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2) SOMMAIRE/REVUE MENSUELLE/SEPTEMBRE 1982

N° 339 SEPTEMBRE 1982


CLAUDE CHABROL
Le secret derriére Chabrol p.
Entretien avec C. Chabrol, par J.-C. Biette, S. Daney et S. Toubiana p. 5
JOHN CARPENTER
Entretien avec John Carpenter, par O. Assayas, S. Le Péron et S. Toubiana p. 15
REDACTEUR EN CHEF Tournage de The Thing : Méfiez-vous des imitations, par Jonathan Rosenbaum p. 24
Serge Toubiana
LETTRE DE HOLLYWOOD
COMITE DE REDACTION
Alain Bergala Le cinéma et ses masques, par Bill Krohn p. 30
Pascal Bonitzer MADE IN USA (SUITE)
Serge Daney
Serge Le Péron Petit dictionnaire du cinéma indépendant New-Yorkais (1'° partie)
Jean Narboni (A l'usage de ceux qui veulent en savoir plus long), par Bénénice Reynaud p. 35
Serge Toubiana
CRITIQUES
REDACTION
Olivier Assayas Le chien révélateur (White Dog), par Olivier Assayas p. 51
Jean-Claude Biette
Michel Ghion Lamour tardif de l’actrice V. Voss (Le secret de Veronika Voos), par Louis Skorecki p. 52
Jean-Louis Comolli Portraits de femmes en Palestine (La Mémoire fertile), par Abdelwahab Meddeb p. 54
Daniéle Dubroux
Jean-Jacques Henry Le feuilleton et la complainte de M.K. (L’Etat de bonheur permanent), par Y.Lardeau pp. 55
Pascal Kané
Yann Lardeau Un thriller futuriste (Blade Runner), par Alain Philippon p. 57
Jean-Pierre Oudart
Alain Philippon Destins sibériens (Valentina), par Serge Daney p. 57
Guy-Patrick Sainderichin La comédie musicale réve au réalisme (Cabaret), par Michel Chion p. 58
Louis Skorecki
Charles Tesson NOTES SUR D’AUTRES FILMS
SECRETARIAT DE REDACTION Les 40° Rugissants, Budapest Ballade, Jeux d’espions, Un matin rauge, Mad Max Hi,
Glaudine Paquot The French, The Wall p. 60
DOCUMENTATION,
PHOTOTHEQUE
Emmanuéle Bernheim
assistée de Sabine Tréves

EDITION
Atain Bergala
Jean Narboni

CONSEILLER SCIENTIFIQUE LE JOURNAL DES CAHIERS N° 26


Jean-Pierre Beauviala
page | Editorial, Le sens de Mexico, par Serge page XI Vidéo. Lyon, Fluctuat sed Mergitur, par
ADMINISTRATION Toubiana Jean-Paul Fargier
Clotilde Arnaud page | Enquéte. La vidéocassette est arrivée, par Télévision. Cinéma sans visa: un pas en avant,
Serge Le Péron deux pas en arriére, par Alain Philippon
ABONNEMENTS page II! Enquéte sur la formation des comédiens : page XII Photo : Sur deux livres, par Alain Bergala
Pierre-Hervé Peuzet Impressions de voyage, par Alain Philippon. Entre- page Xil Les livres et Pédition. Joris lvens, journa-
tiens avec Serge Rousseau, Sabine Haudepin et Ilste, idéclogue et cinéaste, par Serge Toubiana
VENTES Niels Arestrup, par A. Philippon Visages de la nouvelle modernité, par Charles
Didier Costagliola page Vil Entretien avec Ridley Scott, cinéaste du Tesson .
décor, par Olivier Assayas et Serge Le Péron Le cinéma italien par ceux qui le font, par Alain
MAQUETTE page ix Chronique du son: Entretien avec Geor- Philippon
d’aprés Jacques Daniel ges Prat, par Michel Chion lls sont beaux et ils causeni, par C. Descamps
page X Festival : Luchon, le cinéaste et l’ethnolo-
PUBLICITE gue, par Yann Lardeau
Attention, Télévision, par Yann Lardeau
page XVI informations.
343.92.20
GERANTS
Serge Toubiana
Clotilde Arnaud En couverture : Kristy Mc Nichol dans White Dog de Samuel Fuller
DIRECTEUR
DE LA PUBLICATION
Serge Daney

CAHIERS DU GINEMA - Revue


mensuelle éditée par la s.a.r.1. Les manuscrits ne sont pas rendus
Editions de V’Etoile Tous droits réservés. Copyright Les éditions de I Etoile.
Adresse : 9, passage de la Boule-
Blanche (50, rue du Fbg-Saint- Ce journal contient un encart numéroté de | a IV.
Antoine).
75012 Paris Edité par les Editions de l’Etoile — SARL au capital de 50 COOF — RC Seine 57 B 18373
Téléphone : 343.92.20 (lignes Commission paritaire n°57650 — Dépdt légal
groupées} Photocomposition, photogravure : ltaliques, Paris 18° — Imprimé par Laboureur, Paris 11¢
LE SECRET DERRIERE CHABROL

Cet entretien avec Claude Chabrol est d’abord logique : aprés Truffaut, Rohmer et
Rivette — avec Godard, le dialogue prend d’autres formes — le nom de Chabrol s’impo-
sait pour mettre fin a ce tour de piste amorceé il y a deux ans avec les réalisateurs qui for-
mérent, il y a plus de vingt ans, le noyau dur de Ja Nouvelle Vague.
Test normal que cet entretien, comme les autres déja publiés, s’inaugure sur un point
de mémoire commune, en loccurrence le dernier entretien publié ici-méme qui fait
remonter ce flash-back a l’année 1962. On peut dés lors @tre saisi d’un vertige : comment
a-t-il été possible de laisser s’écouler tant d’années et de publier tant de numéros des
Cahiers sans que le désir de rencontrer le plus prolifique des cinéastes des vingt-cing der-
niéres années ne se manifestat 4 nouveau, plus souvent ? Voila une de nos énigmes les
plus intimes. On voit bien quels éléments de réponse 4 peu prés convenables et rationnels
peuvent colmater ce trou, cet oubli. Si les plus chabroliens d’entre nous n’ont cessé de
s’intéresser a ses films (1), il n’en demeure pas moins que le « Systéme Chabrol » impo-
sait et impose qu’on s’y penche au coup par coup, film par film (obligeant 4 déméler le
bon grain parmi les tentatives moins réussies), et rend difficile le fait de saisir le fil con-
tinu qui tisse une ceuvre, ou qui en donne, disons, les signes extérieurs culturels.
A une époque ott les Cahiers généralisaient volontiers leur discours, amarraient leur
gofit esthétique et cinématographique 4 des questions plus générales de théorie et de lan-
gage filmiques, le cinéma de Chabrol obligeait l’analyse critique qu’elle le prenne avec
des pincettes. Chaque film est un cas, une recette ou une sauce plus ou moins réussie,
issu d’un systéme de contraintes et de ruse que I’auteur a poussé plus loin que quiconque
4 Vintérieur du cinéma francais. Car, Chabrol a beau avoir toujours été un cinéaste du
systéme, un « valet » de la production établie (comme il prend plaisir 4 le dire ici), il.
nest jamais devenu un cinéaste installé, misant juste 4 chaque coup. Adepte du
systeme D, comme débrouille et de la ruse, voué par jeu ou par plaisir au dialogue avec
Jes producteurs, il y a chez lui une extravagance, une force cachée, meurtriére et tragi-
que qui outrepasse, t6t ou tard, l’apparence tranquille d’un travail sur les conventions,
les genres et le récit dramatique. Mais, confessons-nous au lecteur dés a présent : il n’a
pas été facile de faire avouer 4 l’auteur son propre systéme, sa « morale de cinéaste »
comme nous aimons 4 le dire, son truc en un mot. Socratique, Chabrol s’est tenu quel-
que peu en réserve, jouant avec le dialogue — 6 combien sympathique — dont il a fallu,
pour la commodité d’une lecture plus facile, 6ter toutes les anecdotes, les calembours et
les rires qui l’ont ponctué durant les quatre heures passées en sa compagnie, 4 son domi-
cile, ce n’est peut-@tre que partie remise. Le plaisir du dialogue et la générosité du
cinéaste envers le cinéma sont évidents et font qu’il n’y a pas de regret. S.T.

1. Je renvoie le lecteur des Cahiers au court mais excellent texte de J.-C. Biette écrit en hommage 4 Cha-
brol dans « Situation du Cinéma francais 1 », 323-324 Mais 81, page 93 : « Claude Chabrol : ‘homme
centre »,
ENTRETIEN AVEC
CLAUDE CHABROL

Cahiers. Alors pour commencer, on a cherché dans les Chabrol. Ca ne rigolait plus. La bonne humeur c’est quand
Cahiers les entretiens avec vous et on est remonté trés loin... méme une chose intéressante. C’était plein de bonne humeur
C’était en 62, dans te numéro spécial « Nouvelle Vague », qui les Cahiers. Pourtant, quand on arrivait au burean, c’était la
est trés bien. cour des miracles... C’était assez effrayant mais on rigolait
bien quand méme. Il y a eu une période trés sérieuse, il y a
Claude Chabrol. Ah oui, c’était il y a trés longtemps, j’étais
rond comme un boudin. méme eu une période qui m’a effrayé parce que j’étais obligé
En plus, si mes souvenirs sont exacts, c’était au moment od de relire les articles trois fois pour comprendre vaguement de
quoi il s’agissait, alors la quatriéme fois je comprenais le tout
j'avais deux films qui étaient 4 peu prés terminés qui allaient
étre mes deux plus gros bides, Ophélia et L’Qeil du matin, et je et je m’apercevais qu’on pouvait parfaitement l’écrire de telle
tirais un tas de conclusions sur le fait que ce coup-la, le public fagon que c’était possible de le saisir la premiére fois. Alors ca,
allait y aller. ca me choquait beaucoup. C’est mon gofit de la simplicité.

Cahiers. Ce gui m’a un peu étonné, c’est qu'il était déja Cahiers. Mais c’était a quelle époque ?
question de crise du cinéma, en 62.
Chabrol. Oh... c’était, aprés ca n’a fait qu’empirer mais
Chabrol, Moi j’ai toujours entendu ¢a. ¢’était... Je crois que ¢’était un article de Fieschi sur Hawks, je
me souviens, gui était d’un embrouillamini de sabir absolu-
Cahiers. Et ce qui est tres curieux c’est qu’a l’époque les ment terrible. Je me disais,.. ou peut-étre Cukor... qu’entend-il
gens qui interviewaient Godard, Truffaut et vous, apparte- par 1a, que veut-il dire et i! voulait dire des choses trés simples
naient visiblement @ une nouvelle génération des Cahiers et, de et trés justes.
ce fait, vous posaient souvent la question : que pensez-vous des Et puis aprés, j’ai lu des machins, 14 mes bras en tombaient,
Cahiers que vous venez de quitter, dont vous étes issu... Et je ne cherchais méme plus 4 comprendre. C’est barbant quand
vous disiez des choses intéressantes : d’abord il semblait que la on est obligé d’avoir soit un dictionnaire, soit des clés gigantes-
crise du cinéma n’avait pas Pair de vous torturer ; mais surtout ques pour comprendre. Maintenant c’est beaucoup plus lisible.
que quelque chose était devenu un peu triste dans les Cahiers et De toute facon la critique de mensuels est celle qui tient le
dans ta critique apres |’éclosion de la Nouvelle Vague. mieux le coup, la critique de quotidiens ca devient dur parce
6 ENTRETIEN
qu’ils ont trop de boulot. Ils ont un film, une page blanche et il qu’eux-mémes ne sont pas bons mais c’est le principe de...
faut que les deux s’accordent, c’est difficile. Leur probléme est Méme les articles de Francois (Truffaut) dans Arts, bon c’était
de remplir la page... des éreintements et ¢a allait tout seul mais ce n’ était pas du tout
ce qu’il faisait de mieux, du fait qu’il le faisait toutes les
Cahiers. C’est pour ca qu’on fait ies dossiers de presse d’ail-
semaines.
leurs. Pour faciliter un peu le travail, Parce que en plus, quand
Cahiers. On a envie de vous demander, un peu naivement
on voit beaucoup de films, il faut se rappeler UVhistoire. On finit
peut-étre...
par mélanger les histoires.
Chabrol. A question naive, réponse naive,
Chabrol. Dans le temps, }’étais trés vache, je foutais une
fausse histoire. Les mecs racontaient des conneries sur la feuille
Cahiers. Bon d’accord. Vous étes le plus prolifigue des
et je disais : ca prouve qu’ils n’ont pas vu mon film. Sans
cinéastes.
m’apercevoir qu’ils en avaient vu plein et que tout ca se mélan-
geait dans leur téte. Chabrol. Mais non, plus maintenant. Fassbinder a démarré
plus tard et je me suis apercu avec terreur qu’il en avait fait un
Cahiers. Sans parler du dialogue avec les Cahiers précisé- de plus que moi en démarrant vers 63. En France, il y avait
ment, ca yous a marqué, apres, le fait que la critique ait beau- Jean-Luc qui me tannait de prés 4 un moment mais aprés on ne
coup perdu de sa rigolade, de sa vitalité ? peut plus savoir exactement.

Chabrol. Ca m’a manqué dans la mesure ol je me disais que Cahiers. I! a joué en équipe B pendant une période.
si elle était plus rigolarde, sans doute qu’elle serait plus indul-
gente avec moi. C’était Vidée que j’avais, trés exactement : Chabrol. Non c’est qu’il était en réserve. Il jouait mais chez
qu’est-ce que c’est que ce tas de pisse-froid, laissons-les chanter les Bantous.
leur romance et continuons de notre cété. Ca m’embétait dans
la mesure ot ca m’empéchait de travailler. Je suis pour la criti- Cahiers. Quel systéme d’alliance vous avez dit tisser, tout en
que, elle peut dire n’importe quoi tant que ¢a ne me géne pas étant isolé comme chaque cinéaste quand il fait ses films, pour
pour le film suivant. Mais quand on vous dit « dites donc, vous mener cette carriére ? Aujourd’hui parmi les cinéastes qui sont
avez vu, vous vous étes fait assaisonner pour votre dernier arrivés apres la Nouvelle Vague, peu ont pu enchainer film sur
film », quand c’est un distributeur qui me dit ca, 1a je blémis, film, et beaucoup ont des tas de difficultés.
je verdis et je suis prét 4 tuer tout le monde. Qu’est-ce qu’ils Chabroi, (S’adressant 4 Jean-Claude Biette) Cela dit, ce
m’emmerdent ces cons-la, ils me donnent du boulot supplé- n’est pas un reproche, mais vous ne voulez pas vous salir les
mentaire, je vais mettre six mois de plus 4 monter mon coup. doigts et ca ce n’est pas bien, il ne faut pas avoir peur de trem-
Ca c’est terrible. Mais ca existe surtout au niveau du quotidien per les mains dans la merde s’il le faut pour tirer des choses.
ou de [’hebdo, moins des mensuels. J’aime bien me faire érein-
ter par les mensuels parce que, d’abord comme c’est réfléchi, Jean-Claude Biette. Mais ce n’est pas parce que je ne veux
on peut piquer des choses, des fois ¢a met le point sur un pas... je vais faire une télé, « Télévision de Chambre ».
endroit ott je me suis gouré. Tandis que dans les quotidiens, Chabrol. Ah bien, trés bien, c’est ca. Moi je trouve qu’il ya
quand ils disent du bien, on prend tout et quand ils disent du pas mal de débouchés... Christian Bricout, je me sais pas si
mal on jette tout. On ne peut pas faire autrement. Avec les heb- vous le connaissez, j’avais vu son film Paradiso que j’ai beau-
dos, c’est un autre probléme parce que c’est entre les deux : ils coup aimé et j’avais essayé de le mettre sur des coups mais il
ont commencé a réfléchir mais pas encore assez et il ya un cdté disait : « Je ne peux pas encore parce que j’ai peur de me casser
cul-entre-deux-chaises, ce qui est le pire. D’ailleurs c’est 14 oft
royalement [a gueule ». Alors évidemment s’il se casse la
ils ne sont pas les meilleurs. Mais ca ne vient pas du tout du fait gueule sur une connerie c’est plus grave que sur un projet per-
sonnel parce qu’il n’y a pas excuse... mais sinon ¢a permet,
Claude Chabrol avec son équipe sur le tournage du Be: au Serge @abord de vivre et surtout de s’entrainer. On n’a plus de pince-
ment en disant « Moteur » qui est quand méme une chose
affreuse. Si on ne dit pas « Moteur » en rigolant il vaut mieux
ne pas le dire. « Moteur », c’est un mot extraordinaire, je sais
bien qu’il y en a qui disent « Action » mais c’est par timidité.

Cahiers. Et en méme temps il y a une grosse différence de


génération parce que vous avez pu vous faire la main, appren-
dre le métier, en ne faisant que des films alors que les gens de la
génération de Jean-Claude sont forcément entre cinéma et
télévision.
Chabrol. Bien sir, mais n’oubliez pas que je me suis tapé le
cher Roger Hanin dans des tigres et des machins comme ¢a,
c’était la honte.

Cahiers. C’était bien.


Chabrol. C’était trés bien mais j’étais la honte, la honte dela
famille. Mais j’aimais mieux faire ca que rien du tout.

Cahiers. Mais la famille comme vous dites, c’est important


pour vous ?
Chabrol. C’est assez dur 4 dire. Est-ce que c’est important ?
Se
a a nad nei ee Poca Slo ss aes teks ete
W. Reyer, Stéphane Audran et Jac cques Charrier dans L’QEi du malin Roger anin et Roger Dumas dans Le Tigre se parfu me a ta dynamite
Non, je veux dire que ce n’est pas important au point ou quand Chabroil. Al, c’est pas mal. Mais enfin ¢a aurait pu étre
on me fait des reproches je fais un bras d’honneur et c’est fini. mieux parce que, pour la scéne dans le cabaret de striptease, on
Mais d’un autre cété j’aime mieux ne pas avoir 4 faire le bras a tourné dans une piaule, c’était quand méme 4 la limite. Faut
@honneur, j’aime autant étre respecté par Rivette si par hasard pas exagérer. Et les extérieurs, on est allé tourner en Allema-
il m’arrive de le rencontrer et qu’il ne change pas de trottoir. Ils gne, 4 Munich, pour la féte de la biére et aprés on en a profité
ne m’ont jamais envoyé de lettres d’insultes ce qui n’est pas le pour tourner dans les bois prés de Munich et Rabier avait
eas de tout le monde. amené un écran réflecteur, c’est tout ce qu’on avait comme
matériel électrique. On avait un écran réflecteur. Vous voyez,
Cahiers. Je reprends la question, j’ai lu dans un interview c’est du travail.
que vous n’avez jamais eu de gros succes.
Cahiers. Mais pour en revenir a la famille, il se trouve que,
Chabrol. C’est vrai. Le seul succés un peu gros, ¢’est Doc-
depuis quelques années on a renoué avec le carré d’as de la
teur Popaul mais je crois bien que c’est plus pour Belmondo
Nouvelle Vague. Ca faisait partie des choses qu’on devait faire
que pour moi, J’en ai peur.
t6t ou tard et qu’on avait envie de faire. Et puis, @un moment,
en face, les gens avaient aussi envie de parler. Godard, on
Cahiers, Et comment se fait-il que le fait que vous n’ayez pas
Pavait toujours vu mais on a revu Truffaut, Rivette, Rohmer et ,
eu de gros succés ne vous a pas empéché de iourner...
vous étes le dernier mais on n’a pas Vimpression que vous ayez
Chabrol. C’est ce qui m’a permis de continuer. Pour deux le méme sentiment d’appartenance aux Cahiers qu’eux. Truf-
raisons : d’abord comme je n’ai pas eu de gros succés, mes Jaut s’est senti responsable de la revue trés longtemps...
bides paraissaient moins énormes, en tombant de moins haut,
Chabrol, Non, je travaillais 4 la Fox en méme temps et je ne ©
on se fait moins mal et puis il y a un cété joueur chez les pro-
me sentais pas propriétaire de la Fox, 4 mon grand regret.
ducteurs. Ils se disent : Non de Dieu, il n’a pas encore tiré le
Jaurais presque préféré étre propriétaire de la Fox que pro-
numéro plein celui-la, on va encore essayer. Mais j’ai eu le tort,
priétaire des Cahiers.
un jour, de dire que je ne cherchais pas le gros succés. On me
la reproché.
Cahiers. Vous disiez dans cet entretien de 1962 que vous
vous considériez comme un mauvais critique...
Cahiers. Et votre alliance avec Beauregard, ¢a a été impor-
tant dans la possibilité d’engranger & chaque fois un film, ou Chabrol, C’est vrai, oui, affreux. Il y a des trucs dont j’ai
pas ? honte, j’écrivais n’importe quoi sur un coin de table. C’était
pas ma vocation.
Chabrol. Non, ce qui s’est passé avec Georges, c’est qu’il
m’a fait tourner aprés Les Godelureaux ; je crois que c’était le
Cahiers. Et le livre sur Hitchcock, ca a été Phorreur aussi ?
seul type qui soit sorti hilare des Godelureaux. Tout le monde
faisait des gueules longues d’une aune et lui est sorti hilare et i Chabrol. Ab non, c’ était plus marrant, on s’était partagé les
adit : il faut qu’on fasse un film ensemble. La-dessus, on a fait taches, on s’entendait trés bien avec Rohmer, c’était vraiment
L’Qil du malin qui a &é une aventure impressionnante puisque celui avec qui je m’entendais le mieux. On s’est toujours trés
c’est le seul film qui a été fait pour la moitié de son devis, ce qui bien entendu. Et alors on s’était partagé le travail avec des
est quand méme trés rare. Il y avait un co-producteur allemand imbrications mystérieuses qu’on avait presque calculé, on avait
qui est allé en prison trois jours avant le premier jour de mani- inventé la machine 4 calculer avant la lettre. C’était d’une com-
velle et Beauregard qui cherchait de l’argent a cdté a dégueulé, plication ce truc, c’était « computeuresque », alors personne
parce qu’il était saoal, sur le commanditaire éventuel. Alors la ne peut savoir qui a écrit quoi. Surtout qu’il y a des pitges,
c’était fini. Il m’a dit les yeux dans les yeux : « Est-ce que vous parce que des moitiés de films sont écrits par l’un et l’autre
pouvez faire le film avec la moitié du devis? » J’ai dit : moitié par l’autre...
« Oui ». Il s’est d’ailleurs demandé pourquoi le devis initial Cahiers. Mais Id il y a aussi une appréciation avec laquelle je
était le double. Ce n’était pas inintéressant de faire un film avec ne suis pas tellement d’accord et je pense qu’aujourd’hui, ca
des bouts de ficelle. parait un peu bizarre. Vous dites beaucoup de mal de Sabo-
tage, et je crois que Truffaut en dit aussi du mal dans son
Cahiers. C’est beau L’Ceil du malin. bouquin...
ENTRETIEN

16 mm. Le probléme de la télé c’est que c’est en 16 mm.

Cahiers. Rohmer a tourné en 16 mm. Mais il y aun lien entre


le gotit du pastiche et la pub, elle donne le goiit du pastiche,
non ?
Chabrol. Il y a deux choses qui m’intéressent dans la pub :
d’abord le fait qu’on peut chiader complétement les choses, ¢a
c’est bien. Et puis, de casser la baraque et de terminer trois
heures avant, de tourner peu de plans alors qu’ils en tournent
cinquante : ca m’amuse beaucoup. Je suis trés mal vu, pas des
fabricants, mais les types qui font de la pub ne m’aiment pas
beaucoup parce que je casse un peu la baraque. Le principe
e’est que les autres demandent énormément de temps, de
machins... J’ai vu, je ne sais plus qui avec une pauvre femme
en train de mettre de l’Harpic dans les chiottes ou je ne sais pas
quoi. Ca a duré une journée entiére. C’était épouvantable, moi
ces trucs-la j’essaie de les faire en dix minutes parce que ca
nv’incommode. Passer une journée entiére pour photographier
un fromage un peu douteux, ca ne m’intéresse pas non plus.
Alors j’essaie de faire ca vite.
Claude Chabral {photo Pierre Zucca)
Cahiers. Est-ce que c’est ca votre morale, passer plus de
Chabral. Alors la, la raison est une raison historique, C’est
temps sur les choses que vous aimez et moins de temps sur ce
un trés beau film, Sabotage. A]’époque, les gens ne reconnais-
que vous n’aimez pas, tout en acceptant la commande ?
saient d’Hitchcock que les films anglais a la rigueur plus un qui
était Sabotage. Alors tout le principe était de dire, Sabotage Chabrol. Ah, mais bien sur si je peux, mais trés souvent,
c’est de la merde, c’est les autres qui sont formidables. hélas, on est obligé de passer plus de temps sur ce qu’on n’aime
pas que sur ce qu’on aime. C’est-a-dire que souvent quand ona
Cahiers. Trés bon principe. un film qu’on a envie de faire, ¢’est toujours celui ob on vous
donne une semaine de moins. Parce que les types ne sont pas
Chabrol. Bien sir que ce n’était pas vrai parce que c’est
fous, ils sentent que vous y tenez un petit peu, alors ils en profi-
magnifique Sabotage.
tent. Parce que eux n’y tiennent pas du tout.
Cahiers. Est-ce que ¢a vous a servi de faire le remake de la
Cahiers. D’autre part, pour continuer sur la ligne de démar-
séquence de M (Le Maudit) par rapport au film Les Fant6émes
cation au sein de la Nouvelle Vague, avec Godard, vous étes
du Chapelier ?
quand méme les premiers & avoir ennobli la publicité .
Chabrol. Non. Mais ca m’a servi parce qu’il y a une chose
Chabrol. Ma premiére pub était trés bien, sur la cigarette
qui me plait bien dans ce « remake de M » c’est que j’ai tout
Winston.
essayé : de faire une copie, de faire un imitation pas sur les
mémes plans, sur l’idée de la je vais copier, la je vais imiter. Et
Cahiers. Avec Humphrey Bogart ? D’ailleurs, tout le monde
puis 14, je vais essayer de trouver Je truc. Et puis, la, je vais
savait qu’elle était de vous.
faire un plan, comme si j’avais trouvé le truc — en prenant
pour principe que j’avais trouvé le truc — un plan qui n’est pas Chabrol. Parce que je l’avais dit. Je l’avais trouvé bien,
dans M mais qui aurait pi l’étre. Il y a tout ce mélange-la. Et alors, je ’avais gueulé partout. Quand c’est pas bien je ne le dis
j’étais assez content car j’ai dil essayer — je ne parle pas des pas.
plans imitatifs ot 1a, ce n’est rien du tout. Mais il y a deux
plans ot} j’ai cru ressentir ce que Lang avait ressenti au moment Cahiers. Est-ce gue vous n’avez pas peur que des mauvais
ot: il les faisait et il y a un faux plan — quin’est pas dans M /e esprits disent que vos pubs sont mieux que vos films ?
Maudit — quia vraiment l’air d’y avoir été. C’est dans le plan
Chabrol. Ah, mais si et j’ai été le premier 4 dire que j’avais
ow les trois types se rapprochent de la porte et ot le type en
trouvé ma longueur, moins d’une minute.
gabardine ouvre. Ce n’est pas dans M. Mais j’aime bien le pas-
tiche, j'adore ¢a, et puis ce qui il y a de bien c’est qu’au bout
Cahiers. Mais c’est horrible, non ?
d’un moment, a travers le pastiche, on finit par se prendre au
jeu, par essayer de se mettre dans la peau du cinéaste qui a fait Chabrol. Qu’importe | Autant en Emporte le Vent ! J’essaie
Voriginal. Alors ¢a crée un petit vertige, pas longtemps. de me protéger, le boulet ne viendra jamais d’un endroit qui
n’est pas prévu. Il pourra m’atteindre en plein front mais il
Cahiers. A l’intérieur du groupe des cing de la Nouvelle aura été prévu.
Vague, j’ai V’impression qu’il y a une coupure... Il y a ceux qui
en plus d’étre capables de faire des films, sont intéressés a Cahiers. Mais c’est quoi, du coup, une morale de cinéaste
faire de la pub ou de la télévision : on trouve Godard et yous dans ce monde d’images trés diversifié ? Il n’y a pas de petits
— Rohmer au début, a fait de la télévision scolaire mais je ne sujets, de petits médias ou de grands médias ?
pense pas qu’il soit tenté par la pub. Et d’un autre cété, Truf-
Chabrol. Non, il n’y a rien de tout ¢a. Ah, c’est compliqué !
faut et Rivette qui ne font pas ni de la pub ni de la télé et j’ima-
Lorsqu’on fait un truc pour des raisons précises, c’est de ne pas
gine mal qu7ils puissent en faire. Il y a chez vous une morale du
fabriquer de faux alibis qui vous reviendront dans la figure.
cinéma, c’est évident et en méme temps ce cété désacralisation
Mais d’un autre cété, c’est de ne pas s’imaginer que parce que
des images.
on a envie de faire quelque chose ce sera beaucoup mieux
Chabrol. Je ne vois pas ce qui ne les intéresse pas dans le qu’un truc qu’on vous a amené a faire manu militari. On n’est
AVEC CLAUDE CHABROL

jamais sir de rien. Alors c’est pour ca qu’il faut essayer de tout acteurs, des techniciens, mais il a un point commun avec vous,
chiader ; mais en méme temps, on peut chiader dans Ja chienlit, il ne se plaint jamais des producteurs.
c’est-a-dire qu’on peut vouloir transformer un truc en chienlit
volontaire. Ca m’est arrivé. De me dire, tiens, ¢a c’est de la
Chabrol. Mais c’est marrant parce que les gens qui travail-
lent avec Jean-Luc se plaignent de lui aussi. Il y a des gens qui
chienlit, on va vraiment faire de la chienlit absolue. Mais ce
ont besoin de travailler dans la tension, c’est possible. Moi, je
n’est pas facile, il faut la construire. Alors en général, la, ca
suit mal. Ces manifestations-la ont peu de succés. Mais c’est n’aime pas la tension, je ne suis pas un cinéaste de la tension.
Il y a un truc terrible dont je me suis apercu assez fréquem-
vraiment vis-4-vis de moi parce que je pourrais aussi bien
ment, c’est qu’il y a des types qui ont, un scénario qu’ils ont
essayer de transformer la chose en... ce que fait formidable-
beaucoup travaillé et qui ne plait pas beaucoup. Au lieu d’en
ment bien Molinaro, C’est pas méchant ce que je vais dire,
mais, entre un bon film de Molinaro et un mauvais, la diffé- faire un autre, de trouver autre chose, quitte a réaliser leur pro-
rence est minuscule, elle vient d’un scénario mieux ficelé en jet, aprés, ils essaient par tous les moyens, ils tapent 4 d'autres
général. Moi je trouve que ce n’est pas bien parce que quand on portes, ca les use et les épuise complétement. Au moment ot ils
ont enfin une chance, aprés cing ans de travaux épouvantables,
fait un mauvais film, on doit le savoir. On doit essayer de faire,
pas le meilleur film d’un mauvais truc mais de faire le meilleur de refus, d’intrigues, de coups de téléphone a des despotes de
troisiéme zone de FR3, des antichambres au Centre, (I faut y
mauvais film, c’est-d-dire le plus enseignant dans le mauvais
qu’il soit possible mais c’est coton parce que parfois on est aller au revolver au Centre, et ne pas faire antichambre...) A ce
moment-la on leur dit : faites-le votre truc, et eux, c’est fini.
grisé. [] m’est arrivé de tourner une connerie, j’en pleurais de
rire, eh bien je me disais au bout de dix jours de tournage : C'est comme si ils l’avaient fait, ils ont tellement fait d’efforts.
« Non @’un chien, je vais peut-étre m’en sortir » et j’avais deux Alors 1a, évidemment, ils se plaignent mais si au premier pro-
ou trois jours de vertige comme ca. Aprés ¢a revenait. Mais on ducteur qui leur a dit : je n’aime pas ¢a, ils avaient habilement
simagine toujours... J’ai fait un truc absolument mons- répondu : moi non plus, pas tellement mais je voudrais faire un
trueux : Il y avait un sujet que j’avais refusé quatre ou cing fois film plein de force, de violence et de sexe. A ce moment-la, le
qui était un bouquin de Frédéric Dard qui s’appelait « Invita- type dirait : mon cher ami, asseyez-vous, votre sujet n’est pas
bon mais nous allons vous en trouver un autre. Le dialogue
tion 4 la Mort ». Ca mest arrivé de tous les cétés ce truc-a, je
s’instaure.
ne sais pas pourquoi. Il y a méme Clouzot qui en avait fait une
adaptation, il ne pouvait plus tourner et il me l’avait envoyé en Une fois j’avais fait ca. C’était Le Scandale. Un producteur
est venu et m’a dit : voila j’ai une idée formidable. On va faire
disant : « faites-en ce que vous voulez » et je l’ai foutu dans un
un film qui se passe dans un camp de nudistes, un polar dans
coin. Finalement j’ai fini par accepter pour des histoires sordi-
un camp de nudistes, Je dis formidable, on va chercher ov ils
des d’impéts et... tournage en Tunisie. Ca a été la chienlit dés
ont caché l’arme du crime. On a donc commencé a travailler et
le début. Le premier scénario qui a été fait n’était pas possible
on a changé toute une partie du scénario. Ca se passait tou-
j'ai dit 4 Gégauff de me retaper ca. Eh bien, A un moment
jours dans un camp de nudistes, mais on avait changé de man-
— pas longtemps — je me suis dit : « peut-étre qu’on peut s’en
che. Et puis aprés, alors 1a c’était le plus dur, aprés trois ou
sortir » et puis non, alors j’ai travaillé dans l’autre sens, j’ai
quatre versions, Gegauff qui travaillait avec moi avait signé
plutét cherché & souligner le c6té... vleurk et j'ai fait rajouter
une des versions du nom de Luc Dutour ce qui était bien la
une réplique qui est la clé du film, c’est Gert Froebe qui est
preuve qu’il n’était pas content parce que Luc Dutour est ’'ana-
censé faire des trucs et qui dit : « je ne peux pas, je n’ai pas
gramme de trou du cul. Il signait souvent comme ca quand
mon attirail », Je sais bien que c’est un alibi pour moi mais j’ai
c’était 4 foutre au panier. On a retravaillé. Il y avait un type qui
dit que c’était ce que c’était et comprenne qui pourra et puis
voila, et je me suis senti tout a fait libéré. Il y avait une petite s’appelait Jacques Robert, pas le gros sympathique Jacques
séquence ou le type allait voir une vieille en train de crever, Robert mais un autre, un moustachu qui était un constructeur.
On nous avait amené un constructeur. Et il travaillait, ce que
comme c’était pas trés long et qu’on avait un peu de temps, je
Vai tournée a la Ford, alors il y a huit plans assez fordiens. Bien nous ne faisions pas, en ping-pong, il se mettait dans une piéce
entendu c’était pour moi. et il marchait de long en large et il avait une dent creuse dans
laquelle il tapait et il disait tout le temps : ily aun os, ily aun
Cahiers. Finalement, on a le sentiment que c’est un dialogue os dans le fromage. C’est extraordinaire ! Alors on subit tout
¢a mais finalement on a réussi, grace 4 Jacques Robert qui était
entre vous et yous. On n’imagine pas un producteur despote
qui vous oblige a le faire (comme dans le systéme ameéricain). Tournage du Seandale
En méme temps vous ne faites pas ca de facon paranoiaque et
plaintive, c’est ca qui est curieux.
Chabroi. Ys n’ont pas besoin de m’obliger. D’ ailleurs ils le
savent que dés qu’il y en a un qui essaie de m’obliger a faire
quelque chose, il est foutu. Mes dépassements c’est toujours
quand un producteur m’a dit : est-ce que tu crois pas que...
C’est tout. C’est quand méme Ia seule chose qui les intéresse,
les dépassements. Il faut dire que c’est affreux. Mais j’en ai fait
trés peu. Ils ont su trés vite que, de toute facon j’étais leur
valet, j’étais 1a et je faisais le film le plus vite possible, en me
donnant du mal.

