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DU

CINEMA342
==] SOMMAIRE/REVUE MENSUELLE/DECEMBRE 1982
CAHIERS
DL
CINEMA DECEMBRE 1982
N° 342
REDACTEUR EN CHEF «IDENTIFICATION D’UNE FEMME » DE MICHELANGELO ANTONIONI
Serge Toubiana
COMITE DE REDACTION Entretien : La méthode de Michelangelo Antonioni, par Serge Daney et Serge
Alain Bergala Toubiana p. 5
Pascal Bonitzer
Serge Daney L’exercice et la répétition, par Alain Bergala p. 8
Serge Le Péron
Jean Narboni Signe particulier : néant, par Guy-Patrick Sainderichin p. 12
Serge Toubiana
« E.T. » DE STEVEN SPIELBERG
REDACTION
Olivier Assayas Spielberg, E.T. et le dessin animé : L’été de E.T. par Bill Krohn p. 16
Jean-Claude Biette
Michel Chion Peut-on 6tre et avoir E.T. ? par Jean Narboni pe.
Jean-Louis Comolli
Daniéle Dubroux HOMMAGE
Jean-Jacques Henry
Pascal Kané Monsieur Tati, par Jean Louis Schefer p. 31
Yann Lardeau
Jean-Pierre Oudart « LA NUIT DE LA SAN LORENZO » DE PAOLO ET VITTORIO TAVIANI
Alain Philippon
Guy-Patrick Sainderichin Entretien : Le cinéma double de Paolo et Vittorio Taviani p. 36
Louis Skorecki ECRIT SUR L’IMAGE
Charles Tesson
CORRESPONDANT « Proust et la photographie » de Jean-Frangois Chevrier : Quand s’écrit la photo de
A LOS ANGELES cinéma, par Raymond Bellour p. 44
Bill Krohn
CRITIQUES
SECRETARIAT DE REDACTION
Claudine Paquot Je tue donc je suis (La Vengeance est a moi), par Yann Lardeau p. 47
DOCUMENTATION, La femme indifférente (Wanda), par Yann Lardeau p. 49
PHOTOTHEQUE
Emmanuéle Bernheim Un policier en quéte de son colt (Chien enragé), par Alain Philippon p. 50
assistée de Sabine Tréves
NOTES SUR D’AUTRES FILMS
EDITION
Alain Bergala L’As des As, La Balance, Le Quart d’heure américain,
Jean Narboni Avec les compliments de |’auteur, La Cote d’amour, Firefox, Maman Ixe,
CONSEILLER SCIENTIFIQUE De Mao a Mozart, Alexandre le Grand, Les Misérables, Supervixens, Tron. p. 54
Jean-Pierre Beauviala
ADMINISTRATION LE JOURNAL DES CAHIERS N° 29
Clotilde Arnaud
page | Editorial. L’affaire, par Serge Toubiana. questions au cinéma expérimental, par Alain
ABONNEMENTS page | Le Havre acclame Napoléon, par Alain Philippon.
Pierre-Hervé Peuzet Bergala. page X Une semaine de cinéma frangais a Naples,
VENTES page Ill Ils ont travaillé sur « Une chambre en par Yann Lardeau.
Didier Costagliola ville », Entretien avec Bernard Evein : Profession, page X Publicité. Rétrospective de cinéma et télé-
décorateur, par Serge Le Péron et Guy-Patrick vision publicitaire: 10 ans déja!, par Yann
MAQUETTE Sainderichin. Entretien avec Michel Colombier : Lardeau.
Paul Raymond Cohen Profession, compositeur, par Michel Chion. page XI Variétés: Tournages aux U.S.A., en
d’aprés Jacques Daniel page V Dominique Sanda, l’intelligence du coeur, France, Court-métrage, Bréves, braves...
par Alain Philippon. page XII Mon bloc-notes, par Louis Skorecki.
PUBLICITE page VI La 4° chaine britannique et le cinéma: page XII Vidéo. En attendant le pére Noél, par
A nos bureaux Une bouffée d’oxygéne pour le cinéma britanni- Jean-Paul Fargier.
343.92.20 que, par Dominique Joyeux. page XIII Photo. Entretien avec Cindy Sherman:
page VII Festivals. Septembre a la Havane, par « Les poses de Cindy », par Paul Pourreau et Jac-
GERANTS ques Ristorcelli.
Serge Toubiana Charles Tesson.
page Vill Post-scriptum cubain : Films chinois en page XIV Les livres et I’édition. Pasolini dans les ~
Clotilde Arnaud
boite, par Charles Tesson. mains de Fernandez, par Yann Lardeau.
DIRECTEUR page IX Forum de Kamarina: Méditerranées, par page XV Le catalogue du cinéma expérimental,
DE LA PUBLICATION Serge Toubiana. par Christian Descamps. « Mes cinquante meil-
Serge Daney page IX 30 ans de cinéma expérimental : Quelques leurs films », par Christian Descamps.
page XVI Informations. Olivier Froux.
CAHIERS DU CINEMA - Revue
mensuelle éditée par la s.a.r.l. En couverture : E.T. de Steven Spielberg.
Editions de |l’Etoile
Adresse : 9, passage de la Boule- Les manuscrits ne sont pas rendus
Blanche (50, rue du Fbg-Saint- Tous droits réservés
Antoine). Copyright by les Editions de |’Etoile.
75012 Paris
Téléphone : 343.92.20 (lignes Edité par les Editions de |’Etoile - SARL au capital de 50 000 F - RC 57 B 18373. Commission paritaire n°57650 - Dépét légal.
groupées) Photocomposition, photogravure : Italiques, 75018 Paris - Imprimé par Laboureur, 75011 Paris.
Daniela Silverio dans /dentification d'une femme
« IDENTIFICATION D'UNE FEMME »

