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CAHIERS

DU
CINEMA 303
“4 SOMMAIRE/REVUE MENSUELLE/SEPTEMBRE 1979

i
CAHIERS
DU
CINEMA
COMITE DE DIRECTION
Serge Daney Ne 303 SEPTEMBRE 1979
Jean Narboni
Serge Toubiana JACQUES TATI

Eloge de Tati, par Serge Daney p.5


REDACTEUR EN CHEF
Serge Daney Entretiens avec Jacques Tati, par Serge Daney, Jean-Jacques Henry et Serge Le Péron

COMITE DE REDACTION 1. Le son ps8


Alain Bergala
Jean-Claude Biette 2. Propos rompus p.15
Bernard Boland
Pascal Bonitzer
Jean-Louis Comolli Claquez vos portes dans un silence d'or. (Note sur le son chez Tati),
Daniéle Dubroux par Jean-Jacques Henry p.25
Thérése Giraud
Jean-Jacques Henry L'autre monde de Hulot, par Bernard Boland p.28
Pascal Kané
Yann Lardeau La vitrine, par Jean Louis Schefer p.30
Serge Le Péron
Jean-Pierre Oudart MARGUERITE DURAS
Louis Skorecki
« Elle », c'est du cinéma. (A propos du Navire Night), par Youssef Ishagphour p.33
EDITION
Jean Narboni
CINEMA INDEPENDANT AMERICAIN: FRED WISEMAN
DOCUMENTATION,
PHOTOTHEQUE Présentation, par Serge Le Péron p.41
Claudine Paquot
Entretien avec Fred Wiseman, par Dominique Bergougnan, Yann Lardeau et Serge Le Péron p.43
CONSEILLER SCIENTIFIQUE
Jean-Pierre Beauviala CRITIQUES

Amour de perdition (M. de Oliveira), par Evelyne Bachellier p.50


MAQUETTE
Daniel et Co
Corps 4 coeur (P. Vecchiali), par Yann Lardeau p.52

ADMINISTRATION La Taverne de I'enfer (S. Stallone), par Leos Carax p.54


Clotilde Arnaud
if était une fois deux salopards (S. Fuller - Ch. S. Dubin), par Louis Skorecki p.55
ABONNEMENTS
Patricia Rullier PETIT JOURNAL

PUBLICITE Pesaro 79: la moitié des écrans du monde, par Serge Le Péron p.57
Publicat
17, Bid. Poissonniére 75002 Rencontre avec un producteur américain: Mike Medavoy (Orion Pictures),
261.51.26 par Lise Bloch-Morhange et Serge Toubiana p.60

GERANT Passe ton bac d‘abord {Maurice Pialat): un mélodrame de notre temps, par Louis Skorecki p.65
Serge Toubiana
Festival de La Rochelle, par Pascal Kané p.66
DIRECTEUR DE LA PUBLICATION
Serge Daney Livres de cinéma, par Jean-Claude Biette, Serge Toubiana et Christian Descamps p.67

Les manuscrits ne sont pas Informations p.70


rendus.
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lEtoile. : Ce journal contient un encart-abonnement numéroté de | a IV au milieu du numéro.
CAHIERS DU CINEMA - Revue
mensuelle éditée par la s.ard.
Editions de Etoile.
Adresse : 9, passage de la Boule-
Blanche (50, rue du Fbg-St-Antoine).

Administration - Abonnements :
343.98.75.
Rédaction : 343.92.20. En couverture: Playtime de Jacques Tati. -
Playtime
Jacques Tati dans
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JACQUES TATI

La ressortie récente de Playtime est sans doute l'un des événements


cinématographiques de Vannée : elle nous a donné envie, aux Cahiers, de faire retour
sur Jacques Tati. (Nous renvoyons le lecteur au dossier publié dans le n° 199 (mars 1968)
des Cahiers, fors de la sortie du film).
Deux entretiens suivent ce texte ; ils ont été réalisés a quelques jours d’intervalle. Le
premier (par Jean-Jacques Henry et Serge Le Péron dans le cadre d'une enquéle sur
le son) porte plus particuliérement sur le travail de Tati sur la bande sonore. Travail
considérable on le sait. Le second était davantage inspiré par le désir de s’entretenir avec
Uauteur de Playtime. D'ow le style: « propos rompus ».
Les textes qui enserrent ces deux entretiens ne prétendent certes pas couvrir laeuvre de
Tati, ils développent une problématique commune, celle du corps filme, et ne prétendent
qua introduire a une euvre absolument essentielle.

ELOGE DE TATI
PAR SERGE DANEY

1. Chaque film de Tati marque 4 la fois: 1) un moment dans l’euvre de Jacques Tati,
2) un moment dans Phistoitre du cinéma francais, 3) un moment dans Ihistoire du
cinéma. Depuis 1948, ses six films sont peut-étre ceux qui scandent le plus profondé-
ment notre histoire. Tati n’est pas seulement un cinéaste rare, auteur de peu de films,
d’ailleurs tous bons; il est, vivant, un point de repére. Nous appartenons tous 4 une
période du cinéma de Tati : ainsi, j'appartiens a celle qui va de Mfon oncle (1958: un
an avant la Nouvelle Vague) a Playtime (1967 : un an avant les événements de mai 68).
Il n’y a guére que Chaplin qui, a partir du parlant, ait eu ce privilége : étre présent méme
quand il ne filmait pas et, quand il filmait, étre exactement a I"heure, c’est-a-dire un
peu en avance. Tati: d’abord un témoin.

2. Un témoin exigeant, puis génant. Trés vite, Tati refuse la facilité. Il ne joue pas
son image de marque, ne geére pas les personnages qu’il a créés: le facteur disparait et
Hulot lui-méme finit par se disséminer (P/ayvtime est plein de faux Hulots). Il court le
risque majeur pour un comique : perdre son public en l’entrainant trop loin. Mais ol?
Si admirable soit-elle, sa conscience d’artiste nous toucherait moinss’il ne s’agissait que
de hauteur aristocratique ou du repli hautain d’un homme faché avec son temps et le
cinéma. Or, c’est tout le contraire. Si l'on met en perspective les six films réalisés par
Tati depuis 1948 (Jour de féte), on s'apercoit qu'ils dessinent une ligne de fuite qui est,
@ peu de choses pres, celle du cinéma francais d'aprés-guerre. Peut-étre parce qu’il est
permis a un auteur comique moins qu’d un autre de se désolidariser de son temps
(méme - et surtout - pour le critiquer), c'est chez Tati que l’on peut lire le mieux, de
film en film, Poscillation caractéristique du cinéma francais: entre populisme et art
moderne. On plutdt : c’est chez Tati - et chez lui seul — que cette contradiction entre
l’ancien et le nouveau a pu étre productive. Sinon, le cinéma francais est aujourd’hui
encore écartelé entre deux impossibles : d’un cété, refaire le « cinéma du samedi soir »,
cinéma de série, d’acteurs, de seconds rdles, cinéma populaire (mais au sens de
« populo »); de l'autre, la fuite en avant et la marche forcée du cinéma « moderne »,
l"isolement orgueilleux des auteurs, le moralisme et la perte, en cours de route, du grand
public. Or, qui est encore capable aujourd’hui de prélever, de mimer, les gestes les plus
quotidiens (celui d’un garcon de café servant une consommation) et, en méme temps,
de parler de la conception de Playtime comme s'il s’agissait d’une toile de Mondrian?
6 JACQUES TATI
Tati, évidemment. Aussi, chacun de ses films est-il une borne-témoin de « comment
¢a va » dans le cinéma francais depuis trente ans. Si Jour de fete temoigne de |’euphorie
de l’aprés-guerre, si Les Vacances et Mon oncle de l’'apparente pérennité d’un genre tres
francais (la satire sociale) dans le cadre du « cinéma de qualité », Playtime, grand film
anticipateur, construit la Défense avant que la Défense n’existe, mais dit aussi que le
cinéma francais ne peut plus traiter du gigantisme de la réalité francaise, qu’il perd du
terrain sur celle-ci et que, comme elle, il va se dégrader en s’ouvrant a l’internationa-
lisation, c’est-a-dire l’américanisation, celle qui menacait déja le facteur de Jour de fete.
Effectivement, les deux films qui suivent ne sont plus entiérement francais (Trafic est
une co- -production, un film trés « européen »), ni entiérement du cinéma (Parade est
une commande de la télévision suédoise).

3. Evidemment, Tati n’est pas que le teémoin exemplaire et désolé du recul du


cinéma francais et de la dégradation du métier (méme si chacun de ses films est comme
un documentaire, une mise en abyme, de ses conditions de possibilité). // prend le
cinéma dans l'état ott il le trouve (technologiquement aussi) et curieusement, lui si sou-
vent taxé de passéisme, il ne songe qu’a innover. On commence a savoir que Tati n’a
attendu personne pour repenser ex nihilo, dés Jour de fCte, la bande-son au cinéma,
mais on sait moins qu’a l’autre bout de la chaine, presque trente ans plus tard, Parade
(scandaleusement ignoré a sa sortie, aux Cahiers aussi) est un extraordinaire coup de
sonde dans le domaine de la vidéo. En fait, le grand sujet des films de Tati, a travers
les avatars de la production (ou grace a eux), c’est ce qu’on appelle aujourd’hui un peu
facilement les media. Pas au sens restrictif des « grands moyens d’information », mats
au sens, plus proche de Mac Luhan, des « extensions spécialisées des facultés mentales
ou psychiques de homme », des prolongements de son corps, tout ou partie. Les
media, c’est déja, par excellence, histoire de Jour de fére, ol un facteur, a force de raf-
finer dans la délivrance du message, le perd (c’est un enfant qui en hérite. mais détourné
au passage par un cirque, il ne le transmettra pas : belle métaphore de I’intransitivité
de l'art moderne), au moment oti le spectateur a compris que le message c’est lui, le
facteur, Tati. Mais les media, c’est aussi bien le feu d’artifice tiré trop t6t et par erreur
a la fin des Vacances et qui transformait Hulot en épouvantail lumineux, préfigurant
'aboutissement génial de Parade ot chacun — n’importe qui — devient le sillage lumi-
neux d’une couleur dans un paysage électronique (dans |"entretien, Tati explique qu’il
avait remplacé les massues des jongleurs par des pinceaux). Et les media c’était aussi.
dans Afon oncle, ce parti pris trés étonnant pour l’époque de ne pas faire rire aux dépens
des programmes de la télévision achetée par le couple, mais de réduire cette télévision
au spectacle des sautes de lumieére froide et blafarde irradiant le jardin ridicule. La liste
est sans fin et cent autres exemples pourraient étre cités. L’essentiel est qu’il y ait 4 tout
moment et pour n’importe qui (dans une sorte de démocratisation du comique qui est
le grand pari des trois derniers films de Tati et sans doute la reconnaissance que nous
sommes tous devenus, peu 4 peu, comiques) un possible devenir-media. Du portier de
Playtime qui, la vitre cassée, devient la porte tout entiére, a la bonne terrorisée a l’idée
de passer sous Je rayon électronique qui ouvre la porte du garage ou ses patrons se sont
bétement enfermés (Mon oncle), il y a pour les corps (dans une indifférenciation crois-
sante) la possibilité (la menace?) de devenir 4 leur tour une limite, un seuil.

4. Tati ne condamne pas le monde moderme (caractérisé par le baclage et le gachis)


en prouvant que I’ancien est mieux (saufdans Afon oncle, aucun éloge de l’ancien chez
lui: on peut méme dire, sans trop de paradoxe, qu’il ne s'intéresse qu’au monde
moderne, qu’aux derniers états d’une évolution, et que si ses films ont une logique, des
chemins de campagne de Jour de féte aux autoroutes de Trafic, c’est la méme qui mene
les hommes irréversiblement des campagnes vers les villes). Il montre plutét, d’accord
en cela avec des descriptions récentes du capitalisme (schizo-analytiques) que ce deve-
nir - media du corps humain, ¢a marche en fait trés bien dans la mesure ow ca ne fonc-
tionne pas. Jamais de catastrophes (genre The Party) chez Tati, mais plutdt, comme
chez Keaton, une fatalité de réussite. Tout ce qui est entrepris, prévu, programmé, mar-
che, et si comique il y a, c’est justement dans le fait de voir que ca marche. Quand on
voit Playtime, on finit par oublier que toutes les actions qui y sont entreprises sont rai-
sonnablement couronnées de succés: Hulot finit par rencontrer l"homme avec qui il
avait rendez-vous, répare le lampadaire, se réconcilie avec le fabricant de portes silen-
cieuses et réussit méme a faire parvenir in extremis 4 la jeune américaine un pourtant
dérisoire cadeau. De méme, l’ouverture du Roya! Garden est un succés: la grande
ELOGE DE TATI

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Jour de fete, de Jacques Tati

majorité des clients dansent, dinent et paient. Rien ne rate vraiment dans Playtime,
bien que rien ne marche. C’est le trait unique du comique de Tati : nous sommes tel-
lement habitués par le cinéma a rire de l’échec, a jouir de la dérision, que nous finissons
devant Playtime par croire que nous continuons 4 rire « contre », alors qu’il n°en est
rien, alors que nous ne savons méme pas au juste ce que nous voyons dans |’image. Car
chez Tati il n’y a pas de chute. Les gags (du coup, le mot n’est plus adéquat) sont tou-
jours amputés de leur chute, du moment de I’éclat de rire: ou bien c’est le contraire :
il semble qu'il y ait une chute mais on n’a pas vu le gag se mettre en place. I] ne s’agit
pas d’une facgon retorse ou élégante de faire rire en jouant sur les ellipses, il s’agit de
quelque chose de plus essentiel : nous sommes dans un monde ot moins ¢a marche plus
ga marche, donc dans un monde ou une chute n’aurait plus leffet de demystification
et déveil qu’elle a la ott 'échec est encore pensable. De méme, l’autre sens du mot
« chute ». Nous avons affaire a des corps qui ne sont pas rendus comiques par le fait
qu’ils peuvent tomber. C’est le c6té non-humaniste du cinéma de Tati. Dans le comi-
que, depuis toujours, ce qui est humain c’est de rire de celui qui tombe. Le rire n’est
le propre de ’homme (spectateur) que si la chute est le propre de "homme (donné en
spectacle). Chaplin est l’archétype de celui qui tombe, se reléve et fait tomber, un spé-
cialiste du croc-en-jambes. Or chez Tati on ne tombe presque jamais parce qu’il n’y
a plus de « propre de l’homme ». L’un des plus beaux moments de Playtime est pour
moi celui ou une cliente du Royal Garden, ayant cru qu’un serveur lui présentait une
chaise, s’écroule au ralenti. Gag trés dréle mais de quoi rit-on, au juste? De quoi nit-on
dans Parade, pendant le numéro ott on demande aux spectateurs d’essayer de monter
une mule (en vain) ou celui ou des clowns ne cessent de tomber les uns sur les autres
en trébuchant sur un cheval d’argon? Tomber ici ne signifie plus rien qu’un mouve-
ment du corps parmi d’autres. Cinéaste non-humaniste, Tati est, assez logiquement,
captivé par l’étre humain en tant qu’espéce, cet animal dont parlait Giraudoux, qui se
tient debout « pour prendre moins de pluie et accrocher plus de médailles sur sa poi-
trine ». Ce qui est pour lui source de comique, c’est que ¢a se tienne debout et que ¢a
marche, que ¢a@ puisse marcher. Surprise infinie. A une dialectique du haut et du bas,
de ce qui s’érige et de ce qui s’écroule (art camavalesque, situation que Bufiuel a lon-
guement illustrée : tantét la caméra 4 hauteur d’insectes, tant6t Simon du désert grimpé
sur sa colonne), Tati substituerait un autre comique ou c’est le fait de se tenir debout
qui est comique et le fait de vaciller (la démarche de Hulot) qui est humain. S,D
ENTRETIENS AVEC JACQUES TATI

LE SON

Tati... entre les taureaux que l'on peignait en 1900 et ceux pas di faire ca ! Moi, pas du tout, je suis trés content d'avoir
de Picasso, il y a un petit décalage qui fait qu'il faut bien s'y tourné Playtime. Mais vous étes venus pour qu'on parle de
reprendre a deux fois pour voir que c’est un taureau... puis la bande son, je crois ?
une fois qu'on a vu que c’était un taureau, alors {autre il
parait ridicule, vous comprenez ? Parce que ce qui est Cahiers. Oui, on a entrepris aux Cahiers un travail sur le son
important dans le cas de Playtime, s'il y a quelque chose et on s‘est apercu en le faisant 4 quel point il était difficile d’en
d'important, c'est que justement, a la seconde ou a la troi- parler. Nous avons du mal a poser des questions sur le son et
siéme vision, le film ne m‘appartient plus, il appartient au les gens qu’on rencontre ont du mal a en parler. Vous-méme...
spectateur ; c’est le spectateur qui découvre des personna- On a relu I'entretien que vous aviez accordé aux Cahiers a /a
ges, qui les reconnait. Les gens qui disent c'est trop long, sortie de Playtime en 1967, eh bien lorsqu’on vous pose une
c'est parce qu’ils ne regardent rien, parce que si on regarde question sur fe son, vous dites : ah oui, c’est trés important et
tout, on est dans I’obligation de dégotter quelque chose, et puis immédiatement vous passez a autre chose parce que on
c'est pourquoi je crois que Playtime est un film qui vieillera sent bien que c'est un sujet trés difficile a cerner. Alors
bien. aujourd'hui, dix ans aprés on est la, pour essayer de revenir la-
dessus.
Cahiers. // faudrait peut-étre que les gens réapprennent a
regarder parce que avec la télévision etc. on peut se demander Tati. Si vous voulez, moi je n'avais pas voulu trop m’éten-
s‘ils savent encore regarder. dre sur les recherches parce que c'est pas forcément.ce qui
est intéressant. C'est le résultat qui compte... dans les
Tati. Ca c'est un probléme parce que la plupart du temps recherches. I! est certain que j'ai entrepris énormément de
ce sont les gosses de douze 4 quatorze ans qui ont raconté recherches, ca c'est sir et c'est méme ce qui avait touché
le film aux parents parce que les mSmes, ils savent, ils regar- Buster Keaton, parce que l'erreur de Chaplin, moi je m’en
dent; ils sont pas sclérosés par les quatre vedettes politi- fous, ca je peux le dire parce que c'est connu, c'est qu’au lieu
ques du petit écran... d'utiliser les possibilités sonores, il s'est dit: étant donné
qu'il y a du son, je vais pouvoir parler. C’est la ou il y a erreur,
parce qu’enfin... Chaplin parlait avec ses jambes et s’il avait
Cahiers. Mais qu’elle soit bonne ou mauvaise, la télévision
fallu sonoriser un film muet de Chaplin, il aurait fallu mettre
ne transmet quand méme qu'une quantité d'information trés
un dialogue sur son jeu de jambes... comme celui de Keaton
faible par rapport au 70 mm: il y a moins 4 voir. Done on
d‘ailleurs... Alors moi, pour prendre des exemples qui sont
S‘habitue peu a peu ane plus chercher midi a quatorze heures,
trés précis, vous prenez Les Vacances de M. Hulot, bon, il n'y
a moins regarder.
a pas de son, je fe tourne comme eux pouvaient le tourner,
et je vous donne la voiture de Hulot, muette, bon, elle va
Tati, Oui, c’est la facilité... peut-étre amuser pendant deux plans parce que elle a une
silhouette marrante et ce qu'elle aura a exécuter pourra a la
Cahiers. Et pourtant les enfants ont encore... rigueur étre drdle, mais par le son la voiture d’Hulot devient,
un personnage trés important dans le film. Avec tout le mal
Tati. Les gens rient bien quand méme ? Moi j'ai entendu que nous nous sommes donnés pour faire ces petits échap-
beaucoup de gens dire: il faudra que je revienne... Je pements, ces hésitations, de put, pat, pit, pouc, pan, qu'elle
connais un type qui l'a vu dix-huit fois, et puis je connais réveille I'hétel, elle emmerde ; cette voiture devient un per-
aussi des gens qui se sont débinés avant fa fin... mais moi sonnage plus important que si il y avait un type rond qui se
je 'aime bien ce film, personnellement, vous savez... méme mettait a chanter toutes les nuits pour réveiller 'hdtel. Donc
les mauvais peintres, ils aiment bien leurs toiles et je vois la personnalité de la voiture d’Hulot est sonore, rien a faire
pas pourquoi un type ferait un film et n’aimerait pas son pour me faire dire le contraire, d’ailleurs vous ne pouvez pas
sujet... [I y a beaucoup de types qui disent: ah non j’aurais dire le contraire non plus... Et souvent des gens vous diront :
ENTRETIENS AVEC JACQUES TAT!
il y a un truc que j'ai gardé en mémoire c'est le son de la
porte de I’hdtel des Vacances de M. Hulot parce que par des-
sus les commandes que le patron passait a ses serveurs
chaque fois qu‘un type rentrait il était annoncé par le bruit
de la porte. Donc utilisation du son. Bon. Vous savez, étant
donné que vous devez vous douter qu'il n'y a pas de film
comique qui ne soit pas contestataire, on ne peut pas faire
un film comique charmant, moi si je dois tourner l'arrivée
d'une voiture officielle a |'Elysée, je suis forcé de rater le
virage, le garde républicain est dans I’obligation de se débi-
ner a toute vitesse avec son sabre et en fait, il faut que je
dérape sur les graviers et qu'en ouvrant la portiére, le Pré-
sident de ja République soit sur te plancher ou ailleurs, ¢a ne
peut pas se produire normalement. Donc, 4 des moments
comme ¢€a c’est le son, parce que la porte par elle-m&éme ne
conteste rien mais le fait qu'elle dérange les estivants dans
la salle 4 manger, elle fait partie de cette contestation, vous
étes tous en train de bouffer et cloung! Et ca permet égale-
ment Ca, c'est un truc qui peut vous intéresser, de donner et Mon oncle
d‘utiliser le son pour permettre une certaine profondeur de
champ. Je vous donne [a un truc que j'ai fait : j'ai donné plus
d'importance sonore aux vagues de la plage qui se trouvent
au second plan qu’a un petit effet sans importance qui est
au premier plan. Bien. Parce que 4 ce moment la c’est bien
ce que l'on a visuellement et auditivement, c'est bien la mer.
C'est la vedette. Vous arrivez sur une plage et tout de «Je fais tous les réles »
suite: ah, la mer! D’ailleurs, rien que le son et le mouve-
Plavame
ment de cette mer I'obligent 4 prendre aussitét des allures
de champion... ies types arrivent sur la plage, les ventres se
rentrent, les pectoraux ressortent, si bien que les autres ne
sont que des figurants, faut qu’il se présente dans les
vagues, les vagues sont importantes, que fait-il pour ca,
pfffttt, il rentre son ventre, et il fait sortir ses biceps, ce qui
vous donne du relief a l'image. Et ca oblige - parce que
c’était déja le cas avant Playtime - dans Les Vacances de
Monsieur Hulot, les types a regarder un peu ce qui se passait
et il y a des gens qui rataient les effets comiques, justement
parce qu’ils ne regardaient pas. Alors Playtime c'est rempli
de ca...

Cahiers. Est-ce que c’‘est le son qui porte plutét la contes-


tation?

Tati, Ben il l'accentue. Puisqu’il accentue l'effet visuel.

Cahiers. Mais i parte fa contestation, a condition qu’on


sache regarder.

Tati. Ah oui, il faut déja... Vous me direz, Tati il donne des


problémes aux spectateurs, j'en sais rien moi, je sais qu'il y
a des gens qui aiment beaucoup ¢a, je le sais, ils me le
disent, et puis d’autres qui aiment pas tellement mais, pffft,
moi je crois qu'on peut pas. Je dis: si on fait ca un peu
comme un peintre, on ne peut pas &tre accroché dans tous
les living rooms, parce que 4 ce moment la faut vendre vos
tableaux au Bazar de I'Hétel de Ville, et c’est d’ailleurs ce
qu’'ils font avec les films en ce moment, parce que les dis-
tributeurs sont devenus comme le BHV.

Cahiers. Et comment travaillez-vous avec les techniciens


du son? Qu’est-ce que vous leurs demandez? Vous faites du
son direct?

Tati. Non. Les types adorent ca parce qu’alors on cherche


a donner une certaine vérité, un peu imagée, en se disant:
c‘est vrai que ¢a pourrait faire ce bruit la. C’est pas toujours
facile de trouver une voiture qui se sonorise aussi bien que
10 JACQUES TATI
celle des Vacances de M. Hulot, mais une fois qu'on a trouvé, Cahiers. Ce qu'il y a d‘unique, justement, dans vos films,
c'est comme une orchestration. c'est que tous ces sons que vous choisissez, vous ne les forcez
pas; on n’a jamais le sentiment que un son arrive comme un
coup de poing. Finalement, c'est toujours un petit peu chu-
Cahiers. Done i! y a d’abord la fabrication ou la quéte d'un choté le son chez vous. Et 2 propos du brouhaha de Playtime,
certain nombre d’éléments qui sont des bruits, toutes sortes ce qui nous a étonné au contraire avec cette fameuse stéréo-
de bruits, et aprés viennent les opérations de montage et de phonie a huit pistes du Paramount-Elysées, c'est qu'on a
mixage ? Vimpression d'un .enchevétrement complexe de paroles de
bruit et de musique mais jamais impression d'une confusion,
Tati, Oui, et la, j'ai beaucoup de problémes avec les types jamais de choses indiscernables. Quel est l'intérét pour vous
qui font le mixage. Maintenant ils me connaissent un peu de la stéréo?
mieux, ils s’'y mettent, mais en fait, si vous voulez, ils sont
toujours préts a diminuer les effets sonores pour qu’on Tati. Ben, quel est le jeune qui aujourd'hui se passe une
comprenne tes dialogues et moi je me fous complétement cassette sans avoir au moins a sa disposition deux haut-
de ce qu’ils disent parce que le dialogue de Jour de féte, on parleurs, hein? Vous avez... batterie pa la pa la pa papa, ta
comprend rien du tout, puisque c’est un genre de patois. ta ta, c’est pas la méme chose que si vous avez... hein, bon...
D’ailleurs les Américains ont dit : on y comprend pas grand et les jeunes jouent beaucoup avec ¢a. Je vois mon fils, il
chose, et je leur ai dit : rassurez-vous, les Francais non plus. choisit ce qu'il préfére entendre, pan, il fout ta batterie parce
Bon, alors c’est pas la peine de l@ doubler puisque ca ne que ¢a lui plait puis aprés il baisse et puis... Ils sont devenus,
changerait rien. J’aime bien ce son, ce brouhaha, qui donne les jeunes, de bons ingénieurs du son... alors vous les
une certaine vérité. Bon, les américaines dans Playtime on envoyez au cinéma Boul’ Mich avec une bande optique dans
les entend mais ce qu’elle disent n'a absolument aucune le milieu, vraiment c'est se foutre du monde, vraiment...
importance; elles ne défendent pas le sujet par leurs dialo- remarquez que huit pistes, y en a pas huit, y en a pas besoin
gues; la jeune fille dans Playtime, son dialogue n’a aucune de huit, dans tous les restaurants il vous font une carte, for-
importance; on ne I'accepte que si on la trouve charmante midable... et puis si vous demandez un gigot, y en a pas
et c'est elle qui doit é6tre charmante. Ses gestes doivent étre parce que...
charmants, pas son dialogue. Alors on m’a beaucoup repro-
ché de pas utiliser le dialogue mais déja dans Jour de féte,
il y avait un travail sur la bande-son parce que avant le tour- Cahiers. On a ‘impression qu'il se passe avec le son la
nage, j'avais accroché un petit grelot au guidon du facteur méme chose qu’avec fe décor du film et le chantier de sa cons-
qui \‘annongait un peu comme on peut annoncer les vaches truction, c'est a-dire que vous faites table rase et que vous
aujourd'hui en Suisse quand elles reviennent des champs. reconstruisez 4 partir de la. C'est une démarche relativement
Avec ce petit grelot, on disait « Ah tiens le v'la »! originale, surtout pour ce qui concerne fe son.

Cahiers. Mais dans la recherche des sons élémeniaires, Tati. Oui, mais on peut pas en vouloir a un type qui a un
dans fa toute premiére phase du travail, quelles indications film avec une histoire a raconter s'il trouve que des effets
donnez-vous aux ingénieurs du son? Est-ce que vous leur dites sonores comme les miens viennent géner son récit. Moi,
simplement : il faudrait un grelot pour annoncer le facteur ou mon récit il est la, et le lien est insignifiant avec mon film:
est-ce que c'est plus que ca? on part en vacances, y a des gens, bon. A ce moment-la, on
pourrait mettre, comme vous le dites, les points sur les i
Tati. Ah non, je suis précis moi! Je dis je veux ca et on parce que il est certain dans le cas des Vacances de M. Hulot
cherche des bruits. Puis je dis non ¢a va pas du tout, c'est qu’il est facile avec du dialogue et sans demander un effort
pas dréle, c'est pas amusant... Par exemple, la démarche de au spectateur de dire : homme d'affaires a continué a faire
la secrétaire dans Mon oncle avec ses petits talons, j'ai cher- ses affaires, le jeune intellectuel de gauche n‘a pas arrété de
ché tout ce qu’on pouvait trouver pour lui donner une per- faire de Ja propagande contre la société, |'ancien colonel en
sonnalité avec ses talons, et je ne trouvais rien d'intéressant retraite n'arréte pas d’‘empoisonner tout le monde avec ses
et j'ai sonorisé, image par image, donc talon par talon, avec faits d’'armes bon, et les femmes continuent a avoir le méme
une balte de ping-pong, parce que ca a un son que j’avais comportement quand elles vont dans une soirée que quand
découvert dans Les Vacances, ou cette balle de ping-pong elles sont sur Ja plage a exhiber le plus beau short et en fait
avait pris une grande importance. Mais Ia il avait fallu en il n'y a que trois personnages qui avaient envie de passer de
rajouter un peu pour que on se dise: oh ceux-la avec leur bonnes vacances et ne plus s’‘occuper du tout de ce qu’ils
ping-pong! C’est la ot la contestation est accentuée par le avaient fait toute l'année dans leur bureau ou autre part.
son, parce que tous ces gens qui sont la, figés dans cette Hulot, on savait pas d’od il venait, ‘anglaise on sentait que
salle ou en fait ils s';embétent, quand la balle de ping-pong elle n’était venue 1a que pour s’‘amuser et le retraité, on sen-
vient les déranger dans leur partie de carte, visuellement, ce tait qu'il était content de pas avoir a retourner dans la
ne serait pas valable, mais par le son ¢a l'est. C'est bien ce bureaucratie; bon, donc si vous voulez, qu’est-ce qui est
que vous vouliez entendre non? Alors vous voyez bien que important, on n‘en sait rien, mais c’est 1a (puisque vous vous
jarrive quand méme a vous expliquer pas mal de choses! &tes en train d’étudier le son) que c’est le genre de film qui
au contraire a besoin de cette bande sonore, c'est son sujet,
et c'est pas facile, je peux vous le dire, c'est son scénario et
Cahiers. Donec vous demandez essentiellement aux ingé- c'est pourquoi il faut choisir ses effets de son comme un
nieurs du son de vous faire des propositions ? Et 4 lintérieur autre metteur en scéne choisit la qualité de ses acteurs.
de ca vous choisissez, vous cherchez et vous choisissez.

Tati. Moi, je cherche beaucoup. J’aime bien, je cherche, Cahiers. C’est finalement ce qui permet de différencier les
j'aime bien trouver un objet qui a un son différent et des fois personnages entre eux?
je le note, je le mets de cété, je dis,tiens,ca, formidable, y a
des lavabos formidables non? Tati. Ah ben oui. Parce que, moi, vous savez, il y a un per-
ENTRETIENS AVEC JACQUES TATI

Un terrain vague

TOURNAGE DE PLAYTIME

@
Paavo

Des maquettes

Une machine Une fiction


12 JACQUES TATI
sonnage que j'aime beaucoup dans Playtime, chaque fois quand méme été avec Jour de féte un des premiers, ca je
que je le vois, ca me fait rigoler, c’est ce petit personnage qui peux le dire, a avoir travaillé aussi sérieusement les effets
essaie d’appuyer sur les boutons pour annoncer Ilarrivée sonores et la bande son, ¢a c'est sir!
d’Hulot. D’abord il a une silhouette formidable...
Cahiers. Er a /‘époque ca se passait comment? Il y avait
Cahiers. C'est un comédien? beaucoup moins de possibilités techniques.

Tati. Non, non, il n'y a pas un comédien capable de vous Tati. Ah ben oui, parce que on faisait ca sur disques. Mais
faire ca, alors ca, faut pas avoir pris des cours chez Jean- ca m‘amusait et puis j'avais — et j'ai toujours — une certaine
Louis Barrault pour faire ¢a, non il faut en avoir la nature. Je passion pour ca. Et aussi pour bien choisir les personnages
l'ai trouvé aprés en avoir vu pas mal, mais lui,je l'ai trouvé des films parce que je les choisis d’aprés leur nature,je veux
intéressé, voulant bien faire, simple : ila des gestes de main dire on peut revoir, moi j'ai revu derniérement Jour de féte,
formidables, bon, et je lui ai posé des problémes avec le son bon, le film a trente deux ans, quand vous revoyez des films
justement. Parce que si ce tableau n‘a pas tous ces bruits qui ont été tournés il y a trente deux ans, les actaurs char-
bizarres, il va étre moins perdu, il va appuyer, mais du fait gent beaucoup plus que les miens dans Jour de féte, il y a
que chaque fois qu’il appuie sur son bouton, ¢a lui améne un une vérité dans le jeu des personnages des Vacances de M.
son différent, ce tableau sonore prend des proportions... au Hulot parce que c'est un vrai commandant, parce que je
début c'est du pi-pi-pi-pi, bon, jusque l3 ca va, mais quand mélange les acteurs, et dans le restaurant de Playtime ily a
ca commence a devenir spoutnik, it commence a s‘inquiéter quatre comédiens, le reste ce sont des vrais serveurs...
sérieusement. C'est la ou justement J’'apport sonore est
d'une trés grande importance et dans tout le film c'est Cahiers. Et les gens qui dansent ?
comme Ca.
Tati. \l y a de tout.
Cahiers. Et en méme temps, il n'y a pas de bruits qui ne
sojent pas strictement nécessaires, il n'y a pas lespéce Cahiers. A/ors justement dans une séquence comme celle
d‘ambiance qu'on met dans tous les films; quand on est du restaurant ow si on reproduisait tous les sons d’un restau-
concentré sur le tableau lumineux, on n’entend que les bruits rant, ca ferait un brouhaha, on a l'impression que vous sélec-
du tableau lumineux. tionnez un certain nombre de sons. En fonction de quoi vous
les sélectionnez ?
Tati. Ben oui, comme un acteur qui ne voudrait pas qu’on
n’entende pas son dialogue. D’arriver 4 dire bonjour rien Tati. Ben en fonction des besoins de l'image. Vous com-
qu’avec des bruits de fauteuil, hein? II I'a pas vu entrer, il prenez par exemple que quand on casse {a porte du restau-
entend un pfftt, il se retourne ah! bon ca devient automati- rant et qu'on se retrouve avec la poignée dans la main, on
quement un trés bon dialogue sonore, car le plus formida- entend un peu les voitures dans la rue, mais pas beaucoup.
ble, moi ca m‘a fait rigoler, c'est que des gens qui faisaient Or, si on devait sonoriser complétement le passage des voi-
un peu la gueule - et qui continuent a la faire d’ailleurs — sur tures, la porte n‘aurait pas l'importance qu'elle a. Pour qu’on
Playtime, c'est qu’eux-mémes quand ils rentrent dans une y croie, il a bien fallu se cogner dans une porte de verre pour
salle de cinéma... les exploitants ont rendu le public trés obtenir ce son - doung! - et c'est la ot les gens rient, parce
ordinaire car tous les types en prenant possession de leur que c’est ca qu’ils auraient entendu si on avait cassé une
fauteuil pétent, et puis aprés quand ils voient ca sur le film porte. C'est comme pour le manége a la fin, quand il devient
ils disent ouais, ouais, et eux n‘ont pas arrété de péter pour comme un manége de chevaux de bois, la circulation, eh
s'asseoir, parce que ils font tous du bruit pour s‘asseoir, bien, si on avait entendu toutes Jes voitures il n'y aurait pas
alors évidemment si on passe.a cdté de ca, on passe auto- eu ce cété poétique...
matiquement a cété du film.
Cahiers. La premiére opération, c'est en quelque sorte le
Cahiers. // y a d'ailleurs un dialogue extrémement élaboré « casting » des sons. Comme pour les comédiens, il s‘agit de
quand le type s‘est assis et qu'il sort son stylo, qu’ensuite il se trouver les bons. Ensuite il y ale montage. la mise en place de
gratte et quill écrit. ces sons. Quel travail, quelles nouvelles recherches ca repré-
sente ? Et est-ce que vous vous livrez a un travail sur les sons
Tati. Ah oui, il est sonore lui, il a tous les tics de pst., pfuit., proprement dits, je veux dire des modifications, du_ trafic
ce qui est vrai d‘ailleurs; le nombre d’hommes d'affaires en dordre électronique par exemple ?
Amérique qu’arrétent pas de se gargariser raaaooo, le nez
{es narines, des pstt, les stylos, les papiers, bon, c’est un bon Tati, Non, non...
exemple de I'apport important de la bande son et c'est pour-
quoi la je vous ai demandé d’aller revoir le film parce que c’est Cahiers. C‘est donc uniquement une mise en place...
toujours difficile de parler des choses qu’on connait mal.
Tati. Peut-étre que ca fera des progrés, peut-étre que dans
Cahiers. C’est une des difficultés qu'il y a a parler du son: peu de temps on pourra modifier un son mais ca n’aura pas
on ena moins la mémoire que des images. Et c'est une autre la vérité... Mais les sons vieillissent assez bien quand ils sont
originalité de vos films, c'est qu'on en @ Ges souvenirs sono- bien enregistrés. Aprés |'an 2000, ce que je ne verrai stre-
res, méme trés loin dans le temps. Dans Les Vacances de M. ment pas, une bonne gifle aura toujours le son d'une gifle.
Hulot, méme quand on ne I’a pas revu depuis longtemps, il en Une mére a son fils ou une femme qui voudrait giffer son
reste beaucoup de choses sur /e plan sonore. La chambre a air mari, je ne vois pas ce qui pourrait... a moins qu'il ait gardé
pendant I'enterrement, le bruit de son dégonflement est plus sa pipe dans la bouche... le metteur en scéne aura a peu prés
fort, aussi fort en tout cas, dans le souvenir que son image. le m&éme son. Tout le jeu du tennis a évolué terriblement
mais les sons des balles et des raquettes, j'ai regardé a
Tati. Ah oui, sGrement, strement. Mais remarquez, j'ai Roland-Garros, c'est le méme, quoi !
ENTRETIENS AVEC JACQUES TATI 13
Cahiers. Mais il y a tout de méme des possibilités de jouer a2 un moment. On a l'impression qu‘au tennis avec le bruit de
sur le son pour creuser l'espace, pour jouer sur les phénomé- la balle, paf, pat, on n‘oublie pas le son, mais devant un match
nes d‘écho... : de foot a la télé...

Tati, Oui mais alors {4 c’est un autre style, c’est une autre Tati, Ya pas beaucoup de son non plus...
intention. On peut, on pourra tout faire. Mais moi je suis pas
tellement optimiste sur la possibilité de raconter de meilleu- Cahiers. ¥ en a quand méme... lly a beaucoup de son dans
res choses. Parce que les ingénieurs se sont penchés sur un match de foot: les coups dans fe ballon, les cris que
des problémes différents. Je me demande si au point de vue s‘envoient les types...
création... enfin je parle pour les auteurs, je me demande si
¢a a apporté grand chose, je ne crois pas, pas tellement. Tati. Quais, mais les micros, ot ils peuvent étre ?

Cahiers. Mais en méme temps vous &tes trés soucieux d'uti- Cahiers. // faudrait justement qu'ils disposent leurs micros
liser ce que la technique permet de mieux. de maniére un peu savante. Techniquement, ce serait faisable.

Tati. || faudrait...
Tati, Oh le son c'est pas nouveau !
Cahiers. /e crois que vous avez fait des essais dans ce sens
Cahiers. Par exemple il y a peu de réalisateurs qui ont vrai- avec Henri Roux ?
ment le désir de travailler en stéréophonie.
Tati. On a pas eu de veine. On est tombé sous la flotte.
C’était a Bastia... d'une tristesse !
Tati. Oui, mais il n'y a plus de salles...

Cahiers. Et vous vous étiez posé la question d'enregistrer le


Cahiers. Mais s‘il n'y avait plus de salles justement parce son qu'il y a sur le terrain lui-méme ?
qu'il n'y a plus de films qui travaillent vraiment le son ?
Tati. Oui, oui... mais il faudrait mettre des petits micros aux
Tati. Non, c'est un truc financier. Le distributeur, vous leur joueurs !
apportez vos films en boites comme des camemberts...
assez gros... et puis ils veulent pas étre embétés avec une Cahiers. Pour nous résumer a propos du son, est-ce qu'il y
bande magnétique qui s‘efface un peu, qui vieillit moins bien a des problémes techniques sur lesquels if vous arrive de
qu‘une bande optique, qu’ils sont donc forcés de repasser buter ? Est-ce que vous avez des souhaits, est-ce qu’il y a des
de temps en temps l'image sur une bande magnétique et ca choses & améliorer dans le son ?
les embéte quai ! Ils trouvent que le cinéma marche comme
¢a, pourquoi se casser la téte? Et ils ne font méme pas... ils Tati. C’est surtout les salles qu'il faut améliorer parce que
ne font aucune publicité pour que les gens passent aux nous, on eur apporte quand méme... moi je vous garantis
Champs-Elysées ou justement... Allez te voir au Boul’ Mich que, ne serait-ce que sur quatre pistes, que ce soit Playtime
hein, vous allez étre surpris !... Donc ca a quand méme une ou méme Mon oncle, ils peuvent se régaler si ils ont une
certaine importance, d’ailleurs je crois que les américains bonne installation. Non, je crois que c'est I'exploitation sur-
vont revenir a ca d'ici deux ou trois ans. tout mais on est devant un mur qui est presque infranchis-
sable. Parce que aujourd'hui on enregistre en magnétique,
on peut effacer, on peut recommencer, on peut... vous avez
Cahiers, Ah oui, Apocalypse Now, sur /e son, c'est assez quand méme beaucoup de choses... ils sont tres avancés en
impressionnant.
fait, ils ont des moyens plus importants dans |’enregistre-
ment d'un disque que nous avec nos images parce que... ils
Tati. Eh oui, mais les spectateurs n'ont pas été éduqués du ont des boutons et tout le monde a son petit micro: violon-
tout et c'est pas la télévision qui va les... celliste, trompette, truc... et lingénieur du son est devenu,
s'il est bon, un merveilleux chef d'orchestre. Faudrait pou-
voir justement avoir un petit pupitre et régler les pistes
Cahiers. Mais est-ce que /a télévision ne peut pas jouer dans d’aprés les réactions, c'est-a-dire que si vous n’avez pas
Yautre sens : finir par dégouter les gens d’une si mauvaise qua- beaucoup de monde on entend assez bien, si la salle est
lité? Est-ce que la réouverture des grandes salles aux USA pleine on entend déja moins bien donc de pouvoir faire res-
nest pas die a ¢a? sortir dans le rire, de faire ressortir les effets.

Tati. Mais eux,ils ont été encore plus loin, les américains, Cahiers. Faire un peu comme au théatre. Accentuer en fonc-
il y a tellement de chaines, les types passent d'une chaine tion des réactions du public ?
a l'autre, ils ne peuvent pas suivre. Et moi je crois qu’au
cinéma, ce que j‘aimerais c'est avoir une salle pour recevoir Tati. Ben c'est ce que j'ai appris au music-hall. Quand en
les gens avec un hall et tout. On traite les spectateurs matinée, vous avez trente personnes vous avez intérét a pas
comme des pignoufs quoi! Il y a des petites barriéres trop charger. C'est Bresson qui disait de Jean-Louis Bar-
comme a la Villette... C'est pourquoi ils préférent quand rault: quand on le voit arriver sur une scéne on se demande
méme tre installés chez eux; ils voient Borg avec un ce qu'il vient faire... c'est vache... y a un peu de ca quand
scotch, ils disent: tiens i! a moins bien joué aujourd’hui. méme, on sait pas si il vient tirer les rideaux, donner des
ordres, il y a un petit coté comme ca.

Cahiers. Justement on avait un peu réfléchi a ¢a aux Cahiers Bon, les enfants, maintenant faut que je travaille un peu.
JACQUES TATI

J. Tati au cours du 2° entretien,dessinant


des lignes dromtes.

w Hya des twpes qui sont prisoners de Carchiteaure moderne.»