Cahiers. En ce moment notre grande ligne de démarcation,


passe entre les cinéastes qui se plaignent et les autres. Il y a trés
peu de cinéastes qui ne se plaigneni jamais, @ part Truffaut,
Rohmer et vous, il n’y @ pas grand monde. On trouve surtout
des gens qui se plaignent parmi les auteurs, mettons de cété les
artisans... C’est une partie constitutive de leur systéme...
Comment vous expliquez ca ? Godard se plaint beaucoup, des
ENTRETIEN

Stéphane Audran et Jean Barclay dans Les bonnes femmes Landru

trés fort pour ca, a supprimer les nudistes avec l’accord du pro- tout Je monde pensait avant d’avoir vu le film, que ca allait cas-
ducteur et on a fini par faire le film ot il n’y avait plus de crime ser la baraque. Cela dit, il faisait trés trés froid 4 sa sortie, il
dans un camp de nudistes. C’était un autre film. C’était le faisait des — 15, — 18, fin janvier. J’avais mis dans la pub
méme couteau, mais il n’avait plus nila méme lame ni le mMéme « venez vous réchauffer... », pas longtemps parce que ¢a n’a
manche. Je trouve que c’est une méthode qui en vaut une autre pas plu. La Femme infidéle n’est pas sorti dans beaucoup de
et plus rapide que de faire le tour des maisons de production. salles, ca n’a pas été un énorme succés mais il y avait beaucoup
de monde qui attendait Ia séance suivante et je voulais que
Cahiers. Mais pourquoi les gens ne sont plus comme ¢a, Génovés mette comme publicité : « La Femme infidéle bénéfi-
parce qu’il y a peut-étre trop de politique des auteurs, qu’on cie de la plus grande queue de Paris », mais il n’a pas voulu.
prend trop le cinéma au sérieux ?
Cahiers. Je me suis rendu compte que les films qui étaient
Chabrol. Non, il faut le prendre au sérieux. Je crois que
sortis dun moment et qui avatent été des bides commerciaux et
c’est, hélas, trop prendre au sériewx la littérature qu’il véhicule.
dont les critiques, vingt ans aprés, disent : on s’est trompé,
La littérature qu’il véhicule 4 V’intérieur de lui, c’est-a-dire qu’il
c’était formidable... (M. Arkadin, Fiévre sur Anatahan) ne
y a des types qui se sentent absolument honteux d’avoir a tour- marchent toujours pas lors de leur ressortie. Donc il y a quand
ner le scénario d’un autre. Pourquoi pas ? Ca peut étre intéres-
méme une sorte d’absolu. Verdoux a beaucoup moins bien
sant, on n’est pas le seul 4 pouvoir écrire un scénario.
marché que La Ruée vers L’Or ou gue Les Temps Modernes. Si
il y a autre chose. La notion de film commercial est une
Un roi & New-York ressortait aujourd’hui, il ne marcherait
notion terrifiante car un film n’est commercial que lorsqu’il
toujours pas. Il y a quand méme un cété invariant.
fait du pognon sinon on ne peut pas affirmer qu’un film est
commercial. Par exemple, les films de Philippe Clair, il y en a Chabrol. Oui et en méme temps, il y a des choses bizarres.
qui ont fait du pognon et qui étaient des films commerciaux et Ces films-la, quand ils passent a la télé, les gens s’apercoivent
il y en a qui n’en ont pas fait, qui n’étaient pas des films com- que c’est bien. Mais c’est vrai que de toute facon, ils n’iraient
merciaux, qui n’étaient pas pour autant des ceuvres d’art mais pas le voir parce que le secret du succés du film, c’est mysté-
qui n’étaient pas des films commerciaux. rieux. La plupart du temps, on sait que le film va marcher
presqu’a la premiére séance. Les gens y vont. Il y a un pro-
Je me souviens, c’était dans Libération, non pas l’actuel bléme d’attrait des choses qui est bizarre. Ce n’est pas qu’ils
mais Pancien Libération, il y avait une répartition des films savent quels sont les bons films, comme on disait dans le
entre A, Bet C: A, films artistiques, B, films mi-artistiques, temps : le public sait toujours quels sont les bons films. Ce
mi-commerciaux, et C, films commerciaux. La-dessus, des n’est pas vrai mais ils savent ce qu’ils veulent voir. Le cas de
notations 1, 2, 3, 4 : médiocre, assez bon, bon, trés bon. Alors, Nestor Burma est un cas typique. Avant que le film ne sorte, je
il y avait pour tel film : A3 - c’est comme Ia bataille navale - : prenais de I’essence et j’avais derriére, par hasard, le dossier de
film artistique bon. Alors moi, j’ai eu pour Le Beau Serge : presse de Nestor Burma et le pompiste m’a dit : « Ah Nestor
film artistique bon, pour Les Cousins : film artistique trés bon, Burma, je vais aller le voir ». Pourquoi ce pompiste voulait-il
pour A double tour: fim semi-artistique, semi-commercial absolument aller voir Nestor Burma ? Parce que Serrault, Nes-
moyen, pour Les bonnes femmes : film commercial médiocre. tor Burma détective de choc, ¢a lui donnait envie d’y aller.
Je veux bien qu’il soit médiocre, ga les regarde, mais quand on
me dit qu’il est commercial, ca me fait hurler de rire. Cahiers. J/ y a quelque chose qui est quand méme trés impor-
tant aussi dans votre travail, il y a de grandes fidélités. Par
Cahiers. Je n’avais jamais yu Landru et en le voyant dernié- exemple, l’équipe technique...
rement, je me suis dit : mais comment un film comme ¢a peut
Chabrol. J'essaie d’avoir les mémes gens. Il faut a la fois les
marcher ?
garder et ne pas leur couper les ailes. Ca c’est un petit pro-
Chabroi. Ca a un peu marché. Grace a Lazareff qui était un bléme. J’ai toujours gardé le méme chef opérateur parce qu’il
fanatique de Landru et qui avait fait une pub, alors qu’on lui n’avait pas envie de faire autre chose mais au niveau des
demandait rien, une pub absolument gigantesque. cadreurs, ¢a a beaucoup valsé. Par contre ce que j’ai fait trés
Il y avait des premiéres pages de France-Soir les premiers souvent, c’est de transformer le pointeur en cadreur. Parfois ca
jours de tournage. Il y avait eu un foin de tous les diables. Et marchait, parfois non.
AVEC CLAUDE CHABROL
Cahiers. Et Jansen, pour la musique, est sur tous les films
pratiquement,

Chabrol, Il a commencé sur Les bonnes femmes avec Mis-


raki, C’est assez compliqué. Jansen ne voulait pas faire une
musique de genre, de variété, alors j’ai dit qu’on allait prendre
Misraki pour faire une musique de variété. Il avait travaillé sur
A double tour, je lui avait demandé de faire du Ravel et, vrai-
ment il en avait fait. C’était « Daphnis et Chioé » purement et
simplement. Aprés je me suis bien entendu avec Jansen encore
que, de temps en temps, ¢a ne correspondait pas exactement &
ce que j’avais en téte mais il n’y avait aucune catastrophe
— c’est horrible la musique de film, c’est la seule chose qu’on
né puisse pas contréler. Ca vous arrive en pleine poire, comme
¢a, un beau jour. Evidemment il y a aussi la solution qui con-
siste 4 intervertir les numéros, mettre la musique prévuc pour
un enterrement dans la scéne de la charcuterie mais ce n’est pas
une solution non plus parce que les types ne sont pas des bons 4
rien : ’atmosphére qu’il y a dans la charcuterie n’est pas tout A
fait la méme que celle d’un enterrement. Et leur propre sensibi-
lité musicale se hérisse 4 ce genre de choses. II ne faut pas le
faire. Il vaut mieux dire que ca ne convient pas tout @ fait et
tant pis, je le prends quand méme. Et puis si il y a suffisam-
ment de choses qui me conviennent on reprend les musiciens.
Et avec Jansen, il y en avait toujours suffisamment et méme
parfois il avait raison. Alors j’ai pris Jansen pendant trés long-
temps et je le prends encore assez souvent mais j’ai maintenant
un autre probléme. J’ai un fils, Mathieu, mon second fils qui
fait de la musique, mais lui c’est autre chose, il ne fait que ce
qu'il veut faire, ce qu’il ressent. Alors il m’a demandé de faire
Ja musique des FantOmes du Chapelier parce que ca \’intéres-
sait. C’est pour ca qu’il a fait la musique du film.

Cahiers. Et i] travaille & partir des scénarios ?


Chabrol., Ah lui, oui. Jansen, non, C’est-a-dire que pour Les
Fantémes ¢a a été formidable, il m’a composé au piano 4 peu
prés toute la musique du film, pas sur sa longueur parce qu’elle Stéphane Audran et Michel Bouquet dans La Femme infidéle.
a été restructurée mais il m’a fait au piano tous les moments de
musique. tion, alors ca, ¢a m’emmerde vraiment et je prends un scéna-
riste. Des fois, on me dit « tu devrais travailler avec untel »,
Cahiers. Alors que Jansen travaillait @ partir du theme du essayons.
film ?
Cahiers. Vous avez dit que l’histoire ne vous intéressait pas.
Chabrol. Non, il lisait le scénario mais il travaillait une fois
le film fini. Il allait beaucoup au montage, alors que Mathieu y Chabrol. Oui, c’est ca, je n’y attache pas d’importance.
est allé deux fois, pour des vérifications.
Cahiers. Est-ce que ce n’est pas pour ca que vous n’avez pas
Cahiers. Et du cété des scénaristes, il y a eu une longue de gros succes ?
période Gegauff; votre collaboration a &é interrompue
Chabrol. Sans doute, parce que les gens ne s’intéressent qu’a
quand ?
Vhistoire. J’ai eu une série de succés de suite ou de non bides, et
Chabrol. Eh bien le dernier projet en commun n’a pas été je sais que c’est uniquement parce qu’il s’agissait d’histoires
toumé. C’était vraiment trop con. C’était une commande. Le qui intéressaient les gens, volontairement. Et quand j’essaie de
dernier, je crois que c’était Les Magiciens qui était un me détacher de l’histoire, ]4 c’est toujours plus difficile.
rapetassage.
Les scénarios, ¢a dépend. Je me sens assez le patron, 1a. Il est Cahiers. Est-ce que ce n’est pas un peu le méme probleme
atrivé qu’on me dise, et dans ce cas, je refuse : « vous avez que pour quelqu’un comme Mocky ? Lui aussi préfére les per-
bien trois mois pour faire un film, le scénario est pris il n’y a sonnages @ l'histoire.
plus qu’a le tourner », Ca c’est une des choses que je ne sais Mais il y chez vous un souci de construction, moins chez lui.
pas bien faire et je me marche pas dans ces cas-la, parce qu’il On sent chez vous un architecte.
faut que je le recopie et méme si je ne fais que recopier le scéna-
Chabrol. Oui, je suis un maniaque. Ce n’est pas l’intrigue
rio, il faut que je le réécrive entiérement 4 la main. Alors voila
qui est construite mais le film. Alors que chez Mocky, le film
ce qui se passe : quand c’est un scénario original, je travaille est souvent volontairement éclaté.
dessus, je fais un script et je vois si ca va ou non, en gros. Sije
sens qu’on peut amener des trucs, qu’on peut améliorer je le
Cahiers. C’est un peu ce qu’on dit entre nous, c’est votre
donne a quelqu’un d’autre. Parfois, par contre, c’est un bou-
aspect langien plus qu*hitchcockien.
quin que j’ai envie de copier, alors 14, je copie le bouquin et
c’est fini. Mon co-scénariste c’est Pauteur du bouquin. Ou bien Chabrol. Oui mais je me sens personnellement... — j’adore
alors c’est un bouquin od il y a un assez gros travail d’adapta- Hitchcock, Dieu sait, mais ce n’est pas un cinéma qu’il me
ENTRETIEN

a : ‘
André Jocelyn et Madeleine Robinson dans A double tour Michet Serrauit et Charles Aznavour dans Les Fanidmes du chapetier

viendrait 4 l’idée de faire, a la différence de Truffaut qui est Chabrol. Oui... Mais je me suis apercu trés vite qu’il y aurait
complétement hitchcockien, parce que je ne suis pas fanatique un petit malentendu sur Les Fantémes du Chapelier 4 cause de
des plans subjectifs, alors que tout Hitchcock est construit [a- ga, et quand les producteurs lisaient le sujet, ils disaient, « ah,
dessus, ca va étre un duel Serrault - Aznavour », ils voyaient le film
Cahiers. Et puis ce n’est pas fait sur les personnages, comme ca, méme A la lecture du scénario. Mais je crois que
Hitchcock. c’est une force de l’habitude, le principe des deux antagonistes
de force égale. C’est de voir les films comme des matches de
Chabrol. C’est fait sur l’intrigue tout le temps, méme si
boxe, ce qui est parfaitement raisonnable dans la mesure ou
Vintrigue fout le camp dans tous les sens... C’est vraiment la
une intrigue nait des antagonismes de personnages de force a
démonstration par labsurde.
peu prés égale. Sinon ce n’est pas intéressant. En plus, ce qui
les inquiétait beaucoup c’est quand je disais que ¢a allait étre
Cahiers. I] y a une ambiance qui fait penser 4d Bunuel dans
assez rigolo. Ils disaient : « comment ? Rigolo ! » Mais bon,
Les Fantémes du Chapelier. Un cdté Tristana. Est-ce que tout
je me disais, je n’y coupe pas, ¢a va étre le duel Serrault - Azna-
ca n’est pas dans un réve ? vour. Je les avais bien prévenus au départ l’un et autre, que ce
Chabrol, Il y a une scéne dans le café, ca c’est le cété espa- wétait pas du tout un antagonisme entre deux forces identi-
gnol de la Bretagne. Mais il existe, l’espagnol breton, ce n’est ques. Et le sujet n’était pas non plus Portier de Nuit, l’écrase-
pas de Ja rigolade, c’est justifié. C’est Armada espagnole qui ment d’un type par un autre. Ce n’était qu’un des éléments des
en descendant s’est installée. Il y a un cété espagnol trés net. Fantomes. C’est Les Fantémes du Chapelier, si j’ose m’expri-
Les gens s’appellent Sanchez, Chavez... mer ainsi, et Aznavour fait partie de ces fant6mes, mais c’est
du chapelier qu’if s’agit.
Cahiers. Et puis un petit peu le cynisme, le cété Comédie
sociale... Cahiers. Mais est-ce que ca ne vient pas du fait que Paffiche
est faite sur Aznavour et Serrault et que, fatalement les gens se
Chabrol. Ce n’est pas cynique. C’est un film qui doit beau-
disent : Aznavour et Serrault ?
coup a Serrault. D’abord, je me suis senti libéré sur beaucoup
de choses... Lui et moi, on allait dans la méme direction. Ce Chabrol. Mais est-ce qu’il est possible de dire 4 Charles qui
qui est parfois bon, parfois mauvais mais la, on y prenait plai- voulait bien étre avant le titre, non, tu seras aprés le titre, a
sir. Par exemple, le cété, je rigole était sous-jacent chez Sime- cause de ca ? A partir du moment o2 il était dans le titre, c’ était
non mais jamais exprimé alors qu’avec Michel, on a eu tout de absurde de ne montrer que Serrault et ainsi de suite... Bon ce
suite envie d’en faire un type qui se marre. sont des problémes de cuisine de vente. On n’y peut rien.
Cahiers. Ce qui pourrait expliquer que le personnage Cahiers. En tout cas, on a Uimpression que Serrault est un
d’Aznavour est un peu sacrifié, ce que je pense, lui ne se marre acteur chabrolien et pas Aznavour, quand méme.
pas du tout. Il n’a quand méme pas autant d’importance que
Serrault ? Chabrol. Ah! Jaime bien Charlies. Il a joué le jeu
complétement.
Chabrol. Non mais ce n’est pas le sujet. Le sujet, ce n’est pas
les rapports entre Serrault et Aznavour que je sache. II est aussi Cahiers. Mais je ne Vimagine dans aucun de vos films anté-
important que l’épouse.,. Disons qu’il est aussi important que rieurs alors que Serrault, @ la limite on peut Vimaginer. If
Vensemble des bridgeurs. aurait pu étre Landru.
Chabrol. Bien entendu. C’est-d-dire que, dans ma petite
Cahiers. Disons que le théme de la complicité autour d’un
mythologie personnelle, les personnages qu’incarne avec quel
crime, qui est un theme de beaucoup de vos films, passe entre
talent et quelle facilité notre ami Serrault, me sont plus fami-
les deux hommes quand méme. Une espéce de loi du silence... liers que ceux que peut incarner avec autant de talent et de faci-
ily aun cété: viens, je te montre image du crime, et il en
lité Aznavour. Effectivement, il est plus du cété de Truffaut.
meurt, d’ailleurs.
Chabrol. Oui, viens, suis-moi, je vais te montrer du specta- Cahiers. Un peu maso et malheureux.
cle. Ilen meurt, évidemment. C’est en Bretagne, sous la pluie. Chabrol., C’est ca, et moi, j’aime mieux les jouissifs. Encore
Ce serait 4 Avignon... 1a il n’a pas de veine. que...

Cahiers. I/ vient du sud pour mourir de froid dans le nord. Cahiers. Pourquoi voit-on Paffiche de Ben Hur dans Les
AVEC CLAUDE CHABROL 13
Fant6mes du Chapelier ? Est-ce parce que vous détestez choses absolument superbes dans La Grande Bouffe. Mais j’ai
Wyler ? trouvé que c’était des baffreurs. Ils n’avaient pas assez soigné
les plats, je trouve. Les plats étaient considérables mais peu
Chabrol. Je n’aime pas beaucoup Wyler, mais ce n’est pas la
apétissants. Et je pensais toujours au beefteak de Liberty
raison. J’avais des problémes de date. C’est un film qui ne peut
Valance, qui est quand méme le plus beau beefteak qu’on ait
absolument pas se passer en 82. Je voulais éliminer le cdté
vu au cinéma... Et je me disais que je préférerais bouffer le
rétro, je voulais qu’il se passe avant 1960 a n’importe quelle
steak de Liberty Valance méme une fois qu’il est tombé par
époque. Le mieux était de brouiller les pistes avec ces histoires
terre, que de bouffer les trucs de La Grande Bouffe. Mais cela
@affiches. Il y a donc une affiche de Carrefour qui doit dater
dit, il y a un plan qui me reste ancré dans la mémoire. C’est un
de 37-38 et celle de Ben Hur qui date de 1956. Donc ¢a se
plan od tous les protagonistes qui restent sont 14, Mastroianni
déroule entre 38 et 56.
vient d’étre gelé dans sa baignoire et on le voit, avec sa cas-
quette, debout dans un coin, Dans un autre coin, il y a Piccoli
Cahiers. La scéne du marché pourrait faire croire que nous
sommes en 82... qui péte allégrement et les deux autres se lutinent l’un l’autre.
Alors ¢a, c’est sublime. Trés simple mais épatant ! C’est du
Chabrol., I n’y a plus de chapelier aujourd’hui. T.N.T.

Cahiers. Et il y a une bouteille de vinaigre en accordéon, qui Cahiers. C’est pas du TNP ! Mais est-ce qu’il n’y a pas un
est un signe de provocation. probléme trés grave pour un cinéaste comme vous, c’est qu’il
est tres difficile de filmer la nourriture. C’est-d-dire que méme
Chabrol. C’est effectivement une provocation. J’ai horreur des plats qui sont délicieux ont un effet visuel étrange. Presque
des gens qui repérent les anachronismes, alors autant leur en tous les cinéastes ont achoppé un peu la-dessus surtout Hitch-
colier en pleine vue. Bunuel s’est amusé 4 en mettre dans Le cock, d’ailleurs, ou Lubitsch,
Journal d’une femme de chambre, et il avait méme refait une
scéne parce que l’anachronisme ne se voyait pas assez. Oui, Chabrol. C’est vrai. Mais de toute facon, moi, je n’utilise
eest dur. jamais la nourriture comme élément apétissant. C’est plut6t
une répulsion, bizarrement d’ailleurs, parce que j’adore ca. Je
n’ai jamais essayé de faire un plan of on ait envie de bouffer...
Cahiers. Qu’est-ce que vous pensez de La Grande Bouffe ?
Chabrol. Ca m’a assez plu. C’est-a-dire que j’ai trouvé des Cahiers. Mais est-ce que c’est pensable ?

Michel Duchaussoy et Jean Yanne dans Que fa béfe meure


ENTRETIEN AVEG CLAUDE GHABROL

Pr 5
Jean Yanne et Stéphane Audra dans Le Boucher

Chabrol,. Oui. Le steak de Liberty Valence. tion. Je crois que dans ce sens-la, ¢a existe mais je crois que ¢a
s’arréte la. La direction d’acteur ¢a dit bien ce que ca veut
Cahiers, I/ est trés symbolique, ce steak. Ou alors en noir et dire : on confie un réle, il s’en occupe... on donne Ia direction
blanc, peut-étre. et il se débrouille.
Chabrol. Mais ce défi m’intéresse et je vais essayer de... et
Cahiers. Mais par exemple, sur ce film Que Ja Béte Meure |
avec un plat difficile, genre raie au beurre noir. on m’a dit que Jean Yanne avait accepté le réle qu’a condition
gu’il aime le réle et s’y donne.
Cahiers. Est-ce que la couleur ne joue pas un réle, en général
répulsif ? Moi je vois sur les pubs, on n’a pas du tout envie de Chabrol. Il avait accepté le rdle tout de suite mais il avait dit,
manger. Sauf les glaces Koukoulina ! Il y a dans Que la Béte il avait passé son temps a se justifier - et ca, je trouve que c’est.
Meure, le canard a la fin, il a Vair sublime. une démarche formidable. Jean était un acteur de génie et je
trouve triste gu’il se commette dans ses propres films. Mais
Chabrol. Ah oui, je savais bien que j’avais réussi une fois. quand il joue maintenant, il le fait pour gagner de l’argent, il le
Le canard est apétissant. fait sans plaisir, de fagon méprisante. C’est absurde parce que
dans le temps, c’était absolument formidable. Il y a peu
Cahiers. Est-ce qu’avant de commencer fe travail d’adapta- d’acteurs qui ne veulent pas étre plus intelligent que leur per-
tion du scénario pour le film, vous avez une idée des acteurs sonnage. C’est trés rare, et lui, c’était vraiment ca. Dans Le
que vous allez avoir ? Boucher, il a passé son temps a découper des escalopes parce
Chabrol. En général, non. Je l’ai su... deux fois. La pre- qu’il savait que c’ était important. I] avait le sens de ce qui était
miére fois ce fit une catastrophe. Sur Les Fantémes du Chape- important dans son réle, pas du tout la psychologie.
fier je savais que c’était Serrault qui allait le faire parce qu’on
en avait parlé avant. Et Les Innocents aux mains sales, était Cahiers. Pour les films que vous étes content d’avoir faits,
whe commande pour Romy Schneider. Non, je ne pense pas. ceux qui n’ont pas trop été de la récupération, a quel moment
Mais c’est moins mauvais que je ne pensais parce que je l’ai sentez-vous que vous arrivez a quelque chose qui est votre
revu Pautre soir a la télé mais enfin quand méme. Le film est matiére a travailler, quand ce n’est pas histoire, les acteurs ?
complétement raté par rapport 4 ce que je voulais. Je voulais Chabrol. Environ au premier tiers du tournage. C’est pas tel-
que ce soit trés marrant et ca ne l’était pas justement a cause de lement les rushes, ca ne m’intéresse pas, mais au premier tiers
Romy dont je ne m’étais absolument pas apercu, Dieu ait son du tournage. Qu’est-ce qu’on fabrique ? On se fabrique un
Ame, qu’elle n’avait aucun sens de l’humour, et elle s’en van- petit univers pour se faire plaisir, en fait, c’est l’intérét de ce
tait. Quelqu’un qui te regarde dans les yeux, « Je te préviens, je métier, D’abord je me rends volontiers au tournage, déja, c’est
n’ai aucun sens de ’ humour », je me suis dit « celle-1d, elle est bon signe. Quand je m’y rends volontiers c’est qu’il n’y a pas
magnifique ». Eh bien, pas du tout, c’était au premier degré. quelque chose qui me géne. L’ennui c’est que de temps en
Souvent l’accent étranger trompe. Elle a pris ¢a pour une tragé- temps il ne se fabrique pas exactement comme je le veux. Alors
die grecque. Mais cela dit, 4 la revoir, je me demande si elle on se prend la téte 4 deux mains et on se dit « zut, encore un de
n’avait pas raison parce qu’elle avait un petit cété pathétique a fouta » comme disait Queneau. Par contre, il y a des moments
jouer 14, toute seule, la tragédie au milieu de gens horribles, de ot on va fabriquer tous les matins son petit truc avec un plaisir
types qui faisaient la grimace.
jubilatoire et qui finit pas se répercuter sur tout le monde. Les
Cahiers. Les scénes de bouffe sont la réussies dans Les Fan- films créés dans la tension, je vois bien ce que ¢a apporte mais
témes, mais elles ne sont pas yues du point de vue d’un jouis- je vois également ce que ¢a enléve et je préfére ce que ca enléve
seur, curieusement. C’est au contraire assez morbide et faire Ace que ca apporte, donc j’aurais du mal a faire des films dans
remanger des escargots 4 Serrault @ une demi-heure d’inter-
une atmosphére tendue.
valle, c’est terrible... Est-ce que vous croyez que la direction
d’acteur ca existe ?
Chabrol. Eh bien, il faut bien qu’ils aillent dans une direc- Suite page 63
ENTRETIEN AVEC
JOHN CARPENTER

a a Ye |
John Carpenter (& gauche) et son équipe sur le tournage de The Thing

John Carpenter est sans doute le responsable direct du défer- Souffle », « mon premier film sera Rio Bravo », Cette propo-
lement de films d’épouvante bon marché qui depuis quelques sition — et son succés via I’ceuvre de Carpenter — faute
années encombrent les circuits. Avec quelques autres cinéastes, davoir encore produit des chefs-d’ceuvre marque a coup sir
notamment David Cronenberg et George Romero il a été 4 un tournant dans Phistoire récente du cinéma américain. Ne
Porigine du renouveau du genre, érigeant en régles stylistiques serait-ce que parce que la bréche ouverte par Halloween a
les contraintes qui lui imposaient de travailler avec des budgets permi a une multitude de réalisateurs de faire leur premier film
de misére. Lui en doit-on quelque gratitude ? Au vu de sa pro- pour des producteurs attirés par des budgets risibles et la possi-
géniture, certainement pas. Mais son cas propre mérite qu’on bilité de super-profits. Il y a bien eu deux années oti pour faire
s’y penche. Carpenter cinéaste et cinéphile faute de pouvoir un long-métrage la seule qualification exigée — et pas seule-
travailler dans le systéme s’est inventé 4 son seul profit les con- ment chez Corman — était de vouloir en faire un et d’avoir une
ditions d’une nouvelle Série B et a fini par prouver par bonne mine. Ces conjonctions sont non seulement rares mais
Pabsurde — avec le triomphe de Halloween — 1a véritable miraculeuses et sans doute n’est-ce qu’avec le recul qu’on
nature du cinéma dominant : identique au sien puisqu’il se pourra en juger les effets en profondeur. Dans ses trois Séries B
trouvait en concurrence avec lui : CQFD. modéles, Assault on Precinct 13, Halloween et The Fog, Car-
Comme tout systeme pauvre, celui de Carpenter est un penter est visiblement fasciné par les mécanismes de base qui
purisme, passionnant en cela qu’au lieu de prendre ses racines constituent l’émotion au cinéma. Epurant, simplifiant jusqu’a
dans un cinéma européen qui a fourni une multitude de modé- atteindre la substance de son propos il a isolé une série de
les aux marginaux américains, il puise directement dans le clas- syntagmes visuels et sonores qui servent désormais de base a
sicisme le plus exigeant de la tradition hollywoodienne. John Pécriture de la tension au cinéma. Les films de John Carpenter,
Carpenter est certainement celui qui a eu, avant bien d’autres, c’est la mise en relation de mouvements @’appareil, de points
intuition de substituer 4 « mon premier film ce sera.A Bout de de vue et de sons, tous particuliers, tous protagonistes, de
16 ENTRETIEN

fagon a créer une série de combinaisons non seulement signi- Cahiers. C’était un film tres inhabituel pour P’époque. It
fiantes mais aussi physiquement sensibles. Sans récits, sans Porte en germe beaucoup de votre ceuvre & venir et c’est aussi
personnages, sans dramaturgie autre que rythmique, les films un film qui a eu une énorme influence.
de Carpenter sont construits sur des idées de cinéma pur, Carpenter. C’est vrai mais je parlais de la maniére dont il a
regard de l’enfance, cache-cache avec le spectateur, instaura- été percu 4 Hollywood ot je travaille. En Europe, il a été regu
tion d’une régle du jeu, musicalité. Il est certainement ’'un des bien mieux qu’ici. Son sujet était un peu trop proche de la vie
premiers depuis Hitchcock 4 avoir su faire de Ja syntaxe
aux USA. Ca parle des gangs et le public américain a une réac-
visuelle l’axe central de ses films. tion trés ambigué face 4 la violence : 4 la fois i! aime et ne
Comme il le dit dans l’entretien qui suit et que nous avons Paime pas.
recueilli dans son bureau chez Universal alors qu'il était en
train de monter The Thing, c’est avec Escape from New York Cahiers, Quand vous dites que vous étes trés content de ce
(New York 1997) qu’il a di commencer 4 montrer au lieu de se Jilm est-ce parce que vous aviez au départ une idée trés précise
contenter de suggérer : on Iui en donnait les moyens. Evidem- de ce que vous vouliez faire ?
ment cette contrainte allait a ’encontre de tout ce qu’il avait
établi auparavant et l’obligeait non seulement A aménager son Carpenter. Oui et aussi parce que Assault a été le premier de
style mais encore 4 en prendre littéralement le contrepied. Cer- mes films que j’ai entiérement réalisé de A 4 Z selon mes désirs.
tes quelques dominantes demeurent, l’enfermement, la régle du
jeu, Ja précision méticuleuse des mouvements d’appareil, du
cadre, Ia maitrise du scope, mais c’est bien une nouvelle car- Cahiers. Vous avez dit gue vous vouliez faire des films
riére qu’il a entamée avec ce dernier film qui est A sa maniére depuis votre plus jeune G@ge. Cela signifie-t-il que la cinéphilie
un premier film : défauts compris. II s’est résolu A traiter une ait eu une influence sur votre ceuvre ?
intrigue, qui traine un peu, il en est finalement venu A aborder
Carpenter. Oui, c’est la part du réve. Quand j’étais enfant
de véritables personnages, qui demeurent monolithiques, en
j’allais au cinéma pour échapper a la réalité. Pour sortir d’une
somme pour subsister il lui était nécessaire de se normaliser. En
vie ott je n’étais pas heureux. Et plus tard c’est ce que j’ai voulu
ce sens, c’est bien siir avec beaucoup de curiosité qu’on attend retrouver. Assault est mon premier film qui posséde le ton et
The Thing puisqu’apparemment l’alliance de Carpenter avec
les valeurs auxquels je crois.
les studios devait passer par Hawks, devait boucler une boucle.
OA. Cahiers. Vous mentionnez souvent Howard Hawks, a-t-il été
important dans votre formation ?
Carpenter. Oui, bien que son influence soit de moins en
John Carpenter. Je voulais faire du cinéma depuis que j’étais moins directe, je le tiens toujours pour mon cinéaste préféré,
tout gosse. Lorsque je suis arrivé en Californie, en 1968, je me Surtout 4 cause de son savoir-faire, de son point de vue, et de
suis inscrit au département cinéma de l’USC (University of cette facon qu’il avait de marquer chaque film de son
Southern California) et c’est 14 que j’ai eu l’occasion de faire empreinte.
mes premiers courts-métrages. L’un d’eux, The Resurrection’
of Bronco Billy, qui était un hommage au western, a obtenu un Cahiers. Tandis que la génération précédente a été fortement
Oscar. Dark Star a également débuté comme un court métrage marquée par John Ford, les réalisateurs de votre dge semblent
de quarante-cing minutes, ce n’est que quatre ans plus tard que beaucoup plus proches de Hawks ou d’Hitchcock...
jai trouvé un investisseur qui m’a proposé d’en faire un long
métrage. J’étais enthousiasmé. Malheureusement au bout du Carpenter. Je n’avais jamais pensé 4 ¢a. Alfred Hitchcock,
compte ¢a a donné un film un peu décousu. N’empéche, c’ était je comprends parce que c’est un technicien fantastique et aux
mon premier film et j’étais trés heureux. Je croyais naivement tout débuts d’une carriére on est toujours trés intéressé par les
qu’aprés Dark Star tous les producteurs viendraient me cher- effets techniques. Quant 4 Hawks, je suis plus surpris que les
cher en limousine. €a ne s’est jamais passé, si bien que j’ai eu jeunes metteurs en scéne s’intéressent a lui parce qu’il est un
quelques années difficiles of me je suis demandé comment je peu plus dur a suivre, sa technique est invisible et c’est peut-
parviendrais 4 devenir réalisateur. Pendant quatre ans, j’ai étre la que réside son attrait ; j’aime aussi la maniére dont il
écrit des scénarios, environ quatorze, certains furent tournés et utilise les femmes et installe 1a camaraderie masculine.
d’autres — Dieu merci — jamais. Dans mon enfance, les seuls films qu’on considérait comme
réellement artistiques étaient européens, ceux de Bergman, de
Cahiers. Mais pendant ce temps, Dark Star devenait un film Fellini. Tout ce qui était Hollywood était de la merde. J’ai vite
culte auprés du public étudiant. compris que ce n’était pas vrai, que les plus grands créateurs
venaient de Hollywood. Ce n’est pas parce qu’un film est des-
Carpenter, Cela n’a aucune importance pour la profession. tiné au grand public qu’il ne peut étre une ceuvre d’art trés per-
Ca leur est complétement égal. Ce n’était pas un film holly- sonnelle. Je suis américain, il est normal que je fasse des films
woodien dans [a tradition, ils ne pouvaient donc rien en américains.
déduire sur mes capacités.
Cahiers. De quelle facon Hawks vous a-t-il influencé ?
Cahiers. Voire deuxiéme film a été Assault on Precinct 13.
Carpenter. Surtout par son sens de l’enfermement. Dans ses
Carpenter. Oui, je Vai fait grace A des financements indépen- films, méme si le canevas était trés large, il s’arrangeait tou-
dants de Philadelphie ; c’est un de mes films préférés, j’ai vrai- jours pour ramener la scéne a une zone délimitée ; c’est surtout
ment beaucoup aimé le faire. Ca été mon premier film vrai- ca qui m’a marqué parce que j’ai aussi ca dans la téte l’idée que
ment professionnel au sens ov il fallait respecter un délai de nous sommes toujours enfermés et coincés dans des espaces
tournage de 24 jours, travailler avec des acteurs profession- clos.
nels, etc. J'ai tourné ce film en 1976 et la méme chose s’est
Cahiers. Tous vos films se passent sur des territoires trés
reproduite : personne n’a vu dans ce film quelque talent exploi-
délimités.
table. Ce n’est pas encore celui-la qui a beaucoup fait avancer
ma carriére ! Carpenter. Oui pris au piége, coupés du reste du monde.
AVEC JOHN CARPENTER

cs a: Bede See
ssault on Precinct 13 ( 1977).

Cahiers. J’ai été étonné de la fagon dont vous fixez dés le Cahiers. Dans votre cinéma, dans vos histoires, la caméra est
début les régles du jeu dans Escape from New York ef délimitez un protagoniste capital. Un grand nombre d’idées, de senti-
Pespace ott va se dérouler le récit. ments sont exprimés par des mouvements d’appareil, Déja
Carpenter, Oui je l’ai fait pour le public, parce que sinon j’ai dans Assault on avait le sentiment que l’essentiel de votre pro-
pensé qu’il ne comprendrait pas. pos tenait dla fagon dont vous faisiez bouger la caméra.

Carpenter. J’ai une théorie tout a fait spécifique sur la fagon


Cahiers. Dans vos films il y a toujours une unité de temps. dont il faut faire du cinéma. Je ne pense pas que les films
Dans Assault, le temps joue un réle capital. Les actions sont
devraient étre une série de gros plans sur les visages des person-
quasiment chronométrées.
nages en train de parler. Je ne pense pas que le dialogue soit si
Carpenter, J’aime « le temps vrai », c’est comme ¢a que important que ¢a. Je pense que le cinéma est un moyen de com-
nous l’appelons, mon monteur et moi: Paction met exacte- munication visuel et que la caméra doit donc exprimer visuelle-
ment le temps qu’il faut pour qu’elle se déroule sous vos yeux, ment tout ce qui se passe. Le dialogue est 14 pour soutenir ce
je préfére ca au temps qui se dissout ou se fragmente. qu’on voit, mais c’est ce qu’on voit qui compte.

Cahiers. 7 y a un autre film qui vous a visiblement influencé, Cahiers. Est-ce que la pratique de l’écriture a contribué a
ce’est Psychose. forger ce point de vue ?
Carpentier. Psychose... eh bien non pas tellement. Il y a un Carpenter. Un scénario est avant tout un assemblage de
autre film qui 4 mon avis a beaucoup plus infiuencé le cinéma - mots, ¢’est une narration, il est trés difficile de décrire un plan.
en général, c’est La Nuit des morts vivants plus que Psychose Quand j’écrivais les.scénes d’action, je m’efforcais d’indiquer
ou L’Exorciste. L’Exorciste est le premier grand film d’horreur chaque plan comme pour le montage, mais ¢a ne marchait pas.
trés populaire, mais il y avait déjA eu La Nuif des morts J’en suis donc venu a les écrire comme les scénes principales,
vivants, sans indication de mise en scéne.
18 ENTRETIEN

contacts
A REFERENCE GUIDE TO AMERICAN SCIENCE
FICTION FILMS.
A W. Strickland & FJ Ackerman
Volt De 1897 & 1929. Filmos dét. & compl. Phatas,
Rel ccc cece eee ence ee neenes 357F
THE BEST OF M.6.M. THE GOLDEN YEARS
1928-1959
JR. Parish & 6. Mank
Catalogue films, Réf. dét. 213 photos. Rel....... 300F Assault ou Precinct 13
fh

ANATOMY OF THE MOVIES. D. Pitie.


Cahiers. Tournez-vous beaucoup de plans ou bien avez-vous
Inside the film industry : the money, the power, the people, dés le départ une idée trés précise ?
the craft, the movies. Photos. Rel............ 200F
Carpenter. J’en tourne de plus en plus. Pour Assault, j’ai
] WHO'S WHO OF THE HORROR AND OTHER trés peu tourné, juste ce que Pon voit dans le film.
FANTASY FILMS. Cahiers. Est-ce que vous faites des croquis pour vos plans ?
D.J. Hogan.
f 1000 films. (100 articles biographiques : réalisateurs Carpenter. Non, j’engage un artiste pour cela. Dans le cas des
séquences A effets spéciaux, il est crucial de dessiner chaque
acteurs... Photos... 2. eee cece ee eee ee 75F plan afin de savoir quel plan est de l’animation, quel autre est
RAPPEL : filmé en direct, mais pour le reste, a présent je ne fais plus .telle-
ment de croquis. J’ai également cessé d’arriver chaque matin
WARNER BROTHERS DIRECTORS. W.R.Meyer. au studio avec la liste des plans que je devais tourner, mainte-
A Etudes de carriére de 19 réalisateurs : L. Bacon, B. Berkeley, nant j’arrive et je tourne comme ¢a vient. Mais pour Assault,
j’avais fait des croquis pour chaque scéne du film.
C. Bernhardt... Photos, listes des films, index. Rel. 165 F
Cahiers. Assault n’a BD pas été un succés public n’est-ce B pas ?
HOLLYWOOD PROFESSIONALS VOLUME 6.
BA. Estrin. Carpenter. Il est sorti a ’automne 1976, et n’a pas eu de suc-
cés du tout, les critiques ont été passablement mauvaises, le
Filmos compl. de F. Capra, G. Cukor, 6, Brown, Rel... 152 F film a été accusé de racisme, n’a pas été compris. Et puis en
novembre 1977, je me suis rendu au London Film Festival, j’ai
HOLLYWOOD PROFESSIONALS VOLUME 7. montré Assault dans le cadre d’une rétrospective de films de
mL. Poague. série B et j’ai enfin trouvé chez le public la réaction que j’avais
Filmos compl. de B. Wilder & L. Me Carey, 120 photos. toujours souhaitée, le‘rire, la peur... et de plus de trés bonnes
a 152 F critiques. Le film est sorti en Angleterre un mois plus tard et a
trés bien marché. Et c’est depuis ce moment qu’on a commencé
En frangais : a me prendre au sérieux comme metteur en scéne.

ECRITS SUR LE CINEMA. Satyot Ray. Cahiers. Est-ce que le fait d’avoir eu ce succes en Europe
Escais sur le cinéma indien & occidental........ 105 F vous a aidé aux Etats-Unis ?
Carpenter. Un tout petit peu. J’ai fait un film pour la télévi-
LES DELATEURS OU LE MACCARTHYSME A
sion Someone is Watching me (Meurtre au 43¢ étage) avec Lau-
HOLLYWOOD. V. Navasty. ren Hutton, Mais c’est seulement aprés le succés public de Hal-
H Témoignages, analyse politique, idéologique....... 104F foween qu’on a commencé a me faire des propositions, parce
qu’il avait rapporté beaucoup d’argent.
a Prix franco
kk
I kk, Cahiers. Comment est venue I’idée d’Halloween
S’agissait-il dés le départ de faire une sorte de série B ?
?

Carpenter. C’est exactement comme ¢a que je l’ai fait. Le


‘Librairiedu Cinéma distributeur qui avait sorti Assau/t aux Etats-Unis avait l’idée
d’un film trés bon marché qui s*appellerait The Baby Sitter’s
24,RUE DU COLISEE 75008 PARIS Murderers ; il m’a proposé de le faire, j’étais sans emploi, j’ai
2 TEL.) 359.17.70 donc évidemment
voulais disposer
accepté 4 condition d’avoir le final cut. Je
d’une liberté compléte, j’étais tout a fait
AVEC JOHN CARPENTER
19

Ha.
Halloween (1978).

d@’accord pour faire un film pour 300 000 dollars mais 4 condi-
tion que ce soit mon film ! On s’est mis d’accord, on peut diffi- Cahiers, Vous avez é(é le premier auteur de films d’épou-
cilement refuser une telle offre, quel que soit le sujet du film. vante & jouer sur le fait que le spectateur connait la régle du
jeu.
Cahiers. Ce gue j’ai aimé dans le film c’est que histoire soit Carpenter. Oui, le spectateur est trés en avance par rapport
racontée du point de vue d’un enfant. au metteur en scéne. I faut jouer avec ca. Et c’est littéralement
une technique, on met ¢a au point sur un bout de papier.
Carpenter. C’est exactement ce que j’ai essayé de faire. Bien
sir, ca ne marche pas a chaque fois, mais c’est une bonne
facon d’envisager les choses. Cahiers. Vous composez-vous méme la musique de vos
films, pourquoi ?

