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FEVRIER 2019

ROCK&FOLK N°618 ★ FEVRIER 2019 ★ ERIC CLAPTON

N°618 / 6,50 € / MENSUEL


BEL 7,15 € / SUISSE 11,30 CHF
LUX 7,15 € / PORTUGAL CONT 7,40 €
CAN 11,30 $ CAN / ITA 7,40 €
DOM 7,40 € / N CAL (S) 975 XPF
POL (S) 1090 XPF /ESPAGNE 7,40 €
ILE MAURICE 7,40 €
L 19766 - 618 H - F: 6,50 € - RD
Edito

L’homme aux
1000 visages
Il y eut ce film “Man Of A Thousand Faces” en 1958.
James Cagney y interprétait une vie romantisée de Lon Chaney.
Expliquant par l’enfance et des parents sourds l’obligeant à user
du mime pour communiquer, comment il allait devenir l’acteur
muet et grimé, le Fantôme de l’Opéra, Mr Wu, Quasimodo,
Alonzo, le lanceur de couteaux... cet Homme aux 1000 visages.
Par l’enfance, oui. Pour Eric Clapton, celle-ci fut âpre, compliquée
et forcément déterminante. A cause de mensonges d’adultes,
comme souvent. L’incitant à se réfugier dans la musique comme
d’autres dans la poésie, la peinture, le football. Ecoles des prodiges.
Des délinquants, aussi. Ce sont parfois les mêmes.
Un documentaire sort ces jours-ci et raconte cela.
Validé par Clapton.

Eric Clapton... ce type aussi a eu 1000 vies et 1000 visages.


Il est parfois même difficile de le reconnaître. Cheveux ras, sixties,
Yardbirds et bluesman blanc. Plus tard, coupe afro, tunique
indienne, cape de velours, cuir, moustache, barbe, mince puis
légèrement bouffi, coupe d’épagneul, salopette, chemisette,
jeans larges... seul dénominateur commun, cette propension
à jouer de la guitare en fermant les yeux.
Slowhand, God... cette manie que notre musique a de surnommer
ses héros. Ses super-héros plutôt, car il est souvent question de roi,
de duc, de prince, on le sait. Là, il s’agirait de Dieu. Rien de moins.

En fait, difficile de le reconnaître, enfin que le grand public le


reconnaisse de manière formelle, avant les années unplugged
pour faire vite, les années respectables si l’on peut dire, et c’est
là que l’homme devient fascinant. Au-delà de sa musique.
Car c’est précisément à ce moment, où son art devient moins
important, que lui devient mondial. Paradoxe. L’histoire a retenu
le maître d’école, le look de chirurgien de clinique privée ou
de radiologue comme on veut. Barbe de quelques jours, poivre
et sel forcément et lunettes cerclées métal (le matériau).
L’homme en costume Armani, manches de veste relevées,
yeux toujours fermés, un type bien, quoi, qu’on écoute
les yeux... fermés.
Mais c’est oublié qu’il fut tout le contraire. Accro à peu près
à tout, alcoolique, piquant la femme des potes, suicidaire comme
d’autres rockers de son temps et qui ne passèrent pas, eux, entre
les gouttes (la liste est connue). Mais Clapton n’élude rien dans ce
“Life In 12 Bars”, c’est même la période sur laquelle il s’attarde,
qu’il commente sans concession, comme pour rétablir la vérité,
comme la confession ultime d’un homme à l’automne de sa vie.
De lui, c’est la version adulte que l’histoire commune semble
avoir retenue. Celle de ce type capable de se faire construire
par Ferrari un modèle unique, rien que pour lui. Cette incarnation
du rock que l’on va entendre et plus vivre. Le début de la fin.
Jouant soir après soir devant un public qui, pour une part, ne
connaît pas son œuvre noire. Celle de celui qui, comme d’autres,
a pactisé et comme certains s’en est sorti. Réalisant cette
chose impossible pour Oscar Wilde, “racheter son passé”.
VINCENT TANNIERES

FEVRIER 2019 R&F 003


Sommaire 618
Parution le 20 de chaque mois
Mes Disques A Moi
Thomas E. Florin EVA IONESCO 12
Prospect
Thomas E. Florin BRACE! BRACE! 16

Photo Stephanie Neil-DR


TALLIES 18
Alexandre Breton

Tête d’affiche
TOY 20
Basile Farkas
56 The Dandy Warhols
Olivier Cachin THE PRODIGY 22
Basile Farkas JESSICA PRATT 24
Joseph Achoury Klejman ARCHITECTS 26
Eric DelsartBIRTH OF JOY 28
Alexandre Breton REQUIN CHAGRIN 30
En vedette
BUZZCOCKS 32
Stan Cuesta

JEFF TWEEDY 36
Léonard Haddad

JOE JACKSON 40
Olivier Cachin

THE SPECIALS 44
Nicolas Ungemuth

JIMMY PAGE 50
Jonathan Witt

Danny Boy THE DANDY WARHOLS 56


En couverture
www.rocknfolk.com Jonathan Witt ERIC CLAPTON 62
La vie en rock
Patrick Eudeline ROCK’N’ROLL & PUBLICITE 70
COUVERTURE PHOTO : ROBERT KNIGHT/ REDFERNS/ GETTY IMAGES GRAPHISME : FRANK LORIOU 62 Eric Clapton
RUBRIQUES EDITO003 COURRIER006 TELEGRAMMES010DISQUE DU MOIS075DISQUES076 REEDITIONS084REHAB’088 VINYLES090DISCOGRAPHISME 092
QUALITE FRANCE 094 HIGHWAY 666 REVISITED 096 BEANO BLUES 098 ERUDIT ROCK 100 FILM DU MOIS 102 CINEMA 103 SERIE DU MOIS 105
DVD MUSIQUE 106 BANDE DESSINEE 108 LIVRES 109 AGENDA 110 LIVE 112 ROCK’N’ROLL FLASHBACK 113 PEU DE GENS LE SAVENT 114

Rock&Folk Espace Clichy - Immeuble Agena 12 rue Mozart 92587 Clichy Cedex – Tél : 01 41 40 32 99 – Fax : 01 41 40 34 71 – e-mail : rock&folk@editions-lariviere.com
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Courrier des lecteurs
On dirait ma mère...
Libre expression La bande-son Deux visions
En ces temps de biopic triomphant, de la révolution Elvis Costello, Steve Jones. Deux
de remise à zéro artistique pour cause En ces temps troubles et revigorants, profils, deux types d’allure, deux styles
de vibrante nostalgie, d’une forme très il peut être bénéfique de redécouvrir rigoureusement opposés. Il n’y a
désagréable de consensus général, The Yellowjackets et son évolution ! qu’à comparer leurs bouquins.
et de la disparition de toute opinion LAURENT BOURELLY D’un côté Costello, homonyme d’Elvis,
tranchée au nom du marketing global, volontiers critique, cérébral, apôtre d’un
peut-on encore dire que ce groupe, divertissement raffiné, ambassadeur
Queen, est totalement insupportable ? La cinquième consensuel (à la Maison Blanche
Peut-on encore dire que leur musique Ramone d’Obama), mélomane polymorphe
était à l’époque et est toujours une Alors Pete Shelley est mort... Et Mireille adoubé par ses pairs prestigieux (Dylan,
souffrance absolue à écouter ? Peut-on Mathieu est toujours vivante... C’est McCartney, George Jones, Allen
encore dire que leurs hymnes rock dégueulasse... Merci pour tous ces Toussaint, The Roots...). Costello et
(si c’est ça le rock, je comprends les bons moments Pete, où que tu sois. son “costume à sept livres”, son petit
jeunes qui n’écoutent que du rap... ) J’écoute en boucle “You Say You Don’t ampli Vox posé sur l’oreiller “crétin
sont juste laids et sans once de Love Me” une des plus belles chansons romantique” autoproclamé, à la
classe ? Et que leur look (ressortez qui aient été écrites et j’ai de la peine... mémoire encyclopédique, exhaustive,
votre R&F de février 2018 et admirez la GM au style soutenu, voire enrobé,
Illustrations : Jampur Fraize photo double page... ) était encore plus bavard : celui qui joua sur l’ancienne
laid et sans classe que leur musique Rickenbacker de George Harrison et
(ben si, c’est possible !) ? Bref, je ne L’Angleterre des vénère les accords de septième majeure,
Lettre authentique sais pas si on peut encore le dire, mais, ronds-points sixième mineure et les accords diminués
Salut, Rock&Folk, c’est vingt-cinq ans hum hum, cela fait du bien de l’écrire ! Repeindre un sous-marin jaune issus des songbooks de chansons
d’une amitié indéfectible. Rock&Folk, BRUNO SWINERS était déjà un acte subversif. des Beatles. Jamais avare de bons
c’est parfois se taper plusieurs PATRICK MOALIC sentiments. Sa formule définitive :
crémeries pour pouvoir l’acheter “C’est de la musique pop, mais pas
en kiosque. Rock&Folk, c’est avoir du Cluedo”. Son principal fait d’arme
quarante-cinq ans et se rendre compte subversif : avoir interrompu en direct
qu’en plus d’être casse-couille, on durant le “Saturday Night Live” la
devient presbyte : ça allonge les bras chanson “Less Than Zero” après
pour le lire dans son lit ! Rock&Folk, en avoir chanté seulement les deux
c’est pouvoir faire chier tes ex qui se premiers vers, avant de s’excuser
foutaient de ta gueule des couv’ classic auprès du public et d’enchaîner,
rock en leur envoyant les photos des contrairement à ce qui était prévu, sur
nouvelles : du sang neuf, c’est toujours “Radio Radio”... De l’autre côté, j’ai
bon ! Rock&Folk, c’est tomber sur des nommé Steve Jones, fan d’Elvis, frontal,
pépites qu’aucun autre magazine ne brut et tranchant, épouvantail à rupin
chronique : Highway 666 Revisited, par excellence, non-consensuel,
Erudit, Beano, Réhab’ et j’en passe... non-politiquement correct, instinctif,
Rock&Folk, c’est aussi du cinéma et primitif aux anecdotes licencieuses,
vive Mr Lemaire ! Rock&Folk, c’est à la mémoire partielle, trouble, limitée.
vous&nous contre le reste du monde. Steve Jones le hors-la-loi, avec son
Let’s rock, Folks ! matos barboté à l’Hammersmith
J ! MULHOUSE Odeon, à Bowie notamment, ses forfaits
criminels, ses loques façon filet de
pêche dépenaillées, mouchoir noué
Encore 16 ans sur ses tifs incoiffables, son esprit
Etre rock en décembre 2018 c’est chevaleresque, sa dévotion rock’n’roll
apprendre le décès de Pete Shelley en légendaire (97ème plus grand guitariste
lisant Rock&Folk... et ne toujours pas de tous les temps ! selon Rolling Stone).
savoir ce qu’on va faire de sa vie... Lui qui joua sur la Gibson Les Paul de
JACQUE M Sylvain Sylvain, celle avec “les décalcos
efféminées” (Chrissie Hynde) de pin-up.
Abhorre ces “saletés d’accords de
Du pétrole, septièmes et de onzièmes à la Beatles”.
des idées Fuit les sentiments. Héros d’un face-à-
Hausse du carburant à la pompe ? face historique avec l’animateur télé
Playlist : Ash — “Petrol” ; Metallica — Bill Grundy. A l’effarement de Costello :
“Fuel” ; Neil Young — “Fuel Line” ; “On aurait cru que la civilisation vivait
Rod Stewart — “Gasoline Alley” ; Eric ses dernières heures !”.
Clapton — “Peaches And Diesel” ; DESIRE DUROY
The Beach Boys — “Cabin Essence”.
BETTINA
Platiste
La drogue ça fait faire de
grands disques mais aussi dire
que la terre est plate.
STEVE LIPIARSKI

006 R&F FEVRIER 2019


Exception
culturelle
Louis Bertignac qui adapte “Won’t Get
Fooled Again” en “Ma Gueule”,
gageons que Pete Towshend lui-même
serait d’accord : il vaut encore mieux
entendre ça que d’être sourd.
ROOM WHERE
THE LIGHTS SHINES THROUGH

Classic rap
D’après Philippe Manœuvre, il y aurait
un rejet général du rock et c’est le
hip hop qui tiendrait le haut du pavé.
A mon avis, c’est encore plus terrible.
Et le hip hop, comme le rock avant lui, a
été englouti, dévoré, avalé, phagocyté,
par les mass-media qui l’ont recraché,
exsangue, vidé de toute substance
et de tout contenu. Bon, déjà, votre
banquier ou n’importe quel contrôleur
de train porte une boucle d’oreille.
C’est rock ? En hip hop, mais où sont
passés les grands disques d’antan ? En apnée Audacieuse théorie A message
Avec les samples astucieux de De La dans le jazz Janvier 2019 au sommaire (entre to you Rudy
Soul ? Avec les scratching furieux Réponse au fidèle lecteur né au autres) : Bertignac qui revisite son Bonjour, une petite missive pour
de Terminator X de Public Enemy ? numéro 332. Depuis quelques adolescence, Kate Bush qui revient réagir à la publication dans le courrier
Et les relances rythmiques fabuleuses années, après plus d’un quart de sur sa carrière, les inoxydables Stones, des lecteurs du numéro de décembre
de Snoop Dogg, on les retrouve où, siècle d’immersion en apnée dans la voix de Roy Orbison, Yoko Ono... d’une lettre rédigée par monsieur
désormais ? Et le flow génial d’aisance le jazz, je (re)-découvre le rock... Dans les chroniques de disques : le Rudy Rioddes. Ca commence par
d’un Eric B., on l’entend où de nos Et face aux aléas de la vie, c’est bien le retour tant espéré de l’Amiral, le une citation de King Tuff, pour illustrer
jours ? Car pour le grand public, qui rock qui, tous les jours, me maintient à disque de noël de Slowhand, les le péril numérique (tout le monde
se contrefout autant du hip hop que flot, par son énergie brute, sa douceur, come-back (voire d’outre-tombe) de devant son smartphone, personne
du rock, qui n’a que faire de savoir que sa folie, ses caresses ou parfois sa Young, Morrison, Bashung, Boy George. ne regarde vraiment, gnagnagna).
le rap est une évolution somme toute violence, dans sa sophistication ou sa Le rock avancerait-il en 2019 sous On dirait ma mère... Ensuite, je cite :
bien naturelle de la musique noire simplicité... Alors oui, certaines pierres l’étendard de la nostalgie ? “les grands cataclysmes rock
américaine, on n’a gardé que les pourraient s’arrêter de rouler... mais SAM n’existent plus, pour ceux qui de nos
aspects les plus évidents et les “faire valser le manuel d’histoire” ? jours pensent être là sans y être et en
plus faciles, jusqu’à la caricature. Le Grave erreur... L’histoire est nécessaire même temps être là-bas alors qu’ils n’y
gamin d’aujourd’hui s’extasie donc à la compréhension du monde. Poncif L’Amiral sont pas physiquement...” Alors là, je
sur une petite mélodie bien maigrelette éculé, peut-être, mais tellement vrai ! cinq étoiles comprends pas. C’est quoi “y être” ?
fomentée sur un ordi de base avec Et ça vaut également pour le rock ! Bonjour, Eric Dahan serait-il pote Je suis né en 1973, donc : pas d’Elvis,
un rythme des plus basiques et une Tourner le dos au passé, oublier avec Polnareff... !? Donner cinq étoiles pas de Beatles à la Cavern ou à
voix auto-tunée qui ahane des propos tous ces musiciens, ces groupes, ces (suis-je né) à son disque... ! Enfin, moi l’Olympia, pas de train RTL pour aller
incertains et simplistes, pour ne pas pépites, connues ou confidentielles, je trouve ça un peu trop généreux... voir les Stones à Bruxelles, pas de
dire ridicules. C’est plus de la musique, dont fourmillent les décennies Ou peut-être qu’Eric l’a écouté (en Sex Pistols au Chalet du Lac, pas de
c’est du tag ! En même temps, c’est passées ? Résolument non ! D’ailleurs, musique de fond) lors d’un cocktail Joy Division aux Bains Douches, etc.
parfait pour le crachouillis que génèrent les musiciens d’aujourd’hui ne s’y à la rédaction ? Les étoiles de la piste Pourtant, quand à l’âge de dix ans, j’ai
les portables. Mais dire que je pensais trompent pas : il suffit de voir à scintillent beaucoup moins depuis... écouté pour la première fois dans la
qu’on avait touché le fond avec l’arrivée quel point le rock des années 1970 “Le Bal Des Lazes”... M’enfin ! voiture du père d’un copain, devenu
du slam... Passez à ce même gamin un imprègne celui d’aujourd’hui... Meilleurs vœux à tous. depuis mon ami, le “20 Greatest Hits
album de rap de ceux que j’ai nommés “Le rock, c’est une histoire de SYLVAIN From The Beatles” (l’ancêtre de
plus haut. Il y a de fortes chances pour jeunesse”. C’est vrai... Mais tous les la compilation “1” sortie en 2000),
qu’il se passe bien trop de choses vieux musiciens, les vieux groupes, ont je peux vous dire que “j’y étais”. Et que
pour le pauvre petit qui se retrouvera commencé jeunes ( ! ). Leur musique Concept j’y suis toujours. Et que c’est pas la
totalement largué, comme s’il écoutait regorge de fraîcheur, il suffit de se Vu le nombre d’albums de reprises peine d’invoquer Ray Davies pour
du jazz, quoi ! Tout cela est à l’image plonger dans leur discographie pour par des groupes/ chanteurs au cours stigmatiser internet et la mort du rock.
bien tristounette de notre époque prendre un bain de jouvence... mais de l’histoire de la musique pop, rock, Des 0 et des 1 ne détruiront pas
chagrine. En attendant, Ungemuth peut-être que ce coup de gueule metal, punk et autres, j’ai décidé de “Waterloo Sunset”. Bien à vous.
nous a signalé une salve de rééditions n’est, de la part du fidèle lecteur né créer un groupe qui ferait uniquement A. COULON
de Hoger Czukay. En voilà une musique au numéro 332, qu’une... erreur de des reprises de reprises. Dans
à la fois audacieuse et ludique, même jeunesse ? Chers Rock&Folk, vous cinq albums, on sort un best of des
après toutes ces années. L’antidote faites œuvre de salubrité publique ! meilleures reprises, et dans dix ans,
parfait à la médiocrité ambiante. Et de Ne changez rien et longue vie à vous ! des gens reprendront nos reprises. Ecrivez à Rock&Folk,
quoi rebondir pour le futur. Car c’est 2XNU (fidèle lecteur né quelques mois Dans quinze ans, nous serons séparés, 12 rue Mozart
quand on est au fond du trou qu’on à peine après Rock&Folk) et on verra circuler des tribute bands à 92587 Clichy cedex
peut vraiment rebondir, non ? Faudra notre groupe de reprises de reprises. ou par courriel à
bien repartir un jour, de toute façon, J’ai déjà le nom The Repreneurs. rock&folk@editions-lariviere.com
restons optimistes. PUNK80S
Chaque publié reçoit un CD
BEN KENNEDY

008 R&F FEVRIER 2019


Télégrammes PAR YASMINE AOUDI

JOAN BAEZ WAYNE COYNE LAMBCHOP


“Sans la L’Américaine, pour sa tournée
d’adieux, sera à l’Olympia (Paris)
Le cerveau des Flaming Lips
a épousé sa compagne, la
Kurt Wagner et son groupe
reviennent avec “This (Is What
Sacem, nous pour 5 dates en février, les 3,
5, 6, 12, et 13 et au Palais de la
chanteuse Katy Weaver dans
la bulle de plastique géante,
I Wanted To Tell You)”. Le
disque sortira le 22 mars, avant un
ne serions Musique (Strasbourg) le 15. Elle accessoire des concerts du concert à la Maroquinerie (Paris)
rien ou se produira au festival Guitare
En Scène (Saint Julien En
groupe. Le couple a annoncé
attendre son premier garçon.
le 23 avril, et aux Nuits
Botanique (Bruxelles) le 28.
presque rien. Genevois) le 13 juillet, et le
15 au Festival de Carcassonne.
Des Gilets CARL BARÂT
Jaunes” L’Anglais sera de passage
à Paris le 2 février pour assurer
RENAUD un DJ set au Supersonic, dans
le cadre d’une nuit indie rock.

DAVID BOWIE
ANIMAL COLLECTIVE Pour marquer ce qui aurait été le
La faction rock expérimentale 72ème anniversaire du blanc fin
de Baltimore célèbre les duc, Parlophone publiera un
10 ans de son très populaire coffret vinyles “Spying Through
“Merriweather Post Pavilion”. A Keyhole” au printemps. Il
Pour l’occasion ont été concocté rassemblera, en neuf 45 tours,
des bonus sonores et visuels autant de démos inédites.
disponibles sur internet.
NENEH CHERRY
KEREN ANN Après avoir joué au Café
“Bleue” est le nouvel album de de la Danse, publié un nouvel
la chanteuse pop. Ecrit, composé album “Broken Politics” fin
et réalisé par ses soins de bout 2018, l’interprète de “Buffalo

Photo DR
en bout et chanté en français, Stance” revient à Paris le Niki Demiller
il sera commercialisé le 15 mars. 28 février au Trianon.

NIKI DEMILLER MARILYN MANSON


L’ancien leader des Brats a publié Brian Hugh Warner a
“L’Aventure”, nouvel EP pop célébré son demi-siècle au
illustré par un clip très western Madame Siam de Los Angeles
pour trader signé Alexis Barbosa entouré de Courtney Love,
Karen O (Yeah Yeah Yeahs),
HIGH ON FIRE Jonathan Davis (Korn)
Le trio heavy metal a déclaré forfait le 5 janvier dernier.
pour sa prochaine tournée. En cause
l’amputation partielle d’un orteil
dû au diabète de son leader Matt Condoléances 
Pike, qui risque d’y laisser son Daryl Captain Dragon (Captain
gros orteil s’il ne lève pas le pied... & Tennille), Dean Ford (chanteur
du groupe pop écossais
INTERZONE Marmalade), Penny Marshall
Serge Teyssot-Gay et Khaled (réalisatrice américaine, actrice
Al Jaramani sortiront leur dans “Happy Days”), Miucha
nouveau projet “Kan Ya Ma (reine de la bossa nova
Kan” le 1er février. Ils seront en brésilienne), Joe Osborn (bassiste
tournée à travers l’Hexagone du Wrecking Crew), Maria
pour le défendre. Pacôme (actrice), Steve Ripley
(guitariste de Bob Dylan, JJ Cale
KISS et leader des Tractors), Ray
Le groupe grimé de New York Sawyer (chanteur du Dr Hook
sera en tête d’affiche de la & The Medicine Show), Thierry
quatorzième édition du festival Séchan (écrivain, parolier et
Photo Bouchra Jarra-DR

Hellfest, les 21, 22 et 23 juin frère de Renaud), June Whitfield


prochains. Aux côtés de ZZ Top, (actrice anglaise, “Absolutely
Tool, Lynyrd Skynyrd, Gojira... Fabulous”), Pegi Young
(chanteuse américaine et
Keren Ann
ex-femme de Neil Young).

010 R&F FEVRIER 2019


MERCURY REV NOTORIOUS BIG PEARL JAM PLEASURES
Le groupe des Catskills Le rappeur donnera son nom à Le gang a décidé de Les quatre rockers marseillais
annonce sa propre version une rue de Brooklyn. Décision supprimer le Ten Club Single assureront le show sur la scène
de l’album “The Delta Sweete” prise par le conseil municipal Serie en ce début 2019. du Paloma (Nîmes) le 12 février
de Bobbie Gentry avec les de New York, à l’unanimité. Depuis 1991, les membres avec This Is A Love Night
contributions de Norah Jones, Ont également été votées du fan club se voyaient offrir et The Morlocks, et le 20
Hope Sandoval, Margo Price, l’inauguration d’un Wu-Tang chaque année un single exclusif. au Gai Pêcheur (Toulouse).
Beth Orton... Sortie le 8 février. Clan District à Staten Island L’envoi du colis était
et d’une Woody Guthrie devenu trop irrégulier. QUEEN
MORZINE-AVORIAZ Way à Coney Island. Rami Malek, l’acteur qui
HARLEY DAYS interprète dans “Bohemian
Du 11 au 14 juillet se tiendra Rhapsody” le rôle du leader
ce festival cher aux motards. de Queen, a dédié son Golden
Supertramp’s Roger Hodgson Globe de meilleur acteur à
(concert gratuit le 12), Freddie Mercury. Le film, plus
Rockbox Symphonic Orchestra, gros succès pour un biopic
et Manu Lanvin And The Devil musical, frôle les 4 millions
Blues sont au programme. d’entrées en France.

MOZES KEITH RICHARDS


& THE FIRSTBORN Le guitariste des Rolling
Les compères psyché Stones a révélé avoir ralenti
hollandais sortiront “Dadcore” sa consommation d’alcool.
le 25 janvier et en joueront Régime actuel : un verre de vin
sans doute quelques extraits au ou une bière de temps en temps.
Supersonic (Paris) le 11 mars.
SNOW PATROL
PETER MURPHY De retour en France, les
Photo DR

L’ex-chanteur de Bauhaus, Britanniques soutiendront leur


apparemment saoul, s’est fait récent “Wildness” au Zénith
expulser de son propre concert AXL ROSE de Paris le 23 janvier.
à Stockholm suite à un lancer “Rock The Rock”, un nouveau titre du leader des Guns N’Roses
de bouteilles sur son public. apparaît dans la nouvelle saison de “Looney Tunes”. LEE SCRATCH PERRY
“The Revelation Of Lee Scratch
Perry” est le documentaire du
Jo Wedin savant fou du reggae consacré à
son album “Revelation” (2010).
Il paraîtra en DVD et digital
le 18 janvier.

TRICATEL
Le label français mené par
Bertrand Burgalat investira le
Palais des Festivals à Cannes les
1, 2 et 3 février. Au programme :
concerts, expositions, projection,
rencontre et ateliers.

TINA TURNER
La chanteuse se révèle dans
son autobiographie aux éditions
Harper Collins. Elle revient sur
60 ans de carrière, temps forts,
destructeurs et édificateurs.
En librairie le 6 février.

JO WEDIN & JEAN FELZINE


La chanteuse — qui sort le
remarquable EP “Maybe Not
Tomorrow” — et le guitariste
distilleront leur pop minimaliste
Photo Loius Teran-DR

les 23 janvier au Supersonic


(Paris) et le 25 au Théâtre
de Jouy-le-Moutier.

FEVRIER 2019 R&F 011


Mes disques à moi

“Dans la DS de mon fiancé”

EVA IONESCO
L’actrice française se remémore ses nuits au Palace dans
“Une Jeunesse Dorée”, le deuxième film qu’elle réalise.
RECUEILLI PAR THOMAS E FLORIN - PHOTOS WILLIAM BEAUCARDET

Sur le papier, sa vie ressemble à une allégorie des R&F : Vous profitiez de la musique
seventies, tellement ancrée dans la fantaisie et le chez les autres ?
drame de son époque qu’on en viendrait à s’étonner Eva Ionesco : Voilà. Je ne connaissais
qu’elle soit là, devant nous, vivante. Seulement, même pas le nom des groupes ou des
Eva Ionesco n’est pas de ces artistes sans œuvre : chanteurs, je savais vaguement reconnaître
elle a écrit un livre, réalisé deux films, dont le dernier, les chansons, mais je n’avais pas la po-
“Une Jeunesse Dorée”, parle d’un club, le Palace, chette. J’avais 9 ou 10 ans, je faisais les
pour montrer comment les adultes initient puis photos avec ma mère, et on entendait “Dirt”
abîment ce que la jeunesse possède de plus précieux : des Stooges ou le Velvet Underground chez
son idéalisme. Eva, l’amie d’Alain Pacadis et des gens. Tout cela me plaisait beaucoup.
Edwige Belmore, égérie du Palace donc, n’est pas R&F : Dans “My Little Princess”, votre premier film qui parle
une collectionneuse. Cette musique, le rock’n’roll, de cette période de votre vie, la mère appâte sa fille pour un
elle a vécu à son diapason. Alors, pour parler de shooting à Londres en lui disant : “Si tu ne viens pas, tu ne
celle-ci, elle reçoit Rock&Folk à deux pas de rencontreras pas Sid Vicious.”
l’église Saint-Roch, où, ironie du sort, bon nombre Eva Ionesco : Oui ! Il y avait cette boutique de Vivienne Westwood,
de musiciens ont reçu leur éloge funèbre. Sex, à Londres, et on allait là-bas parce qu’avec un peu de chance, on
pouvait y rencontrer Sid Vicious. J’étais amoureuse de lui.
R&F : Toujours dans le film, une fois arrivée en Angleterre,
la petite fille fait des photos avec un jeune musicien. De qui
Le rock, les films noirs, vous êtes-vous inspirée ?
le cinéma italien Eva Ionesco : On voulait faire jouer Jethro Cave, le fils de Nick
ROCK&FOLK : Premier disque acheté ? Cave. J’ai un peu triché car, en vérité, ces photos, je les ai faites avec
Eva Ionesco : Chez moi c’est très simple : le diamant de mon électrophone un authentique lord, un vieil homme qui, donc, siégeait à la Chambre
était cassé et on n’a jamais su le remplacer. Ma mère détestait qu’on des lords. Mais je trouvais ça plus romantique que ce soit avec un jeune
écoute de la musique et ma grand-mère aussi. Alors, les premiers disques musicien, qui tombe amoureux d’elle. Ça donnait ce côté un peu gothique,
que j’ai entendus, c’était chez les gens, en sortant, soit à Londres, soit une ambiance comme dans les albums de son père, très “Confessions
aux Etats-Unis. La première chanson dont je me souviens, c’est “Mercedes D’Un Mangeur D’Opium Anglais” de Thomas de Quincey.
Benz” de Janis Joplin. Parce qu’il n’y a pas d’instrument, seulement la
voix de cette femme et ça m’a marqué.

012 R&F FEVRIER 2019


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R&F : La première scène de “Une R&F : Mais comment vous est venu l’amour du rock pionnier ?
Jeunesse Dorée”, votre nouveau film, Eva Ionesco : On a toujours aimé les années 50. Les photos, les
c’est cette jeune fille qui quitte la stars : ces images, c’était notre cinéma à nous. Les gueules des
DDASS et offre ses cassettes aux filles acteurs, certaines femmes que l’on voyait dans Paris, les puces... Ça
qui restent. nous donnait envie de voir certains films et d’écouter une certaine
Eva Ionesco : Oui, j’ai donné mon musique. C’était aussi en réaction aux choses baba. On tranchait. Ça
magnéto en partant mais la fille d’à cô- nous amenait à aimer le rock, les films noirs, le cinéma italien... On
té m’avait piqué toutes mes cassettes. A passait par la porte de derrière pour voir des tas de trucs à la Cinémathèque
la DDASS, j’écoutais beaucoup Little et au Louxor où l’on passait une partie de nos journées.
Richard, les ballades de Gene Vincent, R&F : Beaucoup de gens de votre génération ont découvert la
du rock et, quand on sortait dans la DS musique des années 50 avec “American Graffiti”
de mon fiancé Charles Serruya, les B-52’s Eva Ionesco : “American Graffiti”, la
et “Sketches Of Spain” de Miles Davis. première fois que j’y suis allée, c’était avec
Ce qu’on aimait, c’était rouler, aller à Orly un rocker qui voulait absolument m’y
ou en forêt et écouter du rock. Des mor- emmener. Il s’appelait Claude et jouait
ceaux comme “Funnel Of Love” de Wanda dans les Go-Go Pigalles. Il était dans ce
Jackson, et toutes ces chanteuses à la voix groupe et on se retrouvait dans un endroit
complètement saturée que j’adorais, du où tout le monde se donnait rendez-vous
type Little Eva... Mais quand on sortait, l’après-midi, le Royal Mondétour, où, dans
on était plutôt funk, des trucs comme la cave, des musiciens répétaient. Et il y
Bohannon qu’aimaient les sapeurs qui avait un juke-box !
venaient danser à la Main Bleue. C’est de là que Fabrice Emaer, le R&F : C’était donc le rock dans les appartements ou les voitures
directeur du Palace, a eu l’idée de faire les soirées Jungle. et la musique noire dans les boîtes ?
Eva Ionesco : Voilà. Après la DDASS, avec Charles, on vivait avec
Philippe Krootchey, qui était disc jockey, comme on disait à l’époque,
“Klaus Nomi, aux Bains Douches et au Privilège, la boîte sous le Palace. On n’avait
pas le droit de toucher ses disques, il était hyper maniaque, lisait Michel

moi je ne peux pas” Foucault, il était même copain avec lui. Mais le matin, enfin l’après-
midi, il nous réveillait avec “Ghost Rider” de Suicide. Puis plus tard,

014 R&F FEVRIER 2019


EVA IONESCO

Flash And The Pan, “Walking In The mais je trouvais ça plus ringard que le Palace. Et puis, je m’y suis fait
Rain”. On aimait beaucoup ça. Avec mon arrêter par la police parce que je vendais de la drogue. J’étais très jeune...
fiancé, ils ont essayé de faire de la musique, Alors, de cette boîte, je me souviens de la queue qu’il fallait faire et
mais on n’avait pas le droit de l’entendre, qu’on y portait déjà des doudounes à plumes qui valaient très cher...
ils faisaient ça dans un endroit mystérieux. Bon, ça allait mal. Il n’y avait pas l’esprit bon enfant du Palace, ce
Je ne sais même pas s’ils ont vraiment côté enfantin, plus poétique, avec les différentes bandes qui se faisaient
répété. Je sais que Charles s’était fait la guerre. Au 54, les gens avaient l’air moins chez eux. Au Palace,
construire une guitare carrée et qu’il se certains clans dominaient les autres, alors il y avait des rébellions, on
l’est fait voler. Par la suite, Philippe a sorti s’amusait comme dans une classe d’école. Puis le lieu était beaucoup
des disques, “Qu’Est-Ce Qu’Il A (D’Plus plus beau : c’était un théâtre. Alors que le 54... ce n’était pas beau. La
Que Moi Ce Négro Là ?”, le premier, où Dancetaria, c’était mieux.
il avait la tête de Banania sur la pochette. R&F : Vous aviez un mot pour définir ce qui ne vous semblait
Mais moi, c’est surtout le groupe d’Edwige, pas bien : plouc. C’est quoi, plouc, pour la musique ?
Mathématiques Modernes, que j’écoutais. Eva Ionesco : Les gens qui écoutaient des chansons populaires, on
Elle voulait chanter et partir à New York. aimait pas, il y avait quelque chose de très tranché entre eux et nous.
R&F : Au Palace, forcément, vous Puis, il faut se rappeler que c’était dangereux de se balader dans les
rencontriez beaucoup de groupes. rues. Christian se faisait dépouiller ses chaussures, il se faisait agresser,
Eva Ionesco : Je me rappelle m’être moi je ne pouvais pas marcher en robe serrée... Maintenant, les gens
fait draguer par Bruce Springsteen, mais sont beaucoup plus cool, tout le monde est good vibe, c’est très mauvais
je ne savais pas du tout qui c’était. Il y genre de ne pas être sympa.
avait mon ami Christian Louboutin qui me R&F : Un chanteur a évoqué cette guerre entre les branchés
disait, genre : “vas-y”. Mais surtout, on a et les ploucs, c’est Renaud.
vu en concert, et ça tout le monde a adoré, Eva Ionesco : Voilà, un mec comme Renaud, c’était pas trop notre
Prince. Personne ne savait qui c’était, il truc. Il a de la gouaille, mais ça me fait penser à de la gouaille de café-
n’y avait pas beaucoup de monde dans la théâtre. A mes oreilles, ça sonne un peu comme le Grand Orchestre
salle, c’était génial. Puis, j’ai fait de la du Splendid...
musique avec mon fiancé, Charles, un petit R&F : Il y a des morceaux qui vous faisaient quitter la piste de
groupe mais ça n’a rien donné, je chante danse illico ?
comme une casserole. On connaissait aussi Eva Ionesco : Klaus Nomi, moi je ne peux pas. Même s’il est intéressant,
les punks. J’aimais bien Johnny Thunders quand je le voyais : il était non.
très désagréable, mais j’aimais énormément “Born To Lose”, plus que R&F : Et pourtant vous avez joué dans un clip du groupe Visage ?
les New York Dolls, dont j’adorais tout de même la pochette. Jerry Eva Ionesco : Bah, c’était payé, hein. Christian Louboutin m’avait dit :
Hall et Mick Jagger sortaient au Palace, on les voyait, mais on s’en foutait “Vas-y, mais c’est craignos.” Après, on m’a demandé de faire une choriste,
un peu. C’est surtout Pacadis qui me racontait ses rencontres avec les et c’était au Palace, donc... Mais Visage, pour nous, c’était comme Klaus
groupes, ses interviews. C’était vraiment mon ami. J’étais très jeune, lui Nomi : ça faisait partie des gens super craignos.
un peu plus vieux, on était désespérés tous les deux, il me raccompagnait
souvent chez moi.
De la musique de source
R&F : C’est le premier film où vous ne faites pas appel à Bertrand
Kraftwerk au sommet Burgalat pour composer la BO. Pourquoi ?
de la tour Montparnasse Eva Ionesco : Si, il y a un morceau original, qui est de mon fils
R&F : Certains concerts vous ont particulièrement marquée ? Lukas, mais il joue dans le film. Après... J’y ai pensé, mais ça n’aurait
Eva Ionesco : On a vu Kraftwerk au sommet de la tour Montparnasse, pas été bien de reconstituer une musique d’époque. Je pensais qu’il
pour la sortie de “The Man Machine”. Il fallait travailler avec des choses qui ont vraiment existé et ont traversé
y avait très peu de monde, on a bu de la nos mémoires. Mais j’adore travailler avec Bertrand : on a fait un long
vodka très forte parce que c’était une soirée métrage, un moyen métrage ensemble, puis un autre court métrage aussi.
un peu moscovite. Je ne sais plus comment Pour “My Little Princess”, on a travaillé très en amont et, dès le tournage,
on était redescendus de cette tour. il m’a proposé des sons, des directions. Je savais que la musique serait
R&F : C’est dans ces années que vous importante, qu’elle ne serait pas une musique de soutien des images
êtes allée à New York? mais qu’on allait jouer avec, qu’elle allait raconter l’histoire et Bertrand
Eva Ionesco : New York, j’y suis allée a très bien compris ça... Pour “Une Jeunesse Dorée”, je voulais de la
deux fois pour cette histoire de groupe musique de source, pas de la musique que l’on colle sur l’image. Ici,
d’Edwige avec Yves Adrien. Je me sou- la musique fait partie de la vie : ils allument la radio, vont en boîte,
viens que je me suis fait couper les cheveux et fait une croix gammée mettent des disques, et c’est ça que l’on entend dans le film.
sur le bras. C’était une très mauvaise période de ma vie. Je voulais me R&F : Au point que, dans l’avant-dernière scène du film, on
jeter d’un immeuble à Chinatown, parce que j’avais pris un acide très entend, au loin, à travers un mur, “Nightclubbing” d’Iggy
fort, chez Marie-Paule, qui faisait des bijoux pour Madonna. J’ai sauté Pop ?
mais je suis tombé dans un trou. C’était très dangereux New York, à cette Eva Ionesco : Vous l’avez reconnu ? Merde. Parce qu’il ne fallait pas.
époque-là. Mais on allait voir des trucs avec Edwige comme Grandmaster C’est le seul morceau dont on n’a pas eu les droits, du coup... on l’a
Flash dans une toute petite boîte... Puis on allait au Studio 54. mis en sourdine. ★
R&F : Alors, Palace ou Studio 54 ?
Eva Ionesco : Je ne peux pas dire que le Studio 54 c’était vraiment Film “Une Jeunesse Dorée”
bien. Je sais qu’il y a eu plein de photos avec des gens célèbres et tout,

FEVRIER 2019 R&F 015


Prospect
Un mercredi soir à l’Olympic Café

BRACE! BRACE!
Sans concept, sans artifices, Nous sommes un mercredi soir à l’Olympic Alors, leur petit truc à eux, c’est l’art de
Café, l’un des trois clubs parisiens à pouvoir rupture. Pas comme une formule, non, mais
ces jeunes Lyonnais établis à encore accueillir les groupes de taille pour leur plaisir personnel de musiciens, “pour
Paris se concentrent sur l’essentiel : moyenne dans notre capitale. Devant des ne pas s’ennuyer à répéter des centaines de fois
pintes à 5 euros, les Brace! Brace! font défiler les mêmes parties.” Sauf qu’ils écrivent avec
des chansons réellement leur histoire, en s’excusant presque devant le tant de précaution que leurs chansons ne
déviantes et excentriques. banal de la chose. Ils ont grandi à Lyon, ont ressemblent à rien d’autre. Voici la grande

Photo DR
monté des groupes au début des années 2010, qualité du groupe. Au bout de 45 minutes de
se retrouvent à Paris autour d’un amour conversation, il faut leur poser la question :
Nouvelles du monde : Aretha Franklin, commun pour la musique, sans trouver de pourquoi faites-vous cela ? “On le fait pour
Charles Aznavour, Marty Balin, Tony références qui les rassemblent. Après deux EP, nous.” Rivés sur la composition et le mixage
Joe White et bien d’autres sont morts. Thibault Picot (chant, guitare), Cyril Angleys — approximativement deux ans de travail pour
L’album le plus vendu de l’année 2018 (idem), Simon Lapillonne (batterie) et Antoine accoucher de cette œuvre — ils n’ont pas le
s’appelle “The Greatest Showman”, Barbier (basse) se retrouvent dans une temps de relever la tête. Ont-ils une vision ?
tiré d’une comédie musicale pièce pour répéter une tournée organisée Non, mais une analyse : “Trop de choses
navrante. La majorité des jeunes en posant des vacances dans les agences sont disponibles, trop vite, et en permanence.”
groupes pressent leurs disques à de communication où ils travaillent. Le temps de cerveau disponible est devenu
500 exemplaires et ne les écoulent Immédiatement, dès les premières notes bien mince. Puis, la création artistique est
pas. Et au milieu de tout cela, quatre jouées, ils se mettent à composer. A quatre. devenue méta, autoréférencée, manipulant
Français âgés de 25 à 30 ans, portent Aucun storytelling, ni surenchère émotive ici, avec dérision les esthétiques passées et les
un groupe de pop, à côté de leur boulot mais un parcours semblable à celui de milliers mœurs de l’époque. Dans ce brouhaha qui ne
quotidien. Ils s’appellent Brace! Brace! de groupes. Quoi de neuf sous les réverbères ? mène nulle part, Brace! Brace! ne commente
Musicalement, Brace! Brace! est au centre de pas. Il crée. Sa bulle. Et libre à chacun
son époque. Dix chansons pop composent son d’y pénétrer. Est-ce de la nonchalance ?
L’art de la rupture premier album, entre synthétiseurs vintage, Plutôt une forme d’abnégation. Face à tant
Brace! Brace!, une formation encore jeune, guitares pleines de chorus et thématique de chaos, l’époque exige de la radicalité.
prise entre un amour encyclopédique de la rêveuse. Ils n’ont pas cédé au second degré ou Brace! Brace! lui a préféré la douceur.
musique, un talent d’écriture déroutant et la au cynisme dont leurs contemporains se parent Espérons qu’elle sera entendue. ★
posture de sa génération qui, trop consciente telle une armure. “L’état de la musique est tel
de l’ancien monde pour se sentir à l’aise dans qu’il peut sembler presque naïf de faire les THOMAS E. FLORIN
le nouveau, trouvera difficilement sa place. choses simplement, avec honnêteté”, disent-ils. Album “Brace! Brace!” (Howlin’ Banana)

016 R&F FEVRIER 2019


Prospect
“Sundays, Smiths et Cocteau Twins ont clairement inspiré notre écriture”

été majeur, tout comme un tas d’autres


groupes pop des années 60 ou 50, ou new wave.
Sans oublier Felt et Lush. Harriet Wheeler des
Sundays est un modèle pour Sarah, pour la
fragilité de son écriture et son côté décadent.
Morrissey est aussi une autre référence énorme

Photo Alex Gray-DR


pour nous. On a essayé de reproduire quelque
chose d’aussi enchanteur en couplant les
guitares carillonnantes des Sundays aux mille-
feuilles sonores tout en subtilités harmoniques
des Cocteau Twins.” L’environnement a
évidemment sa part de responsabilité :

TALLIES
Joie hivernale, ce jeune groupe canadien sort un superbe premier album,
redevable à la pop mélancolique britannique de jadis.
les grands espaces, la lumière, l’immensité
des ciels d’hivers. “Le groupe s’est formé
initialement à Ottawa, où Sarah et moi
finissions nos études d’ingénieur du son.
C’est d’ailleurs dans le studio de l’école que
nous avons enregistré notre premier EP. Nous
nous sommes ensuite installés à Toronto,
Aux premières notes du titre prédécesseurs, mais possède une incroyable où nous avons tout de suite eu le sentiment
d’ouverture — “Trouble” — de cet conviction et joue avec une sincérité de d’appartenir à une communauté : Dilly Dally,
album inaugural, on a manqué tomber communiants. En clair, ces Canadiens ne The Beaches, Beliefs, Weaves, pour n’en nommer
de notre chaise ! Cette voix féminine versent pas dans la nostalgie. Evidemment, que quelques-uns, sont devenus plus que des
aérienne, cette guitare étincelante aux c’est troublant d’entendre à quel point la potes. Nous partageons les mêmes points de
arpèges clairs comme de l’eau-de-vie, chanteuse, la fraîche et tourmentée Sarah vue, aimons tous des tonnes de trucs, et surtout
ce couple basse-batterie si enthousiaste, Cogan possède un timbre proche de celui voulons tous faire de la bonne musique.”
tout cela ramène imparablement vers d’Harriet Wheeler des regrettés Sundays Et cette prodigalité fait de l’album un
les grandes heures de l’indie-pop — période “Reading, Writing, And croisement étourdissant de shoegaze, de
conquérante qui réinjecta de la libido Arithmetic” (janvier 1990, donc) — et à quel surf et de dream-pop, servi par une écriture
dans l’univers musical du soir des point la guitare gorgée de chorus et de reverb ciselée, délicate, cérébrale : “Nous travaillons
synthétiques et taciturnes eigthies. de Dylan Frankland, cofondateur du groupe, de manière collective le noyau de chaque
Les titres s’enchaînent, sacrément sonne comme celles tantôt de Johnny Marr chanson, nous le polissons ensemble et ça peut
troussés, avec cette fausse candeur, tantôt de Robin Guthrie... Mais qui s’en aller dans toutes les directions possibles. C’est
cette joie douce-amère de l’adolescence plaindrait, tant il y a de grâce, d’envoûtement, toujours imprévisible. Mais les paroles sont
qui s’achève ; c’est brillant et de féérie dans ces compositions lumineuses l’affaire de Sarah, et ont toujours pour origine
on s’affole devant tant d’appâts. qui touchent droit au cœur de l’auditeur ? ses expériences personnelles, ses propres rêveries,
Les aveux sont sans états d’âme. Dylan ce qui affecte son environnement. Et comme
Frankland : “Les Sundays, les Smiths et Cocteau elle ne peut s’empêcher de tout analyser,
Grâce, envoûtement, féérie Twins ont clairement inspiré notre écriture et elle met tout cela dans ses textes,
Attention, tout cela ne gâche en rien le notre orientation musicale lorsqu’on a démarré elle essaye de fixer des émotions.” ★
plaisir de découvrir un jeune groupe qui, l’enregistrement. On a vraiment décidé de faire ALEXANDRE BRETON
certes, honore une sacrée dette envers ses de la musique grâce à ces groupes dont le rôle a Album “Tallies” (Fear Of Missing Out)

018 R&F FEVRIER 2019


Tête d’affiche

“Comme un
flingue invisible”

Le quintette londonien poursuit en toute liberté, voire en autarcie, sa quête de bonne musique.
Une preuve : ce quatrième album rempli de chansons pop sombres et délicieuses.
TOY
DANS UN CAFE du nord-est ce groupe. Toy, depuis sa création en début de pour la musique électronique. Moi, je me suis
parisien, Tom Dougall et Max décennie, semble organisé comme un groupuscule intéressé à des bandes originales bizarres ou au folk
Oscarnold, deux cinquièmes autonome des seventies, une bande à Baader de la fin des années 60. Et ainsi de suite.” Tant
du groupe Toy, reçoivent avec non-violente. Max Oscarnold : “Il est certain que mieux, “Happy In The Hollow” pourrait bien être
une gentillesse désarmante les nous ne fonctionnons pas comme un groupe rock l’album le plus riche du gang, une œuvre où se
journalistes d’ici. Dehors, un normal. Personne n’a de rôle défini, tout le côtoient parmi mille choses un solo de guitare
froid de canard. Dans la salle, une monde peut jouer de l’instrument qu’il souhaite, espagnole, des boîtes à rythmes antiques, des
odeur de quiche aux poireaux, c’est l’avantage d’être avec des gens qui partagent claviers déviants, une reverb twang irrésistible.
des boissons chaudes, du tabac à exactement la même vision. Parfois, j’ai l’impression Toy, un coffre à jouets aux ressources infinies.
rouler et ces deux personnages à la que nous sommes un collectif de peintres, d’artistes.” Sans doute parce que ses membres jouent ou sont
Dickens en version indie rock, félins Dougall, s’interpose : “C’est aussi ce que désigne amis avec les groupes de pop ligne claire les plus
urbains élégants quoique dénués le Hollow du titre de l’album. C’est en quelque sorte intéressants du royaume : Proper Ornaments, dont
de la moindre frime. Toy publie son notre terrier, l’endroit où nous avons enregistré. Max Oscarnold est un des piliers, mais aussi
quatrième album, le remarquable Nous nous sommes enfermés pendant de longs mois, Charles Howl ou les défunts Ultimate Painting.
“Happy In The Hollow”. quasiment sans contact avec le monde extérieur.”
Heureux dans le creux. L’intérêt de la chose ? La musique sortie de cette
hibernation est passionnante. A ses débuts, Toy Grands romantiques
était un sympathique petit orchestre produi- L’avenir ? Peut-être déménager hors de Londres.
sant une tambouille rock hypnotique un peu prévi- Dougall : “Trois d’entre nous ont grandi à Brighton,
Notre terrier sible. Au fil du temps, notamment sur le gran- les références maritimes dans nos chansons vien-
Le creux en question pourrait d’abord matérialiser diose troisième album (“Clear Shot”, 2016), les nent sans doute de là. Mais la tension de Londres
la situation du groupe dans le show business. Londoniens ont ajouté de nouvelles teintes à leur s’entend également dans notre musique, elle est là
Après trois disques chez l’indépendant Heavenly, palette. “Le groupe est devenu cette espèce de comme un flingue invisible. Nous cherchons un
— une écurie qui semblait pourtant un refuge Frankenstein musical, commente Dougall. Tout nouvel endroit, une nouvelle ville où tout le monde,
idéal pour ce groupe post-punk/ krautrock/ ce que nous avons découvert s’est agrégé à notre nous et nos copines, serait heureux. Un endroit
shoegaze — le quintette est passé sur un label son. Dominic (O’Dair, guitariste) s’est pris de passion moins oppressant et, accessoirement, moins cher.”
plus petit, Tough Love. Départ volontaire ? Car, déprimant constat, ces grands romantiques
Limogeage ? “Rupture d’un commun accord, ne roulent pas sur l’or et tous prennent, de temps
répond le chanteur Tom Dougall. Nous sommes
restés en bons termes.” Max Oscarnold, son compère
Dernière à autre, un boulot alimentaire pour payer les
factures. Oscarnold : “Nous sommes en colère de
préposé aux synthés laisse tout de même entendre peinture manière générale, mais... j’ai abandonné un certain
une divergence de point de vue : “Nous voulions Après quatre ans d’activité la nouvelle nombre de combats, pas que dans la musique, dans
est tombée l’an dernier : Ultimate
garder le contrôle sur ce que nous faisons. Quand Painting s’est séparé. Raison invoquée : la vie. Pour nous, la situation a toujours été sombre,
nous avons signé avec eux, c’était vraiment un truc divergence artistique entre ses deux morose. J’ai la prétention de penser que nous ferions
familial, ça l’a moins été par la suite, c’est devenu cerveaux, James Hoare (membre de Proper exactement la même chose s’il y avait davantage
Ornaments, ami de Toy qui fait l’ingénieur
moins indépendant. Les nouveaux groupes signés du son pour le groupe) et Jack Cooper. d’argent. C’est minable de se plaindre, on ne fera
ne nous ressemblaient pas tellement. C’est aussi Resteront trois albums de pop cristalline, jamais ça. Nous n’allons pas pleurer, c’est de la
pour cela que nous n’avons pas voulu d’un notoirement influencés par le côté doux du musique, ne prenons pas ça trop sérieusement.” ★
Photo Steve Gullick-DR

producteur pour le nouvel album. Nous ne voulions Velvet Underground. Un quatrième album,
“Up!”, a même été terminé avant la
pas d’interférences extérieures.” De fait, on n’aimerait rupture, mais sa sortie fut annulée BASILE FARKAS
pas être à la place du responsable de maison de en dernière minute. Album “Happy In The Hollow”
disques qui a un jour tenté d’imposer une idée à (Tough Love/ Differ-Ant)

020 R&F FEVRIER 2019


Tête d’affiche

“Sans vouloir être rétro...”