. Duals de vands eu de dem rands. »

« Tromicme virage clon tourne.. eu se


retrouve he fin avec un manee.. »
« Deuxtome voauc . les gens dansent »
ENTRETIENS AVEC JACQUES TATI

2
PROPOS ROMPUS

Tati. || faut que je recommence ? Je suis trés mauvais a quitté l'écran, a droite, et puis il est revenu, dans l’image,
quand je recommence. Le type qui recommence, plus il a droite ; bon, c’était une erreur et cette erreur est devenue
recommence, plus il est mauvais. Bon, alors moi, ce que un sujet de discussion que j'aientendu parla suite en ciné-
javais essayé, et ca je peux recommencer parce que c'est club: « Alors ce plan, ot le facteur... etc.
vrai, c'est d'ouvrir une fenétre, une baie, disons sur ce qui
nous entoure, et puis comme on s‘installe a une terrasse de Cahiers, Le hors champ, pardi...
café, de bistrot, aux terrasses les gens parlent, et moi je
disais : ce que j’aimerais c'est que les gens se parlent en se Tati. Hors-champ... Si vous voulez, je crois qu‘a !intérieur
montrant les choses parce que,en somme,|le dialogue du de Playtimeje peux expliquer, je peux vous faire voir avec un
film n’a pas en fait une grande importance, c’est un peu un petit stylo et un bout de papier, vous allez comprendre que,
brouhaha. Donc, ot je suis satisfait, c'est que aujourd'hui les quand on a parlé de non-construction, eh bien c'est absolu-
gens commencent vraiment 4 se parler dans la salle, Moi, ce ment faux ! Il y a pas d'histoire dans Playtime? Il y a des
que j'ai eu comme indications c'est que les types se parlent types qui sont prisonniers de I’architecture moderne parce
carrément, se montrent les endroits, les objets: « Tiens que les architectes les ont obligés a circuler d'une telle
regarde-le, regarde... Quoi ? - T’as vu, regarde la, y a l'avion facon, toujours en ligne droite, et le fait que l'on ouvre une
qui fond ». Pour les autres films si il y a un type qui parle pen- boite de nuit, un cabaret dont les travaux ne sont pas termi-
dant la projection, y a toujours un autre type a cété qui fait nés, tout a coup c’est la personnalité de chacun qui reprend
chut !... parce que ils vont voir, je sais pas moi, ils vont voir le dessus. Bon, attendez, vous avez une feuille de papier, !4 ?
un film d'une certaine importance, méme le film américain Je vais expliquer la petite construction personnelle, je vais
dont vous parliez la, Retour, je ne vois pas un type bavardant vous faire voir... si vous avez une seconde. Voila le début du
dans la salle sans que les types se retournent en faisant Hé | film, j'ai demandé aux acteurs d’abord de suivre des lignes:
Hé hein ? J'ai payé, foutez-moi la paix ! jamais de ronds ot de demi ronds, tout le monde suit les
lignes de l'architecture moderne. Et tout est construit
comme ca, toujours a angle droit dans les bureaux-labyrin-
Cahiers. Tandis que pendant Playtime /es gens ont cons- thes,dans les cases, c'est l’architecte qui en a décidé ainsi
cience qu'il se passe des tas de choses et qu'un spectateur et tout le monde suit, tourne, retourne, Le magasin c’est la
tout seul ne peut pas tout voir, donc il signale a son voisin vite méme chose, le magasin d’exposition. On le prend, tourne,
ce qu'il a vu... ll y a une sorte de solidarité du spectateur. retourne, personne ne peut prendre des virages. Puis, bon,
arrive la boite de nuit et déja il y a l’indication parla publicité,
Tati. Oui, si vous voulez, je vous raconte ce que je crois Venseignement lumineuse qui ne marche pas, qui ne peut
avoir une certaine importance. Chaque cinéaste qui aa pré- pas encore donner des indications précises, hein, bon, mais
tention de faire son film en en prenant toutes les responsa- on sent un semblant de... et !4 par suite des erreurs de
bilités, depuis le moment ot il se trouve devant une feuille l'architecte, elle n'est pas préte. Alors on commence a tour-
blanche jusqu’au moment ot cette feuille blanche va se ner un peu autour du décor. La publicité commence a fonc-
retrouver un écran blanc, et que ce qu’il a décidé de faire va tionner. Deuxiéme virage: les gens dansent. Troisiéme
se retrouver en projection devant des gens alignés et qui virage : et on tourne, on retourne ici et... on tourne, on tourne
vont regarder ce qu’il a créé. Créateur, c’est un mot emmer- méme carrément.. Bon, si bien qu’en fait, je suis pas peintre
dant parce que c'est prétentieux et ca me géne — I'époque hein, vous devez vous en douter, mais ca devient un tableau
ou il y avait plus de créateurs qu'aujourd’hui, il n'y avait pas moderne. On se retrouve a la fin avec un manége qui ne
besoin qu'il signe; il y a eu une période ou si on allait voir s‘arréte plus et qu’en fait ce sont les gens qui ont pris en
un film de René Clair il n'y avait pas besoin qu'il mette son mains leur fagon de vivre dans leur décor, ce qu’ils préférent.
nom sur le générique en disant « vous savez, René Clair, C’est clair ?
c'est moi» - bon, c'est la méme chose aujourd’hui avec
Woody Allen, quelqu'un qui va voir un film de Woody Allen Cahiers. C’est trés clair. Mais 4 partir du moment ou les
il sait que c'est un film de Woody Allen, par son moyen gens commencent 2 tourner il n'y a plus de retour a des tra-
d'expression. C’est comme Renoir et tout ¢a... Eh bien, nous jectoires droites ? C'est irréversible ?
faisons tous des fautes d’orthographe mais ce qui est mar-
rant c'est qu’en vieillissant ce sont les fautes d’ortographes Tati. An non, c'est terminé ! Il y en a plus, plus un. Méme
qui touchent davantage les spectateurs. Moi, il y a eu un le type quia acheté un truc au prisunic, une de ces conneries
plan dans Jour de féte ou l'opérateur avait fait une grave qu'on vend aujourd'hui, bon, eh bien il part avec un petit et
erreur: il devait suivre le facteur, un peu en panoramique, avec des guirlandes, et tout ca. Le prisunic, le café, déja ou
parce que il y avait un virage, sur ta route, et il devait le reca- les ronds commencent avec I'auréole du prétre. Bon, enfin
drer, bon, il ne l'a pas fait ; donc, a ia prise de vue le facteur vous n’avez pas le temps — mais je peux vous prendre dans
JACQUES TATI

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Une setne de Playtime


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ENTRETIENS AVEC JACQUES TATI \7
une salle de montage et vous expliquer exactement la cons- si vous voulez, ils avaient |’étiquette d’un personnage qui
truction de Playtime... bon, donc... vient de temps en temps et qu’ils connaissent et qui est
assez comique. Il est fait pour ga. Le bateau qui se referme
Cahiers. Ce serait intéressant de |e faire. dans Les Vacances de M. Huilot c'est un effet comique hein,
bon, le pneu se dégonfie bon, c'est un effet comique... et
Tati. Pour vous ? Ah mais alors la les enfants, pfuiii!... Non dans Playtime ils ont tout le temps cherché ce personnage
mais je peux pas vous passer tout le film. Faudrait prendre que j'avais volontairement mis au niveau des autres person-
une table de montage, oui mais la on en a pour un bout de nages. Il en fait pas plus, et peut-étre méme moins. Donc j‘ai
confié l'effet comique au type qui était a chaque fois le plus
temps. On n‘a pas fini. Non, je dis ca, c'est pour vous. Mais
¢a, c'est vrai, vous le savez, vous avez assez travaillé sur le qualifié pour réaliser cet effet. Pour ce monsieur dontje vous
truc, y a pas a discuter... parlais, qui est 4gé, qui appuie surles boutons, qui s‘inquiéte
parce que son tableau est important, avec tous ces sons, et
des machins, j'ai cherché un petit retraité dont j'aimais la sil-
Cahiers. Et en méme temps, ce manége , ga ressemble a houette, les mains fatiguées et une conscience profession-
une prison parce que fe carrousel de voitures 4 la fin, on a nelle formidable, énorme, comme chez beaucoup de gens
‘impression qu‘il est voué 2 tourner jusqu’é la fin des temps.
de cet age. Pour moi, je trouve, enfin personnellement, en
qualité de réalisateur, que c'est un acteur fabuleux, je
connais pas d’acteur qui-soit capable d'€tre inquiet sur les
Tati. Qui, mais c'est parce que je voulais pas fabriquer un boutons, d’avoir cette vérité et cette sincérité. Bon, donc la,
manége ou ca se disloque.
mon intention me donne satisfaction et si on me disait qu'il
est mauvais je me dirais: je me suis trompé. Et pour les
Cahiers. En fait, la vie s‘installe!
spectateurs, Hulot est assis et il ne fait rien. Et il regarde et
il ne fait rien. Mais pourla réussite commerciale il aurait fallu
Tati, La vie s‘installe, On est plus prés de la féte des Loges
que Hulot soit celui qui indique... les boutons... qu'il soit
qu’au début du film avec !‘aéroport, y a pas d'histoire. Tout
l'architecte du Royal Garden, qu’il soit dans tous les effets
ga jen’y ai peut-étre pas réussi, Mais c'est au moins ce que comiques qui sont dans le film. Chez les critiques on dit il n'y
j'ai essayé de faire. C’est toujours intéressant, ce qu’on
a aucune trouvaille comique dans Playtime. Pourquoi ?
essaie de faire. Et je vous le dis moi: il y a un prof - ils ont
Parce que ils sont surpris que tout a coup il y ait d'autres
méme pas voulu lui faire de réduction — qui a emmené sa
gens a qui il peut arriver les mémes aventures qu’a Hulot.
classe voir Playtime pour une narration, c'est une classe de
13 et 14 ans je crois. Et il y a une lettre d'un gosse de 14 Mais pourquoi ? Parce qu’ils ont des cailléres. Maurice Che-
ans qui a mieux vu le film que les critiques. Il a apporté un valier que j'ai connu quand moi je faisais du Music-Hall a
peu d’eau a mon moulin, a ce que j'ai essayé de faire. Il a chanté pendant 25 ans « Mapomme », il n‘a jamais pu quit-
écrit « ce que j'ai trouvé de trés agréable, c'est que a la fin ter la scéne du Music-hall sans avoir chanté « Ma pomme »,
du film, en me retrouvant dans la rue, le film continuait ». Un ala fin. D'ailleurs c'est tellement vrai que quand un chanteur
gosse de 14 ans! Jamais un journaliste... Non, il fait des annonce une chanson, eh bien les gens applaudissent avant
maniéres: je préférerais Jour de féte ou Les Vacances de M. qu’il 'ait chantée. Ils \'applaudissent presque plus avant
Hulot... \ls sont passé a cété de Playtime sauf... j'ai pas de qu’aprés. Alors, si vous voulez, moi ce que j'ai essayé dans
veine moi — tous mes fans meurent, alors je m’en sors pas— Playtime et ca me fait plaisir de sentir que ca commence,
par exemple Bory. Il avait analysé Playtime formidablement. que les gens en parlent un petit peu puisqu’ils parlent dans
Si vous voulez je me place un peu sur le plan d’un peintre la salle méme, c'est de supprimer le vedettariat du person-
qui fait sa toile. (Je rabache un peu trop peut-étre, je me fais nage comique principal, qui arrivait avec une étiquette, « je
pas trés jeune), c'est qu'il est content que ¢a ne vieillisse pas suis le petit rigolo de la soirée, je suis gagman, je suis musi-
trop, voyez ce que je veux dire parce qu’un peintre, son pro- cien, je suis acrobate et vous allez voir, restez tranquilles: je
bléme c'est de se dire : merde, j'ai retrouvé une toile de moi vais vous faire rire ». Tout le monde est rassuré en se disant :
aux puces, pour trente francs (rires), je suis embété, bon. Et alors fa, on va se taper sur les cuisses. Bon. Moi dans Play-
mai je dois dire que Playtime c'est pas une réussite finan- time j'essaie de donner beaucoup plus de vérité dans les
ciére, mais c'est une joie énorme de trouver une nouvelle personnages. J'ai un exemple qui est frappant et que j'ai vu
génération qui accepte le film et qui rit 4 ce que j'ai eu envie aux actualités télévisées : un jour te président Ford est arrivé
de faire. avec un avion qui appartenait au gouvernement américain,
il y avait un vrai détachement de soldats, c’était pas des
Cahiers. Mais, selon vous, qu‘est-ce que les gens n‘avaient figurants, mAchoires tailigées dans le chéne, « présentez
pas réussi a suivre ou a comprendre a I’époque ou fe film est armes », une vraie musique militaire, un vrai Premier Minis-
Sorti ? tre qui venait l'attendre en bas de la passerelle, qui était une
vraie passerelle, un vrai tapis rouge, et ran, tching, ran, ran
Tati. Oh ben c'est trés simple. Parce que en France spé- ran, tching tching, et le Président Ford s’avance, salut amical
cialement, en France vous devez rester le méme. Si Bel- (parce qu’il pouvait pas venir la en disant prshrttt... moi je
mondo reste Belmondo, qu'il soit gangster, dentiste, chirur- vous emmerde, je suis venu mais vous allez voir, ¢a va pas
gien, c'est Belmonda, ils n’ont pas de surprise. Gabin, éga- bien se passer, donc il y a toujours un geste), il descend les
lement, il a été POG, arnaqueur, entraineur, mais on ne vient marches de la passerelle, et rate la derniére marche. Plaffff!
pas voir un entraineur de chevaux de course ni un PDG, on il s’étale. Devant un vrai ministre, des soldats au garde a
vient voir Gabin en PDG. Or Tati avait petit a petit trouvé vous, une vraie musique militaire, tout. Alors, ca je linvente
une étiquette qui était ou celle du facteur —aprés Jour de féte pas, je l’ai vu, il se reléve rapidement, il est pas resté long-
on a critiqué le personnage d’Hulot; pourquoi ? qu’est-ce temps par terre, et il a tendu ja main a un gars qui était pas
que c'est ? pourquoi il ne nous a pas refait un facteur? j'ai du tout la pour ¢a, et qui s‘est dit « tiens, pourquoi le Prési-
entendu ¢a. J’avais toutes les possibilités financiéres pour dent Ford me serre la main ? » Et, donc il a raté la main du
tourner la suite du facteur, quoi... « Le facteur Ministre des Premier Ministre. Bon, tout le monde s‘est marré a cause de
PTT », etc., alors !4 financigrement pas de problémes. Donc, la derniére marche de |a passerelle, du Président, et tout le
18 JACQUES TATI
monde en a parlé. Admettez que ce soit dans un film avec
Hulot, Keaton ou qui vous voudrez, et que vous fassiez la cri-
tique; ce passage, que dirait-on ?: « Vous avez vu le dernier
film de Tati, Keaton, ouais, oh, non, pttt, non, je crois qu’il
baisse terriblement alors, ah bon ? Oui, il arrive en haut
d'une passerelle, il descend les marches, i! rate la derniére,
hein ? Pas fameux, comme trouvaille, faudrait peut-étre
trouver mieux ». Et en fait on va faire la critique de ce film
a prétention comique. Or, on ne |’a pas faite du tout parce
qu'il y avait un Président. Donc dans les personnages de
Playtime, j'ai essayé de donner une grande vérité aux per-
sonnages, par exemple les américaines sont en fait de
vraies américaines. A I'époque le Shape existait, nous
sommes ailés au Shape réquisitionner les femmes d’offi-
ciers: elles sont américaines, elles partent, elles s’expriment,
ce ne sont pas des figurants que nous avons habillés en tou-
ristes, donc, vérité des personnages. Dans le cabaret, c'est
pareil, il y a quatre acteurs parmi les serveurs et il y a huit
vrais serveurs que j'ai été chercher dans les restaurants en
les repérant, en me disant: celui-la, il me le faut absolu-
ment... des vrais serveurs parce qu'un acteur n‘aura jamais
le doigté pour poser une tasse, ¢a fait vingt ans que le type
vous améne un café, hop, il y a un petit fuiittt supplémen-
taire et si l'acteur veut copier ca, ¢a va pas étre vrai, donc si
Playtime : les lumiéres de la ville.
vous voulez c'est ce que j'ai essayé de donner: grande vérité
et la possibilité pour chacun d’avoir sa demi-heure d‘Hulo-
tisme.
Cahiers. On voit bien que les gens sont trés vrais et. en
méme temps, on sent que vous, ou Hulot, 6tes en permanence
derriére eux. Chaque personnage est un peu Hulot. Comment
¢a se passe sur le plan de fa direction d'acteurs ?
Tati. Moi je dirige, et c'est pour ca que physiquement c’est
trés dur, dans le Royal Garden j'ai fait tous les personnages.
Je leur ai fait voir tout : les mouvements, c'est pas eux qui
les ont inventés. Bon, le maitre d’hétel, le premier maitre
d’hétel, la preuve c'est qu’on I'a revu aprés dans d'autres
films, il n’est pas bon; je Iai vu dans des films publicitaires
et on se demande ce qu'il vient foutre la. En fait, que Tati soit
la ou pas [a, je parle d’Hulot hein, les intentions, les mouve-
ments, les personnages, c’est quand méme lui qui les a diri-
gés de la facon dont il croit qu’ils doivent étre dirigés pour
devenir amusants.
Cahiers. Parce que dans fa division du travail sur les films
c’est le premier assistant qui s‘occupe habituellement des
figurants, qui sont derriére tandis que le metteur en scéne
s‘occupe de ce qu'il y a devant. Dans vos films, c'est une autre
conception.
Tati. En regardant les seconds plans on s‘apercoit qu'il se
passe toujours quelque chose. Comment ? Quand je dirige,
qu’est-ce que je fais ? Je commence par diriger les seconds
plans : « Vous faites ca, la porte la; vous étes pressé, avec
votre serviette, vous attendez, vous, quand un client arrive
par la vous venez par la, vous le coupez, gngngnnnn ; merde
alors, bon, etc. » Et une fois que mon réglage est fait sur les
seconds plans, je m‘attaque aux premiers plans, ce qui est
plus facile d’ailleurs parce que j'ai le temps de les chauffer,
et cd marche trés bien. Au premier coup de sifflet, sfuittt, le
second plan est prét, le troisieme méme a la rigueur, au qua-
trigme coup de sifflet, la musique. Une fois que la musique
a bien chauffé les gars qui sont préts a danser, sfuitt, et
maintenantje m‘adresse aux gens qui sont au premier plan :
bon, maintenant, 4 vous! Mais derriére, ce n'est pas n'importe
quoi. Vous pouvez regarder quoi. Est-ce que vous voulez
boire quelque chose ?.
(On boit quelques chose, on parle de la « contestation »).
ENTRETIENS AVEC JACQUES TATI 19
Tati. La distribution de Playtime aux USA... c’est-a-dire déformation professionnelle parce que ca fait partie de mon
qu'il y a eu un mauvais contrat. Vous savez |a-bas, aux métier, maintenant je ne peux plus voir Barre sans me le
Etats-Unis, le cinéma francais est trés mal défendu. Alors ils représenter en sommelier de grand restaurant, sentant les
avaient le droit de couper un peu ce qu'’ils voulaient et.. ‘ils bouchons et disant « ¢a, vous pouvez prendre ca». Je
en ont fait un spectacle télévision de 45 minutes! Mais ‘aurais pris comme ca dans Playtime, je 'aurais pris comme
vous savez les journalistes, enfin pour moi, ils se trompent sommelier. Et alors Chirac, on m‘'a demandé que je fasse le
toujours, ils se sont toujours trompés, regardez les critiques gata de l'Union des Artistes, j’ai dit je veux bien mais a
de peinture, je ne fais pas de comparaison mais Van Gogh condition que je le fasse avec Chirac et qu'il soit... il ferait un
n‘a jamais vendu une toile de sa vie, bon, mais alors qu’est- merveilleux clown blanc, il serait merveilleux. Bon, Mitter-
ce qu'ils foutaient les critiques 4 ce moment-la ? Alors que rand, on n’en parle pas: il vous regarde droit dans les yeux
tout le monde a beaucoup ri sur Jes toiles de Van Gogh et donc on sait pas tellement ce qu'il veut dire: désagréable au
puis aujourd’hui si vous en avez une vous pouvez avoir votre possible. Et puis alors vous avez l'autre : la bagouze, le truc,
petite maison au bord de la mer, un yacht, etc... Bon, Bizet le mac, ah oui c'est le mac de la classe ouvriére, moi je les
est mort de chagrin a cause de Carmen et quand un type est ai connus & Montmartre quand je faisais mon numéro,
complétement paumé en province, gu’il sait plus quoi jouer, machin, truc, Messieurs, on sent vraiment que... d’ailleurs ils
,il joue Carmen! Bon, non, faudrait un peu accorder les vio- touchent des bénéfices sur les ouvriers. Non mais il y en
tons ; personne n‘a parlé de Lo/a Montes dans les films de aurait des trucs a raconter ! Parce que ca ne peut pas étre
Fellini, parce que dites, il s‘est pas embété, ta, Fellini, avec passionnant leur truc; ils ont le méme sujet, ils ont le méme
Max Ophuls, hein? Prenez les scénes du cirque de Lola scénario, et on leur dit: maintenant vous allez faire une
Montes, et puis faites un petit rapprochement, et vous dites adaptation. Alors il y en a qui causent pour tes ouvriers et
« tiens, ca me rappelle quelque chose ». C'est pas votre tout... Moi je me suis pas dégonflé, je leur ai dit : vous me fai-
avis ? Bon je prends un exemple qui est le mien. C’est la ot tes rigoler, vous, parti communiste vous étes devenus
les critiques sont vraiment vaches, moi je commence Piay- d’affreux bourgeois, moi je suis pas bourgeois, non mais... ils
time, avec deux nonnes qui marchent comme Hulot, dont ont un immeuble, c'est Playtime quoi! Ils défilent 4 ia Bas-
les cornettes bougent, le film commence comme ca. Bon. tille, il y a que 1a qu’ils perdent leur ventre, (rires), non, moi
Dans Fellini Roma, vous avez les deux mémes nonnes, dont je m’‘en foux parce que j'ai pas un rond, bon, le bureau, je
les cornettes marchent exactement de la méme facon, et suis pas prés de vous épater, j'ai une R5 en bas, ca peut pas
tous les journalistes ont dit « Ah, il est formidable ! » Bon vous épater non plus, mon compte en banque, je peux pas
moi, je veux bien mais faudrait quand méme accorder les vous épater non plus, donc je suis trés détendu pour leur
violons... Et puis on est dans une période oti on sent qu'il y dire ce que je pense, hein, mais qu’ils viennent pas
a un manque de simplicité, un cété simple; c'est grave m‘emmerder 4 me donner des lecons...
depuis que les intellectuels se sont penchés sur le cinéma
parce que, bon, ils acceptent Keaton que moi j'ai bien connu,
je suis resté une dizaine de jours avec lui, je le connaissais
bien, et c'était pas un intellectuel, mais la pureté de son
talent explose sans cesse et c'est ce cété un peu primaire, Tati. ls ont ‘air de contester mais en réalité ils ne font rien.
naif, que je regrette dans le cinéma. Moi le défilé de ta République a la Bastille, sije pars tout seul
avec un drapeau « Plus de pub dans !es cinémas ! » ils vont
dire « il est fou » (rires). Non ? Non, mais je serai tout seul,
Cahiers. C'est peut-étre encore /a force des Américains, je me ferai arréter, ou écraser quoi, et ils seraient capables
darriver a 6tre encore naifs, ils racontent des histoires, ils ont de prouver que j'ai pas été écrasé parce que le type avait des
moins d‘inhibitions que les Européens. pneus d'une qualité supérieure, qui tient tres bien méme en
temps de pluie... Donc, moi je ne pige pas ; il y a des jeunes
Tati. Oui, si vous voulez, mais d’abord ils ont un bon sens dans une salle, on leur a fait payer 18 Frs ou 18,50 on leur
de I"humour, les anglais aussi. J‘en reviens 4 mon match de fout 20 minutes de pub et personne ne rouspéte, donc on
tennis d'hier, ce sont bien des natures différentes, hein, sent que les gens sont quand méme amorphes...
quand méme, les Francais et es Américains ; 4 un moment
donné, Connors passe un boulet de canon qui vient toucher Cahiers. Mais avant les jeunes ou les étudiants, ils rica-
le filet et qui retombe de l'autre cété et lui donne donc le naient contre la pub, mais jamais ils ne protestent vraiment.
point. Un joueur frangais n’aurait rien dit; lui il a fait deux C'est pas si facile de protester contre la pub.
petits pas de course, il est venu toucher le filet, d’un air de
dire « you, my friend ». Bon, ca m‘a fait plaisir. Y a pas que
Tati, Oh ben moi j'y arrive, je siffle, et sion commence a
des types qui se prennent au sérieux. Tout le monde se
siffler, si on siffle c'est que on doit pas tout a fait étre
prend au sérieux, qu’est-ce que ca veut dire ? Moi j'aime
d'accord, Et puis ¢a va vite, vous savez, si vous avez quatre
bien vivre avec un petit peu d’humour ou d’esprit autour de
cing gars dans une salle qui oh, eh, sftttt, oh la!..
moi. Mais ils ne parlent que de problémes. Je ne comprends
pas comment les francais acceptent les quatre mémes
connards tous les soirs, non quand méme, faut pas exagé- Cahiers. //s peuvent retourner complétement fa salle. Mais
rer! Et ils sont tous les quatre trés mauvais; alors 1a c “est ¢a fait trés longtemps qu'on n‘a pas vu ¢a. Les gens acceptent
rendre une masse complétement con, ca c’est sur. de plus en plus.

Tati. C'est triste non ? Ils acceptent tout ! Mais ils accep-
Cahiers. C'est peut-étre la politique aussi ; vous croyez
qu'avant ils étaient plus dréles que ¢a ? tent quatre types qui défendent des opinions politiques soit
disant différentes et qui sont les mémes. C'est le méme dia-
logue, c'est le méme scénario, il n'y a que l'adaptation qui
Tati, Oh ben dites, si vous remontez trés en arriére, la qua- change un peu. Ils acceptent. Faut le reconnaitre, mais vous
lité du dialogue était bien supérieure. Moi qui ai une petite croyez pas ?
20 JACQUES TATI
Cahiers. Ce que vous dites c'est vrai pour le cinéma mais position, plus je me marrais... Et plus je me marrais, plus il
dans le domaine de fa presse, il y a bien des revues des jour- était coincé et les autres ont commencé a m’accompagner
naux qui disent tout ce qu'il ne faut pas dire. Des trucs comme — moi j'arrive a trés bien me marrer, j'ai un rire trés commu-
« Charlie Hebdo », « Harakiri », prendront justement comme nicatif — donc j’ai entrainé le rang qui était derriére et le rang
Sujet la femme dont la main a été amputée pendant l’accou- qui était devant. Bon, alors 1a ils ont fait un signe et tl y aun
chement, des choses comme ¢a. flic de St-Germain qui est venu : Monsieur, vous manifes-
tez ? Je dis : je manifeste pas du tout, moi je trouve ca trés
Tati. Oui, maisje les connais bien. J'ai été bouffer avec eux dréle. Est-ce qu'on a encore le droit de rire? Moi ca
ta semaine derniére, avec Cabu et tout ca et ils sont m‘amuse beaucoup... Trés bien. Et c'est moi qui ai gagné la
inquiets, parce que leur tirage baisse énormément, ce qui soirée et le type est parti furax avec ses dossiers devant des
prouve qu’ils se répétent. Cabu m’a dit : moi maintenant je gars qui s‘étaient vraiment marré. Il a été tres mauvais, donc
suis contesté par mon fils; alors est-ce que c’est le fils qui je 'ai rendu encore plus mauvais, donc i! a pas été nommé,
doit faire « Charlie Hebdo », j'en sais rien mais... ca va trés donc j'ai contesté comme il fallait. Et ca c'est une arme dont
vite... Moi, je leur ai dit : votre truc est pas marrant ; souvent les jeunes ne se servent pas beaucoup, parce que dites-vous
«Charlie Hebdo » me faisait rire, maintenant j’avoue que ca me bien que dans I’'humour, on peut aller assez loin, alors que
fait plus rire énormément. Alors ca améne une nouvelle sion écrit... Je sais pas, y a un qui est passé une fois a la télé-
génération qui se prend trés au sérieux. On a facilité les cho- vision qui a vomi sur Giscard, comment il s'appelle ?
ses.
Cahiers. Edern Hallier.

Tati, Qui, bon, c'est pas constructif parce que ca va pas


empécher que deux jours aprés Giscard va arriver avec sa
Cahiers. Ca c’est quelque chose qui angoisse beaucoup de méche folle et puis il va recommencer : nous avons... un ave-
cinéastes que nous aimons, comme Godard, c’est que fle nir.. la France. Et on va continuer a vendre des pschitt...
monde de la perception, sentir, écouter regarder, devient de pschitt. Tandis que si on siffle pendant les pschitt... pschitt...
plus en plus étroit et que les cinéastes qui travaiflent sur la per- ou que les types fassent dans la salle le méme bruit, je suis
ception, c’est leur métier, sont de moins en moins compris et sr que ca fera rigoler les gens dans la salle. Et le type qui
ne peuvent plus avoir le temps... aura mis du fric pour cette pub, il dira : arrétez, tout le monde
se fout de ma gueule parce que j'ai inventé une bombe !
Tati. Qui, c’est le temps... C'est pourquoi personnellement
{je parle de moi forcément, je suis um peu mon avocat, Si vous voulez, méme quand vous partez de Godard, qui
qu’est-ce que vous voulez que je fasse ?} je suis trés fier de est un cinéaste rempli de talent, c'est un peu un probléme
ce qui se passe a |’Elysées-Paramount en 70 mm avec Play- qui se pose souvent : aprés, tout le monde s'est penché sur
time, parce que, évidemment que ca a coité cher, évidem- le probléme Godard; il a bouleversé un peu Ja technique
ment que j'ai pris le temps, mais en fait ca valait le coup. Je cinématographique, surtout le premier film, et puis il est
suis pas trés bien vu pour beaucoup de raisons mais en fait devenu un peu un dieu... alors, ils ont empéché de tourner.
jairien a en foutre. Moi, ce que je trouve de plus dramatique, Chaque fois qu'il touchait un objet : aaah ! Alors la, c'est un
c'est que la plupart des gens que vous voyez, a la télévision faux mouvement parce que au lieu de lui avoir permis
ou dans un diner, sont dans I'obligation d'avoir un dialogue d’avancer, avec des problémes : allez, faut continuer, faut y
aimable... et puis on parle on parle de tout... en fait de rien. aller... il a tout 4 coup été entouré de fans comme le pape
Si jamais il y a un type qui... aussitét : merde, il est de droite, avec les cardinaux. C'est lui-méme qui s‘est un peu, parson
attention a ce que vous dites! En fait, ca devient un truc irré- groupe, mis dans cette situation-ld parce qu’a l'heure
sistible, leurs publicités dans les cinémas. Moi j'arréte pas actuelle, Godard devrait étre un trés grand représentant du
de voir des pschitt... pschitt... Bon alors, y a des pschitt pour cinéma francais, comme |’était Renoir pour sa génération.
les godasses, y a des pschitt pour les chiottes, y a des Je crois qu'il a été par son entourage mal aiguillé... Vous le
pschitt pour les cheveux, y a des pschitt pour se raser... on savez trés bien, c'est pas a vous que je vais apprendre ¢a.
sait plus... ils s‘imaginent que les types se rappellent, mais
ils ne peuvent pas se rappeler, c'est pas possible ! Et je crois
justement que c’est une grande période, aussi bien pour
vous dans votre journal, c’est une grande période pour une Cahiers. Pour en revenir au cinéma frangais, vous ne trouvez
certaine contestation, non pas a coups de pavés parce que pas un peu triste qu'on ne puisse plus y faire de films trés ambi-
ca ne veut rien dire du tout (il arrive trois flics, dix flics, vingt tieux ou trés chers. Pour tout ce qui est spectaculaire, il n'y a
flics... y en a toujours en réserve donc y a pas de problémes... plus que les Américains... pour nous, Playtime c'est fe dernier
et puis aprés on va reprendre des mesure et puis ¢a va étre grand film...
des portugais qui vont venir changer la glace... ca va rien
changer). Je vous ai raconté l'histoire du type que j'ai fait Tati. C'est ce qu’avait dit Melville... Oui, mais, c'est pas a
foutre en lair, le type qui voulait se faire élire maire de St- recommencer non plus, hein ? Moi je veux bien, j’ai plus
Germain-en-Laye.. Non? Ah! C’est une démonstration qu'un appartement, je veux bien le repasser mais moi j'ai
précise. Je m’'étais dit: pourvu que ce type la ne soit pas plus rien a offrir... J'ai tout donné pour finir Playtime. La
élu ! Réunion! Réunion publique. J‘allais pas m’amusera lui preuve c’est que je me suis fait coincer avec la réédition des
jeter un pavé, j'aurais été arrété... Je me dis : au fond, le seul films parce que c’est un groupe, qui est méme pas dans le
truc, c'est de me marrer. Alors lui : mes chers concitoyens... cinéma d‘ailleurs, qui vend du film au métre comme on vend
Moi, je pouffe. Le type regarde et se dit: qu’est-ce qu’ila a de la moquette aux Galeries Lafayette; méme principe.
se marrer celui-la, c’est pas dréle... II continue: i] est certain Alors, je leur parle méme pas, moi je suis un type trés dan-
que notre ville... Alors la je me marre carrément. Et le type, gereux, etc. Mais si vous voulez, y a quand méme autre
comme il m’entendait rigoler, se dit: y a sGrement un truc chose avec les américains, c'est que la rentabilité d’un film,
dans ma tenue qui foire et i] a commencé a se toucher tous la-bas, est basée sur un pourcentage de 65 % de la recette
les boutons, son verre et tout ca... Et plus il mimait son indis- en Amérique et le reste c'est, je crois, 8 % en Italie, un peu
atts
agree oH pen 4 oe
|
|

Tournage de Trafic
22 JACQUES TAT
moins ici etc. Un succés commercial en Amérique permet Et quand on dit qu’ils sont tous mauvais, c'est faux, parce
des recettes que les films francais sont incapables de faire. que, moi, a Trouville, j’'en ai vu de bons. Et puis il faut en faire
Mais vous prenez le CNC, ils ont beaucoup d'argent, faut un pour en faire un second. Moi, si aprés mon premier qui
pas qu’ils nous racontent des histoires, eh bien ils ont était si mauvais, j‘en n’avais pas fait un second, c’est pas
dépensé des milliards pour refaire des salles de cinéma, vrai que je vous aurais fait Jour de féte, comme premier film.
avec tout le confort, fauteuils de dentistes et tout ca. Mais Faut connaitre son métier, enfin!
ils ne vont méme pas dans tes salles de projection pour voir
si on passe le film avec un objectif valable, dans les propor-
Cahiers. Et votre projet sur le court-métrage, c’en est ou ?
tions dans lesquelles le film a été tourné... au Boul’Mich,
Playtime, on enléve un métre de projection a gauche, un
métre a droite: y a plein de trucs qu’on voit plus du tout. Bon, Tati. Mais j'arréte pas, je vous dis, je suis te Don Quichotte
mais ¢a, ca ne les touche pas. Alors c’ était un choix a faire : de la pellicule ! Je vais me retrouver a la Bastille avec une
ou il fallait dépenser pour repeindre, arranger, changer un pancarte: «Court métrage! Court métrage!». Alors, je vais
peu de fauteuils mais continuer a produire des films impor- peut-6tre avoir une entrevue avec Monsieur Lecat, c’était
tants ou il fallait refaire pour trés cher toutes ces salles. dans France-Soir hier... Deux pour cent de la recette pour les
Alors moi, je préfére étre assis comme je suis la depuis un courts métrages, ca permet aux jeunes cinéastes de faire des
bout de temps et ou je suis pas mal, plutét que dans ces sié- courts métrages avec quoi ils peuvent récupérer leur argent
ges ultra-confortables ou j'ai toujours peur qu'on vienne et la possibilité d’en faire un autre. S‘ils n’ont le droit que
m'opérer. Donc, si vous voulez, je crois que ca va étre trés d’en faire un, comment voulez-vous savoir ? Moi j’en ai la
dur. C’est pour ca que je m‘occupe du court-métrage et que preuve, elle est précise, le premier court-métrage que j'ai fait
je vais allez voir Lecat... pas pour moi, je lui ai dit : c’est pas était minable. Donc c’est bien parce que j'ai pu en faire un
pour moi que je viens vous voir parce qu’avec tous les pro- second... Et si je je retrouvais, ce film, il est tellement mau-
blémes que j'ai eus, I’Etat ne s’est jamais penché sur mon vais qu’il ferait peut-étre rire les gens aujourd'hui. Mais je ne
cas, jamais. On a dit: il est fou... quel décor !... une fortune !... sais pas ou il est, il est peut-étre dans une baignoire chez
Il met un temps... «tatillon », ils m’ont appelé... facile |! Mais Langlois, j‘en sais rien. Tant que vous n‘aurez pas ¢a, le
je ne vois pas comment ils peuvent aujourd’hui, avec leur cinéma, ¢a ne sera que du dialogue. Et puisque nous vivons
organisation commanditer un film cher, je vois pas. Vous avec les inconvénients et les avantages d‘un régime capita-
savez, c'est une période qui est comme ca : demandez a un liste - parce que y a pas que des inconvénients, hein, moi
architecte s'il a le droit de nous construire aujourd’hui un je connais aussi l'autre cété, c'est pas a se taper les fesses
immeuble ou les portes soient solides... par terre, pas gai... la preuve, c'est qu’ils font pas de films
comiques...

Moi, ce qui me géne, c’est cette fausse prétention qu'il y


a a croire qu’on peut apprendre facilement ce métier. J’y Cahiers. Ou alors, ils ne les montrent pas...
crois pas une seconde. Les petits génies qui jouent trés bien
au piano, ils ne passent pas salle Gaveau sans faire quatre
Tati. Non, non... Je connais bien le probléme. J'ai méme
ou cing heures de piano par jour, y a rien a faire. Pareil pour
un numéro de cirque ou un film... Alors tous ces types qui été invité au Festival de Moscou pour étre dans le jury, je
connais trés bien... Bon, c'est pas vrai qu'un cinéaste russe
se surpassent dans le beaujolais et la gauloise en se disant
raconte ce qu'il a envie de raconter, ca rejoint mon idée du
oh | ca va étre merveilleux, alors ¢a, ¢a vieillit trés mal. Parce
qu'il n'y a pas une certaine rigueur et ce métier doit avoir film comique comme contestation... Ecoutez, Jour de féte a
été refusé en Russie parce que j‘ai critiqué un fonctionnaire
une certaine rigueur. Je sais pas, moi, si je téléphone a Gis-
card, je peux (je suis sdr qu’il va me recevoir en plus) mais de I’Etat qui distribue le courrier, alors... Et Hu/ot parce que
l'ouvrier ayant besoin de détente, on ne peut pas critiquer
j'ai pas envie d’y aller... Je vais voir Lecat... I m’a eu, Lecat
les vacances. Mais Playtime, comme Mon onele, ils en ont
parce que il était au spectacle de cirque, la. C'est la premiére
bien voulu : Mon oncle a été un succés énorme parce que
fois, depuis les Bouglione, qu'un ministre de fa culture met
cest la bourgeoisie qui en prend plein la gueule. D’ailleurs,
ses fesses dans un cirque. Ca m’a fait plaisir, déja... Et il se
c'était un film contestataire, Mon oncle, pour |'époque. Je
marrait et il applaudissait. Je le regardais bien, vous vous
vous dirai pas que c’est moi qui ai déclenché Mai 68 mais...
doutez que je ne l'ai pas laché de l'oeil... Y a un pickpocket,
dailleurs, ca aussi on me l'a reproché. Parce qu’en fait dans
un des meilleurs du monde, qui a un numéro formidable qui
fait venir les gens et qui leur fauche leur montre, tout. Ila Mon Oncele, je dis 4 une famille : je m’excuse, vous portez
demandé a Lecat de venir. Moi, je suis sport, je reconnais... beaucoup d’intérét a votre voiture, 4 votre usine, au nombre
de métres de tuyaux que vous sortez de votre usine, et puis
Il lui a fauché sa montre son portefeuille. Lecat est devenu
vous voudriez que votre fils soit premier de la classe, mais
un ministre sans portefeuille. Je ne sais pas ce qu'il fait a
sans aucune chaleur humaine etc, ca va pas ! Mais je vous
son ministére mais je vais lui soumettre mon probléme. Je
dis, un film comique, ¢a peut pas étre autre chose que
veux pas avoir affaire 4 quelqu'un d’autre parce que ce.sont
contestataire : Keaton, c'est une contestation fabuleuse de
des décisions précises, si il donne pas au court-métrage 2 %
l'armée, Le Mécano de la Générale, on a pas envie d’étre
dont il va prendre un sur les esquimaux et un sur la pub, je
mobilisé, ou alors on sait pas dans quel camp on va aller,
lui dirai: moi je n’ai plus rien 4 vous demander. Ou sit me
hein ? Bon, allez les enfants, qu’est-ce que vous voulez que
dit non, alors je lui dirai : dans votre situation, ga ne ferait pas
mal, hein, de dire « allez les jeunes au travail! » au lieu de je vous raconte ?
leur reprocher de ne rien foutre, ce qui est facile... Comment
on aurait fait, nous ? Mais c’est vrai, je peux le prouver, sans Cahiers. Le court-métrage. c‘est le seul moyen de former
les court-métrages, vous n’avez pas René Clément, c'est une génération de cinéastes en partant modestement ?
avec moi qu'il a fait son premier, vous n'avez pas Fellini, pas
Renoir, pas Chaplin. Tout ce qui existe aujourd'hui comme
auteur vient encore du court-métrage, qu'on ne me raconte Tati. Qui, il y a ca ou alors les réalisateurs de télévision...
pas d’histoires | C'est pourquoi je trouve ¢a indispensable. Parce qu’en Amérique, il y a beaucoup de types gui ont fait
ENTRETIENS AVEC JACQUES TATI
des bons films et qui sont partis d'émissions de télé ou ils
ont appris leur métier. Mais ici, c’est un peu ridicule, moi je
les connais bien, les Jean Lhote etc., ils n’ont pas le temps
de bien traiter un sujet ! Ils ont, je sais pas moi, six minutes
a monter ! Six minutes, ca veut dire qu’ils n’ont pas le droit
de tourner les deux premiers plans de Mon oncie, avec les
chiens de quartier qu'il faut faire pisser contre les lampadai-
res. Ca représentait un trés gros travail. Si le producteur
téléphone et dit: qu’est-ce que vous foutez et que vous
répondez : les chiens n‘ont pas envie de pisser !... Ou alors
il faut préparer une vessie fausse... Je veux dire que c'est
mal étudié pour permettre l'apprentissage. C’est 14 ou les
capitalistes sont pas bons (et c'est pas du tout, rassurez-
vous, pour vivre dans un régime communiste parce que j'en
ai pas envie une seconde, parce que quand ils disent: on va
vous faire un petit communisme francais qui va étre char-
mant, alors /a, j'y crois pas une minute! Parce que, bon,
Lenine a écrit un bouquin, ou on fe prend ou on le prend pas,
ou on le tourne ou on le tourne pas, c'est comme un sujet
Mon oncle
de film) car ce qui est trés grave, c’est que les gens ne regar-
dent plus, on va finir par avoir des flics intelligents parce que
comme ils n‘ont rien a foutre, ils sont a tous les coins de rue.
Ce sont les seuls qui ont !e temps d' observer. Les autres ont
plus le temps. C’est dommage. On peut faire des cours sur
"observation !... Moi c'est une déformation, c'est autre
chose, c'est mon métier. Mais, a Roissy, si jamais on
annonce que l’avion a du retard, je me mets dans un fauteuil
et je me dis, ca y est, chouette, je vois le meilleur film de la
semaine. Un jour, j'étais assis comme ca et je me disais
c’est quand méme marrant, les portes sont en plexiglas, tes
fauteuils c’est du nyton, les sols c'est du plastique, les sand-
wiches sont dans du cellophane, donc ne sentent plus rien.
Et on ne voit que des gens importants 4 qui on a supprimé
l'odorat. Faut le faire ! M&éme dans tes waters, en principe
vous pouvez guider un peu... ca doit étre par [a... il y a telle-
ment de produits, des bombes etc. qu'on ne sent plus rien
non plus. Et c’est la ou je fais un truc trés important, c'est
de regarder les chiens. Parce que les chiens, la, ils sont per-
dus. Forcément parce qu'un chien ¢a marche au flair... Alors
tout a coup, ils sentent une chienne, ah ! ca les réveille et ils
vont mettre leur nez vous voyez oul je veux dire pour bien se
renseigner. Alors, d’arriver dans !’architecture moderne,
commencer par supprimer l’odorat, s‘il y a de la musique
trés forte dans les ascenseurs, on n’entend plus rien. On va
finir par plus marcher du tout, hein ?

Cahiers. En refisant 'entretien que vous avez donné 4 André


Bazin, j'ai appris, je crois que je l'avais jamais lu, que vous
aviez tourné Jour de féte en couleurs. Pourquoi ¢a n‘a jamais
tiré en couleurs ?

Tati, Parce que on a jamais pu. Le négatif est en couleurs.

Cahiers, Mais au moment ou vous I'avez ressorti avec des


couleurs au pochoir, pourquoi 4 ce moment?

Tati. Parce que c'est moi qui me suis fait un petit plaisir.

Cahiers. Mais 4 ce moment-la vous n‘avez pas envisage de


le tirer en couleurs ?