LA METHODE
DE MICHELANGELO ANTONIONI

Au centre Michelangelo Antonioni sur le tournage de /dentification d’une femme

Cahiers. D’abord une question tres simple, qui est d’ailleurs cain, du type E.T. Ou Blade Runner. Votre film en serait la
posée dans le film par le petit garcon a Niccolo : « Pourquoi tu version européenne qui aborderait des choses communes.
ne fais pas de film de science fiction ? » On vous pose la ques-
Antonioni. Peut-étre, c’est intéressant ce que vous dites.
tion.
Pourquoi ?
Michelangelo Antonioni. C’est une question qu’un petit gar-
¢on comme lui peut poser mais pas vous ! Vous savez trés bien Cahiers. // y a chez le personnage du cinéaste Niccolo, un
que je n’ai pas pu faire tout ce que j’ai voulu. Je propose des intérét pour tout ce qui reléve de la science. La scéne ou il se
idées 4 un producteur mais c’est lui qui choisit avec un distribu- sert du téléscope, lui permet de porter l’organe du regard a son
teur. Or c’est trés difficile aujourd’ hui de proposer des idées de maximum. Et il y a une question qui hante tout le film:
films et surtout de films de science-fiction ; ils sont tout de qu’est-ce que l’autre, dans la femme ou dans les objets ; est-ce
suite comparés aux films américains qui sont faits avec des que l’autre n’est pas un extra-terrestre ?
moyens que nous n’avons pas. (a n’est donc pas la peine de se
Antonioni. C’est intéressant, j’aime les interprétations, un
mettre en concurrence avec eux, il faut faire des choses diffé-
film est toujours ouvert. On peut l’interpréter comme on veut,
rentes. Vous avez vu Blade Runner : dans le générique de fin, il
voir un film, c’est toujours faire une expérience personnelle. Je
y a au moins les noms de 40 techniciens, alors que nous, on ne
voudrais bien faire un film de science-fiction, mais a l’ita-
les a méme pas ! Et méme si on les avait, on n’aurait pas la pos-
lienne, et ce n’est pas simple, on est tellement loin de cette men-
sibilité de les utiliser car ¢a cofiterait une somme astronomique.
talité. J’ai d’ailleurs écrit un scénario de science-fiction ; la
moitié était de la science-fiction classique ou |’on parlait des
Cahiers. En voyant votre film, je pensais que c’était une extra-terrestres. Puis toute cette structure tombait et a sa place,
Jfacgon de répondre @ tout le cinéma de science-fiction améri- il y avait une autre science-fiction ol nous étions a l’intérieur
IDENTIFICATION D’UNE FEMME

