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N° 320 FEVRIER 1981

CINEMAS D’ASIE
1. INDES
COMITE DE DIRECTION
Serge Daney introduction, par S. D. p.5
Jean Narboni
Serge Toubiana Entretien avec Satyajit Ray, par Daniéle Dubroux et Serge Le Péron p.?

REDACTEUR EN CHEF Entretien avec Mrinal Sen, par Serge Daney et Charlies Tesson p.17
Serge Daney Rencontre avec un critique (Iqbal Masud) et avec une star (Smita Patil) p.17
et
Serge Toubiana Mélodrames du Sud, par Charles Tesson p. 20
{« Le Journal des Cahiers »)
Entretien avec Adoor Gopalakrishnan, par Charles Tesson p. 24
SECRETARIAT DE REDACTION
Claudine Paquot 2. CHINES

COMITE DE REDACTION Journal de Hong-Kong, par Serge Daney . 26


Olivier Assayas Le Testament de Zhao Dan p. 43
Alain Bergala
Jean-Claude Biette CRITIQUES
Bernard Boland
Pascal Bonitzer Sans famille (Gloria}, par Louis Skorecki p. 45
Jean-Louis Comolli
Daniéle Dubroux Macao, paradis des mauvais gargons (Weisse Reise}, par Charles Tesson p. 48
Jean-Jacques Henry
Pascal Kané Pologne 1938 (Le Dibbouk), par Louis Skorecki p. 50
Yann Lardeau
Serge Le Péron Photo-roman gauche (La Provinciale), par Louis Skorecki p. 52
Jean-Pierre Oudart
Louis Skorecki Récupération difficile (L’Or dans fa montagne), par Yann Lardeau p.53
Charles Tesson Piaisir obligatoire (Les Fourberies de Scapin), par Alain Bergala p. 54
DOCUMENTATION, NOTES SUR D’AUTRES FILMS
PHOTOTHEQUE
Emmanuéle Bernheim Les aventures fantastiques du baron de Munchhausen, Court-Circuits, La
Cigala, Chasseurs, Hurlements, Le Lion sort ses griffes, Si j’te cherche j’me
EDITION trouve, Une robe noire pour un tueur p. 53
Jean Narboni
LIVRES DE CINEMA
CONSEILLER SCIENTIFIQUE
dean-Pierre Beauviala Vhomme ordinaire du cinéma (J.L. Schefer), par Pascal Bonitzer p. 60
ADMINISTRATION L’Analyse de film (R. Beliour), par Charles Tesson p. 62
ABONNEMENTS
Clotilde Arnaud POLEMIQUE. Une lettre de Paul Vecchiali p.65
MAQUETTE
d’aprés Jacques Daniel LE JOURNAL DES CAHIERS N° 12
PUBLICITE page | Editorial: Le Ministére des Médias Années lumiére : Vingt ans plus tard, Jonas..., par
Media Sud page | Journal d’un magnétoscopeur: entretien Serge Toubiana.
1 et 3, rue Gaumartin 75009
avec Jean Eustache, par Serge Le Péron et Serge page IX Benoit Jacquot tourne Les Aifes de fa
742.35.70 Toubiana. cofombe : Le studio au bord de l’eau, par Laurent
page III Nouvelles du circuit indépendant, par Perrin.
GERANT Serge Le Péron. page X Variétés par Olivier Assayas: Informa-
Serge Toubiana page IV Festivals: Carthage en novembre, par tions, Elfets spéciaux (suite),
Serge Toubiana. Trois D, tournages. -
DIRECTEUR
page IV Belfort 80: Place aux jeunes, par Pascal page XI Le Mois de la photo (suite) : Photographes
DE LA PUBLICATION Kané. et cinéma, par Dominique Villain.
Serge Daney page V Festival des Trois Continents a Nantes : La page XI Notes dans le labyrinthe (tl) par Alain
Les manuscrits ne sont pas Révolution Islamique en images, par Gwenolé Bergala.
Laurent. pagé XIV Vidéo; Ciel | Otto Piene (le Sky Art), par
rendus Rencontre avec la délégation iranienne, par Gwe- Jean-Paul Fargier.
Tous droits réservés | nolé Laurent et Charles Tesson.
Copyright by les Editions de page XV L’homme qui tua Abraham Lincoln, par
page Vil Cinéastes ralentir: Pollet entre un film- Jean Narboni.
Etoile ; essai et une fiction, par Gilles Delavaud. page XVi Les livres et l’édition: Des spots plein
CAHIERS DU CINEMA - Revue page Vil Tournages: Alain Tanner tourne Les les yeux, par Christian Descamps.
mensuelle éditée par la s.a.r.l.
Editions de PEtoile
Adresse : 9, passage de la Boule-
Blanche (50, rue du Fbg-Saint-
Antoine). Ce journal contient un encart numéroté de | a IV
75012 Paris.
Administration - Abonnements :
En couverture, une carte de l’Asie (Atlas du Reader’s Digest). Dans les incrustations :
343.98.75. @ gauche (Calcutta): La Chambre de musique, de Satyajit Ray,a droite (Hong-Kong) :
Rédaction : 343.92.20. Raining in the Mountain, de King Hu.
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ant UN Cinema
CINEMAS D’ASIE

SURVOL INDIEN

INTRODUCTION

Le cinéma indien n’est pas seulement le plus prolifique du monde (plus de 700 films
par an, en dix langues), il a maintenu avec son public (d’abord indien, puis un peu
partout dans le monde, de Marrakech 4 Addis Abeba, de Lisbonne 4 Kuala~-Lumpur) un
rapport fort, unique au monde. II n’y a pas encore, face aux films, la rivalité de la
télévision et il y a encore, dans la vie méme des Indiens, de quoi nourrir un consensus
social de fer avec des chants, des danses, des réves et des mélodrames.
Lorsque |’Europe (ou l’Amérique) se penche sur le cinéma indien, c’est pour
s’émerveiller de cette usine 4 réves exotique voire folklorique, kitsch ou rétro. Elle est
toujours assez bonne pour une approche sociologique, jamais pour des questions
esthétiques. Ou alors, on préléve sur ce cinéma les films de Satyajit Ray, seuls dignes
d’estime (mais pas de distribution si l’on en juge par la facon chaotique et lacunaire dont
cette ceuvre de Ray nous est parvenue en France), Ces deux attitudes, également
paresseuses et élitaires, sont ’envers complice l’une de |’autre. Elles font que depuis plus
de vingt ans on ne s’intéresse pas vraiment au cinéma indien.
Satyajit Ray est, nul n’en doute, un grand cinéaste. Pour les Indiens, il est un sorte de
« conscience » indépassable de |’état de leur cinéma. Comme il ne joue pas le jeu du
« all India film » et qu’il s’obstine 4 tourner dans sa langue (le bengali), son audience en
Inde ne s’est pas accrue a la mesure de son prestige a ]’étranger. C’est que l’émergence
@un autre cinéma en Inde est, sera un processus trés, trés lent. Et cet autre cinéma
viendra autant d’auteurs complets de cinéma comme Ray que de la décomposition du
cinéma commercial. Or, celle-ci est trés lente. Dans |’entretien que nous avons réalisé
avec lui, Ray tient un discours plus dialectique que celui de ses thuriféraires tardifs.
Nous reparlerons du cinéma de Satyajit Ray a l’occasion de la sortie de certains de ses
films 4 Paris et nous renvoyons au texte de Jean-Pierre Oudart sur La Chambre de
musique paru dans notre numéro 298.
Celui qui représente aujourd’hui le cinéma indien A l’étranger est indiscutablement
Mrinal Sen, cinéaste important, dont aucun film n’a encore été distribué en France. U est
trés différent de Ray mais il en poursuit « objectivement » le travail, il en reprend le
pari: faire surgir les contradictions sociales en tant que telles, 1A ot le cinéma
commercial les escamote et les idéalise dans les chants et les danses. Nous avions vu
Mrinal Sen cette année 4 Cannes lors de la présentation de son film Un jour comme un
autre. D’un entretien avec lui nous avons conservé les considérations générales sur le
cinéma indien.
Enfin, un phénoméne passé assez inapercu au cours des années soixante-dix a été
Péclosion d’un cinéma indépendant dans les Etats du Sud de I’Inde (Karnataka, Kerala,
Andhra Pradesh, Tamil Nadu) et dans des langues telles que le kannada, le malayalam,
le télégu. Un cinéma d’allure modeste, en noir et blanc, qui se donne le temps de
raconter de terribles histoires ot des individus sont inlassablement broyés par l’ordre
social (religions, classes, castes). C’est peut-étre dans le Sud de l’Inde que la
métamorphose de ce continent d’images s’effectue aujourd’hui (il y a vingt ans, c’était
au Bengale). C’était pour s’en assurer que nous avons été quelques uns a faire en sorte
qu’a Nantes, en 1980, il y ait une retrospective des cinémas de I’ Inde du Sud. L’ article de
Charles Tesson introduit 4 ces mélodrames. L’entretien avec Adoor Gopalakrishnan,
porte-parole convaincu du cinéma du Kerala, conclut provisoirement ce dossier, S.D.
L'intermédiaire de Satyajit Ray.
Le Salon de musique de Satyajit Ray.
oo

|
ENTRETIEN AVEC SATYAJIT RAY

Mes derniers films

Cahiers. Le dernier entretien paru avec vous dans les


Cahiers, c’était en 1969. Pouvez-vous nous parler de ce que
vous avez fait pendant ces onze années, films, scénarios, musi-
que, etc.
Satyajit Ray. En vingt-cing ans j’ai fait en moyenne un film
par an, donc si on part de 69 j’ai fait un film en 69, un film en
70, un film en 71, 72, ete. Aprés Goopy il y a eu a peu prés dix
films, neuf films de fiction et deux documentaires.
Cahiers. Dont un sur Rabrindranath Tagore ?
Ray, Celui-la c’était en 1960 ! J’ai fait un film sur un peintre
qui fut mon professeur a l’Université de Tagore. Il n’avait plus
qu’un ceil 4 l’époque, il peignait comme ¢a, puis il a perdu cet
ceil mais il a continué a faire des sculptures de cire, des calligra-
phies, et j’ai fait un film sur lui, sur son travail une fois qu’il
est devenu aveugle. Ces films sont tous des hommages person-
nels 4 des gens que j’admire énormément en tant qu’artistes.
J'ai fait également un film sur une danseuse classique indienne,
la plus grande que nous ayons jamais eue. Elle avait alors
cinquante-huit ans et elle était sur le point de prendre sa retraite
quand je l’ai filmée, elle et sa danse. Je voulais archiver, con-
server son art. Et j’ai fait des films de fiction ; l’un de mes
meilleurs, oui, je Pai fait aprés Goopy, Days and Nights in the
Forest, Puis, trois films sur Calcutta d’aujourd’hui. Le sujet de
Days and Nights, c’était également les jeunes d’aujourd’hui,
des gens de la ville, mais le lieu ot! ca se passait n’était pas Cal-
cutta, c’était loin, dans la forét.
Cahiers. C’était également un film sur des problémes
sociaux ?
Satyajit Ray. Novembre 80, Paris, hdéte] Raphaét (photo Daniéte Dubrow.
Ray. Dans Days and Nighis il s’agissait plutét de problémes
psychologiques. Bien sir, on ne peut pas séparer sociologie et Fortress, par exemple. Je fais des choses trés différentes les
psychologie. Mais les trois films qui ont suivi Days and unes des autres, d’une part je n’aime pas me répéter et d’autre
Nights : The Adversary, Company Limited, par exemple, par- part j’essaye de connaitre les réactions du public. On ne sait
laient vraiment des problémes de la vilie aujourd’hui, un jamais bien ot il en est, le public est encore trés rétrograde et si
racontant Vhistoire d’un jeune sans travail; l’autre de de temps en temps on veut toucher un vaste public, comment le
quelqu’un qui a un travail mais veut arriver tout en haut de peut-on sans iransiger ? On fait quelque chose de subtil, d’un
Véchelle sociale, ga c’est un probléme psychologique ! Puis j’ai peu compliqué, d’intelligent 4 partir d’un genre populaire, uti-
fait deux films « pour enfants », des histoires d’aventures, je lisant aussi les possibilités de la couleur. Voila. Puis j’ai fait un
ne les appelle pas « films pour enfants » parce qu’ils ont plu- film trés important sur la famine de 1943, Distant Thunder. Je
sieurs niveaux et que tout le monde va les voir : The Golden erois que je Yai fait juste aprés les films sur Ja ville, an début
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des années 70. Puis j’ai fait The Middle Man, puis mon pre-
mier film hindi, The Chess Players — hindi et anglais, un film
historique sur la période anglaise. Puis The Elephant God,
encore un film d’aventures. Le dernier, The Kingdom of Dia-
monds est un retour au genre de Goopy, c’est un film musical
avec beaucoup d’allusions 4 aujourd’hui, un film politique en
un sens, fouf en ayant les apparences d’un film de distraction.
Le sujet en est un tyran royal et on peut y voir un paralléle avec
aujourd’hui.

Cahiers. Dans tous ces films, avez-vous utilisé des acteurs


célébres ? Sont-ils vus par un large public ? Il nous semble
qu il y aun lien profond entre vos films et le cinéma indien en
général, gui passe peut-étre par la musigue, la mélodie, le
tenipo...
Ray. Dans les deux films sur la ville, les acteurs principaux
n’étaient pas connus, l'un est maintenant devenu acteur,
Pautre qui ctait publiciste 4 l’époque est retourné a la publicité.
Je les ai choisis parce qu’ils convenaient aux réles par leur
physique, leur voix, etc. L’un avait des ambitions d’acteur,
Tautre pas. Il a juste fait ce film pour moi parce que je sentais
qu’il convenait au réle, il fait le directeur dans Company Limi-
ted. Dans Distant Thunder, j’ai eu une fille qui venait du Ben-
gladesh, la fille dont j’avais besoin je ne \’avais pas trouvée de
notre cété. C’était déja une ‘actrice de cinéma {a-bas, je Vai
découverte et elle a joué dans mon film. Je mélange toujours
professionnels et non~professionnels. Dans le méme film, pour
des réles également importants, j’ai un professionnel et un
nouveau venu.
Cahiers. Cela a-t-il des conséquences par rapport au public ?
. Ray, Le public a toujours accepté les nouveaux venus, dont
certains sont devenus des professionnels aprés leur premiére
expérience avec moi. Peut-étre n’ont-ils pas toujours réussi par
Ja suite : dans mon cas en effet Ja distribution est toujours trés Simi et Samit Bhanja dans Days and Nights in the Forest de S. Ray.
soigneusement faite, d’abord je connais la personne, et en écri-
vant le rdle je pense 4 elle. C’est le genre de situation, de dialo- deux il n’y a eu personne, c’était comme en studio. Il y avait
gue qui lui convient. Peut-étre que dans le film suivant, de une gare a cing kilométres. Le troisiéme jour on a entendu un
quelqu’un d’autre, on ne fui donnera pas un bon réle et elle ne train s’arréter a une heure de I’aprés-midi, une demi-heure plus
fera pas impression. Mais dans mes films, ils ont tous été tard on entendait un bruit monstre, c’était plein de jeunes gens
acceptés. Au début les gens du public sont un peu méfiants, ils qui venaient de Calcutta, ils avaient déraciné une canne a sucre
voient un visage nouveau, ils réservent leur jugement mais au qu’ils agitaient en disant « on veut voir le tournage ! »... et ils
fur et 4 mesure du film ils commencent A s’identifier, Al’ aimer, sont montés dans les arbres, tout autour, c’était un véritable
Vaccepter, et finalement l’acceptent totalement. C’est ce qui « balcon ». Le probléme c’est que nous ne pouvions plus incli-
arrive chaque fois. ner la caméra, tout le découpage était 4 revoir, en plongée. Et
une branche sur laquelle se trouvaient six personnes s’est cas-
Le tournage en extérieurs sée, est tombée. Heureusement, un de nos acteurs était méde-
cin... Puis ils ont amené les femmes, des femmes de quarante-
Cahiers. Vous tournez en décors naturels ? cinguante ans qui voulaient voir car j’avais des vedettes trés,
Ray. Je tourne les intérieurs en studio mais je suis trés trés trés populaires, C’est une expérience unique, que vous ne pou-
attentif a la direction artistique, 4 la lumiére et ca ne se voit yez pas imaginer ici. Je me souviens qu’il y a de nombreuses
pas, on ne peut pas savoir si c’est ou non du studio. C’est plus années j’étais assis au café des Deux Magots, il me semblait
facile, Tourner en décors naturels 4 Calcutta est une entreprise qu’il se passait quelque chose, personne ne faisait attention,
extrémement difficile. Il y a du monde autour de vous, du e’était Rohmer qui tournait Le Signe du fion / Truffaut aussi
bruit. Quelquefois, bien sfir, il faut sortir, dans The Middle était la. Personne ne prétait attention ! A New York en 58 je
Man il y a beaucoup de plans tournés dans les rues de Calcutta me rendais 4 l’hétel pour déjeuner, les rues étaient plus ou
mais nous travaillons trés vite, avec des caméras 4 Ja main, moins déserfes, je sentis qu’il se passait quelque chose, des
nous arrivons, nous tournons, nous repartons. Si on a une lon- gens, des figurants attendaient, Hitchcock tournait La Mort
gue séquence a tourner, il peut arriver des ennuis. On ne peut aux trousses. En plein milieu de New York ! J’ai vu Kramer
méme pas se servir de la police qui n’a pas une bonne image en contre Kramer l'autre jour, le tournage 4 New York est fantas-
Inde, ils attireront plus de monde encore, les’ gens arriveront en tique ! Vous avez vu Dustin Hoffman quand il prend l’enfant,
demandant : « qu’est-ce qu’il se passe ici ? ». Donc on fait la il y aun long travelling, on ne pourrait jamais faire ce genre de
police nous-mémes, on dirige les gens qui veulent tous étre dans choses 4 Calcutta, jamais ! Je l’ai fait dans The Adversary,
le plan. Ils ne sont pas 1a seulement pour regarder, ils veulent c’est moi qui tenais la caméra, j’avais un tissu noir sur la téte,
étre dans le plan. J’ai fait un film en 66-67, on tournait a je devais suivre le héros trés longtemps dans des rues trés pas-
80 kms de Calcutta, en pleine campagne. On avait construit un santes. Dans certaines parties de Calcutta, les gens sont telle-
décor 1a-bas, un jardin, un poulailler, etc. Pendant un jour ou ment pris par leurs propres préoccupations, ils vont quelque
ENTRETIEN AVEC SATYAJIT RAY 9
dun acteur, méme professionnel. Personnellement j’aimerais
beaucoup ne pas post-synchroniser. Je parlais avec James
Ivory qui tournait ici, il disait qu’il y a de merveilleux ingé-
nieurs du son qui permettent d’utiliser tous les sons. En effet,
dans beaucoup de films américains on peut méme voir
apparaitre les micros... peut-étre ont-ils des normes de projec-
tion différentes mais 4 Calcutta en tout cas on voit les micros.
En Inde, les jeunes ingénieurs du sont ont Je meilleur matériel,
de trés bons micros directionnels, etc., mais comme ils savent
que ¢a va étre post-synchronisé, ils ne font pas trés attention.

Cahiers. Parlez-nous maintenant de la couleur.


Ray. Mon premier film en couleurs date de 1961. Puis j’ai
fait sept ou huit films en noir et blanc, puis Distant Thunder en
couleurs. Maintenant le noir et blanc est trés mauvais en Inde,
on ne peut pas avoir Kodak, c’est de la pellicule allemande qui
west pas bonne et le positif indieh est trés mauvais. La couleur
est développée 4 Madras quand on tourne a Calcutta et le
mixage est fait 4 Bombay. Un vrai triangle | Les rushes restent
trois semaines 4 Madras, nous attendons donc trois semaines
part, ils reviennent, ils sont pressés, ils ne remarquent pas ce pour voir ce qu’on appelle des « dailies » ! Dans The Chess
qui se passe, mais s’ils m’avaient reconnu et s’il y avait eu Players, nous avons Richard Attenborough, il était 14 pour une
d’autres caméras, on n’aurait pas pu tourner. Tout était caché. semaine de tournage. A la fin du quatrigme jour il m’a dit:
« mallez-vous pas voir les rushes ? ». Je lui réponds : « ils sont
Cahiers. Vous étes souvent @ la caméra ? développés 4 Madras ». « Mais vous voulez dire que je ne les
Ray. J’ai des directeurs de la photo mais je suis mon camera- verrai pas avant mon départ ? » J’ai dit « en effet, c’ est impos-
_ man depuis 63, juste aprés The Big City. sible ». C’est la situation 4 Calcutta. Madras et Bombay ont
d’excellents labos couleur. A cause de ma langue, qui est une
Le cadre, le son, la couleur des dix-huit parlées en Inde, j’ai un trés petit marché. Le ben-
gali n’est parlé qu’au Bengale occidental et au Bengladesh qui
Cahiers. Vous aimez faire tout dans un film ? est un pays étranger maintenant. Le Bengale a été divisé en
Ray. Oui, tout. Par exemple, j’avais un trés bon cameraman deux comme |’Allemagne, nous parlons la méme langue mais je
mais aprés un plan il me disait : « il en faut un autre », je lui ne peux pas leur vendre mes films, il n’y a pas d’import-export,
demandais pourquoi, il n’était jamais précis, il disait ils veulent développer leur propre industrie. Donc, nous ne
« euh... ». C’est trés dangereux, quand on tourne avec un petit pouvons montrer nos films au Bengladesh ni eux les leurs ici.
budget. Done j'ai décidé de tenir Ja caméra moi-méme. Parfois J’ai sous-titré en anglais certairis de mes films pour Jes autres
dans un travelling ov l’action est forte, sil y a un petit heurt ce grandes villes comme Bombay, mais la distribution était telle
n’est pas grave parce que l’action est bonne, mais il pensait seu- qu’ils passaient le dimanche matin seulement dans certaines
lement aux heurts, il voulait de la souplesse 4 tout prix. Je me salles. Donc, je dépends du marché étranger et de mon propre
suis apercu que lorsque je travaille avec des acteurs nouveaux marché.
ils sont souvent plus confiants s’ils ne me voient pas. D’habi-
tude le réalisateur est assis comme ¢a, il regarde les acteurs, si le Cahiers. Est-ce que la couleur charge quelque chose pour
réalisateur est derriére la caméra ils ne le voient pas, ils sont vous ?
moins tendus. Je suis derriére la caméra et je vois mieux, je vois Ray. Maintenant la couleur est bien meilleure qu’il y a dix ou
le cadre exact. Si on est assis a cOté on dépend du cameraman, quinze ans, quand on ne savait pas la contrdler. Elle avait ten-
il fait le cadre, il fait des panoramiques, il fait des contre- dance a rendre tout beau, joli, mais maintenant l’avantage de
plongées, il fait des travellings, il fait tout... C’est seulement la couleur a mon avis, c’est qu’il y a plus d’informations dans
quand on voit les rushes qu’on sait exactement ce qu’on a. Je le plan. Il faut lutiliser trés discrétement et je ne veux pas que
me suis tellement habitué 4 cadrer que je ne pourrais pas faire le laboratoire change quoi que ce soit. Si j’ai choisi mes costu-
autrement. mes pour leur couleur, je veux que le film montre ces
couleurs-la. On peut les changer, augmenter le bleu, le jaune,
Cahiers, Et le son ? Est-if post-synchronisé ? etc., mais je suis heureux quand ma couleur est le plus prés pos-
Ray. Oui, méme nos studios ne sont pas insonorisés. Quand sible de celle dont je me suis servi. C’est trés préparé, je ne veux
les studios ont été construits au nord de Calcutta, cette partie de pas de correction de laboratoire.
Calcutta était un village, c’était il y a cinquante ans. C’était la
période du muet de toute fagon. I n’y avait pas de circulation, Cahiers. On a impression que vos films sont « composés »
pas de bruit, mais maintenant la ville s’est agrandie, cet endroit un peu comme Sauve qui peut est « composé » par Jean-Luc
en fait partie donc nous entendons les automobiles, les Godard,
motos... un jour on peut avoir un son parfait mais le lende- Ray. Jaime penser 4 mes films comme ca en effet, ils sont
main il y a du bruit, si on doit doubler, ¢a ne va pas, done on trés trés soigneusement concus. Je laisse de la place 4 l’improvi-
post-synchronise tout. . sation, quand on tourne, particuliérement en décors naturels,
on trouve souvent de nouvelles idées, de nouveaux angles, ete.,
Cahiers. Tout le cinéma indien pratique la post-synchro ? mais tout est prévu, la, dans ma téte et également sur ie papier.
Ray. Oui, c'est la pratique générale, 4 Bombay aussi. Ils ont Quand on travaille comme ca on fait des économies. On fait en
un matériel trés sophistiqué, avec ordinateurs, ce qu’on appelle sorte que ¢a ne coite pas trop cher.
le systéme « rock and roll », ils doublent tout. En fait, je me
suis apercu qu’en post-synchronisant on peut améliorer le jeu Cahiers. Quel est le coat d’un film indien en général ?
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Ray. Tl augmente. Parce que tout augmente, le pétrole... les
hétels sont dix fois plus chers que lorsque j’ai commencé avec
Pather Panchali. Tout est plus cher, les laboratoires, les stu-
dios, les acteurs, je suis plus cher... Done il faut faire attention
et mes films sont en général montés 4 la caméra. Sauf pour les
scénes de dialogue 4 deux ou trois personnages ov il y a plu-
sieurs fagons de couper, ot le monteur et moi-méme devons
essayer plusieurs combinaisons, celui qui parle, celui qui
écoute, etc. Je ne fais jamais de prise de sécurité. Sic’ est vrai-
ment bon, je ne fais pas de deuxiéme prise. Quelques fois on est
obligé d’en faire deux, au maximum trois pour des raisons de
coordination, par exemple dans Pather Panchali. Les deux
enfants regardent un vieil homme qui vend des bonbons, les
enfants décident de le suivre, de lui courir aprés. C’est ¢a le
plan ; le garcon, la fille, 1a fille court, le gargon suit et il ya un
chien a Parriére-plan qui suit aussi. It doit se trouver dans le
méme plan mais ce n’est pas un chien dressé, un type avait dit
« je lappellerai », le chien ne s’est m&me pas levé... J’ai di
faire onze prises. Mais c’était important parce qu'il est censé
étre leur chien, il doit les suivre. A la fin la fille avait un petit
morceau de nourriture dans la main et le chien suivait la nour-
riture... Sur l’écran c’est parfait. la maison chantait, ma mére, etc., et j’ai découvert la musique
classique occidentale par des disques qu’il y avait 4 la maison,
Cahiers. Vous répétez beaucoup avec les acteurs ? je ne sais pas qui les avait achetés mais on le pouvait 4 Cal-
cutta... il y avait par exemple le Concerto pour violon de Bee-
Ray. Je crois qu'il y a quelque chose qui tient 4 mon dialo-
thoven que je connaissais depuis l’enfance. Puis j’ai lu un livre
gue. Tous les acteurs disent que mon dialogue est trés facile 4
sur Beethoven quand j’étais petit garcon et il est devenu un
dire, trés proche de la vie. Je fais trés attention aux mots, com-
héros pour moi, le Révolutionnaire. A partir de cette époque,
ment ils vont sortir de la bouche des acteurs ; leur combinaison
j’ai commencé a chercher des disques. If n’y avait pas un grand
avec {’action... C’est ¢a la chose la plus difficile, la combinai-
répertoire (la Cinquiéme, Tchaikovsky, les Concertos pour
son du dialogue et de l’action, faire deux choses A la fois, parler
piano) mais je ne pouvais pas me les payer tous, j’achetais un
et autre chose. Mais ils y arrivent parce qu’ils sentent que c’est
morceau chaque mois. Puis, quand j’étais au collége j’ai com-
naturel, normal, ils oublient qu’ils jouent. Je répéte seulement
mencé a acheter des partitions. J’étais tellement passionné, les
le jour du tournage, jamais avant. Il existe un systéme avec un
partitions étaient ma lecture de chevet. J’écoutais de la musi-
mois de répétition mais moi je ne peux répéter que lorsque cha-
que pendant la journée, le soir je lisais les partitions et la musi-
que meuble, chaque accessoire est 1a, lorsque je connais exacte-
que me revenait, C’est ainsi que j’ai appris le mode de notation
ment les mouvements et les emplacements de caméra. Si c’est
occidentale. Mais je ne savais pas si je saurais ou non compo-
une seule longue prise avec dialogue, alors if faut prendre le
ser. J’étais seulement un auditeur, de méme que j’étais ciné-
temps de s’assurer qu’ils connaissent bien leur texte ou si c’est
phile et que je ne savais pas qu’un jour je ferais des films.
un long travelling de dix-huit cents métres, deux personnages
Jétais un artiste. Ces compositeurs avec qui je travaillais ne me
qui marchent, parlent, il faut répéter trés soigneusement pour
satisfaisant pas et comme d’autre part ils étaient devenus des
étre synchronisé. Sinon, je ne répéte pas beaucoup, c’est plus
célébrités ils étaient constamment en tournée, en Europe, en
frais, plus spontané.
Amérique, et quand j’avais besoin d’eux ils n’étaient pas 1a.
La musique Jai donc décidé de faire moi-méme ma musique, ¢a a été trés
difficile au début, ca me demandait beaucoup de travail.
Cahiers. Pendant ces onze années vous n’avez pas fait que Cahiers. Vous avez écrit dans votre livre que vous étiez un
des films, avez-vous écrit de ta musique ? produit de l’Quest et de l’Est. Le pensez-vous encore ?
Ray. Oui, j’ai écrit la musique de mes films. Pour mes six Ray. Oui, je pense qu’inconsciemment j’ai été imprégné
premiers films, la Trilogie, Lea Chambre de musique, Devi et énormément par fa culture occidentale, depuis i’école nous
quelques autres ce sont des compositeurs qui ont écrit la musi- étions familiers des romans anglais, de la poésie anglaise. Je
que, C’étaient principalement des virtuoses de tel instrument, connais la musique occidentale, la peinture occidentale. Je
du sitar... mais ils n’étaient pas vraiment des compositeurs de crois que je ne peux pas vivre sans l’une ou |’ autre culture, il
musique de films, donc j’ai eu des problémes avec eux et je me faut les deux, la musique classique indienne, Mozart, Bach
commencais 4 avoir trop d’idées personnelles. C’était d’autre et Beethoven. I me faut la peinture orientale, chinoise et
part des amis et je me rendais compte qu’ils n’aimaient pas étre Cézanne... Le cinéma est un medium qui se rapprocherait plus
trop guidés, donc je m’en suis séparé. Par exemple dans La de la musique occidentale que de la musique indienne parce
Chambre de musique il y a une scéne qui dure trois minutes qwil n’y a pas dans la tradition indienne de concept d’un
sept secondes, si je leur donnais le temps, ils disaient qu’ils ne modéle existant dans un temps inflexible. Notre musique est
pouvaient pas faire une musique de trois minutes sept secon- improvisée, un morceau de musique peut durer une heure,
des. Finalement, je leur faisais faire une musique de quatre ou deux heures, un quart d’heure. Rien qui ressemble a une sonate
de cing minutes et tout était fait dans la salle de montage. ou a une symphonie qui commence et finit, quel que soit le chef
C’était un énorme travail de montage, tout 4 fait passionnant. d’orchestre, peut-étre y aura-t-il une minute de différence si le
temps varie mais c’est le méme modéle et pour que le modéle
Cahiers. Avez-vous une formation musicale ? fonctionne il faut que ¢a ait telle durée. Une ceuvre de vingt-
Ray. Mon premier amour fut pour la musique, depuis cing minutes par exemple, nous n’avons pas ¢a en Inde, il n’y a
Vécole ; et j’étais trés intéressé par la musique occidentale. Je pas de « composition », la durée est flexible, elle dépend de
connaissais la musique indienne parce que tout le monde dans ’humeut. Mais le cinéma est une composition bien déterminée
i
sais pas, en France en tout cas vous avez un public suffisam-
ment nombreux qui accepte Bresson, qui accepte cette lenteur,
mais en Inde le public est trés rétrograde.

Cahiers. Le probleme existe aujourd’hui en France aussi, les


derniers films de Bresson justement ont mal marché et il a eu
beaucoup de problémes pour en faire un autre.
Ray. C’est la raison pour laquelle il me faut souvent essayer
d’autres genres, le film d’aventures par exemple. Je trouve ca
intéressant : on essaye ce qui est possible dans le contexte
indien, sans faire des danses, des chansons stupides, on peut
quand méme étre subtil, fin. Il faut étre a l’écoute des réactions
du public, sinon il vous quitte. Je ne peux pas dépendre de
lOuest, l’ Amérique et I’ Angleterre. Comment vont-ils prendre
une histoire indienne ? Une fois bien, une fois mal, donc je ne
peux pas dépendre d’eux. Je fais mes films pour mon public
d@abord. Puis si ca marche a |’extérieur, tant mieux.
Joy Baba Felunath de Satyaj
Cahiers. Vous voyez beaucoup de films ?
Ray. A Calcutta, non. Quand je vais 4 un festival, 4 New
dans le temps, c’est pourquoi il me semble que ma connais- Delhi j’en vois beaucoup, pas forcément des films étrangers
sance des formes occidentales classiques est un avantage. La ailleurs. Je vois aussi les nouveaux films indiens parce qu’ils
forme de [a sonate qui est une forme dramatique, premier comptent pour moi et que j’aimerais étre dans une position ot
sujet, deuxiéme sujet, développement, récapitulation, coda... je puisse discuter avec leurs réalisateurs. Dés que je peux voir
si vous connaissez cela, votre sens du rythme et du tempo... des films, oui, j’en vois.
Peut-étre mes films sont-ils lents mais c’est une autre question, Cahiers. Vous pensez-vous comme un cinéaste marginal en
il y a de la musique lente, Bresson est lent, Ozu est lent, Anto- Inde ?
njoni est lent quelques fois mais ceci est une autre question.
Ray. Mes films ne sont pas connus en dehors du Bengale
Parfois le film est lent et peut-étre ne devrait-il pas étre silent. Je
Occidental, mais il y a des ciné-clubs of on les montre en ver-
vous donne un exemple. Dans la seconde partie de la trilogie
sion originale. I] me semble qu’il y a un jeune cinéma indien
nous n’avions pas assez de musique. C’était Ravi Shankar le
maintenant et ils disent qu’ils ont été influencés par mon tra-
compositeur, une partie de sa musique je ne l’aimais pas, une
vail, qu’ils ont appris le cinéma en voyant mes films, etc.
autre partie n’avait aucun rythme. Nous étions trés pressés, il y
_avait une date de sortie, le montage fut précipité, les finitions Cahiers. Avez-vous des rapports avec des cinéastes étran-
_ du montage qui sont la chose la plus importante — il faut faire gers ?
trés trés attention au tempo — furent précipitées. C’était une
Ray. Oui, Zanussi est un trés bon ami. Louis Malle, je le
course contre la montre et le film a l’air lent parce qu'il y a de
connais trés bien depuis de longues années. Des réalisateurs
longs passages ot il aurait di y avoir de Ja musique ou une
avec qui j’ai été juré de festival, Elia Kazan, Frank Capra,
bande-son plus intéressante, or 1a le public peut seulement voir,
Nicholas Ray, Robert Aldrich, j’en ai rencontré beaucoup.
c’est presque comme un film muet, ca c’est mauvais. C’est une
C’est la qu’on apprend a bien se connaitre, on voit les mémes
faute. Dés que j’ai vu le film avec le public je m’en suis rendu
films, on discute. Les cinéastes dans le monde entier ont les
compte, les gens toussaient, sortaient pour fumer, en Inde on
mémes problémes, ils utilisent le méme matériel, nous parlons
ne peut pas fumer dans les salles et quand les gens sortent
le méme langage.
fumer c’est qu’ils sont définitivement gagnés par l’ennui. S’ils
ne s’ennuyaient pas ils ne sortiraient pas, la faute, je l’ai réa- Cahiers. Et avec les nouveaux réalisateurs indiens ?
lisé, en était au film, pas au public. La méme chose esi arrivée
avec cette deuxiéme partie de la trilogie dans le monde entier. Ray. Oui, autant que possible, mais ils habitent loin. A New
Ce n’est pas un succés comme la premiére et la troisiéme par- Delhi,-je les rencontrerai tous au moment du festival, c’est 1a
que nous parlons. J’ai m&éme écrit sur deux d’entre eux. Si je
ties, c’est la premiére qui a remporté le grand prix 4 Venise. Le
scénario était bon, mais le film représente seulement 40 % du trouve un film trés intéressant, j’écris dessus et c’est publié
scénario. Je veux le reprendre, refaire une musique, un mon- dans des journaux de cinéma. C’est une bonne chose.
tage. Je n’ai jamais fait ca avec aucun film mais peut-8tre un
- jour le ferai-je. Seulement je ne suis pas mon. producteur. Cahiers. Quelle analyse faites-vous du cinéma indien ?
C’était le film de quelqu’un d’autre et il faudra sans doute que Ray. Je dois dire que les réalisateurs du cinéma commercial
je sorte de l’argent de mes propres poches mais peut-étre faut-il de Bombay et de Madras sont trés habiles, ils connaissent leur
le faire parce que ce n’est pas un film terminé, pas comme je métier parfaitement, ce sont de bons techniciens mais le pro-
voulais qu’il soit. Je pense qu’il ne faut pas ignorer la réaction bléme c’est qu’a Bombay par exemple les cinéastes ont un trés
du public, c’est trés important, vous savez bien sir que vaste public, ’Inde, |’Afrique orientale, le Moyen Orient,
Kubrick a enlevé vingt minutes 4 2007. Vous savez ce qui arrive lAsie du sud-est, méme maintenant Londres et New York,
a Cimino, il va enlever une heure et demi du film. Ce ne sont Hollywood.
pas de mauvais réalisateurs, Kubrick n’est pas un mauvais réa-
lisateur, mais il a mal calculé. Il faut bien calculer, Vous savez,
c’était la séquence de la fin du film, probablement sentait-il Les « all India films »
qu’il n’y avait pas de structure dramatique mais il ne savait pas
combien de temps il pouvait tenir. Au-dela d’un certain point Cahiers. Paris, dans les quartiers d’immigrés.
le public relache son intérét, particuliérement en Inde, Peut- Ray. Oui, c’est partout comme ca, Done, ils ont un marché
&tre que pour Ozu il y a au Japon un public trés cultivé, je ne énorme, leur échelle n’est pas la méme, leur budget est dix,
12 INDES
vingt fois le mien, trente fois pour les grands films. Avec les Baur. Les cinéastes indiens ont toujours appris de Hollywood
salaires des stars je pourrais faire deux films de fiction, C’est et la structure de nos scénarios vient de 1a. Et puis il y a la tradi-
comme ¢a. Leur but est différent. C’est difficile 4 expliquer. A tion de Ja chanson, qui était partout, au théatre, etc. Les gens
Bombay les réalisateurs sont tous des immigrants d’autres aimaient la chanson, donc toutes les cinq minutes il y avait
régions, du Nord, du Pendjab, etc. [ls viennent faire carriére, une chanson qui allait dans Ie sens de Vaction dramatique.
ils ne se sentent pas enracinés la-bas comme nous au Bengale Quelqu’un chantait, c’était un commentaire de l’action, la
nous sentons bengali, part du Bengale. Ils n’ont pas de racines chanson a été incorporée dans la structure du scénario. Ainsi
done ils peuvent faire des films qui ne sont pas indiens. Ce sont on peut voir dans les films commerciaux habiles de Bombay,
en quelque sorte les films d’une Inde synthétique. Ils peuvent Hollywood et la tradition indienne. [ls sont trés inventifs quant
introduire des éléments qui plairont 4 tous les Etats. C’est aux chansons. Les bagarres, les poursuites, les chansons, les
comme si vous aviez un réalisateur francais qui faisait des films danses sont extrémement bien montées. C’est ce qu’il y a de
pour l’Allemagne, la Belgique, Europe de I’Est, etc. Ils ne meilleur dans fe film, ca n’a rien 4 voir avec lhistoire mais
traitent pas les problémes sociaux mais l’aventure, le sentimen- séparément ce sont.des choses trés intéressantes. J’ai tourné
tal, les mauvais, les bons, les chansons, les danses. On les mon premier film en couleur dans un endroit qui s’appelle Dar-
appelle des films pour toute "Inde fall India Films). Un film jeeling dans les collines de ’ Himalaya. ai tourné le film en
pour toute |’Inde évidemment n’est enraciné dans aucune vingt-six jours et pendant ces vingt-six jours il y avait une com-
région... mais le travail intéressant qui se fait en Inde, le nou- pagnie de Bombay qui a tourné uve chanson. Chaque phrase
veau cinéma, vient d’autres régions, comme le Sud. Dans le de la chanson avait un décor différent. C’est trés intéressant, ils
Sud il y a trois ou quatre Etats différents, le Kérala, etc. Ils sont trés inventifs sauf pour l’histoire. Les personnages sont.du
font des films dans leur propre langue, comme imoi en bengali. carton a deux dimensions mais pour une chanson ou une
Leurs films parlent de leurs problémes sociaux immeédiats, pro- bagarre ils ont des réalisateurs spécialisés. Le réafisateur s’en
ches, qui ne sont peut-étre pas nos problémes au Bengale parce allait, le spécialiste de 1a chanson arrivait, placait la caméra, en
que par exemple le probléme des castes est plus fort au Sud que voulait une deuxiéme ou une troisiéme... la moitié de ces films
chez nous. Donc ils font des films sur les problémes des castes, de Bombay consiste en danses, bagarres, etc. Ils ne sont pas
des brahmines... qui existent chez eux alors qu’ils ont été réso- Voeuvre du cinéaste mais de professionnels trés chérement
jus dans notre région. Quandje vois leurs films, je trouve qu’ils payés. Leur sens du montage est superbe, parfait. Je leur ai
ressemblent aux films du Bengale d’il y a vingt-cing ans. Les parlé, ils connaissent le montage sur le bout des doigts, ils
problémes doivent étre résolus. Le travail intéressant est le fait s’asseoient a la moviola et coupent vraiment merveilleusement.
de réalisateurs qui ont ce sentiment d’étre enracinés, ils ont Je vais souvent voir ces films, les plus populaires. Les autres
leurs racines 14, ils parlent de leur propre culture. Quant aux sont souvent mauvais, mais dans les plus populaires il y a des
problémes émotionnels ils sont souvent universels, vous savez, choses trés intéressantes.
la famille, les amoureux, te pére et les enfants, les supérieurs,
les inférieurs, les riches, les pauvres... C’est universel. Done, ils Cahiers. Que voulez-vous dire par le titre de votre livre:
sont locaux et universels. « Our Films and their Films » ?
Ray, Il fallait un titre 4 mon livre ! « Nos » films c’est mes
films et les films indiens, « leurs » films c’est principalement
La musique (bis) mon expérience 4 Hollywood. Mon premier séjour 4 Holly-
wood fut vraiment intéressant. J’inclus les films japonais dans
Cahiers. Pourriez-vous revenir sur Pidée de modéle, de « nos » films. En fait, ce sont les films de \’Est et les films de
structure, par exemple vous parliez tout & VPheure de la forme lOuest. Il y a un long article sur le cinéma japonais paru dans
de la sonate... la revue américaine Show qui est une des meilleures choses que
Ray. Bien sir. If est intéressant de noter que les pionniers du j'ai jamais faites. Je suis un grand admirateur du cinéma japo-
cinéma, Griffith, Eisenstein, Gance connaissaient trés bien la nais, ce sont vraiment des grands maftres. Je ne connais pas le
musique. L’autre jour j’étais 4 Londres, on jouait Napoléon de Ozu des débuts mais a la fin de sa carriére il était totalement
Gance, comme j’avais des rendez-vous je n’ai pu voir qu’une japonais, pas du tout influencé par Hollywood. Méme des con-
heure sur les cing que dure le film mais ¢c’ était un spectacle pas- ventions comme la loi des 180°, il les transgressait. La ott on tri-
sionnant. Indépendamment dela valeur du film, je veux parler cherait, of on ferait changer de place les acteurs, Ozu colle 4 la
du fait qwil y avait un orchestre symphonique entier qui jouait vérité des positions des acteurs, il ne change jamais la géogra-
une musique spécialement congue pour le film. C’était comme phie. Pour nous c’est souvent regu comme un heurt, c’est un
ca avant. Maintenant on n’a pas besoin de connaitre la musi- peu déroutant. J’ai regardé certains de ses films souvent et je
que pour étre issu des formes occidentales parce que le cinéma me disais « mon Dieu, il ne suit pas les modéles hollywoodiens,
américain des années 30-40 a déterminé la structure du scéna- lagrammaire _, il suit une autre vérité, celle des acteurs dans le
rio, fe scénario idéal, les montées, les retombées, les courbes, décor. »
dans les meilfeurs films américains vous trouvez toujours ¢a.
La dramaturgie du cinéma a été établie a cette époque-la, Cahiers. Quels sont vos projets ?
qu’elle soit venue ou non de la musique n’a pas d’importance. Ray. On m’a demandé de faire une série de courtes histoires
Ce que les autres ont appris, plus tard, ils l’ont appris des pour notre télévision. Une demi-heure 4 quarante minutes.
films, ils n’ont pas eu a apprendre de la musique : les films Nous avons une tradition trés riche de courts métrages au Ben-
étaient la. On peut lire, on peut acheter des scénarios mainte- gale. J’ai souvent voulu en faire mais quelle sera la diffusion ?
nant. Le premier scénario que j’ai lu c’était celui de Fantémes & Dans une salle on ne peut pas montrer un film de quarante
vendre, un film de René Clair avec Robert Donat. Je l’ai lu, ca minutes. J’ai quand méme accepté, il y a trés peu d’argent mais
m/’a appris beaucoup de choses. On peut lire des scénarios, on jai accepté. Je vais faire ca en janvier. J’aurai les droits pour
peut voir des films. En Inde, les films américains ont toujours Vétranger, je mettrai peut-étre les films dans un paquet et je les
été montrés, depuis notre enfance nous baignons dans le montrerai en salle, je ferai ce que je voudrai. Je les tourne en
cinéma américain, pas dans le cinéma francais qu’on a vu plus couleurs bien que nous n’ayons pas la couleur a la télévision.
tard. Le premier film francais que j’ai vu c’est un film avec
Raymond Bernard et Harry Baur, puis j’ai vu Un grand (Propos recueillis par Daniéle Dubroux et Serge Le Péron, tra-
amour de Beethoven également d’Abel Gance avec Harry duits de l’anglais par Dominique Villain).
ENTRETIEN AVEC MRINAL SEN