Cahiers. Halloween était de nouveau un film produit d’une Carpenter. Un film est une combinaison d’images, d’effets
maniére indépendante. Ii a eu un trés gros succes, comment sonores et de musique. C’est pour cette raison que c’est une des
Vexpliquez-vous ? formes d’art les plus puissantes qui soient. Et quand on tra-
vaille avec des petits budgets, le genre de musique auquel on
Carpenter. Je ne peux pas vous dire exactement. Il y a eu une accéde généralement est trés mauvais, Soit c’est de la musique
combinaison de deux facteurs. D’abord les gens qui allaient le préenregistrée, soit c’est quelqu’un qui vous écrit une partition
voir en parlaient comme d’un film vraiment effrayant et banale, trés prévisible. Je préfére la faire tout seul, je sais exac-
d’autre part, les critiques ont été excellentes ce qui est trés tement ce que je veux. J’aime aussi V’idée de tout faire moi-
étrange pour un film de ce genre. Ca a fait boule de neige. Je méme. J’irais jusqu’a développer Ia pellicule si je le pouvais }
crois que la musique a fait beaucoup en donnant un ton nou- C’est Punité d’un ensemble de facteurs qui crée l’émotion, qui
veau 4 des images qui étaient vraiment trés simples. Il n’y avait vous améne a penser que vous en voyez plus que ce qui est sur
rien de vraiment nouveau. Mais je crois surtout que c’est la Pécran ; c’est la musique qui fait la narration, qui provoque
mécanique particuliére du film qui a fait son succés : les gens vos sensations et qui vous porte tout au long de histoire. Je ne
qui vont le voir savent 4 l’avance qu’il va se passer quelque saurais pas l’exprimer mieux que ca, mais quand je fais la
chose. La question n’est pas de savoir s’il va se passer quelque musique de mes films, j’ai le sens de ce qui est juste. Dans une
chose, mais quand cela va se passer. Tout le jeu consiste a faire séquence je sais ce qui doit étre ot, sans pouvoir expliquer
croire que ca va se passer maintenant et de ne pas le faire arri- pourquoi.
ver ; ainsi on fait monter l’anxiété, on met le spectateur dans
un état d’attente et on fait arriver la surprise au moment ov il Cahiers. Comment travaillez-vous & la partition musicale ?
s’y attend le moins. L’écrivez-vous une fois que le film est terminé ?
20 ENTRETIEN
Carpenter. Une fois que le découpage et le montage sont ca a été plus qu’un succés, ca a été le film le plus regardé de
faits, que je vois 4 peu prés 4 quoi le film ressemblera, je toute histoire de la télévision. Le méme soir il a battu Autant
m’occupe d’enregistrer la partition. Je suis incapable d’écrire en emporte le vent et Vol au-dessus d’un nid de coucou. Les
de la musique. Admettons que j’aie besoin d’un morceau de gens se sont mis 4 m’appeler pour me dire que c’était bien, moi
musique de trois minutes de longueur, je sais qu’au bout d’une bien sfir, je savais que ce n’était pas vrai.
minute trente secondes il faut un temps fort puis qu’au bout de
deux minutes quinze secondes il faut que la musique soit trés Cahiers. D’aprés la fagon dont vous en parlez, ca a du étre
douce. Je fais donc tous mes enregistrements avec un chrono- une expérience tres difficile...
métre. Carpenter. Non en réalité, je vous le décrit d’une maniére
plus cauchemardesque que la réalité. Je me suis beaucoup
Cahiers. Et comment utilisez-vous les effets sonores ? amusé & le faire, j’ai beaucoup appris. C’est un film de trois
Carpenter. Pour faire croitre la tension. Progressivement, 1a heures tourné en trente jours, ce qui signifie que tous les dix
répétition au rythme de vos émotions provoque lappréhen- jours, il fallait produire une heure ; en termes de plan de travail
sion. Vous vous demandez si le morceau de musique va se ter- c’est une chose impossible, c’était vraiment comme faire ses
miner ou pas, et au fur et A mesure que le morceau continue classes A Parmée. C’en était au point ot pour chaque scéne je
vous devenez de plus en plus anxieux, si bien que s’il se passe me demandais si raisonnablement j’avais le temps de faire
quelque chose d’inquiétant sur Vécran, vous étes en plein quelque chose pour la rendre a peu prés intéressante. Cela dit,
dedans. Le temps rée] est une bonne chose parce que c’est trés jai rencontré Kurt Russell qui était trés bien dans le réle
strict. Il y a un rythme régulier comme un métronome, on a la d’ Elvis, ca n’a donc pas été une expérience si pénible.
sensation d’un tic tac régulier, d’un cadre rigide. Je ne pense
pas vraiment 4 ces choses, je les fais naturellement mais aprés Cahiers. Avez-vous eu le final cut ?
coup, elles me semblent justes.
Carpenter. Non, bien sfir. Je n’ai méme pas fait le montage,
je venais juste de me marier et je suis parti en voyage de noces a
Cahiers. Aprés le succés de Halloween, en étes-vous arrivé
la place...
au point o yous pouvez faire tout ce que vous voulez ?
Carpenter. Non, on m’a considéré comme quelqu’un qui Cahiers. Hi est surprenant qu’aprés le succés de Halloween
savait faire des films d’horreur, et on m’a proposé beaucoup de vous ayez continué @ faire des films a petit budget comme The
films d’horreur, beaucoup de mauvais scripts. Moi je ne vou- Fog.
Jais pas refaire Halloween, je voulais autre chose, j’ai d’ailleurs
Carpenter. The Fog a été un film 4 problémes. Mis 4 part
tourné tout de suite aprés Elvis pour la télévision, un film sur
The Thing qui est mon plus grand défi en tant que metteur en
Elvis Presley avec beaucoup de musique et une structure dra-
scéne, The Fog est le film le plus complexe que j’aie fait, princi-
matique traditionnelle.
palement a cause du sujet qui est trés difficile 4 saisir visible-
ment ; c’est tellement léger, impalpable, aérien que j’ai eu
Cahiers. Elvis est un film trés différent de vos autres films.
beaucoup de mal a cerner le climat et j’ai di recommencer cer-
Qu’avez-vous voulu faire ?
taines scénes pour rééquilibrer le film.
Carpenter. Eh bien, j’aimais Elvis Presley, voila. Je savais
que ce serait un trés mauvais film, un film sur Elvis Presley Cahiers. Comme par exemple ia séquence du générique, qui
tourné pour la télévision ne pouvait étre que le plus mauvais est peut-étre la plus longue scéne de générique de l’histoire du
film de tous les temps. Mais j’ai pensé que je pourrais réussir cinéma.
deux ou trois choses et puis j’étais sans travail 4 ce moment-Ia. Carpenter. Oui, on1’a tournée en deux jours. Si j’avais réflé-
La version de trois heures est un peu meilleure que celle qui est
chi aux histoires de fant6mes avant d’en faire une, je n’en
sortie en salles en Europe, mais c’est quand méme passé a la
aurais problablement jamais fait. C’est trés compliqué, c’est
télévision, je me suis dit que ma carriére était terminée, que je comme faire un film sur Dieu ou Jésus-Christ. Il est impossible
ne pourrais plus jamais travailler 4 Hollywood, parce que
de donner une forme a un fant6me sans que cela soit ridicule.
c’était vraiment la pire chose que j’ate vue de toute ma vie ; et
C’est un film qui m’a demandé énormément de travail et de
réflexion. Mais j’étais trés satisfait du résultat.
Kurt Russel dans Elvis.
Cahiers. Je pense que c’est le film le plus complexe que vous
ayez réalisé. De combien de semaines avez-vous disposé pour le
tourner ?
Carpenter. Le tournage a pris 5 semaines, mais aprés un cer-
tain temps nous sommes revenus dessus et avons retourné cer-
taines scénes, j’en ai également rajouté quelques autres, la
scéne d’ouverture et la scéne finale avec Adrienne au sommet
du phare. J’ai beaucoup travaillé au montage, j’ai retouché des
tas de choses, j’ai entiérement refait la musique.

Cahiers. Et l’une des choses les plus difficiles a dat éitre le


brouillard lui-méme...
Carpenter. Oui, ¢a a été le pire. Travailler dans ce brouillard
est terrible physiquement. C’est un mélange de kérozéne, d’eau
et d’insecticide. C’est donc toxique et ca nous rendait malades,
Vodeur collait A nos vétements, Et c’était toute une histoire de
Véclairer, nous devions le faire par Varriére, et dés que le
mélange s’évaporait, on voyait les projecteurs !
AVEC JOHN CARPENTER 21

L’apparition du brouillard dans The Fog (1980).

Cahiers. Aviez-vous une idée trés précise du type de lumiére John Carpenter avec Debra Hill et Larry Franco ies producteurs de Escape
from New York.
que vous souhaitez ?
Carpenter. Oui, nous avons fait beaucoup d’essais et la
beauté du film vient du lieu ob nous avons tourné. C’était dans
Je nord de la Californie, je me suis acheté une maison la-bas.
Le méme film 4 Los Angeles aurait beaucoup perdu.

Cahiers, Travaillez-vous toujours avec le méme directeur de


la photographie ?
Carpenter. Oui sur Halloween, The Fog, Escape from New
York et The Thing, j’ai travaillé avec Dean Cundey qui est un
trés, trés bon opérateur.

Cahiers. Vous avez tourné la plupart de vos films avec la


méme équipe. Ce climat familial yous aide-t-il ?
Carpenter. Oui j’aime étre avec les mémes personnes, sur-
tout avec Dean, que je considére comme un des maitres de
Yextérieur nuit. C’est trés difficile A restituer. Beaucoup
d’excellents caméramen en sont incapables.

Cahiers. Votre producirice, Debra Hill, semble également


étre un des pivots de votre équipe...
Carpenter. Oui, elle était assistante sur Assault et j’ai tou-
jours pensé qu’elle était plutét bonne, alors je lui ai demandé si
elle voulait produire un film. C’est une excellente productrice,
car elle est complétement désarmante, elle est petite, menue,
avec de longs cheveux blonds et quand elle commence a négo-
cier pour avoir quelque chose elle finit toujours par l’avoir.
ENTRETIEN
_ -

WA,
Lee van Cleef, Kurt Russell et John Strobel dans Escape from New York. Harry Dean Stanton dans Escape from New Yt

Maintenant elle a ses propres projets, il nous reste néanmoins Cahiers. Qu’est-ce qui n’allait pas dans les westerns tournés
un western que nous voulons faire ensemble, E/ Diablo. récemment ?
Carpenter. Premiérement, c’ étaient des westerns de gauche,
Cahiers. The Fog était trés différent de Halloween, il @ pour-
sur la mort de l’Ouest, qui montraient combien la réalité était
tant été percu comme un film @’épouvante. La reconnaissance
critique vous a-t-elle aidé & vous défaire de cette étiquette de en fait moche, et combien tous les pionniers étaient en fait des
metteur en scéne de genre ? vauriens. De plus ils ignorent le sens tragique des westerns, la
lutte du bien contre le mal. Ils ont essayé de faire du réalisme,
Carpenter, On a continué a me faire des offres pour des ils se sont demandés 4 quoi cela ressemblait vraiment, mais qui
films d’horreur et moi j’ai continué a les refuser. J’avais une s’en soucie ? Ca m’est profondément égal, ce qui m’importe
série de sujets que j’aimais mais j’ai eu beaucoup de mal car la c’est qu’il y ait eu des héros et des conflits.
conjoncture est trés difficile 4 Hollywood en ce moment. J’ai La deuxiéme cause, c’est la télévision, elle a tué le western,
dai notamment renoncer 4 un projet auquel je tenais particulié- elle en a passé un trop grand nombre 4 tel point qu’ils ont fini
rement. par devenir impopulaires et qu’ils ont disparu complétement
des programmes.
Cahiers. Leguel ? Les enfants de 8 ans n’ont jamais vu aucun des grands wes-
Carpenter. Un film sur l’énergie nucléaire intitulé The Pro- terns que nous avons aimés. A quelques exceptions prés, ils ne
metheus Crisis ; c’était un trés bon sujet mais malheureuse- savent méme pas de quoi il est question dans un western.
ment il a échoué.
Cahiers. Quand vous parlez de grands westerns, vous pensez
Cahiers. Vous avez pourtant eu assez vite l’accasion de tour- par exemple a The Naked Spur ?
ner Escape from New York qui était un film trés cher par rap-
port @ vos budgets habituels. Carpenter. Oui, et puis les films de Hawks, de Ford, on ne
fait plus de films comme ¢a, on a perdu cette sensibilité-la. Je
Carpenter. C’ était un trés vieux projet, un des premiers que
ne crois plus que les metteurs en scéne ressentent quoi que ce
j’aie écrit aprés Dark Star. Je Vai repris, je l’ai retravaillé,
soit pour l’ouest, je crois que ca les embarasse plutét qu’autre
javais vraiment envie qu’il aboutisse. Je voulais m’éloigner du
chose. Il y a des tas d’histoires qu’on pourrait raconter avec les
cinéma d’épouvante et tourner un vrai film d’action. En fait je
Indiens mais on ne peut plus montrer les Indiens comme des
serais trés heureux si je pouvais ne faire que des westerns.
méchants. Je crois aussi que des metteurs en scéne ont trouvé
ridicule de montrer des hommes debout au milieu d’une rue en
Cahiers. Je voulais justement yous demander queile
train d’échanger des coups de feu. Ils ne respectent plus ¢a a
influence Sergio Leone a eue sur vous et les autres cinéastes de moins que ce soit « historique ». Je pense la A Heaven’s Gate
votre génération ?
qui essaie d’étre un grand western historique.
Carpenter, 11 est trés aimé en France et en Europe, mais ce
n’est rien 4 cété de l’influence qu’il a eue ici. Il a été important Cahiers. Avec Escape from New York vous avez été con-
pour moi. Je crois que j’ai été surtout influencé par JI fait une Jronié pour la premiére fois avec un sujet qui imposait un tra-
fois dans l’ouest. Va fait des films sur l’ Amérique mais d’une vail plus élaboré sur la psychologie des personnages. Est-ce que
fagon trés poétique, trés européenne. Pourtant, Jes westerns cela a modifié votre approche ?
qui ont été faits par la suite en Amérique sont affreux, ils ne Carpenter. C’est le script qui a convaincu les producteurs,
possédent absolument pas le sens du détail qu’il y a chez mais ils ne Pont accepté qu’a condition que je le développe, que
Leone. On voit que le western est mort.
j’ajoute des personnages. La plupart des films que j’avais faits
auparavant se déroulaient dans des univers totalement irréels,
Cahiers. Vous pensez que c’est le bon moment pour lui réin- le travail avec les comédiens était donc secondaire. Pour
suffler vie ?
Escape, ¢ était différent, comme VPidée méme du film était
Carpenter, La Guerre des étoiles était un western. Oui je invraisemblable, j’ai pensé qu’il fallait au contraire que le trai-
erois que c’est le bon moment, 4 condition de faire un vrai wes- tement soit tout 4 fait réaliste, de fagon a créer un équilibre.
tern traditionnel : le bien contre le mal, les bons contre les J’ai donc changé de style et travaillé trés dur avec les acteurs.
méchants. Nous avons méme répété deux semaines avant le tournage.
AVEC JOHN CARPENTER 23

Cahiers. Qu’est-ce gui vous a amené & produire Hallo- refaire le film d’un maitre. C’est le film le plus ambitieux que
ween JI ? jaie fait en tout cas, il est trés différent de ce que j’ai pu tour-
Carpenter, Ce n’est pas la peine d’aller le voir, ce n’est pas nes auparavant. Ainsi, je n’ai pas fait la musique moi-méme, je
bon. C’est un film qu’on m’a arraché par chantage. II y avait Vai confiée 4 Ennio Morricone.
des problémes juridiques a régler et on a fait ce film unique-
ment pour des problémes commerciaux. Cahiers. Employez-vous des trucages dans The Thing ?
Carpenter. Oui. C’est nouveau pour moi. Une partie du
Cahiers. Avez-vous eu quelque chose a voir avec la fabrica- charme de Assault ou de Halloween tenait a ce qu’il n’y avait
tion de ce film ? pas suffisamment d’argent pour montrer les choses. En revan-
Carpenter, Jai travaillé au scénario, et si j’avais eu le choix che 4 présent on me donne de l’argent pour montrer, alors il
entre la réalisation de Halloween J et IT, j’aurais choisi le I, le faut montrer...
scénario était meilleur, avait plus de possibilités : il ressemblait
4 Assault. Ca se passe dans un hépital, avec un type qui erre Cahiers. Et vous, quelle est votre préférence ?
dans les couloirs sombres, j’ai pensé que ce serait amusant a Carpenter. Probablement la premiére méthode. C’est plus
faire, et j’ai cherché un jeune metteur en scéne qui se joindrait dréle. C’est un défi plus stimulant de tourner un film avec un
a Ventreprise, mais ca n’a pas marché. Commercialement, ca a tout petit budget. Ce qui ne veut d’ailleurs pas dire que le résul-
été un grand succés, mais c’est un film épouvantable, Il y aura tat soit forcément meilleur.
également un Halloween II, mais avec lequel je n’aurai pas
grand chose a voir. Nigel Kreale va en écrire le scénario et la Cahiers. D’aprés ce qu’on sait de The Thing votre adapta-
facon de l’envisager sera tout 4 fait différente. Moi, je le pro- tion entraine le récit vers une situation analogue é celle de Inva-
duirai, sion of the Body Snatchers...

Cahiers. Votre dernier film, The Thing, est un remake Carpenter. C’est un hasard. Beaucoup de choses séparent les
a@aprés Howard Hawks. Nous savons que votre film est trés deux films. Chez Don Siegel les envahisseurs sont personnalisés
different, mais cette idée de vous confronter & un cinéaste que tandis qu’ici il n’y a pas moyen de les différencier, ce sont des
vous admirez n’est pas innocente. imitations parfaites. Cela donne au film un ton plus froid : on
ne comprend pas ce qui se passe, tout le monde se comporte
Carpenter. Ce qui m’a inspiré c’est surtout la nouvelle de d’une facon ordinaire : ot est le probléme ? Que se passe-t-il ?
John W. Campbell. La seule similitude avec le film de Hawks
c’est la situation du récit. On retrouve trés peu de ses dialogues, (Entretien réalisé par Olivier Assayas, Serge le Péron et Serge
je n’ai pas cherché a rendre hommage 4 Hawks, essentiellement Toubiana 4 Los Angeles, le 1¢ février 1982 ; traduit par Phi-
parce que son film est trop bon. Je ne me serais pas risqué 4 lippe Mikriammos).
JOHN CARPENTER TOURNE « THE THING »

MEFIEZ-VOUS DES
IMITATIONS
PAR JONATHAN ROSENBAUM

L'équipe de tournage de The Thing en extérieurs dans le Klondike.

En décembre dernier, pour la premiére fois, j’ai voyagé aux la, il fallait prendre une route de montagne, sinueuse et étroite,
frais de Ja princesse grace au cinéma ; la ballade était offerte montant jusqu’a un endroit hyper-spectaculaire, prés d’un gla-
par un studio pour promouvoir un nouveau film encore en cier de belle taille, o& Carpenter, ses acteurs masculins et son
‘chantier. En ce qui me concerne, cela voulait dire aller en avion équipe technique s’étaient installés, sur un camp de l’armée de
depuis New York jusqu’en Alaska et en Colombie britannique Vair fabriqué pour le tournage, 4 4.000 pieds au-dessus du
pour assister au tournage du remake de The Thing par John: niveau de la mer.
Carpenter - en fait, a peu prés a la derniére semaine du tour- Avec un budget de 11 millions et demi de dollars, la nouvelle
nage, alors que toute l’équipe et les acteurs étaient encore au version de The Thing est le plus cofiteux des films que Carpen-
travail. Pour me rendre la-bas, j’ai di d’abord prendre Pavion ter ait jamais réalisé, La part la plus importante de ce budget
de New York a Seattle, passer une nuit 4 Washington sur la est consacrée aux effets spéciaux, dont la ptupart ont été dlabo-
céte ouest, puis continuer sur Alaskan Airlines jusqu’a Ketchi- rés avec un luxe de détails dans les studios d’ Universal a Holly-
kan ; de fa, un avion amphibie 4 quatre places, privé, m’a pro- wood, par une équipe trés qualifiée dirigée par Roy Arbogast -
curé un spectacle vertigineux d’une heure en me faisant survo- qui a supervisé les effets spéciaux de Rencontres du 3° type,
ler 4 6 000 pieds d’altitude des vallées étroites et inhospitalié- Rob Bottin, 23 ans, qui a concu les maquillages spéciaux, a été
res, bordées de pics enneigés - avant de se poser 4 Hyder. De assistant de Rick Baker pour les effets spéciaux dans Star Wars
25
et King-Kong, avant de concevoir les maquillages originaux de rible, mais moins que sa capacité iNimitée de consumer et de
The Howling, ou les acteurs se transforment en loups-garous reproduire en double tous les éléments vivants, animaux aussi
devant la caméra. Albert Whitlock, qui a travaillé sur Tremble- bien qu’humains, qui menace de s’étendre et de s’emparer de
ment de terre et The Hindenburg, et a été primé, est lui aussi toute la planéte. Le probléme du récit, 4 la base, est double : 1)
responsable de certains effets spéciaux, en particulier, semble- Comment faire la différence entre le monstre et les amis, les
t-il, dans la scéne of des globes de feu pourchassent plusieurs alliés (en particulier dans un univers petit et clos comme le
hommes a l’intérieur d’un couloir situé dans les baraques de camp de l’armée de Pair) et 2) Comment détruire le monstre,
Varmée de lair ; il a aussi réalisé un sol qui devient vrille, tou- étant données ses capacités d’adaptation. D’aprés Carpenter,
jours sur ce camp, le sentiment d’horreur procuré par son film aura.layplupart du
La version originale de The Ting fut produite en 1951 par temps quelque chose a voir avec la perte de l’identité.
Howard Hawks et réalisée par son monteur de l’époque, Chris- Perdre son identité dans les régions sauvages du Yukon sem-
tian Nyby (aidé et dirigé a l’évidence par son patron, dont le ble simple, dés qu’on se rend compte de tout ce qu’on doit por-
style se dénote dans tout le film) ; ceux qui la connaissent peu- ter comme vétements pour pouvoir s’y déplacer, ce qui tend a
vent trouver quelque peu surprenantes les fantasmagories de la vous faire ressembler 4 n’importe qui d’autre - bonhommes de
nouvelle version. Mis 4 part un monstre de 8 pieds de haut res- neiges, iléts volumineux, comme le sont les personnages du
semblant 4 Frankenstein (et joué par James Arness) et un pen film. (Mon propre signe d’identification était le sac of je met-
de courant électrique utilisé 4 la fin pour le faire fondre, la ver- tais mon magnétophone a cassettes, ce qui me donnait
sion originale, peu cofiteuse, ne mettait en ceuvre que peu Vimpression d’étre presque aussi jourdaud que Scotty, Pinfor-
deffets spéciaux. Manny Farber, écrivait a cette époque que tuné journaliste qui suit partout ’armée de l’air dans le film
c’était : « une histoire bien jouée, aussi crue et féroce que Scar- original. Le cété un peu absurde de la situation s’est accru du
face de Hawks, qui relate un combat se déroulant au Péle fait que, 4 la suite de diverses complications, je n’ai pu intervie-
Nord, entre des esprits - dont le fant6me hurlant d’un légume wer Carpenter que quelques jours plus tard, aprés mon retour
et un équipage de l’armée de l’air, qui finit en bredouillant sur la cOte est, par téléphone).
dans un mouvement brutal et sporadique qui rappelle la fagon De Pautre cété de la frontiére, faisant pendant 4 Hyder, se
de se déplacer de James Cagney », Le légume en question - le trouve la petite ville de Stewart, en Colombie britannique, ot
monstre venu de espace qui s’auto-reproduit, était interprété je loge dans un motel avec la plupart des acteurs et des mem-
par James Arness, et apparaissait pour la premiére fois dehors, bres de l’équipe. Ville d’a peu prés 2.500 habitants, qui était
congelé dans un bloc de glace ; ce iégume donc - apparait beaucoup plus importante durant la période de la ruée vers
aujourd’hui comme une espéce d’incarnation de la paranoia Por, Stewart semble dés l’abord trés reculée - quelques maisons
qui régnait durant la guerre froide ; ceci est explicite dans la éparses rendues naines par la proximité des hautes montagnes -
premiére bobine du film, quand un officier de l’armée de lair et en méme temps trés familiére (la télévision par cable dans ma
attribue aux Russes les événements inusités se produisant prés chambre d’hétel me permet de voir Apocalypse Now et des
du Péle Nord : « Le Péle grouille de cette vermine », dit-il. films d’Hollywood plus anciens, transmis depuis une station
{Une forme similaire d’idéologie naive, « apolitique », de d’Atlanta, Georgie ; tous les principaux magazines américains
droite, semble se manifester dans la xénophobie qu’exprime le sont en vente au drugstore du coin). Avant Carpenter et son
dernier film de Carpenter, Escape from New York). équipe, Stewart avait déja reeu de animation grAce a d’autres
U est important de se souvenir que Carpenter est Iui-méme tournages : au début des années vingt, R. J. Suratt, le produc-
un admirateur fervent de Hawks ; il a montré des extraits de teur de films d’actualités, y avait filmé une danse ancien style a
The Thing (et aussi de Forbidden Planet) dans Halloween ala Vintérieur de l’école, ainsi que l’activité se déroulant dans les
télévision ; déja il rendait hommage a The Thing et A Rio mines voisines ; bien plus récemment, Donald Sutherland,
Bravo (qui étaient eux-mémes, dans un sens, des imitations) en Vanessa Redgrave et Richard Widmark sont venus pour le
filmant dans Assault on Precinct 13 des intérieurs 4 vous ren- tournage de Bear Island, dirigé par Don Sharp (1979). Cette
dre claustrophobique. Quand on sait que Carpenter revient fois, les vedettes sont moins nombreuses - seul Kurt Russel, un
sans cesse aux éléments du monde de Hawks - il a un projet de vétéran des studios Disney, qui a interprété Snake, le héros
western avec Kurt Russel qui s’appellera « Hl Diablo », titre type Clint Eastwood du film de Carpenter Escape to New
typiquement hawksien - on peut soutenir qu’il entretient 4 York, est susceptible d’étre familier au public de cinéma dans
Végard de son inspirateur et guide la méme relation que Brian son ensemble. Mais de nombreux membres de l’équipe, dont
de Palma a Hitchcock. Comme il reprenait le seul film de Popérateur Dean Cundey, ont travaillé avec Carpenter sur ses
science-fiction de Hawks (a part Monkey Business dont le scé- films précédents, et ambiance du tournage parait essentielle-
nario était aussi de Charles Lederer) et son seul film d’horreur ment amicale et détendue.
(scénario de Bili Lancaster, le fils de Burt, qui aurapavant Les scénes que j’ai vu tourner se déroulaient toutes la nuit,
s’était distingué avec The Bad New Bears) on aurait pu s’atten- dehors, dans le carnp, sur un sol, enneigé et éclairé de lumiéres
dre a ce qu’il se montre, plus qu’é l’habitude, fidéle a son bleues, prés de l’endroit ot est posé ’hélicoptére de l’armée de
modéle. Le plus surprenant, c’est que le script est trés fidéle, lair, recouvert de neige. Les glacons déticats, la lumiére venant
mais pas 4 Hawks. Carpenter est fidéle au récit écrit en 1938 des habitations du camp et celle procurée par le chapelet de
qui avait fourni une trame assez lache A Hawks et Nyby ; c’est lampes bleues suspendues en l’air, créent une ambiance sédui-
Who goes there ? de Don A. Stuart, pseudonyme de John W. sante convenant tout a fait, on peut ’imaginer, 4 ?emploi du
Campbell, le rédacteur en chef influent du magazine Astoun- scope par Carpenter et Cundey. Ils filment un passage ot
ding (qui est devenu Analog) que Hawks et Nyby n’ont pas eu Macready (interprété par Kurt Russel) met le feu a un biolo-
de remords a réviser, en 1951. Who goes there ? fait partie du giste apparemment fou, qui s’appelle Blair (Charles Halahan),
genre de récits qui soulévent des problémes, pour lequel John a l’aide d’une torche ; ensuite, il fait sauter 4 la dynamite la
Campbell était célébre, 4 la fois comme éditeur de Robert cabane de Blair et un baraquement voisin qui sert d’entrep6t.
Heinlein, Theodore Sturgeon ou Isaac Asimov, et comme Pratiquement tout cela, pour des raisons évidentes, doit étre
auteur ; son monsire est trés différent. Il a trois yeux, quatre filmé du premier coup. Tony Cecere, le cascadeur qui double
bras « semblables 4 des tentacules », (tous prolongés par une Blair, enflammé par la torche, traverse une fenétre et un mur
main a « sept tentacules »), des cheveux bleus « ondulant de campement, s’écrase dans la neige et 1a, titube sur quelques
comme des vers » et une peau tenant du caoutchouc, il ne métres, avant de s’écrouler. Cecere, protégé par un isolant a
mesure que quatre pieds de haut. Son apparence est certes hor- toute épreuve, a pour spécialité de se faire rétir ainsi dans les
26 JOHN CARPENTER TOURNE « THE THING »

Ensuite, Macready fait éclater en morceaux la cabane de


Blair avec de la dynamite, I’explosion est assez forte pour faire
bondir la plus grande partie de l’équipe, moi et un autre jour-
naliste. Finalement, explosion de Yentrepét fait place nette,
elle est filmée 4 trente images seconde par deux caméras - et
nous la regardons, de loin, s’épanouir comme dans une tache
livide traversant le ciel sombre. A part cela, c’est une soirée
calme, mais personne ne pourra le deviner en regardant le film,
Deux scénes de The Thing. car Ritter, hors du champ, agrémente les scénes avec des
machines 4 faire du vent et des flocons de neige en plastique
films, et c’est la vingt-huitiéme fois cette année qu’il « briile » qu'il déverse en face des caméras, de maniére 4 assurer
de cette maniére ~ la routine ! VPambiance de blizzard qui convient. IR.

Pour un observateur
—lointain
Forme et signification
dans le cinéma japonais
CAHIERS DU CINEMA/GALLIMARD
LES CAHIERS DU CINEMA EDITENT

Ecrit sur fimage.


Jean-Francois Chevrier
Proust
et la photographie.

Editions def Etoile.

Jean-Francois Chevrier montre dans cet essai,


comment la distinction entre mémoire
volontaire et mémoire involontaire
— qui est la clé de l’édifice proustien —
trouve,un écho en photographie.
Y compris dans la photographie
la plus contemporaine comme en témoignent
les photos d’Holger Triilzsch
et de Pierre de Fenoyl qui accompagnent
cet essai.

0 CC
Code postal : 0.0...
nen eee eee eben eee teen eey
A envoyer aux Cahiers du Cinéma
9, passage de la Boule-Blanche, 75012 Paris
C’est un
bon prétexte pour
venir voir ce Picasso que
jaime entre tous. L’original
reproduit sur le timbre se trouve au
Musée de Grenoble, a 150 métres des
usines Adton. Puissant dans le dessin,
subtil dans les tons de gris et de rose, cé
tableau a lui seul vaut le voyage a Grenoble.
JPB
t Aaton ?
1. L’Aaton LTR a été la premiére caméra fabriquée industrielle-
ment a franchir réguli¢rement la barre des 28 dB dés 1976, puis
23 dB en 1982. Tous les autres fabricants essaient de nous suivre
par des modeéles revus et corrigés, dits modéles II, et les ingé-
nieurs des sons, ravis, arbitrent cette course.
2. L’Aaton LTR, par sa forme, est la seule caméra film qui se
mette a l’épaule et qui s’y maintienne voluptueusement : certains
fabricants de caméras vidéo ont trés bien su imiter la forme
creuse Aaton; dans la fatigue de fin de journée, cela donne
encore des images joyeusement cadrées.
3. L’Aaton LTR a été la premiére caméra 16 a imposer au film
un positionnement rigoureux face a l’objectif; la stabilité du
tirage arriére de la LTR sert de référence a tous, et par le nom-
bre de films agrandis en 35 mm 4a partir du Super 16, elle n’a pas
encore de rivale.
4. L’Aaton LTR posseéde le viseur de la plus haute définition qui
soit : grace a une astuce qui ne peut se réaliser que sur les fibres
de verre — l’écran concave — la qualité est telle que le caméra-
man peut vérifier la qualité de ses objectifs, méme les plus
performants*.
5. Enfin la LTR est la caméra du marquage en clair sur le bord
du film et sur le dos de la bande son : Cela a mis 10 ans, mais
maintenant ca fonctionne.
*Comme nous trouvons scandaleux qu’il y ait encore aujourd’hui des caméramen obligés de filmer en ne voyant presque rien
dans un viseur ordinaire, la nouvelle Adton C4S est elle aussi richement équipée de cet écran de visée exceptionnelle. La C4S
saméra-du-Spartiate-qui-va-loin, sera présentée 4 la Photokina ’82.
LETTRE DE HOLLYWOOD

LE CINEMA ET SES MASQUES


PAR BILL KROHN

Il y avait un jour un assureur new-yorkais nommé Don Post Aprés la guerre, Post va vivre 4 Los Angeles, ott il renoue ses
gui possédait un flair évident dans l’exercice de sa profession. liens d’avant-guerre avec le monde du spectacle en appliquant
Par exemple, il fui arriva de déconseiller de signer une police son esprit inventif 4 la confection de masques et d’accessoires 4
d’assurance 4 un monsieur qu’il jugea étre un « mauvais ris- trois dimensions pour l’industrie cinématographique. Modeste-
que ». Une semaine aprés, l’assuré potentiel était balayé dans ment, les studios Don Post vont alors créer quelques contribu-
le célébre massacre de St. Valentine’s Day... Puis vint la crise
de 1929, et {’assureur avisé se retrouva, comme des millions Halloween t.
d’Américains, au chémage. Invité un soir dans un bal masqué,
il se dessine un masque pour l’occasion, et découvre du méme
coup un nouveau métier. Le voila bientét inventeur attitré de
masques pour spectacles de nightclubs, dont le plus célébre fut
une parodie de conférence au sommet interprétée par des girls
affublées de masques de Hitler, Mussolini et Staline. Sa série
« Le Dictateur » (d’aprés Chaplin) rencontre également un
franc succés auprés des manifestants contre la guerre, qui peu-
vent se permettre d’acheter ces masques grace 4 ume autre
découverte fortuite de Post : un systéme de moulage dune
seule piéce pour fabriquer des masques en latex, commerciali-
sables 4 un prix raisonnable auprés du grand public et surtout
des enfants, qui portent ces masques le jour de Halloween.

Hall een Il: les masques.


tions mémorables 4 art cinématographique, et en particulier spécialiste du film d’horreur a budget réduit qui est
bon nombre des monstres en caoutchouc et en plastique qui aujourd’ hui objet d’un petit culte, bien qu’on I’ait appelé « le
peuplérent les films de science-fiction des années cinquante, plus mauvais metteur en scéne de toute l’histoire ».
depuis le « Monstre arbre » dans From Heil It Came des stu- Depuis les débuts des masques Post, des masques bien recon-
dios Disney, jusqu’aux cosses de graines géantes et leurs naissables créant un visage étonnamment ressemblant grace a
excroissances humanoides dans la version originale de Invasion leur fabrication en latex, et qui se glissent sur la téte, comme
of the Body Snatchers. Pour ce dernier film, Post se contenta des passe-montagnes, laissant les yeux de celui qui les porte
@exécuter les dessins des auteurs du film, qui semblent avoir su apparaitre dans des trous laissés 4 cet usage, ce qui crée un effet
a l’époque exactement ce qu’ils voulaient. Ma source de rensei- des plus inquiétants, Ies masques Post, donc, font partie du
gnements sur cette époque, Mrs Post en personne, qui faisait folklore national. Un exemple frappant: les auteurs du
visiter les studios 4 un ami le jour of je m’y trouvais moi- hold-up Brink, en 1950, portaient tous le modéle « Vieillard »
mémeé, se rappelle en particulier un blond élégant, dont elle de la collection Post, coup de théatre qui a di contribuer 4
pense qu'il s’agissait de Don Siegel, rapportant un caillou qu’il réhausser le statut mythique que ce hold-up bien ancien pos-
avait trouvé et dont il voulait que Jes marques fussent reprodui- séde dans l’imagination populaire... I] était donc inévitable que
tes avec précision sur la peau des cosses géantes. Malheureuse- cet aspect prépondérant des activités des studios Post devint 4
ment, aprés maints essais et erreurs, Don Post s’apercut, son tour la matiére d’un film. L’affaire remonte a 1978, lors-
lorsqu’il alla voir Ie résultat de son labeur sur l’écran, que tous que Don Post junior recut la visite d’émissaires d’une maison
les détails avaient disparu. I] ne retourna plus jamais voir de production indépendante qui souhaitait utiliser un de ses
aucun des films pour lesquels il avait travaillé, par peur de la masques contre une participation dans les gains du film d’hor-
méme déception. reur 4 petit budget que ces indépendants tournaient. Gonflé a
Aujourd’hui les studios, qui occupent trois salles ressem- bloc par le succés de la Guerre des étoiles, i} leur laisse libérale-
blant 4 des hangars situés dans un complexe industriel ment utiliser une version modifiée d’un de ses masques du
anonyme dans Van Nuys, sont présidés par Don Post junior, moment, qui donna le visage du croquemitaine dans La nuit
qui a repris l’affaire en 1970, dix ans aprés le décés de son pére. des masques (Halloween), Des rumeurs persistantes affirment
Il m’a parlé longuement des créations familiales pour le que les auteurs du film prirent le masque du « Captain Kirk »
cinéma, comme les décors parisiens d’Jrma la Douce, reconsti- dans Star Trek, qu’ils blanchirent et dont ils effacérent les
tués avec une précision maniaqne d’aprés des photos de lieux traits en ne gardant que Ja houppe de cheveux blonds, créant
véritables. Pour les décors de rues, le recours 4 une perspective ainsi le personnage identifié dans le générique comme « The
artificielle nécessita la fabrication par thermoformage d’acces- Shape » (la Forme). Lorsque les mémes émissaires revinrent,
soires en plastique allant d’automobiles aux lettres des vitrines trois ans plus tard, chercher de nouveaux masques pour Hallo-
de magasins, dans différentes tailles, afin de créer l’effet de ween 2, Post veilia a ce que ses studios figurent au générique, et
réduction suivant axe de recul. Mais en méme temps, le fils le r6le que les studios joueront dans Halloween 3 devrait étre
Post me rappelle que le plus gros de Vactivité des studios est bien plus considérable.
encore la confection de masques pour le grand public, activité Sous-titré Season of the Witch (La saison de la sorciére), le
qui s’est « croisée » de maniére profitable avec l'industrie ciné- troisitme Halloween n’aura plus les personnages des deux pre-
matographique grace a la fabrication et 4 la vente sous licence miers, personnages qui ont rendu tous les services qu’ils pou-
de masques représentant des personnages populaires de vaient rendre avec l’immolation par le feu de « la Forme » 4 la
l’écran. Cette partie de leur activité a doublé en 1977 grace 4 un fin de Halloween 2. En remplacement, m’explique Barry Ber-
contrat avec Lucasfilms qui leur a permis de commercialiser les nardi, producteur associé, la maison de production a décidé de
masques des personnages de la Guerre des étoiles avant méme ne retenir le titre que pour une série nouvelle de films n’ayant
la sortie du film. Cependant, la plus grosse vente d'une année a en commun avec l’original que le théme de la féte des anciens
Pautre est, pour une raison inexpliquée, le masque « Tor John- druides célébrée pour le début de Vhiver, la Féte des Morts.
son », réalisé d’aprés les traits d’un acteur suédois chauve sur- L’histoire de Halloween 3, produite par le cerveau fertile du
tout connu pour ses prestations dans les films de Edward scénariste anglais Nigel Kneale lors de son séjour aux Etats-
Wood junior (Bride of the Monster, Plan 9 from Outer Space), Unis pour travailler sur le remake de Creature from the Black

Les masques de La Guerre des étolles.