Tomas Milian et Christine Boisson dans /dentification d’une femme

des personnages qui étaient tous déja des personnages de Cahiers. Quel sens peut-on donner a la quéte de Niccolo
science fiction. C’était intéressant, mais je n’étais pas satisfait dans la mesure oti il n’y a pas de religion, pas d’ordre divin
du script, et je ne l’ai donc pas proposé. dans vos films (a la différence de Bresson) mais des gens qui
cherchent et qui ne sont pas des savants. Cela veut-il dire que
Cahiers. La différence entre les Américains et les Européens, les artistes sont des savants laics ?
c’est que les Américains vivent au contact de la science, de la
technologie, du futur, alors que les Européens vivent avec la Antonioni. Vous me donnez des explications de ce que je
culture, surtout vous les Italiens, et vous tout particuliére- fais. Vous pouvez bien sir, mais moi, je n’ai pas pensé a ¢a.
ment : il n’y a pas cette proximité avec le questionnement J’ai seulement pensé a un personnage et il est sorti de moi,
scientifique ; et pourtant, celui-ci est présent dans vos films. comme je crois qu’il devait étre. C’est une espéce de sculpture
que je fais. Et je ne peux pas vous répondre sur cette
Antonioni. En Italie, la recherche n’existe pas. Il existe un question-la, parce que ¢a voudrait dire que je suis détaché de
Institut de la recherche scientifique, mais ils n’ont pas d’argent mon film comme peut I’étre un critique ou un spectateur. Or je
et ne peuvent rien faire. Aux Etats-Unis, les laboratoires sont suis trop dedans encore, je ne peux pas répondre.
privés, les hommes de science les plus importants du monde y
travaillent, et la recherche sert 4 développer des idées qui se Cahiers. Indépendamment de ce film, est-ce que vous vous
commercialiseront sur le marché. En Italie, méme les étudiants intéressez aux questions religieuses ?
n’ont aucun contact avec la science, sauf par les livres. Les
jouets scientifiques des petits Américains n’existent méme pas Antonioni. On m’a proposé de faire un film sur Saint-
Francois d’Assise, mais finalement je crois qu’on ne pourra
ici.
pas le faire pour des raisons bureaucratiques. La RAI a du
Cahiers. Mais c’est aussi un phénoméne culturel, je reviens retard pour établir ses contrats, et comme j’ai signé pour deux
du Japon, ov il y a aussi beaucoup de technologie, mais pas de films, je ne peux plus le faire pour le moment... on verra.
Parmi ces deux films, le deuxiéme a quelque chose a voir avec
science-fiction comme aux Etats-Unis, pas de fascination pour
la religion, mais vue par un laic. Je crois que par déformation
un éventuel autre monde : est-ce qu’on va y aller, voir a quoi il
professionnelle, on va a la recherche de tous ceux qui peuvent
ressemble.
nous aider 4 comprendre le monde ot |’on vit et a raconter des
Antonioni. Les Japonais, sont trés pratiques, la technique histoires de ce monde. L’ esprit religieux est 1a, c’est une donnée
doit servir tout de suite 4 construire des objets qui sont utiles a réelle, alors pourquoi ne pas la traiter, on peut méme chercher
V’homme ou qui peuvent étre vendus a |’étranger, pas pour aller a le comprendre. Spécifiquement dans ce film, c’est l’histoire
dans l’espace. d’un homme qui essaie de comprendre pourquoi une fille veut
ENTRETIEN AVEC MICHELANGELO ANTONIONI 7
s’enfermer dans un cloitre. C’est une recherche qui part d’un direction. C’est comme pour le poéte : il a des mots dans sa téte
besoin pratique : un homme qui veut comprendre. II ne se pose avant d’écrire un poéme et ces mots deviennent un mot, deux
pas la question de Dieu, mais il veut comprendre pourquoi les mots, quatre mots, un vers. Pour un metteur en scéne c’est
autres se la posent d’une facon si profonde, si compléte qu’elle pareil. Niccold dit qu’il a le sentiment qu’il y a des formes
change toute leur vie. C’est comme une recherche scientifique. féminines, c’est déja quelque chose; il ressent le besoin de
Personnellement, j’ai eu des émotions trés fortes en visitant 14 construire un film sur un personnage féminin, il ne sait pas
cloitres pour ce film. Vis-a-vis de ces sceurs si heureuses, si cal- encore lequel, il ne le connait pas. Les deux histoires qu’il a
mes, j’étais vraiment trés étonné. J’ai connu des femmes trés avec les deux filles lui compliquent les choses. C’est tout a fait
singuliéres, intelligentes. Il y en avait une qui était enfermée naturel de prendre la femme avec laquelle on a une histoire
depuis 55 ans. comme modéle, si on l’aime et qu’on l’estime. A ce moment-la
Je suis allé aux Etats-Unis, il y a un mois pour un séjour d’un on ne sait plus si on cherche une femme pour soi-méme ou pour
mois. La-bas, on ne regoit pas les journaux italiens, c’est trés le film qu’on a dans la téte.
difficile de les trouver (a Los Angeles, pas 4 New York) et
quand on les trouve ils sont déja vieux d’une semaine, c’est Cahiers. J] y a un mot que vous employez beaucoup, c’est le
presque impossible de les lire. Alors, on oublie les journaux, on mot chaos. C’est un mot qui peut étre pris dans son acception
oublie I’Italie et ses problémes, et quand on revient et qu’on scientifique ou politique...
ouvre le journal, on a l’impression d’étre parti la veille : tou-
jours les mémes noms, la méme politique, le terrorisme, quel- Antonioni. Non, dans sa signification littérale : la confu-
ques crimes, etc. sion. La confusion des idées. Moi, quand j’ai fini un film,
aprés une période de repos, il faut que je pense a un autre film
Cahiers. Vous pensez que c’est le monde qui ne change plus et je commence a regarder, a lire tous les journaux, a écouter,
me promener dans la rue et j’attends jusqu’au moment ou
ou que c’est vous qui étes moins sensible a ce qui change.
Vidée arrive. Parfois elle arrive au bout de deux jours, parfois
Antonioni. Oui, justement, c’est nous. On s’habitue méme au bout d’un an. Toute cette observation, tout ce que je
au crime, au scandale, a l’hypocrisie et 4 la corruption, a tout, recueille de ce travail, évidemment, ne s’organise pas d’emblée.
et c’est grave. Une chose est 1a, une autre ailleurs, et il faut que ces choses
viennent, sortent de la confusion, s’isolent. Et 4 ce moment je
Cahiers. Quand vous avez commencé a faire du cinéma, ce peux commencer 4 voir si mon personnage est un poéte ou un
n’était pas comme ¢a ? architecte, un homme ou une femme. Evidemment je sais qu’il
y a des metteurs en scéne qui utilisent des méthodes trés diffé-
Antonioni. Non, il y avait une certaine honnéteté, du moins rentes, qui lisent des romans, préférent rester les pieds sur
cherchait-on a étre honnéte. Aujourd’hui, il y a une cruauté terre.
qui ressemble a celle du haut Moyen-age. II y a deux jours, des
malfaiteurs ont tué les gardiens d’une banque, alors qu’ils Cahiers. C’est la méthode du photographe qui laisse lente-
avaient déja tout volé. Les gardiens étaient a terre, ils sont sor- ment apparaitre le portrait. Quel réle joue le fait que vous
tis, et ils se sont arrétés quelques secondes pour tuer sans voyagez beaucoup dans votre perception du monde ?
aucune raison, c’est fou.
Antonioni. Evidemment les voyages rendent plus difficile la
Cahiers. Dans quelle mesure le personnage de Niccolo est-il création parce qu’on est distrait. Je tournerais un film partout
autobiographique ? ou je vais ! Heureusement que je ne le fais pas, ce serait mau-
vais pour moi, mais j’ai toujours cette tentation. Ce qui me
Antonioni. Il est cinéaste et je suis cinéaste, on a des traits en retient c’est que quand on voyage on a rarement la possibilité
commun mais ce qui lui arrive ne m’est pas arrivé. Et puis, je d’entrer comme protagoniste dans la réalité, on regarde comme
ne crois pas a l’autobiographie. On est toujours obligé de choi- un témoin, et ¢a me géne beaucoup, je n’aime pas voyager en
sir pour dessiner un portrait de soi-méme, et puis, il y a des touriste, on ne comprend rien. Un jour j’ai visité la Finlande ;
freins instinctifs qui vous forcent a décrire toujours les mémes on a mis un hélicoptére 4 ma disposition pour aller sur une
deux ou trois personnages. Un film est autobiographique dans petite ile, il y avait une dizaine de personnes qui travaillaient.
la mesure oi il est authentique et il est authentique quand il est C’était intéressant comme situation, dix personnes sur une
sincére. toute petite ile finlandaise dans la neige. Mais quand |’hélicop-
tére a atterri tout le monde est venu autour de nous et c’était
Cahiers. Est-ce que la méthode de Niccold pour construire fini, plus aucune réalité n’existait pour moi que la curiosité de
un personnage vient de vous ? ces gens de me voir... C’est comme dans tous les phénoménes
Antonioni. Non, je ne crois pas. Avant tout, je dois vous de microcosmes : a partir du moment ot l’observateur est 1a le
dire que je n’ai pas de méthode pour inventer un film ; un film phénoméne change, alors ot est la vérité? Tandis que
« m/’arrive ». Pour // Grido, ca a été en regardant un mur. lorsqu’on travaille dans un pays, on comprend les problémes,
Pour L’Avventura, j’étais sur un yacht, en route vers une ile ; on est en contact direct avec la réalité des gens, on parle le
une fille que j’avais connue et qui était une amie de ma femme méme langage. II y a aussi une certaine tristesse dans le voyage,
avait disparu et je me demandais : « peut-étre est-elle sur cette on trouve des choses, on les aime et on les perd tout de suite. Je
jle 2 », et j’ai pensé a cette histoire. Il n’y a donc pas de m’en fous des souvenirs. Je m’en fous de « j’ai visité l’Afgha-
méthode. nistan ». Il est la, qu’est-ce que ¢a me fait. Et voir des choses,
des problémes et ne pas avoir l’opportunité de les toucher avec
Cahiers. Que pensez-vous de la méthode de Niccol6 ? Va-t-il les mains, cela me frustre. Si je peux utiliser des images pour en
faire un bon film ? faire un film, c’est différent mais si je n’en fais rien, c’est évi-
demment une connaissance qui m’aide, mais mon rapport avec
Antonioni. J’espére pour lui ; je devrais peut-étre faire un l’Afghanistan n’existe plus, c’est fini.
autre film pour lui. Je pense effectivement que sa méthode est
bonne car lorsqu’on commence a penser a un film, on part tou-
jours d’un espéce de chaos qu’on a dans la téte a partir duquel
on choisit ce qui va pouvoir nous pousser dans une certaine Suite page 61
«IDENTIFICATION D'UNE FEMME » DE MICHELANGELO ANTONIONI

