche met) est-il bien l’Élu ? Lui-même semble Holly, autre élève qui se découvre un
Gardin, Luc Schwarz. 1h22. Sortie le 13 mars. en douter, qui crapahute sous divers alias et pouvoir guérisseur à la suite de l’incen-
Guillaume Nicloux renoue avec la veine menace de basculer dans le mauvais camp. die du lycée, on est maintenu sur un fil
fantaisiste de L’Enlèvement de Michel Crises politiques : ce chapitre donne l’im- ambivalent. Le point de vue de la jeune
Houellebecq (2014) dans ce mockumentary pression d’avoir anticipé celles du présent fille, engagée comme bénévole pour sou-
qui rate de près le virage du brillant pour avec ses histoires d’antagonisme Nord- lager les endeuillés, s’oppose à celui de
dégringoler la pente de la dérision et de Sud, de terres asséchées, de futur égalitaire cette petite communauté ébranlée qui
son corollaire : le vide. On le rebaptise- enrayé par les plans du baron Harkonnen la scrute avec circonspection. Sorcière ?
rait bien Qui veut (encore) sauver la peau de dont le ventre blanc semble rembourré Nerd ? Sauveuse christique ? Ressent-elle
Michel Houellebecq ? Apparemment per- de privilèges (Hollywood a décidément une empathie de Mère Teresa lui permet-
sonne, puisqu’il s’agit de dupliquer l’au- trouvé en Stellan Skarsgard son toxic white tant de faire le bien, ou n’est-elle qu’un
teur grâce à un fellinien concours de sosies male en chef). Il existe toutefois une crise talisman humain ? Refusant de trancher
approximatifs sis en Guadeloupe et pré- plus sourde : celle de l’étrangeté supposé- ou d’habiter pleinement cette indécision,
sidé par Blanche Gardin. En réalité, tout ment promise par ce gouffre ensablé. Les la mise en scène se rabat sur un principe
le monde, tant la complaisance suinte idoles contemporaines étant jetées dans de distanciation, imitant l’ado voyante qui
sous la sueur. Le malaise naît de la juxta- l’arène de telle sorte que leur différence anticipe les drames et les contourne donc,
position de deux procédés comiques qui soit réduite à un produit d’appel (androgy- souffrant de loin pour les victimes. N’est
reposent sur le grossissement et gagnent à nie millenial de Zendaya et Chalamet, sta- pas télépathe qui veut : filmer de loin, sans
garder leurs distances. D’une part la cari- ture surhumaine de Dave Bautista…), les croire en l’aura magique de Holly ni en
cature, soit la représentation outrée d’un singularités s’annulent : la bizarrerie n’est son humanité, c’est se condamner à toiser
contemporain, fait des deux héros drôles plus bizarre. La solution pour rendre énig- d’une morgue froide le défilé d’éclopés
par ailleurs (le problème n’est pas là : on matiques ces corps déjà sur-signifiants ? qui se bouscule à son portillon – et anes-
rit parfois, merci bien), les représentants Les opacifier. Turbans des guerriers pour thésier des images qui envient à l’héroïne
d’une élite blanche bête à manger du foin affronter les tempêtes, voile noir avalant sa puissance de commisération.
et fumer des joints. D’autre part la parodie, le visage de Charlotte Rampling, com- Y.S.
soit la reproduction outrée d’une forme, bats à contre-jour : face aux masques et
nous inonde d’un régime d’images rele- au design sans audace, les visages perdent. Hors-Saison
vant de la télévision et de la télé au carré, Villeneuve, d’ailleurs, n’a jamais autant de Stéphane Brizé
bocal dans le bocal, qu’est la téléréalité. filmé depuis le ciel (façon Yann Arthus- France, 2023. Avec Guillaume Canet,
Dans cette version intello des « Marseil- Bertrand, son cousin éloigné), comme s’il Alba Rohrwacher, Sharif Andoura. 1h55.
lais » où les échappées hors de la villa avec voulait rendre sa mêlée de stars à peine Sortie le 20 mars.
piscine n’en sont pas vraiment, le reste du discernable. Il est vrai que, loin d’elles, S’éloignant du monde du travail, Stéphane
monde s’étiole dans un nuage de rhum l’épopée est à peu près crédible ; vue de Brizé filme les vacances forcées d’un
tandis que les images assurent d’une fausse près, elle ressemble à un concours de sen- célèbre acteur de cinéma en pleine crise
transparence retorse. Face aux questions tences obséquieuses disputées entre minets de la cinquantaine : Mathieu (Guillaume
des journalistes (tout y passe : les musul- affectés, vieilles gloires fatiguées et égéries Canet), après avoir fui les répétitions de
mans, les femmes, l’esclavage), le patelin de marques de luxe. sa première pièce de théâtre, laissant tout
Michel met en scène de manière réussie Yal Sadat le monde en plan, part se réfugier dans
un silence prolongé : n’est-il pas sauvé par le centre thalasso d’une ville balnéaire de
l’ouest de la France, en plein désert hiver- Il reste encore demain d’abord soumises au dictat de l’époux
nal. Canet prolonge ici l’autoportrait de Paola Cortellesi (ou d’un beau-père agonisant que l’on
ironico-dépressif qu’il avait déjà décliné Italie, 2022. Avec Paola Cortellesi, Valerio entend hurler depuis sa chambre). C’est
dans certaines de ses propres réalisations Mastandrea, Romana Maggiora Vergano. 1h58. d’ailleurs la nature systémique de son
(Rock’n Roll, Lui) et que Brizé semble Sortie le 13 mars. malheur qui force Delia à réagir, aidée
d’abord documenter avec une petite Le premier long métrage de l’actrice et dans cette direction par une mystérieuse
dose d’humour qu’on ne lui connaissait humoriste Paola Cortellesi s’ouvre sur lettre. Le MacGuffin est assez lourd –
pas. Puis le film change de ton lorsque une gifle : en 1946, Delia (interprétée Delia survivra-t-elle à une énième volée
Mathieu retrouve Alice (Alba Rohrwa- par la réalisatrice), mère de trois enfants de coups si Ivano venait à lire la lettre ? –
cher), un amour de jeunesse qu’il avait dans les faubourgs de Rome, réveille ainsi mais vient, in extremis, nouer l’alliance
plaqué sans ménagement, devenue profes- son mari, Ivano (Valerio Mastandrea), qui entre une aventure individuelle et celle
seure de piano dans cette ville et mariée la frappe en retour. Le choix du pasti- collective du féminisme politique.
à un sympathique et lénifiant bourgeois che néoréaliste – noir et blanc, ouverture Vincent Poli
de gauche. Il ne se passera quasiment rien au format 4/3 – n’est pas du meilleur
entre eux, sinon l’occasion pour Mathieu goût, Cortellesi s’obligeant à désamorcer
de dire enfin pardon et au revoir à Alice. l’hommage par des pointes parodiques ou La Jeune Fille et les
Plongé dans ce bain d’ennui et d’humi- la musique d’Outkast, cela afin de prou-
lité érigés en gages d’authenticité, et loin ver la contemporanéité de son récit. Mais Paysans
d’un hors-champ esquissé comme un cli- au passage, elle ouvre la porte à une évo de DK et Hugh Welchman
ché (le monde exténuant et impitoyable cation sans fard des violences conjugales Pologne, 2024. Avec Kamila Urzedowska,
du show-biz parisien), il recevra la grande dans la période d’après-guerre. Le grand Robert Gulaczyk, Julia Wieniawa-Narkiewicz. 1h54.
leçon de la classe moyenne provinciale écart opéré par Cortellesi entre une étude Sortie le 20 mars.
telle qu’aime la fantasmer le cinéma fran- de mœurs doublée d’éclats burlesques (les DK et Hugh Welchman, à qui l’on doit
çais : la vie n’est pas un roman, messieurs- gaffes de Delia lors du repas de fiançailles déjà La Passion Van Gogh, poursuivent ici
dames. Il y a du Sautet dans la mélancolie de sa sœur avec le fils d’un couple fortuné l’exploration d’un dispositif assez délirant,
maussade et l’anti-lyrisme de Hors-Saison, et véreux) et les hématomes sur la peau qui s’articule en trois étapes. Les acteurs
éloge de la résignation où ne manquent ni de la mère de famille est à l’origine du sont filmés avant d’être mêlés en post-
les plages désertes face aux vagues grises, ni succès d’Il reste encore demain, cinquième production à des matte paintings et des
les restaurants vides, ni les silences qui en film italien le plus rentable de l’histoire. décors en images de synthèse. Ce n’est
disent long, ni la langueur dominicale. Le Pas de grand méchant – la bêtise généra- qu’ensuite que le film trouve sa forme
tout emballé dans une musique de Vincent lisée des hommes prouve la banalité de la vér itable : les plans obtenus servent
Delerm, c’est dire si c’est vivifiant. misogynie –, mais des héroïnes discrètes, alors de référence à des animateurs qui
Marcos Uzal porteuses d’une sororité fragile puisque les reproduisent à la peinture à huile et
toutes, quelle que soit leur classe, sont greffent à ces tableaux vivants des images
le récent La Zone d’intérêt, Auschwitz un dispositif de vidéosurveillance, grâce et insituable des paysages alentour, la
s’impose via le système de l’économie auquel elle pense identifier l’une des rareté des indices tangibles du danger et
domestique dont l’ordre représente en membres du personnel. Cette ensei- le rythme étouffé du film ouvrent à une
mineur ce parangon de la rationalisation gnante modèle, dont les origines polo- seconde lecture : on pourrait se situer à la
héritée des Lumières qu’est la Solution naises sont rappelées à maintes reprises, jonction de l’Histoire en marche et d’un
finale, selon Horkheimer et Adorno. est alors condamnée à esquiver les pièges espace-temps originel, avant les pogroms,
Le huis clos carcéral qu’est Mis herma- tendus de toutes parts, circulant d’un à un moment où Leiba peut encore croire
nos, inspiré de la mort en 2007 d’un espace à l’autre de l’établissement au que l’antisémitisme se règlera d’homme à
groupe d’adolescents chiliens, repose rythme d’un montage sans temps mort, homme. Semaine sainte parvient à diluer
sur un principe proche quoique symé- et suivie par une caméra nerveuse à sou- la réaction de Leiba dans un temps
triquement inverse. L’univers politique hait. On l’aura compris, l’école vaut sur- beaucoup plus long qui la rend d’autant
est placé hors champ. Le petit Puceron, tout ici comme un reflet miniature de plus inopérante. Aux destins individuels
son grand frère Ángel et leurs amis unis la société allemande, visiblement obsé- plongés dans les affres de l’Histoire, le
par un écosystème à la Freaks and Geeks dée par l’évitement des crimes du passé. film oppose ainsi un personnage dont
rongent leur délinquance dans un micro- Au nombre des allusions, on note une le pathétique est de vivre à un moment
cosme pénitentiaire quasiment insulaire, « rafle » et le motif de l’étoile jaune, sans ambigu, à la marge et pourtant déjà plei-
coupé de la nation comme de la sau- compter que l’affaire précède le début de nement intégré au siècle de la Shoah.