32 LETTRE DE HOLLYWOOD
Lagoon de Jack Arnald, explore une zone obscure de toute
cette lignée celte. Un fabricant de jouets plein de malice et joué
par Dan O’Herlihy, fort mécontent de la commercialisation de
Halloween, concocte un rite sinistre digne de ses ancétres les
druides. Il crée, sous sa marque de jouets, les jouets Silver
Shamrock, une nouvelle série de masques lumineux pour les
innocents enfants d’Amérique. Ces masques représentent une
sorciére, un crane et une lanterne magique, les trois étant réu-
nis sous le nom de « Halloween Three ». Conditionnés par la
campagne publicitaire nationale d’O’Herlihy a la télévision, ses
jeunes clients doivent porter leur masque Silver Shamrock fe
soir de Halloween dans tout le pays. C’est alors que la derniére
publicité du vieux fabricant de jouets apparaitra sur les petits
écrans pour Ja derniére fois, et que...
Une nouvelle fois, ce sont les studios Post qui fourniront les
masques utilisés dans ce film, et ils ont créé pour cela une face
de lanterne magique avachie et d’un orange phosphorescent,
qui accompagnera le crane phosphorescent et la sorciére verda-
tre figurant déja au catalogue. Et cette fois, sile film a du suc- Cag
The Invasion of the Body Snatchers: |
cés, Post espére bien tirer profit de la vente de masques A ses
jeunes clients a lui, qu’il voit déja arborant de superbes repro-
ductions des « Halloween Three » dans l’obscurité des salles de projet dont elle va s’occuper ensuite, est Clue, une histoire
cinéma bondées. Les extérieurs de l’usine de jouets Silver policiére fondée sur le principe du Monopoly. Le film sera
Shamrock ont été tournés 4 « Santa Mira », nom que portait construit comme un jeu, avec diverses fins et la participation
déja le décor de Invasion of the Body Snatchers, et qui est en du public, et sera dirigé par John Landis, lorsque celui-ci aura
réalité une ville du nord de la Californie. Mais les intérieurs de terminé sa contribution 4 l’anthologie de Steven Spielberg, The
l’usine ont été tournés aux studios, ott j’ai trouvé les employés Twilight Zone (célébre série TV connue en France, me semble-
de Post tous affublés de costumes de féte verts,-le jour ott je t-il, sous le titre : La Quatriéme dimension), Autres projets
m’y suis rendu, au printemps dernier. pour un proche avenir : un film de science-fiction intitulé Two
S’il y a une crise dans !’industrie cinématographique, on n’en Guys from Space, et un nouveau film de Robert Wise (Curse of
a pas entendu parler chez Pumpkin Pie Productions, maison de the Cat People) d’aprés un scénario d’Abraham Polonsky.
production indépendante et entigrement autonome qui parait Le plus ancien membre de Ia famille Carpenter est sans
en mesure de garder sa cohérence interne et de travailler sans aucun doute Tommy Lee Wallace, ami du cinéaste depuis le
interruptions graves, quel que soit I’état du reste de l’économie lycée. Il a monté Halloween et The Fog, a congu la production
du pays... L’équipe de tournage de Halloween 3, dirigée par le de ces deux films ainsi que des deux premiers de Carpenter, -
preneur de vues Dean Cundey, s’est mise 4 tourner aprés avoir Dark Star et Assault on Precirict 13, joue la « Forme » dans
terminé The Thing de John Carpenter. Une grande partie de quelques scénes de Halloween 2, et enfin dirige Halloween 3,
cette équipe a travaillé, de maniére « non-union », dans Hatlo- son premier film. Lors d’une conversation happée au cours
ween et The Fog, mais la productrice de Carpenter, Debra Hill, d’une pause, il m’a expliqué 4 la hate qu’a la différence de Car-
les a fait entrer au syndicat pour tourner Escape from New penter, il était davantage influencé par les arts graphiques, les
York. Le budget du nouveau film est de deux millions et demi bandes dessinées en particulier, que par Howard Hawks, et que
de dollars, la somme minimum pour un film syndiqué de toute facon, les trente jours de-tournage du nouveau film
aujourd’hui, mais ce n’est pas demain la veille of l’on verra la avaient exigé de beaucoup travailler en gros plans, ce qui faci-
paperasserie syndicale ralentir les choses sur un plateau de lite l’laboration rapide de plans organisés autour de quelques
Péquipe Carpenter-Hill... éléments graphiques simples. Un peu plus tard, au cours d’une
Barry Bernardi, qui m’a fourni tous ces renseignements, est séquence dont le tournage prend trop de temps, il déclare a Hill
un bon exemple de la méritocratie interne qui permet 4 la qu’il a d& constamment se battre pour que le film reste en gros
famille Carpenter, de s’agrandir continuellement. I] a com- plans, la caméra semblant graviter naturellement vers le plan
mencé avec un tout petit boulot dans l’équipe de Halloween, américain. « C’est Carpenter, réplique Hill comme si elle par-
puis est passé assistant 4 la production, et ensuite producteur lait d’un bon petit diable habitué de ces lieux. Dis a I’équipe
associé pour The Fog, et lorsque Halloween 3 sera en boite, il que cette fois, on fait du Sergio Leone ! »
repartira de suite pour le Michigan afin d’y faire des repérages Pendant ce temps, John Belyeu et William Aldridge, les deux
pour l’adaptation que Carpenter va tourner de Firestarter de responsables des effets spéciaux pour ce film, se tiennent
Stephen King, tournage qui doit commencer a l’automne. Un comme deux savants fous qu’on a bouclés dans leur camion
autre bon exemple de ce systéme est Debra Hilf elle-méme, qui technique, visiblement a& Vécart du reste de l’équipe. Ils
est passée d’assistante au montage dans Assault on Precinct 13, m’expliquent qu’ils commencérent il y a douze ans comme
a coproductrice et parfois coscénariste pour les films suivants accessoiristes et qu’ils ont grimpé les échelons, selon le systéme
de Carpenter. Elle produit Halloween 3 avec lui, mais notre d’apprentissage édicté par le syndicat des effets spéciauk. C’est
conversation sur le plateau a moins tourné sur le film que sur le la premiére fois qu’ils travaillent pour un film Carpenter-Hill,
sujet qui est dans toutes les bouches : les nouvelles techniques. mais s’ils appartiennent pour |’instant 4 une quelconque
Comme Clint Eastwood, qui a récemment fait une conférence famille, c’est a celle de Steven Spielberg, avec qui ils viennent
sur ce sujet A UCLA, Hill est contre l’enregistrement chez soi de faire Poltergeist. Ce film est présenté partout comme un
de films par vidéo, et elle souhaite qu’un impét frappe I’achat triomphe pour I’Industrial Light and Magic de George Lucas,
de tout équipement de vidéo, reversable aux producteurs, solu- et « les messieurs de Marin County » sont effectivement venus
tion qui, si elle parait juste, serait quelque peu difficile a sur le plateau, selon Belyeu et Aldridge pour préparer des effets
manier. Elle me fait ensuite voir son nouveau bracelet-montre, additionnels 4 ajouter dans Ia phase de post-production. Mais
qui ressemble 4 un modeéle de luxe coiitant mille dollars, mais ja plus grande partie des effets spéciaux que nous verrons dans
qui n’est qu’une copie et qui lui est revenu a trente-cing... Le Halloween 3 sont dis 4 Belyeu et Aldridge, qui en sont trés
LE CINEMA ET SES MASQUES
fiers. Leur principale responsabilité dans ce film a été de créer
des explosions spectaculaires et des morts qui donnent le fris-
son. Pour m’amuser, ils sortent le mannequin d’un personnage
nommé Grimbridge, qui se fait arracher les yeux au début du
film. Il s’agit d°’une téte et d’un demi torse confectionnés par le
maquilleur Tom Burman, a quoi ils ont ajouté un détail méca-
nique : quand on enfonce le doigt dans les orbites et qu’on tire,
cela fait un bruit sympathique comme celui de l’aréte d’un nez
qui casse. Fasciné, je touche la chose sur la joue : elle est faite
en latex, comme les masques de Don Post.
Je me dirige vers la sortie, je me retrouve sur un plateau
désert ot j’apercois une table couverte de tétes de sorciéres, et
je céde de nouveau 4 la tentation. Mais au moment ot je vais
toucher une des tétes sur Je nez, voila que surgit la terrifiante
apparition d’un policier en uniforme et pistolet a la ceinture.
Par pure auto-défense, je me mets a )’interviewer, et il s’avére
que cet officier de police, nommé Laird, engagé pour garder le
plateau, est extrémement symphatique et une vraie mine de
renseignements. 1] semble qu’un décret municipal de Los Ange-
les impose la présence d’un policier en uniforme chaque fois
qu’on tourne sur des lieux réels 4 l’intérieur des limites de la
ville. Cela a conduit a la création d’un groupe spécialisé 4
Vintérieur de la police pour fournir des policiers aux maisons
de production en dehors de leurs heures de service. Ce groupe,
dirigé, comme par hasard, par Laird en personne, est assez
important, comptant actuellement cent cinquante policiers, et
Laird a pu y faire entrer son fils, qui est aussi dans la police,
comme partenaire. Tous deux apparaissent briévement dans le
dernier film de Gary Sherman, Vice Squad, et le pére et le fils
font bien entendu partie de la Screen Actors’ Guild... Lorsque
je demande au pére si son fils a l’intention de prendre la suite
lorsqu’il partira en retraite, l’officier hausse les épaules et fait :
« Ah, les jeunes, vous savez... ! ».
Dans la piéce suivante, je retrouve Don Post Junior qui
regarde Tommy Lee Wallace mettre en place une scéne dans ap Hon “dh eee
laquelle O’Herlihy montre a un groupe de visiteurs les moules
pour fabriquer les masques. Le bon moment semble étre venu
Ces objectifs rejoignent en plusieurs
pour poser une question délicate. D’aprés une note parue dans points ceux de la plupart des grands ©
le numéro de juin de Fangoria, les studios Post se seraient vus festivals de Cinéma. [] était donc
refuser l’autorisation de commercialiser le masque de la Forme normal et logique que la Fondation
pour le grand public... Post confirme cette nouvelle, en ajou-
tant toutefois qu’un accord est en préparation entre ses studios y soit associée.
et Pumpkin Pie Production afin de remédier a cette situation ; Elle est présente et apporte son
je repense 4 la montre de Debra Hill, et je lui souhaite bonne concours actif aux festivals de
chance. Pour le moment, la Forme a élu résidence dans un
tiroir du bureau de Post, oft il conserve quelques exemplaires
AVORIAZ, CANNES, DEAUVILLE,
du masque qu’il avait confectionné pour Halloween 2. Il en _ NICE. -
sort un et l’enfile pour me montrer. Je contemple le célébre Une initiative qui prouve que |
visage, lisse et vide comme les masques de cérémonie africains
et sud-américains qu’il m’est arrivé de voir, ou comme le mas-
Fondation croit au réle que jouent
que que Herbert Lom portait dans le second remake du Fan- les festivals dans le développement
t6me de U’Opéra. Post, qui d’ ordinaire se tient irés bien, décide et le rayonnement de Art
de faire peur a quelqu’un. Nous nous rendons sur le plateau, Cinématographique.
ou: quelques membres de I’équipe introduisent discrétement le
nouveau venu parmi fe petit groupe d’acteurs qui répétent la
scéne de la visite guidée. Et lorsqu’ils repartent pour un tour,
ils sont suivis par Post portant le masque. Ce dernier se dirige
vers le metteur en scéne, qui est trop occupé pour le remarquer,
jusqu’a ce qu’ils soient quasiment nez 4 nez. « Et encore une
HF odefi

Forme ! » marmonne Wallace, momentanément estomaqué,


avant de se replonger dans le probléme que lui pose une figure
jaune qu’il veut voir apparaitre dans le bas du cadrage. Un
acteur, Tom Atkins, s’approche et regarde intensément la sil-
houette silencieuse. « Il ressemble 4 mon psychiatre », fait-il [LA FONDATION PHILIP MORRIS POUR LE CINEMA
observer. Rires mitigés. Mais l’aprés-midi tire 4 sa fin ; je suis
fatigué, et je rentre chez moi. B.K.

(Traduit de ?américain par Philippe Mikriammos)


LES CAHIERS DU CINEMA EDITENT

DANS LA COLLECTION DANS LA COLLECTION ESSAI


ECRIT SUR L'IMAGE

A PARAITRE EN OCTOBRE
Ecrit sur l’image.
Denis Roche
La disparition
des lucioles La Voix au Cinéma : piéges téléphoniques,
voleurs de voix, chants de Sirénes,
silences du muet. Mais aussi les pouvoirs
et les charmes de la voix cachée, sous le
signe du Mabuse de Fritz Lang, le
mariage impossible de la voix et du corps
filmé, sous le signe du Parsifal de
Syberberg. Entre la voix et ’écran, ce lieu
du pas-tout-voir, les rapports ne sont rien.
moins que pacifiques. Ce livre est un
premier essai pour jeter les bases d’une
théorie du cinéma comme parlant, a
travers les films de Mizoguchi, Tati,
Bresson, Welles, Duras, Fellini, et en
particulier des analyses de Psychose
Editions de [Etoile d’Alfred Hitchcock, et surtout, du
Testament du Docteur Mabuse.

A PARAITRE EN SEPTEMBRE
CR,
VOIX AU
Cet ensemble de textes sur la photographie
— qui vont de l’interview 4 la fiction, en
CINEMA. CINE
passant par le journal intime et l’essai
théorique — trace aujourd hui la seule
alternative vivante au discours bloqué de
Vaprés-Barthes : réfléchir, écrire sur la
photographie a partir de l’acte
photographique. La pratique de
Denis Roche écrivain ne pouvait manquer
d’étre contaminée par la pratique de Denis
Roche photographe, et vice-versa : ces 17
textes et ces 44 photos de Denis Roche,
écrivain-photographe, en témoignent
avec acuité.
Prix : 99 F (franco de port)
PETIT DICTIONNAIRE DU CINEMA INDEPENDANT
NEW-YORKAIS
A L'USAGE DE CEUX QUI VEULENT EN SAVOIR PLUS LONG

PAR BERENICE REYNAUD

L’histoire du cinéma indépendant américain est une histoire ALTERNATIF (ESPACE)


trés riche, et, si l’on refuse de se laisser enfermer dans le point
de vue d’une école ou d’une coterie, complexe, contradictoire. Lieu ot Pon peut montrer des ceuvres qui échappent au (ou :
Comme la plupart des minorités, les cinéastes indépendants ne sont pas encore entrées dans le) circuit de distribution com-
n’ont pas accés 4 la constitution d’une Histoire officielle - tout merciale. Que ces espaces alternatifs soient administrés ou non
au plus peuvent-ils jouer un réle @histrions ou d’ animaux exo- par des artistes*, ils ont en tout cas fait les démarches nécessai-
tiques pour les media, ou travailler dur a sortir du ghetto. res pour obtenir un statut d’organisation 4 but non-lucratif
Comme la plupart des minorités en butte a la répression, les (non-profit organization) ce qui les autorise 4 recevoir certains
cinéastes indépendants ont tendance 4 manifester un certain types de subventions fédérales ou gouvernementales (National
dogmatisme, ou un certain ridicule, quand ils veulent pallier ce Endowment for the Arts, New York State Council on the
manque (je pense que l’on pourrait, sans trop d’exagération, Arts), ainsi que des contribution privées. Quand celles-ci sont
tirer un paralléle entre ‘cette situation et celle de l’écriture de le fait d’individus (private donors), elles sont déductibles
Vhistoire du mouvement ouvrier aux Etats-Unis). Le cinéma @impéts ; la plupart du temps, ce sont de grandes sociétés
indépendant n’est pas un mouvement ; ses tendances sont (Warner Communications, Exxon, Mobil, Ford) ou des indivi-
nombreuses et fragmentées, ses représentants s’ignorent entre dus particuliérement riches (Rockefeller) qui constituent, pour
eux ; les références culturelles et historiques sont multiples, payer moins d’imp6ts, des Fondations dont le but est de distri-
mais elle ne sont pas les mémes pour tout le monde, et ont ten- buer des fonds aux organisations jugées les plus « méritantes »
dance a changer rapidement. ou les plus « valables » sur Ie plan esthétique (tax shelter).
Dans ces circonstances, il m’était difficile d’écrire un article Mais, dans cette course a I’argent, les espaces alternatifs sont
de synthése portant sur l’ensemble du cinéma indépendant, plutét mal situés: le Metropolitan Opera, le Museum of
méme en me limitant 4 la seule ville de New York. Je risquais Modern Art, ou le New-York Film Festival sont aussi des orga-
de tomber dans la caricature, d’établir des connections non nisations 4 but non lucratif, et leur public nombreux représente
existantes pour les besoins d’une transition, ou d’ignorer le pour les Fondations privées un idéal a atteindre (la philantropie
poids d’une histoire respectable. culturelle n’est qu’une forme de publicité bien comprise), ils
C’est alors que Serge Daney m’a tirée d’affaire en me suggé- sont, de plus, doués d’une cohorte d’administrateurs profes-
rant d’écrire cet article sous forme d’un dictionnaire. Cette for- sionnels connaissant sur le bout des doigts les régles des tra-
mule m’a permis, je l’espére, d’&tre subjective sans étre injuste, vaux d’approche des Fondations. Les espaces alternatifs
et surtout de renoncer a la tyrannie des transitions et a Pimpé- dépendent donc plus des subventions fédérales que des fonds
ratif de \’exhaustivité. Un grand nombre de cinéastes, et privés, et leur existence est menacée par les réductions budgé-
d’ceuvres d’importance ne trouvent pas place dans ce diction- taires de Reagan. Certains, tels The Kitchen Center for Video,
naire. Je me suis efforcée de mentionner les gens qui me parais- Music and Dance, sont cependant en train de réussir leur con-
sent dégager des directions nouvelles, et c’est pour cela que j’ai version en direction d’un support privé, mais cela ne va pas
a peine parlé des représentants d’une avant-garde plus classi- sans une réduction de l’aspect « expérimental » des oeuvres
que (Brakhage, Frampton, Landow, Snow, mais aussi Maya montrées.
Deren, Kenneth Anger, George Markopoulos...). Je n’ai pas
non plus mentionné, parce qu’il faut faire un choix, le cinéma Géographie de ['Alternance
documentaire indépendant.
Un grand nombre d’espaces alternatifs présentent des films,
P.S. : un mot en capitales suivi du signe * renvoie a un arti- de la vidéo ou des Installations* en plus - ou a cdté - du travail
cle du dictionnaire dans ce numéro des Cahiers. Quand le mot d’artistes plasticiens. On peut citer Artists’ Space (qui a une
est suivi du signe **, Varticle apparaitra dans le numéro série réguliére de « Films par Artistes »), White Columns, Fas-
suivant. hion Moda (une tentative pilote dans le South Bronx)...
36 PETIT DICTIONNAIRE
D’autres ont été créés spécialement pour montrer du cinéma et que P. Adams Sitney (voir Anthology* et Avant-Garde*), Il est
de la vidéo : Antholofy Film Archives*, le Collective for a demeuré lendroit traditionnel ot les « grands » cinéastes
Living Cinema, fondé par Ken Jacobs (voir Tom, Tom, The d’avant-garde de la génération précédente, maintenant exilés
Piper’s Son**), le Global Village de John Reilly, le Film de New York (Stan Brakhage, Hollis Frampton, Paul Sharits)
Forum, et le Millenium Film Workshop. Ces espaces sont tous viennent présenter leurs ceuvres au public new-yorkais. Ce
situés dans une zone relativement restreinte, entre Soho, Tri- public est de plus en plus jeune, composé principalement d’étu-
beca et l’East Village (voir carte). diants de New York University, et d’apprentis-cinéastes. L’une
Le Collective est sans doute celui qui a la politique la plus des raisons du succés du Millenium est qu’il loue 4 ses membres
éclectique, montrant aussi bien des films d’avant-garde tradi- des équipements cinématographiques a un prix trés bas. (Une
tionnels (Stan Brakhage, Ernie Gehr), que des films a caractére autre organisation Young Film-Makers-MERC, loue a un tarif
politique (Jon Jost, Mc Call et al. : voir Sigmund Freud’s réduit des équipements de cinéma et de vidéo qui sont en géné-
Dora**) ou des curiosités historiques (films yiddish des années ral de meilleure qualité que ceux du Millenium ; mais on n’y
trente, premiers films a distribution entiérement noire), des montre pas de films). Le Millenium organise aussi des cours de
classiques hollywoodiens (Force of Evil, Broken Arrow) ou des production cinématographique sur une base plus systématique
films étrangers indépendants (Valie Export, Tomas Gutierrez que le Collective, et publie un magazine trimestriel, le Mille-
Alea, Helma Sanders,..). Le Collective se veut un centre de nium Film Journal, animé par des professeurs et des étudiants
réflexion sur le cinéma et est a cet égard influencé par la posi- de New York University.
tion de Screen Magazine (publié 4 Londres) et les versions amé- Global Village montre surtout des films documentaires, en
ricaines du structuralisme 4 la francaise. I] publie un petit plus d’un programme vidéo « tous azimuts » (expérimental et
magazine No Rose, et organise des cours de production ciné- documentaire). The Kitchen, fondée en 1971 par les artistes
matographique animés par la cinéaste Bette Gordon (Empty vidéo Woody and Steina Wasulka, est devenue un centre
Suitcases, Exchanges). Son principal handicap : un espace trop Multi-Media** ov |’on peut entendre de la musique expérimen-
petit (et maintenant, des difficultés financiéres accrues). tale (de John Cage au « New Wave Rocks » en passant par le
Le Millenium a eu jadis une politique plus éclectique, mais le free-jazz), regarder du « performance art » ou de la danse
manque d’argent, la pression exercée par ses membres et sans post-moderne, et voir de la vidéo ou des films : une série
doute Jes choix personnels de son directeur, Howard Gutten- annuelle, « Filmworks », destinée 4 montrer le meilleur de la
plan (auteur de « film-diaries »), !’ont contraint a ne plus mon- production indépendante de chaque année, a été organisée il y
trer que du « Cinéma Personnel » selon la définition du criti- a trois ans par le cinéaste Leandro Katz*.

The Kitchen Center far Video (photo Laurent Montiai)


Franchir la barre de ’Alternance
¢
Au cours des trois ou quatre derniéres années, dans 1’East
Village, des clubs de musique ont constitué des espaces alterna-
tifs 4 la fois plus « informels » et plus directement liés, par le
biais de la rock music et de la mode, au monde de |’argent, ne
serait-ce que marginalement. En raison de lessor du phéno-
méne de la New Wave, les « clubs » ont été pendant un certain
temps l’endroit « ot il fallait étre ». C’est 14 que l'on décou-
vrait, derriére un rideau de fumée et de corps agglutinés, le der-
nier Vivienne Dick ou le dernier Eric Mitchell, ot I’on dansait
au son des Contortions ou des Theoretical Girls, of l’on
essayait de repérer un copain riche pour qu’il vous file de la
cocaine et vous présente a des gens utiles 4 votre carriére, ot
V’on cherchait a se faire voir en compagnie d’une Star** ou,
tout simplement, a exister socialement. Parmi les « clubs » ott
Von a le plus montré de films : le Club 57, situé dans la salle
paroissiale d’une église de Saint Mark’s Place, ot l’on peut
voir des films d’horreur, des films noirs et des films New
Wave, l’éphémére New Cinema de Becky Johnston et Eric Mit-
chell qui présentait du Super 8 sur grand écran vidéo, les Pyra-
mides, sur l’Avenue A, of j’ai vu, au son de la musique de
Rhys Chatham, le dernier film de Charles Atlas (voir Multime-
dia**), Tl fut aussi un temps ot le club 4 la mode Max’s Kansas
City, survivant de l’époque héroique du Warholisme, montrait
des films expérimentaux, mais la scéne des clubs tend 4 s’essou-
fler, a étre remplacée par des discotheques monstres (Dancete-
ria, The Ritz) dont les organisateurs préférent montrer de la
vidéo. Méme le Mudd Club, la premiére « boite » de Tribeca,
liquide ses amours artistico-underground pour s’adapter au
gofit des minets du New Jersey. Quant 4 TR 3 qui fut, pendant
deux ans, I’un des clubs les plus sympathiques, qui montrait du
« performance art » et des films de Vivienne Dick’, ses organi-
sateurs ont fait faillite et sur son emplacement s’érige une
« boite » traditionnelle.
Le relais entre les espaces alternatifs et les modes tradition-
nels de distribution est mal assuré. Tous les mardis, le Museum
of Modern Art accueille un cinéaste indépendant dans sa série
« Cineprobe », et le Whitney montre les ceuvres des « New
DU CINEMA INDEPENDANT NEW-YORKAIS 37

ace
Ca,
ae
VER:

ig 5 .
Collective for Living Cinema, 52 White Street. {photo Laurent Montlat)

American Film-Makers », mais dans les deux cas la program- tence de l’Anthology extrémement problématique : l’indiffé-
mation est trés limitée et le Super-8 est victime d’un ostracisme rence des critiques influents aux films présentés, ?incompré-
sévere. Le Film Forum essaie de faire passer 4 certains films la hension des propriétaires, la spéculation immobiliére, le carac-
barriére du « ghetto expérimental », mais les conditions du tére kafkaien des réglements du Fire Department, etc...
marché sont difficiles. Deux cinémas, « de répertoire », le Une premiére Cinémathéque fut créée en 1965 par le cinéaste
Public Cinema, programmeé par Fabiano Canosa et le Bleecker underground Jack Smith** qui projetait ses propres films et
Street Cinema de Jackie Raynal et Sidney Geffen montrent ceux de ses copains dans son loft de Grand Street. II devait s’en
gratuitement ou a un tarif trés bas des films plus expérimen- faire expluser en 1968 pour arriérés de loyer impayés, et s’était
taux. Par ailleurs, bien qu’elles soient des entreprises commer- de plus brouillé 4 mort avec son ancien ami, Jonas Mekas. Ce
ciales, on peut considérer que les galeries d’art ont ou auraient dernier ouvrit une institution concurrente, the Film-Maker’s
pu constituer des espaces alternatifs programmant des films Cinematheque, sur Wooster Street ; Mekas, auteur de « films-
faits par des artistes plasticiens. De fait, pendant les années diaries » (Diaries, Notes and Sketches, Walden, Reminiscence
soixante, la Galerie Paula Cooper organisait des projections. of a Journey to Lithuania) écrivait 4 Pépoque dans le Village
Leo Castelli a l’une des plus belles collections de films et video Voice une chronique hebdomadaire sur le cinéma d’Avant-
d’artistes dont on puisse réver (de Vito Acconci 4 Andy Garde*. La Cinémathéque, rebaptisée Anthology Film and
Warhol, ne passant Michael Snow), mais n’organise pas de Video Archives en 1974 fut fermée plusieurs fois parce qu’elle
projections. Les films qui ont été spécifiquement produits pour ne répondait pas aux normes de sécurité : elle émigra pour un
un public de galeries ne sont presque plus jamais montrés. On temps au Public Theater, dut totalement suspendre ses projec-
peut encore voir, de temps 4 autre, des projections dans des tions en 1977-78, et depuis le mois de juin dernier, a di évacuer
galeries « collectives » (c’est-a-dire gérées par des Artistes* et ses locaux de Wooster Street ; le financement du nouveau bati-
non par un « dealer »). Mais les équipements y sont presque ment n’étant pas achevé, les projections se font dans le loft de
aussi mauvais que dans les clubs, et le coeur n’y est plus. Mekas.
Un des résultats de ces tribulations diverses fut que Mekas en
ANTHOLOGY FILM ARCHIVES : Ne répond plus @ vint a perdre graduellement le bel enthousiasme messianique
Padresse indiquée qui avait déferlé dans ses colonnes du Voice. D’ot Paspect un
peu hautain de la politique de la Cinémathéque, et son absence
L’histoire de cette respectable institution peut se résumer & totale du sens des relations publiques. « Pour respecter l’aspect
celle de ses tribulations géographiques. Preuve s’il en était visuel du film », les bobines d’origine étrangére ne sont pas
besoin que le cinéma expérimental présente toujours plus ou sous-titrées, ce qui les réserve 4 un public d’aficionados. Le
moins les caractéristiques des personnes déplacées. Un con- programme de la Cinémathéque est un panaché de films du
cours de circonstances a dés le début contribué a rendre I’exis- répertoire, choisis par le Comité de Sélection, et recyclés tous
38 PETIT DICTIONNAIRE
Le répertoire ne se limite cependant pas aux indépendants
ameéricains, I] fait une petite place A Hollywood (représenté par
Griffith, Chaplin, Keaton et Welles). Parmi les films étrangers,
les muets russes ont la faveur (Eisenstein, Poudovkine, Ver-
tov) ; la sélection frangaise ne retient que Je « film d’Art », de
Bresson a Isidore Isou, en passant par Fernand Léger et Marcel
Hanoun.
L’Anthology comporte également un département vidéo,
dirigé par Shigeko Kubota (la femme de Nam Jum Paik, elle-
méme artiste vidéo) et Bob Harris. L’organisation publie un
magazine théorique, Film Culture.

ARTISTE. L’Art pas triste.

1) Position sociale honorable si l’on y fait de V’ argent


2) Position sociale franchement marginale si l’on n’en fait
pas
3) Position « cache-sexe » destinée 4 ennoblir une situation
encore plus dégueulasse que celle d’ artiste fauché, dans le genre
« Je suis serveur au Roi du Hamburger, mais je suis Artiste ».
Le positionnement idéologique du cinéaste indépendant cor-
respond bien 4 ces paramétres, avec cette différence que, le
marché offrant moins de possibilités et le matériel de base cofi-
velocadede
Te ls tamporang, tant fort cher, il est assez facile de rester cantonné dans les
Pegste7) Positions 2 ou 3.
Hay Biwes Les Cinéastes Indépendants ont aussi des raisons spécifiques
Dna Flee, de se considérer comme des Artistes ; un grand nombre d’entre
Sane Teh Mepiber eux ne sort ni de « l’industrie » ni d’une école de cinéma, mais
Lig oare
Vune école d’art. Ils y ont appris 4 faire du cinéma, au méme
ben titre que toutes sortes d’images : peinture, dessin, photo, Col-
v4
- Library’ lage*, sculpture. Certains ont commencé a utiliser le « film
Ce We Seceng medium » au cours d’une Installation* ou d’une « perfor-
mance » Multi-Media** (parmi les plus connus, citons le nom
de Joan Jonas). Certains ont employé le cinéma a des fins de
documentation sur la fabrication de leur propres ceuvres, prati-
que devenue rapidement assez populaire pour des raisons théo-
riques (insistance sur le « procés » de fabrication plutét que
sur le produit fini ; a la limite, ’ceuvre achevée n’a plus qu’a
Anthology Film Archives. (photo Laurent Montial) &tre détruite, le film devenant Ia seule couvre d’art) aussi bien
que pratiques (dans le cas d’ceuvres monumentales ne pouvant
les trois mois environ, et de programmes spéciaux, organisés étre déplacées, la documentation permet aux spectateurs new-
par des outsiders : une rétrospective Shirley Clarke, une sélec- yorkais — c’est la aprés tout, que se trouve le marché — d’y
tion de films Super-8, etc... Les films du Répertoire sont censés avoir accés : je pense en particulier 4 Sun Tunnels de Nancy
représenter « une histoire essentielle de l’Art du Cinéma », et Holt documentant la fabrication et l’installation de tubes
Von précise qu’il ne s’agit pas d’une liste fermée car de nou- géants destinés a capter les changements d’ombre et de lumiére,
veaux films sont rajoutés aprés chaque réunion du Comité de dans un désert du Middle West). Certains encore, pris dans le
Sélection. Mais ce dernier ne s’est pas réuni depuis 1975, et sillage de V’art conceptuel et/ou minimaliste, ont utilisé le
| « histoire essentielle » est une histoire tronquée. Pour les
Amiéricains, es cinéastes représentés appartiennent a I’Avant-
cinéma dans des procédures de déconstruction de image ou
d’un code de représentation ; si le cinéaste d’Avant-Garde*
Garde* traditionnelle : Brakhage, bien entendu, ainsi que les veut donner au cinéma des préoccupations formelles compara-
cinéastes que le critique P. Adams Sitney a baptisé les « vision- bles a celles des arts plastiques, les artistes plasticiens sont tous
naires », ces poétes de « films subjectifs dans lesquels un per- hantés par le cinéma.
sornage se meut dans un contexte menacant, comme s’il étant
en transe, dans la recherche d’une épiphanie d’activité Mais fa Chair lest (triste)
sexuelle » (1): Kenneth Anger, James Broughton, Maya
Deren, Gregory Markopoulos, Sidney Peterson, etc... Ces Parmi ceux qui ont matérialisé leurs fantasmes de pellicule,
cinéastes ont tous produit leurs ceuvres majeures dans les on retrouve d’abord Ia présence, incontournable, irritante, fas-
années soixante, et n’ont 4 mon avis, que peu d’influence sur la cinante, de Vito Acconci ; ses films comme son art tournent
nouvelle génération, a )’exception d’Anger, qui a été remis a la autour de son corps : ses boutons, son sexe, sa voix rauque, fa
mode par la New Wave**. Les années soixante ont amené un difficulté physique d’avoir 4 vivre un personnage de macho
nouveau mouvement, lui aussi soutenu par I’Anthology, qui a italo-américain, les splendeurs et miséres du narcissisme, etc...
eu la bonne fortune, en raison de ses connections avec le mar- C’est aussi autour de la découverte de son corps que le sculp-
che de I’ art de connaitre un meilleur sort commercial : les films teur et théoricien Robert Morris a structuré certaines de ses
structuraux de Hollis Frampton, Ernie Gehr, Paul Sharits et ceuvres cinématographiques. Comme Rauschenberg, Morris
Michael Snow. avait participé, en tant que danseur et chorégraphe, aux expé-
riences du Judson Group au début des années soixante (voir
1. P. Adams Sitney, p. Une Histoire du Cinéma, Centre Rainer**). En 1970, iJ filma l’une de ces compositions en plein-
Georges-Pompidou, Paris, 1976 air, avec un groupe d’étudiants. Le film, Wisconsin, se com-
39

ig WR
Wisconsin de Robert Mortis (1970)

pose de séquences, reliées lachement, de mouvements quoti- tions que les travailleurs : il ne sait rigoureusement pas ce qui
diens : courir, tomber, se rassembler, se disperser ; c’est aussi se passe ; tout ce qu’il peut suivre, ce sont des actions indivi-
une étude tout 4 fait remarquable sur les rapports entre duelles, monotones, discrétes (pousser une manette, courir,
Pespace et le mouvement, et sur lutilisation de la caméra pour lancer un jet d’oxygéne) qui semblent n’avoir aucun rapport
rendre ces rapports. Les autres films de Morris (Gas Station, avec l’ensemble des opérations ou le produit fini. Le film a été
Mirror, Neo-Classic, Slow Motion) traitent plus directement de assez critiqué, aux Etats-Unis comme en Allemagne (od il a été
la déconstruction de l’image cinématographique. tourné) pour son ambiguité politique et la vision « siegfrie-
Le seulpteur Richard Serra a lui aussi commis un nombre dienne » de la derniére image. Serra a lui-méme admis (2) qu’il
respectable de films. Les premiers (Frame, Hand Catching avait une vision « héroique » des ouvriers métallurgistes avant
Lead, Hands Scrapings, etc...) constituent des réflexions de commencer son film. Steelmill/Stahlwerk n’est ni un film
modernistes sur les conditions de la perception cinématogra- militant, ni un film documentaire, mais louvoie habilement
phiques, et sont trés influencés par le travail de Michael Snow entre les écueils respectifs de ces deux genres. Au lieu de mon-
(voir : Structurel**) et les premiers films - non narratifs - trer son sexe comme Acconci, Serra montre la lente et puis-
d@’ Yvonne Rainer**. Son Railroad Turnbridge (1976) se com- sante génése d’une de ses « ceuvres », et la question qui l’inté-
pose d’une série de plans entrecoupés, montés d’une maniére a resse n’est peut-étre pas autre chose que « Comment peut-on
en changer complétement le point de vue et a faire perdre au étre Richard Serra ? ».
speciateur ses points de repére, d’un pont tournant en mouve-
ment, et du paysage (lui-méme « mouvant ») cadré par son Et j’ai déconstruit tous les codes...
architecture de métal. Steelmill/Stahlwerk (1979), fait en colla-
boration avec Clara Weyergraf, se veut une réflexion sur l’alié- Les relations entre les arts plastiques et le cinéma semblent se
nation spécifique des travailleurs de la forge qui fabriquent les cristalliser autour de la question de savoir s’il est possible
sculptures monumentales de Serra. Non seulement parce que la d@ importer dans une discipline des concepts forgés dans une
partie « documentaire » proprement dite est précédée d’un autre, question d’auiant plus aigué a une époque oll chaque
montage d’interviews des ouvriers par Weyergraf (l’image cor- discipline s’interroge avec plus ou moins d’angoisse sur la
respondante étant manquante pour respecter l’anonymat des
ouvriers), mais par ce que la maniére dont la fabrication de cet
énorme cube de métal est filmée et montée, met le spectateur, 2. Cf. interview avec Annette Michelson, October, New York,
soumis au bruit infernal de la fabrique, dans les mémes condi- Automne 1979.
e devue 250 ASA 5293 ou 7293
“ASA ‘quien valent 1000. Film hypersensible, il apporte
aux professionnels du cinéma une grande liberté créative.
image. Ces deux films de sensibilité différente sont complémentaires.
Cette gammeé unique dans sa diversité Ils sont parfaitement compatibles l’un avec l'autre.
comprend: : Ils permettent de tout filmer, et peuvent étre utilisés en
alternance en conservant une qualité optimum de Pimage.
le film Eastman Color Print 7/5384 -
Ce filre est con¢u pour obtenir des interpositifs (masters). par Ce film est concu.pour obtenir des copies soit 4 partir de
tirage de négatifs image ou truqués, puis ensuite des négatifs Eastman Color Negative 7/5247 et 7/5293, soit &
internégatifs (contretypes) par tirage de ces mémes interpositifs, partir des internégatifs (contretypes) que nous venons de
le film Eastman Color Reversal Intermediate 5249. décrire. I présente une stabilité des colorants trés nettement
Congu pour obtenir en une seule étape de tirage des améliorée. Dans des conditions normales de stockage, 4 Pabri
internégatifs (contretypes) 4 partir des négatifs images ou de la lumiére, elle est dix fois plus grande que celle des
truqués. colorants du film actuel 5383.
Vemploi de ces deux films permet: Ce nouveau film se développe avec une sensibilité réduite aux
~ de disposer d’un élément de sécurité en cas de détérioration variations des paramétres chimiques ou mécaniques.
de Poriginal, le film Eastman Color Print 7/5380
— d'apporter des effets spéciaux 4 des plans de Pimage originale Ce film ne se différencie du précédent 7/5384 que par son
sans avoir a utiliser le négatif image du film, plus faible contraste, les copies obtenues sur celui-ci étant en
- de tirer les copies d’exploitation a partir d'un internégatif afin effet destinées 4 une exploitation télévisuelle et non pas
de préserver le négatif du film. cinématopraphique.
le film Eastman Color Internegative 7/5272 Jamais Kodak r’avait mis 4 la disposition des professionnels du
Ce troisiéme film intermédiaire est congu pour obtenir des cinéma ou de la télévision, une gamme aussi compléte de films
internégatifs 4 partir de tout original projetable, moyennant au service de la créativité, mais aussi de la diffusion et de la
certaines conditions opératoires, conservation de l'image,

Sept films Eastman Color


pour garder intacte la liberté créative.
PETIT DICTIONNAIRE

Film Forum (pi to Laurent Montlad)

medium » : qu’est-ce qu’une toile, qu’est-ce qu’il y a derriére, ves, n’ont, a peu de chose prés, guére changé ; c’est le traite-
qu’est-ce qu’une perspective, peut-on inverser, ou nier le rap- ment de la toile qui a changé. Au lieu d’étre cette surface blan-
port entre figure et support ? qu’est-ce qu’un objet, comment che qui s’offrait comme support 4 la représentation ou * une
le percoit-on, dans l’espace ou dans le temps ? quelle est la image bien construite, elle est maintenant niée, découpée, sur-
place du spectateur ? qu’est-ce qu’un plan, qu’est-ce qu’un chargée de collages divers, insultée, mal peinte, utilisée en série
champ, qu’est-ce qu’un espace cinématographique, comment dans des jeux de citations multiples, ou, comme dans le cas de
rendre compte de la matérialité de la pellicule, de la matérialité la « New Wave » ou dela « new image painting » intégrée avec
du montage, etc ? Dans ce cas comme dans bien d’autres, la une maladresse apparente ou réelle, dans un cycle narratif.
réponse des classiques différe de celle des romantiques : les On peut s’attendre, au gré des fluctuations du marché, a voir
premiers (et Serra, par exemple, en est) veulent donner des de plus en plus de jeunes artistes utiliser « fe film medium » :
limites (conceptuelles) précises A chaque discipline ; les seconds les écoles d’art américaines sont en effet particuligrement bien
sont 4 la recherche d’un réseau de « correspondances » ; il pourvues en équipements, et il n’est peut-étre pas plus mauvais
n’est pas faux par exemple, que le travail d’un Brakhage cher- d@ apprendre le cinéma avec un « artiste » qu’avec un profes-
che a recréer sur la pellicule l’espace de l’expressionnisme abs- sionnel de la pub télévisée.
trait, et la limite entre deux arts s’avére ténue pour les artistes
qui ont choisi la photographie comme mode d’expression, et ARTY
veulent transférer leurs recherches au cinéma. Un grand nom-
bre d’artistes tentent une synthése « moderniste » - c’est-a-dire Travail trop bien [éché. Connote ironiquement 1) les efforts
non romantique - en produisant des ceuvres Multi-Media**. Une dartistes qui se prennent au sérieux - 2) les efforts de ceux qui
autre catégorie de cinéastes est constituée par d’anciens artistes se prennent pour des artistes - 3) le « mauvais art ».
qui ont abandonné leurs matériaux d’origine pour travailler la
pellicule : Hollis Frampton fut d’abord écrivain, puis photo- AVANT-GARDE
graphe (voir : Structurel**)}, Yvonne Rainer** a abandonné la
danse pour devenir cinéaste, Scott et Beth B* ont débuté L’Age Ingrat
comme sculpteurs, Anthony Mc Cali comme artiste conceptuel
(voir : Sigmund Frend’s Dora**). 1) Le mot est utilisé dans un sens restreint par P. Adams Sit-
Les pionniers du cinéma graphique américain (Harry Smith, ney (voir : Anthology*) pour désigner : a) le cinéma graphique
les Frére Whitney, mais aussi Robert Breer, dont il faudrait et b) Je cinéma subjectf qui « constituent les deux péles du
avoir le temps de parler plus longuement) voulaient se servir de cinéma d’avant-garde » (3). Cette définition attribue 4 !’avant-
l’espace cinématographique comme d’une toile. Les préoccu-
pations des nouveaux venus, si elles nous paraissent moins nai- 3. P. Adams Sitney, opus cité
43
Katz*, Bette Gordon, etc...) et a contribué a la création de
quelques magazines théoriques (Camera Obscura et Discourse
a Berkeley, October 4 New York).