THE PRODIGY
Ces Anglais technoïdes sont de retour. Effraient-ils toujours le bourgeois,
comme aux heures fluorescentes des années 90 ?
LE BRUIT ET LA FUREUR, c’est quand j’entends des groupes dire qu’ils cher-
eux : depuis le début des années
1990, The Prodigy représente
Succès damné chent une autre direction, c’est un manque de
confiance en soi. Change le nom de ton groupe,
l’électronica en mode énervé, des “Sucettes” alors ! Quand on parle de The Prodigy, on sait
En 2006, le projet “Monsieur Gainsbourg
à base de BPM en fusion, offrant un Revisited” propose 14 chansons de Seurdge quel putain de son on va entendre. La question,
spectacle live où les sacrements sont adaptées en langue anglaise par c’est celle des chansons, elles doivent être
assurés par les prêtres du chaos Boris Bergman. Portishead adapte excitantes.
“Requiem For Anna” et The Rakes
Keith Flint et Maxim, tandis que le métamorphosent “Le Poinçonneur
Keith Flint : Les gens veulent cet assaut sonore.
mastermind Liam Howlett balance Des Lilas” en “Just A Man With A Job”. Quand ils entendront le nouvel album, ils vont
des orgies de décibels grâce à ses Parmi les oubliés de cette compile originale, vouloir retrouver cette énergie sur scène.
machines en surtension. C’est à il y a “The Lollies”, furieuse et foutraque
relecture par Keith Flint des “Sucettes” de
Londres que l’on rencontre les France Gall en mode Sid Vicious techno,
trois prodiges, quasi quinquagénaires, refusée par les héritiers. On retrouvera D’abord les acides
à l’étage d’un pub où ils ont “The Lollies” 10 ans plus tard sur le R&F : La musique électronique n’est plus
triple CD best of de Boris, mais amputée
leurs habitudes promotionnelles. de sa coda, qui contenait la phrase systématiquement liée à la drogue, comme
L’occasion de parler technique, sacrilège “put it in my mouth”. On l’avait c’était le cas à l’époque des raves.
techno, punk, Bosnie, drogue pourtant sur le bout de la langue. Liam Howlett : Les gamins changent. Au début,
et presse musicale. la culture rave s’est construite sur la drogue,
d’abord les acides puis l’ecstasy. Peut-être
n’écoutait pas de rave music mais je vais vous qu’aujourd’hui, les gamins prennent moins de
En Sibérie dire, tout ça est lié à la technologie de l’époque. drogue, je ne sais pas.
ROCK&FOLK : Malgré vos racines techno, On ne pouvait pas utiliser des samples trop longs Maxim : Sur scène, on doit se donner à fond.
vous avez toujours été un groupe de scène. sur les machines, donc on devait pitcher les voix, On n’a jamais été là-dedans.
Liam Howlett : Quand j’ai rencontré Keith, on comme le Wu-Tang. Ça a créé un style. Sans Keith Flint : Sinon on n’aurait pas pu offrir de
allait à des raves et on y a vu quelques groupes vouloir être rétro, on utilise la même méthode telles performances. Mais on a toujours des gusses
qui nous ont inspirés. J’avais cinq ou six ma- aujourd’hui parce que c’est devenu notre signa- qui viennent nous dire : “Oh, vous devez vous
quettes, je les ai fait écouter à Keith, Maxim a ture, mais, sur “No Tourists”, nous avons faits défoncer pour être comme ça sur scène !”
débarqué, on a fait notre premier concert et nous-mêmes les samples de voix. C’est devenu Liam Howlett : Quand on joue live, je ne bois
tout est parti de là. compliqué de sampler d’autres disques, on même pas, l’énergie du concert est tellement
préfère ne pas risquer de zapper un morceau plus forte ! En sortant de scène, je suis défoncé
R&F : Le même genre d’histoire que au dernier moment à cause d’une autorisation à l’adrénaline.
celle des Sex Pistols inspirant les punks refusée.
anglais, donc. R&F : Vous êtes contents des premières
Liam Howlett : Oui, tout le monde peut le faire. R&F : C’est dur de rester créatif après réactions sur le nouvel album ?
Pour y arriver, il suffit de s’impliquer et d’avoir 20 ans d’activité ? Liam Howlett : La réaction du public quand
de l’originalité. Keith Flint : On a tellement d’influences qu’on on joue les nouveaux morceaux en concert, ça
ne reste pas coincés sur une époque, et puis la me suffit. On ne lit jamais la presse, ça n’a aucun
R&F : Dès vos débuts, vous utilisez des scène nous amène à rencontrer des publics intérêt pour nous car on sait ce qu’on fait. ★
voix samplées et accélérées. Au même mo- différents. On s’est retrouvé en Bosnie à la fin
Photo Andy Cotterill-DR

ment à New York, RZA fait pareil sur ses de la guerre, on a aussi joué en Russie, en Sibérie. RECUEILLI PAR OLIVIER CACHIN
productions pour le Wu-Tang Clan. Qui a Ils sont à fond, là-bas. Album “No Tourists”
eu l’idée en premier ? Liam Howlett : On ne cherche pas un nou- (Take Me To The Hospital/ BMG)
Liam Howlett : Moi ! Bon, il est clair que RZA veau son, on a un son. Ça me fatigue toujours

FEVRIER 2019 R&F 023


Tête d’affiche

“J’ai du mal à dire que je suis folk”

JESSICAPRATT
Avec son troisième album, cette Américaine réussit un impeccable quoique peu bruyant coup d’éclat.
Oui, il est ici question de musique acoustique, intimiste mais non-ennuyeuse.
GLING, GLING, GLING, voici du moi à la maison, avec ma guitare et un multipistes R&F : Vos héros et sources d’inspiration ?
folk. Jessica Pratt, jeune trentenaire à cassette. J’ai toujours eu peur d’ajouter des Jessica Pratt : Je suis très attachée à Nick
californienne sort son troisième instruments à ma musique. Cette fois, j’avais Drake, Elliott Smith, des gens qui me plongent
album, le sensible et étonnant “Quiet quelques idées, j’ai essayé. dans une rivière de chagrin. J’adore Love, Robert
Signs”. Kevin Morby ou Kurt Vile Wyatt, Scott Walker...
ont dit beaucoup de bien d’elle, R&F : Est-il difficile de subsister comme
sans doute parce que les suites singer-songwriter, aujourd’hui ? R&F : Comment les gens réagissent-ils
d’accords étranges et la voix flûtée Jessica Pratt : J’ai eu un vrai boulot quand je quand ils entendent vos chansons ?
de l’Américaine ne ressemblent pas vivais à San Francisco, jusqu’à mes 26 ans. Puis, Jessica Pratt : Quand la musique est émo-
à grand-chose d’actuel. Dans ses en arrivant à Los Angeles, en 2011, j’ai décidé tionnelle, personnelle, les gens qui aiment
chansons, Pratt évite la plupart des de vraiment me lancer. Tout est arrivé vite, je s’identifient de manière très forte et vous disent
pièges auxquels est confronté tout me suis rapidement mise à faire des concerts. des choses profondes. Après les concerts, parfois,
artiste qui s’accompagne d’une J’étais insouciante, je suis beaucoup plus des personnes viennent me parler de leurs deuils,
simple guitare acoustique. Ce n’est nerveuse aujourd’hui. Il n’y a pas tellement de leurs peines amoureuses.
ni austère et ennuyeux, ni grinçant d’argent en jeu, mais j’arrive à me débrouiller.
ou hippie, mais pas non plus mignon. Si je suis à la rue l’année prochaine, je vous
Beau, simplement. Et triste, donnerai peut-être une réponse différente... Un édifice fragile
souvent. De passage à Paris, R&F : L’écriture est quelque chose de
Jessica Pratt donne quelques R&F : Phénomène rare, vous jouez exclu- facile ?
éclaircissements sur son auguste sivement sur une guitare classique, avec Jessica Pratt : En général, je finis toujours
métier : singer-songwriter. des cordes en nylon, comme Leonard les chansons que je commence. Certaines sont
Cohen ou Bobbie Gentry. un peu plus difficiles que d’autres, mais je n’y
Jessica Pratt : Il y avait d’autres guitares passe pas des années. Ensuite, le tri se fait
chez moi, ma mère jouait un petit peu, mon frère naturellement. Il y a les chansons sans intérêt
Un son doux et chaud avait une électrique mais dès que j’ai commencé et celles qui sont valables.
ROCK&FOLK : Comment êtes-vous venue à apprendre, j’ai acheté mon premier instrument
à la musique ? Avez-vous eu des groupes ? dans un magasin d’occasion tenu par la paroisse. R&F : Faire de la musique avec une guitare
Jessica Pratt : Non, la musique a quasiment Il se trouve que c’était une guitare classique. acoustique et le souffle de la bande, est-
toujours été une activité solitaire. J’ai d’abord C’est un son doux et chaud, c’est très particulier. ce une déclaration par rapport à l’époque ?
joué pour moi, j’ai commencé en apprenant des Jessica Pratt : Je suis très heureuse de vivre
chansons sur ma guitare, dans ma chambre, vers R&F : Vous n’employez pas vraiment les dans une époque où l’on peut modifier à l’infini
14 ans. Plus tard, en 2011, Tim Presley de White accords basiques des chansons de Hank les sons sur un ordinateur, mais... j’aime entendre
Fence a entendu une de mes chansons, sur Williams, vous avez développé votre propre l’humain, les erreurs, l’air dans la pièce...
YouTube. J’avais posté ça comme ça. Mon copain langage, assez sophistiqué. Comment est-
de l’époque lui a fait écouter. C’est ainsi que, de ce arrivé ? R&F : Les désavantages quand on joue
fil en aiguille, je me suis retrouvé à faire mon Jessica Pratt : Ce que les musiciens jouent est seule ?
premier album. toujours le filtrat de ce qu’ils écoutent, quoi qu’on Jessica Pratt : C’est un édifice très fragile, on
puisse vous dire. Même si c’est inconscient. utilise des sons peu bruyants pour faire passer
R&F : Sur “Quiet Signs”, on remarque On tente des choses, des suites d’accords, et son message. Ça peut être terrifiant, parfois.
quelques arrangements, du clavier, des on retient ce qui nous plaît. Mes chansons, quel- J’envie quelquefois les groupes de rock qui font
effets. Vous vouliez sortir de l’ascèse folk ? que part, sont redevables aux morceaux de Burt suffisamment de bruit pour ne pas entendre les
Jessica Pratt : J’ai du mal à dire que je suis Bacharach que j’aime depuis toujours et que j’ai gens parler pendant leur concert. Les premières
Photo Saamuel Richard-DR

folk... Mais, en enregistrant dans un vrai studio, souvent essayé de reprendre dans des versions parties, quand les gens ne vous connaissent
je savais que j’aurais davantage d’instruments à simplifiées. J’essaie d’avoir des structures pop pas, peuvent être difficiles. Le défi, c’est de faire
disposition. Les deux premiers albums ont été classiques, des chansons solides. taire les gens avec ses chansons. ★
enregistrés dans des conditions plus spartiates. RECUEILLI PAR BASILE FARKAS
“On Your Own Again” (2015), le précédent, c’est Album “Quiet Signs” (Drag City)

024 R&F FEVRIER 2019


Tête d’affiche

Végétariens

ARCHITECTS
Frappé par un deuil, le quintette britannique offre, quinze ans après ses débuts,
un metalcore toujours aussi rageur et mélodique.
FORME EN 2004 A BRIGHTON que guitariste du groupe. “Holy Hell” sort le 9 se développer pour être jouées par de vrais instru-
par deux frères jumeaux, Dan novembre 2018. Sur l’album, du matériel com- ments, venir à la vie.” Cependant, si ce dernier
et Tom Searle, respectivement posé par le défunt Tom Searle, ainsi que de album d’Architects est très cinématographique,
batteur et guitariste, originellement nouvelles compositions. On y découvre un son il ne faut pas espérer pour l’instant les entendre
sous le nom Counting The Days, plus atmosphérique qu’à l’accoutumée, gran- sur le grand écran. “Je ne vois pas bien quel genre
Architects a su devenir, durant ses diloquent presque. Alex Dean, chanteur du de film pourrait avoir du Architects en bande-son.”
quinze années d’existence, l’un des groupe : “Nous avons écouté beaucoup de bandes-
noms les plus importants du metal originales, surtout du Hans Zimmer, qui nous a
moderne. Après un premier album énormément inspirés. Pour cet album, nous avions Communauté
sorti en 2006, “Nightmares”, qui déjà les chansons de Tom, qui donnaient une sorte hardcore
lui permet de faire ses armes en de direction, et auxquelles nous voulions faire Mais Architects n’est pas qu’un des fers de lance
première partie de groupes tels que honneur, mais nous avions aussi envie, comme du metal actuel. C’est aussi un groupe engagé.
Beecher ou Bring Me The Horizon, à chaque album, de monter d’un cran, et de donner Tous les membres sont végétariens et soutien-
le combo commence à s’affirmer à Josh la liberté créative dont il a besoin. Cela nent l’association Sea Sheperd. “Nous voulons
avec “Ruins”, deuxième album, qui fait quelque temps que l’on veut incorporer cet montrer aux gens qu’il existe une autre voie. Mais
lui ouvre la voie des Etats-Unis. La aspect symphonique au groupe, avec des cordes, il faut que ce soit authentique. Parfois des groupes
machine est lancée et Architects est par exemple. C’est la première fois que l’on a prétendent être végétariens parce que c’est à la
signé sur Century Media, devenant le une section de cordes qui vient enregistrer avec mode. Mais il ne faut pas oublier qu’il y a toujours
premier groupe anglais sur ce label nous en studio. On a pu travailler avec l’orchestre, eu de la politique en musique, depuis les années
depuis Napalm Death. Les albums plutôt que de programmer les arrangements. 60, avec John Lennon, puis la scène hardcore, qui
suivent et les tournées s’enchaînent C’était un processus plus organique. Et même si parlait de véganisme, de réchauffement climati-
sur tous les continents, en compagnie aujourd’hui on peut avoir un très bon son avec que. C’est toujours drôle quand les gens nous
de ceux qui deviendront eux aussi des programmations, cela n’a rien à voir. Certains disent : ‘Oh, arrêtez avec la politique et la
les espoirs d’un renouveau du metal des instruments étaient vieux de plusieurs centaines musique’. A votre avis, qu’est-ce qui a commencé
(Parkway Drive, August Burns Red, d’années ! C’était impressionnant de voir ces tout ça ? La musique a vraiment commencé
Enter Shikari). chansons, que l’on avait écrites sur l’ordinateur, avec le message. La musique peut provenir de la
douleur, ou du stress, ou alors de voir quelque
chose que l’on aime pas, contre lequel on se rebelle.
Et puis, nous avons beaucoup de liens avec la
Tristesse communauté hardcore, et elle a toujours un
incommensurable A chacun message à faire passer, ça fait partie du genre.
En mai 2016, Architects sort “All Our Gods son métier Si quelque chose nous touche, et que l’on a une
Have Abandoned Us”, disque puissant, mélo- Les Architects ne sont, bien sûr, pas les plateforme pour exprimer nos préoccupations,
dique, mais empreint d’une tristesse incom- premiers à faire du rock une profession : pourquoi ne pas le faire ? Je ne pense pas que nous
The Carpenters, The Breeders,
mensurable. La raison de cette affliction est vite The Weavers, The Monks, The Trashmen, soyons totalement tarés de vouloir faire en sorte
dévoilée : Tom Searle, guitariste fondateur du The Romancers, The Palace Guards, que les gens aient plus de compassion. Pour autant,
groupe et frère du batteur Dan, décède d’un The Police, The Quarrymen, Minutemen, nous ne sommes pas un groupe vegan qui essaie
The Waitresses, The Undertakers,
cancer le 20 août, après trois années à se battre The Fireman, The Gladiators, les Garçons de faire passer de force son message aux gens.
contre la maladie. Mais rien n’arrête Architects, Bouchers, Mecano, The Upholsterers, On veut ouvrir la conversation.”
et quoiqu’en deuil, les membres du groupe The Astronauts, Cosmonauts, The Dentits, Architects sera sur la scène de l’Olympia, à Paris,
We Are Scientists, The Weather Girls,
Photo Ed Mason-DR

décident de continuer en hommage à leur The Presidents Of The USA, Les VRP,
le 27 janvier 2019. ★
camarade disparu. Josh Middleton a la lourde Cascadeur, The Auteurs, Editors,
tâche de le remplacer, à l’origine en tant que Mylène Farmer... JOSEPH ACHOURY KLEJMAN
musicien de tournée, puis officiellement en tant Album “Holy Hell” (Epitaph)

FEVRIER 2019 R&F 027


Tête d’affiche

“Il est temps de passer à autre chose”

BIRTHOF JOY
Les Néérlandais ont décidé de se séparer après cinq albums de blues rock généreux.
Concert d’adieu et explications dans la ville de la galette-saucisse.
APRES UNE DECENNIE de bons et ainsi publié cinq albums studio en dix ans,
loyaux services dédiés à la cause du toujours dans ce même rayon blues rock aux
rock, le trio néerlandais Birth Of Irréconciliables
Le rock étant un genre sexagénaire,
contours stoner, avec, en 2014, un sommet, le
Joy a décidé de tirer sa révérence. nombreux sont les groupes qui au cours de puissant “Prisoner”. Sans surprise, la formule
S’il y a toujours quelque chose leur existence se sont séparés et reformés. s’est quelque peu érodée au fil du temps, l’exal-
d’émouvant à voir un groupe dans Si certains, comme Led Zeppelin ou tation des débuts aussi. “Nous ne nous arrê-
Pink Floyd, n’ont succombé à la tentation
la force de l’âge décider de mettre qu’une seule fois en trente ans, certains
tons pas parce que nous sommes fâchés ou à cause
fin à son existence, peu décident de n’ont jamais su régler leurs différends de problèmes d’argent, c’est juste qu’il est temps
célébrer leur dissolution avec tant de et laissent toujours les fans dans l’attente. de passer à autre chose. Mais pas question d’être
panache et un tel sens de l’amitié. Parmi les groupes qui font de la résistance, tristes”, précise Gutman. “Après tout, nous sommes
saluons pour leur opiniâtreté The Kinks
(1996), Oasis (2009), The Smiths (1987), Birth Of Joy” s’amuse Stunnenberg.
Talking Heads (1991), The White
Stripes (2011), The Jam (1982), XTC (2006),
ABBA (1982), Supergrass (2010) et, chez
Des classicistes nous, Téléphone, Bijou, Mano Negra... Mort dans la joie
L’histoire de Birth Of Joy, c’est celle d’un groupe Il sera donc écrit que Birth of Joy est mort dans
d’un autre temps, d’un anachronisme total au la joie, même si le groupe qui a donné en cette
cœur des années 2010, d’un groupe obsédé fin décembre son ultime concert français à
par le rock des années 60 et 70 et qui n’a jamais Ray Manzarek, la basse est jouée au clavier et Rennes n’est plus ce feu follet qui y avait enregistré
eu comme désir de faire évoluer son esthétique où le charismatique chanteur, Kevin Stunnenberg, un flamboyant “Live At Ubu” (dantesque triple
vers quelque chose de plus contemporain. Un possède une capacité surnaturelle à s’approprier album vinyle contenant pas moins de 26 mor-
trio guitare/ clavier/ batterie qui se décrivait lui- les maniérismes de Jim Morrison. C’est grâce au ceaux). Histoire de boucler la boucle, la dernière
même comme “Sixties on steroids” sur son site flair de Jean-Louis Brossard, programmateur des française du groupe a eu lieu en cette même salle
internet. Des classicistes qui se sont rencontrés Trans Musicales de Rennes, que le groupe a de l’Ubu, et le concert de deux heures donné
au conservatoire sur les bancs de l’Académie décollé en 2012. Repéré au festival Eurosonic devant un public acquis et une salle complète
Herman Brood à Utrecht. “Le premier jour, on de Groningue, le trio s’est retrouvé propulsé depuis de nombreuses semaines fut un final à
nous a demandé de former un groupe avec d’autres quelques mois plus tard aux Trans devant la hauteur de ce groupe jamais aussi à l’aise que
élèves qu’on ne connaissait pas” se remémore le plusieurs milliers de festivaliers qui ont adoré sur scène. Evidemment, le trio le reconnaît lui-
claviériste Gertjan Gutman. “On devait faire une les envolées blues rock du groupe. “Les gens même, par la voix de Gertjan Gutman : “Nous
reprise, écrire notre propre chanson et jouer devant étaient tellement enthousiastes et passionnés pour ne nous arrêtons pas vraiment” et sort la rengaine
les autres élèves deux jours plus tard. On s’est le rock’n’roll, ils chantaient avec nous alors qu’on de la pause indéfinie. Oui, il y aura probablement
trouvé des affinités en jammant. La connexion a jouait ici pour la première fois. Ça a été une d’autres concerts de Birth Of Joy dans le futur.
été instantanée, ça a été très facile. C’est ainsi révélation” se remémore le chanteur Kevin Dans 5, 10, 15 ou 20 ans ? On ne le sait encore
qu’est né Birth Of Joy !” D’autres sessions ont Stunnenberg. Un moment de grâce qui a donné — tout groupe classic rock qui se respecte se
suivi après les cours qui, de plus en plus, ont des ailes au groupe, pour lequel les sollicitations doit de faire une tournée de reformation par
remplacé l’école. Peu à peu le groupe a développé internationales se sont multipliées. Les tournées décennie, non ? — mais cette date rennaise était
son style, essayant d’intégrer un bassiste (“Ça a se sont enchaînées aux quatre coins du monde, l’ultime chance de voir le groupe au temps de sa
duré 10 minutes”) tout en restant raccord avec le groupe allant même jusqu’à donner 170 splendeur. Merci messieurs, et à bientôt pour
d’autres aventures. ★
Photo Tijmen Hobbel-DR

ce qui avait provoqué cette attraction mutuelle. concerts en 2014, soit près d’un jour sur deux.
La reprise choisie lors de leur rencontre avait “Je vivais dans une valise” s’en amuse le chanteur,
été “Break On Through” des Doors, comme un qui profitait de ses rares temps morts pour RECUEILLI PAR ERIC DELSART
signe avant-coureur de ce que serait, pour la composer et enregistrer. Absorbé par sa musique Album “Hyperfocus” (Glitterhouse)
décennie à venir, la base de ce groupe où, façon au point d’écrire constamment, Birth Of Joy a

028 R&F FEVRIER 2019


Tête d’affiche

Une mélancolie cool

REQUIN CHAGRIN
La Française Marion Brunetto poursuit une noble quête pop sur son deuxième album.
Mélancolie, réminiscences new wave et bonnes chansons sont au programme.
PARIS, DECEMBRE. Marion arpèges cristallins, rappellent aussi les excel-
Brunetto, regard incroyablement lents The Mantles de San Francisco. On en vient
rêveur, attend dans une brasserie. Requins évidemment à la claque initiale. “Indochine !
Un expresso est aussitôt commandé ; de studio
Le requin chagrin est un vrai requin, de
Mes parents écoutaient la radio, RFM, des choses
le dictaphone paraît presque un comme ça. Je devais avoir dix ans, et Indochine
taille moyenne et vivant en eaux profondes.
intrus, on fonce illico dans le vif du Nom scientifique : Centrophorus est arrivé comme un truc dingue, quelque chose que
sujet : le commencement. “Je jouais granulosus. Le nom désigne aussi, à la je n’avais jamais entendu jusqu’alors. Pour une
de la batterie dans Les Guillotines Réunion, une prostituée. Michel Sardou et enfant, c’était étrange d’entendre ‘Kao Bang’. Ce
Mireille Darc en ont fait le titre d’un duo
depuis 2012. Ce projet m’a nourrie, jouant évidemment un peu sur le double
groupe a été une obsession jusqu’à mes quinze ans.”
j’ai pu me faire la main. Mais, j’avais sens. Et d’autres ont, avant Marion A quoi s’ajoute l’indispensable passeur. “J’ai un
envie de faire de la musique toute Brunetto, rendu hommage aux grand frère, c’est lui qui m’a ensuite fait découvrir
seule, quelle qu’elle soit. J’avais sélachimorphes : Great White, Shark?, Cure, à travers ce best of, ‘Standing On A Beach’,
Grand Blanc, Moha La Squale, Sharko,
déménagé à Paris, où je vivais seule. Jaws, Sharks In Your Mouth ou avec le vieil homme sur la pochette. Cette compile,
J’ai commencé à enregistrer Carcharodon Megalodon. Ce qui fait je l’ai rincée ! Et il y a eu les Smashing Pumpkins,
des tonnes de trucs, souvent finalement assez peu de monde... Comme avec ce type chauve qui faisait peur. Puis les
l’animal, d’ailleurs, dont un tiers des
inécoutables. C’était de espèces est en voie d’extinction. Kills, les Yeah Yeah Yeahs, les Strokes. Et en
l’expérimentation. Puis, je me suis plus, comme j’étais abonnée à Guitar Part, je
achetée un enregistreur ; je testais, m’éclatais avec ces groupes à guitares, comme les
j’ajoutais des effets, de la reverb, White Stripes. Après, en 2012, je suis tombée sur
et là, ça a été le déclic. Je pouvais et c’est parti ! Plus sérieusement, je bossais en le catalogue de Burger Records puis sur les
mélanger tout ce que j’avais en tête. freelance, donc j’avais pas mal de temps pour compilations ‘Nuggets’ ou Born Bad. Tout ça
J’ai commencé à faire un morceau de travailler sur cet album. Je me réveillais à n’importe s’est mélangé. Je me rappelle avoir été obsédée aussi
A à Z, ça m’a donné envie d’écrire quelle heure, je prenais mon café et rien que de voir par ce titre du groupe Trisomie 21, ‘La Fête Triste’.”
des textes, ce que je ne faisais jamais mon matériel devant moi, ça me boostait ! Je
auparavant. Requin Chagrin, pour branchais et y allais. C’est la musique qui a toujours
moi, c’était passer à la création.” été la source de mon inspiration, pas vraiment la Composition
littérature ou le cinéma. Peut-être quelque chose monastique
de plus pictural. J’ai fait une école de dessin, car On écoute, le débit est calme et l’interlocuteur
j’ai longtemps voulu être dessinatrice de mangas. complètement abasourdi. C’est ce qui est litté-
Une drogue violente Je voulais donner une suite à ‘Dragonball Z’ ! ralement ensorcelant dans ce somptueux
et instantanée Je vois plutôt des couleurs, des images, des “Sémaphore” : mille signaux vers des couches
L’écoute du dernier album, “Sémaphore”, produit paysages.” Quand nous sommes tombés sur étincelantes de l’histoire de la pop. On change
par Adrien Pallot (Moodoïd, Grand Blanc), frappe le single de 2016, “Le Chagrin”, ce fut une dro- de sujet. Comment passe-t-on de la composition
par la concision des compositions, à quoi s’ajoute gue violente et instantanée. La drogue de la monastique à l’exposition scénique? “Au début,
une écriture très visuelle. “La musique donne réminiscence, ici lente et douce. Tout ce qui fait c’était très compliqué. J’avais envie de jouer dans
l’esprit. L’écriture vient toujours après. Elle doit la puissance affective de la pop était là : la les coulisses ! C’était difficile, surtout pour chanter.
coller à la musique. J’ajoute, je supprime, je coupe spontanéité, l’évidence, la Telecaster, la batterie Et puis, j’ai relativisé. Une fois que c’est lancé, c’est
des mots, s’il le faut. Je ne sais pas exactement où après-moi-le-déluge, le break orgastique. L’éternel cool. Il y a un côté vacances dans le fait de tourner.”
je vais. C’est une suite d’accords ou un rythme qui refrain, qui nous avait déjà rendus accro à C’est ça. Cool, malgré tout. Une mélancolie cool,
Photo Ella Herme-DR

dictent la suite. Pour cet album, j’ai fait des milliards Jessica93 ou White Fence dont Marion se sent solaire. Un peu comme l’été en hiver. ★
d’essais. Il y a beaucoup de pertes, de tentatives qui d’ailleurs proche. Avec ce “Sémaphore”, les
ratent. Je suis une bricoleuse. Quant à l’inspiration, paysages se précisent, les atmosphères s’étirent RECUEILLI PAR ALEXANDRE BRETON
il n’y a pas vraiment de références. Un bon café, comme des fins d’été. La texture des guitares, aux Album “Sémaphore” (KMS / Sony Music)

FEVRIER 2019 R&F 031


En vedette

“C’était mon frère”

BUZZCOCKS Six jours après la disparition de Pete Shelley,


Steve Diggle honorait son rendez-vous avec Rock&Folk
pour évoquer avec élégance son cher compère.
RECUEIILLI PAR STAN CUESTA

MERCREDI 12 DECEMBRE, LONDRES : groupe avec un gars à qui j’ai dit : “je te retrouve dans le centre de
ENTRETIEN AVEC STEVE DIGGLE, Manchester, en face du Free Trade Hall”. Malcolm McLaren était devant
LE CO-LEADER DES BUZZCOCKS, pour parler la salle, Pete Shelley vendait les billets à l’entrée, et moi je devais
de la réédition des deux premiers albums du groupe. rencontrer ce mec dans le bar au coin de la rue... McLaren m’a dit : “Il
Ironie tragique, l’autre membre fondateur, Pete y a les Sex Pistols à l’intérieur.” Il essayait de faire rentrer du monde et
Shelley, que l’on devait également interviewer, vient comme j’avais un look mod, il a ajouté qu’ils jouaient “Substitute” des
de mourir d’une crise cardiaque, moins d’une semaine Who... Puis, il m’a présenté Pete. Le parfait quiproquo : Howard Devoto
plus tôt. Autant dire que cette rencontre n’est pas et lui attendaient quelqu’un d’autre. On a discuté. Pete : “Au téléphone
banale. Steve a tenu à la maintenir, il veut parler, tu as dit ça”, et moi : “Toi, tu as dit ça”... Certains trucs collaient, du
rendre hommage à son ami. C’est sa première interview genre : “On va faire un groupe”, et d’autres pas du tout ! Une conversation
depuis... On comprend qu’il s’est saoulé à mort absurde... Du pur Jacques Tati ! Mais on s’est bien entendus. Les deux
en apprenant la nouvelle et qu’il émerge à peine. gars qu’on était censés rencontrer sont probablement encore en train
A l’anglaise. D’ailleurs, il s’était trompé de jour, arrive d’attendre au bar du coin...
avec deux heures de retard, mais se rattrape en parlant
tout l’après-midi ! Il enchaîne les gin & tonic, de plus R&F : Les Buzzcocks sont nés ce soir-là ?
en plus volubile, tandis que son accent de Manchester Steve Diggle : Le lendemain, on s’est retrouvés pour jouer, tous branchés
devient de plus en plus épais... Steve ne tient pas sur un seul petit ampli. Ça faisait un bruit horrible mais électrisant.
en place, offre l’intégrale de ses albums solo et prend J’étais guitariste mais je tenais la basse, parce que tout le monde voulait
dans ses bras au moment de partir. Parfois, il a l’air jouer de la guitare ! Six semaines plus tard, les Sex Pistols sont revenus.
complètement perdu, regarde le fond de son verre, Entretemps, on avait répété, on avait un batteur : on a fait leur
puis redémarre à cent à l’heure. Quand, avec son look première partie. Tous les journalistes de Londres étaient là pour les
d’éternel gamin, il mime les manières efféminées de voir. On a dû jouer 25 minutes : une vraie déferlante, ça les a scotchés.
Pete Shelley (“dans certains endroits, c’était un peu Ça nous a fait connaître immédiatement. C’était notre premier concert.
gênant...”), il oscille entre rire et larmes. Ce garçon est Je n’avais jamais fait partie d’un groupe, je n’étais jamais monté sur
un mélange de lad issu de la working class, qui se met scène...
d’équerre au pub du coin, et d’esthète influencé par
l’art et la littérature... Car, comme il le dit, au départ, R&F : Vous aviez envie de passer à la guitare ?
le punk, c’était ça : sortir des clichés rhythm’n’blues, Steve Diggle : Avec Howard, on n’a pas joué beaucoup, on a enregistré
être futuriste... C’est dans cette veine que Steve a le EP “Spiral Scratch” et, juste après, il a dit qu’il partait... Pete et
écrit des classiques comme “Fast Cars”, “Autonomy”, moi, on s’est dit qu’on devait continuer. On venait de commencer ! J’ai
“Promises”, “Harmony In My Head” et d’autres. dit : “Je passe à la guitare, on va trouver un bassiste, le son sera meilleur.”
Ceci dit, quand tu écoutes “Spiral Scratch”, ce jeu de basse minimal,
Photo Chris Gabrin-DR

ça fonctionne. Si j’avais été bon, j’en aurais mis partout. Là, c’est simple
Simple et dynamique et dynamique. Mais quand je suis passé à la guitare, ça a donné naissance
ROCK&FOLK : Votre première rencontre avec Pete Shelley ? à la formation classique, plus mélodique, avec ce son caractéristique à
Steve Diggle : J’avais écrit “Fast Cars” et je voulais monter un deux guitares en phase et hors phase.

032 R&F FEVRIER 2019


De gauche à droite :
Steve Diggle, Steve Garvey,
Pete Shelley et John Maher
“Buzzcocks, c’était Pete et moi”
R&F : On ne savait pas qui jouait quoi... R&F : Au même moment, à New York, Television allait dans
Steve Diggle : Parfois, quand je chantais, Pete jouait mon riff, et vice le même sens. Vous étiez au courant ?
versa. Personne n’était soliste ou rythmique. C’est le plus important, Steve Diggle : Non... Mais c’est ce qui est intéressant : moins tu en
comme dit Keith Richards, l’interaction entre deux guitares. On jouait sais, plus tu peux découvrir de choses. On était plus intéressés par
la même chose, mais légèrement désynchronisée. C’est un truc qu’on Camus, Sartre ou Picasso que par ce que faisaient les autres groupes.
n’a jamais travaillé...
R&F : On dit que Pete était plus pop et vous plus rock : est-ce
R&F : Pete et vous avez aussi dû vous mettre au chant... un cliché ?
Steve Diggle : La première que j’ai chantée, c’était “Autonomy”. On Steve Diggle : Ce n’était pas conscient, mais on se complétait. J’étais
écoutait tous les deux des groupes comme Can et Neu!. Johnny Marr probablement un peu plus rock’n’roll que lui, oui... On venait tous les
m’a dit que quand il a entendu “Autonomy”, ça a été pour lui comme deux de la classe ouvrière, mais Pete était allé au lycée. J’avais lu les
une révélation, le son du modernisme... Sur ce premier album, c’est une mêmes livres que lui, mais en autodidacte...
des chansons qui pointaient vers quelque chose de plus futuriste.
Avec “Fiction Romance” et “Moving Away From The Pulsebeat”, elle R&F : Vous n’avez pas tellement écrit ensemble, par la suite...
suggérait qu’on pouvait être punk et ouvrir le champ des possibilités. Steve Diggle : Non... Pour notre deuxième grand hit, “Promises” (n°20
en novembre 1978), j’avais écrit la musique et le refrain. Ça s’appelait
“Children”, ça parlait d’enfants déçus par des promesses, c’était assez rebelle.

034 R&F FEVRIER 2019


BUZZCOCKS

Pete est rentré chez lui pour écrire les couplets et il en a fait une R&F : Vous suiviez ce qu’il faisait ?
putain de chanson d’amour ! Steve Diggle : Non. Je n’ai jamais écouté ses disques. J’ai mis une cassette,
une fois, dans ma voiture : “Homosapien”, ça allait, mais le reste...
R&F : Le bassiste et le batteur ? Il avait l’air tellement seul...
Steve Diggle : Ils étaient beaucoup plus jeunes que nous... Pete et
moi, on passait beaucoup de temps dans les bars, à parler de la vie, de R&F : Il voulait tout arrêter, avant la reformation ?
philosophie, parfois on se disputait... Mais c’était intellectuel. Les deux Steve Diggle : Il a toujours dit ça ! Non, il était content de revenir. Sa
autres prenaient un verre et s’en allaient. Nous, on restait. Pete aimait carrière solo ne marchait pas... Moi, j’avais mon groupe, Flag Of
boire autant que moi, on était comme des frères pour ça, et on discutait Convenience, qui rejouait des titres des Buzzcocks. Un jour, un promoteur
de tout... Je réalise, particulièrement maintenant qu’il est parti, que américain, Ian Copeland, le frère de Miles et Stewart, a proposé une tournée
beaucoup de choses nées de ces discussions se retrouvaient ensuite américaine. On ne s’était pas revus depuis huit ans, mais on a dit oui.
dans nos chansons. Après l’Amérique, on nous a proposé l’Australie, le Japon, et puis l’Europe.
Cette tournée d’adieu s’est transformée en tournée du retour...
R&F : Ça allait très vite, “Love Bites” est sorti six mois après
le premier... R&F : Vous tourniez avec une nouvelle génération qui vous
Steve Diggle : Oui, en 1978, on débordait de chansons, il y en a même vénérait : Green Day, Nirvana, Pearl Jam, etc. Vous êtes devenu
qui ne sont jamais sorties... pote avec Kurt Cobain ?
Steve Diggle : On était en tournée, on avait acheté plein de télévisions
R&F : “Harmony In My Head” a été un hit (n°32 en juillet et j’en fracassais six chaque soir... Comme The Move ! A Boston, j’ai
1979). Toujours des singles inédits... explosé mes télés, je suis sorti de scène et le tour manager m’a fait :
Steve Diggle : Ça venait de la philosophie punk du début : ne pas arnaquer “Nirvana veut te voir.” Là, Kurt Cobain m’a dit : “Steve, j’adore ta
les gamins. Et puis, on avait plein de chansons, alors on faisait un album, façon d’exploser des télévisions.” Ensuite, on a fait leurs premières parties,
puis un single qui n’était pas dessus, parce qu’on avait de la réserve... notamment le Zénith à Paris... On est devenus très proches. Un jour,
j’ai sniffé toute sa coke, qu’il avait planquée dans les loges. Je voulais
lui rendre le mois suivant, mais il est mort...
Une époque confuse
R&F : Pete voulait quitter le groupe ? R&F : Il aimait les Buzzcocks ?
Steve Diggle : On tournait trop, on allait très souvent en Amérique. Steve Diggle : Oh oui, et il aimait le son de ma voix sur “Harmony In
En deux ans, on a eu environ huit hits, alors on devait revenir toutes My Head”. Il m’a demandé comment j’obtenais ça. “En fumant plein de
les deux semaines pour faire Top Of The Pops... Ou pour aller en studio. cigarettes !” C’est ce que Lennon avait fait pour chanter “Twist And
Pete a commencé à en avoir assez. J’étais aussi sensible que lui, mais Shout” ! Oui, on a beaucoup inspiré Nirvana. On était comme les parrains
peut-être un peu plus résistant. de toute cette scène des années 1990, tous nous l’ont dit, même s’ils
faisaient des choses assez différentes : Pearl Jam, Michael Stipe, de
R&F : Le troisième album est plus arty... REM... Même Bruce Springsteen ! L’influence des Buzzcocks est infinie...
Steve Diggle : Avec toutes ces tournées, l’atmosphère s’était assombrie.
Et puis, il fallait poursuivre l’aventure, explorer de nouvelles directions. R&F : Avec ces rééditions, vous alliez jouer à nouveau ?
Certains ont été un peu troublés par cet album, mais je pense qu’il Steve Diggle : On devait jouer dans des festivals, on en a déjà fait
obtient de plus en plus de respect avec le temps. plein cette année... Jusqu’à ce vendredi, quand le manager m’a appelé
et m’a dit : “Pete est mort.” On ne s’y attendait pas du tout. On allait
R&F : Pete avait toujours des titres en français, “Raison D’Etre”, commencer à travailler sur un nouvel album. Mais il se sentait un peu
“Qu’Est-Ce Que C’est Que Ça” faible, alors j’avais commencé seul. Ecrire, enregistrer, être en tournée,
Steve Diggle : C’est vrai, il adorait ça... Quand tu as 16 ans et que tu c’est toute ma vie ! J’ai une super chanson, très Buzzcocks classique,
lis Sartre, Proust, Camus, ça influence ta musique. Ce n’était plus dans la veine de “What Do I Get”, avec un riff superbe ! (Il fait écouter
seulement de l’entertainment. le titre sur son téléphone, très bon, comme toujours). J’ai fait les deux
guitares, ça s’appelle “Destination Zero”. Je suis revenu à mes racines.
R&F : Ensuite, vous faites trois singles produits par Martin Hannett... Je dois la finir, pour mon vieil ami Pete.
qui sonnent comme du Joy Division !
Steve Diggle : La musique de Joy Division, c’est ce qu’on faisait pendant
les balances ! Je pense qu’on les a pas mal inspirés. Ecoute notre bootleg, Quelque chose de spécial
“Time’s Up”... Il était temps de devenir un peu plus expérimental. On R&F : Et ensuite ?
a écrit chacun trois chansons, rassemblées en trois singles. Les gens Steve Diggle : On va voir... Buzzcocks, c’était Pete et moi. On était
d’EMI étaient perdus... Ils n’avaient pas de hit ! C’était une époque ensemble depuis 43 ans. Je suis le seul qui ne soit jamais parti !
confuse. Avec la coke, puis l’acide, on est devenus un peu dingues. Quand il me disait : “Je m’en vais”, il ajoutait : “toi, tu restes, tu continues” !
On avait fait venir des violoncellistes, des cuivres. A la fin, Pete, Martin Je vais continuer, c’est ce qu’il voulait. Et si ça avait été dans l’autre
Hannett et moi, on faisait : “Oh, j’avais oublié qu’il y avait une sens, j’aurais voulu qu’il continue. C’était mon frère, mon ami, mon
trompette sur cette piste !” On était morts de rire ! partenaire musical... C’est une telle perte. On faisait une super équipe
avec nos deux guitares. Avec n’importe qui d’autre, aussi excellent
R&F : Pourquoi avoir arrêté ? soit-il, ça ne sera jamais aussi bien. On avait quelque chose de spécial...
Steve Diggle : On avait besoin d’un break. Quand il a été temps de faire On le savait, on ne répétait jamais. Comme les harmonies vocales, ça
Photo Chris Gabrin-DR

un album, Pete n’était pas vraiment partant. Il a fait des démos dans le sortait tout seul, c’était une alchimie incroyable. Il n’avait que six
studio flambant neuf de Martin Rushent, rempli de matos électronique, semaines de plus que moi... Je serai le suivant, je vais le rejoindre un jour.
qui sont devenues les versions définitives... de son album solo. Je n’ai simplement pas encore fixé la date ! ★
Rééditions “Another Music In A Different Kitchen” et “Love Bites” (Domino)

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En vedette

“Si je meurs, ça ne leur fera ni chaud ni froid”

JEFF TWEEDY
Il a été la moitié de Uncle Tupelo, le chef d’orchestre de Wilco,
le pater familias de Tweedy, projet avec son fils batteur... Il est aujourd’hui seul
en scène, avec une autobiographie et un premier album solo sous le bras.
Jeff Tweedy est-il un side project de Wilco, ou bien est-ce désormais l’inverse ?
RECUEILLI PAR LEONARD HADDAD
ÇA SONNE BIEN, WILCO. En pop music, sonner Le batteur Glenn Kotche bloqué en Europe, pour raisons domestiques
bien, c’est plus qu’un début : presque la seule chose qui (et pour deux ans en tout), Wilco est en hiatus provisoire. Provisoire,
compte. A l’origine, il s’agit de la contraction de will mais longue durée. Alors Jeff Tweedy a du temps pour lui. Au fameux
comply, une terminologie militaire qu’on peut traduire Loft de Chicago, qui lui/ leur sert de base arrière, de studio
par nous allons obtempérer. Devenu le nom d’un d’enregistrement, de salle de répétition et de sovkhoze créatif, il empile
groupe de rock (1995) sous la houlette de Jeff Tweedy, les démos. Des dizaines. Peut-être des centaines. Qui constituent la
ça s’est mis à signifier à peu près le contraire. Quelque base de tout ce qu’il a enregistré depuis le dernier vrai disque de
chose comme allez tous vous faire foutre. Tous qui ? Wilco en 2011, “The Whole Love”. Après cette date, que ce soit sous
Tous, tous. Le pote d’adolescence et de visions country- le nom Wilco, sous le nom Tweedy (groupe formé avec son fils
punk (Jay Farrar, son partenaire dans Uncle Tupelo, de Spencer, batteur), sous le nom Mavis Staples (les albums que Jeff a
1987 à 1994) ; le compagnon de tournée, de studio et produits et en grande partie écrits pour la mama gospel-soul) ou sous
de solos de guitare devenu incontrôlable (Jay Bennett, le nom Jeff Tweedy (le tout nouveau tout chaud, “Warm”), ses disques
viré de Wilco en 2001, mort d’une overdose huit ans ont systématiquement eu pour matrice ces fragments insulaires, plus
après) ; le label Reprise, le label Nonesuch ; les fans ou moins aboutis, plus ou moins développés. “Oui, tout vient d’une même
et leurs attentes, les critiques et leurs critiques ; les discipline, explique-t-il en direct depuis le Loft. J’écris et j’enregistre
idées préconçues des uns et des autres ; les étiquettes, en permanence, j’amasse un matériel important et je fais confiance ensuite
quelles qu’elles soient, d’où qu’elles viennent : à un processus de sélection naturel. Je ne choisis pas, jamais. Je fais écouter
alternative country, americana, art rock, dad rock, rock aux membres de Wilco quand ils passent, et ils me disent ce qui les inspire
tout court... A chaque fois qu’il y a eu un risque, même le plus, ce à quoi ils pensent pouvoir contribuer. Ensuite, on réenregistre
minime, que l’une d’elles reste collée dans son dos, (parfois) ou ils rajoutent des choses (plus souvent) sur mes démos.” Sept
Tweedy a préféré retirer sa veste et la brûler, dégueulant ans que ça dure, avec cinq albums (dont deux Wilco) pour résultat. Plus
— parfois littéralement — à la moindre perspective de qu’une façon de faire. Une façon de vivre (de) la musique. Une fois
faire quoi que ce soit d’autre que ce qui lui chantait. que Wilco a fait son tri, le reste pourrait être considéré comme les restes,
“Pas parce que je suis un héros, juste parce que j’en les rebuts, les chansons qui n’ont pas passé le cut, s’il n’était si personnel
suis maladivement incapable.” On se souvient d’une ou réussi. Et “Warm” est les deux. Personnel et réussi. Un disque conçu
rencontre en 2002, au moment de la sortie charnière de comme le compagnon de l’autobiographie “Let’s Go (So We Can Get
“Yankee Hotel Foxtrot”, où il affirmait n’avoir jamais Back)” où Tweedy lâche tout : le narcissisme tordu de Jay Farrar mais
écrit “que des folk songs” avant de balayer tout concept aussi le sien ; les excès de drogues de Jay Bennett mais aussi les
d’americana d’un revers las de la main. “Parfois je me siens ; la mort du frère raté ; les deux packs de six engloutis chaque soir
demande s’ils ne disent pas ça juste parce que je joue par son père (“je ne savais même pas qu’on pouvait acheter de la bière
de la guitare acoustique... Je préfèrerais largement en plus petite quantité”) ; les migraines à crever de douleur ; les
Photo Whitten Sabbtini-DR

qu’on nous classe avec les Flaming Lips.” On est antidouleurs opiacés à crever tout court ; les cancers de son épouse ;
une quinzaine d’années plus tard. On n’aura pas la les doutes, les haines, les dégoûts, les rêves, le sentiment, peut-être,
cruauté d’aller demander à Wayne Coyne combien il d’être enfin, à cinquante ans passés, devenu un type fonctionnel.
aimerait aujourd’hui être classé avec Jeff Tweedy. “Quelqu’un qui pense à acheter le papier toilette.”
Quant à l’americana... Elle est où, l’americana ?