Tati, Mais on ne peut pas. C'était un nouveau procédé qui


s'appelait Kodachrome, c’était le procédé Keller-Dorian(')
M JACQUES TATI
et la maison Thomson avait monté des tireuses pour tirer ce enfants, les enfants dans la rue refaisaient le numéro. Donec,
nouveau procédé. Ils ont dépensé beaucoup d‘argent et on ils avaient envie de faire un peu les clowns... Bon. Tout de
n‘a jamais pu tirer une copie du négatif. Il ya eu quelques suite, on a catalogué : c’est pas un vrai film, c'est un spec-
plans qui venaient mais c'est tout. Oui, entiérement en cou- tacle... etc. Qu’est-ce que vous voulez que je fasse ? Mais
leurs. j‘avoue que des gens que j’estime beaucoup, pour eux, c'est
le meilleur truc que j'ai fait. Alors, je vous explique la tech-
Cahiers. Donc ¢a n‘existera jamais en couleurs ? nique. J’ai eu le cirque pendant trois jours et quatre caméras
que j‘avais placées od il faltait. Aprés, j'ai eu une dizaine de
Tati. Non... mais ca m‘a géné parce que d‘abord ¢a aurait jours pour faire les raccords. En prenant des petits groupes
été le premier film en couleurs, quand méme, deuxiéme- parce qu’on ne pouvait pas se payer la figuration d’un cir-
ment j'avais étudié la couleur et troisiemement ca m’a que. Et aprés, je fais des raccords sur Ia petite fille, sa mére,
obligé a faire Les Vacances de M. Hulot en noir et blanc parce des gens qui manifestent... des trucs. Et je me suis retrouvé
qu’'ils n'ont pas eu confiance dans mes intentions de... colo- avec quarante heures de projection ! Alors 1a, j’ai fait un tra-
riste... parce que j'avais des trucs en couleurs chouettes vail que, je crois, personne n’avait jamais fait. Un travail qui
dans les Vacances... tous les types commencaient pales, et était terriblement constructif. J'ai fait passer les plans sur un
ouis, plus les vacances passaient plus ils bronzaient, il y en appareil de télévision, vous savez que dans la vidéo les plans
a qui bronzaient, d'autres qui rougissaient, et puis celui qui sont numérotés, on peut appuyer, arréter, revenir en arriére...
arrivait, fe nouvel estivant on le voyait tout de suite parce Bon. J'ai dit: vous allez me faire développer de tel a tel
qu’il avait un pantalon impeccable, et il était tout blanc... numéro. On notait. Et j’ai choisi moi-méme ce que je voulais
comme plans. Ensuite, j'ai fait développer en 16 mm négatif
Mais je vous raconte tout ca, et Ga marche vous, les Cahiers ce que j‘avais choisi sur les quarante heures. Et {a, au lieu de
du cinéma ? faire un montage vidéo qui est faux, je me suis retrouvé avec
les matériaux qu’il fallait pour monter un film de cinéma.
Bon. Une fois que ca a été fait, !a télévision suédoise a
Cahiers. // y a un film de vous qu’on a revu récemment qui envoyé chez Technicolor, qui maintenant est équipé pour
est superbe et dont on a trés peu parlé, c’est Parade. développer de la vidéo en 35, le montage qu’ils avaient fait
en vidéo a partir de ce que moi j’avais décidé sur film et
Tati. Si vous voulez, bon, c’est toujours {a méme chose, Technoclor (en tenant compte des problémes techniques
quand je parle de peintre, c'est vrai. Un type, il évolue, il que ¢a pose aujourd’hui: un peu éviter les panoramiques
commence par une certaine école de Barbizon et aprés, il se sur des couleurs, le rouge surtout, qui débordent un peu) a
dit: je vais un peu me lancer dans le trait. Godard, il a pas tiré le film. Et ¢a, pour vous dire mon opinion, c’est absolu-
attendu cette école de Barbizon, il est parti intelligemmment ment l'avenir, y a rien a faire. Du moment que vous pouvez
et avec talent dans le trait. Bon. Moi, j'ai pas pu continuer a obtenir votre transposition en 35 mm dont vous pouvez
faire « le facteur se marie », « le facteur 4a New-York », des tirer des copies, ¢a permet a un cinéaste de dire: je m’en
films que j’aurais eu aucun probléme pour tourner. J’ai donc fous, parce que la bande magnétique, vous I'effacez quand
a chaque fois essayé quelque chose qui me passionnait vous voulez.
parce que si je ne suis pas passionné, je vais pas prendre
une caméra, je vais rester chez moi. Alors, dans le cas de
Parade, connaissant bien le music-hall parce que j'y suis Cahiers. Mais au niveau du montage, vous étes repassé par
resté une dizaine d'années, quand les suédois mont pro- fe cinéma pour avoir un contact physique avec le film ou parce
posé ca pour la télévision suédoise, je feur ai dit: je veux que le montage vidéo n‘était pas trés au point a l'époque ?
bien, a condition que je puisse avoir une copie 35 mm.
Alors, je me suis penché sur le probléme et j'ai voulu sup- Tati. C'est pas une question d'étre au point, c'est un travail
primer la glace qui existe entre l’écran et les spectateurs. Si absolument différent, que peut-étre un jeune peut appren-
vous voyez Parade devant une salle pleine, c'est ce qui dre trés facilement mais pas moi. Je suis repassé par le cété
arrive. C’est-a-dire qu'on n’attend pas Monsieur Untel qui classique des films pour me retrouver dans la situation des
va faire quelque chose de drdle, c'est le contact direct entre films que j‘avais I'habitude de faire. Alors, bon, peut-étre
le spectateur et I’écran. Le sujet, c'est que je me suis donné que ca repassera mais voir Parade avec un public du samedi
beaucoup de mal pour prendre la meilleure équipe de jon- soir, j aime mieux vous dire que ca déménage dans la salle,
gleurs, le meilleur numéro du monde, et pour leur dire : moi hein... Méme a Cannes, tous les types bien en smoking et
Je ne veux pas vous faire jongler avec vos massues parce tout, ils avaient tous envie de monter sur la mule...
que c'est pas un spectacle que je fais, c'est un film. Et si j’ai
demandé aux jongleurs, c’ était pas facile pour eux, de répé-
ter avec des pinceaux, c'est pour permettre a des peintres Je sais pas, moi, je vous ai dit tout ca... Je ne sais pas si
de jongler aussi facilement que s’ils sifflaient avec leurs pin- jai raison d’ailleurs. Pourquoi ? On peut pas avoir cent pour
ceaux et ils ont envie de le faire, croyez-moi. Et je me suis cent raison... On peut pas avoir cent pour cent tort non plus...
dit : ca serait agréable de leur apporter un peu de technique Comme dit l'autre : 4 chacun son mauvais goit.
dans le jonglage du pinceau. Tout ca, c’était pour faire en
sorte que je spectateur, de nouveau, participe énormément Propos recueillis au magnétophone par Serge Daney, Jean-
a l'action et au programme du cirque. Et c'est intéressant Jacques Henry et Serge Le Péron.
puisqu’a la fin, moi j'ai laissé - grace a la vidéo — les gosses
jouer comme ils voulaient. Y a pas de direction. Grace a la
vidéo, ils ont joué pendant prés de deux heures. Je me vois ” 1. Le procédé Keller-Dorian est un procédé de prise de vue en couleurs,
pas en train de demander a un producteur: dites-donc j'ai un breveté en 1908, qui utilise, 4 échelle microscopique, les propriétés de dis-
plan qui fait deux heures, deux caméras, douze mille métres persion du spectre lumineux des dioptres, prismes ou lentilles.
Jean Mitry (« Esthétique et Psychologie du cinéma» T. 2 p. 126)
de pellicule... Et, pour moi, la petite est formidable, personne confirme : « Mafheureusement, ce procédé, qui fut de trés loin fe meilleur
n’a regardé ¢a, ¢a pourrait &tre la fille de Marilyn Monroé, {???), ne permettait pas fe tirage des copies. Son utilisation se révéla donc
elle crave |'écran... Et torsqu’il y a eu une projection avec des impossible dans le domaine pratique... »
25
théatralité ridicule? Ce pseudo intellectuel qui pérore sur
la condition des femmes au foyer, d’accord, mais socia-
lemént éclairées et politiquement conscientes, & qui
s’adresse-t-il? De qui est-i! écouté?

La deusiéme partie de Playtime résonne de propos


CLAQUEZ VOS PORTES péremptoires (presque) semblables : Le turbot a la Royale
Madame, c'est une de nos spécialités, c'est poché au vin
SUR UN SILENCE D’OR blanc, lié a la créme et ensuite nappé avec cette creme.
NOTE SUR LE SON CHEZ TATI D’autres bouts de texte, ceux de Ia premiére partie
PAR JEAN-JACQUES HENRY notamment, ne font méme pas la maille : ils glissent dans
les filets du sens, vifs comme le fretin, pour — peut-étre —
aller signifier ailleurs : Et puis j'ai mis ton pyjama au fond
—Juste un mot pour notre journal- Non non c'est interdit
- Complet pour Moscou — Mesdames utilisez Quick
Cleaner - Ca fait vraiment plaisir.

Des lambeaux plus dépouillés encore, et des mots


Que le son, chez Tati, soit travaillé, fignolé, sophisti- épars, flottants, jonchent ca et la la bande son: ridicule,
qué : cela saute aux oreilles! Tout le monde ou presque pas possible — come here - excusez-moi Verzeihung -
a note. L’avait déja noté - et pas forcément en maniére Schneider, l'armée — Ceur — Hulot...
de compliement — dés la sortie de son deuxiéme film, Les
Vacances de Monsieur Hulot, et le confirmait, douze ans Les voix interviennent seules, par couples ou par
aprés, a propos de Playtime. cheeur. Elles gueulent, chantent ou pépient; colorent le
Une certaine suspicion, dans le méme temps s’instal- texte d’accents les plus divers (titi, snob, artificiel — voix
lait. Ce chemin parcouru depuis Jour de fete, la couleur d'aéroport -, étrangers de toutes provenances, patronal,
a partir du troisiéme film, fon oncle, ’écran imposant provincial...) .
du 70 mm et la stéréophonie sur 8 pistes au suivant, la
vidéo plus tard pour Parade n’étaient-ils pas les signes On n’en finirait pas de recenser les exclamations, les
insistants d’une maniaquerie de réalisateur face a la tech- onomatopeées, les bruits banals ou extravagants, naturels
nologie (que d’ailleurs il ne perdait pas une occasion de ou insolites. Il faudrait aussi décrire — quel travail! - le
railler)? Pire, de la poudre aux yeux et aux oreilles pour texture du fond sonore sur quoi s’appuie tout le reste:
masquer I’inconsistance d'un propos vite épuisé, pour en
sans justification a l'image, tout juste plausible (le monde
compenser I’évanescence?.. moderne, il est vrai, nous blinde quelque peu a cet égard)
nous arrivons a une sorte de degré zéro du bruit : fréquen-
Ne quittez pas l'écoute; dans quelques instants vous ces et rythmes a l'état pur, pures vibrations physiques,
pourrez entendre un appel au pays de Monsieur Durieux,
son fondamental...
ministre d’Etat. Monsieur Durieux vous parle : Il y a de Ja musique (Francis Lemarque). Il y a du
- Mes chers concitoyens. ['heure est grave. Je silence aussi...
m'adresse @ vous ce soir afin de bien marquer la volonté
du gouvernement auquel j appartiens de prendre ses res- Prenons le cinéma tel qu’il se pratiquait couramment
ponsabilités devant les électeurs. vers les années cinquante : la bande-son s’y construisait
alors par montage, superposition et mélange d’éléments
Des deux films de Tati récemment revus (ressortie
commerciale de Playtime passage des Vacances de Mon-
sieur Hulot a la télévision) c’est la plus longue coulée La scéne du turbot dans Playtime

continue de texte intelligible : 97 secondes d’un discours


dont, malgré les conversations simultanées et environ-
nantes, malgré le fading que le poste a sirement attrapé
a l’écoute de Radio-Londres dix ans plus tét, chaque mot
peut objectivement étre entendu. D’autres fragments
plus courts, phrases encore entiéres, unités de sens fer-
mées sur elles-mémes, ponctuent les Vacances : Chére
Madame, a cette époque j'étais Capitaine ~ Vous n’éliez
pas la ce matin? Eh bien vous avez raté un beau lance-
ment de bateau - Mais enfin c'est impossible ; le tennis,
c'est pas ¢al..

Mais ce sens a-t-il encore véritablement un sens?


N’est-ce pas au moment ou, ailleurs, ils signifieraient le
plus que ces bouts de discours s’embourbent dans une
JACQUES TATI

ire... 2 EE

Hehin

Playume : le son-fautcuil

enregistrés le plus souvent en studio ou achetés au métre hétérogénes en tout cas (l’avion du Testament d'Orphée)
en sonothéque. Chaque enregistrement n’était porteur que la machine enregistre et restitue sans discemement
que de l'un de ces éléments — la réplique du suspect au (cette machine a peu changé depuis trente ans et n’est pas
commissaire, le claquement d’une porte, le démarrage de toujours a la hauteur de la situation. C’est le systeme de
la traction avant, trois mesures de Kosma ou Misraki — la restitution du son a partir d'une piste optique mono-
que rien d’autre ne venait perturber. «Silence, on phonique qui porte la principale responsabilité de cette
tourne!» et sur ce silence se mettaient en place le(s) grande médiocrité). C’est engorgement. La virtuosité
texte(s), le(s) bruit(s), la (les) musique(s). des preneurs de son et ’habileté roublarde des mixeurs
(ils trichent — et ils ont bien raison - avec le son-vérité!)
Fabriquées de cette maniére, Les Vacances de Mon- n’empéchent pas toujours le grincement des parquets ou
sieur Hulot se distinguent pourtant par la complexité du le cliquetis des fourchettes de voler la vedette aux dialo-
travail opéré, le nombre, la qualité des ingrédients sono- gues, au texte. Revers de la médaille : la matiére sonore,
res, la subtilité de leurs jeux, de leurs variations, la pré- plus riche, échappe partiellement, résiste, a ses servants.
cision et la coloration de leurs interférences.
Prenons le cinéma dix ou quinze ans plus tard, au Playtime, encore, étonne.
moment de la fabrication:-de Playtime : le tournage en
décors naturels et la prise de son en direct — de plus en Rien a envier au meilleur du cinéma direct pour ce qui
plus fréquents — donnent a la bande-son une authenticité, est de la richesse de sa pate sonore — il n’était pas inutile
une épaisseur, un poids, qu’on ne lui avait encore jamais d’en faire deviner la variété des composants. Rien a
entendu. envier non plus au cinéma traditionnel pour ta maitrise
Ce faisant, la scéne sonore s’encombre d’une profusion avec laquelle cette pate est travaillée. Comme si chaque
d’éléments extérieurs incontr6lés, satellites ou parasites, fois, Jacques Tati réussissait la synthése des possibles.
CLAQUEZ VOS PORTES DANS UN SILENCE D‘OR
Le son direct ne pouvait lui convenir et Playtime est
entiérement post-synchronisé. ;
L’idée méme par exemple de prélever, tel quel ou a
peine retravaillé, un pan de réel aussi important que ce
que les ingénieurs du son appellent « une ambiance »,
une ambiance-rue, une ambiance-restaurant, s’accorde
mail avec Tati. li est constructeur, pas décorateur. Pierre~
sur pierre, apres avoir fait place nette de tout ce qui
Pencombre, il construit son palais; il ne repeint pas la
maison des autres.
Pour le son comme pour le texte ou les gestes, ou le
décor, Tati disloque, fractionne, broie, sélectionne, orga-
nise son matériau et le recolle a sa facon.
Dans cette perspective, le son stéréophonique était une
providence, une nécessité.
Les Vacances avaient pris des risques énormes a ces Playume ; Ja soirée chez, Schneider

jeux dangereux d’interférences, entrelacs, concurrences,


recouvrements, emboitements, télescopages des univers
La cloison médiane devrait fermer l'un a l’autre les
deux espaces-images: la télévision leur fabrique, par
sonores. En monophonie la confusion guettait et la criti-
induction de comportements exercée de part et d’autre
que ne s'est pas privée de parler, a la sortie du film, de
sur les deux groupes de spectateurs, une liaison mini-
magma, de brouhaha, de cacophonie. Un mauvais pro-
male, la simulation d’une communication.
jecteur (mais un mauvais projecteur seulement) pouvait
La vitre qui les s¢pare de la rue opére, en revanche, une
éventuellement justifier ce jugement.
disjonction radicale de l"image et du son. Mieux! la
La stéréophonie au contraire, en préservant la capacité nature du verre, étanche et transparent. la rend crédible,
de loreille a séparer des sons superposés d’origines diver- presque réaliste.
ses (cf. les articles de Cl. Bailblé, en particulier ce qui I! faudra du temps 4 Hulot, et le secours de Schneider-
concerne le « cocktail party effect » dans : « Programma- Armée pour recoller ses images et ses sons:’
tion de l’écoute » 1, in Cahiers n° 292) autorisait Tati a Plus tard, l'autre passage du miroir, l’autre-réconcilia-
multiplier les jeux de son et a en garder la maitrise : il ne tion des images et des sons, sera plus douloureuse encore.
s’en est pas privé (if faut signaler ici l’extraordinaire tra- Ce sera méme la seule vraie violence du film quand devra
vail de l’ingénieur du son Jacques Maumont, que la se briser la glace, pour que le Royal Garden vienne 4 la
modernité, sans doute ne décontenangait pas: il avait vie, pour qu’Hulot y participe.
déja signé, entre autres choses, le son d’A bout de Souffle
et celui des Carabiniers') C’est que le son n'est pas chez Tati lagent de Jiaison,
le recolleur d’espaces a quoi I’emploient la plupart des
Pensons a la plus admise des conventions sur le rapport cinéastes (les faiseurs de ce cinéma ou « la catégorie subs-
de l'image et du son: le synchronisme. Eh bien Jacques tantielle qui domine, c’est le nappé - nous revoila au tur-
Tati ne respecte méme pas ¢a — il y a des plans dans Plap- bot —: on s’ingénie visiblement a glacer les surfaces, a les
time ot les paroles sont un poil a cété des bouches, en arrondir, a enfouir l’aliment sous le sédiment lisse des
avance ou en retard — et s’en moque méme franchement sauces, des crémes, des fondants et des gelées »). (Roland
en inventant cette porte qui ne claque pas. Ce n’est qu’un Barthes). Ici ce serait plutét le contraire : le son introduit
gag mais il est fabuleux : Monsieur Hulot, qu’avez-vous des lignes de fractures la ou I’image, la belle image glacée
fait du son? Une porte qui claque dans un plan c’est pré- de Jean Badal ne laisse rien deviner; il fracture cette
cisément l’aubaine des monteuses, et sur quoi elles peu- image méme.
vent toujours compter pour rattraper un décollage acci- L’effet-stéréophonique intervient une deuxiéme fois.
dente]. Alors la, que va-t-il se passer? de manieére plus spécifique, plus nécessaire encore, en ce
qu’il permet de localiser assez précisément aux quatre
La scéne de la soirée chez Schneider, le deuxiéme coins de l'image les origines des multiples émissions de
copain de régiment par hasard retrouvé, est encore plus sons. L’écran y perd sa continuité rectangulaire, ordon-
étonnante. Trois espaces s’y cdtoient : les appartements née, lisse comme une dalle funéraire; il] devient le lieu
symétriques de Schneider et de "homme au nez cassé, privilégié de rencontres, frottements, coexistence d’élé-
séparés par la cloison/télévision dont on ne verra jamais ments si ce n’est contradictoires, passablement divers en
que la tranche, frontiére abstraite, sans matérialité, de tout cas.
deux territoires.
En avant, occupé par la caméra : l’espace de la rue. Un lieu donné en spectacle multiple — le premier film
Extérieur, obscur, sidéral, seulement traversé, de loin réellement « ouvert » disait Noé] Burch - a intention, a
en loin de quelques voitures et piétons-météores, c’est un la demande, au bonheur du spectateur, a l"exercice actif
espace impalpable mais sonore. de sa liberté. C’est une question et un parti-pris de son,
En arriére image, et méme deux images. de mise en scéne; de morale aussi.
En avant le son. Et rien entre les deux. J -J.H.
JACQUES TATI
méme, parfaitement décelable chez les hommes pour peu
que l’on ait évacué cet effet d’« auréole » du langage dont
je parlais plus haut. Regardons ces parcours programmés
des humains (tous exemplaires d’une série) et de leurs
véhicules ; ces autobus qui, mids par la nécessité du
hasard, démarrent a l"heure fixée depuis toujours ; ces
L'AUTRE MONDE DE HULOT phénoménes de leurre (l‘ivrogne qui suit le tracé de
Penseigne lumineuse du « Royal Garden »), de parade (le
PAR BERNARD BOLAND garcon qui remonte sa méche). Pensons au signe privilé-
gié du monde de Tati (qu’on observera également dans
Mon oncle): ces deux cercles évoquant des yeux sans
regard, phares d’automobiles, « yeux» de l’aspirateur
lumineux de démonstration, bouton de porte de l’entrée
du « Royal Garden », signe privilégié du regard animal,
sans A4me,qui est celui de ce monde.
Etonnante contrée que celle du cinéma dit « comi-
que », pays s¢paré depuis toujours du cinéma tout court, Au-dela de ces exemples (qu’on pourrait multiplier)
de celui qui raconte des histoires (et pourtant le génie lessentiel dans Playtime est que les sons et les images ren-
populaire ct universe! du cinéma, Chaplin, est un comi- dent cette impression a la fois brite et totalement orga-
que mais, c'est peut-étre qu’il travaille a la frontiére des nisée, comme dans ce qu’on appelle la musique
deux cinémas). Pas d*histoires avec le comique, mais la « concrete », et l'on voit bien que Tati a donné aux choses
vérité de l'homme que les « narratifs» ne veulent pas visibles le méme caractére « physique » que fes bruits.
entendre et s’emploient 4 masquer: homme n'est pas Entre les mille «actions» de Playtime, pas de ces
homme, ceci veut dire, plus précisément, que le comi- « trous » qui font acte chez les humains, pas de « liant »
que burlesque, dans ce qu'il a de spécilique, attire ex pres- non plus (cet eflroyable assemblage d’éléments isolés
s¢ment lattention du spectateur sur la sortie de Phumain. qu’est Playtime!) qui fait image, mais une mécanique
«Ca tombe » (pour reprendre l’expression de Scheter) rigide aux conséquences parfois absurdes et humoristi-
hors de ce cercle magique (magique-humain), ou ques a force de bon fonctionnement, a force du respect de
homme se tient debout, corps redressé, auréolé de lan- la loi de la cause et des effets : la chaleur fait s'affaisser un
gage, el «ca arrive» dans une zone désolée, isolée, affreux modéle réduit d’avion, Ja ventilation la rétablit.
« déphallicisée », ou le corps obscéne défroque, n‘est plus Mais Tati n’est « dréle » qu’en passant, I’eflet comique
que le corps. Cela dit,je crois que cette visée peut éven- (ici la « logique absurde ») ne fait que rappeler l’ancien
tuellement faire des histoires quand méme, je repense a monde o8 on pouvait franchement nre parce qu’on était
Chaplin, dont on peut peut-étre dire qu'il tire de cette du cété des hommes, stirs de notre «réel» a nous,
rencontre avec le corps non humain un surcroit de force Vabsurde est trés rare chez Tati, fagon de se gausser au
« humaine », rejouée dailleurs a l’infini. deuxiéme degré d’un comique depuis longtemps dépasse.
De méme, il n’y a jamais vraiment de « gags » dans Play-
Ce qui frappe chez Tati (dans Playtime en particulier) time, seulement des exemples frappants des lois qui régis-
et qui le distinguerait radicalement des comiques qui sent l’organisation générale, comme l’extraordinaire
jouent sur (et de) la fronti¢re de PFhumanité, c'est ce sen- bruit qu’émet un fautcuil aprés que son utilisateur l’a
timent que homme semble tombé depuis belle lurette: quitté, ou les évaluations vues sous un angle insolite d'un
nous entrons d’emblée dans « l‘autre monde », ou plutét, guichetier au travail.
« le sous-monde ». La chute étant acquise une fois pour
toutes, reste alors a construire et 4 montrer un fonction- On pourrait sen tenir a cet aspect des choses chez Tati,
nement : comment ils vivent la-bas. C’est, bien sur, méta- ne le considérer que comme une sorte d’artiste-savant
phoriquement qu’on voit entendre ce terme spatial, original et inquiétant (1 lest d’ailleurs réellement). Je
représentatif, car ce qu’on voit (et ce qu’on entend) chez crois pourtant qu “il ne faut pas négliger ce qui chez lui
Tati, ne vient pas de la représentation, ne vient pas a la ressemble a un projet. Aussi bizarre que cela puisse parai-
représentation, tout en étant du visuel, du sonore, nous tre quand on s'est entoncé dans son univers de la vie sans
montrant des objets, des corps etc. On a plutét l’impres- la vie, il semble que Tati veuille aussi « faire des histoi-
ston d'un manuel de zoologie (ou de biologic) appliquée res » a sa maniere. Evidemment, lace a cette monstrueuse
a lhomme (comme en écrivent certains scientifiques) que organisation, que peut peser la mince (et muette) protes-
Tati aurait écrit lui-méme (avec exemples, el ce sont ces tation « humaniste » de M. Hulot? En fait, Hulot est un
exemples, qui par leur statut ambigu, font penser quand fantéme, un souvenir d*homme, dans Plavtime. Avec ses
mémce a des représentations) et qui aurait été transposé a copains, les ouvriers. les « titis parisiens», une jeune
lécran, de méme que d'autres transposent un roman. ameéricaine et des étrangers en goguette. tl mettrait un peu
« dame » dans tout cela. Voyons le dérisoire de la chose :
L’organisation de Playtime ne fait pas seulement pen- sur Hulot et ses complices. sur ce qui pourrait définir leur
ser au fonctionnement des sociétés animales (et peut-étre potentiel humain, Icur statut social, leurs sentiments,
plus discrétement, plus sourdement, aux fonctionne- leur simple nom, on ne peut que mettre des guillemets,
ments biologiques, voire physiques), elle cst en elle- tellement ces personnages et leurs « qualités » sont timi-
méme, de fagon non-métaphorique, ce fonctionnement des, improbables; aussi improbables que les traits de leurs
L'AUTRE MONDE DE HULOT
het?

: ue en . ee
ala part dhumain revendiquée par Hulot est tellement mince. » (Playtime)

visages, se différenciant a peine des exemplaires de la verra apparaitre, mais, au terme d'un processus de déper-
série des humains. (Comment d’ailleurs les « sujets » se dition réglée que jimagine étre celui de la matiére
reconnaissent dans Playtime? Ils se font des signes de loin vivante, avec notamment ses systemes de dérivations et de
et il va facilement erreur sur la « personne ». Cependant, remplacements provisoires (le garcon a qui l’on refile les
il paraitrait que Hulot a eu des camarades de régiment et piéces d’uniformes usagées ou souillées) un chaos bizarre
_ que ceux-ci le « reconnaissent ». Dans quelle douteuse ott tous les éléments resteront distincts, juxtaposés, isolés
existence ces histoires de relations humaines ont-elles eu (et cette impression d amortissement des actions, comme
un poids?). si rien n’avait jamais vraiment lieu, il n'y a pas d événe-
ment chez Tati) jusqu’a la fin, en formidable et multiple
Les gens semblent porter leurs «espoirs» sur une non-liant annoncant les futurs et trés spéciaux numéros
petite ritournelle musicale (bien typée par la musique de de music-hal! de Parade.
Francis Lemarque) venue des temps anciens des temps
de Paris et de ses faubourgs, des bistrots; ce sera aussi une En fait, la part ?’humain revendiquée et « incarnée » (!)
chanson exécutée, lors de la féte finale du « Royal Gar- par Hulot est tellement mince, dérachée surtout, qu'on
den». par une femme rousse peut-étre native de Ménil- he peut ici parler d’émotion, tant ce sentiment exige un
montant... Petite musique errante, venue d’un corps minimum de corps-langage. Peut-étre plutdt, l"évocation
social révolu. c’est peu dire que, comme Hulot et ses @un temps antédiluvien, ou un conditionnel : i] y eut de
complices, elle se coule mal dans le film. Car, rien ne se homme, i/ ¢ aurait eu de (homme. Et pourtant, dans
« coulant » (on sens ol ce terme exprime une possibilité Playtime, il suffit de lever la téte, de regarder au loin, loin
d'harmonie, de mélange heureux) dans Playtime, elle des actions de l’espéce humaine, pour qu'un autre regard
continue 4 flotter, isolée parmi les autres éléments, soit possible: c’est Ja vision ouverte, profonde, limpide
menacée de subir le méme traitement que ce turbot d’un ciel bleu pale au début du film, c’est aussi. lors du
nappé a la créme qu’on (ne) sert (jamais) au « Royal Gar- départ de la jeune Anglaise, ce moment ou la Ville se met
den» et dont on n’ose penser qu’il fut un jour poisson a « parler» dans ses hauteurs ou ses lointains, les éléva-
dans l’eau. (On verra d’ailleurs la « musiquette » que Tati teurs jaunes ou les lampadaires de la route ne cessent pas
affectionne révéler sa nature inquiétamment mécanique pour autant de faire penser 4 des insectes ou parties
dans Parade). d’insectes, mais ils sont pointés vers le ciel, incroyable-
Et donc on va chanter et faire la féte au « Royal Gar- ment gracieux désormais. Bientét. la Ville s‘illumine
den », quand ca va se détraquer, ce n'est pas l’me qu’on dans la nuit. Il nous reste horizon. B.B.
leurs rythmes propres, selon une hiérarchie de décalages
sonores, des fonctions gestuelles. Ces fonctions-la ne
représentent pas, n’expriment pas tout a fait : elles habil-
LA VITRINE lent.
PAR Pourquoi ce monde ne comporte-t-il que des scénes
JEAN LOUIS SCHEFER (c’est-a-dire des actes de mémoire indéfiniment répéta-
bles) et pas d’histoire ? Je vois bien qu’en de telles scénes
est pour ainsi dire uniquement et constamment perpétrée
une exténuation de passage du sens entre les personnages.
il y a trés souvent chez Tati, c’est plus qu'une cons- De méme que histoire ne traverse pas le monde, de
tance figurative, des sortes de sémaphores. Sur de tels méme qu’aucun scénario ne permet de le franchir, aucun
appareils on reconnait donc une silhouette, c’est-a-dire trait de signification jouée n’unit les personnages : cha-
a peu prés l’ébauche d'un personnage. Mais cet appareil cun est porteur des stéréotypes de sa propre gestuelle.
soupconné d’étre humain (et le plus humain, habité du C’est un peu, par exemple, le fameux «turbot a la
mécanisme du monde dont il est le mime burlesque ou Royale » de Playtime préparé successivement pour trois
indifféremment tragique) n’aurait été composé que clients par trois serveurs différents, constamment poivré,
comme ces formes de carton découpé destinées a projeter salé, couvert de sauce, flambé, véritablement « nappé »
leur ombre derriére un drap blanc, C’est ici d’un relief, de gestes, de bruits, finalement affligé d'une cloque, qui
d'une voix (et non d’une histoire propre, elle est indevi- sort de l’imagination et du possible de la nourriture pour
nable) que sont dotées ces figures; c’est donc une proba- circuler comme un étre en plus dans le restaurant. C’est
bilité nouvelle qui vient au monde. donc, par ces singuliers arréts de narration, le monde qui
est suspendu en des disproportions sonores, gestuelles : et
A travers Hulot (et les innombrables silhouettes de cela seul ne cesse en effet d’y advenir, le monde est capté
Hulots qui proliférent dans Playtime), un « opérateur» tel que la mémoire le déformera; aucun message ne par-
provoque une constante catastrophe: la maladresse de vient, la signification ne meurt pas pour quelqu’un: elle
celui qui est parachuté dans cet univers le montre divisé devient un étre fossile. Le monde de Playtime grouille
dans la transmission de gestes et par son épaississement ainsi de telles quantités d’informations immobiles, de
sonore. Le corps de Monsieur Hulot ne trébuche, ne ris- voix, de gestes, de couleurs. A moins que le monde ne se
que le faux-pas que parce qu’il est pris dans la glu de rap- détruise, comme le restaurant de Playtime, chaque por-
ports sociaux : des masses sonores, des mouvements accé- teur de geste reste enfermé dans sa zone de performance
Iérés ou ralentis ou bien des statues, c’est-a-dire des gestes comme les gnomes flamands dans leur sphére de cristal.
de désignation qu’aucun objet ne rend tout a fait proba- Ce monde-la ne cache cependant rien derriére lui: il est
bles et n’achéve. Ce monde ne se raconte plus, i] est un une vitrine.
enchainement de fragments figuratifs. Hulot n’est pas
ainsi un « caractére poétique », Cest d’abord un opéra- L'idéologie de Tati n’est aussi qu'une perception dis-
teur de tout le champ visuel : il en révéle a la fois la tex- créte de cet univers : i! suffit de deux consciences inexac-
ture et la série d’accidents; il ne détruit en nous qu’une tes de ce monde, de deux consciences de son décalage
durée de fiction ot: nous sommes habitués a voir au interne pour le détruire ou pour le révéler : la jeune fille
cinéma des transitions de monde. Comme si ce dernier ou Hulot introduisent a leur maniére un autre temps.
devenait un aquarium géant a plusieurs vitres of par un Cest-a-dire le soupcon qu'il existerait des corps inaddi-
dispositif subtil d’énormes poissons se frolent. se regar- tionnables dans le monde.
dent sans jamais se voir.
L’@tre social tel qu'il se singularise ici en fonctions de
Ainsi des Juur de féte, dés Les Vacances de monsieur détails nous atteint justement, nous émeut de cette
Hulot, le scénario semble « suspendu »—a cause de ce qui étrange vérité en plus : il est un étre offert non au « type »
apparaissait d’abord comme une sorte d’entétement ges- mais a la caricature fatale, a une existence réflexe; ainsi
tuel d'un personnage, et de facon tres hallucinante, par la des amorces de « tableaux vivants » de Playtime : la vie
maniére dont le personnage du facteur ou celui de Hulot sociale comme tableau est la cohabitation ou la série des
construit avec persistance sur lui-méme. ou sans cesse a enchainements ratés de gestes inéluctablement sélection-
cété de lui-méme, un second corps mécanique désespé- nés : Ja vie sociale est figurative. Le mystére de ce cinéma,
rément voué au sens et voué en méme temps a un irré- outre sa perfection, tient-il aussi 4 sa pensée la plus énig-
médiable décalage du sens: les personnages de Tati ne matique : chaque personnage est défini par l’exécution
sont pas ainsi spectateurs dans leur monde, plus étrange- parfaite, c’est-a-dire aussit6t disproportionnée, de quel-
ment, et plus intégralement des acteurs — c’est-a-dire des ques gestes. II exerce la son destin, non son action. Cha-
porteurs de séquences d'action ~; en eux s’accuse la que personnage est encore le porteur singulier de quel-
maniére dont I’intention, le sens ne parviennent a venir ques signes d’altérité absolue. 1] n’empéche que ce monde
au monde — le monde de Monsieur Hulot ou de Playtime ou le burlesque ne peut pénétrer puisqu’il n’offre pas la
reste paradoxalement intouchable, méme lorsqu’il ne moindre durée fictionnelle, n’enferme — pour un charme
cesse de se détruire : ce monde-la mest ni traversé ni cons- ou une terreur supplémentaires — que des identiteés.
truit par une histoire, par un atome de narration : c’est le
milieu dans lequel coexistent mystérieusement, et selon LLS.
LA VITRINE ; 3t

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MARGUERITE DURAS

« ELLE », C'EST DU CINEMA


(A PROPOS DU NAVIRE NIGHT)

PAR YOUSSEF ISHAGPHOUR

Le Camion devait mettre fin a tout projet cinématographi- absence d‘identité. matiére sans matiére. de Vimaginaire. ou
que: « Pius la peine de faire le cinéma de la politique. plus la toute forme vient 4 jour et s'abolit. C'est laccompagnement
peine de faire le cinéma du cinéma », maisilaire le silence par obligé de I'extase ou des diverses formes d’ascension ou de
une maniére redoutable de poser les questions ultimes. [I y transport, ouverture de Fespace profane sur un autre espace
avait un chemin sans but et l"exigence de la fable. Pourtant, rien qui lui donne sa vérité. l'un des signes sur lesquels s‘ordonne
de prévisible de ce qui pourrait se dire encore, au-dela de ce le désir mystique d’union avec Dicu. A propos du nuage on
renvoi mutuel de la fable et du discours, comme fin d'une épo- peut noter également ceci : « Nu/ne peut vivre qui ait vu la face
que. le « post 68 ». Mais le monde a continué de survivre a sa de lahve. laquelle doit demeurer cachée, comme son nom
fin : les déserts se font rares pour les migrations errantes, et sur méme, Moise lii-méme nen aura apercu que le revers. Pré-
la terre cadastrée tous les chemins conduisent au centre des vil- sente dans la nice qui en autorise la manifestation @ propor-
les. De maniére immeédiate, l’échec de la réflexion et du mou- tion quelle le dissimule. la Gloire de lahyé ne se donne a voir
vement politique, pour en oublier les présuppos¢s, occulter quen se dérohant, de méme que son nom » (Hubert Damisch :
l'Histoire, produit la nostalgie du contenu ct la fable, la fiction « Théorie du nuage », p. 78). Mais dans Le Navire Night, ce
pour elle-méme et lidylle de la plénitude de chaque moment. mouvement vers le nuage. au début du film, est de ordre d’un
Mais Le Navire Night (1979) est daté 1973-1975, Paris d'un « ceci est un nuage », de rien d’autre, ct méme Ies apories que
hypothetique retour de Chine: aucune trace de « Juif alle- ce conslal pourrait entrainer sont immeédiatement bloquées,
mand». mais texte, désir, Nom-du-Pére, mort, jouissance et rejetées, pour une image noire: c'est une histoire de nuage.
discours d’Amour. Le moment, le licu et les thémes: parce d’image noire et d’une voix narrative, celle de Duras. qu’on
qu'il n‘est d’utopie que de l'heure historique, et qu’il ne s’agit entend dans lobscurité : « Je vous avais dit qu'il fallait voir »,
ni de s’en détoumer ni de s’en affranchir; parce que le disciple cest d’ailleurs pour cela qu'on est au cinéma. Mais ce n'est pas
d'Amour ne peut se satisfaire d'idylle et de romantisme. Mais simplement de regarder qu'on nous demande: « Voir comme
(‘Amour d’ordre général, l’aspiration infinie, pour le Tout, de ilfaut, c'est essenticlement mourir. C'est introduire dans la vue
la Dame du camion, comment pourrait-il quitter le chemin, ce retournement quest Vextase et qu'est la mort » (Blanchot).
revenir. habiter. s'incarner dans une histoire, recevoir un corps Du visible done contre la perception cinématographique,
et un visage. se réduire 4 une présence phénoménale? Le dis- contre la reproduction technique comme réduction du tout a
cours essayiste, comment pourrait-il, oubliant le mouvement Pétant ainsi donné; un Réel, qui n’apparait que lorsque toute
de la réflexion, se dépasser en une fable. se parachever en réalité est niée. Mais sans opposition simple des termes :
ceuvre d'art? Chaque film de Duras est un point de non retour: lauthenticité du matériau et le désir de foeuvre pour arrucher
on ne retrouvera donc pas le lyrisme quia précédé Le Camiion, Puniversa la racine.
le lien a la conceptualité sera sauvegardé et la mélancolie de la
réflexion. Il s’agira précisément de ceci : du refus du « sens» a Duras purle d’Athénes et filme Paris : l'image et la parole ne
pénétrer dans la vie empirnique. dunce histoire comme son se correspondent pas. Athénes saisie par l’éclat du soleil, Paris
absence, d'une fable pour parler de la possibilité de l’impossi- sous le ciel d’orage qui bouche "horizon: identité d’autre
ble et de l'image comme absence, marquee de cette impossibi- chose dans les deux capitales du monde, les villes sidérées par
tité du Réel 4 devenir image. le manque d'amour. On verra encore une fois Paris, il scra
question deux autres fois d’Athénes, vers le milieu et a la fin
du film. Référence 4 Athénes (lieu d'origine de !’Occident?),
« Je vous avais dit qu'il fallait voir » comme les flashes radiophoniques de Nathalie Granger. pour
rendre atlentifa un sens général dans ce que lon va entendre
Un coin du rideau et un zoom traversant la barre vers les et voir. Trois profils pour définir Athénes: au début la ville
nuages dans le ciel - unique passage 4 travers les fenétres bar- sidérée par le manque d'amour, le silence de la nuit en plein
rées qu'on verra dans les images: cette fenétre fictive aussi jour; a la fin. la mer, l'odeur de Ia vase, les rats crevés, |‘odeur
dont on dira a la fin qu’elle était ouverte 4 tous les regards qui de louzo: la mort et la décomposition: et au milieu du film,
auraient voulu voir. Le nuage : inconsistance, impermanence, entre la ville frappée de mort et la mort dans la nature: le
MARGUERITE DURAS
musée. Lieu qui résume une ville pour une solitude étrangére, pratique de humanité. Le navire est livré aux éléments, il
espace ou l'on a recueilli les divinités passées, le dernier tem- efface sa route 4 mesure qu’il creuse les sillons qui doivent le
ple, celui de la religion de PArt, dont l’archiprétre avait dit porter d’un inconnu a un autre inconnu. C'est un réve, le pas-
qu’il avait cette fonction: « métamorphoser la pourriture sage d’une rive a l'autre, la barque des morrts, la nef des fous.
dégottante du cadavre du temps ». Mais, musée inimaginable Un navire est un objet autrement chargé de connotations poé-
et tremblement du temps : les statues meurent aussi, blessée : tiques qu’un camion: désir, réve, aventure, fiction. folie,
la statue dont on parlera. lépreuse : celle d'une fontaine pari- mort...
sienne que l'on verra. On croit pouvoir piéger le temps dans
l'image, manifester le sens, mais de la divinité incarnée ne sub-
siste - et encore : la statue disparait des vitrines entre la visite Le Musée d’« art moderne »
du matin et celle de l‘aprés-midi - que la blessure d*une ceuvre
Le Navire Night, Cest le fantéme d'un vaisseau, flottant sur
d'art et ce qui en résume lessence : le regard énigmatique qu'il
V'espace noir de la salle de projection : des voix narratives, une
pose sur les spectateurs. « La blessure du visage est terrible.
caméra en mouvement, des images de lieux, d’acteurs. L’éloi-
Elle doit étre pour beaucoup dans la profondeur du regard. Ce
gnement du Réel utopique nécessite que l’euvre devienne le
regard vers vous, vers celui qui regarde. Mais a travers lui aussi
lieu de sa propre possibilité : tout se résout maintenant en pro-
et encore beaucoup plus loin, au-dela de la fin. comme tou-
bléme de langage et de matériau. La prise de conscience du
jours dans "histoire,je vois, « sans voir », oui. c’est ca». La ville
cinéma comme tel s’était effectuée avec le retrait de l’utopie.
sidérée, la nature pourrie, la divinité ancienne devenue ceuvre
la réduction au quotidien, l’impossible qui s’y inscrit, et la dif-
et I'ceuvre mutilée en voie de disparition, posent sur vous ce
ference marquée dans l’image de image dans son adhésion a
regard qui vous traverse, exige de vous ce méme regard, un voir
Pespace. Plus tard, le rapport 4 l'image, comme un rapport
sans voir. L'Histoire sous-jacente a cette autre histoire, l"his-
impossible a Vorigine, avait été rendu présent dans l’image
toire des autres gens, qu’on va raconter dans la bande sonore
donnée comme simulacre. Mais méme lorsque le désenchan-
du film, est posée a l’extérieur de la fable, comme son point de
tement du monde I’avait réduit 4 une ruine, le matériau ciné-
référence, sa dimension véritable : parce qu’une fable ne pour-
matographique restait absent de l’image, parce que l’absence
rait plus dire Histoire et qu’aucun sens n‘advient sinon sous
était la comme absence de quelque chose qui avait eu lieu ail-
Pespéce d’une fable.
leurs, dans un autre temps. C'est lorsqu‘il a fallu réaffirmer la
possibitité de l'impossible contre la suffisance du donné que le
« La ville est vide damoureux » film s*est scindé en lui-méme, qu'il a commencé a se référer a
son propre processus pour s’effectuer : mais méme dans ce ren-
Des « vues » de Paris saisissantes : la ville au lointain, vidée voi mutuel et dans la non-coincidence du motifet de la vision,
de ses habitants, sinistre, pétrifiée, figée, immuable, seconde il n’y avait de place marquante pour un grand projecteur qu’a
nature d’autant plus terrifiante que ce n’est pas la nature, mal- la fin. Ici, it n’existe aucun rapport spéculaire de la fable au
gré ses allures de paysage avec colline et champs, mais la cité motif, mais comme des noeuds de sens créés par le matériau.
des morts avec les tours du front de Seine et de la Défense, c’est
un désert astral, jonché des triomphes de l’Ennemi : IEdifice. Devant une porte, projecteur et réflecteur-miroir. quelque
Le donné et sa prépondérance. « La ville est vide d'amoureux, chose se brouille dans le réflecteur, l'oeil hésite, cherche: la
que quelqu'un quelque part sorte de soi et fasse quelque chose » cameéra s’ébranle et on saisit mal d’abord sa position exacte; le
(Hafez) « La vie biologique et sociale incline tres profondément mouvement passe devant des fenétres - images = fenétres, mais
@ se fixer en sa propre immanence : les hommes aspirent sim- pas ici, elles sont fermées, on ne les traverse pas. au contraire
plement a vivre et les structures sociales @ demeurer intactes; un projecteur éclaire du dehors les barreaux; dans une piéce
et Léloignement, fabsence d'un Dieu actif rendrait omnipo- adjacente, derriére des projecteurs, comme sur le plateau du
rente T'inertie de cette vie qui se suffi & svi-méme et s‘aban- muet, un pianiste joue... Il n’y a aucune matiére sur l’écran,
donne en paix @ son propre croupissement, s'il n'advenait aux mais des images, filmer le matériel cinématographique ce sera
hommes, saisis par la puissance du démon. de s élever parfois toujours projeter des images sur un écran, D’ailleurs, Duras ne
au-dessus d'eux-mémes - d'une manieére infondée et infonda- s’enferme pas dans les impasses de la représentation. La
ble - et de renoncer aux fondements psychologiques et sociolo- « chambre noire » du Camion est devenue un plateau, mais
giques de leur propre existence » (Lukacs). Depuis Socrate, le non le studio qui sert a « réaliser » des fictions, plutét une
« démon », qui n’est ni divin ni humain. est l’autre nom du désir. demeure véritable « déréalisée » par le cinéma, comme lieu
d’absence et du Réel et de la fable qu’on raconte. A Paris, la
nuit, la solitude de la grande ville - ot l’on ne se voit plus mais
Face 4 la nuit des temps, a la pétrification, au croupissement, ot lon se téléphone - un samedi soir (évidemment) lui,
cet insensé: le désir d’un sens. méme absent, impossible, le « Phomme du film » téléphone, elle aussi. et ils fabriquent une
désir de l’ceuvre comme le lieu de son absence. Un désir qui ne histoire, histoire d’amour, histoire sans images, histoire d*ima-
peut avoir d‘autre réalisation que de se déclarer; un désir ges noires, chacun créant lautre 4 partirde sa capacité d’aimer.
détourné aussi, qui a eu ailleurs son origine, l’origine qui se dit Ils se parlent, se disent.
peut-étre, dans cet autre désir, 4 travers la fable qu’on invente
pour que le désir de 'ceuvre puisse s'‘énoncer. L’ceuvre qui nest Ils se décrivent : « Voici ce queje suis, c’est la jouissance nar-
pas de linconscient seulement par I’attention accordée au pro- rative » de l'imaginaire, le corps, les seins, la douceur des seins,
cés d’énonciation. « Les mouvements du Navire Night elle parle d’un désir d’elle qu’elle-méme peut partager, et que
devraient témoigner d autres mouvements, qui se produiraient cela fait peur. Libéré de Viconoclasme, Le Navire Night est de
ailleurs et seraient de nature différente : les mouvements du nouveau un hymne a la caméra, de mouvements complexes,
Navire Night devratent témoigner des mouvements du désir. » lents. d’une rare beauté. La caméra parcourt la facade arriére
Un camion, c'est un objet moderne, « désenchanté », d’une du musée d’Art moderne. Le choix du motif n'est pas neutre.
utilité précise, consacré au transport d’un chargement, lié au On a remarqué la fonction du musée dans le discours du film.
travail, au rendement, au principe de réalité, il se déplace sur Lorsqu’on parlera de la mort de F., (la) femme du film, la
des routes désignées. Un navire, c’est une terre flottante, un ter- caméra sera dans la cour carrée du Louvre. dont la fonction
ritoire fictif, une fiction portée par l’eau : marin ct marchand funéraire, culturelle et cultuelle, est connuc. Le muséc, c’est
sont depuis toujours des maitres de la narration, la plus vieille aussi lorigine de lceuvre réduite a elle-méme, et de son
Dominique Sanda (tournage du Navire Night}