L’Age Idiot

Le mot avant-garde a cependant mauvaise presse auprés


du grand public américain, pour qui il] évoque quelque chose
d’obscur et d’ennuyeux. On le remplace donc parfois par expé-
rimental mais le terme connotant surtout des recherches de
type formel, on conservera avant-garde pour les films a con-
tenu politique. Le mot underground a vieilli, et désigne surtout
les tenants de «la premiére avant-garde », mais la New
Wave** |’a fait ressortir, en hommage aux films d’Andy
Warhol** et Jack Smith**. Si l’on ne cherche pas 4 définir ce
cinéma par son contenu ou ses stratégies formelles, mais par
son mode de production (un cinéma produit et distribué en
dehors des circuits commerciaux, et ayant recours a des métho-
Frame de Richard Serra (1969)
des quasi-artisanales ; un cinéma financé par une combinaison
de subventions étatiques, de dons privés, et du salaire amassé
par le cinéaste dans un second travail rémunéré ; un cinéma
garde des racines dans deux mouvements esthétiques d’origine marqué par une esthétique - obligatoire - de la rareté ; un
purement ameéricaine : la littérature d’expression du « soi » (je cinéma fait par des gens qui ne sont pas payés), on utilisera
veux bien entendre parler de Virréductibe soi américain...), plus facilement le mot indépendant - sans oublier la boutade de
plus ou moins teintée de transcendentalisme (Emerson, Tho- Mark Rappaport** : « un cinéma indépendant ? par rapport 4
reau, mais aussi Whitman), ainsi que ’expressionnisme abs- quoi ? certainement pas par rapport aux contraintes financié-
trait (et ses connotations religieuses). res... je préfére parler d’un cinéma pauvre ».

L’Age difficile L’Age Sanglant

2) Cependant, la génération d’artistes qui a immédiatement L’expression « Nouveau Cinéma Américain » est parfois
suivi l’expressionnisme abstrait se voulait elle aussi « d’avant- utilisée, mais son champ sémantique est trop vague. On en
garde », mais se définissait en réaction par rapport a ses préde- trouve une manifestation primitive dans une déclaration du
cesseurs (il s’agit d’artistes qui ont eu vingt ans dans les années « New American Cinema Group » de 1960 : « Nous ne som-
cinquante, et se sont d’autant plus éloignés de l’expression- mes pas seulement pour le Nouveau Cinéma, mais aussi pour le
nisme abstrait qu’ils en avaient été imprégnés). Ceux-la, quand Nouvel Homme. Nous sommes pour I’art, mais pas aux dépens
ils se sont mis 4 faire des films, ont défini l’avant-garde comme de la vie. Nous ne voulons pas de films trompeurs, bien polis et
un mouvement plastique, dont les stratégies formelles, en bien faits — nous les préférons grossiers, mal finis, mais
droite ligne avec I’art conceptuel et/ou Part minimal, visaient 4 vivants ; nous ne voulons pas de films roses — nous les voulons
contester le statut de l’image et/ou 4 explorer les qualités essen- de la couleur du sang » (4). Les 23 signataires de ce manifeste
tielles du « médium » (cf. Rainer, Serra, Snow, etc...). Cette héroique ont suivi par la suite des carriéres diverses. Parmi eux,
conception de l’avant-garde a ses origines lointaines dans la on reléve les noms de Shirley Clarke, Emilio de Antonio, Jonas
peinture cubiste des années 20, mais aussi chez Malevitch. Les Mekas, Peter Bogdanovich, Robert Frank et Dan Talbot (5).
artistes minimalistes des années 60 et 70 ne lisaient pas Emer-
son et Thoreau, mais Wittgenstein. Ce qui ne veut pas dire que
toute prétention au transcendental efit disparu, si Pon se sou-
vient de « ’élément mystique » qui réapparait 4 la fin du B, (prononcer bi) Scott et Beth : trois petites bises et puis
Tractatus. s’en vont. Les deux cinéastes - mari et femme, une petite tren-
taine, B remplace le nom de famille de l'un d’eux, je ne sais
L’Age Bavard plus lequel - qui auront le plus marqué le cinéma New Wave**,
Ayant une formation de sculpteurs, travaillant en vidéo et en
3) Peter Wollen, professeur britannique d’histoire du Installation Multi-Media* il éprouvent, vers la fin des années
cinéma, spécialiste du mélodrame hollywodien et [un des 70, une frustration par rapport au milieu artistique, a la struc-
auteurs de Screen Magazine, découvrit le cinéma « expérimen- turation du marché, et surtout 4 la limitation du « médium »
tal» au Festival d’Edimbourg 4 la fin des années soixante. lui-méme. Quand ils décident de tourner leur premier film, en
Quelques années aprés — devenu lui-méme un cinéaste 1977, les B. ne connaissent rien 4 la technique cinématographi-
d’avant-garde — il publiait un article, Les Deux Avant-Gardes que, et ont une formation cinéphilique limitée. Depuis, ils ont
qui rendait hommage a la tradition américaine, mais définissait vu plus de films, surtout le soir 4 la télévision (Fuller, Ray,
une « autre » avant-garde, laquelle combinait recherches for- Sirk, les films noirs de la Warner, les films expressionnistes
melles et préoccupations politiques (parangon : le Godard dela allemands...) et ont fait leurs armes en fabricant des films. Ils
méme époque). La formule fit succés et fournit des bases théo- se sont fait remarquer par un certain style de montage (des
riques 4 une troisiéme génération de cinéastes qui amorcaient
un certain retour vers le « référent », le « contenu » et méme, 4. In p. The First Statement of the New American Group, cité
que dis-je, la « narration ». Ce type de pensée, matiné de dans « The Film Culture Reader », P. Adams Sitney ed. Prae-
recours au structuralisme, ala psychanalyse et au féminisme, a ger Publishers, N.Y. 1979
trés nettement influencé certains cinéastes (Yvonne Rainer**, 5. Dan Talbot est depuis 20 a la téte des « Films New- Yorker »
Anthony Mc Call et les autres auteurs du Sigmund Freud’s qui importent des films européens « intellectuels » (Rohmer,
Dora**, Manuel Delanda — voir: Raw Nerves**, Leandro Fassbinder, etc...) et quelques films du tiers-monde
PETIT DICTIONNAIRE

Vortex de Scott et Beth B, (1982)

plans prolongés, bien que limités par la longueur de la bobine brutalement éclairés, 4 qui les B. avaient demandé de sélection-
super-8), et par un parti pris de noirceur et de claustrophobie ner et de lire des passages des lettres envoyées au Révérend
dans la composition de l’image. Comme tous les artistes new- Jones par ses disciples avant leur suicide collectif en Guyane.
yorkais de leur génération, ils ont trés fortement subi Leur film suivant, The Offenders (« les contrevenants », 1979)
V’influence du nouveau rock, mais ce sont certainement eux qui a plutét la structure d’un « soap opera » : multiplicité des per-
Vont utilisé avec le plus de force (A exception des collages sonnages, intrigues entremélées, émotions violentes, com-
musicaux de Vivienne Dick*) ; ils apportent un soin particulier plexité de (action et simplicité des motifs. Les trois héros en
a Pélaboration de la bande-son, dont ils composent eux-mémes sont Adetfe Bertei, son pére Bill Rice, et son kidnapper John
la musique en collaboration avec des stars du punk-rock (Adele Lurie ; elle parvient 4 lui échapper, le traque avec sa bande de
Bertei, Lyndia Lunch, John Lurie). Pour leur dernier film, « radical lesbians » et, aprés l’avoir abattu, éclate en sanglots :
Vortex, la bande-son comportera dix pistes, et chacun des per- e’est son premier meurtre. Elle décide de renouer avec son
sonnages sera annoncé par un théme, comme dans les opéras papa, mais ce dernier n’est qu’un salaud de bourgeois dévoré
wagnériens). de tics et de culpabilité qui, aprés lui avoir offert de la « fast
Leur premier film G-Man était une variation sur le théme de food » chinoise la livre a la police. Bertei s’échappe a nouveau,
la double vie d’un officiel chargé de la répression des gangs ter- et, avec la complicité des nombreux « contrevenants » qui par-
roristes : sa femme shoote de l’héroine en cachette et lui se fait sément le film, tue, cette fois-ci sans remords, l’auteur de ses
fouetter pendant ses heures de loisir par une « maitresse » bar- jours.
dée de cuir noir. The Black Box (1978) exposait les tribulations The Trap Door (1980) nous montre un innocent jeune
@un minet blond cueilli au saut du lit de sa petite amie par un homme viré de son boulot par une matrone chef de personnel,
gang de terroristes d’obédience inconnue. Aprés avoir été réprimée et sadique, (une de ces étonnantes « maitresses » dont
battu, insulté et pendu la téte en bas par la puissante et glapis- les B. semblent friands), terrorisé par des lunatiques au cours
sante Lydia Lunch, il était soumis 4 la torture de la « boite de sa recherche d’emploi, abandonné par sa petite amie au
noire », telle que la décrivent les dossiers d’Amnesty Interna- cours d’une hilarante séance de drive-in, agressé par des fem-
tional : une cellule of l’on expose la victime 4 des stimuli sen- mes lascives, et finalement précipité au fond d’une trappe par
soriels (lumiére, température, son) violemment opposés. Par un psychanalyste fou, la fabuleuse star « underground » Jack
un jeu de caméra subjective, le public prenait la place du blon- Smith**, revétu de voiles arabes et de paillettes.
din « dans la bofte » et subissait dans le noir un crescendo exa- Sur Je plan stylistique, les « B.-movies » se distinguent par
cerbé de rock électronique et de lumiére violente. un refus du réalisme, refus qui a une origine double. Brecht
pour Scott ; le manque de « crédibilité » du réalisme pour Beth
Tu me fais mal, Papa qui préfére « suggérer des motions comme si elles venaient de
Vintérieur ». Elle n’emploie pas une seule fois le mot expres-
Letters to Dad (1979), un petit chef-d’ oeuvre de quinze minu- sionnisme (en parlant de l’expressionnisme allemand, qu’ils
tes, presque minimal dans sa composition, comporte une ving- adorent, les B. disent simplement « le cinéma allemand en noir
taine de plans fixes, cadrant en gros plan des visages d’acteurs et blanc »...}. Sur le plan thématique, leurs films se veulent un
DU CINEMA INDEPENDANT NEW-YORKAIS 45
questionnement des structures de pouvoir, mais ont tendance a
confondre un peu analement pouvoir et contréle : qui contréle
qui ? qui torture qui ? qui se fait avoir par qui ? Leur dernier
film, Vortex, actuellement au stade du montage, est Phistoire
dune lutte d’influence entre trois personnages : le PDG d’une
grande société (Bill Rice), le jeune ambitieux qui manoeuvre
pour lui prendre sa place (James Russo) et la jeune détective
chargée d’enquéter sur les activités illégales de la société et qui
se tapera Russo (4 moins que ce ne soit le contraire...)

Les Formats de PAlternance

Jusqu’a Vortex, les B. movies étaient tournés en super 8. Un


film revenait 4 moins de 500 dollars, et était prét, script et mon-
tage compris, en moins d’un mois, (On cite encore le « tour de
force » des Offenders, tourné en 4 épisodes dont chacun était
scripté, tourné, monté et montré dans Vintervalle d’une
semaine : l’argent de la vente des billets servait au financement
de l’épisode suivant...). Le script n’était guére qu’une ébauche,
rédigée la veille du tournage et une grande partie de l’action
était improvisée. Le tournage se faisait en extérieur, emprun-
tant les lieux maintenant familiers 4 la New Wave : East Vil-
lage, un peu de Soho, lofts sommairement meublés, petits
appartements crasseux. Les B. faisaient tout : écrivaient la
musique et le script, dirigeaient, réglaient les éclairages,
tenaient la caméra, montaient, et s’occupaient de la distribu-
tion, Les B. movies arrivaient 4 étre une opération financiére-
ment équilibrée : Scott et Beth survivaient - chichement - de la
distribution de leurs films, et réinvestissaient la majeure partie
de leurs recettes dans Ja production de nouveaux films.
Aprés le succés des Offenders et la premiére de The Black
Box au Bleecker Street Cinema, les B. recurent une subvention
fédérale (N.E.A.), qui leur permit d’entreprendre le tournage
de Vortex en 16 mm avec une équipe de 20 personnes (travail-
lant en acceptant de voir le paiement de leurs salaires repoussé
jusqu’a la distribution du film, comme dans le cas de Strong
Medicine**), La subvention couvrit approximativement un
tiers des frais, et les B. durent trouver des partenaires commer-
ciaux. Is vont également sortir un disque de la bande-son de Scott et Beth B. (phota Laurent Montlad)
leurs films.
Je leur ai demandé : qu’est-ce qui vous a poussé A choisir le film employait des stratégies qui le rendaient totalement impro-
cinéma ? était-ce le désir de raconter des histoires ? Non ; ’his- pre 4 fonctionner comme un film militant : les passages docu-
toire, la narration est pour eux secondaire. Mais c’est un lan- mentaires étaient entrecoupés de longs travellings sur le
gage qui permet de soutenir J’attention du public pour faire Brooklyn Bridge, l’ordre logique des séquences n’était pas res-
passer un contenu. Quel contenu ? La recherche d’un style de pecté, et le tout était émailié des citations d’un des leaders du
vie « alternatif », la compréhension des mécanismes de la groupe qui pouvaient &tre lues de maniére ironique : « Toute
société. Il y a une autre raison pour laquelle l’histoire les inté- Femme qui Couche avec l’Ennemi (lire : ’ homme), Risque sa
resse : parce qu’elle permet de définir la psychologie des per- Conscience Politique... ».
sonnages, d’exprimer des émotions. Parce que ce sont « les Malgré les protestations de bonne foi de Borden, les féminis-
gens » qui les intéressent... tes réagirent sans humour, et des militantes en colére essayérent
d@empécher les spectateurs d’entrer dans la salle du Festival
BORDEN (Lizzie) : Que faudrait-il couper ? d’Edimbourg oi le film était projeté.
Au cours de Ja rédaction, en 1977, d’un article sur la relation
« Lizzie Borden prit une hache, des femmes a l’anarchie, Borden parvint 4 la conclusion, a la
taillada son pére et sa mére... » lueur d’exemples historiques récents (de la révolution de 17 ala
dit une chanson populaire, célébrant une parricide célébre. révolution algérienne) que les femmes se font toujours avoir en
Aussi quand Elizabeth Borden décida de se faire appeler Liz- matiére de politique sexuelle dans les lendemaines socialistes
zie, ses parents réagirent-ils un peu aigrement. Lizzie Borden se qui chantent. De sa rage naquit Pidée de Guérilléres, ce film-
transporta ensuite 4 Soho, peu avant les années 70, of elle se couleuvre dont la réalisation s’étend maintenant sur 4 ans, sur
mit 4 peindre des toiles « minimales » et a faire de la critique lequel une dizaine d’opérateurs ont travaillé, un film monté au
@art pour Art Forum. Elle devint proche d’un collectif de fur et 4 mesure de son tournage, dévorant des kilométres et des
féministes publiant un magazine théorique, Heresies. En 1976, kilométres de pellicule (le ratio est d’environ 50 pour J), quia
elle produisait son premier film Regrouping, qui présentait englouti toutes les ressources de Borden (elle gagne sa vie prin-
sous forme semi-documentaire la vie et les activités d’un cipalement comme monteuse), un film que personne n’a vu
groupe de « consciousness raising » féministe. Mais, toute mais dont tout le monde parle, non seulement en raison de la
marxo-féministe fit-elle, Lizzie Borden ne pouvait renier ni personnalité de Borden, mais parce qu’il comprend de multi-
son sens de humour, ni ses influences modernistes (qui vont ples « stars » du milieu : les chanteuses Honey et Adele Ber-
de Vito Acconci — voir : Artiste* — 4 Yvonne Rainer**) et 16 tei ; les cinéastes Becky Johnston (voir : New Wave**), Pat
PETIT DICTIONNAIRE
espace. Par contre son dernier film Grand Opera, plus ambi-
tieux, est décevant : c'est un assemblage de prises de vues -
assorties de commentaires autobiographiques - des différentes
maisons ott le cinéaste a habité, et de plans-citations sur I’his-
toire du cinéma indépendant américain : Benning a fait poser
Rainer, Frampton, Snow et George Landow, et mutiplié les
« private jokes », mélangeant les allusions 4 fa culture popu-
laire (publicité, soap opera) a la culture d’Avant-Garde* et a
ses propres films (mmontrant en particulier la phallique image
dune foreuse a pétrole qui semble étre devenue sa signature),
parlant de lui complaisamment en prétendant, parce qu’il le
fait de maniére décousue, parler d’autre chose — de I’ceuvre
d’art, de la création, de Vhistoire du cinéma... N’est pas le
Wagner de avant-garde qui veut.

COLLAGE, CORNELL, CONNER : Et aprés, il faudra


recoller
Adele Bertei dans Guerilféres de Lizzie Borden
Genre inventé par les peintres cubistes et pratiqué depuis
Murphy and Kathy Bigelow ; Flo Kennedy, une avocate noire avec plus ou moins de bonheur par de nombreux peintres,
de 65 ans ancienne animatrice d’une célébre émission de télévi- sculpteurs et cinéastes : il s’agit d’assembler dans une méme
sion par cable, etc... Pour expliquer les conditions particuliéres structure des objets disparates, le plus souvent des « objets
du tournage de Guérilléres, Borden fait référence a Rivette - en trouvés ». Dans l’art américain contemporain, l’exemple fe
particulier le Rivette de Out One. Le film n’a pas vraiment de plus réussi en est fourni par Robert Rauschenberg, mais le
script ; avant de tourner, les interprétes recoivent une ébauche cinéma indépendant n’avait pas attendu Jes années 60 pour
a partir de laquelle elles improvisent. De cette facon, la langue s’intéresser au collage. Le film classique du genre, Rose
des personnages est respectée. En particulier, ’argot coloré et Hobart, a été produit en 1939 par V’artiste Joseph Cornell, 4
les tics de langage des femmes noires du ghetto qui constituent qui le Museum of Modern Art a récemment consacré une
une véritable sous-culture. On assistera par exemple a un rétrospective. C’était un artiste dans la lignée du Marcel
affrontement entre deux stations de radio « underground », Duchamp des « ready-made », aussi bien qu’un pionnier
lune a tendance « punk », dirigée par Adele Bertei, l’autre méconnu de Vart conceptuel - avec une touche de gofit
animée par des militantes lesbiennes noires. « camp » : il confectionnait des petites boites remplies d’objets
Mais cette tactique d’improvisation différe énormément des divers — oiseaux empaillés, bijoux, dentelles, paillettes, jouets
méthodes de Rivette par le non-professionnalisme des actrices. d’enfant, extraits de journaux, artefacts divers — juxtaposés
« Ce qui intéresse Rivette, c’est le talent, c’est un jeu d’acteurs parfois en raison d’un vague contenu narratif, parfois en fonc-
bien miaftrisé ; ce qui m’intéresse c’est l’insécurité inhérente a tion de jeux de mots, d’associations visuelles ou de pure bizar-
la direction d’un film ; ce qui m’intéressse, ce sont les trous rerie. Cornell fut peut-étre un des premiers artistes américains
dans Ja structure », dit Borden. Ces « trous », ces imperfec- 4 travailler sérieusement sur la pop culture, et c’est ce qui fait
tions, seront renforcés par l’emploi de techniques de disjonc- de son exercice de collage cinématographique un classique. Le
tion du récit - dans la veine de Journeys from Berlin (voir : Rai- matériel de base consistait en un film hollywoodien de série B,
ner**) - et par les changements introduits dans le jeu des inter- ot l’actrice Rose Hobart s’enfoncaif dans fa jungle impitoyable
prétes par le passage du temps. Certaines séquences, en effet, (pleine de moustiques, de tarentules et de tigres), 4 la recherche
auront été tournées 4 plusieurs années de distance. de son mari explorateur. Le mari était devenu alcoolique, et
Le film durera environ deux heures et devrait étre terminé vivait en concubinage avec une servante indienne chez un
cette année ; il racontera la prise de conscience de plusieurs Maharadjah cruel dont le palais était surmonté d’un volcan
groupes de femmes aprés une révolution socialiste, et ses consé- entouré d’une lagune plein de crocodiles. Le Maharadjah
quences classiques : bureaucratisation du cété du pouvoir, s’éprenait de Rose Hobart, et Ja soumettait 4 un chantage
pression fascinante du c6té des groupes de droite. Les groupes fubrique, oti la possession de son blond corps de WASP par le
féministes décident de s’emparer des media, et le film devient couloured man pouvait seule éviter la livraison du corps alcoo-
alors, de facon trés « réflexive », un commentaire sur le réle de lisé de I’époux aux voraces crocodiles. Heureusement, le volean
Vimage dans la vie politique américaine... Guérilléres, dont ont explosait.
attend fe pire et le meilleur, pourrait bien étre la premiére épo-
pée féministe lacanienne pop. A voir... L’Inde-Pendante

BENNING, James : i! faut couper tout ce qui bouge Dece film d’une heure et demie, Cornell ne retient pas plus de 13
minutes (et méme sans doute un peu moins, car certains
J’ai découvert James Benning en allant assister 4 une projec- plans sont répétés plusieurs fois) ; son travail consiste en des”
tion One Way Boogie Woogie au Whitney Museum en 1977. Le opérations de condensation et déplacement sur les plans-
film se composait d’une vingtaine de plans fixes, cadrant des charniéres du film, faisant ressortir comment la narration
espaces industriels vides : usines, garages, parkings, champs s’articule sur des artifices de montage. En particulier, le regard
pétroliféres, décharges de ferraille. Benning avait réussi un de P’héroine (champ) et son objet (contre-champ) sont compleé-
excellent travail sur la lumiére et la couleur (saturée) : ces plans tement dissociés, objet d’effroi remplacé par un spectacle
fixes dégageaient impression d’un espace totalement plat, inoffensif, et vice-versa. De méme Cornell exploite, en les per-
figé, semblable a celui de la peinture « pointilliste » ou au tra- mutant ou en les faisant se succéder de maniére grotesque, les
vail d’Edward Hopper. Au bout d’une minute environ, le changements de costume de l’héroine (qui a emmené toute sa
« gag » survenait : quelque chose dans l’espace bougeait (une garde-robe dans la jungle), ce qui par moments transforme
voiture traversait la route en face de l’usine, une porte Rose Hobart en un défilé de mode un peu pervers, Il joue éga-
s’ouvrait etc...) qui venait détruire les qualités formelles de cet lement avec la relative interchangeabilité des personnages fémi-
DU CINEMA INDEPENDANT NEW-YORKAIS 47
nins dans les films de série B, et fait apparaitre la concubine
quand on s’attend a voir l’épouse etc... Pour qui n’a pas vu le
film original, Vintrigue est rigoureusement incompréhensible,
et les éléments du collage (les mémes plans, obstinément répé-
tés, de Rose Hobart frissonnant dans un manteau, du volcan
en éruption, des échanges de regards, menacants ou surpris,
mais tous privés de référent) accompagnés d’une musique siru-
peuse, donnent l’impression d’une parodie de film noir incom-
préhensible, teinté d’exotisme douteux.
Rose Hobart constituait donc le premier effort de décons-
fruction d’un film hollywoodien, et sa postérité est immense. II
est d’autant plus impossible de citer des noms - faisons tout de
méme une petite référence amicale 4 J. J. Murphy (Movie
Stills, Science-Fiction) - sans tomber dans une liste fastidieuse,
que bien des films combinent du « found footage » (de la
« pellicule trouvée », comme on dit « objet trouvé ») et de
plans tournés par le cinéaste. Le film de collage devait s’avérer
particuliérement efficace dans les films a référent politique.
L’exemple le plus brillant en est le travail d’un cinéaste de la
Céte Ouest, Bruce Conner. Son premier film, A Movie (1958)
est un assemblage hilarant de bandes d’actualités : un officier
de sous-marin regardant dans son périscope est suivi par une
fille en bikini, des éléphants chargeant sont remplacés par une
course automobile, etc... ; puis le ton du film noircit, et nous
présente une série de catastrophes et d’atrocités : accidents de
voitures, coulage d’un vaissean, pendaison de Mussolini,
bombe atomique... Son second film le plus célébre, Report
(1963-67) est un montage en boucle, jusqu’a la nausée, de quel-
ques minutes d’une bande d’actualité’ sur l’assassinat de Ken-
nedy : certaines images, ralenties et répétées 4 l’extréme,
comme Jackie ouvrant la porte d’une voiture officielle, finis-
sent par devenir archétypales. Les récents films de Conner, de
par leur utilisation d’extraits de films des années cinquante, ont Honey dans Guerifléres de Lizzie Borden

un brin de touche nostalgique, sans perdre leur aspect humoris-


tique (Mongoloids). Ses deux derniéres ceuvres (Valse Triste et nous donne des visions expressionnistes d’un New York de cau-
America is Waiting) renouent avec la veine lyrique de The chemar, ot les verts produits par les effets de la lumiére fluo-
White Rose (séquences de Penlévement d’une peinture murale rescente sont contrebalancés par des roses ou des violets sur-
de la demeure d’un artiste aprés la mort de ce dernier). Mais réels, ot les affrontements entre les personnages sont cadrés
comme il s’agit de Bruce Conner, on s’attend toujours 4 voir obliquement, de fagon 4 faire paraitre mesquins les procédés
apparaitre, au bout de cette succession d’ activités ordinaires de analogues de East of Eden, ot les petites filles sages, surtout
Amérique moyenne, une explosion atomique. quand elles sont interprétées par Lyndia Lunch, sont des
abimes de perversité (Beauty Becomes the Beast), ot les métros
DICK (Vivienne) : La Dick ci-danse sont des trappes glauques et les fétes foraines hantées par des
monstres (She Got Her Gun All Ready).
Une jeune fille aux yeux verts nous arriva d’Irlande vers la De tous les films rangés sous l’étiquette de la New Wave**,
fin des années 70, sans avoir jamais tourné de films. Elle prit ceux de Dick sont les plus féministes et les plus politiques. Dans
un appartement dans |’Est Village, en plein coeur de la culture sa dermiére création new-yorkaise, Liberty’s Booty, réalisé en
« punk », suivit des cours au Millenium Film Worshop (voir collaboration avec des cail-girls, elle met en paralléle, de la
Alternatifs*) et produisit trois films en super 8 qui lui valurent maniére hachée et elliptique qui lui est habituelle, la prostitu-
un statut de « star ». Puis elle repartit en Irlande ot elle tourna tion, le marché de l’art, et le désir de réussite dans la société
un excellent film, Visibility : Limited, une parodie de « travel- ameéricaine, Bien qu’il nous montre l’intérieur d’un bordel, la
logue » montrant les aventures irlandaises d’une touriste amé- confrontation d'une professionnelle avec un client qui refuse
Ticaine assez sotte et se transformant insidieusement en un de payer, les rapports d’une Madame a ses filles, ce n’est ni un
commentaire sur la situation politique en Irlande, le réle de la documentaire ni un film militant ; mais plutét l’expression
« majorité morale » britannique, et l’existence de camps d’un anarchisme doucement ironique. Dans la séquence ani-
@internement pour les militants et sympathisants de l’IRA (le mée qui sert de générique, la Statue de la Liberté fait un strip-
film fut tourné avant la mort de Bobby Sands). Vivienne s’en tease.
vint montrer son nouveau film au Millenium puis s’en repartit
ses films sous le bras. Elle nous manque énormément. INSTALLATION
Les films de sa période new-yorkaise (Beauty Becomes the
Beast, She Got Her Gun All Ready, Liberty’s Booty) 1 avaient Oeuvre dart impliquant l’occupation d’une portion de
pas l’aspect léché et bien fini de Visibility : Limited. Visible- Vespace du musée ou de la galerie par des objets reliés entre
ment, Miss Dick, qui est son propre opérateur, apprenait a se eux. Une sculpture, méme monumentale, n’est pas une installa-
servir d’une caméra. Mais si, tout en faisant leur propre tion ; une sculpture ef une chaise peuvent en étre une. La diffé-
apprentissage, les B* expérimentérent un certain rythme de rence essentielle avec une ceuvre d’art traditionnelle, est le
montage, Dick se livra, elle, 4 des recherches plus baroques en caractére temporaire de l’installation ; elle sera démontée et
matiére de cadrage et de couleur, et 4 un étonnant travail sur la détruite aprés exposition, et ne peut donc s’échanger et se
conduite d’une narration 4 partir, littéralement, de rien. Cela vendre comme un objet d’art. Les installations ne sont donc
48 PETIT DICTIONNAIRE
possibles que comme résultats d’une commande d’un musée, pee Rs
dune galerie, ou d’un espace Alternatif*. Les artistes créateurs
d@installations ont cherché 4 incorporer la dimension tempo-
relle 4 leurs ceuvres. Ils ont fabriqué des dispositifs qui se trans-
formaient quand le public les manipulait ; ils ont créé des
ceuvres qui émettaient des sons; surtout, ils ont combiné
sculpture et vidéo, sculpture et cinéma. La vidéo est beaucoup
plus maniable que le cinéma dans un contexte de galerie (on
peut tourner autour du moniteur, actionner des effets de feed-
back), mais, en raison de la meilleure qualité de l’image, le
cinéma est fréquemment utilisé comme base d’une installation.
On crée un « environnement » destiné 4 recevoir l’image (c’est
Paspect « sculpture »), on altére le projecteur pour permettre
au film de passer « en boucle » (c’est l’aspect « bricolage »),
on ajoute quelquefois un accompagnement sonore, des objets
divers, du texte (c’est aspect Collage*),
Les installations produisent parfois des ceuvres intéressan-
tes, mais le cinéma n’y gagne pas toujours. Personne n’a Leandro Katz (photo Laurent Montlai)
jamais essayé de projeter dans une salle de la pellicule destinge
a une installation.
de Borgés, qui prend comme point d’ancrage un questionne-
KATZ, Leandro. L’opéra de Katz, ot ? ment des motifs de I’héroine. L’écran est divisé en 5. Dans les
2/3 inférieurs, se déroulent les actions nécessaires a la conduite
Poéte argentin, ancien étudiant de Borgés, premier tradue- de la narration, avec une image cependant tronquée. Le 1/3
teur en Espagnol des situationnistes, puis artiste et photogra- supérieur est Iui-méme subdivisé en 4, et dans chacune de ces
phe, Leandro Katz a, en découvrant Je cinéma, redécouvert la zones on voit la moitié du visage d’une jeune femme - interpré-
narration. Ses premiers films étaient des explorations de tée par une actrice différente de celle qui joue ’héroine dans la
Pespace et du temps, des « Jeux de mots » visuels superbement partie inférieure. La bande-son est elle aussi parlée par deux
filmés (The Shadow, Paris has changed a lot, etc...). Avec voix, Emma et Muriel, qui passent sans transition du « je » au
Splits, il combinait un exercice formel de haute voltige avec la « elle ».
volonté de raconter, ou du moins de suggérer une histoire. Dans Vhistoire de Borgés, I’héroine admet consciemment un
Splits est un commentaire un peu iconoclaste de l’Emma Zunz double mobile : elle veut venger son pére, mort en exil aprés
avoir été accusé d’un détournement de fonds commis par un

_ autre, ef elle veut ne pas subir de chatiment aprés avoir fait jus-
tice 4 l’escroc. Pour ce, elle se rend dans un des bas quartiers de

DE NOUVELLES COLLECTIONS
la ville, raccole un matelot, détruit argent que ce dernier lui
donne en paiement, puis prend rendez-vous avec le vilain,

THEMATIQUES | qu’elle abattra du propre revolver de celui-ci. Elle déclarera a


la police que l’individu l’a violée.