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JEFF TWEEDY

Photo Whitten Sabbtini-DR


Céder ses chansons pour des pubs de bagnoles ?
Wilco et Tweedy l’ont fait. Justement parce
qu’on leur avait dit de ne pas le faire
Au sein de sa génération rock, Jeff Tweedy est à peu près ce qui se soi-même. Malade d’être incompris, malade d’être trop bien accepté...
rapproche le plus d’un artiste important. Grammys, couverture presse, Malade dans tous les cas, parce que tout cela relève forcément d’un
ventes, tournées sold out, un festival annuel, un culte jamais démenti. malentendu.” Dans ces conditions, comment gère-t-il le dépit des fans
Comment réconcilier le fantasme et l’ethos punk des débuts et cette vie qui préféraient le Tweedy addict et morbide des débuts au père de famille
de notable rock reconnu, voire apaisé ? “Du premier jour où j’ai été qui a appris à tenir ses démons en respect ? “They’re not my friend”
dans un groupe, je me suis retrouvé très au-delà de mes rêves ou de mes répond-t-il dans “Having Been Is No Way To Be”, meilleur titre de
ambitions. On tournait, on enregistrait, on était un groupe... Je n’ai jamais “Warm”, probablement sa plus grande chanson en dix ans. “Si je meurs,
eu d’aspiration de carrière. Et je n’en ai toujours pas. Donc, je n’ai aucun ça ne leur fera ni chaud ni froid.”
sentiment d’y être arrivé. Je me contente de rester fidèle au simple constat
que c’est la seule chose que je veux faire de ma vie.” Y a-t-il continuité ou
contradiction entre l’homme qui écrivait “Misunderstood” en 1996, sur La peur du vide
la relation névrotique, possessive, dévorante entre l’artiste et ses fans, En 1994, Jay Farrar quitte Uncle Tupelo, le groupe à deux voix autour
celui qui hurlait “Please Don’t Let Me Be So Understood” en 2014 et duquel se structure la scène dite No Depression (du titre de son premier
celui qui affirme enfin “I think that fame is a misunderstanding” en disque) qui évoluera en americana. Ce trauma originel jamais tout à
2018 ? “Ce sont simplement des façons équivalentes de s’apitoyer sur fait élucidé (Tweedy aurait dit “I love you” à la petite amie de Farrar,

038 R&F FEVRIER 2019


un soir de cuite, plusieurs mois avant le split) aboutit à la création de
Top Jeff
Wilco, seul groupe majeur né, non de l’arrivée, mais du départ d’un
membre clef. Les années héroïques du groupe, celles des riffs stoniens
Les esquisses de Tweedy
Depuis cinq ans, toute l’œuvre de Tweedy prend
et des chansons country magiques ne seront rien d’autre qu’une quête sa source dans des démos solo que le songwriter
éperdue pour combler le vide laissé derrière le micro d’à côté. Six dispatche et dévellope ensuite dans ses
line-ups et (au moins) dix musiciens plus tard, la trajectoire Tweedy différents disques, sous diverses incarnations.
ressemble à une parabole, la fable d’un songwriter hanté par la peur
du vide, mais qui finira par se recentrer sur lui-même, sa femme, ses “Sukierae”
Tweedy (2014)
fils, son propre studio d’enregistrement, ses chansons et par se rendre La musique comme thérapie familiale. La maladie de sa femme, Sue
compte qu’il n’a besoin de personne d’autre. Ecrire cette autobiographie Miller, déclenche un serrage de coudes père-fils à la vie à la mort, avec le
et le disque solo qui l’accompagne, l’illustre, la complète, l’incarne, jeune Spencer (18 ans à l’époque) à la batterie. C’est un
double LP, monumental, méandreux, vingt chansons
n’est-ce pas le signe qu’il en est arrivé à ce point où l’on se suffit à soi- qui ressemblent à peu près à ce qu’elles sont : des démos
même ? “La question est orientée, non ? Elle laisse entendre une démarche enregistrées avec un fils batteur adolescent, pour se
narcissique. Alors que j’ai au contraire le sentiment de m’être enfin ouvert défouler, penser à autre chose et vider au passage les
aux autres, d’écrire de manière plus intime, plus directe, moins renfermée carnets remplis de chansons pas complètement finies.
Noter l’ironie (parfaitement tweedesque) d’enregistrer
sur moi.” Depuis le milieu des années 90, Tweedy se produit régulièrement un disque avec son fils quand la musique de l’artiste est qualifiée de
en solo. Seul en scène, une guitare à la main, un chapeau ou un dad rock (rock pour papa) à longueur de forums et d’articles Pitchfork.
bonnet sur la tête, un harmonica et un sourire à la bouche, il rejoue
l’intégrale de Wilco et Uncle Tupelo, il chante ses mises en musique “Star Wars”
de textes inédits de Woody Guthrie, ses morceaux de Loose Fur ou Wilco (2015)
Golden Smog (projets parallèles avec la crème de l’americana ou du Disque surprise (et gratuit), balancé sans prévenir sur toutes les
plateformes pendant l’été 2015, incognito, avec un
rock expérimental américain) révélant combien toutes, les plus simples magnifique chat gris vert sur la pochette et un titre pour
comme les plus complexes, les plus country comme les plus krautrock, rigoler et passer inaperçu sur Google (taper Star Wars
forment un corpus cohérent, une esthétique singulière, une seule voix, et compter le nombre de pages avant d’arriver à Wilco,
un seul homme. “Warm” est à cette image. Est-ce que les membres de pour voir). Le disque lui-même ? Très électrique,
toujours bon, jamais essentiel, l’archétype du disque en
Wilco manquent ? Non. Ce n’est pas qu’ils ne pourraient rien apporter passant, pour avoir une excuse de jouer du rock’n’roll
à ces chansons qui leur ressemblent (“Don’t Forget”, “I Know What It’s en tournée. Certains voulaient savoir à quoi ressemblerait “Sukierae”
Like”). C’est juste qu’il n’y a plus de vide à combler. Il y a une certaine si ça avait été un disque de Wilco ? La réponse est dans ces 33 minutes.
ironie à s’appeler pratiquement Titi (Tweety en anglais) quand on ressemble
à ce point à Grosminet. Jeff Tweedy a toujours eu une tête de chat, les “Schmilco”
années lui ont donné l’allure d’un gros matou, là pour faire des câlins, Wilco (2016)
doux et tièdes, moelleux et rassurants. En un mot, warm. Chez lui, cette L’envers du précédent, avec une référence à Harry Nilsson (citation de
“Schmilsson”, disque culte de 1971), un dessin de Joan Cornellà comme
évolution est celle de l’après rehab (racontée en détail dans “Let’s pochette et la certitude que toutes les référencements
Go”, avec rappels en filigrane tout au long du disque), la revendication Google en tapant Schmilco lui seront cette fois
par Tweedy d’un lien moins aliénant avec son public et de son droit à consacrées. Ce disque se distingue aussi de “Star Wars”
par la quasi-absence de guitares électriques, et par un
ne plus souffrir pour être beau. Depuis la phrase “Wilco will love you chapelet de ballades portées par un Tweedy bien calé
baby” dans “Wilco (The Song)”, en 2009, il y a eu les titres transparents dans ses baskets de mélodiste (“If I Ever Was A Child”,
“The Whole Love” (2011), “Together At Last” (2017) ou encore “You’re “We Aren’t The World”), comme libéré de la nécessité
d’être (expérimental) ou de ne pas être (vénéré par la presse rock
Not Alone” (2010), chanson manifeste offerte à Mavis Staples, qui américaine). Le plus solo de tous les Wilco.
expriment combien Tweedy s’efforce d’ouvrir les bras et comment il
théorise la place de la musique, sa musique, dans la vie de ses auditeurs.
“Ce sentiment que quelqu’un de l’autre côté de l’ampli, ressent la même
“Together At Last”
Jeff Tweedy (2017)
chose que toi. Voilà ce qui m’a fait aimer le rock. Une chanson qui te Beau titre, beau concept : rien que pour lui, rien que pour nous, Tweedy
touche, ça revient toujours à ça.” Le nouvel album va plus loin, en reprend onze belles chansons à la guitare sèche, même
identifiant pour la première fois la place de l’auditeur dans sa musique. celles qui sonnaient mieux au piano (“Hummingbird”).
Il traverse son répertoire, semble-t-il, au fil de
Le confident, c’est nous. l’inspiration du moment. Il y a du Wilco, du Loose Fur,
du Golden Smog, des classiques (“Via Chicago”, “Ashes
Of American Flags”), des obscurités (“Lost Love”, “In
L’esprit de contradiction A Future Age”), les chansons qui lui passent par la tête,
comme des requests en concert qu’il se serait faites à lui-même. Prouvant
Un jour en concert, on a entendu un type hurler “Jeff ! Play the fucking au passage qu’en effet, il n’écrit que des chansons folk.
hits !”, s’attirant cette réponse du tac au tac : “Heu, l’ami, tu t’es gouré
de salle, manifestement...” Des hits ? Y en a pas. Faudrait avoir été classé
dans les charts, et ça n’est jamais arrivé. Ou alors au moins passer à la
“Warm”
Jeff Tweedy (2018)
radio. Jamais trop arrivé non plus... Accepter de céder ses chansons pour L’aboutissement d’une longue quête de soi pour établir ce que
des pubs de bagnoles, peut-être ? Ça oui, Wilco et Tweedy l’ont fait. Tweedy appelle “son rapport au monde”. Pas de groupe autour de lui,
des chansons qui parlent presque toutes de la mort,
Justement parce qu’on leur avait dit de ne pas le faire. Les fans n’avaient celle de son père, la sienne, les nôtres, celle du genre
pas aimé, mais ce type a décidément l’esprit de contradiction. Won’t humain tout entier (“Let’s Go Rain”, qui fantasme
comply. Ni avant, ni maintenant, ni jamais. Bien sûr, Wontco ne sonnerait un nouveau déluge), le tout sans drame, sans
pas terrible. Ne surtout pas le lui faire remarquer, ça pourrait lui complaisance, sans tristesse, mais surtout sans filtre.
Pour la première fois, le Jeff Tweedy ado qui a
donner des idées, lorsqu’il réunira son groupe l’année prochaine. ★ grandi dans la fosse des salles de concert et le Jeff
Tweedy adulte qui évolue depuis trente ans sur scène ne font qu’un.
Album “Warm” (DBPM/ Pias) A écouter avec son autobiographie à la main. ❏
Livre “Let’s Go (So We Can’t Get Back)” (Dutton) LEONARD HADDAD

FEVRIER 2019 R&F 039


En vedette

“Le punk me plaisait bien


mais j’étais surqualifié pour le genre”

JOE JACKSON
A l’occasion de la sortie d’un convaincant nouvel album,
le grand bougon britannique commente son œuvre,
quarante ans d’incompréhension selon lui.
RECUEILLI PAR OLIVIER CACHIN
“AH NON, PAS UN COCA LIGHT, surtout pas. qui ne retravaillera plus jamais avec le chanteur. “Il voulait faire cette
Tiens, donnez-moi plutôt un chocolat chaud comme photo, OK, pourquoi pas. Je ne la déteste pas, mais bon... C’est marrant
monsieur, ça ira bien pour accompagner la pluie”. d’entendre maintenant qu’elle est iconique, en tout cas c’est ce qu’on
On est dans un hôtel près de la gare Saint-Lazare, m’a dit.” Joe esquisse un rictus quand on lui raconte qu’à l’époque,
en pleine jacquerie des gilets jaunes. Le quartier son album arborait un sticker punk avec une épingle à nourrice dans
résonne d’un concert de klaxons rageurs, il pleut les bacs des Fnac. “Le punk me plaisait bien, c’était fun, mais j’étais
des cordes et Joe Jackson vient faire un tour surqualifié pour le genre. J’avais 22 ans, c’était excitant, et des groupes
dans la capitale du chaos pour promouvoir comme les Damned étaient à la fois ridicules et drôles. Ceci étant,
son nouvel et excellent album “Fool”. j’avais des amis qui passaient beaucoup de temps à devenir de bons
musiciens et eux n’aimaient pas trop le je-m’en-foutisme punk.”
1979 toujours, en octobre, c’est “I’m The Man”, et cette fois le
visage de Joe apparaît sur la pochette, avec un look de receleur cockney
Un sticker punk pour un style qu’il définit avec un humour pince-sans-rire comme du
L’idée est de revenir sur quarante ans de carrière et de commenter sa Spiv rock. “C’est le nom anglais d’un personnage des fifties, un petit escroc
pléthorique discographie, depuis ce fondateur album qu’était “Look qui veut vous fourguer des trucs pas vraiment légaux. C’était une vanne,
Sharp” jusqu’à ce “Fool” qui revient aux bases de ce barde anglais pas un genre musical, hein. J’aimais bien l’album quand il est sorti,
tendance Schtroumpf grognon. Au départ, Joe n’est guère enthousiaste. aujourd’hui j’en suis moins sûr.”
Il aurait sans doute préféré, comme nombre de ses congénères en mission 1980, troisième LP, “Beat Crazy”, où son bassiste, Graham Maby,
promo, aligner les propos convenus sur son dernier disque, forcément partage le chant sur la chanson-titre. Graham est toujours là, en 2019,
le meilleur jamais enregistré. “On va passer en revue tous mes fichus sur “Fool”. “Ouais, le petit salopard, je n’arrive pas à me débarrasser de
albums ? Ça va prendre des jours !” maugrée-t-il. Enfant, Joe a commencé lui. Il refuse de partir ! J’essayais de prendre une autre direction musicale
par jouer du violon, mais a vite bifurqué vers le piano. “C’est plus commode mais ça n’a pas fonctionné. J’aime quelques chansons de cet album
quand on veut composer des chansons, c’était mon cas”, concède-t-il en mais le reste n’est pas terrible.” Ce sera le troisième et dernier album
regardant d’un œil torve le chocolat tiède et industriel que lui a apporté du Joe Jackson Band avant un improbable retour 23 ans plus tard.
le serveur. L’année 1981 est celle du retour vers le passé. “Jumpin’ Jive” est une
Le premier groupe de Joe est alimentaire. Koffee N’ Kreme fait de la collection de chansons des années 1940 en mode swing et jump blues,
musique façon cabaret. Quand le producteur David Kershenbaum (Tracy avec des standards jadis interprétés par Lester Young, Louis Jordan
Chapman, Duran Duran, Laura Brannigan) entend la démo de Joe, il ou Cab Calloway.
le signe chez A&M et lui fait réenregistrer ses compositions, qu’on “J’ai été très malade et pendant ma convalescence j’écoutais plein de
retrouvera sur son premier album. Enregistré en août 1978, l’été de rhythm’n’blues à l’ancienne, ça m’a aidé à aller mieux. Je me suis dit
Photo John Huba-DR

ses 24 ans, et sorti en mars 1979, “Look Sharp” est illustré d’une que ça serait rigolo de jouer des vieux trucs mais je ne pensais pas que ça
photo de Brian Griffin prise à Londres, près de Waterloo Station, montrant finirait sur un disque, je me voyais plus jouer ça dans des pubs. A l’époque,
ses chaussures blanches et pointues baignées d’un rayon de soleil. Un pendant les concerts, j’avais dans ma poche le prix du ticket en cash et je
cliché que Joe n’apprécie pas particulièrement, selon le photographe disais au public : ‘Si cette musique vous gonfle et que vous souhaitez

FEVRIER 2019 R&F 041


être remboursé, venez sur scène.’ C’est arrivé deux fois. Le reste du public peu d’humour dans ce disque solide. “Night Music” en 1994 est une
a trouvé ça rigolo, donc ça valait le coup. C’était avant la mode du revival nouvelle sieste musicale dont l’antidote est un nouveau best of, suivi
donc j’étais peut-être en avance... Ou alors quarante ans en retard”. d’un autre best of. Vieilles marmites, meilleures soupes.
1982 : c’est le succès populaire de “Night And Day”, avec deux Retour au concept album en septembre 1997 avec “Heaven & Hell”,
nominations aux Grammy Awards pour le single “Steppin’ Out”, à la huit chansons autour des sept pêchés capitaux avec Suzanne Vega pour
grande surprise de Joe. “Oui, ça m’a surpris. Mais je suis toujours surpris, l’épisode “Lust”. “Je ne sais pas si ce disque était spécifiquement catholique,
car je n’attends jamais rien, et c’est l’attitude qu’il faut avoir. Quand on mais j’en avais marre d’écrire des chansons pop. C’est peut-être mon disque
n’attend rien, tout ce qui se passe est intéressant.” En le plus ambitieux, le plus exigeant. Il faut
1983, “Mike’s Murder” est une fausse BO : la l’écouter plusieurs fois pour comprendre”. Vu
musique écrite par Joe n’est quasiment pas utilisée
dans le film médiocre réalisé par James Bridges, et
Le bruit en que personne ne l’a fait, personne n’a vraiment
compris.
c’est John Barry qui signe le score. Joe est un peu queue de pie “Symphony N°1” lui vaut son premier
agacé. Avec un feeling jazz pour la couverture qui Joe Jackson n’est pas le premier artiste pop Grammy en 1999, mais Joe est quand même
à céder aux sirènes de la musique classique.
rend hommage à Sonny Rollins et un peu de salsa Il y a les reprises (“A Fifth Of Beethoven” fâché. “C’était le hasard, j’ai gagné par défaut
dans sa pop, “Body And Soul” voit le jour en mars de Walter Murphy adaptait la Symphonie dans une catégorie bizarre. Les votants ont
1984 et la tournée qui s’ensuit épuise le chanteur. N°5 version disco), mais aussi tous les sous- dû se dire qu’il était temps de me récompenser.
“On était en concert pendant presque un an, puis je suis genres du metal, ainsi Nightwish et son J’étais comme une équipe de foot qui gagne
gothic symphonic metal. En 1969, Deep
retourné en studio et ensuite on est repartis sur la route... Purple s’est offert le Royal Philharmonic parce que les adversaires ont marqué un but
C’était de la dinguerie, j’en ai trop fait dans les années Orchestra pour un disque très Spinal Tap. contre leur camp. C’est un projet qui a été acheté
1980, j’étais un workaholic.” Plus récemment, le même RPO offrit par dix personnes, il y a eu plus de musiciens
l’ultime outrage au punk rock avec
Mars 1986 : C’est “Big World” avec une pochette “The Anarchy Arias”, album de 2017
signée du dessinateur espion, Serge Clerc.“J’aimais reprenant en mode opératique 13
bien ses dessins, et ça m’amusait d’être un cartoon”, classiques dont “London Calling”
et “Pretty Vacant”, pour un résultat
concède Joe, un rien blasé. Le disque est enregistré shocking mais étonnamment digeste.
live, mais Joe demande au public de ne pas réagir
pendant les morceaux. “Le mythe, c’est que j’ai interdit
au public d’applaudir, mais ce n’est pas vrai. J’ai juste demandé qu’ils
attendent la fin des chansons pour le faire.” C’est la première sortie CD
de Joe, et c’est la raison pour laquelle l’édition vinyle originale n’a que
trois faces, contenant 15 chansons et soixante minutes de musique.

Une nouvelle sieste musicale


On passera charitablement sous silence “Will Power” (avril 1987),
une première expérience avec la musique classique, boudée par la
critique et le public, qui semble avoir pour unique but de s’acheter
une respectabilité (spoiler : ça n’a pas marché). Un double live pour
rééquilibrer la balance (“Live 1980/ 86”) et c’est “Tucker” en 1988,
musique du film de Francis Ford Coppola qui lui valut une nomination
aux Oscars. “Je m’en souviens, c’est ‘Le Dernier Empereur’ qui a gagné.
Pour faire une BO, on doit laisser son ego de côté. Là, ça s’est bien passé
parce que Francis est un génie, et il avait des bonnes idées pour les musiques.
J’ai bossé avec d’autres réalisateurs qui ne savaient pas ce qu’ils voulaient
et, dans ces cas-là, on se retrouve avec une bande de crétins d’Hollywood
qui donnent tous leur avis, c’est affreux. Le cinéma c’est fini pour moi,
en plus il faut être à Los Angeles et ça n’est pas mon truc”.
“Blaze Of Glory” en avril 1989 titille quelques sujets d’actualité et
évoque dans la chanson titre le décès d’une rock star mythique, à côté
de qui les autres musiciens sont “des cartoons qui se prennent pour
Superman”. Aucune pointure des eighties n’est nommément visée. “Ça
ne parle de personne en particulier, c’est Elvis et beaucoup d’autres”.
Les cheveux de Joe continuent de tomber et les disques de sortir :
le best of de 1990 (“Steppin’ Out : The Very Best Of Joe Jackson”,
15 chansons classées par ordre chronologique) est la réponse corporate
de A&M au changement de label de notre héros, qui signe chez Virgin
pour “Laughter & Lust”, sorti en avril 1991. Si notre antihéros se
présente sur la pochette vêtu d’une tenue de bagnard avec un boulet
au pied, il ne faut pas pour autant y voir la même symbolique que quand
Prince se présentait avec le mot esclave peint sur la joue. “On n’avait
Photo John Huba-DR

pas d’idée pour la pochette alors on a réfléchi avec l’équipe : moi, le


directeur artistique, le costumier et la maquilleuse, qui est devenue très
célèbre puisqu’il s’agissait de Bobbi Brown, qui a sa propre ligne de
cosmétiques.” Au-delà de cette référence au slapstick du cinéma muet,

042 R&F FEVRIER 2019


JOE JACKSON

qui jouaient dessus que de gens qui l’ont écouté”. Le Schtroumpf grognon, en 2015 contient une reprise de “See No Evil”, le morceau d’ouverture
on vous dit. du premier album éponyme de Television (“J’adore cette chanson”).
En 2000, alléluia, c’est le grand retour pop avec “Summer In The Et on en arrive à “Fool”, huit excellents morceaux enregistrés entre
City : Live In New York”. La même année, “Night And Day II” Berlin et New York. “Ça m’intéressait d’écrire sur le vieillissement. ‘Strange
revisite la Big Apple avec une noirceur nouvelle, et Marianne Faithfull Land’ parle de quelqu’un qui s’est perdu dans une ville qu’il croit connaître
y chante “Love Got Lost”. “Un disque sous-coté, dont je suis très fier. mais qui a changé, et il se sent comme un fantôme. C’est ce que je
Tout l’album est sur le même tempo. ‘Happyland’ parle de l’incendie d’un ressens parfois à New York. Est-ce moi qui change ?” On lui dit qu’il
night club dans le Bronx qui a fait 87 morts. Ce disque est maudit, il y n’est pas si vieux. “Ouais mais je suis plus vieux. Plein de gens de mon
a le World Trade Center sur la pochette, qui a disparu l’année suivante. âge sont morts, même ceux qui sont encore en vie”.
New York n’a plus jamais été la même après le 11 septembre.”. En Quand on lui avoue qu’on aime beaucoup le titre “Dave”, Joe est (enfin)
2002, “Volume 4” marque le retour du JJ Band 20 ans après (comme content. “J’ai dû faire un bon album, parce que tout le monde a un morceau
les trois mousquetaires) et l’album “Afterlife” en est le témoignage préféré différent. C’est bon signe”. Avant de quitter Joe, on lui rappelle
live. En 2004, Joe signe une ode à la cigarette (non incluse sur aucun notre précédente rencontre en 1989, quand il affirmait qu’un artiste
album) avec “In 20-0-3”. “Ouais, j’aime fumer et boire un verre en même considère toujours son dernier album comme son meilleur. Pense-t-il
temps, et alors ? Si je veux faire ça maintenant, je dois sortir sous la pluie”, toujours la même chose ? “Oui. Je trouve que mon nouvel album ‘Fool’
grommelle-t-il un peu irrité après une heure sans clope. est le meilleur que j’aie jamais fait”. Le chocolat chaud est froid, et Joe
“Rain”, en 2008, est une réussite minimale (en trio avec l’incontournable sort fumer sa cigarette sous la pluie. ★
Graham Maby, plus David Houghton à la batterie) et “The Duke” en
2012 rend hommage à Duke Ellington, avec Questlove le batteur des Album “Fool” (Edel/ Verycords)
Roots et le guitariste Captain Kirk Douglas en guests. “Fast Forward”

“J’étais peut-être en avance...


Ou alors quarante ans en retard”

FEVRIER 2019 R&F 043


Story

Ils venaient de Coventry, considérée comme


la poubelle de Birmingham

THE

SPECIALS
Une partie des Specials remonte le groupe et s’apprête à sortir
un nouvel album, 40 ans après des débuts fracassants
laissant un héritage musical génial.

PAR NICOLAS UNGEMUTH

LES SPECIALS, on vient de l’apprendre, ont donc emparé du ska, puis du rocksteady, notamment grâce au label Trojan
décidé de se reformer, et de sortir en février un nouvel qui, comme Blue Beat avant lui, sortait en Angleterre singles, albums
album (“Encore”, qui signifie astucieusement dans et compilations achetés en masse par ces nouveaux clients d’un genre
la langue de Voltaire rappel). Sans Jerry Dammers, rustique et viril, apparus en nombre vers 1968 et 1969 : les skinheads.
ni le batteur extraordinaire (nous y reviendrons) John Lesquels, comme les mods, décidèrent d’écouter exclusivement de la
Bradbury, mort en 2015 et remplacé par un dénommé musique noire, en provenance de Jamaïque (même si quelques tubes
Kenrick Rowe, ni le tromboniste Rico Rodriguez, Trojan furent en fait enregistrés en Angleterre). Prince Buster, Desmond
disparu la même année, ni Neville Staple, le toaster Dekker, les Skatalites, les Pioneers et des dizaines d’autres étaient leurs
incandescent, ni le guitariste Roddy Radiation, remplacé nouveaux héros. Dix ans plus tard, juste après le boom punk, les Jam
par Steve Craddock (Paul Weller, Ocean Colour Scene) ressuscitèrent les mods, après quoi, on assista au retour des skinheads
qui les avait déjà rejoints lors d’une précédente réunion. et du ska : tout recommençait, mais différemment.
Est-ce une bonne idée ? Peut-on encore parler des Les Specials avaient commencé comme un groupe dans la mouvance
Specials ? Pas sûr. Mais enfin, il faut bien vivre... punk. Ils venaient de Coventry, considérée comme la poubelle de
Et puis l’héritage du groupe original — deux uniques Birmingham, et avaient débuté sous l’intitulé The Automatics, puis The
albums et une poignée de singles — reste tellement Coventry Automatics, avant de devenir The Special AKA, puis The
énorme quatre décennies plus tard qu’il fera Specials. La pochette intérieure de “All Mod Cons”, qui avait propulsé
vibrer les nostalgiques et suggère qu’on y revienne... les Jam en haut de l’affiche, lançant le revival mod, affichait, entre autres
images iconiques, une compilation de ska. Les Clash reprenaient
“Pressure Drop” de Toots And The Maytals. Tout cela a donné quelques
idées à Jerry Dammers qui a décidé de retravailler en version ska le
Succès instantané répertoire des Automatics ainsi que de reprendre quelques vieux
Il y a quarante ans, chose rare, l’histoire s’est répétée : dans un morceaux du genre, tout en recrutant un groupe ad hoc pour pouvoir
Photo Archives Rock&Folk-DR

premier temps, vers 1964, les mods anglais ont adopté le ska jamaïcain, jouer cette musique si particulière. Horace Panter (alias Sir Horace
qu’il leur arrivait également de nommer blue beat, en référence au label Gentleman), à la basse, était un ami d’enfance. Dammers entendit Terry
anglais du même nom distribuant au Royaume-Uni les dernières Hall jouant dans un groupe local et l’engagea sur le champ. Lynval
nouveautés de l’île qui venait d’acquérir son indépendance. Lorsque Golding jouerait la guitare rythmique et Roddy Variation, fan de rock’n’roll
le mouvement mod s’est éteint, les petits frères des mods originaux, fifties, tiendrait la guitare solo. John Bradbury assurerait à la batterie
réfractaires au mouvement hippie et psychédélique, se sont à leur tour et bientôt, Neville Staple, émigré jamaïcain, cogneur et ex-champion

044 R&F FEVRIER 2019


Le noir et blanc était de rigueur
des maisons de correction, toasterait comme son idole Prince Buster Une vieille photo de Peter Tosh avec les Wailers durant les années
ou U-Roy à ses débuts. Avec l’ajout de Rico Rodriguez, authentique ska inspira le logo magique du personnage surnommé Walt Jabsco, un
rasta vétéran des années ska et des Skatalites, et du grand Dick rude boy avec pork pie hat et loafers (la plupart des groupes de
Cuthell à la trompette, au bugle ou au cornet, les Specials étaient l’écurie 2 Tone trouveraient leur propre logo, comme le skinhead en
désormais équipés pour jouer du vrai ska, bien que légèrement dynamité forme de M, coiffé d’un trilby de Madness, ou la jeune fille dansante
à la sauce punk. Après les avoir vus en concert, Joe Strummer les enrôla de The Beat) et tout était prêt pour passer à l’attaque. Dammers décida
pour assurer la première partie de la tournée The Clash On Parole, celle de sortir un premier single qui, à la manière de certains simples jamaïcains
de leur deuxième album. Après quoi, Jerry Dammers eut la première des sixties, proposerait deux groupes. Les Specials en face A, et les amis
de ses idées de génie : créer un label nommé 2 Tone, dont la signification de The Selecter en face B. Cinq mille exemplaires furent pressés puis
était aussi bien sociale — les Specials étaient un groupe multiracial distribués via Rough Trade, le succès étant tellement instantané que
— qu’esthétique : le noir et blanc était de rigueur dans leur garde-robe. les Specials se retrouvèrent rapidement signés chez Chrysalis, qui les

046 R&F FEVRIER 2019


THE SPECIALS

Avec Madness,
Selecter puis The Beat
dans les charts,
la vague 2 Tone
déferle sur l’Europe

Dandy Livingstone) et de compositions originales impeccables et


relativement ska comme “Doesn’t Make It Alright” (bientôt reprise en
version testostéronée par les Nord-Irlandais de Stiff Little Fingers), et
d’autres plus punk puisque écrites longtemps avant, comme “Nite Klub”
(avec Chrissie Hynde aux chœurs), “(Dawning Of A) New Era”, “Do
The Dog”, “Concrete Jungle” ou “Little Bitch”. L’album parle de racisme,
d’adolescentes enceintes, d’ennui et de déceptions. Elvis Costello, le
producteur, a fait un travail remarquable : tout cela sonne à merveille.
Neville Staple invente le personnage de Judge Roughneck (référence
au “Judge Dread” de Prince Buster) sur “Stupid Marriage”, la voix
blanche, impassible et désabusée de Terry Hall contraste génialement
avec la musique globalement très festive, les cuivres claquent, mais
les vrais héros de l’album sont les deux génies de la section rythmique :
Sir Horace Gentleman, d’abord, qui joue de la basse aux doigts (pas
autorisa à signer d’autres groupes 2 Tone, même s’ils devaient sortir de médiator ni d’allers-retours comme cela se pratiquait partout en 1979)
leurs disques ailleurs (comme Madness chez Stiff, par exemple), The et signe des lignes insensées (“Little Bitch”, “Too Much Too Young”),
Selecter restant chez Chrysalis, puis The Beat débarquant chez Arista. jouant parfois à l’octave, avec un poil de slap de temps en temps, et le
On connaît la suite... grandiose John Bradbury qui aligne rimshots, pêches, roulements et
contretemps avec des sons de caisse claire hallucinants (voir l’intro de
“Do The Dog” ou encore ce qu’il fait sur “It’s Up To You”) : on peine
Des mods et des skinheads à croire que ces deux-là soient blancs et citoyens britanniques. Ils
La sortie de “Gangsters”, un morceau reprenant le riff de “Al Capone” sont incontestablement les Sly & Robbie du revival ska. En attendant,
de Prince Buster, mais largement réécrit au sens propre comme au figuré, les Specials cartonnent : “Gangsters” se hisse à la sixième place des
lança la grande aventure, laquelle prit encore plus d’ampleur avec la charts, “A Message To You Rudy” à la dixième, puis le triomphe
sortie d’un premier album démentiel en novembre 1979. Un mélange arrive avec “Too Much Too Young” qui devient, tout simplement, numéro
de reprises très astucieuses de pépites sixties jamaïcaines (“Monkey 1 en Angleterre. Le single vaut surtout pour sa face B, qui montre très
Man” de Toots And The Maytals, “You’re Wondering Now” de Andy clairement la puissance et la cohésion du groupe sur scène : un
& Joey, “Too Hot” de Prince Buster, et “A Message To You Rudy” de medley baptisé “Skinhead Symphony” réunissant des classiques du

FEVRIER 2019 R&F 047


Pour le second album, les Specials
ne peuvent se cantonner au ska
skinhead reggae (entendre des tubes sortis chez Trojan) comme “Long Shot (certaines photos des fans du groupe montrent ce qui, franchement, ressemble
Kick The Bucket”, “Liquidator” ou “Skinhead Moonstomp”, ainsi que à des enfants) raffolant de l’aspect jovial de la musique, mais aussi des très
“Guns Of Navarone” des Skatalites, montre un groupe à couper le nombreux mods anglais fans des Jam qui considèrent, à juste titre, que le
souffle, d’une vitalité et d’une précision hallucinantes. Avec Madness et ska fait partie de leur ADN musical et qui partagent le même look et, enfin,
Selecter dans les charts, puis bientôt The Beat, la vague 2 Tone déferle sur des skinheads qui effectuent leur grand retour, lequel n’est pas sans
l’Europe, et tout le monde s’achète sa cravate à damier, son pork pie hat poser quelques problèmes : si certains, qui se surnomment rude boys (un
et des lunettes noires comme celle de Jerry Dammers. Le timing est parfait : terme assez amusant dans la mesure où, jusque-là, il n’avait jamais été
les Specials et les autres bénéficient non seulement de préadolescents employé qu’en Jamaïque dans les sixties pour désigner, tout simplement,

048 R&F FEVRIER 2019


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THE SPECIALS

C’est Dammers qui


aura le dernier mot en
faisant enregistrer aux
Specials ce qui restera
comme son plus
grand chef-d’œuvre
“International Jet Set”, rêverie indescriptible, authentique musique
d’ambiance aérienne (“Will the muzak ever end ?”) en version grandiose.
les voyous et les mauvais garçons) apprécient en toute tranquillité la musique Le disque se termine avec une reprise encore plus ironique et désenchantée
des groupes 2 Tone, d’autres, les skinheads affiliés au National Front ou de “Enjoy Yourself” chantée par les filles des Go-Go’s, avec qui les
au British Movement, perturbent les concerts, font des saluts nazi et tapent Specials ont sympathisé lors de leur tournée américaine... Radiation
sur tout ce qui bouge, ce qui, on l’imagine, rend hystériques Dammers et signe le nouveau single, le parfait “Rat Race”, qui fonce directement à
Hall, sans parler des musiciens noirs du groupe (Suggs, de Madness, la cinquième place des charts, suivis par “Stereotype”, numéro 6, et “Do
avait expliqué dans ces pages que son groupe avait le plus pâti des skins Nothing”, numéro 4. La reconversion se présente bien mais pour
nazi, “tout simplement parce que nous étions le seul groupe 2 Tone sans autant, le “Enjoy Yourself” final annonce de manière prophétique la
aucun Noir dans notre formation. Hélas pour nous, nous étions parfaits à suite des événements : il n’y aura plus jamais d’autre album des Specials.
leurs yeux...”). Malgré tout, l’heure est à l’euphorie : le groupe tourne aux Les membres du groupe, qui se sont découverts des talents de songwriters
Etats-Unis, au Japon et en Europe, “Gangsters” et “A Message To You (voir le phénoménal “Friday Night, Saturday Morning” de Terry Hall,
Rudy” passent dans toutes les boums, fêtes, soirées et boîtes de nuit, en hommage au mythique roman d’Alan Sillitoe “Saturday Night And Sunday
fonction de l’âge des participants. Les Specials, Madness et The Selecter Morning”, paru en 1958), ne voient plus pourquoi Dammers, jugé
passent tous les trois dans la même édition de Top Of The Pops. C’est un dictatorial, devrait diriger le groupe d’une poigne de fer et l’emmener
triomphe pour tout le monde, mais en particulier pour Jerry Dammers, vers des territoires qu’ils sont loin de tous apprécier (muzak, ambiances
qui commence à avoir de nouvelles idées... mariachi, cithares à la John Barry, influences soca, etc.)...
C’est pourtant Dammers qui aura le dernier mot en faisant enregistrer
aux Specials ce qui restera comme son plus grand chef-d’œuvre. “Ghost
Rêverie indescriptible Town” sort en juin 1981 et squatte la première place des charts durant
Pour le second album du groupe, il décide d’élargir le spectre : les Specials de longues semaines. Chanson politique et sociale, elle touche le
ne peuvent se cantonner au ska et aux reprises de vieux joyaux sixties. grand public par son étrangeté (les chœurs spectraux), sa construction
Il commence à s’intéresser à la bossa nova, au jazz, à l’easy listening, harmonique (la suite d’accords surprenante faisant soudainement basculer
aux musiques de films, et en particulier à celles de John Barry et d’Ennio la chanson en mode majeur pour la partie évoquant le bon vieux temps :
Morricone, des années avant l’invention du trip hop. Il ajoute à son Vox “Do you remember the good old days before the ghost town ?”), les sonorités
Super Continental de 1966 un orgue Yamaha flambant neuf qui cheesy de l’orgue synthé Yamaha que Dammers vient d’acquérir et, en
propose des sons délicieusement ringards de musique d’ascenseur (comme Angleterre au moins, la réalité de ses paroles sur la chute économique
ces presets “Clarinette” ou “Flûte” utilisés sur “Ghost Town”). Le nouvel du pays et le pourrissement des villes périphériques.
album sera donc un mélange du son classique des Specials et de ces
nouvelles influences qui lui semblent indispensables pour revitaliser
le groupe et lui injecter un sang nouveau. Cela donnera “More Specials”, Le génie de Jerry Dammers
disque culte, à juste titre. L’album commence avec une énième reprise C’est après cette splendeur que Terry Hall, Lynval Golding et Neville
de Prince Buster, “Enjoy Yourself (It’s Later Than You Think)” qui, Staple partent monter les Fun Boy Three, Hall participant ensuite à The
comme “You’re Wondering Now” terminant le premier album (“You’re Colourfield puis à Terry, Blair & Anouchka avant d’être atteint de dépression
wondering now what to do, now you know this is the end”), est à lire au chronique. Roddy Radiation quant à lui, file jouer du rock’n’roll avec
second degré : amusez-vous bien, car la fête ne va pas durer. Puis, “More les Tearjerkers. Jerry Dammers montera, des années plus tard, Special
Specials” enchaîne sur le premier vrai reggae du groupe (le tempo a AKA et retrouvera le succès avec le formidable “Free Nelson Mandela”
sérieusement ralenti), “Man At C&A”, qui annonce la nouvelle couleur (et le merveilleux “What I Like Most About You Is Your Girlfriend”) puis
voulue par Dammers : “More Specials” offre une large place aux signera quelques raretés bizarres mais attachantes (“Riot City”, grandiose),
cuivres parfaitement orchestrés, une diversification des instruments et se passionnera pour Sun Ra, deviendra DJ (comme tout le monde
des progressions harmoniques nettement plus complexes et inattendues aujourd’hui), et ne participera pas aux reformations du groupe. Comme
que celles du premier album. Lynval Golding signe une perle mélancolique nous l’avait dit Suggs : “Sans le génie de Jerry Dammers, je ne serais pas
(“Do Nothing”) et Roddy Radiation une sucrerie délicieuse et très rétro là à vous parler.” En attendant d’avoir de ses nouvelles, il est l’heure de
(“Hey, Little Rich Girl”). Les sommets sont néanmoins atteints avec trois méditer la phrase fatidique : “Enjoy yourself, it’s later than you think.” ★
chefs-d’œuvre signés Dammers : “I Can’t Stand It” (que Hall chante avec
Rhoda Dakar des Bodysnatchers), “Stereotype” et le phénoménal Album “Encore” (Universal)

FEVRIER 2019 R&F 049


En vedette

L’intuition de la révolution hard rock

JIMMYPAGE
DES YARDBIRDS A
LED ZEPPELIN Voici 50 ans, sortait le premier album de Led Zeppelin.
La concrétisation d’un plan redoutable ourdi par le guitariste,
laissant derrière lui un groupe blues superbe mais dysfonctionnel
pour fonder le quartette qui fit sa gloire.
PAR JONATHAN WITT

L’ANNEE 2018 ETAIT – AUSSI – CELLE DU Qui est réellement ce mystérieux monsieur Page ? Pour le savoir, il faut
CINQUANTENAIRE DE LA NAISSANCE DE enquêter du côté de la paisible bourgade d’Epsom, dans le comté du Surrey.
LED ZEPPELIN. Voilà qui aurait pu constituer le Jimmy Page est un gamin solitaire, secret, sibyllin, qui se saisit pour la
prétexte idéal pour une série de célébrations. Jimmy première fois d’une guitare acoustique à quinze ans, un peu par hasard.
Page avait même laissé entendre que, peut-être, Il se lance dans l’apprentissage du très populaire skiffle, avant de se faire
éventuellement... Hélas, rien n’a filtré, ni réunion saisir par le démon du rock’n’roll. Comme bien d’autres à la même époque.
évènement, ni une petite possibilité d’interview, ni Il voue un culte à James Burton, et déjà la rumeur bruisse : il y aurait,
Photo Redferns/ Getty Images

même le moindre inédit, la quasi-totalité de l’œuvre non loin de là, un autre obsédé de guitare électrique... Un certain Jeff Beck.
ayant été copieusement rééditée ces dernières années. Ce nouveau partenaire de jeu lui enseigne le solo de “My Babe”, comme
Il demeure néanmoins passionnant de se pencher sur d’autres font des pactes de sang : les prémices d’une longue amitié.
cette période charnière où les Yardbirds sont devenus L’électricité est dans l’air, en ce début de décennie. En 1961, Jimmy
Led Zeppelin, symbole a posteriori édifiant du passage acquiert une réplique britannique de la Fender Stratocaster, et se met en
des sixties frémissantes aux fuligineuses seventies. maraude. Il lui faut progresser, sans cesse, amasser de la connaissance.

050 R&F FEVRIER 2019


JIMMY PAGE

Un nouveau nom est nécessaire,


Jimmy Page se remémore la plaisanterie
de John Entwistle : ce sera Led Zeppelin
Un chanteur du coin, Neil Christian, lui propose d’intégrer ses Crusaders. de faire passer Chris Dreja à la basse, Jimmy Page ressortant sa Telecaster.
Sa réputation enfle très vite. Le public adoube ce virtuose aux cheveux Succès total. C’est alors que Beck et Page ont cette idée à la fois évidente
noirs de jais, au visage encore poupon. Mais les conditions sont rudes, et géniale : se partager les guitares pour tantôt croiser le fer, tantôt jouer
et la vie sur la route, van bringuebalant et brouillard tenace, égratigne à l’unisson. Dès leur retour, les deux amis d’enfance s’enferment pour
sa santé fragile. Un matin, il s’écroule, totalement épuisé, lessivé. perfectionner leur association, autour de quelques classiques comme
Mononucléose. C’est la fin des déambulations pour Jimmy, qui s’inscrit “I’m Going Down” de Freddie King. Malheureusement, seuls deux titres
aussitôt dans une école d’art, alors une voie préférentielle pour tous seront capturés dans cette éphémère configuration : “Happenings Ten
les apprentis musiciens. Years Time Ago” et la spectaculaire “Stroll On”, une version retravaillée
A Londres, pendant ce temps, le British blues boom a eu un impact de “Train Kept A Rollin’ ” pour les besoins du film “Blow Up” de
extraordinaire. Les salles de concert ne désemplissent pas. Alexis Korner Michelangelo Antonioni. L’anecdote est fameuse : le réalisateur
et Cyril Davies allument la mèche des douze mesures, avec les Blues italien souhaite un sacrifice rituel de guitare, et approche donc les
Incorporated, bientôt suivis par John Who, spécialistes en la matière, mais
Mayall et ses Bluesbreakers. Jimmy, ceux-ci refusent. L’honneur échoit
lui, a toujours envie de voir du pays. aux Yardbirds, pistonnés par leur
Il sillonne la Scandinavie, puis l’Inde manager Simon Napier-Bell, et Beck
avant qu’un nouvel accès fiévreux s’exécute donc maladroitement, à
ne le ramène à la maison. Alors, il contrecœur.
sort. Au Marquee par exemple. Par-
fois, il monte sur scène, bravache,
pour croiser le fer avec ses idoles. Ballon
Un type tiré à quatre épingles, éga- de plomb
lement originaire du Surrey, le com- Ce duo Beck-Page, mort-né, est peut-
plimente : son jeu lui rappelle beau- être l’un des plus regrettables ratés
coup celui de Memphis Murphy, le de l’histoire. La tournée suivante voit
guitariste de Memphis Slim. Une l’un supplanter définitivement l’autre.
référence pointue, reconnaissance Un Jeff Beck qui commence à avoir
tacite entre initiés. Ce garçon, Eric la tête ailleurs puisque Mickie Most
Clapton, sera quelques mois plus tard veut le promouvoir en solo. C’est à
déifié avec les Yardbirds. Jimmy, lui, cette occasion, pour le single “Beck’s
croule sous les propositions. Toujours Bolero”, qu’a lieu une séance restée
souffreteux, il opte pour un emploi fameuse, réunissant donc Jeff Beck,
stable et rémunérateur : celui de Jimmy Page, mais aussi Keith Moon,
requin de studio. Glyn Johns, vieux Nicky Hopkins et John Paul Jones
pote d’Epsom, l’embauche systémati- à la basse. Un véritable supergroupe,
quement et il devient, avec Big Jim qui n’aura pas de suite puisque les
Sullivan, l’un des guitaristes les plus réclamés du pays. Tous les grands shouters envisagés, Stevie Winwood et Steve Marriott, déclinent. Une
producteurs sixties se l’arrachent : Shel Talmy, Andrew Oldham, Mickie ultime visite aux Etats-Unis sera fatale au lunatique Jeff, parfait contraire
Most... Le rusé mercenaire en profite pour observer ses glorieux aînés, du placide et professionnel Jimmy. Napier-Bell cède ses parts à Most
mémoriser tous leurs petits trucs, en particulier les placements de micros. et à son associé, un certain Peter Grant, colosse de 125 kilos à la gouaille
C’est ainsi que Page va promener sa frétillante six-cordes sur quelques- fleurie, tout autant que ses manières sont musclées. Mickie Most, un
uns des plus légendaires singles de l’histoire du rock’n’roll : “I Can’t rien vieux jeu, n’a d’intérêt que pour les singles et impose unilatéralement
Explain”, “With A Little Help From My Friends” (version Joe des compositions médiocres comme “Ten Little Indians” ou “Ha Ha
Cocker), “Sunshine Superman” ou bien encore “Here Comes The Night” Said The Clown”. Revers de la médaille, il octroie aux musiciens une
de Them. Un premier rendez-vous manqué survient en 1965 : Clapton liberté presque entière en ce qui concerne l’album, qui deviendra “Little
claque inopinément la porte des Yardbirds à la suite de “For Your Love”, Games” en 1967. Celui-ci, bien que révélant la puissance singulière
et Giorgio Gomelsky s’empresse de passer un coup de fil à Page. du jeu de Jimmy Page, n’est pas franchement inspiré si l’on excepte
Celui-ci décline, mais conseille Jeff Beck, soliste des Tridents, pas quelques blues (“Smile On Me”, “Drinking Muddy Waters”) et
franchement hype à l’époque. Au printemps 1966, Paul Samwell-Smith instrumentaux orientalisants (“White Summer”, “Glimpses”). Que ce
Photo Dick Barnatt/ Redferns/ Getty Images

est écœuré, dégoûté. Keith Relf vient de passer un concert entier attaché soit en studio ou sur scène, Jimmy se démène pour maintenir un semblant
au pied du micro, en train de beugler des insanités. Page, invité pour d’unité. Défoncés, éreintés, les quatre Yardbirds s’éloignent peu à peu :
l’occasion, est plutôt amusé. Le très guindé bassiste décide de s’éclipser. d’un côté, Keith Relf et Jim McCarty, qui aspirent à un tournant folk
Cela tombe bien, Jimmy en a sa claque des studios, et souhaiterait un et, de l’autre, Jimmy Page et Peter Grant, qui ont l’intuition de la révolution
peu de reconnaissance... L’affaire est rapidement pliée, il va donc le hard rock. Une nouvelle expédition américaine est l’occasion pour Jimmy
suppléer. Le jeune homme ressort ses cuirs pour une tournée américaine de valider ses idées : il y a là un public, avide de testostérone et de
qui s’élance en juin 1966. Sa jovialité fait du bien. Un soir, l’imprévisible décibels, nourri par les radios underground qui pullulent. C’est lors de
Jeff Beck ne daigne pas se pointer. Dans l’urgence, les Yardbirds décident cette tournée qu’en traînant au Salvation de New York avec John Entwistle

FEVRIER 2019 R&F 053


JIMMY PAGE

partir fonder Renaissance avec sa mie et McCarty. Suite à la séparation,


Peter Grant annonce à Page qu’il est le seul propriétaire de la marque
Yardbirds et qu’une tournée en Scandinavie était déjà prévue, si le cœur
lui en dit. Le guitariste se retire sur sa péniche, à Pangbourne, au bord
de la Tamise, pour faire le point. Il écoute des disques de Pentangle,
Incredible String Band, Iron Butterfly, Vanilla Fudge et, bien entendu,
le Jeff Beck Group. Il réfléchit à son projet, minutieusement. La musique
lourde a le vent en poupe, mais Page souhaiterait la mâtiner de quelques
épanchements acoustiques. Les Yardbirds doivent cependant honorer
un dernier contrat et il s’agit donc de reformer un gang. Il songe à
Terry Reid et BJ Wilson, batteur de Procol Harum. Hélas, le premier
vient de se lier avec le désormais honni Mickie Most. John Paul Jones
vient aux nouvelles, il a des fourmis dans les jambes. Reid suggère un
gars des environs de Birmingham, nommé Robert Plant, qui évolue alors
dans le plus profond anonymat. On le remarque facilement, avec ses
longs cheveux blonds et sa voix suraiguë. Intrigué, Jimmy fait le trajet,
et la révélation est totale, la connivence immédiate. Robert évoque un
batteur à la frappe herculéenne, John Bonham, qu’il a connu avec le
Band Of Joy et qui cachetonne désormais derrière Tim Rose. Son
recrutement n’est pas si simple. Celui que l’on surnomme Bonzo
gagne assez bien sa vie et a même retenu l’attention de Chris Farlowe
ou Joe Cocker. Il renâcle. Pour lui, les Yardbirds, c’est déjà du
passé... Nullement découragés, Robert Plant et Peter Grant entament
une véritable cour, noyant de télégrammes le pub favori du solide
moustachu, qui finit par céder. Jimmy rappelle John Paul Jones et
programme une rencontre. Lorsqu’il l’apprend, Chris Dreja décide de
devenir photographe — sans rancune puisqu’il signera les premiers
clichés du futur Led Zeppelin.