absence de fondement. Mais jusqu'ici n‘importe quel batiment « Cette histoire est arrivée ? »
consacré a cette fonction aurait pu étre choisi, bien que le choix L’arbitraire de cette intentionnalité est rappelé d’ailleurs
d'un musée «d’art moderne » ne soit pas un hasard. Reste dans le lieu cinématographique du film - « le plateau » par l'un
cependant, c’est l’essentiel, le batiment filmé dans sa relation des acteurs : « Cette histoire est arrivée? » L’alternance plateau
au discours narratif. Ce qui se déploie 1a comme espace de - extérieur renvoie constamment la fable a elle-méme. Le
autre scene, de l'imaginaire d’amour, c’est une scéne de théa- bonheur de Ja narration, détruite, a cede wux pensces conscien-
tre, le grec revu et corrigé comme on sait, escalier, plateau, tes, aux themes posés sans aucun semblant d’unité, d’appa-
fond, niveaux différents, avec des reliefs, des scénes pseudo- rence organique : I"hétérogéne des niveaux, des éléments sépa-
mythologiques, statue de femme voilée, de nu couché, figures rés, abstraits dans leur séparation, discontinus, disloqués.
dune langue morte pétrifiée, incarnées sur une scéne vide, tan- L’extériorité du Réel et de la réalité se remarque 1a surtout of
dis que l’on parle des corps. L’espace méme, masse-volume- devait se produire l’incamation, chez les acteurs: ils parlent
ligne, grace au mouvement de la caméra, devient un support avec le hors champ. Et ils peuvent le faire, parce qu’ils ont
lyrique pour les paroles de jouissance. Bien plus, le mouve- cessé d’étre des « acteurs » pour devenir eux aussi des specta-
ment conimence avec le ciel reflété dans les grandes vitres et teurs de histoire : leur présence met en question la réalité de
se termine lorsqu’on parle de « peur », sur un coin noir de suie cette histoire, mais ils sont par moments comme traversés, bri-
en bas de l’édilice, comme sur une tombe. On ne dépasse lés par la fable. Lorsqu’on les maquille, on les annule en tant
jamais, on ne transfigure pas le motif, laissé dans son lieu, en que ce qu’ils sont pour les métamorphoser en ce qu’ils ne sont
dehors de (image. L’image méme ne devient pas le signe pas : mais le processus est arrété juste au stade de la métamor-
d’autre chose, mais lieu d’une double absence, celle de ta chose phose, tls sont niés dans leur étre pour devenir l’absence des
filmée et de ce dont on parle. Mais elle ne se réduit pas sim- personnages, exactement comme la demeure est niée pour «de-
plement a étre l'image du filmé, qui n’existerait pas sans venir»la fiction d'un plateau — le lieu de l'absence d'une
Pintentionnalité qui le filme, intentionnalité sans laquelle il histoire. Manipulation, transformation en objet, tout ce qui
n’y a pas d’ceuvre et a laquelle aucune ceuvre ne se résume. arrive aux hommes dans le visible du film. Nous voyons trois
36 MARGUERITE DURAS
acteurs en train d’étre maquillés: la jouissance perverse de différence du Réel et de la réalité, c’est une entreprise sans fon-
Dominique Sanda, le regard inquiet de Bulle Ogier, le recul dement, éphémére, conjoncturelle, qui doit assumer les failles
ironique et ensuite I’effroi glacé de Matthieu Carnére. Impres- de la situation historique et dépend de son procés de produc-
sions déterminées, sans doute, par ce que !’on entend : la leu- tion et de réception: l’apparition du désir de l’ceuvre met
cémie, la mort, I’effondrement sur le visage de Dominique Vauteur dans la dépendance de l’autre. La télé-communication
Sanda, le regard de la statue blessée sur celui de Bulle Ogier, dans la fable n'est peut-étre que le déplacement de cette autre
la jalousie, l’épisode de l'amour fou de D. pour un prétre sur recherche de communication, non seulement entre les deux
le visage de Matthieu Carriére, (homme et les femmes n’étant voix narratives, mais entre Duras et les auditeurs-spectateurs,
pas vulnérables au méme endroit. projetés sur l’écran en la personne des acteurs. Voix, vocable,
invocation, appel, réponse, jouissance et agonie, dit Duras en
Une tunique sur le mur, tirée 4 quatre épingles, du feu lors- parlant de ceux qui lancent des rendez-vous dans la nuit, en
que la caméra s’approche, absence de corps et de visage, méme racontant histoire du chat qui appelait sur les Champs-Ely-
lorsqu’elle sera portée par Dominique Sanda. Arrivé a sées. « L’ceuvre » ignorait la communication, qui apparait, en
Vabsence, personne n‘a jamais pu en partir, c’est 4 de tels absence d’ceuvre, lorsqu’elle nest plus que {frustration
moments que vise le film, pour marquer d'un « non » la posi- mutuelle. Le désir de l'ceuvre veut déloger le spectateur de son
tivité de l'image, sa prétendue présence ontologique et sa pré- lieu, du lieu de son amour pour les images-illusions, il lui
tention de « montrer»: « Sur le texte du désir aucune image, demande la réciprocité : s'annuler comme spectateur et parti-
laquelle, je ne vois pas, alors il n'y a rien a voir, » Ce qui est le ‘ciper 4 I’élaboration de I’euvre, a la fabrication de cette his-
probléme du film va devenir aussi le centre vital de la fable; toire d’amour. Mais le spectateur n'est pas venu 1a pour écou-
l'un et l'autre se relaient, apparaissent et s’éclipsent comme des ter seulement !a belle voix de Duras. Par V'intermédiaire de
fils entrelacés. Dans un récit classique, les moments structu- lV’acteur, c’est lui qui proteste contre l’absence d'image, comme
raux sont implicites et s’imposent peu a peu, dans un récit «homme du film », le spectateur du film « veut voir».
fabriqué, ce sont de tels moments, c’est la conceptualité qui
commandent la construction, mais la répétition des motifs, Puisque l’idée de voir fait peur, que c’est une fagon de liqui-
partois littérale, en général avec variation d’angle, de lumiére, der l’histoire, d’y mettre fin, 'homme du film veut voir. Dif-
de mouvement, s’‘oppose 4 ce qui pourrait se produire ainsi de férence entre elle et lui, l’activité de la femme dans le déclen-
théorique. La répétition est l’'exigence minimum de la forme, chement de l'amour, c'est elle qui évite les imprudences, dit-
la liberté du processus du film a l’égard de la fable racontée, on. Elle. c’est tout un roman familial. la maladie, !a folie. ct
mémoire interne, renvoi réciproque, réseau de sens. Telle l’absolu de la mont. Invisible, elle est « toute » divine. Elle a pu
place avec des bancs vides dans un carrefour des bois revient méme le voir, ce que lui, qui survivra 4 ce qu’il appelle sa folie.
constamment au commencement des séquences, comme pour ne pourra jamais fairc, bien - ct surtout parce - qu'il le désire.
annoncer un changement de niveau. Ou bien des mouvements Il veut le voir sous son visage désirable, absent, interdit, et il
sous les arbres, vers la terre, éclairée au loin d’une lumiére bla- mourrait s°il voyait l‘invisible, son désir se tarirait si le visible
farde, lunaire. comme des mouvements de désir, ceux d’un pouvait le satisfaire. Un jour, elle lui envoie des photographies,
navire sur l’eau, comme un rayon de lumiére qui se déplace- histoire s’arréte, tuée par une image, détermination, réduc-
rait, de l'eau qui se répandrait lentement, s’enfoncerait dans la tion de l’universel indéterminé de la parole. Toute image n'est
terre, mouvements tournants qui reviennent vers un tronc pas l’image unique du désir, la photographie sans ¢nigme
d’arbre double, vidé en son milieu, noir, marqué de mort. Dif anéantit limaginaire, néantisation de la réalité. Le désir de
férence de la nature et des objets culturels : ceux-ci, coquilles, l'homme du film est comme le désir de ’ceuvre qui se meut en
ossuaires d'intériorité morts, complexes de sens pétrifiés, le direction de la réalité pour faire brusquement volte-lace au
film doit les nier dans leur présence pour qu’ils deviennent moment ou il l'atteint. La caméra, braquée sur un écran blanc
matiére d'un mouvement lyrique, et résonnent du désir, du et un projecteur, comme chaque fois qu’il s’agit de « voir », fait
mourir de ne pas mourir; la nature est par elle-méme dépour- le tour du « plateau », hésite, désorientée, revient peu a peu en
vue de signification, mais ce qui y est pressenti n'y est pas sim- arriére, vers le réflecteur ct le projecteur du début, et lorsqu’on
plement projeté. i! est 14 pour qui s’y transporte prét a tout raconte que l’homme a rendu la photographie, que l"histoire a
quitter. recommencé, la caméra dépasse sa position initiale et décou-
vre un écran imaginaire, un pan de mur délimité par deux pou-
tres.
« Je suis préte @ tout quitter »
« Elle », c'est du cinéma »
« Je suis préte a tout quitter », c’est ce que F, qui vit entourée
du bois, aurait dit, c’est ce que disent les voix, ce que les spec- La substance de notre monde n’est plus tel ou tel sens ou sys-
tateurs lisent sur les tableaux noirs. En principe les « négres », téme d’idées, dont on voudrait démontrer le vide, la conven-
placés hors champ, servent d’aide-mémoire aux acteurs, ici tion. Ce qui a conduit des écrivains au cinéma, c’est la réduc-
Yon ya écrit ce que Ics voix narratives lisent sans doute mais tion du monde a une gigantesque machinerie d’émission et de
sur des (euilles de papier. Cet artifice, en soi modulation lyri- consommation d’images, des idées et des produits comme des
que de ce qu’on a entendu, est l’inscription méme du double altributs d'images, de l’argent comme unique réalité. et des
mouvement de négation au travail, permutation du champ et regards achetés au grand magasin, D’ou ce refus de l'image.
du hors champ, suppression des acteurs et d'une fiction en Cette histoire d’image noire, du désir qui « n’est pas ready-
acte, l'absence des narrateurs projetés sur l’écran, l’écho figé de made, prét-a-porter ». Il y a ici comme un retour a la fonction
la narration et lintégration du spectateur au processus de du manque, a Ia fonction désirante de l'amour. un déplace-
réflexion du film sur son déroulement. Dans Le Camion, dis- ment d’accent dans I’ceuvre de Duras: ce retour en deca de
cours auto-référentiel, Duras était apparue dans l’image, en Détruire dit-elle, en deca de l'utopie révolutionnaire, l’opposi-
absence de toute fiction, son absence dans I’image, condition tion de l’amour et de la ville (comme assomption du donné)
de la fiction, ne rend pas possible pour autant ne serait-ce que n'est pas simple répétition de La Musica, d’autant plus que de
le simulacre d’une fiction, mais l’exposition du matériau. musical, cette fois, le film posséde bien plus que le nom. Non
« L’euvre » était un en soi hors du temps, indépendant de qui plus un devoir-étre (La Musica), un désir d Amour, qui pour-
le produisail ou le percevait; devenue lieu d’exposition de la rait se vivre ailleurs dans le réel de Vutopie (Dérritire dit-clle),
Bulle Ogier, Matthieu Carriére et Dominique Sanda dans Le Navire Night

mais réinvention du désir qui était mort (Vera Baxter), Veffet cinéma? A ce moment, dans l'image, le lieu du cinéma prend
du réel, l'invivable ici. Non plus le souvenir d’un rapport 4 Pallure d’une salle de projection, le spectateur assis devant
Vimpossible (La Femme du Gange). La lumiére hélderli- lécran est directement interpellé par le film qui reconnait ainsi
nienne, le feu, ’'arrachement d'une folie post-révolutionnaire, sa propre facticité, mais aussi son mystére.
non pas la communauté, mais la solitude, quelque chose
d@infesté de mort, d’obscur, de maladif, la certitude que le Cinéma, téléphone, solitude
fatras, la brocante et la poubelle ne pourront jamais étre ébran-
lés. Non pas l’évidence mythique (/adia Song), 'ambiguité du Ici se pose le probléme de l’authenticité du matériau:
lien de image a l"imaginaire, l’au-dela du dire, la permutation Vabsence de fondement, le caractére expérimental de l'art
spéculaire de l’aimée a la place de Il’amant, mais l’en deca du actuel, l’indépendance de l’idée et du matériau posent des con-
dire, au niveau de la coupure, du non-rapport: non pas le ditions difficiles. La version théatrale du Navire Night démontre
miroir, mais image noire. L’universalité de la relation au que le cinéma, matériel neutre au départ, est devenu détermi-
miroir sous-tendait le rapport du spectateur 4 India Song, ici nant pour Duras. Au théatre, les renvois au film. au cinéma,
le film invente son propre interdit, son manque constitutif, au font sourire ce sont des renvois a autre chose et ils ne sont pas
lieu de la dimension mythique, image noire renvoie au pro- vraiment ironiques, Mais le plus grave c’est la question cen-
cessus interne du film, a son devenir comme ceuvre d’art : pas- trale de l’image et le « voir », et elle ne concerne pas le théatre.
sage du lyrisme pur a l’ironie. Cette dimension ironique est Méme si la scénographie d’aujourd*hui est souvent une recher-
dailleurs « exposée » comme les autres éléments du Navire che d’image, avec parfois des emprunts au « cinéma », c’est de
Night, elle renvoie immédiatement au matériau. Il n’y a pas de PImage qu’il s’agit, de l’irréalité, pas du tout de la reproduction
simulacre, de figuration seconde comme effet de matériau, technique. Cinéma, téléphone, solitude et grande ville font
mais l'exposition du matériau comme absence de figuration. partie d'une méme réalité, mais le thédtre, méme lorsqu’il
On a vu que l'histoire recommence lorsque ’homme du film parle de la solitude des grandes villes, garde encore quelque
rend les photographies 4 la mére légitime de F, lorsque la chose d’un événement cérémonial et communautaire. Son
caméra découvre un écran imaginaire. A la demande de principe méme c’est la co-présence de l’acteur et du spectateur,
lhomme, la mére lui communique le numéro de téléphone de cest a partir de cette co-présence qu’un irréel se produit
FE, mais a chaque fois qu’il appelle il tombe sur une salle de comme vision. Co-présence et vision,et non plus photographie
cinéma. La mére appelée au secours pour que l’amour et la fic- et vision, auraient di constituer le probléme structurel de la
tion puissent continuer, la mere, ’amour, l'image et le cinéma? piéce; la relation des acteurs 4 l’irréel qui les hante. C’est ce A
Qu’« elle », c'est du «cinéma», que s‘il veut voir le visage de quoi tend, par force, la mise en scéne: entre l’oratorio et le
Amour, il n’a qu‘a aller au cinéma, ou bien qu'il se fait du théatre, des récitants sont traversés par ce qu‘ils racontent,
MARGUERITE DURAS

De part et d'autre du micro: Benoit Jacquot et Marguerite Duras.

habités du désir J’un pour l'autre, sous effet de (histoire, ils qu’on parle et qu’on montre le seul lieu ow le réel et la réalité
sont niés a de trés rares moments dans leur présence pour que se touchent: le tombeau.
des personnages «apparaissent » virtuellement, comme a
quelques instants privilégiés les acteurs 4 Iécran. It n’y a pas
cette neutralité des voix narratives possible par l’extériorité Les narrateurs se référent 4 un journal que homme du film
complete, la distance objectivante des images cinématographi- aurait tenu, la fable est « vécue » de son cété, et précisément
ques, et la dualité des « sujets » dans la narration. Au théatre, pour cela c’est la « biographie » de F.qui en est le contenu, c’est
il n’existe d’autre objectivité, et combien inconsistante, que elle quia une histoire, qui est 4 connaitre. F.lui aurait dit qu’il
Yacteur, c’est sa présence qui crée la scéne, l’espace vide, c’est pourrait trouver son nom, le nom de son pére, inscrit sur une
son geste, sa parole qui produisent les mondes. Par principe, pierre tombale, dans une lignée, une histoire. Mais il n’est pas
accessoires et décors sont inutiles. Au cinéma, I’acteur est une allé au cimetiére qu’on nous montre, il ne veut rien en savoir.
figure dans l’espace de l’image indépendant de lui. C’est pour- du nom du pére, pas plus que des photos. C’est par le nom,
quoi le théatre peut parler d’absence de relations humaines, il disait Hegel, et par lui seul que le singulier devient une réalité,
Ne peut pas montrer un monde vidé d’hommes: édifices, qu’il est différent d’avec tous les autres et pour tous ceux qui
riviére, bois, cimetiére. Le théatre est le monde des actions, non partent. Mais il ne veut pas de « réalité», pourtant « elle
pas le monde des objets, aussi la version théatrale du Navire existe », la question sur son existence est sans objet, l’existence
Night n’a pas la signification et "importance de sa version ciné- comme telle est nécessaire et suffit comme détermination, elle
matographique, pseudo « épopée » d’un monde dépourvu de existe, peu importe laquelle c’est, celle-ci ou celle-la, les deux
sens, ou le sens, imaginé, ne peut pas s’incamer dans les objets, actrices du film, ’ouvriére ou la riche héritiére, la brune ou la
devenir image. Sur la scéne, avec des chaises renversées, on blonde, la femme de soixante ans de HLM de Vincennes qu’il
veut et on peut évoquer des tombes, mais elles auraient aussi aura « vue » ou la jeune femme qui meurt de leucémie qu'il ne
bien pu évoquer une armée, des montagnes ou un champ de verra pas, vivante ou morte, la femme a existé, elle existe, c'est
coquelicots tout en restant des chaises et cela n’aurait géné per- pourquoi elle n’est aucune d’entre celles qu'on peut voir dans
sonne. Au théatre les objets sont !a comme support d’irréalité, Pordre de la réalité. I] ya un homme, un pére, un acteur, mais
non pour eux-mémes, ils dépendent de la parole. Les images les femmes sont au moins deux. Mere légitime et mére illégi-
cinématographiques peuvent étre surdéterminées par la time, F serait l'enfant d’une domestique, une batarde née de la
parole, mais elles ont leur propre existence et elles déterminent pauvreté et de la richesse, roman familial inversé qui soutient
la parole a leur tour : tout se produit, dans le film, a rintérieur la fable. L’indétermination caractérise cette « dérive » : au télé-
de cette différence irréductible de la parole et de l'image. Lors- phone les voix sont indistinctes. celle de la mére légitime et de
que la parole et image, le nom et la chose — et au niveau des la fille. Il n’aura connu d’« elle » que les voix, et ne voudrait
motifs l’édifice et la nature — coincident dans le film, c’est surtout pas de la catastrophe d’une rencontre.
39
Jai été fou 4 aussi d’autres indices qu’il refuse : aprés l'image et le nom, un
ct « signe du ciel » pour lui désigner le lieu de son désir, une fon-
Elle, c’est ’'expérience de la limite, elle le voit, elle | le pour- | taine en construction dans le jardin de Neuilly, qu’il ne trouve
suit. « Hest pris dans la surveillance. Il ne cherche pas a savoir pas, elle lui dira aussi qu’elle est malade et toujours au lit, que
qui est derriére lui. Elle le provoque a@ ce jeu de la mort. Qu'il de la rue on peut la voir. I! reconnait qu’il aurait pu Ia voir sil
se retourne et voie qui, et [histoire meurt foudrovée. » lavait voulu. H dit-qu‘il était fou mais ignore de quoi et répéte
L’homme du film est pris dans l’autre scéne, comme Ia proie qu’elle a existé : c"est précisément la — sa folie et I"existence de
de ce « voir vers le loin et a travers », dont on vient de parler lautre—tout ce qui lui a été donné de savoir. « Le regard cons-
a propos du regard de la statue. Images de plus en plus en titutif», le point de vue de l’ceuvre, si l’on peut dire, ne va pas
contre-plongée, de la chaussée déserte, désolée, a l’écart. au-dela de cette expérience vécue, mais la propose et se pro-
entourée d’arbres, l’asphalte déchiqueté, blessé, des trous pose comme objet de réflexion : « Le film n’a pas été tourné.
remplis d’eau qui reflétent le ciel. La marque d’absence est ici Il y auraiteu des gens ici, plongés dans une réflexion commune,
la plus forte, parce qu'il s’agit d’image non aveugle, comme si trés absorbante, et qui tout a coup se serait arrétée — par la
le monde se voyait dans un reflet. Dans ce regard absolu, tout mort? demande Benoit Jacquot — ou par un doute, tout 4 coup,
regard humain, regard dun « sujet » est élidé, d’ol Fangoisse d’ordre général. » Il y a eu la constitution d’un film, absent,
macabre, quelque chose comme une annihilation pure et sim- comme objet de réflexion et de doute : « La profonde certitude,
ple. Et ceci depuis le début : le ciel dans les grandes vitres du inexprimable par d'autres moyens que ceux de la création
musée d'Art moderne, du Louvre, les plans répétés de la Seine artistique, d'avoir réellement atteint, apercu et saisi, dans cette
reflétant Paris au crépuscule lorsqu‘on parle de la venue de la renonciation et cette impuissance @ savoir, l'ultime réel... »
nuit,de la peur. Un miroir est un objetde fabrication humaine, (Lukaes).
cemé, limité avec un but précis. Une vitre est transparente, ce
qu'elle refléte. c’est un « plus», qui n’intervient pas dans sa
premiére fonction: quant a l'eau. elle est indépendante de Un monde sidéré
existence et du regard des hommes, elle refléte toujours par-
tout, méme s'il n’y a personne pour regarder, elle est sans fin, Le non-savoir, l’'inachévement, « l'inexistence », l’auto-iro-
cest « l"eau du monde ». Cette absence dans Iimage, est-ce le nie du film a son propre égard, est exposé dans le caractére
regard élidé de "homme qui se sait vu et ne veut pas se retour- d’artefact du film, dans l’absence d’harmonie préétablie entre
ner, est-ce le regard de F. qui le traverse? « Le corps délivré de la vision et la technique, dans une réflexion sur la technique
lobscur par le détour de Vautre, et devenu la clarté de soi- cinématographique, qui devient le contenu de la fable en tant
méme » : ce qui fut la voie de Stein et d’Alissa, ici c’est le non- que probléme d’« image » et de « voir». Chaque terme est
retour de la folie, et homme du film le refuse : soit se retourner exposé dans sa séparation abstraite, catégorielle, d’avec les
et regarder, réduire l’autre a un corps et une image et tuer Phis- autres : un monde sidéré, qui repose uniquement sur sa facticité
toire. soit perdre son corps, se laisser annihiler par la folie. Ici, et la force de sa subsistance, et « cette aspiration nostalgique
Orphée ne céde pas a l’appel de l'autre, il préserve I"histoire et des hommes qui tend vers un utopique achévement mais ne
Voeuvre. qui n'est ni du Réel ni de la réalité, mais le lieu de leur recoit comme vraie réalité qu’elle-méme et son désir »; tandis
relation problématique. que la dissonance, l’impossibilité du Réel a pénétrer dans la
réalité empirique, est présentée en tant que probléme de maté-
Il n’y a évidemment dans ce film que des images, des paroles, riau et catégorie formelle, excluant la cléture de l’ceuvre
mais le spectateur est piégé par leur cours, métonymique et comme totalité sensible. Exposition, catégorie limite, absence
métaphorique, lui aussi est cette absence dans l'image: de de cl6ture : non pas l’obsession de l’achévement, mais le désir
négation en absence. ila fini par étre en proie a ce qui n’est pas de Ia création contre la mort que serait l’ceuvre. Puisque tout
la. Mouvements croisés, affolés de la caméra, comme se heur- est devenu marchandise, toute objectivation est aliénation et
tant aux vitres des fenétres du « plateau », s’élevant des angles réification. L’Impossible est ce que l’ceuvre désire, quand elle
du plancher, rasant les murs, effleurant les actrices figées, assi- est devenue le souci de sa propre origine : le lieu de la passion
ses dans la pénombre, endormies: il s’agit, grace 4 la suspen- sourd et aveugle qu’on ne peut atteindre par les images et les
sion, a la déréalisation des motifs. d'un cinéma abstrait; non paroles. L’autre du sensible. L’impossibilité de l’ceuvre et la
pas des hommes en acte, mais la projection sur !’écran, au volonté de la distinguer de son apparence sensible - récupéra-
moyen des sons et des images, des émotions, des sentiments. ble par Villusionnisme hédoniste de l'industrie culturelle, qui
des idées. A ce point extréme, dit-on, l'homme du film prend a transformé « la promesse du bonheur » en bonheur a la por-
peur, il refuse de franchir le pas. il préfere le gouffre commun tée de toutes les bourses - exigent cette explicitation du com-
a cette autre solitude ou F,l"entraine : l’aurait-il fait, pourrait- Mentaire implicite dans toute contemplation esthétique. Le
on imaginer qu’il le ferait, que la fable aurait été tout autre et processus de construction et de destruction de l’ceuvre néces-
le film différent. On n‘aurait pas assisté a cette séparation de site la réflexion et la médiation du spectateur, mais au-dela des
la fable, des motifs et du matériau, 4 cette non-coincidence du apories de la représentation, grace a la subjectivité reconnue et
processus du film et de la fable, au dépassement de la fable par délivrée de sa volonté de domination : par l’évidence du maté-
la réflexion. A ce moment, comme si le film aussi avait atteint riau. Les motifs niés au profit de la fable sont restitués 4 eux-
sa limite, la tension tombe: il est question de la mort de F. La mémes par son absence effective. Tout se passe, constamment,
«reprise » insistera surtout sur les différences entre F. et dans ce moment de suspension, de métamorphose inaccom-
l'homme, entre celle dont on dit qu’etle est devenue folle - plie. qui est le moment proprement cinématographique du
absence d’étre personnel : elle-méme et celle qui aurait vu cette Navire Night. S'il « faut voir », c’est aussi d’un voir spécifique-
histoire, elle-méme et Ie jeune homme qu'elle aurait apercu. ment cinématographique qu'il s’agit. le seul qui soit donné au
Vinconnu d’elle-méme et de tout inconnu, elle aurait été le film et a son spectateur, non pas l'illusion d’accéder par le
jeune garcon qui, passant dans les rues de Neuilly l'aurait vue moyen de la reproduction technique 4 «invisible», ou
de sa fenétre - et celui qui peut dire « j’ai été fou », Il continue datteindre « l’éclaircie des origines », mais rien qu’un reste,
de recevoir d’elle des billets de banque : l’unique réalité d’un une beauté en suspens, images et paroles qui résonnent du réel
monde d’absence de rapport, sidéré, réifié par Puniversalisa- et de la réalité qui leur manquent.
tion de la valeur d’échange « dans sa fonction salariale », Elle
le paie, avait-on dit, de lui donner tant de désir. Elle propose Yd.
HS EENEE Sessese:
assess

Juvenie Court de Frederick Wiseman Photo Oliver Kool


CINEMA AMERICAIN INDEPENDANT

FRED WISEMAN
PRESENTATION
PAR SERGE LE PERON

Fred Wiseman est un solitaire. Depuis Boston ou il habite, a l’écart des centres névralgiques
de l’Amérique (New York, Los Angeles...) et du monde, i] poursuit une ceuvre (douze films en
douze ans), qu’on a trop peu eu l'occasion de voir programmée ici (il y a deux ans au cinéma
Le Marais pour plusieurs de ses films; cette année 4 Beaubourg dans le cadre du festival du
« Cinéma du Réel » pour ses deux derniers).

Cinéaste des « séries institutionnelles » (ses films, tous documentaires, ont pour cadre les
cours de justice, h6pitaux, lycées, centres d'aide sociale, prisons, arméc etc.), Wiseman n'est pas
pour autant un sociologue rallié aux méthodes d’investigation audiovisuelles. Ses films pos-
sédent centes un intérét sociologique qu'il n’est pas question de négliger, mais pour comprendre
leur importance et leur enjeu, mieux vaut partir des considérations toute pragmatiques qu’il
donne lui méme sur le choix de ses sujets : la qualité proprement géographique, spatiale, fi/mi-
que. de ces lieux. La possibilité qu’ils offrent a un cinéaste de toucher les limites de l'objet qu’il
filme, la chance qu’ils constituent pour ces stratéges que sont les grands cinéastes (Wiseman est
lun d’eux), de disposer d’une carte aux dimensions méme du territoire, réalisant dans les faits
la fiction fanstamatique borgesienne du recouvrement de celui-ci par celleda. Un lycée, un
immeuble de la sécurité sociale, un tribunal, un abattoir, une prison : autant de lieux qui tien-
nent cette gageure de se confondre avec leur objet.
Fred Wiseman
Stratége avons-nous dit. I! faut, concernant Wiseman, filer la métaphore et emprunter pour
décrire le travail de ce non-violent, le vocabulaire militaire : ses sujets sont pour fui autant
d'objectifs 4 atteindre; la réalisation du film est une véritable opération, I] y a l'opération High
School. Vopération Welfare, Vopération Juvenile Court, Vopération Primate (s’y trouve d’ail-
leurs exceptionnellement filmée une abominable opération chirurgicale sur le cerveau d’un
chimpanzé vivant), les opérations Afcat, Law and Order, Basic Training, Canal Zone... Son
dernier film ne reprend-il pas exactement l’intitulé méme de l’opération lancée par les Amé-
ricains, dans la zone tampon israélo-égyptienne l'année derniére : Sinai Field Mission?

Pas étonnant que ses films fassent penser a des films de guerre ct méme de la Deuxiéme
Guerre de ce siecle. Wiseman ne cache d’ailleurs pas que le choix du noir et blanc pour leur
réalisation est d’abord une histoire de fidélité, de fidélité 4 des souvenirs d’enfants, ceux de ces
actualités qu'il regardait (et qui ont depuis disparu des salles obscures), et singuliérement de ces
actualités de la Deuxiéme Guerre Mondiale qu'il suivait au cinéma. Référence effectivement
incontournable aux sujets qu’il traite aujourd'hui, tant il est vrai, comme le dit Paul Virilio,
qu'elle constitue « un réservoir de sens indispensable a la connaissance de la seconde paix qui
est la nétre ».

AVinstar des événements qu’il filme (la vie quotidienne socialisée dans ces endroits extra-ter-
ritoniaux. ces espaces déterritorialisés que sont les Institutions), if op¢re comme un militaire en
temps de paix, ou plutét comme un homme que son pacilisme radical rend d’unc lucidité aveu-
glante au fait que tous les lieux de pacification et d’apaisement (de la soif et de la faim de
connaissances, de science, de sécurilé, d’ordre...), ces places fortes de cette société civile qui est
la sienne (Amérique), sont pénétrés, a leur insu peut-étre, dans leurs replis les plus intimes,
des finalités de la guerre. II filme la paix selon les régles qui président au fonctionnement méme
de ces microcosmes (« d'abord connaitre la régie de l’endroit » dit-il) : comme la continuation
42 CINEMA INDEPENDANT AMERICAIN
de la guerre par d'autres movens. C’est incidemment d’ailleurs gue le référentiel (guerre?
paix?) surgit: il fait alors tres mal comme dans cette lettre satisfaite d'un ancien éléve du lycée
devenu soldat au Vietnam, a la fin de High School. que Wiseman cite dans Ientretien (voir
infra); ou dans les creux de la conversation entre l’officier égyptien et l’ofliciel américain dans
Sinai Field Mission. Wiseman ne filme que ce qu’il voit, ce qui est la, ce qui reste de référentiel :
technologie douce d’aujourd’hui (instruments hospitaliers, boxes des accusés, ordinateurs,
fichiers, murs des hopitaux, couloirs des lycées, reglements intérieurs, idéologie diffuse), a
laquelle il ajoute d’ailleurs sans illusion sa contribution (Eclair Coutant, Nagrad IV, micro Sun-
heiser 415), substituée a la technologie guerriére d’hier. D’ou, a force de forclusion insistante.
une terrible interrogation sur les fins invisibles de cette débauche de moyens : fins encore vagues
mais qui pourraient bien étre identiques, d'envoyer comme hier tout le monde a l'abattoir. avec
cette hantise supréme, cette cruelle actualité. de ’apparente passivité humaine face a la toute
puissance de la machine institutionnelle.

Tel est, 4 grands traits, l'univers dressé par Wiseman. II faut maintenant parler de ce qu’il
appellerait sa méthode (de filmage), et ce qu’il convient d’appeler son écriture. Pour filmer ces
institutions au travail, il refuse la maniére forte (effraction militante de la lutte ou violence jour-
nalistique de scoop). Question de tempérament sans doute, en parfait accord avec l"intelligence
du dispositif (pas de déclaration de guerre viable a un systeme mis en place pour effacer toute
trace d*hostilité); aussi le mode adopté (et adapteé) est-il celui de la convivialité. D’ailleurs Pins-
titution et lui ne poursuivent-ils pas le méme objet? Celui d’investir pour un temps donné un
champ délimité de relations sociales. Aussi Wiseman tient-il a se pénérrer a fond des modalités
de l'institution ot il intervient, a passer par elle, s’y faire guider, apprendre ses régles et les rete-
nir.a revétirson uniforme (ct lui faire revétir ’uniforme du cinéma : « /e cinéma, écrivait Kafka,
cest metre un uniforme a Feil, a suniformiser. \ui et Vinstitution, a substituer au champ
qu'elle recouvre ses propres séquences cinématographiques. Non pas étre un élément parmi les
autres (usager, employé, intégré sclon une idéologie de la caméra invisible, candid cre ou
caméra vérité), mais se confondre avec linstitution elle-méme, s identifier a elle, se métamor-
phoser Wabord en clle.

Ainsi parvient-il, par un jeu de miroir, un jeu de miroir grossissant mais non simplificateur
(il s‘agirait plutot de complexifier la réalité), a faire apparaitre de /'intérieur, le caractére fan-
tastique et absurde de la rationalité qu'il filme. l'identification de chacun avec sa fonction. Selon
une modalité chére 4 Kafka décidément, dont l’évocation obligée ne tient pas seulement a la
similarité des objets (espaces bureaucratiques et insondables), mais aussi a des ordres de préoc-
cupation, voire des obsessions semblables, comme celle (relevée par Deleuze chez Kafka) de
Valimentation (toujours une place accordée 4 lintendance, la cantine, le réfectoire. la nour-
riture, terrestre ou non, chez Wiseman), parfois la viande (Mfea?), la viande de l’animal et l’ani-
mal lui méme (Primate), toujours en singuliére posture : en regard des hommes (scénes de zoo
dans Canal Zon, filmées du point de vue de la ligne de démarcation, de la barriére, du grillage),
les deux positions de devenir réciproque. d’échange de caractéres, ce qui a pour effet de multi-
plier par deux horreur des opérations menées sur l'un et l'autre. Horreur. redoublée de la vivi-
section dans Primate a cause de 'humanité que Wiseman introduit chez ce malheureux singe;
retour a l'homme spectateur comme métaphore de son devenir (dé-cérébration). Horreur de
cette humanité enfouie sous les gestes institutionnels du dressage (école : High School. armée :
Basic Training), de la chasse (la police dans Law and Order), de 'enfermement (Juvenile Court),
de la caresse et la cajolerie (Welfare), de la recompense (Sinai Field Mission)... qui constituent
les humains de ces films en étre domestiques. Et s’ils font finalement fréyir ces hufnains, ce n'est
pas parce qu’ils sont rendus difformes, monstrueux, bestiaux... mais au contraire parce que par
dessous ce masque institutionnel, Wiseman fait entendre, résonner imperceptiblement, une sur-
prenante humanité, infinitésimalement communicable certes, comme celle qui filtre entre Gré-
goire Samsa et sa sceur dans le texte de Kalka, et qui nécessite pour étre entendue de préter
Voreille avec beaucoup d’attention et d'amour.

Trés logiquement (si la peur en quelque sorte vient du son), la bande-son, (la prise de son
est effectué par Wiseman lui méme) est déterminante dans I’écriture de cet auteur, dans le mon-
tage de ces éléments noir et blanc en films successifs, qui sont, sous une autre forme, comme
une part livrée 4 chaque fois de cette « peur vague liée toute notre enfance 4 n’importe quel
film » dont parle Jean Louis Schefer.

On entrevoit ici combien cette ceuvre condense avec une incroyable économie, les éternelles
questions de notre rapport au cinéma; linjustice qu’il y aurait a la cantonner dans les tiroirs
de la sociologic, du « réel», et méme de la critique idéologique. le manque insupportable qui
consisterait 4 la conserver dans des tiroirs tout court; l'urgence enfin qu'il y a 4 programmer
«tout Wiseman ». S.L P.
2. ENTRETIEN AVEC FRED WISEMAN

Cahiers. Tous vos films sont en noir et blanc, pourquoi? écoutez la Télévision Publique ». Alors ils le disent et le film
reprend ! Le contrat que j'ai stipule que le film peut faire de 90
Fred Wiseman. La premiere raison, c’est que j'aime le noir a 120 minutes. En réalité cela fait souvent plus. Mais ils ne
et blanc, et je crois que pour les choses quotidiennes, documen- disent rien.
taires, queje filme, c’est le meilleur regard. Il y a aussi les pro-
blémes de Jumiére, c'est plus simple qu‘avec la couleur; celle-ci
est devenue bien meilleure mais elle n'est pas encore assez Cahiers. // en a é1é ainsi pour tous vos films?
bonne pour les mauvaises conditions d’éclairage dans lesquel-
lesje travaille. Tant qu’a utiliser la couleur. il faudrait que ce Wiseman. Le premier film que j'ai voulu faire n’intéressait
soit vraiment spectaculaire. Il y a enfin les questions de cotit : personne. J'ai eu beaucoup de mal a trouver l’argent. J’en ai
mes films codteraient en moyenne 5000 dollars de plus si je les trouvé trés peu auprés de capitaux privés, mais j'ai surtout
faisais en couleur, ce qui est ridicule si cela n’ajoute rien trouvé un laboratoire 4 New York qui a consenti a un arran-
dimportant au film. gement. Je n’avais pas a le payer tout de suite(il gardait le néga-
tifen garantie). Cela a considérablement réduit le budget. Mais
Cahiers. Pourquoi un meilleur regard? je dois dire que je l’ai réglé seulement sept ans aprés. Pour le
deuxiéme film, j'ai obtenu une bourse d’une fondation privée
Wiseman. Peut-étre parce que, quand j’étais jeune, je regar- (un tiers du coat du film) pour le reste, crédit labo et matériel
dais toutes les actualités en noir et blanc et que je les préfére prété. Mon troisiéme film a été produit par la Télévision Publi-
comme ¢a. J'ai vu toute la Deuxiéme Guerre Mondiale en noir que. Pour mon quatriéme, j'ai eu un peu d’argent de la Télé-
et blanc... Mais c’est du passé... vision Publique a la fin du tournage, environ la moitié de ce
qu’a coité le film. Pour mon cinquiéme je n’ai rien obtenu et
Cahiers. Le fait de tourner en noir et blanc ne vous pose-t-il je Vai vendu terminé 4 la Télévision Publique.
pas de problémes de production et de diffusion?
Aprés ¢a, j'ai obtenu un contrat avec la 13¢ chaine (la chaine
Wiseman. Je fais des films pour la Télévision Public Educa- publique de New York): cinq ans pour cing films. Il a été
tion Collége P.B.S. et maintenant cela ne me pose aucun pro- renouvelé pour cinq autres films il y a trois ans. Cette chaine
bléme. Cela en pose évidemment pour les pays ott la couleur a les droits-télé pour les Etats-Unis, je conserve les autres
est exigée... droits. Ils ne financent pas trés largement mais assez pour faire
un film. De plusje suis propriétaire du film et je peux en vivre
Cahiers. En France... grace au circuit de distribution 16 mm universitaire.

Wiseman. En France c’est un peu spécial: je ne suis pas De cette manieére,je peux continuer4 faire des films et je suis
encore parvenu jusqu’ici a rencontrer la personne accréditée totalement indépendant. Le contrat prévoit que je dois obtenir
pour en parler. l'approbation pour chacun des sujets que je propose, mais ils
ne m’ont jamais refusé un sujet. Et ils ne voient rien du film,
Cahiers. Vos films passent-ils ailleurs qu’a la télévision? ni rushes ni quoi que ce soit. Quand tout est fini, quelqu’un -
le patron - vient de New York a Boston;je lui montre le film.
Wiseman. Trés peu dans les salles, sinon dans de petites sal- Il n’a jamais exigé aucun changement.
les des grandes villes. Il y a surtout un important circuit uni-
versitaire oll passent des films comme les miens.
Cahiers. Comment se passent les tournages?
Cahiers. La longueur de vos films est-elle compatible avec les
normes de la télévision ? Wiseman. Nous sommes trois : je prends le son et je choisis
les choses qu’on va tourmer; i] y a un cameraman et un troi-
Wiseman. Oui, sur la chaine publique. Les films Passent siéme qui a toujours les mains dans le charging bag car on
pourtant 4 des heures d’écoute importante, le soir. La seule tourne toujours beaucoup de métrage. On a une Eclair, un
obligation c’est qu’ils puissent dire toutes !es heures : « Vous Nagra IV et un micro Sunheiser.
44 CINEMA INDEPENDANT AMERICAIN
Cahiers. C'est un micro trés directionnel.

Wiseman. Oui, trés directionnel.

Cahiers. Est-ce que certaines scénes ne sont pas tournées


avec deux caméras?

Wiseman. Qui, parfois. Par exemple. pour quelques scenes


de Juvenile Court parce que c’était impossible de prendre tous
les événements d'un procés avec une seule caméra. Une
cameéra était dirigée en permanence sur le juge, car on ne sait
jamais ce qu’il va dire ni quand il va réagir. L’autre caméra pre-
nait le reste... mais c’est la seule fois.

Cahiers. Vous intervenez trés peu au tournage. Par exemple,


vous ne questionnez pas les gens.

Wiseman. Les gens ne sont pas des bons comédiens ei dans


les interviews, ga a toujours l'air faux. Des qu’on leur demande
de faire quelque chose, ca ne va pas, car ils ne sont pas Lau-
tence Olivier ou Louis Seigner et ca sonne faux.

Cahiers. Vous n'accordez pas non plus grande importance @


la caméra comme agent dramatique.