vage forêt qui l’entoure. Et cette fois, le l’histoire : le ver de la culpabilité est déjà Mathilde Grasset
hors-champ est dans le champ via un jeu dans le fruit. Pour lutter contre les nou-
continu sur l’appropriation des lignes et veaux fascismes, le self-control serait-il la
des plans. Dessins aux murs, figurines sur clef, comme l’incarne – non sans brio – Smoke Sauna Sisterhood
les cadres de lit, chaussures et peluches cette héroïne qui plie, mais ne rompt pas d’Anna Hints
lancées ou perdues : l’enfance, ce lieu de dans l’escalade de la violence ? En réalité, Estonie, France, Islande. Documentaire. 1h29.
résistance déjà politique, rejoue les gestes parce qu’il joue avant tout sur la peur Sortie le 20 mars.
anthropologiques fondamentaux en tant viscérale de l’autre, le film repose sur le Si on considère que la mission première
qu’elle tend à rendre sien tout territoire. fantasme de la bonne correction : il est du cinéma depuis Lumière est d’approcher
Il y a des défauts dans Mis hermanos, du ainsi le premier à comploter contre son de nos regards des mondes qu’ils ignorent,
lisse et quelques échappées oniriques en personnage. Smoke Sauna Sisterhood l’accomplit exem-
forêt qui contreviennent à la cohérence É.R. plairement. Cette cabane perdue dans les
du postulat initial. Néanmoins, la mise en bois du sud de l’Estonie, où un groupe de
scène extrait les délinquants du régime femmes se retrouve régulièrement autour
d’exception carcéral pour maintenir leur Semaine sainte d’un rituel fait de conversations, de sauna
droit à la jeunesse, c’est-à-dire à la dila- d’Andrei Cohn et de viande fumée, semble, le temps du
tation de l’espace et du temps. Sous ses Roumanie, Suisse, 2024. Avec Doru Nicolae Bem, film, un minuscule centre du monde, loin
atours de film de prison, Mis hermanos est Corneliu Ciprian Chiriches, Mario-Gheorghe Dinu. de tout et pourtant d’une importance
surtout un film de campus. 2h13. Sortie le 27 mars. capitale. Les échanges de ces anonymes
H.B. Campagne roumaine, début du xxe siècle. libèrent dans une forme d’exorcisme ver-
Leiba, un aubergiste juif menacé de mort bal une expression de soi qui puise dans la
par l’employé, ivrogne et chrétien, qu’il vérité du corps et des éléments. Laissant
La Salle des profs vient de congédier, n’est jamais loin toujours hors cadre leurs visages, Anna
d’Ilker Çatak d’une embrasure. Il veille à la fenêtre, Hints tente une approche physique de ces
Allemagne, 2023. Avec Leonie Benesch, soigne le portail qui le sépare du reste dialogues matérialisés dans la chair, sans
Michael Klammer, Rafael Stachowiak. 1h39. de son village, reste sur le pas des portes. que les bouches qui les prononcent ne
Sortie le 6 mars. Indéfiniment à la jonction d’une entrée permettent une lecture facilement psy-
Enseignants en devenir, passez votre che- et d’une sortie, comme sur un fil, il ne chologisante. On ne voit pratiquement
min ; La Salle des profs risque de vous fait que guetter et finit par sombrer dans que les traits de la femme qui s’occupe du
dégoûter une fois pour toutes du métier. une peur paranoïaque qui l’éloigne de sa sauna, celle-ci devenant alors étrangement
Les collègues, les parents, et surtout les famille. Pourtant, le premier et le dernier protagoniste ou fil conducteur du film.
élèves, machiavéliques à faire pâlir les plans du film, les seuls à laisser éclater Ce n’est pas le seul effet contradictoire
enfants du Village des damnés : dans ce la violence de façon presque abstraite, du principe formel de Smoke Sauna Sister
thriller paranoïaque, tout le monde veut hors de tout contexte narratif, donnent hood : Hints interrompt régulièrement les
votre peau. Cela deviendrait presque le sentiment qu’il n’y a de toute façon séances par des transitions visuelles jouant
comique si le film ne surdramatisait pas plus rien à faire, et que le film se bâtit sur la fumée, les nuages ou les arbres, qui
la moindre scène, éreintant d’un bout sur l’impuissance de son personnage. plutôt que d’ouvrir le film au temps du
à l’autre son personnage de jeune prof Aucune violence à tuer dans l’œuf, car monde (on finit par confondre le dérou-
idéaliste (Leonie Benesch). Tout repose les œufs sont déjà cassés : certains sont lement des saisons), le formatent, diluant
sur le principe de l’arroseuse arrosée, anonymement déposés devant sa porte du même coup la puissance formelle des
et rossée : afin de trouver le coupable en signe d’avertissement, tandis que son corps et celle, spirituelle et politique, de
d’une série de vols commis en salle des épouse, après avoir été tabassée, fait une la parole.
profs, celle-ci se compromet en bricolant fausse couche. Mais la beauté picturale Fernando Ganzo
© WHAT’S UP FILMS
Sambre d’Alice Géraud, Marc Herpoux et Jean-Xavier de Lestrade
Sambre témoigne alors d’une acuité Cécile Dumont (Clémence Poésy) va ten- pour ouvr ir au commun. Revenant
politique rare. Sans didactisme, avec un ter de localiser le criminel. Cette recherche vingt-cinq ans plus tard sur les lieux de
sens constant de la nuance dans l’approche d’un schéma d’action est un passage obligé son agression avec Winckler (Olivier
des personnages, elle montre la relativi- des fictions d’enquête, avec ces documents Gourmet), la première victime, Christine
sation et la minoration permanentes de épinglés sur un tableau de liège, se répan- (Alix Poisson), se sent alors suffisamment
la parole des victimes. La paperasse poli- dant parfois jusque sur le sol – variation en confiance, c’est-à-dire écoutée, pour
cière, lacunaire et approximative, stockée autour du motif dans le tapis. En l’occur- dire ce qu’elle n’avait jamais osé dire –
dans une cave sans le moindre classement, rence se forme l’idée que Salina a pu agir la tache de sperme sur ses vêtements,
constitue un milieu réfractaire, qui dévie aussi longtemps précisément parce que le le sentiment de souillure et de honte.