Flashback

Cahiers. Monsieur Sen, vos films n’ont pas été montrés en


France, au moins commercialement et néanmoins votre réputa-
tion croft. Les journalistes doivent vous poser plus de questions
générales sur le cinéma indien que de questions particuliéres sur
vos films. Est-ce que ceci n’est pas typique de la situation du
cinéaste indien aujourd’hui ?
Mrinal Sen. Oui. On me pose toujours d’abord des questions
sur le cinéma indien, ¢’est sir. Mais je suis aussi quelqu’un qui
écoute, je m’écoute répondre et parfois je me sens un peu géné
parce que je me répéte. Mais c’est comme ¢a... Le cinéma
indien, vous savez, est trés vieux et je crois que c’est le pays qui
produit le plus de films au monde. Mais il faut dire que la qua-
lité de ces films est loin d’étre en rapport avec leur quantité. La
plupart des films indiens n’est que de la saloperie (garbage). Ils
ne sont ni indiens, ni méme du cinéma. Avant que Monsieur
Ray n’arrive dans le cinéma en 1955 avec Pather Panchaliily a
bien eu des éclairs sporadiques ¢a et 14, il y eut de bons cinéas-
tes, mais jamais d’attitude nouvelle face au cinéma. Ce n’est
qu’aprés Ray qu’une certaine conscience du cinéma se déve-
loppa en Inde, due aussi au développement des « film socie-
ties », avec pour centre Calcutta. En 1947 la « Calcutta Film
Society » fut créée et trés vite elle s’étendit en Inde. Et c’est
aprés cela que Renoir vint faire ce film américain Le Fleuve et il
eut Ini aussi beaucoup d’influence sur des gens comme nous, Mrinal Sen
qui étaient des « outsiders » essayant de rentrer dans le
cinéma. Surtout sur Monsieur Ray. Aprés cela, en 1952 se tint entre nous mais un terrible désir de combattre l’establishment.
le premier festival du film en Inde, un festival non compétitif. Une bande d’intrépides jeunes hommes voulaient faire un film.
Ce fut une occasion de voir beaucoup de bons films du monde On n’en parlait 4 personne, ne serait-ce que parce qu’il n’y
entier surtout le néo-réalisme italien, et plus tard le Free avait pas l’argent pour le faire. Pendant trois ans, ils firent ce
Cinema anglais et la Nouvelle Vague francaise. A travers les film et seulement quand ils avaient de l’argent : a l’époque
ambassades ou des organisations comme les « Amis de 1’Union Satyajit Ray travaillait comme décorateur et il tournait tous les
Soviétique », on avait pu voir aussi les classiques russes etc. samedis et dimanches. Bien sir, le cinéma commercial fut tout
C’est comme ¢a que naquit et se développa ia conscience du de suite allergique 4 ce genre de choses : est-ce que ¢a va don-
cinéma en Inde. Chez un tout petit groupe de gens, a Calcutta. ner un film ? est-ce qu’ils vont tourner sous la pluie ? Et quand
Ce festival fut un événement marquant, je me souviens d’un le film fut montré en 1955, l’opinion publique, influencée par
jour ou j’ai vu trois films importants 4 la suite, 4 trois heures lestablishment, fut contre le film. Mais graduellement le film
Rome ville ouverte, puis je me ruai dans un autre cinéma pour gagna des spectateurs capables de jugement, partout. Je parle
voir Miracle é Milan a six heures et enfin je pris un bus pour un de ce film parce que c’est 4 partir de lui que tout a commencé et
autre cinéma qui donnait Jour de féte de Tati, un de mes que Pesthétique du sous-cinéma indien a été battue sur l’écran.
cinéastes préférés. C’est dans cette atmosphére que Satyajit Et peu aprés, le film fut montré 4 Cannes ot il fut couronné.
Ray fit son premier film, en 1955. Cela ressemblait un peu a Voyez-vous, bien que l’Inde soit indépendante depuis 1947,
une invasion de Vextérieur. Il n’y avait pas de base idéologique nous souffrons encore des séquelles de l’héritage colonial. Tou-
14 INDES
tes les fois que quelque chose vient de !’Ouest, nous le prenons
trés au sérieux. Dés que Pather Panchali eut le prix a Cannes,
les gens furent convaincus ou se convainquirent eux-mémes
que c’était un grand film. C’est comme ¢a que tout a com-
mencé. A Ja suite de Ray, beaucoup d’entre nous ont fait des
films en pensant qu’ils étaient des petits Satyajit Rays. Ce qui
n’était pas le cas, bien sir. Nous efimes des succés et nous
efimes des revers. Mais méme aujourd’hui la plupart des films
indiens sont trés mauvais. Ce qui se passe, c’est que I’Inde est
un pays qui a quinze langues officielles, presque autant d’écri-
tures et encore plus de dialectes, donc les films sont faits dans
tel ou tel environnement culturel et linguistique et ils possédent
leurs propres traits particuliers. Mais ces particularités, je dirai
qu’elles sont superficielles, qu’elles n’affectent que la physio-
nomie, le langage, les habitudes alimentaires ou vestimentaires,
tout ce qui est physique. Mais sinon, la réalité intérieure est la
méme. Aujourd’hui les films sérieux sont faits dans différentes
ua Jour
parties du pays, il y a comme plusieurs « poches de résistance »
avec 4 chaque fois des cinéastes qui n’ont que mépris pour le
cinéma commercial. Et il est intéressant de constater que l’esta- admiration pour la Nouvelle Vague ne vient pas du fait qu’ils
blishment, gui est en Inde plus rude, plus vulgaire gu’ailleurs, ont fait de bons ou de mauvais films, mais parce qu’ils étaient
essaie de persuader le public, de nous persuader et de se persua- trés « économiques », qu’ils vivaient un pen une vie en com-
der lui-méme que le cinéma c’est une affaire trés chére et que mun et que c’est trés important, que c’est inséparable des con-
c’est son monopole. ceptions esthétiques. C’est ce qui se passe avec les cinéastes
Mais nous sommes 1a pour leur dire que faire des films n’est sérieux en Inde. Sans étre sentimental, je crois étre un incorrigi-
pas aussi cher que ¢a, que ce n’est le monopole de personne et ble optimiste. Mais je sais que ce n’est pas un jeu trés sir pour
Vaffaire de tout le monde. C’est comme ga que les bons films, nous de continuer 4 faire ce genre de films.
les films sérieux, sont faits et cela constitue une réel mouve-
ment, méme si cela veut dire qu’on est toujours sur le sentier de
la guerre et qu’il faut se battre, presque physiquement. Parce Confarmisme
que faire des films n’est pas assez, il faut trouver des canaux de et commerce
distribution et c’est 14 o1 nous sommes Iles plus faibles.
Cahiers. Pourquoi ce cinéma indien est-il selon vous mau-
Cahiers. Comment voyez-vous la situation aujourd’hui,
vais ? Pensez-vous qu’il est impossible qu’il s’°améliore ?
vingt-cing ans aprés les débuts-de Satyajit Ray ?
Sen, Non. Jamais. La seule chose que nous pouvons appren-
Sen. Bien meilleure. Mais ce qui se passe — et pas seulement dre de ce cinéma, c’est le « fini » technique. L’art d’arrondir
en Inde, mais dans tout le Tiers-monde — c’est ceci : nous les angles. Ce qui demande beaucoup d’habileté. Ce qui se
envoyons nos films dans les festivals 4 ’étranger et nous deve- passe aujourd’hui avec le cinéma commercial} indien, c’est que
nons connus dans ces festivals. Mais les spectateurs éclairés en la plupart de ces films sont faits d’une facon trés inintelligente,
Inde, méme vingt cing ans aprés Pather Panchali, ne sont pas sauf quelques uns qui sont faits intelligemment et qui nous sont
encore assez nombreux. Alors, si je fais un film qui a intéressé trés utiles puisqu’on peut apprendre auprés d’eux. Comme
la critique internationale, je vais faire juste aprés un autre film Mao a dit a Yenan, parlant aux intellectuels, c’est la tache
en tenant compte du public occidental et si je commence a tenir révolutionnaire des révolutionnaires de se saisir des armes de
compte de ce public, je m’intéresse davantage aux éléments Vadversaire pour les retourner contre eux. De méme, il faut
exotiques de mon sujet et moins 4 ce que je devrais et je finis cultiver la culture bourgeoise pour l’utiliser pour le réalisme
par me perdre. Je ne crois pas que ce soit seulement l’Inde qui social. C’est ce que nous devons faire avec ces mauvais films
soit menacée d’un tel péril. Regardez Jes cinéastes africains, ils indiens, ceux au moins qui sont faits intelligemment. Il faut
font des films sur la condition de l’Africain en France ; mais absolument utiliser autant qu’on peut la technologie, Ia techni-
moi ce qui m’intéresse c’est la condition de l’Africain en Afri- que... En plus, je crois que dans un pays aussi conformiste que
que. Car il est vrai que les cinéastes du Tiers-monde sont tentés T’Inde, il est essentie] de préserver un peu de folie. Je suis peut-
de miser sur la permissivité qui existe dans les sociétés occiden- &tre un peu complaisant avec mes outils. Mais je reconnais ce
tales. C’est un grand danger. droit 4 tout le monde. Parce que, voyez-vous, l’Inde est un
Jusqu’ici j’ai fait dix-huit films, Et 4 chaque fois, j’ai pensé : pays si conformiste que vous trouverez ce conformisme dans
ceci est peut-€tre mon film posthume, parce que les chances de toutes les sphéres de Ja vie, vous le retrouvez méme chez cer-
faire un autre film diminuaient. Alors, qu’est-ce que je fais ? tains de nos meilleurs cinéastes, méme chez les jeunes, cette
D’un cété, j’essaie de garder une perspective sociale, économi- peur d’aller au-dela de ce que leurs prédécesseurs ont déja fait.
que et politique dans fa peinture de la société. D’un autre cété, Et je ne parle pas de prouesses techniques, comme des mouve-
je vois que je commence 4 étre connu 4 l’étranger, que depuis ments de caméra, parce que lorsque je vois certains films de
fes trois ou quatre derniéres années, je suis devenu plus « crédi- Bresson, la caméra est fixe mais je sens le mouvement, le dyna-
ble » d’un point de vue commercial. Done, sans me perdre ni misme & l’intérieur du plan, Souvent, malheureusement, rien
faire le moindre compromis, je peux faire mes films. En ce ne bouge, méme chez les cinéastes « sérieux ». Et je leur dis :
moment, pour mon prochain film, je peux avoir le choix entre pourquoi, si jeunes, étes-vous devenus si vieux ? C’est 1a que je
trois producteurs. Pour moi, c’est incroyable ! Ca ne m’était pense qu’ils pourraient prendre des lecons du cinéma commer-
jamais arrivé. Jusqu’ici j’étais mon propre producteur. Mais la cial, au moins du meilleur de ce cinéma. Ceci dit, le cinéma
principale qualité, pas seulement pour un cinéaste indien mais commercial est dominé par des gens qui sont de véritables infir-
pour n’importe quel cinéaste, c’est l’austérité. Dans mon mes quant a l’approche sociologique des choses. Je ne pense
esprit, austérité fait partie du processus esthétique. Mon donc pas qu’il y ait d’espoir pour eux. Cela s’est peut-étre pro-
ENTRETIEN AVEC MRINAL SEN 15
&
que je fais il n’y a pas de place pour ce genre de musique et de
chansons, Cela serait irréaliste dans les situations que je décris.
Si la chanson doit venir dans le film, c’est qu’elle fait partie de
la réalité que je décris. De méme pour la danse. Je suis contre la
convention, contre le « genre ».

Nord et Sud

Cahiers. De quelle aide bénéficiez-vous de la part de l’Etat


ou des états ?
Sen. Les états indiens ont organisé leur propre organisation
d’aide au cinéma, sans trés bien savoir de quoi ce cinéma est
fait d’ailleurs. Es n’arrivent pas trés bien a tracer une ligne de
démarcation entre notre cinéma et le cinéma commercial parce
que méme le mauvais cinéma commercial est plein de bonnes
Wc Le Halbae.
Les Marginaux de Mrinal Sen. intentions morales : les méchants vont en prison et les bons
sont récompensés, etc. Ils essaient donc de garder la balance
égale entre les deux, mais ils n’y arrivent pas trés bien. Et au
duit aux Etats-Unis, mais cela ne se produira pas en Inde. centre de tout cela, il y a une nouvelle organisation appelée le
Parce que ce cinéma a été dominé par des gens non-éduqués, « National Film Development Corporation » qui va tout cha-
pas cultivés. Mais récemment les étudiants qui sont sortis du peauter. Pour nous, il y a des avantages. Parce que si on
seul Institut de cinéma que nous ayons en Inde, 4 Poona, se obtient de l’aide financiére de ]’Etat, on n’est pas obligé de le
sont retrouvés carrément allergiques 4 tout contact avec les rembourser. Et si mon film est sélectionné pour Cannes, c’est
producteurs de ce cinéma commercial. Ils n’ont aucun terrain le gouvernement indien qui prend en charge mon séjour ici, etc.
commun et il y a et il y aura de leur part beaucoup de résis- C’est bien, et cela ne plait pas aux patrons du cinéma commer-
tance. Beaucoup de ces étudiants de cinéma sont amenés a tra- cial. Mais nous savons aussi que si le gouvernement aide notre
vailler dans le cinéma commercial, comme _ techniciens, cinéma, c’est parce qu’il sent bien que c’est de ce cété-la que
etc.,mais c’est une bonne chose que cette infiltration. pourra se créer une image de |’Inde un peu prestigieuse. Pas
par conviction, bien sir. Moi, par exemple, j’ai certaines con-
victions politiques que le gouvernement connait trés bien et qui
Cahiers. Et pensez-vous que 16t ou tard, l’attitude du public
me situent nettement dans l’opposition. Mais en tant que
sera modifiée par la télévision ?
cinéaste, ils ne peuvent rien contre moi.
Sen. Non. Dans un pays comme |’Inde, ov la pauvreté est si
grande, la télévision n’a pas un grand impact. Cela sera trés Cahiers. J’ai &é frappé par une sensible différence entre les
dur pour la télévision de créer une mentalité, un climat, comme films de PInde du Nord et ceux de P’Inde du Sud, ceux-ci
elle a fait au Japon par exemple ov elle est devenue toute l’exis- paraissent plus modestes, moins musicaux, moins spectaculai-
tence des gens. Parce que, 4 moins qu’il y ait une révolution res, plus fluides dans leur narration. Y a-t-il réellement une
sociale, il est trés difficile de modifier l’économie de I’Inde. grande différence ?
C’est un peu la chance de notre cinéma que la télévision ait si
peu d’impact. Nous avons de gros problémes mais il y a une Sen. Oui. Mais vous ne devez pas oublier que ces films du
demande, y compris de la part de l’Etat, pour construire des Sud de I’Inde viennent surtout du Kerala. Alors qu’A Madras,
cinémas d’art dans tout le pays, pour les équiper en 16 mm, on tourne beaucoup de films, mais trés mauvais. C’est pour-
etc. Il y a une chance pour un autre cinéma en Inde, plus que quoi je vous parlais de « poches » plutét que de régions. Par
dans les pays trés industrialisés comme les vétres. C’est une exemple, mon film Les Marginaux je lai tourné en télégu qui
situation unique. Parce que, comme vous le dites, nous avons est une langue importante du Sud de I’Inde, Shyam Benegal a
déja un public. Il faut le gagner 4 nous, mais il existe. Méme tourné Kondura en télégu également alors qu’il vient de Bom-
quand un de mes films passe, difficile ou non-conformiste bay, etc. En fait, il y a des cinéastes qui voyagent et qui se sai-
comme il peut létre, j’ai toujours impression qu’il va étre trés sissent des possibilités de tourner 14 of elles se trouvent. I) est
populaire parce que je vois des gens qui en parlent, qui lancent vrai que dans les années 77-78, il y a eu un réel essor du cinéma
des slogans, qui me congratulenf, etc. Cela n’arrive qu’en Inde. en Inde du Sud, avec des gens comme Girish Karnad au Karna-
Je me souviens d’un film que j’avais fait, pas un film narratif, taka, V.S. Karanth, etc. D’ailleurs c’est V.S. Karanth quia fait
plutét une sorte de « collage » et qui se révéla a la fin un flop la musique de mon film L’Homme @ la hache et de celui-ci
complet, mais pour lequel j’eus néanmoins des réactions trés aussi. C’est un trait important de notre cinéma : par exemple,
fortes. Un conducteur de rickshaw, un vieil homme, voyant ces Karanth vit au Karnataka et je lui demande de travailler sur un
réactions, me dit : Monsieur, je comprends que vous avez fait film dont l’action se passe 4 Calcutta. Mais il n’y a rien de typi-
un film pour nous, ne voulez-vous pas monter dans mon ricks- quement bengali dans mon film. C’est une situation’ humaine
haw pour faire un discours ? Je suis stir que s’il était allé voir voila tout. Et ¢a c’est la situation : fe cinéma commercial fait
mon film, il l’aurait hai parce qu’il n’y avait pas de danse, pas beaucoup plus de films que nous et il nous faut aller d’un
de musique et pas d’histoire. N’empéche, cela montre 4 quel endroit 4 ’autre, sans cesse. Mais par exemple, Gopalakrishnan
point il y a une attente envers le cinéma. Et cela vous donne le qui a fait Kodyettom au Kerala dit qu’il doit rester au
courage de continuer. Kerala pour y faire ses films. Moi, je ne suis pas d’accord avec
ca. Vous trouverez entre nous beaucoup de divergences, mais
Cahiers. Vous dites : un film sans musique ni chansons, Lut- Vessentiel c’est notre ennemi commun : le cinéma commercial.
ter contre le cinéma commercial, cela veut-il dire : pas de musi-
que ni de chansons ?
(Propos recueillis par Serge Daney et Charles Tesson, tra-
Sen. Non. J’ai plutét le sentiment que dans le genre de films duits par Serge Daney).
BY 39 O49 E59 se3ausTeF
RENCONTRE AVEC SMITA PATIL,
« STAR » DU JEUNE CINEMA INDIEN
Ria Mac Mullin)
La « nouvelle vague » a produit des cinéastes, des noms, mais aussi ne délivre que des diplémes privés. Les deux plus importantes sont a
des visages : Jean Seberg, Anna Karina, etc. Smita Patil, avec Sha- Poona et 4 New-Delhi. La premiére, dans le cadre de l’école de cinéma
bana Azmi, est une des grandes figures du nouveau cinéma indien. du F.T.1.1. (Film and Television Institute of India), donne des cours
Crest @ Shyam Benegal, avec Nishant, en 1974, qu’elle doit son pre- d’acteur 4 part de la formation technique et de la section réalisation.
ner grand réle. Elle tournera ensuite, toujours avec lui, Bhumika Depuis peu, la section acteur, indépendante, a été rattachée aux autres
(1976) et Anugraham (1977). Smita Patil vit @ Bombay. Si elle est tou- enseignements, Celle de Delhi, le « National Institute of Drama », est
jours disponible, en priorité, pour le jeune cinéma (elle vient de jouer trés grande et trés importante. Girish Karnad vient de la.
dans le dernier film de Mrinal Sen qui sera présenté prochainement au (...) J’ai beaucoup tourné avec les jeunes cinéastes de I’Inde du sud.
Festival de Berlin), elle a récemment tourné dans Jaitre jait, un film C’esi un cinéma avec peu de moyens, en 16 mm noir et blanc, En fai-
inusical. Comment, dans le cinéma indien, exercer son métier d’acteur sant carriére dans le cinéma commercial, on devient vite populaire
tout en menant a bien une carriére ? Cinéma commercial ou cinéma tout en reStant disponible pour les autres. Pour eux, notre nom, ¢a
@’auteur ? Bien plus complexe que cela. Etre une star, via le cinéma peut les aider 4 monter un projet, 4 augmenter l’audience d’un film.
hindi, nationale ou bien étre une actrice régionale, cloisonnée dans sa C’est aussi simple que ¢a. Un peu comme Isabelle Huppert lorsqu’elle
langue ? Chanter en play-back, danser, c’est-d-dire rester muette, ou joue avec Jean-Luc Godard. C’est aussi pour cela que je me suis lan-
bien jouer, parler ? D’ot la nécessité pour une actrice (le marathi est cée depuis peu dans le cinéma commercial.
ta langue d’origine de Smita Patil) de connaitre d’autres langues pour
éviter, a aussi, de se faire doubler, et que, de la comédie musicale au Danses et cadences
Jeune cinéma, pour une actrice, ¢a revienne au méme, Autant de ques-
tions, de difficultés qui se posent aujourd’hui a une jeune actrice Dans le cinéma commercial, e’est toujours la méme chose. On vous
comune Smita Patil. Voici quelques unes de ses réponses, C.T. demande une scéne de danse, une scéne d’amour, une scéne de larmes,
une chanson. Inutile de se fatiguer. Quelqu’un d’autre chante pour
A Vorigine : les danseurs de cour vous. Vous devez seulement rester dans la case od) on vous a placée et
A la fin du muet, 4 l’époque des grands studios, les femmes ne pas bouger. Si vous devez pleurer, inutile de le faire. On vous met
n’avaient toujours pas le droit de jouer dans les films. Comme pour le du produit dans les yeux et ca suffit. Pour une actrice, c’est trés frus-
théatre populaire, et cela se fait encore aujourd’hui, les rdles de fem- trant. Il n’y a que dans le jeune cinéma ott vous pouvez vous donner
mes étaient tenus par des hommes. Monter sur une scéne pour jouer, vraiment, y mettre tout votre coeur. Dans le cinéma commercial, les
ca ne se faisait pas, sauf si on était une danseuse de cour. C’ étaient des actrices sont payées au jour, en liquide. Les stars au cachet. Il n’y a
professionnelles, des chanteuses et des danseuses, et bien souvent des pas de salariées. Pour faire un film, il faut que le producteur ait
prostituées. Elles seuvles avaient le droit de se produire devant un Paccord d’une star. Grice & son nom, on a tout argent qu’il faut, y
public. Dans la population, elles n’étaient pas trés bien vues, Dans une compris du distributeur. Ensuite, on écrit le scénario et on cherche un
vieille ville du nord de 1’Inde, il existe une tradition familiale, solide- réalisateur, Le plus important, c’est que le producteur choisit lui-
ment implantée, de danseurs de cour, Ce sont les premiers 4 exercer le méme un chorégraphe et un spécialiste pour les scenes de combat. Ces
méme métier, de pére en fils, pour gagner de Vargent. Ils se considé- gens ont plus de pouvoir que le réalisateur. Ce sont eux qui dirigent
raient comme des artistes. Danser était une profession reconnue, trés entiérement leurs scénes respectives, placent la caméra, etc. La plupart
rentable, et plus seulement le fait de prostituées, C’est partir de 1a, du temps, les chansons du film sont déja connues. Ce sont des tubes.
dans les années trente, que les femmes firent leur entrée dans le cinéma Les scénarios se ressemblent tous : Phistoire de deux fréres, flanqués
indien. Surtout des femmes de riches familles, qui parlaient anglais, chacun de leur femme, dont l’un est flic et Vantre voleur. Ms se bat-
trés puritaines. Elles étaient 14 pour donner cette image. Méme tent. Il y a la mére, la sceur, etc,
aujourd’hui, ca n’a guére changé. En Inde, la vie privée d’une star est Ca ne semble pas, mais le plus dur pour avoir une star, ce sont les
toujours tenue secréte, soigneusement préservée. dates. Une star tourne en moyenne 40 films par an. Elle est parfois sur
Dans Blumika de Shyam Benegal, je jone le rdie d’une actrice dans deux ou trois films en méme temps et le tournage ne dure pas plus de
les années 40. C’est 4 partir d’une histoire vraie. C’est l’actrice elle- cing jours. L’acteur ne connait méme pas le scénario, Quand il débar-
méme qui a collaboré au scénario. Elle était mariée 4 un homme qui que sur le plateau, on lui met son costume et i] demande alors au réali-
la forcée a faire du cinéma parce qu’elle était une bonne chanteuse. A sateur le nom de son personnage dans ce film. On Iui récite le texte a
Pépoque, la tradition voulait que toute bonne chanteuse ou danseuse dire, on lui donne quelques indications et on tourne aussitét. Ca suf-
fasse un jour ou l’autre du cinéma. C’était la seule possibilité pour une fit. Pas d’émotion. Quand méme, dans les années 4G, les films étaient
femme d’accéder au cinéma. On le comprend aussi, vu qu’a l’époque, mieux faits. Il faut aller 4 Poona, a la Cinémathéque, pour les voir
elles chantaient vraiment. Il n’y avait pas de play back. Toute actrice maintenant.
devait chanter au moins une fois dans un film, en son direct.
Aujourd’hui non, il n’y a que du play-back. Méme si on fait appel 4 Plutét un réle que deux danses
une chanteuse connue, dans le film, elle chantera quand méme en
Les réles dans le jeune cinéma sont plus statiques. Cependant, ne
play-back. Le public le sait et il ?accepte, Lorsque, dans un film, il n’y
pas bouger pour un personnage ne veut pas dire ne rien faire pour
a pas de chanteur vedette, l’acteur est doublé par um chanteur. Il n’y a
Pacteur. L’avantage, dans le jeune cinéma, méme si on n’y arrive pas
guére plus de quatre chanteurs en Inde (deux hommes et deux femmes)
tout le temps, c’est que le metteur en scéne vous demande au moins
qui assurent tous les play-back. On entend donc toujours les mémes
quelque chose. Le pire, dans Ie cinéma commercial, c’est qu’on ne
voix.
vous demande rien. Le cinéaste vous assimile au réle qu’il vous des-
En ce qui me concerne, j’ai fréquenté une troupe théatrale de Poona tine, toujours des femmes soumises, dociles. J’essaie de me battre
mais sans monter sur scéne. Je suis entrée a la télévision en 1972 contre ¢a mais je n’y peux rien. Alors, je fais mon travail et je m’en
comme speakrine. J’ai fait une audition et j’ai été clioisie. C’est IA que vais. Il n’y a que sur les films indépendants ov je me livre vraiment.
Shyam Benegal m’a remarquée puis m’a demandé de jouer dans Nis- D’aobrd, je fais tout moi-méme : habillage, coiffure, maquillage, etc.
hant. Notre collaboration dure depuis.
Tourner un film dans ces conditions, c’est une toute autre expérience.
(...) On compte en Inde cing écoles de danses traditionnelles et des Le probléme, c’est qu’avec les nombreuses propositions du cinéma
écoles de musique. Pour une actrice, il vaut mieux fréquenter ces éco- commercial, il faut désormais me prévenir deux mois 4 l’avance pour
les que celles de cinéma. A Bombay, il y a une école d’acteurs mais elle que je puisse me libérer 15 jours.
RENCONTRE AVEC IQBAL MASUD, CRITIQUE

iqbal Masud est, depuis peu, critique @ « L’Indian Express », V’un


des deux grands quotidiens nationaux d’expression anglaise. Comme
beaucoup, il a été pendant longtemps critique littéraire. En Inde,
historiquement, la critique de cinéma est jeune, minoritaire, trés faible
relativement au concert unanime des nombreux magazines qui
célébrent le culte des stars. Quelques-uns accomplissent leur travail PIONEERS OF (NOLAM CHER,
sérieusement (dans les conditions que décrit Iqbal Masud) et un ‘THE SILENT ERA ‘
courant se crée. Nous reproduisons ci-dessous quelques-unes de ses
réponses @ nos questions sur le réle de la critique en Inde. C.T.
Pourquoi l’anglais ?
(...) L’Indian Express est avec Times of India un des deux grands
quotidiens nationaux diffusés en Inde. J’y travaille depuis l’année der- Iqbal Masud
niére. Il y a une colonne réservée au cinéma, en page 3, plus impor-
tante le week-end. Le journal est publié 4 Bombay. C’est une ville ot
Von peut voir 90 % de la production indienne. Il y a une édition spé- dant trés longtemps critique littéraire. J’ai commencé a écrire sur les
ciale pour Calcutta, Madras et Delhi. Quant il y a un film plus impor- films il y a environ dix ans. Pour ce qui est de Ja critique en général,
tant, comme par exemple un film de Satyajit Ray, l’information est elle remonte a 10-15 ans, pas plus. Avant, il y a 25 ans, a l’époque ott
reprise dans les autres éditions. L’Indian Express est de langue Ray a commencé a faire ses films, il y en avait deux ou trois. Le plus
anglaise. La presse anglaise occupe une place centrale dans l’informa- connu, le précurseur, c’est Sidi Gutta, un ami personnel de Ray. En
tion, la diffusion de la critique de cinéma. A Bombay, a Madras, a Inde, il y a beaucoup de revues de cinéma, plus exaciement des maga-
Calcutta, l’anglais est la langue des intellectuels. C’est donc en anglais zines. C’est un marché important. On y raconte seulement Vhistoire
qu’une critique a le plus de poids, d’influence. C’est aussi une ques- du film avec beaucoup de photos, on fait le portrait des stars, mais il
tion de prestige culturel. n’y a pas de critique.

Comment voir 800 films par an ? Ray, Inde et PEurope


(...) C’est impossible de rendre compte de tous les films et ce n’est (...) Deux ou trois critiques indiens ont parlé de lui 4 l’époque mais
pas toujours nécessaire. La majorité de la production est soumise au c’est vrai, importance de Ray comme auteur de films, son influence
star-system. N’empéche que tous ces films, bon gré mal gré, font par- croissante sur tout le cinéma indien, les jeunes cinéastes, elle est due 4
tie de Phistoire du cinéma indien. Peu de gens écrivent dessus. [I] man- Pétranger. Il y a aussi le fait que Ray, comme Sen, est un cinéaste ben-
que un travail sérieux, en profondeur, et c’est dommage. Pour la gali. West trés connu [a-bas, Calcutta étant un grand centre culturel,
répartition géographique, s’il y a une centralisation de a critique 4 sans doute avec le public le plus intellectuel de I’Inde. Malgré cela, la
Bombay, elle est justifiée. C’est le meilleur endroit, avec Madras, distribution des films hors Bengale est un probléme qui persiste tou-
parce que beaucoup de films y sont faits et vus. De ce point de vue, jours, y compris pour quelqu’un comme Ray. Pour vous donner un
Calcutta, c’est dérisoire. Ca existe peu, et de moins en moins. Le pro- exemple, Les Joueurs d’échecs, présenté 4 Cannes en 1978, a été pré-
bléme pour moi, 4 Bombay, c’est de faire connaitre au public des senté au Kerala, en tout et pour tout, un seul jour. Le gros probléme,
noms comme Satyajit Ray et Mrinal Sen. Bien souvent, je parle d’eux c’est la langue. Le public indien n’est pas habitué aux sous-titres et il
sans que les gens puissent voir leurs films. [1 faut qu’ils sachent au m’aime pas ¢a.
moins que leurs films existent. De ma propre initiative, et 4 mes frais,
je me rends de temps en temps a Calcutta pour aller voir leurs films. Une revue : « Cinéma Vision »
Ensuite, j’écris dessus.
Pour vous faire une idée de la situation, je vais vous donner un (..)La comédie musicale est expression nationale. Elle couvre tout
exemple. Yous avez vu 4 Cannes Ekdin pratidin de Mrinal Sen. Ce le pays, sans difficulté. Elle se résume a une langue : hindi. Juste-
film est sorti 4 Calcutta mais il n’a pas encore eu de distribution en ment, ce que le gouvernement n’a jamais réussi @ faire en Inde, le
dehors du Bengale. Je l’ai vu parce que je suis allé 4 Calcutta. Un cinéma Va fait. Je collabore 4 une revue qui s’appelle « Cinéma
cinéaste peut €tre trés connu dans sa langue et a ]’étranger (c’est le cas Vision », la seule en Inde 4 accomplir un travail de fond sur ce genre
de Ray et Sen) mais le probléme, c’est qu’il soit non seulement connu de films. Cette revue a été fondée par un groupe d’idéalistes, en jan-
en Inde mais vu, distribué. C’est 1a que la critique a un réle a jouer. vier 1980, 4 occasion du festival de Bangalore. Y participent égale-
Quant aux films commerciaux, ils n’ont pas besoin d’une bonne cri- ment des gens comme Satyajit Ray, Girish Karnad et Shyam Benegal.
tique pour étre rentabilisés. Le public qui va les voir ne nous lit pas. HI ll n’y a pas d’intéréts en jeu, au sens de défendre tel ou tel film, seule-
se passe de toute critique. Cependant, je me suis apercu que les ment le désir de parler de l’industrie du cinéma, d’archiver un maxi-
milieux professionnels lisent ces critiques, s’apercoivent que nous mum de films indiens des origines 4 nos jours. La tache est immense.
avons notre mot 4 dire et ils commencent de plus en plus a en tenir Si le projet porte avant tout sur l’histoire du cinéma indien, pour ma
compte. part, je m’occupe de la production actuelle. Le premier numéro est
consacré au cinéma muet et le second au début du parlant, de 1930 4
Une critique trop littéraire 1935. Le troisiéme sur la période qui suit, jusqu’aux années 40. En
préparation, des auméras sur le film musical, la danse et sur les effets
(...) La tentation littéraire, les références, s’en tenir aux intentions spéciaux. Ce qui manque, c’est une approche économique du cinéma,
de l’auteur et les commenter, 4 la longue, c’est un défaut, je le recon- pour la simple raison que le cinéma commercial, son économie, c’est
nais. Mais pour l’instant, en Inde, ¢’est la seule fagon pour qu’un véri- indescriptible. On peut parler de « black money », c’est tout. Pour
table courant critique puisse s’affirmer et se faire connaitre. En ce qui Pinstant, personne n’a les connaissances requises pour décrire les opé-
me concerne, au départ, ma discipline, c’était histoire. J’ai été pen- rations financiéres en jeu dans Vindustrie du cinéma.
INDES

MELODRAMES DU SUD
PAR CHARLES TESSON

A Nantes, la rétrospective consacrée aux cinémas de |’Inde du sud a confirmé l’essor récent et les qualités de ces films :
télegu, malayalam et surtout kannada. Je parlerai ici des films qui m’ont paru les plus remarquables. D’une part en
dépliant les récits (volontiers mélodramatiques) dont ils sont faits. D’autre part en décrivant quelques-unes de leurs
constantes stylistiques .C.T.