L’EXERCICE
ET LA REPETITION
PAR ALAIN BERGALA

« T: En fait, tu ne dois pas y penser. Au bon moment, c’est la spectateur et hors du commun. Ce n’est pas Passion qui me
gachette qui tirera ton doigt en arriére et non ton doigt qui tirera la contredira. Ni, d’une certaine facon, /’Etat des choses. Anto-
gachette. nioni sera le premier cinéaste a avoir entrepris, sur ce theme, un
S : Mais il ne faut bien que je mette en joue... et si je mets en joue,
film rigoureusement laique. Identification d’une femme met en
forcément je me raidis.
T : Non, pas forcément ! la balle doit sortir d’elle-méme, comme si scéne un cinéaste d’une quarantaine d’années, Niccold, qui se
un fil invisible la tirait jusqu’a la cible. Tu dois en arriver au point trouve en panne de scénario pour son prochain film. Dés le
ou tu ne sais plus si tu est la cible, le tireur ou le projectile. Si c’est début Niccold est donné comme cinéaste mais on ne le verra
toi qui tires ou si c’est toi qui est touché ».
(Scénario de Techniquement douce)
jamais que dans une phase de latence créatrice, dans sa vie
séculiére, entre un retour de voyage et un film a venir. Comme
le dit Antonioni : « Tout ce qui est cinéma dans l’histoire se
trouve derriére l’image. » Niccold cherche a identifier dans la
Antonioni est arrivé a ce point de maitrise dans la pratique vie le personnage féminin a partir duquel il a le sentiment qu’il
de son art ot, comme le tireur d’élite, il n’a plus besoin de se pourrait écrire son film. Il va rencontrer successivement deux
raidir pour atteindre la cible. S’il y a un film moderne ou il ne femmes (qui divisent a peu prés le film en deux parties) : Mavi,
reste plus aucune trace de la raideur d’un cinéaste tendu vers une aristocrate romaine (admirablement incarnée — pour une
son projet c’est bien Identification d’une femme, et il a fallu a fois le mot est juste car l’opacité de sa présence a l’écran est de
Antonioni 40 ans d’exercice et de répétition cinématographi- nature charnelle — par Daniela Silverio) et Ida, une actrice de
ques pour arriver a cette aisance que l’on ne rencontre qu’au théatre beaucoup plus jeune que lui (interprétée par la fran-
dela de la maitrise et par ou il finit par rejoindre le classicisme caise Christine Boisson). On ne saura jamais trés bien — le per-
d’un Hawks, d’un Ozu ou d’un Renoir. sonnage non plus — s’il cherche une femme pour lui-méme (on
Le sujet apparent du film — un cinéaste qui a du mal a écrire apprend dés le début du film que sa femme est partie) ou une
son film — est pourtant un des plus « crispants » qui soient. Le image de femme pour son film, ce que laisserait supposer le
plus inusable de la modernité ; le must des musts. Signe des mur d’images oui il a épinglé toutes sortes de visages féminins.
temps : on a pu voir dans un passé trés proche Godard, Wen- Et évidemment, puisqu’on est en plein cinéma moderne, il
ders et Antonioni revenir presque au méme moment 4 cette cherche quelque chose (une femme et un sujet de film) et il en
case-départ de la modernité. Comme si, 4 un moment ou plus trouvera une autre: qu’il est incapable de s’attacher une
personne n’y voit trés clair dans l’avenir du cinéma, les cinéas- femme, toutes les deux refusant a leur fagon de se laisser
tes devaient faire retour a ce sujet-la pour trouver de nouvelles « cadrer » par ses tentatives d’identification, aussi maladroites
issues. que trés justement masculines ; qu’il va finalement tourner un
Les films qui mettent en scéne un cinéaste en mal de création autre film, de science-fiction celui-la, suggéré par un enfant et
jouent presque toujours sur la fascination du spectateur (qui non par la femme attendue. Mais ce tracé tordu (ot l’on
est supposé ne pas appartenir a la cléricature artistique) pour le reconnaitra aisément aprés-coup la voie du leurre et de l’aliéna-
créateur, celui qui est dans les ordres, a la fois semblable au tion, jalonnée d’une série d’objets énigmatiques : le nid sur
Daniela Silverio dans /dentification d'une femme