ou bloque le travail de la justice plus corps social a refusé de voir la sérialité de Dans l’ultime scène, bouleversante, elle
qu’il ne le favorise. Et la reproduction de ses actes, n’y lisant qu’une suite chaotique est au tribunal pour assister au procès de
l’incompétence, Blanchot devenant fina- de faits singuliers. Salina. D’abord seule, elle se retrouve peu
lement capitaine, signe le « bon » fonc- Plutôt que de mimer la structure cri- à peu entourée par toutes les autres plai-
tionnement de l’institution. Car tel est le minelle (un épisode, un viol) ou policière gnantes. Cortège silencieux, solennel. Le
constat implacable que la série tire de trois (énigme, résolution), Sambre invente une point est fait sur le visage de Christine,
décennies d’incurie : appréhender les vio- forme inédite, absolument remarquable, mais les bords du cadre vibrent de ces
lences sexuelles comme une déviance est qui rend sensible l’isolement des diffé- présences qui rendent soudain tangibles
une manière de ne pas voir qu’elles sont en rents acteurs sociaux. Davantage que de le fait qu’il y a effectivement, dans cette
réalité un effet massif, ordinaire, quotidien simples changements de point de vue, for me paroxystique de domination
du sexisme des structures sociales dont les cette approche permet de multiplier les qu’est la violence sexuelle, une expé-
forces de l’ordre contribuent à assurer la angles d’attaque. La maire, la juge, la scien- rience commune aux femmes. Alors, le
stabilité. Exceptionnelle par son ampleur, tifique et enfin le commandant (Winckler, personnage peut lever les yeux vers son
l’affaire agit surtout comme révélateur de d’une branche de la police judiciaire spé- agresseur et faire un pas de plus hors de
la norme. Sambre retourne ainsi comme un cialisée dans les cold cases) s’emploient son emprise. ■
gant la rhétorique du fait divers. chacun à leur manière à tisser les liens
Cette vision systémique ne transite pas qui devraient permettre d’accéder à une SAMBRE
par les dialogues, mais par la forme du vue globale. Mais, jusqu’au dernier, qui se France, Belgique, 2023
récit. Chaque nouvel épisode est marqué trouve être un homme blanc d’âge mûr, Réalisation Jean-Xavier de Lestrade
par le passage de plusieurs années et par un dont la parole dès lors sera mieux enten- Scénario Alice Géraud, Marc Herpoux
changement de perspective que résument due, c’est l’inertie et la fragmentation qui (d’après le livre d’Alice Géraud)
les titres – « Christine (la victime) », « Irène l’emportent. La mise en scène traduit cela Image Elin Kirschfink
(la juge) », Arlette (la maire) », etc. Le qua- par le motif – parfois appuyé – du croise- Montage Sophie Brunet
trième éclaire ce choix de la diffraction. ment entre ces personnages et le criminel, Interprétation Alix Poisson, Jonathan Turnbull,
En 2007, une juge d’instruction belge fait non reconnu, ou du voisinage entre celui- Julien Frison, Pauline Parigot, Noémie Lvovsky,
appel à une experte en géomatique, une ci et ses victimes. Clémence Poésy, Olivier Gourmet
discipline alors nouvelle. À partir des don- En son dernier mouvement, la fiction Durée 6 épisodes d’environ 52 minutes
nées géographiques collectées par la police, dépasse à la fois l’isolement et la sérialité Diffusion France 2 et France.tv
Aleçon
ux pilotes défaits de son écurie, Enzo
Ferrari (Adam Driver) dispense une
de physique élémentaire. Mains
en métier. Les relations amoureuses,
filiales ou amicales du « Commendatore »
sont intégrées à la sphère professionnelle
Vice, les pores de la peau de Johnny Depp
dans Public Enemies), ce sont au final sur-
tout quelques plans de courses qui sai-
tendues, il explique que deux objets et n’échappent elles-mêmes pas à une sissent l’œil. Ainsi d’une nuée de phares
ne peuvent occuper le même point de volonté de rationalisation et d’efficience. trouant la nuit, ou d’une route bordée
l’espace en même temps. L’un cédera La dispute de couple se confond avec la de cyprès dont la perspective se dilate.
nécessairement la place, à moins d’une négociation financière ; la sexualité s’ins- Il n’est pas interdit de penser que cette
collision. Rapporté au film, le propos crit dans un emploi du temps strict. Le vitesse-là, enfant du pétrole et du capi-
intr igue. Michael Mann en effet ne petit charme du film émane alors de ce tal, est l’une des survivances toxiques du
raconte pas une histoire, mais en croise que la plus extrême concentration peut xxe siècle – et que le cinéma a d’autres
plusieurs, jouant de leurs contrastes aussi prendre l’apparence de la décontrac- rythmes, d’autres jouissances, d’autres
rythmiques. Que le récit se développe tion. Driver sait imprimer à sa gestuelle imaginaires à inventer. ■
comme une course est – peut-être – un mélange d’autorité et d’affection,
une idée intéressante. Pourtant, domine avoir le pas souple aussi bien que la rai- FERRARI
moins une impression de vitesse que deur d’une statue. Et c’est avec un sérieux États-Unis, 2023
de lourdeur. Préparation d’un rallye, imperturbable qu’il glisse ses répliques les Réalisation Michael Mann
manœuvres industrielles et commerciales, plus drôles, comme lorsqu’il donne pour Scénario Troy Kennedy-Martin, d’après le livre Enzo
tractations avec l’épouse et la maîtresse, dernières consignes à son équipe de pla- Ferrari – The Man and the Machine de Brock Yates
reconnaissance d’un enfant, traumatismes cer l’essence dans les réservoirs et non Image Erik Messerschmidt
lancinants : tout cela éclaire certes la tra- d’asperger les pilotes, qu’il n’aimerait pas Montage Pietro Scalia
jectoire du fougueux Ferrari et la dimen- voir s’enflammer. Musique Daniel Pemberton
sion dynastique du capitalisme, mais le Si le sport automobile tient en par- Interprétation Adam Driver, Penélope Cruz,
passage constant du public au privé, de tie du dîner de gala, avec ses marquis et Shailene Woodley, Sarah Gadon, Gabriel Leone,
la gloire à la douleur, ne laisse que trop ses starlettes de cinéma attirant les flashs Jack O’Connell, Patrick Dempsey
percevoir la faiblesse des scènes domes- des reporters, Mann en montre aussi la Production Forward Pass, Storyteller Productions,
tiques, notamment liée à la monotonie brutalité. Dans le récent Race for Glory : Moto Productions, Rocket Science, Iervolino & Lady
des personnages féminins. Audi vs Lancia, un personnage affirmait Bacardi Entertainment et Bliss Media ; en association
Adam Driver incarne néanmoins ce avec un air de forfanterie que « le ral- avec Esme Grace Media/COIL
qui occupe cette œuvre depuis au moins lye, c’est comme la guerre ». Ferrari tend à Durée 2h10
Le Solitaire : la transformation de la vie rendre littérale la comparaison. Lors du Diffusion Amazon Prime
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Séance de formation des enseignants organisée par l’association L’Archipel des lucioles.
enseignants qui choisissent de culturelle, dommage collatéral le volontariat. On constate une on imagine la difficulté si les mil-
s’engager dans un parcours arti- (l’absentéisme lié aux forma- baisse des inscriptions de près lions de places scolaires se réduisent
culé autour de trois films dans tions représentant par ailleurs de deux tiers là où les déci- à peau de chagrin. Sans compter
l’année. moins de 10 % des absences sions ont déjà été prises de les distributeurs pour qui avoir un
Si l’on se demandait ce qui totales). basculer les formations hors film au catalogue national équi-
serait à même d’ébranler un C’est ce dont se sont alar- du temps scolaire, comme vaut à l’obtention d’une aide au
édifice de politique culturelle si més, à travers une tribune et dans le Calvados ou les Alpes- programme du CNC. »
patiemment et solidement bâti, une lettre adressées aux minis- Maritimes, et pour l’heure esti- Mais c’est aussi le travail de
la réponse est venue du minis- tères de la Culture et de l’Édu- mée autour de 20% à l’échelle médiation assuré par les for-
tère de l’Éducation nationale cation nationale, l’association nationale pour 2023-2024. mateurs et les enseignants qui
par l’annonce en août dernier l’Archipel des lucioles (tête de Pour répondre au défi de la se voit nié. Comme l’exprime
d’une réforme introduisant la réseau coordonnant trois des mobilisation des professeurs, les Delphine Lizot, coordinatrice
directive « Remplacement de dispositifs) et les responsables de acteurs des dispositifs, associa- nationale à l’Archipel des
courte durée » (RDC). Dans le l’action culturelle et éducative tions et salles se trouvent bru- Lucioles, « si les enseignants ne
but de remédier aux absences, de la Cinémathèque française, talement face à des problèmes sont plus formés, Collège au cinéma
celle-ci stipule d’une part que rappelant au passage que l’arbre concrets. Souvent organisées ne sera plus Collège au cinéma.
les formations des enseignants des dispositifs cache la forêt des en matinée, les séances sco- Participer à ce dispositif, pour un
doivent avoir lieu en dehors du formations complémentaires laires se verraient potentielle- enseignant, c’est adhérer à son
temps dévolu à leur présence proposées par de nombreuses ment déplacées sur des temps principe, qui est de voir en salles
auprès des élèves, et d’autre part structures sur l’ensemble du consacrés à l’accueil du public, des films qu’il n’a pas choisis. Or
que ceux qui s’absentent lors territoire. Si la pleine applica- or « c’est une aberration de penser il faut qu’il soit préparé avant de
de sorties scolaires (dont des tion de la directive RDC est qu’un lieu culturel peut fonctionner mettre sa classe devant, par exemple,
séances de cinéma) doivent être prévue pour la rentrée 2024, au rythme de l’Éducation natio- un film comme La Chasse au lion
remplacés. Tentative de gérer les signes avant-coureurs de la nale et pas à son propre rythme », à l'arc de Jean Rouch ».
la pénurie d’enseignants tout catastrophe remontent d’ores et comme le rappellent Gabrielle Ce socle de transmission
en faisant l’économie d’une déjà du terrain. Sébire et Chloé Guerber de la renouvelle le terreau unique du
revalor isation conséquente Du côté des enseignants, Cinémathèque française, qui cinéma en France : la décou-
du métier, la directive risque qui font déjà face à une lourde ont déjà signifié leur refus verte de films est aussi pour
de ne rien régler au problème charge de travail, la réforme d’appliquer la directive. Car les élèves celle des salles de
d’effectifs et de recrutement entraîne une fonte de la parti- au souci des créneaux s’articule proximité lors de sorties faisant
et de faire pâtir l’éducation cipation, celle-ci reposant sur celui de la qualité, une tendance contrepoids aux inégalités terri-
au morcellement se substi- toriales et sociales, et celle d’une
tuant à l’immersion : jusqu’ici pensée qui articule autour du
concentrées sur une journée cinéma les questions théma-
et demie ou deux journées, les tiques et les enjeux esthétiques.
formations seraient éparpillées Destruction intentionnelle ou
sur des demi-journées, sans pas, la réforme dessine de fait
parler des incitations des rec- par ses conséquences concrètes
torats à proposer des modules et jusque dans ses impensés les
par visioconférence. contours d’une politique cultu-
Témoignant d’un manque relle, de ses ambitions et de ses
flagrant de coordination entre contradictions : « On veut étendre
les ministères de l’Éducation l’éducation artistique et culturelle,
nationale et de la Culture on parle de culture pour tous, mais
comme d’une absence de dia- ce serait chez soi ou dans l’établis-
logue avec les partenaires, la sement », s’étonnent Gabrielle
réforme dynamite les fonde- Sébire et Chloé Guerber.