La religion, en Inde, est une mine de scénarios. A la limite, Se gardant bien de le répéter, il se retire moralement tout droit
elle est le seul grand scénario de |’Inde du sud. Peu ou pas de de juger le comportement de Narayanappa. On éloigne les fem-
films, dans la sélection présentée au Festival des Trois Conti- mes du village par crainte d’une épidémie de peste. Prétextant
nents, qui échappent a cette régle. La religion comme institu- _ la maiadie de sa femme (elle en mourra), le prétre refuse de se
‘tion, comme pouvoir, la division de la société en castes ; autant joindre 4 un groupe d’hommes qui part consulter l’oracle. Une
d’éléments qui, parce qu’ils touchent 4 l’organisation de la fois seul, iJ en profitera pour abandonner lachement Ie village.
famille, engendrent des crises et.des conflits, des drames et des Ala ville, il n’hésitera pas a renier, a trahir sa caste, avant de
mélodrames. Plus important, la religion, de maniére plus ponc- regagner son village. Remords ? La, il contemple le désastre
tuelle et trés aigué, travaille en retour les images de ce cinéma. (les morts) 4 la mesure de son abandon, puis il se rend auprés
Elle investit les corps (V’offrande sacrée de la danse et du du cadavre de Narayanappa.
chant), frappe les gestes et les comportements d’interdits. _ Samskara vise la religion comme institution, gestion d’une
Tout, du réel, n’a pas droit aux images. Ainsi la religion, de loi et comme exercice du pouvoir. Bien au-dela de la crise de
quelque fagon qu’on la prenne, regarde toujours Je cinéma. En conscience individuelle, purement existentielle, c’est sur Ja
Inde plus qu’ ailleurs. croyance et la foi (la foi ici n’est pas la croyance mais la con-
fiance en une autorité) que s’articule le récit. Et ici que reste-t-il
Fictions kannada de cette foi quand !’exécuteur des régles se retire ? Rien, seule-
{Bangalore) ment des morts. Mais la rigueur de cette démonstration au
vitriol (a religion comme un vaste chateau de cartes) ne doit
Samskara (Karnataka, 1970) a véritablement ouvert le pas masquer l’étonnante complexité du personnage interprété
chanip au jeune cinéma de I’Inde du sud. Pour plusieurs rai- par Girish Karnad : paradoxalement trop responsable et terri-
sons; Samskara est moins le fait d’un individu que le résultat blement irresponsable. Bref, indécidable. Trop responsable
d’un groupe (dont Girish Karnad, scénariste et acteur), d’un parce que d’une grande intégrité morale : il se refuse 4 trancher
courant qui allait se disperser aprés le film. Interdit par Ja cen- 1a ot il s’est Iui-méme compromis et se retire par conséquent de
sure pendant un an pour insulte a la religion brahmane (la caste la scéne en toute honnéteté. Irresponsable dans sa fuite parce
dominante en Inde), il fut l’objet d’une importante campagne que, du coup, il livre le village 4 sa perte. Mais le sait-il quand il
de presse de la part de Ia critique. Lorsqu’il fut enfin montré au part, le mesure-t-il déja, ou bien réalisera-t-il seulement
public, le gouvernement, pour ne pas étre en reste, le sélection- Pampleur de la catastrophe 4 son retour, aprés-coup ? Juste-
nera officiellement. ment, la-dessus le spectateur n’a pas d’avance. Et c’est A ce
Samskara (Rites funéraires) se déroule dans un passé récent doute, entre le possible cynisme du personnage (il sait toujours
— que l’on retrouve dans pratiquement tous les films — oti la trés bien ce qu’il fait), son incroyable naiveté (il ne sait jamais
division des villages en castes est encore opérante, A la mort de trés bien ce qui tui arrive, voir Ja fagon dont il succombe a
Narayanappa, un brahmane qui, toute sa vie, a transgressé les Chandri) et sa consternante lucidité (il voit tout, mais trop
régles de sa religion, le prétre du village, qui fait figure de chef, tard), que se suspend fa fiction de Samskara. Ce qui, en plus
doit seul se prononcer : faut-il ’excommunier ou bien l’inciné- d’étre une date, un monument sacrilége, en fait un grand film.
rer selon les rites funéraires ? Tant que la décision n’a pas été Méme s’il est difficile, a travers quelques films, de présumer
prise, il est interdit de manger. Le cadavre est fa, if se décom- de impact de Samskara (tous les films qui suivent lui sont plus
pose. Il faut faire vite, Le village attend, s’en remet pleinement ou moins redevables, tant par le sujet qu’esthétiquement), on
4 Vautorité du prétre. Ce dernier consulte les écrits, hésite, constate ceci : A si bien parcourir son sujet, a le baliser ainsi,
effrayé par le poids de ses responsabilités. De son cdté, Chan- Samskara est a lui seul un point de départ et un point d’arrivée.
dri, la maitresse de Narayanappa qui appartient 4 une autre Si le systéme des castes a été pris comme mine de scénarios pos-
secte, propose ses bijoux pour payer Vincinération. On refuse. sibles (« Rights and Rites »: le droit et les rites, la caste
Le village s’impatiente : certains mangent en cachette, d’autres comme enjeu d’une exclusion), au lieu de prolonger la bréche
britlent la maison de Chandri a qui ils attribuent tous les maux. ouverte par ce film, les cinéastes sont revenus en arriére, ont
Un soir, le prétre rencontre Chandri et passe la nuit avec elle. édifié de nouvelles conventions, de nouveaux récits. Des mélo-
21

Samskara (1970), film-phare du cinéma kannada, réalisé par Pattabhi Rama


Reddy.
L o
drames surtout. II s’agit donc de déplier Samskara a partir de Le Rituel (1977), premier film d'un jeune cinéaste de 28 ans, Girish Karasaval

son ossature fortement codée (la caste est le code), d’en repérer
les multiples données pour redistribuer les éléments, les varier condamne publiquement. Désormais seule avec son enfant, la
et les déplacer. mére, profitant d’une absence essaiera de se suicider en plon-
Ainsi Kaadu (La Forét, 1973) de Girish Karnad. Au lieu de geant sa main dans une fosse a serpents. Sa longue déchéance
se tenir sur un seul village, ‘opposition entre castes se déroule se terminera par un geste d’amour trés cruel. En demandant a
d’un village sur autre. C’est la forét qui sépare les territoires. ce qu’on éloigne son fils d’elle, elle fait en sorte qu’il aif 4 sup-
Car il s’agit bien de territoires : la religion n’a pas du pouvoir, porter le spectacle de sa mort. C’est la derniére séquence, la
elle est le pouvoir. Kaadu raconte Vhistoire d’une femme reje- mére et enfant hors du village puis l’arrachement : le long
tée par sa caste pour s’étre mariée 4 un homme du village voi- regard de l’enfant sur sa mére, un regard qui dure, au supplice
sin. Quant a l’enfant, il aime a se réfugier dans la forét, seul. (un trés lent travelling arriére) alors qu’elle, immobile, est sans
Tout se passe bien jusqu’au jour ot un habitant du village voi- regard, sans contre-champ, déja morte. Le Rituel est toujours
sin assiste en cachette 4 une cérémonie religieuse. La bagarre filmé du point de vue de l’enfant.
éclate, violente, et la caméra de Girish Karnad s’y sent trés &
Auire nom important, celui de B.V. Karanth. Serge Daney,
Paise. L’argument de fond (la critique du systéme des castes,
a DPoccasion du festival de New-Delhi 1977 (voir Cahiers,
plutét doxale et prévisible relativement 4 Samskara) passe au
N° 274), a déja dit tout le bien qu’il fallait penser du Tambour
second plan. Elle devient le prétexte, le moteur du film. On voit
de Choma. C’est un mélodrame sublime. Comme dans Le
trés bien of Girish Karnard veut et peut en venir : il filme la
Rituel (les deux films sont trés proches plastiquement et par le
guerre des castes comme Kurosawa, dans le Japon féodal,
mode de progression du récit), mais cette fois autour de la
filme la guerre des clans, les disputes de territoires.
figure d’un pére, le film raconte l’histoire d’une inexorable
Les Liens de sang (1971) de Girish Karnad et B.V: Karanth dépossession. Choma est un paysan de la caste des « intoucha-
resserre le probléme aux dimensions de la famille. C’est un bles » (anciennement des lépreux). Son unique désir est de pos-
mélodrame, un « home-drama » ala maniére de certains films séder un lopin de terre. On Iui promet, il y croit mais on ne lui
d’Ozu. Une jeune veuve en se remariant, perd Ia garde de son donnera jamais. Pour \’heure, i! doit commencer par rembour-
fils qui est alors confié, ainsi que le stipule la loi (le remariage ser une dette. Ses deux fils partent alors dans une plantation
est seulement autorisé aux hommes), au beau-pére de la mére. voisine pour chercher du travail. Le premier dépensera tout son
Le fils rejette sa mére et lui voue une haine implacable. Le argent dans V’alcool. Il tombera malade puis mourra. Le
beau-pére essaiera de réconcilier la mére et le fils, quitte a second rencontre une femme (une chrétienne) qu'il épousera,
transgresser les régles, mais il ne fera qu’aggraver la situation. trahissant sa caste et laissant tomber la dette de son pére. La
D’étre seule, abandonnée par son fils, la mére se meurt. Sur la fille de Choma fera la rencontre du contremaitre de la planta-
fin, le beau-pére et le fils arriveront temps pour la voir mourir
tion. Grace a lui, elle coupera les liens qui la retenaient 4 son
mais trop tard pour se faire pardonner. pére méme si elle essaiera par la suite, sur les conseils du con-
Le Rituel (1977) de Girish Karasavalli (la musique est de tremaitre, de se prostituer au propriétaire (un Anglais) pour
B.V. Karanth) est un superbe mélodrame. Beaucoup plus rembourser la dette. Mais l’entreprise échouera, lamentable-
beau, 4 mon goiit, que Liens du sang (il échappe au forcing ment. Le plus jeune des enfants se noiera sous les yeux de son
final) parce que plus violent et plus inquiétant. Une fille-mére pére. Personne ne peut intervenir car c’est un « intouchable ».
rejetée par tout le village (elle est déja excommuniée) s’enferme A mesure que le vide se fait autour de lui, Choma se rattache a
seule avec son enfant. Un jour, l’enfant surprend la liaison de ses derniers objets. Plus particuligrement 4 son tambour. [1 en
sa mére avec l’instituteur du village. Cet enfant, zombique, ter- joue seul, des nuits entiéres, frénétiquement, obligeant méme le
vifiant, dans un mouvement de brusque coleére, se jettera sur dernier de ses fils 4 danser. A la fin, il essaiera d’aller voir son
elle et lui donnera des coups dans le ventre alors qu’elle est de fils ainé qui s’est marié mais, sur le chemin, il se ravisera.
nouveau enceinte. Au village, la rumeur va bon train et l’insti- Mesurant tout ce qui lui reste 4 parcourir pour parvenir a ses’
tuteur, lachement, l’abandonne. La femme, en présence de fins (rembourser sa dette et posséder un terrain), Choma, seul,
Venfant, se fait avorter. Arrive son pére qui accomplit le lachera tout. Effondré, il mourra aprés s’@tre débarrassé de
rituel : au nom de la famille, il se désolidarise de sa fille et la tous ses biens, y compris de son tambour.
22
Fictions télégu
(Madras)
Anugraham (1977) de Shyam Benegal, cinéaste de Bombay,
et L’*Immersion (1979) de B.S. Narayana ont ceci en commun :
d’étre en telegu (parlé dans fa région de Andhra Pradesh)
mais produits dans l’Etat voisin, 4 Madras, comme c’est le cas
pour 70 % des films telegu. Deux excellents scénarios (celui
d’Anugraham doit beaucoup a la problématique de Girish. Kar-
nad) qui s’inspirent de la tradition religieuse (contes, légendes)
en tant que support narratif et base d’une dénonciation. Cette
critique ne s’exerce pas au-dessus du récit, extérieure au cours
des événements. Pas de point de vue qui juge du dehors mais
un systéme qui fonctionne directement sur le spectateur, le vise
en tant que tel. On regrettera seulement un filmage approxima-
tif, pas toujours a la hauteur des scénarios. En effet, les trois
productions de Madras, vues 4 Nantes, restent bien inférieures
aux films du Karnataka produits 4 Bangalore.
de fuite, toute ligne d’horizon, inévitablement surexposée, est
Anugraham, qui est une production bilingue (en hindi, il dissous. C’est précisément sur l’équilibre entre la fuite de
s’appelle Kondura), raconte l’ascension puis Ja chute de Bra-
Vespace dans une image (un trou) et sa cléture (un fond saturé
him. Grace a un talisman que lui a remis un mystérieux « Sage de iumiére blanche) que le récit s’organise, Rarement on avait
de la mer », il accomplit des miracles. Mais peu a peu, il en
eu cette impression qu’un véritable espace scénique, clos, a
revient, il déchante. Brahim, chargé d’une mission, prend con-
trois dimensions, en tous points semblables a celui d’un studio,
seil auprés de la déesse qui n’est autre que sa femme. La nuit,
pouvait ainsi se mettre en place et fonctionner dans un espace
elle se dédouble, mais entre les deux, rien ne communique, Per-
naturel ot la lumiére fait office de scene (la profondeur de
suadé du contraire, il accumulera gaffe sur gaffe. Pour rénover champ qu’elle autorise) tout en tenant lieu de toile de fond.
le temple, Brahim s’adresse 4 un riche propriétaire. La femme
de son domestique, Sabu, un infirme, est enceinte. Poussé par La scéne manquante
sa femme (et non la déesse) 4 voir 14 ’ceuvre du propriétaire,
Brahim se fait un devoir de la faire avorter. Sinistre erreur dont Ce n’est pas que le film, comme de nombreux films indiens,
il se lavera sur le compte de sa femme (elle en mourra) tandis dans sa hantise d’arriver au bon moment, rate quelque chose
que, furieux de ce talisman qui lui porte la poisse, il lachera du réel (trop t6t ou trop tard), c’est plutdt un réel qui, avant
tout. Curieux mélange ici de sacré hindou (le corps profané), méme que le film se joue, ne pourra jamais franchir le cap des
de puritanisme victorien et de notions plut6t chrétiennes : images. En Inde, le réel est Iui aussi « intouchable ». L’acte
faute, pardon, rachat. manquant n’est que le corollaire de la religion prise comme fic-
Dommage que, dans L’Immersion de Narayana, l’abus de tion, de la caste prise pour le code. Nombre de films s’échafau-
.zooms brutaux et une surenchére d’esthétisme gachent une trés dent sur ce qu’on ne pourra jamais voir (le plus souvent,
belle histoire. A partir d’un fait-divers, L’Jmmersion retrace comme dans Anugraham et L’Immersion, une scéne de viol) et
un voyage 4 quatre. Un jeune couple, selon Ja tradition brah- ce autour de quoi on est condamné a tourner.
mine, porte les cendres du pére (l’urne est accrochée sous la Ainsi la construction d’Anugraham joue le temps contre la
charrette) pour les immerger dans le Gange. A l’insu du mari, durée : 4 partir de morceaux de temps organisés narrativement
le charretier, 4 coups de gros plans, détaille gouliiment le corps en forme de puzzle, s’échafaude un systeme ot manque la
de la femme endormie. Il s’arrangera méme pour éloigner le base, évidemment une scéne d’amour : qui, de Sabu ou du pro-
mari (il fera tomber l’urne et ce dernier ira la chercher) et, pen- priétaire ? On joue sur les bords de la scéne pour en reculer, de
dant ce temps, la violera. Tout juste le devine-t-on. La femme maniére non équivoque, les limites. Anugraham gagne en
garde pour elle un secret trop lourd. Au moment d’accomplir Ie temps ce qu’il perd en durée. Car pour la scéne d’amour évitée,
rite sacré, immersion des cendres, elle se noicra. Au retour, il s’agit moins d’un interdit de image (on pourrait alors avoir
quand le charretier apprend sa mort, il avoue tout au mari recours au hors-champ) que d’un interdit du temps. Dans les
lorsqu’il repasse sur le lieux de son forfait. On voit la scéne films indiens, tout a lieu dans l’écoulement du temps. C’est
manquante, mais trés mal. Puis le charretier meurt aprés s’étre « avec le temps » que des choses finissent par se montrer et par
fait pardonner. se dire. Pas dans les images. Anugraham produit Veffet
inverse. En dérobant la scéne, il remet l’instant 4 plus tard.
Jaions pour inde du sud
Mais une fois différé, cet instant se transforme et le film le
La lumiére
perd : centré sur la question du voir, il ne devient plus que
Le cinéma commercial indien (comédies musicales, films Venjeu d’un savoir (qui est le pére ?).
mythologiques) ne connait que le studio. De Samskera au L’Immersion, plus encore que Anugraham, repose entiére-
Tambour de Choma, \e noir et blanc, les extérieurs sont bien ment sur une scéne évitée, une scéne de viol qui est le centre de
plus que Venvers factice et économique de ces studios. Beau- tout le film : elle entrainera la mort de la femme et celle du
coup de lumiére dans les images, c’est-4-dire une trés grande charretier. Comme Anugraham, le film découpe du temps, en
possibilité de profondeur de champ, un étagement dans la opére le montage. Si la construction de L’Jmmersion capte le
découpe des plans qui ne doit rien au réglage serré du champ- spectateur sur la base d’une scéne différée et désirée (’instant
contrechamp. La caméra, mobile, rarement frontale, isole et en est définitivement perdu), contrairement 4 Anugraham, il
enveloppe les personnages. Elle trace des contours, imprime fait fonctionner cette scene manquante sur le seul registre de la
une scénographie. La lumiére captive. Elle nettoie les images, curiosité (que s’est-il passé et comment 7), c’est-a-dire sur des
procure un sentiment de profondeur, propose une perspective, promesses que le cinéaste, censure oblige, ne pourra pas tenir.
et, concrétement, dans Samskara, hors de Ja ceinture du vil- L’issue finale est 4 l’avance tronquée : pas grand chose a voir.
lage, elle offre au prétre une issue. Cependant, en raison du Ce procédé est facile, nettement moins fort et, moins travaillé
trop de lumiére, méme si les bords restent visibles, tout point que chez Shyam Benegal. Mais ce qu’il faut bien voir dans
MELODRAMES BU SUD
L’Immersion, ¢’est que, plus que l’acte, ce sont les images qui
manquent.

Entre le secret et l’interdit : la musique


C’est en jouant la durée contre le morcellement du temps que
le cinéma indien a le plus de chances, non de se débarrasser de
ses interdits, mais au moins de les désacraliser, de les vider de
Jeur secret pour enfin les donner a voir, froidement, en tant que
tels. Curieusement, c’est par la musique qu’un tel dispositif
peut se mettre en place. C’est ainsi qu’un film comme Le Tam-
bour de Choma, \orsqu’il s’agit de filmer une scéne (celle ot le
contremaitre améne la fille chez le propriétaire) comparable a
celle proposée dans Anugraham, produit l’effet symétrique-
ment opposé. Pourquoi ? D’abord, fait rare sinon unique,
c’est justement par la musique, par la musique de film que,
B.V. Karanth est venu au cinéma. L’Inde est peut-étre le seul’
pays au monde ot! un musicien réalise les films. Ce qui est éga-
lement vrai de Aravindan et plus encore, de Satyajit Ray qui a
signé celle de Shakaspeare Wallah et de certains de ses films
depuis vingt ans. On pourrait dire alors que Satyajit Ray est
musicien comme Lang est architecte. Une architecture de
Vespace (les labyrinthes du Tombeau hindou et la maison du
Secret derriére la porte) et une architecture du temps (le secret
dun lieu et d’un instant dont on ménage le temps de Ia révéla-
tion). En Inde, pas de secret derriére la porte, parce que les
portes n’ont pas de secret a livrer. Elles n’ont d’ailleurs pas de
serrure.

Kaadu, de Girish Karnad filme une légende. On raconte 4


Penfant gue, dans la forét, il ne faut pas prononcer son nom
parce que l’écho pourrait le renvoyer. L’écho a les traits d’un
oiseau doté d’éiranges pouvoirs : celui dont le nom a été répété
par l’écho ne peut plus sortir de aire sonore sans risquer sa
propre mort. Il est condamné 4 l’entendre, prisonnier de En haut, une photo d’un film mythologique télégu, dansant et chantant {Le
Mariage de Sita, de Bapu 1978) présenié 4 Nantes devant un public sidéré. En
Vespace de son nom. C’est la derniére image du film : |’enfant, bas, les protagonistes de Kaadu (1973) de Girish Karnad.
rivé au pied d’un arbre, effrayé d’avoir entendu l’écho de son
nom. Quoi qu’il fasse, qu’il courre jusqu’a perdre la trace du
son ou qu'il reste, il mourra. Cette histoire est non seulement
trés belle mais elle dit une certaine vérité du cinéma, de sa musi-
que : qu’un son se répand comme un nuage de mort. II par-
court une distance, couvre une surface et s’estompe. Le cinéma
indien est bien ce lieu of, dans-le passage d’un plan a un autre,
on regarde passer du son. C’est lui qu’on suit a la trace. C’est
Tui qui dicte les images, énonce le cadre. L’enjen de I’image est
un enjeu sonore : le plan comme chambre d’échos, une suite de
plans comme lieux multiples de répercussions sonores. Si
Vimage, ¢’est du temps (1a profondeur d’une image qui sépare
un corps de la lumiére est une figure de ce temps), son espace
est affaire de partition, de volume sonore. La composition
@une image est antant sonore que plastique. Dans La Cham-
bre de musique de Satyajit Ray le mur d’un salon est d’abord
une surface qui renvoie du son, le démultiplie. La terrasse est le
lieu of: if se diffuse, se perd. La musique, bien plus que le
regard, est le fil qui conduit le jeu du champ-contre-champ, qui
ligature l’espace comme I’écho celui de la forét. On capte le son
d'un instrument de musique, on Y émet pour le recueillir aussi-
t6t sur le visage d’un auditeur ot il s’imprime. D’un cété, un
son qui, dés qu’il se donne, se perd dans la méme image. De
Pautre, wn son que l’on peut suivre, que l'on rattrape dun plan
a autre, que on récupére pour fixer les traces successives de
sa déperdition. Cette trajectoire est trés ouverte, multipe : un
son s’étouffe, s’amplifie ou se trouve barré. Bref, il a une his-
toire. Mais si un son, dans le lieu méme oi il se produit, peut se
rendre sur deux images différentes, deux images différentes
dun méme lieu ne rendent pas obligatoirement le méme son.
C’est dans cet écart que tout, de Ja musique et du cinéma, se
joue. C.T.
INDES

ENTRETIEN AVEC ADOOR


GOPALAKRISHNAN

A Nantes, Adoor Gopalakrishnan représentait le cinéma de langue malayalam (province du Kerala). On a pu voir son
premier film, déja ancien, Swayamvaram, moins abouti que le suivant, Kodyettom, qui est un chef d’ceuvre.
Gopalakrishnam est le meilleur avocat du jeune cinéma sud-indien. C.T.

Gopalakrishnan. Vous savez qu'il y a deux types de films en peu de débouchés pour le documentaire. Tout est plus ou
Inde, ’un fait dans le seul but de faire de l’argent, le cinéma moins monopolisé par le gouvernement, par la « Film Divi-
commercial, et un autre cinéma oi le cinéaste crée quelque sion » du gouvernement indien qui produit des documentaires,
chose comme n’importe quel artiste. Ce sont deux catégories des courts-métrages, des actualités pour les salles de cinéma.
trés distinctes. Le financement des films commerciaux vient C’est une vieille institution, remontant aux Anglais, qui com-
souvent de gens qui n’ont rien 4 voir avec le cinéma. Nous fai- mandite des films (j’en ai fait). Mais si vous faites des films
sons nos films d’une facon différente et c’est toujours le met- documentaires en dehors d’elle, il est impossible de les mon-
teur en scéne qui est 4 lorigine d’un projet. J’écris un script et trer. If n’y a donc pas de production indépendante de films
aprés seulement je me mets 4 chercher un financement. C’est documentaires,
donc trés difficile, avec les films que nous faisons, de trouver
Cahiers. Et la télévision ?
un financement ou un distributeur parce que les financiers pen-
sent toujours qu’on risque de ne pas avoir de public pour nos
films.

Cahiers. Quand on parle du cinéma indien en France, ce qui


vient a (esprit, c’est bien stir Satyajit Ray, les films qu’ont
tournés Renoir et Rossellini, etc. Mais il s’agit toujours des films
appartenant aux langues (souvent le bengali} et aux cultures du
Nord de V’Inde. Qu’en pensez-vous ?
Gopalakrishnan. Il y a du vrai dans ce que vous dites. Le
nouveau cinéma indien a commenicé avec Satyajit Ray, méme
sil y a eu de bons cinéastes en Inde avant lui, comme Shanta-
ram par exemple. Mais avec les films de Ray, ce qui est apparu
c’est un artiste contrélant tout son film. Nous venons tous de
lui. Il y a eu d’abord Ritwik Ghatak qui a fait de trés bons
films, trés différents de ceux de Ray et ensuite Mrinal Sen.
Jusqu’au milieu des années soixante, le cinéma bengali a été
ressenti comme le seul bon cinéma fait en Inde. Ensuite il ya eu
des gens sortis de J’Institut du Cinéma de Poona, créé en 1961
par le gouvernement sur les lieux d’un ancien studio de cinéma,
la Prabhat (une compagnie trés importante pour laquelle Shan-
taram a travaillé, qui s’est désagrégée dans les années 50) que le
gouvernement a achetés. On a critiqué l’éloignement de cet Ins- Ci-contre, Adoor Gopalakrishnam. Ci-
titut des grands centres du cinéma, Bombay, Madras, etc. Mais dessus, son premier film intitulé Son
Propre choix (Swayamvatam), (1972),
en fait cet éloignement a profité au cinéma indien parce que histoire d’un couple iégitime qui
l'influence et la pression du cinéma commercial était moins res- tente de vivre en marge de la société
et qui sombre peu & peu. Le film est
setitie 4 Poona. C’est la, grace aussi au National Film Archive produit et distribué par une cdopéra-
fondé en 1964, que les étudiants de cinéma se sont familiarisés tive basée & Trivandrum, fa Chitra-
avec le cinéma du monde entier. Pour la premiére fois les étu- fekha Film Cooperative.

diants étaient en face des possibilités du cinéma ce qui n’était


pas le cas avant. Pour le cinéma du Sud, Samskara a été le pre-
mier film important. Il faut dire d’ailleurs que les gens qui ont’
fait ce film n’étaient pas des anciens étudiants de Poona.

Cahiers, Y a-t-il par ailleurs une tradition documentaire dans


le cinéma du Sud de ’Inde ?
Gopalakrishnan. Pour \e Kerala, oti je travaille, il y a trés
25
Gopalakrishnan. Dans la plupart des villes, il n’ y a pas de cinéma, celui du Kerala est un cinéma régional. Le seul moyen
télévision, seulement dans les grosses cités. Le cinéma est tou- de faire circuler tous les bons films, quelle que soit leur origine,
jours le medium le plus important. La télévision n’a pas de cest le réseau de film clubs. Quand j’ai quitté VInstitut de
poids, elle ne concerne que ceux qui peuvent se loffrir chez Poona en 1965, la premiére chose que j’ai faite a été de fonder
eux, en noir et blanc, et elle dépend du cinéma a qui elle un film club a Trivandrum, au Kérala et d’encourager mes
emprunte des films pour les montrer. Mais vous savez, c’est amis a en faire autant. Pendant des années, je n’ai rien fait
seulement deux heures par jour, ca ne compte pas beaucoup. d’autre que faire circuler des films. Et aujourd’hui, rien qu’au
Kerala nous avons plus de cent ciné-clubs, ce qui crée une base
Cahiers. Revenons al’ Institut de Poona. J'ai lu quelque part réelle pour le développement du cinéma. Méme si un bon film
que cet Institut préparait aujourd *hui au cinéma commercial, ne marche pas commercialement, il sera vu dans ces ciné-clubs.
est-ce vrai ? Ensuite, en 1965 nous avons créé notre coopérative parce que
Gopalakrishnan, Non, seulement les acteurs parce qu’ils nous savions que nous ne trouverions pas d’argent auprés des
peuvent figurer indistinctement dans les deux genres de films ; sources habituelles de financement. Nous avons commencé a
ce qui est important pour eux c’est de travailler et de gagner de cing et maintenant nous avons nos propres studios, nos labora-
Pargent. Si vous prenez un film que j’ai fait en 1972, tous les toires et nous pouvons faire des films de facon autonome.
gens qui ont travaillé sur ce film ont été formés 4 Poona, c’ était
la premiére fois au Kerala qu’un film était entiérement concu et Cahiers. Comment expliquez-vous Vimportance du cinéma
fabriqué en dehors du systéme commercial. On a pu prouver au Kerala qui est un petit Etat et qui, rien qu’en 1979, a produit
150 films ?
ainsi qu’un film comme celui-1a pouvait rencontrer un public,
&tre bien fait et avoir méme du succés, que ¢a prouvait donc Gopalakrishnan, Le cas du Kerala est trés intéressant. C’est
que l'Institut de Poona était utile. l’Etat de I’Inde qui a de loin Ie plus haut pourcentage d’alpha-
bétisation (85 %). On lit beaucoup de journaux. De méme, le
Cahiers. Qu’est devenu Je Film Finance Corporation, cet gouffre entre les riches et les pauvres est moins grand qu’ail-
organisme d’Etat qui devait aider le cinéma ? leurs, c’est une région tropicale ot les gens possédent un petit
Gopalakrishnan. En dix ans, la FFC a produit une cinquan- bout de terre et réussissent 4 vivre, méme quand il y a une
taine de films, ce qui n’est pas beaucoup. Elle ne finance que famine dans le reste de I’Inde. Enfin, le Kerala a toujours été
en contact avec d’autres cultures, et ceci depuis toujours : les
des « films de ‘qualité ». Mrinal Sen, moi-méme pour mon pre-
mier film, avons été financés par la FCC, Mais ce n’est pas caravanes arabes, les Grecs, les Romains, plus tard les Fran-
vraiment un financement, c’est un prét et il faut dire qu’il n’est cais. Il y a méme eu I’influence de Ja religion chrétienne, on dit
presque jamais remboursé. Mais la FCC a changé, a la fois de que l’un des apdtres, Saint Thomas est venu au Kerala. Il y a
nom et de nature, cela s’appelle le « National Film Develope- donc ew rencontre et assimilation d’un grand nombre de cultu-
ment Corporation » dont certains cinéastes font partie, comme res, qui ont fait que les gens du Kerala sont trés ouverts 4 ce qui
Mrinal Sen, Shyam Benegal, d’autres aussi et moi-méme, Nous se passe de nouveau : par exemple, les journalistes ont suivi et
ne sommes pas ses employés mais nous donnons notre avis. commenté l’apparition d’un nouveau cinéma a Trivandrum.
Cela ne fait que quelques mois que nous y sommes et nous Le gouvernement va consiruire un grand studio. Jusqu’a
sommes trés généreux avec ies préts, nous essayons d’aider Jes présent, il fallait aller 4 Madras qui est, avec Bombay, le grand
cinéastes parce que nous comprenons leurs problémes. Nous centre du cinéma indien, et méme plus que Bombay (ot on
avons le projet de mettre sur pied une chaine de petites salles tourne des films en hindi et en maharatti) parce qu’A Madras
dans tout le pays pour montrer ces films et de transformer la on tourne en cing ou six langues différentes. C’est un vrai
corporation en vrai producteur. Nous essayons surtout d’aider Hollywood. Madras n’est pas loin du Kerala, pourtant c’est
les premiers films sur la base de la culture et de la formation une culture irés différente de la notre. C’est pourquoi, pour
préalables de l’auteur. faire nos films, nous voulons nos propres studios. D’ici deux
ou trois ans ce sera le cas.
Cahiers. Vous dites que Samskara a été un film tres impor-
tant pour P’Inde du Sud. Comment ce film vous a-t-il influencé Cahiers. Mais comment votre coopérative va-t-elle coexister
au Kerala ? avec ces Studios ?

Gopalakrishnan. Le film a été fait en 1970 mais je ne lai vu Gopalakrishnan, Pour coexister vraiment, il faut que nous
développions notre propre projet, notre maniére de faire des
que beaucoup plus tard, aprés avoir fait mon premier film.
Parce qu’un film fait au Karnataka en principe n’est montré films. Pour le moment, la production du Kerala va baisser
que 14. C’est un grand probléme que les « film clubs » (ciné- parce que depuis quelques années il s’est passé ceci qu’on ne
fait plus, en Inde, de film en noir et blanc, ce qui est un handi-
clubs) devraient aider 4 résoudre. Les barriéres linguistiques
sont réelles. Un peu comme en Europe. Mais cela est aussi une cap pour les films a petit budget parce que la couleur coiite
bonne chose : les bons films, les fitms « honnétes » comme beaucoup plus cher. C’est un vrai probléme.
Samskara sont trés fidéles a la réalité d’oa ils viennent, tandis
Cahiers. Commeni décrire cette production moyenne du
que les films hindi essaient de s’adresser au public de l’Inde
Kerala ?
toute entiére, donc ne peuvent plus traiter de problémes spécifi-
ques a telle ou telle partie de I’Inde et sont obligés de traiter de Gopalakrishnan. Elle est trés homogéne : ce sont des films
sujets généraux, ce en quoi ils sont « escapistes » : ils ou ily a nécessairement un élément de romantisme et un dlé-
wappartiennent 4 personne ni 4 aucun lieu, comme les films ment de suspense. Pour étre sfir de ne pas se tromper, on dose
hollywoodiens qui s’adressent au monde entier et pas seule- toujours les deux, comme en cuisine : c’est la formule. On ne
ment a l’Amérique. Si vous avez des danses, de la musique, un prend pas de risques. Et puis, il y a beaucoup de formes tradi-
héros et une héroine qui tombent amoureux l’un de I’autre, tionnelles propres au Kerala, plus populaires et spontanées, qui
vous n’avez pas besoin de comprendre la langue qu’ils parlent, ont été perdues avec la modernisation de la vie et que le cinéma
vous connaissez déja Vhistoire, vous avez déja vue... Or, le seul peut continuer a faire vivre.
cinéma indien est régional : le cinéma bengali est un cinéma
régional, le cinéma maharatti est un cinéma régional, notre Propos recueillis par Charles Tesson
Hong Kong : scéne de film et scéne de rue.
SA
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A

come 9
JOURNAL DE HONG-KONG |
PAR SERGE DANEY

Eté 1980. Il était tentant de profiter d’un voyage en Extréme-Orient pour en savoir un peu plus sur Pun des cinémas
les plus actifs du monde : celui de Hong-Kong. De 1a, ces notes de voyage (anecdotes, critiques de films et embryons
de réflexion mélés). De la aussi deux parenthéses, l’une 4 Pékin et l’autre 4 Manille.

1°" aoat 1980 cinéastes commerciaux (ou de |’ Industrie,


comme on dit ici) et l’incapacité des studios
Une nouvelle vague 4 HK? Leung (Shaw et autres) 4 former une reléve. .D’autre
Noong Kong est depuis deux ans « program- part, une relative ouverture de la télévision
ming research executive» a la HKTVB, au travail personnel de jeunes auteurs, en
Pune des deux chaines de télévision de Hong général formés 4 I’étranger (USA, Angle-
Kong. Il m’a donné rendez-vous dans un terre). En bonne logique, ces jeunes téléastes
quartier nouveau, Join dans le nord de la (Ann Hui, Patrick Tam, Tsui Ark, Allan
ville, pour m’exposer ce qu’il sait du « jeune Fong sont les noms qui reviennent le plus
cinéma » de HK. Le bureau se trouve sur souvent) devaient tenier de travailler pour
Broadcast Drive, la bien nommeée, la rue des une Industrie malade et de ce fait préte a leur
media : les bureaux de la RTHK, la chaine donner une chance. Il me semble que j’arrive
rivale, se trouvent en face. Les deux chaines a HK au moment ot l’on peut juger des pre-
proposent quatre programmes, deux en miers résultats de cette greffe on ne peut plus
Huang Fei-Hong anglais et deux en cantonais (4 HK, on ne sauvage : décevants. D’une part parce que
parle pas‘le chinois de Pékin, le mandarin, l’Industrie est tout 4 fait incapable de faire
mais le cantonais : cette barriére linguistique autre chose que du profit rapide, sans souci
a est lourde de conséquences). Leung, qui a été
critique de cinéma et qui a travaillé trois ans
du minimum de qualité. D’autre part parce
que cette nouvelle génération, nourrie de
a la radio de Londres, a des préoccupations télévision, ne pouvait s’appuyer sur aucune
théoriques. Le marxisme |’intéresse et, a tra- tradition proprement chinoise du cinéma.
vers les althussériens anglais de Screen, il est Leur identification méme 4 la Chine est pro-
familiarisé avec les « modes de produc- blématique. Nés aprés la guerre} grandis a
tion », les « pratiques signifiantes » et les HK, ayant appris le cinéma a 1’Ouest, ils ne
« coupures épistémologiques ». Il sait ce se sont sentis redevenir chinois que vers les
qu’il dit et il sait qu’il le sait. Dans le tableau années 70: la Révolution Culturelle, le
qwil me brosse des rapports cinéma- voyage de Nixon et Pentrée de Pékin a
télévision 4 HK, il y a un petit cété « ah, si VONU ont créé une identification panique 4
seulement vous étiez venu hier! ». Il y a la Chine. Aprés la chute de la bande des qua-
encore trois ans, il y a eu un mini-ge d’or de tre, tout le monde est retombé dans l’apathie
la télé, mais c’est un peu fini. Il y a tout juste politique qui caractérise aujourd’hui HK. Je
un an, on s’interrogeait encore sur la possible rencontre déja le discours, tantét plaintif
émergence d’une « nouvelle vague » 4 HK, tantét cynique, que je ne vais plus cesser
mais on n’a rien vu venir. L’Occident, pour d’entendre au cours de mon voyage : Hong
qui le cinéma de HK se réduit aux films de Kong est une colonie de Ia couronne
Toutes les fois qu’il a été possible, j'ai kung fu Gimproprement rebaptisés karaté), anglaise : « a house is not a home, a colony is
utitisé la transcription pinyin (Mao
Zedong au lieu de Mao Tse Toung), au mythe des Shaw brothers et, pour les plus not a country». Du statut colonial, HK a
surtout pour ce qui touche au cinéma cultivés, au seul nom de King Hu, n’ena rien toutes les tares (morgue de l’administration
ancien. Mais cette transcription est
basée sur [a prononciation pékinoise su. Dommage. Dommage, parce que l’arti- anglaise, manque d’élections, manque de vie
du chinois et non sur 1a prononciation culation entre le cinéma et la télévision, ques- politique) plus une : elle ne peut méme pas
cantonaise qui comporie des traits tion aujourd’hui partout essentielle, s’est réver 4 sa libération, un « free Hong Kong »
phonétiques particuliers et pour les-
quels on peut garder ta transcription posée 4 HK avec une grande acuité. Leung est impensable. Son destin est de revenirt6t ou
anglaise usuelle. Surtout s'il s'agit de m’explique que la conjugaison de deux phé- tard a la Chine. La date ‘est méme fixée :
noms célébres (Bruce Lee et non Li
Xiaolong, King Hu et non Hu Jingian, noménes aurait pu produire une nouvelle 1997. Ici, pour parler de la Chine populaire,
Run Run Shaw et non Shao Yitu). vague. D’une part, le vieillissement des si proche et si lointaine (Canton se trouve a
28
une centaine de kilométres), on dit « Main-
land China », littéralement « la principale-
terre-Chine ».