l’arbre, la femme, les terroristes, le maitre-chanteur, le contour rité de la femme) et qui sont, ni plus ni moins, celles qui nous
du soleil) n’est jamais percu par le spectateur comme le fait arrivent par notre expérience de spectateur du film au cours de
d’une théorie préalable, d’un destin ou d’un auteur qui tirerait la projection. On chercherait en vain le moindre décalage, pen-
les ficelles dans les coulisses mais simplement comme la diffi- dant plus de deux heures, entre le savoir du personnage sur ce
culté commune de naviguer a vue dans la confusion des rencon- qui lui advient au cours du film et le savoir du spectateur sur ce
tres et des sentiments, d’identifier 4 temps les choses qui nous qui lui parvient de I’écran. Mais ce n’est pas pour autant
arrivent, avant qu’elles soient déja autres ou déja du passé. didentification au personnage qu’il s’agit. Et de ce point de
C’est un film ot l’on ne ressent a4 aucun moment, méme vue-la le choix de Tomas Milian (qui est par ailleurs un acteur
quand le dernier plan s’éteint sur l’écran, cette présence d’une passablement irritant) pour interpréter le personnage de Nic-
structure préexistante, d’un plan d’ensemble qui programme- colo est d’une rigoureuse justesse. C’est un acteur sans « inté-
rait la succession des scénes et des événements. On y découvre riorité » et sans profondeur dont la présence a |’écran est
les choses petit 4 petit, presque plan par plan, et ce qui apparait réfractaire a toute identification psychologique ; il se révéle, de
a l’écran a cette évidence des choses que l’on rencontre par ce fait, un excellent vecteur d’identification, au sens que le titre
hasard et la crédibilité immédiate qu’emporte au cinéma ce sen- donne a ce mot. A défaut de pouvoir s’identifier 4 Niccolo, le
timent, trop rare, de la contingence. Je pense en particulier a la spectateur est contraint d’adopter la posture minimale qui est
supréme élégance, un peu désinvolte, avec laquelle Antonioni de chercher a identifier pour son compte les choses telles
résoud la toujours délicate question des rencontres au cinéma. qu’elles se présentent pour le personnage, et en méme temps
La rencontre successive des deux femmes par Niccold a ce dou- que lui.
ble caractére de pure contingence et de reconnaissance leurrée Je connais peu de films — a part certains Ozu de la fin — od
qui entraine l’adhésion immédiate du spectateur. l’on ait en permanence cette impression de posséder a la fois les
Tout concourt dans ce film, avec une rigueur absolue, a ce mémes données (les mémes signes, les mémes zones d’illisibi-
que le spectateur se sente de plain-pied avec le personnage prin- lité, les mémes butées) et les mémes instruments d’identifica-
cipal. Loin d’étre un maitre isolé dans les affres et les délices tion (le regard, l’écoute) que le personnage, et ceci dans la plus
d’une création indicible ou un medium touché et momentané- étale synchronie. Le parti pris d’Antonioni dans ce film est un
ment abandonné par la grace (ce qui semble étre le lot commun refus intransigeant et systématique de ce pouvoir que s’octroie
des personnages de cinéastes dans les films sur le theme du d’ordinaire le cinéaste de régler le jeu de la différence entre le
cinéaste qui n’arrive pas a faire son film), le personnage de Nic- savoir de son personnage et celui de son spectateur. Ce refus
cold est aussi démuni que nous devant les choses qui lui arri- passait par la nécessité absolue de ne pas s’écarter d’un seul
vent (les rencontres, les sentiments, les menaces diffuses, l’alté- plan du personnage principal et de ce qu’il est en mesure de
10 IDENTIFICATION D'UNE FEMME