ments économiques et cultu- Dans l’attente d’un dialogue
rels des dispositifs. Déléguée avec les ministères, les struc-
générale des Cinémas indé- tures impliquées entendent
pendants parisiens, Amandine s’appuyer sur l’idée d’excep-
Larue pointe une réaction en tion culturelle. Si gouverner
chaîne : « En tant que réseau de est prévoir, souhaitons que la
salles, on monte des dossiers autour réforme soit de courte durée,
de l’impact financier sur la filière : remplacée par une politique à
une partie importante du budget moins courte vue.
des associations territoriales est liée Romain Lefebvre
aux dispositifs et, sans cette part,
elles disparaissent. Pour les salles, https://www.archipel-lucioles.fr/tribune-
cela varie selon les territoires, mais dispositifs-scolaires
Cité des anges, cité des rats teau. Derrière l’œilleton, Sean
Price Williams porte à l’épaule
sa caméra Super 16 mm, alter-
nant les travellings heurtés qui
FESTIVALS
Du 15 au 24 mars, le festival toulousain Cinélatino En réalité, les films de Guillén pour « déviance idéologique »
met en lumière un documentariste virtuose, dont la Landrían font tache à l’inté- et maltraité dans un hôpital
reconnaissance en France est encore en germe. rieur de ce mouvement. Si on psychiatrique.
les compare à ceux, épiques Toute manifestation de la
à la barbe de Fidel
castriste convaincu), on s’aperçoit biais. Les grands événements
que le « message », dans leur cas, bien sûr : voir Un festival (1963),
tend le plus souvent à filer entre qui traverse au pas de charge
les doigts : les chocs formels n’y les cérémonies liées aux Jeux
servent jamais une mise en ordre universitaires latino-américains,
de la réalité. Chez ce neveu et monte par-dessus la jambe un
homonyme du grand poète best of d’épreuves sportives, puis
Nicolás Guillén, aucune grille s’échoue sur un entretien avec
de lecture, mais des idées fugaces un jeune homme triste, évoquant
qui enflent volontiers jusqu’au la répression subie par ses com-
trop-plein. Son court métrage patriotes vénézuéliens. Mais aussi
le plus célèbre, Coffea Arábiga le quotidien : dans ses premiers
(1968), sabote sauvagement le films, le tourbillon de la vie
genre du film de vulgarisation publique se trouve régulièrement
scientifique en multipliant les stoppé par des accès de solitude,
effets de collage grinçants, de des instants non consacrés à l’ef-
contrepoints musicaux, de décro- fort communautaire. Même les
Coffea Arábiga de Nicolás Guillén (1968). chages absurdes. À la faveur d’un séquences de liesse et de danse,
fondu enchaîné, des fleurs de qu’il affectionne, glissent souvent
Observatoire incontournable des formes les plus irrévérentes de la production révélés par le festival lors d’une
brésilienne contemporaine depuis 2008, la Mostra de Cinema de Tiradentes même édition quatorze ans plus
met en avant la parole, chaque film du soir étant débattu le lendemain tôt), ce geste révélait un hori-
matin par un critique dans une salle toujours comble, public aux aguets. zon d’attente constitutif : rendre
compte « du pouls du pays »,
© ERNESTO DE CARVALHO
chronologie : un futur proche d’une communauté de pêcheurs
où des familles blanches de insulaires ; la seconde, par la délé-
classe moyenne éliront domicile gation du tournage à des usagers
dans ce quartier, historiquement de motels, qui posent eux-mêmes
populaire, l’époque lointaine où la limite du dévoilement de leur
cette zone était encore un amas intimité. Les temps morts, chez
d’humus… C’est avec une déli- Giongo, sont la promesse de
catesse malicieuse que le présent meilleures conditions de travail,
est donné dans sa plus déroutante tandis que chez Daisy Ellis ils
impermanence. Si Estrada para sont une manière de profaner la
Ythaca a inspiré toute une géné- bulle hôtelière aseptisée.
ration de cinéastes brésiliens en C’est une coréalisation effec-
tant qu’ode libératrice au do it tive, A Transformação de Canuto A Transformação de Canuto d’Ariel Kuaray Ortega et Ernesto de Carvalho (2023).
yourself, son art de collectiviser d’Ariel Kuaray Ortega, cinéaste
la création est tout aussi consi- mbyá-guarani, et Ernesto de métamorphosait épisodiquement fois mythe et figure. Du partage
dérable. Les coréalisations, expli- Carvalho, membre de Vídeo nas en jaguar. Il se serait éteint sous oral des récits à la mise en images
cites ou tacites, prédominaient Aldeias qui clôturait cette édition. une apparence mi-humaine mi- du mythe, les divergences d’ima-
dans cette édition. Dans leurs En raison de l’imminence de la animale. Cette réalisation renoue ginaires se multiplient. Loin de
premiers documentaires respec- mort de son grand-père, figure avec la veine de Pierre Perrault, diviser les Mbyá-Guarani, elles
tifs, Lista de desejos para Superagüi tutélaire de sa communauté, par l’attention portée à la fabula- amènent la communauté à se
(Grand Prix de la Aurora) et Ariel Kuaray Ortega s’inquiète : tion d’une communauté : ce qui reformuler au gré de l’expé-
Eros, Pedro Giongo et Rachel le mythe de Canuto pourrait inquiète les Mbyá-Guarani tient rience du film, dans un présent
Daisy Ellis tissent leur narration bien partir avec lui. Au siècle à l’interprétation, ou plutôt « aux repu d’autres temps.
en complicité avec leurs sujets : dernier, un dénommé Canuto se interprétations » de Canuto, à la Claire Allouche
Du 25 janvier au 4 février se tenait la 52e édition de l’International Film Festival des FARC, l’avenir a une histoire
Rotterdam, fidèle à sa réputation d’exigence et d’ouverture. de Pierre Carles. Le film lui-
même a une histoire longue
Zapata ou d’Ernesto Guevara. La de contre-propagande vis-à-vis la marginalisation sociale des érotique en vogue à l’époque
quinzaine de combattants vivo- des médias dominants semble ex-Farc. La question, au fond, (1991), il établit une continuité
tant dans une jungle épaisse parfois schématique. À force de est celle de l’idéal – ce qu’il entre une forme culturelle domi-
évoquerait plutôt des échoués tordre le bâton dans l’autre sens, recèle de nécessaire mais aussi nante et le fonctionnement
herzogiens. Certains sont enga- il occulte notamment les consé- d’impossible. de la justice, qui en l’occur-
gés depuis plusieurs décennies, quences du conflit au sein de la Parmi les courts métrages, rence saccage la crédibilité – et
petits vieux en attente d’une population civile, jamais invitée LOOPHOLE de Jordan Strafer même l’audibilité – des paroles
révolution qui n’aura cessé de à prendre la parole. Son approche proposait une relecture intri- féminines. Ce faisant, le film
se dérober. Cette dimension de la période contemporaine se gante du procès pour viol de interroge avec une pertinence
existentielle est ce que le film a révèle en tout cas éclairante, William Kennedy Smith, un malicieuse le cadre de référence
de plus singulier. Carles réussit embrassant à la fois les ruses du neveu de JFK. Empruntant, par depuis lequel sont appréhendées
une série de portraits nuancés pouvoir, l’institutionnalisation ses lumières, ses maquillages et sa les violences sexuelles.
et émouvants, là où sa volonté d’une opposition de gauche et musique, à l’esthétique du thriller Raphaël Nieuwjaer
En parallèle d’une compétition dominée par des scénarios souvent démonstratifs, Une thématique de contami-
la section Labo du Festival du court métrage de Clermont-Ferrand, qui se tenait nation semblable habite le film
du 2 au 10 février, faisait entendre des voix plus subversives. d’animation Un genre de testament
du Français Stephen Vuillemin.
CAHIERS DU CINÉMA
Un genre de testament de Stephen Vuillemin (2023). 82 MARS 2024
JOURNAL
© ART ET ESSAI
Du 24 au 28 janvier, les vampires timides ou in progress
ont régné sur la 31e édition du Festival international
du film fantastique.
© HYENA FILMS
Treut, n’est cependant jamais sexualité lesbienne. Pour Wanda,
une masse anonyme : il rallie aimer les femmes et humilier les
des individus hors normes. Son hommes revient au même, ce
premier film, Séduction : femme qui rend fou de rage son sou-
cruelle fait scandale à la Berlinale pirant (Udo Kier, pâle comme
en 1985. La carnivore qu’il un mort) et a sans doute piqué
met en scène agit en solitaire : au vif quelques spectateurs à
Wanda est une dominatrice l’époque. La cinéaste mènera par
qui orchestre des performances la suite une bonne partie de sa
BDSM dans un étrange bâtiment carrière aux États-Unis, où les
industriel du port de Hambourg. festivals LGBT lui réserveront
Rien de très osé pourtant dans un accueil plus chaleureux.
ce film à l’érotisme théâtralisé, « Théorique » : au cinéma,
où transparaît surtout le style l’adjectif a souvent quelque
d’Elfi Mikesch (cheffe opératrice chose de péjoratif. Ce n’est
récurrente de Werner Schroeter pas le cas avec Monika Treut,
et cinéaste, lire Cahiers nº 801) et chez qui la théorie prend lit- Gendernauts de Monika Treut (1999).