2 aoit
Héroisme. HK tient en trois chiffres. Plus
de quatre millions d’habitants, 6 000 films
en 70 ans et... 2000 cinéphiles, C’est, cultu-
rellement, une ville trés faible. Elle fait le
désespoir de ses intellectuels. J’y suis arrivé
avec quelques adresses en poche (grace a
Pierre Rissient et 4 Tony Rayns, qu’ils en
soient remerciés), dont celle du « staff » du
Festival International du Film de Hong
Kong. Dans un bureau du City Hall qui
donne sur le bras de mer qui sépare le Hong
Kong side du Kowloon side (la vie 4 HK se
résume a l’incessant passage d’un side a
Vautre, par bateau, par tunnel ou par
métro), quatre personnes font preuve
dhéroisme pour organiser chaque année
ledit festival. L’argent vient de [’Urban
Council qui ne vise qu’A un peu de prestige
culturel dans une ville qui, sinon, n’aurait
rien 4 montrer que des shopping centers et
quelques jonques. En 1980, pour sa qua-
trigme année, le festival a monté une rétros-
pective des films d’arts martiaux. L’année
précédente, ce fut le cinéma cantonais des
années 50. Le but des organisateurs du festi-
val n’est pas trés mystérieux : « I/ n’y a ence
moment aucun groupe professionnel, aucune
institution spécialisée qui entreprenne une
recherche sur le cinéma de Hong Kong. Or,
plus le temps passe, plus les films et les maté-
riaux se détériorent et disparaissent, et la
tache d’étudier, d’évaluer et de préserver la
tradition du cinéma de Hong-Kong devient Hui. Née en 1948 et célébre pour ses télé- Su Xiao Mei est un des innombrables
urgente ». Donc, Albert Lee, Freddie Wong, opéras cantonais filmés pendant les
films, elle a réussi son passage 4 I’Industrie années cinquante. Ce fut l’Age d'or du
Law Waiming et Lau Shinghon se donnent avec un thriller, The Secret. The Spooky cinéma cantonais made in HK: plus
beaucoup de mal pour restituer 4 HK son de cent films par an {arts martiaux,
Bunch est son second film et elle n’a dit de le mélodrames, opéras). Les grands arti-
propre cinéma, un cinéma ignoré ou ‘ yéaliser qu’a Pappui d’une star locale, Siu sans de ce cinéma s‘appellent Li Tie,
méprisé, une histoire peu ou mal connue. Fong Fong. II s’agit d’une farce totalement Qin Jian, Li Ghen-Feng. Verra-t-on
feurs films un jour ? (phota CDCC)
Leurs publications sont soignées et somp- trépidante qui se passe dans les milieux du
tueuses, leur approche des films assez struc- théatre. Une troupe d’opéra cantonais voit
turaliste. Il y a 1a 4 la fois un populisme un ses membres un 4 un possédés par des
peu guindé et des références théoriques inat- esprits. D’ot quiproquos et gags. On com-
teridues (Lacan, les Cahiers). Sur le bateau prend a la fin qu’il s’agit de soldats qui vien-
qui nous méne 4 I’fle de Lamma (oi je vais nent se venger auprés des descendants de
squatter pendant une semaine), Law Wai- ceux qui leur ont vendu des médicaments
ming me dit avoir traduit en chinois la empoisonnés au cours de la guerre sino-
bataille d’éditoriaux entre les Cahiers et japonaise. Le film témoigne d’un grand brio
Cinéthique. Je lui dis que ce débat est un peu et les scénes de possession donnent lieu a Une nouvelle vague 4 HK? Ce n’est
rétro, pas sar. Mais le talent de Ann Hui, lui,
beaucoup de gaité. La familiarité entre est certain.
« fanté6mes » et personnages « réels » est un
Le fantéme de Il’opéra cantonais. Je peu celle de The Ghost and Mrs Muir, la tré-
vois mon premier film dans un quartier pidation en plus. A travers ce film, je décou-
populeux de Kowloon, Le Fifm Culture Cen- vre — c’est un choe — l’opéra cantonais.
ter est une école de cinéma, plus théorique Renseignements pris, il s’est agi, sur scéne ou
que pratique, une sorte de petit Censier pas filmé, d’un des genres majeurs du vieux
trés opérationnel. Mais c’est un des rares cinéma de HK. Mais alors que l’opéra de
endroits 4 HK ott le cinéma est autre chose Pékin est connu, étudié, copié, exporté,
que profit rapide ou drogue éphémére. Le Vopéra cantonais n’évolue plus depuis la
film s’intitule The Spooky Bunch (ce qui mort, en 1959, de son dernier grand repré-
pourrait se traduire par « La Bande des reve- sentant, Tang Disheng, le librettiste génial.
nants ») et son auteur, dont j’entends parler C’était un genre riche en revenants, en héroi-
avec insistance depuis mon arrivée, est Ann nes positives et néanmoins inoubliables, en
JOURNAL DE HONG KONG 29
critique sociale. Verra-t-on un jour The But- Indonésie). Elle aurait ainsi développé un
terfly and the Red Pear, Princess’ Tragedy cinéma 4 la fois chinois et espéranto. Vic-
ou The Purple Hairpin 2? i) faut oser l'espé- toire a la Pyrrhus donc, car elle y aurait
rer. Il est arrivé 4 ’opéra cantonais filmé la perdu son ame.
méme chose qu’au mélodrame cantonais:
trop locaux, trop lents, pour résister, dans Du kung fu dans le réel. Je me proméne
jes années 60, a l’internationalisation du avec Cheung Chin dans Wanchai. une musi-
cinéma de HK. Le succés public du film de que se fraie un chemin dans le tumulte auto-
Ann Hui n’est pas étranger a cette discréte mobile. Elle vient du préau d’un terrain de
résurrection du genre. jeu, enserré de grillages. On y pénétre. Cela
s’appelle «Martialand », une féte des arts
4 aoit
martiaux comme il en existe encore dans les
quartiers (m’explique Cheung). Autour
Pékin veut manipuler. Cheung Chin fut une piste carrée, d’un ring sans cordes, il y
un des premiers éléves du département de a des percussionnistes (d’ot la musique), des
cinéma de Censier aprés 1968 et il s’en sou- organisateurs, des arbitres, des jeunes gens
vient. Il parle frangais et sera un guide pré- en survétement. Sur les gradins de ciment, le
cieux. Il me présente Allan Fong qui est jus- public attend, attendra longtemps que la féte
tement en train de tourner un film. La parti- commence. L’humeur est bonne, les annon-
cularité de ce film est d’étre produit par ce ces au micro se succédent et font rire. Il
qu’on appelle ici les « leftist companies » s’agit de combats (une sorte de boxe fran-
(les compagnies gauchistes). A travers ces caise — ou thai ?) et d’exhibitions de kung
entités-fantoches, Mainland China produit fu opposant l’équipe locale 4 une équipe
des films qu’elle tourne 4 HK et qu'elle dis~ canadienne invitée, Il y a une danse de dra-
tribue ensuite, 4 HK (od ces compagnies pos- gons, le dragon du nord et le dragon du sud,
sédent quelques salles) et parfois méme en ayant peur et se faisant peur, se roulant sur le
Chine. Les studios gauchistes reviennent de sol et se relevant. Le programme est trés
loin. IIs ont derriére eux dix ans d’insuccés long: des garcons et des filles, raides et
commierciaux : tout ce qu’ils ont pu produire sérieux, font patienter entre les combats en
était trop miévre et trop idéologique pour le effectuant, seuls, des figures de kung fu. Ils
got de HK et quand méme trop violent et dessinent dans l’espace quelque chose qu’il
trop trivial pour le gofit supposé des Chinois est impossible (pour moi) de ne pas prendre
de Mainland. Décus, ils avaient fini par se pour de I’écriture dont leurs corps seraient 4
rabattre sur des travelogues. Aujourd’hui, ils la fois les caractéres et le pinceau.
font appel 4 de jeunes talents venus de la L’enchainement des gestes (de méme qu’il y
télévision, comme Allan Fong. Vu l’évolu- a dans !’écriture chinoise un ordre obligé des
tion de Mainland, un compromis entre le traits) dit la menace et l’exorcisme d’un autre
moralisme idéologique de la mére-patrie et le invisible qu’on ne cesse de maintenir a dis-
sens du show-business de HK n’est plus tout tance, C’est. ce qu’on ne peut pas voir dans
a fait impensable. Pour le moment, personne les films parce que 1a tout est truqué, haché,
n’y croit vraiment et Pékin perd réguliére-~ escamoté par le montage, ou trop rapide.
ment de l’argent. Allan Fong a étudié en Qu’est-ce que le kung fu ? « une coordina-
Californie et il a le cinéma américain dans ia tion du corps, des mains, des yeux et des
téte. Je lui demande ce que représente pour pieds » assure un homme de 80 ans, Siu
lui le cinéma chinois ancien, celui des années Hongsang qui enseigne a |’Université de
trente, quarante, cinquante, etc. Y a-t-il une Hong-Kong. Il ajoute que les motivations de
filiation ? La réponse est non, définitive- ses éléves sont, par ordre décroissant, le désir
ment. Aprés 1949 et surtout aprés la Révolu- de se maintenir en forme, d’appartenir a la
tion Culturelle, l’influence du cinéma chinois culture chinoise, de s’amuser et — last and
sur celui de HK ne s’est pas exercée a travers least — de pouvoir se défendre si on les atta-
les films mais 4 travers les cinéastes qui, pour que.
diverses raisons, quittaient Mainland et
venaient travailler 4 HK. C’est cette généra-~ Le kung fu filmé. Revenu dans mon ile, je
tion qui est aujourd’hui encore en activité, me plonge dans la lecture du: catalogue du
bien que trés vieillie. Ils se sont adaptés A HK festival de HK sur les arts martiaux. Lecture
et de leur passé, ils parlent peu. Je me passionnante (dans ce qui suit, j’emprunte
demande soudain si le cinéma de HK posséde © aux études de Sek Kei, Ng Ho et Roger Gar-
une logique et un avenir propres ou si son cia). Une chose est claire : que ce soit dans la
succés ne lui est pas venu d’une situation trés Chine réelle (celle des monastéres et des
paradoxale: HK aurait géré aprés 1950 sociétés secrétes), dans les livres ou dans les
Vénorme stock de littérature populaire films (of histoire et mythologie se mélent
(comme les récits d’arts martiaux) que le inextricablement), il y a toujours eu deux
cinéma chinois officiel, soumis aux normes directions dans les arts martiaux : une force
de Yenan, ne pouvait plus intégrer. HK qui va vers le dedans (en chinois : nei gong)
aurait profité de la situation. La colonie se et une force qui va vers le dehors (wai gong).
serait substituée 4 Pékin pour ce qui est de Le grand débat sur la philosophie des arts
fournir immense diaspora chinoise en ima- martiaux trahie au profit de la commerciali-
ges (de Taiwan a4 Singapour, des USA en sation des seules techniques de combat est un
30 ASIE
vieux débat qui traverse Vhistoire de la
Chine. JI traverse par exemple [’histoire du
temple de Shaolin, riche filon fictionnel tou-
jours trés utilisé. Au début du XVIIE siécle,
des moines mirent au service de l’Empereur
(contre un ennemi qui est peut-étre déja
russe) des techniques de combat qu’ils
avaient muries en secret et qui les rendaient 4
peu prés invulnérables. Ils constituérent un
ordre mi religieux mi séculier, A Ja fois res-
pecté, envié, craint et diffamé auprés de
V’Empereur qui, en 1736, fit bréler le monas-
tére. Par fa suite, Shaolin devint un des lieux
de résistance politique 4 la dynastie des Qin
et le XIX® siécle est plein de la guerre que
d'autres ordres (et d'autres techniques de
combat) leur livrérent. A Paube du XX¢ sié-
cle, dans le contexte de la semi-colonisation
de la Chine, ces techniques servent le natio-
nalisme chinojs, avec pour centre Canton et
pour moment fort la révolte des Boxers
(1900). De 1a au cinéma, le fil de I’histoire ne
se perd pas : il y a trés vite des films d’arts
martiaux fantastiques dans le cinéma chinois
(The Burning of the Red Monastery date de
1928). En 1950, dans le cadre du cinéma can-
tonais de HK, le genre explose. Il y a un per-~
sonnage essentiel, totalement inconnu en
France, qui s’appelle Huang Fei-Hong ;
c’était un professeur d’arts martiaux qui
devint (vingt-cing ans aprés sa mort) le héros
de 85 films tournés avec l’acteur, Kwan Tak-
Hing, qui pendant trente ans s’identifia com~ résistance & une pression qui a souvent
changé de visage. Résistance aux envahis-
plétement a lui. Ces films vieillots, platement
filmés, sont des documents sur ce qu’a pu seurs non-chinois, résistance 4 la grande cul-
tre la culture cantonaise de l’aprés-guerre, ture chinoise impériale (toute entiére tournée
au moment ot l’opéra et le mélo connaissent
vers les lettres), résistance aux « diables
aussi leur Age d’or. Une culture méridionale étrangers » et aux « longs nez », résistance a°
(comme, disons, Naples peut &tre le sud par la moralisation du cinéma, laquelle est tou-
rapport 4 Milan) faite de maisons de thé, jours venue du Nord, c’est-a-dire de Pékin.
Inutile de dire que la condamnation du film
d’oiseaux domestiques, de concours de
darts martiaux par les idéologues de Main-
pétards, de joutes de dragons, un monde
land fut sans appel (« Je film d’arts martiaux
pragmatique, qui a les pieds sur terre et qui
Jantastique met Vaccent sur les malheurs
parle cantonais (dont la sonorité n’a rien 4
individuels afin d’obscurcir les contradic-
voir avec celle du mandarin). On voit encore
tions entre les classes, il propage la croyance
les films de Huang Fei-Hong 4 la télévision,
féodale et superstitieuse dans la récompense
tout le monde les a vus et les instructeurs en
afin d’émousser fa détermination du peuple a
arts martiaux d’aujourd’hui y ont souvent
résister et il promeut la poursuite irréaliste
fait leurs premiéres armes. La série Huang
du Tao loin dans les montagnes ou dans les
Fei-Hong a dii céder le pas, vers le milieu des
monastéres afin de détourner le peuple de la
années 60, 4 un rythme plus rapide, 4 moins
lutte réelle », écrit-on en 1963 dans l’histoire
de réalisme, plus de sang, et surtout 4 beau-
officielle du cinéma chinois). Enfin, il y a la
coup moins de confucianisme.
résistance de la culture cantonaise, du Sud au
Nord. Et aujourd’hui ? J’aurais tendance 4
Résistances. On dit souvent en France, dire : résistance des habitants de la colonie 4
par bonté d’4me sociologique, que les films Ja dureté d’une vie of tout est provisoire.
de kung fu sont pour leur public une facon
d@’oublier ses conditions de vie ou de dire non
4 la culture dominante. Comme tout opium,
ils seraient a la fois l’aliénation et une
réponse a l’aliénation. C’est vrai. Mais cela
dispense en général d’aller plus loin. On Deux bois gravés représentant la vue
du monastére de Shaolin et un des
pourrait se demander si, aprés tout, il n’y a cing héros fondateurs de ta tradition,
pas (eu) de bons films de kung fu. On pour- nommé Ga Dezhong. En haut, un des
rait vouloir en savoir plus. Parce que c’est meilleurs films récents sur l’histoire
du fameux monastére, The
depuis toujours que les arts martiaux ont . 86th Chambers of Shaolin, de Liu -
correspondu en Chine a de la résistance, Chia-liang (1978).
JOURNAL DE HONG KONG

5 aoat
Un clivage. Projection privée de The
Sword de Patrick Tam, autre premier film
d’un brillant téléaste pour une grande com-
pagnie, la Golden Harvest. Passera-t-il la
En haut & droite: le héros du film de ligne? Dréle de situation ot un jeune
Patrick Tam, The Sword est content
de son épée. Le film n’est pourtant cinéaste doit absolument faire ses preuves
pas satisfaisant. dans un genre aussi codé que le film de kung
fu ou le swordplay. Va-t-il le détourner ou
va-t-il simplement remplir son contrat ? La
Golden Harvest est Pautre grande compa-
gnie, plus modeste (dix films par an) mais
plus moderne que les Shaw (quarante films
par an). Tam a di refaire quatre fois le scé-
nario. Les héros du film sont moins des hom-
mes que des épées (une bénéfique et une
maléfique) qui sont a la fois des armes, des
phallus, des fétiches et des héritages. Je
n’aime pas le caractére hybride du film, son
esthétique publicitaire, sa musique sous-
Huang Fei-Hong moriconienne, ses acteurs guindés, ses flots
Le film de kung fu r’a pas commencé
de sang. Cela fait un peu penser au western
avec Bruce Lee. Dans les années 50, au moment ot Peckinpah est arrivé: on
Ja série Huang Fei-Hong incarne un n’est plus naif mais comme on ne sait rien
kung fu réaliste et raisonnable, trés
marqué par les valeurs confucéennes. faire d’autre, on exagére. A la fin du film, au
acteur Kwan Tak-hing (qui s‘identitia cours d’un combat monstre, le méchant a
complétement & Huang) offre l'image
d'un pére bienveillanit et d’un maitre bout de ressources, se transforme en une
strict. Ce qui est recherché, c’est la sorte de projectile humain et fonce vers
Vertu, et l'une des vertus est la
patience. || faut que le méchant (tou- Vautre (le bon, acculé a un mur) ’épée en
jours joué par le méme acteur, Shih avant, comme une fléche. Résistant de toutes
Kien} verse de l’eau sur la téte de ses forces a cet assaut, l’autre le débite litté-
Huang pour que celui-ci consenie a
combattre, Parmi les figurants qui ralement en deux morceaux qui, heureuse-
observent ledit combat, on reconnatt ment, tombent hors champ. Devant cette prise
{au bord, & droite) Liu Chia-liang,
devenu aujourd'hui un des meilteurs a ja lettre de la notion de « clivage », il
représeniants du genre. En bas, on est difficile de ne pas se sentir un peu psycha-
retrouve Huang/Kwang comme
« guest star » d’un film récent de Yuen nalyste. L’exagération permet de voir, sous
Woo-ping, Butcher (1980). Il s’agit d'un forme de gag, ce dont le code a pour fonc-
hommage de la jeune géneération au
grand ancien. Dans ce film on a mis
tion d’interdire Ia représentation. En l’occur-
Huang Fei-Hong au défi de combattre De haut en bas: Huang Fei-Hong {joué par Kwan Tak- rence (et ceci vaut pour tous les films d’arts
tout en tragant une calligraphie. Vain- Hing). The incredible Success in Canton (1968), How
Huang Fei-Hong saved Liang Kuan in the Tiger Cave martiaux que je verrai), tout ce qui a trait au
queur, le pinceau a la main, le vieux
maitre triomphe. (1958) et Buicher (1980). désir sexuel (4 HK, les puritanismes anglais
32 CHINES
et chinois se sont ligués pour faire de cette
ville — malgré une légende imméritée — un
endroit clean ot tout est sacrifié 4 la rentabi-
lité économique). :

6 aoit
Rencontres. Chris Marker est en ville. Il
repasse sur ses traces et il filme « a tout
hasard », pas mécontent d’étre sorti de
Paventure du Fond de l’air est rouge. Par ail-
leurs, son ami Terayama tourne 4 HK. Le
staff du Festival organise un déjeuner. Mar-
ker me dit que HK (qu’il n’aime guére) a
beaucoup changé. Il vient d’Okinawa et il va
en Chine od il ne s’est pas rendu depuis
Dimanche & Pékin. Pendant le repas (i) fait
trés chaud), divers sujets sont agités : la mort
mystérieuse de Bruce Lee, le bruit selon
lequel les gardes rouges auraient tourné des
choses pendant la révolution culturelle. Quid
de ces films ? les verra-t-on un jour ? que
fait-on des films la-bas ? les archive-t-on ?
On me montre une coupure de presse d’un
journal chinois parlant de l’incendie d’un
dépét de la Cinémathéque Francaise. Et films n’ont pas été distribués en France mais King Hu et sa femme Ling Chung en
Gorée au moment du tournage de
puis, pourquoi conserver ? Le cinéma aura ont fait le tour des festivals on ils ont été trés Legend of the Moutain (dont elle est
peut-étre été le réve collectif du vingtigme aimés. Dans le bureau oi il me regoit, je scénariste}. Les grands films de King
Hu sont: Sons of the Good Earth
siécle. Marker va prendre des photos 4 Cat compte rien moins de dix-neuf diplémes (1965), Dragon Gate inn (1966), A
street. On se sépare. accrochés aux murs. Le film le plus célébre Touch of Zen (1969), The Fate of Lee
Khan (1972), Raining in the Mountain
Le soir, dans le bureau du festival, je de King Hu est A Touch of Zen (1969) que (1977-1979). A quand un hommage &
croise Lau Shinghon qui interviewe un trés j’ai vu a Berlin, dix ans aprés, par une nuit King Hu ?
vieux cinéaste chinois. Li Pingqian a quatre- froide. Ses deux derniers films, Raining in
vingt ans: il a tout vu, tout vécu, il a fait the Mountain et Legend in the Mountain,
d@innombrables films (le plus célébre est The tournés simultanément en Corée
Awful Truth, mais je ne saurai jamais s’il (1977-1979), furent des échecs commerciaux.
s’agit d’un remake du film de McCarey). Je Depuis, King Hu est 4 la recherche d’un nou-
ne retiens qu’une chose de ce qu’on me dit veau démarrage. Il demeure néanmoins,
qu’il dit : dans les année trente, A Shanghai, cest unanime, le cinéaste le plus admiré
on voyait les films de Lubitsch, de Sternberg, parce qu’il a prouvé qu’avec un peu plus
presque en méme temps que leur sortie a d’argent, de temps de tournage, de soin, de
POuest. Aprés (soupir),.. C’est Lau Shing- talent et d’érudition (é€videmment, ce n’est
hon qui s’intéresse le plus au vieux cinéma pas rien), on pouvait fabriquer 4 HK des
chinois, qui lutte pour que ces films soient swordplays comparables aux meilleurs
retrouvés, préservés, projetés, vus, aimés. jidai-geki japonais. Il me recoit dans son
Lui-méme n’a vu qu’un seul film chinois bureau de Fai Po Street avec la plus grande
muet. A HK, dit-il, le cinéma marche parce gentillesse. Je lui dis & quel point il est hon- Xu Feng, l’actrice favorite de King Hu
que c’est, vue lexignité du territoire, le seu/ teux que la plupart de ses films soient ignorés dans A Touch of Zen. Ses parents tui
ont Interdit de poursuivre sa carriére.
loisir. Le mot « évasion » prend ici tout son en France : il semble résigné. Il promet de Or, elle est géniale.
sens. D’ou aussi cette fuite en avant de’ me montrer (4 mon retour de Chine) Raining
et Legend. Pour le moment, nous échan- =
V'Industrie : alors méme qu’il y a saturation
de films de kung fu, les Shaw brothers conti- geons des batons rompus. Sur HK qui n’est
nuent a en produire. Leur devise semble pas une vraie ville mais « a borrowed time, a
étre : vite et mal. borrowed place » of: aucun contrat ne peut
aller au-dela de 1997. Mais alors, ov aller ?
ot travailler ? Il y a bien des possibilités de
7 aoit
co-production avec la Chine populaire, mais
Visite 4 King Hu. Il y a un cinéaste chinois elles sont hasardeuses : Mainland n’a pas de
connu a l’étranger, c’est King Hu. Son vrai devises, gonfle les cofits et ne fournit aucun
nom est Hu Jinquan et il est né 4 Pékin en compte d’exploitation. A Pékin, on engloutit
1931. En France, c’est l’excellente revue encore 30 millions de dollars HK par an pour
Positif qui Ya découvert il y a quelques financer les compagnies gauchistes, mais on
années. Selon un scénario ici habituel, il est na pas encore ré-appris le cinéma comme
arrivé en 1949 4 HK pour quelques jours et y industrie. Et puis, il y a trop de mauvais sou-
est resté trente ans. Il a d’abord été dessina- venirs liés 4 la Révolution Culturelle. En par-
teur, acteur, scénariste chez les Shaw pour tant, je dis 4 King Hu que j’ai été invité a
qui il a réalisé son premier film (The Sons of voir un film d°un des meilleurs cinéastes chi-
the Good Earth, 1964). Curieusement, ses nois, mort en 1967, Zhu-Shilin. Je connais
JOURNAL DE HONG KONG 33
ment) : tous les films projetés dans les salles
de HK sont sous-titrés et plutét deux fois
qu’une : en anglais et en chinois. Ne pas
oublier que Pécriture chinoise est comprise
de tous les Chinois. Un Pékinois, un Shan-
ghaien, un Cantonais se comprennent s’ils
s’écrivent, pas s’ils se parlent. D’ow les sous-
titres. Ce qui fut longtemps en France (je ne
dis rien des USA ou de I’Italie) synonyme de
snobisme barbare et d’atteinte au plaisir du
cinéma est ici, dans le cadre d’un cinéma
hyper-populaire, la régle.

8 aoait
Les incontournables fréres Shaw.
Jusqu’ici j’ai rencontré |’intelligentsia ciné-
phile, de jeunes cinéastes. Leurs problémes
ont quelque chose d’universel. Mais ]’essen-
tiel de la production filmique de HK vient
encore des studios des célébres fréres Shaw.
Impossible de ne pas aller Jes voir, 14 ot ils
sont, tous au nord de la ville, dans les « Nou-
veaux territoires » ot ils ont construit leur
Movieland. Ts ont construit (en 1961) de
telle fagon que tout ce dont ils ont besoin est
1a, sur place: décors naturels intouchés,
bouts de ville en stuc, laboratoires, etc. Mon
contact a Clearwaterbay road est Chua Lam,
lun des executives de la maison, préposé a
Vaccueil des journalistes étrangers, whisky-
phile et calligraphe hors pair. II vient me
chercher 4 bord d’une petite Volkswagen qui
appartient au studio et qui nous le fait tra-
verser. L’endroit ressemble 4 un grand chan-
tier, assoupi mais net. Des figurants
s’entrainent a tirer a l’arc (ils sont nuls), on
cloue des branches vraies sur des troncs faux
pour créer un concept de jardin. Sur notre
passage, les regards sont obséquieux. Tout
est fabriqué sur place : il y a une fabrique de
fresques et de dragons en platre. Dans un
local étroitement surveillé sont entreposés
tous les costumes, doublés de leur photogra-
ce film, me dit-il ; j’y ai été assistant décora- phie et classés selon l’époque et la prove-
teur. Savez-vous comment Zhu est mort ? nance: ils servent jusqu’a usure absolue.
Pendant Ja Révolution culturelle, un de ses Certains, authentiques, sont venus avec les
vieux films (Sorrows of the Forbidden City, réfugiés de Mainland qui, aujourd’hui
1948) est ressorti 4 Pékin. Liu Shaogi le encore, continuent 4 affluer. Chez les Shaw,
défendit mais Mao l’attaqua. Le film devint il faut quatre jours pour monter un décor et
un enjeu politigue et Zhu, déja malade, en un peu plus d’une semaine en moyenne pour
mourut de tristesse. Ce n’est évidemment pas faire un film, c’est-4-dire pour en avoir fini
le seul récit d’amertume qu’on me fait de avec lui. L’autarcie du studio fascine. On
Vex-GRCPC. parle souvent, avec un mélange de réproba-
tion et de nostalgie, d’usines 4 réves, de pro-
Lectures du film. J’entre dans le premier duction sérielle, de séries B ou Z évanouies,
Deux vues des studios Shaw 4 Clear-
cinéma venu, sur la frénétique Des Voeux etc. Shaw Movieland est un des derniers
water Bay. La résistible ascension des road ow passe une « kung fu comedy » intitu- endroits au monde ow le réve est ainsi usiné.
Shaw est une tongue histoire. C'est lée By Hooks or by Crooks et signée Mak Kar.
Runde Shaw qui fonda en 1950 la Un léger malaise saisit le visiteur lorsqu’on
Shaw and Sons Company ef qui langa Deux hurluberlus en sont les héros parodi- lui montre les dortoirs ot dorment les
{idée plus que matline} la production ques. Il faut savoir que parallélement au employés. Sur 1 300 personnes salariées par
de fitms en mandarin pour les chaines
de cinéma que les Shaw possédaient
kung fu sanglant et sérieux (le seul visible en Shaw, 300 ne quittent jamais les studios.
déja dans tout le Sud-Est asiatique. France), il y a la kung fu comedy ot tout est
Crest Run Run Shaw qui concrétisa impitoyablement tourné en dérision, rendu La réussite de Run Run Shaw vient de ce
Vidée. Venu en 1957 de Singapour, il
crée la compagnie Shaw brothers, burlesque et trivial, selon un nihilisme pro- qu’il a commencé par étre exploitant (@ Sin-
triomphe des compagnies rivales pre 4 HK. Le film me parait trés mauvais et gapour), puis distributeur, puis enfin pro-
(Cathay, etc.) et absorbe a un moment
ious les talents de HK. C’est beau- je pars avant la fin. Je remarque quand ductéur. Du cinéma, il connait les deux
coup mains vrai aujourd'hui. méme ceci (qui me fait sourire intérieure- bouts. Aujourd’hui, sur quarante films
34 CHINES
annueéls, trente sont des films de kung fu et que dans ses meilleurs films, Zhu est com-
les autres sont des mélos ou des thrillers, par- parable a Ozu. J’en tremble de joie. La pro-
fois des semi-documentaires. L’idéologie jection du film est homérique (le film a
dominante 4 Shaw Movieland, c’est qu’il n’y rétréci !), les éléves sont stoiques. Mais aprés
a aucune raison d’arréter de faire ce qu’on le film, Lau doit batailler ferme pour les con-
sait faire tant que ca marche. D’entrée de vaincre qu’il s’agit d’un bon film, important
jeu, il y a quelque chose de défensif dans ce pour le cinéma chinois, important pour eux.
que me dit Chua Lam: ici, on ne fait pas La croyance ici (mais pas seulement ici) est
d’art, on ne recherche méme pas la qualité, qu’un vieux film ne peut pas etre supérieur A
voi ch’entrate... En souffre-t-il ? Par popu- un film nouveau. Cette fuite en avant est
lisme abject, je lui dis qu’il est souvent arrivé tout 4 fait dans le style de HK : l’avenir est
qu’une production populaire ou réputée inquiétant et Je passé est indicible. Le film de
mineure vieillissait mieux que des ceuvres Zhu, que je trouve trés beau, m’éclaire sou-
réputées sérieuses, qu’on ne sait jamais... Tl dain sur HK et son histoire. Le sujet est
me regarde avec méfiance. Les Shaw n’ont celui-ci : chaque année, 4 Voccasion d’une
pas bonne réputation, ils ne sont méme pas féte, les employés doivent offrir des cadeaux
trés malins, ils ne flairent pas le vent : con- a leurs patrons. L’un d’eux, le héros du film,
trairement 4 d’autres, ils n’ont pas diversifié * trés pauvre, vit dans l’angoisse, s’endette.
leurs activités, ils n’ont pas appris 4 faire Lorsqu’il ajoute enfin ses cadeaux a la pile
autre chose que du kung fu (ils ont méme des autres, le patron ne le voit méme pas. Fin
renoncé a leurs tentatives de co-productions amére, chanson triste et plan du globe terres-
avec l’étranger). Sera-t-il temps, 4 la mort de tre qui tourne, introduisant l’idée d’une soli-
Run Run, de changer de cap ? Ce n’est pas darité des exploités. Le film fut réalisé pour
stir. Pour le moment la force des Shaw, c’est une compagnie « gauchiste » de l’époque, la
leur immobilisme méme : ils font des films Feng Huang, dans le but de sensibiliser le
pour toute la diaspora chinoise a travers le public de HK a des sujets sociaux. Zhu Shi-
monde et pour les travailleurs immigrés des lin est d’ailleurs le grand représentant
pays riches. Cette diaspora est pourtant du (Sadoul fe cite) d’une école néo-réaliste
type peau de chagrin : au Vietnam, ’instau- exportée de Mainland vers HK aprés la libé-
ration du nouveau régime a fait perdre le ration. Son influence aurait été grande. En
marché, en Indonésie tout est fait pour reconstituant la carriére de Zhu Shilin, il
déculturer JA communauté chinoise (sans les me semble comprendre quelque chose a l’his-
films que nous faisons, me dit Chua Lam toire du cinéma chinois, histoire d’exils et de
avec fierté, elle serait carrément dé-sinisée.) dérives s’il en fit. Zhu était né en 1899 et
Curieux mélange d’obstination artisanale et avait débuté 4 Shanghai dans les années
d’exploitation noire (pas de syndicat 4 Shaw trente. De tout temps, il y eut deux centres de
Movieland). Car le grand probléme de la cinéma en Chine, Shanghai et HK. Deux
compagnie, c’est sa propre reproduction. I poles : le Nord plus idéaliste et sérieux, le
faut recruter au dehors du désert culturel de Sud plus populaire et trivial. Zhu fut invité
HK. A un moment, il y a eu une école a HK en 1946 dans le but d’influer sur le
d’acteurs attachée au studio mais elle a cinéma (jugé frivole) qui s’y faisait : lui
capoté. Aujourd’hui c’est vers Taiwan (gar- aussi, il y est resté pour de bon.
dienne hystérique de toute la culture chi- Aujourd’hui, Lau Shinghon se bat avec
noise) que l’on regarde pour renouveler les TY’'Urban Council pour mettre sur pied en
visages et, qui sait, inventer de nouvelles 1981 un hommage 4 Zhu Shilin.
stars. C’est pourquoi on tourne tous les films
en muet et, pour qu’ils soient exportables, on 9 aout
les double en mandarin. On ne fait une ver- The Sorrows of the Forbidden City
Je pars demain pour Pékin ot je resterai (1948) de Zhu Shilin. Film-phare de
sion doublée en cantonais que lorsque le
une semaine. Le soir, j’ai encore le temps de Vapras-guerre, mettant en scéne la ter-
sujet risque d’intéresser spécifiquement le tible impératrice Cixi (Tseu-Hi). Film-
voir The Butterfly Murders, premier film de
public de HK. Quant a ce qui est de recruter repoussoir de Ja Révolution culturelle,
Tsui Ark, venu lui aussi de la télévision. On taxé de réformisme (photo CDCC).
de nouveaux cinéastes, Chua Lam m’expli-
m/’avait beaucoup parlé de ce film qui repré-
que fe calcul des Shaw, un calcul vieux
sente quelque chose de nouveau a HK: le
comme le monde. Aux jeunes on dit:
théme de la magie et les effets spéciaux
prouvez-moi que vous pouvez faire ne
comme technique sophistiquée. L’histoire est
serait-ce qu’ust film commercial A succés et
d’une extréme complexité et je m’y perds dés
pour le second film, on vous laissera libre.
les premiers plans. L’idée, trés belle et déli-
Soit il en est incapable et on n’en parle plus,
bérément hitchcockienne, est que des papil-
soit il en est capable et il y a toutes les chan-
lons manipulés attaquent et tuent : les victi-
ces pour qu’il se prenne au jeu. Cafd.
mes sont déchiquetées. Un seul personnage,
le narrateur-enquéteur, traverse [’histoire
avec flegme et semble, lui, s’y retrouver. Il y
Zhu Shilin. Le soir, Lau Shinghon
aun talent indéniable, mais ces travaux for-
donne un cours au Film Culture Center et me
cés du « une idée par plan » finissent par las-
demande de venir. II me présentera A ses éié-
ser. On se dit : A quoi bon ?
ves et me montrera un film qui lui tient a
coeur, Festival Moon de Zhu Shilin (1953).
Pour me convaincre, il me confie qu’il estime Zhu Shilin
JOURNAL DE HONG KONG 35

Hong Kong ne s’appartient pas. Vivre appartient, lui, 4 la culture de HK, son essor
a HK et y voir des films, cela revient un peu récent est la seule chose que HK ait produit.
au méme. Que ce soit entre les personnages Le kung fu n’est pas la lutte, il est tout le
qui peuplent l’écran ou entre les habitants de contraire : Phorreur du corps a corps et de
Liu Shaaqi 4 genoux devant les per- la ville réelle, c’est le méme sentiment d’un son ambiguité érotique, la phobie faite art
sonnages du film de Zhu. Caricature martial. Les corps sont plongés dans un
parue en mai 1967 dans le journal des espace aveugle of l’on glisse les uns a cété
gardes rouges «Le Combaitant» des autres, sans se regarder et parfois sans se espace auquel ils n’appartiennent pas. Et
{phote CDGC).
voir. Cet espacé n’est rendu ni logique, ni les sons, les voix sont tout aussi dissociées
érotique (c’est la méme chose) par Ia mise en des corps sur lesquels ils sont sauvagement
scéne d’un regard. Zhu Shilin et les réalistes montés, Autre dépossession. C’est cette dou-
ont dfi avoir du mal a importer ici Je conti- ble dés-appartenance, la négation de tout
nuum spatio-temporel, le one scene one cut, ancrage physique, de toute possibilité
la profondeur de champ. Et méme, ont-ils d’« inscription vraie », qui fait sans doute
réussi ? Il semble que non. HK et son cinéma du film de kung fu une forme aujourd’hui
sont des jungles, des espaces aberrants (il universellement et spontanément populaire.
suffit de voir l’urbanisme de la ville) que l’on Mais attention, pas le peuple ancré dans sa
traverse hébété et méfiant pour se ruer vers le culture (langue, territoire, mémoire) mais ce
travail ou vers le combat. Les corps sont dis- peuple mondial d’aujourd’hui, désancré de
sociés de l’espace, ne lui appartiennent pas. tout, déplacé, exilé. HK, la colonie, parle
HK est décidément une colonie, une ville aux ex-colonisés du monde entier, aux immi-
Wimmigrants, un cul de sac. Le kung fu grés donc.
36
13 aoit