(x. od
Se
Tomas Milian et Daniela Silverio dans /dentification d'une femme

percevoir de ce qui l’entoure, nécessité admirablement illustrée méthode et la morale du cinéaste qui n’ont rien 4 voir — faut-il
par la séquence du brouillard. Antonioni s’interdira donc toute le préciser — avec un quelconque subjectivisme : c’est la réalité
ubiquité, se privera de toute figure d’alternance au montage et des choses et des sentiments, et elle seule, qui intéresse Anto-
réduira au maximum le jeu entre énoncé et énonciation. nioni et qu’il s’efforce d’identifier, mais avec cette certitude
La morale d’Antonioni pour ce film c’est de ne jamais rien que nul savoir constitué ne peut l’aider véritablement dans
montrer a titre d’auteur. Pas un seul plan. Il n’y a pas de plus cette entreprise d’observation du présent (son cinéaste, d’ail-
grande humilité dans la conduite d’un récit cinématographi- leurs, regarde beaucoup mais ne lit jamais) et que la connais-
que : Antonioni s’efforce en permanence tout au long de son sance du monde se réduit finalement pour chacun a ce qui entre
film d’avancer au méme pas que son personnage et son specta- a portée de son regard et de son écoute. Que l’on vienne a
teur. Tel un maitre qui aurait abandonné tous les oripeaux s’enfoncer dans un épais brouillard et le monde visible se réduit
ordinaires de la maitrise pour marcher le long du chemin avec d’un seul oup a cette sphére de quelques métres ot porte encore
son disciple. Tel le tireur d’élite qui en est enfin arrivé au point notre regard. Mais notre oreille garde intacte la profondeur de
d’abandon dans la maitrise ot il ne sait plus s’il est la cible (le son aire d’écoute ; ce décalage inhabituel entre les deux percep-
spectateur), le tireur (le cinéaste) ou le projectile (le tions et l’effet d’étrangeté qui en découle suffisent 4 nous faire
personnage). retrouver — quasi expérimentalement — la conscience de cette
On a rarement vu au cinéma la méthode d’un cinéaste se con- « portée » a laquelle nos instruments de perception limitent
former de facon si étroite au sujet méme du film, au point de se lV’identification du monde qui nous entoure.
confondre avec lui : un homme avance dans sa vie « a vue de Aussi bien Rome et Venise, villes décors s’il en est, ne sau-
nez », comme tout un chacun, en s’efforcant d’identifier ce raient avoir dans ce film une quelconque fonction de cet
qu’il rencontre et les sentiments que ces rencontres lui inspi- ordre : nous n’en verrons jamais que quelques lambeaux, pris
rent. Antonioni fabrique son film comme une lunette qui dans le champ de perception de Niccold. Quant au terrorisme
Vaiderait 4 observer ce monde dans lequel il est pris et qu’il a qui est a la fois, en Italie, une menace diffuse, permanente, et
toujours autant de mal a comprendre malgré ses 70 ans d’expé- la chose invisible par excellence , il prendra pour Niccold la
rience. C’est le film méme, celui que nous sommes en train de forme de trois visages découpés dans un journal et qui lui per-
voir, qui devient l’instrument d’observation a l’aide duquel mettent de réver qu’il est encore aujourd’hui, pour certains
Antonioni s’efforce de comprendre ce qui se passe en lui et étres d’exceptions, une harmonie possible entre les actes, les
autour de lui alors que tant de films nous donnent l’impression idées, les sentiments et les modes de vie. Méme la paternité,
de n’étre que Jl illustration d’une observation ou d’une dans ce film, est quelque chose qui peut s’identifier, et donc se
réflexion antérieures ou extérieures au cinéma lui-méme. prouver, par l’observation directe. Dans une scéne admirable
La séquence du brouillard dit clairement ce qui est a la fois la un homme apprend a Mavi, qui le déteste, qu’il est son vérita-
ANTONIONI MAITRE ET NON MAITRE 11
ble pére et, en guise de preuve, lui montre ses mains : « regarde