à travers elle l’influence baroque téralement chair, dans la fic-
d’Ulrike Ottinger, grande figure tion comme le documentaire. intersexes, la cinéaste ne choisit Genderation, sa « suite » réalisée
de l’underground allemand des Séduction anticipe de quelques pas non plus, dans Gendernauts, vingt ans plus tard, permet de
années 1970. Il suffit de soulever décennies les méthodes contem- de filmer n’importe quelles mesurer aussi bien l’effritement
un peu cette lourde couverture poraines de recherche-création, figures : à San Francisco, elle d’un certain esprit festif et com-
expressionniste (plans débul- en adaptant pour l’écran la thèse brosse le portrait d’artistes et munautaire que la possibilité ras-
lés à foison, atmosphère bleu de doctorat que Treut avait d’intellectuel·le·s stars du mou- surante (durera-t-elle ?) d’une
nuit) pour s’apercevoir que la consacrée aux femmes cruelles vement trans comme Sandy vieillesse paisible et ordinaire
subversion se situe à un niveau chez Sade et Sacher-Masoch. En Stone, l’une des fondatrices des pour les personnes trans aux
plus simple, dans l’association s’intéressant au quotidien des transgender studies à l’université. États-Unis.
revendiquée par le personnage personnes trans, bisexuelles et Voir le film accompagné de Élie Raufaste
Du 22 au 31 mars, le festival Cinéma du réel revendications et à leur corps, Ce n’est qu’un début, continuons
organise, à la suite de la Deutsche Kinemathek, une au-delà du seul enregistre- le combat, dans lequel étudiants,
rétrospective de l’œuvre de Claudia von Alemann en ment documentaire de leurs ouvriers et cinéastes (parmi
sa présence. témoignages. lesquels Jean-Luc Godard)
Jeune diplômée, l’une des débattent, à l’issue de projections
féminisme en famille
mation spécifique de cinéaste, contre-informatif du cinéma. Par
Alemann est retenue à Paris en la suite, la réalisatrice continue
mai 1968. Participant aux États d’inscrire son travail dans la
généraux du cinéma, elle réalise vie politique des années 1970,
lorsqu’elle filme les cofondateurs et Mathilde Franziska Anneke à la télévision, une femme des En 1988, dans Nuits claires,
du Black Panther Party en exil en Allemagne. Ces dernières ne années 1980, cheveux courts Alemann déclare : « Je fais du
dans Kathleen et Eldrigde Cleaver à sont pas représentées comme des et long anorak kaki, voyage cinéma parce que j’aime bien le
Alger (1970), recueille les témoi- héroïnes historiques dont on jusqu’aux salons des féministes sentiment d’être en famille. »
gnages d’ouvrières métallurgistes chercherait les traces objectives, allemandes du siècle romantique, Documentaires et fictions se
dans …Ce qui importe, c’est de le mais comme des alliées oubliées dont les textes sont lus par des nourrissent ainsi d’amours et
transformer (1972), ou s’intéresse que l’on invoque. Dans Le Voyage actrices en costume dans des d’admiration, la réalisatrice s’en-
au rôle joué par les femmes dans à Lyon (1981), sa première fic- décors peints, des cocons fac- tourant d’amies (Nuits claires, La
la guerre du Vietnam avec Par tion, Alemann fait le portrait tices où les voix sont libres de Femme à la caméra), de sa mère et
leurs propres moyens – Femmes au d’une jeune femme partie sur les s’entremêler. Elle reste immo- de sa fille (Ombres de la mémoire,
Vietnam (1971). pas de l’autrice, en 1844, d’Union bile, mutique et douce aux côtés 2000) ou de figures tutélaires (Le
Mais le cinéma de Claudia ouvrière : Elisabeth ne dégotte de celles qui revendiquent leur Voyage à Lyon, Le siècle prochain
von Alemann est surtout fait aucune archive, mais enregistre indépendance, échange parfois nous appartiendra). Or qui dit
de portraits diffractés, peuplé des bruits que Flora Tristan avec elles un regard complice. famille dit certes intimité, mais
de figures féminines enga- aurait elle aussi pu entendre un Version féminine du Bruno aussi lignée et longue descen-
gées comme Germaine Greer, siècle auparavant, manière intui- Ganz des Ailes du désir sorti la dance : les femmes de Claudia
Ariane Mnouchkine, et sur- tive de faire de l’histoire, plus même année, dont elle partage von Alemann sont d’une certaine
tout les pionnières du fémi- imaginative que celle des uni- l’attitude bienveillante et le pou- façon à la recherche d’un passé
nisme : Flora Tristan en France, versitaires mâles auxquels elle se voir de susciter la parole, elle est digne, qu’un ange, un fantôme
Louise Otto-Peters, Louise confronte. Dans Le siècle prochain la figure errante d’une sororité ou une cinéaste leur octroie.
Aston, Kathinka Zitz-Halein nous appartiendra (1987), diffusé universelle. Mathilde Grasset
SALLE EN PÉRIL. À Bruxelles, le cinéma Nova, ses spectateurs et ses soutiens à dont l’extraordinaire collection
menacé par la pression immobilière, a créé la acheter des parts et assurer ainsi d’affiches peintes et de matériel
coopérative Supernova pour racheter ses murs et la pérennité du lieu. Supernova, promotionnel a fait l’objet d’une
garantir sa survie et son indépendance. la coopérative qui deviendrait le exposition en 2021. En appelant
propriétaire rêvé de ce cinéma ses spectateurs de Bruxelles et
Picture Show prévue le soir même montrer ici des œuvres relati-
ne se glissent sous la moquette vement invisibles sur d’autres
comme autrefois, quand, au écrans. Il accueille ainsi les fes-
bout de quelques semaines, le tivals Offscreen et Pink Screens,
riz avait germé sous les pieds respectivement dédiés au cinéma
des spectateurs. En cabine, on bis et à la culture LGBTQIA+,
prépare la copie 35 mm de The et c’est dans ses murs qu’a été
American Astronaut de Cory fondé en 2005 le réseau Film
McAbee, petite merveille SF Labs, regroupant les laboratoires
camp apportée du Danemark par artisanaux de cinéma argentique,
le collectionneur Jack Stevenson, avant qu’en 2010 il ne par-
lui aussi mobilisé par la défense ticipe à la création du réseau
de son cinéma à Copenhague. Kino Climates, qui compte
Le Nova, lui, a ouvert en 1997, parmi ses membres le Polygone
à l’initiative d’un collectif qui Étoilé,Vidéodrome, ou encore
souhaitait projeter des films La Clef. À la différence de la
échappant aux circuits de dis- salle parisienne, le Nova a fait
tribution commerciale. Depuis appel non aux donateurs mais
lors, il n’a cessé d’inventer aux coopérateurs pour inciter Le cinéma Nova à Bruxelles.
NOUVELLES DU MONDE
AFRIQUE janvier, dans son ultime éditorial ASIE qui fait suite au rapport
(n° 97), la cessation de parution d’information du 24 mai 2023
Pathé débarque la revue de cinéma canadienne Oppenheimer dans les « Le cinéma contre-attaque :
Maroc. En décembre 2023, anglophone, « économiquement salles nippones entre résilience et exception
le luxueux Pathé Californie, non viable depuis longtemps » Japon. Huit mois après sa culturelle, un art majeur qui a
premier cinéma à disposer malgré l’ardeur et le bénévolat sortie internationale, le film de l’avenir », a été adoptée au
d’une salle 4DX sur le de Peranson, également de Christopher Nolan sortira Sénat à l’unanimité le 14 février
continent africain, ouvrait ses programmateur, depuis sa finalement au Japon fin mars 2024. Celle-ci crée notamment
portes à Casablanca. Après création en 1999. 2024. Selon Screendaily, le un encadrement plus souple des
la création récente d’autres distributeur Bitters End (qui a cartes d’accès illimité et des
salles au Maroc, mais aussi Au piquet ! repris le film après son refus promotions sur les ventes en ligne
en Tunisie et au Sénégal, le États-Unis. Les contrats passés par Toho Towa) a déclaré : pour les exploitants, un dispositif
géant de l’exploitation envisage entre l’IATSE (International « Après avoir visionné le film, temporaire visant à obliger les
une implantation à Rabat et Alliance of Theatrical Stage nous pensons que Christopher distributeurs à diffuser certains
l’ouverture d’un multiplexe à Employees) et l’AMPTP Nolan a créé une expérience films Art et Essai porteurs sur des
Abidjan en février 2024 (qui (Alliance of Motion Picture cinématographique singulière territoires peu denses lorsqu’un
semble avoir été reportée). and Television Producers) en qui transcende la narration manquement est constaté,
2021, qui portaient notamment traditionnelle et doit être vue sur et un conditionnement des
AMÉRIQUES sur la couverture santé et les grand écran. » subventions du CNC au respect
retraites, arriveront à expiration de critères environnementaux,
La cinéphilie rétrécit le 31 juillet. Après la grève EUROPE de rémunération minimale des
Canada. La cinéphilie des acteurs qui avait paralysé auteurs et de prévention des
internationale perd un lieu de Hollywood fin 2023, le syndicat L’AfD désinvité violences sexistes et sexuelles
pensée et surtout de dialogue des techniciens du secteur Allemagne. À la suite des sur les tournages. La procédure
avec des auteurs comme culturel menace à son tour de révélations d’un plan secret de de fermeture des sites-miroirs
Weerasethakul, Costa ou débrayer l’été prochain si les déportation massive d’Allemands permettant le piratage est
Hamaguchi : Mark Peranson, négociations prévues en mars d’origine étrangère « non également accélérée.