Pékin. Les premiéres publicités. Pour


un esthéte un peu théologien et que taraude
la question des media, se promener 4 Pékin
est un plaisir, puis une énigme. Des publici-
tés, les premiéres depuis longtemps, prési-
dent 4 certains carrefours du centre de la
ville, sur Chang’an Boulevard ou sur Wang-
fujin. Elles co-existent bizarrenient avec des
panneaux-slogans, lettres blanches sur fond
rouge, immanquablement terminés par les
caractéres « wan sui ! » (vive !), Ces publici-
tés ont le charme désuet des débuts. Elles se
contentent de dire d’un produit qu’il est bon,
en anglais et en chinois. Elles évoquent des
tableaux de Magritte (mais elles sont moins
géniales). Elles sont, en fait, le degré zéro de
la pub, ignorantes de qui elles visent, ne
ciblant personne, ne sachant qui ni comment
séduire. Si, comme je le pense depuis long-
temps, le cinéma fut d’abord le contempo-
rain de l’ére des propagandes avant d’étre
celui de la rhétorique publicitaire (et chaque
jour davantage indexé sur elle), Mainland
China est le seul endroit ot Pon peut voir
aujourd’hui et 4 l’ceil nu le passage d’une
rhétorique 4 V’autre. Il y a 1a plus que l’effet
Deng Xiaoping : les Chinois ont tendance a
&tre les meilleurs commercants du monde et
« quand la Chine s’éveillera », cela a le sens
de: un jour, elle saura vendre — donc
séduire.
Dans la ville, la of1 tout le monde peut et doit
les voir, flottent des images officielles. Des
images d’hommes politiques, d’ailleurs tous la suivante : les visiteurs piétinent longue- Publicité a Pékin (photo Gamma)

morts : Mao, Zhou, Liu. Mais attention, ce ment en bas des marches, dehors et en rang
ne sont pas des images mais les emblémes par deux, Ils pénétrent dans un péristyle ot
dun vaste jeu de piste social, des images qui un tapis rouge contourne une statue géante
« font signe » (pour' ne pas dire qu’elles de Mao. Ii s’agit d’un Mao de marbre bianc,
« font le trottoir ») avant méme d’avoir eu le qui regarde, les jambes croisées, le flot Pas de portraits de Deng & Pékin mais
loisir d’exister comme images. Dans la gare, humain qui se divise devant lui, matérialiste- un Deng souriant dans cette pub
ment, en deux files. Derriére la statue, une parue dans tous les journaux de HK.
dans le métro, jamais de photo géante de Ici, c'est la compagnie Dada qui se
Mao sans Zhou Enlai et si, de surcroit, on y tapisserie monstre évoque une étendue ver- réclame de la théorie du « chat blane
voit aussi Liu Shaoqi, c’est autant de gagné. datre et infinie, une Chine bosselée de mon- ‘et du chat nolr».
Liu, dont de grands panneaux vitrés retra- tagnes et sillonnée de fleuves, Les deux files
cent d’ailleurs la vie en photos, pour la gou- ‘du flot humain, accélérées, se rejoignent der-
verne des badauds. On me dit que ceux-ci riére la statue, au seuil d’une piéce plus petite
sont gagnés par une grande goguenardise. et se divisent de nouveau de part et d’autre
de la chose sous vitre : Mao momifié, recou-
vert jusqu’a la poitrine d’une couverture
14 aodt rouge, le visage cireux, boursouflé, tiré vers
Vintérieur. Le visiteur ne peut plus alors que
Pékin. La derniére momie. Le matin de trottiner vers la sortie, poussé par les autres
mon départ, la place Tien An Men est blan- (il a envie de crier « ne poussez pas ! », mais
che de monde. Des files serpentent : comp- il ne Je fait pas), pas trés sfir d’avoir vu quoi
tées, contrdlées, déversées par des autocars. que ce soit. C’est qu’il a été transformé en
C’est un des trois jours d’ouverture au public travelling vivant, en zoom humain. Tout
du mausolée de Mao. Trois jours par cela, me dis-je une fois revenu sur l’immense
semaine. «Pour combien de temps place Tien An Men, tout cela est voulu :
encore ? » me dis-je en me glissant dans une cette visite ne peut qu’aller trop vite, cette
queue. Je suis repéré, prélevé de la file accélération des particules humaines autour
@attente, prié de montrer mon passeport, de [a momie du chef est, au sens fort, une
d’inscrire mon nom dans un grand livre et mise en scéne et non des moindres. Combien
ajouté d’autorité 4 un groupe de touristes de temps faudra-t-il 4 la Chine populaire, 4
alfemands qui vient d’arriver. Le mausolée Mainland China, pour en faire d’autres, de
est un batiment récent, stalinien évidem- mises en scéne ? Cela viendra, mais pas tout ee
ment, vaguement pastel. La mise en scéne est de suite (me dit-on de toutes parts). > es ea
Les Victimes (1951) de GuEryi, 'un des que, Cai Shusheng anime le mouvement
grands films noirs de l‘aprés-guerre.
16 aoat
Vaction se passe chez les Chinois jusqu’a la prise de HK par les Japonais, le
d’outre-mer. Hong Kong : la morale vient du nord. jour de Noél 1941.
Retour 2 Hong Kong l’in-flanable la spee- Entre 1948 et 1952, dans l’aprés-coup de la
dée. Il y a du désarroi chez les amis que je victoire de Mao, HK vibra de nouveau de
m’y suis fait. « We have nothing to be proud toutes sortes de tentatives visant 4 relever le
of » (il n’y a rien de quoi nous puissions étre niveau esthétique, politique et déontologique
fiers), me dit Law Waiming sur une plage de la production locale, a lutter contre les
surpeuplée de Lamma Island. En 1967, en idées féodales, les superstitions et les mythes
écho a la Révolution Culturelle, il y eut un populaires (muyushu). Les vagues successi-
vent de panique 4 HK : la colonie se voyait ves s’appellent : mouvement d’unification,
déja ré-absorbée par Mainland. Une partie mouvement de nettoyage (« clean-up move-
de Ia jeunesse devint radicale et pro-chinoise. ment »), mouvement de collectivisation,
Valerte fut de courte durée et suivie campagne de perfectionnement individuel
d’innombrables désillusions. C’est néan- (« self-improvement campaign», déja
moins la seule expérience politique, a Ia fois liushaogqi-ste). Les signataires du manifeste
aberrante et héroique, de la génération qui du « clean-up movement » mettent la barre
dépasse trente ans aujourd’hui. de la conscience civique trés haut : « Nous
Il s’agit d’ailleurs d’un phénoméne cyclique nous engageons solennellement a ne pas par-
4 HK : réguliérement, des vagues de morale ticiper @ des productions qui ne seraient pas
et de sérieux, venues du Nord vers la colonie, dans Vintérét de la nation ou qui auraient
s’y enlisent ou sont « récupérées ». Par une mauvaise influence sur la société. Nous
exemple, quand les troupes japonaises ferons tout ce que nous pourrons pour cou-
s’emparent de Shanghai (1936), puis de Can- vrir @honneur — et non de honte — l’indus-
ton (£938), les cinéastes chinois se replient trie cantonaise de films ». Nous sommes en
tout naturellement vers HK, avec I’idée d’y 1949. Au méme moment, la « self-
impulser une production de films patrioti- improvement campaign » recommande aux
ques, réalistes-sociaux et de « meilleure qua- travailleurs du cinéma « Jes quatre abstinen-
lité ». Le cinéaste le plus important de l’épo- ces»: ne pas donner de banquets, ne pas
38
faire de cadeaux, ne pas jouer, ne pas (trop)
boire. La critique n’est pas en reste : sous fe
pseudonyme collectif des « sept critiques »
paraissent des critiques de films qui répon-
dent a trois exigences : « quel est notre point
de vue ? », « ot notre analyse commence-t-
elle ? », « quelle est la ligne correcte pour
critiquer ? ». C’est déja l’air connu de tous
les futurs pro-chinois du monde, ceux qui
traduiront la polémique Cahiers-Cinéthique
en chinois quelque vingt ans plus tard
comme ceux qui, en francais, Vauront
nourrie.
Résultat de ce « nettoyage » ? Quatre ou
cing ans d’un courant réaliste dans le cinéma
de HK (auquel appartient le film de Zhu Shi-
lin que j’ai vu) et certainement de trés bons
films. Et aprés ? Dés qu’il fut clair que HK,
du fait du repli de la Chine populaire sur elle-
méme et sur les principes de Yenan, avait
perdu son marché naturel (Canton et
larriére-pays cantonophone de la province
du Guandong), dés que I’industrie locale fut
remise sur pied (grace 4 des malins comme
les Shaw), les influences morales du Nord
s’estompérent. Au milieu des années
soixante, HK se modernise, boome, s’améri-
canise, se nipponise méme (Shaw envoie ses
employés étudier les films de samourai au
Japon), fait redémarrer un kung-fu frénéti-
que et exportable, oublie la Chine. Oubli
tout relatif: HK est évidemment lié 4 la
Chine (c’est la fois un sas, une fenétre et
une soupape de sécurité). Indissolublement.
Le renouveau du kung fu et la révolution cul-
turelle sont contemporains et doivent étre
lus simultanément : 4 Pékin les idéaux élevés
et les discours hystériques, 4 HK la violence
sadique et les borborygmes doublés. La vio-
lence de Ja révolution culturelle, refoulée des
discours de Pékin est visible 4 HK et la
politisation de la colonie, indicible A HK, est
audible dans la propagande de Mainland.
Echange de bons procédés. C’est comme si la
Chine populaire avait eu « mal 4 HK»
comme un infirme 4 un membre qu’il n’a
plus. :
19 aoait La poursuite finale de Raining in the
18 aoit mountain. King Hu a repensé sa mise
en scéne en fonction des extérieurs (le
Un chef d’ceuvre. King Hu me montre ses film a été tourné en Gorée). Chose rare
Allan Fong m’invite sur son tournage. Cela deux derniers films, Raining in the Mountain dans le cinéma de HK. « Beaucoup de
gens m’ont mal compris, ils ont remar-
se passe a I’hétel Mayfair sur le Kowloon et Legend in the Mountain. Si Legend me qué que mes scénes d'action étaient
side. Pour ne pas inquiéter Pékin (qui pro- parait aussi ambitieux que raté, Raining est parfois authentiques, parfois non. En
fait, elles sont toujours soumises a la
duit le film via une « leftist company »), ila de loin le plus beau film que je verrai A HK. notion de danse »,
choisi un théme assez universel : une famille Vhistoire, déja, a de quoi réjouir. Sous les
pauvre oblige la fille ainée a faire un mariage Ming, un « scroll » (rouleau de parchemin)
aisé pour permettre au fils cadet de faire des d’une valeur incommensurable est gardé
études : elle se sacrifie. Fong a l’air sincére et dans le temple de San Pao. Tout le monde le
sérieux, mais i] n’est pas trés optimiste. Dans convoite. Justement, le vieil abbé du temple
limmense salle de restaurant qui sert de doit désigner son successeur. Lequel de ces
décor, beaucoup d’enfants endimanchés, de « papabili » au crane rasé sera choisi ? Les
figurants, de copains cinéastes, de techni- meilleurs disciples sont sur les rangs. Les
ciens, Ceux-ci, entre deux prises, regardent pouvoirs séculiers passent des alliances pas
la télévision ot passe déja un feuilleton trés claires avec eux, promettant leur soutien
mélo-social. If_y a un récepteur 4 chaque en échange du scroll. Il y a, d’un cété, le
angle de la piéce. On tourne, bien sfir, en général de la province et son lieutenant de
muet, police ; de l’autre, un riche collectionneur et
JOURNAL DE HONG-KONG 39
Cet humour appartient en propre 4 King Hu
ee m dont tous les films sont des réflexions sur le
pouvoir (le religieux n’étant pas le moindre).
A Touch of Zen était déja une grande médi-
tation sur l’illusion du pouvoir ef sur le pou-
voir de Villusion, toujours imbriqués. Il y a
quelque chose de mizoguchien dans la facon
dont King Hu observe, avec un détachement
stoique, un scepticisme amusé, cette lutte
pour le pouvoir et pour ses hochets. Sauf que
cette lutte est une danse et que la danse est le
point fort de King Hu. II le sait et il le dit
volontiers :« J’ai toujours considéré U’action
de mes films comme de la danse plutét que
comme du combat. Parce que je m’intéresse
a@ POpéra de Pekin et surtout a ses mouve-
ments et @ ses actions, bien que je pense qu’il
est difficile de les exprimer d’une facon satis-
faisante sur scéne, ot les limitations physi-
ques sont trop grandes. Beaucoup de gens &
HK m’ont mal compris, ils ont remarqué que
mes scénes d’action étaient parfois authenti-
ques, parfois non. En fait, elles sont tou-
jours soumises @ la notion de danse ».
D’ou, encore, humour. Chaque plan de
Raining in the Mountain surgit 4 la fois
comme choc {le film est d’une beaute plasti-
que presque insoutenable) et comme énigme
(ol. sommes-nous ? que nous veut-on ?). Le
temps que le spectateur — dans la salle — ait
eu le temps de se remettre du choc, d’en
« revenir », les personnages — sur I’écran —
ont décrypté l’énigme et sont préts pour le
plan suivant. Lorsque le spectateur a « rat-
trapé » les personnages, il les trouve immo-
bilisés, restés en plan, comme s’ils latten-
daient. Entre le temps de la sidération et
celui de l’intelligence, entre la caméra, les
personnages du film et la pensée du specta-
teur, il se crée un réel ballet, a la fois trés
intellectuel et trés physique, une grande jubi-
lation qui fait penser au cartoon, mais sans le
nihilisme froid du cartoon (a cause de
Vhumour qui accompagne toujours le fil
mage de corps réels, méme et surtout quand
ils semblent délivrés de toute pesanteur
humaine).
En haut: Chu Ming au milieu des moi- une voleuse professionnelle qu’il fait passer
nes. En bas: le riche marchand et la
pour sa femme (Xu Feng, admirable — 22 aot
yoleuse professionnelle. Ces acteurs
jouent dans la plupart des films de comme tous les acteurs d’ailleurs), Evidem-
King Hu. Plus que jamais, la constitu-
tion d’une « troupe » supplée aux aber-
ment personne n’est dupe de personne et sur- Retour aux Shaw. Cette fois, c’est pour y
rations de la production d’usine. tout pas le vieil abbé qui, a Ia surprise géné- visionner deux films maison. Que choisir ?
rale et comme dans les meilleurs apologues D’abord, par cinéphilie pure, Le Pays et la
zen, choisit pour lui succéder un moine obs- beauté (1958) de Li Hanxiang. Deux raisons
cur dont, seul, il a su discerner la vertu. Chu a ce choix : Li Hanxiang est un des cinéastes
Ming — tel est son nom — se révéle un vrai . chinois les plus cotés et il s’agit du remake du
chef, révolutionne la vie du temple, résoud film bien connu de Mizoguchi, Yokihi
les problémes un 4 un, mélant astuce et chg- (« L'Impératrice Yang Kwei Fei»). La
risme, tolérance et autorité. Ceux qui con- genése du film serait celle-ci : Run Run Shaw
voitaient le scroll sont tués ou découragés, la et Nagata Masaichi avaient co-produit I’his-
voleuse est prise et faite nonne d’autorité. toire de cette impératrice chinoise que Mizo
Au dernier plan du film, sous le regard horri- filma en 1955. Sans beaucoup d’enthou-
fié de tous, Chu Ming brie le scroll en siasme si l’on en croit Yoda qui dit les diffi-
tenant le discours suivant : puisque la valeur cultés qu’il eut avec le scénario, difficultés
de cet objet réside dans le sens du sutra qui y dues en partie A son ignorance de la Chine
est écrit, faisons-en des copies et distribuons- des Tang. Les Shaw avaient pourtant envoyé
les. au Japon beaucoup d’indications sur les cos-
40 CHINES
tumes et les décors. En vain: ils ne purént ment par de complexes récits de filiation et
pas ne pas voir que le film de Mizoguchi était techniquement par un souci de réalisme dans
implacablement japonais, que les acteurs les combats. C’est cette sincérité qui fait le
avaient des facons de baisser la téte qui prix d’un film comme The 36 Chamber
étaient autant de nipponismes. Décision fut (tien a voir avec la sophistication un peu vide
donc prise de re-siniser Yekihi et d’en con- des jeunes venus de la TV et toujours préts a
fier le remake au cinéaste le plus prestigieux excéder ou a détourner un genre qu’ils con-
alors sous contrat chez les Shaw: Li naissent mal). L’histoire de The 36” Cham-
Hanxiang. Le Pays et la beauté est \oin d’étre ber n’est pas trés originale : 4 Canton, ‘les
indigne de Yokihi mais son esthétique est Tartars humilient les Chinois. Si ceux-ci con-
toute autre : nous sommes replongés dans un naissaient les arts martiaux, ils pourraient se
art dela vignette que le cinéma (depuis Dwan défendre. Le héros, San Te, s’enfuit 4 Shao-
ou Freda) a peu 4 peu abandonné. La beauté lin ot, 4 force d’ obstination, il se fait admet- Liu Chia-Lang, né en 1936 & Canton.
Le premier & avoir franchi le pas: du
(des décors, des costumes — _ surtout tre par les moines et obtient d’apprendre réglage des combats 4 celui du film.
des couleurs) doit étre appréhendée en une auprés d’eux. Il y reste sept ans, devient vrai-
fois, plus subie que détaillée, jusqu’a ment irés fort, revient chez lui, se venge et
écoeurement. De quoi se demander si on ne forme 4 son tour une école. Je passe sur les
touche pas 1a a une différence fondamentale points faibles du film: narration molle,
entre les deux cultures, entre Chine et exposé longuet, épilogue plaqué. Cela dit, le
Japon : fa culture japonaise (donc le cinéma) film comporte une partie extraordinaire,
est une culture du cadre (donc du déca~- celle ot San Te parfait son apprentissage en
drage), de I’angle (donc de fa violence), du passant d’une « chambre » a [’autre. Les
détail (done du fétiche). Il semble qu’il en moines de Shaolin ont en effet organisé un
soit tout autrement avec la Chine : une cul- parcours ruizien, une hypothése du corps
ture du tableau vivant, s’animant, dansant. morcelé, un dépli de ce que peut un corps
Il faudrait voir, bien sir, beaucoup plus de humain. {1 y a une chambre par organe ou
films chinois, surtout anciens, pour com- par arme: wrist, head, eye, leg, boxing,
mencer 4 comparer vraiment. Souhaitons sword, baton chamber etc. San Te est régu-
que ce soit un jour possible. En attendant, il ligrement le plus mauvais puis le meilleur des
faut signaler que la version Li Hanxiang du éléves. II parvient ainsi 4 la 35¢ chambre (la
‘destin de l’impératrice Yang Kwei Fei et de plus terrible, celle des mannequins animés) et
Vempereur Wei Song est nettement moins il lui appartiendra de créer la 36°, ouverte a
féministe que Ia version Mizoguchi, ce qui stous, 4 tous les Chinois qui veulent se défen-
n’est pas pour surprendre. L’impératrice y dre. Il est permis de voir dans ce pénible
est une intrigante vulgaire et l’empereur une apprentissage une métaphore de la fabrique
loque sentimentale. Lia sympathie de Li va de [’acteur pour lusine-Shaw. II est aussi
aux vers les soldats, manipulés, affamés, et permis d’y voir une méditation de plus sur
perdus : leur révolte 4 la fin du film est un cet invariant de la culture populaire: le
impressionnant moment de cinéma. corps du héros invincible comme montage.

Encore du kung fu. Titre du second film


que je vois chez les Shaw : The 36" Chamber
of Shaolin, de Liu Chia-Liang. A HK, Liu
est devenu l’exemple méme du bon cinéaste
commercial, sérieux et compétent. Il appar-
tient 4 une famille d’instructeurs en aris mar-
tiaux de Canton qui, de pére en fils, de
maitre en éléve, remonte 4 Huang Fei-Hong
fui-méme. Il a grandi dans ce monde trés par-
ticulier (es « martial arts artists » appartien-
nent a des sociétés secrétes, ils forment un
groupe a part) et n’en a pas connu d’autre.
L’un de ses exégétes (et l’un des meilleurs
connaisseurs du cinéma de HK), Roger Gar-
cia pense que Liu est illettré. Entré chez les
Shaw en 1965 pour y régler des combats, il a
été un des premiers instructeurs a franchir le
pas et a passer 4 la mise en scéne (avec The
Spiritual Boxer, 1976). Il se passe en effet
ceci : 4 HK, un cinéaste débutant et pas trés Bruce Lee (1940-1973)
str de lui aura tendance 4 faire appel 4 un
instructeur expérimenté afin d’assurer la Ce fut d'abord un acteur-entant (en bas, a l’'age de huit
bonne tenue des combats qui sont, de toute ans} qu! garda son surnom de « petit dragon ». En 1972,
pour The Way of the Dragon, il devint son propre metteur
fagon, ce que le public regarde en priorité en scéne, Entre temps, treize ans aux USA (Seattle, Holly-
(tout comme en France, ce sera le directeur wood) et un retour-chos 4 HK. Deux facteurs 4 la popula-
rité mondiale de Bruce Lee: ses films sont trés nascissi-
dela photo, ou en Inde le musicien), Les films ques et il a inventé son propre style de combat (le « jeet
de Liu Chia-liang sont marqués thématique- kune do »} en empruntant un peu partout.
JOURNAL DE HONG-KONG

Bembol Roco dans Manila in the 27 aoat 1934, me dit Sotto, il s’est créé un systéme de
Close’ of Darkness (1975), de Lino
Brocka, le film phare du cinéma philip- studios avec stars, contrats 4 )’année et films
pin des seventies. Jalons philippins, Dans quelques années, musicaux. Les trois « majors » s’appelaient
les iles Philippines devraient s’appeler Sampaguita, L.V.N., Premiére et étaient
« Maharlika ». Ainsi en a décidé Marcos. dirigées par des femmes. II y avait des cinéas-
Bientét un grand festival international de tes célébre, comme Gerry de Leon dont Sotto
cinéma se tiendra 4 Manille et sera le Cannes espére bien prouver un jour, films 4 ’appui,
de [’Asie. Ainsi en a décidé « the first lady », qu’il s’agit d’un cinéaste important.
Imelda Marcos. En attendant, « Metro Pour le public cinéphile européen, le cinéma
Manila » est cet immense tissu. urbain, philippin existe depuis qu’on a pu voir a
hideux et sans forme (mais non sans vie, mal- Cannes deux films de Lino Brocka, Insiang
gré un couvre-few simulacre qui dure depuis et Jaguar. Brocka est le grand cinéaste des
1972) qui produit 150 films par an. Ce n’est années soixante-dix et sa position dans la vie
pas rien. Ce qu’on ne sait pas, c’est qwily a culturelle philippine est centrale. Les autres
vingt ans, il s’en produisait plus de 200. OW s’appellent Ishmael Bernal, Mario O’hara,
sont-ils ? Sont-ils bons? Ou les voir ? Mike de Leon. La-dessus, je me dis que les
J’accable de ces questions mon seul « con- fréres Jalladeau qui organisent A Nantes le
tact » 4 Manille, Agustin Sotto, critique de « Festival des trois continents » devraient
cinéma. C’est un homme trés seul — et trés s’intéresser a la future Maharlika.
patient — parce qu’il s’est mis en téte d’étre
Vhistorien du cinéma philippin. Or, ici, cette 28 aoit
histoire semble peu intéresser, toujours en
vertu de cette idée (propre aux pays pauvres) Rencontre avec un lutteur. Lino
que les vieux films ne peuvent pas étre meil- Brocka n’est pas un jeune-cinéaste-méritant-
leurs que les nouveaux. Il sait qu’il reste un du-tiers-monde luttant avec morgue contre le
film muet philippin et il le cherche, qu’il mauvais gofit (commercial) de son public.
reste quatre films d’avant la guerre et il les C’est certes un lutteur et un bon cinéaste
cherche. A Manille, dans les provinces, a mais d’abord un personnagé considérable,
Hawai, partout. Et pourtant, le cinéma phi- trés connu dans son pays et le chef de file
lippin existe, existera, a existé, c’est sir. Dés spontané de tous ceux qui, depuis quelques
42
années, veulent faire bouger le cinéma phi-
lippin. Omniprésent. et infatigable, a la fois
homme de théatre et de télévision, ses films
sont non seulement volés « au systéme » (ils
ne sont en général pas rentables) mais 4 son
propre temps. Je ne vois Lino Brocka que le
temps d’un déjeuner-fleuve of il me brosse
un tableau dialectique et gai de sa situation.
Il est trés conscient de l’importance de cette
situation (il est le seul cinéaste philippin
connu A l’étranger) et il n’ignore rien des
ambiguités qui nécessairement en découlent
(pour les époux Marcos aussi il est en quel-
que sorte incontournable, intouchable, bien
que constamment attaqué, diffamé par toute
une littérature de « gossips » qui fleurit a
Manille). Mais il est trés décidé a tirer, pour
lui et pour les autres, le meilleur parti de
cette situation. Comment ? En faisant tache
d@’huile, en formant, 4 mi-chemin entre théa-
tre et cinéma, une troupe (comme King Hu,
dans un autre contexte, avait su le faire a
HK : je crois que cette notion de « troupe »
est essentielle au développement du cinéma a

dans les pays du tiers-monde). Ce que j’aime ‘Lino Brocka


dans le discours de Brocka, c’est qu’il n’est
‘pas question pour lui de rejeter la culture importante production de comic books en
populaire philippine (il est lui-méme trop tagalog, pleine de scénarios qui expriment,
populiste pour ca), ni de l’utiliser cynique- naivement, les réves et les blocages de la
ment sous prétexte qu’elle est Ja seule 4 tre société philippine. Je suis abonné a tous, me
comprise, mais de la faire bouger, ce qui est dit Brocka, et méme s’il n’y en a qu’un sur
tout autre chose. Par exemple il y a une quinze de bon, souvent, je m’en inspire. S.D.

ULANTANG GOP ¥ BuU-


ANG DALA- J NS MALIK Si-
wa tare YAF

Sey rare o.
Manila, in the Close of Darkness, de
Lino Brocka

IAGPAKATATAGS
ANG PARI. HINA- y SIYANGAZ?}
RAP NITO SI MONI- HE HEHE TE
CO NA SINASANI- TUNAYAN MO
BAN NGAYON NI NANG KAYA A
BADMAN. AKONG TALUt
HA HA HA
SA NGALAN HA HA?
NG viyos AY
INUUTUSAN KI-
TANG LIS ANIN

KIN Ma ANG KA-


HABAG"HABAG
NA BATANG SI- |
NASANIBAN
«Anak ni Badman », bande dessinée
mo” de Rod A. Santiago parue fe 3 septem-
bre 1980 dans « Weekly Happy ».
CHINES

LE TESTAMENT DE ZHAO DAN


Le 10 octobre 1980 est mort & Pékin, l'une des grandes stars du cinéma chinois.
Dans un article pré-posthume paru dans « le Quotidien du peuple », Zhao Dan, faisant
le bilan du cinéma chinois récent, ne mache pas ses mots.
Cet article a eu Veffet libérateur d’une bombe.
Jusqu’é present pratiquement inconnu en Occident, le public
anglais a pu le découvrir 4 Londres en octobre, gréce a une rétrospec-
tive du cinéma chinois organisée par le « National Film Archive », ot
six de ses films ont été présentés. En 1981, un autre festival consacré
au cinéma chinois, le premier de cette ampleur, aura lieu en Italie.
Nous pourrons également voir cet acteur 4 Paris, dans deux irés
grands films : Carrefour (1937) et Les Anges de ta rue (1937) qui sont
a Porigine du « Mythe Zhao Dan » en Chine.
Vouloir raconter sa vie, c’est raconter son époque : bien qu’entiére-
ment consacrée aux arts (jeunesse baignée dans Ila bohéme du théatre
amateur) il participe aussi aux mouvements patriotiques de défense
nationale d’une Chine en guerre avec le Japon, J fait ses débuts au
cinéma & P époque du muet et a déja tourné dans une irentaine de films
avant la Libération ; il reste cependant trés lié au monde du théatre ; il
joue Shakespeare et interpréte le réle principal de Maison de poupée
d’Ibsen avec Jiang Qing pour partenaire (elle est alors connue sous le
nom de Lan Ping et n’est pas encore la quatriéme épouse de Mao). II
payera trés cher d’avoir bien connu Jiang Qing 4 l’Epoque oi elle réve
de devenir actrice, car ses échecs répétés dans le monde du spectacle,
théatre et cinéma, vont faire naitre chez elle une rancceur et un esprit
de vengeance pour tous ceux qui l’ont connue a l’époque : Zhao Dan
sera ]’une de ses principales victimes et passera cinq ans et demi en pri-
son 4 l’époque de Ja révolution culturelle. Mais la prison, Zhao Dan a
déja connu cela en 1938 ; en tournée au Xinjiang avec une troupe de
théatre, il est arrété et emprisonné arbitrairement par un seigneur de
guerre de la région désireux de nettoyer sa province d’éventuels com-
munistes, Libéré en 45, il continue sa carriére. En 50, il interpréte le
réle d’un personnage historique dans La vie de Wu Xun, film qui sera
fortement critiqué par Mao, dénongant a cette ocasion « la confusion
qui régne dans l’esprit des hommes de nos milieux culturels ». C’est
pendant la décennie 50-60 que Zhao Dan interpréte des réles qui appa-
raissent les plus importants aux yeux de la critique chinoise
@aujourd’hui : un célébre pharmacologue de Ja dynastie des Ming Li
Shizghen (56), un héros national qui lutta pour linterdiction de
Vopium en 1840 dans Lin Zexu, un compositeur dans Nie Er (59), un
communiste d’élite dans les Immortels et les flammes de la
révolution (64).
Pendant la Révolution Culturelle, il passe preque six ans dans les Le mythe Zhao Dan
geéles de Jiang Qing dont il a la chance de ressortir vivant, alors que En haut, avec Li Minghui dans La Féte des morts, en bas, avec Tan Ying dans
Xigo Lingzi. Les deux films sont de 1936 (photos CBCC).
tant d’autres intellectuels chinois y sont morts ou ont été acculés au
suicide. Aprés ces années de réclusion, il est dans état physique alar-
mant. Libéré en 73, il n’est rappelé aux studios de Shanghai qu’en
1976, mais ne tourne rien et est encore sujet A des persécutions.
Jusqu’en 1979, Zhao Dan donne des cours, des conférences, s’essaye A
la mise en scéne, voyage a I’étranger et rédige ses mémoires. Cette
année des propositions cinématographiques parviennent de nouveau ;
interpréter je réle du poéte Wen Yiduo ou de I’écrivain Lu Xun, un
film sur Je jeu de Go, mais le destin en décide autrement.
La mort de Zhao Dan est doublement pathétique. D’abord parce.
qu’il est mort prématurement 4 66 ans, terrassé par un cancer et que
quelques jours avant sa mort, sachant ses jours comptés, il a rédigé
sur son lit d’hépital un article virulent of il fustige avec une rare fran-
chise la politique dictatoriale et 4 ses yeux incompétente du Parti a
Végard du monde culturel et des artistes.
Cet article a été publié dans le Quotidien du peuple, daté du 8 octo-
bre 80 et a provoqué une trés vive effervescence parmi les intellectuels
chinois. Ce testament ot: Zhao Dan ose clamer tout haut ce que beau-
coup pensent tout bas devrait certainement marquer le début d’une
nouvelle période et participer A un renouveau des arts en Chine.
Marion Blank
CHINES

L’ARTICLE
DE ZHAO DAN
Le Quotidien du peuple vient d’ ouvrir le débat sur le théme : « amé-
liorer la direction du Parti 4 ’égard des arts et des lettres, activer le
monde culturel ». Nous sommes satisfaits en voyant les titres « amé-
liorer » et « activer », mais aussit6t saisis d’angoisse en apercevant
‘une « note de I’éditeur » qui précise : « le Parti doit améliorer sa con-
duite dans le domaine des arts, ce n’est pas comme cela qu’il pourra
s’affermir ; nous sommes inébranlables sur ce point ». J’ignore qui
désigne le terme « nous », mais ce dont je suis sfir, c’est que certains
de nos artistes, pourtant loyaux et inconditionnels au Parti, vont étre
saisis de frayeur en apprenant que le Parti va reriforcer sa direction.
L’expérience des divers mouvements politiques passés a prouvé qu’un
tel « renforcement » conduit toujours vers de nouveaux cataclysmes,
ingérences arbitraires et méme jusqu’a la « dictature totale ». Frayeur
d@autant plus motivée que nos souvenirs en ce domaine sont encore Zhao Dan en 1959 dans Nie Er, de Zheng Jiunli (photos CDCC).
frais. Alors de grace, épargnez-nous 4 ]’avenir ce genre de renforce-
ment. Je considére que renforcer ou améliorer la conduite du Parti tes d’obstacles fait qu’actuellement méme les ceuvres littéraires et
dans le monde des arts signifie que le Parti devrait maitriser et concré- artistiques les plus appréciées ne dépassent pas, pour la plupart, le
tiser sa politique culturelle 4 savoir, appliquer avec continuité la ligne niveau de quelques propos réalistes de bistrot.
des « cent fleurs » : que cent fleurs éclosent, que cent écoles rivali- Les associations, les groupes artistiques doivent-ils ériger en prin-
sent. cipe une seule ligne de pensée, déclencher des campagnes a partir d’un
Mais au fait, est-ce que le Parti a son mot A dire quant a la création seul et unique-article ? Je ne le pense pas. Nous devons réfléchir, dis-
artistique, comment doit se manifester sa conduite dans ce domaine ? cuter et ne plus agir comme cela. Encenser une « école » et condamner
Le Parti joue un réle dirigeant dans la planification de l’Economie toutes les autres, n’a jamais engendré une période florissante dans
nationale, la mise en ceuvre de la politique industrielle et agricole, Vhistoire des Arts.
mais i] peut bien s’abstenir de se méler de nous indiquer comment l’on Au cours de la troisiéme session de la cinquiéme conférence du
doit travailler aux champs, construire un bane, tailler un pantalon ou comité de coordination politique de l’assemblée populaire, Jes délé-
faire la cuisine. Qui plus est, il ne doit pas se méler d’indiquer 4 un gués ont discuté avec feu du « systéme ». A l’origine, les artistes sont
écrivain comment il doit écrire ou 4 un acteur comment interpréter un plutét étrangers 4 ce terme, mais ils ont compris qu’ils ne peuvent plus
réle ; les arts, les lettres, c’est le domaine des artistes, si le Parti s’en ne pas en tenir compte car celui-ci les contréle 4 tout moment et ils
occupe de trop prés, il ne reste plus qu’a désespérer. sont obligés de réagir.
La Bande des quatre a poussé si loin sa sollicitude pour les affaires Que I’on nous cite donc un pays aussi vaste que le nétre of les
culturelles qu’elle en est arrivée a s’occuper méme du choix de la cein- cadres artistiques non-spécialistes se comptent en si grand nombre.
ture que doit porter l’acteur ou encore de la longueur des haillons des- Dans notre société, il ne s’agit plus de discuter pour savoir quelle par-
tinés aux costumes de scéne ; tant et si bien qu’il ne resta plus qu’un tie de la population fait vivre l'autre partie ; mis 4 part les paysans et
répertoire de huit « opéras modéles » pour 800 millions de Chinois. les jeunes (ainsi que certaines personnes du troisitme Age et des fem-
Tout cela ne suffit-il pas 4 nous inciter a Ja plus grande vigilance ? mes) on peut dire que tout le monde a un emploi d’assuré ; alors pour-
Citez-moi donc quelqu’un qui soit devenu écrivain sur simple ordre du quoi confier des postes culturels 4 des non-spécialistes qui seraient
Parti ? Lu Xun ou Mao Dun ont-ils attendu les commandes du Parti tout a fait A leur place dans d’autres fonctions. Pour donner un exem-
pour écrire leurs ceuvres ? Et Marx donc } Qui Ini a commandé de ple : si l’on regroupe tous les meilleurs nageurs dans une méme pis-
prendre la plume ? Ce sont la vie, les luttes et l’évolution historique cine, il leur sera impossible 4 tous de faire valoir leur qualité en méme
qui ont engendré des cultures données, des artistes ou des théoriciens temps ; c’est pareil en art : chaque cadre artistique, afin de prouver
qui ont pu imposer leur talent au cours des siécles, La philosophie, qu’il joue bien son réle se doit d’avoir sa propre conception sur la
toujours présente dans les arts et les lettres, nous enseigne que ce n’est création artistique et il est bien difficile de parvenir 4 un consensus ;
certainement pas un parti ou une faction de ce parti qui peut, au prenons l’exemple du tournage du film Lu Xun : j’avais déja fait des
niveau d’une cellule ou 4 tout autre échelon, réussir A contréler la cul- essais en 1960 ; je m’étais laissé pousser la moustache, puis j’ai da la
ture. Pinailler sur les détails, c’est créer soi-méme de nouveaux problé- raser, et la faire repousser une seconde fois. Voila vingt ans que cela
mes, perdre son temps et en plus causer du tort aux arts et aux letires. dure. :
A tous les échelons, ceux qui dirigent le monde des arts se prétendent Un pays grand comme la Chine aurait déja di tourner trois, quatre
« garants de Ja ligne du Parti et de la pensée révolutionnaire ». A les ou cing versions différentes. Qu’en est-il aujourd’hui ? Tous ces pro-
entendre, les artistes professionnels ne formeraient qu’une bande jets ont été tués dans l’ceuf. Ce n’est pas le talent d’un acteur qui est
d’abrutis, myopes, sourds et imbéciles. Sinon comment expliquer le amis en cause dans cet échec, mais une nouvelle génération d’ artistes
phénoméne suivant: voila trente ans que le pays a été fondé et dans le style de Lu Xun est déja née.
soixante ans qu’est né le mouvement du 4 mai. La création artistique est quelque chose de trés personnel, il ne suf-
L’armée de la culture prolétarienne compte, dit-on, des millions de fit pas d’un feu vert officiel pour que les choses se fassent. Elle a
soldats. Alors comment se fait-il que pour étre tranquille il faille invi- besoin de critiques, de discussions, d’encouragements et d’étre appré-
ter des non-spécialistes qui n’entendent que peu ou prou aux choses de ciée. Vouloir limiter les arts dans un carcan est une entreprise impossi-
Vart, pour venir diriger la culture, et cela 4 tous les échelons : comité ble. L’habitude n’est pas toujours mére de la Vérité, 4 plus forte rai-
central, province, district, sous-préfecture, commune populaire, son ne devrait-on pas ériger de code immuable 4 partir de mauvaises
usine ? Je ne saisis pas une telle logique. Surtout que, plus le non- habitudes ; les contréles a tous les niveaux, la censure, empéchent de
spécialiste est haut placé et concentre les pouvoirs, plus les millions de découvrir une oeuvre valable. Depuis toujours, l’appréciation du
soldats culturels doivent trainer la patte et piétiner sur place en atten- public ne dépend pas du choix de Ia censure.
dant que le grand chef accomplisse son parcours pour devenir spécia- Dés qu’il y a un débat au sujet du cinéma, j’ai le vice de vouloir en
liste. Sans parler de ceux qui refusent de s’améliorer ; car, qui sait ?, discuter ; parfois je juge qu’il faudrait mieux que je me taise ; mais je
en devenant spécialiste ils risquent de ne plus se voir confier de poste a n’ai plus rien & craindre ; je considére que j’ai déja assez parlé ; est-ce
responsabilités. La vie est en mutation rapide, méme les spécialistes que tout cela sert 4 quelque chose ? (Traduit du chinois par Marion
ont du mal 4 suivre ce rythme. Le temps perdu 4 surmonter toutes sor- Blank)
CRITIQUES

SANS FAMILLE
GLORIA. U.S.A, 1980. Réalisation et scénario : John Cassa- seuls ces mots, et encore on est en-dessous, rendent compte de
vetes. Image : Fred Schuler. Mixage : Dennis Mzitland Sr. et ce qui est davantage qu’un couple de cinéma — une méta-
Jacques C. Jacobsen. Montage : George C. Villasenor. Pro- phore, un réve, une initiation. C’est de cela, encore une fois et
duction: Sam Shaw. Musique: Bill Conti. Interprétation : par d’autres détours, qu’il s’agit dans Gloria. Encore une fois :
Gena Rowlands, Buck Henry, Julie Carmen, John Adames, Vadoption ; encore une fois, toujours, la famille; réve
Tony Knesich, Gregory Cleghorne, Lupe Guarnica, Jessica d@’enfant, aventure, cauchemar ; |’horreur, au détour de la toile
Castillo. peinte et bariolée, indicible, inommable.
Cela commence par la musique, trés forte, haute en volume
Gloria n’est pas seulement le dernier film de John Cassave- et en intensité, une musique qui couvre tout. Un saxophone qui
tes, qui marquerait avec force un changement d’orientation, résonne, un peu comme I’équivalent a l’alto, et avec de l’écho,
une direction nouvelle. C’est plus : le premier film, véritable- de certaines envolées lyriques, au ténor, de Gato Barbieri ; un
ment, a faire le lien, violent et comme irréversible, entre le jazz puissant, trés arrangé et sophistiqué, réminiscent de
grand cinéma, celui des studios et des auteurs, codé, réglé,
quelques-uns des plus somptueux arrangements pour les feuil-
magnifiquement glacé le plus souvent, et le feuilleton de télévi- letons policiers de télévision de Lalo Schifrin ; plus puissant
sion, la série, avec ses partis pris de vitesse et d’ellipse, de encore, trés présent, un jazz qui surplombe, domine, enve-
superficialité frontale, de musique envahissante ; c’est un film loppe. Pendant ce temps, en méme temps peut-étre mais modi-
qui bouleverse toutes les données et les a prioris qu’on peut fiées profondément par la violence omniprésente de ce tapis de
avoir, aujourd’hui, sur le cinéma ; et qui bouleverse tout court, musique, des images aériennes de New York foncent vers
qui laisse 4 bout de souffle. Tout cela, Gloria le fait tranquille- nous ; on est happé par ces plans, verdatres ; on file quelque
ment : c’est-4-dire sans se présenter, A aucun moment, comme part, mais on ne sait pas oll, et on reconnait, gigantesque, plein
un film qui trancherait dans le vif des conventions, qui invente- de milliers de corps indistincts, une aréne, une scéne, le Yankee
rait du nouveau, qui sonnerait « neuf ». Imperceptiblement le Stadium sans doute, transformé pour un film, le temps d’un
cinéma — qui ne cesse de se modifier sous nos yeux, tellement film, par on ne sait quelle flamboyance soudaine du rapport
réguli¢rement que c’en devient difficilement discernable — se image/son, en un lieu de culte et de sacrifice, ol: quelque chose
transforme : dans un de ses recoins privilégiés, celui du specta- d’irrémédiable se prépare, une cérémonie funéraire, une mise &
cle violent et du spectateur violemment ému, un créneau jadis mort, une fin, C’est le début de Vhistoire. On se rapproche ; un
occupé par Ford, Sirk ou Rossellini (c’est-a-dire des moralistes autobus ; une femme qui trébuche ; un appartement ; et tou-
autant que des esthétes, des contemplatifs de formes anciennes
jours ces couleurs vertes, New York sale, sordide, filmé dans le
autant que des innovateurs), une mutation est en train de se
méme temps avec un lyrisme remuant, séchement découpé,
produire, au grand jour et sous les yeux du grand public.
comme pour recouvrir toutes ces lézardes d’une couche de
beauté, aventureuse et mythique, surchargée. Des cris dans
Adopté de force ! Vappartement, l’anglais et espagnol se mélangent, les visages
Il parait que c’est Gena Rowlands, sa femme, qui aurait grimacent : on a tout a coup trés peur ; les gens gesticulent ; de
demandé 4 Cassavetes de lui écrire un scénario — dont un trés prés, on pressent que quelque chose d’horrible est sur le
enfant serait la vedette. Dréle d’idée : la femme et I’enfant, point de se produire. On entend : des saxophones et des infor-
vedettes tous deux, héros ? Car enfin, on sait bien que Cassa- mations, criées, devinées : eux, j’ai fait une bétise, j’ai dit quel-
vetes écrit pour elle, qu’elle est au centre de ses films, partout que chose, qu’as tu dit ? Ils sont la, "homme qui est en bas,
présente et avec de plus en plus d’intensité. Un duel alors ? Une l’as-tu vu, oui ; ils vont venir, ils viennent, la famille, salaud,
confrontation ? Quoi ? Il y avait ’homme et I’enfant, ceux de qu’as-tu fait ? La famille crie : la mére et la fille se disputent,
Moonfleet, et ce qu’il faut bien appeler magie, fascination: VPhomme a peur, il panique, il ne sait plus quoi faire. On com-
CRITIQUES

Gena Rowlands et John Adames dans G/oria de Jotin Cassavetes.

prend : il travailie pour la mafia, dans un carnet il a tout noté, Le petit spectateur, raide
il a voulu trahir, il l’a peut-étre fait, c’est trop tard, fini, ils
sont 1a, en bas, ils vont venir ; ils vont tuer tout le monde, c’est Quelle est ’histoire de ce film, qu’est-ce que ¢a raconte ? On
la fin, la mort est 14 ; des cris encore, toujours. Gloria entre, peut dire : une femme, violente, excessive, qui sait ce que c’est
Gena Rowlands arrive ; une cigarette a la bouche, cynique, que des gangsters, qui a vécu dans le passé avec un ponte de la
désabusée, venant emprunter du café a ses voisins de palier ; mafia, prend en charge un petit garcon ; seule contre tous, elle
elle ne comprend pas tout de suite, fait semblant peut-étre, on va le protéger. Cela, qui n’est pas faux, c’est le résumé publici-
ne sait pas ; la menace se rapproche, il faut agir vite, sauver les taire du film, la maniére dont on le lance — 4 ceci prés que, du
enfants ; une fille d’uné quinzaine d’ années refuse, elle se bar- gosse, on ne parle pratiquement pas ; il a disparu ; reste la
ricade, elle veut rester avec ses parents, pas question de partir ; femme, violente donc, une justiciére, un premier réle flam-
le petit garcgon est 1a, raide, planté dans ce décor d’affolement boyant et remuant — de ceux, dit-on, que seul un homme, un
et de sueur. On lui dit qu’il faut qu’il parte avec Gloria, son Bogart, un Bronson, osaient, jusqu’a aujourd’hui, tenir. Ce
pére le pousse, lui donne le carnet ot il a tout noté ; va avec n’est pas faux, c’est méme un signe des temps, et heureux,
elle, prends ce carnet précieux, va-t’en ! pars ! tu es ’homme qu’une femme puisse jouer ce réle-la — et qui plus est avec le
maintenant, ne I’oublie pas, vite sauve-toi ! Il hésite ; sur le talent, le génie presque, de Gena Rowlands. Mais ce n’est pas
palier il reste sur place, pris entre les cris, des deux cdtés ; que Phistoire du film, pas vraiment. Il s’agit d’une rencontre : un
faire, ot aller, qui suivre ? qui croire ? Gloria réussit a le récu- petit garcon, crispé, maladroit, suit de force une femme dure,
pérer, ils s’enferment tous les deux chez elle, attendent ; le décidée, quelques secondes avant que ses parents et toute sa
comptable de la mafia téléphone, raconte 4 bout de souffle ce famille ne soient violemment assassinés ; un orphelin va décou-
qui va arriver, qui arrive ; il parle 4 son fils : tu es un homme, vrir le monde aux cétés d’une adulte, une femme va se dépasser
le carnet, rappelie-toi ! C’est fini, plus rien, des explosions a travers un enfant. L’histoire de Moonffeet, 4 peu de choses
peut-étre, des hommes entr’apercus ; cohues, les voisins, des prés, la différence de sexe ne jouant pas, ici, sinon sur le regis-
visages ébahis. Gloria et l'enfant se frayent un chemin, se sau- tre de humour, le petit macho portoricain et la femme de
vent ; plusieurs fois il veut s’en aller; elle le récupére, 40 ans formant un couple pour rire, s’amusant 4 se prendre au
Vemporte, crie. Elle ne le sait pas encore, mais elle l’a adopté. sérieux, dans des scénes de pure comédie, de délire total.
I n’en sait rien lui non plus, mais il vient, violemment, inéluc- Comme pour Moonfleet, on pourrait dire que c’est le petit gar-
tablement, de changer de famille. con, tout autant que Gloria, qui est le héros de V’histoire. Ce
GLORIA 47
les enfants apeurés de ces acteurs-la, de ces personnages-la ; on
a été les bambins qui pleurent ; adoptés, de gré ou de force,
dans des familles d’ombres ; réconfortés, bercés, endormis ;
révant. C’est peut-étre 1a, de ces souvenirs-la, que vient, vio-
lent, le rejet du film par certains : hors de tout débat de style,
de toute discussion sur l’évolution de Cassavetes, il n’est pas
dréle — c’est méme plutét embarassant — de se voir figurer
dans un film de gangsters sous la forme, décidément trés raide,
d’un petit bouhomme crispé, balloté d’un endroit 4 un autre,
lent 4 comprendre ce qui lui arrive, égaré, perdu, qui tient serré
contre lui un petit livre, qui s’y accroche — un livre de comp-
tes, une liste, des noms. Un petit cinéphile.