contacts
nos mains, elles sont pareilles ».
Mais le film dit aussi qu’a la condition d’étre extrémement
attentif a tout ce qui nous arrive du monde dans cette sphére
étroite ol porte notre observation nous pouvons arriver, a
force d’obstination et d’humilité, 4 capter quelque chose de
réellement contemporain et 4 lui donner un début de forme. Si
le cinéaste, 4 l’aide du cinéma pratiqué comme une sorte de
microscope, parvient 4 découvrir et a organiser quelques
Kama KKK KKK
micro-formes, c’est autant de gagné sur le chaos et la confusion
qui sont ceux de tout présent immédiat. Cette attitude — qui
est celle des hommes de sciences d’observation — est faite a la
fois d’humilité (Antonioni ne se veut jamais plus fort que son
instrument, contrairement a la plupart des cinéastes américains En Francais
d’aujourd’hui) et de grand orgueil (il se veut capable de donner
forme, sans le moindre recul dans le temps, a ce qui lui est con-
temporain). C’est en tout cas un acte de confiance d’un bel HUSTON PAR HUSTON. Autobiographie intégrale
optimisme dans le pouvoir d’élucidation du cinéma. De ce traduite par Suzanne Chantal. Filmo et bibliographie
point de vue-la, curieusement, Antonioni est peut-étre le vérita- détaillée. Index. Illustré. Volume relié, 300p...... 138 F
ble héritier de Rossellini, qui n’hésitait pas 4 baptiser Europe
5] un film sur sa vie de famille et qui répondait, 4 ceux qui WIM WENDERS. M. Boujut. Etude critique. Filmo, 150
trouvaient le choix de ce titre présomptueux, qu’il n’y voyait Martrations. 128 po i cicrees omen encoresoe 78 F
pour sa part qu’une preuve d’humilité et de confiance dans le
cinéma, et qu’aprés tout, c’est en faisant un film sur ce qu’il FRITZ LANG, CINEASTE AMERICAIN. R. Humphries.
connaissait le mieux qu’il avait le plus de chances de toucher a Etude critique. Méthodologie analytique sur la base d'un
quelque vérité sur |’état de l’Europe en 51.
Antonioni fait aussi un film sur ce qu’il connait le mieux : un
corpus de tOfilms. Broché, 200p............. 78 F
homme, un cinéaste, aux prises avec ce moment ou: une idée
commence a prendre forme, ow la création commence 4 sortir
LE WESTERN. Viviani. Analyse thématique. 170 cinéastes
du chaos, mais aussi avec l’impossible identification d’une américains, 182 photos. 232 p.............005 166 F
femme, qui s’éprouve dans la répétition de l’échec. Si la
femme, dans ce film, est la rencontre dont Niccold attend le
plus de clarté dans sa tentative d’identification du monde qui
Ventoure, c’est que pour lui, elle est affectée du plus grand
coefficient de réalité, bien qu’en méme temps il sache trés bien En anglais
qu’elle échappera toujours de quelque cété a ses manceuvres de
cadrage, qu’elle a partie liée avec un inconnu qui le rejette (le SCREENWORLD 82. J. Willis. La produciton américaine
milieu social de Mavi, les amis de Ida) et qui est comme la pro-
jection visible de ce qu’il ne peut comprendre d’elle. C’était le
couvrant l'année 1981. Listes, index biographiques.
sujet idéal pour un cinéaste qui n’a pas son pareil, dans le MOO PWGTSS) FONG 2 os ries wcse Sie n eucierein xcmcmrs 218 F
cinéma contemporain, pour filmer a la fois, dans le méme
plan, \e regard d’un homme sur une femme -avec tout ce que ce FOYER PLEASURE, The Golden Age of Cinema pa
regard emporte d’interrogation, d’inquiétude, de désir, de Lobby Cards, J. KUBAL & V.A. Wilson. Relié, format &
demande chaotique, d’espoir et de désillusion- et ce qui, chez FRNA G0 Does clive arenas v corely oe 264 F
une femme, est irréductible a cette demande et réfractaire a
cette tentative d’identification par un regard masculin. Le per-
sonnage de Mavi restera pour moi l’image méme de la séduc-
tion de ce leurre et de l’opacité de ce refus. A.B.
En espagnol
Tomas Milian
CINEGUIA 82/83. Annuaire corporatit espagnol des
SPOCISARE Dc winiinn acseeely Hee Fae el sek 233 F

PRIX FRANCO

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Librairie du Cinéma
24,RUE DU COLISEE 75008 PARIS
TEL. (1) 359.17.71
« IDENTIFICATION D'UNE FEMME » DE MICHELANGELO ANTONIONI

SIGNE PARTICULIER : NEANT


PAR GUY-PATRICK SAINDERICHIN

Voici le début d’un film. Nous sommes devant un mur un leur rattachement au 7° art. A l’inverse, les escaliers d’Anto-
peu étrange, un peu artiste, et qui parait d’ailleurs légérement nioni ont quelque chose a dire. Ils ne ménent pas nulle part.
décadré. Nous supposons qu’un mouvement de la caméra, de Qu’est-ce qu’un escalier ? Des portes empilées les unes sur
préférence vers la droite, puisque tel est notre sens de lecture, les autres ; des portes closes. Dans son ascension initiale, le
va dissiper et le mystére, et le malaise qui vient de la beauté de personnage principal du film, le réalisateur italien Niccold
ce mur. Or, a la fin du générique, quelqu’un entre dans le Farra, rencontre successivement une porte qui se ferme a son
champ ; ni par la gauche, ni par la droite : par en bas, par en- nez, et une autre qu’il n’ose d’abord ouvrir, pour ne pas
dessous. La caméra n’était en face de rien, elle était penchée déclencher I’alarme : une porte close, c’est ce qu’il faut ouvrir,
vers le sol, du haut d’un escalier. et ce qu’on doit craindre d’ouvrir. A quel étage le film
Identificazione di una donna montre une nette prédilection commencera-t-il ? Dans laquelle de ces boites a histoires
pour les escaliers, qui sont des décors en quelque sorte spécifi- cachées derriére les portes va-t-il tenter de pénétrer ? Dans
quement cinématographiques, puisque le cinéma est la seule cette premiére séquence, le personnage est incertain : ira, ira
forme dramatique qui autorise 4 montrer un personnage qui pas ? Et, comme toute séquence d’hésitation dont on ne
monte ou qui descend, qui s’approche ou s’éloigne verticale- connait pas l’enjeu, c’est une scéne de comédie. Idée forte :
ment du spectateur sans l’obliger 4 modifier l’axe horizontal de Ventrée dans la fiction, le doute préalable a la décision de
son regard. Le spectateur de cinéma a la troublante faculté de raconter une histoire, font rire. Car il est bien évident que dans
voir le ciel ou l’enfer de face, de voir entrer ou sortir les prota- un escalier, aucun personnage n’est jamais a la hauteur.
gonistes par en haut ou par en bas sans se tordre le cou. En ce sens, le choix d’un cinéaste en panne de scénario
Cette propriété est la porte ouverte a toutes sortes d’abus : comme personnage principal ne témoigne de nulle volonté
au hasard de quelques mauvais films, on découvre des cinéastes @héroisation. La ot Godard met en scéne une Passion, pleine
qui, secrétement mais visiblement, considérent plongées ou de douleur, de grandiloquence et de déchirements, ot le
contre-plongées comme la marque, ou méme la garantie, de cinéaste aux prises avec les impossibilités de l’art cinématogra-
IDENTIFICATION D’UNE FEMME