rédacteur en chef du trimestriel et avril n’aboutissaient pas à un assimilés », évoqué lors d’une
Cinema Scope, a annoncé fin accord satisfaisant. réunion entre certains cadres La flamme et le projecteur
du parti allemand d’extrême France. Lors d’un déplacement
droite AfD et des militants aux Ateliers Médicis en janvier
identitaires et néonazis, Mariëtte dernier, Emmanuel Macron et
Rissenbeek et Carlo Chatrian, Rachida Dati ont annoncé leur
directrice générale et directeur volonté de fournir un accès
artistique de la Berlinale, gratuit à la culture pendant les
ont annoncé l’annulation de deux mois d’été 2024 et ce sur
l’invitation festivalière adressée l’ensemble du pays à l’occasion
aux membres de l’AfD en tant des JO : l’objectif sera « qu’on
qu’élus au Bundestag, dans puisse avoir accès au théâtre,
un communiqué de presse du qu’on puisse avoir accès à la
8 février dernier : « À la lumière musique et peut-être au cinéma si
des révélations faites ces certains distributeurs et certaines
dernières semaines concernant salles sont prêts à le faire »,
des positions explicitement pour « lutter contre l’assignation
anti-démocratiques de certains à résidence ». Dans le même
politiciens de l’AfD, il est temps, le réseau parisien Dulac
important pour nous – en Cinémas annonçait la fermeture
tant que Berlinale et en tant de ses cinq salles pendant les
qu’équipe – de prendre une JO afin d’« épargner aux salariés
position sans équivoque en faveur des contraintes très pénibles
d’une démocratie ouverte. » de transport », de « faire des
économies » et d’« anticiper le
Pour l’amour du cinéma possible manque de films Arts et
France. La proposition de loi Essai sur la période » (Le Film
« visant à conforter la filière français).
cinématographique en France », Circé Faure
DISPARITIONS
Bernard Aubouy (Section spéciale, 1975), Juliette des esprits (1965). Ses remarqués dans Bus Stop de
L’ingénieur du son Bernard Losey (Monsieur Klein, 1976 ; quatre mariages et multiples Joshua Logan (1956). Son
Aubouy, mort le 18 février à La Truite, 1982), Schroeder relations amoureuses nourrissent physique imposant et son visage
84 ans, a débuté avec Jean (Maîtresse, 1975), Med Hondo les tabloïds et l’éloignent à dur le destinent à tourner de
Eustache pour Le père Noël (West Indies ou les Nègres nouveau du cinéma à la fin des nombreux westerns, notamment
a les yeux bleus (1966), marrons de la liberté, 1979 ; années 1960. Elle se consacre La Fureur des hommes
réalisateur qu’il retrouva pour Lumière noire, 1994), Beineix alors de plus en plus à la d’Hathaway (1958), Duel dans la
Mes petites amoureuses (1974). (Diva, 1981), Gainsbourg télévision, en tant qu’actrice et boue de Fleischer (1959) et Le
Il est considéré comme l’un (Charlotte for Ever, 1986) surtout présentatrice. Puis elle Sillage de la violence de Mulligan
des précurseurs et experts du ou Dupontel (Bernie, 1996, fait un retour sur le grand écran (1965). Il incarne également le
son direct, comme le prouve Enfermés dehors, 2005). Mais (ainsi qu’au théâtre) à partir sénateur victime d’un chantage
son travail dans L’Amour fou c’est probablement Patrice du début des années 2000, pour son homosexualité dans
de Jacques Rivette (1967). Chéreau qui lui offrit son rôle le notamment dans Un cœur Tempête à Washington de
Dans sa longue et éclectique plus marquant, dans L’Homme ailleurs de Pupi Avati (2003) Preminger (1962). Passant peu
filmographie, on croise aussi blessé (1983), où il est et Happy Family de Gabriele à peu du grand écran au petit
bien Robert Enrico (Le Secret, inoubliable en amoureux éperdu Salvatores (2010). Celle que (notamment dans la série Côte
1974 ; Le Vieux Fusil, 1975) d’un gigolo. Fellini surnommait Sandrocchia Ouest), il fait de rares apparitions
que René Allio (Pierre et Paul, est morte le 29 janvier, après dans les années 1980, comme
1969 ; Les Camisards, 1972) Sandra Milo quatre-vingt-dix ans d’une vie dans Peggy Sue s’est mariée
ou Diane Kurys (Diabolo menthe, L’actrice italienne Sandra Milo fit très aventureuse. de Coppola (1986) puis
1977 ; Cocktail Molotov, une première apparition dans Le disparaît complètement des
1979). Et il fut à la fois fidèle Célibataire d’Antonio Pietrangeli Don Murray écrans pendant plus de quinze
à Claude Zidi (cinq films) et (1955) avant d’entamer une Né à Hollywood d’un père ans avant de faire un retour
à Claude Lanzmann, dont il carrière italo-française dans chorégraphe et d’une mère extraordinaire dans Twin Peaks:
a été un proche collaborateur les années 1950, notamment danseuse des Ziegfeld Follies, The Return de David Lynch
dès Pourquoi Israël (1972) et dans Elena et les hommes de Don Murray, mort le 2 février (2017).
jusqu’au Rapport Karski (2010), Jean Renoir (1956) et Les à 94 ans, fait des débuts Marcos Uzal
en passant bien sûr par Shoah Aventures d’Arsène Lupin de
(1985) et Tsahal (1994). Parmi Jacques Becker (1957). C’est
d’autres films notables, et Roberto Rossellini qui lui donne
entre beaucoup de comédies son premier rôle important,
populaires (d’Yves Robert, celui de la prostituée dans Le
Francis Veber, Gérard Jugnot ou Général Della Rovere (1959).
Patrick Timsit), citons : Paulina Elle retrouve ensuite Pietrangeli,
s’en va d’André Téchiné (1969), pour trois films : Adua et ses
Police de Maurice Pialat (1985) compagnes (1960), Les Joyeux
et La Sentinelle d’Arnaud Fantômes (1961) et Annonces
Desplechin (1991). matrimoniales (1963). Après
qu’elle a surtout incarné des
Roland Bertin femmes légères au physique
Avant tout grand acteur de plantureux, Rossellini lui propose
théâtre, chez Planchon, Lavelli, un personnage plus dramatique
Chéreau, Régy, puis à la dans Vanina Vanini (1961), mais
Comédie-Française, dont il fut le film est si mal accueilli par
sociétaire de 1983 à 2001, la presse et l’actrice tellement
Roland Bertin a surtout joué des moquée qu’elle décide alors
rôles secondaires au cinéma, d’abandonner le cinéma. Sa
et souvent vils ou pathétiques, rencontre avec Federico Fellini,
mais avec une présence toujours dont elle sera la maîtresse 46e festival
international
22 mars
exceptionnelle. Il apparaît pour secrète pendant dix-sept ans
la première fois dans Le Petit (ce qu’elle révéla bien après la du film 31
Théâtre de Jean Renoir (1969). mort du cinéaste), la convainc de documentaire 2024
On le voit ensuite notamment revenir. Malicieusement, Fellini
chez Resnais (Stavisky, 1974), lui fait incarner la maîtresse
Corneau (France société des protagonistes masculins
anonyme, 1974), Costa-Gavras de Huit et demi (1963) et
BORIS BARNET
Le bonheur
durera
par Marcos Uzal
Boris Barnet dans Miss Mend coréalisé avec Fedor Ozep (1926).
MEZHRABPOM-RUS
Bcinéastes
oris Barnet fait partie de ces cinéastes adorés de cer-
MOSFILM
tains cinéphiles et ayant profondément marqué quelques
(Jean-Luc Godard et Otar Iosseliani notamment),
mais qui n’accèderont probablement jamais au statut de
maîtres ou de classiques car ils n’en ont ni la constance, ni la
massivité. En tant qu’artiste, Barnet a traversé quarante-cinq
ans de l’histoire soviétique sans se départir d’une allégresse
vitale qui l’écarta des mouvements sérieux et majeurs sur
lesquels s’écrivent les histoires officielles. Moins proche des
films imposants et des théories de Sergueï Eisenstein ou Dziga
Vertov que du théâtre constructiviste de Vsevolod Meyerhold,
des expérimentations de la Feks (« Fabrique de l’acteur excen-
trique ») ou de l’iconoclaste Lev Koulechov, il revendiqua un
cinéma dynamique et accrobatique, et un sens de l’humour
à toute épreuve. Après avoir été acteur de théâtre et boxeur,
cet homme athlétique au beau visage franc, qui fascinait par
son élégance et son agilité de danseur, fit ses premiers pas au
cinéma en interprétant le rôle du cowboy dans Les Aventures
extraordinaires de Mr West au pays des bolcheviks de Koulechov
Le Lutteur et le Clown (1957). (1924), comédie qui se moque de l’anticommunisme amé-
ricain tout en empruntant et détournant des éléments du
cinéma hollywoodien de l’époque. De même, le premier film
réalisé par Barnet, avec Fedor Ozep, Miss Mend (1926), formi-
dable sérial mêlant espionnage et burlesque, assume une claire
influence du cinéma occidental résumé en une formule par
Noël Burch : « Harold Lloyd contre le Dr Mabuse ».