Violences
Gloria est film qui fait violence au spectateur, qui I’agresse,
qui fait mal. Difficile de voir exactement comment, par quel
biais ; parce que ¢a agresse de partout, par tous les bouts ; par
la violence de la musique, cet équivalent répétitif, insensé, élec-
trique, 4 d’autres répétitions, celles des images et du scénario ;
mémes poursuites, on tourne en rond, on piétine, on se trouve
et on se perd, on revient sans cesse sur ses propres traces ; les
sentiments eux-mémes, tétus, font du sur-place, n’évoluent
pas, se déploient toujours de la méme facon. Toute Ia mise en
scéne, qui est autant une mise en route, en orbite, qu’une sim-
ple question de dramaturgie, de direction, consiste 4 pousser
quelqu’un, l’acteur, le personnage, en plein milieu de quelque
chose qui est déja en train d’avoir lieu, qui a commencé sans
lui, avec quoi il faut qu’il se débrouille, qu’il compose : et qui
peut étre un foule anonyme, des acteurs familiers, aussi bien
que tout ce qu’il y a entre : figurants, semi-professionnels, gens
4 demi avertis, 4 moitié prévenus, passants. Les acteurs sont
comme les dés de la fiction, jetés en plein délire ou contre un
mur, sommeés de révéler quelque chiffre, toujours le méme a ce
qu’il semble, qui abolira quelque chose — qui n’est pas la
Les mémes plus tard... hasard ; qui serait plutét de l’ordre de J’obsession répétée,
mécanique, qui revient toujours, dont la violence est telle que
c’est avec une violence similaire, et pas autrement, qu’on tente
de se défendre, de combattre : Cassavetes répéte le méme geste,
qui donnerait : un petit garcon, pourchassé par la mafia qui donne les mémes indications, cherchant précisément l’imprévu,
veut le tuer, vit de terrifiantes aventures, aidé par une femme le hasard qui viendrait casser le systéme, qui le ferait voler en
quelque peu chevaleresque, qui l’a adopté, qui le conseille, et éclats, baroques ; il y parvient presque.
qui commente les événements au fur et 4 mesure qu’ils arri- A bout de souffle : alors que la musique s’enfle, cite le Miles
vent ; dans un premier temps, aprés la mort de ses parents, elle Davis de l’époque Prestige, fait une sorte de travestissement
lui conseille de faire comme si c’était un réve, comme si tout ce électrique de la bande sonore d’Ascenseur pour l’échaffaud,
qui allait suivre était pure fiction, un cauchemar tout au plus ; retrouvant a travers les sons rock le jazz le plus traditionnel,
il accepte, ne s’étonne plus de rien, serre son carnet contre son arrangé, lyrique, image part a la poursuite folle du réel, sans
coeur, traverse la violence et les tueries en restant raide, digne, s’arréter ; en jouant des effets de « filage », ces plans un peu
immobile parmi les corps qui s’écroulent ; et puis elle |’améne - flous qui semblent se décomposer (par exemple quand on suit
dans un cimetiére, il faut, cette fois-ci, faire comme si ses une voiture qui fonce) et qui, répétés, mis bout 4 bout, font une
parents étaient sous la terre, dans une des tombes; il lui faut boule dans l’estomac, comme un coup de poing, un coup dans
leur parler, dire adieu, il le fait ; et suivre encore [’étrangére, le ventre du spectateur. A la poursuite du réel, n’importe
essayer de la quitter, étre repris, repartir pour d’autres aventu- lequel : tout est bon, s’enchaine, s’assemble. En cassant les
res, des aventures d’adultes ; avoir peur, pour lui d’abord, et durées, les systémes fixes, passant d’une scéne longue 4 un
puis pour elle — sa seule famille. cadrage serré, sous Pavalanche ininterrompue des notes de
L’initiation d’un orphelin : c’est ’aventure éternelle, répéti- jazz-rock qui déferlent, Gloria saofile, assomme : ov est-on ?
tive, du cinéphile dans son fauteuil, seul. Une autre famille : En plein dans la mythologie du cinéma, avec ses conventions,
celle de la salle, A laquelle il s’abandonne, avec laquelle il se les clichés du film noir ? Dans la mythologie de I’ Amérique,
confond dans le noir, dans laquelle il se fond en réve, au brillante comme un poster, glacée ? Ou dans le réel de ? Améri-
chaud ; celle aussi de J’écran qui vient remplacer la vraie, qui que, sordide, contradictoire ? Et pourquoi ne serait-on pas
fait fictionner le réel : une famille inventée exotique et domesti- aussi, ce qui expliquerait la fin du film en noir et blanc (une
que 4 la fois — la méme et une autre. N’est spectateur acharné, explication qui en vaut une autre), dans le réel du cinéma noir :
passionné — cinéphile — que celui qui cherche, les yeux oui j’y crois, je veux y croire, c’est cela qui est vrai : ces ima-
grands ouverts, 4 se faire guider, prendre par la main — adop- ges, ces réves, ces clichés, vrais. Tout est possible, la vérité est
ter. On n’est jamais seulement le héros identifié, flamboyant, partout, en méme temps, contradictoire: c’est le clou
des fictions classiques : qui n’a eu Gary Cooper ou Pierre qu’enfonce Cassavetes, réguliérement : en empruntant a la fois
Renoir pour pére ? Jane Darwell, Tanaka Kinuyo, comme ala maniére documentaire, au direct, et a l’effet toile de fond,
mére ? Dérisoire, oublié : on a été, le temps de quelques films, décor ; ne manquant jamais de miser sur la psychologie de ses
48 CRITIQUES
* personnages ; avec des touches de vérité, des détails saugre- ble 4 un film de I’étre, puisque c’est sa durée méme qui est
nus : dynamitage simultané du réel et de l’imaginaire : restent indescriptible, abstraite ; coloré et musical, sentimental, mou-
des bribes d’émotion — de la vérité. vementé ; un film spasmodique, aprés lequel on se sent vidé,
Comme avant, en plus intense : voila comme on pourrait un film speedé, nerveux : oui, une vraie crise de nerfs.
décrire, brigvement, Gloria; aussi déconcertant qu’il est possi- Louis Skorecki

MACAO, PARADIS DES MAUVAIS GARGONS

WEISSE REISE. France 1980. Réalisation, scénario, image, sinueuses, ces itinéraires aux détours infinis. Il faudrait repérer
montage : Werner Schroeter. Décors ; Harold Vogl. Produc- Jes axes, en dresser la carte : )’Amérique dans Willow Springs,
tion : Erik Frank et Werner Schroeter. Interprétation ; Harold le voyage de ]’Allemagne 4 Naples dans Hika Katappa,
Vogl, Jim Auwae, Margareth Clementi, Tilly, Soffing, Maria Palerme, etc... On verrait des ports d’attache, comme Le
Schneider, Ursula Rodel, Marion Varela. Voix off: Bulle Régne de Naples, ot: tout, de l’Allemagne, se détache. Et en
Ogier. revanche, des villes-boomerang comme Palerme, oti ¢a fait vio-
lemment retour. Le rapport de Schroeter 4 son pays (et c’est
En quelques minutes, Weisse Reise, avec de vieux airs de
vrai de tout cinéaste allemand de l’aprés-guerre) étant vécu
musique, des rengaines, et quelques décors en toile peinte, nous
comme une longue histoire d’amour impossible, particuliére-
entraine dans un tour du monde rapide et vertigineux, magique
ment difficile et tordue : une sucession instable de fuites et de
et envotitant. Weisse Reise, tourné avec trés peu de moyens,
rejets, entrecoupés de retours furtifs et conflictuels. Voir alors
n’exhibe pas ce manque d’argent de maniére plaintive ou aigrie
Palermo oder Wolfsburg comme un aboutissement (provisoire)
mais montre son économie. Car si on la voit, c’est 4 ’ceuvre,
de ce mélodrame. Quelque chose sur l’air de : « Quel long che-
totalement inventive et heureuse. En ce sens, si Weisse Reise,
min il m’a fallu pour arriver jusqu’a toi! ». Le cinéma de
réalisé aussitét apres Le Régne de Naples, est un vieux projet
Schroeter se trouve pris dans le tissu de ce mélodrame sans
que Schroeter n’a pu concrétiser faute d’argent (il comptait
tourner sur les lieux, dans chaque port), le film ne porte en
cesse réitéré et remis en scéne. Sans fin. Ainsi, dans Weisse
Reise, pour les américains Fausto et Thomas, la rencontre avec
aucune facgon les traces du deuil de ce projet. Tournant le dos A
leur pays aura lieu au loin (&4 Tunis), au moment ot ils s’y
un enterrement résigné, Weisse Reise fait figure de film d’arti-
attendent le moins. Inversement, c’est en Amérique que tous
san joyeusement bricolé qui se suffit entigrement A lui méme.
Jes drames arrivent. Si le cinéma de Schroeter invite 4 ce genre
Une voix off (Bulle Ogier), étrange dépositaire d’une histoire
de repérages (voir par exemple, dans Weisse Reise, que |’ Alle-
qui circule dans tous les ports, traine dans tous les livres (une
magne, c’est le pére, et |’Italie, la mére), il faudrait en élargir le
vieille romance, un curieux mélange de roman-photo et de
champ, raconter histoire du cinéma allemand 4 partir des
roman de gare), nous invite au voyage. Une voix dont on ne
lieux de tournage, de ses terres d’élection : Wenders en Améri-
verra jamais le corps, indéfinissable (quelque part entre les
que, Fassbinder en Allemagne, Syberberg le studio, Thome le
images, le spectateur et le réalisateur), et qui entre pour beau-
Pacifique, Herzog l’Amazonie, etc.
coup dans le charme exercé par ce film. Elle plane mystérieuse-
La voix de Weisse Reise fait plus que raconter. Elle est un
ment au-dessus des images et en méme temps semble toujours
guide, la gardienne d’un temple sacré ot seraient conservées
suspendue a elles. Elle colle (s’en tient 4 ce qu’elles montrent),
des images. Des lieux maintes fois visités par les studios, aux
décolle et parfois recolle les morceaux, les enchaine. Car si
résonances quasi-mythiques : Sternberg (Shanghai, Macao),
cette voix suit son propre régime (jamais vraiment synchrone,
Weisse Reise retrace toute l’histoire de ce cinéma, a rebours, de
plutdt en avance ou en retard, décalée), son probléme, qui est
la méme facon que Eika Katappa en parcourait les genres. Des
aussi celui de Schroeter, c’est comment passer d’un port 4 un
toiles peintes de Méliés aux transparences hollywoodiennes en
autre, d’un décor 4 un autre ? Qu’y a-t-il entre, dans le trait
passant par les constructions difformes de l’expressionnisme,
@union, et comment le filmer ? Mais d’abord, que raconte
cette voix ? rien n’est oublié dans la visite. Le cinéma est bien la seule et
unique perspective offerte par ces décors. D’une scéne a
Vautre, les usages changent. De surface plate, la toile devient
Cartographie du désir
un véritable fond qui enferme !’acteur sur une scéne. Plus trou-
Une trés belle histoire d’amour. Celle entre deux marins, blant, elle ouvre des horizons, trompe I’ceil (a fenétre qui
Fausto et Thomas, tous deux américains, l'un d’origine ita- donne sur la mer), allant méme jusqu’a agir sur la scéne, inflé-
lienne, l’autre d’origine allemande. Leur rencontre dans un bar chir l’action et le comportement des acteurs (la voiture peinte
de Tunis, le séjour chez la mére de I’un (Naples), chez le pére de qui aurait renversé Fausto). D’un endroit a un autre, Jes décors
l'autre (Hambourg), puis, avec l’arrivée de Mme Ziegler, de voyagent (jamais deux fois la méme fonction), Les couleurs
longs voyages dans tous les ports du monde, d’ Amérique latine aussi : du bleu au rouge, du vert au jaune. Dans ce voyage,
a Hong-Kong. Et au milieu, un court passage dans leur pays comment passer d’un décor tout en restant sur place ? A deux
(San Francisco), 1a of tous les drames (passion, jalousie, sépa- reprises, Schroeter s’écarte du décor. Il en donne fe contre-
ration) arriveront, Comme son titre l’indique, Weisse Reise est champ (la fenétre de la maison) qui n’est pas l’envers des lieux
un film allemand. Un voyage autour du globe mais du dedans : promu en effet de réel (la dénonciation d’un artifice) mais son
un voyage de intérieur d’un studio qui est aussi un voyage a prolongement imaginaire, un léger décalage, 4 peine percepti-
Vintérieur de ce studio, l’exploration d’un décor, d’une scéne. ble, plut6ét qu’une vraie rupture. H est clair que ce contre-
Etonnant comment chez Schroeter, a l'image du personnage de champ n’apporte rien, sauf un supplément de décor. Qu’est-ce
Thomas, on s’éloigne de I’ Allemagne, trés loin (dans des lieux qui sépare les décors de Naples et ceux de Hambourg ? Rien.
de passage et non d’ancrage), et on finit quand méme par y Un lieu impossible. Ce sont les longs travellings latéraux, en
revenir ou, a défaut, par y repasser. Le cinéma de Schroeter, et voiture, sous la neige. Une distance parcourue, qui dure, mais
Weisse Reise en particulier, consiste 4 filmer ces trajectoires totalement vaine parce que réellement infilmable.
WEISSE REISE 49
blage (le différé). Schroeter pratique un art du décalage : le
retard d’un geste sur une note de musique, le retard d’une bou-
che sur sa voix (placer sa caméra entre |’émission d’un son et
l’écoute de sa voix). Ces décalages sont les seuls vrais moments
d'un film, Comme dans cette scéne du tribunal de Palermo ot
il suffit d’un rien pour que tout dérape et que, brusquement,
les désirs se mettent en scéne, circulent et permutent. Depuis
ses débuts, le cinéma de Schroeter est hanté par ces moments
décalés qui sont les seuls moments de passage : le trait d’union,
le fil conducteur entre deux villes, deux décors, entre une musi-
que et une danse. Comment dela musique peut-elle se transfor-
mer en danse ?
Si l’acteur essaie d’accompagner la musique, de la suivre,
méme mal, @ conire-temps, il doit aussi faire route avec les
décors. D’un décor a l’autre, les acteurs changent aussi de per-
sonnages, c’est-a-dire de costumes. Retour de l’économie
(quelques acteurs pour plusieurs r6les), mais une économie du
désir : un circuit de placements et de déplacements ou tout finit
par se boucler. Les désirs voyagent de séquence en séquence.
Qw’un acteur, tour 4 tour, joue le pére de l’un ou la mére de
Vautre (seuls Fausto et Thomas ne bougent pas car les autres ne
sont que la projection de leurs désirs), il n’y a pas, entre lui et
son personnage, de distance réelle (comme il n’y en a pas entre
deux décors) mais plut6t une suite d’investissements. Uy a
dans Weisse Reise toute une part d’enfance. Un désir de
cinéma (construire un décor, revétir un costume, composer un
pas de danse) qui serait le versant prolongé et préservé de ce
plaisir enfantin, innocent et pervers, du déguisement. Toute la
composition de Weisse Reise (sa gesticulation, ses décalages) ne
témoigne que du retour, sous la forme d’un spectacle a la fois
dréle et émouvant, de ces maladresses.
Charles Tesson

Weisse Reise de Werner Schroeter.

La gesticulation
Dans Weisse Reise, Schroeter retrouve les conditions du
muet. On plante un décor puis on plante sa caméra devant. Les
airs de musique sont synchrones 4 cet ensemble. Ils s’arrangent
AUDIOVISUFL COMMUNICATION
OW PEDAGOGIE

toujours pour durer le temps d’un décor. Quant 4 l’acteur, il


arrive en dernier. [1 vient remplir un espace (la surface de V’expérience
Vimage, le cadre, ou bien occuper la profondeur de la scéne) et
un temps de musique. Il lui arrive de prendre la pose, comme
s’il s’agissait d’une longue prise photographique. Plus souvent,
- photographique
.
dans Weisse Reise et chez Schroeter en général, un acteur entre *
dans la danse mais en retard. Toujours a la traine de quelque
chose (d’un mouvement de caméra, d’un décor, d’une musi-
que). Jamais a Pheure, plutét 4 cdté de la plaque : soit mal a
l’aise dans le plan, soit qu’il s’y tienne mal. Schroeter n’est Aa
donc pas un cinéaste du geste (de son instant de production, du
réflexe) ni un cinéaste de la danse (du geste improvisé ou com-
f
posé). Le corps qui lV intéresse se situerait entre ces deux états,
du cété d’une gesticulation. La gesticulation (son inélégance et
sa lourdeur) vient de l’opéra: un équilibre difficile voire
impossible 4 trouver entre I’acteur (le rdle 4 jouer) et l’inter-
préte (la partition 4 chanter). Au cinéma, la gesticulation retra-
vaille toute l’échelle de représentation du corps. Elle est le dou-
ble lieu de l’affirmation d’une vérité et de la production d’un
masque. La gesticulation, c’est le retour brutal du corps dans la
danse (comme une retombée de viande), c’est ce qui la dépos- UN DOSSIER EXCEPTIONNEL
séde de sa magie, la vide de son caractére sacré. La gesticula- Textes réunis par Gilles Delavaud
tion est une asphyxie de la danse, son exténuation méme. D’un
autre cété, la gesticulation, avec ses airs de parade grotesque, 128 pages, 20 F. « Education 2000 », 3 rue de {’Abbaye
stérile et improductive, rencontre le carnavalesque. Entre le 75006 Paris. Tél, : 354.54,82
masque et le corps, entre le synchronisme (le direct) et le dou-
30 CRITIQUES

POLOGNE 1938

LE DIBBOUK. Pologne 1938. Réalisation : Michel Waszynski


@aprés la piéce de An-Ski. Scénario: S.A. Kacyzna et
A. Marek, Musique: H. Kon. Chants religieux: Guerson
Sirota. Chorégraphie: Judith Berg. Interprétation :
A. Morewski, R. Samberg, M. Libman, Lili Liliana, Dina
Malpern, G. Lamberger, L. Libgold.
1938, quelque part en Pologne, des studios de cinéma, inté-
rieurs reconstitués, ruelles de villages reconstruites pour les
besoins d’un film ; une troupe d’acteurs, acteurs de théatre
visiblement, costumés lourdement, précieusement, comme au
siécle dernier peut-étre, ou au 18* — l’époque importe peu, elle
est intemporelle, de l’ordre de la légende, archaique forcément,
vieillotte déja au moment oti elle se situe, décrochée d’elle-
méme, de son présent : une époque sans présent ; et un pays.
Oui, un pays : on en a la preuve : des paysages, des carrioles,
des champs, une lumiére incertaine, trés forte en méme temps, ioe.
irréelle, mais qui existe. Le pays, la Iumiére, les gens existent. Le Dibbouk de Michel Waszynsky.
Pologne, 1938; une lumiére réaliste et irréelle, un drdle
d’accent, une langue musicale ; des chansons ; voila ce qu’on clac, flash, il apparait ; chic, il a disparu ; clac, il revient.
se dit, ce qu’on s’imagine, ce qu’on entend, en regardant les Effets faciles, primaires, clairs: apparition/disparition.
premiéres images de ce film. La langue est le yiddisch, les Regardez bien, il y a un truc, il est clair, on ne vous le cache
acteurs sont souvent lourds de corps — quand ils ne sont pas pas ; une transparence ne se dissimule pas ; l’extraordinaire ne
translucides, comme des fantémes : ce sont des Juifs. se dissimule pas, ne se pare pas, ne se déguise pas, existe.
L’extraordinaire existe, le surnaturel est 14, parmi nous, en
Le Dibbouk est un film extraordinaire, un chef-d’oeuvre a nous, autour de nous ; dans la nature, calme: naturel en
coup sir, mais il est plus encore : !’inattendy total, une succes- somme, le surnaturel ; créé par Dieu, comme toutes choses :
sion d’images, de mots-plaintes, chants, interrogations aigués
présent au milieu des hommes, presque sans surprise. On écar-
— totalement inattendus, imprévisibles. On ne sait jamais de quille les yeux, oui ; on a peur parfois, on sursaute ; le fantéme
quoi sera fait le prochain plan : et de qui ? On attend ce plan, est lourdement fardé, d’ailleurs ce n’est pas un fantéme : c’est
le prochain plan, celui qui va suivre, comme on attendrait
autre chose ; un étre qu’on ne cherche pas 4 expliquer : un
patiemment, avec une gourmandise, une délectation infinie, la
commentateur : la Loi. Une voix qui avertit: on a a peine
page suivante d’un manuscrit enluminé que tournerait pour
peur : on écarquille tout juste les yeux ; pour la forme.
nous — nous, petit enfant — une grande personne sage : Qu’est-ce que ca raconte, Le Dibbouk ? Une histoire de
enfant sage, on devient, devant lequel un vieillard archaique Juifs ? A peine : aprés tout, on n’est Juif que pour la forme,
tourne des pages, lentement, précautionneusement, avec céré- par hasard. Un Juif, c’est ce qui grimace en chaque homme,
monie ; Pair est frais et parfumé a la fois, les images défilent, voila ce que ca raconte, Le Dibbouk, entre autres choses. « Le
des sons s’accrochent, des paysages et des hommes parlent ; on Juif qui grimace en toi, laisse-le venir, c’est un enfant perdu ;
a le souffle un peu court de celui qui ne sait pas de quoi la pro- aide-le 4 se retrouver ; en tant que Juif, bien sir ». Tout bon-
chaine étape, le prochain regard au détour de la prochaine nement. Ceci n’est qu’un probléme d’identité : de la basse
image, le prochain cri — celui qui ne sait pas de quoi ils seront mathématique, rien d’autre.
faits ; on attend et on soupire.
Et encore ? Une légende, précise, qui s’est fixé comme but de
Mais aussi : quels sont ces corps tassés, ou dressés, noirs ? se faire de plus en plus vague, de s’estomper : de disparaitre.
Ces paysages blancs de début du monde (il n’y a pas de fin, ici ; Quelle était-elle ? A peu prés celle-ci : deux amis se font une
pas de fin 4 Vhistoire ; pas de fin 4 l’infinité blanche du pays ; promesse : marier ensemble, quand ils seront nés, leurs deux
pas de fin a la légende, répétée, interminée, interminable) ? Et enfants, si ce sont un gargon et une fille. A la naissance de la
le rabbin de Miropol, gros homme aux yeux qui roulent, corps fille, la mére meurt. A la naissance du garcon, le pére se noie.
tout mou recouvert de précieux et lourds vétements d’apparat, Le seul survivant, des deux amis, devient riche, trés riche. II
a peine rituels —- si on y regarde de prés ? Drdéle d’époque, dré- oublie sa promesse. I] veut marier sa fille au fils d’un homme
les de moeurs, dréles d’habitants : habités, pris de danse, sou- aussi riche que lui, argent l’aveugle. Mais les deux enfants se
dain — comme on dit « pris de boisson », comme fous, désar- rencontrent : instantanément ils s’aiment. Confusément ils se
ticulés, lourds, grimagants. Des Juifs lourdement bruegheliens,
reconnaissent comme promis l’un a l’autre. Pour pouvoir
venus du moyen-dge, lointains : des caricatures d’eux-mémes
épouser la jeune fille, pour qu’elle n’aille pas au fils du riche, le
— cest ce qu’ils semblent se dire ; 4 eux-mémes, en eux- jeune homme pauvre et religieux, l’orphelin fou d’amour, va
mémes, tout a leurs réveries ; des riches qui dansent dans les pactiser avec le Diable. Malgré les risques : sir de ce que le
maisons, des pauvres qui dansent dans les rues, les autres qui
Diable, lui aussi, n’est qu’une créature de Dieu. Et par Dieu il
récitent les priéres : incantations, hochements incessants des sera détruit. Esprit errant, amoureux toujours de sa fiancée
tétes qui tournoient, psalmodies. promise, il s’insinue dans son corps, s’infiltre en elle. Il se réfu-
Ce n’est pas tout ; également : un fantéme ; il y a un fan- gie dans le corps de celle que, toujours, il aime. La jeune fille
téme ; il apparait, sans jamais s’annoncer, sans avoir eu besoin est devenue un dibbouk, un étre qui en contient un autre. II
de franchir le moindre pont, en un éclair truqué. Trucage : faut chasser l’esprit, le fant6me, du corps de la jeune vierge
LE DIBBOUK 31
lui, et s’intéressent si peu a autre : qui le mérite, qui est tout
proche, a cété. Et tout 4 cété il y a le fantéme, le faux-
fantéme, le yoyageur parlant — celui qui arrondit la bouche
pour faire peur aux enfants, pour signifier clairement qu’il est
sur Je point de leur faire peur ; qui prononce le mot « dib-
bouk », « un dibbouk ! », en faisant exprés de trainer sur le
« dib », d’insister, de suspendre le mot longtemps, pour faire
ensuite lourdement retomber le « bouk ! », syllabe de l’effroi,
de la peur. Mais lui, le fantéme, ce n’est pas celui, tout proche,
dont parle le rabbin de Miropol, puisque les deux hommes
s’affrontent ; plus exactement : le fant6me géne le rabbin, il le
géne méme trés fort, de tout son corps lourd de fantéme ; il
embéte le rabbin, le fant6me. Comme s’il] avait besoin de cela,
le pauvre rabbin : il a un dibbouk sur Jes bras, un dibbouk a
exorciser — et cette jeune vierge juive qu’on fait attendre dans
le salon d’a cdté ; il a envie qu’on en finisse. avec toutes ces
cérémonies, il veut se reposer.
Le pére riche attend qu’on lui rende sa fille : libre du dib-
bouk qui l’empéche de se marier, qui l’habite, qui parle par sa
voix. Le fiancé officiel, tremblant, attend d’&tre enfin réelle-
ment marié a la jeune vierge juive ; il l’attend et il en a peur, il
tremble. Les membres de la famille riche, richement habillés,
aprés avoir dansé de joie, pleurent trés haut : ils se lamentent,
richement. Les pauvres ont dansé, mangé, bu, ils ont regu de
Pargent en auméne, ils ont un moment oublié qu’ils étaient
pauvres, laids, difformes : bossus 4 faire peur, grimacants ;
eux aussi, sans doute, attendent ; on attend le dénouement, la
fin : quelque chose. On attend toujours quelque chose.
Les images sont belles, chargées, tordues : la douleur et le
souvenir s’y mélent : douleur, bientét, de n’étre plus que ce
qu’on a été; souvenir, justement, de ce souvenir qui déja
s’éloigne. Douleur de jouer : jamais la théatralité, cette sorte
Le Dibbouk de Michel Waszynsky.
de jeu outré, avec éclats de voix et gestes de la main, n’avait
atteint un tel point de non-retour : excessives scansions de tex-
juive. L’histoire commence 4 peine. Elle se poursuit en mille tes impossibles a dire, injouables ; un texte si excessif, aussi
détours, surprises, coups de théatre. Le film, véritablement, excessivement joué qu’il atteint 4 la vérité crue, une vérité
commence. totale : les visages déformés en viennent a dire, simplement, les
Il y a deux hommes qui savent, deux créatures de savoir. Le plus simples évidences : la peur, la joie, la douleur, la foi ; les
fantéme d’abord, ce messager fardé qui se sert de trucages corps suivent, qui portent d’imaginaires fardeaux, d’indivisi-
cinématographiques élémentaires pour marcher plus vite bles charges : voici des images ot l’on souffre, travaillées par
qu’une charrette: pour apparaitre et disparaitre; un qui la souffrance, obliques, lourdes.
n’existe pas, qui pourtant est sans cesse 1A, 14 ou il faut étre, Les regards : baissés vers le sol, craintifs ; face A nous, har-
présent ; raide comme la transparence qu’il est ; lourd de corps dis ; toujours obligés de se diriger [a ot ils vont — comme par
et de visage, immatériel aussi, problématique : 14/pas la. Par- un code, un jeu codé ; et la litanie des voix, le jeu des accents,
lant 4 chacun, s’adressant a chacun, écouté par personne : divers, qui tissent une bande sonore de pleurs, de peurs,
ignoré. I] prévient : « on n’a pas le droit de faire une promesse d’invocations sourdes.
avec ce qui n’existe pas encore » ; les deux amis, il les pré-
Le dénouement : rien ; rien ne se dénoue ici qui, ailleurs,
vient : ils n’écoutent pas, personne n’écoute le fantéme, qui
naie déja eu lieu ; en d’autres temps ; oublié et revenu, curieu-
n’est pas un fantéme. Ce qu’il est : un sage transparent, une
sement, 4 la mémoire de quelqu’un ; de vieilles fables, des
parole qui voyage : un voyageur parlant. Le voyageur parlant
mensonges, des histoires.
se déplace, il voyage, il prévient tout le monde, il parle. Il pré-
vient : « les choses se feront, elles se font, elles sont faites ». Il Les images : tordues, vraiment, comme si elles étaient des
n’agit pas, le voyageur parlant : simplement, il voyage et il chiffons, des serpilléres, devant exprimer un jus, une eau sale,
parle. Ii est un peu nous, le Juif en nous — Dieu aussi (l’autre), une vérité ; Murnau, revenant d’Enfer, filmant des fant6mes :
celui qui habite plus loin, plus haut, 4 qui, dans ces temps trés Juifs.
reculés, quelqu’un, quelque chose, a coupé la langue. Le voya- Voila : des Juifs qui dansent, en 1938, en Pologne ; ils chan-
geur parlant est une stature: il se dresse devant chacun : tent aussi, beaucoup. Le film est 4 mi-chemin entre le folklore
l’homme, la femme — méme devant le rabbin de Miropol, sage et Popérette, avec des ballets, des scénes expressionnistes, des
entre les sages, celui que du monde entier on vient voir, celui foules ; on passe du studio a la nature, la vraie, comme le fan-
qu’on consulte. C’est lui, le second savant, le savant mortel : téme passe d’un endroit a l’autre : il saute. Cette nature, ce
celui qui souffle, 4 qui les bras tombent sans cesse, dont les paysage blanc, tout entiers ils sont habités par un fantéme, un
yeux roulent : une gélatine de souffrance écarquillée (une sorte spectre : une ombre ; ils n’ont jamais existé, jamais eu lieu. Ou
de Harry Baur essoufflé, moins timide, un Harry Baur qui plutét si, ils ont existé, ils existent encore quelque part ; comme
aurait des audaces d’expression insoupconnées, qui risquerait tout le reste ils existent, comme le monde, P’univers, tout — un
sa peau en la confrontant au ridicule de son corps — un Harry réve, un mauvais réve.
Baur qui risquerait la mort 4 chaque plan). Le rabbin mortel se
plaint : if ne comprend pas que tant de gens viennent le voir, Louis Skorecki
CRITIQUES

PHOTO-ROMAN GAUCHE
LA PROVINCIALE., France 1980. Réalisation : Claude
Goretta. Scénario ; Claude Goretta, Jacques Kirsner, Rosine
Rochette. Jmage > Philippe Rousselot. Musique : Arié Dzier-
latka. Son; Pierre Gamet. Décor: Jacques Bufnoir. Mon-
tage : Joelle van Effentere. Production : Phenix Productions,
Gaumont, FR3, SSR. Interprétation : Nathalie Baye, Angela
Winkler, Bruno Ganz, Pierre Vernier, Patrick Chesnais,
Dominique Paturel, Roland Menod.
Ce film, raté mais pas antipathique du tout (les deux sont
sans doute liés), qui se laisse regarder sans ennui, appelle quel-
ques commentaires. :
1) Il dégage, ce qui est rarissime dans le cinéma francais, une
impression de richesse, de foisonnement : d’idées, de péripé-
ties, de trouvailles — de travail aussi. L’histoire est 4 la
mesure, ambitieuse, du projet : 4 travers Pitinéraire personnel,
social, sentimental, d’une jeune provinciale qui monte 4 Paris
parce qu’il n’y a plus de travail chez elle, on va découvrir :
Visolement, les problémes de communication dans une grande Wie
ville, la rencontre amoureuse avec un homme marié, les désillu- Bruno Ganz et Nathalie Baye dans La Provinciale de Claude Goretta.
sions sentimentales et les angoisses d’une femme flouée, la
recherche traumatisante d’un travail, la découverte de la bour- ques, pendant que le spectateur, s’il veut participer a leur his-
geoisie et de ses problémes, futiles et graves a la fois, le monde toire, est contraint de lever le voile, de les découvrir, de partir.
exotique du spectacle et de la prostitution, avec ses régles, ses véritablement 4 leur poursuite. On découvre, chez Goretta ; ce
usages, ses rythmes, sa morale. Ceci n’est qu’un résumé partiel sont eux qui se découvrent, chez Godard : il est 1’exception,
de l’intrigue, tortueuse et mouvementée, de cette fiction de Goretta ne faisant que suivre la régle, l’usage. Le seul pro-
gauche. bléme, c’est que son sujet, tout de noirceur paranojaque, impli-
2) Nathalie Baye, la provinciale, ouvre le film en montant quait du culot, du haut en couleur et en laideur — un déshabil-
sur sa mobylette. On découvre avec elle les paysages lorrains, la lage franc, {4 ot lon ne trouve qu’entre-deux-eaux, entre-
ot elle vit ; 14 aussi ot elle ne trouve pas de travail. L’inverse, deux-mots.
en somme, de Sauve qui peut (la vie) : ala place d’un vélo et 4) Un enjoliveur engagé : Goretta s’expose 4 n’étre que cela
d’une femme qui fait son retour 4 la nature, un vélo 4 moteur {ce qui n’est déja pas si mal, nombre de cinéastes ne s’expo-
et une autre femme qui fait ses adieux a la terre : une méme sant, purement et simplement, a rien). Pourquoi ? On serait
impression de brume matinale, la buée qui sort de la bouche — tenté de répondre, bétement : parce qu’il est un metteur en
clichés hyper-codés de la ruralité. Une méme maniére de fil- scéne engagé et qu’il enjolive la réalité. C’est un tout petit peu
met, quasiment : la caméra est 1a, fixe et lourde, au coin de la plus compliqué — 4 peine. Un cinéaste veut parler de la réalité
route. Une caméra, rurale presque, qui observe avec une bien- d@’aujourd’hui ; il prend une intrigue simple, une construction
veillante neutralité. Des couleurs moins Iumineuses, un cadre de roman-photo, quelque chose 4 quoi tout le monde peut
moins précis, des sons moins découpés : en somme, du Godard s’identifier : émotions courantes, situations classiquess; un peu
un peu flou, du Godard mou. La comparaison ne s’arréte pas d’amour, un peu d’espoir, beaucoup de désillusions et, malgré
au début du film, elle continue : surtout avec le personnage de tout, des tonnes de réves intérieurs, intouchables ; il filme le
Vamie de la provinciale, une comédienne rencontrée par hasard tout joliment, pas trop quand méme, en se disant qu’il n’y a,
sur le tournage d’un spot publicitaire pour du lait chocolaté, aprés tout, aucune raison d’enlaidir le monde tel qu’il est, que
qui a de plus en plus de mal a trouver des réles et qui choisit, les gens voient ¢a tout les jours, qu’on ne va pas encore une fois
délibérément, avec une sorte d’assurance tranquille, de se pros- leur noircir le tableau — ils ne vont pas au cinéma pour ¢a,
tituer par petites annonces ; avec sa morale a elle ; elle choisit pour voir exactement le sinistre reflet de leurs propres vies.
deux ou trois hommes, parmi ceux qui ont répondu 4 son cour- Voila ce que se dit, A peu prés, ce cinéaste. Il montre ce qui
rier, des hommes en mal de communication autant que de ten- existe, ce que chacun est fichu de reconnaitre, et il le fait avec
dresse, avec qui, moyennant salaire, elle passe quelques soirées un peu de sentimentalité, un peu de réalisme, beaucoup
par mois. Angela Winkler joue le réle. Méme s’il en efit fait un (attention. Le résultat est contemporain mais désuet, authen-
personnage moins coincé, plus décidé dans ses choix, les épau- tique mais compassé — et un brin fou. Fou parce qu’on devient
les moins voitées (Ja téte plus haute, si ’on préfére), c’est com- parano, et trés vite, quand on se coltine des sujets que les autres
plétement un personnage de Godard. Impossible, vraiment, de cinéastes ne traitent pas, par trouille — par exemple : monter a
n’y pas penser. Paris, étre perdue, ne pas trouver de boulot, se faire draguer,
3) Différence essentielle : alors que chez Godard les trois séduire, abandonner : étre une provinciale qui aime et souffre
personnages principaux, un couple en perpétuelle rupture et — des sujets de gauche, actuels, destinés 4 un grand public.
une prostituée, ne cessent de se découvrir, de se mettre 4 nu, ce Coincé, le cinéaste ; il ne faut pas faire fuir les gens, if ne faut
qui oblige le spectateur 4 les couvrir pudiquement, 4 recouvrir pas trop tricher, il faut composer — et rester humain, émou-
,au moins un peu ce que cette nudité a de cru, de tranchant, vant, juste. Quelle situation! Le roman-photo social,
c’est tout le contraire chez Goretta : les mémes trois personna- aujourd’hui, est un genre paranoiaque.
ges, un homme triste et une femme qui se séparent, et une pros- 5) Paranoiaque, Goretta Vétait déja dans L’Invitation (la
tituée, n’arrétent pas d’étre recouverts, cachés, rendus opa- géne, les regards des autres, une idée trés juste de ce que peut
LA PROVINCIALE 53
ressentir quelqu’un quand il décide de se laisser examiner, 6) Dans ce film, les amours sont difficiles, empruntés : on
regarder, toiser), et il renoue un peu avec ce genre de film : un s’aime a la sauvette, maladroitement ; sans honte, mais sans
brin de poésie, pour faire passer la maladresse qui fait vrai, qui joie excessive non plus. Une maniére, peut-étre, de réagir aux
sonne juste ; un naturalisme sans clinquant, précis, contrdalé ; sexualités glacées, hautaines, urbaines en un mot, du cinéma
une économie de moyens. Et surtout une structure périphéri- contemporain. Méme si la famille est quasiment absente, c’est
que, un rapport de suspiscion a l’égard des centres : l’archi- toujours vers une chaleur rurale, simple, qu’on se dirige : la
tecte de province est resté pauvre, il n’est pas monté 4 Paris on provinciale, si elle ne connait pratiquement personne a Paris,
son ami d’enfance a réussi, mais au prix de magouilles éviden- devient l’amie du patron du bistro d’en bas ; les foyers se
tes ; Vamant de la provinciale, qui a un poste important dans reconstituent 1a of ils le peuvent, 14 ot l’on parle.
une entreprise pharmaceutique, est quelqu’un de déplacé : sa
7) Un peu facile, démagogique, s’adressant au provincial
famille est en Suisse, ailleurs, et la fin du film il repart encore
qui sommeille en chacun de nous, le film de Goretta n’est que
plus loin ; la provinciale elle-méme, surtout, est le poste
ce qu’il est. Et il ne pouvait pas en étre autrement : une fiction
d’ observation paranoiaque et inconfortable d’oi Goretta, avec
de gauche, méme si c’est un mauvais jeu de mot, s’expose
‘un pervers plaisir, observe et juge les moeurs des bourgeois
aujourd’hui a étre redondante, maladroite — comme on le dit
parisiens, du monde du cinéma en particulier : agitations vai-
de celui qui monte a Paris, un peu perdu, mal a l’aise : gauche.
nes, curieuses créatures, atmosphéres sinistres. Quelle joie ila
dé ressentir 4 faire s’enfuir, 4 toute vitesse, dégofitée, sa petite
provinciale 4 qui on ne la fera plus ! Louis Skorecki