Wiseman. Non en effet. Je n'ai pas vraiment de théorie la-


dessus, mais j'ai une expérience pratique. Je ne pense pas que
la caméra soit si importante que ¢a. Certains s'imaginent que
parce que la cameéra est la il arrive des choses qui n’arriveraient
pas autrement. Je crois que c’est impossible a savoir. En faisant
un film vous avez a porter des tas de jugements (non pas affir-
mer qu’untel a raison et pas tel autre, mais détecter certains
problémes). Comme tous ceux que leur travail met en contact Meat, de F Wiseman Photo. O.Kool
avec des tas de gens (docteur, professeur, avocat, assureur, ven-
deur...). Cela doit vous permettre de vous apercevoir quand
(information (dans le bon sens de ce mot, pas dans le sens du
vous faites un documentaire si quelqu’un fait lidiot devant fa
F.B.L.). Il faut que des gens vous apprennent ce qui se passe, la
caméra, joue, exagére; alors vous arrétez. Si vous n’en prenez
ou vous étes, des choses que vous ne pouvez pas voir. Et puis
conscience qu'au montage. alors vous éliminez cette séquence.
il y a celles qu’on peut voir: quelqu’un avec un joli chapeau.
Cela ne signifie pas que vous possédiez la vérité. Mais vous
des vétements intéressants... une attitude qui vous accroche,
vous reposez un peu sur votre jugement : vous en avez la pos-
vous entrez en contact avec elle.
sibilité parce que lors d’un documentaire, sur les douze heures
oll vous étes présent, dans un centre d'aide sociale par exem-
Mon systéme est un peu anarchique. parce que pendant tout
ple, vous ne tournez que deux heures. Le reste du temps, vous
le temps du tournage. je ne pense pas a des themes, mais sim-
étes assis a parler avec des gens, a observer ce qui se passe. On
plement a tourner de bonnes séquences. Une chose trés impor-
finit par sentir vraiment comment les gens se comportent dans
tante, que j’ai apprise aprés quelques films. c’est d’avoir beau-
ce type de situation. Aussi lorsque quelqu'un avec qui vous
coup d‘inserts. On a besoin de beaucoup de plans qui parais-
avez parlé ou que vous avez vu en train de parler se met a agir
sent anodins au tournage pour le montage. On ne sail pas
de maniére dilférente quand la caméra toume, bien qu’en
encore au moment ou I’on tourne a quoi ¢a va servir exacte-
apparence il continue son travail comme avant, vous avez
ment, mais c’est nécessaire de les avoir. C’est trés important
alors la possibilité de vous dire : ca n'est plus comme il y a une
pour la construction du film, surtout si l'on pense une cons-
demi-heure.
truction dramatique, car on a besoin d’instants de transition.
Si on a beaucoup d'inserts, on a le choix.
Cahiers. Quand vous arrivez dans un endroit, vous savez ott
vous allez filmer? Comment s effectie le repérage? Mais parfois, c’est plus difficile : par exemple dans la zone
du Canal de Panama il ne s’agit plus la d’un immeuble mais
Wiseman. Cela dépend. Prenons un film comme Welfare, je d'une superficie importante. Alors mon parti pris a été, la, de
vois d’abord le directeur de [établissement, puis je lui choisir les événements qui se passent dans les mémes sortes
demande de rassembler tout le monde et de leur dire qu'on va d’institutions qui ont constitué les sujets de mes autres films
filmer chez eux, puis je leur explique tout ce que je veux faire. (cours de justice, école, hépital...). Ca m’amuse et ca donne une
En fait la premiére fois que je suis rentré dans le systeme de possibilité de choix.
Welfare. je ne savais pas ce queje voulais. J‘ai commencé a sui-
vre quelques personnes pendant deux jours... Généralement Cahiers. Vous attaches une grande importance @ la délimi-
les gens viennent vous voir apres et vous disent: «tout a tation du cadre ; un liew précis, des murs...
I"heure il va se passer telle chose intéressante dans telle cham-
bre, a tel étage ». J’ai toujours sur moi un petit carnet divisé en Wiseman. Ce qui m‘attire dans ces séries institutionnelles,
jours et en heures, et je note tout ca. On est trés dépendant de cest de pouvoir effectivement cerner un endroit a linténeurde
ENTRETIEN AVEC FRED WISEMAN 45
ses limites géographiques: un batiment, ou dans le cas de Cahiers. Vous avez déja eu des problémes de cet ordre ?
Canal Zone, un territoire (10 miles sur 50 miles), ou dans le
cas du film sur la police de Kansas City, un district de police. Wiseman. Oui avec mon premier film. j'ai eu un procés, le
Dans chacun de ces endroits il y a des régles. C’est comme au film a été censuré.
tennis, il y a toujours un filet, il faut le connaitre avant toute
chose... des régles souvent écrites qui prescrivent la maniére Cahiers. Est-ce que vous avez un point de vue de type poli-
dont le jeu doit se dérouler... c’est ga le filet. En se limitant a tique, psychologique, idéologique sur ce que vous filmez, una
des murs ou a un territoire délimité,je pense qu'il est possible priori?
davoir un regard plus intense, car ce que l’on voit a déja une
certuine unité avant méme qu’on intervienne, un certain lien. Wiseman. C’est un point de vue assez anarchique. Trés sou-
Par le montage vous allez lier tout ca de maniére différente. Si vent au départ j'ai une thése minimum sur ce queje filme, mais
au lieu de faire un film sur un hépital, jallais chez les gens, au fur et a mesure queje filme je m’apergois que ma thése est
dans les cabinets privés des médecins, les endroits ou les gens insuffisante. Avec une thése on peut commencer un film. mais
travaillent, les écoles que fréquentent les enfants... je me dis- on ne fait pas un film car on apprend beaucoup de choses pen-
perscrais trop. En vous fixant sur un endroit, vous atteignez dant un tournage. et il est important de mettre dans état final
une intensité et une complexité qui serait impossible autre- du film les choses qu’on a apprises pendant le tournage. Autre-
ment. ment, ca risque d’étre un film qui illustre et impose la thése
qu‘on avait avant de commencer. Aussi le film final est tou-
Cahiers. Est-ce qu'il n'v a pas des choses que vous auriez jours une surprise pour moi et c'est une des choses intéressan-
tes de ce méticr. C’est pendant le montage qu’on découvre ce
voulu filmer et qui vous sont inaccessibles? O11 est-il impossible
de filmer aux Etats-Unis ? Quand on voit vos films on a qu’on pense vraiment du sujet. : il ya 40 ou 50 heures de film
Vimpression qu'il est possible la-bas de tout filmer, les moin- et i] faut alors se prendre la téte dans les mains pour garder les
dres instants de la vie, les instinuions @ lauvre, la loi en action.. deux ou trois heures essentielles, et les ranger dans un certain
ordre pour que cela fasse un film.
Wiseman. Jusqu’ici je n'ai jamais eu de probleme d’impos-
sibilité de tourner. I! y a encore des choses qu’on ne peut pas Cahiers. [En tous cas votre point de vue ne passe jamais par
tourer aux Etats-Unis : ce qui concerne la Sécurité Nationale un commentaire.
par exemple, mais pour la vie ordinaire, pour les activités quo-
tidiennes, i] n'y a pas de problémes. J'ai parlé avec beaucoup Wiseman. Le point de vue, c’est le montage.
de cinéastes francais et tous me discnt: c'est impossible de
tourner tout ca en France. Mais je me demande s‘ils ont vrai- Cahiers. La est la question. On a l'impression que vous fil-
ment essayé. mez toujours d'un point de vue instindionnel, conventionnel,
comme si vous suiviez un guide (in de vos informateurs-au-
bon-sens-du-terme peut-étre). Hs agit toujours d'espaces clos,
Cahiers. Quest ce que vous dites aux gens quand vous allez dans lesquels vous vous introduisez en accordant toute la place
les filmer ? qui leur revient aux opérations technologiques, a la technologie
de gestion de cet endroit. Et on le sentiment que vous filmez
Wiseman. Je leur dis la vérité... Pratiquement, je trouve aussi selon cette problématique qui est celle de institution.
quelqu’un qui est prés de l’administration du lieu ou je veux
tourer et qui veut que le film soit fait. [I devient mon « conseil Wiseman. Je crois que c’est vrai. Mon effort consiste a
politique » en ce qui concerne !es autorisations. Il m’oriente essayer de capter tous les aspects de la vie dans |’endroit ot je
sur les bonnes personnes. II me renseigne sur les obstacles aux filme, et le film final, c’est une réflexion sur cette complexité,
aulorisations. Ce qui fait queje sais déja 4 quoi m’en tenir. Et la complexité de la vie qu'on a vue dans cet endroit. On essaie
quand je rencontre le chef de l’endroit ot je vais filmer (direc- de condenser les choses. pas de les simplifier mais de rendre les
teur, gouverneur etc), je lui dis ta vérité. Je vais faire un film, choses trés complexes car la réalité est trés complexe. Je ne
étre la pendant un mois,je ne sais pas quel événement je vais veux pas faire des films simplificateurs.
retenir.. Je monterai pendant les six mois qui suivent et s'il
veut,je lui montrerai le film. Mais moi je garde tous les droits
de montage. Et puis on met tout ¢a par écrit. Carje ne veux pas
qu’il y ait des malentendus sur les droits.

Cahiers. C'est un contrat.

Wiseman. Exactement. C'est un contrat.

Cahiers. Er au moment ott vous filmez les gens dans lendroit


convent ?

Wiseman, La cest différent car on ne peut pas avoir un


échange de lettres avec tous les gens. S*il y a du temps avant
qu’on tourne, j'explique mon travail. Mais le plus souvent c’est
aprés : je leur explique ce que je fais et je laisse marcher le
magnétophone (je leur dis que ca marche) ; je garde ainsi une
bande ou est inscrit tout ce que j’ai dit 4 leur réponse. S‘ils
disent non,je Wutilise pas la séquence ; mais cela n‘arrive pres-
que jamais. Enfin j'ai ainsi la preuve de ma bonne foi si ensuite
ifs refusent d’étre dans le film.
46 CINEMA INDEPENDANT AMERICAIN

Fg
re


ENTRETIEN AVEC FRED WISEMAN 47
Cahiers. Du coup, vous placez la caméra du point de vue ot Cahiers. Vous filmez des situations réelles, objectives, ou fon
elle va pouvoir capter le maximum de choses. voit des américains qui se trouvent dans des espaces qui sont
. déja des sortes de studios (un immeuble etc.) ou bien vous fil-
Wiseman. La these du film final. ca n’est pas celle de Mao_ mez des américains a& l'étranger (dans le Sinai par exemple).
ou Staline. ou Ronald Reagan.. c’est la mienne. C’est plus inté- Ona l'impression d'une société américaine coupée de ses ruci-
ressant pour moi de découvrir ce que je pense du sujet que j'ai nes, fonctionnant sur elle-méme.
filmé. Ca n’est pas forcément plus intéressant que ce que pense
quelqu’un d‘autre. maisje ne peux pas me mettre dans la téte Wiseman. Oui, c'est une des choses qui m’intéressent en
de ce quelqu’un d’autre! particulier dans mes deux derniers films: Panama, le Sinai.
Panama qui est une expérience ancienne (les américains sont
En faisant le filmje trouve ce que je pense. Au fond ce qui la depuis 1910) et (of ils sont depuis peu : la. c’est « l'avenir»)
m‘intéresse le plus dans la réalisation de ces films, c’est l‘aspect Dans des endroits comme ga, on a l’occasion de regarder la vie
structural... La relation qu’il y a entre la structure de films ameéricaine presqu’a "état pur,
documentaires de ce type et d'autres structures de récit rele-
vant de la fiction. comme les piéces de théatre ou les romans.
C’est aussi la maniére d’organiser le matériau qui fait rentrer Cahiers. C'est comme un laboratoire. Comme s’ils étaient
dans un cadre formel l’expérience que vous avez eue sur le ter- Jilmés dans un bocal, in vitro... Et puis ily a autre chose. Tous
rain; la relation qu'il y a entre cette expérience et une expé- vos films ont pour sujet des lieux dans lesquels en principe (et
rience plus générale, ce qu'on appelle (j’emploie peut-étre un par principe) il n'v a pas de crise. pas de guerre : ce sont des
mot comique), le caractére métaphorique de votre travail ; la lieux ou ily a la paix, ou la guerre froide si vous préférez.
résonance qui s’y fait entendre entre l’ex périence que vous avez Disons que vous n’étes pas un cinéaste des conflits brilants.
enregistrée par le film et l’expérience que vous avez par ail- Tout se passe en douceur dans vos films et cette douceur méme
leurs. Si vous voulez, les rushes c'est l’expérience du romancier devient terrifiante car il y a un autre aspect de ces lieux c'est
et l’écriture c'est le montage. De la relation des deux mémoires, qu ‘ils sont toujours peu ou prou des lieux ou les gens sont enfer-
(la vétre et celle du tournage enregistrée sur la pellicule) sort més: pour quelques heures (le lycée de High School) quelques
le film par le montage. jours ou quelques mois (Hospital), pour une durée déterminée
(Sinai Field Mission) ou installés depuis plusieurs générations
Cahiers. Comment se résout cere relation des deux mémoi- (Canal Zone).. Que les hurriéres soient visibles (les murs du
res? Il y a des déchets énormeys dans vos films... lycée} ou non (les frontiéres de la zone du Canal de Panama,
le désert qui entoure la mission américaine au Sinai), tous ces
Wiseman. 96 a 97%. Sur Canal Zone un peu moins: le film lieux ressemblent un peu @ des camps de concentration.
fait trois heures et j'avais 4 peu prés cinquante heures. On passe
beaucoup d’heures au montage, et de plus en plus au fur et a Wiseman. La vie n’y est cependant pas si atroce. Il it’est vrai
mesure que Ga avance ; ca devient de plus en plus intéressant que la vie dans tous ces endroits est trés concentrée... mais cela
et on y passe de plus en plus de temps. J’ai des listes des plans tient au fait qu'il existe des points de ressemblance a toutes les
les plus intéressants et cette liste diminue au fur et 4 mesure institutions. A ce titre, le livre qui est le plus important pour
que le travail progresse. Je joue, c’est un jeu. Vavenir institutionnel, c’est le livre de Hannah Arendt (« Rap-
port sur la banalité du mal»). C’est une chose qu’on trouve
Cahiers. On a Uimpression que le montage est fait beaucoup partout : comment des gens peuvent administrer d'autres gens,
sur le son, cela tient peut étre au fait quill s'‘agit de direct. Hy et comment ceux-ci sont tellement passifs. Sil y a une chose
ade légéres désvnchronisations (par exemple dans Canal Zone qui est flagrante partout, c’est la passivité.
un bruit de machines) qui permettent de raccorder des plans
qui se suivent par fe son.
Cahiers. Vos films font ressortir cet automatisme. Ce qui fait
peur, c est qu'on voit des gens s‘appliquer a leur gestes, leurs
Wiseman. C'est pour faire un glissement en douceur. Si l’on Jonctions, faire,comme on ditleur travail consciencieusement...
coupe le son comme l'image, entre les séquences ca claque et
ca n’est pas la réalité. Moi jessaye de faire des films ot les cho-
Wiseman. Mais c’est encore plus compliqué que ¢a, car trés
ses donnent l'impression qu’elles se passent comme si vous y
souvent ces gens qui administrent ou qui ont des responsabi-
étiez, comme si vous les voyiez dans la réalité. C’est pourquoi
lités croient bien faire. A ’-hépital les infirmiéres et les méde-
je tente déliminer, autant que possible, tout ce qui risque de
cins font feur possible. Ce n'est pas qu‘ils soient méchants ou
ramener tout a coup a la conscience qu'il s‘agit d'un film. J’éli-
idiots, ils essayent mais les problémes a traiter les dépassent,
mine la plus grande partie des zooms. Je ne conserve pas les
dépassent linstitution, se posent en dehors d’elles. C’est une
plans of quelqu’un regarde la caméra.
maniére aussi de poser les limites de linstitution.
De méme si l'on coupe le son comme Iimage, ga donne
limpression d'une rupture, ¢a fait choc ; et plus souvent il n’y Cahiers. Quand on voit un film comme Sinai Field Mission,
a pas de telles ruptures dans les endroits ot je filme, il n'y a pas on peut trés hien penser a la série Pourquoi nous combattons
de coupe. de Capra. On y retrouve la méme machine qui n’a plus @ pro-
duire cee violence de la guerre, mais qui continue @ fonction-
Cahiers. On a souvent Cimpression (surtout dans les séquen- ner de maniére douce avec les mémes effets spectaculaires
ces ott dominent les plans larges), que c'est le son qui guide le qu'une comédie musicale. Eten méme temps ily aun humour
montage ; méme en plan large il y a une qualité du son tout a gui fait penser aux Marx Brothers.
fait étonnante. Comment ga se passe entre vous preneur de son
et le preneur d'images ? Wiseman. Ca me plait bien, ga.

Wiseman, C'est une question de coordination et de forme :


prendre du son c’est aussi un sport. Je perche bien entendu, et Cahiers. Ce cété burlesque vient peut étre de cette impression
nous nous regardons tout le temps avec le cameraman, que vous filmez toujours les américains en studio.
48 CINEMA INDEPENDANT AMERICAIN

En haut : Basie Training, en bas: Canal Zone {Photos : O Kool)

~MIRAFLORES LOCKS
PANAMA CANAL
1913

ton
ENTRETIEN AVEC FRED WISEMAN 49
Wiseman, Hé...Hé... Vous ne voulez pas dire que j’emploie prochain siécle, ils auront tous ces films en plus de tous les
de faux ameéricains réels, des comédiens ? livres de notre époque.. C'est un coup dur pour eux. Ce sera un
travail immense.
Cahiers. Non. pas du tout. ce sont de vrais américains, j'en
suis convaincu, et cela rend encore plus étrange la maniére Cahiers. Quelque chose m’a frappé dans Sinai Field Mission
dont ils se comportent. On a impression que le fait qu'il y ait (qui finit sur une image de désert) : cette volonté de montrer ce
fa une caméra ne pose absolument aucun probleme. Est-ce dispositifde paix entre deux camps qui sont encore en état de
quiln’va pas laun phénomeéne de rapport @ fimage de cinéma guerre, eta Lintérieur. des hommes, des ameéricains qui parlent
(ou de télévision) exchisivement ameéricain? d'un objet perdu (loin deux en tous cas): PAmeérique. Etilsem-
ble bien que cet objet perdu dont partent les militaires, ce soit
Wiseman. Peut-étre qu’en effet c’est culturel. Mais en fait i! quelque part aussi le votre. Comme si cette société exisiait
n'y a pas de régle pour filmer comme je filme, c'est trés prati- comme un mythe perdu pour vous.
que. cela dépend a chaque fois de Ia situation.
Wiseman. Peut étre que je suis un naif perdu... En fait la
Cahiers. Concernant fe jeu des ces acteurs du réel que vous question, pour moi, est toujours la méme (et en un sensje ne
Jilmez, il semble tres proche du jeu des vrais acteurs. Par exem- fais qu'un seul film, plus long que les autres). La question, c'est
ple, le commandant américain qui félicite ses troupes dans la correspondance ou I'écart entre l"idéologie, la mythologie et
Sinal Field Mission a cette intonation, cette inclinaison parti- la réalité... I y a une distance entre I'Histoire des Etats-Unis
culiére de la té1e quand il parle, cette maniére de se tenir, qu'on telle qu’on la lit dans les universités et la réulité.
sauendrait a voir dans un film de fiction américain. On pense
a Rod Steiger... Cahiers. Comme si le nuvthe tournait a vide.. On a souvent
Timpression dans vos films de personnages qui parlent beau-
Wiseman. C’est un probleme assez complexe, car nous tous coup et que cela ne veut rien dire.
nous avons plus d’expérience dans le cinéma que dans le reste
du monde. C'est possible que le commandant fusse penser a un Wiseman. Ce qui m'interesse par-dessus tout c'est le lan-
commandant de fiction, mais c'est peut-étre aussi que ceux qui gage. En princpe il est pour tous mais on rencontre beaucoup
ont mis en scéne des personnages de commandant de I’armée de gens qui ne savent pas comment employer les mots. [fs ne
dans leurs films s*étaient bien renscignés, ils avaient bien peuvent pas s’exprimer avec ce langage-la.
regardé de vrais commandants. C’est une relation trés com-
plexe. Pour moi, j'ai toujours du mal a entrer dans les films de Cahiers. Le langagey est effectivement important. Trés sou-
fiction, c’est toujours trop simple ; pas assez de densité. La vie vent il apparait de maniére juridique dans des textes, des régle-
quotidienne est beaucoup plus intéressante que la reconstruc- ments, des lois.
tion de la réalité, saul chez les trés grands metteurs en scéne...
Wiseman. Pour moi les discours condensent toujours trés
Cahiers. Lesquels ? fortement ce qui cherche a se dire dans le film (dans l’institu-
tion que je filme). Ce sont des sortes de sommaires trés denses
Wiseman. (rire). Les Marx Brothers par exemple.. de ce qui se dit diffusément dans le film, de tous ses themes. Par
exemple a la fin de High School cette lettre que lit le Principal
Cahiers. Revenons a cette question de Fosmose entre la fic- dun ancien éléve de l’école qui se trouve au Vietnam, c’est un
tion et la réalité. Marcel Mauss racontait quavant été blessé résumé de tous les themes du film, et c'est en méme temps un
pendant la guerre et se retrouvant dans un hépital il hei aveit document qui permet de penser Ia relation qui existe entre ce
semblé que les infirmiéres prenaient la démarche des actrices qui est enseigné 4 la High School et la guerre, la société amé-
dans les films américains. C'est un peu ce regard-la que vous ricaine et la guerre. La !’école apparait aussi pour ce qu'elle est,
portez dans vos films, au-dela d'une vision de Tinstitution ily comme une usine. L*éléve dit qu’il se sent simplementau Viet-
a une dimension spectaculaire. nam comme quelqu’un qui fait wn meétier, il est un produit de
cette usine particuliére et il accepte cette direction incroyable :
Wiseman, Oui, ce qui m'intéresse ce sont les choses drama- il parle de métier!
tiques qui passent sans qu’on les voie dans la vie quotidienne:
tous ces drames qui ne sont pas remarqués. Et souvent c’est Cahiers. /mpossible de terminer sans vous demander quel est
beaucoup plus intense que ce qu’on peut voir dans les films de votre prochain projet.
fiction ou les piéces. Pour décrire ce qui se passe dans cet hdpi-
tal de Hospital, ou dans ect immeuble de Welfare. it faut étre Wiseman. Se crois que pour la premiére fois ce sera un vrai
un tres grand écrivain (pour les reconstituer dans un récit). film de fiction. Je viens d’écrire un script, c'est histoire d’un
homme trés timide (moi ?) je ne sais pas si je pourrai le tourner.
Cahiers. Pour vous, la cameéra permet de faire cet inventaire De toutes facgons il me reste encore 2 terminer mon contrat
ou ce catalogue. avec le Canal 13 4 New York (5 ans, 5 films).

Wiseman, Dans un certain sens, c'est de ‘Histoire Natu- Entretien réalisé par Dominique Bergougnan,
relle. Chaque séquence est une petite histoire. Les historiens du Yann Lardeau et Serge Le Péron.
CRITIQUES

thes, citant La Bruyére, remarquait que méme si tout avait éé


déja dit, rien ne nous empéchait d’inventer de nouveaux lan-
gages). Cette écume, bapusons-la /e romanesque que le méme
AMOUR DE PERDITION Roland Barthes définit comme un simple découpage instruc-
(MANOEL DE OLIVEIRA) turé. une dissémination de formes. Dans le film, les formes pré-
levées constituent un ensemble mouvant de poses, de gestes, de
situations extrémement codés, lirés a quatre épingles en quel-
que sorte et par la-méme passablement exténués, que l'on
Amour de perdition nous donne a voir ou plutét a revoir, s'imagine aisément propres a l’aristocratie
d’un XVIII* siécle
dans tous les sens du mot, les rapports difficiles qu’entretien- finissant. Cette geste sociale n’est ni homogéne ni continue. elle
nent souvent le cinéma et la littérature, l'image et le texte, le ne forme pas un tout organique, lisse et unifié, pacifié et
visage et la voix, mais aussi le metteur en scéne et les acteurs, orienté, mais, toute rhapsodique qu'elle soit. elle n’en est pas
tant et si bien qu’on pourrait parler d’un cinéma malade de lit- moins trés organisée, soumise a un rythme., une régulation qui
_térature et d'une littérature malade de cinéma (rappelons au lui sont propres et qui nous donnent la mesure, le tempo d’un
passage l’épisode célébre des Confessions de Rousseau: a déroulement autre : tension permanente, mobilité immobile,
Venise, l'auteur tomba follement amoureux de la musique des mouvement qui lend au repos et a la stabilité, et qui se déroule
Scuole qui étaient des maisons de charité établies pour donner sans jamais vraiment progresser, dans un effondrement perpé-
'éducation a de jeunes filles sans bien; chaque dimanche, a tuel. Le spectateur, comme s‘il visionnait tout a loisir les repro-
Cabri des regards dans des Tribunes grillées, elles envodtaient ductions d'un beau livre d’art (cf. l'artifice avoué de certains
leur auditoire par la beauté unique de leur chant. Littérale- décors « peints sur toile »; le film a été entiérement toumé en
ment séduit mais désolé de ce que les grilles Jui cachaient les studio), voit défiler sous ses yeux et marquer une pause a cha-
Anges de beauté dont leur voix était digne, Rousseau, tout fré- que nouvelle séquence, une suite de scénettes trés encadrées, de
missant d’amour, se les fit présenter. La déception fut cruelle : tableaux « morts-vivants » dont les figures, de cire au premier
toutes des laiderons, l'une borgne, l’autre vérolée... Le visage
n’était pas 4 la hauteur de la voix. Il arrive aussi que la voix ne
soit pas a la hauteur du visage ou que la bande-son soit décalée
par rapport a la bande-image : cf. Singin’in the Rain de Stan-
ley Donen et Gene Kelly.) Or, et c’est l'une des vertus de ce
film. comme lon parle de vertu thérapeutique, les rapports y
sont « délicats » pour ne pas dire pervers. Comment. en effet,
faire du cinéma avec de la littérature. surtout ici, avec ce
monument national qu'est. au Portugal, le roman de Camilo
Castelo Branco (1825-1890),au méme titre que le film et dont
action se situe a la fin du X VIII* siécle et au début du X1X*,
sans faire son cinéma ou de la littérature? (Le texte est conserve
presque intégralement — il manque juste un paragraphe —
réparti entre les dialogues parlés et un récit off). Que garder,
que rejeter formellement? Qu’est-ce qui peut passer ou ne plus
passer a I’écran? Que prélever du roman? Peut-étre et comme
semble nous le suggérer malicieusement Manoel de Oliveira,
ce que l’on pourrait appeler /écume du roman, c’est-a-dire ses
impuretés, ses scories, son rebut, ce qui justement ne passe
plus, ce qui, dit-on, a vieilli et tombe 4 la lecture « modeme ».
(Cinéma recyclé, comme le papier? Faire du nouveau avec de
lancien, l'idée n'est pas nouvelle mais féeconde; Roland Bar-
AMOUR DE PERDITION
abord, comme lentement réchauffées par le regard d°un tiers en
silencieuse effraction, petit 4 petit se dégélent. s‘animent,
miment au ralenti action ou Il’embryon d'action (dialoguée ou
non) que le texte leur commande, pour finalement retomber
dans leur immobilité premiére, reprendre la pose et s’estomper
discrétement. Si le titre semble nous suggérer une histoire
d’amour-passion, il se pourrait bien qu'il s‘agisse aussi et tout
en méme temps d’une nouvelle histoire de I’Oeil : la Passion
de I’Oecil ou les stations de I’Oeil, dans un temple de la littéra-
ture. Ce qui fait de ce film d'amour un grand film d*humour
aussi, c’est que bien souvent I’Oeil. si je puis dire, vient crever
de justesse "index (le doigt qui écrit et qui signe) ou l’oreille tra-
ditionnellement dominateurs dans ce genre de film. De ce
point de vue, les meurtres sont exemplaires, en particulier
celui de Balthazar rival de Simon. Voici la scéne ; tes deux jeu-
nes gens sont face a face et immobiles, Balthazar a les doigts
serrés autour du cou de Simon; pendant ce temps, le récit off.
indifférent a la scéne, nous décrit minutieusement la mort hor-
rible de Balthazar dont le crane doit étre fracassé par une balle;
«a la fin de l’envoi,je touche » : la voix off une fois tue, Simon
sort tranquillement de sa poche un pistolet et négligemment
tire en lair, Balthazar s’écroule comme foudroyé, Le coup de
feu, le geste, a en quelque sorte crevé la bulle bavarde qui
lavait précédé et programmé.
Autre scéne : Simon est condamné a mort et son pére, la jus-
tice faite homme, refuse obstinément de le faire gracier.
L’oncle de ce pére indigne, d’dge canonique, intervient et vient
trouver son neveu au beau milieu d'un champ: briévement,
quelques fortes et fiéres paroles dites d’une voix chevrotante,
cet homme vénérable et tremblotant menace de se suicider si
Simon n’est pas gracié; « a la fin de l’envoi,je touche » : aprés
ce noble discours, il brandit un petit rasoir, le place résolument Amour de perdition, de Manoel de Oliveira
sous le menton... et attend la suite du coin de l’ceil: d’un geste
théatral, son neveu suspend le coup fatal et lui promet de sau-
ver Simon.
pourrait prouver de la part d'« amateurs » (les quatre rdles
Autre scéne enfin : Thérése de Albuquerque, pour demeurer principaux sont d’ailleurs tenus par de véritables amateurs)
fidéle 4 l'amour éternel que Simon et elle se sont juré, refuse une grande conscience professionnelle non moins aigué que
obstinément d’épouser son cousin Balthazar que son pére tente celle de leur classe (il n’y a pas de miroir chez te maréchal-fer-
4 toute force de lui imposer; pour vaincre sa résistance, i] la rant et sa fille Mariana et leur jeu n’est pas narcissique; d’ail-
conduit de nuit dans un couvent et Il’y abandonne. Les sceurs leurs, ils ne sont pas trés regardants, qu’i! s’agisse d'argent ou
l'accueillent tout d’abord dignement et Thérése, naivement, de morale) et le spectateur, quant a lui, passe son temps a les
croit pouvoir enfin connaitre en ces lieux la paix intérieure. entendre s’écouter parler et a les contempler se regarder voir.
Tant qu’elles sont plusieurs autour de la jeune fille, elles tien- Enterrement, mi-figue mi-raisin, d’une premiére classe. Per-
nent des propos fort édifiants mais dés qu’elles se retrouvent en sonnages exemplaires mais aussi histoire exemplaire, dont les
téte a téte avec elle, elles ne cessent de médire les unes des protagonistes les plus célébres sont Roméo et Juliette et que
autres et de dénoncer leur conduite scandaleuse (l'une, portée semble condamner leurs descendants et émules a la répétition.
sur le vin, pénétre souvent dans le chceur en sifflant; une autre En effet, Simon et Thérése appartiennent aussi a deux familles
a vu tous les hommes de la ville défiler dans son lit...). Trés vite nobles irréductiblement ennemies, ils s’aiment « donc » aussi
a l'aise avec Thérése, quand lune lui tient un discours ver- d'un amour impossible; condamnés aussi a la séparation et a
tueux, une autre va de temps en temps faire un tour du cété du lenfermement (‘une au couvent, l’autre en prison), ilsen meu-
placard et de ponctuer le sermon de « petits coups a boire » rent aussi mais, et c’est la ot le Grand Livre, le « Tout est
silencieux et furtifs. écrit » ne sont plus suivis a la lettre, et o4 un subtil brouillage
Le traitement spécial auquel sont soumis les acteurs peut lui s’opére, la mort ne les réunit pas exactement, disons qu’ils
aussi faire sourire et on se met a plaindre tout a coup les per- meurent 4 trois, qu’un Uers, une roturiére, plus pure, plus
sonnages de roman, ces voix sans visage condamnées a ang¢lique, plus romanesque encore que nos deux héros vient
l'errance, ces vampires de papier que nul miroir, nul regard ne s‘interposer constamment et rompre la belle symétrie de
réfléchit, en ch6mage technique si je puis dire et dont personne fagace. Si Thérése meurt seule dans son couvent en regardant
ne vient assurer la reconversion formelle. Or, Manoel de Oli- le bateau de Simon I’emmener en exil en Inde (elle est derriére
veira semble étre ce miroir bienveillant qui vient leur préter une fenétre grillée. soutenue par deux sceurs, et agite mécani-
main-forte et un corps et les aider a répéter dans ce nouvel quement un mouchoir blanc avant de s’effondrer définitive-
«état». La galerie de tableaux qu’i! nous invite a visiter rap- ment), Simon, lui, meurt peu de temps aprés sur fe bateau avec
pelle souvent un salon d’essayage ou un Cours d’Art dramati- a ses cétés la fidéle Mariana (le capitaine trouvera d’ailleurs
que. Les personnages passent leur temps a poser (a un moment que le premier et dernier baiser de la jeune fille dure un peu
donné, le pére et la mére de Simon posent en Vulcain et trop longtemps) qui a choisi de le suivre partout ou il irait et
Vénus), 4 s’essayer, face 4 un miroir, face a face ou face 4 la qui sautera dans la mer a la suite du cadavre et du rouleau de
caméra; ils semblent tout a la fois mimer une ultime répétition lettres des deux amants, point de départ du roman.
et se visionner, se réviser et se revoir une derniére fois, ce qui Evelyne Bachellier
52 CRITIQUES
effacée : c’est que Jeanne-Michéle n'a pas d’existence hors du
regard de Pierrot (pas méme de nom), hors de l'image de son
corps qu’en a Pierrot : ces éternels retours d'images muettes du
CORPS A CCEUR visage d'Héléne Surgére, ne valant pour le désir de Pierrot
(PAUL VECCHIALI) qu’en tant que Micheéle-Jeanne est physiquement absente.
Crest bien pourquoi nous ne saurons jamais la raison de son
amour et de sa fin tragique, de son renversement d’attitude
il (Nicolas Silberg) est garagiste et jeune associé de son envers Pierrot. Nous n’aurons jamais que le souvenirde Pierrot
patron. Elle (Héléne Surgére) est pharmacienne et plus agée (pour autant qu’il ne s’agisse pas !a d’une pure construction
quc lui. Lui se nomme Pierre, et elle, tanté6t Jeanne tantot phantasmatique. assimilable alors a la création de lartiste). Le
Michéle, n’a pas de nom. Il aime la musique au gout de ses mai- garage, lui, appartient au monde intérieur de la ruelle, sinon
tresses: ici c'est Fauré, mais peut-étre lui préfére-t-elle spatialement, du moins socialement : pris dans la quotidien-
Debussy. II tombe tes dames, il la veut et elle ne veut pas. A neté plaijsante de ses habitants. La ruelle, temoin et écho de la
bout d’arguments, il fait le sigge de sa pharmacie. II perd le passion de Pierrot pour Jeanne-Michéle, n’en est pas moins
boire, le manger et le dormir. Dans la ruelle ot i! habite depuis exclue, saufa en étre le lieu fantastique de la narration, le point
son enfance, les voisins jasent. Atteinte d’un cancer (?), elle ou l’événement peut se conter d'une histoire déja moins vraie
Vappelle 4 son secours. Commenceront trois mois d’un fol et en soi que dans la véracité d’un récit, d’un remémoration: seuls
mortel amour. Emma et Puce (Emmanuel Lemoine) rencontrent la pharma-
cienne (et sur l’écran seulement Puce, cest-a-dire aussi quand
On retrouve dans Corps a cwur les thémes chers a Vecchiali : Pierre est a): le jour ob Jeanne-Micheéle raccompagne Pierrot
la maladie, et aussi la mort, et son penchant 4 mettre en scene a la ruelle pour les funérailles de Sonia, sa deuxiéme mere
le silence des perversions. Ici, de la rumeur de l’inceste a (Sonia Saviange), elle Ic laissera sur le pas de la ruelle, la ot des
UVhomosexualité inaffirmable, voire encore, en dépit du charme grilles ont été apposées depuis leur échappée. Ce point de vue
et de la prestance d’Héléne Surgére, une inclination a la géron- ne correspond que partiellement a celui de Pierre; il en est déja
tophilie. La proximité des habitants de la ruelle n’est pas sans un écho, un deuxiéme temps, multiplication et altération du
évoquer la promiscuité de haleine des faubourgs. En deca des premier. Cependant il désigne espace intérieur de Pierrot:
péripéties des protagonistes, des renversements de situations, Corps @ caur apparait ici comme le symétrique des Belles
cest la récurrence des lieux ~ qui valent autant pour eux- maniéres de Jean-Claude Guiguet (on y retrouve d’ailleurs le
mémes que comme signes — qui confére au film son unité, le méme trio d’acteurs, en une disposition différente: Héléne
cadre derriére I’hétérogénéité de sa forme. Surgére. Emmanuel Lemoine et Nicolas Silberg, [a dans le role
du gigolo chassé).
Les trois derniers plans du film (trois photographies en noir
et blanc de Ja pharmacie, de la ruelle puis du garage) résument
le décor, le cadre du récit. Ce faisant, tout en y mettant le point
final, ils indexent déja le récit dans l’ordre du passé, du souve-
nir. C’est en effet bien par 1a que la relation follement amou-
reuse de Pierrot le garagiste pour Michéle ou Jeanne la phar-
macienne, lirrépressibilité de son désir, est passée : le garage,
la ruelle et la pharmacie. Mais les deux premiers sites excluent
de Icur relation, de leur paysage, la pharmacie: il est important
que Michéle soit pharmacienne, qu’elle soigne le coeur par le
corps, que son charme soit de plus celui de /‘upper class (il faut
aussi sortir socialement de la ruelle). Vecchiali cadre toujours
de trés prés la pharmacie : a I’échelle du corps d’Hélene Sur-
gére. Alors que la caméra s’attarde sur le travail au garage. sur
les voisins de la ruelle, activité de la pharmacie est toujours

Myriam Méziéres, Nicolas Silberg et Sonia Saviange dans Corps a Cour


Héléne Surgére ct Nicolas Silber dans Corps a Crur, de Paul Vecchiahi

En tant que spectatrice et récitante, commentaire (simultané


ou diiféré, précisément, nous ne savons pas trés bien, mais il
y a cette dimension tragi-comique de chceur dans le petit
monde de la ruelle) de la relation amoureuse de Pierre ct de
Jeanne-Michéle. la ruelle participe au récit. comme décor et
surtout comme la condition méme de sa possibilité. Toutelois
elle garde 4 l'intérieur du récit son existence propre, autonome
et extérieure 4 la passion amoureuse qu'elle relate : la singula-
rité de cette histoire Iui vient du dehors, et elle s'intégre aux
autres déja vécues par Pierrot ou par les voisins de Ia ruelle, les
désirs inavoués et partagés dans le secret de ce petit monde
clos, au moins depuis deux générations, ot il fait corps, et a
quoi s‘oppose aussi le désir farouche de Pierre : la pharma-
cienne et « Fauré dans un garage! », Par suite, la ruelle a deux
existences différentes dans la méme image. A l"occasion, elle se
récite elle-méme. Son indépendance vis-a-vis de la relation
amoureuse, nous la voyons bien - encore que non innocem-
CORPS A CCEUR
ment — lors du départ de Pierrot avec Michéle-Jeanne, lors de
son retour et aussi du repas d’anniversaire de la mére de Pier-
rot: ici il y a disjonction compléte de la ruelle du rapport
intime de la pharmacienne et de Pierre: le repas d’anniversaire
est une cxcroissance, un dérivé immédiat de la mort de Sonia,
ou, exit la pharmacie, il n’est plus question que des relations
de désir dans l’enceinte de la ruelle, particuliérement l’ambi-
guité soudainement révélée du rapport de Louis le garagiste a
Pierre et a sa mére. Pareillement, Pierrot se trouve seul
confronté a la mort de Jeanne-Michéele.
I] ne s‘agit pas la d’un simple décentrement de lattention.
Dire que l’intrigue amourcuse sert de prétexte 4 montrer la vie
de la ruelle, ou vice-versa, n’est pas davantage satisfaisant. Au
demeurant, l'antagonisme des deux cadres se résorbe dans
lexpéricnce singuli¢re de Pierrot. La description qui préctde
reste encore limitative: la rigueur que nous reconnaissons Corps & Cour, de Paul Vecchiali
elfectivement ainsi au film sur le plan de la structure interne
de son récit tait des images qui ne vont pas de soi — ne serait-ce
de coins de rue ou de bistrots, celle ici d°apparaitre comme cha-
que lorsqu’elles n’ont de sens, si l'on excepte l’impératif tech-
land sur le marché, c’est aussi pénétrer cette énonciation, la
nique du plan de coupe. que pour une jubilation du spectateur,
travailler de l'intérieur avec ses expressions, ses aspirations et
clin d’ceil 4 tui seul, sans autre visée. Méme si elles y parvien-
le détaut de ses mots, sa sensibilité. A 'oppose de la télévision,
nent, ces images résistent a s’insérer dans le récit. C’est qu'il y
qui pense les masses a leur place en réel, Vecchiali s’efforce de
a un troisiéme récitant qui jouit le premier du récit des autres,
reconstituer une imagerie, l'image cinématographique des
au point de le retranscrire sur sa caméra, ou de le préter a la
petites gens, ou leurs actes et propos quotidiens sont suscepti-
ruelle et a ses dilférents habitants, a Pierrot plus particuliére-
bles de prendre la forme d’un conte ou d’une légende. Le
ment: Paul Vecchiali. Le quotidien devient ici l'imagerie, la
cinéma de Grémillon engageait une fatalité du sordide. Avec
scéne socialement constituée des passions et des tragédies de
sa morbidité, ce que nous restitue Vecchiali, c’est d’abord une
homme. Dans un monde sans foi, la ruelle est la scéne pauvre
monstruosité morale consubstanticlle du contenu du film ou
de nos mystéres et opéras actuels - la ou aussi, depuis toujours,
de ses spectateurs. C’est bien en quoi son cinéma n’est pas
le cinéma a puisé son invention. Alors, le réalisme comme
démagogique ; Vecchiali est Ic premier de ses spectateurs 4 ne
cadre enchainant un désir sans limite glisse imperceptiblement
pas étre dans une situation confortable. Corps a ceur, parce
vers la métaphore religieuse, sinon mystique (les références a
qu'il est une figuration des mentalités, prolonge et continue les
la passion du Christ). Tout se passe comme si Vecchiali ne se
autres films de Vecchiali, les citant 4 l’occasion par les acteurs
soutenait du cadre du réalisme que pour mieux figurer le carac-
ou les personnages (Platon vient de La Machine, Myriam
tére insoutenable d'une telle limitation -comme de celle oppo-
Méziéres était le détective de Change pas de main): dun sujet
sée d'un fantastique déréalisant sous prétexte quc le réel est
a Vautre Vecchiali tourne le méme film dont chacun de ses
immontrable. Ici, il n’y a plus que des stocks d'images ou unc
films n’est qu’un fragment, un visage partiel.
société se parle avec plus ou moins de bonheur, symbolise avec
plus ou moins d’adresse ou d’élégance ses conflits et ses réves,
Chaque fois qu’il implique entiérement cette relation per-
se bricole ses mythologies. Le réalisme n’est jamais qu’un genre
verse du langage et du corps, dans Ie silence que lui impose sa
particulier de limaginaire, celui ob la réalité devient clle-
complicité (dans les séquences du garage, sur le pas des portes
méme fantastique, inimaginable quand la violence d'un désir
de la ruelle), ou chaque fois que s’affirme fe malentendu d’une
en bouscule les bornes, au point que son intensité ne peut se
telle prétention (les deux rencontres dans l’appartement de
ressaisir que dans le grotesque des situations réelles a I’expri-
Michéle-Jeanne) ou Vimpossibilité d’un tel aveu quand il se
mer, — 1a ot dans le calvaire de Pierrot, les spcctateurs (les pas-
manifeste avec le plus d’expansivité (quand Ie consensus social
sants) ne peuvent voir que la dérision et le ridicule d*’un spec-
s’y oppose: voir lindifférente.curiosité de la foule lors du siége
tacle insensé. Le naturel des sentiments n’est que le silence de
de ta pharmacie, compatissante et préte au rire ou a la haine
la sensibilité exacerbéc d’une monstruosilté, d’une Aétise pre-
physique — de toute facon elle attend Il’accident de la fin), Vec-
miére (quand Pierre se fait beau avant d’aller diner chez
chiali se montre précis, cfficace ct ingénieux dans la mise en
Michéle-Jcanne), 14 ot seulement la star peut se produire, dans
scéne. Ce sont la aussi les scénes qu’il développe le plus pro-
le défaut de son inaccessibilité (Héléne Surgére). Aussi bien,
fondément. Par contre, sit6t que cette confusion du corps et du
lorsqu’une telle créature devient accessible, lorsque la pri-
langage s’estompe, qu’au trouble des relations se substituent
mauté du désir s¢ voit reconnue pratiquement, surgit ce qui
unc fausse évidence, une complicité immédiate et sans ambi-
était tu dans le silence du désir : le masque tombé. la figure dif-
guité — pour les spectateurs en premier -, le cadre, le montage,
forme de Cordelier-Barrault et sa démarche gnomique dans la
la séquence elle-méme deviennent flottants, indécis, l’atten-
grace d’un réve de Cocteau.
tion se relache (les deux banquets de la fin. les rencontres de
Avec Corps @ ca'ur, Veechiali poursuit son projet de retrou- Pierrot et de Jeanne dans la pharmacie, les trois mois d’évasion
ver la popularité des chefs-d’ceuvre et nanars du cinéma fran- des amants davantage cités a titre de mémoire que filmés). Vec-
cais d'avant la Nouvelle Vague. II s‘agit moins de revenir a ce chiali a les défauts de ses qualités. Cinéaste du naturel, son art
cinéma populiste, de régresser, que de trouver les formes pos- réside effectivement a restituer le fond obscur, la sinuosité des
sibles de son expression actuelle, en 1979, quand plus personne relations, la confusion des situations banalisées, qui ordonnent
n'y croit et que beaucoup jugent le cinéma et les films — quand les mots et les gestes des sujets, en prenant a la lettre ce que les
- ils ne décident pas de leur destin - de ce point de vue rétros- mots évacuent en le nommant. En quoi précisement le naturel
pectif. En dédiant son film a la mémoire de Jean Grémillon, en au cinéma ne va pas de soi ct se distingue du naturalisme et de
reprenant les types de ce cinéma révolu, Vecchiali honore cette son présupposé implicite de la transparence, de son «en
nostalgie sans doute, sans s’y laisser ramener pour autant: direct ». « Corps @ ceur» justement.
occuper cette place mineure d’en bas, celle des conversations Yann Lardeau
54 CRITIQUES
le film réalisé ressemble 4 un long cauchemar. Les scenes de
LA TAVERNE DE L’ENFER quartier et de nuit, l’éclairage, le choix du plan fixe, (pratique-
ment aucun mouvement de caméra) et des fondus enchainés
(SYLVESTER STALLONE) (trop fréquents), tout participe d’une mise en scéne codée du
cauchemar. Sur ce point, le générique (trés réussi) est clair : de
IL s'agit ici d’imprimer quelques phrases sur un bon film mal toit en toit, Cosmo et un membre du gang Mahon font la
sorti, passé sous silence. course: la scéne est filmée de nuit. au ralenti, et découpée en
plans fixes; chaque entre-toit (pris d’en bas, en une contre-
1946; trois fréres, les Carboni, ritals new-yorkais, orphelins plongée verticale) est un ‘rou d‘air qui guette les coureurs; les
adultes, partagent un logement misérable dans un des quartiers visages sont déformés par l'effort. Et tous tes plans du film sont,
les plus pauvres de la ville: la taverne de l’enfer. Cosmo (S. a l'image du générique, des efforts poussés a l’extréme, mais
Stallone) est un magouilleur, toujoursa la recherche de l’argent comme ralentis, dans le vide et sans prise. On se déméne de
qui lui permettrait de fuir le quartier et de devenir célébre: Vic- plus en plus, on emploie toujours plus de force — la surenchére
tor(V pour victoire) est livreur de glace en blocs, sa carrure est dérisoire — mais le plan fixe vous laisse sur place. Les person-
aussi impressionnante qu’inaltérable sa bonhommie — et on nages luttent pour arriver au bout de chaque séquence et la
verra a la fin qu’il n’est pas béte: Lenny est Painé, infirme de caméra de Stallone ne les aide jamais, au contraire. Lenny doit
guerre, tourmente, i] connait Ia vie (et la mort : i] est embau- traverser tout le dancing canne a la main pour reconquérir la
meur). L’histoire est 4 peu prés celle-ci... Cosmo cherche a femme qu’il a perdue; Cosmo ne peut pas rentrer chez lui sans
convaincre Victor de devenir lutteur professionnel dans une se faire agripper (ralentir) par des clochards (qu’on ne voit
boite privée, le Paradise Alley (titre original du film). Avec jamais vraiment et dont il se débarrasse en frappant a l’aveu-
argent des paris gagnés, les trois fréres pourraient enfin quitter glette: le quartier tout entier est un vaste cauchemar); Victor
ce quurtier de minables. Victor ferait n’imporle quoi pour doit infléchir des kilos de muscles au bras de fer, il doit trans-
satisfaire ses ainés, mais Lenny n’est pas d’accord: chaque porter un énorme bloc de glace en haut d'un interminable esca-
soir, son jeune frére risque d’étre défiguré a vie. Pourtant il finit lier, sans compter chacun des combats qu’il livre (de séquence
par accepter et devient lui-méme le manager de Victor—rebap- en séquence, son visage est toujours plus tuméfié). Dans le
tisé « Kid Salami ». Chaque combat est une victoire pour les cinéma de Stallone, chaque plan se gagne ou se perd.
Carboni, l’argent s’amasse. Mais Cosmo et Lenny, de fréres,
sont devenus ennemis: ils aiment la méme femme et, surtout,
ils sont en désaccord quant a la carriére de leur protégé. C'est
maintenant Lenny qui pousse Victor 4 combattre, de plus en
plus et pour des sommes de plus en plus importantes, alors que
Cosmo préférerait tout arréter avant que leur frére ne devienne
une loque. Pour la premiére fois, Victor prend les choses en
mains : il dit en avoir fini avec le ring mais accepte de livrer un
dernier combat. Contre l’effrayant Franky-l’écraseur (membre
du gang de Stitch Mahon. ennemi des Carboni) et pour 9 000
dollars, le total de 'argent amassé. Le match est terriblement
disputé, Victor en sort vainqueur et les Carboni sont de nou-
~ veau fréres.