Le 12 janvier 1969
Le groupe enregistre La première répétition dépasse toutes les espérances : l’osmose est totale,
parfaite. Le 14 septembre, les désormais New Yardbirds s’envolent pour
Copenhague. Le répertoire est encore frêle, principalement constitué
ce premier album de reprises, de blues ou de morceaux d’Elvis, mais c’est justement
l’occasion de se roder. Un nouveau nom est nécessaire, Jimmy se

en seulement remémore alors la plaisanterie d’Entwistle : ce sera Led Zeppelin. Un


mois plus tard, le nouvel attelage investit les studios Olympic en compagnie

trente heures. de Glyn Johns. Il enregistre ce premier album en seulement trente heures,
réparties sur deux semaines. Son coût est ridicule : 1782 livres sterling,
pochette comprise. Nourri de ses innombrables sessions, Jimmy Page a
Son coût : des idées novatrices pour donner de la profondeur au son, une vision
musicale bien précise. Son but : restituer au mieux la puissance scénique
1782 livres sterling, soufflante du Dirigeable. En novembre 1968, Peter Grant s’envole pour
les Etats-Unis avec le test pressing de Led Zeppelin dans son attaché-

pochette comprise case et une liste de conditions édictées par Jimmy, notamment un contrôle
artistique total. Ahmet Ertegun et Jerry Wexler, les deux pontes d’Atlantic,
connaissent bien le marché. Cream vient alors de déserter, idem pour
et Keith Moon, Richard Cole, tour manager zélé des Yardbirds, Taste, le Jeff Beck Group bat de l’aile, il y a clairement une place à
entend le premier faire part de son envie de former un groupe avec Page prendre dans ce créneau naissant du heavy rock. Ils avancent la
et Winwood arguant, rigolard, qu’ils allaient “décoller comme un putain somme faramineuse de 200 000 dollars et se plient à tous les desideratas
de ballon de plomb...” De retour à l’hôtel, Cole narre l’anecdote à un (en particulier, la présence du logo Atlantic sur les pochettes). Lassé des
Jimmy goguenard. Elle ne va pas tomber dans l’oreille d’un sourd. La audiences déprimantes de la mère patrie britannique, Peter Grant fomente
fin des Yardbirds est proche. Keith Relf est désormais une épave, les un infaillible plan d’attaque : il faut viser les Etats-Unis, et s’y montrer
yeux bouffis sous son casque blond. Il y a tout de même des moments sans relâche. Led Zeppelin ravage donc une première fois la côte ouest,
de grâce. Un concert capturé à l’Anderson Theater de New York, et écœure nombre de concurrents potentiels : il n’est pas rare que le
récemment retravaillé et réédité par Jimmy Page lui-même sous le public demande six rappels, et les concerts assurés par ces quatre monstres
titre “Yardbirds ’68”, en témoigne. Le son est fabuleux et la performance peuvent durer jusqu’à trois heures. C’est dans ce contexte que paraît, le
passionnante. On y sent fort bien la transition qui s’annonce, entre les 12 janvier 1969, le premier album de Led Zeppelin. Le bouche-à-oreille
tubes éternels des sixties (“Heart Full Of Soul”, “Mr You’re A Better fait son œuvre. Le décollage est parfait. L’histoire est en marche : une
Man Than I”) et des choses plus lourdes comme “Dazed And Confused”, déflagration que l’on ressent encore de nos jours, de Greta Van Fleet à
déjà parfaitement au point. La voix de Keith est évidemment un peu Rival Sons. ★
frêle pour opérer ce virage, et c’est sans surprise qu’il va rapidement

054 R&F FEVRIER 2019


En vedette

“Nous sommes un groupe légendaire”

25 ANS AVEC LES


DANDY WARHOLS
Au tournant du siècle, le groupe de Portland fut pour beaucoup,
à commencer par ce journal, un petit miracle psychédélique.
Photo Mike Morgan-DR

Une folle promesse qui, bien sûr, dériva vers autre chose.
Pour son quart de siècle d’existence, le gang déroule sa belle histoire.
RECUEILLI PAR DANNY BOY
PORTLAND, OREGON, 1994. Il n’était pas conseillé
de s’aventurer tard dans les rues sombres et malfamées
de Downtown, sinon pour y découvrir une activité
musicale excitante. Dead Moon, Sleater-Kinney,
Everclear, Quasi, Heatmiser (avec Elliott Smith),
Wipers, Napalm Beach, tous ces groupes essentiels
entretenaient la neurasthénie de la jeunesse grunge
du coin. Une jeunesse abattue par la mort soudaine
de Kurt Cobain, le 5 avril, non loin de là, à Seattle.
Le jeune Courtney Taylor était alors le batteur de
nombreux groupes locaux comme The Beauty Stab
et Nero’s Rome dont il se fit virer avant de monter
un groupe qui, lui, allait faire mouche : The Dandy
Warhols. Un groupe rock, psyché, glam, pop,
totalement différent et bien déterminé à changer
la donne. A Portland, la stupeur fut générale et les
détracteurs nombreux. Aujourd’hui, en 2019, les
Dandy Warhols sont un authentique groupe culte dans
une ville qui a bien changé. Le quartette fête ses 25 ans
de carrière et offre un nouvel album studio, “Why You
So Crazy”. Rendez-vous est donné dans son refuge,
l’Odditorium. La veille, le guitariste Peter Holmström
y a fêté avec panache ses 50 ans. Son autre groupe,
Pete International Airport, y a donné un set énergique
suivi par DJ Rescue (Zia McCabe) qui a fait danser la
foule jusque tard dans la nuit. Vaseux mais toujours
accueillants, les Dandys s’installent confortablement
dans un immense sofa. Objectif : raconter l’histoire
du groupe qui a uni pour la vie Courtney Taylor (chant,
guitare), Peter Holmström, Zia McCabe (claviers, basse)
et Brent DeBoer (batterie).

Cool, mais pas le même cool


Courtney Taylor : Les années 90 étaient horribles. Tous nos amis
étaient des ringards aux goûts musicaux affreux. Quand Pete est revenu Peter Holmström : C’était choquant ! Le week-end avant notre premier
de New York durant l’été 1993, je n’avais pas de groupe. J’avais commencé gig, elle était à un concert de Grateful Dead. Elle a dessiné un clavier
à écrire des chansons sur mon 4-pistes. Pete m’a dit : “Allez, on monte sur un morceau de papier et elle jouait dessus, probablement sous acide.
un groupe ensemble et on travaille tes chansons. Ça n’a pas besoin Curieusement, cette méthode a fonctionné sur elle.
d’être génial, on a juste besoin de rencontrer des gens qui écoutent de la Courtney Taylor : On n’avait pas de mauvaises habitudes musicales.
bonne musique.” On a recruté ma copine mais, bien sûr, ça n’a pas Eric Hedford était chanteur dans un groupe de pop synthétique
fonctionné. Alors, on trouve Zia. tragiquement horrible. Il n’avait jamais joué de batterie dans un groupe.
Zia McCabe : Je travaillais chez Starbucks dans un centre commercial Lui non plus n’avait donc aucune mauvaise habitude.
pendant les vacances de Noël. Un de mes collègues jouait dans un Zia McCabe : Notre premier concert a eu lieu au bar Laurethirst, le
groupe, ce qui pour moi était emballant. On discutait souvent musique 20 juin 1994. Je venais juste de fêter mes 19 ans. Cet été-là, nous jouions
et c’est à ce moment-là que j’ai décidé : “C’est ça que je veux faire !” trois fois par semaine. Un soir, nous avons même joué trois shows.
Il me dit : “Attends, ça ne marche pas comme ça ! Il faut savoir jouer On était tous d’accord. On ne pouvait rien faire d’autre.
d’un instrument.” Il connaissait Courtney. Peter Holmström : Ce qui nous a propulsé vers un plus grand marché
Courtney Taylor : Le gars me dit : “Je connais cette meuf super cool, est le Café 1201. Nous avons été le premier groupe à y jouer. Nous étions
elle veut être dans un groupe.” Je demande : “Est-ce qu’elle joue de la ensemble depuis seulement six mois, maximum. L’auditoire était gay
basse ? — Non, elle ne joue d’aucun instrument. — Super ! Donne-lui et il nous a adorés.
mon numéro !” Courtney Taylor : Les gens, là-bas, trouvaient incroyable qu’un groupe
Zia McCabe : J’appelle Courtney et on se rencontre dans un autre qui ne soit ni rap ni grunge puisse être aussi bon. Les garçons dansaient
Starbucks. Il est habillé de façon super cool, pantalons à fines rayures torse nu sur les tables, en sueur. Nous : habillés à la Slade, harmonies
roses, boots Beatles, un look très mod. Moi, j’étais habillée très lesbienne, vocales, groove... On y jouait tous les mercredis et, à partir du troisième
genre fille alternative des nineties, débardeur, pas de soutif, pantalons mercredi, il y avait la queue dehors, tout autour du pâté de maison. Le
camouflage, sandales Birkenstock et cheveux teints. Cool, mais pas le 1201 a fait de nous le nouveau groupe de Portland. Thor Lindsay de
même cool. On passe un moment ensemble. Je ne comprends pas la Tim/ Kerr Records, un label local, est venu nous voir. On lui a joué
moitié de ce qu’il me dit. On va chez lui où il me montre un synthétiseur “Genius” et ça l’a renversé. Ce label était aussi important que peut l’être
et me dit : “Ça, c’est un la et ça, c’est un mi.” Il appelle Peter et lui dit : un label indépendant mais, financièrement, les gens qui s’en occupaient
“Je pense que j’ai trouvé notre bassiste.” étaient plutôt bordéliques. C’était du genre : s’ils te filent un chèque,
Courtney Taylor : Zia a appris incroyablement rapidement. tu n’attends pas, tu vas direct à la banque l’encaisser. Ils avaient sorti

058 R&F FEVRIER 2019


THE DANDY WARHOLS

la collaboration entre Kurt Cobain et William S Burroughs, mais aussi Courtney Taylor : “Thirteen Tales” a permis à la presse internationale
Gus Van Sant, Hole, Everclear. Ce label était tellement essentiel que de mieux nous comprendre. Parce que, pour les Anglais, à l’époque de
toutes les majors et MTV l’avaient sur leur radar. Et j’ai fait la vidéo “Come Down”, les Dandy Warhols n’étaient synonymes que de sexe et
pour “TV Theme Song”. de drogues, c’est tout ce qu’ils écrivaient. Ça a changé quand nous
Peter Holmström : On a atterri dans 120 Minutes sur MTV. C’était sommes arrivés avec “Thirteen Tales”, car c’était un chef-d’œuvre.
inimaginable ! Zia McCabe : La presse anglaise adore les histoires juteuses. Nous
Courtney Taylor : Boum ! Soudain, tu savais que des gens en Afrique étions tellement à l’aise avec notre musique et notre identité que parler
venaient juste de voir ça. Tu savais que des gens à Paris voyaient ça. de drogues et de fêtes ne nous dérangeait pas. Nous étions naïfs.
Cette courte vidéo nous montrait tels que nous étions, c’était notre son. Peter Holmström : Nous étions convaincus que tout le monde attendait
Et, bien sûr, la frénésie classique des majors a suivi peu après. un groupe comme le nôtre. “Godless” a été choisi pour être le premier
simple aux Etats-Unis, tandis que “Get Off” était celui pour l’Angleterre.
Le single suivant a été “Bohemian Like You”, il n’est même pas entré
Grand disque psychédélique dans le top 40.
Peter Holmström : Nous avons fait une tournée sur la côte ouest quand
“Dandys Rule OK” est sorti et, tout d’un coup, on nous téléphone de New
York et de Los Angeles. Tous ces mecs des majors commencent à nous Un singe à contre-courant
faire de la lèche comme si nous étions la chose la plus cool au monde. Courtney Taylor : “Bohemian Like You” a explosé une année plus
Courtney Taylor : Ils étaient très embarrassants avec leurs bouteilles tard, quand on a signé pour la pub Vodafone en Angleterre. Nous étions
de vin à 900 $ ! Sauf un : Perry Watts-Russell. Il est venu nous voir à déjà en train de bosser sur le disque suivant, “Welcome To The Monkey
San Francisco et il a eu droit à la totale, y compris les drogues dures House”. “Thirteen Tales” a adressé un message à l’industrie, celui
lors d’une fête assez destroy. A ce moment-là, il ne pouvait pas y avoir que nous n’étions pas un groupe de niche, que nous annoncions la
d’autre option, on devait signer avec ce gars. prochaine vague de jeunes artistes, avec leurs looks et leurs pensées.
Peter Holmström : Capitol a fait des choses sympas pour nous. A ce moment, de nombreux groupes quittaient les labels indépendants
Ce n’était pas toujours ce qu’on voulait, il n’empêche que, grâce à eux, pour signer avec des majors. “Thirteen Tales” ne sonnait comme rien
nous avons eu une audience mondiale. d’autre parce qu’il n’y avait rien avant ce disque. La finalité des Dandys
Zia McCabe : C’est super excitant de signer avec une major. Tout le est de faire ce qui est nécessaire, c’est-à-dire ce que personne ne fait.
monde pense que tu deviens riche du jour au lendemain, que le Nous sommes l’équipe de nettoyage du rock.
succès est garanti, que la maison de disques prend soin de ses artistes. Peter Holmström : Nous n’aimons pas copier.
Tu réalises très vite que tout ça n’est pas vrai. Courtney Taylor : Nous étions dans un bar à Chicago après un concert

“Nous étions convaincus que tout le monde


attendait un groupe comme le nôtre”
Courtney Taylor : On enregistre “Come Down” dont je n’aimais pas et, pour je ne sais quelle raison, le contenu du juke-box n’avait pas été
le mix. Tchad Blake poussait la batterie et les voix à fond. Je voulais changé depuis les années 80. On entendait du Gary Numan, le premier
qu’ils me fassent travailler avec Chris Lord-Alge ou ces deux mecs qui disque de Duran Duran, Sade... J’écoutais ça et ça me démangeait :
bossaient avec Radiohead. Ils auraient pu dépenser 5 000 $ et m’envoyer “Désolé les gars, mais je sais comment notre prochain disque va sonner.”
en Angleterre pour travailler avec des pros qui comprennent ce qui était Capitol avait un nouveau président. Un putain de cauchemar ! Il nous
nécessaire pour faire de ce disque un grand disque psychédélique. suppliait de faire un autre “Thirteen Tales”. Je me souviens d’un moment
Au lieu de ça, ils préféraient dépenser un demi-million de dollars avec David Bowie (pour qui les Dandy Warhols assuraient la première
pour faire une vidéo. partie) dans le bus de tournée, nous écoutions notre nouvel album. Après
Peter Holmström : C’est ce qui se faisait à l’époque... trois chansons, il me dit : “Pourquoi dois-tu toujours être le premier à
Courtney Taylor : J’ai bataillé avec Eric dans le studio. Je voulais que tout faire ? C’est tellement plus profitable d’être le second.” A ce moment-
“Junkie” soit plus incisif. J’ai dû vraiment bosser pour rectifier le groove là, j’ai réalisé que c’était précisément le problème avec cette industrie.
en post-production, pour que ça sonne correctement. Au même moment, Elle est réfractaire à l’invention, au progrès. Pour “Thirteen Tales”, trois
plein de gens de Capitol Records se sont fait virer. Le président par albums m’obsédaient : “Desire” de Bob Dylan, “Workingman’s Dead”
intérim est un comptable à Arista, un label pop énorme. Je vais le voir et “American Beauty” de Grateful Dead. “Planet Earth” de Duran Duran,
pensant qu’on va être virés aussi et il nous dit : “Tout le monde adoooore Tubeway Army et “Station To Station” ont été mes obsessions pour
The Dandy Warhols !” Il m’offre un budget qui servira à payer notre “Welcome To The Monkey House”.
promo et nous dit qu’on peut tout dépenser, qu’on peut encore faire des Peter Holmström : Nous n’aimions pas le mix final mais c’est comme
vidéos à 500 000 $. “Vous pouvez vivre à l’aise pendant deux ou trois ans.” ça. C’est le disque que tout le monde connaît.
Entre-temps, Eric est parti et j’ai fait appel à Brent. C’est mon cousin, on Zia McCabe : Avant “Monkey House”, les garçons ne se préoccupaient
se connaît bien, il nous ressemble. C’était le chaînon manquant. pas trop de moi. Une prise et hop, c’était emballé. Je ne comprenais
Brent DeBoer : Tout de suite, nous avons travaillé les harmonies pour pas bien où se dirigeait le groupe. Je m’ennuyais à mort en studio.
les morceaux de “Thirteen Tales From Urban Bohemia”, “Nietzsche”, C’est avec ce disque que j’ai vraiment commencé à participer musicale-
“Get Off”. Je me souviens d’un moment, lors de la première tournée ment. J’ai enfin eu une pièce remplie de claviers et là, c’est devenu
européenne à laquelle j’ai participé, nous étions à l’arrière du bus et amusant. J’ai réalisé quelles étaient mes capacités de musicienne.
Courtney a joué une cassette de quelques chansons dont “Bohemian
Like You”, la version 4-pistes. Il m’a dit : “Nous savons que nous avons
au moins un tube !”

FEVRIER 2019 R&F 059


“Nous sommes l’équipe de nettoyage du rock”
En 2004, sort “Dig”, un documentaire consacré à deux groupes à cause de cette putain de garce, cette immonde personne qui nous a
amis, The Dandy Warhols et The Brian Jonestown Massacre. constamment menti. Nous sommes redevenus un groupe indie.

Zia McCabe : Nous pensions que ce film allait parler de notre musique
et de notre relation avec The Brian Jonestown Massacre. Ce qui n’a Nous étions un groupe crucial
pas du tout été le cas. Le film exclut cette fraternité qui existait entre Courtney Taylor : Après nous avoir assuré que nous n’avions rien à
nos deux groupes. Quand on a vu le résultat, c’était un coup de poing craindre, le président du label s’est fait virer et le label nous a lâchés. Alors,
dans l’estomac. Décevant et embarrassant. on a fait “Odditorium Or Warlords Of Mars” avec une première chanson
Brent DeBoer : Quand Ondi (Timoner, la réalistatrice) est arrivée, qui jamme pendant dix minutes et une dernière qui dure onze minutes.
j’ai commencé à noter qu’il y avait un élément de moquerie. Elle filmait C’est l’approche Neil Young, quand tu sais que tu vas être largué. On a
des choses sans intérêt. Je pensais qu’elle faisait une version indie rock décidé de créer notre propre label, Beat The World et on a fait “Earth To
de “Spinal Tap”. Je lui ai dit que pour mon interview, je voulais être The Dandy Warhols”.
dans une baignoire (rires). Sa réponse : “C’est vraiment bizarre !” C’est Brent DeBoer : C’est mon album préféré des Dandy Warhols.
ce que le batteur fait dans Spinal Tap ! Je ne pouvais pas croire qu’elle Peter Holmström : C’est peut-être le plus sous-estimé de tous nos disques.
ne connaissait pas ce film. Il n’a pas reçu l’attention qu’il méritait. Il vieillit super bien. Comme “This
Courtney Taylor : Notre relation avec le label s’effondrait. “Thirteen Machine”, un très bon album qui n’a pas reçu de bonnes critiques.
Tales” était devenu suffisamment important pour que tous ces géants Courtney Taylor : Les gens ne comprennent pas toujours. Ils ne
égocentriques envahissent notre monde et exploitent notre naïveté. Le parlent pas le langage de la musique. Je suis dans un groupe avec trois des
président de Capitol l’a fait, cette femme l’a fait. Nous avons tout fait plus merveilleuses personnes que j’aie jamais rencontrées. C’est pour cela
pour que Anton (Newcombe) et le Brian Jonestown Massacre aient une que j’ai monté ce groupe de cette manière, parce que même si ils n’étaient
carrière. Nous ne savions pas que nous allions devoir sacrifier la nôtre pas les meilleurs musiciens au monde, cela importait peu. Ce sont de super
pour ça. Nous voulions les prendre en tournée avec nous, les aider à personnes qui, non seulement, apprécient d’être ensemble mais, aussi,
signer un contrat avec une maison de disques. Au lieu de ça, nous avons prennent du plaisir à rencontrer des gens, s’entraident, restent positifs
été divisés par cette femme méprisable, cette horrible personne. Nous quand tu es constamment critiqué.
avons réalisé qu’elle faisait tout pour les rendre jaloux et furieux. Peter Holmström : Nous avons influencé de nombreux groupes qui ont
Nous sommes devenus ce groupe affreux en contrat avec une major. à leur tour influencé de nombreux groupes : Jack White, The Strokes, Black
Nous avons été manipulés. On n’a pas eu le droit de regard sur le montage Rebel Motorcycle Club, ils sont tous venus à nos concerts. Kings Of
(bien que Courtney Taylor assure la narration du film). Nos avocats ne Leon, Jet, The Vines...
nous ont pas protégés. On n’a pas gagné un centime avec ce film. Quand Courtney Taylor :Nous avons très certainement changé des choses. Surtout
il est sorti et que nous sommes devenus instantanément des parias au tournant du siècle, nous étions alors un groupe crucial. Nous n’avons
internationaux, nous n’avions plus d’amis avec qui jouer. Notre carrière pas eu de gros hits et nous ne vendons pas beaucoup de disques mais nous
s’est arrêtée. Ce film a détruit tout ce que nous avions construit, nous sommes un groupe influent. Nous sommes un groupe légendaire. ★
a réduit au niveau de succès que nous avions quatre ans plus tôt. Nous
avons dû assumer et continuer parce que nous ne voulions pas arrêter Album “Why You So Crazy” (Dine Alone/ Caroline)

Dandiscographie Life Honey” : argent et bonheur sont-ils


compatibles ? Capitol décide pour le groupe :
on veut avant tout votre bonheur.

“...Earth To The The


“Dandys Rule OK” (1995) aussi quelques plages un tantinet Dandy Warhols...” (2008)
Tout ce qui plaît chez ces pénibles : celles où le chanteur Sans major pour exiger un
Dandys est déjà présent : de joue au crooner sur des album vendable, la bande de
bons refrains, des chœurs, une morceaux au ralenti. Portland se retrouve livrée à
jam cosmico-crétine (“It’s A elle-même. C’est le début d’une
Fast Driving Rave-Up”, en trois “Welcome To The grande période de vacances,
parties...) et un amour certain du calembour Monkey House” (2003) ininterrompue à ce jour.
(“Lou Weed”). Et cette pochette immaculée, Chic, le rock est de nouveau Le disque : un gloubi-boulga fait
bien sûr, est une autre référence pop finaude. à la mode. Que font les Dandy de funk bancal, de country, de jeux de mots...
Warhols ? Un album rempli de
“The Dandy Warhols Come Down” (1998) synthés 80, produit notamment “This Machine” (2012)
Courtney Taylor et ses amis par Nick Rhodes de Duran Le sens de l’humour méta des Dandys atteint
sortent le grand jeu. Des tubes Duran. Oui, mais “Monkey son sommet : la pochette cite celle de “Monkey
pour doux drogués, enrobés par House” est fantastique. Une orgie de chansons House” qui elle-même était un double hommage à
le Korg MS-20 de Zia McCabe glam, pop et clinquantes. Longtemps, Taylor Andy Warhol (la banane du Velvet Underground
et les guitares atmosphériques de se lamentera à propos du mix de “Monkey et le zip de “Sticky Fingers”). Et la musique ?
Peter Holmström. Longtemps, House”, trop commercial, etc. Même histoire. Plus rock, mais peu inspirée.
Taylor se lamentera à propos
du mix de “Come Down”, trop commercial “Odditorium Or Warlords Of Mars” (2005) “Distortland” (2016)
selon lui. Sa version, surnommée Black Album Avec le chèque de la pub Vodafone, Courtney Tout comme Anton Newcombe, les Dandy
et refusée par Capitol sortira des années s’est acheté un entrepôt- Warhols ont désormais une vie rêvée : liberté
Photo Mike Morgan-DR

plus tard, une bouillie ratée... laboratoire à Portland, d’enregistrer, concerts réguliers, indépendance
l’Odditorium. L’occasion totale. Cela donne des albums dispensables
“Thirteen Tales From Urban Bohemia” (2000) d’enregistrer en autarcie le (les deux précédents) ou plutôt réussi (celui-ci).
Porté par des singles irrésistibles (“Get Off”, dernier très bon disque du
“Bohemian Like You” et son riff Keith Richards), quartette. Question posée dans
“Thirteen Tales”, globalement très bon, possède “All The Money Or The Simple BASILE FARKAS

060 R&F FEVRIER 2019


Photo Ron Pownall- DR
En couverture

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Photo David Wedgebury-DR
Le jeune homme
affirme une personnalité
indépendante et rebelle
sur la pochette, semblant
plongé dans sa revue
Beano quand les autres
fixent l’objectif
IL A ETE SURNOMME SLOWHAND OU ENCORE GOD, Un écho à son mal-être intérieur. La naissance d’une obsession, celle
mais connaît-on le véritable Eric Clapton ? Dans la de la musique bleue. Un peu plus tard, ses capacités au pinceau lui
foulée de la sortie de l’excellent documentaire “Life In ouvrent les portes d’une classe d’art graphique dans un lycée spécialisé
12 Bars”, réalisé par Lili Fini Zanuck, il est peut-être à Kingston Upon Thames. Mais cet adolescent malingre, espiègle et un
temps de revenir sur l’apport de l’un des guitaristes les peu sauvage, ne daigne s’investir que dans la pratique assidue de la
plus importants de l’histoire. Et de raconter la destinée guitare. Il écume les disquaires londoniens en quête de rares albums
cahoteuse de ce personnage finalement attachant. de Leadbelly, Bo Diddley, Blind Boy Fuller ou Big Bill Broonzy. Bientôt,
il passe l’essentiel de son temps à ressasser ses accords. Ses progrès sont
fulgurants. A dix-sept ans, il se fait logiquement saquer de son bahut,
où il a tout de même eu le temps de côtoyer un certain Keith Relf. Le
La naissance d’une obsession Marquee devient son fief, il y croise Alexis Korner ou les futurs Rolling
L’enfance façonne souvent la personnalité d’un homme. Celle d’Eric Stones. Il tente vaguement de gagner sa croûte avec des petits boulots,
Clapton a été pour le moins compliquée. Elle a pour cadre une tranquille puis se tourne vers ses aïeux pour enfin passer à la guitare électrique
mais étouffante bourgade anglaise, Ripley. Il est l’enfant non désiré d’une avec une réplique britannique de la Gibson ES-335. Désormais, il est
adolescente de quinze ans, Patricia et d’un soldat canadien de neuf ans paré pour fonder un vrai groupe. Pas question cependant de plagier les
son aîné, marié par-dessus le marché. Le paternel s’évapore bien vite Beatles. Il s’agit de suivre à la lettre la règle des douze mesures. Le
et le bambin est élevé par ses grands-parents, Rose et Jack Clapp. Pour musicien Eric Clapton sera un puriste, un croisé du blues, ou ne sera
préserver l’enfant du scandale, ils inventent une histoire à peu près pas. L’ascension sera rapide, irrésistible. Son premier attelage, éphémère,
crédible : sa mère sera désormais sa soeur — elle s’en va d’ailleurs refaire s’appelle The Roosters. Il y fait la connaissance du pianiste Ben Palmer,
sa vie avec un autre militaire en Allemagne de l’Ouest — et son oncle un futur ami dévoué. Eric passe brièvement par Casey Jones And The
son grand-frère. Eric est un enfant timide, renfermé, solitaire, qui sent Engineers, qu’il largue sans regret lorsqu’il reçoit un appel à l’aide de
bien qu’il n’est pas tout à fait comme les autres, sans savoir exactement Keith Relf, à la recherche d’un guitariste compétent et motivé pour les
pourquoi. Jusqu’à ce qu’à neuf ans, il apprenne la vérité. Un traumatisme. Yardbirds. Ceux-ci ont une opportunité unique : prendre la place des
Ses notes chutent drastiquement, il se réfugie dans la musique. A la Rolling Stones au Crawdaddy. Ces derniers viennent en effet de jouer
radio, il est frappé par un morceau de Sonny Terry et Brownie McGhee. un bien sale tour à Giorgio Gomelsky, propriétaire du club, et de signer

064 R&F FEVRIER 2019


ERIC CLAPTON
Photo David Wedgebury-DR

avec Andrew Loog Oldham. Nous sommes en 1963, Eric touche au but. splendide avec l’instrumental “Got To Hurry”. Une ultime tournée en
Il a le privilège d’accompagner Sonny Boy Williamson, qui se montre première partie des Beatles lui permet de lier une amitié avec George
peu affable avec ces jeunes blancs-becs britons. Les Yardbirds capturent Harrison. Leurs chemins ne cesseront de se croiser.
un premier disque en public, “Five Live Yardbirds”. Clapton y gagne
un surnom, Slowhand, en référence à la célérité de son jeu, déjà très
élégant. Peu à peu, il se construit aussi un personnage de discret marginal : Sourde rivalité
toujours tiré à quatre épingles, vêtu différemment de ses camarades, Nous voici en 1965. Eric vient de gagner une certaine respectabilité.
taciturne, il développe un charisme ténébreux qui le place à l’égal du Il n’est pas habituel, dans ce milieu, de refuser la compromission.
chanteur Keith Relf. En sous-main, le bassiste Paul Samwell-Smith dirige Toujours est-il qu’il ne reste pas bien longtemps au chômage. A peine
les opérations et décide de viser le proverbial tube. Il en a ras le bol des rentré à Ripley, il reçoit un coup de fil de John Mayall, qui lui propose
rades londoniens. Aux yeux de Clapton, un morceau comme “Good d’intégrer ses Bluesbreakers. Cette figure du British blues boom l’héberge
Morning Little Schoolgirl”, avec ses chœurs un peu niais, est déjà limite. pendant plusieurs mois, lui prêtant même sa gargantuesque collection
C’en est trop avec “For Your Love” : il rejette ce tournant pop et claque de vinyles. Clapton se terre dans la pratique intensive de son instrument.
la porte, bravache. Un tube ? A quoi bon. Il laisse un cadeau d’adieu

FEVRIER 2019 R&F 065


ERIC CLAPTON

Avec Clapton, le coup de cœur musical est immédiat, et Baker évoque


bien vite l’idée d’un trio. Eric accepte à condition que Bruce tienne la
basse. Beau joueur, Ginger Baker va cogner à la porte de l’Ecossais pour
s’excuser de leurs querelles passées. L’instabilité chronique de Clapton
va encore sévir : il éprouve sans cesse un certain besoin de liberté, de
renouvellement. Il coupe donc les ponts avec John Mayall. Le 11 juin
1966, le Melody Maker annonce la nouvelle : un “groupe des groupes”
serait en train de se préparer dans le plus grand secret, quelque part
dans la capitale.
Le puriste blues a vécu, place au virtuose psychédélique chamarré. Cream
sera rétrospectivement très influent. Premier supergroupe, power trio
étalon, il impose également Clapton dans le rôle du guitar hero. Il irradiera
nombre de formations, à commencer par le Jimi Hendrix Experience.
Par ses interventions débridées sur scène et son sens mélodique en studio,
Clapton traumatise nombre de guitaristes, allant de Santana à Steve
Miller, en passant par Eddie Van Halen, Peter Green, Mike Taylor ou
Gary Moore. Dès sa création, Cream repose sur une émulation explosive.
Les débuts sont timides, avec peu de moyens pour “Fresh Cream”, premier
album au style encore embryonnaire, entre compositions pop doucement
surannées et annonçant le psychédélisme (“NSU”, “I Feel Free”) et
quelques éblouissantes reprises de blues comme “Spoonful” ou “I’m
So Glad”. Le triumvirat signe avec Atlantic aux Etats-Unis, Ahmet Ertegun
poussant Eric à prendre la tête de l’ingérable entité. Il n’en aura pas le
caractère, ni vraiment l’ambition. Cream décolle réellement en 1967,
avec “Disreali Gears” et ses classiques intemporels : “Sunshine Of Your
Photo Ron Howaer/ Redferns/ Getty Images

Love”, “Strange Brew” ou “Tales Of Braves Ulysses”. La Californie


accueille le groupe à bras ouverts, il y développe de longues improvisations
qui deviendront sa marque de fabrique. Munis de ses oripeaux bigarrés
(dont une Gibson SG peinte par The Fool), cheveux permanentés, Clapton
devient une véritable star. Mais cet âge d’or ne dure pas plus que la
franche camaraderie des trois lascars, qui entament bientôt une sourde
rivalité. Un évènement crucial persuade Eric qu’il fait fausse route : sa
découverte du “Music From Big Pink” de The Band, qui le chamboule
au point qu’il fait le voyage jusqu’à Woodstock pour rencontrer cette

Le puriste blues a vécu, patibulaire troupe de bûcherons. Il renie très vite le chemin parcouru
avec Cream. Il éprouve un besoin urgent de simplicité, de calme, de

place au virtuose racines. Il se laisse pousser une très gauloise moustache, ressort ses jeans
râpeux du placard. Son groupe ne l’intéresse plus, même si le double

psychédélique chamarré album “Wheels Of Fire” est à nouveau un colossal succès, notamment
grâce à des joyaux comme “White Room”, “Politician”, ou la reprise
transfigurée de “Crossroads”. Cream se sépare le soir du 26 novembre
Il s’est également procuré une Gibson Les Paul d’occasion (la fabrication 1968, au Royal Albert Hall, laissant un album testamentaire, “Goodbye”.
est à l’arrêt depuis 1961), dont l’association avec les amplificateurs Eric y signe “Badge” avec George Harrison, qui l’avait invité quelques
Marshall fait merveille. Le son Clapton prend sa forme iconique. Il mois auparavant à Abbey Road pour ciseler ce qui reste l’un des plus
commet encore de retentissantes frasques, comme par exemple cette magnifiques solos jamais conçus, sur “While My Guitar Gently Weeps”.
tournée rocambolesque à travers l’Europe, menée à l’arrache avec ses En deux folles années, Eric est passé de musicien reconnu de la scène
potes pendant trois mois et qui se termine par une quasi-séquestration anglaise à célébrité planétaire, mais semble désormais fuir la notoriété.
en Grèce. Mais Mayall, qui sait l’importance du garçon, lui pardonne Il est, décidément, insatiable.
tout et le réintègre dès son retour à Londres. Il n’hésite pas non plus à
lui accorder une place particulière sur l’album “Bluesbrakers With Eric
Clapton”. Encore une fois, le jeune homme affirme une personnalité Un goût de gâchis
indépendante et rebelle sur la pochette, semblant plongé dans sa Le chapitre qui suit est celui d’un malentendu. Clapton est d’abord
revue Beano quand les autres fixent l’objectif. Du côté de Highbury dragouillé par Mike Jagger pour suppléer un Brian Jones zombifié. Il
fleurissent des tags Clapton Is God. Un nouveau surnom sur mesure refuse bien évidemment, ses relations avec Keith Richards étant
pour l’ego grandissant d’Eric. Au sein de cette vénérable institution, il plutôt fraîches. Ils sont pourtant côte à côte pour un soir, avec John
s’esbaudit devant le jeu de basse vrombissant de Jack Bruce qui remplace Lennon et Mitch Mitchell. Cet aréopage prestigieux, nommé The Dirty
brièvement John McVie. Tout change en mai 1966, à la suite d’une Mac, est rassemblé pour un show destiné à la télévision : The Rock And
performance dans la cité estudiantine d’Oxford, lorsqu’un batteur Roll Circus. Leur version de “Yer Blues” est très convaincante. Lennon
longiligne et roux nanti d’une courte barbe s’invite sur scène pour une est séduit par une personnalité qui lui ressemble, timide, écorchée. Mais
jam. Il s’agit de Ginger Baker, une petite légende du circuit jazz anglais, Eric Clapton a désormais une idée en tête : collaborer avec Stevie
puisque passé chez Alexis Korner et Graham Bond, tout comme Winwood, dont il apprécie la voix ample et les talents à l’orgue.
Bruce, avec lequel il en était venu à échanger des uppercuts.

066 R&F FEVRIER 2019


ERIC CLAPTON : LIFE IN 12 BARS
Lili Fini Zanuck, réalisatrice, raconte son immersion filmique
dans la tumultueuse carrière de Slowhand.
imaginerait évoquée dans un film non autorisé,
sauf qu’ici, Eric Clapton a validé la démarche
de Lili. “On a une relation basée sur la confiance,
Eric sait qu’il ne faut pas me raconter de salades.
Il savait que j’allais sortir ce dossier, et il était OK
avec ça. J’ai moi-même été surprise car, aux USA,
personne n’a vraiment parlé de cet épisode, et
ça m’a choqué. Mais quand il a tenu ces propos
racistes, il était bousillé, il descendait une bouteille
de cognac dans la matinée et sniffait de la coke
sur un couteau pour le déjeuner.” Une phrase
inoubliable de Clapton incluse dans ce film
stupéfiant : “J’ai pensé au suicide, mais je me suis
dit que si j’étais mort, je ne pourrais plus boire.”
On mesure ici l’intensité de l’addiction à l’alcool
qu’a connu le musicien, et si le film se conclue par
un relatif happy end avec la vibrante dédicace de
BB King à celui qu’il considère comme son ami,
“le meilleur et le plus gracieux des hommes que
j’aie connus”, il ne néglige aucun des nombreux
squelettes trouvés dans les multiples placards de
celui qui est sans conteste l’un des guitaristes les
plus doués et influents de sa génération. Mais si
on parle de rock, et donc de drogue, le sexe n’est
pas négligé. Pourtant, les témoignages de ses
conquêtes sont relativement peu nombreux. “Vu
qu’Eric est une rock star, il y a eu des milliers de
filles, mais j’ai choisi de me concentrer sur celles
qui ont été importantes pour lui”, se justifie Lili.
Il y a bien sûr Pattie Boyd, fiancée de George
Harrison et inspiration pour “Something” (incluse
Photo Roger Perry-DR

sur “Abbey Road”) à qui Clapton fit une cour


effrénée, et aussi la top model française en exil
londonien, Charlotte Martin. Celle qui partagea
sa vie dans les années Cream se souvient : “On
avait 18 ans, on allait dans les clubs tous les soirs et
c’est là qu’Eric m’a accostée, au Speakeasy. Que je
sois française a eu un grand effet sur lui, il était très
fier, il aimait les poètes, la Nouvelle Vague. C’était
“J’ai pensé au suicide, mais je me suis dit très excitant et nouveau pour moi. Eric est un
guitariste de génie, et les génies ne sont pas les plus
que si j’étais mort, je ne pourrais plus boire” à l’aise pour communiquer. Pour ça, il prenait sa
guitare.” Après sept ans de mariage, Charlotte se
sépare d’Eric et fait un enfant avec Jimmy Page.
L’intro de ce film fleuve n’est pas innocente : pour “Driving Miss Daisy”, qu’elle produisit.
on y voit Clapton en mai 2015, en mode vidéo Lili est de bonne humeur ce matin, elle vient
selfie, évoquer sa tristesse suite au décès du d’apprendre qu’elle était nommée aux Grammy Tactique de la groupie
génial BB King tout en regrettant qu’ “on ne Awards pour “Life In 12 Bars”. Elle connaît Eric Précision importante : Charlotte n’était pas
puisse pas dire grand-chose de plus parce depuis 28 ans, lorsqu’il composa la musique du une groupie. “J’avais très peur de ces femmes-là.
que cette musique appartient quasiment au film “Rush” alors qu’il venait de perdre son jeune J’étais très innocente et j’ai vu leurs manœuvres
passé”. Et c’est du passé qui ne passe pas fils victime d’un tragique accident. “Quand je lui pour approcher les musiciens. Une tactique
dont on va parler durant 133 minutes, durée ai proposé de travailler sur la BO, son bébé était classique de la groupie, c’était de devenir très
de ce document signé Lili Fini Zanuck qui vivant, et il est mort pendant la postproduction. amie avec la copine du musicien”. On ne voit pas
remonte le temps et tente d’éclaircir les Il a accepté après avoir vu le film et c’est ainsi Charlotte aujourd’hui dans “Life In 12 Bars”,
multiples zones d’ombre d’une vie faite de qu’est née sa chanson ‘Tears In Heaven’. Il me Lili ayant pris le parti de ne garder que les
démesure, de chutes et de résurrections. l’a offerte, mais c’était si personnel qu’il ne voulait témoignages audio, un choix qui permet de voir
pas que ça sorte en single ou que ça lui rapporte plus d’images vintage et de rêver à ces créatures
de l’argent, et il s’est dit que s’il cachait le légendaires sans constater les outrages des ans.
morceau dans une BO, il trouverait son public Avant de conclure, Charlotte a une question :
Cognac dans la matinée de façon plus organique. Et c’est devenu un hit “Vous connaissez Philippe Paringaux ? C’était un
“Eric m’a contacté car des connaissances à lui rien qu’en étant inclus dans la musique du film”. très bon ami à nous, on le voyait toujours avec Eric
voulaient réaliser un documentaire mais il ne se Cette tragédie intime est longuement évoquée quand on passait à Paris, alors si vous le croisez,
sentait pas à l’aise avec l’idée, sauf si c’était moi dans le documentaire, tout comme l’est la relation vous lui direz bien des choses de ma part”. ★
qui m’en chargeais. Je lui ai dit que j’allais venir mortifère que Clapton a connu avec les drogues et
le voir à Londres, on a discuté et je lui ai dit OK” l’alcool, ainsi que ses déclarations racistes et son RECUEILLI PAR OLIVIER CACHIN
se souvient Lili, veuve du fameux producteur soutien au politicien populiste Enoch Powell. Documentaire “Eric Clapton : Life In 12 Bars”
Richard Zanuck et titulaire d’un Oscar en 1990 Le genre de pénible controverse qu’on de Lili Fini Zanuck (en salles)

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ERIC CLAPTON

Las, par l’odeur du gain alléché, Ginger Baker se radine, et le projet Le documentaire “Life In 12 Bars” s’avère assez peu disert sur la suite.
prend alors une maussade tournure, qui rappelle le cadavre encore Il est vrai que l’épisode le plus créatif, le plus passionnant, s’achève ici.
chaud de Cream. Baptisée Blind Faith et renforcée par Ric Grech à la Eric plonge, durant trois ans donc, dans l’héroïne, et n’émerge du vaporeux
basse, la formation n’a même pas le temps de se constituer un répertoire nuage que grâce à l’aide de Pete Townshend, puis entame une cure de
digne de ce nom qu’elle est catapultée devant plus de cent mille personnes désintoxication. Remplaçant la poudre par la bibine, il passe près d’une
à Hyde Park. Clapton boude logiquement, ce n’est pas ce qu’il espérait, décennie à écluser ses deux bouteilles de Courvoisier par jour, montant
et il va pratiquement saborder cette belle machine à générer des dollars. sur scène fin saoul pour de piteuses pantalonnades. Dans un court moment
Une gigantesque tournée aux Etats-Unis est prévue. Déjà blasé par le de lucidité, il usine le débonnaire “461 Ocean Boulevard” (1974) à Miami,
projet, Eric préfère picoler dans le bus bringuebalant d’une bande de qui le remet en selle grâce au succès de “I Shot The Sheriff”, reprise du
sudistes rigolards, Delaney & Bonnie, qui assurent la première partie. récent morceau de Bob Marley And The Wailers. L’album développe un
Leur musique très roots est proche de ses aspirations. L’expérience Blind sillon laid back déjà entrevu en 1970 et que Clapton va paresseusement
Faith ne dure que quatre mois, et laisse un goût de gâchis, malgré un creuser pendant les années qui suivront. Il tente d’effacer le souvenir du
album correct réalisé avec Jimmy Miller. Des choses exquises comme technicien flamboyant et prolixe des années Cream pour privilégier l’épure,
“Can’t Find My Way Home” et “Presence Of The Lord” n’étaient, tout la slide, et un solide ancrage stylistique américain, sous haute influence
de même, pas à la portée des premiers venus. De retour dans son château JJ Cale, dont il avait déjà repris “After Midnight” dès 1970. Un bonheur
du Surrey, Eric papillonne toujours. Il flirte de nouveau avec Lennon, n’arrivant jamais seul, il conquiert enfin Pattie Boyd qui emménage
qui aimerait bien l’intégrer durablement à son Plastic Ono Band et avec lui en 1975. Ses opus seventies sont dans l’ensemble assez mous,
réussit à arracher son consentement pour un festival à Toronto. Les amalgames de reprises blues, ballades romantiques, et tentatives reggae
choses en restent là avec le désormais ex-Beatle. Il intègre la cara- ou country, mais bénéficient des bons soins du fidèle Tom Dowd puis de
vane de Delaney & Bonnie, participant même à un album live (sur lequel Glyn Johns, ce qui leur assure une production classieuse, intem-
il est quasiment inaudible). porelle. On trouve ici et là de
Delaney Bramlett incarne, tel
Mayall auparavant, un père
de substitution. Il l’aide à se
Ivre, il provoque un scandale bons morceaux, comme par
exemple la sautillante “Watch
Out For Lucy”, et certains
décomplexer, à prendre confiance en sa voix et son écriture. Delaney disques sont indéniablement plus denses (“Slowhand” en 1977, avec la
se retrouve à la barre pour le sous-estimé “Eric Clapton” en 1970, qui célèbre reprise de “Cocaine”). Lui aussi aura son album perdu, “Turn
dévoile une réjouissante approche country soul, avec cuivres et choristes. Up Down” en 1980, rejeté par RSO car les lieutenants Gary Brooker et
Des pointures comme Leon Russell, Stephen Stills, Bobby Keys, Jim Albert Lee y tiennent trop souvent le micro. Dans un sens, il symbolise
Price ou Rita Coolidge sont de la fête (on les retrouvera sur “All l’abandon total de l’ex-démiurge, en autopilotage complet. Slowhand passe
Things Must Pass” de George Harrison). Mais Clapton se brouille le plus clair de son temps au pub ou au stade (il supporte West
avec Bramlett, dont le caractère ombrageux et autoritaire lasse aussi Bromwich Albion). Ivre, il provoque un scandale en tenant quelques
le bassiste Carl Radle, le claviériste Bobby Whitlock ainsi que le batteur propos racistes sur scène lors d’un concert à Birmingham en 1976. Après
Jim Gordon. Clapton les récupère aussitôt, pour un nouvel attelage qu’il qu’il eut une nouvelle fois frôlé la mort pour cause d’ulcères carabinés,
veut cette fois anonyme. La suite sera douloureuse, tumultueuse mais les années 80 le voient devenir enfin sobre (à partir de “Money And
aussi brillante. Les drogues dures, en particulier l’héroïne, font leur Cigarettes” en 1983), mais l’inspiration ne jaillit pas pour autant. C’est
macabre apparition dans l’histoire. Eric décide d’appeler l’affaire Derek l’époque du Clapton jet-setteur, costume Armani noir et top model au
And The Dominos et de partir écumer les petites salles, au grand dam bras. Désormais lié avec Phil Collins, il tente vainement de coller au son
de Robert Stigwood, son avide manager. Un contre-pied parfait à du moment, avec synthétiseurs et percussions électroniques. Laid. Un
Blind Faith. En parallèle, il poursuit sa cour à Pattie Boyd, la compagne drame d’envergure va malheureusement survenir : le décès accidentel de
de George Harrison, dont il est tombé éperdument amoureux. Il traîne son fils Conor, âgé de seulement quatre ans, en 1991. Son profond chagrin
un spleen carabiné, qu’il exorcise dans la poudre et la lecture de “Layla lui inspire “Tears In Heaven”, ainsi qu’une prestation habitée lors de
Et Majnûn”, recueil de textes du poète perse Gangavi Nezâmi-e narrant l’émission MTV Unplugged, qui lui assure une pluie de Grammy Awards.
une histoire d’amour impossible... Les studios Criteria de Miami et Tom Après une performance proprement stellaire sur “Don’t Think Twice,
Dowd sont réservés pour accoucher d’un nouvel effort, mais les premières It’s All Right” lors du trentième anniversaire de la carrière de Bob Dylan,
séances sont infructueuses. En fait, l’ensemble décolle lorsque Duane Eric peut enfin s’atteler à un projet qui lui tient à cœur depuis toujours :
Allman, de passage en ville avec ses frangins, est invité à se joindre aux un long-format totalement blues, le très brut et austère “From The Cradle”,
sessions. La rencontre avec God fait des étincelles : l’admiration est qui demeure l’un de ses albums les plus réussis.
mutuelle, l’entente immédiate, et les jams s’enchaînent, parfois pendant
dix-huit heures d’affilée. Le disque devient double, et le résultat est
d’une intensité redoutable. Des merveilles comme “Why Does Love Got Intarissable source
To Be So Sad?” méritent d’être redécouvertes. Clapton est alors frappé Eric s’approvisionnera à nouveau à cette intarissable source avec “Me
par plusieurs événements funestes qui vont le faire plonger définitivement And Mr Johnson” ou encore “Riding With The King”, réalisé en duo
dans les abîmes narcotiques : la mort de Jimi Hendrix, puis celle de son avec BB King. Les années 2000 sont celles de l’apaisement et des virées
père adoptif. Et, toujours, Pattie qui se refuse à lui, malgré cette entre copains, avec JJ Cale (“The Road To Escondido”) et même une
gigantesque missive nommée “Layla And Other Assorted Love Songs”... brève réunion de Cream le temps de quelques dignes concerts, toujours
qui sera un échec commercial retentissant, nullement aidé par une au Royal Albert Hall. Devenu à nouveau père, il compose de moins en
énigmatique pochette sur laquelle ne figure même pas le nom des moins, mais livre toujours d’honnêtes copies, comme “Clapton” en 2010
Photo Ed Caraeff/ Getty Images

musiciens. Une volonté très jusqu’au-boutiste d’Eric, et pas si surprenante ou “I Still Do” en 2016. Eric Clapton est, incontestablement, un survivant.
au fond. Un quasi-suicide commercial. Les Dominos disparaissent sous Un homme qui a puisé dans ses tourments intérieurs pour devenir l’un
des montagnes d’opiacés. Au bout du rouleau, Clapton se retire dans des artistes les plus fondamentaux des swingantes sixties. Un vrai
sa demeure de Hurtwood Edge pour se reposer. Il ne se doute pas que bluesman, reconnu par ses maîtres, Muddy Waters, Freddie King ou
la parenthèse va durer trois longues années. BB King. Nombre de ses proches, amis et collègues ont péri, solide
malédiction, lui est toujours là, bien présent. Il s’agit d’en profiter. ★

FEVRIER 2019 R&F 069


La vie en rock

Dans ses pubs, il reste Iggy.