RECUPERATION DIFFICILE

L’OR DANS LA MONTAGNE (I RECUPERANTI). Italie


1969. Réalisation : Ermanno Olmi. Scénario et dialogues :
Mario Rigoni Stern, Tulio Kezich, Ermanno Olmi. Photo :
Ermanno Olmi. Musique ; Gianni Ferrio. Mixage : Alberto
Bartolomei. Producteur: Gaspare Palumbo. Production :
RAI, Produzione Palumbo. Interprétation : Antonio Lunardi,
Andrieno Carli, Alessandra Micheletto, Pietro Tolin, Marilena
Rossi, Ivano Frigo, Oreste Costa, Mario Strazzabosco.
L’Or dans la montagne, réalisé en 1969 pour la R.A.I., est le
sixiéme film d’Ermanno Olmi, surtout connu en France par
L’Arbre aux sabots (1978). Tourné avec les montagnards du
Plateau d’Asiago, 7 Recuperanti est d’abord la description
sociologique d’une région et d’une époque, de la pénurie éco-
nomigque qui en 1945, en plein effort de reconstruction civile,
pousse les paysans 4 choisir entre l’émigration ou ce « métier
de désespéré » : survivre grace 4 la récupération et au com-
merce périlleux de ce trésor de guerre enfoui sous les anciens
champs de bataille : le métal des bombes, des obus, les armes... ai eed
C’est ensuite la description, de l’intérieur, de ce métier, de ses sa montagne de Ermanno Otmi.
conditions de vie : l'isolement dans les montagnes, les techni-
ques de fouille, l’apprentissage des gestes, le désamorcage des
bombes, la transmission de l’expérience, les dangers et les « Vivre libre ou mourir », image contredit ’idéal de liberté
craintes d’un travail of on risque 4 tout moment de sauter avec incarné par Du, en J’opposant au pére de Gianni rejeté par ses
la marchandise. C’est enfin Vaffirmation d’une éthique de la enfants pour s’étre remarié avec une voisine de leur ge : retiré
vie, une revendication de la liberté humaine passablement sur les sommets, Du est rejeté de 1a méme facon par les villa-
retorse. geois. La liberté morale du pére légitime, comme celle du pére
S’évader dans la solitude sauvage de la montagne équivaut a adoptif, prescrit au fils et 4 la fille leur réle de gardiens de
un suicide 4 retardement. L’ancien combattant du front russe, Vordre : obligation du mariage, la reproduction de la famille,
Gianni, doit 4 un moment opter définitivement pour une de ces la survie du groupe. Chacun a leur facon, le pére de Gianni et
deux images : le paysage enivrant de ja montagne ou le sourire Du nient la filiation et interdisent a la génération suivante ses
réconfortant de sa fiancée, sa participation 4 une entreprise propres alliances en refusant la place que leur a réservée la
collective (la famille, la cité) ou sa disparition dans une nature société. Quand les deux images du pére remarié et de la solitude
grandiose et stérile. L’échelle et la définition des liewx leur de Du se superposent, un et autre n’ont plus de raison
nient toute compatibilité. L’aventure libertaire de la montagne d’étre, sinon au passé, car le produit de cette superposition est
se révéle vite un jeu mortel ou chacun, tout en la haissant, per- le mariage du fils, la constitution d’un foyer, le choix d’un
pétue l’espace de Ja guerre, la séparation des familles, le champ métier régulier,
de bataille, la manipulation des armes, le spectre d’un univers Le milieu, le contexte de l’époque, les personnages, font le
de destruction qui guide le pas des survivants. La deuxiéme sujet passionnant. Reste que cela passe peu par image : Olmi,
partie du film, aprés l’initiation de Gianni par le vieux Du, subjugué par la verve d’Antonio Lunardi, n’a pu empécher le
insiste sur cette part maudite de la montagne, confirmée dans cabotinage de ce dernier. Ou encore : il n’a pas trouvé la bonne
Vimage par l’accident des fréres Carli et la découverte macabre distance ol poser sa caméra en face de lui. L’apport des non-
d’une grotte... professionnels au ciméma tient en général a leur port, ala vérité
34 CRITIQUES
inconsciente de leurs gestes, pas dans leur numéro d’imitation objets, du décor et de la caméra, le cadre lui-méme. Faute de
d’acteurs. La démarche, le visage et les mains, l’activité, ce quoi ces éléments deviennent pittoresqués, la représentation
sont ces péles techniques que la caméra devrait d’abord filmer, engloutit le représenté sous ses artifices, Lunardi peut chanter
comme une langue muette, au lieu de se tenir 4 hauteur de la le trésor caché dans 1a montagne, mais le jeu de piste, les signes
bouche comme un micro. Antonio Lunardi est plus crédible qui attestent de la présence d’un tel trésor, ne sont pas repéra-
quand i] désamorce une bombe que par ses bonnes paroles bles dans la splendeur des plans généraux. Et, puisque de tels
d’anarchiste, soudain trop caricaturales. Un effort physique signes existent, ils devraient se distinguer visuellement des faux
exige une concentration, rythme une respiration, impose une indices qui jonchent le sol.
posture qui régle la place réciproque des personnages, des Yann Lardeau

PLAISIR OBLIGATOIRE

LES FOURBERIES DE SCAPIN. France 1980. Réalisation : d’entreprise, le traitement du son ne trompe jamais : celui du
Roger Coggio d’aprés Moliére. Assistant : Tony Aboyantz. film de Coggio est le son standard des mauvaises adaptations
Chef opérateur : Claude Lecomte. Chef monteuse : Raymonde radiophoniques, y compris le tartinage de chanson napolitaine
Guyot. Ingénieur du son: Georges Vaglio. Décors: Guy pour faire couleur locale.
Claude Francois. Interprétation : Roger Coggio, Michel Gala- On aura compris que ce film est une pellicule d’un milliard
bru, Jean-Pierre Darras, Maurice Risch. tout 4 fait insignifiante, plus indigente que réellement antipa-
thique, et qui aurait mérité tout au plus cing lignes de critique,
On connaissait des films de scénariste, des films d’acteur, ne serait opération nationale dont elle a été objet et qui
des films d’opérateur ; Les Fourberies de Scapin est le pro- mérite, elle, d’étre prise tout 4 fait au sérieux.
totype du film d’assistant, le plus gros travail de mise en scéne La Fédération de l’Education Nationale, on le sait, s’est
ayant visiblement consisté 4 embaucher des figurants, a les engagée avant réalisation 4 faire voir ce film a cinq millions
déguiser en « petits métiers » de Naples et a les disposer vaille d’éléves, la CASDEN-BP (banque coopérative des enseignants)
que vaille dans chaque plan ou ils ont lair de s*ennuyer ferme forte de cette avance sur spectateurs captifs mateérialisant le
dans leurs réles d’arriére-fond-historique et de représentants- soutien de la FEN en « accordant au réalisateur un crédit de
des-meeurs-de-l’époque. Je vous recommande un figurant 5,7 millions de francs, garanti sur les ventes-salles, soit 60 %
désopilant censé jouer un « scieur de bois » et qui tient mani- du devis du film ». La FEN n’a qu’une parole : on va donc
festement une scie pour la premiére fois de sa vie. A défaut amener en rangs serrés toutes les classes de France devant ce
qu’il se passe quelque chose d’intéressant, il passera toujours vague film au nom de la Culture et du Plaisir conjugués comme
quelques figurants dans le plan : telle pourrait étre la devise de on amenait naguére les soldats au bordel de campagne au nom
ce film of il n’est pas de plan qui ne soit traversé par cing ou six de Vhygiéne et du moral des troupes. Et il faudra bien qu’ils
figurants portant bien en évidence V’attribut de leur fonction aiment ca et qu’ils trouvent ca dréle pour ne pas faire figure
« populaire » en attendant d’aller toucher leur cachet. d@ingrats a l’égard de leurs professeurs syndiqués qui font
Roger Coggio est peut-étre de bonne foi quand il clame son Veffort de les amener au cinéma pour qu’ils s’instruisent en
amour pour le théadtre de Moliére, mais tout se passe dans son s’amusant. La culture obligatoire passera par le plaisir : ainsi
film comme s’il s’agissait de distraire le spectateur, par mille en ont décidé conjointement la FEN, la Ligue de l’Enseigne-
petits dérivatifs visuels, d’un texte sans grand intérét, sans ment et le CNDP qui ont jugé bon de jouer les entremetteurs
enjeu et qui devient, 4 force de dispersion, A peu prés impossi- entre Coggio, la CASDEN-BP, fe circuit Gaumont et un public
ble 4 suivre. Malgré les efforts éléphantesques du film pour coniraint de cing millions d’éléves. Plaisir obligatoire, donc, en
donner a ces Fourberies une « dimension sociale », on finit par rangs par deux, au nom de cette vieille idée sinistre que tous les
se demander devant cette vaine frénésie de remplissage et d’agi- moyens sont bons pour faire passer Ja culture, méme fe cinéma.
tation hystérique si Coggio a réellement confiance dans le texte Toute ’horreur de cette conception culturelle tient dans une
de Moliére et si Boileau, finalement, n’avait pas un peu raison. déclaration de Coggio a La Revue du Cinéma : « Quand 4 10
_ Ii faut dire bien haut, en face du consensus douteux qui s’est ou 11 ans il (le gosse qui aura vu le film) va avoir 4 son pro-
mis en place autour de ce film, que le projet cinématographi- gramme de cinquiéme ces fourberies-la, ca va étre un spectacle
que de Coggio est d’une pauvreté affligeante. JI ne mérite chatoyant ! L’image qu’il aura recue sera reliée 4 une sensation
méme pas que l’on convoque les théories de Bazin sur théatre et de plaisir qui le, mettra en état de “‘réceptivité” ».
cinéma : la seule idée, misérable, d’adaptation est que pour Par chance le film de Coggio n’est qu’un film béte, plutét
« faire vivant » il faut que ca s’agite dans tous les plans (les ennuyeux et incompréhensible : aurait-il été pire qu’il eit faliu
acteurs ne cessent de courir en faisant semblant de réciter leur quand méme remplir les engagements pris et les salles de
texte) et que pour « faire cinéma » il faut changer de plan tou- cinéma. Cette conception de la culture par le plaisir obligatoire
tes les quinze secondes et de décor toutes les deux minutes (c’est — dont révent finalement tous les appareils culturels — a de
bien du cinéma puisque j’ai utilisé soixante-trois décors diffé- quoi donner froid dans le dos quand elle est mise en acte,
rents, ne cesse de répéter Coggio qui se réclame en toute comme ici, au nom du progressisme pédagogique et de la « cul-
modestie des adaptations shakespeariennes de Welles, ce qui ture populaire ».
est assurément beaucoup plus comique que le film lui-méme). Alain Bergala
Le moindre dialogue de trente secondes commence dans un
ERRATUM
décor intérieur, se poursuit dans la rue pour se terminer dans
un port sans que le son enregistre la moindre variation d’inten- Dans te N° 319 des Cahiers, une phrase, malencontreusement supprimée, a
sité, de qualité, ni de résonance : méme abstraction « clean » rendu quelque peu obscure la fin de la note concernant le film Frayeurs (p. 57).
I] fallait lire : « Pour rester avec Tourneur, au couple femme-léopard, ce n’est
de studio, méme niveau, méme absence d’espace sonore : on jamais le « comme » qu’il filme. Une métaphore n’a jamais fait peur. En
voit bien le peuple-figurant mais il ne fait pas de bruit afin de revanche, les diverses figures qui y conduisent (déplacements, glissements)} qui,
ne pas troubler la diction théatrale des acteurs. Dans ce genre sur le chemin y conduisent : oui. »
NOTES SUR D’AUTRES FILMS

| LES AVENTURES FANTASTIQUES DU ensemble plut6t réservé et prudent. C’est le film


BARON DE MUNCHHAUSEN de Josef von Baky entier qui est un lapsus, Un studio peut en cacher un
(Allemagne 1943) avec Hans Albers, Brigitte Hor- autre. Dans Munchhausen, ce n’est pas la réalité
ney, Wilhelm Bendow, Michael Bohnen, Hans extérieure de l’Allemagne (villes, paysages) qui fait
Brausewetter, Marina von Ditmar. défaut ou qui est a cacher, c’est plutét sa réalité
intérieure, ces autres lieux ol! des corps sont entas-
Voir Munckhausen donne un apercu étonnant de sés : les camps de concentration. Les studios de
la santé et du luxe du cinéma allemand (la U.F.A.} Munchhausen, avec leurs figurants (voir la
en 1941. On veut faire la pige 4 Hollywood (on ena séquence du harem), sont bien le masque de cette
les moyens : couleurs, trucages) mais il faut, pour vérité. D’un cété la viande (la boucherie, le sang) et
ce faire, constituer des héros. Munchhausen est un de l’autre la vitrine, I’étalage de conservateurs et de
personnage fabriqué sur mesure par une économie colorants (maquillages, couleurs), l’emballage soi-
de studio. If n’a done pas de corps. Et c’est par gné (costumes, perruques, staff). Muachhausen est
contre-coup qu’on lui injecte un supplément d’Ame bien le Musée Grévin du nazisme. Le seul durabie.
(le baron qui, en 1941, raconte son histoire finit par Sinistre promenade que de contempler aujourd’hui
avouer que son héros, 200 ans aprés, vit toujours en les pantins fadasses de ce musée de cire.
lui, éternel), Munchhausen fait du studio une gigan- Munchhausen est un héros fabriqué de toutes pié-
tesque boule de cristal, objet de tous les voyages, ces. Pour la circonstance. Comme Hitler, il aime se
tandis que le baron Ia prend pour un jouet (boule de répandre dans fe monde entier. L’un préfére les
billard, boulet de canon, ballon), pour un globe, aventures militaires, l’autre collectionne (de la Rus-
comme dans Le Dictateur. A voir ce film, on com- sie a Venise) les aventures galantes, Munchhausen
prend mieux ja méfiance du cinéma allemand est pacifiste. Quand Cagliostro tui propose Ja cou-
d’aujourd’hui pour le studio. Syberberg, bien sir, ronne de Courlande, il refuse et clame bien fort, a
vient de la. Mais c’est surtout le seul cinéaste a se la cantonade, qu’il n’est pas intéressé par le pou-
poser la question de son héritage. Les autres préfé- voir. Un peu trop contradictoire pour étre honnéte.
rent voyager, tourner en extérieurs, sur les lieux Munchhausen est aussi une dénégation de ]’Allema-
mémes. On comprend aussi pourquoi les seuls films gne : tout ce qui a trait, dans le film, aux tortures,
tournés en studio dans l’Allemagne d’aprés guerre, aux prisons, aux ch&timents esi soigneusement
aient été des pornos. Méme misérable, le porno déplacé, mis au compte du sultan turc. Tout un art
reléve d’une pratique et d’une économie de studio. de ’endossement. Tout un art, via Munchhausen et
Quand le baron caresse le visage d’un Noir et le studio, pour faire porter des masques et éviter les
retire, dégofité, sa main salie par le maquillage, il ne figures. Le déferlement de porno, aprés la guerre,
s’agit pas d’un lapsus (d’une faute de gofit) dans un sera le juste retour des choses. C.T.

COURT CIRCUITS de Patrick Grandperret enfin atteint il ne peut connaitre fa jouissance que
(France 1980) avec Gerald Garnier, Pierre Trapet, par procuration. Le héros, en effet, est infirme.
Dominique Bonnaud, Christian Boucher, Jacques Infirmité qui, constamment rappelle le risque
Bolle. encouru et la dimension de la mort liés 4 la course.
Je ne crois, de ce point de vue, n’avoir rien vu de
D’un film sur le petit monde de Ja moto, on pou- plus impressionnant que le petit-film Super 8 mon-
vait redouter !e pire : interminable spot publicitaire trant l’accident qui Iui vaut, handicapé, d’étre
pour les gros cubes ou juxtaposition paresseuse de réduit 4 faire courir un autre, un plus jeune, a sa
tous les effets spectaculaires inhérents 4 un sport place. Un peu comme dans Murie/, Pinsertion de
ou, pour quis’y adonne, il y va de sa vie, Esthétique cette petite bande, projetée par la victime elle-
de bazar ou raccolage 4 quoi, jamais, ne s’aban- méme, 4 plusieurs reprises, dans le film lui-méme
donne ie film de Grandperret. C’est son premier décuple l’effet : la mort y est proche, privée, ano-
mérite. dine comme la vie dans les films de vacances.
Il est vrai qu’il y est moins question de la course que Dans ce bras mort, finalement plus « rayien » que
du désir mystérieux, terrible, qui attire 4 elle les per- hawksien qui condamne le personnage a l’impasse
sonnages, hommes jeunes, patvres, mi-prolos, mi- de l’apprentissage (on peut retrouver chez Pautre
lumpen, un peu a la Pialat. Or accéder a la compéti- son savoir, pas son désir) se reconnait aussi le stig-
tion professionnelle ne va pas de soi : l’adresse et la mate d’une autre sanction. La course, bien plus
compétence technique n’y suffisent pas. Il faut de qu’a Ila victoire, vise & l’abolition du corps dans
Vargent, trouver des producteurs, des annonceurs, Pespace-lumiére par effet de la vitesse : jouissance
de ceux qui, dans une séquence terrifiante, vous totale et oubli total (« disparition » ou « absence »
dépécent un corps de motard en espaces publicitai- dit Paul Virilio dans son dernier livre), cause immé-
res, ne lui laissant pas méme son nom, trouver le diate de laccident. Le bras mort est rappel a
matériel. Et puis quand tout parait fini, encore de Vordre, obscur, du corps. Vouloir l’enfreindre
l’argent, par tous les moyens, légaux ou illégaux, encore est ce dont, 4 la fin du film, le héros tombe,
indifféremment, car la loi, 4 l’évidence, ne passe a nouveau victime. Le monde de Grandperret
pas par la. comme ceux de Pialat ou Guiguet est fait d’anges
Ainsi la fiction avance, « A l’économique » par déchus. C’est sous cette figure, classique, qu’en
levées et retombées successives de contraintes et méme temps, ils parviennent 4 donner l’image ta
d’ obstacles devant le personnage principal d’autant plus vraie, la plus juste, la plus moderne ausi d’un
plus acharné a réussir que de la réussite, du but état avant tout physique de la société, F.G.
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LA CIGALA d’ Alberto Lattuada (Italie 1980) avec chanteuse ratée et putain, de fille vierge et
Anthony Franciosa, Virna Lisi, Renato Salvatori, meéchante, et de sauvageonne tolle de son corps
Barbara de Rossi, Michael Coby, Clio Goldsmith. mais fidéle en adoption, passe méme un peu de la
cruelle jovialité qui marque fous les films (des plus
grands aux moins bons) ob les relations d’alliance
Le film ne mérite nullement Ia colére d’inspira- (ici entre la putain et la sauvageonne) I’emportent
tion féministe qui s’exprime, sous forme de graffi- en les bafouant sur celles de parenté (ici, la rivalité
tis, contre ses affiches publicitaires placardées dans hystérique entre la méme putain et sa garce de fille).
le métro. L’affiche est certes pénible dans son On peut contester Purgence proclamée par Lat-
omniprésence, et faiblarde dans son érotisme rétro- tuada de faire aujourd’hui de pareils films (parce
vadimien, mais La Cigala vaut mieux que cela. que, va-t-il en répétant, les gens ont soif de senti-
C’est un assez bon film italien de série B améri- ments forts et violents en ces temps de morosité
caine. On sait Lattuada depuis toujours capable du sociale}, mais celui-ci fait preuve d’une indéniable
meilleur et du pire, et dans la mesure ot depuis un intelligence dans la facon de jouer franc jeu avec les
certain temps il nous a plutét habitués a celui-ci lois du roman-photo pour ce qui est des personna-
qu’a celui-la, on en est venu 4 ne plus rien attendre ges de femmes, et de faire glisser ces mémes lois,
de lui et a ironiser sur ses interprétations personnel- psychologiquement et narrativement, par l’intermé-
Jes du mythe cedipien et sa compulsion irrépressi- diaire d’un personnage d’homme, laconique et dis-
ble, dite sénile, 4 dénuder de jeunes et nouvelles crétement imprévisible, interprété sobrement, 4
actrices. Il y a bien deux ou trois scénes vaporeuses Paméricaine, par Anthony Franciosa. Le film
et nunuches de débats érotiques dans La Cigala, qui compte trois belles scénes : Pillumination du motel
ne sont pas ce que le film compte de mieux, encore et l’aveu de Virna Lisi (étonnante dans un contre-
que ces moments échappent 4 l’obscéne en ce que emploi), la partie de billard finale, et surtout Ia
Lattuada ne louche aucunement vers un spectateur - tonde des camionneurs sous les fenétres des fem-
a venir, mais semble Je premier ravi de ce quw’il mes. Lattuada n’est certes pas Duras, et ses
découvre. Mais le reste du film surprend par la fer- camions n’ont pas la moindre chance d’évoquer
meté dans la mise en place et l’évolution des scénes, quelque parole de femme. Du moins s’en tient-il
la franchise du découpage, et le regard constam- sans tricher 4 ce qui, depuis Les ftaliens se retour-
ment généreux porté par Lattuada sur ses créatures nent, est peut-étre son seul sujet : le regard que por-
des deux sexes. Dans ce sombre mélodrame de. tent les hommes sur celles-ci. J.N.

THE HUNTER (LE CHASSEUR) de Buzz Kulik ment que décrire un détective privé collectionneur
(USA 1980) avec Steve Mac Queen, Eli Wallach, de jouets dont le métier crée des interférences avec
Kathryn Harrold, LeVar Burton, Ben Johnson. la vie privée suffit a bAtir une psychologie ; A don-
ner vie au personnage. Travaux pratiques : sachant
Le Chasseur ressemble plus a un pilote de série que sa femme est enceinte, devinez comment se ter-
télé qu’a une ceuvre destinée au grand écran. Une mine le film.
fois cela admis, cette suite de sketches schématique- On s’arrétera certainement avec complaisance sur le
ment liés les uns aux autres se regarde sans déplai- paradoxe qui fit débuter et s’achever la carriére du
sir. Mené tambour battant par un Buzz Kulik dont comédien avec des réles de chasseur de primes.
Vefficacité tient lieu de talent, le film est une succes~ Mais en réalité le film qui demeurera I’épitaphe a la
sion de poursuites, de bagarres, de duels, parfois carriére de Steve Mac Queen n’est pas celui-ci mais
aux limites du dessin animé. Ainsi cette séquence plutdt cette adaptation d’Un Ennemi du peuple
qui restera mémorable ou des gangsters s’enfoncent d’Ibsen qu’il commanda en 1977 A George Shaefer
en voiture dans un champ de blé et Steve Mac et demeurée depuis lors dans les tiroirs. If y appa-
Queen décide de les poursuivre en moissonneuse~ raissait gras et barbu, aux antipodes du Josh Ran-
batteuse : on voit ca du dessus, les deux sillages des~ dall de la série Au Nom de /a loi, aux antipodes du
sinant des lignes, se croisant, s’emmélant. Steve Mac Queen dont nous garderons |’image,
C’est souvent distrayant, mais, comme les séries mais au moins y avait-il décidé de tout, impliquant
télé, c’est toc. Le personnage et les situations sont dans l’entreprise une certaine urgence dont sant
préfabriqués, quasiment livrés en kit. Les idées font dénués ses deux films suivants et notamment celui
figure de matiére, les auteurs estimant manifeste- qui nous intéresse. O.A.

HURLEMENTS (The Howling) de Joe Dante get n’est évidemment pas un choix gratuit, pas plus
(USA 1980) avec Dee Wallace, Patrick MacNee, que le soin accordé a 1a scéne classique de la trans-
Dennis Dugan, Christopher Stone, John Carradine, formation, ici particuligrement réussie.
Slim Pickens. De la formation de Joe Dante, monteur de films
fauchés, reste une tendance a fabriquer de bric et de
Ce serait une sombre injustice que The Howling broc des séquences truffées d’inserts, a artificielle-
se perde dans l’inflation de petits films d’épouvante ment rattraper les faiblesses du script. Mais ces
bon marché qui inonde depuis quelques mois nos légers travers n’entravent pas dans The Howling
écrans, Son réalisateur, Joe Dante, est en effet une Péclosion d’une écriture trés personnelle qui, si elle
des personnalités authentiques issues de ce courant, n’est pas encore tout a fait affirmée est certaine-
Non qu’il s’agisse d’un cinéaste 4 la facture noble ment prometteuse.
égaré dans un genre peu considéré, plus que tout Le réel probléme du film est plutét son ventre mou.
autre réalisateur américain, c’est un cinéphile pas- Autant le début du film et, disons, son dernier tiers
sionné de série B citant volontiers —~ jusque dans sont traités avec un brio qui entraine l’adhésion
ses films — des auteurs aussi obscurs que George immédiate, autant le milieu se laisse prendre au
Wagener, Sam Newfield ou Erle Kenton comme ses piége des archétypes et n’est qu’émaillé de certains
influences les plus profondes. instants réussis, En effet le choix, traditionnel, dela
The Howling est donc un film intrinséquement res- communauté thérapeutique dirigée par un médecin
pectueux de lesthétique traditionnelle qu’il s’est parapsychologue comme toile de fond se révéle vite
choisie. Le théme du loup-garou qui n’a pratique- une sorte de bourbier ot l’intrigue patauge un
ment jamais été employé dans le cinéma a gros bud- moment avant de se ressaisir. L’interprétation mal-
57
heureusement décevante de Patrick MacNee dans Je Loup qui ressemble par plus d’un trait 4 notre
Téle du médecin y est aussi sans doute pour quelque monstre poursuit une petite fille dans des condi-
chose. tions trés identiques. Les clins d’ ceil de ce type sont
Cela dit The Howling qui se rattache au fantastique innombrables, comme ils l’étaient déja dans le pré-
autant qu’a l’épouvante sait ménager des moments cédent film de Joe Dante, Piranha, et contribuent
de réelle poésie qui évoquent parfois le meilleur certainement au charme du récit. Parmi tous les
Mario Bava et n’est pas non plus dépourvu de tou- nouveaux cinéastes issus du fécond creuset de New
ches d’humour. Deux qualités rares dans ce cinéma. World, la compagnie de Roger Corman — il
Je ne résiste pas au plaisir de citer cette séquence apparait dans The Howling, trouvez-le — Jonathan
terrifiante ot le loup-garou difforme inspiré des Demme, Jonathan Kaplan ou Alan Arkush, Joe
gravures médiévales poursuit Phéroine du film et of Dante apparemment le plus doué aura été le pre-
en contrepoint Ie poste de télévision diffuse un des- * mier 4 trouver son univers, et le chemin du grand
sin animé de Walt Disney -ou le Grand Méchant public. O.A.

ROUGH CUT (LE LION SORT SES GRIFFES) de séduite par le précédent, des soirées mondaines, de
Don Siegel (USA 1980) avec Burt Reynolds, Lesley- cofiteux appartements et, fast but not least un
Ann Down, David Niven, Patrick Magee. David Niven manipulateur. Il ne suffit pas d’abat-
L’idée de confier la réalisation d’une comédie tre des cartes de ce type tout au long du film, encore
légére 4 Don Siegel n’était pas plus saugrenue que faut-il que l’ensemble prenne.
celle de donner 4 Burt Reynolds un réle au croise- Dans Le Lion sort ses griffes tout n’est que mécani-
ment entre Cary Grant (pour les intentions) et Clark que. Le cambriolage poussif se traine dix fois trop
Gabie (pour la moustache), Les utifisations a longtemps, rempli de véritables séquences-rouages
contre-emploi se révélent fréquemment stimulantes. strictement abrutissantes. Les coups de théatre con-
Pas ici. La comédie légére devient rapidement tractuels des derniéres minutes n’arrachent ni sou-
lourde, en bref I’étincelle manque. Cela tient-il aux rire ni surprise au spectateur qui sortira en baillant
a-peu-prés de la réalisation ou aux maladresses du de ce faux divertissement.
montage ? Tous deux surprennent de la part d’un On sait que le tournage n’est pas allé sans heurts,
cinéaste aussi technique que Siegel. Cela tient sur- que Siegel a été d’abord remercié, puis réintégré.
tout au manque de conviction inhérent 4 l’entre- Cela n’excuse rien, surtout pas la laideur omnipré-
prise dans sa totalité : faute de confiance en ses sente des décors. Soyons juste, un élément, certes
capacités propres a faire rire, les effets de comédie y futile, mérite d’étre remarqué: les toilettes de
sont multipliés. Un voleur de diamants, une élé- Lesley-Anne Down sont anormalement réussies.
gante jeune fille de bonne famille kleptomane O.A.

SI TE CHERCHE, Y’ME TROUVE de Roger faire un film sans emmener avec soi un scénario,
Diamantis (France 1974) avec Jean-Francois Steve- qui que l’on soit. Ici, le canevas de départ est tout
nin, Francois Weyergans, Jean de Gaspary, Jean- de méme assez faible et l’équation risquée : babil
Jacques Biraud, Roger Diamantis. improvisé entre hommes + cinéma direct + musi-
Le scénario de Si j’te cherche j’me trouve, le film que de Duhamel = l’essence du cinéma. Qu’est-ce
de Roger Diamantis, c’est mine de rien le cinéma, le que c’est pour toi le cinéma ? se demande-t-on, une
désir d’en étre, de faire partie du décor, des men- fois ou deux dans ce film : le cinéma c’est d’abord
bles, le désir d’en revétir entigrement Ja tunique. Il y des situations de cinéma, des personnages en action
a dans ce film touchant, a la fin pathétique, et qui ou en dialogues, c’est mille choses encore, mais ce
n’a pas eu l’accueil qu’il méritait de la part du nest pas, jamais, des gens qui s’interrogent sur /e
public (le titre y est certainement pour quelque cinéma.
chose, disons-le tout net: il n’attire pas), en Il y a dans le film de Diamantis, un scénario sous-
amorce, en appel, en fin de compte et en toute jacent, masochiste, bati sur une grande dénégation
modestie, une obsession, double : celle bien sir de de pouvoir : quelqu’un ne veut pas dire « coupez »,
faire passer un amour du cinéma (hommage 4 Pier- ou « c’est fini », 4 la fin de la derniére babine, alors
rot le fou via la musique de Duhamel et a Cassave- que son réle consiste, justement, a maitriser le
tes dans les dialogues et la situation de départ : cing déroulement filmique et sa terminaison. D’un cété
amis qui vont se balader en Bretagne pour aider ce refus de la maitrise, d’un autre cdté la perte de
Roger a faire son film : en quelque sorte du Hus- maitrise et accident de voiture sur le retour de Bre-
bands francais), mais surtout toucher du doigt la tagne : le film bascule dans le drame, l’auteur est
situation d’étre un artiste, ce que c’est que Pétre touché dans son corps, son étre méme, il en porte la
artiste. cicatrice et le film atteint une dimension véritable-
On peut reprocher a Diamantis de ne pas appor- ment pathétique. Si tu joues avec le cinéma, atten-
ter avec lui son bagage, son manger : on ne part pas tion, il te trouve tét ou tard. $.T

UNE ROBE NOIRE POUR UN TUEUR de José scrupuleusement pénétré d’un sens trés précis du
Giovanni (France 1980) avec Annie Girardot, devoir (Jacques Perrin, poivre et sel), un docteur
Claude Brasseur, Bruno Cremer, Jacques Perrin. olivensteinien trés humain, déchu mais battant
Une robe noire pour un tueur, c’est A nouveau le (Bruno Cremer, trés bien), une avocate halimienne
scénario du Trou (Giovanni en fut Vauteur et Jac- décidée et talentueuse (Annie Girardot, d’abord
ques Becker le réalisateur) adapté aux nécessités pénible puis supportable}. Des archétypes huilés
entendues d’un film d’action courant : multiplicité pour un scénario sur rail.
des lieux, poursuites, bagarres, tensions, rencon- Il faut noter que sur le plan du professionnalisme
tres... Un condamné 4 mort (joué par Claude Bras- affiché du film, la case réalisateur est vide dans Une
seur) parvient, juste avant son exécution, 4 s’échap- robe noire pour un tueur. Visiblement fa réalisation
Ces notes ont été rédigées par er et la porte qui s’ouvre devant lui vers la liberté n’est pas le souci (encore moins le désir) majeur de
Olivier Assayas, Frangois Géré, est le commencement d’un tunnel qui débouchera Giovanni. La mise en scéne se trouve donc confiée 4
Serge Le Péron, Jean Narboni, sur la lumiére de vérité (son innocence du meurtre la machine du cinéma francais. En l’absence de
Charles Tesson et Serge Tou- dont on Paccuse). Dans ce tunnel s’engouffrent metteur en scéne, it faut bien dire qu’elle tourne au
biana. avec lui un fonctionnaire de la police des polices ralenti, S.L.P.
Ce que nous
savons depuis
peu™*. Le film inter-
négatif Eastmancolor
5243 maintenu a
2° Celsius conserve la
« Marnie » d’Hitchcock
couleur des images
pendant 200 ans (et 500 ans a — 5°C) et cela avec
une définition équivalente a 3 000 lignes T.V.

Ce que nous savions déja. Les enregistre-


ments faits sur bande magnétique vidéo sont déja dif-
ficiles a relire vingt ans plus tard (quand la machine
existe encore). De plus, la définition actuelle —
600 lignes utiles — sera inadaptée a la diffusion
1 200 lignes du proche futur.

Ce qui est donc évident. C’est qu’un réali-


sateur soucieux de la pérennité de son oeuvre se doit
de l’enregistrer sur film ; c’est qu’un producteur qui
veut, dans quinze ans, pouvoir vendre des droits de
passage sur les réseaux, serait bien avisé de conserver
ses titres sur film.

* Society Motion Picture and Television Engeneer. New York. Conférence du 11 novembre 1980.
Ce qui nous
parait logique.
Utiliser un support
aussi noble que le film
cinématographique
suppose que l’on y ;
inscrive Vimage le “””
plus nette possible. Il faut donc utiliser une caméra
de prise de vues dont la perfection mécano-optique
lui rende justice.

Publicité. La caméra 16mm et super 16


AATON LTR ne vibre pas, positionne le film
comme nulle autre. C’est la caméra systématique-
ment adoptée pour tourner les films qui se bonifie-
ront avec le temps.

KATON go °F
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LIVRES

LETRE IDEAL ET LE CRIMINEL


(JEAN LOUIS SCHEFER : L’'HOMME ORDINAIRE DU CINEMA)
PAR PASCAL BONITZER

Les pages de ce livre briilent. Une expérience s’y inscrit, au {elle est, certes, mais isolée ou épaulant une critique « nor-
contact d’un objet soudain étrange (et qui, sous l’affreuse male », banale, cette beauté ne saurait émerger comme dans
banalisation actuelle, l’est au fond tellement) : le cinéma. Une « L’Homme ordinaire du cinéma »), non seulement parce que,
expérience elle-méme étrange, insaisissable, mais contagieuse entre un photogramme de Charlot soldat et un des Pages arra-
comme un désir ou comme un crime. chées au livre de Satan, ou dans la série tout entiére, cette
On a tout fait au cinéma, aux films : mis a plat, radiogra- photo prend une valeur, une lumiére, une atmosphére particu-
phiés, scannérisés, écartelés aux quatre coins du savoir (et le liéres qui Vexaltent, mais aussi 4 cause du commentaire qui
savoir, en ce sens plat, ce n’est pas ce qui manque au- Paccompagne, « L’étre idéal n’est vu que par les yeux du crimi-
jourd’ hui), écorchés et décérébrés, tout, sauf se brancher soi- nel ». Schefer est un inimitable metteur en scéne « sourd »,
méme & la ligne de haute tension, aux sentiments primitifs vio- feutré (il ne s’agit pas ici de second degré, pas plus que de méta-
lents qui font que, depuis le début, nous avons A travers les langage), qui brasse plusieurs mises en scéne, plusieurs scénes
films aimé le cinéma comme on aime I’alcool, « le vin, les fem- pour constituer la sienne propre. Musil et Bataille viennent ici
mes », et qu’il n’est presque plus possible d’ailleurs d’aimer renforcer Renoir. Brusquement, dans la douce lumiére du
rien de tout ¢a sans que le cinéma s’y méle, dans cette « cham- crime, ot: s’accomplissent le désir et Pamour d’« un corps
bre invisible en nous », écrit Schefer, « ot tourneraient a la intouchable », Janie Maréze devient Madame Edwarda,
fois lespoir et le fantéme dune histoire intérieure », ob Michel Simon le Moosbrugger de Musil, qui « tuait des prosti-
« nous torturons, sans la présence d’aucun objet, l’espéce tuées, il ne tuait pas ’horreur de son désir, sa complicité ou sa
humaine, et d’ou nous vient mystérieusement, incompréhensi- meére, il accomplissait I’éternité, c’est-a-dire touchait mortelle-
blement le sentiment ou la conscience anticipée du sublime » ment ce qui en lui manquait sans cesse (et pourquoi sous cette
(p. 17). forme-la ?), manquait a l’éternité... » (p. 69).
Le livre de Schefer est donc en un sens, en un sens profondé- « L’étre idéal n’est vu que par Jes yeux du criminel » : cette
ment inchoatif qui tient a l’écriture passionnée et contagieuse’ formule pourrait résumer tout le livre, toute son intention
de auteur (contagieuse, je le redis, comme peu d’écritures sourde. Le cinéma projette l’atre idéal, Janie Maréze,
aujourd’hui le sont), une sorte de « traité des passions » par et Madame Edwarda, Sainte Catherine... et le criminel, en ce sens
dans le cinéma. Des lambeaux de films surgissent ainsi, évo- maladroit, inchoatif et idiot, est le spectateur malheureux et
qués de fagon fulgurante par le souvenir, ou bien directement pervers. La deuxiéme partie du livre est intitulée « La vie crimi-
par une série de photogrammes, série mystérieusement intitulée nelle ». Il s’agit du spectateur (qu’est aussi bien le lecteur que
« Les Dieux ». Chacun de ces lambeaux ou photogrammes est Vauteur du livre), comme l’indique I’allusion a ce criminel spé-
un sentiment, un affect, une passion ott se joue « l’intérieur cial du cinéma, Archibald de la Cruz. L’image d’un criminel
visible d’une espéce », « le spectacle de l’homme visible » idiot et malformé, du monstre de Frankenstein, du Golem (que
(p. 18}. Le cinéma est ici mesuré A ce qu’il y a de plus dange- Michel Simon aurait génialement amalgamé, dans son corps
reux, pourrait-on dire, et aussi de plus méconnu en notre épo-
que, pourtant de plus essentiel, et qu’il faut bien appeler, avec Michel Simon et Janie Maréze dans La Chiennede Jean Renoir
(photo cinémathé-
Schefer, le sublime. que frangaise}.
Cette série commentée de photogrammes et de photos de pla-
teau, qui constitue la premiére partie du livre, suffirait 4 elle
seule 4 faire de celui-ci une ceuvre d’art, un chef-d’ceuvre.
Jamais on n’a rassemblé et distribué avec autant d’art des pho-
tos de films, jamais celles-ci n’ont paru a ce point traversées,
mystérieusement, dans leur extréme diversité, par un unique
courant esthétique (l’expressionnisme et Ie burlesque s’y fon-
dent magiquement, y rassemblent leurs pouvoirs de comique,
d’obscénité, d’étrangeté et d’épouvante pour découvrir autre
chose, une dimension inédite de beauté), jamais, dans Jeur suc-
cession, chacune de ces photos n’a paru plus intensément belle,
pas moins belle qu’un tableau de Paris Bordone, du Corrége,
qu’une fresque d’Uccello ou de Signorelli, qu’une gravure de
Dtirer (pour citer des artistes dont Schefer s’est occupé).