Le press-book indique que la premiére version du scénario,


écrite par Stallone en 1970, était tres noire. Malgré son sens
constant de "humour et de la dérision, malgré sa fin optimiste,

Sylvester Stallone, acteur et metleur-en-scéne


Armand Assantc, Lec Canalito et
Sylvester Stallone dans Za Taverne de Fenfer (de S. Stal lone)
La Taverne de lenfer est un cauchemar d’orphelin (revoir
Vextraordinaire Nuit du chasseur de Laughton pour saisir ce
qu’est /orphelin de cinéma: Videntification du spectateur ne
peut pas étre plus profonde qu’avec le personnage de l’orphe-
lin, l'enfant seul dans le noir). Les parents sont morts et les fils
ont grandi. vieilli: le « Tu as l’air vicux ce soir, frére » pro-
noncé par deux fois, est la réplique la plus dure du film. Les
personnages ne font que répéter, comme dans un mauvais
réve : on est tous des mauvais garcons et nos parents ne seraient
pas fiers de nous. Stallone ajoute: mais au moins, restons
ensemble. Apres sa victoire et juste avant le générique de fin,
Victor embrassera ses fréres en s’écriant « | like it better when
we are brothers » : je préfére, quand on est fréres. Un tres beau
culot, ce happy hend. Cosmo, Lenny. Victor, chacun a son
tour est le «cerveau». Leur union est leur raison d’étre.
Comme les Enfants — demi-orphelins - du Placard, ils parta-
gent des secrets de famille ou d'enfance : (Lenny sait rendre
Victor invincible. avec quelques paroles chuchotées dans son
oreille).
LA TAVERNE DE L'ENFER 55
La seule fagon de rester fréres, est d'avoir un pari a gagner ques par l’avénement d'un seul tilm, modeste, génial, annon-
ensemble. Pas une guerre mais, par exemple, un match de ciateur du retour du grand cinéma, présage d’apocalypse, bref
catch. Et c'est la scéne de I'affrontement final, ou Victor et on radote. On ne s’étonne pas des premieres rumeurs (Fuller
Franky-l’écraseur luttent au corps 4 corps, chacun pour sa ne serait resté que deux jours sur le tournage, il considére que
famille. Les deux corps volent, en prennent plein la gueule. Le le film n'est pas de lui), au contraire: n'est-ce pas 1a le signe
catch, comme le cinéma, c’est truqué et on le sait. Stallone d’un trés grand génie. la preuve d'une individualité assez sin-
prend son plaisir— plaisir premier, enfantin —a filmer ce catch- guliére pour imprimer sa marque au film (qu’il a co-écrit) au
la pour ce qu’il est. Son film est un beau film; c’est du cinéma. dela de sa simple présence sur le plateau, par miracle, par ail-
Et si les gens n’y sont pas allés voir, ils ont perdu une bonne leurs ? (John Ford est tombé malade le premier jour du tour-
occasion d’aimer le cinéma. “nage de Young Cassidy, \e film a été entiérement réalisé par
Leos Carax Jack Clayton, qui n’est qu'un honnéte réalisateur, pas plus, et
c’est admirable, fordien, et de Ford, qui songerait a le nier ?)
Fin de aventure (du réve) : les rumeurs se précisent, le film
date des années 60 (63 peut-étre), c’est l'un des premiers épi-
sodes du Virginien (ce qui explique la présence du juge, joué
par Lee J. Cobb, et de son garde du corps tout habillé de cuir
IL ETAIT UNE FOIS DEUX SALOPARDS
noir, qui, si je me rappelle bien, étaient les héros de la série —
(SAMUEL FULLER - CHARLES S. DUBIN) et dont le réle et la place dans le film de Fuller sont pour le
moins obscurs). Désenchantement. pessimisme : que faire de
ce vieux film qui n’est pas le flambeau qu’on croyait ? Com-
Ce film est pour le spectateur attentif et averti (entendez : ™mencer a en parler.
sensible a l’égard du cinéma) une étrange aventure, l’une des
demiéres qu'il lui est peut-étre donné de vivre, avant que, tout Le film.
ensemble, une telle aventure et un tel spectatcur ne disparais- En fait, c’est ici que l’aventure (la vraie, pas l'anecdotique et la
sent, purement, simplement. Quand je parle de «film», passciste) commence, dans le rapport incertain et blafard avec
Jentends, tout ensemble, les péripéties de sa sortie, son impact, un objet délicat 4 apprécier, inconfortable a aimer et — au sens
ses suites. Cela mérite quelques explications. propre — méconnaissable. L’histoire est, en gros, celle qui est
résumée dans Pariscope, le fl des « aventures trés dangereu-
Le 27 juin 1979, on peut lire dans Pariscope : « // érait une ses» étant entrecoupé de retours en arriére, qui sont autant
fois deux salopards ». 1977, 1h 35, Western américain en cou- d’explications des rapports entre les deux fréres. Ainsi l’ainé,
leurs de Samuel Fuller, avec Charles Bronson, Lee Marvin. Calig (pour Caligula), le futur Lee Marvin, est-il donné
Deux demi-fréres grandissent ensemble mais depuis toujours d’emblée comme I’embrayeur de haine qui doit faire fonction-
l'ainé rend responsable le second de la mort de Ieur mére décé- ner fa fiction : il assiste, impuissant, a la décision de son beau-
dée 4 sa naissance. Peu a peu il prépare sa vengeance, l"entrai- pére, le second mari de sa mére, de sacrifier la vie de celle-ci
nant dans des aventures tres dangereuses. Maxéville 132 v.f. a la naissance de son demi-frére, le futur Charles Bronson.
Les Images 235 v.f. » Extraordinaire, non ? Un film récent de C’est du moins son interprétation d’enfant et, déja, les rapports
S.F, (qui ne tourne pratiquement plus, mais dont on attend avec le (beau) pére se parent d’ambiguité : il est impossible de
avec une grande impatience le Big Red One dont Bill Krohn savoir s'il déteste le petit Lee Marvin, comme celui-ci le pense,
annonce I‘arrivée en France dans le dernier n° des Cahiers), ou si c'est simplement un homme brutal. Il est tout aussi déli-
mystérieux parce quil n’a été précédé d'aucune projection de cat de faire la part du fantasme dans la scéne du souvenir de
presse, d'aucun matériel publicitaire ou informatif, un film la mort de la mére: la sacrifie-t-il vraiment (elle est malade,
dont on ne connait méme pas le titre original, qui ne sort qu’en condamnée dit le médecin), choisit-il de la faire mourir pour
version francaise et dans deux cinémas « de boulevard », bref que naisse son (premier) fils ? L’enfant ne s’embarasse pas de
un fort appel de nostalgie pour ’époque révolue oti les films telles questions : ‘homme a tué sa mére. CEil pour ceil, dent
étaient des surprises presque toujours hasardeuses, et, pour le pour dent: l'enfant tuera Phomme, le pére, a bout portant,
moins, des découvertes. quand celui-ci découvrira qu'il s'apprétait 4 s’enfuir aprés lui
avoir volé son argent caché. Scénes d'une violence froide, que
Quand on va voir le film, trés vite on déchante : il y a un co- vient redoubler le souvenir : d’avoir été vécues, elles prennent,
réalisateur, il s’'agit 4 Pavance d’une série-télévision, sabotée dans la téte de l'enfant devenu homme, une inéluctabilité, une
par les producteurs ou les distributeurs, et peut-étre par les détermination préméditée qui donnent a leur enchainement la
deux. mal tirée, mal doublée, déja abimée. Et pourtant, une cadence biblique du «c’était écrit». Et tout naturellement
fois acceptées les invraisemblances du montage, l’absence fla- vient s’inscrire la vengeance qui est déja comme écrite. A ceci
grante d'une organisation cohérente, due sans doute 4 quelques pres que dans !e corps du film tous les corps se mélangent, et
coupes intempestives, l'aventure rebondit : il y a des séquences que l’on ne s’y retrouve plus: alors que c’est Lee Marvin qui,
entiérement admirables, ga baisse sensiblement, ca redevient dés le début, raconte et commente (off) Phistoire de sa ven-
sublime (c'est le mot, un vieux mot, qui vient 4 esprit), ca finit geance et de ses origines, l'enfant qui le personnifie petit, non
en queue de poisson, sur une belle idée, avortée. seulement ne lui ressemble pas, mais évoque comme deux
gouttes d’eau son frére, Charles Bronson. Comme s'il s’agissait
On sort du cinéma un peu sonné, prét a proclamer le chef- des deux visages d’un seul et méme personnage, d’un Hyde qui
d’wuvre a la ronde, on se dit que Fuller est le dernier des géants, chercherait a tuer le docteur Jekyll. Et qui bien sir n'y arrive
le seul survivant de cette génération capable de transformer le pas. Bronson le doux, l’innocent qui reste au chevet de sa
plus petit budget en quasi-tragédie classique, encore plus S.F. femme en couches parce qu’il est terrifié 4 ’idée qu'elle pour-
que ses initiales laissaient 4 penser, renouant in extrémis avec rait mourir a la naissance de leur enfant, comme sa propre
la défunte série B. (ou plutét Z) dans les conditions désastreuses mere avant elle, Bronson le bon bandit, apprenant que son
— qu'on croyait impossibles — de la production télé en série. frére a essayé de le faire tuer en le dénoncant au shériff, se met
en route, le revolver a la ceinture. Et lui aussi n‘y arrive pas,
On prend des notes, fiévreuses, pour renvoyer au rebut les ou plutot il arrive trop tard : pour trouver son frére Calig mort,
99 % de la production filmique internationale, rendus cadu- et décharger, dans un dernier sursaut de haine futile, inutile,
56 CRITIQUES
son revolver sur le cadavre. (Belle idée, mais désamorcée par question en suspens. Elle n'est la que pour introduire a la cha-
la mollesse d‘une mise en scéne qui tourne court, qui brouille toyante promiscuité des hommes, pour faire pendant a leurs
le sens de la scéne, qui la laisse inachevée, a | état de brouillon. désirs et 4 leurs discussions, pour rendre plausibles leurs
Et la lumiére de !a salle qui se rallume trop vite). Et meurt le affrontements, physiques ou verbaux (ainsi la longue scéne
récitant, la voix off criminelle, sans plus d’effet qu’ii n’en faut entre Calig et le juge, dissertation sur le bien et le mal et la fata-
pour, tout juste, s’en apercevoir. lité, entrecoupée de citations de Shakespeare) : elle est le repos
du guerrier et, plus important. le repos, la pause du philoso-
L’idée, elle, demeure. Inaboutie, elle n’en court pas moins phe.
tout au long du film, pour s’*incamer parfaitement dans quel- Pas sadique, Fuller, comme on I'a cru longtemps. mais
ques trés belles scénes. Les flash-back, d’abord et surtout, qui’ sadien. Occupé a filmer les paroles, les discours, comme des
viennent a juste point nous rappeler que ce qui nous semble le objets matériels, un peu nourriture, un peu excrément, vague-
plus « moderne » (on pense au Jacquot des Enfants du placard, ment obscénes, toujours primordiaux, primitifs, nécessaires,
ou aux enfants des derniers films de Godard-Miéville, projetés vilaux.
par magie dans le décor de l'Ouest américain) vient en droite Et tout son cinéma, a travers ce film au litre idiot (qu'on
ligne. a peine transformeé, des premiers Griffith (ne pas man- aurait pluiat di appeler L’'Homme qui yvoulait ter son frére),
quer les court-métrages de F.R. 3 le dimanche soir), Lang, fait retour : de L'Homme qui tua Jesse James, un angle inat-
Ford, Tourneur, etc. On a toujours, dans le grand cinéma clas- tendu pour une histoire marginale, une histoire d'amour et de
sique américain, filmé les enfants comme des petits hommes, trahison, en passant par La Maison de Bambou. une histoire
des modéles réduits préts 4 figurer aussi efficacement et dans de délation, déja, avec les mémes composantes de haine amou-
les mémes fictions que les grands, et non pas comme les petits reuse et équivoque, les mémes couleurs de feu (celles de Ray,
bafouilleurs prodiges — entre deux eaux, entre deux ages - du aussi, dont il est si proche), la méme importance du feu (la
cinéma naturaliste. (Méme chez McCarey. le filmeur de petits scéne de la charette en flammes est l'une des plus impression-
monstres, les enfants ne fascinent jamais ~ ou si peu - parce nantes), el cette compulsion a passer de l'autre cété des glaces,
qu’ils sont, mais bien parce qu’ils font. C'est la singularité — le du miroir, ou a y projeter les autres, violemment, avec éclats
cété déplacé - de leurs actes qui importe, et pas le n’importe de verres et de voix. avec férocité et fureur et folie. Tout un
quoi pourvu que ¢a bouge qui fait s*ébahir la maman devant cinéma de forces vives, décuplé par l’instinct de mort et la soit’
le moindre baillement du bébé braillard). La résolution a peine de paroles, un cinéma de l’instinct et du cloisonnement, ten-
hésitante de lenfant-tueur, c’est aussi ici celle d'un enfant- dre, féroce, démesure.
acteur, d'un enfant qui n’a pas été choisi. pour ce rdle, parce On aura sans doute compris qu’il ne s‘agit pas, ici, dune
qu'il était un enfant (c'est la grande mode aujourd*hui), mais banale série de télévision. Du style télé, on retrouve quelques
parce qu’il cst un acteur. On en a la preuve quelques secondes traces dans les plus mauvaises scénes, avec inflation de zooms,
aprés le meurtre du pere, quand, se dirigeant vers le berceau du mollesse du découpage et ce coté « n’importe quoi pourvu que
bébé, avant de l"emporter avec lui, on sent que lui passe par la ca bouge et ga crie », Mais des que ca décolle (et ca décolle sou-
téte, espace d'un instant, l’idée de le tuer. Profession : acteur. vent), dés que les personnages se mettent a exister, 4 parler, a
Réle : enfant. Interprétation : admirable. figurer vraiment, la mauvaise télévision se fait oublier totale-
ment. [I s‘agit alors d'un film de Fuller, et un trés beau film, un
Mais il n’y a pas que des enfants (plutét : un enfant) dans ce point c'est tout. Si, d’aventure, il passe encore, courez le voir!
film : ily a aussi Lee Marvin, sur fond de faux rochers, silen-
cieuse silhouette pareille 4 celle de L’Homme qui tua Liberty
Valance (méme lumiére irréaliste qui fait penser, par dela Louis Skorecki
Ford, a Grillith), des acteurs de second plan étonnants, outra-
geusement maquillés, dans des rdles 4 peine esquissés mais qui
laissent entrevoir (imaginer) de trés étranges rapports (on pense
4 la bande de Burl Ives, dans La Fore: Interdite de Nicholas
Ray), des rapports faits d'un mélange de douceur, de séduction,
de violence : longs silences, gros plans enigmatiques, agression Post-Scriptum, L‘aventure rebondil.
soudaine, rythme brisé, digression. Ces sautes hétéroclites,
inaltendues, nc sont pas dues qu’a un montage modifié en U1 juillet: Une nouvelle information parait, 4 verser au dossier
dépit du bon sens, elles sont aussi, chez Fuller, des sautes (Télérama n® 1539): « En 1962, Samuel Fuller a réalisé un épisode de
dhumeur: a une attaque de banque, ou unc bagarre, ou un cette série — Le Virginien —, avec Lee Marvin, En £972, Charles S.
rapt de jeune fille, peut succéder la mini-méditation d'un Dubin en a réalisé un autre, avec Charles Bronson en guest-star. En
lisant le synopsis du dernier nommé, on reconnait quelques épisodes
(petit) personnage inconnu, une discussion interminable — et
du tilm qu'on a eftectivement vu. D’oil cette conclusion : un ticheron
qui fait hiatus, ouverture, fente — mettant en présence, par quelconque a allégrement taillé dans les deux épisodes, bricolé les
exemple, par contraste, la philosophie inqui¢te. bucolique. bouts de pellicule. assemblé ce qui pouvait létre, dans te seul but de
d'un Charles Bronson bavard, et les interrogations 4 demi- pouvoir annoncer un film avec Bronson et Marvin. Ce qui explique
muettes, laconiques, de quelque bandit bless¢, dans son corps. les hizarreries ressenties 4 la projection : jamais, dans aucunn plan, on
dans sa téle. perdu. ne comprenant plus rien. Attirances ne voit Bronson ct Marvin ensemble », Ces informations cxpliquent-
hommes, hautes en couleurs, bariolécs, fugaces, interrom- elles tout? Ceres non. Mais elle font décidément du film (titre origi-
pues trop vile ou étirées a l'extréme : rien a voir avec l’homo- nal: The Meanest Man ofthe West) un objet d'interrogation - voire
sexualité structurante, mythique et mythifiante, du westem de suspicion. Sont-clles pour autant sulfisantes pour le discréditcr?
géométrique (a la Hawks par exemple) ; on est bien, chez Ful- N’est-ce pus en faire une utilisation un peu hative - voire abusive —
que de qualifier le film «d'ineptie », comme le fait Alain Rémond
ler, en face de désirs, bralants, physiques, parlés ou tus, peut- dans son lexte? Pour ma part.je suis sir que ces Det sclapurds exis-
étre pas inexplicables. mais jamais aboutis, jamais expliqués. tent, tels quels, fortement fulleriens — par hasard ou par necesitté, cela
Hommes entre eux, entre deux. pour qui la femme est toujours importe finalement peu. moins en tout cas que la lorce de conviction
source de confiit, d’interrogation. d'incompréhension : elle est. avec laquelle ils emportent le morceau : nous.
en méme temps, tour 4 tour, |’énigme, la présence incongrue Attendons d’en apprendre davantage de son auteur lui-méme, pour
ct déplacée, la confidente, la mere, amie, la maitresse, la fai- savoir si nous avons aimé un film de Science-Fiction ou un film de
seuse d'enfants, Ja faiseuse d’ennuis. la jumelle. l’étrangére, la Samuel Fuller. L.S.
PETIT JOURNAL

sages 4 vide 4 la Tribune du Teatro Sperimentale ot se succédaient

FESTIVAL les orateurs}, de rappeler quelques données de base utiles a la connais-


sance de la réalité du cinéma américain des dix derniéres années.

Sa remontée spectaculaire d'abord, aprés Je développement puis la


stagnation d'un cinéma indépendant et d’avant-garde dans les années
PESARO 79 soixante, comme devait le développer Tom Luddy. Au cours de ces
années ou le cinéma indépendant florissait. les « Majors » devenaient
La moitié des écrans du monde déficitaires; elles ont retrouvé depuis une confortable prospérité. On
a pu croire en effet qu'Hollywood allait devenir un lieu de pélerinage:
les managers ont su prouver qu'il suffisait de changer de méthode de
gestion pour qu'au moins !‘échéance soit reculée. A l'ere des nababs
A la différence des cinémas de fous les autres pays, le cinéma amé- irrationnels et inspirés s'est substitué un management adapte et effi-
ricain n'a pas d‘ailleurs. Egal 4 lui-méme, omniprésent, il domine cace, dont les grandes lignes au moins ont pu apparaitre au grand jour
depuis cinquante ans la production cinématographique mondiale et (1). Diversification des activités en premier lieu: 4 cété du cinéma
a influé peu ou prou sur l’imaginaire de fers les publics. [] lui est (dont les revenus sont parfois minoritaires dans le chiffre d'affaires
impossible de se confronter a un modéle dominant : if est lui-méme global) les « Majors » vendent des boissons et de la nourriture, des
ce modéle dominant. C'est contre ce modéle ou a célé, ou alternati- machines a sous — qui peuvent étre destinées aux salles de cinéma —
vement a lui, que les jeunes cinémas, les cinémas du tiers-monde, les participent a la production de disques. investissent dans l'industrie du
troisiéme cinémas et les cinémas d’intervention de toutes sortes, se jouet, du vétement, de I"hotellerie (2). Réduction du nombre de films
sont constitués. D'ot la difficulté (et la géne) de cette édition 79 de la produits ensuite, ce quia conduit a la réduction du nombre de salles
Mostra de Pesaro. qui consacrait cette année ses écrans et sa tribune (mouvement qui semble s‘inverser aujourd'hui), et n'a pas été sans
a « Hollywood 69-79 », dans la mesure ot) ce Iestival s’est édifié il y poser des problémes aux distributeurs et aux exploitants. Présence
a quinze ans justement sur ta démonstration d'un cinéma nouveau, en dans les productions télévisuelles enfin: les « Majors » produisent
rupture, dailleurs, de demain.. Pratiquement tous les films destinés aux chaines. Une compagnie
comme M.C.A. a tiré sur l’ensemble des années soixante-dix plus de
Aussi, 4 la vocation militante des autres années, Pesaro a substitué revenus de la télévision que du cinéma. Les modalités de relations
une fonction informative. ou les films venaiem essentiellement entre cinéma et télévision et la politique des films via les studios, sont
comme illustration, comme rappel. Deux blocs ont ainsi été dégagés : d'ailleurs infinies : versions plus longues pour la télévision de films 4
quatre-vingl dix films d'un c6té et vingt-cing communications sur leur succés (exemples: Airport 77, King Kong, Le Parrain): adaptation
contexte politico-économico-socio-esthétique d‘autre part. L‘objet télévisuelle de themes qui ont fait leurs preuves au cinéma (exemples :
« cinéma américain » ainsi constitué, il a pourtant é1é difficile , au fil série sur les guerres interstellaires aprés Star Wars, adaptation de
des jours et des communications, de le sérier. D’autant que les Alice n'est plus ici en comédie de TV; réalisation de deux versions en
« Majors », places fortes de ce cinéma, obéissent 4 des logiques inter- méme temps — une pour la télévision et une pour le cinéma — d’un
nes assez impénétrables (en particulier dans la distribution des films). méme film etc.)
Non seulement elles opposent les plus grandes résistances aux inves-
tigations des chercheurs, devait dire Thomas Guback (Institute of Au total, le cinéma représente économiquement peu de chose dans
Communication Research of Hlinois), mais elles truquent d’année en l'ensemble américain (0.4 % du Produit National Brut) et méme peu
année leurs résultats financiers selon leur stratégie du moment. Véri- de chose comparé aux autres media (radio. disques, magazines). Et la
tables super-puissances du cinéma mondial, les « Majors » ont donc, concentration extréme qui est ta sienne ne concerne pas seulement lc
comme tout Etat, leur raison et leur secret. [] nest dont pas inutile de nombre réduit de compagnies (huit ou neuf), qui réalisent la quasi
savoir que leur modéle de gouvernement est plutot celui des états tota- totalité (90 %) des revenus, mais aussi le fait que la masse de ces reve-
litaires, a base de gommage et de manipulations. nus provient chaque année d'un nombre trés réduit de films (parfois
deux ou trois dans l'année). L'industrie américaine du cinéma fone-
Au demcurant, si Pesaro 79 n’a pas permis la vision en gros plan tionne donc avec des locomotives dont la moitié du rendement pro-
qu’on pouvait en attendre, le panoramique qu'il a dessiné a tout de vient d'ailleurs du marché étranger (essentiellement cing pays:
méme permis, dans certains de ses passages (car il y a eu de Jongs pas- Canada, Allemagne, Japon, France, Italie). Aussi, ce taux d’occupa-
458 PETIT JOURNAL
lion inouT des écrans du monde entier (50 % selon Thomas Guback) Mutrux, qui présente la naissance du rock en 1959 en Amérique
est-il vital pour le cinéma ameéricain. comme la réalisation des saines aspirations d'une jeunesse enthou-
siaste et sympathique). Dans ce contexte, les hors-la-loi sont moins
Avec une cenfuinc d’heures de projection, Pesaro avait aussi choisi méchants qu idiots (Dirty Little Billy de Sian Dragoti, Rancho Deluxe
Ja quantilé ct donnait l’impression d’une machine en état de bon fonc- de Frank Perry. Bad Company de Robert Benton).
tionnement, produisant sans crainte tous azimuths, sur tous les the-
mes et dans tous les genres, avec tous les degrés de qualité. Aucun de Aussi les quelques films qui font saillie dans cet ensemble sont ceux
ces films ne constituait d’ailleurs une révélation (il n'y a pas véritable- qui décentrent ou déplacent ce consensus. Des films réalisés dans des
ment de films cachés dans le cinéma américain) et l'ensemble confir- conditions marginales, comme Milestones bien sar qui est décidément
mait que. globalement, les films sont moins bons qu‘autrefois (au-dela un des films les plus importants de cette période ou comme fle Wants
méme de la sélection qui se voulait un peu trop systématiquement Her Back (Stanton Kaye) par exemple. C’est histoire dun couple, de
« représentative »), et qu’ils répétent et reprennent le plus souvent les la génération des années 60 dans les conditions de vie des années 70,
recettes mises au point a Hollywood jusqu‘aux années cinquante. Cela racontée a travers les regards croisés de l'homme (architecte utopiste),
concerne aussi bien les films d’auteurs (ceux de Pakula, Mulligan, de la femme (devenue réualiste) ct de leur fille de dix ans (le temps d'une
Bridges ou Ritt étaient décevants) que les films de séric. époque). Regards croisés mais qui ne se croisent pas: pus plus que
ft Lives Again (Larry Cohen) en est le prototype : des leur venue au ceux des autres protagonistes du film, car He Wants Her Back est
monde, de monstrueux bébés se ruent a la gorge de tous ccux qui se d'abord le récit d'une communication qui ne passe pas, la configura-
trouvent dans leur entourage (sauf leurs parents). La police n‘a d’autre tion d’un monde ou Ies discours sont a sens unique, ou l'utopie laisse
choix que celui de les détruire (3). Trois d‘entre eux, mualgré la vigi- derriére elle des traces dérisoires : Richard, architecte et mari mulhcu-
lance des autorités, ont réussi a s’échapper et sont censés répandre la reux, acculé a vendre sur un marché aux puces ses maquetles comme
terreur dans le pays. La série B est encore vivante, semble répéter des curiosités miniatures.
auteur avec oslentation, pourtant on se sent un peu floué devant ce
qu'il reste de cette mécanique ancienne : ici des bébés en caoutchouc The White Dawn (Philip Kaufman) est un bon film d’aventures réa-
tentant vainement d’accrocher le regard d’un spectateur qui n’arrive lisé dans le grand nord canadien (trois américains naulragés sont
pas, malgré toute sa bonne volonté, a avoir peur. La série B peut elle recueillis par une tribu d’esquimaux). Le regard quasi documentaire
aussi étre « filmée » (selon la logique du « cinéma filmé » dont parle de Kaufman constitue sa qualité essentielle ; il permet de dépasser
Biette). Plus d’une fois 4 Pesaro, on a eu ce sentiment de cinéastes (ou lhumanisme un peu béat auquel la vie des esquimaux donne tradi-
de producteurs) repassant trait pour trait sur un saveir-faire cinéma- tionnellement licu au cinéma (Nanouk, Les Dents du diable), et de
tographique (ce qui ne peut qu’émousser la crédulité du spectateur et marquer la logique implacable de ces sociétés menacées de mort par
la crédibilité du spectacle) et cherchant visiblement a le faire savoir, linfiltration de Poccident : la mise a mort des colonisateurs.
comme si le cinéma aujourd hui, pour fonctionner, devaient appeler
en permanence a la nostalgie de ses charmes passes. On avait déja pu voir l'avant-dernier film de James Ivory, Roseland,
au Festival de Paris en 1977 (on s‘étonne d’ailleurs qu'il ne soil jamais
Greased Ligthning (Michael Schultz, 1977) use aussi d’une méca- sorti en France); il était hcurcusement programme a Pesaro. Le film,
nique simple (la sympathique ascension d'un enfant du peuple), et de composé de trois sketches, se passe enticrement dans une salle de bal
ressors connus (le sentiment de révollte contre injustice, ici le immense et démodée (suns doute l’équivalent new-yorkais du Balajo),
racisme). C'est « l'authentique histoire de Wendel Scott », le premier Roseland. fréquentée par des gens qui semblent y avoir passé leur vie.
Noir 4 avoir concouru et gagné au Grand Prix Automobile National. qui sont souvent vicux, mais encore animés par ce qui [ul auireclois
Aprés unc longue introduction ob Wendel (joué par Richard Pryor), une passion populaire (6): fa passion de la danse.
revenu de la seconde guerre mondiale, doit, pour gagner sa vie. faire
du trafic d’alcool et déjouer 4 chaque fois les piéges que lui tend la La danse, dont la finalité impossible est (comme pour les marion-
nettes dont parle Kleist) la disparition totale de la pesanteur et l’éva-
police — blanche - locale (comme dans un dessin animé de Walter
nouissement du corps, est controntée aux terribles apparences de la
Lantz ob Woody Woodpecker échappe au bicheron), il s‘obstine a
vieillesse (poids du corps, des ans) : celles-ci y livrent une lutte 4 mort
participer ’ des courses automobiles réservées aux blancs. Au fil des
contre ce qui soutient ta passion (le plaisir, l'amour, la danse). Ivory
années, sur fond d‘émancipation des Noirs (jusqu'aux grandes mani-
filme dans ce thédtre (comme Satyajit Ray dans La Chambre de musi-
festations des années soixante), il finit par gagner le Grand Prix. Scé-
que) les derniers combats du siecle entre le faste et le temps. Les tem-
nario suffisamment calculé pour interdire que le personnage devienne
un héros populairc (comme par exemple Jimmy Chill dans Tout tout
ples de Inde (Shakespeare H’allah), de Hollywood (Hild Party). du
Roseland : autant de mondes perdus dont histoire est marquée chez
de suite): obsting (mais pas révolté), le héros vise essenticllement
Ivory sur le visage ct dans la chair de ses personnages, C’est pourquoi
une place au soleil dans le monde tel qu’il est, un monde ou il s‘agit
il se garde bien de déguiser ces corps, de masquer ces visages (comme
de préner I'équivalence de tous a l’intérieur de ’Américan Way of
le fait Ophuls dans cet épisode tragique au début du Pfaisir : un jeune
Life. homme mort d’épuisement sur lu piste du bal se révéle étre un vicil-
Le cinéma américain contemporain allie eflectivement 4 sa bou-
limie {tous les thémes, tous les types, tous les caractéres), une volonté De Funfluence des rayony Gamma sur fe comportement des marquertes,
profonde @incorporation en douceur. Ul ne s‘agil plus d'imposer des
de Paul Newman
modeéles de comportement (ot le bien par exemple s oppose violem-
ment au mal), mais de proposer des voics multiples d'intégration ou
les affrontements sont moins question de vie ou de mort (les films sont
beaucoup moins violents qu'auparavant (4)), qu’étapes vers un
consensus final. II n’y a plus véritablement d’ennemis dans le cinéma
américain (pas vraiment d’ennemi inlérieur et encore moins d’enne-
mis extéricurs), comme si Amérique avail décidé de se replier serei-
nement sur clle-méme, sur les moyens dont elle dispose pour se
retrouver (élargic 4 tous). Version modeme de cect acuménisme d’en-
haut quia traditionnellement marqué le cinéma américain, on trouve
une configuration d‘institutions aimables dans nombre de films
récents : l'université (The Paper Chase de James Bridges : histoire
d'un jeunc étudiant qui ne réve que d’étre remarqueé et estime par son
professeur rigoureux. autoritaire et réactionnaire (5); le mariage
(Happy Endings de Richard Brooks, qui pourrail dater de 1950 ); la
justice (Dandy The All American Girl, de Jerry Schatzberg dont le
litre dit assez combicn il s‘agit de faire fictionner la délinquance. et qui
déplie histoire d'une fille révoltée et irrécupérable sauveée par un gen-
tit juge); et méme Ie show business (American Hot Wax de Floyd cabbeteti de
PETIT JOURNAL
lard paré d’un masque de jeunesse); c’est la trace réelle des combats
qui l'intéressent ; pas l’avant (dans des souvenirs ¢purés) ni apres
(dans loubli définitif) : mais le temps présent faisant son ceuvre sur des
scénes d’autrelois.

On a pu dire que De Hinfluence des ravons Gamma sur le compor-


tement des marguerites était le deuxiéme « film de femme » (le pre-
mier ¢tant Rachel Rachel, autre trés beau film passé récemment au
Ciné-Club d’Antenne 2) de Paul Newman. tellement ces films sur des
femmes donnaient le sentiment d'étre fuits de 'intérieur de ce qu'on
appelle la condition féminine. Il partage en effet avec John Cassavetes
la curicuse réputation d'étre un réalisateur « féministe ». I] partage
avec lui également le fait d’exercer principalement le métier d’acteur
(et dans la posture qui est celle du comédien, celle de plaire — posture
traditionnellement dévolue aux femmes - d'ol engagement fémi-
nistc?). En fait tl partage une chose avec Cassavetes: tous les deux font
des films sur les femmes, avec comme actrice /eur fenrme, leur épouse
ou leur compagne. Aussi, s'il est vrai qu'un meticur en scéne réalise
toujours au fond un documentaire sur I"acteur qu'il fait jouer, il n’est
pas étonnant que Paul Newman réalisant un film avec Joanne Wood-

Joanne Woadw urd dans Rachel, Rachel, de P. Newmun

wurd, produise avec le maximum d‘atouts un document, non sur Iles


femmes cn général, mais sur la femme avec qui il vit.

qo
Whoove does
! good vorh PP? Le dispositif documentaire n'est d’ailleurs pas le méme chez Cas-
savetes pour qui les hommes sont fous (méme dans Une femme sous
influence, Cest surtout le mari qui est fou) et pour qui les femmes
payent les conséquences de cette folic. Chez Newman il n’y a plus
hommes: fe pére de Rachel est mort et le mari de Béatrice est parti.
Les deux films sont hantés par l'absence, l’abandon de 'homme Gl
arrive plutét 4 Cassavetes de filmer le désccuvrement des hommes
entre cux: Husbands), Newman filme des femmes entre elles et aban-
données (dans Gantma Rayy...: une mére. deux filles et une grand-
mere abandonnée aussi chez elle par une autre famille) : leur detresse
et leur lassitude. Non que la these du film soit lout bétement qu'une
femme ne peut pas vivre sans un homme: il dit plutét que les hommes
cachent (et se cachent) la réatité de la condition humaine. dont les
femmes sont les seules 4 pouvoir révéler la vérité. Le fminisme de
Newmun est une sorte d'humanisme, ce qui ne l’empéche pas de
témoigner d’une acuité et d’une radicalité du regard qui manque sin-
guli¢rement, non seulement dans le cinéma américain contemporain,
mais dans le reste du cinéma mondial, ces deniers temps.
Paul Newman dingeant su femme. Joanne Woodward
Serge Le Peron

I. Les deux communications de Thomas Guback et Claude Degand


concordaient sur l’énoncé de ces grandes lignes,
Gena Rowlands et John Cassavetes (son mari) pendant Ie
lournage de Une femme seus influence 2... El peuvent réinvestir de argent gagné dans le cinéma dans ces
autres sectcurs. De ce point de vue encore, le pari de Coppola est para-
doxal, puisqu’il consiste a drainer vers le cinéma des investissements.
d’y réaliser des bénélices pour produire d'autres films.

3. Ce fitm est la suite de Baby Killer qui date de 1973. Ona pu voir
un autre film de Larry Cohen a Paris cet été (Afenrire vous contréle +
une série de meurtres a pour commanditaire Dieu lui méme): une
idée cho a laquelle se trouvent accrochées sans conviction de ficelles
anciennes.

4. Celle qut sous - tend et fait soudainement irruption dans les films
de Fuller par exemple. La surcharge de violence chez Peckinpah ou
dans les films-catastrophe, ne fait que sursignifier une violence pro-
fonde qui ne sait plus se mettre en scene.

5. Ce film est passé en avril aux « Dossiers de l’écran » en introduc-


tion 4 un débat sur les diplomes, ll est joué par Timothy Bottom. pro-
totype du jeune gargon sage. bon et sérieux.

6. .. et qui ne lest plus: « if n'y a plus de bons danseurs » dit une


vicille habituée du Roseland.
PETIT JOURNAL
Question. Powvez-vous faire votre présentation?

Mike Medavoy. Qui suis-je? Je suis vice-président de la


Orion Pictures Company qui a été fondée récemment et qui
appartient a cing personnes: je suis lune des cing personnes.
Orion Pictures n'est pas une compagnie publique.

Question. Avez-vous Vintention de devenir une compagnie


publique, plus tard? ‘

Medavoy. Non, sGrement pas. Auparavant, je travaillais a


United Artists; j’étais a la téte de la production de U.A. sur la
cdte Quest et je suppose que vous savez un peu ce quej’y ai fait.
Jai quitté la U.A. avec quatre autres amis et nous avons fondé
Orion Pictures il y a six mois environ et nous venons de com-
mencer a peu prés neuf films dont lun se tourne a Paris, 4 Lit-
de Romance.

Question. Quelles sont les caractéristiques de Orion Pictures


en comparaison avec la U.A.?

Medavoy. Il n’y a pas de différence. La seule c’est que U.A.

HOLLYWOOD: appartient 4 Transamenca et que Orion Pictures appartient a


nous cing. Mais nous avons la méme orientation que celle que
nous avions 4 la U.A., c’est-a-dire que nous allons faire, je
l'espére, de bons films avec de bons cinéastes et que certains
RENCONTRE AVEC UN PRODUCTEUR seront de grandes réussites. Je suis sir que d’autres aussi auront
MIKE MEDAVOY (ORION) du succés, mais peut-étre n’en auront-ils pas. Mais on essayera
différentes choses, on fera des films que d'autres compagnies ne
veulent pas faire.
Les Cahiers publient un deuxiéme entretien réalisé avec un producteur amé-
ricain (faisunt suite 4 l'interview avec Fred Roos publié dans le n° 301 de la Question. Est-ce gue vous avez pluy de liberté dans votre tra-
revue), Mike Medavoy, vice-président de Orion Pictures Company. vail de production qu'avant?
Medavoy est un jeune producteur — une quarantaine d’années - qui a gravi
toute I'échelle des métiers du cinéma : commie Fred Roos, ila travaillé comme Medavoy. Non, nous avons, j'ai toujours eu la liberté de faire
employé 4 la salle du courrier d'une société de production dans les années cin- les films que je voulais faire. Nous avons la méme liberté, il n’y
quanic. Medavoy connait bien "ex périence de production puisqu‘avant de fon- a rien de différent dans ce sens.
der Orion. i] dirigeait le bureau de a céte Ouest (Californie) de United Artists,
une des plus importantes sociétés de production americaines. Il a quitté UA.
pour fonder, avec quatre autres personnes, la compagnie Orion et depuis 18 Question. Alors pourquoi étes-vous partis?
mois les projets abondent.

Au contratre d'un indépendant conime Fred Roos (le mot na pas le sens Medavoy. Nous sommes partis parce que nous sentions que
qu’on lui donne en France : indépendant veut essentiellement dire en dehors la Transamerica se comportait avec la Compagnie comme si
des Studios et des Majors), Medavoy congoit son travail de fagon plus classique. c’était une compagnie d’assurances, ou rien d’autre qu'une
un peu dans la tradition du grand Hollywood: ceci n’empéche pas qu’entre compagnie de déménagement ou de garde-meubles. Nous
cette conception plus lourde de la production et celle d'un indépendant, plus
mobile, plus sur le tas, plus proche des projets cinématographiques, animés par savons que le cinéma est un business qui associe l’art et les
des producteurs ou des agents en quéte de sujets pour le cinéma. moins finan- affaires et qui réunit tous les arts, puisque le cinéma est un
ciére sans doute que la premiere, des alliances se tissent. Peut-étre doit-on avan- reflet de tous les arts, ce qui en fait une entreprise trés spéciale,
cer qu'on ne comprendra le fonctionnement de la production américaine que avec des choses comme des tableaux, des graphiques, des ordi-
Ie jour of sera mieux établi le lien entre le travail individuel de tel ou tel pro-
ducteur (indépendant ou non) avec l'esprit d'entreprise collectif qui anime nateurs, et toute cette merde qui va avec. Et aucun d’entre nous
toute une profession, qui va du producteura l'agent en passant par le scénanste ne voulait adopter ce genre de vie. On préférait crevé de faim.
et la star, Ce lien, encore aujourd'hui n’a pas fini d’étre recouvert d'un voile Et comme personne ne voulait crever de faim, c’est la raison...
mythique. comme si ce mythe cachait le secret de la réussite économique du
cinéma américain.
Question. Quels sont les éléments principaux qui président
Il nous a semblé que cet interview (comme le premier) pouvait informer le @ vos décisions en matiére de production?
lecteur frangais de ce qu’est l'esprit qui anime !es producteurs hollywoodiens
daujourd’hui, promoteurs plus que producteurs du cinéma américain conten-
porain. I! faut lire teurs réponses plus comme des éléments d’enquéte sur leur Medavoy. Bon, je vais vous répondre. Il y en a cing. Dans
fonction, leurs travail. leur mentalité et leur pouvoir, que comme des prises de Vordre, premiérement le scénanio, puis le réalisateur, ensuite le
Parti, les questions ayant é1é posées dans cel esprit-la. A partir des réponses, budget, le producteur et la distribution. Ce sont ces « ingré-
tenter aussi d’établir quelques comparaisons avec le discours des producteurs
en France. dients » qui font qu'un film est une réussite ou pas, et une fois
que cela est fait, alors les producteurs indépendants qui travail-
Les réponses de Medavoy a nos questions marquent une ouverture d'espnil lent avec nous sont libres de faire le film comme ils le veulent
assez netic, el parail-il assez rare a Hollywood. Ses réponses sur des points pré- et ow il veulent, de la maniére qui leur plait.
eis (par exemple a la question : « Est-ce que les producteurs de cinéma 4 Hol-
lywood aiment le cinéma? ») sont souvent assez floues et trahissent l'intérét
avant lout financier qu'il porte au cinéma, De méme. i] faut prendre avec de Question. Quand vous dites le scénario, que voulez-vous dire
nmiultiples réserves ses déclarations pleine de bonnes intentions envers tel ou tel
cingaste francais dont Medavoy dit qu'il aimerait produire un de teurs films. exactement? Cela veut dire que vous y croyez, qu'il vous touche,
S.T. que vous le trouvez bon?
PETIT JOURNAL 61
Medavoy. Cela dépend. Cela peut venir du fait que jaime le
sujet, le style; que j'aime la combinaison du sujet avec le réa-
lisateur et la distribution qu’i! faut, ou avec le budget,je veux
dire que cela dépend de la combinaison de certaines de ces cho-
ses qui vont bien ensemble.