DES CAHIERS DU CINEMA L’Emma-Muriel de Katz ne s’embarrasse pas du second


mobite. Son impunité, elle l’assure par la fuite. Au moment de
tuer, c’est son propre revolver qu’elle saisit, aprés l’avoir trans-
DOSSIERS porté fort visiblement dans un sac de plastique transparent.
Aussi bien, I’épisode de la prostitution fait-il défaut ; ’héroine
{entretiens auteurs, la T.V. aux U.S.A., se situe en dehors du réseau d’échanges ot le sperme d’un
le docu drame, ete.) homme en vaut un autre (trés finement, Borgés note que c’est
236-237 / 274 } 279-280 } 319 / 328 | 329 | 331 / 336, n° spé- bien entendu de coucher avec papa qu’il s’agit), et ot le corps
cial Télévision. Prix ; 100 F.
d’une femme fonctionne comme signifiant de cet échange.
Tout simplement par ce que son premier mobile est différent
AUTEURS (ce que Katz fait ressortir en escamotant le contenu de la lettre
qui chez Borgés annonce Ia mort d’Emmanuel Zenz et fait
Eric ROHMER N° 214 / 219 / 272 | 299 | 322 | 323-324 | 332. démarrer la narration. L’héroine de Splits ne veut pas faire
Prix : 85 F.
payer 4 un homme le prix de la mort d’un autre, ni le prix de la
Jacques RIVETTE N° 204 / 323-324 } 327 | 333. Prix : 60 F.
Jean EUSTACHE N° 215 / 284 / 285 / 306 / 330 / 336. Prix : culpabilité sexuelle d’un autre ; ce n’est plus de Papa qu’il
65 F. s’agit, mais du capitalisme 4 détruire. En transposant l’action
Michelangelo ANTONIONI N° 262-263 / 268-269 / 290-291 / du Buenos-Aires des années 20 au New-York des années 70,
311. Prix : 55 F. Katz a composé un poéme-médiation sur les mobiles et les res-
Nagisa OSHIMA N° 218 / 231 / 270 / 292 / 309. Prix : 50 F. sorts de Vaction politique, en particulier du terrorisme en
Maurice PIALAT N° 210 / 304 / 316 / 318. Prix : 45 F. milieu urbain, theme évoqué récemment par plusieurs films
Raoul RUIZ N° 287 / 290-291 / 302 } 333, Spécial Télévision. new-yorkais (Journeys from Berlin d’ Yvonne Rainer**, Emtpy
Prix : 60 F. Suitcases, de Betty Gordon).
Rainer-Werner FASSBINDER N° 275 / 301 / 308 / 321 / 322}
Splits avait été tourné en 16 mm couleur. Le prochain film de
327 / 329. Prix : 50 F.
Katz, A Visit (Foreign Particles} devait étre un long métrage en
CES COLLECTIONS SONT EN VENTE noir et blanc mais au moment du tournage le cinéaste s’est
A NOS BUREAUX rendu compte qu’il n’aurait probablement pas suffisamment
Cahiers du Cinéma, 9, passage de la Boule-Blanche d’argent pour les frais de développement. Aussi, parallélement
75012 PARIS au tournage du film, a-t-il pris des diapositives 35 mm en noir
et blanc, qui constituent en quelque sorte des photos de pla-
DU CINEMA INDEPENDANT NEW-YORKAIS

1
ANTHOLOGY FILM ARCHIVES, 80 Wooster Street (locaux doré-
navant fermés).
2
ARTISTS SPACE, 105 Hudson Street
3
COLLECTIVE FOR A LIVING CINEMA, 52 White Street
4

eal
FILM FORUM, 57 Watts Street

Py
5
GLOBAL VILLAGE, 454 Broome Street

OL
6

“te i AINE CCDC

-
efi falalnelajettatfaata] <>
THE KITCHEN, 484 Broome Sireet

soveonceuouneTooo000
DDoANANN
7

ui GOGODAGOLD Ge
DOODOG DOCODODODUDDODIOUDDUDAONDAODOD
HITE COLUMNS, 325 Spring Street
8

ih (OSA al a
A.LR. Gallery, 63 Crosby Street, ne présente que des ceuvres de fem-

(UOQQIOODUDSIN
mes. Aussi, non mentionné dans I’article ALTERNATIF :

ESET OONdgU MODDING 000 CN0II0000


9
INROADS, 150 Mercer Street, montre de temps en temps des films et
des ceuvres MULTIMEDIA, mais est surtout connu pour ses « per-
formances »

0
OODDOCoTEgG
OOIOO000
THE MUDD CLUB, 77 White Street
il
THE PYRAMIDS, Avenue A et Cinquiéme Rue
12

ogijono
MILLENIUM, 66 East 4th Street (dans le méme immeuble que le
Théatre de la Mama)
13

TN ltca
Dans le méme « bloc », sur Saint-Mark’s Place entre la seconde et la

ii OOD
premiére Avenue :
— SAINT MARK’S CINEMA: Cinema Commercial « de Quar-

wid
tier » — Joue des films narratifs indépendants parfois le week-end en

Se iN
séance de minuit — 133 Deuxiéme Avenue

Ae
— CLUB 57, 57 Saint Mark’s Place .

i
— THEATER 80, 80 Saint Mark’s Place — Ancien petit théatre de
a

quartier, reconverti en cinéma pour la plus grande joie des cinéphiles

ini SONAL TEES


ig IE Sma
et des résidents locaux : pour trois dollars cinquante, on peut y voir
deux fiims de série B américains, ou des comédies des années qua-
rante, les plus souvent invisibles ailleurs (sauf, mutilés, 4 la télévision,

Lae
entre trois et quatre heures du matin), La NEW WAVE y a certaine-
ment fait son éducation cinéphilique. .
Le NEW CINEMA ot Eric Mitchell et Becky Johnston montraient
des films super-8 sur grand écran vidéo se trouvait dans le méme

yi
«bloc ».
14 il)
PUBLIC THEATER, 425 Lafayette Street
#0080

15
BLEECKER STREET CINEMA et sa JAMES AGEE ROOM Fa
SoA Ny

ea
eS

16
WAVERLY CINEMA, Sixiéme Avenue et Troisiéme Rue : passe des
Ht
in

films indépendants en séance de minuit. A également donné la chance


@une distribution commerciale 4 des documentaires indépendants
lancés par le FILM FORUM (le dernier en date étant THE ATOMIC
CAFE : voir interview).
17
THE MUSEUM OF MODERN ART, 53¢ Rue enire la Cinquiéme et
la Sixigme Avenue.
18
THE WHITNEY MUSEUM OF AMERICAN ART, 75° Rue et
Madison Avenue
19 .
THE THALIA THEATER, Broadway et 95¢ Rue : théatre de quar-
tier, bizarrement situé dans une rue en pente, qui présente pour un
prix modeste des « double features » : il y a trois hivers, pour une
rétrospective des « Westerns de Série A » toute la « communauté »
du cinéma indépendant « downtown » a bravé le froid et les couloirs
du métro pour se retrouver 14. On continue 4 y aller, car les program-
mes sont bons, mais individuellement.
20
MAX’S KANSAS CITY, 213, Park Avenue South : a cessé de présen-
ter des films. C’est pourtant 14 que les « B » se sont fait connaitre.
50 PETIT DICTIONNAIRE
son, si elle est souvent drdle, produit un effet de malaise et ren-
force l’aspect mystérieux de la narration, son cété « crime
inexpliqué ».
Un jeune homme enterre une boite au contenu inconnu dans
un terrain vague. Un autre homme l’espionne, le file, pénétre
dans son appartement, !’agresse. Une poursuite s’engage dans
Vappartement qui prend alors des dimensions fantastiques,
révélant des réseaux de corridors et de boyaux obscurs. Le
héros croit avoir semé son poursuivant, allume une allumette :
le vilain est A quelques centimétres en face de lui. La poursuite
reprend, la bagarre ressemble parfois 4 une étreinte. Les gro-
gnements sont les mémes. Enfin le vilain réduit le héros a
l’impuissance, saccage son appartement, trouve de l’argent dis-
simulé dans un coussin, et s’en empare goulfiment (il tente méme
de manger les billets). Le sub-texte du film, tel quwil
s’exprime dans les interstices de la narration (dans le coup de
téléphone anonyme, dans les jérémiades d’un clochard, dans
un billet trouvé dans un tiroir), est une réflexion sur la « cinquiéme
substance signifiante du film : le budget — dont l’absence signifie
l’absence du film lui-méme ». Phrase qui, en ces temps d’écono-
mie reagamnienne, pourrait servir d’embléme a toute entreprise de
cinéma « indépendant »...

LEWITT, Sol. Sol minimal et magnifique

Des raisons techniques ont empéché les spectateurs du spec-


tacle Lucinda Childs/Phil Glass de voir l’o:uvre dans son inté-
gralité au Festival d’Automne 79 ; elle comprenait en effet la
collaboration d’un troisiéme larron, l’artiste conceptuel et
minimaliste Sol Lewitt. Son apport consistait en un film pro-
jeté sur un écran qui séparait la scéne de Ja salle. Selon la
maniére dont il était éclairé, cet écran devenait transparent ou
opaque, dévoilait ou dissimulait les danseuses. Le film n’était
tien d’autre qu’une version en noir et blanc de la chorégraphie
présentée dans le spectacle, 4 partir de laquelle Lewit se livrait a
toutes sortes de jeux de permutation. Quand les danseuses
étaient visibles en transparence derriére l’écran, le film projeté
constituait une sorte de fantéme bi-dimensionnel de leur corps,
Mark Heidrich dans The Visit de Leandro Katz (1980) et ces doubles immatériels reproduisaient exactement la méme
séquence de mouvements, soit simultanément, soit avec un
teau. Sous sa forme actuelle donc, The Visit se compose dune léger décalage ; ou encore, image était renversée ; ou bien un
bande-son extrémement travaillée et de 1.200 diapos en noir et gros plan anticipait de quelques secondes un détail de la choré-
blanc, disposées en séquences dans 12 plateaux différents. Sur graphie. Quand ’écran était opaque, Lewitt le divisait en plu-
une des pistes de la bande-son, un signal auditif indique a sieurs aires de projection, et présentait simultanément deux ou
Popérateur quand passer d’une diapo 4 une autre, sur une plusieurs mouvements de direction contraire, en gros plan et un
seconde piste un autre signal Ini dit quand il faut changer de plan d’ensemble ot le méme mouvement vu sous deux angles
plateau. Les transitions de plateau 4 plateau sont ménagées de différents, en les déphasant !’un par rapport 4 l’autre.
maniére humoristique ; par exemple, le vilain s’introduit dans Au cours du solo final de Lucinda Childs, l’écran redevenait
la chambre du héros pendant que celui-ci est au téléphone, transparent et la danseuse, toute petite au fond de la scéne, se
s’approche, ouvre les mains pour l’étrangler... 4 ce moment trouvait opposée 4 un énorme gros plan de son visage, qui
Vécran tourne au noir pendant une vingtaine de secondes et dédoublait, en temps si exactement synchrone que cela tenait
lon entend la Petite Messe Solennelle de Rossini. Puis, aprés du miracle, jusqu’au moindre frémissement de ses lévres.
cet exercice de distanciation, la narration reprend. La synchro- (a suivre)
nisation entre les images et la bande-son permet 4 Katz de jouer Berenice Reynaud
sur les rapports entre un flux sonore continu et les images fixes
qui son supposées produire ces sons divers. L’action ne com-
porte pas de dialogues - si ce n’est un « Yes 7? » au téléphone,
et une voix menacante percue dans l’écouteur ; la bande-son
est un extraordinaire collage de bruits d’objets manipulés,
froissés, de pas, de grognements ; l’image et le son correspon- La seconde partie comportera les notes suivantes : MULTI-
dant sont toujours percus avec un léger décalage l’une par rap- MEDIA, NEW-WAVE, POE (Amos), RAINER (Yvonne),
port a l’autre, soit que le son se fasse attendre, soit qu’il pré- RAPPAPORT (Mark), RAY (Nicholas), RAW NERVES (par
céde l’action. Afin de suggérer le mouvement manquant, Katz Manuel Delanda), SIGMUND FREUD’S DORA, SMITH
ne se contente pas de décomposer une série d’actions comme (Jack), STRONG MEDICINE (par Richard Foreman),
dans les plaques de Marey ; chaque photo est prise sous un STRUCTUREL (film), SHERMAN (Stuart) STAR, TOM,
angle légérement différent de la précédente (procédé déja uti- TOM THE PIPER’S SON (par Ken Jacobs), WARHOL
lisé dans le Colloque de Chiens de Ruiz). Cette mise hors phase (Andy), WATERS (John) et WHITE LIES (par Marion
perpétuelle des images entre elles et de l’image par rapport au Cajori).
CRITIQUES

LE CHIEN REVELATEUR
DRESSE POUR TUER (WHITE DOG), U.S.A. 1982, Réalisation :
Samuel Fuller. Scdnavio > Samuel Fuller et Curtis Hanson, d’aprés
« Chien Blanc » de Romain Gary. Producteur : Jon Davison pour
Paramount. Musique : Ennion Morricone. Montage : Bernard Grib-
ble. Décors : Brian Eatwell. Directeur de la phoio : Bruce Surtees.
Dressage des chiens ; Kat) Lewis Miller (Animal Action). Prise de
son : Robert Gravenor. Interprétation : Kristy Mc Nichol, Burl Ives,
Christa Lang, Vernon Weddle, Hubert Wells, Paul Winfield et dans le
r6le de White Dog Hans, Folstom, Duke, Son, Buster. 1 h 24.

Je me rappelle avoir été frappé dans Le Discours de la


Méthode par ce passage célébre of Descartes associe animaux
et automates. Selon une idée alors communément admise, il les
considérait comme des étres mécaniques, dépourvus d’ame il
s’entend, simplement dotés de ressorts leur permettant
d’assouvir les fonctions nécessaires 4 leur survie. QEuvres de
Dieu, ces machines portaient néanmoins en elles quelque chose
de desseins supérieurs. D’une certaine maniére Samuel Fuller
ne dit pas autre chose dans la bizarre fable qu’il a faite de
& ® a WEuEI FOP? Pe Pa de
Kristy Mc Nichol avec son « white dog » dans le film de Samuel Fuller.
White Dog.
On ne peut pas négliger en abordant ce film qu’il soit né de la-_ fascinait, elle n’en produisait pas moins des films qui souf-
rencontre provoquée (par un producteur : Jon Davison) entre fraient d’étre décentrés, d’étre construits comme musicalement
un cinéaste désireux de tourner, 4 peu prés n’importe quoi, et par fragments autonomes. White Dog parait venir 4 temps
un récit désirant ttre filmé, par 4 peu prés mimporte qui. La pour remetire en mémoire cette idée de Hitchcock que le point
minceur du point de départ est en effet telle qu’on ne, peut de départ d’un film ne doit pas excéder la longueur d’une nou-
interpréter la démarche de Fuller que comme une lutte au corps velle. Traiter une seule situation, l’aborder sous toutes ses
A corps pour parvenir 4 extraire un théme d’un sujet aride. Et faceties, la pousser le plus loin possible permet ici 4 Fuller de
de ce point de vue White Dog est non seulement exemplaire forcer la matiére des choses. II n’y a pas de hiérarchie entre les
mais magistral. themes, il n’y a pas de hiérarchie entre les films dés lors qu’ils
Je n’ai pas eu l’occasion de lire le récit de Romain Gary mais touchent 4 un matériau humain. On sent Fuller tel le dresseur
@aprés ce qu’on peut en deviner, il semblait étre bati sur le noir interprété par Paul Winfield, Keys : se fixant un but appa-
patron traditionnel d’une nouvelle, une idée. La transposition remment dérisoire et s’y engageant physiquement de tout son
d’un pareil texte au cinéma souléve accessoirement la question étre, de toute son énergie afin de démontrer qu’au bout du
des rapports qu’entretient le film avec le romanesque. Dans ses combat il parviendra a en extraire une parcelle de vérité. Et il
deux derniéres ceuvres Fuller, conteur inépuisable, avait pen- finit par l’arracher, comme Keys. Tout est dans tout, des
ché dans le sens d’une narration pléthorique. Un pigeon mort valeurs métaphysiques dans un chien sans ame, une idée fulgu-
sur Beethovenstrasse et The Big Red One n’ étaient pas seule- rante dans une nouvelle de Romain Gary.
ment de véritables romans adaptés au cinéma mais semblaient Quiconque a entendu Samuel Fuller raconter une histoire
contenir en germe la matiére 4 une infinité de récits ; les idées sait qu’il n’a pas son pareil pour tirer l’épique du prosaisme
s’y bousculaient avec une générosité qui est caractéristique de d’une anecdote, pour transformer en fiction le fait le plus
Yapproche de Fuller au cinéma. Pourtant si cette abondance banal ; il fait sonner les noms propres, les dates, les lieux,
52 CRITIQUES
court-circuite les idées, glisse du détail A la métaphore avec une res avant de se fixer sur le promeneur innocent. La force du
aisance acrobatique. C’est ce talent particulier qu’il met 4 con- film de Samuel Fuller est d’inscrire ce mal dans un systéme et
tribution dans White Dog afin de transcender un prétexte sans de s’obstiner a le définir d’abord, V’isoler ensuite. En effet,
ampleur. Il y a quelque chose de pictural dans la facon dont il comme dans le film de William Friedkin, il est nécessaire de
construit d’abord ses thémes en lignes de force, a la maniére découvrir la nature de la possession pour pouvoir ensuite se
d’un bati, pour ensuite ciseler chaque détail, Pamplifiant en tourner vers l’exorciste. Dés lors que Julie sait que Hans est un
une métaphore désormais portée par une structure sans faille, chien blanc, son itinéraire la conduira droit au seul détenteur
La scéne est de nos jours dans un lieu anonyme, sans histoire, du savoir, au seul récipiendaire du message que porte l’animal.
les hauteurs de Los Angeles : Fuller y habite. La comédienne Car, comme le personnage de Linda Blair, il est dés lors posé
Julie Sawyer (Kristy McNichol) est Pincarnation de cette que le chien, fonciérement innocent, n’est que l’enveloppe dans
société paisible, sans aspérités, clean, ot le racisme est parfaite- laquelle on a déposé un mal qui est a la fois isolable et extracti-
ment anachronique et la tolérance une valeur primordiale. ble. En somme, le chien est-il naturellement bon, et si oui est-ce
C’est chez elle que le cinéaste fait apparaitre le chien blanc qui la société qui le corrompt ? Hans, devenu prisonnier de guerre,
se dessine trés vite comme la matérialisation des haines refou- servira de cobaye 4 un dresseur idéologique, de la méme facon
Jées sur lesquelles cette civilisation est construite. Par indices que les prisonniers américains au Nord-Vietnam furent l’objet
d’abord, puis par traits de plus en plus marqués, comme I’a fait dexpériences de déprogrammation. Dans un refuge trans-
Hitchcock dans Les Oiseaux, Fuller construit cette idée que formé en ring de boxe, en aréne, en laboratoire, au milieu de
sous Ia paix apparente une guerre souterraine oppose ’homme rien, dans un désert qui est une absence de paysage, Keys met
et ses instincts animaux, les blancs et les noirs, le bien et le mal. Vanimal, met la nature, 4 l’épreuve de nos valeurs morales :
C’est de cette réalité paralléle que sort le chien blanc, Hans Hans a été éduqué dans le racisme, il a vécu pour le racisme, én
lorsque sur Pimage noire qui suit le générique la voiture de admettant qu’on puisse l’arracher de lui, que restera-t-il de son
Julie le heurte, Elie ne Pa pas vu apparaitre, le spectateur non étre ? Un chien moral, une nature morale correspondant au
plus. Issu de Pobscurité il rencontre la comédienne comme s’il réve de l’homme, au vitrail de Saint Francois d’Assise ? Non.
sortait d’une dimension autre pour pénétrer un univers qui lui Par bonheur l’étre n’est pas réductible 4 des valeurs humaines
est interdit. La, isolé de son contexte, il devient le point de et le racisme n’est que la canalisation anecdotique d’une vio-
focalisation d’un péché originel, d’un mal diffus qu’il porte lence primale, lui aussi est civilisation.
inconsciemment en lui comme un message venu du passé, de Le mal n’est pas qu’une valeur négative puisque toute société
loin, de profond. Hans, est un « alien » perdu au coeur méme ne peut étre construite que sur Ia dialectique. Ne compte que la
de la paisible bonne conscience californienne, et qui d’instinct lutte, ne compte que l’espoir de vaincre et n’existent que des
n’aura de cesse de réintégrer son univers. Julie ?y suivra compromis individuels arrachés par l’obstination, comme Keys
comme Alice suit le Liévre de Mars et découvrira, immédiate- en donne fa preuve. Comprendre la simple nature des passions
ment proche, [’envers du décor. Le chien révéle cette étroite humaines est déja un grand pas ; vouloir les corriger, les réfor-
marge qui sépare la civilisation de la sauvagerie, il fait mer — au nom de quoi, au juste ? — est vain. Car sila morale
apparaitre dans les détails les plus anodins la crainte perpé- doit guider l’existence, la croyance en elle est ignorance puis-
tuelle que tout s’inverse : dans l’appréhension d’un Noir con- que le salut ne peut étre collectif.
duisant de nuit une arroseuse municipale, dans la présence sur Réalisant cette fable avec une maitrise visuelle qu’on admire
un plateau de cinéma d’une seule et unique femme noire, visi- bouche bée et qui ne peut naftre que de quarante ans de prati-
blement mise 1A en tant que telle : Pintruse. Jusqu’a léglise que du meilleur cinéma, Samuel Fuller fait claquer un éclair
dont il fait apparaitre engagement en découvrant un vitrail, dans le ciel bleu du cinéma californien. D’abord parce qu’il
représentation de Saint Francois d’Assise et de /’équilibre montre 4 une industrie dont le professionnalisme est le dernier
entre l’homme et la nature, faute de réconciliation possible. retranchement ce que c’est que de réellement savoir tourner
Tout apparait limpide, l’arrivée du camion de la fourriére une séquence. Ensuite parce qu’il démontre aux jeunes executi-
aprés sa tournée quotidienne est traitee comme s’il s’agissait de ves tout pétris de bonne conscience et qui jouent a se faire
prisonniers de guerre, quant au batiment lui-méme il est décrit croire qu’ils produisent des films aux sujets audacieux,
avec insistance comme un camp d’extermination. qu’aujourd’hui encore plus qu’hier si ’on veut tenir un réel
La représentation d’un mal incernable, refoulé, invulnérable propos au cinéma c’est en contrebande qu’il faut le faire pas-
est souvent proche de ces étres abstraits qui depuis Halloween ser, 14 ot la vigilance des défenseurs du bon gotit et des bonnes
ont fait les choux gras du cinéma d’épouvante américain. Tout maniéres est en veille. Et a ce jeu-la, il est agréable de savoir
ce qui concerne Jes randonnées nocturnes du chien criminel qu’a Los Angeles il y a un Samuel Fuller qui, 4 soixante-dix
prend une tonalité de fatalité aveugle qui ne peut qu’évoquer ans, est plus fort que tous les producteurs réunis.
les meurtres de psychopathes urbains rasant les murs, longeant
les trottoirs, accrochant parfois les faibles lumiéres de réverbé- Olivier Assayas

L’AMOUR TARDIF DE L’ACTRICE VERONIKA VOSS

LE SECRET DE VERONIKA VOSS. R.F.A. 1982. Réalisation : Rai- Il me semble que fe soleil se levait sur Ia ville. Quelques sil-
ner Werner Fassbinder. Scénario : Peter Marthesheimer, Pea Froh- houettes devaient se déplacer lentement, vers quelque direction
lich. Zmage: Xaver Schwarzenberger, Musique: Peer Raben. plus sfire, du moins en apparence. Mes souvenirs sont un peu
Décors : Rolf Zehetbauer. Montage - Julian Lorenz. Son : Vladimir vagues. C’était un matin gris, froid, et la lumiére était sale. Je
Vizner. Producteur ; Thomas Schohly (Laura Film, Tango Film,
m’étais sans doute endormi dans la voiture. Une voix me fit
Rialto Film, Trio Film, Maran Film. Interprétation : Rosel Zech, Hil-
mar Thate, Cornelia Froboess, Anne-Marie Doringer, Doris Schade, sursauter, et je me redressai péniblement, encore engourdi d’un
Eric Schumann. 105 mn N. et B. sommeil lourd, étrangement amnésique des événements qui
avaient pu se passer quelques heures seulement auparavant.
LE SECRET DE VERONIKA VOSS
Oui, hier était il y a si longtemps, tellement longtemps.
« La doctoresse vous invite a prendre le petit déjeuner » fit
la voix.
Ma mémoire s’éclaircit, les images commencérent 4 affluer,
tout me revint.

Le Secret de Robert K.

Plusieurs histoires se faufilent dans Veronika Voss, comme


toujours chez Fassbinder. Quoi d’étonnant ! Le mélodrame,
art de l’exir’mement forte intrigue, du fil unique, de la déme-
sure sentimentale, est aussi, forcément (sinon il n’y aurait rien
dans ces films, aucune épaisseur, nulle invention), Ie lieu des.
improvisations paralléles, des faux raccourcis — ceux qui ral-
longent immanquablement, qui font qu’on risque a chaque ins-
tant de se perdre en route, dans un chemin secondaire. Secon-
daire, c’est aussi comme cela qu’on a coutume d’appeler ce
personnage haut en couleur, posté 4 un détour de Ja fiction, et
qui a pour fonction de rehausser la stature du ou des personna-
ges principaux, de donner de la consistance 4 leur histoire — en
un mot, qui doit valoriser les héros. Mais ici, y en a-t-il des per- seule obsession, un seul but : le lui prendre, le lui enlever. Elle
arrivera a ses fins.
sonnages secondaires, des figures de seconde zone, des anecdo-
tes vivantes ? Oui et non. Non, parce qu’il n’y a pas de sil- Comment filme Fassbinder ?
houette fugitive, d’ombre figurante censée voler au secours du
héros qui se fige. Oui, parce que tout ce qui n’est pas Veronika Il est difficile de décrire ce film. Le style, pour Fassbinder,
Voss, l’actrice Veronika Voss, vit et évolue ailleurs, Dans un n’est jamais qu’une convention comme une autre, un moyen de
plan paralléle qui ne recoupe jamais le monde, central pour le transport particulier, qui ne se distingue que par son extréme
cinéaste Fassbinder, de l’actrice Veronika Voss. Tout ce qui sophistication, sa spécialisation technique, ses secrets artisa-
n’est pas elle, automatiquement, devient secondaire. A com- naux. Il suffit de bien les apprendre, de leur donner la transpa-
miencer par Robert K. Mais qui est Robert K. ? refice requise (les meilleurs « irucs » de métier sont ceux qui ne
On vous dira que Robert K. s’appelle en fait Robert Krohn. se voient pas), et le tour est joué. Le tour ? Le cinéma consiste-
Qwil est journaliste sportif. Amoureux fou de Veronika Voss. rait donc a copier et recopier inlassablement les mémes figures
A la recherche de son secret. de style, les mémes éclairages, les mémes cadres ?
Peut-étre. C’est une hypothése comme une autre. Mais a se Oui. Le cinéma n’est que ce qu’on met dedans. On peut cent
tenir si prés du scénario, on ne risque rien, Pas méme de se fois refaire la méme mise en scéne, pourvu que quelque chose
tromper. Et qui ne risque rien, c’est bien connu, n’a rien. s’y révéle de neuf. Un secret, une actrice, un sentiment. Une
Si ce n’était pas Veronika Voss qui détenait un secret, mais histoire surtout. Ce que Fassbinder raconte de nouveau, ce
Robert K. ? Si ce n’était pas lui qui courait aprés Ia belle sont des histoires. Des personnages. Une époque. Une sensibi-
héroine droguée, mais elle, piégeuse habile, gui Ventrainait lité 4 une époque, comme on le dit trop souvent de n’importe
inexorablement dans une machinerie hitchcocko-langienne qui, ce n’est aprés tout que la capacité 4 faire passer du con-
(WNotorious/Mabuse), dont il ne se sortira pas de sitét ? Quelle temporain dans du classique : montrer avec cette déja si vieille
est donc cette machination ? Quel est le secret de Robert K. ? technique du drame cinématographique, comment un corps
s’éveille 4 la passion, aux sentiments, aux mots qui les nom-
Suite. 1. ment, au moment méme ot cela survient — c’est-4-dire
aujourd’ hui.
J’ai mon idée. Ce n’est pas une hypothése basée sur des Le style de Fassbinder, sa maniére de filmer, ce ne serait
observations précises, rigoureuses, vérifiées. Juste un pressen- donc que cela : inventer de nouvelles histoires sans se soucier le
timent, qui vaut ce qu’il vaut. moins du monde de la forme, nouvelle ou ancienne, qu’elles
L’amour joue de ces tours, Sait-on vraiment qui on aime ? prendront ? Le sentiment ferait le style ? Le contenu remplace-
Robert K. ne connaissait pas le mot « amour » avant de ren- rait la mise en scéne ?
contrer Veronika Voss. Cela voulait-il dire pour autant qu’il ne Presque. A une différence prés, et de taille. Quand on met
connaissait rien 4 |’amour ? Non, bien sir. On pourrait méme tout l’accent du film, son poids, sur |’intrigue proprement dite,
dire : au contraire. C’est parce qu’il ne connaissait pas le mot sur les rapports (sentimentaux, dramatiques) entre les person-
« amour » que Robert K., sans le savoir, avait jusqu’alors pro- nages, quand on relégue le style 4 Parritre-plan (comme pour le
tégé le sien. Quoi ? Cette pauvre idylle avec sa compagne de punir de ses débauches gratuites, de ses seconds-degrés frivo-
tous les jours ? Anonyme, grise, sans vraie chaleur ? Oui. les), on en arrive a déplacer tout le centre de gravité du cinéma,
Regardez-y 4 deux fois. Que voit-on de leur rapport ? Vancien comme le nouveau. Ce qui donne une insituabilité
Rien. On ne voit rien. On entend Robert K. dire 4 Veronika totale, comme une mantére de filmer qui n’existerait pas.
Voss quelque chose comme : « nous nous supportons, nous A voir Veronika Voss, on ne sait plus : est-ce Fassbinder qui
nous sommes habitués l'un a Vautre», mais pourquoi est un fantéme, un réve de cinéma impalpable, inexistant, ou
devrait-on le croire ? Qu’est-ce qu’il en sait, lui, de l’amour ? les autres ? Le dernier 4 filmer juste, ou le premier a ne plus fil-
Qui sait quelque chose de l’amour ? mer du tout ?
Veronika Voss. Elle sait. Enfin, disons plutét qu’elle sait 1a Je ne sais pas comment filme Fassbinder (ici, tout y passe, et
ot n’est pas amour. Pour en avoir fabriqué, filmé, nommé, on pense a tout le monde : Bresson, Warhol, Hitchcock, Lang,
elle a développé en elle cet instinct infaillible : repérer amour Minnelli et tant d’autres), mais je suis sir d’une chose : quand
chez les autres, le débusquer, le découvrir. Dés qu’elle met la Fassbinder filme, les autres films ont un drdéle de look.
main sur Robert K., dés qu’elle rencontre son regard, elle sait. C’est dans leur rapport a ces autres films que Jes films de
Il Pa. Il l’a en lui. Ia le secret. Elle n’a plus dés lors qu’une Fassbinder existent, dans ce champ-contre-champ incessant,
34 CRITIQUES
dans le doute exact qui en résulte. Rien qu’une histoire de dia- Je me souviens des deux petits vieux. Pathétiques, un sourire
lectique, en somme. Quelque chose comme un slogan publici- idiot sur leurs vieilles levres. Des juifs, je crois. Et puis cette
taire : « Fassbinder, si l’on s’en sert sur les films de ses confré- enquéte. Savoir ob tout cela menait, remonter 4 la source,
res, éclaire mieux qu’une pile Wonder ». comprendre.
Le vase cassé. Pourquoi, comment ?
Suite. 2. La drogue. De la morphine. Pour réver, ne plus souffrir, étre
comme au cinéma. Ralentir les mouvements, peut-étre. Se
Quelque chose 4 dire, 4 raconter. Rien qu’une histoire regarder faire un geste. Se figer dans une éternité de réve.
d’amour. Les images revenaient, les voix aussi. « La docto- Je ne sais plus la fin. Que s’est-il passé ?
resse vous invite pour le petit déjeuner. Venez donc. Suivez- Nous avons joué 4 essayer de savoir, joué aux détectives,
moi ». remonté la filiére.
Les deux femmes étaient blanches. Blanches comme fe lait. La dactoresse K. Le politicien. Ov cela menait-i] ? De quelle
Il y avait un noir. Noir comme un noir. nature cette indifférence 4 tout ? Cette douceur terrible ?
Et Veronika la-bas, quelque part, occupée a mourir. Deux fermmes sont morites. L’une savait qu’elle allait mourir,
Elle prenait son temps pour mourir. Elle mourait a petite elle le désirait, autre voulait vivre. Et moi aussi je voulais
dose, en style. Quelle allure ! Quelle classe ! qu'elle vive.
Je partis précipitamment. La fuite ! Javais un secret que j’ai oublié. [1 y a toujours cette musi-
Ensuite, tout se précipita. que. Elle recouvre tout.
Louis Skorecki

PORTRAITS DE FEMMES EN PALESTINE

LA MEMOTRE FERTILE. 1980, Réalisation et production » Michel « pays », OU en rase campagne, soumise a Ja masse sonore des
Khleifi assisté de Georges Khleifi. Zimage: Yves Vander Meeren, Marc- machines, agression inévitable accentuant les tics qui modélent
André Batigne. Son: Ricardo Castro. Montage : Moufida Tlati. son visage, comme pour affirmer davantage sa constante gra-
Arrangement musical : Jacqueline Rosenfeld et Janos Gillis. Copro- vité et tristesse.
duction : Marisa films, (Belgique), ZDF (RFA), NCO, NOVIB,
Veuve depuis une génération, elle a intériorisé le malheur
IKON.
comme une seconde nature. Elle vit fidéle & la patience et 4
Il n’est pas surprenant que Michel Khleifi ait choisi de repré- Vattente, discréte dans l’accomplissement du devoir, s’étant
senter un monde de femmes pour dire autrement la Palestine. II consacrée a l’éducation de sa progéniture sans chercher a renta-
s’est mis 4 l’écoute de l’altérité, femmes opprimées a l’intérieur biliser son sacrifice, offrande de soi.
de sa propre formation sociale pour illustrer vivement sa Ce visage, ce destin est élu par le réalisateur pour signifier,
nation soumise, battue, impuissante, cherchant 4 perdurer en au-dela de son propre itinéraire, la mémoire d’un peuple inter-
son étre malgré la nuit qui la couvre. D’avoir rendu rare et dit, humus qui constitue le terroir dans lequel puise la cons-
subalterne la présence des hommes, de les avoir situés dans la cience politique, soubassement sur lequel peut étre batie la
posture d’un vis-a-vis extérieur et périphérique, de ne pas leur revendication nationale. En tel lieu infra-politique se déploie,
avoir accordé une structurante parole dans la trajectoire du foisonnante, la légitimité palestinienne.
récit, Michel Khleifi s’est acquis la capacité de se mettre 4 l’abri Mise a part la sortie initiale vers le monde du travail, Farah
du discours stéréotypé, celui qu’a construit la politique des Hatoum est filmée a l’intérieur de sa grégarité, la ot se rami-
hommes et qui effleure au moindre prurit. Il a pu écarter la fient ses racines dans son quartier, dans sa ruelle montueuse, sa
référence au recueil des cris qui puisent fa nostalgie dans les maison, sa terrasse. Espace clos dans lequel chaque geste enre-
blessures pour en faire un theme, manipulant jusqu’a l’usure le gistre la convivialité féminine qui accompagne les techniques
parti pris lyrique. Il a pu dissoudre la tentation épique, celle qui traditionnelles de l’économie domestique. Chaque geste référe
mobilise le chant héroique, ne exaltant le martyre. Dés lors le alancien, 4 l’ancestral, faits de culture qui affirment la légiti-
slogan qui cherche 4 imposer un message limpide n’a plus mité d’étre la. Et si le lieu de travail est régi par une producti-
cours. Au lieu de simplifier le propos et d’emprunter la voie de vité qui ne supporte pas la relation verbale, la scéne culinaire
la rhétorique qui se dilapide 4 exciter de front l’émotion, permet aux gestes itératifs - dévider une courgette, fourrer des
Michel Khleifi compose des séquences qui rendent le réel lent et amuse-bouche - de s’accomoder avec le dialogue et la
dense a voir, seule maniére de procurer par la durée: la controverse.
plénitude. Ce qui est décrit vaut pour toute Ia famille arabe telle qu’elle
- L’incontournable présence palestinienne en Galilée et en Cis- se vit dans ses couches moyennes, a cheval entre des normes
jordanie est donnée a travers deux portraits de femmes, alter- traditionnelles qui ne cessent de mourir et une modernité en
natifs et paralléles, ceux de Farah Hatoum et de Sahar Khalifa. surface. Familialisme qui trace les contours de la figure symbo-
Farah Hatoum, grand’mére traditionnelle, vestige d’une lique de la mére et de l’inscription féminine dans l’inconscient
société défaite, paysanne 4 l’origine prospére, dépossédée de sa du garcon arabe a travers une berceuse qui s’accompagne par
terre, prolétarisée, survivant a aller travailler loin de Nazareth, convention de pleurs comme 4 travers la fabulation phallique
sa ville, dans un atelier de confection, prét-d-porter, se levant que fredonne la mére enduisant d’huile le corps dilué de son
aux aurores, affrontant la rue déserte dans cette lumiére lai- bébé, gigotant en sa jouissance.
teuse, au sevil du matin, abandonnant les bruits de la campa- Le retour a la spécificité palestinienne se révéle dans une
gne transpercés le temps que s’évanouisse le vrombissement du séquence, efficace malgré son artifice, séquence qui met en
car, entrant dans l’espace du travail comme clandestinement, scéne Farah Hatoum en train de commenter des portraits de
espace carceral, 4 Porée de V’agglomération, au bout du famille, ostensiblement encadrés, un tel est au Liban, tel autre
* LA MEMOIRE FERTILE 55
au Canada, l’autre au Koweit, l’autre encore en Australie, exil
palestinien, dissémination dont nous informe le commentaire,
légende prolongeant la fixité de l’image, diaspora qui ajoute 4
ja quéte palestinienne une dimension nouvelle, celle de la lutte
contre l’oubli.
Farah Hatoum a une facon bien a elle de Iutter contre la
dépossession. Elle refuse obstinément de vendre la terre dont
elle ne jouit plus. Elle ne veut pas délivrer l’usurpateur de sa
mauvaise conscience en collaborant 4 accorder |’état de fait et
le droit. Elle s’acharne a préserver tel hiatus juridique. Mince
consolation a laquelle elle s’accroche comme par fatalité obses-
sionnelle. En telle instance, l’Israélien n’est jamais nommé, il
est renvoyé au pluriel de la troisitme personne. Or tel mode,
au-dela de l’absent 4 qui il renvoie, signifie sa négation méme.
La troisiéme personne, c’est personne : procédure magique,
archaique qui soustrait 'innomé de l’existence.
L’espace dans lequel se meut Farah Hatoum est un espace
chrétien. Cela constitue un vif intérét pour quelqu’un d’éduca- es : : vin Eis.
tion sunnite. Diverses scénes, comme la visite des morts ou la Farah Hatoum dans La Mémoire fertile de Michel Khieifi.
consultation du voyant, révélent que le signe chrétien et le
credo qui le sous-tend s’adaptent 4 la lettre arabe qui est facon- pense, s’assumant dans la rigueur identitaire plutdt que dans la
née par Je message islamique. Dés lors la lettre islamique relation, masque froid hors véhémence, hors lyrisme, tirant
annule son contenu pour devenir un instrument autonome son inspiration du poids du réel.
qw utilise le minoritaire chrétien pour célébrer son propre Elle renvoie une image désagréable & Phomme arabe.
rituel : en langue arabe, la formulation chrétienne emprunte un Comme si l’émancipation féminine ne pouvait pour I’heure
signifiant Islamique. s’obtenir qu’au prix de )’amputation. Elle dit autant l’oppres-
Les fragments qui mettent en scéne Farah Hatoum sont fil- sion féminine que la violence de l’occupation. Quand elle lit un
més a distance. Ils proposent une série d’amorce de fiction. texte rapportant le regard des hommes sur une femme traver-
Cela entraine un documentaire joué. Tandis qu’au second por- sant la ville, quand telle voix accompagne les images du souk
trait, avec Sahar Khalifa, le principe de l’interview est rappelé de Naplouse, of la zone du passage devient comme un sillon
par la voix off. Ce renvoi régulier au hors-champs crée une vide poursuivi par les regards périphériques des hommes, on
relation-connivence. Comme si le réalisateur avait cherché 4 peut dire que Michel Khleifi a prété 14 sa caméra intégralement
décrire, sans le juger, l’espace émotif de Farah Hatoum. au point de vue de la femme.
Comme s’il voulait insister, par contre, sur sa participation a Les deux portraits sont ponctués par 1’étalement lent et musi-
l’espace intellectuel, analytique de Sahar Khalifa. cal de multiples panoramiques captant des paysages de Pales-
Sahar Khalifa + a décidé, aprés douze ans de mariage, de tine. Paysages déserts, inhabités, inanimés, consacrés par la
quitter son conjoint, pour s’éduquer ; elle est allée 4 l’univer- couleur et le mollissement du vent sur les formes végétales, féti-
sité aprés la trentaine, pour enseigner ensuite dans la fameuse ches, objet d’amour, Prises de vue comme volées d'une terre
université de Beir Zeit, prés de Ramallah ; elle est devenue dérobée que l’on porte au coeur, que !’on sublime dans la
romanciére célébre, traduite en plusieurs langues, dont le fran- mémoire, mais qui ne vous appartient plus. Michel Khleifi a
¢gais (voir son roman : Chronique du figuier barbare, paru chez filmé avec une passion retenue une terre subtilisée, autre facon
Gallimard, Paris, 1978); elle vit seule, avec sa fille, adoles- dinscrire par le sentiment sa revendication et de chanter au-
cente, bravant les préjugés d’une société patriarcale, la défiant dela de la patrie perdue, la beauté naturelle, féminité du
en engageant son nom propre comme signature littéraire, monde,
payant telle audace par une solitude que seule l’écriture com- Abdelwahab Meddeb

LE FEUILLETON ET LA COMPLAINTE DE M.K.