Les catastrophes de la perception


Par exemple, la photo de La Chienne prend un sens boule-
versant, non seulement parce que cette photo en soi est belle
. 6
crime. Ou que les dents claquées ne le furent que pour Charlot,
Laurel et Hardy, Al Saint-John. Les Disparus de Saint-Agil
firent, par exemple, mourir son pére, s’écrouler une maison ;
Pinocchio tua et déporta quelques proches. Adémai’ aviateur
ou je ne sais quelle projection des Dewx Nigauds ne laissa sus-
pendue qu’une salle 4 manger dans des décombres, un cheval
de bois dang un wagon 4 bestiaux, un train de la Croix-Rouge
et du chocolat en gobelets dans une gare hollandaise » (p. 97).

Un désespoir de la face humaine


Beauté extréme de ces pages qui, a tout instant, plongent
dans V’inconnu de nos perceptions, s’abouchent 4 cette part
@inconnu quwil y a dans la perception, aphasie, conscience
dun crime. De ce texte entigrement étrange, insaisissable
comme un poisson sans écailles, glissant entre deux eaux,
insensiblement, sans effort, des « confessions » a la « théo-
rie », dela « théorie » a la « fiction », de la fiction 4 la pous-
siére, de la poussiére a la lumiére, au noir et blanc primitif pour
retrouver, naissant sous les doigts du rabbin Loew dans la
glaise impalpable, un visage du Golem, « un désespoir de la
face humaine » (p. 188). Beauté extréme de la phrase, comme
emportée, dans la nuit lumineuse du cinéma, par des mouve-
ments de nageoires, des torsions de corps sans membres, sans
relache, vers une destination obscure of se jouent Ja mort,
Venfance, l'ignorance, le temps, le visible (objets inlassable-
ment interrogés du livre), et qui fait surgir dans sa trajectoire
ondoyante des fétiches : « ignorance ou le doute de l’objet le
plus simultané (dans le mouvement, le regard, louie) qui a
poursuivi dans la vie d’ Archibald la perpétuelle inconnaissance
d’un premier crime : la répétition de cette enfance enroulée a ce
seul bas de femme surmonté d’un pouce de peau » (p. 225).
Stan Laurel dans Les Maitres o’hétel. Ce livre n’est « difficile » que dans la mesure ot sa progres-
sion ondoyante (trop souple, trop aquatique pour se laisser
d’acteur, 4 leur inventeur sublime et misérable) hante le livre. définir comme « démarche ») ne livre pas de mode d’emploi,
L’expressionnisme du cinéma burlesque et du cinéma d’épou- c’est-a-dire ne se laisse pas ranger dans une catégorie éditoriale
vante, d'une facon générale le cinéma muet (malgré Hitchcock instituée (a la rigueur celle, équivoque, de l’« essai », pas loin
et Terence Fisher, d’ailleurs des nostalgiques du muet) se trou- de ce que Sartre appelait par ironie, en se référant a Leiris et
vent privilégiés par Schefer. A travers l’expressionnisme, le Bataille, « l’essai-martyre »). Trés loin de la sociologie, trés
burlesque et l’épouvante considérés ainsi comme les « points loin de la sémiologie — sauf dans ce que celle-ci a pu avoir, A
chauds » de l’expérience cinématographique, de l’affect ciné- Porigine, de vif et d’insolent — trés prés des affects primitifs
matographique, c’est tout une théorie et une histoire des catas- qui ont établi sur des millions de consciences, sur des millions
trophes de la perception qui s’ écrit dans ce livre, ov pour Je dire d@enfants, empire du cinéma, parfois trés prés aussi d’une
plus savamment et plus indiscrétement : un échec sanglant du interrogation philosophique ou phénoménologique classique,
stade du miroir. (1) ce texte a constamment la vibration esthétique et la sensualité
Mais un soupcon nous vient précisément a la lecture du du poéme. L’image y posséde une force qui se joue a la main
livre : n’est-ce pas cet échec qu’interpelle en nous le plus pro- chaude avec celle du cinéma. On s’y laisse prendre et emporter
fondément le cinéma? Pourquoi justement ce succés des comme au cinéma, dans un clair et un obscur également inten-
monsires, du corps burlesque, ce plaisir et cette horreur qui ses et boufeversants. Et au fond, est-ce que ce livre n’est pas
nous ont saisis si anciennement ? « Le burlesque se définit composé comme un film ? N’est-il pas formé, plutét que de
ainsi : le personnage est le rdle d’un corps ; il ne peut sortir de chapitres (« la legon des ténébres », « la roue des images »,
cette masse figurative pour aucune action. Ce corps ne conduit « la face humaine »), de séquences et ne comporte-t-il pas des
et ne guide pas des actions : il les absorbe, il est le lieu catastro- images récurrentes, voire des plans ? D’ot cette impression de
phique et déchainé de leur retour, de leur libération impossible. progression aquatique ou de ruban qui file, et le charme con-
(...) Quel peut étre alors le sujet constant de ces comédies, tinu qui s’en dégage, le charme de la continuité, celui du temps
sinon l’4ge réel des spectateurs de ces films dont le charme est lui-méme, comme dit Schefer, puisque « le cinéma est la seule
un peu (comme une psychanalyse ne trouble d’abord que la expérience dans laquelle le temps m’est donné comme une per-
méme matiére) de ne jouer que sur de tels retards d’enfance ? » ception ». P.B.
(p. 73, en regard d’un photogramme de Charlot trimardeur).
Ce que joue ainsi le cinéma, toujours, ¢’est le corps, le corps 1. Un échee sanglant du stade de miroir, Cet échec a au moins deux issues
enfantin et catastrophique. Le cinéma est d’abord en nous une répertoriées en clinique ; schizophrénique ou paranoiaque. C’est dans le
second cas, je crois, que « l’étre idéal » est l'objet d’un meurtre par lequel le
décharge d’enfance, on le comprend en lisant Schefer, on le criminel tente de détruire cette idéalité dont il est privé et qui l’empéche de
comprend, on s’en souvient aussi. Toute la gravité des enfants s’aimer, C’est pourquoi sans doute, toujours, « Pétre idéal n’est vu que par les
absorbés dans le cinéma revient de la facon la plus intense dans yeux du criminel ». L’homme ordinaire du cinéma est en ce sens Je paranoia-
ces pages. Beauté extréme de cette évocation (curieusement que ordinaire, ou encore le criminel ordinaire, soit celui qui ne passe pas a
Pacte, « chacun de nous sans doute : celui dont les objets de plaisir deviennent
proche de Bradbury, « Usher IJ », dans les « Chroniques mar- des objets de savoir, non l’inverse » (inverse, ¢’est le spécialiste, ’universi-
tiennes ») : « C’est donc ainsi que commenca une aphasie, la taire), comme |’indique le priére d’insérer. Le savoir est donc le crime, ou vice-
famille disparue, que la conscience d’un crime précéda tout le versa.
LIVRES

LES GARDIENS ET LES FOUS


(RAYMOND BELLOUR : L’ANALYSE DU FILM)
PAR CHARLES TESSON

Dossier Hitchcock on oublie trop la seconde : les opérations du texte (condensa-


tion et déplacements), l’espace bloqué par l’alternance sans fin
L’analyse du film constitue une véritable somme, entourée
du champ-contrechamp, etc. Ces reproches ne prennent pas en
d’une aura quelque peu terrifiante. Somme des articles de Ray-
compte le fait que ces deux parties (le film et la séquence) sont
mond Bellour, soigneusement datés, de 1966 a 1980 (1). A ce
non seulement indissociables mais montées en regard : que
sujet, il confesse que, a l’origine, son désir de travailler sur
lune est aussi le contrechamp de I’autre.
Lang s’est déplacé sur Hitchcock, faute d’obtenir les copies.
Comme Vindique l’introduction, ce livre participe, dans la con- Il est vrai que l’intervention de la psychanalyse dans le cadre
fluence de celle des Cahiers, d’une double histoire. Celle de Vanalyse du film décoit quelque peu. Mais a la limite, elle ne
d’Hitchcock en France — activité critique tout d’abord peut que décevoir. Seule exception notable, la passionnante
(Cahiers n°39) puis tous les ouvrages qui en découlent (ceux de analyse de Thierry Kuntzel (ce livre lui est dédié, ainsi qu’a
Rohmer-Chabrol, Truffaut et Douchet) — et celle de analyse, Christian Metz) sur Les Chasses du comte Zaroff - travail du
du film. Alors que le champ théorique (Metz essentiellement) film et travail du réve, opérations primaires et secondaires.
Contrairement & Vespace théorique dans lequel la psycha-
du film offre le versant textuel de cette sémiologie. Elle com- nalyse, autour de la rigidité du film-texte, a ouvert des voies (en
mence avec la retombée des codes dans le texte, leur travail, car gros, du cété du « dispositif », du systéme de perception dont
le systéme du film (ce que l’analyse, en dernier ressort, vise) parle Jean-Louis Baudry, et, 4 partir du « bloc magique » de
s’établit toujours avec et contre eux. Dans « Systéme d’un Freud, du cété de la notion « d’appareil filmique » établie par
fragment » (1969), analyse d’une séquence des Oiseaux parue Kunizel), Vanalyse du film reste vonée 4 son objet pelliculaire,
dans les Cahiers (n°216), on trouve les notions-clés autour des- indéfiniment rivée au texte. Etle ne décollera pas du film. Logi-
quelles toute l’analyse de Bellour gravite : ouverture et ferme- que. Elle y est condamnée. Mais elle risque ainsi, t6t ou tard,
ture du segment, bouclage des séries, pliage généralisé de la de se faire littéralement déborder.
séquence, effets de rimes, ruptures d’alternance, répétition Quw’est-ce qu’une analyse de film ? Bellour n’avance pas a ce
soumise a la résolution, symétrie et dissymétrie « réservant le sujet de définition mais parséme son livre de remarques. Elles
corps du texte @ d’autres effets ultérieurs de symétrie et d’inver- sont les bienvenues. « Pas de méthode d’analyse textuelle,
sion ». Bien loin de s’en tenir 4 Hitchcock (par exemple écrit-il, applicable @ Pinfini ». Elle est un tout irréductible, un
l’étude, de Ia relation de l’auteur, via sa caméra, A ses person- second texte, « foujours en défaut ». Le systéme textuel y
nages, de son systéme de délégation et de dédoublement), le demeure « toujours virtuel », « insaisissable & toute exhaus-
projet de Bellour, plus ambitieux, pointe a son extrémité le film tion analytique ». Bref, cette idée que l’analyse du film se cons-
classique américain. Le mode de constitution de son récit qui titue toujours dans le mirage et le vertige du « dernier mot ».
perpétuerait le modéle romanesque du XIX® siécle. C’est sur ce Elle ne l’aura jamais. I y a ceux qui le savent et ceux qui font
terrain que se situe « le blocage symbolique » (1975) : passage semblant de ne pas le savoir. Autre vertige, dit Bellour, celui
du macro (étude du scénario pris comme itinéraire cedipien) au « sans fin, de Verreur toujours possible ». Une critique pourra
micro (analyse d’une séquence jusque dans ses unités minima- toujours les relever (2), mais cela devient vite déplaisant quand
les), Dans ce va-et-vient entre le film et le segment, a l’arrivée, on sent chez celui qui s’y livre cette méme tentation du « der-
tout se tient. « // (le systéme) fait entendre, comme par une nier mot», ce sentiment une fois l’édifice terminé, de venir
vibration continue, le destin de l’Oedipe et de la castration jus- postuler cette méme place d’analyste.
que dans la moindre opération textuelle, le plus petit écart de la Une analyse du film, 4 quoi ca sert 2? On connait au moins
similitude. L’Oedipe: la différence du récit, sa répétition une réponse : assurer la transmission d’un savoir dans le cadre
méme (...). La force qui produit le récit permet de larréter ; d'une institution (une matiére 4 cours, 4 exposés), Bellour
elle ne cesse, d’un méme mouvement, de l’ouvrir et de la clore, s’empresse de dissiper tout malentendu sur |’assimilation
de reproduire, pour le déterminer et se déterminer, ce mouve- sémiologie-science. Sa hate 4 prévenir toute critique témoigne
ment continuel, qui hiérarchise comme & Vinfini la productivité d’une géne, d’un malaise. Ce sont donc les mots qui impor-
du texte filmique. On peut appeler cet effet le blocage symboli- tent : comme si la sémiologie, « méconnaissable, dispersée, ne
que (p.245} ». se confondait pas tout simplement dans tous les domaines avec
L’Analyse en défaut la recherche intellectuelle de ces derniéres années (p.21) ».
Quant 4 V’analyse du film, elle participe 4 « une des taches criti-
On a beaucoup reproché a Bellour son utilisation, voire son ques les plus fondamentales de ce temps : la logique et Uhis-
application, du couple Oecedipe-castration. Non seulement toire des représentations ». Ultime recours de défense : dans
Vintervention de la psychanalyse rabattrait la pluralité du texte Panalyse du film, il y a un désir, un amour du cinéma. On ne Ie
filmique mais elle interdirait 4 l’analyste de voir réeflement le dit pas toujours, il passe rarement mais le temps passé sur [es
film. Ces reproches seraient fondés a ceci prés que visant uni- films l’atteste. L’analyse se réduit alors 4 une somme qu’on
quement la premiére partie de l’analyse (celle du scénario), elle exhibe en échange de ce désir. Bellour échappe 4 ce travers.
font comme si « le blocage symbolique », ce n’était que ¢a. Dans cet infini désir du méme (symétrie, répétitions, cléture)
Méme s’il n’est pas question de racheter une partie avec l’autre, repéré chez Hitchcock, pointe la facon dont un film met en
63

a = li:

Le lorgnon d’Eisenstein (Le Cuirassé Potemkine). Le rasoir d’Hitchcock (La Mort aux trousses).

scéne, organise et canalise le désir du spectateur. Derriére Qutre la réelle disproportion entre ce que l’on cherche et ce
l’objet d’étude, c’est le vrai sujet de son livre : comment, dans que l’on trouve, il ne serait pas trop risqué de prétendre que
la permanence d’une structure, dans son plus infime noyau, se Vanalyse du film importe moins (existe moins) dans ce qu’elle
profile et se modéle aussi un désir de cinéma. dit que dans ses écueils, ses résistances rencontrées tout au long
de son élaboration. A ce titre, elle est aussi, 4 sa maniére, une
Ce qui résiste a l’analyse du film : expérience du cinéma. Une analyse, dans son rapport 4 l’objet
fes mauvais sujets étudié (meurtre du film, processus de perte et de reconstitution)
fait hiatus. Bellour parle trés bien de ca dans « Le texte introu-
On pourrait toujours répondre pour ¢a que Hitchcock, c’est vable ». L’analyse du film s’instaure dans une double trans-
le bon objet. A vrai dire, dans [’analyse du film, les mauvais gression, Rompre la fascination, la séduction qu’exerce le défi-
objets n’existent pas puisqu’il y a d’abord eu choix. Le mau- lement du film sur le spectateur. Attenter a la loi de son défer-
vais objet, c’est-a-dire le film écarté, jugé trop pauvre, sans lement, méme si aucun film ne se présente vraiment d’une seule
intérét pour analyse. Pourquoi? A ce jour, Hitchcock et coulée, par l’arrét sur image en table de montage. Transgres-
Eisenstein sont les noms qui reviennent le plus souvent dans ce sion matérielle et fantasmatique : se priver du dispositif. Le
genre de travail. Sans doute parce qu’ils sont des cinéastes plus texte du film, dit Bellour, est introuvable parce qu’intraduisi-
conscients que d’autres, Barthes dit d’Eisenstein qu’il n’est pas ble, incitable. Dans le meilleur des cas, il y aura toujours
polysémique : « il choisit le sens, Pimpose, l’assomme, (...) il perte : Pimage dans le photogramme mais sans mouvernent, les
foudroie lambigiité. Dans Les Cahiers (n°39), Truffaut dialogues et les descriptions d’un plan mais sans le grain de la
répondait 4 Bazin sur cette idée : « nous ne voulons pas d’un voix, la musique, etc. Le film (découpage d’une séquence avec
génie inconscient ». Et Jean Narboni remarque trés justement photogrammes) est incorporable dans le texte d’une analyse,
(« Visages d’Hitchcock », Cahiers hors-série n°8) que, chez mais toujours imparfaitement. Entre deux objets (le film et le
lui, il y a des signes qui font d’abord signe & des personnages livre), deux supports (pellicule et papier), analyse porte tou-
« mils par une passion interprétatrice ». D’ou aussi que la jours 4 faux. C’est un corps monstrueux, hétérogéne. Bellour a
sémiologie ne s’aventure guére sur le terrain des films dits dailleurs cette formule saisissante : « L’analyse du film, c’est
d’avant-garde. On le lui a reproché. La raison est simple (mais la gestion avouée du défaut qui lui est propre ». Le constat est
elle ne le dit pas) : ce travail est déja fait. Le discours du film honnéte mais terrifiant. D’autant que si Bellour le reconnait et
sur lui-méme rend l’analyse vaine. en parle, beaucoup passent outre (gérent sans |’avouer),
On voit bien que cette notion de mauvais objet, ce critére de «comme si de rien n’était ». Quant a ce défaut « ontologi-
pauvreté ne recouvrent guére une estimation critique, un juge- que » propre 4 l’analyse du film, pas de solution. Au mieux, on
ment moral, Seul le produit, l’évaluation de sa facture entrent fait toujours avec.
en ligne de compte. Mais alors, qu’est-ce qu’un mauvais objet
pour l’analyste ? En termes critiques, pas obligatoirement un L’objet fuyant
mauvais film mais plutét un film qui résiste 4 une bonne
analyse. Lesquels ? Pour reprendre une distinction d’André L’analyse du film impressionne, elle fait autorité. Pourtant,
Bazin, l’analyse du film préfére les cinéastes du cache 4 ceux on gagne beaucoup a la resituer sur une base plus terre a terre.
du cadre, Tout le cinéma qui fait appel 4 la transparence, qui En un mot, plus ordinaire. Le film, dans l’espace de sa projec-
passe d’abord par l’impression de réalité, le montré obsctne tion, est une objet fuyant. Que faire ? Les analystes s’achar-
(Straub, Godard ou un quelconque porno) géne l’analyste. nent 4 lui courir aprés, a le fixer tant bien que mal et 4 le resti-
Méme si, dans ce cas, une analyse, ne se « trompe » jamais, tuer en vain. D’autres, comme Jean Louis Schefer dans
elle risque quand méme, plus qu’ailleurs de parler du film a « L’Homme ordinaire du cinéma », préférent volontairement
cété de lui. D’y perdre donc en crédibilité. La distinction opé- le laisser fuir, choisissent de se faire déborder pour nous parler
rée par Bazin est au centre du probléme. D’ailleurs, c’est le seul dune expérience nouvelle du temps et de la mémoire : « ces
dont la théorie du cinéma résiste vraiment 4 toute perspective images ne restent en nous et ne nous reviennent si vivement non
d’analyse du film. De fait, au nom de la prégnance du référent, parce que nous les avions maitrisées dés l’abord mais parce
du leurre analogique (signe contre transparence), le courant qu’elles nous ont photographiés pendant notre enfance ». Le
sémiologique ne veut pas trop entendre parler de Bazin. D’ot projet de Schefer commence 14 of toute analyse du film cesse
aussi, les quelques résistances des Cahiers 4 l’analyse de film, 4 d’exister : « Ii n’y a pas, probablement, quelque chose a dire
ses mauvais objets. du cinéma qui, par sa pointe théorique, rencontrerait, vérifie-
che, mais qui se servirait de cette page comme écran pour
voir ».
Finalement, le relévé méticuleux de tous les écueils sur les-
quels bute l’analyse du film dans son long processus de réalisa-
tion donnent cette impression pénible d’ouvrir constamment
des portes, la ot ca fait probléme pour elle, pour avoir mieux A
les refermer et passer ainsi son chemin. D’ailleurs, elle est con-
damnée a passer outre (« /a gestion avouée du défaut qui lui est
propre »). Tl en va méme de son existence. Si bien que ces
ouvertures dans lesquelles toute analyse du film risque de dis-
paraitre corps et biens dés qu’elle s’y attarde trop, au lieu de
faire office de constat sincére et retentissant (toujours a défaut
« originel »), servent surtout a renforcer Jes principes de bases
de I’analyse, a lui édifier ses régles majeures et a s’en protéger.
En somme, relativement a tout ce qui la traverse, a tout ce qui
lui résiste, du dehors comme au-dedans, |’analyse fonctionne
comme garde-fou, Entre les gardes, les gardiens, les tenants de
la sémiologie et de l’analyse du film, et les fous, toute la ques-
tion, aujourd’hui, est 1a.
Maleré [a vigilance dont if fait preuve, Bellour ne remet pas
en cause le degré de pertinence de la notion de film. Quel est le
film pour l’analyste ? La copie ou le master ? Ses représentants
ou le maitre la référence ? Les copies vieillisent, des plans ou
des séquences manquent, et la fin change parfois selon les pays.
Sans compter les premiers films parlants tournés en de multi-
ples versions (vertige incommensurable de Vampyr a cet
égard). Dans le cinéma muet, la notion de film d’origine se dis-
perse dans la multiplicité de ses copies. Comme si l’histoire du
cinéma avait pour effet de défier l’analyse du film, d’en reculer
sans cesse l’échéance. Ainsi, dans une copie trés contretypée, le
visage d’une femme, en raison d’un contour sombre autour des
yeux, dégage une expression trés dure: c’est un signe pour
Vanalyste. Dans une autre copie (bien meilleure) du méme film,
ce méme visage, par l’absence de constraste dur, devient brus-
quement plus doux: c’est un autre signe pour le méme
analyste. Le signe de quoi ? A ce régime-la, ce qui se réclame
de l’analyse du film est difficilement viable. Son avenir est
rait un contenu protocolaire de l’anthropologie ». Plus loin : improbable et sa survie plus que compromise. Hors de la « ges-
« Le cinéma, les images de films, ne mobilisent pas en moi un tion », impasse est totale : soit briler les étapes (ignorer ces
savoir (,..) rien en moi ne peut croire qu7il existe pour cela un résistances), soit faire face a Pirrémédiable et s’y griller com-
sujet des opérations de cette science ». « L’Homme ordinaire plétement. Cependant, a travers 1’évolution de Bellour se pro-
du cinéma » recoupe ce que l’analyse du film évacue et con- file un nouveau type d’analyse : moins de discours et de science
damne. En revendiquant la pratique de l’arrét sur image pour et un peu plus de prise de parole (de savoir) sur tout ce qui, en
Tanalyse du film, Bellour s’insurge — et sa remarque vaut elle, fait sympt6me. De « l’opération cotiteuse » qu'elle était,
pour le discours théorique et critique — contre « /a suréléva- de Pénorme dépense d’énergie qu’elle exigeait, l’analyse du
tion de la mémoire », toujours, selon lui, source d’erreurs et film deviendra un luxe étant donné qu'elle s’achemine, hantée
d’approximations, et qui conduit ainsi « @ la sous-évaluation par ses propres limites et au nom de la haute exigence du projet
de ce qui est devenu évident » (pour et par l’analyse du film qu’elle s’est imposée, s’en tenir toujours au constat de sa pro-
s’entend). Et pourtant, objet déchu des hauteurs de l’analyse, pre impossibilité. Avec « Le Blocage symbolique », aurait-elle
la mémoire, ainsi que l’écrit Marguerite Duras dans « Les Yeux dit son dernier mot ? La suite du livre esquisse une premiére
verts », est un objet du cinéma qui, méme a son degré le plus réponse. A suivre. C.T.
futile, travaille toujours le film: « Le fendemain matin, ce
quest devenu pour moi le film vu la veille, c’est le film que
j’aurai vu ».
1, Le montage du livre est simple. Il y a un avant « Le Blocage symbolique »
L’analyse du film aime le photogramme. Méme si elle sait, {de fa critique vers l’analyse) et un aprés : « Segmenter/Analyser » (1976),
qu’il est, selon le mot de Barthes, « cet artefact majeur », elle y étude du statut de l’alternance dans Gigi & partir de la Grande Syntagmatique
croit quand méme en tant que trace d’un premier texte, celui du établie par Christian Metz, « Enoncer » (1978), analyse des premiers plans de
film. Elle en use beaucoup. Et pourtant, il est pour elle, au Marnie, et « Psychose, Névrose, Perversion » (1979) analyse du récit de
Psycho.
méme titre que la mémoire, un outil dangereux, 4 double tran-
chant. Second écart auquel Panalyse du film s’expose, quitte a 2. West des maniéres, aujourd’hut, de parler du livre comme celui de Bellour.
la discréditer : « fa tentation photogrammatique ». La formule La palme de l’attaque la plus basse, fa plus faussement polémique, revient a
est éloquente, comme si, a se laisser tenter, du cdté du sens Raymond Durgnat pour son article « The Death of cinesemiology (with not
even a whimper) » paru dans la revue new-yorkaise Cineaste (Vol.X, n°2, prin-
« obtus », du « troisiéme sens » (« ce qu'il trouble, stérilise, temps 1980}. Au-dela du réglement de comptes, épidermique, Durgnat tire
c’est le métalangage »), il n’y aurait plus rien a dire du film, It dans le dos et rate sa cible, par deux fois. [1 vise Bellour jamais pour ce qu'il est
suffirait pourtant de creuser un peu plus cette voie, de s’y (ou dit) mais pour ce qu’il représente : un intellectuel parisien, le dépositaire du
engouffrer, pour entendre Ja proposition radicale de Godard : champ théorique sur le cinéma, du courant sémio-psychanalytique. Quand au
fond de son article, animé d’un sentiment plus que réactif, il ne débouche que
« Une critique de film qui ne partirait pas de la vision, qui ne se sur un retour en force de Vobscurantisme sur ce méme champ théorique. A
répandrait pas d’abord en adjectifs sur la fameuse page blan- fuir.
COURRIER

A PROPOS DE « C’EST LA VIE »

UNE LETTRE DE PAUL VECCHIALI

« Tu me reproches mon champagne ? » Vest pas. Ces conclusions a l’emporte-piéce, mal étayées,
Héléne Surgére in Fenunes Femmes incohérentes, une revue les publie, et ca devient carrément nuisible,
pour ladite revue, s’entend... Il faut dire que Rivette ou Rohmer
Messieurs les « caillés » du cinéma, étaient plus exigeants quant au fini des papiers...
Dire par exemple que CLV est filmé frontalement, c’est dire un
Il y a quelque chose de sinistre (’absence de sérieux) et d’émouvant (la mensonge, tout simplement. Toute la scénographie est faite sur la
permanence de l’erreur) dans votre rapport au cinéma frangais. Il y a profondeur de champ, aussi bien dans l’espace-fiction qui joue du
surtout cette lacheté de Vimpuissance qui se traduit par le besoin réel, que dans lespace réel (la fenétre)} qui joue et se joue de la fiction.
d’amalgame, solution élégante pour éviter le travail en profondeur. Skorecki a un faible pour le rouge. D’accord. Mais c’est son probleme
Amalgame qui arrive avec un retard certain sur Jes positions de la de ne pas voir la séquence bleue, fa séquence jaune, la séquence
critique dominante en général, et des distributeurs en particulier (...) blanche... qui fonctionnent comme la rouge. II est vrai qu’elle vient en
Amatgame auquel je ne veux pas sacrifier. dernier. Ou bien Skorecki est un lent, un trés lent, ou bien il a dormi
C’est 4 Skorecki que je m’attaque aujourd’hui. avant.
Naturellement, je parle en mon nom propre. Je récuse Ja tentative Du reste, qu'il y ait d’autres s¢quences-conleur n’est pas important en
d’assimilation (inénarrable) par laquelle il veut nous enfermer mes soi. Voir les rapports qu’il y entre elles, vers quoi elles tendent, serait
camlarades et moi-méme... Je reconnais qu’il a pris quelques faire de la critique. Remarquer que Ginette les emporte toutes a la fin,
précautions et c’est bien la le pire car, ainsi, il fait avec son « papier », serait suivre Phistoire. Skorecki ne fait ni un ni autre.
ce qu’il reproche a nos films. Si, il y a coincidence dans CLV, ou convergence, je préfére :
Au propre comme au Siguré, je ne me sens pas absent de mes films. convergence des media, mis en scéne par le film de ’histoire, media
Mettre ma sitcérité en doute me parait résolument vain, Ul vaudrait lui-méme entaché des mémes vices que ceux qu’il dévoile, Media
mieux s’interroger sur ’importance de la sincérité au cinéma. Quelle avoué, risqué, que Ginette fuit in fine (morceau de plan au milieu des
preuve et de quoi ? Voir Godard d’un cété et Costa-Gavras de l'autre. cartons de fin) mais en emportant les couleurs du temps, indice qu’elle
En ce qui me concerne, j’ai pour régle, légére, de marcher céte a céte est peut-étre devenue media elle-méme.
avec Ines personnages, de rester a leur hauteur, On m’en fait souvent Quand on s’emmerde, on s’emmerde, ca n’est pas une tare. Inutile
le reproche, Celui-la, je l’accepte volontiers : il correspond en effet 4 W@emmerder les autres en ayant recours aux idées générales pour
un risque que je prends, justifier son ennui. L’ennui de Skorecki, si distingué soit-il, ne
Aprés, le jeu classique pudeur-impudeur méne Ja danse, au petit concerne gue lui-méme. Qu’il sen débrouille, au lieu de théoriser.
bonheur. Je pense que ces aller-retours enrichissent les rapports au N’est pas Godard qui veut : le coup de Rivette-Verneuil est périmé,
spectacle ; de toute fagon, j'aime m’y soumettre et ca ne regarde que éventé, souffle...
moi. La fiction épaisse dont il se réclame, il peut aller la retrouver en
La Famille ? Faut-il rappeler que Saviange, c’est la brune, et Surgére, revoyant Le Dernier mérvo ou, pourquoi pas ? Corps & coeur. Mais,
la blonde ? Manque de pot, Saviange ne fait pas partie de C’est fa pour que la fiction fictionne, il faut un spectateur, ce que, d’évidence,
Vie... Skorecki n’est pas.
Ne chicanons pas. Les exeniples Courmillent de cinéastes 4 égéries, ou Quw’il nous laisse donc faire nos choix sans procés d’intentions. Ma
de cinéastes fidéles. Comme ils sont parmi les plus grands, je n’en liberté, moi, je I’utilise, tant que faire se peut, a interroger le cinéma
parlerai pas. en racontant des histoires. C’est un dialogue de doute, mais aussi un
Pour travailler avec des gens qu’on connait, i] faut beaucoup plus de dialogue d’amour, qui peut effectivement se passer de témoin.
vigilance. Si l’on pense que c’est une sécurité, c’est qu’on n’a pas le On en arrive maintenant au cinéma direct ! Quelle tarte 4 la créme :
respect des autres. Je veux dire qu’on les croit. immuables. Godard fait du cinéma direct, comme on disait jadis que Bresson
Pour ce gui est de l’« humanité des rapports » avec la « famille », faisait dans le Jansénisme ! Il n’y a pas plus maniéré que Godard, plus
Jean-Claude Biette, entre autres, et en bon témoin, doit se tordre de esthétisant : c’est dans ce décalage, admirable, entre le réalisme de son
rire en lisant ce qu’en dit Skorecki ! hors-champ et J’afféterie de son cadre et de sa lumiére, que se nourrit
Autre idée recue : i] faut parler de ce qu’on connait. Si ca, ce n’est pas sa dialectique,.. A mon avis, en tout cas... Que Skorecki abandonne
tourner en rond! Apprendre en faisant un film, découvrir, ou les « régles » au C.N.C,
simplement chercher, aller a la rencontre d’un univers, d’une idée, On peut étre sadique comme Pialat, maso comme Godard,
d’un probléme, d’une personne, reléve d’une pratique, et d’une précautionneux comme Truffaut, superficiellement superficiel comme
morale, autrement vivantes. Biette, entamé comme Chabrol, innocent comme Treilhou, asservi
Je me serais surtout passé du couplet Veriu-Courage : le courage comme Eustache, dérivant comme Téchiné, malicieux comme
consiste 4 faire dignement ce qu’on n’a pas envie de faire et la vertu 4 Rohmer, écartelé comme Simsolo, attertif comme Rivette, pervers
n’en tirer aucun profit. Rien 4 voir avec les objectifs de Diagonale. comme Demy, « direct » comme Rouch, élégant comme Pollet,
De plus, la formulation dévoile une ignorance crasse du systéme et de nostalgique comme Guiguet, étourdi comme Moullet, pur et dur
son fonctionnement. Ce n’est pas Diagonale qui ne peut (se) payer que comme Blain, retors comme Mocky, déchiré-rant comme Bresson,
Simone Barbés mais Marie-Claude Treilhou qui ne peut se payer que inspiré comme Straub (1) si passent l'amour du cinéma et Je sérieux du
Diagonale. Si demain nous engagions un type comme Polanski (il n’en travail. Le reste est
affaire de « qualité », ca ne me concerne pas.
est évidemment pas question mais ce u’est pas pour des raisons Ce qui me concerne
en revanche, c’est la lecon de morale de ce pauvre
économiques) nous aurions aussi le fric qui va avec. Je vous garantis Skorecki. Parabole
: si la famine vous guette, mourrez de faim plutét
que nous Je gérerions autrement. que de ne pas faire
un repas complet, avec fromage et dessert.
Le style... Skorecki va sans doute au cinéma quand ¢a lui Paul Vecchiali
« chante »... Est-ce normal ? I! en tire des conclusions hatives, ¢a ne 1. et encore ce ne sont que quelques-uns des cinémas francais.
66
REPONSE DE LOUIS SKORECKI

Si je n’avais pas peur d’étre pris 4 /a /ettre, je dirais ceci : le temps mal filmés, moralement condamnables, etc... Aujourd’hui, tout, du
est loin, ot: des critiques de cinéma, paraft-il pour se mettre eux- super 8 au super 70 en passant par toutes les étapes intermédiaires et
mémes en valeur et dire « attention, c’est nous qui sommes impor- tous les créateurs possibles, est quasiment filmé pareil : on peut appe-
tants », inventaient la politique des auteurs. Des auteurs il n’y en a ler cela frontalité, classicisme, fluidité — une seule image pour tout le
plus, plus que des films, je me répéte, et c’est tant mieux. D’ici a ce cinéma. Une conception de l’art cinématographique a remporté la vic-
que des cinéastes, lucidement désespérés de ne plus pouvoir exercer toire qui est, grosso modo, celle pour laquelle les Cahiers se sont bat-
cette fonction fant6me d’auteur, se mettent a faire des films pour tus : tout cinéaste peut aujourd’hui faire du Hawsks mou. Et ilnes’en
signifier « nous sommes les critiques de Ia société, les seuls 4 pouvoir prive pas.
proférer quelque chose de juste sur le cinéma et le monde », if n’y a 3) Quelques lueurs, quelqu’espoir du cété de ceux qui expérimentent
qu’un pas — et vite franchi. A cela il n’est pas de réponse. Tout juste dans le commerce franc et net: films promotionnels de quelques
quelques précisions, rendues sans doute nécessaires par le flou de mon minutes pour des groupes de rock ou de pop, spots publicitaires de
texte. quelques secondes ; 14 au moins on cherche, on crée du neuf. Mais de
1) Dans l’optique qui est Ja mienne (il n’y a que des films : une opti- la 4 ce que ca’ passe dans les longs-métrages de fiction...
que désabusée, est-il besoin de le préciser), je n’en ai pas qu’au seul 4) Femmes Femmes est un film extraordinaire, unique, tras noir.
cinéma frangais et 4 ses défauts spécifiques : il y a une crise générale 5) Si Godard, avec Sauve qui peut, apparait si contemporain, si
dans la création cinématographique, je n’y peux rien, c’est comme ca. moderne, ce n’est pas qu’il filme autrement que les autres. Non, il
Et je n’ai pas de modéle, de recette miracle, de « grand positif » 4 pro- filme pareif. Simplement : if ne dit pas les mémes choses et il traine
poser. J’attends. dans des endroits pas propres. Et il les filme et les enregistre avec une
2) Le recul est difficule aujourd’hui, tant aux cinéastes qu’aux criti- conscience professionnelle plus élevée que celle de la plupart de ses
ques, parce qu’il n’y a plus qu’un seul cinéma, un modéle unique, ce camarades : comme pour leur faire honte. Mais il y a longtemps que
qui rend toute comparaison pratiquement impossible. Il y a encore dans le cinéma francais on n’a plus honte de rien.
une vingtaine d’années, des films se faisaient qui étaient mal fichus, Louis Skorecki

Le prochain
numéro hors-série
des Cahiers
est consacré a
PASOLINI, cinéaste

parution
15 mars 1981

* Au méme moment auta lieu une rétrospective de tous les films disponibles en France de Pasolini.
20 F
N°320 FEVRIER 1981
Mire

CINEMAS D’ASIE |
44. INDES
j Introduction, par S. D. . p.5
4 Entretien avec Satyajit Ray, par D. Dubroux et S. Le Péron Entretien ayec Mrinal Sen, par S. Daney et C. Tesson p.7
HM Rencontre avec un critique (Iqbal Masud) et avec une star (Smita Patil) p.17
Ey Mélodrames du Sud et Entretien avec Adoor Gopalakrishnan, par Charles Tesson p. 20 |
: 2. CHINES Journal de Hong-Kong, par Serge Daney - Le testament de Zhao Dan p. 26 |
| CRITIQUES |
Sans famille (Gforia), par Louls Skorecki Macao, paradis des mauvais garcons (Weisse Reise), par Charles Tesson p. 45 |
E| Pofogne 1938 (Le Dibbouk}, par Louis Skorecki Photo-roman gauche (La Provinciale), par Louis Skorecki p.50 .
] Récupération difficile (L’Or dans !a montagne}, par Y.Lardeau Plaisir obligatoire (Les Fourberies de Scapin), par A. Bergala p. 53
| NOTES SUR D’AUTRES FILMS
| Les aventures fantastiques du baron de Munchhausen, Court-Circuits, La Cigala, Chasseur , Hurlements, Le Lion sort
‘| ses griffes, Si j’te cherche j’me trouve, Une robe noire pour un tueur p.53
{ LIVRES DE CINEMA
a L’homme ordinaire du cinéma (J.L. Schefer), par Pascal Bonitzer L'Analyse de film (R. Bellour), par Charles Tesson p.61
| POLEMIQUE.
Une lettre de Paul Vecchiali p. 86

LE JOURNAL DES CAHIERS N° 12 7


page | Editorial : Le Ministére des Médias ans plus tard, Jonas..., par Serge Toubiana.
page t Journal d’un magnétascopeur : entretien avec Jaan Eustache, page IX Benoit Jacquot tourne Les Ailes de fa colombe : Le studio au
par Serge Le Péron et Serge Toubiana. bord de eau, par Laurent Perrin.
page Ill Nouvelles du circuit indépendant, par Serge Le Péron. page X Variétés par Olivier Assayas : Informations, Effets spéciaux
page IV Festivals : Carthage en novembre, par Serge Toubiana. (suite), Trois D, tournages.
page [V Belfort 80 : Place aux jeunes, par Pascal! Kané. page XlI Le Mois de Ia photo (suite): Photographes et cinéma, par
page V Festival des Trois Continents & Nantes : La Révolution Islami- Dominique Villain.
que en images, par Gwenolé Laurent, page XIII Notes dans le labyrinthe (Il) par Alain Bergala.
Rencontre avec la délégation iranienne, par Gwenolé Laurent et Char- page XIV Vidéo : Ciel ! Otto Piene (le Sky Art),
ies Tasson. par Jean-Paul Fargier.
page VII Cindéastes ralentir: Pollet entre un film-essai et une fiction, page XV L’homme qui tua Abraham Lincoin, par Jean Narboni.
par Gilles Delayaud. page XVI Les livres et I’édition : Des spots plein les yeux, par Christian
page VI!l Tournages : Alain Tanner tourne Les Années lumiére : Vingt Descamps.

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