Avec son premier film réalisé seul, La Jeune Fille au carton à
chapeau (1927), il s’inscrit dans la lignée comique du cinéma
soviétique de l’époque, ce qui ne l’empêche pas de s’imposer
comme un grand formaliste, même s’il revendique de s’in-
téresser aux acteurs plus qu’au montage. Non que celui-ci,
grande affaire du cinéma soviétique de l’époque, ne l’inté-
resse pas, bien au contraire, mais il est pour lui au service des
mouvements et des rythmes des corps, et non l’inverse. Chez
MEZHRABPOM FILM
tenir compte des autres, et cela se transforme en une hallu- forêt d’Un brave garçon (1943) ou les champs d’Un été prodigieux
cinante chorégraphie du désordre humain. On pense aussi à (1950), et chaque geste se rapproche de la danse. Pour que tout
Jean Vigo par la manière très libre, pas du tout théorique, qu’a soit physique et à fleur de peau, Barnet passe par des idées très
Barnet de s’amuser avec tous les procédés de l’avant-garde : simples qui mettent les acteurs en condition : décider qu’un
stop-motion, accélérations, ralentis, arrêt sur image – il en est personnage se caractérise par le fait d’être chatouilleux, filmer
un fameux dans La Maison de la rue Troubnaïa qui fige l’image un repas en faisant régulièrement croquer les acteurs dans des
d’un chauffeur de tramway sautant de sa machine après avoir morceaux de citron…
freiné in extremis devant une femme assise sur les rails avec Ce sublime film témoigne d’un bonheur qui sera bientôt
un canard dans les bras ; arrêt sur image à partir duquel le récit ravagé par la fin des années 1930 et l’arrivée de la catastrophe.
repart momentanément en arrière pour nous expliquer com- Pendant les années de la Seconde Guerre mondiale, Barnet
ment ce canard a bien pu arriver jusqu’à Moscou. consacrera quatre films à des groupes luttant contre les nazis :
La protagoniste de La Jeune Fille au carton à chapeau, une Courage (1941), Un chef inestimable (1942), Un brave garçon, Une
jeune couturière malicieuse, et celle de La Maison de la rue fois, la nuit (1944). Là encore, il ne filme pas des personnages
Troubnaïa, une paysanne naïve débarquant à Moscou, toutes exemplaires, mais « une resistance de civils, de personnages pacifiques
les deux jeunes employées exploitées par leurs patrons, dont dont l’invasion bouleverse l’existence quotidienne » (Eisenschitz).
la nature révèle la bêtise bourgeoise et illumine un monde Un brave garçon se centre sur un camp de partisans cachés dans
trop affairé, sont des exemples typiques des personnages que une forêt près de Novgorod. Atterriront là un parachutiste
filmera toujours Barnet : des êtres simples, dont la maladresse français et, dans un décalage buñuelien, un homme en cos-
est source de drôlerie et de poésie, héros malgré eux, par bonté tume de soirée surgissant d’un marécage et qui s’avèrera être
et honnêteté plutôt que par grandeur combative ou sentiment un chanteur d’opéra. Leur combat contre l’envahisseur ne les
d’un destin national. Et quand Barnet, qui s’était engagé puis
retrouvé au front à 20 ans, filme la Première Guerre mondiale GAUMONT PATHÉ ARCHIVES
empêche pas de rire, de se séduire et de chanter. Comme dans Clown (1957), où le spectacle, l’amitié et le sentiment poli-
Au bord de la mer bleue, la nature est exaltée en quelques plans tique s’entremêlent dans la profondeur et le dynamisme de
de forêt extraordinaires, que les rayons de soleil et les brumes magnifiques plans en Sovcolor. Le film était d’abord un projet
rendent irréels. En cette période tragique, les traits d’humour entamé par Konstantin Youdine puis récupéré par Barnet après
et de fantaisie de ce film passeront mal, et il se verra finalement sa mort, « car notre ami Boris est trop bien stylé pour refuser ce que
refuser une exploitation en salles. Une fois, la nuit, l’un des plus précisément le style peut sauver », écrit Godard (Cahiers, nº 94).
beaux Barnet, est beaucoup plus noir et grave. Il se situe dans Parmi les films de la dernière période de Barnet, les pépites
une ville occupée, où une femme faisant le ménage dans une oubliées sont Alenka (1961) et son ultime réalisation, La Petite
école reconvertie en quartier général par les nazis cache des Gare (1963). Il y raconte les vacances dans un kolkhoze d’un
aviateurs blessés dans un grenier. Là encore, l’héroïsme est le vieux physicien et peintre amateur que les circonstances for-
fait d’une personne ordinaire (qu’incarne l’actrice au visage ceront à s’impliquer dans la vie du village, et à se lier d’amitié
bouleversant Irina Radchenko), portée par son humanité et sa avec un enfant. Un film très émouvant par sa sereine manière
tendresse face à une horreur qui la frappe de plein fouet (au de célébrer la solidarité et la joie, tout en prenant en compte
sens propre, quand elle se fait battre par un officier SS incarné le passage du temps. Le regard de peintre du protagoniste, avec
par Barnet lui-même). La ville et ses immeubles, lieux de ren- son attention aux détails, aux paysages, aux formes, aux gestes,
contre et de circulation dans La Maison de la rue Troubnaïa, sont aux attitudes, résonne avec celui du cinéaste et avec ses plans
ici en ruines et filmés de nuit, comme des espaces oppressants, d’une somptueuse clarté. Barnet nous dit où il en est avec l’art
où l’on résiste par la clandestinité, en trouvant des cachettes et l’humanité : fatigué, mais fidèle à lui-même, à sa tendresse,
au cœur d’un monde devenu prison. Après la guerre, Barnet à son goût pour la drôlerie et la beauté des choses ordinaires.
consacre un autre film à cette période, qui sera son plus grand Les derniers mots de son œuvre sont ceux d’un homme à la
succès public : L’Exploit d’un agent secret (1947). Formellement retraite s’adressant dans sa tête à un enfant qui ne les entendra
très réussi, mais plus convenu dans son récit patriotique et le jamais : « Grandis mon ami ! Tu feras dans la vie plus de choses
jeu ambigu des identités que permet l’espionnage, il a la force que moi. Et sans doute mieux que moi. On t’a donné tout le savoir
d’un excellent film du genre, pas loin de certains Lang ou qu’on a pu accumuler. Ce dont tu es riche maintenant ! Tu as tant
Hitchcock secondaires mais palpitants. à faire.Ton bonheur est là, crois-moi. » Le 8 janvier 1965, Barnet
Pendant longtemps, les films de Barnet des années 1950 et se suicide par pendaison. Ses films, eux, ne cesseront jamais
60 ont été considérés comme mineurs, voire médiocres. La de croire au bonheur.
rétrospective proposée par la Cinémathèque française per-
met de réparer cette injustice. Un célèbre article de Godard Rétrospective Boris Barnet à la Cinémathèque française (Paris), du 14 février au 10 mars.
a assuré une certaine pérennité au très beau Le Lutteur et le Boris Vassilievitch Barnet de Bernard Eisenschitz. Éditions de l’Œil, 2024.
On sent que le film a été réalisé « l’un contre le temps, pour le contester. Il y trouve sur les choses. Elle a intégré au film la
l’autre », y compris dans un sens conflictuel. des avantages, puisqu’il utilise ça pour possibilité de points de vue multiples sur
Lorsque vous apparaissez plus tard dans ses créer. Ça l’arrange, que je râle. Une amie l’histoire d’un couple.
films, vous avez presque toujours cette place de Luc, la réalisatrice Juleen Compton,
de contradictrice. voyait dans le couple d’Anatomie une Entretien réalisé par Élie Raufaste
Dès Anatomie, je protestais, je voulais sadique et un masochiste. J’ai du mal à à Paris, le 9 janvier.
discuter, mais c’est tout de même Luc simplifier les choses ainsi.
qui s’est dit : « Tiens, on va le mettre dans
le film ». À la fin de La Terre de la folie Y a-t-il pour vous des films, aujourd’hui, Retrospective « Moullet Jeunesse », en salles depuis
(2009), on rejoue une discussion que qui héritent d’Anatomie d’un rapport ? le 31 janvier : Brigitte et Brigitte, Les Contrebandières,
nous avions eue à propos de ce film, Je ne sais pas. En voyant Anatomie d’une Une aventure de Billy le Kid, Anatomie d’un
autour de sa propre folie. À la fin du chute, au-delà de la proximité du titre, rapport, Genèse d’un repas, La Comédie du travail,
Prestige de la mort (2006), je le tue. Notre et tout en abordant autre chose, je me Parpaillon, Les Naufragés de la D17, Le Prestige
fille, à un moment donné, s’est plainte : suis dit qu’il y avait un écho. Je ne pense de la mort, La Terre de la folie, et les courts métrages
« Comment ça se fait que ma mère te tue pas que la référence soit explicite chez Un steak trop cuit, Terres noires, Barres, L’Empire
tout le temps ? » Ça nous a fait un choc. Justine Triet, mais elle a fait surgir ce qui de Médor, Essai d’ouverture, Les Sièges de l’Alcazar,
C’est probablement en partie la vision n’est qu’un arrière-fond dans Anatomie La Cabale des oursins, Foix, Le Ventre de l’Amérique,
que Luc a de moi : celle qui est là, tout d’un rapport, une sorte de regard double Le Fantôme de Longstaff, Le Litre de lait.
RESSORTIE Rivière de nuit de Kôzaburô Yoshimura (1956) corps abstrait », parle d’« amour métaphy-
sique ». Celle-ci, qui reproduit dans ses
L’échiquier du temps
Lseulavent,découverte sidérée de L’Échiquier du
en 2021, appelait l’exhumation du
autre long métrage de fiction réalisé
l’arrière de la voiture de ses parents qui la
convoient vers d’étranges noces funèbres.