Le vilain Iggy

ROCK’N’
ROLL &
PUBLICITE
Velvet Underground, Clash et Troggs passent enfin à la télévision ?
Oui, dans les spots publicitaires. L’art rebelle par excellence
a-t-il été définitivement dissous par le monde de la réclame ?
PAR PATRICK EUDELINE

DIM... ET PUIS L’AMI RICORE. D’aussi loin que je me La troisième vente de disques en ce moment
souvienne, ce sont ça les premières musiques de pub qui (pardon, de streaming), c’est ce bon vieux Redbone. Et même pas
me restent en mémoire. Les pubs, il y en a toujours eu, avec “The Witch Queen Of New Orleans”, son hit taillé dans le
oui. Mais la musique, des chansons pour l’illustrer... marbre, mais un machin plus tardif, “Come On And Get Your Love”.
Non. Autant les thèmes d’Interlude, de la Séquence C’est drôle. J’ai toujours eu une dent contre Redbone. Philippe
Du Spectateur, des “Cinq Dernières Minutes” obsèdent Paringaux qui aimait beaucoup tout ce que sortait CBS en avait fait des
ma mémoire, autant la pub — une publicité heureuse, tonnes dans Rock&Folk au sujet de son premier double-album, en
créative — semblait se passer de musique. Quelques 1970. C’était, si je résume, la rencontre entre The Band, Creedence
slogans, oui, des jingles. C’était cela l’essentiel. Et puis Clearwater Revival, les Beatles. Rien que ça. J’ai craqué. Pour moi,
un jour, j’ai entendu le Velvet Underground. Un alors, la parole de Paringaux était d’or. Le double album en import
des morceaux sacrés du premier album. “Sunday Givaudan. Rien que ça. 40 balles. C’était, c’était... chiant comme la
Morning”, oui. Et c’était pour vendre des assurances. pluie. Je n’aimais ni les voix, ni le style, ni les mélodies pompées, mal
Des putains d’assurances. Cela n’a pas arrêté depuis. foutues et sans inspiration, (du boogie mou, le plus souvent) ni même le

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son des guitares (wah-wah sur Leslie liquide, une horreur) la pochette et il fallait s’appeler Gainsbourg pour pouvoir se permettre de telles
était moche (un os rouge, donc) et le look des musiciens, en indiens compromissions. Je l’aimais tellement, le Serge, que même travesti en
hippies, fort douteux. Voilà. Je ne comprenais pas l’intérêt. Que de employé de banque dans une pub Bayard ou auteur d’un épouvantable
disques formidables j’aurais pu acheter à la place ! Kooper et clip TV pour Pentex (“Nobody is perfect”), il m’arrachait un sourire
Bloomfield en live, tiens ! le Rotary Connection ! Electric Flag, de connivence. Vieux brigand ! Depuis... Plus personne ou presque
NRBQ, deux Rod Stewart, que sais-je ? n’avance de tels scrupules. J’ai parlé à Iggy de ses nombreuses
Je viens de réécouter. Je n’ai pas changé d’avis. Bon, “The Witch apparitions (Le Bon Coin, les Galeries Lafayette, les assurances
Queen Of New Orleans” était un sacré hit, et ce “Come On Get Your Get A Life, etc.) ou de l’utilisation de “I Wanna Be Your Dog”
Love” de 1973 ne déméritait pas. Même si à l’époque de sa sortie, pour SFR (rien que ça). Il m’a répondu... Les disques ne se vendent
j’avais personnellement d’autres Dolls et MC5 à fouetter. Ce “Come plus mais s’écoutent sur Deezer, les tournées vous usent, les artistes
On Get Your Love” est aujourd’hui incontournable. C’est la musique doivent trouver des débouchés. Il n’avait pas tort. Et puis, dans ses
d’une pub Bouygues, particulièrement feelgood avec esprit de Noël et pubs, il reste Iggy. Le vilain Iggy. Tout juste s’il ne prétendait
gentil papa. Il n’en fallut pas plus. On se souvient. Jadis les musiques pas faire passer des valeurs rock’n’roll via son apparition chez SFR.
publicitaires étaient composées sur mesure, ou étaient — plus rarement Mais bon, on le comprend. On l’absout. Mieux, on est content pour lui.
— empruntées. Mais, en ce cas, elles étaient réinventées, transfigurées.
Comme le thème de Dim justement, inspiré de “The Fox” de Lalo N’empêche que jusqu’aux années 90, le rock et la
Schifrin ou celui de Jacques Vabre (“La Colegiala”). Et puis, que voulez- pub, cela faisait quand même deux. Surtout en France.
vous ? C’était une époque où John Lennon refusait mordicus Certes, en sa recherche de thèmes efficaces, le monde de la pub, au
de vendre son “Revolution” à Nike (depuis la Yoko a tout bazardé, cinéma (Jean Mineur, priez pour nous) comme plus tard de la télévision
pensez) ou Jim Morrison voulait quitter les Doors parce que Manzarek n’hésitait pas à piller jazz et musique classique (et à faire découvrir
envisageait de vendre “Light My Fire”. Le Pink Floyd s’est grillé en se au passage Dvo ák, Sibelius ou Chostakovitch au plus grand nombre),
commettant avec Gini (“Un goût... une musique étranges venus d’ailleurs”) puis peut-être un peu de Burt Bacharach ou de Tamla-Motown.

FEVRIER 2019 R&F 071


Le son des Stooges du premier album, leur cri le plus sauvage pour
vendre un opérateur téléphonique ? Inimaginable quelques années
plus tôt. Et ce fut la curée. Tout y est passé.
De “Sympathy” du Rare Bird (pour Chesterfield) à “All Together
Now” pour Fiat, on a épuisé les hit-parades. On a cherché les hits...
Cela est même devenu un métier.
Personne n’a été oublié. On a tout entendu. “I Fought The Law” (version
Clash) pour Sony. “California Dreamin’ ” pour Renault. David Bowie,
pour Chanel, Toyota, La Poste, Sony), et même Bob Dylan (Kenzo,
Peugeot avec “Knockin’ On Heaven’s Door”, ce qui est un peu étrange,
qui a envie de se retrouver au paradis quand il conduit une voiture ?)
Ah si ! les Beatles. On ne trouve quasi que “Come Together” pour
Harmonie, “Drive My Car” pour Boss mais ils coûtent bien trop cher.
Certains morceaux, trop évidents ont été exploités jusqu’à la lie.
“Born To Be Wild” par exemple. Jeep, Apple, McDo, Volkswagen.
Rien que dans les dernières années. “On The Road Again” de Canned
Heat, pour Peugeot récemment. Sinon, on a vu “Wild Thing” pour les

Il fallait s’appeler parfums Lacoste. “Happy Together” pour Amora. “Good Vibrations”
pour Chrysler. “We Will Rock You” sous-exploité par Evian. Tout et
rien. Tout le monde y est passé, oui. Jusqu’à Sid (“My Way” pour Fiat)
Gainsbourg pour pouvoir et The Clash (“Should I Stay Or Should I Go”, à satiété). D’autres ont
été employés n’importe comment. “I’ll Be Your Mirror” pour France
se permettre de telles Telecom. Vraiment ? “After Hours”, aussi a été utilisé, pour Nina Ricci.
Le Velvet Underground, décidément... Ah ! Et puis “I’m Not

compromissions Like Everybody Else” pour vendre des ordis IBM ?


Et on ne parle pas des versions douteuses. De “I Am A Man” pour
Seat ou Dior, mais par Black Dragons, de “It’s A Man’s Man’s World”
Ce qui pouvait sembler à peu près consensuel. Mais le rock... Du rock pour L’Oréal mais dans la version de Seal. Parfois, l’idée est jolie ou
dur, ou connoté garage ? Du rock de chevelus ? En fait, donc, c’est semble efficace. Parfois, même, le morceau est rare ou bien venu.
surtout vu de France que le problème se posait. En France, le rock, ce Quand Scorsese, pour Chanel, utilise “She Said Yeah” dans la version
n’était pas une musique faite pour le hit-parade, c’était une religion. des Rolling Stones, quand Dior écume les mêmes (“Paint It Black”,
Alors qu’ailleurs, on ne se posait pas tant de problèmes. Enfin, au “Sympathy For The Devil”) en couplant ces merveilles à l’image du
début... avant que tout ne se politise. Elvis en 1954 pour des doughnuts ! Delon iconique. Avant de penser à “Whole Lotta Love”. Sinon...
Les Rolling Stones, dès 1964, qui vantaient les Rice Krispies “Set Me Free” pour H&M, “Picture Book” pour HP.
(ils n’avaient pas encore, il est vrai, composé “Satisfaction” Décidément, la pub revaloriserait donc l’image des Kinks ?
ou “Get Off Of My Cloud”). Les Yardbirds pour le soda Great Shakes,
Cream pour la bière Falstaff. Une marque comme Pepsi ou, surtout,
Coca-Cola pouvait s’enorgueillir d’un vrai bottin mondain. Du Jefferson A première vue, on ne peut en tirer qu’une unique
Airplane aux Who, des Moody Blues à Left Banke en passant par BB conclusion. Si le monde de la pub, par définition consensuel et
King. L’Airplane (pourtant hippies renommés anti-système) a défendu les fuyant comme la peste tout ce qui est clivant se jette ainsi sur rock
jeans Levi’s dans plusieurs spots, les Shadows Of Knight vantaient les et pop, c’est que celui-ci ne fait plus de mal à une mouche, qu’il ne
chips Fairmont... Sandy Denny a promu le bon beurre anglais et le David signifie plus rien. Après tout, on utilise rarement Brel, Barbara ou
Bowie pré-Ziggy a sucé les crèmes glacées Luv. Les seuls à tout refuser Brassens pour la pub. Ce n’est pas assez léger. “Amsterdam” pour
en bloc furent les Lovin’ Spoonful. Ils ne voulurent pas être vendre... quoi ? Des moules Tipiak ? On en oublie que ces hits, tous
les Monkees et envoyèrent balader Coca. Ils l’ont payé cher : leur ces morceaux sont, simplement, de très grandes chansons. Avant tout.
merveilleux guitariste, l’excentrique Zal Yanowski est tombé pour dope. Qu’on ne ferait plus jamais mieux. C’est comme la musique classique :
Cela a tué le groupe. C’est à partir de la période hippie que le hiatus on sait qu’elle a arrêté d’évoluer après Stravinsky. On ne lui demande
devint le plus évident. La pub, ce n’était ni le monde de l’art, ni celui de pas d’être actuelle mais d’être puissante. Si le monde de la pub pour
la révolte. Le rock, lui, tenait à garder cette aura, même dans le monde exprimer une idée de violence, de rébellion, d’urgence ne trouve
anglo-saxon. Les artistes renâclaient donc le plus souvent, malgré toujours pas mieux que “You Really Got Me” (même si c’est pour...
les ponts d’or proposés parfois. Il fallait être Levi’s, Pepsi ou Honda, Mr Bricolage !) ou “My Generation”, c’est que ce rock que l’on croyait,
des marques connotées, pour que l’idée leur vienne d’accepter. que l’on sait mort et confit dans son fantasmagorique passé ne l’est peut-
être pas totalement. Si pour exprimer le désir et le sexe, rien ne vaut
“I Just Want Make Love To You” dans la version d’Etta James avec
“Des pâtes oui, mais des Panzani”, “Dans Banga, ce riff lubrique qui vous scie les jambes à chaque fois et cette voix
y a de l’eau”... On préférait de toute façon composer des jingles, trempée de blues et d’émotion salace, c’est que tout cela n’est peut-être
des originaux, au pire, s’inspirer de choses existantes détournées. pas complètement mort. Sinon, ils choisiraient Bigflo et Oli. Ou ils
Qui n’a pas entendu la pub Narta s’inspirant en 1974 des jerks de Pierre demanderaient à un artiste d’aujourd’hui de faire un à la manière de.
Henry/ Michel Colombier n’a rien entendu. Ou Thierry Le Luron imitant Le procédé, encore utilisé dans les années 2000, n’existe quasi plus.
Tino Rossi pour vanter les mérites de Wizard. Des jingles, des originaux ? Ce n’est plus que golden hits. Encore et encore. On s’y est fait. Non ?
Après tout, un jingle est aussi ardu à concevoir qu’un tube, et cela obéit aux N’empêche, quand j’entends jusqu’à la nausée les premières notes
mêmes nécessités. Les plus grands, d’ailleurs, n’ont pas renâclé à s’y frotter. de piano de “She’s A Rainbow”, le choc émotionnel est là, toujours
Jacques Loussier, le grand Serge, Francis Lai, Claude Bolling, Germinal et encore. Ces quelques notes ont trop marqué mon adolescence et
Tenas (du rock beatnik façon Vogue au “ticket choc” de la RATP !). Jusqu’à mon cerveau se refuse probablement à les entendre dans un tel
Richard Gotainer qui semble clore la marche. La clef de ce savoir-faire est contexte. Comme ce “Comic Strip” dont use et abuse Nina Ricci.
depuis longtemps tombé dans le puits. Et puis, et puis, vers les années 90, Et j’ai — on — a envie de leur dire laissez-moi tranquille, avec mes
on a compris que cela revenait moins cher d’acheter clef en main. Et puis amours, mes cicatrices et mes blessures. Ce “She’s A Rainbow”
le rock ne développait plus une telle image de sulfure et d’irrévérence. ne vous appartient pas. Ce qui est très gamin comme réaction.
Il était devenu le passé. Le doux passé. Les golden hits. Le classic rock. J’en conviens. Mais le rock n’est-il pas un truc de — vieux — gamins ? ★

072 R&F FEVRIER 2019


Disque du Mois

Un rock planant, une pop qui lévite,


des mélodies en altitude

Toy
“HAPPY IN THE HOLLOW”
TOUGH LOVE/ DIFFER-ANT

Au voleur ! Toy se fait prendre la main synthés rêveurs. Faut-il châtier ce d’établi et respecté vous recommande. Leurs trois premiers albums en
dans le sac à plusieurs reprises, pillant pickpocket ? Surtout pas. Pourquoi lui On débutait à peine et déjà plein de contiennent un nombre honorable :
dans un premier temps les lignes en tenir rigueur, si ces détournements gens étaient amenés à nous écouter. “My Heart Skips A Beat”, “Endlessly”,
mélodiques du refrain de “Girl, You’ll servent d’impeccables chansons ? En faisant les premières parties de “Dream Orchestrator”... Le nouveau,
Be A Woman Soon” (Neil Diamond) Pourquoi accuser Toy de piocher dans The Horrors, nous avons rapidement “Happy In The Hollow”, en est
pour “Last Warmth Of The Day” et plusieurs genres (krautrock, indie-pop, joué dans des salles immenses, le gavé. Les disciples dépassent et
du couplet de “Some Candy Talking” shoegaze, folk, psyché, post-punk) si processus s’est accéléré. Je ne me surplombent leurs pygmalions :
(Jesus & Mary Chain) pour “Sequence ce grand brassage produit un cocktail plaindrai jamais d’avoir évité, grâce à alors que les Horrors peinent à tenir
One”. Allez-y, servez-vous ! D’autres grisant ? Les Anglais ont débuté en leur aide, plusieurs années de galère”. la distance, alors que Khan pédale
emprunts sautent aux oreilles : 2011 en bénéficiant du chaperonnage Toy a ensuite eu droit à un second dans la semoule (bio), Toy continue
La Düsseldorf pour “Energy”, Suicide de The Horrors, qui sort alors coup de projecteur : la chanteuse de de gravir des sommets. Avec un
pour “Move Through The Dark”, l’excellent “Primary Colours” : les Bat For Lashes, Natasha Khan, qui rock planant, une pop qui lévite,
le Pink Floyd de 1972 pour “You ainés déclarent n’avoir jamais écouté a tourné avec Coldplay et composé des mélodies en altitude, une
Make Me Forget Myself”. Quand un groupe aussi excitant, embarquant ces avec Beck une chanson pour la saga instrumentation perchée, par-delà
morceau n’évoque pas une référence petits nouveaux en tournée — Toy “Twilight”, gagnante du Mercury Prize, influences et inspirations — ses
particulière, c’est parce qu’il en mixe bénéficie immédiatement d’un surplus propose au groupe une collaboration emprunts, Toy ne les traite pas façon
plusieurs — Kevin Ayers et Brian d’attention, niveau médias et public. — un album de reprises de morceaux rase-motte, mais avec élévation et
Jonestown Massacre, Neu! et Field Tom Dougall, pas ingrat, a toujours iraniens, marocains et thaïlandais sous transcendance. Proverbe hébreu :
Mice, Ride et Legendary Pink Dots, ce remercié The Horrors pour ce coup le nom Sexwitch, où Natasha se prend “Quand un voleur vous embrasse,
genre d’amalgames. Sachant que Tom de pouce providentiel : “C’est grâce à pour Nina Hagen et Toy pour les comptez vos dents”. Ici, on compte
Dougall, le leader du groupe, semble eux qu’on a pu mettre le pied dans la Banshees. Des expériences qui n’ont surtout les grandes chansons.
faire une fixette particulière sur Jason porte. De nos jours, il y a tellement de pas détourné Tom Dougall de ce pour ✪✪✪✪
Pierce, troquant juste le côté gospel groupes qui tentent de percer, c’est quoi il est le plus doué : composer BENOIT SABATIER
et blues de Spiritualized contre des une énorme faveur quand quelqu’un avec Toy des morceaux splendides.

PISTE AUX ETOILES ✪✪✪✪✪ INCONTOURNABLE ✪✪✪✪ EXCELLENT ✪✪✪ CONVAINCANT ✪✪ POSSIBLE ✪ DANS TES REVES

FEVRIER 2019 R&F 075


Disques poprock
The Dandy Tender Joe Jackson Night Beats
Warhols “Fear Of Falling Asleep” “Fool” “Myth Of A Man”
“Why You So Crazy” PARTISAN EDEL/ VERYCORDS PIAS
DINE ALONE/ CAROLINE
Soyons clairs : on ne peut pas avoir “Oh mon Dieu, quel morceau ! On est Disque du mois il y a trois ans
Qu’on nous apporte du Botox : grand-chose d’autre qu’une intuition à nouveau en 1979 !”, dit un (R&F 584) avec “Who Sold My
les Dandy Warhols fêteront cette favorable en sortant de sa pochette commentaire sous la vidéo YouTube Generation”, album racé et nerveux
année leurs 25 ans de carrière plastique (eh oui, old school...) le de “Fabulously Absolute”, premier faisant figure d’immédiat petit
(terme inapproprié pour ce quatuor nouveau CD de ce duo électronique single de ce réjouissant projet. On est classique, les Texans étaient attendus.
de slackers autoproclamés)... On se londonien dont les compagnons tenté d’approuver tant les huit Si leur précédent effort donnait
souvient des frasques de leurs débuts d’écuries, sur le label indépendant compositions de cet album bref et crânement dans le garage viriloïde,
— ils finissaient leurs concerts à de Brooklyn, Partisan Records, sont inspiré fleurent bon la new wave dans la lignée des Black Angels ou
poil, une révolution quand on n’a John Grant, Mercury Rev, Cigarettes naissante et n’auraient pas fait pâle BRMC, dès l’ouverture de celui-ci,
pas connu Woodstock. Et surtout, ils After Sex et Heartless Bastards. figure sur le premier album de Joe on se sait ailleurs : “Her Cold Cold
insufflaient de l’humour et du rien-à- A peine glissé dans le lecteur, le Jackson enregistré voilà 40 ans. Heart”, sorte de bizarre valse à la
foutre dans un petit monde qui aime deuxième album de Tender libère ses D’une durée vinylique (42 minutes), ce Last Shadow Puppets, déjoue
se prendre au sérieux. Il y a eu une parfums et confirme les promesses disque est de ceux sur lesquels le d’emblée toutes les attentes, tandis
série d’albums quasi parfaits et contenues dans son premier, en 2017. temps n’a pas de prise. Dès “Big que “Stand With Me” lorgne vers
puis, ils ont acheté l’Odditorium, leur Mais attention : dans la grande Black Cloud”, on retrouve ce qui fait le le son hispanisant du Jimi Hendrix
studio-repaire à Portland — meilleur famille des musiciens qui, même charme de ce chanteur et pianiste qui de “All Along The Watchtower”.
moyen de sombrer dans l’onanisme modestement, font carrière dans débuta durant l’ère punk et flirta avec Enregistré dans le studio de Dan
sonore. Les disques ont commencé à l’electro aujourd’hui, James Cullen divers genres musicaux, du jazz au Auerbach à Nashville, l’album porte
sonner comme des autoparodies, les et Dan Cobb sont loin d’être les classique en passant par la musique son influence et, s’il a le clinquant
tubes se sont raréfiés. Jusqu’à “Why plus tapageurs. Leur genre à eux, latine. Mais c’est avec des chansons un peu contrefait des productions du
c’est plutôt le brumisateur de leader des Black Keys, il s’avère riche
sons et d’intentions, la dentelle en surprises. “Myth Of A Man, en fait,
au mètre, le groove modéré, les s’affirme bien plus soul/ R&B que
vocaux impondérables comme l’éther. son devancier, osant même une très
Forcément, chez ces deux-là, ne convaincante incursion vers la Philly
serait-ce que parce que la qualité est soul (“I Wonder” et ses cordes), virant
au rendez-vous, on entend à la fois presque mod sur “Eyes On Me”. La
Air et Phoenix. Mais pas seulement. proximité avec Alex Turner est parfois
Car si l’humeur, ici, est souvent à la troublante : “(Am I Just) Wasting My
mélancolie (“No Devotion”, “Can’t Time” pourrait être un inédit du leader
Show My Face”, “When They Come des Arctic Monkeys. On se retrouve en
For You” ou la chanson-titre), Tender terrain plus familier sur le frénétique
n’est certainement pas moins bon “Let Me Guess”, taillé pour la scène.
lorsqu’il accélère le tempo et fait Difficile de dire si cette versatilité est

You So Crazy”, dixième album qui directes et mélodiques comme


se barre dans tous les sens et c’est “Alchemy” que l’on préfère Joe, qui
tant mieux. Car c’est là le charme reste très british dans son style même
des Dandys : toucher à tous les styles s’il habite désormais entre Berlin et
sans trop gratter la surface et en tirer New York. Enervé sur “Fabulously
des morceaux agaçants de facilité et Absolute” où il fustige le politiquement
souvent plus profonds qu’ils n’en correct en se définissant comme un
ont l’air. Ici, ils exécutent un grand “filthy troglodyte”, Joe Jackson est
écart facial sonore : on débute avec capable d’accélérer le tempo et de
“Fred And Ginger”, grésillant comme ciseler des mélodies tellement simples
un 78 tours, on part dans la pop en apparence qu’on en oublierait
synthétique dès “Terraform”, on presque leur extrême sophistication.
fait un détour psyché sur “To The “Dave” parle de l’homme de la rue,
Church”, on termine par un morceau celui du petit bled où le chanteur
classique au piano et, entre les crépiter la batterie sous les aplats naquit voilà 64 ans, et “Strange Land” l’indice d’une sincère volonté
deux, joie et bonheur, les Dandys synthétiques. Dans le genre, évoque une ville où “tous les whiskies d’exploration ou d’un désarroi
ont retrouvé le mojo de la compo. “Handmade Ego”, “Bottled Up”, sont japonais et les bars pleins de stylistique. Une certitude, Danny Lee
La comptine “Highline”, le faux “Closer Still” et “Tainted” se posent fantômes”, métaphore du temps qui Blackwell n’est pas simplement un
cantique “Sins Are Forgiven”, là. Alors, on peut légitimement se passe et qui brouille les repères. Sky Saxon 2.0 : “(Am I Just) Wasting
“Small Town Girls”, concentré demander ce qui distingue vraiment “Longue vie au bouffon”, chante-t-il My Time” ou “Footprints” (l’un des
de chanson dandyesque (paroles ce duo du lot des apprentis sorciers dans “Fool”, qui cite Shakespeare sommets) le voient jouer au crooner
pleines d’humour, chanter-parler à qui la technologie donne des ailes sur un tempo soutenu. La voix de Joe avec une candeur renversante. Bref,
de Courtney Taylor-Taylor plein de et le compteur YouTube de faux est aussi puissante que sur “Look se déprenant d’une obsession trop
morgue, mélodie diaboliquement espoirs. Et ceux que la question Sharp” et son style est débarrassé exclusive pour Roky Erickson, les
catchy) ou ce “Motor City Steel” qui ennuie peuvent toujours écouter des excroissances classico-intellos Night Beats gagnent en brillant
rappelle une foule d’autres choses, “More Or Less” sous les draps ou à qui ont parfois gâté sa pléthorique ce qu’ils perdent en puissance
mais avec légèreté, redonnent foi fond dans la bagnole (sous la pluie de discographie. Un album qui marque émeutière. Choix courageux :
en un groupe qu’on croyait rincé. préférence), en dodelinant doucement le retour à l’excellence d’un artisan sans convaincre complètement,
✪✪✪✪ la tête avant de fermer les yeux. de la pop britannique. ✪✪✪ 1/2 le groupe vient de produire son
ISABELLE CHELLEY ✪✪✪ OLIVIER CACHIN “Soft Parade” à lui. ✪✪✪ 1/2
JEROME SOLIGNY VIANNEY G.

076 R&F FEVRIER 2019


The Eerie Wanda
Lemonheads “Pet Town”
“Varshons II” JOYFUL NOISE/ DIFFER-ANT
FIRE
Débuter une carrière en
D’autant plus fabuleux qu’on reprenant Sanford Clark (“Still As
n’en attendait absolument rien : The Night”) n’est pas un mauvais
le deuxième volume (neuf ans après) premier pas. Derrière un blase qui
d’une série de reprises, par un défie l’exégèse, L’Inquiétante Wanda
groupe ayant eu son quart d’heure de s’avère en fait être le véhicule quasi
gloire en 1994... Sauf qu’on tombe solo de l’Hollando-Croate Marina
immédiatement sous le charme Tadic, secondée par deux membres
de la voix douce d’Evan Dando, du groupe de Jacco Gardner. Eerie
des arrangements délicats de son Wanda, qui a également ouvert pour
groupe et de son choix de chansons. les Allah-Las, est cependant assez
Petit aparté sur les cover versions éloignée du psychédélisme étincelant
(“Varshons”) : tout le monde n’écrit du lutin d’Amsterdam. Tadic, cou
pas de grandes chansons toute sa vie. d’oiseau et grands yeux à la Calista
Tout le monde n’est pas Neil Young. Flockhart, pratique un art plus discret :
Dando en a écrit quelques-unes. C’est “Hum”, son LP de 2016, présentait
déjà énorme. Mais d’autres auteurs quelques charmantes aquarelles
aussi, que l’on découvre ici grâce lysergiques (“Volcano Lagoon”,
à lui. Pour le dire autrement : si “The Boy”, le beau refrain de
des artistes comme Yo La Tengo, “Mirage”), lumineuses sans niaiserie.
“Pet Town” s’éloigne quelque peu du
psychédélisme léger de son premier
effort, affirmant une pop inventive et
simple comme un jeu d’enfant, d’où
émerge un bestiaire coloré (“Big Blue
Bird”). Marina Tadic, c’est un peu la
Cy Twombly de la pop psyché : même
économie de traits, même penchant
pour la ligne claire, l’évocation et le
mystère. Tout n’est pas au niveau de
la fragile réussite de “Rockabiller”
(meilleure chanson de l’album) et son
entêtante ritournelle en zigzags, mais
évite avec agilité l’écueil du mignon.

Jayhawks, Bevis Frond ou Paul


Westerberg ont écrit des chefs-
d’œuvre méconnus, pas la peine de
pondre des chansons insignifiantes.
Autant faire découvrir celles qui
existent. C’est écologique, ça recycle.
Ça ne pollue pas avec de nouveaux
titres sans inspiration. Ça concentre la
beauté. Autre chose : une reprise n’est
jamais aussi intéressante que quand
elle est fidèle. Quand son interprète
n’essaie pas de faire le malin avec
une relecture. C’est bizarrement là
qu’il se livre le plus. Ici, Dando a tout
bon. Les cinq premiers titres sont Cette musique de chambre
parfaits, parfois meilleurs que les (d’écolier ou d’adolescent) gagne
originaux, à l’image du déchirant paradoxalement à être découverte
“Speed Of The Sound Of Loneliness” sur scène, tant la pop de Tadic est
de John Prine, envoyé seul à la inséparable d’une présence. Orson
guitare. La suite, plus légère, est tout Welles disait que “n’importe quelle
aussi enthousiasmante. Il y a même œuvre est bonne dans la mesure où
du rock’n’roll (“Now And Then” de elle exprime l’homme qui l’a créée” :
Natural Child) ! Ça faisait longtemps. Marina Tadic, elle, a le chant de son
Evan Dando est un génie méconnu. regard, interrogateur et porté à la
Trop doué, trop beau. Et junkie. rêverie ; lorsqu’elle écrit “Moon”,
Ça ne pardonne pas. C’est pourtant on peut lui faire confiance pour savoir
l’un des rares survivants de l’époque de quoi elle parle. De quoi apporter
où tout cela voulait encore dire un peu de Californie dans le froid
quelque chose. ✪✪✪✪ de l’hiver rhénan. ✪✪✪
STAN CUESTA VIANNEY G.

FEVRIER 2019 R&F 077


Disques poprock
Wukong  Mike Krol
“Wukong And The Pilgrim Shadows” “Power Chords”
ELEA MERGE/ DIFFER-ANT

Dans une autre vie, Wukong fut le On l’avait quitté sur “Turkey”,
compagnon d’arme de Jay Alansky. album malin empli de pépites pop
Puis, il enregistra deux albums et punk sorti en 2015 qui annonçait
cultes avant de s’installer en Chine. l’avènement d’une nouvelle
Accompagné de Peter Gunn (guitariste personnalité attachante dans
des Inmates), Johan Asherton (trop la scène garage californienne.
méconnu petit maître de l’acid folk) Déguisé en policier de pacotille, Krol
et Frank Eulry (producteur-arrangeur s’amusait avec désinvolture et ironie
de Laurent Voulzy). Le deus ex des obsessions des musiciens de son
machina de ce projet entre Asie, entourage et pleurait le vol de sa
France et Royaume-Uni, tient son bicyclette chérie avec humour. Celui
nom de Sun Wukong (le roi singe qui avait magnifiquement nommé son
de “La Pérégrination Vers L’Ouest”, premier album “I Hate Jazz”, avait
roman de la fin du seizième siècle, tout de la nouvelle icône hipster
fondateur de la littérature chinoise), en devenir. Quelle surprise alors
plus connu ici sous le nom de Son d’apprendre que ce joyeux luron
Goku par l’entremise du célèbre qui érigeait le je-m’en-foutisme
manga “Dragonball”. Wukong, en style de vie a failli abandonner
comme le héros du roman, a sa vie d’artiste. En proie à une crise
métaphoriquement traversé le Mont existentielle, Krol a perdu foi en la
musique alors même qu’une carrière
s’ouvrait. “Power Chords”, qui
montre un Krol abîmé sur sa
pochette, chronique ces trois
années de désamour, de
reconstruction et de redécouverte du
rock’n’roll. Musicalement (et presque
étonnamment) aucune révolution
n’est à noter tant l’album se place
dans les pas lo-fi de son prédécesseur
“Turkey”. C’est plutôt du côté des
textes que les perspectives ont
changé. L’écriture de Krol, jadis légère
et narquoise, se fait plus personnelle,

de la Terrasse des Esprits d’un Pouce


Carré de la Grotte de la Lune Penchée
et des Trois Etoiles. L’artiste a préféré
la quête intérieure à la course aux
charts. Il est certainement l’un des
derniers grands romantiques de
la pop, de la trempe d’un Paddy
McAloon, d’un Louis Philippe ou d’un
Andy Partridge. Une certaine nostalgie
teintée d’auto-ironie pour la grandeur
passée britannique qui n’a plus sa
place dans l’empire du Milieu,
comme le témoigne “No Scones, No
Marmalade”. Si cet album excelle avec
ses plages sélénites et élégiaques introspective. Il exprime un mal-être
telles “The Moon Is Low” ou qu’il cache derrière un pudique filet
“Soon Before The Moon”, il ravira les de distorsion. Tout cela, évidemment,
amateurs de power pop accrocheuse est narré sur fond de chansons punk
avec “Busy Queen”. Voilà un bel album bricolées mais finement troussées,
à clés où il est question du statut Krol se situant plus que jamais au
d’expatrié (“Understand”) mais aussi croisement de Jay Reatard, Matthew
d’un “Austerlitz” en français dans le Melton et même Julian Casablancas.
texte qui évoque Ray Davies qui, C’est ce contraste entre les chansons
en 1985, avait lui aussi revisité engageantes et les textes profonds
ses souvenirs de 1967 sur “Return (mais jamais misérabilistes) qui fait de
To Waterloo”. On souhaite qu’il cet album une réussite, et de Krol un
existe encore en France des oreilles musicien plus passionnant que jamais.
sensibles à la belle ouvrage pop et à ✪✪✪✪
une certaine recherche intérieure. ERIC DELSART
✪✪✪1/2
JEAN-EMMANUEL DELUXE

078 R&F FEVRIER 2019


Tim Presley’s Mumford
White Fence & Sons
“I Have To Feed Larry’s Hawk” “Delta”
DRAG CITY/ MODULOR BARCLAY/ UNIVERSAL

En l’espace de vingt ans, Tim Ce dernier album de Mumford


Presley sous le nom de White Fence, & Sons, c’est un peu l’histoire de la
en duo avec Ty Segall, Cate Le Bon grenouille qui veut se faire aussi grosse
pour Drinks ou avec The Fall (dont il que le bœuf et, ici aussi, l’histoire se
fut membre), a engendré bon nombre termine mal. On pouvait redouter à
d’albums qui tous perpétuent un l’occasion de “Wilder Mind”, son
certain esprit américain hérité de précédent album, une sorte de
ESP-Disk ou d’un Mayo Thompson, devenir-Coldplay pour le groupe
entre expérimentations et chansons anglais. Ces craintes ont été, si l’on
pop de travers. Avec ce nouvel album, peut dire, confirmées au-delà de toute
Presley tourne toujours autour du espérance. Peu d’albums récents
précipice sans jamais y tomber. Une ont aussi franchement dévoyé ce
chute qui pourrait s’incarner dans que devrait signifier le beau mot de
le quartier interlope et dangereux lyrisme lorsqu’il s’agit de rock. La
de San Francisco où l’Angeleno a comparaison, qui vient inévitablement
déménagé. Après une période de à l’esprit, avec les premiers Arcade
gestation hivernale à Staveley dans Fire est accablante. Il n’est que de
la région apaisante des lacs au nord comparer le pathos grandiloquent de
de l’Angleterre, l’artiste est donc “The Wild” à la fureur échevelée de
“Rebellion” pour mesurer l’abîme. La
production de Paul Epworth, d’une
étonnante laideur, n’est pas pour rien
dans le naufrage : “Beloved” est digne
du pire U2 et on pouffe involontaire-
ment face au synthétiseur de “Picture
Of You” et aux ineptes beats hip-hop
de “Rose Of Sharon” ou “Woman”.
Quant à Marcus Mumford, il est
désormais le prototype du chanteur
que l’on aurait envie de pincer — la
bêtise des propos tenus dans un récent
entretien pour le NME n’arrangeant
rien. Moins un album qu’un symptôme

parti enregistrer dans la Baie, en


compagnie de Jeremy Harris, Dylan
Hadley et de H Hawkline. A l’inverse
de certains de ses collègues issus
du revival psychédélique, Presley
privilégie la prise de risques et les
remises en question. Un esprit oblique
à la Brian Eno qui lui fait dire : “J’ai
dû réapprendre à marcher. On m’a
attaché à un faucon, que je dois
nourrir à heure régulière”. La chanson
qui introduit et donne son titre à
l’album avec son clavier hypnotique
et sa voix plaintive donne le ton de ce
qui suit sur 14 titres. Soit une mini- inquiétant, voilà ce qu’est “Delta”,
symphonie lo-fi dont les hauts faits tant ces envolées gémissantes forment
sont “Lorelei” chanson d’amour le bain amniotique du son indie rock
désenchantée qui ne tient qu’avec d’aujourd’hui. Le ratage est d’autant
des sparadraps, “Until You Walk”, plus considérable qu’il se juge à
ballade qui évoque l’ange du bizarre l’aune d’une ambition de grandeur
ou encore “I Saw Snow Today” avec surlignée avec candeur par la récitation
ses paroles naïves et sa guitare slide embarrassante d’un extrait du “Paradis
sous valium. Ce voyage intérieur se Perdu” de John Milton (“Darkness
clôt de manière apaisée avec “Harm Visible”) et, surtout, par l’éprouvante
Reduction”, un titre instrumental en longueur d’un album qui sombre
deux parties, “Morning” et “Street corps et biens dans un pur et simple
& Inside Mind”. Les cartésiens exhibitionnisme affectif. On souhaite
resteront dubitatifs, les guerriers aux Mumford & Sons beaucoup
du rêve seront comblés. ✪✪✪✪ de bonheur dans les stades. ✪
JEAN-EMMANUEL DELUXE VIANNEY G.

FEVRIER 2019 R&F 079


Disques classic rock
Bruce Walter Trout John Garcia Bob Mould
Springsteen “Survivor Blues” “John Garcia “Sunshine Rock”
“Springsteen On Broadway” PROVOGUE/ MASCOT And The Band Of Gold” MERGE/ DIFFER-ANT
COLUMBIA/ SONY MUSIC NAPALM
Au pays de Johnny, Walter Trout Pas de changement radical de son
Le chanteur est arrivé au milieu de demeure un bluesman méconnu. Depuis le crépuscule de Kyuss, pour Bob Mould avec ce nouvel
“Growin’ Up”, la première chanson, Ce guitariste de 67 ans, originaire force est de constater que les album, mais plutôt une volonté de
lorsqu’il en interrompt le fil pour faire du New Jersey, joue depuis la fin des destinées de ses membres furent changer d’esprit et d’écrire des
une confession : “Je n’ai jamais trimé années 60 mais enregistre sous son diverses. Aujourd’hui, chacun connaît chansons joyeuses. Si “Patch And
dans une usine, jamais eu le moindre nom depuis celle des années 80, bien sûr les Queens Of The Stone Age, Ruin”, sorti il y a trois ans, était
boulot manuel ni bossé cinq jours sur et reste un héros du trois accords. rutilant bolide mené par Josh Homme. habité par la douleur de la perte
sept, et pourtant je n’ai fait qu’écrire Enregistré à LA dans le studio de De son côté, Brant Bjork vient de successive de ses deux parents.
là-dessus et j’ai obtenu un succès Robbie Krieger des Doors, cette publier “Mankind Woman”, bourré Cet enregistrement renoue avec la
phénoménal, c’est pas balèze ?” nouvelle livraison est un album de d’effluves blues psychédéliques façon pop joyeuse et violente de Sugar
Du 12 octobre 2017 au 15 décembre reprises. Pas de standards éculés ici, Cream. Nick Oliveri compile ses fonds sur “Copper Blue”, sa plus grande
2018, l’homme d’Asbury Park a mais un recueil d’obscures chansons de tiroirs dans les différents volumes réussite post-Hüsker Dü. L’ancien
posé guitare et piano dans un théâtre de JB Lenoir, Hound Dog Taylor de “NO Hits At All”. Et John Garcia ? Franciscanais a fui l’Amérique de
huppé de Broadway et s’est livré ou Luther Johnson, à savourer Le ténébreux chanteur s’est lancé Trump pour Berlin, retrouvé un
à un exercice inédit : se raconter en sans modération devant le whisky. depuis 2014 dans une carrière solo nouveau souffle et le goût du risque.
chansons, celles-ci constituant une La relecture feutrée de “Nature’s et réactive, de temps à autre, Unida L’apport d’une section de cordes du
prolongation des histoires déroulées Disappearing” renvoie aux ou Slo Burn, ses excellents gangs de TV Orchestra de Prague sur certains
plutôt que l’inverse. Version scénique innombrables heures passées en la fin des années 90. Récemment, titres étoffe à merveille les généreux
de sa récente autobiographie, l’affaire compagnie de John Mayall & The il revisitait ses propres classiques accords ouverts de Mould. Le travail
relève bien plus du stand-up que du Bluesbreakers, son père spirituel. en formation acoustique, et en a tiré d’écriture d’Alison Chelsey, sur les
Walter Trout s’est aussi forgé un parties de violon, est remarquable
caractère en pratiquant avec John Lee de sobriété et de justesse sur des
Hooker et d’autres titans, tels Big chansons comme l’excellente
Mama Thornton et Percy Mayfield “Irrational Poison” ou la très REM
ou Canned Heat encore plus tard. “Western Sunset”, qui clôt l’album.
Trout a eu pour coutume d’en coller “Camp Sunshine” est une vraie belle
partout. C’est encore le cas, mais, composition qui fourmille de détails
aujourd’hui, il joue fièrement d’une grande sophistication. En
cette musique qui ne prétend pas dépit d’accords plaqués au piano, de
révolutionner le genre. Elle fait notes de xylophone et d’une basse
mieux, puisqu’elle guérit. La moelleuse, on a l’impression d’écouter
fantastique reprise d’une chanson un titre guitare-voix intimiste, une
de Jimmy Dawkins colle d’entrée démo sortie d’un coffre à trésor.
de jeu le frisson et donne le ton. La capacité du chanteur à faire une

concert acoustique, et il est “The Coyote Who Spoke In Tongues”.


conseillé de potasser la langue Aujourd’hui, Garcia retrouve
de Shakespeare pour s’y plonger. Et l’électricité et ce avec le légendaire
avoir la confirmation que oui, Bruce Chris Goss à la console. L’homme
Springsteen est un conteur sans pareil lige des Masters Of Reality, qui avait
— “it’s my magic trick”, rigole-t-il. mis en boîte “Rated R” et “Blues
Alors voilà l’auditeur embarqué à ses For The Red Sun”, apporte sa patte
côtés tandis qu’il se ridiculise à l’âge caractéristique : un vernis compact,
de 7 ans devant ses voisins qu’il tente colossal, des piles de guitares
d’impressionner avec une guitare massives, une batterie surpuissante,
dont il ne sait pas sortir trois notes, des basses qui ronflent. Un écrin
se montre tétanisé par une phrase de musclé qui met en valeur la voix
son père juste avant que lui-même éraillée de Garcia et enlumine des
ne le devienne, père, raconte ses morceaux solides, efficaces, comme
idoles de jeunesse du New Jersey, La Stratocaster de Walter colle au “My Everything”, “Jim’s Whiskers”, grande performance vocale dès
rock stars qui ne le devinrent jamais plafond, décolle vers les cieux et “Chicken Delight” ou la plus stoner la première prise, lui évite d’être
car fauchées au Vietnam, ou traverse atteint le firmament en 7 minutes “Popcorn (Hit Me If You Can)”. Les ennuyeux. Sa voix rappelle la force
l’Amérique au volant d’une voiture bien remplies. Avant de devenir plombés “Apache Junction” et brute du groupe de sa jeunesse. La
sans avoir jamais conduit de sa vie. le futur classique qu’il est déjà, “Don’t Even Think About It” ne mort de Grant Hart semble d’ailleurs
L’homme est souvent drôle, presque “Survivor Blues” s’adresse à ceux dépareraient pas sur l’iconique lui donner une rage nouvelle. Il faut
toujours poignant, effaré lorsqu’il qui reviennent de loin. Suite à une “Songs For The Deaf”, tout comme écouter cet album rien que pour le
évoque le climat politique actuel avant cirrhose du foie en 2014, l’Américain “Cheyletiella” et son solo gavé de titre extraordinaire “I Fought”, qui
une puissante version de “The Ghost a failli plier l’ombrelle. C’est aussi wah-wah. Après cette bourrasque, s’adresse sûrement à son ancien frère
Of Tom Joad”. L’œuvre d’un artiste le cas de ses musiciens, tous “Softer Side” conclut l’affaire de façon d’arme: “J’ai combattu pour toi/ Nous
tellement doué pour édifier son propre survivants de cette musique qui plus tranquille. Avec cet excellent étions côte à côte”. On ose à peine
mythe qu’il peut se permettre d’en nourrit l’âme et écorne, parfois, album, John Garcia surpasse sans imaginer la puissance qu’aura ce
saper les fondations et d’en rire. l’existence. ✪✪✪ peine les derniers efforts de son morceau en concert. En espérant que
✪✪✪ VINCENT HANON ex-compère roux, et c’est une l’artiste revienne enfin en France.
BERTRAND BOUARD délectable surprise. ✪✪✪✪ ✪✪✪✪
JONATHAN WITT BRIAG MARUANI

080 R&F FEVRIER 2019


Michael Mandolin
Chapman Orange
“True North” “Tides Of A Teardrop”
PARADISE OF BACHELORS/ DIFFER-ANT YEP ROC

Les années 1970 n’ont pas fini de L’americana, le banjo,


nous hanter, comme un remords la mandoline, le violon, ça peut-être
et un regret. Michael Chapman, un peu pénible, parfois. Pourquoi
vétéran anglais du revival folk du s’infliger toute cette culture qui
siècle dernier, fait partie de cette n’est pas la nôtre ? Pourquoi pas
longue liste de songwriters essentiels, l’accordéon et la bourrée auvergnate ?
réhabilités par le précieux label Mais la question est la même pour le
Light In The Attic (Sixto Rodriguez, rock’n’roll... L’herbe est toujours plus
Karen Dalton, David Kauffman et Eric verte ailleurs. En fait, le style musical
Caboor, Jim Ford...). Ressortirent importe peu. Il suffit d’écouter et de
ainsi aux débuts de la décennie ces voir ce qui se passe. Avec ce groupe,
quatre premiers albums (publiés chez c’est inexplicable. Pourtant, il y a là
Harvest) “Rainmaker” (sans doute tout ce qui énerve chez d’autres
son chef-d’œuvre), “Fully Qualified tenants de cette musique roots,
Survivor”, “Wrecked Again”, et notamment les instruments précités,
“Window”. A défaut de succès public, qui pourraient tirer l’affaire du côté
Michael Chapman s’est attiré de du bluegrass. Sauf qu’il y a autre
longue date une flatteuse réputation chose. La voix, les mélodies, les
auprès de David Bowie, John Peel ou arrangements — où l’on retrouve
heureusement des instruments
presque modernes comme la guitare
électrique, l’orgue, la batterie...
Il y a surtout dans ce disque une
grâce qui dépasse toutes les
questions de styles, d’écoles, de
chapelles. Mandolin Orange s’est
formé il y a bientôt dix ans autour
du couple Andrew Marlin, qui écrit,
chante et joue d’un peu de tout, et
Emily Frantz, multi-instrumentiste
surdouée, dotée de plus d’une très
belle voix. Ils viennent de Caroline du
Nord, autant dire qu’ils ne font pas

Thurston Moore. Ce virtuose de la


guitare acoustique, souvent comparé
à Bert Jansch, signait il y a deux ans
un retour remarqué avec “50”.
Son style, ample folk rock orchestré,
pourtant si caractéristique du tournant
des années 1970, supporte avec
endurance le cours du temps. Les
deux duos avec Bridget St John que
contient son dernier opus participent
de cette impression de capsule
temporelle ; c’est un peu comme les
poilus : le dernier à partir emportera
avec lui un pan de monde. Avec
“True North”, il fait plus et mieux que semblant : cette musique est la leur,
se rappeler à notre bon souvenir ; ils l’ont dans le sang. C’est leur
les instrumentaux, “Caddo Lake”, sixième album, on pourrait battre
et surtout “Eleuthera”, brillamment notre coulpe, dire qu’il était temps de
servi par la pedal steel de BJ Cole, les remarquer. Mais une écoute rapide
font valoir son sens intact du paysage des précédents disques confirme que
sonore. Mais l’album vaut d’abord c’est celui-ci le bon. Avant c’était
et surtout pour son titre d’ouverture, bien, maintenant c’est grand. Parfois,
“It’s Too Late” dans lequel Chapman quand Emily Frantz chante, on pense
grommelle avec une rare intensité, aux Cowboy Junkies (“Into The Sun”,
mélange suffocant de rage froide superbe). Une très belle surprise.
et d’un certain sens du mystique. Un disque pour tout le monde,
Sa future venue à Paris — on contrairement à ce qui sera dit.
n’ose imaginer qu’il n’y en ait une — ✪✪✪
promet d’être une messe absolue. STAN CUESTA
✪✪✪ 1/2
VIANNEY G.