Question. Préférez-vous travailler avec des gens avec qui


vous avez déj@ travaillé. avec des scénaristes ou des réalisa-
teurs?

Medavoy. Non, je préfere ne pas avoir d’a priori pour le


choix des gens avec qui nous collaborons,je préfere suivre mon
instinct pour choisir celui avec qui j’aimerais travailler, I] y a
des gens qui ne travailleraient jamais si je n’étais pas 1a...

Question. A qui pensez-vous. a des réalisateurs?

Medavoy. Oui, des réalisateurs.

Question. Pouvez-vous donner un exemple?


SS as 7
Medavoy. On fait un film avec Jerry Hellman, c’est son pre- Mike Medavoy (photo: Lise Bloch-Morhange)
mier film Pomise in the Dark, on va sans doute faire un film
avec Michael Wadley, le cinéaste quia réalisé H’ovdstock: j'ai le cinéma américain avant, et la preuve de cette renaissance est
fait le premier film de Carroll Ballard qui travaillait avec Cop- dans la montée du box-office. Je ne crois pas qu'on puisse faire
pola, The Black Stallion. ce métier si on ne l’aime pas et il est facile 4 aimer parce qu'il
apporte la célébrité et la fortune et d'autres choses encore.
Question. Vous voulez dire que vous allez distribuer ce film? Maisje crois qu'il faut avoir une sorte de passion,je crois que
la plupart des gens, pas tout le monde car on ne peut généra-
Medavoy, Non, on a fait The Black Stallion a ta United liser, qui sont dans ce métier l’adorent. Ils savent aussi que c'est
Artists, en coproduction avec Coppola. Vous savez, j'ai fait un business qui...
débuter beaucoup de gens, ct j’'aimerais continuer dans cette
voie. J’ai fait débuter Spielberg, John Milius, Terence Malick. Question. Est-ce qu'tls aiment le business ou le cinéma?

Question. C¢tait votre politique @ la UA. Hest-ce pas? Medavoy. Je crois qu'ils aiment le cinéma. Je vais trés sou-
vent au cinéma,je ne vois pas que les films queje produis, je
Medavoy, Oui, notre idée est de continuer dans cette voie. vois tous les films.
Mais cela n’empéche pas de travailler avec d'autres, quelqu'un
comme George Roy Hill, par exemple, que nous produisons Question, Pour des raisons professionnelles?
actuellement.
Medavoy. Oui, maisje n’aime pas tout ce que je vois.
Question. // n'est pas créatif d'apres vous?
Question. Potvez-vous nous dire quels sont vos films préfe-
Medavoy, Non, ily a seulement des gens qui ont un palmarés rés. ces trois derniéres années, par exemple?
et d'autres qui n’en ont pas. Il n'y a pas de loi, pas de régle. vous
Savez, Medavoy. Pour ¢a, il faudrait que je vois la liste des films.
(Mike Medavoy consulte la liste des films américains produits
Question. Est-ce que les cing personnes qui sont a la téte de en 1977 et 1978 avant de répondre 4 la question).
Orion Pictures lisent les scénarios?
Taxt Driver, All the President's men, That’s Entertainment
Medavoy, Oui, tous. (part |), The Omen, avec Gregory Peck, qui ne m’a pas com-
plétement emballé mais qui m’a plus, ainsi que Afemory of
Question. Faut-il Punanimité pour... Justice: Bugsy Malone, Rocky, Network. J'ai aimé beaucoup
de films comme vous voyez, muis il y en a aussi beaucoup que
Medavoy. Non, une seule personne suffit, ou trois contre je n’aime pas. J'ai adoré Bound for Glory. et One Flew over the
deux, ou deux contre trois. Cukoo's Nest.

Question. Cela veut dire qu'une seule personne peut réussir Question. Est-ce gu‘il y a des idées personnelles, des sujets
@ convaincre les autres? ou des livres que vous aimeriez financer?

Medavoy. Qui. AMfedavoy. ll y a beaucoup de choses en projet.

Question. Pensez-vous que les producteurs d'Hollywood, Question. Oui, mais je veux dire, des choses plus personnel-
aujourd'hui, aiment le cinéma? les. Par exemple un livre que vous avez lu et dont sous aimeriez
faire un film un jour.
Medavoy. Qui,je crois. Je pense qu'il y a une renaissance du
cinéma américain depuis les sept ou huit derniéres années. Medavoy. Eh bien, il y a certains genres de films que j‘aime-
Quandje dis renaissance, c'est en comparaison avec ce qu’était rais faire ct queje n’ai pas encore faits, parce queje faisais autre
62 PETIT JOURNAL
chose. J’aimerais faire un film dont le personnage principal soit Question. A cause de leurs engagements précédents?
un héros de cape et d’épée, une sorte de Robin des bois. Je
voudrais faire un film d‘aventure romantique sur les chevaliers Medavoy. Oui, des associations.
de la Table ronde, quelque chose comme ¢a,
Question. Y a-t-il des cinéastes francais avec lesquels vous
Question. Cela remonte a votre enfance? aimeriez travailler?

Medayvoy. Oui, c'est vrai, j'aimerais faire un film sur Rome, Medavoy. Francois Truffaut, bien sir.
comme Spartacus. Il y a deux ou trois sujets qui m’intéressent,
Mais je n’en parle pas avant de pouvoir les présenter au Question. Pourguoi bien stir?
moment venu.
Medavoy. Parce queje aime bien et il a déja travaillé avec
nous.
Question. Est-ce qu'il y a des réalisateurs avec qui vous
aimeriez travailler et que vous ne connaissez pas encore?
Question. Est-if d'accord pour travailler avec vous?
Medavoy, Oui, Stanley Kubrick, parce que j'aime lesprit
Medavoy. Je ne lui ai pas encore parlé. Je sais qu'il est en
dans lequel il fait ses films. Je n’ai pas encore fait de film avec
ville. Bertrand Tavernier.
Terence Malick mais j‘aimerais bien parce queje I’ai fait débu-
ter et qu'il a beaucoup de talent. Avez-vous vu ses films,
Question. Pourquoi aimeriez-vous travailler avec lui?
Badlands et Day's of Heavens?
Medavoy. Je crois qu'il a beaucoup de talent.
Question. Pas encore. Vous crovez vraiment en lui?
Question. Lesquels de ses films avez-vous vus?
Medavoy. Bien str. Ila débuté avec moi comme scénariste
et aussi comme cinéaste quand jétais son agent. Atadevoy. Je savais que vous alliez me poser cette question
et j'essayais de me rappeler lequel c’était... St Paul... Laissez
Question. Vous étiez aussi Fagent de Nicholson? moi penser aux autres cinéastes francais. Le cinéma francais
n’a pas beaucoup fait de bruit ces derniéres années. En tous cas,
Mfedavoy, Pendant trés peu de temps. J'ai été l'agent de je n’en ai pas beaucoup enlendu parler.
Lucas, de Michael Richie, Spielberg, et d’autres. J'aimerais tra-
vailler avec Michael Anderson. J‘aime toutes sortes de cinéas- Question. Est-ce gue vous vovez beaucoup de films francais?
tes, j'aime les cinéastes qui font des films sensibles et ceux qui
font des films incisifs. Medavoy. Jen ai vu deux l'années derniére. Fai vu Cousin
Cousine, et j'ai vu le film de Lelouch, pas Car and Mouse, mais
Question. Quelle est votre capacité de production? Combien un autre avec deux femmes en vedette. J'adore Lelouch, il est
de films pouvez-vous mettre en chantier? formidable.

Medavoy. A peu pres 15, comme la plupart des Majors, Question. Vous voulez travailler avec lui malyré son fiasco?
peut-étre plus. Quand nous étions a la U.A., nous avons fait 22 United Artists a fait Another Man Another Chance, gui est un
films la derniére année que nous y étions. de ses meilleurs films @ mon avis. Mais ce film a été un échec
ici.
Questions. C'est beaucoup. Cela veut dire que vous les avez
Jaits. finances, distribués? Medavoy:. Ce nest pas un film pour le public américain, c'est
le point de vue d'un frangais.
Medavoy. Eh bien, notre financement est traditionnel en ce
sens que nous nous occupons des films et de Ja facon dent ils James Caan, Claude Lelouch et Genevieve Bujold (tournage de
sont faits. Nous sommes principalement une compagnie de Un autre homme, une autre chance}
financement et de distribution. Je ne m’occupe pas de chaque
production.

Question. Pensez-vous faire un cinéma différent, avee des


budgets différents, y compris des films @ petits budgets?

Medavoy. Bien sir. Le plus bas budget qu’on peut avoir


aujourd’hui du fait des problémes syndicaux et autres est
d'environ 2,5 millions de dollars, peut-étre deux. On a fait
Rocky pour 1,2 million Carrie pour 1,8.

Question. Que s‘est-il passé apres la création de Orion Pic-


tures? Est-ce que les producteurs, les cinéastes avec lesquels
vous aviez Phabitude de travailler vous ont sitivis?

Medavoy. Quelques uns. Certains cinéastes sont venus nous


voir. Ceux qui ne sont pas venus avaient d'autres engagements
et il se peut qu’ils viennent ici. Mais je ne veux pas faire de
commentaires la-dessus parce que cela m’entrainerait dans
toules sortes de problémes légaux.
PETIT JOURNAL 63
Question. Mais A Man and a Woman aussi, Medavoy. Oui, vous savez, il faut pouvoir réinvestir argent
des films que vous faites la ot vous gagnez de l’argent. C’est du
Mcedavoy. Oui, cétait un assez grand succés a cette époque, bon sens commercial. C'est ainsi qu'on a fait Le Vieux fist! et
parce que c’était une histoire universelle, mais le western est un il a trés bien marché.
genre qui ne peut étre fait que d’unc certaine fagon.
Question. Ma marché aux Etats-Unis?
Question. Er vous attendiez-vous a ce qu'il fasse le film de Medavoy, Non, pas trés bien. Tous les films de Truffaut
cee facon, que s'est-il passé:? qu’on a faits ont trés bien marché. On a fait /900, en co-pro-
duction italienne.
Medavoy. Non, on Ia laissé faire son film seul. Il avait dit :
« Ecoutez, je vais faire A Man and a Woman dans Ouest », Question. Vous aimeriez travailler avec Bertolucci?
et je ne pouvais pas dire non a ca. Mais¢a n’a pas donné A Man
and a Woman dans Ouest, Medavoy. Oui, c’est un des réalisateurs qui a le plus de
talent, avec Coppola et Kubrick. Et Friedkin. Est-ce qu'il est
Question. Ce qui veut dire que vous ne voyiez pas les rushes important en France?
chaque jour.
Question. French Connection a bien marché.
Medavoy. Non, on laisse tout le monde tranquille. On leur
donne I’argent et on leur dit au revoir. Medavoy. Qui est important en France, a part Fuller?

Question. Ce gui marche le mieux. c'est Walt Disney. Hiya


Question. Et le fameux montage final? aussi Lucas, Spielberg, Scorcese. Julia a bien marché.
Medavoy. On Vaccorde a tout le monde. Medavoy. J‘aime beaucoup Zinemann, j'aime travailler avec
lui aussi.
Question. Vraiment? Ce n'est pas dans la tradition d'Holly-
wood! Question. Est-ce qu'il y a des anciens cinéastes d'Hollywoud
qui ne travaillent plus et pourquoi? Des gens comme Stanley
Medavoy. Non, mais on le donne a tout le monde. Ce n’est Donen, par exemple?
pas une chose si extraordinaire que ¢a ici. Si on disait au
concierge qu'il peut faire un film, on lui accorderait aussi le Medavoy. Nl vient juste de finir un film.
montage final.
Question. J ai interviewé King Vidor il y aun an environ et
Question. 4 tout le monde. cela veut dire au cinéaste ou au il se plaignait beaucoup parce qu'il ne travaillait plus. Je crois
producteur? que Cukor est en train de faire quelque chose?

Medavoy. Cela dépend avec qui on a eu affaire, au cinéaste Medavoy. Il travaille pour la télévision. Voyez sa photo au
ou au producteur. 5: j'ai eu affaire avec Je producteur, il a le dessus de mon bureau, a cété de celle de Hawks.
montage final, si c’est le cinéaste, il a le montage final.
Question. En faitje vous avais pose cette question sur Vidor
Question. A part Truffaut, Lelouch, Tavernier, qui d'autres? lannée derniére et vous nvaviez dit qu'il ne vous avait jamais
Costa Gavras? contacté, Je suppose qu'il attend que vous fassiez le premier
pas.
Medavoy. S‘adorerais faire un film avec fui.
Medavoy. Oui, C’est vrai, mais son attente sera longue.
Question. Si vous produisez un cinéaste francais, vous préo-
cupez-vous @abord des chances de succes financier quil aura Question. Er Fuller, que fait-il?
en France et en Europe?
Medavoy. la commencé un film pour Warner Brothers il y
Medavov. Bien str, cela dépend du coit. a trois ans environ.

Question. Un cinéate francais n‘a pas beaucoup de chance Question. En Allemagne?


d avoir de succés aux Etais-Unis, méme Truffaut?
Medavoy. Non, ila fait un film en Allemagne qui s‘appelle
Medavoy. Non, tres rarement, Truflaut, oui. Dead Pizeon on Beethoven Sircet puis il a commencé un film
pour Warner avec Richard Harris mais ils l’ont mis a la porte
Question. Connaissez-vous le marché francais? parce qu‘ils n’étaient pas contents des rushes et du film. [I écrit
beaucoup de scénarios. Il tourne actuellement. Si c'est une
Medavoy, Oui, un pelit peu. réussite, ou s‘il fait un bon film il sera de nouveau engagé. Dans
le cas contraire... Mais au moins ils le laissent terminer le fitm
Question. Avez-vous Vintention de faire des films en France, (ils‘agit de The Big Red One avec Lee Marvin dont le tournage
avec Orion Pictures en co-production? est terminé). Mais combien de gens vont voir un film de Fuller
en France? 100.000? Dans ce cas le film ne fera pas ses frais.
Medavoy, Oui, mais pas tout de suite. 4 peu prés dans deux
ans. Cela nous intéresse de [aire des films nationaux, pour plu- Question. Quelle est votre position @ Filmex (Festival de
sieurs raisons, entre autres financiéres. cinéma annuel se déroulant 4 Los Angeles)?

Question. Vous voulez dire les impdts... Medavoy. Je suis président.


64 PETIT JOURNAL
Questions. // a plus d'un an, quand jai demandé a Mike Question. Non, pourquoi?
pourquoi il s‘était engagé dans Filmex, il m’a répondu:
« Parce que je m‘intéresse au cinéma comme une forme dart ». Medavoy. Je ne veux pas répondre 4 cette question.
Mais Filmex n'est pas trés connu en France car trés peu de
journalistes francais sont invites. Question. Parce qu‘il a réalisé ce film?
Medavoy. Sai essayé de donner a Filmex une organisation Medavoy, Oui.
acceptable pour les Etats-Unis. pour Los Angeles en particu-
lier. Quand je suis devenu président il y a trois ans, c’était Question. Je voudrais vous poser une derniére question ; que
affreux. Les choses allaient mal, il n'y avait pas d’argent. Cc pensez-vous de la situation & Hollywood, aujourd'hui?
que jai fait, c’est introduire l'appareil d’Hollywood, et je vais Medavoy. La situation n'a jamais été aussi bonne. sauf bien
bient6t démissionner, pas démissionner. maisje leur ai dit que sur dans les années 30 et 40,
je resterais encore un an, car cela me prend beaucoup de temps
et il y a tellement de choses que j’aimerais faire. Je vais ensei- Question. Est-ce que ce n'est pas dangereux de faire des
ener a: U.C.L.A. l'année prochaine sur le théme : « Comment films avec de si gros budgets!
faire pour devenir agent, comment devenir réalisateur, quel est
son travail? », Et de ca, j‘aimerais faire un livre, car c'est un Medavoy. Qui, c’est dangereux, mais il y a des films a petits
vieux projet. Je ferais ce cours avec Charles Champlin’ qui est budgets qui se font. il y a des films 4 petits, moyens et gros bud-
critique 4 Los Angeles, et a la téte de la rubrique spectacle du gets.
« Los Angeles Time ». C’est pour ca que cela sera intéressant.
il y aura deux points de vue, le sien et le mien, et les étudiants Question. Vous pensez que la mentalité du film catastrophe
feront leur choix. Chacun avec sa conception du cinéma. tai- va s‘estomper?
sant cours en méme temps. La mienne tournée vers l'industrie, Medavov. Non, je crois qu’il y aura toutes sortes de lilms.
la sienne en dehors de |'industrie. Ca ne marchera peut-étre
pas. on verra. Question. Afais la tendance l'an dernier était au film catas-
trophe. et cela revenait a faire moins de films et ne faire que des
Question. Mais « comment faire » est un vaste sujet, il ne films a@ gros budgets?
veut rien dire en lui-méme.
Medavoy. Ce n‘est pas vrai. Nous, on a fait 33 films, Rocky,
Medavoy. Ce n’est pas le titre en cours. Le but principal est Carrie, Network...Network weétait pas un film a gros budget.
de savoir comment un acteur trouve un engagement, comment
débuter, quel emploi peut-on trouver. Quelque chose de tres Question. Afaisje pense que vous éliez une exception parmi
concret. On donnera une vue schématique du business, ce que les f grosses comtpagnies.
i
sont les profits, les droits de la distribution. Un cours trés com-
Medavoy. Non, je crois que la Columbia a fait des petits
plet en 12 semaines.
films aussi, ainsi que la Warner et la Fox. Aa Unmarried
Question. Quel est le film dont vous tes le plus fier? Woman était un film a petit budget. A-t-il bien marché en
France?
Medavoy. Cukoo’s nest, et en deuxiéme, probablement
Question. Gros succes.
Bound for Glory.
Medavoy. Il va faire 12 millions de dollars aux Etats-Unis,
Question. Afais United Artists n’a pas vraiment produit le
il ena déja fait 9 je crois, plus 3 avec la télévision, cela fait 12
film de Forman, vous Uavez seulement distribué, n'est-ce pas,
et peut-étre 4 ou 5 a4 l’étranger : 20 millions de dollars pour un
vous ne [aver pas finance. film qui en codte 4 ou 4,5.
Medayoy. Non, mais j’étais agent du film, jétais l'agent de Question. C'est vous qui avez fait le film de Karel Reisz,
Mike Douglas et de Kirk Douglas... J‘aime aussi Annie Hall, Who'll stop the rain?
Question. Ce film a é1é un gros succes en France, plus encore Medavoy, Oui, et nous allons faire son prochain. Il est un de
que Julia. mes anciens clients. J’étais son agent avant de quitter l’agence.,
4 l'époque ot il faisait The Gambler. Je Vai fait débuter en
Medavoy. Oui, et plus que Rocky qui aurait da avoir beau- Amérique.
coup de succés chez vous, je ne comprend pas.
Question. Muus étiez ott avant de travailler ici?
Question. Crovez-vous en Svivester Stallone?
Medavoy. Avant de travailler a la United Artists,je Uravail-
lais comme agent.
Medavoy. Se ne sais pas.
Question. Quel est fe avail d'un agent?
Question. Je vex dire en fant quacteur.
Medavoy. C’est d‘étre créatifet de trouverdu travail pour les
Medavoy. En tant qu’acteur? Non,je ne crois pas que ce soil réalisateurs et de passer des contrats. Mais tres peu d'agents
un acteur, bien qu’il ait quelque chose en lui, de la présence. font ga.
Il est dingue.
Question. Que font-ils sils ne font pas ¢a?
Question. f/ veut devenir cinéaste, n'esi-ce pas? Medavoy. Rien. Il faut que j'aille travailler les gars.
Medavoy, Oui. il vient de finir un film comme cinéaste. Ces (Entretien réalisé par Lise Bloch-Morhange et Serge Toubiana
gens deviennent indulgents vous savez. Avez vous vu The End, a Los Angeles. le 8 aodt 1978.
le film de Burt Reynolds? Traduction : Frangoise Gloriod)
65
PETIT JOURNAL

UN MELODRAME DE NOTRE TEMPS


(PASSE TON BAC D'ABORD, DE MAURICE PIALAT).

Pourquoi Piatat réussit-t-il fa ot des centaines d'autres échouent.


Facile a dire. difficile a faire: il filme sans parti pris et pourtant il
prend pani. ila un point de vue. II filme le Nord, le chomage, Fennui,
les jeunes, les adultes, les rapports, l"amour, le mariage, la jalousic, les
bals. les bagarres, Ia défonce., Ie lycée, ies repas, le réve, Ia tendressc,
le désir cochon, le désir tendre, le désir triste. le désir défunt, celui des
hommes, des femmes. des garcons, des filles : if filme un petit monde,
tellement précis (sans parti pris) qu'il dépasse de loin son cadre pour
donner une image beaucoup plus large, et beaucoup plus rare, de lair
du temps, une image qui nous parle parce qu'elle nous inclut. Et s'il
prend parti, ce n’est jamais pour un personnage au détriment d'un
autre, jamais non plus pour une génération contre une autre, et pas
davantage pour des valeurs, des idées, du positif contre du négatif (ou
inversement). Pialat prend parti pour des sentiments, des sentiments
forts et des sentiments faibles, des sentiments exprimés par des mots
ou trahis par des corps. Peu importe que ce soient des sentiments jus-
tes : ce sont juste des sentiments, N‘allez pas croire que c'est un film
de plus sur le mal de vivre! Si le mal y est. et le malheur aussi et la
tristesse. ils n'y sont pas plus que la joie de gueuler, d‘aimer, d'étre
aimé. pareils et différents. parents, enfants, étres parlants, ¢tres Ff 5 F ts {
vivants. Payse ton bac d‘abord est un film formidable, émouvant. un Passe ton bac dabord, de Maunce Pialat.
fitm qui remue ct qui parle du vif, dont jamats Lelouch (car c'est son
réve sans doute d’en réussir un comme ¢a) ne pourra approcher le
remue-ménage et la sentimentalité : ce mélange d’humour, d'amour
et d’émotions primaircs qui emportent le spectateur dans le plus béte
des tourbillons, celui du mélodrame.
Un mélodrame de notre temps, c'est une chose trop rare pour la
laisser passer (comme en leur temps, et a leur maniére, il ne fallait
pas laisser passer dieu Philippine (Rozier) ou Week-End (Godard) :
d'autres temps. d'autres mélodrames). D’autant que ce film, peut-étre
parce que c'est a la fois et un grand film et le film d'un grand cinéaste,
remet sur le tapis Ie probléme le plus brulant et le plus délicat du
cinéma contemporain: la querelle autour du naturalisme. C'est le
type méme du film charniére, celui qui fait valser les étiquettes et
oblige a reposer, autrement, les questions, peut-étre pour s’‘apercevoir
que ce ne sont pas les bonnes. Moderne, classique, en matiére de
cinéma y a-t-i] opposition tranchée? Il y a 35 ans. Bresson faisait (avec
Cocteau) un film (Ley Dames du Bois de Boulogne) qui est toujours,
aujourd hui, davant-garde, et peut-étre méme de maniére plus cadi-
cale que tous ses lilms suivants. Et c’est aussi un film classique, le plus
classique qui soit. Quant au film de Pialat. comme pour Renoir,
comme pour Dreyer, dans la majorité de leurs films en tout cas, il ne
s'impose absolument pas par la modernité de sa mise en scéne. Il est
méme plutdt réactif. vicillot. D’ou vient alors qu'il parle si bien
d'aujourd’hui? Est-ce que Ie style n’est pas affaire de vagues, de
vogues?
Un film contemporain ct classique, face 4 la multitude des films
désuets par Icurs sujets et faussement modemes par leurs-elfets de
style? Passe ton bac @abord est un film inclassable, un petit film ina-
chevé quia des allures de chef-d’ceuvre. I] ne faut surtout pas le rater,
parce que Jui ne nous rate pas. Nous en reparlerons.

Louis Skorecki.

Le film de Maurice Pialat son a Paris te 29 aoiit. Nous publierons dans


le prochain numéro des Cahiers un entretien avec M. Pialat.
PETIT JOURNAL
Pour ne pas méme parler de La Terre de la grande promesse, inte-
ressons-nous aus Noces, ou on voit un auberpiste
juif et sa fille mar-
quer de leur présence secrétement malélique une noce campagnarde.
Bien que le rdéle des deux personnages soit limit¢, leur importance
symbolique est extréme : ils représentent le ferment de discorde qui
FESTIVAL finira par gagner les autres invités. Inassimilables culturellment. ils le
sont aussi par le typage. tout particuliérement travaillé. et par la muse
en scéne qui les oppose toujours aux autres invités, S‘ilen était besoin.
un demiter élément serait révelateur: la sexualité malsaine qui se
LA ROCHELLE dépage de la fille et qui l’oppose a la mariée : d’un cété un couple sym-
bole de fécondité (le poéte et la paysanne), de Fautre un couple inces-
tucux et stérile (ia fille de l'aubergiste et son pére) double maléfique
Aprés une période d’clforescence sans pareil. de nombreux festi- du premier. On voit que cet antisémitisme-la n‘a rien de superticiel.
vals sont sur le point de disparaitre, ou auront disparu cette année.
C'est le cas de Royan (devenu sans intérét), Paris (il n"aura pas licu Avec la rétrospective Alain Cavalier, c’est plutét une bonne sur-
cette année, du moins), Trouville (queje regrette particuli¢rement) ct prise qui mattendait. Ses premiers films sont en effet pleins dune
du Cinémarge de la Rochelle. A Orléans. on change le personnel ambiguité politique et affective qui leur éte ces insupportables accents
(départ de Janine Bazin). ct le festival rentre dans le rang. D’autres de bonne conscience et ces certitudes autoritaires qut caractérisent
sont dans des situations difficiles pour diverses raisons. Hyéres ct beaucoup de films de gauche. Cavalier a le mérite de ne pas se servir
méme la Quinzaine des Réalisateurs et Perspectives. Ce sont évidem- de l'idéologie pour caractériser ses personnages, c’cst-d-dire pour les
ment les manifestations les plus fragiles (cinéma expérimental, du valoriser ou les dévaloriser, mais de faire appel au contraire aux sen-
tiers monde, en super 8. de premiers films...) qui font les premiers frais liments, c'est-a-dire 4 une gamme de valeurs issue d'une tradition lar-
d'une certainc redéfinition de la politique culturelle, laquelle s‘oriente gemenl romancsque.
aujourd'hui vers deux voies exclusives : prestige ou commerce. Dans
le cinéma aussi, la chasse au « gaspi » s‘organise. C'est autour de deux thémes que s‘organisent les relations. aussi
bien dans L ‘/nsoumis que dans Le Combat dans file : le renversement
La Rochelle, amputé done de sa section expérimentale (ct promis, de l'amour en haine, le passage de Ia confiance en rivalité, d'une part,
semble-t-1] 4 un avenir assez peu radieux a Ja suite de la démission de et la déception 4 légard des idéaux transmis de autre. Deux themes
ses dirigeants Claude Samuel et Daniéle Delorme, vu le manque qui s‘imbriquent fortement l'un dans l'autre et mettent assez lucide-
d’empressement focal! pour la manilestation — méme le Deller Consort ment lc désir du sujet dans la perspective de la méddiation et de la vio-
ne jouait qu’aux trois quarts plein!) présentatt cette année dans la sélec- lence mimétique. Dans Le Combat dans (ile, peut-Ctre te plus inte-
tion de J. L. Passek une foule d‘hommages: Wajda, Ivens, Karel ressunt, le pére spirituel et maitre 4 penser du héros s‘avére trahir lui-
Reisz, Jaime Camino, Alain Cavalier et Tenguiz Abouladzé, et pro- méme les idéaux (fascistes) inculqués. De méme, son ami de ceeur.
posait de découvrir deux jeunes auteurs : Kezdi-Kovacs (Hongrie) et personnage vaguement syndicaliste et bien-pensant. lui ravit sa
Sohrab Sahid-Saless (Iran-R.F,A.). Plus un panorama mondial de femme. Dés lors, les médtateurs, de désirables deviennent objets de
films inédits en France : c’est dire qu’il aurait fallu beaucoup plus de haine. Haine od se révéle non seulement une violence cachée chez le
trois jours pour digérer un tel programme! héros, mais aussi un désir d’expiation, puisque c'est le fait méme de
les avoir aimés, d’avoir eu besoin d’eux que le héros ne sc pardonne
J-avoue apprécier cette formule des rétrospectives : elle permet de pas. C'est l'aliénation méme de son propre désir, son besoin de média-
combler des lacunes, de revoir des euvres sous un autre éclairage, de teurs qui le met en fureur et entraine sa déchéance ci sa mort. L’inté-
se faire une idée d’ensemble d‘un cinéaste : c'est peut-étre la nouvelle ressant est que les options fascistes du personnage ne sont pus donnécs
mission dévolue aux festivals. Heureusement, un certain nombre de comme condamnables, mais comme l’indice d‘un masochisme pro-
« petits » festivals l'ont compris, laissant 4 Cannes et d'autres, qui en fond. Elles le rendent vulnérable et l'entrainent irrémédiablement
ont les moyens, la chasse a I‘inédit. D’ailleurs, il n’y a pas de honte, vers la mort. Le mécanisme est plus net encore avec L'/asoumis. Le
aujourd’hui, a se lourner vers le passé: tout le monde commence a héros est la aussi du cdté des perdants (de 1°O.A.S.). Mais ila beau tra-
savoir que le cinéma est sur son déclin. hir ses chefs, i] ne passe pas pour autant du cdété des gagnants, ses
motifs n’étant pas idéologiques mais alfectifs. En fait, i] perd sur tous
Pendant mon trop court week-end rochelais, j‘avais donc choisi les tableaux : traqué par la police cf par 'O.A.S. Ih est regrettable que
d'approfondir ma connaissance de Wajda, cinéaste auquel je n'ai dans ce film. plus nettement que dans Le Combat, Cavalter naille pas
jamais vraiment « accroché ». Eh bien,je dois dire que rien n'a changé plus loin dans Il’analyse des motivations de son personnage, ct cherche
pour moi: Wajda me laisse toujours de marbre. trop vite ct trop facilement a trouver de la compassion chez le spee-
taleur (purcté ct innocence de Delon qui ne comprend rien 4 ce qui
Ce qui m‘irrite, entre autres, chez lui, c'est sa facture : plans serrés se passe autour de lui}. On retrouve moins dailleurs, dans les films
de ses personnages. pris comme en reportage, déniant toute mise en
seéne du plan. Son astuce est de préparer un volume spatial trés supé-
ricur aux dimensions de son cadre. puis de virevolter 4 'intérieur en Jean-Louis Trintignant et Henri Serre dans Le Combat dans fife, de Alain Cavalier.
toute aisance, sans avoir 4 se poser de problémes de passage d’un plan
a un autre. Cest en général ce que les critiques appellent un film
« bien mis en scene ». Quant au son direct, tmpossible 4 capter avec
un tel systéme, il est allegrement sacrifié 4 un doublage approximatil
dont la fonction esssentielle est d’étre un correctifde la mise en scéne :
le son anticipe sur Fimage. assure les liaisons manquantes, dirige le
regard du spectateur sur lessentiel, bref masque les éventuelles imper-
fections du tournage. Exemple: l‘orchestre de campagne des Noces,
qui accompagne tes danscurs, meuble les temps morts et fournit un
bruit de fond approprié, mais qu'on ne voit pratiquement jamais a
Vimage. Cela finit par rendre suspicieux. Quel que soit donc le pro-
fessionnalisme de Wajda — et il est virtuose dans son systéme - on cst
umeneé a se dire que rien ne peut réellement arriver au cours d’un tour-
nage comme celui-la, que la caplation n’est plus qu'un « mal néces-
saire ». D’od pour moi labsence de tout plaisir de cinéma.

En revanche, on ne peut pas ne pas reconnaitre chez lui, avec un


trés net déplaisir — cn tous cas pour quiconque est sensible a la chose
— un réel antisémitisme.
67
pas employées (comme on le voit souvent dans les livres sur le cinéma)
pour apporter un souticn autoritaire aux analyses d’cuvres qui flan-
chent, mais pour vérifier, dans la pensée qui le nourrit, un ensernble
de concepts qu'il va dévclopper en systéme esthétique dans les pre-
miers chapitres autour de ce noyau qu’est la notion mouvante de misc
en scéne.

Si on accepte de confiancc les lumineuses propositions strictement


esthétiques de Gérard Legrand qui balaye les approches marxistes,
freudiennes cl sémiologiques comme autant de poussi¢res (parce
qu’elles parlent toujours d'un point de savoir extérieur au film, uni-
voque, sourd aux voix étrangeres, alors qu'il faut partir de l’oruvre ct
de ses ramifications aventureuscs si l'on veut rendre un compte
exhaustif de la vie des formes el de son contenu. Il faut, comme le
notait Henry James, juger I’@uvre selon les critéres qui s’y trouvent
mis en place), on peut négliger de lire certains passages arides (ou qui
m’ont paru obscurs): le livre est assez dense pour qu’on le lise en par-
tie et a petites doses, Je garantis qu’on l’ouvrira souvent.

Voici sa table des matiéres : Premiére partic : Quereiles. |. De quel-


ques choix préalables et d'une seule détinition. 2. De l’effet de récl et
de Perreur linguistique. 3. OU le montage s'avére relatif et ou s‘éva-
nouissent les codes. 4. Pour unc iconologie du film. — Deuxiéme par-
Alain Delon dans £ insoumis de Alain Cavalier
tie: Investitures, |. « Degrés » et « Composantes » de la mise en scéne.
2. Le découpement de l’espace et l’importance de la photographie. 3.
ultérieurs de Cavalier, cette mise 4 nu du désir véritable du héros qui Vers la détermination des styles photographiques. 4. Exhaustion ou
pointait dans Le Conibar. Pour en terminer avec L'Insountis, i] faut renouvellement? 5, Fritz Lang l’exemplaire. Troisi¢me partie : « The
signaler I'admirable composition de Delon, décidément un des rares Connoisseur ». Présentation. Puis vient un long dictionnaire critique
grands acteurs du cinéma francais. concernant 77 cinéastes, suivi d'un additif de 57 cinéastes moins
importants. Une conclusion intitulée « le mot de la fin ».
Le défaut de Afise 2 sac est, a mon avis, de se situer d‘emblée sur
le versant négatifde la médiation, quand l‘amour a déja cédé la place On pourra lire unc, deux ou trois fois les deux premiéres partics,
a la haine. Certes la haine est le sentiment préféré de Cavalier dans ses mais le dictionnaire — passionné, violemment sélectif — rassemble
trois premiers films, mais le moment intéressant des deux premiers est assez d’informations précieuses (el qu'on ne trouve souvent dans
celui du passage, c’est-a-dire du flouage du héros et de la réaction sur aucun autre dictionnaire) et de vues originales sur les films et oeuvre
les autres. Le héros et instigateur du hold-up dans Mise @ sae est trop des cinéastes cxaminés pour qu‘on puisse le consulter souvent. Dans
du cété de la haine pour que cette haine soit réellement complexe. le dictionnaire principal on remarque vite les absents: Bresson,
Celle-ci se retournera classiquement contre lui, le détruisant 4 son Godard, Demy et quelques autres; ou bien, dans le rapport du dic-
tour. . tionnaire a son additif, des permutations cocasses : Francesco Rosi et
Claude Sautet se retrouvent dans le premier, tandis que Rossellini,
On peut noter que ce film marque Ia fin des fictions de {a haine, et Truffaut et Straub sont en pénitence dans le second. Mais comme
qu’a partir de la Cavalier s‘orientera vers des fictions constructives, Legrand ne cherche pas a cacher qu'il nous donne un choix personnel,
déniant dans les figures de couples réussis les héros auto-destructeurs on lui en voudra moins d’étre sévére pour les trois deniers que
de sa premiére période. d’admirer deux postiches, L'intelligence emportée par sa passion
Pascal Kané exploratrice oublie parfois en route son éclaireur : le goat. Oublions
donc ces vétilles pour nous attacher a l’essentiel : l'analyse de l‘euvre
d'un cinéaste — 4 commencer par Fritz Lang a qui est accordéc en
toute justice la premiére place (puisque plus que toute autre son
ceuvre incarne ct développe le fameux concept de mise en scene) - est
“LIVRES souvent dans ce livre plus pertinente, plus approfondie, plus nourrie
d’exemples exacts et vérifiés, que tout ce qu’on peut lire dans la plu-
part des manuels officiels: dictionnaires, encyclopédies, monogra-
phies. C’est peut-étre un peu plus coriace, mais tant mieux, car c’est
« Cinémanie »
autant de moins de traits critiques qui seront transformeés et trahis
(Gérard Legrand) sous la plume de la majonité des critiques « professionnels ». Ce livre
est fait pour ceux qui aiment voir et revoir les films et se poser des
questions, vérifier Jeurs impressions au cours des années. Que ceux
« Cinémanie » de Gérard Legrand, paru dans Ia collection Stock- qui n‘aiment que les réponses et les digests s’abstiennent de le tire.
Cinéma que dirige Michel Ciment, est un livre qui redonne au mot
critique son sens premier : critiquer, en grec, c’est distinguer, s¢parer i] est difficile dc nc pas souscrire 4 des analyses aussi justes que celles
- Ie bon grain de l"ivraic — d’ot le caractére volontiers polémique de qui concernent Hawks, Cukor, Renoir, Hitchcock, Mizoguchi,
ce livre. L'auteur - qui fait partie depuis trés longtemps du comité de Nicholas Ray. Pasolini, Preminger, Boetticher, Dwan, Ulmer,
rédaction de Positif— défend et illustre la notion de mise en scene, au Kubrick, Rivette, Rohmer, et de ne pas garder pour un temps de plus
nom et selon Ies criléres de l’esthétique. dans toute l’étenduc de son forte médilation les payes exaltantes sur Fritz Lang (dont Legrand —
livre. Sa composition est le résultat d'un travail de quinze années : réa- voir un certain nombres d‘articles parus dans Positif— est probuble-
lisé 4 partir de notes prises lors de la vision des films. complété sans ment avec Douchet, le meilleur exégéte en France; avouons que pour
doute par de nouvelles notes prises lors de la révision de ces mémes une fois Moullet est resté extéricur 4 son sujet, bien queje garde Ie sou-
films, i] est fondé sur une approche scrupuleuse. altentive, arrétée pur- venir de deux idées trés fortes émergeant de sa Monographie sur Lang).
fois sur le seuil de I'hypothése. du cinéma, des films et des auteurs. mais cet accord qu’on peut éprouver avec les « critiques » de Legrand
Mais cette approche n'est pas celle d'un universitaire (quoique a lV'avantage de ne pas mettre un point final a son message. On sou-
Legrand ait donné des cours) qui ménagerait la chévre et le chou, c'est haite aller vérifier par soi-méme tes propositions d’analyses pour cha-
l'approche savamment dosée d'un passionné qui tranche, exalte et que film cité, parce que l‘auteur est assez malin pour installer subrep-
rejette, mais sans violence et sans vous forcer a le suivre. Philosophe ticement le soupcon qu’on ne l’avait peut-étre pas aussi bien vu qu'on
par formation ct par goat tenace, Legrand cite le plus souvent Hegel, le croyait, et qu’alors noire goat aurait fait faire fausse route 4 notre
Léon-Battista Alberti, Erwin Panolsky et Valéry. Ces citations ne sont intelligence momentanément distraite.
68 PETIT JOURNAL
Je signale cependant trois erreurs que les lecteurs n‘auraient peut- recues sont conlirmées, infirmées. C'est une problématique de
étre pas le moyen de détecter et done de rectifier. 1) J.P. Melville n'est pécheur 4 fa ligne (méthode pépére, peu aventureuse), de quelqu’un
pas mort en 1976 mais en 1973. 2) Pasolini, dans Le Décameéron ne qui va chercher les idées qu‘il lui faut pour confirmer une hypothése
joue pas le réle de Giotto mais de son éléve préferé, sans doute Maso de départ, en l'occurence I"hypothése que le cinéma frangais 4 peu
(erreur vient du matériel d'information remis a la presse a la sortie teprésenté dans ses fictions lc vie réelle des Francais.
du film). 3) Sangarce de Edward Ludwig a été exploné en 3 D.: j'ai
en effet le souvenir de l'avoir vu, étant enfant, avec des lunettes bico- Question analyse politique de la société francaise (période 1958-
lores sur le nez qu'on rendait a ouvreuse 4 Ja sortie, Legrand cite 1978). le livre est bien sir superticiel (son objet. dira t-on est ailleurs,
comme sources les Afémuires de Zukor et commence sa phrase par : dans le cinéma sans doute), moins intéressant que n“importe quel arti-
«A en croire... ». Signifie-t-il discrétement qu'il a des doutes? J’en cle de Maurice Duverger. moins séricux que n‘importe quel enscigne-
déduis au moins que Zukor a mauvaise mémoire... Enfin, les photos ment de Sciences Politiques donné dans l"Universtité francaise. Pério-
du livre sont belles, rarement vues, et leur choix illustre parfaitement disation historique et politique hative. sociologisme vulgaire. sont les
lesprit du film d’ow elles sont tirées. défauts majeurs de analyse que fait Jeancolas de la France de De
Gaulle, Pompidou ct Giscard.
Si l'on peut recommander de lire beaucoup de livres écrits par des
cinéastes (souvent sur leurs propres films, parlois sur ceux des autres)
et de préférence en version originale, les ouvrages écrits pur des « purs Mais le pire est ailleurs il est dans la conception qu’a Pauteur du
critiques » ne dépassent en général pas le niveau du récit des scénarios cinéma Irangais, son analyse des courants. son godt filmique, sa
et de vagues considérations esthétiques d’un impressionnisme court: maniére arbitraire el combien hative de parler ou d’épingler un film,
parlois cerlaines monographies contiennent trois ou quatre pages un auteur, la légéreté et imprecision avec lesquelles il ¢vaiee. On a
dignes d’étre citées. On peut difficilement parler 4 leur endroit de impression, 4 la lecture du livre, d’avoir a faire 4 quelqu'un qui dis-
réflexion ou de pensée critique. On constate que dans lordre de la cri- tribue des notes, des bons points, des remontrances : bref, un petit
Uque esthétique (je ne vise pas tout ce qui est produit dans le domaine prof.
des recherches historiques et qui est beaucoup plus souvent d‘un bon
niveau) ce sont les plus théoriciens qui publient les textes les plus pas- Quelques exempies :
sionnants sur les films, et plus leur théorie du cinéma est profonde,
mieux ils parlent des films. Leurs livres seuls résistent, ceux des cri- Sur Rivette: «Jacques Rivette, essayiste austére aux Cahiers du
lques impressionnistes voguent a la dérive, baltotés par les courants cinéma, aueur d'un Paris nous appartient qui n'é1ait ni léger ni scan-
qui les portent. Gardons notre temps pour voir et revoir nous-mémes daleux... » (page 35): suit une mini-analyse de l'allaire de La Reli-
les films; lisons et relisons André Bazin, Eric Rohmer (qui signait gieuse
aussi Maurice Schérer, quand il n’était pas encore cinéaste 4 plein
temps), et Gérard Legrand. Méme quand ils ont l’air de sc tromper, Sur la Nouvelle Vague : « Certuiny dentre eux Geancolas parle des
ils ne nous trompent pas: ils entretiennent notre intelligence du rédacteurs des Cahicrs qui formérent la N.V.) éraient imiplantés dans
cinéma et constituent un solide antidote aux jugements de valeur ce milieu aux contours vagues qu'on appelle « la profession » (Claude
conformistes et irrecevables, qui encombrent toutes les Histoires du Chabrol avait été atraché de presse a la Fox, ott il avait introduit Jean-
cinéma. Jean-Claude Biette Luc Godard e1 Paul Gégauff, qui sera un temps son scénariste avant
de réaliser un des nambrenux films morts-nés de la vague, Le Reflux),
« Cinémanie » de Gérard Legrand - Collection Stock-Cinéma dirigée Certains avaient taté avec plus ou moins de honheur du court métrage
par Michel Ciment. (Le Coup du berger, de Jacques Rivette, Les Mistons, de Francois
Truffauy), Le hasard d'un héritage. celui d'un mariage avantagenx
leur donnent soudain les capitaux nécessatres pour « monter » leur
«Le cinéma des Francais » premier long meétrage, L‘écho en est démesurément gonflé, dés avant
(Jean-Pierre Jeancolas que les films sortent du laboratoire, au point que rapidement, par une
réduction sémantique universellemnt acceptee. ces faux amateurs ont
« Tout cinéma, bien entendu, est politique » :cest dans une longue confisqué Fétiquette « nouvelle vague » ... Plus loin: « Tres vite, des
note de ta page 187 qu'il faut aller chercher la seule idée « théorique » producteurs plus iraditionnels flairent la bonne affaire, la chance @
du livre de Jean-Pierre Jeancolas, « Le Cinéma des francais » publié saisir, lopportunité politique. et investissent dans des films @ petits
chez Stock-cinéma. Rendons justice : cette tdéc est si banale el produit Audgets » (page 119-120).
des effets si anodins qu'il était préférable d’aller la ranger 14 ot elle a
moins de chance de retenir l'attention du lecteur. C’est le « bien En résumé, pour Jeancolas, la Nouvelle Vague = un caprice de jeu-
entendu » qui me semble étre la partie la plus travaillée, la plus impor- nes « faux amateurs » + le magouillage des producteurs qui récupérent
lante de la proposition, c'est sa -part comique, ce qui lait qu'elle le mouvement par l‘argent.
s’impose avec évidence au lecteur intimidé, et qu’clle trouve chez lui
un écho du type: «bien sir». En effet, faut pas étre apolitique. Plus loin encore (page 120): « Pendant les années 1959 et 1960, la
confusion est totale. » La presse s'y perd, mélange tout avec plus ou
De tout ce quia pu se dire ou s‘écrire sur le cinéma depuis long- moins Winnocence. Tout producteur veut avoir son film « nouvelle
temps. je suis prét a parier que ce genre de proposition, d'aflirmation, vague », son cméaste debutant. Dans un tourbillon incontrélé, on
reléve en fait de la pensée la plus creuse, la plus parésscuse sur le tourne des dizaines de premiers films dont beaucoup natteindront
cinéma, d'une pensée qui procéde d’une double réduction : du cinéma jamais un écran La compétence est le dernier des critéres au nom des-
comme dc la politique réduits a de la sociologie. Petite phrase symp- quels on choisit les postilants réalisateurs. C'est cet aspect incertain
tomatique, derriére laquelle se trouve toujours le point de vue d'un et brouillon qui a tres vite été associé a Uériquette « nouvelle vague ».
commissaire politique aux affaires culturelles, quelqu'un faisant pro- Plus loin encore (page 120): « Liincompétence est érigée en qua-
fession de rappeler a l’ordre le discours sur le cinéma. Ou te point de lité... ». Le professeur Jeancolas parle de la Nouvelle Vague un peu
vue universitaire (sur le mode mineur), genre thése de sociologie sur comme le camarade Marchais parlait des gauchistes en 1968 : brouil-
le cinéma comme media, ou peut s‘appliquer en toute innocence une lons, un peu manipulés. un peu beaucoup dangereux, et fils de riches
théorie du reflect vidée de tout contenu dialectique: le cinéma des par surcroit.
Francais c’est le cinéma qui montre (ou ne montre pas) les Francais,
4 chaque élape historique ou politique de leur histoire; et chaque fois Mépris et condescendance encore lorsqu’il parle de la cinéphilie :
qu’une période politique ou qu'un probleme politique n'est pas « La culture cinématogruphique, apprise au « Studio Parnasse » aud
« représenté » a l'écran, pan pan sur le cinéma fait par des bourgeois la Cinémathéque, garantit les néophytes contre de trop graves erre-
et des petits-bourgeois. ments. » (page 121).
La problématique de Jeancolas est simple, elle consiste 4 dérouler
le ruban de l’histoire politique francaise - les aléas de la V* Républi- Plus loin encore (page 123 et 124): « Ce ne serait que péripéties ou
que — ct de le superposer sur le ruban du cinéma frangais produit épiphénomenes si les films du groupe des Cahiers n'exprimaient ce
durant cette période, en mettant les films sur Je méme plan, bouts 4 vide et cette incompétence. C'est, faut-il le rappeler, le temps de la pire
bouts. Et de voir la of ca coincide, of se coincide pas, 14 of les idées auerre d' Algérie «ta wrture, Charonne, 10.4.8... »
PETIT JOURNAL 69
On voit lidéc qui pointe le bout de son nez : la nouvelle vague était verné par un tres yieil homme selon de tres vieux principes. » «En
apolitique, sinon réactionnaire. et le sergent-chef Jeancolas fait la gros, il confond Godard avec James Dean.
lecon; mais s’cst-il posé la question simple : avec quel cinéma, en se
servant de quels moyens de production était-il possible pour des jeu- « Mais La Chinoise, c’est aussi le malaise d'une jeunesse qui
nes auteurs de faire des films qui reflétent les problemes de l'Algérie. étouffe. se barde de petits livres rouges, tatonne et réve de dynamiter
de 1a torture? La thése du cinéma comme reflet est comique. inno- les musées et P Université... » (page 169). A la fin du livre (page 282),
cente ; le cinéma est la, il n’y a qu’a s’en servir et refléter. toujours sur Godard: « Jean-Luc Godard a laissé tomber sur les
écrans parisiens deux ou trois films expérimentaux, bricolés aux
Continuons avec les citations : confins du cinéma et de la vidéeu, sans jamais retrouver la qualité de
« Un certain débraillé formel avait séduit au temps d’A bout de souf- provocation qu‘il avait avant 1968». ll veut sans doute parler de
fle. Fn réaction contre le cinéma de techniciens ternes qui oceupuient Numéro deux, ou de Ici ct ailleurs : deux « petits films bricolés » que
les écrans des derniéres années 50 (les films d’Henri Decoin ou de Gil- Jeancolas est bien incapable d’analyser ou de critiquer, puisqu’il est
les Grangier), les faux raccords et les approximations de la prise de démuni (donc un peu hargneux) devant tout projet filmique qui tra-
son, chez Jean-Luc Godard. avaient 616 regus comme un bain de frai- vaille la politique — s*il y a des films qui prennent en question la poli-
cheur. Maladresses attendrissantes. Quand cette écriture reldchée est tique. c’est bien Numéro deux et Ici et attieurs de Godard-Miéville
devenuc svstématique, chez les maitres et chez les épieones, la lassi- - sans brader les questions du travail sur les images et le son. Jeancolas
tude a rapidement remplacé I'éionnement amuse. » aime la transparence, il la trouve naturcllemeni chez Sautet.
Toutes les idées recues sur la N.V. sont la, on baigne en plein pou- Une des seules pages du livre ou Jeancolas laisse s’exprimer son
jadisme (celui d’une gauche a-esthétique), on régle les comptes : vingt gout, c’est la page 288. quand il dit tout le bien qu'il pense de Claude
ans aprés, voila rien moins qu’une tentative qui consiste a dire, sur le Sautet : « ... Claude Sautet a noué les fils de six intrigues (six films)
fai-
ton professoral (4 l’actif ceci, au passif cela...): la N.V. au fond, ce tes de ces petits faits vrais que Stendhal prisait tant. Magnifiés par une
n'était pas grand chose. mise en scéne sans égal dans le cinéma francais actuel, par un sens
du décor parisien et des rites qui unixsent - autour du zine d'un bistrot
IL lui reconnait quelques mérites 4 la page 127: « Cela dit, dans ce ou d'une maison retapéc en groupe dans quelques campagne nor-
renouvellemnt considéré globalement, la nouvelle vague a eu au moins mande -ce sont les obsessions et les angoisses les plus contemporaines
un apport posuif: un affranchissement qui, une fois le tri fait, a mar- qui investissent l'écran... Claude Sautet sait grater la France la ou ¢a
qué les années suivantes : équipes plus légéres. tournages en exte- la démange ».
ricurs, désinvolture @ l'égard de régles professionnelles devenues trop
sclérosantes.,. » Pour en arriver a ce cri d'amour {et de mauvais goiit), Jeancolas a
Rien de plus doxal! écrit ses 287 pages avec pas mal de ressentiment, de hauteur de vue
assez mal assurée, de condescendance déplacée: sur tout ce qui a
Le livre de Jeancolas est parsemé de petits mots gentils pour chaque con}pté et qui compte encore dans le cinéma francais depuis 20 ans,
auteur, chaque metteur en scéne. Relevons quelques phrases qui il est dans l'd-peu-prés, le plus souvent 4 cété de la plaque. Outre son
témoignent de son pittre gol cinématographique. gotit peu stir, c'est sa méthodologie qui est 4 mettre en cause : vouloir
faire passer toute la production nationale depuis vingt ans a travers
Sur Bresson : « Quelques cinéastes isolés, ambitieutx incontestable-
une grille aussi peu intéressante que la grille sociologique. ne pas
ment poursuivent avec un bonheur inégal, et en resiant en général &
s’apercevoir qu'il réduit I art cinématographique et l"esthétique du
écart des grands mouvements de opinion, une wuvre personnelle, Le
cinéma a une bouillie méconnaissable ou a une vague volonté pour
prototype en est évidemment Robert Bresson, vicux diviseur de la cri-
lartiste de « tenir un discours » sur la société, l'aménent 4 nous pro-
tique, aduleé ici, et la raillé depuis quinze ans. Avec Pickpockel (1959).
Le Procés de Jeanne d'Arc (/962), Au hasard Balthasar (/966) er Mou-
poser un livre dont on peut dire que le projet est, de tous cdtés, gonflé.
chette (1967), if ne surprend personne. Hl comble réguliérement ses Ajoutons que la filmographie qui se trouve a la fin du tivre n’est que
admirateurs, et irrite toujours autant ceux qui trouvent un parfum de de peu d’usage pour le lecteur (il manque des noms aussi importants
vieille sacristic & l'austérité exigeante, janséniste dit-on, de son pro- que ceux de Rouch, Moullet, Vecchiali, Eustache, Rozier), que le-pre-
pos. ». On comprend son irritation. mier chapitre sur l'infrastructure du cinéma a tout a envier au livre
de René Bonnell, « Le Cinéma exploué » paru an demier au Seuil,
A la meme page (p. 136), sur Rivette et Demy: « Avec Suzanne
dont il s‘inspire sans en retrouver la veine, et qu’enfin « Le Cinéma
Simonin, la religieuse de Diderot, Jacques Rivette (I'austére essayisle des Frangais » cotite la modique somme de 90 F, ce qui, la aussi, n’en
de la page 35) se situe un cran en dessous, dans la méme perspective. lait pas une affaire,
Le film était trés attendu apres sa libération. H décut : il était sage, if Serge Toubiana
n'avait pas cette odeur de soufre qu'on esperait... Jacques Demy, apres
deux essais podtiques construits autour de silhouettes de femmes fas- « Le cinéma des Francais - La V¢ République, 1958-1978 » de Jean-
cinantes (Anouk Aimée dans Lola, Jeanne Moreau dans La Baie des Pierre Jeancolas - Collection Stock-Cinéma.
Anges), cherche, et trouve, acces au grand public avec les Les Para-
pluies de Cherbourg (/964) et Les Demoiselles de Rochefort (/967),
deux films d'une fantaisie un peu miévre, chantonnés et coloriés
comme des alhums de vieilles jeunes filles. »