La jeune femme a tôt fait d’échapper
abriter. À ce principe de perturbation
correspond l’inventivité formelle excep-
tionnelle de La Flamme verte. Maître dans
par Mohammad Reza Aslani, réalisateur, aux regards des siens et disparaît à l’inté- l’art du plan-séquence, Aslani joue de sa
scénariste et poète iranien aujourd’hui rieur d’une forteresse où elle découvre fixité, qui l’amène à citer, comme dans
octogénaire. Tourné en 2007, plus de une pièce abritant le corps d’un homme L’Échiquier du vent, les clairs-obscurs des
trente ans après le premier opus et lui aussi mort. Charge à elle, pour pouvoir l’épou- maîtres de la peinture occidentale ou à
inédit en Occident, La Flamme verte n’était ser, de le faire ressusciter en lisant en une privilégier un hiératisme qui semble –
jusqu’ici qu’une ligne dans sa filmogra- semaine les sept chapitres du livre posé à citadelle oblige – hérité du Paradjanov
phie, essentiellement expérimentale, de son chevet. de La Légende de la forteresse de Souram. S’y
cinéaste empêché et en proie au mauvais À la fresque attendue – les séquences opposent, substituant la rupture à l’épure,
œil : initialement conçu pour le décor enchâssées mettent chronologiquement plusieurs scènes dialoguées dont les tra-
sublime de la citadelle de Bam, le projet en scène des épisodes mythologiques ou vellings filés semblent lacérer l’espace. Ce
avait d’abord été reporté sine die après la historiques fondateurs – se substitue rapi- principe de discontinuité esthétique qui
destruction du site par le tremblement de dement un jeu subtil d’interpénétration postule l’adaptation de la mise en scène
terre de 2003. Si le tournage a finalement et de porosité des récits qui vient bous- à chaque séquence culmine en toute fin
eu lieu quatre ans plus tard, le produit fini culer leur temporalité et les amène à se de parcours. Nardaneh, héroïne sublime
a paru bien peu conforme aux attentes de succéder en une continuité qui renvoie d’un cinéma au féminisme revendiqué,
la République islamique. De fait, le film, implicitement au modèle des Mille et parvient à tendre à son entourage le
allégoriquement fondé sur la légende de Une Nuits. Personnages et acteurs récur- miroir qui révèle la duplicité des fourbes
la « pierre de patience » (Syngu-e Sabour, rents, ellipses tranchantes et échos diégé- et contamine le récit lui-même. Le film
qu’adaptait au même moment en France tiques multiples (à l’image des passages n’est plus alors qu’un reflet vertigineux
le roman goncourisé d’Atiq Rahimi), musicaux in et off) permettent au film dont l’anamorphose dit à la fois l’illusion
apparaît d’abord comme un hommage d’échapper peu à peu aux conventions qu’il génère et sa capacité à transfigurer
complexe à la culture persane et à l’his- narratives, au point que le récit-cadre, le réel pour inviter à un autre regard sur
toire séculaire de l’Iran. Un récit-cadre dérouté par l’imposture d’une servante le monde. ■
fantastique présente Nardaneh – sublime qui se substitue à Nardaneh, semble Thierry Méranger
Mahtab Keramati – traversant le désert à devenir l’un des épisodes qu’il est censé Sortie le 27 mars.
PRÉSENTATIONS ET DÉBATS
Du 1er au 6 mars au cinéma l’Écran, Saint‑Denis Le 10 mars à 16h30 au cinéma l’Archipel, Paris Le 20 mars à 20h au Centre des Arts,
Dans le cadre du festival Regards Satellites, Dans le cadre du festival « Best of Doc », Enghien‑les-Bains
Claire Allouche présente des films d’El Pampero Ariel Schweitzer présente Would You Have Sex With Dans le cadre de son ciné-club « Autour de
Ciné, en leur présence. Le 3 mars à 11h et 14h, an Arab? de Yolande Zauberman (2011) et dialogue Pialat », Charlotte Garson présente À nos amours
Fernando Ganzo et Marcos Uzal présentent avec la réalisatrice. de Maurice Pialat.
respectivement Ostende et Trenque Lauquen de
Laura Citarella, en présence de la réalisatrice Le 10 mars à 19h, à l’UGC Roxanne, Versailles Le 20 mars à 20h, au CinéCentre de Dreux
et de l’actrice Laura Paredes. Le 4 mars à Marcos Uzal présente Genèse d’un repas de Thierry Méranger reçoit Takis Candilis pour l’avant-
18h, Claire Allouche anime la masterclasse Luc Moullet. première de L’Enfant qui mesurait le monde, en
d’El Pampero. ouverture du festival Regards d’ailleurs, Filmer la
Le 11 mars à 19h30, au cinémas Les Studios, Grèce (20 mars – 17 avril).
Le 4 mars à 20h au cinéma L’Archipel, Paris Tours
Pierre Eugène et Marie Anne Guerin présentent leur Romain Lefebvre présente F for Fake d’Orson Welles Les 23 et 24 mars au Ciné 104, Pantin
ciné-club « Deux dames sérieuses ». avec l’association Sans Canal Fixe. Thierry Jousse anime un stage d’analyse filmique
autour de David Lynch. Quatre projections‑débats
Le 5 mars à 18h15 et 20h45 au Forum Le 13 mars à 19h30 au Forum des Images, de Twin Peaks: Fire Walk with Me, Lost Highway
des images, Paris Paris (le 23 à 14h et 20h), Une histoire vraie et
Dans le cadre de l’évènement mensuel Dans le cadre du festival « Best of Doc » organisé Mulholland Drive (le 24 à 11h15 et 14h30) seront
« Doc&Doc » de Documentaire sur grand par Documentaire sur grand écran, Romain Lefebvre accompagnées de deux temps dédiés à l’exploration
écran en partenariat avec Regards Satellites, anime la table ronde « La place des festivals dans détaillée de la filmographie du cinéaste.
Claire Allouche présente Corsini interpreta a l’économie du documentaire » en présence de
Blomberg y Maciel de Mariano Llinàs en présence Catherine Bizern (Cinéma du réel), Guillaume Morel Le 23 mars à 18h au cinéma La Palette,
du réalisateur et du chef opérateur Agustín (Survivance Distribution) et de Bastien Gauclère Tournus et le 28 mars à 20h15 au cinéma
Mendilaharzu et Las poetas visitan a Juana (Fipadoc). Eldorado, Dijon
Bignozzi de Laura Citarella et Mercedes Halfon Romain Lefebvre présente Mambar Pierrette de Rosine
en présence de la réalisatrice et du monteur Alejo Le 16 mars à 15h à la Maison des Arts, Créteil Mbakam, dans le cadre du festival « Diversité ».
Moguillansky (sous réserve). Charlotte Garson anime la masterclasse avec
Léa Drucker au Festival International de Films Les 27 et 28 mars au Centre international
Le 9 mars à 15h30 au cinéma Reflet Medicis, de Femmes. de poésie Marseille (CipM) et autres lieux,
Paris Marseille
Dans le cadre du cycle « Mémoire inquiète » Le 17 mars à 14h et à 17h à la Cinémathèque Pierre Eugène et Philippe Fauvel, avec Sally Bonn
organisé par le Musée d’Art et d’Histoire du française, Paris et Vincent Broqua, organisent le deuxième volet
judaïsme, Ariel Schweitzer présente Les Diamants Fernando Ganzo présente Macario de Roberto de la manifestation Zigzaguer / poésie & cinéma.
de la nuit de Jan Nemec (1964). Gavaldón et Enamorada d’Emilio Fernández. Programme sur zigzaguer.com.
LE CONSEIL DES DIX
cotations : l inutile de se déranger ★ à voir à la rigueur ★★ à voir ★★★ à voir absolument ★★★★ chef-d’œuvre
Jacques Jean-Marc Jacques Frédéric Sandra Olivia Fernando Charlotte Yal Marcos
Mandelbaum Lalanne Morice Mercier Onana Cooper-Hadjian Ganzo Garson Sadat Uzal
Los delincuentes (Rodrigo Moreno) ★★★ ★★★ ★★★ ★★★★ ★★★ ★★★ ★★★
Jacques Mandelbaum (Le Monde), Jean-Marc Lalanne (Les Inrockuptibles), Jacques Morice (Télérama), Frédéric Mercier (Positif), Sandra Onana (Libération), Olivia Cooper-Hadjian, Fernando Ganzo, Charlotte Garson, Yal Sadat, Marcos Uzal (Cahiers du cinéma).
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Hors-série
Jacques Hors-série
Demy
Parution
le 26 avril Jacques
Demy
Parution
le 26 avril
NOME
UN FILM DE SANA NA N’HADA
UN FILM DE SANA NA N’HADA AVEC MARCELINO ANTONIO INGIRA, BINETE UNDONQUE, ABUBACAR BANORA, MARTA DABO, HELENA SANCA, OKSANA ISABEL, PAULO INTCHAMA, MARIO PAULO MENDES, VLADMIR MARIO
VIEIRA, ERNESTO NAMBERA, RIQUELME BIGA, JORGE QUINTINO BIAGUE SCÈNARIO VIRGÍLIO ALMEIDA & OLIVIER MARBOEUF IMAGE JOÃO RIBEIRO SON TRISTAN PONTECAILLE ASSISTANTE RÉALISATEUR ÂNGELA SEQUEIRA
MONTAGE SARAH SALEM MUSIQUE ORIGINALE REMNA SCHWARZ UN FILM PRODUIT PAR LUIS CORREIA (LX FILMES) & OLIVIER MARBOEUF (SPECTRE PRODUCTIONS) EN COPRODUCTION AVEC GEBA FILMS ET GERAÇÃO 80 AVEC LA
PARTICIPATION DE THE DARK AVEC LE SOUTIEN ICA – INSTITUTO DO CINEMA E DO AUDIOVISUAL, L’AIDE AUX CINÉMAS DU MONDE CENTRE NATIONAL DU CINÉMA ET DE L’IMAGE ANIMÉE INSTITUT FRANÇAIS, LA RÉGION BRETAGNE