FEVRIER 2019 R&F 081


Disques français
Yarol Requin Chagrin Ramon Pipin Bertrand Belin
“Yarol” “Sémaphore” “Qu’Est-Ce Que C’Est Beau” “Persona”
BONUS TRACKS/ POLYDOR KMS/ SONY MUSIC MON SALON WAGRAM

On l’a connu surtout comme Trois ans après ses remarquables Depuis Au Bonheur Des Dames, Bertrand Belin est insidieux.
guitariste, d’abord au sein de FFF, débuts, Requin Chagrin poursuit Ramon Pipin (né Alain Ranval à Paris Il s’est infiltré, l’air de rien, dans le
de Mud, des Hellboys, puis au côté son irrésistible ascension. Ce groupe en 1952) s’affirme comme un créateur paysage musical. Entre ses albums
de Johnny Hallyday. Pour beaucoup, qui n’en est pas un — c’est avant d’une authentique originalité. Le solo, ses participations à des BO de
c’est donc une surprise de le tout le projet de Marion Brunetto, triomphe de “Oh ! Les Filles” (1973) films ou ses collaborations choisies
retrouver dans la position de qui compose, écrit et interprète lui a donné la liberté de poursuivre un (“Dimanche”, la superbe chanson
chanteur-guitariste, sauf pour ceux l’essentiel de ce qu’on entend sur chemin personnel à la tête d’Odeurs, hypnotique sur l’album “Shadow
qui ont eu la chance d’assister à l’une disque — a réussi à s’extraire de la puis sous son nom, parallèlement à People” des Limiñanas, c’était lui), ses
des prestations enflammées de Black scène garage parisienne pour toucher diverses missions, comme réalisateur romans, il est un peu partout. Le pire,
Minou, le groupe qu’il avait constitué un public large. Repéré par Nicola (Renaud, haute époque), compositeur c’est que Bertrand Belin est insidieux,
avec son frère Melvil. Mais plus Sirkis, qui a trouvé dans les chansons de musiques de films (“Bernie”, mais séduisant. Et unique en son
question pour lui de s’abonner aux de Brunetto une filiation certaine, “Elle Voit Des Nains Partout”), etc. genre, n’en déplaise à ceux qui l’ont
reprises : homme à tout faire, Yarol le groupe a fait la première partie Enregistré avec de vrais musiciens vite classé dans la catégorie héritiers
a non seulement produit son album d’Indochine lors de sa dernière dans le mythique studio Vogue de de Bashung parce qu’il ne chante pas
sur son propre label mais également tournée et publie son deuxième Villetaneuse, “Qu’Est-Ce Que C’Est en haute-contre... Le Breton a un
composé et coécrit pratiquement tous album sur KMS, label lancé tout Beau”, cinquième effort solo, présente phrasé à lui, plus parlé que chanté,
les morceaux. Et c’est peut-être là que récemment par Sirkis. On aurait pu treize vignettes à l’humour parfois un détachement élégant, un timbre
le bât blesse : trop démonstratif, son craindre une dénaturation du son teinté de cynisme car, à l’évidence, de velours qui donnerait du relief aux
essai pêche par excès de longueur lancinant de Requin Chagrin, ce Ramon Pipin est adepte de la formule paroles les plus banales (même si
(une heure) et par sa volonté de courir mélange de mélodies mélancoliques bien connue selon laquelle mieux vaut ce n’est pas son style, la banalité).
et d’ambiances vaporeuses. Il est impeccable en conteur moderne
“Sémaphore” est une affirmation qui contemple le monde avec une
de cette esthétique qui se traduit par distance qui ne fait pas illusion. Car,
dix morceaux maîtrisés à la saveur sous la façade de dandy désinvolte
océanique où les métaphores marines promenant sa nonchalance sur des
sont nombreuses mais habilement mélodies languides tout en nappes
disséminées. La voix grave de de claviers, on le sent à fleur de peau,
Brunetto est aussi saisissante, tout plus doué pour manier la tension
comme sa capacité de faire sonner la subtile que l’explosion. Ce sixième
langue française sur ses progressions album est parcouru d’une mélancolie
d’accords carillonnants. On pense aux et d’une atmosphère synthétique
artistes du label Captured Tracks du héritées de la new wave, sans virer au
début des années 2000 (Beach pastiche. Les paroles ne priment pas
Fossils, Wild Nothings) ou aux sur la musique (tic assez répandu du

plusieurs lièvres à la fois. L’option en rire qu’en pleurer. Aux premières


ballade en particulier est la moins écoutes, l’attention est captée par des
convaincante, et pénalise tous les paroles étranges où se croisent des
derniers morceaux : le manque dictateurs (“Polpote Park”) et des
d’ampleur vocale se fait alors sentir. cerveaux de think-tank (“Le Club”)...
Heureusement, grâce à sa volonté de La nostalgie est moins feinte que
fusionner les styles musicaux (sans l’auteur voudrait le faire croire
doute héritée de sa période FFF), il quand sont évoqués le “Viandox”
a bien d’autres cordes à son arc et ou “L’Homme Du Picardie”. De toute
réussit son coup lorsqu’il adopte un manière, un éventuel apitoiement sur
son fun et dansant : il tâte d’un rock soi-même serait pulvérisé par des
obsédant teinté de glam et porté par jeux de mots fièrement foireux, “Mon
des refrains entêtants (“Boogie With Arbre Génialogique” ! “Stairway To
You”, “No Filter”), s’approche du Eleven” ! L’observation des travers de
punk à l’occasion d’une salve toutes taciturnes New-Yorkais de Crystal la société assaisonnée d’humour made in France), et pourtant, méritent
guitares dehors (“Runaway”), calme Stilts (notamment quand le tempo potache ne doit pas occulter la grande qu’on s’y attarde, qu’on savoure ces
le jeu plaisamment en sacrifiant à son accélère sur “Dans Le Cœur”, qualité musicale d’un guitariste images qui font mouche (“on annonce
influence funky (“What Am I Supposed avec sa rythmique surf et sa guitare accompli, compositeur fan des Beatles un été de canadairs...”, cette histoire
To Do ?”, “Bad Habit”). Et il surprend sautillante). Des chœurs aériens et autres géants des années 1960 d’oiseau qui petit à petit fait “son
avec les deux seuls morceaux de “Croisades” au final électrique de (comme en atteste “Ready Steady bec” ou “Sur Le Cul”, réflexion sur
francophones : “Girls”, sur le mode “Le Grand Voyage”, en passant par Go”, album de 1992 voué à des le monde, grinçante et absurde).
séduction groovy, et “Sale” qui voit les ruptures de “Clairvoyance”, adaptations). En bonne logique Et il ne faut pas longtemps pour que
l’irruption d’un rythme africain en difficile de ne pas tomber sous le artistique, le détachement ses mélodies s’infiltrent dans la
accord avec le texte malin de charme des chansons contemplatives philosophique adopté dans l’écriture mémoire, même si de prime écoute,
Benjamin Biolay, les chœurs et le de “Sémaphore”. ✪✪✪✪ trouve son équivalent dans les elles ne jouent pas la carte catchy.
refrain plaisants, et l’intervention ERIC DELSART climats laid back qui caractérisent Il est insidieux, Bertrand Belin.
savoureuse du musicien congolais la majorité des chansons. ✪✪✪ Et tant mieux. ✪✪✪ 1/2
Jupiter Bokondji. ✪✪✪ JEAN-WILLIAM THOURY ISABELLE CHELLEY
H.M.

082 R&F FEVRIER 2019


Zombie Zombie Vanessa Paradis Tiwayo Le Villejuif
“L’Heure De La Sortie BO” “Origines” “The Gipsy Soul Of Tiwayo” Underground
L’AGE D’OR/ BIG WAX BARCLAY/ UNIVERSAL BLUE NOTE FRANCE/ UNIVERSAL “When Will The Flies
In Deauville Drop ?”
Le film de genre français (horreur, Si l’on se réfère à sa discographie, Il faut se pincer pour le croire. BORN BAD
science-fiction, fantastique) est une Vanessa Paradis est une chanteuse Malgré sa voix gorgée de soul, sa
vieille lune et, souvent, une source sous influence, un véritable caméléon production sophistiquée et ses Un coup de turbo pour passer à la
de déceptions en cascades. Avec dont les goûts et les humeurs varient morceaux de niveau international, vitesse supérieure, lorsque se profile
“L’Heure De La Sortie”, on a enfin en fonction de sa vie. Il y a vingt-cinq Tiwayo n’est pas une nouvelle la vieillesse — devenir trentenaire.
droit à un exemple honorable dans ans, sa liaison avec Lenny Kravitz révélation issue des USA. Il vient de Nathan Roche, australien et
cette catégorie grâce, entre autres, avait influencé sa carrière lorsqu’il banlieue parisienne, où il a grandi, et, compositeur, enregistre depuis
à sa bande-son signée du duo le avait pris les rênes de la production s’il a été repéré et signé par le label douze ans — le nom de cet
plus cinématographique de l’électro d’un de ses disques, pour lui insuffler Blue Note, c’est parce qu’il peut incontinent apparaît sur une vingtaine
française. Si Etienne Jaumet et un vent néo-sixties. Aujourd’hui, c’est côtoyer les plus grands. Ce jeune d’albums, en solo ou avec Marf
Cosmic Neman ont prouvé leur son récent mariage avec Samuel prodige s’est fait les dents comme Loth, Camperdown & Out, Redneck
amour du score anxiogène dès 2010 Benchetrit qui rejaillit sur son dernier guitariste de différents groupes reggae Discotheque, The Revisionists,
avec le EP “Zombie Zombie Plays album puisque ce dernier a écrit et avant de voler de ses propres ailes en Disgusting People, Laverie Nuns, The
John Carpenter”, ils vont plus loin composé la grande majorité des se façonnant un répertoire en anglais Skeleton Horse, CIA Débutante, etc.
avec les treize plages de cette bande chansons, seul ou avec elle. La où il mixe ses multiples influences old C’est aujourd’hui, avec Le Villejuif
originale qui parvient à rendre douceur et la langueur musicales school. Ses terrains de prédilection Underground, avec Karakos (fils de
carrément inquiétante la reprise par règnent en maîtresses, privilégiant les restent le mid tempo et la ballade : Jean), Beltran et Schlaefflin, que ça
une chorale enfantine de deux ballades et une pop intimiste qui se acoustique et dépouillée ou boostée décolle. Leur premier album les voyait
morceaux signés Patti Smith, “Free délecte d’ambiances moelleuses et par des orchestrations étincelantes, vadrouiller sur les traces de Lou Reed
Money” et le sublime “Pissing In A d’orchestrations de cordes. Impossible tout en douceur et suavité, ou plus — essai plein de panache, même si
d’ignorer que Vanessa est éprise les Franco-Australiens se montraient,
de son nouveau pygmalion : la par rapport à un autre enfant du Velvet
majorité des morceaux baignent Underground comme The Clean, en
dans un sentimentalisme dessous niveau mélodies. Pour ce
romantique, à tel point que le nouvel album, Roche a laissé plus de
disque s’apparente à une déclaration place à ses colocataires, plus de place
d’amour. Malheureusement, les aux trouvailles côté instrumentation,
mélodies manquent d’impact et les arrangements, production, son. La
textes d’originalité (“Je voudrais pour plupart des membres écoutent du
dire ces mots/ Avoir inventé ces mots/ hip-hop, et ça s’entend, au loin, en
Qu’on ne les dise à chaque fois/ Qu’en sourdine dans le garage du cabanon.
ne pensant qu’à toi”), comme quoi il Quand la guitare et le clavier entrent
n’est pas aisé de s’improviser auteur- en copulation avec la rythmique, c’est
compositeur. L’ensemble manque de comme si Pavement ou Silver Jews

River”. Dès le premier titre puissante, agrémentée d’une parure


“Etrange Balade En Forêt (Filature)”, soul à la Stax ou pimentée d’effluves
on plonge dans une atmosphère jamaïcains et bluesy, telles les deux
semblable à celle des westerns réussites placées en ouverture (“A
spaghettis orchestrés par Ennio Place To Call My Own” et “Wild”) et
Morricone, les boucles électroniques dont le charme ensorcelant évoque le
en sus. Même sans l’apport des chef-d’œuvre de Sixto Rodriguez
images, les sculptures sonores (“Sugar Man”). Mais il n’hésite pas à
conçues par ZZ font naître des visions naviguer avec une aisance jubilatoire
imaginaires. Ainsi l’inquiétante du côté du reggae (“Rise Up And
“Piscine”, drone électronique aux Shine”), d’un rhythm’n’blues sous
lancinantes percussions évoquant la influence gospel (“Love Me Like You
musique de Goblin dans “Suspiria”. Say”) et même d’un rock obsédant
Plus léger, “La Boîte De Nuit De (“Too Young”). Bénéficiant d’un
Tonton”, illustrant une séquence peps et de contrastes, et seules enregistrement haut de gamme réalisé gobaient du Sleaford Mods, comme
du film dans un club ringard, débute quelques exceptions tranchent sur outre-Atlantique par Mark Neill (qui si la Fat White Family recrachait le
en disco Prisunic pour se conclure la tonalité générale par leur côté fun s’est illustré avec les Black Keys), il “Loser” de Beck, les Limiñanas se
en apothéose à la Carpenter. et dansant et rendent justice à cette transcende ses variations stylistiques faisaient tirer la barbichette par
Curieusement, “Course-Poursuite” voix mutine et radieuse : “Ce Que Le en révélant toutes les potentialités Happy Mondays, Armand Schaubroeck
avance à pas de loup sur un tempo Vent Nous Souffle” et son plaisant d’une voix androgyne et légèrement botoxer par Calvin Johnson... Il y
sinueux tandis que “La Boum” donne rythme latino, concocté par Adrien éraillée qui sait ronronner, feuler ou avait un décalage entre les velléités
un coup de speed avec une touche Gallo (le chanteur des BB Brunes), rugir et qui peut swinguer avec une d’extravagance du groupe et sa
de second degré. Le “Thème De Fin” et deux tentatives de Fabio agilité confondante (“Night Train”). musique, assez conventionnelle sous
est aussi pompier qu’angoissant, et Viscogliosi, une attachante mélopée ✪✪✪1/2 son emballage d’arsouilles branleurs.
illustre à merveille la fin du film, italienne (“Mio Cuore”) et une H.M. Toutes les chansons de “When
qu’on ne dévoilera pas ici. Une BO de réussite enjouée (“La Plage”). ✪✪ Will The Flies In Deauville Drop?”
qualité pour un film à découvrir. Ces H.M. bénéficient d’idées tordues et
Zombies-là, comme ceux de Romero, ingénieuses. Villejuif est désormais
méritent un éternel retour. ✪✪✪ sur la carte. ✪✪✪✪
OLIVIER CACHIN BENOIT SABATIER

FEVRIER 2019 R&F 083


Rééditions du mois

Buzzcocks C’est probablement avec les Buzzcocks


qu’il a eu l’approche la plus minimaliste,
“ANOTHER MUSIC IN A DIFFERENT KITCHEN — 40TH ANNIVERSARY EDITION” convenant merveilleusement au style du
groupe, restituant la rudesse mélodique de
“LOVE BITES — 40TH ANNIVERSARY EDITION” splendeurs comme “Love Battery”, “Sixteen”,
Domino
“Fiction Romance”, “I Don’t Mind” ou le
C’était vers 1995 ou 1996. A Los ne fut pas le cas et, d’ailleurs, les premiers dément “Moving Away From The Pulsebeat”.
Angeles, au légendaire Château Marmont, groupes punks anglais ne se ressemblaient C’était un groupe réunissant plusieurs talents.
les Sex Pistols, fraîchement réunis, tenaient pas. C’est après, avec les iroquois et les De la même manière qu’on lit ici et là que
audience avant de se lancer dans une perfectos à clous, que tout s’est uniformisé. Glen Matlock était l’unique génie des Sex
tournée mondiale. On tentait d’interviewer Quand c’était déjà fini. Pistols alors que les deux morceaux les plus
les membres originaux du groupe encore Tout le monde semble être d’accord pour dire puissants de “Never Mind The Bollocks”
mythique (après la reformation, il ne le que les Buzzcocks étaient le plus pop des — “Holidays In The Sun” et “Bodies” —
serait plus jamais). Rotten faisait son show, groupes punk. C’est sans doute vrai, mais tout ont été écrits sans lui, on ne peut pas réduire
les autres ne pipaient mot, manifestement de même, ils pratiquaient une pop bizarre. les Buzzcocks au seul génie de Pete Shelley.
déjà irrités avant même que la tournée Rois des singles (la compilation “Singles Going Les musiciens jouaient bien, mais un autre
n’ait commencé. Alors qu’il dézinguait Steady” est souvent l’album préféré des fans ou songwriter enrichissait le répertoire du
vicieusement un par un chacun de ses des novices), ils lâchèrent donc leur premier groupe : Steve Diggle montrait son talent dès
concurrents des années punk, Steve Jones album en mars 1978, après le fameux EP le premier album (“Autonomy”) et allait aussi
ouvrit la bouche et dit : “Nous aimions tous les “Spiral Scratch” et le départ de Howard briller sur “Love Bites”, deuxième album
Buzzcocks”. Après quoi, Rotten ajouta : “C’est Devoto (dont certaines chansons cosignées avec génial (à noter que les Buzzcocks sont le seul
vrai. Nous aimions beaucoup les Buzzcocks, et Shelley sont incluses sur “Another Music In groupe punk à avoir sorti un deuxième album
X-Ray Spex également.” Adoubés par Rotten A Different Kitchen”). Dès “Fast Cars”, le encore meilleur que leur premier : tous les
en personne ! Il faut l’entendre pour le croire. style des Buzzcocks est résumé : des chansons autres se sont ramassés), sorti six mois après
Et voici qu’aujourd’hui les deux premiers brèves, souvent portées par de petits riffs de “Another Music In A Different Kitchen”.
albums de leur mythique trilogie seventies guitares de deux ou trois notes, et très peu La production de Rushent est encore
chez United Artists ressortent dans de de solos. Enfin, il y a cette voix : aiguë, tendre meilleure (“Real World”), et les chansons
belles versions pour fêter leur quarantième et énervée à la fois (qui semble bien avoir encore plus extraordinaires : outre ce
anniversaire, car oui, en ces années-là, on influencé le Robert Smith du premier “Real World” déchirant, c’est une avalanche
pouvait sortir deux albums en douze mois... album des Cure). Et puis, il y a la production de beautés affolantes, de “Ever Fallen In
Les Buzzcocks étaient spéciaux. Tellement extraordinaire de Martin Rushent : il faudrait Love (With Someone You Shouldn’t’ve)” à
différents des autres. Etait-ce parce écrire un jour un article entier sur Martin “Nostalgia” en passant par “Sixteen Again”,
qu’ils venaient du Nord, de Manchester, Rushent. Cet ancien assistant de Tony “Noise Annoys” (sorti en single), “Love Is
précisément ? Peut-être. Etait-ce parce Visconti, d’abord ingénieur du son (pour Lies” de Steve Diggle, “Operators Manual”,
que Pete Shelley était bisexuel ? Peut-être. T-Rex, entre autres), savait faire sonner “Nothing Left” ou le clou absolu de l’album
Mais on n’explique pas scientifiquement les guitares : c’est lui qui a produit “Rattus (voire de tout leur répertoire), l’époustouflant
les qualités d’un groupe par sa situation Norvegicus”, “No More Heroes” et “Black And “ESP”, indescriptible merveille qu’on
géographique ou les orientations sexuelles White” des Stranglers, le premier Generation aimerait écouter en boucle (c’en est une)
de son principal songwriter... Après tout, X, les trois Buzzcocks, avant de décrocher la des heures durant. Voici donc deux
Photo Chris Gabrin-DR

les Buzzcocks, comme beaucoup de timbale avec “Dare” de Human League. monuments, deux triomphes d’un groupe
groupes londoniens, avaient écouté le Velvet Autant dire qu’il savait faire sonner les guitares punk pas comme les autres, en attendant
Underground, David Bowie, les Stooges et aussi bien que les instruments électroniques “A Different Kind Of Tension”,
beaucoup de krautrock. Ils avaient toutes les (le merveilleux “Euroman Cometh” de qui sortira logiquement cette année.
chances de sonner comme les autres, mais ce Jean-Jacques Burnel, c’est lui aussi). NICOLAS UNGEMUTH

084 R&F FEVRIER 2019


“Nous aimions tous les Buzzcocks” Steve Jones
Rééditions PAR NICOLAS UNGEMUTH

Soit parfaitement indigent, soit étrangement beau

The Rising Storm The Durutti Column et Jason Pierce avaient conçus
“The Perfect Prescription”, en 1987.
Sonic Youth
“CALM BEFORE...” “M24J (ANTHOLOGY)” “I WANNA BE YOUR DOG
Pour les fans de ce groupe hors-norme,
Sundazed (Import Gibert Joseph) Factory Benelux (Import Gibert Joseph)
c’est un cadeau précieux permettant
— RARE TRACKS 1989-1995”
TV Party (Import Gibert Joseph)
Un autocollant le précise pour ceux Pour découvrir l’univers complexe de d’explorer les obsessions du duo, de The
qui ne le sauraient pas (tout le monde) : Vini Reilly (est-il un authentique génie ou Red Krayola (“Transparent Radiation”), Aux maniaques de Sonic Youffe,
il s’agirait du “disque le plus rare du a-t-il passé plus de trente ans à explorer à Lou Reed (“Ode To Street Hassle”, signalons cette compilation de
monde”. On a tellement de contre le mode d’emploi de sa pédale de delay splendide) en passant par Roky Erickson titres live enregistrés pour différentes
exemples que l’outil marketing, galvaudé Boss DD3 ?), cette double compilation (“We Sell Souls”, datant des Spades, soit émissions de télé (et vu que c’était pour
depuis des décennies, prête à sourire, semble être la porte d’entrée idéale. avant les 13th Floor Elevators), ou Sun la télé, le son est très bon). Il y a des
mais l’histoire de The Rising Storm est Regroupant des enregistrements étalés Ra selon les MC5 (“Starship”). Bourdon, versions très énervées de “Kool Thing”,
intéressante... C’est celle de jeunes entre 1979 et 2011, “M24J (Anthology)” Farfisa, Vox et claviers divers garantis “Silver Rocket” ou “Self Obsessed
gamins venant de la région de Boston déroule lentement, mais sûrement, pour ce qui fut le groupe le plus And Sexee”, mais les fanatiques
(Remains) qui ont économisé 1000 $ les instrumentaux aquatiques du psychédélique de son temps. voudront avant tout écouter la
pour passer cinq jours en studio guitariste accompagné de ses bandes,
et y enregistrer un album pressé à comme une sorte de prolongation
500 exemplaires, vendus rapidement post-punk de l’ambient créé par Eno,
à sa sortie en 1967. Le groupe est en volontairement moins simpliste.
vénéré par les fans de garage et du Ethéré, irréel, tout cela peut paraître
son de Boston, même si leurs morceaux soit parfaitement indigent, soit
dans le genre garagiste ne sont pas étrangement beau à sa manière. Parmi
particulièrement fabuleux et que ce les choses les plus poignantes contenues
sont leurs étranges ballades (“A Message dans cette généreuse compilation
To Pretty”, “Frozen Laughter”, “To (comptant plusieurs enregistrements
LN/ Who Doesn’t Know” ou “Mr Wind”, en public et de nombreux hommages
féerique), mélodiques et mélancoliques, à feu Tony Wilson de Factory Records),
qui les distinguent de la horde de “The Missing Boy”, dédiée à Ian Curtis,
groupe garage pullulant aux Etats-Unis que Reilly avait eu au téléphone
à l’époque. Là, les Rising Storm une semaine avant son suicide...
se rapprochent d’une délicatesse
façon Love, avec moins de moyens,
évidemment. D’autres titres, avec
un peu de fuzz, comme “She Loved
Spacemen 3
Me” donnent dans une pop garage
“FORGED PRESCRIPTIONS”
Space Age (Import Gibert Joseph)
typiquement bostonienne. Bref : on
s’attendait à l’énième arnaque du génie Difficile à trouver depuis sa sortie initiale
méconnu, mais l’écoute d’un morceau en 2003, “Forged Prescriptions” est
sublime comme “The Rain Falls” de retour dans les bacs, et c’est une
montre que The Rising Storm mérite aubaine pour ceux qui avaient raté le
pleinement le culte dont il fait l’objet. coche à l’époque. Collection de démos,
Ce n’est pas toujours le cas. mixes alternatifs, versions singles
et inédits de la période où Sonic Boom

086 R&F FEVRIER 2019


des coupes de cheveux psychobilly.
Car, sur ces trois CD, le trip se divise
en trois catégories : ceux qui s’adonnent
à un revival garage, d’autres au
néopsychédélisme, les derniers donnant
dans le genre bourrin nommé psychobilly,
et dont les chefs de file étaient les
Meteors et King Kurt. Ces gens que
tout le monde à oubliés (il faut dire qu’on
peut très bien vivre sans les Meteors)
ont pourtant connu leur heure de gloire,
pratiquant les circuits bis comme les
rallies de scooter boys (l’île de Wight
était le lieu de prédilection : on y buvait
version de “I Wanna Be Your Dog” beaucoup de bière avant de se rouler
avec le regretté Rowland S Howard. dans la boue) ou les festivals psycho.
A quelques exceptions près (Sid Presley
Experience, Primevals, Prisoners, les plus
proches de la scène mod, mais en version
“JUST A BAD DREAM dure et bénéficiant d’un orgue groovy), il y
— SIXTY BRITISH GARAGE a peu de talents bouleversants sur cette
AND TRASH NUGGETS 1981-89” copieuse anthologie, mais elle risque de
Cherry Red (Import Gibert Joseph)
toucher ceux qui étaient adolescents au
C’est une histoire oubliée, en gros, la face début des années 80 et ne trouvaient
B de l’Angleterre des années 80... Les pas leur compte dans la pop synthétique
groupes réunis dans ce coffret offrant pas envahissant les radios de l’époque.
moins de soixante morceaux n’avaient Pour nostalgiques qui ont envie de
jamais l’honneur de figurer dans les pages mettre leurs jeans dans la baignoire
du NME ou du Melody Maker (Sounds, avant de l’arroser d’eau de javel... single oublié et super soul d’Elvis “Clean a enregistré sur huit cassettes entre
éventuellement), et donc encore moins You Own Backyard”, écrit par le même 1986 et 1987 : dix-huit morceaux en
dans celles de Best ou de Rock&Folk. Mac Davis responsable d’ “In The Ghetto”, tout. Des chanteuses mentionnées plus
Et pourtant, ces groupes eurent un avec une musique de Lee Hazlewood. Il y haut, Kate Bush est l’influence la plus
succès certain en leur pays et dans
“BOB STANLEY & PETE WIGGS a également un titre grandiose de Sinatra, manifeste, et les chansons, largement
d’autres comme la France, et étaient
PRESENT STATE OF THE UNION” “The Train”, prodige tiré de son album ornées de divers synthés et de guitares
Ace (Import Gibert Joseph)
défendus et soutenus surtout par les culte “Watertown”, “Abraham, Martin And acoustiques, ne bénéficient pas de
vaillants fanzines : Cannibals, Thee Mighty La théorie des deux collectionneurs John” par Dion effectuant un retour dans l’accompagnement qu’aurait pu lui
Caesars, Prisoners, The Green Telescope, (à ce stade, on peut même parler de une veine musicale inattendue, mais aussi fournir un label comme 4AD. Reste
The Delmonas, Thee Headcoats, The musicologues) de Saint Etienne, est que, “Saturday’s Father” par les Four Seasons, tout de même une curiosité de taille.
Escalators, The Stingrays, The Sid Presley en 1968, aux Etats-Unis, face à la guerre “4th Of July” par leurs élèves les plus
Experience (futurs Godfathers), The au Vietnam, aux émeutes raciales, etc., doués, les Beach Boys, ou l’étonnant “Lord
Primevals, les Barracudas (seules stars
ici, avec les Inmates, Naz Nomad & The
une grande partie d’artistes américains,
jusque-là plus ou moins mainstream, se
Of The Manor” par des Everly Brothers
transfigurés. Ailleurs, on trouve un
Stan Ridgway
Nomads — projet parallèle des Damned seraient réveillés : une nouvelle prise “Southbound Jericho Parkway” étonnant
“THE BIG HEAT”
Music On CD/ Universal (Import Gibert
— et les Jesus And Mary Chain reprenant de conscience, en quelque sorte, par Roy Orbison, un grandiose “Questions” Joseph)
le “Vegetable Man” de Syd Barrett), changeant sensiblement l’orientation par Bobby Darin, et même un Dean Martin
Sting-Rays, etc. En gros, c’est la de leur répertoire. Stanley et Wiggs étonnamment introspectif sur “Do You Celui-ci, par contre, avait fait grand cas
musique qu’écoutaient les scooter boys, ont donc assemblé quelques morceaux Believe This Town”. Merci pour tout cela, dans la presse française à sa sortie en
des gars en jeans bleachés et bombers symptomatiques de ce qui leur semble messieurs Stanley et Wiggs (“Qui c’est 1986. Il faut dire que la France, parfois
chevauchant des scooters découpés et être un réveil social et politique. Ils auraient les plus forts ? C’est les Verts !”). capable de bon goût, avait beaucoup
transformés au maximum (c’était, en pu illustrer cela à merveille avec “In The aimé les excellents Wall Of Voodoo, et
quelque sorte, du tuning postmod) avec Ghetto” mais ont préféré sélectionner le que le tube “Mexican Radio” avait fait
Happy Rhodes son effet à sa sortie trois ans plus tôt.
En toute logique, lorsque Stan Ridgway,
“ECTOTROPHIA” leader du groupe, sortit son premier
Numero (Import Gibert Joseph)
album solo, tout le monde cria au
Encore une découverte stupéfiante du génie. Ridgway avait sa voix, ses textes
label Numero qui exhume du passé les (inspirés de Raymond Chandler et
œuvres d’une dénommée Happy Rhodes Jim Thompson, on connaît pire), et des
(en vrai, Kimberley Tyler Rhodes), qui chansons de qualité (“Drive She Said”).
semble avoir une tessiture couvrant “The Big Heat”, qui ressort aujourd’hui
vingt-quatre octaves : à côté d’elles, augmenté de six titres, n’est pas à
Kate Bush, Lisa Gerrard et Liz Frazer mettre entre toutes les mains : qui
sonnent comme Lemmy en personne. supportera aujourd’hui ces boîtes à
La réédition aligne ce que la New- rythmes terribles, ces basses jouées au
Yorkaise proche de Peter Gabriel clavier, et tous les gadgets du DX7 ? ❏

FEVRIER 2019 R&F 087


Réhab’ PAR BENOIT SABATIER

Ignorés ou injuriés à leur sortie,


certains albums méritent une bonne réhabilitation.
Méconnus au bataillon ? Place à la défense.

Où le futur Nobel dit fuck à la perfection

Bob Dylan
“SELF PORTRAIT”
Columbia

LE SYNDROME POUR SERVICES RENDUS A LA NATION : quand une nous aurions pu lui conseiller de ne pas sortir un double album (24 titres),
légende franchit les 60 piges, on lui passe tout. Bob Dylan n’a plus enregistré de ne pas refourguer par-ci, par-là des versions live (jouées, ou plutôt
de disque essentiel depuis belle lurette, mais chacune de ses nouvelles dézinguées, au festival de l’île de Wight) de “Like A Rolling Stone”, “The
sorties se voit pourtant célébrée. Et c’est la moindre des choses : il a changé Mighty Quinn”, “She Belongs To Me”... Ce remplissage hétéroclite participe
le monde à 20 ans, pas si grave si son génie s’est fait la malle à la fin des finalement du concept — et si vous n’aimez pas, tant mieux. Il y a donc
années 70 — après, les quelques retours de flamme, c’est bonus. Il en était quelques blues arides, des morceaux qu’aurait pu composer Captain Beefheart,
autrement au tournant des années et 60 et 70, quand le futur Nobel s’apprêtait mais la majorité du disque se révèle chaleureuse, entre vignettes somp-
à fêter ses trente ans : il lui était interdit de décevoir. Dylan s’est fait massacrer tueusement orchestrées, gospels païens, cantiques désabusés, ballades
pour deux albums qui, rétrospectivement, font honneur à sa discographie. chantées d’une voix de révérend rêveur, d’Elvis mal réveillé — chant parfois
Pourquoi “Self Portrait” (1970) et méconnaissable, une palette vocale
“Dylan” (1973) restent si détestés, da- passionnante. Merveilles cachées :
vantage que certains de ses disques les “Belle Isle”, “All The Tired Horses”,
plus accessoires des années 80 et décen- “Alberta #2”, “Wigwam”, auxquelles
nies suivantes ? OK, ces deux albums s’ajoutent une flopée de reprises éton-
ne rivalisent pas avec ses sommets post- nantes : “Let It Be Me” (“Je T’Appar-
1966 (“Desire”, “New Morning”, “Blood tiens” de Gilbert Bécaud), “Early
On The Tracks”, “Nashville Skyline”, Mornin’ Rain” (Gordon Lightfoot),
“Street Legal”), mais sont-ils vraiment “Blue Moon” (moins belle que celle de
des catas par rapport à tous les “John Big Star, émouvante quand même),
Wesley Harding”, “Planet Waves” ou “Take A Message To Mary”, “I Forgot
“The Basement Tapes” ? Sûrement pas. More Than You’ll Ever Know”, “Days
C’est un homme de 28 ans agacé qui Of ’49”, “Copper Kettle (The Pale
entre dans les seventies. Woodstock Moonlight)”... Trois ans plus tard, fuck
vient d’avoir lieu, les hippies le vénèrent, it bis : c’est carrément un album cons-
Dylan leur refuse cette adoration. Il titué de rebuts de “Self Portrait” qui
l’écrit dans ses “Chroniques” : “Des sort — alors que “Self Portrait” s’est
foules se rassemblaient juste devant ma fait fusiller, alors qu’on reprochait juste-
maison. Je me suis dit : ‘Well, fuck it.’ ment un manque de tri. Pour rajouter
Je veux juste que ces gens m’oublient. Je au bordel, il y a aussi des outtakes de
veux faire quelque chose qu’ils ne peuvent “New Morning”. Lui-même n’en voulait
pas aimer, qu’ils ne peuvent pas com- pas, de ce “Dylan” (1973) : Columbia le
prendre. Ils l’écouteront et se diront : commercialise parce que Bob s’est tiré
‘Passons à la personne suivante.’ ” Oui, chez Asylum. Bizarrement, les chansons
“Self Portrait” est l’album fuck it de (99% de reprises) sonnent plus polies,
Dylan, le disque conçu pour ne pas être et le chant plus appliqué, performant
aimé. “Autoportrait” (alors que son — sa version de “Lily Of The West”
dessin de pochette n’a pas grand-chose dépote. L’interprète a sûrement recalé
de ressemblant) est retitré par les critiques “Self Parody”. Dave Marsh fulmine ces morceaux parce que ses performances étaient trop bonnes.
dans Rolling Stone : “Une catastrophe qui franchit toutes les frontières.” Greil La fin des sixties a célébré le format album, il s’agissait alors d’enregistrer
Photo Michael Ochs Archives/ Getty Images

Marcus s’étrangle : “What is this shit ?” C’est toujours bon signe quand le disque parfait, constitué uniquement de compositions personnelles, et
Marcus n’aime pas, mais “Allez vous faire foutre” ne garantit pas pour autant voilà le chef de file Dylan, lui qui a provoqué cette exigence, balancer en 1970
un bon disque. Heureusement, “Self Portrait” n’est pas le “Metal Machine un pavé dans la mare : le foutraque et la difformité ont leurs vertus
Music” de Bob Dylan. C’est un album où l’ex-folkeux, s’il ne cherche pas à — spontanéité, fragilité, vitalité, humanité. Dylan, humain ? Impardonnable.
plaire à son public, tente de créer autre chose, un bloc disparate et imaginatif, Six ans plus tard, les punks érigeront l’imperfection comme étendard —
inventant ainsi l’esthétique indie rock, préfigurant tous les Jonathan Richman, contre la qualité, la technicité, la propreté, le formatage. “Self Portrait”
Calvin et Daniel Johnston, toute la vague slacker du début des années 90, célèbre déjà cette idéologie. De façon branlante, comme il se doit. ★
les Pavement, Beck, Sebadoh. Il faut écouter sa reprise du “Boxer” de Simon
And Garfunkel : un carnage fascinant, réjouissant. S’il nous avait contacté, Première parution : 8 juin 1970

088 R&F FEVRIER 2019


Vinyles PAR ERIC DELSART

Texte en braille adressé à Stevie Wonder


Rééditions, nouveautés et 45 tours : le point sur les meilleurs microsillons du moment.

Rééditions
The Beatles Paul McCartney perles telles que “Single Pigeon”, raciste de 1971, se cache un disque
“Big Barn Bed” et le trippant “Loup (1st de funk doux (“Jagger The Dagger”),
“The Beatles & Wings Indian On The Moon”). Cette réédition — sophistiqué (“Lovin’ Man”) et jazzy
And Esher Demos” “Wild Life” avec réplique du livret 12 pages originel (“Headless Heroes”). C’est avant tout un
Apple/ Universal “Red Rose Speedway” et du texte en braille adressé à Stevie disque au groove unique, samplé mille
Capitol
C’était la grande réédition de la fin Wonder — propose une remasterisation fois, et simplement magnifique.
d’année 2018. On ne s’attardera pas Des quatre Beatles, Paul McCartney a de rigueur et un deuxième disque empli
sur les raisons pécuniaires qui poussent toujours été celui le plus à l’aise sur de singles de l’époque, notamment la A-Moms
tous les artistes des années 60 — de scène (le peu d’intérêt de George plaisante “C Moon” et l’insurpassable
Bob Dylan à Pink Floyd — à publier Harrison et John Lennon pour l’exercice “Live And Let Die”.
“Algebra Mothers”
Third Man
subitement leurs trésors cachés. Notons lors de leur carrière solo en atteste). Dès
simplement que dans sa version vinyle, 1971, il monta ainsi Wings, un véhicule Eugene Une des choses les plus appréciables
la version de l’album blanc des Beatles pour interpréter ses morceaux en public, McDaniels avec Third Man, c’est que l’équipe qui
accompagnée des démos enregistrées dans lequel sa femme Linda et son entoure Jack White est une bande de
dans la maison de George Harrison à compère Denny Laine (ex-Moody Blues)
“Headless Heroes fanatiques de musique made in Detroit
Esher est proposée dans un magnifique furent les seuls membres permanents.
Of The Apocalypse” qui connaissent l’histoire musicale de
Music On Vinyl
coffret. Le premier double album est une “Wild Life”, le premier album du groupe, la ville sur le bout des doigts. Exemple :
réplique exacte de l’album original, avec est un disque léger et inconsistant qui Le montage de la pochette qui montre A-Moms, groupe culte local qui sortit
photos, poster dépliable, nom du groupe ne brille que par la présence de “Dear Eugene McDaniels, le visage empli de en 1979 un unique single post-punk
en relief et chansons qui changent la vie. Friend”, touchante réponse de Paul au colère, devant deux samouraïs prêts à remarquablement excentrique
Les magnifiques démos acoustiques bileux “How Do You Sleep?” de John s’affronter, ne trompe pas : “Headless (“Strawberry Cheesecake”). Third Man
qui font le sel de cette réédition se Lennon. “Red Rose Speedway”, sorti en Heroes Of The Apocalypse” est un a retrouvé les musiciens, et voici que
trouvent dans un autre double-album 1973, est bien plus intéressant. Outre la disque énervé et politique. Pourtant, quinze titres inédits voient le jour sur
indépendant, au packaging tout mièvre — mais immensément populaire derrière les textes acerbes et révoltés une compilation démente qui a même
aussi beau. On se retrouve — ballade “My Love”, on y trouve des de son auteur qui pourfend l’Amérique incité le groupe à se reformer.
l’an prochain pour “Abbey Road” ?

090 R&F FEVRIER 2019


The Headless “Modern Jungle’s Prisoners” est un
album claustrophobe, malsain par
Horsemen moments (“Evil Is Satisfying”),
“Yesterday’s Numbers” mais d’une formidable efficacité.
Dangerhouse Skylab

Supergroupe de la scène garage Father


new-yorkaise des années 80, les
Headless Horsemen sont nés sous
John Misty
l’impulsion de membres des Tryfles et
“Live At Third Man
des Fuzztones. S’il est régulièrement
Records”
Third Man
actif depuis 40 ans, le groupe n’a publié
que peu de choses (un album, une L’an dernier, peu avant son passage
poignée de 45 tours). La compilation au Ryman Auditorium de Nashville,
“Yesterday’s Numbers” rassemble Josh Tillman a donné un concert
ainsi les introuvables singles ainsi acoustique dans la salle de concert de
que quelques démos inédites de ce Third Man, seul à la guitare acoustique.
groupe moteur du revival garage Les sept chansons enregistrées sont
des années 80. Indispensable aujourd’hui publiées sur un album
pour les amateurs du genre. live qui met à jour la beauté nue
de ces compositions tirées des
Didier Bocquet trois premiers albums du Father.
“Eclipse”
Caméleon A Date
Label éclairé et foutraque ayant
With Kizmiaz
publié entre les années 50 et 90 des
“10 Years After”
Kizmiaz
centaines de disques dans des styles
aussi divers que variés, Le Kiosque Le label nantais Kizmiaz fêtait en 2018
D’Orphée fait l’objet d’un culte auprès ses 10 ans. Une belle performance
des amateurs de musique avant- célébrée toute l’année avec des
gardiste et expérimentale. “Eclipse” concerts et, désormais, une compilation
de Didier Bocquet entre dans cette sur double-vinyle. Créé par des obsédés
dernière catégorie. Disque rarissime des Cramps (d’où ce nom inspiré
enregistré en 1977 par un loup solitaire d’un titre de Lux & Ivy), ce label versé
obsédé par les synthétiseurs à la Klaus dans le punk, le garage et le blues
Schulze, il bénéficie d’une réédition lo-fi possède un catalogue enviable
avec un véritable visuel et s’avère (avec notamment Bikini Gorge,
à la hauteur de sa réputation. Slim Wild Boar ou Magnetix).
Les 15 chansons assemblées ici
The White Stripes témoignent de la vitalité de l’écurie
et de la pertinence de ses choix.
“Icky Thump”
Third Man

L’an dernier, pour ses dix ans,


Nick & Alizon
le dernier album des White Stripes
“Ashes In The Storm”
Permanent Freak
avait eu droit à une réédition extensive
dans un luxueux coffret réservé aux Homme aux mille projets et la valise
fans hardcore du groupe, abonnés au toujours emplie de chansons, Nick
Vault de Third Man. L’album revient Wheeldon (Os Noctàmbulos, 39th &
aujourd’hui dans sa version originale, The Nortons) a trouvé la partenaire
avec un son remasterisé 100% idéale en Alizon Pergher pour
analogique. On redécouvre un s’aventurer dans des contrées folk.
album tendu, nerveux, traversé de Les voix entremêlées du duo font
passages bluesy doux et d’explorations merveille tout au long de cet album
étonnantes (le mariachi de “Conquest” tendre et mélancolique qui oscille entre
ou le folk celtique de “Prickly Thorn, folk pastoral (“Leave Your Shadow”)
But Sweetly Worn”). Sans doute et pop douce (“Medicine”).
la dernière production musicale
réellement excitante de Jack White.
45 tours
Jackie Brenston
Nouveautés & His Delta Cats
“Rocket ‘88’ ”
Go!Zilla Chess/ Third Man
“Modern Jungle’s La valse des rééditions Chess continue
Prisoners” chez Third Man, avec notamment
Teenage Menopause
Howlin’ Wolf, Chuck Berry et surtout
Fers de lance de la scène garage-punk ce “Rocket ‘88’ ” de Jackie Brenston,
italienne, les Florentins de Go!Zilla tube immense de 1951 considéré
Photo Bruno Berbessou

prennent un drôle de tournant sur ce comme un des morceaux précurseurs


nouvel album. L’énergie punk dansante du rock’n’roll, notamment en raison
des disques précédents fait place à des de la distorsion — accidentelle ! —
ambiances louches, des guitares plus sur la guitare. Un classique. ❏
lourdes et des contrastes appuyés.

FEVRIER 2019 R&F 091


Discographisme_16
PAR PATRICK BOUDET

On ne juge pas un livre à sa couverture. Et un album ?


Chaque mois, notre spécialiste retrace l’histoire visuelle d’un disque, célèbre ou non.

paradoxalement, séparément. En effet, Dean


avoue n’avoir jamais écouté un album de Yes
avant d’en avoir dessiné la pochette, ce qui
ferait passer Dean pour un télépathe de génie
ou un grand consommateur de space cake,
spécialité de la femme de Jon Anderson.
Mais, en observant le travail de Roger Dean
avant Yes, on prend conscience qu’il ne
se réinvente pas. Au contraire, il poursuit
une esthétique déjà perceptible lors de ses
premières créations de mobilier et que l’on
retrouvera dans les éléments de scène qu’il
imaginera pour les tournées du groupe.
De plus, Dean développera pour le groupe
une identité visuelle globale qui s’étendra,
outre les pochettes de disques et les décors
de scène, aux programmes, badges
à et tous les produits dérivés.
Sur “Fragile”, le fond bleu pose l’atmosphère :
nous sommes dans le cosmos. La planète avec
ses arbres proportionnellement immenses,
son océan bleu clair, ses continents aux
falaises abruptes reliés par une route blanche
serpentant est une représentation schématique
de notre terre. Au-dessus de celle-ci, un
vaisseau spatial, une sorte de drakkar en bois,
doté d’ailes d’oiseaux, glisse dans l’espace.
Cet univers de science-fiction poétique est
une invitation au voyage à l’image des pièces
musicales du groupe qui s’étireront, album
après album, pour atteindre parfois une face
entière. Il est aussi l’affirmation que Yes est

“Fragile” un monde en soi. Mais, concernant le vaisseau,


nous ne savons pas s’il s’agit d’un départ ou
de la conquête d’un territoire. En tous cas,
Yes les deux situations parlent et illustrent le
propos musical et reflètent l’émotion ressentie.
Néanmoins, le verso de l’album montre une
Première parution : novembre 1971
planète qui se fractionne accréditant la thèse
d’un départ devant une catastrophe écologique
e rock progressif est une galaxie et Londres et, jeune diplômé, il relooke en 1968 ou naturelle. La fragilité serait alors celle de
L le groupe Yes l’une de ses étoiles les
plus brillantes, si ce n’est la plus populaire.
l’entrée du Ronnie Scott’s Jazz Club, haut-lieu
musical de Soho. Là, on lui propose de
notre monde. Pourtant, rien dans les paroles
de l’album n’évoque une quelconque dystopie
Cette notoriété s’est construite, certes, sur une faire la pochette d’un groupe de rock “The écologique. En effet, la poésie de Yes,
proposition musicale forte, mais aussi à travers Gun”. Dean trouve l’exercice rentable et peu souvent énigmatique, se réfère plutôt à des
un univers graphique cohérent et en osmose laborieux contrairement au travail aléatoire expériences spirituelles qu’à une conscience
avec celle-ci. Le projet musical de Yes, tel d’architecte d’intérieur. Dès lors, il démarche environnementale, nourries d’un rapport
que nous le connaissons, naît lentement. les labels et conçoit une vingtaine de contemplatif à la nature (“Roundabout” et
En effet, ses deux premiers albums — sortis pochettes, toutes identifiables, sans pour “South Side Of The Sky”). C’est que la fébrilité
respectivement en juillet 1969 et 1970 — autant abandonner son travail de plasticien. à laquelle fait référence le titre, choisi par le
s’inscrivent dans un courant traditionnel de On lui doit notamment celles des premiers groupe, est celle de ses membres à l’aube
chansons pop et folk élaborées et portées enregistrements du groupe afro-pop Osibisa d’une nouvelle aventure musicale, fébrilité
par des harmonies vocales sophistiquées. (sortis en 1971), celles du “Octopus” de quant à leur avenir professionnel. A ce propos,
Puis, sous l’impulsion du nouveau guitariste Gentle Giant et de “Demons And Wizards” le groupe avait en tête pour la pochette une
Steve Howe, le chanteur à la voix flûtée Jon et “The Magician’s Birthday” d’Uriah Heep, image de porcelaine fendue. Dean sublima
Anderson et le puissant bassiste Chris Squire trois albums sortis la même année que cette idée toute psychologique en une
composent de longs morceaux dont l’organicité “Fragile”. Roger Dean a été repéré depuis vision eschatologique. Celle d’un monde
relève encore plus du collage d’univers quelque temps par Phil Carlson, le directeur se désintégrant que les habitants quittent à
disparates que du territoire cohérent (“The artistique d’Atlantic Royaume-Uni ce dernier l’aide d’un vaisseau spatial pour essaimer
Yes Album”, février 1971). C’est l’arrivée du lui a proposé de travailler pour Yes au moment sur d’autres territoires. Cette aventure va
claviériste Rick Wakeman qui sédimente le de l’enregistrement de son premier album. Ce s’écrire sur les pochettes des deux albums
monde de Yes et parachève l’identité sonore n’est que deux ans plus tard que le graphiste suivants, “Close To The Edge” et surtout
qui fera sa postérité. Avec “Fragile”, Yes rencontre le groupe. Dean et Yes, c’est un peu sur le triple album “Yessongs” où l’histoire
défriche son nouveau territoire écrivant les comme Truffaut et Léaud ou Scorsese et De s’achèvera. Ainsi, les narrations de Dean
premières pages de son projet tant sonore Niro, c’est une complicité artistique qui va et de Yes se superposent et finiront par
que visuel. Après avoir dessiné la chaise permettre au groupe, comme au plasticien, s’unir dans le graphisme du fameux logo,
pop oursin, Roger Dean étudie le design de construire et développer un univers complètement osmotique, du groupe,
d’ameublement au Royal College of Art à commun dont les productions s’élaboreront, scellant les univers musical et graphique. ■

092 R&F FEVRIER 2019


Qualité France PAR H.M.