L’ETAT DE BONHEUR PERMANENT, France 1982. Réalisation et leton, puisque le film aborde trois générations de Koleva, qu’il
production : Maria Koleva. Opérateur : Patrice Wyers. Son : Yves est composé en chapitres, chacun développant un théme précis,
Gozlan. Acieurs : Marc Delsaert, Iskra Sekula, et 20 personnes parmi récurrent dans ce journal de bord : (I’histoire des parents, la
les amis de Maria Koleva et les personnalités politiques. Film de deux Féte de |’Humanité en 1972, une manifestation du 1° mai
fois deux heures. 16 mm couleur.
d’Edmond Maire et de Georges Séguy, les réflexions sur le dos
dun homme, le cul de la réalisatrice ou son cancer du sein,
Ecrit, interprété, réalisé, monté et projeté par Maria Koleva, deux contes d’Allemagne, la question juive, les amours mal-
L’état de bonheur permanent est un interminable feuilleton heureuses de sa sceur, Iskra). Feuilleton encore : vous pouvez
autobiographique : actuellement quatre heures de film en deux avec le méme billet voir le film en trois fois, systéme qui corres-
parties appelées a se prolonger par d’autres comme l’indique le pond le mieux 4 son esprit.
carton final du générique. Interminable, puisque rassemblant Les grands débats intellectuels et idéologiques de l’aprés-
des fragments d’une vie, des souvenirs d’enfance, I’histoire des guerre (le communisme, la bureaucratie, la guerre froide et la
parents et des grands-parents, les choses vues ou traversées par division de !’ Allemagne, la question juive...), les grandes figu-
la réalisatrice, il se confond avec sa vie et s’en nourrit. Un feuil- res du gauchisme (Pierre Goldman, Rudi Deutschke, Jean-
56 CRITIQUES
davantage que le journal. Le journal est intime, il n’est pas des-
tiné a étre lu, publié, sinon par des voies détournées, 4 la fagon
d’un testament. L’intimité de la correspondance est autre : elle
est dans le destinataire diiment identifié, ici, principalement le
pére : « Chaque mot que je te dis, Papa, cotite mille francs ».
Koleva n’oublie jamais qu’elle a un spectateur, elle le met cons-
tamment en scéne, soit par I’intermédiaire de son cameraman
ou de son ingénieur du son, soit 4 aide d’acteurs, telle sa
sceur, soit par le biais de figurants comme les éléves du C.E.T.
dans les deux contes d’Allemagne. Quand elle n’interpelle pas,
directement et violemment, le désir de celui-ci en mettant en jeu
Pérotisme ou la maladie de son corps de femme, son cul ou son
cancer du sein, séquence particuliérement insoutenable qui fit
tourner de l’ceil aux deux cameramen postulés, Qu’ elle projette
elle-méme son film va également dans ce sens ; il s’agit de ren-
contrer son public, d’établir un lien qui ne s’arréterait pas 4 la
consommation du spectacle.
Il se dégage de la sorte plusieurs types de spectateurs pour
une méme scéne, réels, virtuels ou imaginaires, qui comman-
dent la nature du spectacle et sa parodie : les parents de M.K.,
les maris et amants de sa sceur, interdits de figuration, la com-
Maria Koleva dans son film L’Etat de bonheur permanent. mission d’avances sur recettes, Jean-Luc et Marguerite, les
spectres de Jean-Paul Sartre, de Pierre Goldman ou de Rudi
Paul Sartre), la névrose familiale, la décomposition d’un moi Deutschke et ceux qui sont passés par la, « /a caserne des
narcissique en toutes les marques, stigmates, blessures portées Cahiers du Cinéma »... Le cul de la réalisatrice, c’est d’abord
par sa chair - Histoire universelle et la vie psychique projet- une image publicitaire, refusée parce que trop facile, trop
tent et mélent, superposent dans une totale confusion leurs paresseusement marchande : un chemisier bleu et un pantalon
images dans l’exiguité d’un méme espace, microcosme et de velours rouge, un cadre bien dans le style des derniéres
macrocosme 4 la fois. A l’exception de manifestations syndica- publicités de jeans, Levis ou Jesus, C’est, ensuite, une image
les, de la Féte de l’Humanité dans le Parc de la Villette, d’une engendrée par des instances techniques (le zoom : il est impos-
trés belle séquence de circoncision dans une synagogue, de sible de filmer son cul caméra 4 la main), répressives et norma-
plans d’éléves dans un C.E.T., l'ensemble du film est réalisé a lisatrices de la réalisation des films : le C.N.C., la chaleur obs-
Vintérieur du studio de Maria Koleva, ou depuis sa fenétre, céne du genre porno, le refroidissement télévisuel, la pudibon-
boulevard Saint-Michel, converti pour le besoin en studio de derie de la censure ; enfin l’image que se projette tout specta-
cinéma. Les photographies des parents, de cérémonies officiel- teur dans sa téte, par conséquent invisible, immontrable. C’est
les en Bulgarie, des coupures de presse déposées sur le bureau, encore, implicitement, une supplication masochiste, l’image de
les annotations qui commentent, datent, soulignent et reca- ce que ca coiite physiquement, de la violence corporelle présup-
drent chacune de ces ic6nes, les tableaux vivants reconstituant posée par toute réalisation du film, et l’inscription de la nature
des scénes d’enfance, avec Ja sceur dans Je réle de Ja mére, des anale de l’argent.
chansons allemandes, les actualités de Ia radio annongant la C’est pourquoi le corps, dans son désir de tendresse, dans
mort de Rudi Deutschke, les fautes d’orthographe ou de son obscénité et dans les blessures qui le défigurent, dans son
syntaxe, des intertitres, tissent par Je menu J’itinéraire com- intimité et dans son narcissisme, sera au centre de l’image, sur-
plexe d’une vie d’exilée et d’une relation paranoiaque au face d’inscription et mesure de toutes les autres, et 4 la source
monde. Dans ce film, il n’y a pas de distance de la caméra a ce du son, avec le ton plaintif, implorant de la voix de Maria
qu'elle filme, tout y est filmé selon une méme proximité, dans Koleva, ses chuchotements et ses sanglots, son accent si carac-
un rapport éminemment tactile, 4 peine caricaturé par le poil téristique. Tl est la pellicule méme du film, littéralement. La
sur l’objectif de la caméra lorsque la réalisatrice parle de son caméra voyage sur la surface monochrome du dos d’un
cul. Koleva est a elle seule le communisme incarné, sa phobie™ homme, isolant, comme le relief d’un paysage, une pilosité, un
tout a Ja fois. Impossible pour elle de s’en défaire, ca lui colle a grain de beauté, un comedon, une tache, toute une géographie
la peau, comme de V’urticaire, puisque ses parents, un haut insoupgonnée de son écran rose. Iskra Koleva, un verre
fonctionnaire bulgare et une dramaturge renommeée, l’ont d’alcool devant elle, raconte ses déboires amoureux, les multi-
enfantée en méme temps que le communisme et ont refusé ples fractures du bras, de jambes, de la colonne vertébrale, qui
d’entendre sa demande d’amour au nom de la loi des grands ont ponctué chacune de ses aventures sentimentales en Bulga~
nombres. Elle en est la sceur, victime et jalouse de son ascen- tie. Un homme la double. Ses propos viennent rebondir sur
sion irrésistible. Le communisme n’est pas ici une querelle elle, assise, immobile, repliée, prise dans cette histoire et inca-
idéologique ou un projet de société, c’est un lien de parenté, pable de sortir de son cadre.
une relation incestueuse dont l’agression prend d’abord les Si le film de Maria Koleva émeut par la fatalité de son
traits du devenir-fonctionnaire des maris et amants de sa sceur, humour, par son absolue et naive sincérité, c’est surtout par
quasiment un programme génétique qui fait toute la singularité Vabsence de tout écart entre les personnages du film et les per-
de la position de M.K. , la solitude de son énonciation et [ui sonnes réelles. La fragilité de la pellicule rejoint la fragilité de
interdit simultanément de faire entendre sa singularité, la la femme qui s’y confesse. L’état de bonheur permanent est
proscrit. comme une lente et méticuleuse énervation. La configuration
Godard, dans le n° 300 des Cahiers, parlait d’« une revue de symbolique qui se déplie au gré des images frise toujours la
cinéma, ott ceux qui font des films donneraient de temps en menace d’une destructuration du sujet, la chute dans {a folie, le
temps leur position, comme des navires de commerce divers sur risque de voir un souffle s’éteindre sous vos yeux, pointant net~-
Vocéan ». Ce propos caractérise tout a fait la conception du tement en cela l’impuissance essentielle du spectateur, le rap-
travail de Koleva, dont le modéle est la correspondance ~ et port trouble du cinéma au réel.
plus précisément la lettre ouverte - comme genre littéraire, Yann Lardeau
BLADE RUNNER 37

UN THRILLER FUTURISTE

BLADE RUNNER. U.S.A. 1982. Réalisation : Ridley Scott. Scéna-


rio: Hampton Fancher, David Peopels d’aprés « Do Androids
Dream of Biectric Sheep ? » de Philip K Dick. Directeur de la photo :
Jordan Cronenweth. Décors : Lawrence G. Paull. Afusique : Vange-
lis. Montage : Terry Rawlings. Effets spéciaux : Douglas Trumbull,
Richard Yuricich, David Dryer. Son: Bud Alper. Producteur :
Michel Deeley pour Ladd Company. Interprétation ; Harrison Ford,
Rutger Hauer, Sean Young, Edward James Olmos, M. Emmet Walsh,
Daryl Hannah, William Sanderson. 116 mn.

Blade Runner est un nouvel avatar du retour qu’opére le


cinéma ameéricain au film noir des années 40. Il s’agit cette fois
@un « thriller futuriste » (2017, un détective 4 la Bogart, des
gangsters-androides) ; idée opérante, dans la mesure ott Ridley
Scott maintient les deux époques A la bonne distance : assez
proches l’une de l’autre pour que le hiatus ne soit pas trop pro-
noncé, assez éloignées pour que leur rencontre produise l’effet
d’étrangeté (de double exotisme) souhaité. A la charniére arith-
métique des années 40 et des futures années 20, s’inscrivent
naturellement nos années 80, intelligemment marquées du
signe du masque (le style punk).
Harrison Ford dans Slade Runner de Ridley Scott.
L’apparition, dans l’appartement du généticien, de deux
sympathiques petits robots, évoque immanquablement Star
Wars. Mi y ala plus qu’un clin d’ceil : tout se passe comme si du film aurait di exclure. Il y a loin de I’idée (que le « cool kil-
Ridley Scott voulait battre Lucas et Spielberg sur leur propre ler » devienne une sorte de figure christique, et le héros une
terrain (le retour de la grande aventure) et avec leurs propres machine a tuer) a sa réalisation, rendue problématique, i] est
armes (Harrison Ford, Douglas Trumbull). Le défi de Blade vrai, par la difficulté d’Harrison Ford 4 donner 4 son person-
Runner consiste A essayer de colmater deux des failles du nage un tant soit peu d’ambiguité.
systéme Lucas : la profusion de la technologie sur l’écran et Le film, on le voit, n’égale pas Alien, Il disparait un peu sous
Pinconsistance des scénarios et des personnages. La premiére VPombre écrasante de Kubrick, constamment présente. Reste
phase de l’opération est plutét réussie. Les gadgets ne prolifé- cependant ce qui fait le prix du film : une narration vive et
rent pas dans Blade Runner ; bien utilisés, ils donnent lieu par claire (quoique un peu poussive au début), un talent réel pour
exemple 4 la séquence de l’agrandissement de la photo, version dessiner et filmer les architectures (futuristes ou pas : le quar-
électronique, assez palpitante, du « blow-up » antonionien. tier chinois, comme déconstruit par un prisme, filmé en petits
Ridley Scott est malheureusement moins inspiré pour la blocs autonomes, donne lieu 4 de belles séquences), ou pour
seconde phase : désireux de donner a son film un supplément créer une lumiére d’aquarium (Los Angeles sous la pluie, les
d’ame que n’ont évidemment ni les deux Star Wars ni Raiders intérieurs pénétrés par le smog). Reste surtout l’attirance pro-
of the Lost Ark, Scott s’empétre dans une métaphysique a bon noncée de Ridley Scott pour les androjdes : on retrouve en
marché, oti le theme de l’identité se trouve réduit a des ques- Sean Young (Rachel) un véritable double de Sigourney Weaver
tions aussi niaises que « d’ov viens-je ? ott vais-je ? » (textuel). (inoubliable dans Affen). Immense, sculpturale, elle participe
Dans Alien, son précédent film, l’ennemi était radicalement de cette vision chorégraphique des corps, o4 Ridley Scott
maintenu dans son altérité : le film y gagnait en force. Ici, donne ce qu’il a de meilleur : sauts, courses, mouvements de
Pincarnation du Mal par le semblable, par l’alter ego, place le karaté témoignent d’un réel bonheur d’écriture et d’une belle
film sous le signe de Ia réconciliation, et ce n’est qu’au prix tenue esthétique. Indéniablement, pour ces éléments-la, Blade
d’un artifice scénarique difficilement acceptable, malgré Runner se laisse voir avec plaisir.
Phumour, que Scott aboutit 4 un happy ending que la logique Alain Philippon

DESTINS SIBERIENS

VALENTINA. U.R.S.S. 1980. Réalisation : Gleb Panfilov. Scéna- Notre « panfilovisme » a fort a faire, Un seul film normale-
rio : Gleb Panfilov d’aprés « L’été dernier 4 Tchoulimsk » d’Alexan- ment distribué (Je demande la parole, 1976, trés beau), deux
dre Vampilov. Images: Leonid Kalachnikov. A¢usique: Vadim
Bibergan, Montage : P. Skatchkova. Son : A. Khassine. Production : films entr’apercus dans les festivals (Pas de gué dans le feu,
Mosfilm. Interprétation : Daria Mikhailova, Inna Tchourikova, 1967 et Le Début, 1970), un film non-vu et resté en URSS
Rodion Nakhapétov, Larissa Oudovitchenko, Serguei Kolpalov. 97 méme dans les boites (Theme, 1979) puis deux adaptations
mm, théeatrales au cinéma, Vassa Jeleznova, 1982, et cette Valentina,
CRITIQUES
(dans une affaire, il a été honnéte, il l’a payé, maintenant il
doute de lui), courtisée par Pachka puis par un comptable-
journaliste local (caricature de petit fonctionnaire) 4 qui la
pharmacienne, amoureuse du juge a, par pure jalousie, monté
la téte.
Unité d’action, de temps, de lieu : le film est tout a fait aris-
totélicien. L’action se resserre sur Valentina, comme si Panfi-
lov « zoomait » lentement sur elle, sur son regard bleu, son air
buté, sa droiture désolée. Elle en aime un, se donne a un autre,
échappe 4 tout le monde. Elle finit par ressembler au paysage,
4 une nudité toute sibérienne des sentiments (Panfilov est lui-
méme un sibérien du cinéma soviétique, n’est-il pas né a
Magnitogorsk en 1937 2).
Panfiloy, c’est clair est un grand directeur d’acteurs et sur-
tout d’actrices. Malgré le poids de l’adaptation théatrale, la
scéne unique, les sorties de champ, les faux temps morts, l’effet
de coulisses, les voix un peu forcées, Panfilov transforme tout
ce theatre en cinéma. En son cinéma. Un art de l’approche et
une morale de objet raté. La scéne ot Valentina confesse son
Sern
amour au juge déconcerté est un morceau de bravoure, attendu
Gr me : iB mais néanmoins fort.
Daria Mikhaflava et Radion Nakhapetov dans Vafentina de Gleb Panfilov.
A Vinverse, il se sert parfois de la structure théatrale pour
faire surgir en creux du cinéma. La scéne ot Pachka hors de lui
1980, Le fait qu’aprés Théme, Panfilov ait adapté deux fois défie le juge en jouant avec un revolver et lui tire dessus fait
une piéce de theatre n’est pas un trés bon signe. Non que son trés peur parce que pendant quelques secondes nous sentons
talent ne se préte pas au « théatre filmé » mais parce qu’il est que tout est possible. L’horizon du cinéma de Panfilov est
difficile de ne pas penser qu’en URSS, le carcan du respect-dai- peut-étre accident. Dans Je demande fa parole, ik y a un
a-la-piéce n’ait pas pour fonction de « contenir » les dans du moment inoubliable oi des enfants jouent avec des armes et ot
cinéaste. lun d’eux, blessé, reste au sol, sans qu’on se soit rendu compte
La piéce ici cinématographiée est due 4 Alexandre Vampilov de rien. L’accident comme la partie du cinéma qui échappe au
{auteur mort, jeune, dans un accident) et fut, dans Jes années théatre, comme Ja violence « en plus », c’est une piste possible
70, un grand succés. L’auteur suit Ventrelacement de deux on pour les futures études panfiloviennes.
trois destins quelque part en Sibérie (Tchoulimsk dans la piéce, Par ailleurs, le film évoque certains films américains situés
Tabarsouk dans le film), loin de tout. La scéne unique est un eux aussi dans un désert ou un vieux Sud et ot! un lieu unique,
café unique, le hors-champ est la taiga (ou la toundra 7). Ilya avant-poste, saloon, dernier refuge, se met 4 jouer comme
la patronne du café (Inna Tchourikova, femme du cinéaste et théatre et comme microcosme. Chez Kazan. Dans le thé&tre de
son actrice de prédilection : c’est elle qui « demandait la Tennessee Williams. Dans la piéce mise en scéne par Altman 4
parole »), son « homme » (un alcoolique braillard et faible), Broadway (voir Cahiers, n° 233-34 P.J., page IV). La certitude
son grand velleitaire de fils (Pachka) et son employée, Valen- que rien ne viendra de l’extérieur désolé finit par focaliser
tina (Daria Mikhailova), dix-huit ans. C’est trés compliqué Vattention sur tout ce qu’exsude une scéne unique.
(comme au theatre): Valentina est secrétement amoureuse
@un juge « exilé» (Rodion Nakhapetov) en semi-disgrace Serge Daney

LA COMEDIE MUSICALE REVE AU REALISME

CABARET, U.S.A, 1972. Mise en scéne et chorégraphie : Bob Fosse. Liza Minnelli aussi bouleversante qu’elle le sera dans New
Scénario : Jay Allen. Chef opérateur : Geoffrey Unsworth. Musique : York New York. Mais en méme temps, le film semble prendre
John Kander. Chansons: Fred Ebb. Producteur : Cy Feuer. Ingé- un tout autre visage. Il n’apparait plus comme cette mosaique
nieur du son: David Hildyard. Interpréiation : Liza Minnelli, brillante ot historique est étroitement serti dans les conven-
Michael York, Helmut Griem, Marisa Berenson, Fritz Wepper.
tions du « musical », ot la vie privée se prolonge et se refléte
dans l’événement collectif. Au contraire, tous les éléments qui
composent Cabaret semblent retourner A leur autonomie, les
Cabaret a dix ans. Comment les porte-t-il ? Ce film avait effets de montage et de superposition qui visent 4 faire réagir
Jaissé le souvenir d’une audacieuse tentative pour imbriquer un ces différents éléments les uns sur les autres fonctionnent beau-
sujet psychologico-historique plutét scabreux (la montée du coup moins bien, d’ot, m’a-t-il semblé, une perte certaine de
nazisme, le Berlin « décadent » de 1931 et ses perversions) dans rythme général, de tension globale, de densité. Le film apparait
le cadre de la comédie musicale américaine classique, avec ses a la fois moins savant, moins serré, plus linéaire, mais il
numéros chantés et dansés. Revoit-on aujourd’hui Cabaret, on retrouve une nouvelle vie, moins prestigieuse, plus humaine.
est toujours sensible 4 ses splendides numéros musicaux, a Que raconte en effet Cabaret ? La montée du nazisme a tra-
l’excellence de ses chansons (de Kander et Ebb) et surtout 4 une vers des aventures particuliéres, comme on |’a dit ? Justement
CABARET 359
pas : aucun des personnages principaux n’est vraiment directe-
ment embarqué dans le mouvement de l’histoire, méme pas
Natalia, la jeune Juive aux parents fortunés, dont on peut pen-
ser qu’elle pourra émigrer a temps, avec homme qu’elle
épouse et qui a décidé d’assumer sa judéité : de ce dernier,
peut-étre, on pourrait dire qu’il est le seul 4 se déterminer face
4 histoire. Les autres ne sont pas vraiment acculés par les évé-
nements dont ils restent spectateurs, gardant le recours de la
fortune (Maximilian), du retour au pays (le jeune Anglais joué
par Michaél York) ou de la carriére artistique 4 l’abri de la tem-
péte (Liza Minnelli). Au reste ces personnages sont donnés
comme jeunes et indéfinis, aucun n’a encore trouvé sa fonc-
tion, ne s’est identifié 4 une classe, a un réle. Cabaret est un
film sur ’immaturité. Avec des protagonistes dont les histoires
individuelles sont vraiment données comme telles, jamais
comme historiquement représentatives (du genre : le nazi et la
déportée, ou: le collaborateur et la Juive, comme dans les
films « rétro » de Cavani et Louis Malle). En ce sens, Cabaret
se trouvait tre anti-rétro avant l’heure. Par ailleurs, on n’y
trouve pas non plus d’effet « Autant en emporte le vent », of
le destin individuel se trouverait magnifié dans sa précarité et
sa singularité par la toile de fond historique (cf. le sublime A
Time to Love and a Time to Die de Sirk). Bob Fosse ne joue
pas la carte du mélodrame, l’histoire qu’il raconte dans le Ber-
lin du début des années 30 est comme une histoire moderne des
années 70, avec des jeunes gens « libérés », mais pusillanimes, Liza Minnelli dans Cabaret de Bob Fosse.

qui se font une histoire de vivre leurs penchants, avant de


s’apercevoir qu’il n’y a pas de quoi faire une vraie grande his- world is a stage ») sont réalisés par des artifices voyants de
toire de leur différence, qu’il y a toujours, au bout du compte, montage « signifiants », mais les deux espaces sont maintenus
les classes sociales, les riches et les moins riches, et derriére la distants ’un de autre, méme s’ils en viennent 4 se cogner l’un
levée de la « répression » sexuelle, horizon visible de Pennui. contre l'autre. Le personnage principal, Liza, veille elle-méme
Maleré le « Willkommen » initial du satanique meneur de jeu 4 ne pas mélanger travail et amour : son aventure avec Michaél
interprété par Joél Grey, le Berlin de Cabaret n’apparait pas York est tout 4 fait paralléle 4 son travail qu’elle ne dérange
. longtemps comme la Babylone fascinante du « tout est possi- pas, sauf a la fin (’enfant accepté, puis avorté).
ble », parce que les figures de ce « tout est possible » y sont On a renoncé au ressort classique du dilemme amour-travail.
rapidement montrées comme limitées en nombre. Michaél York et Liza Minnelli n’ont de difficulté a se rencon-
Si donc Cabaret ne raconte pas cela, que raconte-t-il ? trer que pour des raisons privées, hors-scéne. L’ alibi de la car-
Réponse : pas cela, c’est-a-dire, le réve et la désillusion a la fois riére ne peut pas leur servir 4 fuir la question de leur désir.
de ce « tout est possible ». Le personnage de Joél Grey fonc- Par rapport 4 ce compartimentage entre la vie du spectacle,
tionne dans ces deux sens : avec son air de tout savoir ce qui se sur scéne, et la vie privée hors-scéne, il y a une séquence du film
trouve derriére les histoires, ce qui s’annonce dans le futur, il justement célébre, qui brise les barriéres, et a laquelle les héros
donne a réver ; et en méme temps, il intervient comme rappel a assistent impuissants, Cette scéne libére une force incontrélée,
ja réalité, a I’épreuve de vérité : vérité du désir individuel, du monstrueuse, panique, liée 4 la musique, mais dont les séquen-
destin historique. Bien s@r, il fonctionne également comme ces de cabaret n’avaient jusqu’ici rien manifesté. Le cadre est
« rassembleur » 4 bon compte d’un certain flottement du récit exactement I’inverse du cabaret enfumé rempli d’une assistance
et du point de vue du film, en donnant une allure de destin 4 « décadente » : une sympathique auberge, en pleine nature,
tout ce qui se passe, avec son supposé-savoir qui entretient sous un soleil radieux. Un beau jeune homme blond et sain se
Pillusion que quelque part, a un certain niveau, il y aurait un léve au milieu des consommateurs et entonne d’une voix claire
sens supérieur, une communication entre tous les étages du un chant 4 Ja nature, aux paroles innocentes, que reprennent de
récit. Mais pourquoi pas, puisqu’il joue la son réle de meneur braves gens a Vallure honnéte. Le chant s’enfle et gagne
de jeu de spectacle, et qu’il n’est jamais dissocié de Ja scéne de Passistance, avec une sorte d’ébidence indiscutable. Il n’y a
cabaret sur laquelle il officie ? plus de scéne et de public, il y a quelque chose qui circule et qui
Ce n’est pas pour rien en effet si, en s’essayant a réaliser tout n’a pas de nom, qui semble naftre de la beauté m&me du soleil,
a la fois un renouvellement, une critique et un acte de décés de mais qui est la force écrasante du mal. Car le jeune homme
la comédie musicale classique américaine, Bob Fosse a adopté porte les insignes de la jeunesse hitlérienne, et le renouveau
le parti pris de circonscrire aux numéros de cabaret les inter- qwils chantent, les assistants l’appliquent bien sir au pouvoir
ventions chantées et dansées de son film (toutes, sauf justement nazi. A lui seul ce moment remet en perspective tout le reste du
celle dont je parle plus loin). En d’autres termes, les personna- film et son imagerie décadente, que Bob Fosse n’a garde
ges ne se metient pas 4 chanter en pleine rue, pas plus que Ja didentifier avec le nazisme, qui fut aussi une affaire de corps
scéne sur laquelle ils jouent ne prend des proportions irréalistes sains, de« braves gens » et de sentiments « naturels ». Mais c’est
a la Busby Berkeley. De la sorte, le cabaret est montré comme aussi, dans le film, le moment de vérité, celui par rapport
un espace de réve, un lieu fermé, mais ce lieu est évoqué de Ia auquel s’éprouve le spectacle du cabaret, remis 4 sa place. C’est
facon la plus réaliste possible. Dans cette vision réaliste du la que Cabaret touche A une autre dimension, rarement abor-
spectacle comme travail, et de la scene comme espace concret, dée au cinéma de maniére convaincante : celle of l’on verrait a
on retrouve semble-t-il un théme cher a ce danseur et chorégra- nu comment la musique, toute musique, parcourt et saisit
phe qu’est aussi Bob Fosse. Ainsi, tous les empiétements entre Vindividu, pour le meilleur et pour le pire.
la « scéne » et le « monde », dans les deux sens (pour repren-
dre les fameuses paroles de That’s Entertainment: « The Michel Chion
NOTES SUR D’AUTRES FILMS

LES 40° RUGISSANTS de Christian de Chalonge trimaran lancé dans cette course, on ne peut pas
(France 1982) avec Jacques Perrin, Julie Christie, dire qu’il bouleverse ’imaginaire marin et le cinéma
Michel Serrault, Gila Von Weiterhausen, Heinz d’aventure. N’importe quel film de corsaires des
Weiss, Jean Leuvrais. années 50 a plus de charme que ces Rugissants-la,
qui laissent au spectateur le temps de ruminer lente-
ment contre les avatars d’un cinéma ot visiblement
Personne ne sort grandi de cette aventure cinéma- rien, aucun des ingrédients, ne prend.
tographique qui restera dans l’histoire du cinéma L’échee est criminel dans la mesure ov le sujet
francais « commercial » comme une des plus foi- existe, histoire de ce marin qui invente un par-
reuses : ni le réalisateur, Christian de Chalonge cours (qui fait le mort pendant la course pendant
dont la mise en scéne et en images est d’une mol- que ses concurrents s’esquintent sur le Cap Horn)
lesse redoutable et le degré d’investissement dans le plus rapide pour arriver 4 bon port avant les autres
projet visiblement faible, voire proche de zéro. Ni est passionnante. Hélas, elle ne passe pas et Vidée
Jacques Perrin qui ne marque des points ni sous la du faux journal de bord, excellente, n’est pas soute-
casquette de producteur prenant des risques sur un nue une seconde par le film. De Chalonge a préféré
projet fou, ni sous celle de star filmée sous tous les la fadeur du petit complot médiatique (ah, il aime
angles, sortant de l’eau dans la scéne censée se pas- ca, les petites intrigues de bureau, les coups de
ser au Brésil (la meilleure du film, parce qu’il n’est gueule dans les salles de rédaction, les petites mani-
pas seul et que les indigénes hilares lui renvoient son pulations menées par des personnages un peu lou-
image assez grotesque) comme s’il était Ursula ches : voir L’Argent des autres) mené par Serrault
Andress rescapée d’un combat avec les requins, sur terre, au plaisir du grand large. Voila un
paranoiaque a souhait mais dont l’idée fixe et le cinéaste qui n’a pas le pied marin et qui, sans doute,
fantasmes ne sont jamais clairs pour le spectateur. le sait. Parler de talent de mise en scéne est absolu-
Ni les autres acteurs, tels Julie Christie dont le réle ment vain. Alors mettons la barre plus bas et par-
a été gonflé pour qu’un nom féminin (c’est tombé lons de ta griffe De Chalonge? Inexistante.
sur elle, mais cela aurait pu tomber sur n’importe Tout le film repose sur l’ambition du projet de Per-
quelle actrice) accompagne le nom des garcons a rin producteur et acteur, ne rencontrant aucun désir
Vaffiche, et Michel Serrault, pas mauvais parce de metteur en scéne en face pour le seconder, le dri-
qu’il ne sait pas (’étre, mais dont le personnage de ver, le manipuler, et sur l’idde que le spectateur,
journalistes scabreux montant le coup du détourne- ému par l’entreprise et le gofit du risque, va de
ment de la course avec Julien Dantec n’est pas assez maniére condescendante, venir sauver une entre-
poussé. prise filmique en pleine déroute. Erreur de calcul !
Quant au couple principal du film, l’océan et le S.T.

BUDAPEST BALLADE de Andras Jeles (Hongrie, Lac de Velence, s’y saoule au champagne et au
1978) avec Janos Opoczki, Mme Szekacs, Mme cognac, revient en stop 4 Budapest ou il se fait plu-
Levai, Istvan Ivanyi, Jozsef Farkas. mer en jouant au flipper dans un parc d’attractions,
paie une fille 4 un copain, puis finalement, se rend
A travers une journée de dérive d’un jeune a au commissariat. Ses pensées s’inscrivent en carac-
Budapest, c’est un portrait de la société hongroise, téres blancs sur une image en noir et blanc trés soi-
de sa hiérarchie et de ses valeurs, que nous présente gnée, comme le récit au passé de ce que nous voyons
Andras Jélés, d’ouvriers, de petits commercants, de au présent, l’explication ultérieure de son compor-
cadres, de parents, avec délinquance juvénile, pros- tement. La caméra en face de Laszlo se veut objec-
titution de mineures et librairie dissidente, les divers tive. Elle Pattrape au hasard dans un train, parmi an ninerony
modes de vie d’une cité, en méme temps qu’un d’autres visages de voyageurs, et décide de le suivre,
témoignage prudent sur le refus de s’assimiler de la de méme qu’a la fin du film elle se met 4 suivre un
jeunesse, le refus de suivre l’exemple des parenis, autre homme, plus 4gé, qui sort du commissariat
sujet qui faisait défaut dans la semaine du cinéma quand Laszlo y entre, Elle reste donc 4 la surface de
hongrois de Pécs, cette année, bien que plusieurs ce visage, sans chercher a la pénétrer, 4 en dévoiler
films y faisaient allusion. Laszlo détourne l’argent l’énigme sinon dans les intertitres, 4 la troisiéme
d’un mandat qu’il était chargé de déposer a la personne, 4 Ia facon d’un rapport de justice.
poste, préférant se payer du bon temps avec. Ii En réalité, ce n’est pas une typologie de la société
achéte des giteaux pour sa mére malade, en donne hongroise en 1982 que nous dresse Budapest Bat-
un peu a une tante irascible, s’offre un repas a fade, mais le portrait-robot d’un jeune pas encore
T’Hotel Hilton, des revues occidentales, roule en intégré socialement, tel qu’il a pu se composer a
taxi, fait une virée avec un copain sur les rives du partir du témoignage des gens qui l’ont vu et classé
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dans leur hiérarchie des valeurs : un chauffeur de parce que tous les citoyens se conduiraient en flics
taxi, le convoyeur avec qui il travaille, sa mére et sa des autres. De la une soumission de tous a l’ordre
tante, des policiers, un couple de cadres préoccupés public — Laszlo se rendant de lui-méme au commissa-
d’économie et d’écologie, des restaurateurs escrocs riat, En général, les raccords dans l’axe signifient
4 la petite semaine, un dissident, des délinquants... un écoulement du temps sans changement de situa-
Tout d’une certaine facon est dit dans la séquence tion : les heures ont passé, ¢a n’a pas évolué, on
du générique, quand le jeune garcon se fait disputer repart a zéro. Dans Budapest Ballade, cette signifi-
par un vieil homme ou une vieille femme et que la cation dérape : en fait, c’est l’axe d’observation qui
caméra se trouve aux cétés de cet ancien. Budapest ne change pas. Laszlo reste toujours dans ]’axe, dans
Ballade est fait sur Phypothése d’une société hyper- la mire, mais, si les témoins changent, le regard
surveillée, hyperfliquée, en raison d’une pratique reste le méme, soutenu et assuré de la présence de la
généralisée et continue de !a délation — ot la caméra. Le tort de celle-ci est de rester 4 l’intérieur
répression policiére serait peu visible, méme si la de cette stéréotypie, ol chacun se cantonne dans
présence de ses agents est constamment rappelée, son réle. Y.L.

JEUX D’ESPIONS (HOPSCOTCH) de Ronald assurer le coup. Ils s’en acquittent fort bien. Walter
Neame (U.S.A. 1982) avec Walter Matthau, Glenda Matthau est savoureux dans son réle de viei] agent
Jackson, Sam Waterston, Ned Beatty. de la C.LA. qui, s’estimant injustement mis sur la
Faible, certes, mais bien abréable a voir. L’affi- touche, écrit ses mémoires, histoire d’éclabousser
che, fort raccoleuse, en nous offrant un Walter. les services secrets concernés de leurs sinistres
Matthau prenant une pose a la James Bond (son magouilles. La C.I.A. et le K.G.B. sont alors a ses
revolver phallus passablement ramolli) et flanqué trousses mais i] les sémera aux quatre coins du
d’une Glenda Jackson & la cuisse avantageuse, monde. A ses cétés, complice de toujours, Glenda
pourrait laisser croire 4 une mascarade lourdingue, Jackson laisse tomber salutairement son voile ultra
a une pitrerie de potache avec humour référentiel et compassé de grande « lady » romantique. On
comique au second degré. En fait, non. Au lieu de regrettera seulement une petite erreur de « cas-
jouer la carte de la parodie franche (type Casino ting ». Méme si Ned Beatty est convaincant dans
royale de Huston), systématiquement ricanante, le son réle de petit parvenu teigneux et républicain,
film, avec un humour certain (ce qui vaut bien tous ennemi juré de son subordonné et néanmoins
les ricanements), nous offre un hommage sincére et démocrate Walter Matthau, on ne peut s’empécher
réussi a Ja veine du film d’espionnage. La mise en de penser & ce qu’Herbert Lom (confiné 4 Pétroit
scéne de Ronald Neame, excessivement discréte, dans le rdle d’un agent du K.G.B.} aurait pu nous
toute de prudence académique, méme si elle offrir. Formé a I’école des « Panthére rose » ot il
n’entame pas le capital humour de ses comédiens composait cette inoubliable figure de grand mono-
(c'est déja ca), prend rarement des initiatives au maniaque, on l’imagine déja arpentant les décors de
sens oti la mise en scéne d’un Blake Edwards, lais- la C.1.A., clignant des yeux, commencant 4 piquer
sant du champ 4 ses acteurs, savait faire de leur sa crise puis hurler 4 la cantonnade : « I want to kill
espace de jeu un tissu de gags 4 la mesure de leur Matthau ». Mais ce n’est sans doute que partie
comportement. Dés lors, restent les acteurs pour remise. C.T.

UN MATIN ROUGE de Jean-Jacques Aublanc gés. Question : faut-il tenir parole ? I] y a du pour
(1982) avec Claude Rich, Michel Duchaussoy, Jac- (« on a juré - na ! ») et il y a du contre (« mais on
ques Fabbri, Maurice Garrel, Victor Garrivier, était si jeunes! »). C’est Chaumette qui avait
Marie Trintignant, Maurice Ronet. trahi : trés noblement, il vient recevoir la juste balle
qu’il mérite sous ]’ceil médusé du village. Huis-clos
Terrifiante cette resucée du vieux, trop vieux scé- supposé étouffant, féte populaire avec une jeunesse
nario « Marie Octobre » (Duvivier, 1959). Dans le hiératique dansant des sardanes évaporées, lourd
passé, il y avait de la guerre et du trauma. Dans le souci des ainés et innocence des jeunes, musique
passé, il y avait un groupe d’adolescents et parmi aigrelette de Branduardi, etc. Le pire, <’est que ce
eux, un traitre. On a juré sa mort. Plus de trente ans film de vieillard aigri-type est un premier film. La
passent, le secret est percé par hasard. Claude Rich, QF aurait-elle sa reléve ? Duvivier serait-il vengé ?
le grand inquisiteur pétri de morale et de tics, con- Mais méme Duvivier mérite mieux que ¢a.
voque les autres : des hommes faits, dé-faits, ran- S.D.