Sur Tati (page 150): « Jacques Tati. artisan naufragé dans la V*°
« Ecrit 1: chroniques du
République technicienne et dans un cinéma de plus en plus concentreé, cinéma frangais
tourne enfin Playtime (1966-1967), un film dont le budget técrase, et
qui ne satisfait pleinement que les plus inconditionnels de ses admi- de Georges Sadoul (collection 10/18)
rateurs. Les gags, pourtant les meilleurs sans doute qu'il ait jamais Historien, journaliste, Georges Sadoul était aussi encyclopédiste,
imaginés, se diluent dans un décor qu'il ne maitrise pas. Hl tente de bri- confectionneur de dictionnaires. Passé du surréalisme 4 un commu-
coler son film, le retouche, le voit retoucher. Le film décoit, sans qu'on nisme orthodoxe dont il a épousé les virages, on a souvent dit de lui
puisse hut en faire grief: fauieur des Vacances de monsteur Hulot qu'il était pétri d‘idéologie, d'idéologic marxiste comme il se doit. Or.
n'était pas fait pour cette indusirie-fa », Dommage que Jancolas ne a relire ces textes rassemblés dans « Ecrit |. », ce qui étonne le plus,
Propose pas 4 Tati un recyclage nécessaire, dans une autre industrie. c’est précisément labsence de référence au corpus sacré.

Sur Godard, une quantité de clichés, tout au longdu livre, qui prou- Ce premier volume, « Chroniques du cinéma frangais », est un
vent que, si Jeancolas n‘aime pas ses films (c'est la régle 4 Positif, revue choix de textes qui furent publiés dans les revues « Regards» ct
dont Jeancolas est rédacteur), il lui reconnait une place: « La cohé- « Commune » de 1936 4 1939, dans « Confluences » en 1943 et dans
rence de Godard est dans son incohérence... » (page 132). « Avec ses « Les Lettres frangaises » de 1947 4 1967. Lachons le morceau: ce
heurts, ses ruptures, cette maniére de ruer dans les brancards comme choix un peu hagiographique évite les difficultes. La republication de
un sale gosse qui ne respecte pas les régles dit jeu, c'est lui qui traduit texte anciens consacrés a la Guerre d’Espagne ou a la défense tous
le malaise d'une jeunesse qui devient nombreuse dans un pays gou- azimuths du réalisme socialiste aurait-elle génée l'image de marque
70 PETIT JOURNAL
aseplisée qu'on veut donner de Georges Sadoul? Les éditeurs ont eu
tort de gommer ces aspérilés, car l’eeuvre de Sadoul supporte toul a INFORMATIONS
fait d*étre publice in cxtenso. On commence enfin a lui faire unc place
aux célés de Bazin ou Mitry. Humaniste, féru de son territoire fran-
cais, Sadoul a suivi avec passion les aléas du cinéma national. Jamais Oshima
cocardier, if aime une France vivante. réelle, populaire, «a la
Renoir». C’est cette France-la qu'il croquera dans son admirable Oshima Nagisa est actuellement en toutes sortes de personnages, y com-
«Journal de guerre », (rain de préparer un film dont le titre pris des poltticiens, apparaitront
Provisoire est: Nihon no Kuromaku dans ce film. Je fe centrerai sur un
De Renoir 4 Godard, il sut défendre, découvrir les créateurs. Quasi - {en anglais, « Fixer» (1). Traduction «fixer» et sa famille ».
seul, il se fit l'avocat de Pagnol ou de Cocteau. il insista sur la lumi¢re littérale : Le Rideau noir du Japon.
de Grémillon. Méchant dans la charge. il ne craint pas les attaques Le « Rideau noir» désigne une émi- Il y a quelques années déja, la
frontales: «Madame Francoise Giroud, enquéteur disait avoir nence grise, un personnage occupant Compugnie Toho avait projeté de
appris 4 un parlementaire que passionne le cinéma frangais un fait une position occulte et tirant les ficel- faire un film sur la filiére de corrup-
les du monde politique. Ce film sera tion linanciére, centré sur te premier
monstreux. Un opérateur de film aurait gagné 1.200.000 trancs en produit par la Compagnie Toei et si ministre Tanaka, mais le projet
1951. Et de s‘indigner: « Vous en connaissez heaucoup de Irancais sortie est prévue pour le mois de Mavait pas about.
qui ont un salaire de 100.000 frances par mois? ». S*ils ont vraiment novembre de cette année. Voila sept
echangé ces paroles, ont-ils pu se regarder sans rire? Car le député ans qu'Oshima n’a pas toume dans le Oshima ajoute: «C'est un maté-
inconnu gagne 150.000 francs ct Madame Giroud en gagne sans doulc ‘ cadre d'une production japonat rau aventureux, Je crois que c'est un
autant, Pour un trés sale travail. Alors qu'un chef-opérateur est un « Jen ferai un film qui baignera dans materiau brutal. Puisque la Société
artiste qui aime le travail propre. Ces spécialistes hautement qualifies Tatmosphére des films de yakusa de Tovi veut en faire un fitm, n’est-il pas
la Compagnie Toei, et qui aura leur intéressant de mettre en scéne un tel
sont peu nombreux et ils sont considérés a l’étranger comme les meil- structure » matériau? » I] précise que méme s'il
leurs du monde. S’ils acceptaient de sexiler 4 Londres ou Hollywood, prend pour reférence des affaires
ils y seraient payés quatre 4 cing fois mieux qu’a Paris. » « Qui le mot « fixcr » désigne-t-il », ayant récilement cu lieu, les person-
ayoute Oshima? « Pour parler sim- nuges du film seront fictits.
Il sait aussi manier 'humour pour raconter L’Année derniéere a plement. cest une homme capable de
Marienbad* «Dans un palace baroque, somptueux huis-clos pour fabriquer au Japon des premiers «Si jen fais un film se limitant a
riches oisifs, un homme rencontre une lemme et alfirme ‘avoir déja ministres. Ce « fixer», yusqu’a pré- suivre la trame de l’aflaire, le film sera
connuc et aimée. Elle est certaine qu'il n’en est rien. Est-ce lui qui sent, a fabnqué plusieurs premiers cnnuyeux. Ce que je veux peindre.
ment ou est-ce elle qui nie l’évidence pour ne pas reprendre une liai- ministres, mais voila que surpissent c'est avant tout [étre humain, la
son ancienne? Nous n’en saurons jamais rien. Ni les auteurs non plus, des incidents, comme les affaires lutte, les rapports entre les individus.
car le scénariste, Robbe-Grillet, estime qu’ils ne se sont jamais ren- Lookheedou Gluckmann ; des illéga- C'est pour cette maison également que
lités et des injustices commises dans ma fiction pastira de la volonté du
contrés, tandis quc le réalisateur suppose que oui. A moins que ce ne le passé sont portées au grand jour. jeune garcon d‘éliminer le « fixer».
soit le contraire. Qu'importe apres tout... Cette ceuvre évoque pour Crest alors qu'un jeune garcon, ma
moi une histoire d'Alphonse Allais. Une baronne préte a ladultére par une colére naive, assaille Ie «Je pense que le sujet protond de
donne rendez-vous, au bal masqué de Opéra, 4 un marquis qui la «fixer», tente de le supprimer, de ee prochain film sera la violence. Ces
courtisc. Tout est réglé par un échange de billets. Elle sera déguisée en Feffacer. Pourtant, sa tentative dernicrs temps, j'ii traité exclusive-
pirogue tonkinoise, il sera travesti en enchanteur Merlin. A lheure échoue, il sera arrété et jeté en prison, ment du sexe dans mes films, mais
dite, la pirogue rencontre l’enchanteur. Ils se saluent, dansent, vont Je pense enclencher le drame a partir étant donné que mes themes — si je
de ce point de départ ». « Il se peut considére l'ensemble de mon qeuvre
converser dans une loge, et quand sonnent les douze coups de minuit,
que dans ce film se déroule une luuc depuis le début - sont également le
d’un commun accord se démasquent. Or, ce n’était ni un ni autre... 4 double face - visible et occulte - a sexe ct la violence, je veux revenir.
Ce qui nous plaisait tant, vers 1927, dans cette histoire, ce n’étail pas propos de accusation du jeune gar- apres un intervalle de temps assez
Ja plaisanteric mais le mystére. sur qui planait l’ange du bizarre. » gon: qu'il soit question d’eflacer plu- long, au cinéma de la violence. »
sicurs lémoins vivants qui pourraicnt Jean-Paul Le Pape
C'est cet ange-la qui lui fait comparer 4 bout de souffle au bon vicux
étre génants, ou qu'il soit également
Quai des brumes. Lucide, il s’insurge contre la censure militaire qui question d'un plan d'attaque orga- 1) « Fixer»: mot anglais signifiant
chamaille La Régle du jeu, prend parti pour Adieu Philippine. Au nisé. De toute facgon, je pense que éminence grise.
hasard Balthazar, La Chasse au lion @ are...
En relisant 4 la suite ces chroniques, on se rend compte qu'il n‘use
jamais des procédés pseudo-culturels si chers a nos actuels critiques Le courage du peuple
de quotidiens. Quand il cite Eisenstein, Tati ou Dovjenko, il sait qu’a
chaque fois, une goutte de rosée peut contenir tout l’univers. Sans pré- censuré en Bolivie
tention théorique, ses textes ne craignent pourtant pus d’éclairer Coc- une action judiciaire correspondant
Sous la pression du maire de La
teau par Vertov: «Ecoutons le prophéte Dziga Vertov affirmant en Paz, capitale de la Bolivie, Le Cou- au flagrant délit commis et stipulé
1923 dans «Lef» la revue fondée par Matakovski: «Je suis Ic ciné-ceil. rave du peuple, film de Jorge Sa dans les articles 282, 283 et 287 du
is
un bdtisseur. Je t'ai placé toi, dans la chambre la plus extra- nes, produit par le groupe « Uka- Code Pénai cn vigueur».
re qui ait jamais existé. C'est une chambre de douze murs pris mau », s‘est vu retiré de la program-
dans dilférentes partics du monde. Ainsi, j'ai réussi 4 construire. en mation de la Cinémathéque 4 partir La réponse du groupe « Ukamau »
me fondant sur les intervaltes. une ciné-phrase qui n'est autre que ta du Uf juin demmter. Il risque d’en étre a 6té claire, offensive: « Le film Le
chambres ». Cocteau ignoruit ce texte de Dziga Vertov, mais il a sou- de méme pour les deux autres films Courage du peuple est la reconstitu-
vent appliqué des principes identiques pour construire un espace a réalisés par Sanjines aprés Le Cow- tion de faits réels, joués par les survi-
rave du peuple, L’Ennemi principal vants cua-mémes. c"est bien pour-
multiples dimensions. Je n’oublie pas ta ville imaginaire que Cocteau et Frera de aqui que la censure cxige quoi il est impossible de se retracter
a édifi¢e dans Orphée; elle est édifiée avec des fragments de Paris. ren- de visionner avant programmation. d’aucune mamiére, cn conséquence
dus méconnuaissables el métamorphosés par le miracle du montage... nous avons l"honneur d'inviter M. Le
Pareillement dans Le Testament, au sortir des rues villefranchoises. Le Ministre de l'Intérieur bolivien, genéral de division Don Ramon
Ic potte met Ie picd dans ies grottes de Baux. Ainsi. il est encore le dis- le colonel Raul Leyion, a affirmé a la Azero Sanzetenea a4 commencer
ciple de Vertov. » radio que le film visait 4 déprécier les laction juridique qu'il a annoncée
forces armées et qu'il déformait la contre nous, non seulement pour
Les enquétes minuticuses. le soin historique de Sadoul n'ont pas réalité bolivienne. Un général de défendre son point de vue, mais aussi
d'équivalent aujourd’hui. C’est chroniques-la vont permettre a beau- sion, M. Ramon Azero Sanzete- pour le besoin d'un éclaircissement
coup. qui tiennent le cinéma francais pour ]'un des plus vivants du écrit une lettre — rendue publi- historique. Pour le jugement, nous
monde, de voir que c’est aussi sur Epstein, sur Rouquter, sur Becker que - au groupe « Ukamau », dans transmettons l’adresse du bureau de
laquelle il exige que les auteurs du lavocat qui assurcra notre défense ».
que s‘appuicnt les expérimentations contemporaines. Il s’agit de film se rétractent publiquement pour (réponse datée du 20 juin 1979).
beaucoup plus que d'une mode plus ou moins rétro, il s‘agit de pra- «acte de justice, tempérance ct
tiquer une archéologie encore 4 constituer. vérité », ajoutant qu’il faut montrer Un large mouvement d’opinion
Christian Descamps que ¢’est faux, et sous peine denyager svest développeé (4 travers la presse
PETIT JOURNAL 71
bolivienne} pour la défense du film de toire du peuple bolivien faisant Biarritz Lille (1°"-7 octobre)
Sanjines. Cette interdiction est partie de la mémaire collective du
@autant plus ridicule, anachronique, pays, bute sur une caste militaire (qui (24-29 septembre) court-métrage
que le régime politique en place est s‘arroge le droit de censurer un pro-
en pleine évolution vers un plus de duit culturel au nom du deélit d’opi-
démocratie. Les militaires en place nion) qui n’a, objectivement, aucun Un Festival de plus, encore un! [I Le 8* Festival International: du
n'ont pas follement envie que se imlérét_ a entretenir cette mémoire aura lieu chaque année 4 Biarmnitz et Film de court métrage ct du Film
montrent et se voient 4 l’écran les historique. . sera consacré au film ibérique ct documentaire aura lieu 4 Lille, du I"
images des massacres qu'ils ont per- latino-américain. Cette année : du 24 au 7 octobre 1979. Ce festival a pour
petrés contre le peuple bolivien, que au 29 septembre 1979. Ce festival se objectifde défendre et d'illustrer sur
ce soit le massacre des mineurs de A La Paz comme ailleurs, la luttc propose de faire fe point sur le le plan national et international un
Catavi en 1942 ou cclui de la Saint- continue pour défendre le film de cinema de culture espagnole ct moyen de création : le court métrage
Jean en 1967. Le film de Sanjines, qui Sanjines et le travail du groupe latino-américaine. C'est souvent et le film documentaire.
retrace un épisade tragique de I"his- « Ukamau ». l'avantage de ce genre de rencontre
que de permettre de faire le tour Le festival de Lille rendra hom-
dune question particuliere du mage a l’Office National du Film du
cinéma sur un temps rapproché. La Canada, a l'occasion du 40 anniver-
compétition est ouverte aux [ilms de suire de sa création. Une série de pro-
Cinéma Allemand 1919/1932 : Expressionnisme. le
Kammerspiel, le retourau Réalisme. long meétrage; on ne connait pas jections retracera, grace a des films
a 1933/1960 : le film de propagande encore la programmation des films. Tares ou inédits en France, la produc-
tion des courts métrages de |°O.N.F.,
Aubervilliers nazi, les films des exilés,
1962/1979 : le « Nouveau des premiers films de guerre aux films
cinéma » de R.F.A., Miinich et Ber- de Sociétés Nouvelles, du cinéma
Histoire(s) d'Allemagne(s) lin. d’animation aux débuts du cinéma
On y verra des films rares : La Pou- vérité.
Entre -1919 (Caligari) et 1979 (Le pée de Lubitsch, C'est fa vie de Jung- Lyon
Tambour), une histoire, des histoires. hans, L'Enfer des pauvres de Jutzy. (18-24 septembre) Renseignements: Bureau du Festi-
En ces jours-la@ de Kautner, Un
Celle de Allemagne, des Allema- homme perdu de Peter Lorre. val: 16 bis, rue Lauriston
gnes, On y verra les premiers films de Films interdits aux 75116 Paris. 141. ; 5300.61.95.
Scholéndorff, Herzog et Fassbinder.
On découvrira des films inédits du adultes
Celle du cinéma. des cinémas.
jeune cinéma: Zinnifred Wagner
Bien sur il n'y a pas que cela. de Syberberg; Le Roraume de Naples
Une nouveaute : le premier festival
Qu’on le veuille ou non, on s’inscrit de Schroeter, Madame X de Ulrike Lumiére « Cinéma et Jeune public »
dans une réalité politique. Méme Ottinger: La Mort est mon méner de
a Lyon du 18 au 24 septembre,
avec un simple projet culturel. Alors Kottula; Jane sera toujours Jane de
Walter Bockmayer, Le Point zéro de réservé aux enfants de moins de 13
aujourd’*hui, deux Allemugnes, celle ans,
de "Ouest et celle de l'Est. Deux Edgar Reitz.
Claudine Bories
Nations, deux Etats, deux projets Dans te réglement. on peut lire:
politiques. «Ce festival a pour but: - de pro-
Au Théatre de la Commune mouvoir les ceuvres de tous les pays
d’Aubervilliers
du 26 Septembre au 9
Alors aujourd’hui, Europe, et au
cour de l'Europe, cette R.F.A., qu'on Octobre 79
qui, par leurs valeurs esthétiques,
éducalives, ou récréalives peuvent COURRIER
nous propulse comme super modéle contribuer 4 fa formation ct au res-
économico-philosophique.Un Pour tous renseignements, écrire pect de Venfant et 4 la comprehen-
modele qui aurail beaucoup souffert, ou téléphoner au Théitre de la Com- sion internationale, et faciliter leur
mais qui serait si bien réparé. Quel- mune: 2 rue E. Poisson, B.P. 157 - circulation....
93304 Aubervilliers; tel: 833 16 16. Paris, le 17 juillet 1979
que chose comme te chant des sirénes
travailleuses... — de lancer un effort continu et sou- Que le Bon Dieu soit damné de
tenu en faveur de la production et la mavoir fait naitre avec un plus joli
Mais du coté de histoire et des his- distribution de films pour enfants, cul que celui de Nathalie Heinich, me
toires, le chant des sirénes perd de son cflort qui ne pourra aboutir que grace faisant ainsi bénéficier, bien malaré
charme; elles ont des casseroles aux Deauville a une volonté évidente de la profes- mot du « protectorat, Gaumont »,
queues les sirénes.
(2-9 septembre] sion dans son ensemble et des pou-
vairs publics 4 tous les niveaux »,
ultime corruption, trahison
qui me marque d'un fer ausst rouge
infame.
Car si l'on peut facilement suivre les que Uétoile jaune.
fils rouges entre Afabuse et La Troi- Le Festival de Deauville téte son Hest bien dit dans le communiqué Je rappellerais simplement que
stéme généranon, Caligan et Hider, cinquiéme anniversaire: du 2 au 9 que ce festival est interdit aux plus de Félicité @ été distribué par mon pro-
Afutter Krausens et Katharina Bhim, septembre 1979, consacré au cinéma 13 ans : aux Cahiers, on est plusieurs ducteur Francois Chardeaux, @ tra-
en quoi ces histoires-la rencontrent- aménicain (c'est sa vocation). a se sentir brimés. vers le circuit U.G.C.
elles notre histoire? Quatre ou cing films « musicaux », H est inutile de me chercher un
Notre histoire, ob La Régle du jeu des comédiens (The /n-Laws, de amant parmi les dignes représentants
renvoie a L'Assassinat du Duc de Arthur Hiller avee Peter Fatk, Love de ce circuit.
Guise, et La Marscillaise & Masculin at First Bite de Sian Dragoti) le wes- Pour toute protection hénévole.
Féeminin? tern de Jack Nicholson Goin ‘South Nantes teléphoner au 325 42.56. Garanties
En quoi, sinon au titre d'investiga- {réalisé et interpreté par lui), On banquaires exigées,
tion,de curiosité amoureuse. par rap- annoce aussi Le Champion de Zeili- (4-11 décembre)
port 4 un autre peuple, une autre relli avec Jon Voight ef Faye Duna-
cullure, qui furent et demeurent radi- way et The Runner Snimbles de Christine Pascal
calement « autres» cl avec lesquels Stanley Kramer. A Nantes,du 4 au [1 décembre 1979
nous avons a voir depuis toujours. Est prévu un hommage 4 William aura lieu le ler « Festival Cinémato-
Wyler avec plusieurs de ses films, graphique des Trois Continents»
Ace titre done : Histoire(s) d'Alle- dont quelqu’uns inédits en France. consacré aux cinématographies La lettre pleine d’humour de
magne(s). Enfin le demier film de Fuller, The d'Afrique, d’Asie et d'Amérique Christine Pascal rétablit la vérit¢:
Aujourd’hui, les cinémas d’Allema- Big Red One a été unnoncé, puis c'est latine. Le festival comprendra une Nathalie Heinich s‘étail trompée en
gne et de R.F.A. le silence : tout dépend du mixage. Si section compétition, un hommage 4 rangeant Félicité sous le protectorat
En Janvier 80, le cinéma de R.D.A. le film est fini, il sera présenta Deau- un réalisaleur, une section d'infor- Gaumont (dans son compte-rendu de
ville, uccompagné vraisemblible- mation et une quatri¢me section Cannes paru dans le n° 302, page 41.
Pour ce premier volet. la program- ment de lauteur. consacrée au cinéma de culture noire I= colonne).
mation — une trentaine de films -, En gros, Deauville est un festival .en Amériquedu Nord. Pour tous ren- On peut quand méme faire remar-
Porte sur des périodes historiques intéressant quand tes Majors Com- scignements, s'adresser au Festival quer a Christine Pascal que N.H. ne
précises, et les courants cinématogra- pany y mettent du «leurre»: si elles des trois Continents, B.P. 3306, Nan- placait pas l'attaque au « niveau » ou
phiques qui s’y rattachent. boudent, ca devient trés vile raplapla. tes, clle-méme semble la situer.
REEDITION EN FAC-SIMILE DE DEUX
NUMEROS EPUISES DES CAHIERS DU CINEMA

AUX SOMMAIRES DES TROIS DERNIERS


CINEMA AMERICAIN
NUMEROS DES CAHIERS
Ne 54 NOEL 1955-94 PAGES
SITUATION DU CINEMA AMERICAIN

Ne 150-151 - DECEMBRE 1963/JANVIER 1964


258 PAGES - SITUATION (II) DU CINEMA AMERICAIN

Ne 300 - mai 1979


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A paraitre

Numero Hors-Série

JEAN RENOIR
ENTRETIENS; PROPOS SUR MES FILMS
Ce volume, 4 paraitre fin octobre, réunira les entretiens de Jean Renoir
publiés dans cing numéros des Cahiers du Cinéma épuisés depuis longtemps,
et les déclarations du cinéaste au cours d’un certain nombre d’émissions télévisées, encore jamais publiées.

I
Entretiens parus dans les Cahiers
1) Avec Jacques Rivette et Francois Truffaut : n° 84 (avril 1954)
2) Avec Jacques Rivette et Francois Truffaut (suite): n° 85 (mai 1954)
3) Avec Jacques Rivette et Frangois Truffaut: n° 78 (Spécial Jean Renoir Noél 1957)
4) Avec Michel Delahaye et Jean-André Fieschi: n° 180 Guillet 1966)
5) Avec Michel Delahaye et Jean Narboni: no 196 (décembre 1967)

II
Entretiens télévisés _
1) « Jean Renoir vous parle » (1962)
2) « Renoir le patron » (de la série « Cinéastes de notre temps », (1967)
— la recherche du relatif
- la régle et l'exception

Ill
Propos de Jean Renoir
1) Propos rompus (Cahiers, n° 155, mai 1964)
2) Présentation de mes films (télévision, 1962)

S< ---- em
Iconographie inédite

BULLETIN DE SOUSCRIPTION
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Valable jusqu’au 80 septembre 1979

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*Pour l'étranger, ajouter 5,50 F frais de port .
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Mandat postal joint O Mandat-lettre joint O
Edité par les Editions de I'Etoile - S.A.R.L. au capital de 50.000 F - R.C. Seine 57 B 18373 - Dépdr légal a fa parution
Commission paritaire N° 57650 — Imprimé par Laboureur, 75011 Paris
Photocomposition, photogravure, PMF, 35, rue de (Ermitage, 75020 Paris
‘Le directeur de la publication : Serge Daney - Printed in France.
Prix

z
F

7
Huster Frencls Rouseln André
Hamlet (578) [J. Lattorgue) La Coguine (254) [0, Fabbri}

B
Piads nua dans le parc (328) Toller Emst
(M. Simon} Hinkerann (580)
lonesco Eugene La locomotive (376) [0 Delsen ot F. Jone) 2

BUSBese
deux de massacre (472) On ne sait jamais (439)
Macbett (501) La Cleque {525} Tolstal Léon
Tuour sana gages 1510) Le Mats, la demnme et la mort (544) La Passion d'Anna Karénins (592)
Ge formidable bordel (542) L'Amour {ow (569) {G. Aroyt)
Las Oeuts da l'autruche (G3)
Kobout Panel Topol Soset
Guerre au troisiame étage (604) Roy Clusia Hete camaval (438) {M Repel) 20
Honnl sort gui mal ¥ panse (547)
sy (H. Gergeroti

ATRE THEATRE
Pauvre assnsaln (604) {P_ Barnes)
(2. Jourdheull, H Schwarzingert Le 17 (523) (1. Horowatz) E] ‘Terdiman Charles
Ne m'oubllez pas (497) jalt (623) 19
(P Nichols) F) Intimive {047} 10
tabiche Eugine
BIMENSUEL
La Station Chempbauder (503) Gagan Francoise
Voyage autour de ma marmite Tourguenley Ivan
{562} Chéteau en Subde (234) Un mols & Ia campagne (3-7)
Les Violons parfois (2651 (André Barescq)
Chaque numéro contlent : une piéce en trois actes de l'actualité ta Robe mauve de Valentine (3181
de Paris ou de province, une piéce en un &cte ou une fiche tech:
Manet Edousrdo Le Cheval évanout (382)
Las Nonnes (431) Torrietf Leurent
nique et une chronique de l'actualité théatrale, nombreuses photos. Lady Strasa (613) Salnt-Exupéry Antoine de Les Osctylos - Le Tigre (312)
Format 18 x 27. Le petit prince {625} (M_ Schiagal}
Mercenu Féliclen Wacques Ardown) 0
L'Avant-Scdne Théatre a publié plus de 1.000 pléces. La liste par Lp Prouve par quatre (360) Ustinov Peter
auteur, chdessous, n’est pas exhaustive, catalogue complet sur L'Amour dye quatre colonels (155)

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L'Homme en question (546)
Las secrets da la comédie Ssuvajon Marc-Glibert (MG. Sauvajon)
demande : (découpez le bon au bas de ta page) : Mercl.
humaine (563) Adorable Julia. (138) Romanoff @1 Jullette (169)
Remarque : lea prix de chaque numéro figurent en face de chaque (S Maugham ot G Bolton) (MG. Seuvajon)

a
titre, Ils sont différents aelon qu'il s‘agit de numéros. simples. Mauinier Thlerry Lo Canard & Vorange (480)
Le Signe du feu (236) (W.D. Home) Valéry Paul
doubles, en reprographle (pour les numéros épuisés) ou de numé- Le Vélo devant la porte (211) Monsleur Teste (556)
ros spéciaux, {Costa du Rola at D. Fabbri) (J. Hayes) (P Franck) Ed
Agnés Barnauer (364)
(Ff. Hebbel et P. Sabatier]
Le Soir du conquérant (467) Shakespeare William Voltaire
Prochs & Jésus (171) [D. Fabbri) Jules Céser (323) Candide (817)
Le Sexe et le néant (221) (M. Clavel) n (Serge Ganzi) 10
Le Marchand de Venise (253}
Miller Arthur {CA. Puget] n Wilde Oscar
La Création du monde ot autres Richard IF (502) Le Portrait de Dorian Gray (602)
bisnese {552) (J Morcure) TL. Curtis) (P. Boutron) 10
Incendin @ Vichy (489) (M. Kurtz)
Adarnoy Arthur Vu du pont (204) {M. Aymé) Ghaw George Bernard Williame Tenessse

Dostoievshy Fédor
Loa Ennemis (475) (M. Gorkl) Les Nuits blanches {245) Major Barbara (450) La Descente d'Orphée (200)
iG er) U. Cosmos) (A. Rouleau)
Apoullh Jean La Foe Rostanow (271)
Cécile ou bécole dey pare (Y. Gase) ‘Weingerten Romain
1 est important d’étre almd lot (367) (A_Baraacg) Tehekbor Anton
Cet Animal étrange (326) Alles dans les jerdins
{0. Wilde at © Vincent) (101) Lee Freres Karamazov (481) du Luxembourg (481) (a)
Le Boulanger. 1a boulangdre et VW. Copeaud Des
tG Arouth
Pommes pour Eve (437) vend (371 EF)
la petit mitron (423) te Joveur (208) (A Charpakl Mollére (G. Arout)
Chor Antoine (455) Dom Juan (593C/A1) (mise an La Cerissie (596) Weatpha) Eric
COrdalte ou Ia Petite Catharine de Duras Marguerite score P, Chérau, commentalres Tol at lea nuages (468)
Helibronn (372) (H. von Klelst) Miracle en Alabams (279) at analyse (G. Sandler) (G Neveuj
La Mouette (626 Mozartement votre (570)
Monslour Barnett (553) IW. Gibson et G. darlot) Le Tartuffe (3681 (Bruno LC. Sizjacq) Le Naufrage et Polluflesion 2000
Ne révetllez pas mu Un barrage contra “Ie Pacifique (Notes et mise en scéne, La Dame au petit chien (364) (ea) (20)
(212) (G. Serreau) F Ledoux)
Le Tartuffe (C/A3) (mise en scéne
pati Ehni René Planchon. commentaires et Thomas Robert Wollneki
La Valse dea toréadora (541) ‘Que ferez-vous en novembre 7 [412) lyan Al Simon)
La Deuxiéme coup da feu (327) Le Rol des cons (582)
te Scénarlo (814) Les Assassins associés (346)
a Montherlant Henry de Freddy (423)
Fabbri Sacqu La ville dont le prince
Misére et fease (14 enfent (436) Double Jeu (458) Worms Janina
Arbuzov Alexet
TE. Scarpa A Braga}
Us Chambre mandarina (553) Lo Godter - Tout & 'heure (402) 20.
Le batesu pour Lipala (828) ‘Museat Alfred da Avec ou sans arbres (648) 10
(Pol Quentin} Lorenracclo (603-C/A2)
Folasy Guy {mise an scéne de G. Aétoré.
Audibert! Jacques Le Goutte (631) commentaires et anslyso de
Le Cavalier seu! (533) La Crique (647) A. Abirachad)
Le Logauaa (473)
Quoat - Quost (419) Frisch
Bidermann et les incendisires (587)
Obaldia Rene de
NUMEROS SPECIAUX
(Ph Pilllod)
Babel Iaane Le Comte Odarland (493) Era Im fin atalt le bang (55*}
Marle (576) (Lily Denis} (H Bargarot) Monaleur tlebs et Rozalle (573)
Le Général Inconnu (324)
Bedos Guy/Gophle Daumler Galey Matthies
29 Sketches (538) Butley (547) (S. Gray) 7 | pacts Morin
Glreudoux Jean Apprendsimol, Cétine (632) Spécial Jean Anoullh (292283) 30. Spécle! Comedie Francaise
Billetdour Frangois Beckett ou V'honneur de Dieu (409-4101
Va done cher Torpe (273)
La Guarrs de Trole
aura pas lieu (479) 20 La toire d’empolgne Laa Femmes saventes (Moliéra)
{Notes de mise en actne de
Les Veuves (571) Picasso Pablo Jaan Meyer}
Le Déslr attrapé par Ip queue. sf Un caprice (Musser)
Goutelile Romain Les Quatre petites filles (500) Las Flancés du Havra et (Notes da mise en ecins do
Le Solr dea diplomates (511) Fy Des journées entiéres dans les Maurice Escende)
arbres
Céline Louls-Ferdinand Gokdon! Certo Spécial Camus (412414) 2
UEventall (570) (D Caccaldi) 2 | Pommeret Xavier Special Claudel (356) FE) Ravolta dang les Asturias
Entratien avec le protesseur Y It Campretio (596) 20 | La Grande enquéte de LGiage UErat de aidge
(584) (J. Rougerte) Le Menteur (4521 (P. 1 2 Félix Kutps (460)
Claudel Pat Baroule & Chioggla (630) LSB te Salamandres Spécial Coctem (365-385) Spécial Lorca (652-433)
Conversation dans is Lalrat-Cher {Ginetta Herry) 10 | Business (608) Les M: de ta Tour E:fal La Maison de Bernarda Alba
(539) (Silvia Montfort) Lea Chevaliers da la Table Ronde Le Petit retsble de Don Cristobal
Racine Jean
Husson Albert I Bpéecl Montherlant. (379380) co
Colette Le Systeme Fabrizzt (300) ao | Presse, (342) inetea, de mine an ve |. Malatesta Spécial Jules Romains (521-522) 30
Ce Clef de fit (471 (1. de Hartog) te Monde tel quil eat (44a) Knock Le Scintillante
orevla) 20Ed | Renoir Jean Spécial « Sldcle d'Or
Curtle Jean-Louls Claude de Lyon (255) (338-387) Ed
Hadrian Vil (471} (P. Luke) Gut est qui ? 1608) Garote (587) Periclés (W Shakespeare}
Mamtilies et mystéras {P. Calderon) Spécial Sartre (402-403)
(K. Waterhouse et W. Hall) 10
Danaud Jean-Claude Le Mal de test (351) (| Wellach} 20 | Rougerie Jean La Tragddie de Ia vengeance La Putsin respeciuause
Un auvrage de dame (612) LOmbre du cavaller (128) za | LesBruyére
Dialogues
(431) du(La sleur
Bruyére)de is {C Tourneur) Le Diable et te Bon Dieu

se 2
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iStrations précisez ici si vous aver besoin dune facture indiques Ie nombre d'exemplaires :
Je it ir votre is}
CAHIERS
DU
CINEMA 303
15 F.

Ne 303 SEPTEMBRE 1979

JACQUES TATI

Eloge de Tati, par Serge Daney p.5

Entretiens avec Jacques Tati, par Serge Daney, Jean-Jacques Henry et Serge Le Péron

1. Le son - 2. Propos rompus p.15

Claquez vos portes dans un silence d'or. (Note sur le son chez Tati), par Jean-Jacques Henry p.25

L'autre monde de Hulot, par Bernard Boland - La vitrine, par Jean Louis Schefer p.30

MARGUERITE DURAS

« Elle », c'est du cinéma. (A propos du Navire Night), par Youssef ishagphour p.33

CINEMA INDEPENDANT AMERICAIN: FRED WISEMAN

Présentation, par Serge Le Péron - Entretien avec Fred Wiseman,


par Dominique Bergougnan, Yann Lardeau et Serge Le Péron p.43
CRITIQUES

Amour de perdition (M. de Oliveira), par Evelyne Bachellier - Corps @ cceur (P. Vecchiali), par Yann Lardeau p.52

La Taverne de I’enfer {(S. Stallone), par Laos Carax - // était une fois deux salopards \S. Fuller - Ch. S. Dubin),
par Louis Skorecki p.55

PETIT JOURNAL

Pesaro 79: la moitié des écrans du monde, par Serge Le Péron p.57

Rencontre avec un producteur américain: Mike Medavoy (Orion Pictures), par Lise Bloch-Morhange et Serge Toubiana p.60

Passe ton bac dabord {Maurice Pialat): un mélodrame de notre temps, par Louis Skorecki p.65

Festival de La Rochelle, par Pascal Kané p.66

Livres de cinéma, par Jean-Claude Biette, Serge Toubiana et Christian Descamps : p.67

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