Un trio qui compte


quatre musiciens
Nécessitant des infrastructures et des moyens
beaucoup plus légers que les maisons de disques,
les autoproductions s’illustrent par une souplesse
qui leur garantit une grande liberté créatrice.

Les trois Parisiens de Frenzy Il a fallu douze ans de pérégrinations


Frenzy ont œuvré plusieurs années musicales à Rivières pour exister
au sein d’un autre groupe (The Ludes) sous sa forme actuelle : à l’origine, un
avant de se consacrer à ce nouveau trio de Seine-et-Marne, Ladylike
projet en 2017. Leurs influences se Dragon, enregistre deux disques avant
réclament aussi bien d’un rock pugnace de cesser son activité puis d’opter pour
que d’un groove funky, et leur premier une formule à cinq et un nouveau nom.
essai se revendique comme heavy pop, Ce changement correspond aussi à une
ce qui correspond bien à leur volonté de évolution stylistique perceptible dans ce
naviguer entre les genres en associant nouvel album : les influences garage
éclats énergiques et préciosités vocales appartiennent désormais au passé et
ou instrumentales. Mais cette étiquette ont fait place à de délicates sonorités
réductrice ne prend pas en compte leur folk et pop, aux orchestrations soignées
côté ludique et dansant (“Just Another”, (“A Field Of Joy”, Nice And Rough
facebook.com/frenzyfrenzymusic). Records, difymusic.com/rivieres).

Avec le second album de Raoul Noir c’est noir, pour le duo havrais
Vignal, on est de plain-pied dans Grand Final, fondé en 2007
l’éloge de la douceur. En activité depuis par deux membres d’un groupe
2010, ce Lyonnais a été repéré l’an local énervé longtemps en activité
dernier à l’occasion de son premier (Dickybird). Le second album, en
album. Ce nouvel essai en anglais anglais, de ce batteur et de cette
confirme la qualité de son univers chanteuse-guitariste annonce la couleur
évanescent : seul avec les arpèges avec un titre mortifère, des morceaux
de sa guitare, ou accompagné de aussi gais que “Cancer” ou “I Hate
quelques musiciens qui interviennent Family” et cultive les atmosphères
avec une discrétion respectueuse lourdes, sombres et oppressantes
de sa démarche intimiste, il susurre en s’immergeant dans un rock noisy
de sa voix douce un folk aérien acéré et convulsif qui impressionne
et mélancolique qui s’impose par sa force sauvage et sa puissance
subrepticement (“Oak Leaf”, Talitres, évocatrice (“La Mort”, Libérées,
talitres.com/fr/artistes/raoul-vignal). facebook.com/GrandFinalLeHavre).

094 R&F FEVRIER 2019


Ainsi, parmi les huit sélectionnés (sur les
quarante-cinq disques parvenus à la rédaction),
la plupart affichent leur évolution musicale sans
se préoccuper d’un quelconque plan de carrière.

C’est sur scène qu’a débuté le duo Fondé à Nîmes en 2013, Ultra
Yoann Minkoff & Kris Volta est un quatuor adepte de
Nolly, de la rencontre féconde de sensations fortes. Son premier album
deux musiciens établis à Rennes, un est placé sous le signe d’un rock en
beatboxer qui fait toutes les rythmiques tension : à deux exceptions près, les
à la bouche, et un chanteur-guitariste morceaux anglophones ne dépassent
déjà repéré avec un premier album pas les trois minutes et plébiscitent les
solo réussi. Ce premier EP cinq-titres tempos énervés, le chant s’apparente
permet de mesurer l’ampleur et souvent à de la harangue et la guitare
l’originalité du phénomène : gouleyant reste toujours au premier plan, le tout
et dansant, il invite à partir à la dérive étant baigné dans un son touffu et
entre blues, folk américain et musique puissant qui laisse peu de place aux
mandingue (“Leaving Home”, Remove nuances... mais tel n’est pas le propos
Ya Sound, engrenages.eu/projet/ de cette démonstration de force (“Hold
yoann-minkoff-kris-nolly). And Drop”, ultravolta-wannahub.com).

En activité en Aquitaine depuis 2015, Originaire de Lyon, le créateur du


Titanic Bombe Gas a pour projet Beautiful Badness est
particularité d’être un trio qui compte installé depuis 2010 à Bruxelles où il
quatre musiciens, puisque deux s’est fait remarquer pour ses qualités
batteurs participent alternativement aux de chanteur-guitariste. Fan de Jeff
concerts. Il a déjà sorti quatre EP avant Buckley et de Rufus Wainwright, il
ce mini-album sept-titres abonné aux affectionne sur ce premier album
sensations fortes : il y délivre un rock une pop lyrique empreinte de musique
garage obsédant qui emprunte autant classique et n’utilise que des claviers
au punk qu’au stoner et s’illustre par et des synthés pour accompagner sa
des vocaux malins qui rafraîchissent magnifique voix de tête, qui s’illustre
une potion assez brute (“Babapt Is à travers un impressionnant morceau
Gorgeous”, Abricot Chaud Records, a capella et des ballades conçues
facebook.com/titanicbombegasmusic). comme des invitations au
voyage (“Rewind”, Jo&Co/8PM,
facebook.com/beautifulbadness).

FEVRIER 2019 R&F 095


Highway 666
revisited PAR JONATHAN WITT

Groupes hard rock, groupes cultes


y font leurs premières armes, le talent épuré
du premier est déjà palpable. Quelques peu
frustrés par la rigidité de leurs compères (qui
souhaitent rester fidèles à la doxa du blues),
ils prennent vite la poudre d’escampette en
compagnie d’Andy Fraser et de Paul Rodgers :
c’est la naissance de Free. Kossoff est
remplacé par Bob Weston, ancien guitariste
de The Kinetic, qui a publié un unique album,
chez Vogue, en 1967 (l’oubliable “Live Your
Life”) qui amène avec lui le batteur Terry
Sims. Les Black Cat Bones vont alors graver
un titre, le psychédélique “The Warmth Of
The Day” (gavé de wah-wah) qui paraît début
1969 dans un album promotionnel dédié à... la
reine Elisabeth II. Au printemps de la même
année, la paire Weston/ Sims s’en va fonder
Ashkan. Les deux premiers sont suppléés
par Rod Price et Ken Felton. Après un ultime
show (en première partie de Colosseum)
avec un Paul Tiller démissionnaire, Brian
Short est désigné pour tenir le micro. C’est
alors que Decca propose un contrat pour un
enregistrement qui vise à lancer sa filiale
underground (Nova). Les Black Cat Bones
investissent donc les studios Tangerine avec
un nouveau batteur, Phil Lenoir. Le résultat
est “Barbed Wire Sandwich”, superbement
capturé par David Hitchcock, avec un son
vibrant et naturel. Brian Short possède
Un album promotionnel dédié à... une voix chaude et légèrement rauque.
La rythmique est idéale, à la fois souple
la reine Elisabeth II et plombée. Mais celui qui brille
particulièrement est Rod Price, qui assène
une véritable leçon de feeling, dans un style

BLACK CAT
sobre et classieux, entre Eric Clapton et Jimmy
Page. Il n’y a qu’à se pencher sur la mirifique
“Death Valley Blues” (reprise transfigurée
d’Arthur Big Boy Crudup), pas si éloignée

BONES de “Since I’ve Been Loving You”, pour s’en


apercevoir. “Feelin’ Good” et “Four Women”
(et son final dramatique), piochées chez Nina
Simone, révèlent une face plus folk et
DES BRITANNIQUES, SPECIALISES Le Melody Maker est appelé à la rescousse, contemplative. Toutes les nuances du blues
DANS LE BLUES, qui ont compté une petite annonce y est publiée. Au cours sont ici explorées, parfois sur un seul morceau
pas moins de trois guitaristes amenés des auditions, Kossoff tente de pistonner un comme “Sylvester’s Blues”. “Please Tell
à devenir célèbres par la suite ? pote, Paul Rodgers, mais ses compères lui Me Baby” lorgne du côté du boogie woogie
Non, il ne s’agit pas des Yardbirds, préfèrent Paul Tiller. La suite ? Le circuit tandis que le riff de “Save My Love”, l’un des
mais des Black Cat Bones, excellente des pubs et des bars les plus interlopes meilleurs titres, a de faux airs de “Sunshine
mais malchanceuse formation qui de Londres. En octobre 1967, les Black Of Your Love”. L’album s’achève sur
a publié un unique album, et servi Cat Bones se présentent au Marquee et y l’éblouissante “Good Lookin’ Woman”,
de creuset à certains des plus décrochent une résidence. Désormais, tous fantastique démonstration de blues lourd,
fantastiques groupes de l’histoire. les vendredis, ils ouvriront la soirée blues. longue de sept minutes. “Barbed Wire
Ils y côtoient le Fleetwood Mac de Peter Sandwich” est publié en février 1970 sous
Green, Ten Years After, Chicken Shack ou une étrange pochette, et reçoit un accueil
En 1966, le British blues boom menace encore les Bluesbreakers de John Mayall. critique très enthousiaste. Malgré cela, il
d’exploser en Angleterre. Les frères Brooks, Quelques mois plus tard, les Black Cat Bones ne se vend guère. Rod Price et Brian Short
Derek et Stuart, sont des passionnés qui ont accompagnent Champion Jack Dupree et quittent rapidement le navire. Pete French
agrégé autour d’eux un petit gang qui compte Eddie Boyd lorsqu’ils sont en Angleterre. et son cousin Mike Halls intègrent alors
alors un prodige de la guitare âgé de C’est au cours d’une performance dans le l’attelage, qui va bien vite devenir le
seulement quinze ans, nommé Paul Kossoff. quartier chic de Battersea qu’un jeune batteur légendaire Leaf Hound. Rod Price va quant
Le répertoire est constitué de reprises comme un rien vantard accoste Kossoff, pour lui à lui rejoindre Foghat, tandis que Bob Weston
“Rock Me Baby” (BB King) ou “Dust My affirmer qu’il serait bien meilleur que Perry. Il passera par Fleetwood Mac le temps de deux
Broom” (Elmore James). Plusieurs batteurs s’agit de Simon Kirke. Une semaine plus tard, albums plutôt oubliés (“Penguins” et “Mystery
se succèdent jusqu’à ce que Frank Perry il est engagé et la nouvelle formation entre en To Me”). Phil Lenoir fera partie de Shagrat
s’impose. Un an plus tard, ceux qui sont studio, sous la houlette de Mike Vernon, pour avec Steve Peregrin Took (de Tyrannosaurus
devenus les Black Cat Bones, d’après une seconder Champion Jack Dupree et capturer Rex) et Brian Short va publier un album
phrase de “Hoochie Coochie Man” (Muddy ce qui constituera “When You Feel The solo plutôt progressif en 1971. ❏
Waters), se mettent en quête d’un shouter. Feeling You Was Feeling”. Kossoff et Kirke
b
Beano Blues PAR CHRISTIAN CASONI

BLINDWILLIE
JOHNSON 1897 (Texas) - 1945 (Texas)
Samson a les yeux crevés. Il va faire tomber le temple de où sont également retenus Barbecue Bob et Blind Willie McTell. Et ses
Dagon sur les Philistins. 1929. Willie Johnson, aveugle lui aussi, enregistre enregistrements sont toujours impeccables. Toujours bien préparé,
à la Nouvelle-Orléans. Comme c’est dans la rue qu’il chasse les meilleurs Willie colle aux timings, contrairement à la plupart des musiciens d’église
dollars, il empoche son canif, prend sa Stella et descend sur Canal Street. et de rue.
“If I Had My Way I’d Tear The Building Down”. Posté devant la maison Le chant roule dans une sombre pétarade. A-t-on une voix pareille à
fédérale des douanes, il chante l’histoire de Samson de sa voix phréatique, trente ans ? “Fausse basse”, car c’est une préciosité dynamique. On s’en
avec cette ferveur agressive qui fascine les passants. Croyant qu’il exhorte rend compte quand il recouvre sa voix naturelle (“Bye And Bye I’m
la foule à démolir l’immeuble des douanes, des flics l’enchristent Going To See The King”). Le timbre de Willie Beatrice Harris,
dans un grondement d’émeute. Le journal The Bookman maîtresse et choriste, volète dans cette mitraille, frais, presque
l’avait un jour décrit comme un dangereux illuminé. enfantin. Les slides au canif ouvrent un autre chœur,
On sait qu’il a longtemps habité à Marlin, Texas, et tout aussi léger, précis, chantant. Mais la virtuosité,
qu’il n’est pas né aveugle. A-t-il été vitriolé par le coffre, la brutalité du chant, son débit au swing
sa belle-mère ? A-t-il scruté trop longtemps élastique qui renvoie parfois à Bob Dylan et
l’éclipse du 30 août 1905 ? Dans quelles même au rap (“When The War Was On”) ne
circonstances Willie est-il allé à la rencon- sont qu’affèteries pour magnifier la noirceur
tre de Frank Walker, le plénipotentiaire du châtiment divin, auquel préludent les
de Columbia, en 1927 ? Walker a monté catastrophes du temps, le Titanic, la
une expédition à Atlanta, il descend main- guerre, l’épidémie dévastatrice de grip-
tenant vers Dallas avec ses ingénieurs pe espagnole, augures familiers à ces
du son. Les musiciens du cru trouvent, prophètes de malheur de la glèbe. Il faut
dans les petites annonces, l’adresse de être docteur en théologie quantique
l’hôtel où Walker a posé son studio pour percer le credo de toutes ces églises
volant, et convergent vers les bas-fonds noires. Après sa mort, ses deux veuves
de Deep Ellum. Walker fait le tri et tenteront de l’apparenter à la leur, l’église
réserve les élus, selon la couleur de leur baptiste pour Angeline, celle de Dieu dans
peau, dans les petits hôtels du quartier. le Christ pour Willie Beatrice.
“Ils enregistrent, rentrent chez eux avec un Qu’il compose ou qu’il emprunte, Willie met
disque sous le bras et se prennent pour le un chiffre indélébile sur tout ce qu’il touche.
président des Etats-Unis !” “Jesus Make Up My Dying Bed”, “Keep Your
Le 3 décembre 1927, un assistant vient chercher Lamp Trimmed And Burning”, “Praise God
Willie dans sa piaule, c’est son tour de passer devant I’m Satisfied”, “The Soul Of A Man”, “John
le micro. Un bluesman à disque multiplie les gigs dans The Revelator” conservent, intacte, la violence de sa
les clubs, un chanteur évangéliste à disque excite la demande foi. Presque une révolte contre l’Amérique. “Dark Was The
des églises et des conventions religieuses. Mais, gaffe, Willie n’est Night Cold Was The Ground” dérive d’un vieil hymne anglais de
pas un de ces vendeurs de bibles faméliques. En 1927, il est déjà une 1792. La crucifixion. Willie en tire juste une ride de néant. Il fredonne,
vedette au Texas, coiffure au quart de poil, costume au compte-fil, avec lèvres cousues, dans une torpeur glacée. Les slides de la gorge ombrent
cette voix unique au monde que le musicologue Mark Humphrey appelle à peine les slides de la lame, peut-être du bottleneck. Etonnant que
“fausse basse africaine”. Willie en impose et la graisse tient bien à sa Walker ait validé cette rêverie morbide. Livrée aux païens, cette croix
paume : six titres à 50 dollars pièce, trois 78 tours rondement vendus. devient un classique du folk, de la musique sacrée, un exercice standard
Willie sera rappelé trois fois encore par Columbia : le 5 décembre 1928 du bottleneck et l’un des 28 morceaux gravés sur le disque d’or de Voyager 1,
à Dallas, les 10 et 11 décembre 1929 à la Nouvelle-Orléans, le 20 avril parmi quelques autres valeurs de l’humanité à destination des civilisations
1930 à Atlanta. 32 titres au total mais deux, sous le pseudo de Blind extraterrestres.
Texas Marlin, ne seront jamais gravés. Peut-être deux blues, hasarde La sonde Voyager s’est échappée du système solaire en août 2012. Willie
son biographe DN Blakey. glisse maintenant dans l’espace interstellaire avec ses voisins Chuck et
C’est toujours avec lui que les ingénieurs du son passent le plus de temps, Ludwig van, à 4,4 millions d’années-lumière de la prochaine étoile.
Willie enregistre toujours plus de titres que les autres, même à Atlanta
Erudit rock PAR PHILIPPE THIEYRE
Huit à dix albums par an

Cher Erudit, j’aimerais avoir quarantaine de livres de poésies, Design puis, en 1978, à la Saint Martin’s guitariste de Mambo Taxi et des Voodoo
plus d’infos sur le parcours des romans, de nombreux articles, School of Art de Londres qu’il quitte au Queens, son mari Sexton Ming, peintre et
de BILLY CHILDISH des créé une maison d’édition et un label bout d’un mois. Il y revient en 1980, mais chanteur à la discographie conséquente,
Milkshakes, qui semble riche (Hangman Books et Hangman Records), en est exclu en 1982 pour non-respect des Wolf Howard, réalisateur, photographe
en expériences diverses. peint plus de deux mille tableaux règles, ce qui ne l’a pas empêché d’être et batteur du James Taylor Quartet,
JEAN-PIERRE, Marseille (13) et fondé le mouvement Stuckism. Childish régulièrement exposé dans des galeries. des Prime Movers britanniques et
se définit lui-même comme un artiste En 1999, avec Charles Thomson, Childish, des Musicians Of The British Empire.
Né Steven John Hamper le indépendant, en rébellion contre toute qui en peinture utilise plutôt le nom de Auparavant, en 1979, Childish, Thomson,
1er décembre 1959 à Chatham, forme d’institution et de chapelle, Hamper, rassemble un groupe d’artistes Absolon, Lewis et Ming avaient formé un
au sud-est de l’Angleterre, Billy Childish refusant d’être enfermé dans une case. sous l’appellation Stuckism. Ils affirment collectif de performeurs et poètes punk,
est un stakhanoviste de l’art sous toutes Dyslexique, il abandonne le lycée à leur attachement à la peinture figurative en The Medway Poets, auquel a été associée
ses formes. Que ce soit sous son nom, seize ans pour devenir apprenti tailleur de opposition à l’art conceptuel. Parmi les l’artiste Tracy Emin. En 1988, est sorti sur
sous un pseudonyme ou une quinzaine pierre aux chantiers navals de Chatham. onze autres peintres qui rejoignirent Hangman Records “The Medway Poets”,
de dénominations différentes, il a Parallèlement, il se consacre au dessin. d’emblée le duo, figurent Philip Absolon, une compilation de leurs prestations.
enregistré plus d’une centaine d’albums C’est en montrant ses œuvres qu’il est Bill Lewis, Ella Drauglis alias Ella Guru en Childish est d’abord influencé par les
et d’innombrables singles, publié une admis en 1977 au Medway College Of hommage à Captain Beefheart, également premiers disques des Beatles, des Rolling

Photo Renaud Monfourny/ Dalle

100 R&F FEVRIER 2019


Stones, de Gene Vincent et des pionniers “Beware The Ides Of March” (1985) ;
du rock’n’roll avant de découvrir Jimi “Acropolis Now” (1986) ; “Three Caesars
Hendrix. Revendiquant amateurisme, Of Trash” (1986) ; “Wise Blood” (1987)
minimalisme technique et énergie sur Ambassador, le label de Wreckless
primitive des débuts du rock’n’roll, du Eric ; “Don’t Give Any Dinner To Henry
blues et du rhythm’n’blues, il adhère au Chinaski...” (1987), des démos sur
punk de 1977. Prônant une attitude sans Hangman Records, le label créé en 1986
compromission à l’égard des maisons de par Childish ; “Live In Rome” (1987) ;
disques, il produit ses disques de façon “John Lennon’s Corpse Revisited” (1989).
indépendante sans se soucier de la Childish décide de mettre en sommeil
rentabilité. D’ailleurs, pendant quinze ans, Thee Mighty Caesars en 1989. A partir
il vit en grande partie des allocations de là, sa discographie devient de plus en
chômage. En 1977, Wild Billy Childish, plus pléthorique, sur une cadence de huit
au chant, rejoint les Pop Rivets avec à dix albums par an, car, à côté de
Russell Wilkins (basse), Russell Lax sa nouvelle formation, Thee Headcoats,
(batterie) et Bruce Brand (guitare). Deux dans laquelle il retrouve Bruce Brand,
albums autoproduits sortent sur Hipocrite il a entamé une carrière solo, multiplie
Music en 1979 : en janvier, “Greatest les collaborations et les groupes. Voici une
Hits” ; à la fin de l’année, “Empty Sounds sélection de ses œuvres discographiques.
From Anarchy Ranch!” avec une reprise Thee Headcoats : “The Earl Of
de “You Really Got Me”. Après la parution Suavedom” (1989) ; “Heavens To
de deux singles en 1980, les Pop Rivets Murgatory, Even! It’s Thee Headcoats!”
cessent de pogoter. Pour Billy Childish, (1990) ; “WOAH! Bo In The Garage”
le punk a d’ailleurs perdu son énergie (1991), consacré à Bo Diddley ; “The
originelle et s’est égaré après 1977. Good Times Are Killing Me” (1993) avec
Les Pop Rivets à peine enterrés, Childish, “Pedophile”, un titre sorti en single l’année
également à la guitare, Mark Banana précédente. Billy Childish écrit des textes
Bertie Gilbert, basse, et Brand à la batterie non dénués d’humour et d’ironie en
forment Mickey & The Milkshakes avec le s’inspirant de son environnement et de sa
guitariste Micky Hampshire, un roadie des vie. Ce titre est l’évocation instrumentale
Pop Rivets, “Talking ’Bout... Milkshakes!” d’un viol qu’il a subi à l’âge de neuf ans de
(1981) sur Milkshakes Records, avant la part d’un ami de ses parents dont la
de raccourcir leur patronyme en The photographie est reproduite sur la pochette
Milkshakes. Même si tous les titres sont du 45 tours. “The Headcoats Conundrum”
écrits par Childish et Hampshire, ils se (1993) ; avec les Headcoatees, “The
situent dans la lignée d’un garage rock Sound Of Baskervilles” (1995), un live
sixties à l’énergie punk, aux sonorités incluant “Strychnine” des Sonics ; “In
saturées, aux guitares ronflantes, grasses Tweed We Trust” (1996). Billy Childish
et distordues, parfois avec des touches & His Famous Headcoats : “Hendrix
surf ou British beat. Russ Wilkins à la Was Not The Only Musician” (1998).
basse : “Fourteen Rhythm & Beat Greats” Thee Headcoats Sect est le fruit de la
(1982) ; “After School Session” (1983) rencontre entre les Headcoats et Don
avec des reprises de “I Can Tell” et Craine et Keith Grant, les deux leaders
“Cadillac”, deux compositions de Bo des Downliners Sect qui commirent
Diddley ; “Milkshakes IV : The Men quatre superbes albums de rhythm’n’blues
With The Golden Guitars” (1983) ; rageur dans la veine des Pretty Things
“In Germany” (1983). En 1984, les entre 1964 et 1967 : “Deerstalking Men”
productions sortent également sur Big (1996) ; “Ready Sect Go !” (1999).
Beat. Thee Milkshakes avec John Agnew Billy Childish, solo et collaborations,
à la place de Wilkins : “Thee Knights Of souvent une réinterprétation du country
Trashe” (1984) ; “They Came They Saw blues : “I’ve Got Everything Indeed”
They Conquered” (1984) ; “Nothing Can (1987) ; “I Remember...” (1988) ; “50
Stop These Men” (1984) ; “20 Rock And Albums Great” (1991). Avec Sexton Ming :
Roll Hits Of The 50’s And 60’s” (1984). “Which Dead Donkey Daddy?” (1987) ;
“The Milkshakes’ Revenge!” est enregistré “Here Come The Fleece Geese” (2002).
en 1983, mais ne paraît qu’en 1987. Avec les Blackhands : “The Original
Entretemps, après le départ de Micky Chatham Jack” (1992). Avec Holly
Hampshire en 1985, Childish, Agnew et Golightly : “In Blood” (1999). Avec les
Brand changent le nom du groupe en Thee Chatham Singers : “Heavens Journey”
Mighty Caesars. D’autre part, un trio de (2005). Avec The Musicians Of The British
choristes des Milkshakes formé de Louise Empire, Wolf Howard et Julie Hamper :
Baker, Sarah J Crouch et Ida Red, sort, “Punk Rock At The British Legion Hall”
sous le nom des Delmonas, deux EP, (2007) ; “Thatcher’s Children” (2008).
“Comin’ Home Baby (Volume 1)” et Wild Billy Childish & CTMF (Chatham
“Hello We Love You (Volume 2)”, puis Forts) : “Die Hinterstoisser Traverse”
quatre albums entre 1985 et 1989, avec (2013) ; “In The Devil’s Focus” (2017).
la participation et le soutien de Billy Outre une partie de sa discographie,
Childish et Micky Hampshire. De 1991 Billy Childish a également sorti sur
à 1999, Sarah J Crouch reprendra le Hangman Records des disques des
flambeau avec The Headcoatees, Prisoners, autre formation de Chatham,
dont la plupart des chansons de Link Wray, une de ses références, des
sont composées par Childish. Discords, des Squares, un groupe de
De 1985 à 1989, Thee Mighty Caesars Nancy, des Mummies, légendes surf
enregistrent huit albums : “Thee Mighty punk californiennes, de Mystreated, un
Caesars” (1985). Graham Day des groupe garage psyché et de Wreckless
Prisoners remplaçant Brand à la batterie : Eric, “The Donovan Of Trash” (1993). ❏

FEVRIER 2019 R&F 101


Le film du mois PAR CHRISTOPHE LEMAIRE

Tina, douanière au physique difficile

Border DE ALI ABBASI


Aux yeux doux de certains cinéphiles polis, le cinéma suédois se limite
aux films d’Ingmar Bergman, ce grand rigolo... Mais aux yeux pervers des
Tina, qui vit depuis quelque temps avec homme normal, sent (au sens propre
comme au figuré) que cet inconnu — véritable alter ego — a tout pour devenir
cinéphages impolis, certaines pelloches du royaume de Suède regorgent de déviances l’amour de sa vie. S’ensuit une relation totalement barzingue, avec baignade dans
bienvenues. Comme les amours saphiques de la belle Marie Forsa dans “Bibi La un lac, batifolage sexuel et gobage de vers de terre en pleine forêt... Entre grotesque
Dévoreuse” de Joseph W Sarno (1974), la relation douteuse entre un garçonnet de assumé et poésie tribale, ces quelques séquences ne sont qu’un petit aperçu de
12 ans et sa voisine vampire dans le magnifique “Morse” de Thomas Alfredson (2008) “Border” qui, évidemment, dépasse vite son statut de film provo pour aborder
et, bien sûr, “Fifi Brindacier”, feuilleton culte des sixties sur les aventures d’une petite quelques interrogations existentielles : du racisme aux troubles moraux en passant
fille rousse à couettes dotée d’une force herculéenne à faire pâlir d’envie Dolph par l’hermaphrodisme, la nativité, l’acceptation de soi et les doutes d’une société
Lundgren, le Jean-Claude Van Damme suédois, ex-adversaire de Sylvester Stallone éprise de lois humanistes aberrantes. Un film volontairement trouble qui interroge
dans “Rocky 4” (et par ailleurs de retour ce mois en salles dans “Creed 2”)... tout ! Y compris ses propres interrogations ! Produit et réalisé en Suède par le cinéaste
Ces rares exemples n’atteignent toutefois pas le niveau de bizarrerie de “Border”, iranien Ali Abbasi, responsable deux ans auparavant du — paraît-il — film d’horreur-
peut-être le film le plus barré créé au pays de Greta Garbo. Sorti de nulle part, bizarre-anodin “Shelley”, “Border” est tiré d’une nouvelle de John Ajvide Lindqvist qui
“Border” a fait son petit coup de gégène au dernier festival de Cannes dans la section avait écrit le roman “Laisse-Moi Entrer”, devenu “Morse” en version long métrage,
Un certain regard. Une histoire d’amour sur fond d’animalité outrancière et de crise l’autre meilleur film fantastique suédois de ce nouveau millénaire. Et qui, également,
d’identité carabinée. Et qui surprend sans cesse. “Border” commence quand Tina, aborde en biais des questions sur la nature humaine. “Border” doit aussi beaucoup
douanière au physique difficile, utilise son odorat hors norme pour sentir la culpabilité à l’extraordinaire interprétation de ses deux acteurs : Eva Melander et Eero Milonof.
d’un voyageur ayant quelques photos compromettantes sur son téléphone portable. Le visage planqué sous des couches de latex imperceptibles à l’œil nu, ils se sont
Avant, dans un deuxième temps, de repérer un autre voyageur au physique également totalement fondus dans leurs rôles de créatures humaines agissant comme des
compliqué et qui possède aussi des capacités olfactives proches d’un animal sauvage. animaux en manque d’amour, de sexe et de reproduction. Quant à Ali Abbasi,
il résume très bien la façon dont on doit faire du cinéma aujourd’hui : “Ce qui
m’intéresse, c’est de regarder la société à travers le prisme d’un univers parallèle et
les films de genre sont un très bon vecteur pour atteindre ce genre d’objectif. C’est à
ce moment-là que le cinéma devient stimulant à mon sens : plutôt que d’expérimenter
la portée dramatique de mes problème personnels, je préfère voir mes réflexions et
mes pulsions s’incarner dans un autre corps et dans un autre monde que le mien.
Je crois qu’il est intéressant de faire fi de cette dimension personnelle pour parvenir
à faire vraiment de l’art.” Il a entièrement raison (actuellement en salles). ❏
Cinéma PAR CHRISTOPHE LEMAIRE

Catégorie has been


Undercover : pouvoir, redneck jusqu’au bout de ses
Une Histoire Vraie cheveux gras, incapable d’élever son fils
Drôle d’acteur que Matthew correctement, et pourtant d’une terrible
McConaughey ! Après avoir slalomé humanité (actuellement en salles).
des années durant entre les comédies
romantiques sans grand intérêt (genre
“Playboy A Saisir”) et des rôles plus Sorry To Bother You
engagés sur le jeu (le sidaïque de Rappeur de renom (pour les groupes
“Dallas Buyers Club” qui lui valut un The Coup et Street Sweeper Social Club),
Oscar), il retombe ensuite dans les l’Américain Boots Riley aura mis des
travers d’un cabotinage intempestif, une années pour caser à Hollywood le
autre de ses marques de fabrique (il en scénario de son “Sorry To Bother
fait des tonnes dans “Nos Souvenirs” You”, comédie totalement atypique et
de Gus Van Sant ou encore “La Tour politiquement plus qu’engagée. Un peu
Sombre”, adaptation bordélique d’un comme du Spike Lee qui aurait viré Marx
écrit de Stephen King ). Au point que Brothers. Pour finalement réaliser avec
ses trois dernières années, le Matthew trois petits millions de dollars ce projet
commençait sérieusement à prendre du zinzin où un chômeur professionnel
poids dans la catégorie has been. Et voilà devient un télévendeur de génie avant de
qu’il rebondit avec “Undercover”. Très s’opposer aux dirigeants cyniques de son
impliqué dans la peau d’un petit vendeur entreprise. Malgré son humour parfois
d’armes à la ramasse confronté à son un peu poussif (on n’est pas loin de Max
fils, devenu malgré lui informateur pour Pécas), le film fait pourtant passer son
le FBI après s’être lancé dans le trafic message sociétal. Notamment à travers
de drogue. Une histoire authentique sa révolte très gilets jaunes d’employés
survenue dans les années 80 que le lésés qui donne un constat alarmant sur

Undercover :
Une Histoire Vraie

réalisateur Yann Demange filme, non le statut des Afro-Américains condamnés


comme un polar lambda, mais comme à rentrer dans le moule de la société
un véritable drame social sur les aléas de blanche s’ils veulent parvenir à leurs fins.
la pauvreté et l’envie utopique de s’en Et encore... Une façon de démontrer que
sortir dans une Amérique qui ne laisse l’esclavagisme est toujours là, même s’il
plus trop de choix de vie. McConaughey se présente désormais sous une forme
arrive à défendre un personnage presque moins frontale (en salles le 30 janvier).
indéfendable. Bouseux à n’en plus

Sorry To Bother You

FEVRIER 2019 R&F 103


L’Ours Noir

n’importe quoi érigé en œuvre


Trop Belge Pour Toi d’art brut. Magritte et Poelvoorde
Pays surréaliste s’il en est (voir René devraient aimer. Bob et Bobette
Magritte, Benoît Poelvoorde ou Bob et aussi (en salles le 2 février).
Bobette), la Belgique fait forcément des
films un peu fous. Déjantés sur les bords,
mais avec un esprit toujours bon enfant. My Dinner With Hervé
Petit aperçu avec ce programme de cinq Hervé Villechaize aura été l’acteur nain
courts métrages sympathiques. Si on ne le plus populaire du monde. Juste pour
retiendra pas spécialement le légèrement son rôle de bad guy teigneux dans
touchant “Thelma” dont le thème (un “L’Homme Au Pistolet D’Or”, huitième
couple d’homos garde un enfant en bas James Bond de la série et, surtout,
âge) rappelle les travers du cinéma comme assistant et faire-valoir de
français d’auteur lambda un peu coincé, Ricardo Montalban dans la série télé
on s’amusera par contre sur “Le Plombier” culte des seventies “L’Ile Fantastique”.
(doublage d’une séquence d’un film Quelques mois avant son suicide à l’âge
porno par des acteurs à la ramasse), de 50 ans, en 1993, Hervé Villechaize se
“Kapitalistis” (un père Noël apporte des fait longuement interviewer sur sa vie
jouets aux enfants riches et des pulls aux (ultra mouvementée) par un journaliste.
enfants pauvres) et du délirant “Welkom” Suit entre les deux hommes une longue
(un homme tente d’obtenir un permis de amitié compliquée qui aboutit, juste
construire d’un poulailler pour son père après la mort du comédien, à la
qui considère sa poule comme sa publication d’un livre drôle et touchant
femme !). Mais s’il en est un qu’il où Villechaize s’épanche sans pudeur
faut retenir mordicus, c’est bien le sur ses frasques de nouveau riche (suite
génial “L’Ours Noir” de Xavier Seron et à sa starisation) et son statut infernal
Meryl Fortunat-Rossi qui, parmi ses de soi-disant freak. Le journaliste et
40 récompenses internationales, a réalisateur Sacha Gervasi (réputé pour
obtenu le Magritte (les César belge) son rockumentaire sur Anvil), en fait ce
du meilleur court métrage. Soit les formidable téléfilm porté par l’abattage
déambulations mortifères, gores et de Peter Dinklage, autre acteur-nain
cartoonesques de campeurs confrontés célèbre (Tyrion Lannister dans
à un ours dégingandé dans un parc “Game Of Thrones”) qui interprète
naturel. Quelque part, “L’Ours Noir” Villechaize avec toute la fureur, la
synthétise parfaitement l’esprit de ce folie, l’émotion et la frustration que le
qu’on appelle l’humour belge. comédien a porté en lui toute sa vie
A savoir un sens non-calculé du grand durant (en replay sur OCS City). ❏

My Dinner With Hervé

104 R&F FEVRIER 2019


Série du mois PAR CHRISTOPHE LEMAIRE

Multiples mises en abyme

Black Mirror :
Bandersnatch
En attendant mordicus la saison 5 de “Black Et ce sous l’impulsion contrôlée du spectateur qui, Netflix intervient dans les choix pour un aparté
Mirror” — la meilleure série fantastique depuis du coup, n’est pas loin de devenir Dieu ! Parmi les temporel méta !) qui, toute fascinantes qu’elles
“La Quatrième Dimension” — Netflix, histoire de premiers exemples d’interactivité, on doit choisir soient, finissent par devenir épuisantes pour les
faire patienter les milliers de fans transis à travers le quel vinyle le héros doit mettre sur sa platine. Soit méninges. Suite au succès de “Bandersnatch”,
monde, a balancé en janvier un épisode hors norme... “Phaedra”, cinquième album de Tangerine Dream, abondamment discuté et analysé sur les réseaux
interactif ! Dans lequel le spectateur a la possibilité soit “The Bermuda Triangle” d’Isao Tomita. Choix sociaux et les blogs, Netflix envisage de se lancer
de choisir le déroulement de l’histoire. Cet épisode cornélien qui amène notre programmeur à comprendre dans d’autres programmes interactifs. Quitte à ce
spécial reprend la charte de la série. A savoir les (ou pas ?) qu’il semble vivre et subir (ou pas ?) les que les séries — puis les films — arrivent dans
conséquences dramatiques, philosophiques, aléas du hasard. Et il en va ainsi tout au long de une nouvelle ère agrémentée, qui plus est, de réalité
métaphysiques et surtout nihilistes des méfaits l’épisode... Ce “Black Mirror” joue tellement avec le virtuelle. Mais une question se pose ici : est-ce que
provoqués par les nouvelles technologies. Avec spectateur que l’entreprise devient — pour notre plus tout cela tient encore de la fiction traditionnelle ?
désincarnation des sens, boucle temporelle infernale, grand plaisir masochiste — un véritable casse-tête. Car, à force d’interactivité, on pourrait, suivant son
perte d’âme et conscience bafouée. Avec, aussi, une A tel point que, pour éviter de s’enfoncer dans les bon vouloir, éviter que le Titanic coule, faire en sorte
ironie bien placée, “Black Mirror” tente de prouver différents embranchements, on peut aussi décider de que Rocky Balboa perde tous ses combats, qu’Indiana
par A + B que la réalité virtuelle, les confins d’internet, laisser l’histoire se dérouler sans intervenir. Car pour Jones ne retrouve pas l’Arche d’alliance et que les sept
les ordinateurs trop perfectionnés et les robots dotés qui passerait son temps à tester les différents choix, nains connaissent enfin bibliquement Blanche Neige.
d’intelligence artificielle viendront peut-être à bout l’épisode durerait a priori pas loin de cinq heures ! Rêvons, rêvons... (en diffusion sur Netflix) ❏
de la race humaine. Et plus vite qu’on ne le pense. De multiples mises en abyme (où même la plateforme
Chaque scénario étant digne des plus grands auteurs
de science-fiction comme Harlan Ellison, HG Wells ou
Philip K Dick qui, lui d’ailleurs, posait déjà en 1966 une
question existentielle avec son roman “Les Androïdes
Rêvent-Ils De Moutons Electriques ?” devenu “Blade
Runner” au cinéma 16 ans plus tard. Cet épisode à
La Sentinelle
part de “Black Mirror”, intitulé “Bandersnatch”, reste Des Maudits (Elephant Films)
donc dans le ton alarmiste et uchronique de la série. Rarement cité parmi les grands classiques du cinéma d’épouvante des
Tout en jouant sur sa durée... qui n’existe pas seventies (“L’Exorciste”, “La Malédiction”, “Halloween”, “Suspiria”...),
réellement ! Celle-ci pouvant varier suivant les “La Sentinelle Des Maudits” est pourtant tout aussi terrifiant. Peut-être
directions proposées au spectateur (à peu près) parce que cette adaptation sentie d’un best-seller (“The Sentinel” de
toutes les cinq minutes. Au milieu des années 80, on Jeffrey Konvitz) réalisée par Michael Winner (responsable de la saga
s’immisce dans le quotidien d’un jeune programmeur des “Justicier Dans La Ville” avec Charles Bronson) a eu le culot de dépasser les codes de la
bienséance lors d’une séquence traumatique. Celle où la porte des enfers, planquée en haut
censé adapter en jeu vidéo interactif un roman populaire
d’un immeuble new-yorkais, s’ouvre pour laisser apparaître une galerie d’authentiques
d’aventures. Mais, à force de travailler jour et nuit, le
monstres de foire. Aujourd’hui, aucun studio ne se risquerait probablement à produire ça !
geek finit par se perdre dans les dédales de sa propre
réalité qui finit, elle-même, par devenir interactive.

FEVRIER 2019 R&F 105


DVD musique PAR JEROME SOLIGNY

Raconté par Johnny Depp


Collection Ciné Rock’n’soul
“THE STOOGES — GIMME DANGER”
“KURT COBAIN — MONTAGE OF HECK”
“SIXTO RODRIGUEZ — SUGAR MAN”
“THE DOORS — WHEN YOU’RE STRANGE”
“WOODSTOCK — THREE DAYS OF PEACE & MUSIC”
GM Editions

C’est Noël après l’heure. Les étrennes en somme. Mettre à l’honneur la collection Ce n’est pas la première fois qu’un DVD de
Rock’n’soul publiée à la Fnac par GM Editions titillait depuis longtemps, mais on “When You’re Strange”, le film sur les Doors
attendait le bon moment. A l’heure où d’autres prônent la décomposition du futur et, de Tom DiCillo, paraît avec des pages à lire
ça va de pair, la dématérialisation, GM Editions persiste dans le physique et ajoute au en sus. En 2011, les éditions Marque-Pages
support DVD (ou Blu-ray dans le cas de “Woodstock”), non pas un livret de plouc, l’avaient proposé, accolé au making-of du
mais un vrai bouquin : soixante-douze pages, cent quarante photos inédites. Ça cause. premier 33 tours du groupe publié dans
Le tout servi dans un fourreau de beau carton épais préféré à ces immondes boîtiers la série Classic Albums, dans un coffret
plastique qui mettent des siècles à se biodégrader et que les baleines épargnées par contenant un petit bouquin. Ici, la rédaction
les Japonais (et les Norvégiens et les Islandais, ces gens du nord qui donnent envie de la story Doors a été confiée à Sylvain Fanet.
d’habiter dans le Sud) se coincent en travers des fanons. Tous ces films musicaux Tous les fans de Jim Morrison crient sur les
ont bien sûr été chroniqués, en leur temps, mais puisqu’il s’agit de bien toits de tôle ondulée depuis 2009 que “When
belles rééditions, c’est avec une joie non feinte qu’on en remet une couche. You’re Strange” est tout ce que “The Doors”,
le biopic d’Oliver Stone de 1991, n’est pas.
Par ordre d’entrée dans l’alphabet, C’est assez crétin : de nature différente, ils
“Gimme Danger” de 2016, est le ne sont absolument pas comparables.
documentaire de Jim Jarmusch sur Iggy A défaut d’être totalement conforme à la vérité,
et ses Stooges qui sont à la rédaction de ce “When You’re Strange”, raconté par Johnny
journal ce que les chalets sont à la Suisse. Ils Depp, a au moins eu le mérite d’être plus
font partie du décor. Fan de base, Jarmusch proche du portrait de Morrison que Ray Manzarek et Robby Krieger voulaient voir brossé.
a fait le maximum avec les images live Mais le clou du spectacle est “Woodstock” ! Le film de Michael Wadleigh sur
qu’il a dégotées (on sait qu’il n’en existe le festival des festivals, “trois jours de paix et de musique” pouvait-on lire sur
pas énormément de fameuses) et les l’affiche de Arnold Skolnick... En vérité, un fiasco financier monumental et pas
propos des intéressés sont pratiquement forcément la manifestation la plus réussie sur le plan purement musical (“Wight,
aussi fondamentaux que la musique du clament certains survivants, c’était autre chose !”). Enormément d’encre a été
groupe. Meilleur parolier de sa génération versée à ce dossier depuis que Michael Lang et ses potes, pas si cool et qui
pour David Bowie, Iggy Pop est un conteur-né l’auraient eu dans le baba si l’exploitation du film et de sa BO ne leur avait pas
et un raconteur roublard, qui sait mener les sauvé la mise, ont fait venir la crème des musiciens pop de l’époque sur un terrain
conversations pour faire dire ce qu’il souhaite de Bethel (à cent bornes de Woodstock !) appartenant aux Asgur. Michka Assayas,
à ses mots. Ceux qui, après avoir visionné ex-collaborateur de ce journal qui est parvenu à faire du rock un dictionnaire,
“Gimme Danger”, lui ont reproché de tirer revient par le détail et l’analyse sur ce qu’on sait de la saga et propose en prime
la couverture à lui sont des lâches qui une discographie psyché signalétique. Entre le refus préalable de Dylan d’en être,
n’auraient jamais osé lui dire en face. la non-présence de Creedence Clearwater Revival — pourtant utilisé comme
L’histoire de Kurt Cobain, répétons-le, carotte pour appâter les autres — dans le film, la mise en orbite de Ten Years After,
est celle de l’ultime grand ratage du rock. la contribution de Crosby, Stills, Nash & Young qui, dans la BO, ne vient pas de
Après lui et Nirvana, le déluge et la moindre Woodstock, Richie Havens poussant l’inspiration à son paroxysme et Joe Cocker,
importance. Si Cobain avait vécu, sûr qu’il Janis Joplin et Jimi Hendrix, impériaux malgré le décalquage très apparent, il y a
en remonterait aux imitateurs qui se sont effectivement de quoi écrire. Pour étoffer la célébration (un demi-siècle, déjà)
vautrés dans ses cendres. Repéré par la de ce pinacle des sixties qui en a aussi
veuve Courtney Love grâce à un très bon marqué la fin, le livre grand format 168 pages
“Crossfire Hurricane” sur les Rolling Stones, abrite deux Blu-ray : le premier est celui
le réalisateur Brett Morgan a eu accès, du film dans sa version longue remasterisée
pour ce “Montage Of Heck”, à un paquet de et l’autre est consacré à des performances
documents de famille et à des séquences live et documentaires exclusifs. C’est à ce
en partie inédites. Olivier Cachin, l’éclectique, jour et de loin, l’édition la plus complète
met sa plume au service d’un complément de “Woodstock” (en association avec
d’information non négligeable et livre, en Carlotta qui se démène aussi pour faire
prime, une analyse de la discographie de de belles choses au rayon cinéma),
Cobain. A ce sujet, l’autre trésor de ce et c’est français nom d’une pipe. ★
documentaire de 2015 est sa BO constituée de démos enregistrées par l’artiste.
“Sugar Man” (“Searching For Sugar Man” pour les intimes) est une œuvre de
Malik Bendjelloul, un cinéaste suédois passé dans le ciel du film rock à la vitesse des
Quadrantides (né en 1977, mort en 2014), sur Sixto Diaz Rodriguez, dit Rodriguez.
Elle est traitée ici par l’ex-Inrocks Christophe Conte qui, tout le monde ne peut en
dire autant, a interviewé l’artiste. Eprouvant toutes les difficultés du monde à vivre
de son art (il a publié deux albums mythiques au début des années 70), ce singer-
songwriter américain de l’âge de Paul McCartney avait plus ou moins tiré un trait sur
sa carrière et vivait chichement à Detroit lorsqu’il a appris que, sur Internet, des fans
les traquaient, son folk rock de banlieue et lui. Plus dingue, alors que sa musique ne lui
rapportait plus un kopeck depuis des lustres, elle cartonnait en Afrique du Sud. Surfant
sur le buzz, Rodriguez est donc allé y jouer et a réamorcé, depuis, une pompe à succès
dont la chaleur devrait lui permettre de tenir, dignement, jusqu’à la fin de son temps.

106 R&F FEVRIER 2019


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Bande dessinée PAR GEANT VERT

Dessinateur vegan
Emilie Plateau est une jeune dessinatrice qui sait appeler un chat par son prénom. Ainsi,
son style épuré et entièrement centré sur l’action était parfait pour mettre en petites cases
“Noire — La Vie Méconnue De Claudette Colvin” (Dargaud), une BD
documentaire réalisée à partir du livre de Tania de Montaigne publié par Grasset dans le
cadre d’une série consacrée aux femmes ayant fait l’histoire mais que cette dernière n’a pas
retenue. L’affaire commence en 1955, Claudette a 15 ans et vit à Montgomery, en Alabama.
Un jour, dans un bus, elle refuse de céder sa place à une personne blanche. Face à un tel
acte d’insubordination, elle est jetée en prison. En clamant son innocence, Claudette vient
de bouleverser l’ordre des choses dans la lutte pour les droits civiques. Après le récent
mouvement Black Lives Matter, cette histoire forte sur une héroïne injustement oubliée
sera la piqûre de rappel obligatoire face aux sempiternels retours des racistes de tout poil.