MAD MAX II de George Miller (Australie 1982) plan de La Planéte des singes de Schaffner. A force
avec Mel Gibson, Bruce Spence, Vernon Wells, de jouer avec le feu et du fait de l’incurie de leurs
Emil Minty, Mike Preston. politiciens les terriens se retrouvent a l’époque de la
guerre du feu, sauf que la denrée rare, le produit de
On reconnait bien dans Mad Max IT les principa- luxe ef de premiére nécessité est le pétrole.
les qualités de Mad Max I : une incroyable énergie Pas difficile d’imaginer Max qui a déja perdu sa
émane du récit et des personnages, le rythme fic- famille dans le premier épisode (entigrement massa-
tionnel est toujours soutenu, les ingrédients mytho- crée par une bande de motards} fou de rage, de
logiques sont follement intégrés a la mise en scéne ; haine et de vengeance sur les routes du monde dans
on y reléve méme un certain sens des situations épi- cette situation apocalyptique. Mais pas si simple de
ques. Le film démarre magnifiquement sur des ima- lui trouver un emploi 4 sa mesure. Visiblement Mil-
ges d’actualité ot est résumé en quelques courtes ler a hésité entre celui de justicier défenseur des
minutes J’essentiel des événements violents ayant bons et de solitaire exclusivement accroché 4 son
récemment secoué la planéte. Le noir et blanc de destin. Mad Max H est un compromis des deux
ces films alors que ces séquences ont souvent été caractéres et s’il parvient 4 consister c’est sur fond
tournées en couleurs, précipite notre époque dans de misanthropie 4 haute dose. Les baba-cools tra-
les limbes d’une époque révolue et produisent un vailleurs et motorisés tenants de la survie et restes
fulgurent effet de table rase qui place les images qui de la civilisation ne sont pas vraiment plus convain-
suivent dans un « aprés-monde » définitif, selon un cants que les motards adeptes d’un monde barbare
régime aussi paranoiaque que l’inoubliable dernier et perdu lancés a leurs trousses. Et s’i] apparait ala
62° NOTES

fin que tout ce récit nous était conté par un enfant, lant. Nostalgiques ils contemplent les dépliants tou-
Miller prend bien soin de Pinscrire filmiquement ristiques d’un bord de mer ou autrefois les popula-
comme enfant sauvage pour qui l’espéce humaine tions semblaient heureuses. Triste avenir que celui
est une étrangére. Cette idéologie réactive produit ou la folie des hommes aura été telle qu’il ne restera
pourtant une étonnante séquence : les couragenx plus que la publicité comme témoignage du bon-
survivants de cet « aprés-monde » veulent fuir leur heur de vivre. Pas de quoi adorer ’humanité, en
environnement hostile (les motards qui veulent leur effet, Max.
carburant et leurs vies) vers un endroit plus accueil- S.L.P.

THE FRENCH de William Klein (France 1982) plus prés, elle aussi, de ce qui est filmé. On entend
film de documents sur les championnats de Roland le dialogue de Mc Enroe et de ’arbitre comme dans
Garros de 1981. un film de fiction, le moindre plan de baise-main
piqué au vol dans la foule est aussi net et précis au
Qu’y a-t-il 4 filmer, dans un tournoi de tennis son gn’a \"image.
aussi couvert par les media que les Internationaux Ce parti pris de proximité — tenu avec un réel
de Roland Garros, qui vaille la peine de mobiliser 3 talent — s’accompagne curieusement d’un parti
équipes de tournage 16 mm ? Certainement pas les pris d’ubiquité qui frise ’éparpillement : tout se
matches eux-mémes car la télévision le fait trés passe comme si on était, 4 chaque plan, au plus prés
bien, elle aura toujours l’avantage de la durée et, de quelqu’un mais qu’il faille aussitét le quitter
cela va de soi, du direct : aucun « digest », aussi pour aller au plus prés de quelqu’un d’autre. Ubi-
réussi soit-il, ne pourra jamais remplacer le plaisir quité et proximité permettent 4 William Klein de
de suivre un match dans sa durée réelle, comme une montrer la pullulation de tous les micro-rituels, plus
guerre des nerfs et d’usure. Sagement William Klein ou moins dérisoires ou pathétiques qui se croisent 4
n’a pas essayé avec son équipe de 25 personnes de se Voccasion du Grand Rituel, le seul qui intéresse Ia
mesurer & ce qui, dans le dispositif télé, coincide télévision. Et c’est ce qui est le plus réussi dans le
quasi-ontologiquement avec la structure spectacu- film : tout montrer a égalité d’attention, un rituel
laire d'un match de tennis comme face-d-face, mondain, un soin médical, un acte magique, un
comme épure de duel. I! a choisi de filmer plutét les revers foudroyant.
a-cétés (le public, les anciens joueurs, les journalis- Reste qu’au bout de ces deux heures et quelques,
tes, les entraineurs), Jes coulisses (les vestiaires), les qui se regardent avec un plaisir égal, on ne peut
cris et les chuchotements, tout ce qui ne peut se sai- manquer de se poser 4 nouveau la question initiale :
sir que dans la proximité des corps et des voix. Ce la description de tous ces 4-cdtés — méme réussie —
que la télé est condamnée a filmer de loin, comme apporte-t-elle au spectacle du tennis quelque
une guerre, (méme si elle s’approche de quelqu’un, chose qui en vaille la peine ? Il est permis d’en dou-
c’est avec la distance et la surdité du télé-objectif), il ter. Qu’une fois passée la porte des vestiaires, les
va ie filmer au plus prés, 4 image ef au son. Car la demi-dieux du court’ soient des hommes comme
vraie surprise de ce film, ce n’est pas la prise vous et moi, on s’en doutait bien un peu. Fallait-il
d’image (on connaissait déja le talent de William vraiment aller voir ce qui se passe dans les
Klein et de ses coopérateurs : Nurith Aviv, Yann Le coulisses ?
Masson), c’est la prise de son qui est toujours au A.B.

THE WALL de Alan Parker (1982) avec Bob Gel- sont pas vraiment référées par le spectateur 4 un
dof dans le réle de Pink sur la musique du disque sujet vivant et souffrant, elles ont I’impersonnalité
The Wall des Pink Floyd. de la bande-annonce, ot des choses arrivent 4 des
gens qu’on ne connait pas (je sais, cette comparai-
Cela commence bien : la musique des Pink Floyd son d’un film avec sa bande-annonce revient sou-
dans leur période post-psychédélique, associée au vent dans les Cahiers, c’est peut-étre que de plus en
réalisme de la peinture de la deuxiéme guerre mon- plus de films aménent ce rapprochement). C’est
diale, ou de la vie du collége anglais (scénes aussi béte que cela, mais il est difficile de faire par-
d’enfance), ou de la vie solitaire du héros, Pink - tager des sentiments trés forts 4 un spectateur de
cela produit un écart tout 4 fait passionnant, géné- film sans le support d’une véritable histoire. Il faut
rateur d’effets troublants et parfois terribles. Et 1a, dire aussi que le scénario de Roger Waters n’est pas
Roger Waters et Alan Parker ont trouvé un style trés passionnant et qu’il accumule les images d’Epi-
nouveau et fort de film Pop (il y avait déja, it est nal sur la répression sociale et familiale. De la
vrai, dans Hair, de Forman, la belle séquence du méme facon, i! y a des choses superbes dans les
départ des recrues pour le Vietnam), Puis quand on séquences d’animation de Gerald Scarfe, mais aussi
bascule définitiverment dans Ponirisme, le fantasme un imaginaire trés convenu de sexe et de violence.
perpétuel, cela devient banal, monotone, d’oi la On pense qu’on aimerait revoir isolément certai-
surenchére d’effets de montage-choc, d’images vio- nes séquences dans des anthologies futures du type
lentes. On dit d’un instrumentiste qu’il « écrase » BS était une fois a Hollywood, qui savent metire en
sa sonorité quand il appuie trop celle-ci sans arriver valeur certains numéros extraits de films un peu
a ja faire porter, a Ia faire respirer, et qu’il se piége trainants ou faibles. On y trouverait peut-étre alors
lui-méme dans son excés, Au bout d’un certain des perles.
temps, la réalisation du film devient écrasée, sans N’importe : il y a quelque chose de fort qui se
écho. Pourtant, on aurait vraiment aimé The Wall cherche ici, un cinéma d’expression musicale et lyri-
autrement que par bouts. que, qui refrouverait Ja liberté d’association du
Dans Hair, justement, Milos Forman, qui pour- cinéma muet, entre Eisenstein et le film publici-
tant adorait la musique du spectacle, avait tout de taire : mais n’y a-t-il pas d’étroits rapports, entre
méme veillé 4 batir une solide histoire, qui faisait La ligne générale et le film publicitaire ? Ou inver-
qu’on s’attachait aux personnages, et décuplait la sement, le film publicitaire (que Parker a beaucoup Les notes ont été rédigées par
force émotionnelle des numéros musicaux. Ici, pratiqué) n’est-il pas un refuge d’une certaine Alain Bergala, Serge Daney,
Pink, le personnage-prétexte ne nous est pas pré- invention formelle et musicale qui a déclinée depuis Michel Chion, Yann Lardeau,
senté, ne nous est rien (sauf quand il est enfant), ila la fin du muet ? Serge Le Péron, Charles Tesson,
Pair d’un figurant, si bien que les images du film ne M.C.° Serge Toubiana.
ENTRETIEN AVEC CLAUDE CHABROL 63
Suite de la page 14 les bétes se conduisent bétement et les intelligents se conduisent
Cahiers. C’est un peu le cété artisan chez vous, mais il y a intelligemment. Je trouve ca épatant ! L’intelligence a d’autres
aussi l’aspect auteur. L’idée du couple, de l’amour et de quel- défauts mais d’un seul coup, elle ne se transforme pas en idio-
que chose qui met en danger l’amour, la complicité qui s’établit tie. S’ils accomplissent un acte idiot, ils réalisent au moins que
plus fort quand le crime a eu lieu... c’est un acte idiot peu de temps aprés. Trés souvent, dans des
mélos, on voit des gens qui font des bétises et ils ne s’en rendent
Chabrol. Oui, oui. pas compte et le méchant est la, derriére la porte et, A cause de
l’intrigue, ils ne le savent toujours pas. Et ca, c’est pour l’intri-
Cahiers. Vous avez parlé tout 4 ’heure de tragédie grecque, gue, ¢a plait bien.
est-ce que c’est yraiment une référence qu’il faut bazarder aussi
vite ? Cahiers. La deuxiéme idée fausse, c’est votre paresse qui est
un mythe absolu ?
Chabrol. 11 ne faut bazarder aucune référence. De toute
facon je suis socratique de formation et ne comptez pas sur moi Chabrol. Je suis paresseux quand je commence un scénario,
pour analyser... Alors Ja, il n’en est pas question. je n’aime pas faire des ratures, donc la mise en train est trés
Oui, le couple... Le couple correspond la plupart du temps a longue. Mais les gens qui vivent avec moi ne me trouvent pas
mes films bourgeois, voyez-vous, parce que c’est 14 ot il yena paresseux ; nonchalant oui. En tout cas au moment du tour-
Je plus de ces couples qui n’en sont pas tout a fait et qui finis- nage, je ne suis certainement pas paresseux. Cette idée doit
sent par le devenir 4 partir du moment ov ils sont obligés venir du fait que j’essaie d’éviter que tout soit trop tiré au cor-
@accomplir des actes qui les sortent de leurs habitudes. Dans deau. J’ai tendance 4 tirer au cordeau, comme je le sais,
La Femme infideéle, le type est moins bourgeois a la fin qu’au jessaie de l’éviter, ca peut done donner l’impression d’une
début — on prend bourgeois dans le sens caricatural. Encore espéce de je m’en foutisme, c’est le revers de la médaille. Alors
que si la bourgeoisie c’est la possession, il conserve son carac- que ce n’est pas du tout le cas, au contraire. La premiére opéra-
tére possessif. tion consiste 4 faire comme ces braves gens aimeraient que ¢a
soit fait et la deuxiéme opération consiste 4 déplacer immédia-
Cahiers. Moi je sais qu’en voyant tous vos films, ce ne sont tement les choses pour que ce ne soit pas trop comme du Louis
ni les thémes ni certains sujets qui me semblent évidents, mais Malle, qui tire au cordeau.
le plaisir de tranformer en cinéma n’importe quoi, n’importe
quelle donnée de départ, que les degrés de qualité n’ont pas Cahiers. Ca vient peut étre aussi de ce que les gens pensaient
d@’importance. au début de voire carriére que vous feriez des films d’auteur
Chabrol. Absolument, ¢a c’est vrai, les degrés de qualité, revendiqués, ambitieux. Or, vous les un peu en deca de ce
surtout qu’ils varient avec les moments - tel état A 3, le lundi quwils attendaient au départ. Surtout par rapport & ce que les
devient B 2 le jeudi... Je ne crois pas beaucoup, enfin si, il y en autres cinéastes de la Nouvelle Vague ont revendiqué : le statut
de maitre aprés Dieu sur les films, ne faire que les films qu’ils
a qui doivent étre mieux que d’autres bien évidemment mais je
voulaient, etc.
m’en fous. Mais quand il y a une bonne vérité non pas assénée
mais détruite, c’est-a-dire une bonne certitude battue en bré- Chabrol. i m’est vraiment difficile de revendiquer quoi que
che, je suis content. C’est ca mon truc en fait : c’est d’enlever ce soit, on ne peut pas revendiquer le fait d’étre un auteur. Ce
les certitudes. n’est pas av cinéaste de le dire} De plus je ne fais pas de
cinéma d’auteur parce que j’aime bien utiliser les genres. Je
Cahiers. Je pensais gu’il y avait deux idées recues sur vous et trouve que c’est pratique pour attirer le public. Et il est trés dif-
vos films, c’était d’une part, a vos débuts que vous vous inté- ficile d’étre consacré auteur quand on travaille dans les genres.
ressiez @ la bétise, ce qui était assez commode... Moi, je ne m’attends a étre considéré comme auteur qu’aux
alentours de la soixantaine. Je me vois encore hélas, prés de dix
Chabrol. C’est moi qui l’avait dit, c’était au moment des
Bonnes femmes ot on me disait : vous n’avez pas honte de ans A ramer comme cinéaste de confection. Aprés, ca viendra
montrer des gens aussi cons ! Et je répondais que je montrais peu a peu « le brave pépére en définitive qui n’a pas trop démé-
les gens tels qu’ils sont et que de toute fagon la bétise est bien rité ». Tl y a une espéce de sympathie, de larme 4 Poeil qui va
plus intéressante que la paresse ou que l’intelligence n’a pas de apparaitre, ¢a sera trés agréable et trés bien. D’ ailleurs, il com-
mence 4 y avoir la larme a |’ ceil.
limite, pas de fond. Ce qui est un peu vrai. Je reste persuadé
qw’un vrai con, c’est trés dangereux, et les braves cons, je n’y
crois pas beaucoup. Cahiers. L’effet produit par la rétrospective au Studio 43
vient du fait que vous avez fait beaucoup de films. Et il est
Cahiers. Mais connerie et bétise, c’est trés différent. La con- impossible de ne pas voir ce qui fait systéme... Les cinéastes qui
nerie c’est en général agressif, les gens vaguement conscients ont commencé aprés vous dans les années 70 ont fait tellement
qu’ils le sont, sont trés méchants alors que la bétise c’est une peu de films...
situation et il arrive que les gens intelligents sont dans une Chabrol. Dans le cinéma, il y a wn probléme, c’est que ce
situation de bétise absolue. nest pas gratuit, et c’est donc un miracle qu’on ait l’argent
Chabroil. Dans mes films il n’y a jamais un type intelligent nécessaire pour faire ce qu’on veut faire. Et puis quelquefois,
qui se conduit d’une facon béte, ni un type béte qui se conduit on en a trop comme ¢a m’est arrivé pour Les Liens de sang. Et
d@’une fagon intelligente ou rarement, parce que je hais... C’est on le dépense. Et 1a, le film est arrivé tel qu’il devait atre !
vraiment une chose qui me débecte, c’est quand on fabrique
une intrigue de film of un type se conduit de fagon 4 peu prés Cahiers. De quels cinéastes francais yous sentez-vous
proche ?
raisonnable et d’un seul coup, fait des conneries pour faire
avancer l’histoire. Ca me révulse. Je ne sais pas si vous avez vu Chabrol. Pialat. Pas proche mais disons intéressé. Et puis le
ce film sublime de Chaplin, L’Opinion publique od c’est une réalisateur de Paradiso, Christian Bricout. Je suis plus inté-
des rares fois ob je vois des gens se conduire dans une situation ressé par des cinéastes qui font des choses que je n’ai pas envie
qui est bateau, de facon intelligente. C’est vraiment un film 1a- de faire que par ceux qui font ce que j’ai envie de faire car ma
dessus : ils se conduisent de facon intelligente. C’est-a-dire que vanité naturelle me donne 4 penser que je le fais beaucoup
64 ENTRETIEN
mieux qu’eux. Normal ! C’est pour ca qu’on finit par avoir le Cahiers. C’est comme Le train sifflera trois fois !
culte des morts, ils ne sont pas génants.
Chabrol. Oui, le principe du scénario est celui d’un Buster
Keaton. Le héros, « Oh, on veut me tuer, venez m’aider »,
Cahiers. Vous ne trouvez pas que le culte des morts est un
« Tintin » (un bras d*honneur), « toc toc toc, dites-moi, y a le
peu exagéré dans les films aujourd’hui ? Il y a un poids de ciné-
voisin qui veut pas m’aider, venez m’aider, on veut me tuer »,
philie, qui est conscient maintenant et pas du tout ludique.
« Tintin » (bras d’honneur), « toc toc toc il y a untel et untel
Chabrol. Oui, c’est ca qui est un peu génant. Mais d’un autre qui veulent pas m’aider... », et ca dure prés de deux heures.
cété, essayons d’imaginer, ce qui est en train de se créer, une
cinéphilie moderne, c’est assez effrayant ; on retrouve la pub, Cahiers. Moullet disait qu’il trouvait ¢a honteux et que
ce sont des films de pub ! Le cinéma est encore récent et a tout Hawks avait résolu le probleme dans Rio Bravo en disant « on
a inventer, mais cette espéce de visualisation 4 outrance prend ceux qui veulent se battre et on oublie le reste ». Hawks
d@effets choc, brutaux de plan 4 plan, je ne pense pas que ce lui-méme avait d’ailleurs dit qu'il avait fait ce film tellement il
soit une voie trés intéressante. Ca a déja été fait, je crois que détestait Le Train sifflera trois fois.
c’est par 14 que Lelouch a commencé. C’est plutét aller en
Chabrol. Je vous signale que la méme aventure est arrivée a
arriére qu’en avant. II y a un film qui m’a beaucoup intéressé
nos célébres prédécesseurs Racine et Corneille avec Androma-
parce que choqué, c’est Les Aventuriers de l’Arche perdue, je
que et Pertharite. Pertharite, c’est assez décevant, mais, au
le trouve horriblement mal foutu, peut-étre que je me trompe,
deuxiéme acte, le vieux Martian (équivalent d’Oreste) se trouve
mais je persiste et signe. Il y avait un matériau gigantesque au
niveau des idées de script, les deux tiers passent 4 l’as, certaines en face d’Hermione qui lui dit « Mon cher Martian, si vous
voulez me faire plaisir, aller tuer Grimoald (équivalent de
choses qui devraient étre formidables ne passent plus, et en
Pyrrhus), et il lui répond « vous me prenez pour un imbécile, si
définitive ¢a ne marche que sur le dernier gag de chaque
je vais le tuer, étant donné que vous étes amoureuse de lui,
séquence, et sans aucune raison parce que les autres gags sont
vous ne viendrez plus me voir et je suis capable de devenir cin-
souvent meilleurs que le dernier qui est un peu systématique et
glé ». En trois vers, il refuse de jouer Andromaque ; je trouve
facile & trouver. Je trouve qu’on est vraiment loin de Dreyer.
¢a assez beau, méme si la piéce est décevante par ailleurs. Et
e’est ce qu’a fait Hawks : Rio Bravo serait son Pertharite, mais
Cahiers. Ei le cinéma américain, ca vous intéresse toujours
c’est mieux que Pertharite.
autant gu’avant ?
Chabrol. Il y a de beau films encore. Qu’est-ce que j’ai vu de Cahiers. Et ce gue l'on a appelé La Nouvelle Qualité fran-
bien ? C’est affreux parce que dans le temps, il ne me serait pas caise, qu’en pensez-vous ?
arrivé de chercher, j’aurais trouvé tout de suite. J’ai vu un film
Chabrol. Moi, je n’aime pas beaucoup, mais j’ai lu dans des
qui m’a bien plu, il y a déja un moment, qui s’appelle Le Con-
articles sur Les Fant6mes du chapelier que certains pensaient
cours, film extrémement habile sur son sujet : une histoire de
que mon film en faisait partie, et du coup je trouve ¢a formida-
pianiste, le sujet le plus casse-gueule et le plus con que Ia terre
ple ; je ne vois pas trés bien le rapport, j’essaie de voir 4 quoi ca
ait porté, et qui était aussi beau qu’un bon film russe dans le
correspond dans leur esprit, mais je n’y crois pas. Moi, je pen-
bon sens du terme, pas les grosses machines mais les films des
sais que c’était des produits, des beaux produits. Mais si mon
petites Républiques Soviétiques, la Géorgie, les petis contre-
film en est, alors je trouve que cette NOF est bien meilleure que
bandiers, ceux 1a sont formidables, ils sont marrants, méme
s’ils ne sont pas toujours bons.
Vancienne !

Cahiers. Justement, n’est-elle pas meilleure ?


Cahiers. Seriez-vous toujours d’accord avec la théorie que
vous aviez élaborée dans les Cahiers sur les grands et les petits Chabrol. On cite comme exemple type de la NQF, Granier-
sujets ? Deferre, je trouve que c’est plutét meilleur que Delannoy.
Chabrol. Assez, pas complétement, mais quand méme... En
Cahiers. C’est le pire ! Disons Duvivier, Decoin ? C’était
tous cas, j’ai revu le film qui m’avait servi de support, Le
intéressant...
Monde, la chair et le diable, de Ranald Mac Dougall, c’est tou-
jours aussi nul. Chabrol, Duvivier était fou. Decoin, c’était maladroit. Ilya
avait Yves Allégret qui en faisait partie aussi, mais je ne vois
Claude Chabrot avec Sylvia Kristel pas pourquoi, parce que ses qualités n’étaient justement pas
sur le tournage de Alice ou fa derniére fugue
typiques de la QF. Il y avait aussi Aurenche et Bost et alors il
iF ye faudrait savoir si Tavernier, maintenant fait partie de la NQF.

Cahiers. Pour moi, oui.


Chabrol. Ca viendrait alors de Pinfluence d’ Aurenche...

Cahiers. Oui c’est fa méme mentalité, la méme noirceur un


peu systématique dans la vision comme dans Coup de torchon.
Chabrot. A part la scéne de l’éclipse que je n’ai pas bien
comprise, j’ai trouvé le film dans l*ensemble assez dréle. Il y a
un passage formidable, c’est la scéne du cinéma en plein-air.
On voit Alerte en Méditerranée, et comme les personnages sont
derriére V’écran, les troupes saluent le gouverneur de la main
gauche.

Cahiers. Malgré vos affirmations « je ne regrette rien », n’y


a-t-il pas certains de vos films qui vous ont tenu @ coeur et qui
AVEC CLAUDE CHABROL 65
n'ont intéressé personne, par exemple Ophélia ou L’ceil du bien ! », Pingénieur du son : « s’il parle avec la main devant la
malin ? bouche, on ne pourra pas l’entendre, il faut enlever cette
main » ; « Ah bon, trés bien, qu’il enléve la main » ; le déco-
Chabrol. Je ne peux pas dire que ca m’ai affecté, ca me fait
rateur : « i} ne peut pas étre debout sur le lit quand il fait sa
plutét rire. Ca ne m’affecte que si ca m’empéche de faire mon
film suivant ; sinon je me dis plutét : « ils auront l’air malins déclaration d’amour au curé... » « Ah bon... ». Et peu a peu,
le film se fait. Il y a donc des réalisateurs qui ont fait des carrié-
quand ils sauront que c’est bien ! » Ce n’est pas modeste ! Il y
res prestigieuses et dont je pense qu’ils ne savaient rien faire.
ace viewx mot de Stendhal. « Avoir du succés dans immeédiat
vous expose au ridicule pour le reste du temps ». Ce qui est un
Cahiers. Ce qui est amusant, c’est que les cinéastes de la
peu vrai, il faut faire attention...
Nouvelle Vague, qui sont partis de la politique des auteurs
disent tous aujoud’hui qu’ils ne veulent pas étre des auteurs,
Cahiers. Lui qui a révé du succés comme un fou...
quils veulent faire un film aprés autre, aussi bien Godard,
Chabrol., Oui, il était moins sincére que moi dans un sens. I] Rivette que Truffaut, et que les cinéastes de la NQF tiennent le
m’empéche qu’on revoit certains films maintenant qui sont A se discours inverse, alors qu’ils sont trés peu personnels.
taper le derriére contre la suspension : je pense aux Amants de
Chabrol. On ne peut pas se dire auteur, c’est la méme chose
Louis Malle — je n’ai rien contre Louis, c’est un cinéaste que
que pour le type qui se dit poéte, seuls les autres peuvent le
j’estime, le probléme n’est pas 1A — qui était un bon film a
dire. Autrefois, il y avait bien des gens qui mettaient sur leurs
Vépoque ov il est sorti ; le film est repassé & la télé avec un
cartes de visite « homme de lettres ». Et pourquoi pas homme
débat en présence de José Luis de Villalonga et d’autres per-
de chiffres ?
sonnes qui avaient participé au film, et 4 la fin de la projection,
ils avaient honte, je les ai vus !
Cahiers. 17 y a un de vos films dont j’aimerais parler, c’est
Alice ou Ja derniére fugue, un film «trés personnel,
Cahiers. A l’époque déjé aux Cahiers on disait que ce film
métaphysique.
était pas si bien que ca.
Chabrol. Fai eu un probléme avec ce film. Au départ, je ai
Chabrol. Mais on ne disait pas que c’ était ridicule. Or main-
monté avec des copains qui se lan¢aient dans la production. Je
tenant ce Sextuor de Brahms qui ponctue les ébats des amants !
les ai aidés grace 4 une combine avec les pays anglo-saxons,
Mais peut-étre aprés tout s’en est-il servi comme un jeu de
j’avais obtenu l’accord de Shirley Mc Laine et Laurence Oli-
mois, comme logomachie et qu’il a pris cette musique parce
vier. Mais & ce moment-la, mes copains sont entrés en contact
qu'il y avait le mot sexe dedans. Au cinéma, il arrive qu’on
avec Lépicier qui leur a expligué que ce qu’il fallait en France
fasse une image qui représente une locution. Par exemple dans
c’était Sylvia Kristel et Charles Vanel. Et moi, j’ai obéi, en leur
Les Fantémes du chapelier, il y a une scéne censée faire com-
expliquant qu’ils avaient tort. Mais du coup, quelque chose a
prendre que le meurtre commis par le chapelier sur sa femme,
disparu du film : la progression des malheurs d’Alice corres-
quoique spontané, était mfrement réfléchi. Eh bien, j’ai filmé
pondait a la progression d’un cancer généralisé. Mais hélas, ce
le chapelier dans une glace : 4 partir du moment o2 il est mon-
tré dans une glace, il est réfléchi, voila. n’était pas possible a faire avec Sylvia, qui a d’autres qualités
mais n’est pas une comédienne dans le sens dramatique du
terme. J’ai di couper trois répliques et c’est devenu trés désin-
Cahiers. Lang faisait ga. Dans Le Testament du Docteur
carné et il y a des scénes qui paraissent bizarres, comme quand
Mabuse, /es scénes embrayent souvent l’une sur Vautre par un
Jeu de mots, un rébus, Je médecin vient faire une pigire, on se demande vraiment
pourquoi, alors que ca aurait été parfaitement compréhensible
Chabrol. Je me souviens du ticstac de la bombe qui enchaine avec la dimension supplémentaire qu’aurait pu apporter Shir-
sur le type qui casse son ceuf : tic tic tic, toe toc toc. ley Mc Laine, On m’avait par ailleurs fait remarquer que ce
cété «longue et douloureuse maladie» n’était pas irés
Cahiers. Dans Les Fantémes, on accepte le meurtre a cause commercial.
des gémissements de la femme, qui sont insupportables.
Cahiers. Vous repensez parfois aux Etats-Généraux du
Chabrol. Oui, on ne peut plus l’entendre. cinéma en 1969, et au projet N° 4 ?

Cahiers. Et justement faire crier une actrice de la sorte, c’est Chabrol. Passer au cinéma gratuit ? On y arrive, ca vient
impensable dans la NQF, ¢a serait emblématisé dans une scéne doucement et d’ici une quinzaine d’années on y sera. On avait
une fois pour toutes. C’est sur la durée que la QF est diffé- une avance raisonnable. Proudhon était bien plus en avance !
rente, le dialogue c’est des mots d’auteur, et la scéne, Vimage C’est formidable, ca tient complétement debout. En France, ca
qui résume... viendra par Ja télé. Les écrans vont s’agrandir, les gens vont
s’inviter les uns chez les autres A voir des films. Ils serviront des
Chabrol. Dans La Vérité sur Bébé Donge, il y a justement un rafraichissements. Certaines projections seront meilleures que
élément de QF qui gache tout. La vieille dit « Le bonheur vous d’autres. Ils finiront par étre soixante dans certains endroits, et
va bien » et a la fin on retrouve la méme proposition inversée pour que tout le monde puisse étre servi, une petite participa-
« le malheur vous va bien », c’est affreux. tion aux frais sera demandée. Les salles de cinéma serviront
alors aux retransmissions des matches de fooball, je pense que
Cahiers. Ce genre de choses ne vient pas du cinéma, du c’est comme ¢a que ¢a va se terminer.
tournage.
Cahiers. Quel type de production peut viser un public de 60
Chabrol. Je ne sais pas d’ob ca vient, probablement dun
scénariste... amis, quel genre d’histoires peut-on leur raconter ?
La mise en scéne est le seul métier qui puisse se faire sans Chabroi, 1) ne faut pas s’en préoccuper. I] y a deux éléments
qu’on sache le pratiquer. C’était la théorie de Welles. 1 y aura trés importants pour le public: 1) leur garantir qu’ils vont
toujours un opérateur pour vous dire : « vous ne pouvez pas comprendre 2) comprendre sans réfiéchir. Et 1a c’est plus diffi-
mettre la caméra derriére le mur, vous ne verrez pas !’acteur, cile, il faut parfois un minimum de réflexion et le public refuse
placez-la au moins dans l’embrasure»; « Ah bon trés volontiers... ‘
66 ENTRETIEN AVEG CLAUDE CHABROL
Prenons V’exemple de Mon oncle d’Amérique qui a eu un teur a déja@ fait toute l’expérience ; c’était un cours de freu-
grand succés. Pendant la projection, le public est prévenu disme pour débutants.
qu’on va lui donner des éléments de réflexion et il y a
Chabrol. Ca n’ était pas le dernier plan. C’ était 14 pour ame-
quelqu’un, Laborit, qui vient réfléchir 4 sa place. Et le public
ner le travelling avant sur Anthony Perkins. Ca fonctionnait
est ravi : « on a vu un film qui nous a appris quelque chose ».
comme une chappe rassurante et l’angoisse arrivait tout de
Dans cette mécanique parfaitement huilée, il y a un élément
suite derriére : jouer avec le didactisme sans en faire, ca c’est
troublant pour le spectateur, c’est Roger Pierre qui aussi bon
formidable. Resnais prend réellement les sornettes de Laborit
acteur qu’il soit, retrouve par moments des intonations de ses
pour argent comptant, ce qui n’est pas le cas d’Hitchcock avec
inimitables sketches avec Jean-Marc Thibault. C’est 4 ce
son joyeux psychanalyste.
moment-la que le public est dérouté, pas par les théories de
Laborit qui ne sont pas déroutantes, mais par Roger Pierre
Cahiers. Quels sont vos projets ?
sans Jean-Marc Thibault.
Chabrol, Je vais tourner La Danse de mort de Strindberg
Cahiers. La télé a la capacité d’intéresser les gens a des pro- pour Ja télévision avec Michel Bouquet, sa femme et Niels
blémes abstraits grace a la présence du narrateur. Arestrup. On va bien s’amuser. J’ai refait la traduction a partir
de I’anglais. Comme le suédois est une langue a structure
Chabrol. Et puis la télévision ne tire pas 4 conséquence alors
synthétique comme V’anglais, j’ai pensé qu’en trouvant une
que le cinéma 4 un cdété messe. Quand quelqu’un va au cinéma
et voit une nullité, il sort furieux, a la télé, il s’en fout. En réa- bonne traduction anglaise, je pourrais refaire une bonne tra-
duction frangaise, parce que celle qui existait était d’une lour-
lité la télé est acceptée parce que le téléspectateur n’enregistre
deur pachydermique, alors qu’en fait c’est trés dréle.
pas, il y a un élément qui ne joue pas...
Cahiers. J’ai appris que vous aviez fait Le Banc de la désola-
Cahiers. Au cinéma, quand ca devient un peu abstrait, il suf- tion, on ne l’a jamais vu.
firait de faire revenir la figure d’un narrateur, ce que Bunuel
fait admirablement par exemple dans La Voie lactée sur le Chabrol. Je vous le montrerai. C’était ma premiére télé,
theme des hérésies. Tout le monde rit et on a vraiment appris j’avais imposé le 35 mm. C’est une des nouvelles les plus ambi-
deux ou trois choses. Ca a existé dans le cinéma mais actuelle- gués que je connaisse, ¢a veut dire tout et le contraire. C’est la
ment c’est tabou. derniére nouvelle de James. C’est d’un vice terrible. J’avais
longtemps révé, sans y parvenir, de réaliser « Les Ailes de la
Chabrol., Il faut alors accepter le didactisme comme élément colombe ». Comme ¢a ne peut pas se découper, je ne pouvais
artistique, ce que je refuse personnellement d’une maniére pas le faire pour la télé et je ne pouvais pas non plus faire un
absolue. film de 6 heures. Je n’avais pas prévu l’admirable combine de
Benoit Jacquot, mais en fait il n’a pas résolu le probleme, il a
Cahiers. Mais si celui gui raconte est aussi un personnage de fait autre chose. Je voulais aussi 4 un moment adapter « Les
fiction ? Ambassadeurs » et aussi plusieurs romans d’une romanciére
Chabrol. Yest quand méme didactique ; 4 partir du moment anglaise, Ivy Compton-Burnett, trés peu connue et extraordi-
ou on enseigne, on n’apprend pas. naire, j’ai failli le faire, mais la télé voulait des auteurs fran-
gais, du patrimoine. Ce sont des livres entiérement écrits en
Cahiers. Je ne veux pas défendre le didactisme mais un jeu dialogues, comme la comtesse de Ségur. « Fanny et son
intellectuel avec le spectateur. chien », c’est l’histoire d’une femme qui tient sa famille en
main, d’une main de fer, et qui tombe malade et part se faire
Chabrol. Resnais joue autant avec le spectateur qu’Hitch- soigner. On ne sait pas trop, un empoisonnement par
cock dans Psychose, mais j'aime mieux le jeu de Psychose qui quelqu’un de sa famille. Pendant ce temps-la, tout le monde est
se joue sur les sensations et non sur lintellect, ce qui n’empé- heureux, puis elle revient et son fils n’y tient plus, il ’empoi-
che pas l’intellect de travailler s’il en a envie. sonne ; puis ils essaient de revivre comme pendant l’absence de
la mére, mais ¢a ne marche pas, c’est terrifiant et amoral.
Cahiers. A fa fin de Psychose, le psychiatre vient tout expli-
quer, ce qui choque les puristes, mais 4 ce moment-la le specta- Cahiers. Quel est votre plus mauvais souvenir de tournage ?
Chabrol. Les Innocents aux mains sales.
Michel Piccoli et Stéphane Audran dans Les Noces rouges.
Bot. oO + Ls SE
Cahiers. Y a-t-il des films que d’autres ont fait et que vous
auriez aimé faire ?
Chabrol. Non. Il y a deux films que je trouve formidables,
c’est To Be or not To Be et La vie privée de Sherlock Holmes.
Ces deux-la j’aurais eu envie de les tourner. Je suis en contrat
avec une firme américaine, qui m’a envoyé un scénario qui est
mauvais mais dont l’idée est géniale. La voici : ca se passe en
Tchécoslovaquie pendant la guerre, c’est ’histoire d’un impre-
sario qui monte des spectacles pour les troupes allemandes sur
le front russe et qui en profite pour faire évacuer des résistants
qui ont des problémes 4 Prague. C’est mon cété To Be or not.
To Be... - :

(Entretien réalisé par Jean-Claude Biette, Serge Daney et


Serge Toubiana).
: N° 339
: CLAUDE CHABROL Le secret derriére Chabrol
Entretien avec C. Chabrol, par J.-C. Biette, S. Daney et S. Toubiana p. 5
JOHN CARPENTER Entretien avec John Carpenter, par O. Assayas, S. Le Péron et S. Toublana p. 15
Tournage de The Thing : Méfiez-vous des imitations, par Jonathan Rosenbaum p. 24
LETTRE DE HOLLYWOOD Le cinéma et ses masques, par Bill Krohn p. 30
MADE IN USA (SUITE) Petit dictionnaire du cinéma indépendant New-Yorkais (1° partie)
{A usage de ceux qui veulent en savoir plus long), par Bénénice Reynaud p. 35
CRITIQUES Le chien révélateur (White Dog), par Olivier Assayas p. 51
L’amour tardif de Vactrice V. Voss (Le secret de Veronika Voos), par Louis Skorecki p. 52
Portraits de femmes en Palestine (La Mémoire fertile), par Abdelwahab Meddeb p. 54
Le feuilleton et la complainte de M.K, (L’Etat de bonheur permanent), par Y. Lardeau p. 55
Un thriller futuriste (Blade Runner), par Alain Philippon p. 57
Destins sibériens (Valentina), par Serge Daney p. 57
La comédie musicale réve au réalisme (Cabaret), par Michel Chion ° p. 58
NOTES SUR D’AUTRES FILMS
Les 40° Rugissants, Budapest Ballade, Jeux d’espions, Un matin rouge, Mad Max I, The French, The Wall p. 60

LE JOURNAL DES CAHIERS N° 26

page | Editorial, Le sens de Mexico, par Serge Toubiana © page XI Vidéo. Lyon, Fluctuat sed Mergitur, par Jean-Paul Fargier
page | Enquéte. La vidéocassette est arrivée, par Serge Le Péron Télévision . Cinéma sans visa: un pas en avant, deux pas en arriére, | :
page Ill Enquéte sur la formation des comédiens: Impressions de par Alain’ Philippon
voyage, par Alain Philippon. Entretiens avec Serge Rousseau, Sabine page XII Photo : Sur deux livres, par Alain Bergala
Haudepin et Niels Arestrup, par A. Philippon page XII Les livres et l’édition. Joris Ivens, journaliste, idéologue et
page VII Entretien avec Ridley Scott, cinéaste du décor, par Olivier cinéaste, par Serge Toubiana
Assayas et Serge Le Péron : Visages de Ja nouvelle modernité, par Charlies Tesson
page IX Chronique du son: Eniretien avec Georges Prat, par Michel Le cinéma italien par ceux qui le font, par Alain Philippon
ion i Ils ont beaux et ils causent, par Christian Descamps
page X Festival: Luchon, le cinéaste et l’ethnologue, par Yann Attention, Télévision, par Yann Lardeau
Lardeau Page XVI Informations.
ASEAN x

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