Aux amateurs de sagas américaines, ce “Agata — Tome 1 : Le Syndicat


Du Crime” (Glénat) réalisé par Olivier Berlion est recommandé. A travers l’histoire
d’une jeune immigrée polonaise de dix-neuf ans, l’auteur
reconstitue avec minutie le Chicago de Lucky Luciano
dans une histoire où les rêves les plus fous ont toutes les
chances de se réaliser avant de se terminer en drame.
Avant de débarquer à Ellis Island, point de départ obligé
pour toute nouvelle vie en Amérique, Agata a dû fuir la
police polonaise venue l’arrêter pour avoir avorté. Après
des retrouvailles avec son oncle, elle fait la connaissance
de Pete, son neveu, qui ne se sépare jamais de son banjo.
C’est le début d’une fresque incroyable où seules les
personnes les plus aguerries survivront, le tout en
pleine naissance du swing. Album ambitieux, ce premier
tome démarre fort en offrant une belle palette de
personnages attachants et crédibles. A suivre.

Joost Swarte ne respecte aucune convention depuis


qu’il a créé la ligne claire en même temps qu’il
participait activement à l’explosion punk de 1977
depuis sa planche à dessins. En 1982, le dessinateur
néerlandais lance la série “Passi, Messa !” qui
répond à un concept humoristique simple : un gag
composé de deux dessins qui se répondent de la
manière la plus surréaliste possible : le Passi et le
Messa. Si le premier expose un problème, le deuxième y apporte
une solution qui n’est pas forcément celle qui viendrait spontanément à un
esprit sensé. Ainsi, afin de venir en aide aux photographes de presse qui
peuvent, quelquefois, rater une photo, l’auteur propose une solution géniale,
quoique risquée, pour convaincre le rédacteur en chef de publier en priorité
ses clichés. Initialement parue chez Futuropolis entre 1982 et 1989,
la série est ici intégralement republiée par Dargaud, avec son
mythique cinquième volume, jusqu’alors inédit en France.

Avec “Le Blues De Sluggy — La Salsa Du Ver De Terre”


(Solo Moon), le dessinateur vegan Etienne M propose de faire partager ses
rêves d’un monde sans viande sur un fond musical tirant vers un blues façon
Nino Ferrer. Au fil des pages, Etienne M plaide pour un monde où les humains
et les animaux seraient égaux, tout en vivant dans la nature loin des villes et
de la pollution. Même si le concept a été longtemps popularisé par les hippies
du siècle dernier, cette BD innove avec des recettes culinaires nettement
plus appétissantes que les bassines de riz complet qui étaient de mise à
l’époque de Woodstock et de la contestation contre la guerre du Vietnam. ❏

Le gros plan du Géant


Alors que l’Hexagone s’agite de manière colorée, Archives Bazooka, Willem et Hara-Kiri, Laul promène ses feutres de
De La Zone Mondiale en remet une couche avec “Rage squat en squat afin de croquer une époque en mal de vivre
Dedans”, anthologie énervée qui relate par le menu mais pas en manque d’images. Au fil des 220 dessins de ce
quarante années de sociologie dessinée et réalisée par recueil bien fait, le lecteur suivra l’évolution de ce réalisateur
Laul, le graphiste punk qui a longtemps œuvré auprès de de visuels chocs qui sont depuis longtemps rentrés dans
Bérurier Noir, Lucrate Milk et moult groupes engagés du l’histoire à travers des pochettes d’albums aussi importantes
monde alternatif apparu au cours des années 80 comme que celles réalisées par Jamie Reid pour les Sex Pistols ou Guy
les Endimanchés et Ludwig Von 88. Héritier direct de Peellaert pour David Bowie, les Rolling Stones et Guy Béart.

108 R&F FEVRIER 2019


Que Jah guide votre lecture Livres PAR AGNES LEGLISE

artifices, manœuvres et affaires se suivent et se et ce livre-ci, cette histoire orale-là, sont donc
ressemblent avec une consternante constance mais sont ses évangiles. Que saint Bob vous aide à trouver,
ici l’aubaine du mémorialiste et forment sous sa plume sur YouTube ou Spotify, les nombreux titres
une ridicule, terrifiante et bidonnante leçon d’affaires évoqués dans le livre et que Jah guide votre lecture.
publiques. Comme pour les volumes précédents, la
pensée des livres à venir est devenue, toute l’année
la lecture des pathétiques gesticulations de notre élite Positively 4th Street
politique — entre nous, on fonde beaucoup d’espoir sur DAVID HAJDU
le traitement prochain de l’affaire Benalla — une des Sonatine Editions
rares satisfactions que le désastre général nous inspire Indiscutablement, en nous racontant ainsi entremêlées,
encore, ne boudez donc pas ce plaisir de gourmet. les vies de Bob Dylan, de Joan Baez, de Mimi Fariña-
Baez, sa sœur et de Richard Fariña, mari de Mimi,
quatre musiciens plus ou moins cruciaux à une époque
So Much Things To Say cruciale de la culture américaine, David Hajdu dans son
ROGER STEFFENS “Positively 4th Street, Les Vies De Joan Baez, Bob
Robert Laffont Dylan, Mimi Baez Fariña Et Richard Fariña” prend
Plus le temps passera et plus il sera difficile de le risque calculé de désorienter d’abord d’éventuels
comprendre le phénomène exceptionnel que fut lecteurs qui ne connaissent ni Mimi Fariña ni son mari
Bob Marley. Jamais sans doute, un artiste n’a incarné mais qui découvriront vite que les sœurs Baez et Richard
autant, à lui seul, un genre musical, genre dont il Fariña méritent amplement leurs places égales dans la
fut non seulement le plus célèbre interprète mais, narration. Hajdu raconte non seulement l’éclosion et les
aussi, l’incarnation quasi sacrée de l’idéologie religieuse succès des quatre artistes mais reconstitue ainsi joliment
que le reggae promouvait. “So Much Things To Say, tout ce petit monde du folk des années 60, dans les
L’Histoire Orale De Bob Marley” par Roger Steffens ne salles de Greenwich Village ou à Monterey, et reconstitue
fait pas mentir son titre et cette complexe compilation parfaitement les contextes culturels et sociaux qui
d’interviews et déclarations faites par l’entourage de expliquent la fabuleuse trajectoire qui fit d’un gamin
Marley, épaisse de plus de 500 pages, restitue en effet du Minnesota, la plus grande star de folk avant de faire

Emmanuel Le Magnifique
PATRICK RAMBAUD
Grasset
Plus de dix ans maintenant que Patrick Rambaud
se lança dans la saint-simonienne tâche de rendre
compte de la vie politique française et de ses acteurs
avec clairvoyance et minutie. Ingrate tâche pourraient
croire les (é)lecteurs que nous sommes tant cette vie
politique nous semble, à la subir, une machine tordue
et dysfonctionnelle dont la bassesse et l’étroitesse de
vue n’est surpassée que par sa propre inefficacité et
son manque d’ambition et d’humanité. Commencées
en l’an I du règne de Nicolas 1er, en 2007, ces annales,
maintenant au nombre de neuf, couvrent ces lustres
en obéissant heureusement aux mêmes principes
d’exhaustivité factuelle et d’hilarant persiflage.
“Emmanuel Le Magnifique” relate donc, vous l’aurez
compris, la première année du quinquennat de
Macron qui, on le devine vite, ne saura pas plus que
son prédécesseur, François Le Petit, guérir l’auteur
de cette déprime citoyenne tenace qui le saisit à
l’élection de Sarkozy et déclencha l’écriture de
cette série. Casseroles, calculs, coups en douce,
machiavélisme à deux balles, orgueils démesurés,

TOP 5 fidèlement l’histoire et l’univers de la légende


disparue au trop jeune âge de 37 ans. Steffens est peut-
exploser le binz en devenant électrique et de son ex-
copine, la plus grande protest singer de son temps.
LIVRES MUSIQUE être le journaliste qui connaît le mieux le reggae et les
musiciens qui l’inventèrent et le firent connaître depuis
Malgré tout, Mimi et Richard Fariña sont peut-être les
vraies révélations de ce livre, peu connus eux-mêmes,
(source Gibert Joseph)
ses origines et c’est fort de cette immense expérience voire oubliés, ils n’ont jamais été aussi mis en valeur
01 “Rock : Ma Vie Est Un Roman” et de ses centaines d’interviews et témoignages qu’il et cet hommage mérité est un des charmes du livre.
PHILIPPE MANŒUVRE (Harper Collins) a choisi, coupé, collé ces déclarations pour en faire Pas sûr, en revanche, que les fans hardcore de Dylan
une histoire cohérente et complète. Complète, certes, apprécieront sereinement l’éclairage objectif de Hajdu qui
02 “Led Zeppelin : La Totale” cohérente, pas toujours pour le lecteur qui ne connaît pas n’essaie jamais d’effacer les côtés déplaisants du parfois
GUESDON & MARGOTIN (Hachette) son panthéon jamaïcain par cœur et peut avoir du mal, monstre, ni ne le met sur un piédestal comme son statut
au départ, à s’accrocher aux longs échanges et à y exceptionnel nous y a habitué. Etonnamment, ou pas,
03 “Dylan Par Dylan : Interviews 1962- discerner la trame des évènements fondateurs de la vie ce sont deux accidents de motos presque simultanés
2004” BOB DYLAN (Seuil) alors misérable du jeune Bob Marley avant les succès qui ont bouleversé leur donne, mis fin à leur aventure
énormes et la célébrité mondiale. Impossible pourtant de commune et fait de l’un un mythe et de l’autre un
04 “Paul McCartney” ne pas être frappé par le mystère qui finalement entoure aimable fantôme du passé. Au moment de sa mort,
PHILIP NORMAN (Seuil) toujours Bob Marley, ses motivations profondes et son Richard Fariña, ami de Pynchon, projetait d’écrire un livre
caractère farouche mais la dévotion presque religieuse sur ses aventures avec Dylan et les merveilleuses sœurs
05 “Michael Jackson : La Totale...” qu’il inspirait et inspire encore est réellement unique et Baez et le texte de Hajdu est la preuve que ce sujet
LECOCQ & ALLARD (Hachette) bien au-delà du rationnel. Si Haïlé Sélassié fut le messie ultra romanesque méritait absolument d’être écrit. ❏
des rastas, Bob Marley en fut bien le plus grand prophète

FEVRIER 2019 R&F 109


Agenda concerts PAR MARC LEGENDRE

TOP15
VINYLES
DECEMBRE 2018
Paris 26 JANVIER
Bad Suns (Les Etoiles) ● Chloé (Elysée
Montmartre) ● Cake (Salle Pleyel) ● The
3 FEVRIER
Joan Baez (Olympia) ● Muddy Gurdy,
Ann O’Aro et JB Bimeni (Maroquinerie)
JANVIER Disruptives (Café de la Danse) ● Don Broco ● Hoobastank (Trabendo)
(Maroquinerie) ● Seth Gueko (Olympia)
20 JANVIER ● Pional et Fort Romeau (Badaboum) 4 FEVRIER
Brainstorm (Petit Bain) ● Elyose (Boule Noire) Angelic Upstarts et Wunderbach (Gibus)
● Adrienne Lenker et Squirrel 27 JANVIER ● Joe Bell (Les Etoiles) ● Bumcello
Flower (Maroquinerie) Architects, Beartooth et Polaris (Olympia) (Maroquinerie) ● Chelsea Cutler (Pop Up du
● Hollie Cook (La Machine du Moulin Rouge) Label) ● Parkway Drive (Olympia) ● Alan
21 JANVIER ● Judas Priest (Zénith) ● Neil & Liam Stivell (Cigale) ● Ian Sweet (Supersonic)
Chupa Cabra, Hoorses et Entropie Finn (Café de la Danse)
(Supersonic) ● Lulu (Café de la Danse) 5 FEVRIER
● Overdoz (Maroquinerie) ● This Wild 28 JANVIER Joan Baez (Olympia) ● Pi Ja Ma
01 JOHNNY HALLYDAY Life et William Ryan Key (Backstage) Basement (Maroquinerie) ● Ivar Bjornson et (Maroquinerie) ● The Wombats (Trabendo)
Einar Selvik (La Machine du Moulin Rouge)
“Mon Pays C’Est L’Amour”
Warner
22 JANVIER ● Grave Digger et Burning Witches (Petit 6 FEVRIER
Behemoth (Bataclan) ● The Darwin Bain) ● Slothrust (Pop Up du Label) ● We Are Amorphis et Soilwork (Cabaret Sauvage)
Experience, Silly Boy Blue, Nelson The City, Timing et Turquoise (Supersonic) ● Joan Baez (Olympia) ● Citrus Sun (with
02 QUEEN Beer et Sun (Centre Fleury Goutte d’Or) Bluey Of Incognito) (New Morning) ● Hot 8
“Greatest Hits II” Universal ● Glintshaje et Pale Blue Dot (Supersonic) 29 JANVIER Brass Band (Gaîté Lyrique) ● Hubert Lenoir
● Ben Howard (Grand Rex) ● Adam Dominique A (Salle Pleyel) ● Draconian, (Boule Noire) ● Gilbert O’Sullivan (Cigale)
03 QUEEN Naas (Café de la Danse) ● Terrorizer et Harakiri For The Sky et Sojourner (Petit ● Brendan Perry (Petit Bain) ● Swearin’
“Greatest Hits” Universal Skeletal Remains (Backstage) ● Uriah Bain) ● L’Impératrice (Olympia) et Bitpart (Point Ephémère) ● Toundra
Heep (Cigale) ● Mike Yung (Les Etoiles) ● Poolside (Point Ephémère) (Backstage) ● You Me At Six (Maroquinerie)
04 AMY WINEHOUSE
“Back To Black” Universal 23 JANVIER 30 JANVIER 7 FEVRIER
● Durand Jones And The Indications A-vox (1999) ● Anna Calvi (Salle Pleyel) Bel-Air et Draumr (La Dame de Canton)
05 THE BEATLES (Maroquinerie) ● John Garcia & The Band Of ● BC Camplight et Sheitan & The Pussy ● Gus Dapperton (Maroquinerie)
“White Album” Universal Gold (Trabendo) ● Haelos (Badaboum) ● Pi Magnets (Supersonic) ● Boney Fields (Jazz ● Ghost (Zénith) ● Kimberose (Olympia)
Ja Ma (Maroquinerie) ● Refuge, Joko, Johan Café Montparnasse) ● L’Impératrice (Olympia) ● Montevideo (Point Ephémère) ● Necros
06 LADY GAGA & Papaconstantinos et Mauvais Oeil (Centre Christos, Ascension et Venenum
BRADLEY COOPER Fleury Goutte d’Or) ● Snow Patrol (Zénith) 31 JANVIER (Backstage) ● Noyade, Tomaga, Jozef
● Joe Wedin & Jean Felzine (Supersonic) Go! Zilla, Siz et Deaf Parade (Supersonic) Van Wisse et La Jungle (Petit Bain)
“Soundtrack : A Star Is Born”
● Kadebostany (Maroquinerie) ● Pogo Car ● Jerry Paper (Pop Up du Label) ● Ross
Interscope
24 JANVIER Crash Control (Petit Bain) ● Rotterdames From Friends (Bellevilloise) ● Stensy (Boule
Hugo Barriol (Maroquinerie) ● The (Boule Noire) Noire) ● VNV Nation (Trabendo)
07 DAFT PUNK Casualties, Disturbance, Listix et Stateless
“Random Access Memories” (Gibus) ● Feu! Chatterton (Zénith) ● JS 8 FEVRIER
Sony Music Ondara (Point Ephémère) ● Fred Pallem & Le FEVRIER Blood Red Shoes (Point Ephémère)
Sacre du Tympan (Gaîté Lyrique) ● Pumpkin ● Jacob Collier (Cigale) ● FKJ (Olympia)
08 MUSE & Vin’s Da Cuero (Boule Noire) ● Amy Shark 1er FEVRIER ● Good Charlotte (Zénith) ● M (Cirque
“Simulation Theory” Warner (Badaboum) ● Years & Years (Salle Pleyel) Cloud Nothings (Point Ephémère) ● Dilly d’Hiver Bouglione, complet) ● Le Vibrazioni
Dally et Chastity (Olympic Café) ● Frent et (Boule Noire)
09 ALAIN BASHUNG 25 JANVIER Oscil (Dame de Canton) ● Manu Katché (Café
“En Amont” Barclay Belako (Badaboum) ● Martial Canterel et de la Danse) ● Les Négresses Vertes 9 FEVRIER
Poison Point (Petit Bain) ● The Dandy (Olympia) ● While She Sleeps, Stray From Dead Bones Bunny, Funny Ugly Cute
10 MICHAEL JACKSON Warhols et Juniore (Olympia) ● The The Path et Landmvrks (Trabendo) Karma et Not Bad (Boule Noire) ● The
“Thriller” Sony Music Disruptives (Café de la Danse) ● Les Inspector Cluzo (Cigale) ● Matoma
Hurlements D’Léo et Dubioza Kolektiv 2 FEVRIER (Maroquinerie) ● Obscura, Fallujah,
11 PINK FLOYD (Cigale) ● The Japanese House (Olympic Stephan Eicher & Traktorestar (Grand Rex) Allegaeon et First Fragment (Trabendo)
Café) ● Kakkmaddafakka (Bellevilloise) ● Her (Zénith) ● Kanka et RDH Hifi ● Rival Son (Bataclan) ● Kevin Krauter
“Dark Side Of The Moon”
● Left Boy (Maroquinerie) ● Legends Of (Trabendo) ● Razorlight (Bataclan) ● The (Supersonic)
Warner
Rock (Palais des Sports) ● Mall Grab (Yoyo) Residents (Gaîté Lyrique) ● Rudimental
● Natural Mighty, Anoraak, Minitel Rose et (Elysée Montmartre) ● Sniper (Olympia) 10 FEVRIER
12 NIRVANA Maethelvin (Boule Noire) ● Odesza (Zénith) ● The Teskey Brothers (Pop Up du Label) Halo Maud, Rover et Djoudi (Café de
“Nevermind” Universal ● Léonie Pernet (Gaîté Lyrique) ● La Secte ● Zanias (Petit Bain) la Danse) ● Therapy? (Maroquinerie)
Du Futur, Shiny, Darkly et Offermose
13 ALAIN BASHUNG (Supersonic) ● Youngr (Nouveau Casino)
“Bleu Petrol” Universal

14 RAGE AGAINST
THE MACHINE
“Rage Against The Machine”
Sony Music

15 EDDY DE PRETTO
Prévisions Paris ///////////////////////////
M : 21 et 22/2 (Cirque d’Hiver Bouglione, complets), Nils Frahm : 22 au 24/2 (Trianon, complets), Slash ft Myles Kennedy & The Conspirators :
“Cure” Universal 22/2 (Zénith), Neneh Cherry : 28/2 (Trianon), The Lemon Twigs : 4/3 (Cigale), Twenty-One Pilots : 11/3 (Bercy, complet), White Lies : 19/3
(Trabendo), The Young Gods : 22/3 (Maroquinerie, Le Butcherettes : 3/4 (Point Ephémère), Dead Can Dance : 10 et 11/5 (Grand Rex),
Metallica, Ghost et Bokassa : 12/5 (Stade de France, complet), Archive : 16/5 (La Seine musicale), Alice In Chains et Black Rebel
Motorcycle Club : 28/5 (Olympia), Rammstein : 13/9 (Paris La Défense)

110 R&F FEVRIER 2019


11 FEVRIER
Cannibale et Cyril Cyril (Maroquinerie) ●
Dodie (Trabendo) ● Odetta Hartman (Pop Up
du Label) ● Massive Attack (Zénith, complet)
Label) ● Pip Blom (Supersonic) ● Pop
Evil (Trabendo) ● Skald (Cigale)
● Wild Nothing (Maroquinerie)
● Laura Cox : 2, Pagney-Derrière-Barine (Chez
Paulette) ● 22, Verviers (B, Spirit Of 66) ● Gus
Dapperton : 6, Lyon (Transbordeur) ● 8,
Audincourt (Moloco, avec Delgres) ● 9, Mulhouse
Festivals
● Mothers (Supersonic) ● The Revolution (Noumatrouff, avec Flavien Berger) ● 11, ■ Festival Du Schmoul : 25 et 26/1, Bain
(Cigale) ● The Streets (Olympia) Bordeaux (I.Boat) ● 23, Tourcoing (théâtre de de Bretagne (avec – le 25 : General Elektriks,

12 FEVRIER
Joan Baez (Olympia) ● Ghostemane (La
Province l’Idéal) ● Delgres : 2, Evreux (Tangram) ● 3,
Oignies (Métaphone 9/9 Bis, avec Vaudou Game)
● 7, Besançon (salle Proudhon) ● 8, Audincourt
Lane, The Bloyet Brothers & Lourychords,
Clara Luciani, Tankus The Henge, Les
Kitschenette’s et Snow) – le 26 : Gil Joggings
Machine du Moulin Rouge) ● M (Cirque d’Hiver JANVIER (Moloco) ● 9, Dijon (Vapeur, avec Vaudou Game, & Ton’s, Ministère Magouille, Vaudou
Bouglione, complet) ● Massive Attack Ammar 808 et Ann O’Aro) ● 13, La Rochelle Game, Forever Pavot, Deafbrood et Go ! Zilla)
(Zénith, complet) ● Palaye Royale (Point Agar Agar : 25, Ramonville (Bikini) ● 26, (Sirène) ● 14, St-Martin-des-Champs (Le schmoulbrouk.com
Ephémère) ● Quinn XCII (Nouveau Casino) Biarritz (Atabal, avec Lee Ann) ● 31, Clermont- Roudour) ● 15, Brest (Cabaret Vauban) ● 16,
● Kodie Shane (Bellevilloise) Ferrand (Coopé) ● BC Camplight : 31, Caen Plescop (complexe sportif) ● Fontaines DC : 7, ■ Roue Waroch : 15 au 17/2, Plescop
(Cargo) ● Anna Calvi : 25, Nancy (Autre Besançon (Passagers du Zinc, avec Death Valley (complexe sportif, avec – le 15 : Leo Correa of
13 FEVRIER Canal) ● 26, Nîmes (Paloma) ● 27, Toulouse Girls) ● 10, Dijon (Consortium, avec Bodega et Forro Bacana – le 16 : Delgres, Mayra Andrade,
The Angelcy (Studio de l’Ermitage) ● Joan (Métronum) ● 29, Cenon (Le Rocher de Palmer) Black Midi) ● Michale Graves : 6, St-Jean-de- Cyril Atef, Fleuves, Sylvain Girault, War-Sav,
Baez (Olympia) ● Matt Corby (Maroquinerie) ● 31, Reims (Cartonnerie) ● The Casualties Védas (Secret Place) ● Interzone : 1er, Rilleux- Starijenn, Little Big Noz et Mathieu Hamon
● Laake, P Bastien & P Dupuy IRM (Petit et Rats Don’t Sink : 22, St-Jean-de-Védas la-Pape (O Totem) ● 2, Pont-du-Château – le 17 : Rozenn Talec, Hyacinthe Le Henaff,
Bain) ● M (Cirque d’Hiver Bouglione, complet) (Secret Place) ● Delgres : 24, Angers (Caméléon) ● 8, Mordelles (Antichambre) ● 19, Yannick Noguet, Tristan Gloaguen et duo
● Mastodon, Kvelertak et Mutoid Man (Chabada, avec Jumai) ● 25, St-Germain-en- Vitry-sur-Seine (festival) ● Kanka, Glao et Landat Moisson) www.roue-waroch.fr
(Casino de Paris) ● Octavian (Badaboum) Laye (La Clef, avec Moonlight Benjamin) Raavini : 9, St-Nazaire (VIP) ● Manu Katché :
● 26, Mérignac (Krakatoa, avec Blackbird Hill) 2, Mandelieu-la-Napoule (espace Leonard-de- ■ Congrès Tricatel : 2 et 3/2, Cannes
14 FEVRIER ● 27, Pau (Théâtre St-Louis) ● 31, Hérouville- Vinci) ● 15, Sarlat (centre culturel) ● Hubert (espace Miramar, avec – le 2 : Catastrophe,
Amine (Trabendo) ● Ceux Qui Marchent St-Clair (BBC) ● Grave Digger : 31, Lenoir, Bodega et Mnnqns : 9, Belfort Bertrand Burgalat, Alice Lewis et AS Dragon –
Debout (Café de la Danse) ● De Staat Villeurbanne (CCO) ● Halo Maud et Inuit : 24, (Poudrière) ● Namdose : 1er, Tyrosse (Pôle Sud) le 3 : Chassol et Mathieu Edward)
(Maroquinerie) ● M (Cirque d’Hiver Bouglione, Brest (Carène) ● Peter Hook & The Light : ● 2, Agen (Florida) ● 9, Creil (Grange à Musique) www.tricatel.com
complet) ● Night Beats et Calvin 21, Clermont-Ferrand (Coopé) ● 22, Ramonville ● Ann O’Aro, JP Bomeni et Muddy Gurdy :
Love (Petit Bain) (Bikini) ● 23, Bordeaux (salle des fêtes du Grand 1er, Cenon (Le Rocher de Palmer) ● 2, Rouen ■ Astropolis l’Hiver : 6 au 10/2, Brest (divers
Parc) ● L’Impératrice : 25, La Rochelle (106) ● 5, Nantes (Stéréolux) ● 6, Orléans lieux, avec – le 6 : Pavane – le 7 : Manu Le
15 FEVRIER (Sirène) ● 26, Cenon (Le Rocher de Palmer) (Astrolabe) ● Odezenne : 7, Le Mans (Oasis) Malin (aka The Driver, Regina Demina et SPS
Crocodiles et Eut (Point Ephémère) ● In Volt et Laura Cox : 19, Rambouillet ● 8, Genève (CH, Antigel) ● 8, Besançon Project – le 8 : Vincent Malassis, Couverture de
● Thomas Dybdahl (Café de la Danse) (Usine à Chapeaux) ● Lysistrata : 23, Limoges (Génériq) ● 14, Pau (espace James-Chambaut) Survie, Anna, Miley Serious, Varg, Overmono
● Island (1999) ● Paddy Keenan et Ulaid (El Doggo) ● 24, St-Ouen (Mofo) ● 25, Vendôme ● 15, Biarritz (Atabal) ● 16, La Rochelle (Sirène) (Truss & Tessela), Luke Vibert, DJ Drum et
(Pan Piper) ● Peter Kernel et Totorro & (Fabrique du Docteur Faton) ● 26, Fumel ● 21, Clermont-Ferrand (Coopé) ● 22, Perpignan Schxcxchcxsh – le 9 : District Sampling,
Friends (Petit Bain) ● Louis The Child (Pavillon) ● 27, St-Macaire (Belle Lurette) (El Mediator) ● 23, Montauban (Rio Grande) ● 28, Sonic Crew, Deena Abdelwahed, DJ Seinfeld,
(Maroquinerie) ● M (Cirque d’Hiver Bouglione, ● Namdose : 31, Toulouse (Métronum) Hérouville-St-Clair (BBC) ● Brendan Perry : 1er, Session Victim et Kenny Dope, 16 Pineapples,
complet) ● Bob Moses (Trabendo) ● The ● Ann O’Aro, JP Bomeni et Muddy Gurdy : La Souterraine (centre culturel Yves-Furet) ● 2, Omma, Waving Hands, Madben, Low Jack,
Paper Kites (Boule Noire) ● Jay Rock (Elysée 31, La Rochelle (Sirène) ● Pitbulls In The Toulouse (Métronum) ● 5, Strasbourg (Laiterie) The Mensure, DJ Psychiatre et Sharplines
Montmartre) ● Steel Panther (Bataclan) Nursery, Exocrine, Ceild et Geostygma : ● 8, Duclair (Théâtre En Seine) ● 9, Guyancourt – le 10 : MC Arabica, Bicolore, eye,
● Surfbort (Supersonic) ● Tender (Olympic 20, St-Jean-de-Védas (Secret Place) (Batterie) ● 10, Besançon (Antonnoir) ● 12, Traumsyadt, Tom Von Bed & Benny E
Café) ● Worakls (Olympia) ● Rendez-Vous et Maestro : 25, Sannois Marseille (Espace Julien) ● 13, Lyon (Ninkasi et Subtile DJ) www.astropolis.org.com
(EMB) ● Shakin’ Street : 21, Toulouse Kao) ● 15, Nantes (Stéréolux) ● 16, St-Laurent-
16 FEVRIER (Métronum) ● 22, Bordeaux (Le Salem) de-Neste (Maison du Savoir) ● 19, Clermond- ■ Bordeaux Rock : 23 au 27/1, Bordeaux
Arat Kilo et Nubiyan Twist (Trianon) ● Jade ● 23, Orléans (Blue Devils) ● 24, Rennes Ferrand (Coopé) ● 20, Mérignac (Krakatoa, avec (divers lieux, avec – le 23 : Peter Hook & The
Bird (Pop Up du Label) ● Easy Life et Myss (Mondo Bizzaro) ● 25, Concarneau (La Chap’L) Queen Of The Meadow) ● 22, Brest (Carène) Light – le 24 : Wizard, Courtney & the Wolves,
Keta (Petit Bain) ● Fabulous Sheep (Boule ● 23, Cergy (Visages du Monde) ● 24, Hérouville- Cosmopaark, Big Meufs, Atomic Mecanic,
Noire) ● Steve Mason (Badaboum) ● No St-Clair (BBC) ● 27, Liège (B, Réflextor) ● The Pointpointvirgulepointcrochetparenthèse,
Flipe (New Morning) ● Ramon Pipin (Café de FEVRIER Psychotic Monks, Cyril Cyril et The Slow Yyellow, Presqu’ile, Ad Patres, Thrillogy, Iron
la Danse) ● Joanne Shaw Taylor (Cigale) Sliders : 7, Angers (Chabada) ● Rendez- Flesh, Little Jimi, Colision, Daisy Mortem,
Agar Agar : 1er, Nîmes (Paloma) ● 2, Toulon Vous : 13, Lyon (Transbordeur) ● 14, Montpellier Queen Of The Meadow, Doktor Avalanche, Aya,
17 FEVRIER (Omega Live) ● 7, Lausanne (CH, Dock) ● 8, (Rockstore) ● 21, Audincourt (Moloco) ● 23, Bizmiz, The Wylde Tryfles, Clara et les Chic
The Black Madonna (Cabaret Sauvage) Annecy (Brise-Glace, avec Théodora) ● 9, Lyon Annecy (Brise-Glace) ● 28, Lille (Aéronef, avec Freaks – le 25 : Chien Noir, Tender Forever,
● Missie Kako (Les Etoiles) ● Ramon (Transbordeur) ● 15, St-Germain-en-Laye (La Boy Harsher et Kontravoid (Cameron Findlay) Milos Asian, DJ Martial Jesus et Terence Fixmer
Pipin (Café de la Danse) Clef avec Otzeki et Toood) ● 16, Magny-le- ● Joanne Shaw Taylor : 17, Ris-Orangis (Plan) – le 26 : Cristof Salzac, Bruno Falibois, Mars
Hongre (File 7, avec Léonie Pernet) ● Angelic ● 19, Lyon (Transbordeur) ● Slapshot : 14, St- Red Sky, King Khan’s LTD, Astaffort Mods
18 FEVRIER Upstarts : 13, Marseille (Molotov) ● 17, Jean-de-Védas (Secret Place) ● Sniper : 9, et Gordon – le 27 : Thurston Moore Group
Hayley Kiyoko (Olympia) ● Lost Under St-Jean-de-Védas (Secret Place) ● Joan Abbeville (théâtre municipal) ● Venus Lips : 1er, et Th Da Freak) www.bordeauxrock.com
Heaven (Backstage) ● Lulu (Café de la Danse) Baez : 15, Strasbourg (Palais de la Musique St-Jean-de-Védas (Secret Place) ● We Insist! :
● Yak, The Schizophonics et Howlin’ et des Congrès) ● Beatman Batkovic & 15, Lorient (Galion) ● 16, Quimper (Novomax) ■ Wintower : 1er et 2/2, Lyon (Ninkasi et
Jaws (Maroquinerie) Double Bass Experiment et Ann O’Aro : 7, ● Worakls : 22, Caen (Cargo) ● 23, Brest Transbordeur, avec – le 1er : Inuit et Miel de
Mulhouse (temple St-Etienne) ● Bodega : 8, (Carène) ● 28, Marseille (Silo) ● Yak, The Montagne – le 2 : Léonie Perret, Molécule,
19 FEVRIER Besançon (Antonnoir) ● 9, Belfort (Poudrière) ● Schizophonics et Howlin’ Jaws : 19, Rouen Pantha du Prince, Midnight Ravers
Bruit Noir et Red (Point Ephémère) 10, Dijon (Consortium, avec Fontaines DC et (106) ● 20, Clermont-Ferrand (Coopé) ● 21, (Dominique Peter), Two Faces et Lcysta)
● Cedric Burnside et Handsome Jack Black Midi) ● Cedric Burnside et Handsome Dijon (Vapeur) ● 22, Nancy (Autre Canal) www.woodstower.com/fr/
(Maroquinerie) ● Earthgang (La Place) ● The Jack : 20, Rouen (106) ● 21, St-Avé (Echonova)
Faim (Les Etoiles) ● M (Cirque d’Hiver ● 22, Joué-lès-Tours (Le Temps Machine) ● 23,

Bouglione, complet) La Rochelle (Sirène) ● Anne Calvi : 8,


Audincourt (Moloco, avec Delgres) ● 9, Besançon Les dates de concerts pour la période 20/ 02/ 2019 au 30/ 03/ 2019 qui ne seront pas
20 FEVRIER (Centre Dramatique National) ● 13, Genève (CH, parvenues au journal le 20/ 01/ 2019 au plus tard ne pourront être publiées. Il est préférable de
porter la mention “Concerts” sur l’enveloppe de votre envoi. Merci. L’ensemble des dates et des
Half Alive (Boule Noire) ● M (Cirque d’Hiver Alhambra) ● Paul Collins Beat et Pogy et les lieux indiqués l’est sous réserve de changements ultérieurs. Il est préférable de s’informer dans la
Bouglione, complet) ● Odette (Pop Up du Kefars : 23, St-Jean-de-Védas (Secret Place) presse locale ou auprès des organisateurs des changements éventuels de programmation

FEVRIER 2019 R&F 111


Vurro

Absolutely live

Hymnes disco dédiés à Jean-Pierre Raffarin


40 èmes Rencontres Trans Musicales
DU 5 AU 9 DECEMBRE, RENNES
Cette année encore, les Trans Musicales ont hollandais à l’Ubu, c’est le post-punk teinté de à percussion), ne tente de ressusciter l’esprit
fait vibrer les murs de la capitale bretonne shoegaze de The Homesick qui a impressionné d’Hasil Adkins. Au bout de la nuit, le
durant la première semaine de décembre. avant la pop années 90 d’EUT. En soirée, le formidable collectif new-yorkais Underground
Véritable institution locale qui possède un bluesman Robert Finley et ces Black Pumas System a secoué le public de ses grooves
festival off (Bar en Trans) et même un off du sous influence Curtis Mayfield ont mis de afrobeat et l’énigmatique Dombrance a fait
off (Trans-Off), le vénérable festival fêtait la chaleur dans un Parc Expo déjà bien danser sur des hymnes disco dédiés à Jean-
cette année sa quarantième édition mais n’a électrifié par le show de Disiz La Peste. Pierre Raffarin. Grosse claque le samedi avec
pas souffert d’élans nostalgiques. Aucune Le jour suivant, les amateurs de ritournelles les esthètes jazz-mod Initials Bouvier Bernois
commémoration de prévue, aucun invité pop-rock ont apprécié Ryder The Eagle à et un triplé gagnant au Parc Expo : Indianizer
surprise, la programmation était encore l’Etage, tandis que l’Ubu accueillait l’intrigant avec son univers kaléidoscopique, les nerveux
orientée sur l’avenir et les tendances de duo folk expérimental Cyril Cyril. Au Parc Bodega et leur post-punk maîtrisé puis The
demain. Dans ce festin de plus de 80 groupes Expo, l’Autrichien PressYes a convaincu Psychotic Monks, dignes représentants de la
oscillant entre electro, blues, rock, techno, avec son rock psychédélique slacker à mi- faction garage, dont le rock psychédélique
Photo Dalle

post-punk, funk, jazz et musique de fest-noz, chemin entre Beck et Tame Impala avant que sombre a dû percer quelques tympans.
les rockeurs retiendront quelques bonnes l’homme-orchestre Vurro, orné d’un crane de TONY BOLLAERT
adresses. Le jeudi après-midi pour le focus taureau en guise de masque (et d’instruments

112 R&F FEVRIER 2019


Çane
s’invente pas
FEVRIER 1969 R&F 025 FEVRIER 1979 R&F 145

ROCK Numéro historique ! Pour l’événement,


mais surtout pour la photo de Jean-Pierre
Leloir, tirée en poster pendant 30 ans
dans toutes les carteries des rues
George Clinton fait de l’optimisation
discographique, change le nom de son
groupe une fois par jour et signe avec dix
labels d’un coup : “Sur les contrats, seul

’N’ROLL
piétonnes. Après “2 mois, plusieurs lettres, figure le nom du groupe. Le personnel ?
36 coups de téléphone, 2 rendez-vous C’est mes oignons. Crac, ils signent.
manqués”, François-René Cristiani réunit Funkadelic est en train de se casser la
enfin dans un salon bourgeois Georges gueule, [mais] le nouveau Parliament vient
Brassens, Jacques Brel et Léo Ferré. d’être certifié disque de platine.” Les Doors

FLASH
Brel : “Le disque est un sous-produit de la promeuvent “American Prayer”, le nouvel
chanson. J’ai l’impression de pondre des album d’un chanteur mort depuis 7 ans.
œufs.” Ferré : “Chaque fois que je croise L’article sur Jim Morrison est composé en
une putain dans la rue, elle ne me fait blanc et imprimé sur des pages anthracite
jamais l’article. C’est parce que je fais le couvertes de graffitis blancs, une course

BACK
même métier qu’elle, je vends quelque chose à la migraine où même les fans ne se
de mon corps.” Brassens : “Puf puf puf” risquent pas. “Je hais l’Amérique, mais
(bruit de pipe). A un moment, Ferré leur tu ne comprends pas que je hais aussi
fait le coup des vieilles canailles : une l’Angleterre et la France ? Je hais le
tournée à trois dans les dix plus grandes monde entier, je me hais moi-même, je ne
PAR CHRISTIAN CASONI salles de France. Brel fait semblant voudrais être que de la merde.” John Lydon
d’être emballé. Brassens : “Puf puf puf”. a changé de musiciens mais pas de dealer.

FEVRIER 1989 R&F 260 FEVRIER 1999 R&F 378 FEVRIER 2009 R&F 498
Leurs faire-valoir (Mötley Crüe ou Poison) L’emboutissage des rédac’chefs fait fureur “Titanesque, monstrueux, mégalithique” :
sont cons, Guns N’Roses est fou. Ils imitent aux States. Foxy Brown cabosse celui de Guns N’Roses, réduit à Axl Rose et Dizzy
Aerosmith pour imiter Aerosmith, GN’R Vibe, les nervis de Marilyn Manson celui de Reed, sort “Chinese Democracy” après
cherche les Stones derrière Aerosmith, voire Spin, ceux de Puff Daddy celui de Blaze, une 14 ans de caisson. Jesse Hugues d’Eagles
Muddy Waters et réactive deux principes rédaction où Wyclef (Fugees) vient Of Death Metal : “Il tente de faire passer son
fondateurs du rock : la mégalomanie des défourailler, Masta Killa (Wu-Tang Clan) se album solo pour un disque de Guns N’Roses”.
intros et la ballade. Le triple concert de paye une plume de Rap Pages. Rock&Folk Axl Rose renvoie Jesse Hugues à ses
Leicester (Derek B, Public Enemy, fait de l’huile et se met au vert chez les “Pigeons Of Shit Metal”. Dave Grohl rappelle
Run-DMC) donne à Rock&Folk l’occasion troubadours, dans un numéro qui ressemble que se faire étriller par Axl Rose, c’est se
d’appareiller pour “la planète Rap”. Le NME fort à un hors-série spécial folk. “D’où vient- faire “anoblir par la reine d’Angleterre”.
voit Public Enemy comme le grand groupe il ? Où va-t-il ?” Les rois (Bob Dylan, Neil Jesse Hugues : “La prochaine fois que je le
de rock’n’roll du moment, certains le Young, Elliott Murphy), les reines (Joan croiserai, il me tombera dans les bras avant
comparent au Clash. Chuck D : “Les Noirs Baez, Emmylou Harris), les princes (Rufus de me demander un autographe”. Cette
nous comparent à Coltrane. Tout le concept Wainwright, Vic Chesnutt), les cousins (Nick comédie du rock colle bien à l’équilibre que
du rock’n’roll semble bien maigrelet” à côté Drake, Donovan, Pentangle), un moine Didier Wampas essaie de tenir entre “se croire
du rap. Rita Mitsouko a senti le glam revenir scolastique (Greil Marcus), et cette question le meilleur du monde et savoir que c’est faux”.
dès 1986, recruté Tony Visconti, “tiré les lancinante : les punks sont-ils les héritiers Symboles sexuels de 2008 : les lecteurs
dernières gouttes des Sparks et habillé le bébé des folkeux ? Quelle que soit la génération, et lectrices se sont exorbité les globes sur
glitter dans une défroque adaptée à la fausse tout le monde baise la pantoufle de Dylan, le Amy Winehouse et Pete Doherty. Hommage
ouverture d’esprit du grand public français.” plus rapide et le plus courageux d’entre eux. à Bettie Page, nécro pour Ron Asheton.
“People take pictures of each other, just to prove cet établissement pourtant pas plus fascinant
that they really existed.” “The Kinks Are The que le Pacha-Club de Louveciennes. La boîte
Village Green Preservation Society” vient n’a rien déclenché d’intéressant. Ni musique,
d’avoir 50 ans et l’an dernier Ray Davies a ni esthétique. Et elle portait malheur.
sorti un bel album, “Americana” (merci Cyril Finalement ce qu’elle a engendré de plus
Clerget) loin des piers, du vaudeville et des marrant ce sont les récits glorieux d’anciens
studios Ealing. Si l’Angleterre quitte vraiment combattants de la rue du Faubourg-Montmartre
l’Europe, il restera Rouen et Olivier Popincourt. façon “Jean De Lattre Mon Mari”, qui ont
Son nouveau EP, “4 Colours, 4 Seasons”, remplacé la littérature de guerre et “Le Soldat
perpétue la grande mesure et le chic british Oublié” de la collection Vécu. Sur le Palace,
à la Blue Nile, Style Council, Joe Jackson, Eudeline a déjà tout dit ici. Ce qu’il y avait de
Louis Philippe et Paddy McAloon. mieux, c’était les concerts, programmés par
une équipe extérieure, dans l’après-midi ou en
Ce mois-ci, la claque dans la gueule scénique début de soirée. La faune du Palace n’y assistait
vient d’Yves Duteil. Je l’ai vu chanter gratis pas, c’était trop tôt, ils étaient en train de se
à Cheverny, à l’initiative de Constance de préparer. Provincial fraîchement débarqué, j’y
Vibraye, lors d’une soirée de sensibilisation ai vu Gary Numan (Jérôme Berdah si tu lis ce
au diabète de type 1 (diabeteetmechant.org), texte...), Kid Creole avec Andy Coati Mundi
seul à la guitare, rejoint par Philippe Nadal au Hernandez au vibraphone et Carol Colman à la
violoncelle et Alain Souchon, et j’ai découvert basse, le Yellow Magic Orchestra. J’arrête, car
un as du picking capable de s’affranchir des bientôt il y aura la même chose pour le Baron.
arrangements fabuleux d’Alain Goraguer sur
“Virages”, la face B de son premier 45 tours. “Happycratie, Comment L’Industrie Du
Bonheur A Pris Le Contrôle De Nos Vies”.
La salsa du démon : “L’amour de Læticia C’est le titre d’un essai très intéressant d’Eva
pour feu son mari pourrait être finalement Illouz et Edgar Cabanas (Premier Parallèle,
symbolisé par le grand plateau de sauces qu’elle 21€). Ils ont raison, même Houellebecq a l’air
lui préparait pour égayer ses repas. Ses amies radieux maintenant. Le plus pénible ce n’est pas
sont intarissables sur le sujet. ‘Ce plateau était lui (ses rares interviews sont assez réjouissantes)
toujours au même endroit sur la table. Il ne mais sa cour, écrivains mondains qui se pressent
bougeait jamais. On devait se passer les sauces sur la photo pour ne pas être engloutis, et
puis les reposer. C’était le trésor de Johnny.’ ” lapident Yann Moix quand il dit les mêmes
(M Le magazine du Monde, 8 décembre). Yeah. conneries sur les femmes que le caïd des lettres
Touchez pas au gribiche. Extase de pouvoir lire depuis “Extension...”. Dans le rock et la mode
des trucs pareils. Quand je n’ai pas la pêche il c’est un peu l’inverse : plus elles mènent une
me suffit de penser à ça, ou à la photo des gosses vie confortable, plus les créatures slimanisées
en blazer dans Le Parisien pour l’inauguration ont tendance à faire la gueule sans trop savoir
du quai Charles-Pasqua à Levallois-Perret. pourquoi, ou à exalter la mort (luxe de jeunes).
J’aimais bien aussi, chez Jojo, qu’il se soit Le prototype, c’était les Kills. Apologie de la
fait tatouer le prénom de sa fille Jade en violence, d’Action Directe, d’Audry Maupin
idéogrammes chinois, avant de découvrir, et de Florence Rey, qui n’en demandaient
une fois l’encre séchée, que les quatre lettres, pas tant : la beugleuse et le yorkshire de Kate
prises isolément, signifient La petite maison Moss n’ont pas lésiné sur les clichetons et la
dans la prairie. En 1987, Novi kolectivizem, souffrance par procuration. Mort aux Kills.
les graphistes du Nouvel Art Slovène, étaient
parvenus à ridiculiser délibérément le régime en Avis de recherche. Dimanche 16 décembre,
remportant le prix de la journée de la jeunesse 11 h 30, Franprix Cardinet, un morceau génial,
avec une affiche du Troisième Reich où seuls probablement récent, avec des cordes et des voix
les sigles avaient été modifiés. Le Magazine cité féminines qui font “in the sky” sur le refrain,
plus haut vient de se prendre les pieds dans le comme du Kadhja Bonet mais ce n’était pas
tapis en s’inspirant, pour sa couve avec Macron, elle, et pas de téléphone pour l’identifier.
d’un photomontage d’Hitler par Lincoln
Agnew. Ce n’est pas le journal mais l’esprit de RTL, 6 h 19, 25 décembre. En sommeil
l’époque qui est responsable, dévalorisant les paradoxal, j’entends une belle chanson FM,
créateurs au profit de choisisseurs, directeurs émouvante, entre Johnny (cette façon
artistiques, DJ-stylistes et autres intermédiaires faubourienne de prononcer mourir et soupir,
généralement incultes. Puisque tout a été fait, comme les loubs d’antan) et Calogero pour
pourquoi s’enquiquiner avec les originaux ? Il y le refrain, paroles un peu soulignées mais
a quelques années une chanteuse australienne efficaces, et un arpège d’ARP Odyssey qui
m’avait appelé pour des arrangements de s’enroule en spirale sur les couplets. Shazam !
cordes. Elle me dit qu’elle aimerait que ça sonne c’est David Hallyday, “Ma Dernière Lettre”,
comme Jean-Claude Vannier. “Je le connais, il pile le genre d’hymne de stade sur lequel son
est super, vous devriez le contacter de ma part...” père aurait dû partir. Cette année le mien aurait
lui répondis-je. Gros blanc au téléphone, elle 100 ans. C’est fou ce que sa génération a pu
voulait le pastiche et pas l’original. Une grande avoir la trouille pour ses enfants, ce que le rock,
marque d’ordinateurs vient d’envoyer un brief la drogue, la vitesse et tout ce qu’incarnait
pour une campagne mondiale avec comme ce journal ont pu représenter comme source
référence Chassol, mais ça ne leur viendrait d’inquiétude pour des adultes qui avaient
pas à l’esprit de lui demander. pourtant connu d’autres dangers. “Plus le
temps nous sépare et plus il nous rapproche”,
“De toute façon, dans les romans, on peut Pascal Jardin, “Le Nain Jaune”.
dire n’importe quoi puisque ça ne se vend plus.
C’est merveilleux !” Simon Liberati dans L’Obs. “Une femme se suicide à la station de métro
Il a raison, en musique aussi, ce n’est pas le pire Plaisance” (Le Parisien, 25 décembre). “Il fait
moment pour y aller à fond. La remarquable nuit à Paris mon amour, j’ai envie de lui dire,
Photo Bruno Berbessou

Eva Ionesco sort un film sur la jeunesse inspiré il fait nuit à Paris, de décembre en juillet mon
de son itinéraire exemplaire et on ne parlera à amour, au pays des zombies à Paris, il fait nuit...
son sujet que du Palace, alors que ce décor est il fait nuit, méfie-toi à Paris, il fait nuit pour
anecdotique. On pourrait remplir le jacuzzi de toujours... Fille perdue fille paumée, je reviendrai
Régine avec tous les biens culturels consacrés à vous voir demain...” Pierre Vassiliu, “Film”. 

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