Tomas Milian et Christine Boisson dans /dentification d’une femme

phique se heurte 4 un monde cahotique, et doit sans relache Je n’arrive pas a croire que le petit secret sexuel, la décou-
souffrir et torturer, Antonioni considére le fait de ne pas verte du lesbianisme de Mavi, est le scénario de ce film.
raconter d’histoire comme acquis, et méme comme joyeux, D’abord, parce que cette découverte elle-méme, en tant que
comme vivifiant. Le calvaire de Niccolo Farra consiste a passer clef du comportement de Mavi, est ambigué, comme est ambi-
d’un escalier a l’autre : du sien, a celui ot s’est réfugiée, pour gué la phrase que lui dit sa compagne tandis que, par la fenétre,
le fuir, sa maitresse Maria Vittoria, dite Mavi. Au milieu, en elle voit Niccolo se dissoudre — et non pas s’éloigner : il s’en
prime, un troisiéme escalier les sépare, le plus opaque, sans va, il revient dans la lumiére, il est 1a et puis il n’y est plus.
portes ni visibilité : celui ot se joue, a son insu, hors de sa vue Quelque chose, entre eux, s’interpose, sur lequel nous n’avons
parce qu’il en a été congédié, un scénario obscur de paternité que des pistes, des indices qui ne concordent pas, qui ne font ni
revendiquée et refusée entre Mavi et l’amant de sa mére. Méta- tableau ni révélation. Aux mystéres d’une femme ou d’une
phores verticales : la filiation, la différence sociale — l’appar- autre, de cette femme ou de cette autre femme, Niccold substi-
tenance de Mavi a l’aristocratie. Scéne-clef : enclos dans |’esca- tue niaisement /e mystére de /a femme : il cherche non pas une
lier opaque, Niccold et Mavi montent vers les salons de la femme, a la comprendre ou pas, et 4 vivre avec elle ou sans elle,
noblesse, et se séparent sur la question du pére. mais un personnage de cinéma, une créature de synthése, une
Dans Identification d’une femme, on sait que, contrairement chimére.
au titre, il n’y a pas une femme, mais au moins deux : Ida Commentant la photo des deux terroristes affichée sur son
s’oppose 4 Mavi, comme la « lagune ouverte » de Venise hiver- plan de travail, au milieu de tous ces visages de femmes qu’il
nale aux couloirs, aux boyaux, aux paliers et aux colimacons. veut identifier a une, il dit 4 peu prés : ceux-la, la vie leur est
L’escalier d’Ida, qui conduit au théatre ot elle exerce ses facile ; ils ont tout en commun. C’est quand un couple a des
talents, est un escalier de plein air, et méne a une seule porte, rapports normaux que les ennuis commencent.
une porte d’entrée. Si cette porte, par extraordinaire, est close, Alors, tu es en crise, ricane son scénariste attitré. Et Niccolo
un message y est punaisé, qui est aisément déchiffrable. de se lancer dans un pompeux discours : je voudrais, dit-il, étre
Il y a, quand Niccolo, resté seul chez Ida, traverse la route et devant une femme comme devant la Nature. La Nature ! En
contemple le paysage, un sublime mouvement d’appareil vers vérité, il est sourd et aveugle, comme lui fait remarquer un
le haut, qui le cadre en surplomb : nostalgie de Mavi, de l’orga- automobiliste croisé dans le brouillard. Il aime les généralités,
nisation particuliére de l’espace qui lui correspond. Nostalgie c’est un parleur, un intellectuel. Situation épineuse, pour un
déplacée. Ida ironise Mavi, alors que Niccolo veut a toute force cinéaste : son espace est celui que les Soviétiques, sur leurs
les identifier, qu’il se rue sur le soupcon d’une origine sociale et timbre-postes, se glorifient de conquérir, ou que les Américains
d’une « lucidité » communes. popularisent dans des films d’anticipation du méme genre rin-
Tomas Milian et Christine Boisson dans /dentification d'une femme

gard que celui qui finit le film : pures abstractions. S’il ne peut
raconter d’histoire, si son scénario piétine avant méme d’étre
commencé, c’est qu’il s’embrouille, qu’il est brouillé avec le
monde et que le monde lui est brouillard. Il est lui-méme un
personnage de film, mal a l’aise dans des décors ol ses costu-
mes, parfois, jurent atrocement. L’appartement qu’il habite a
été arrangé par son ex-femme. Il attire, par un honteux tro-
pisme de cinéaste, Ida dans un lieu triste et silencieux, plat,
glacé et incompréhensible. I] voudrait étre devant les femmes
comme devant la Nature : il y est, il s’y précipite, et n’y voit
pas plus clair quant a la nature des femmes.
Dans JIdentificazione di una donna, la narration est non pas
éclatée, mais lacunaire. Les déficiences du récit, ou des récits,
s’ajoutent aux failles du réel. Proustien, si on veut. La signa-
ture y est, sous forme d’une affiche entr’apercue, et il y a bien
de l’Albertine dans tout cela. Mais ce n’est pas l’oubli ou
l’incontrélable mécanique de la réminiscence qui découpent en
fragments, diversement aboutis, diversement intégrés, les cha-
pitres de cette histoire. Oui, il n’y a plus de roman, rien que des
tranches de romanesque cinématographique, impeccables,
admirables de beauté, sans alibi, bergsonien ou pas, sans théo-
rie : de l’art, du cinéma. L’alarme est restée, mais la peur est
partie. G.-P. S.

IDENTIFICATION D’UNE FEMME (IDENTIFICA-


ZIONE DI UNA DONNA). Italie 1982. Sujet original et réali-
sation: Michelangelo Antonioni. Scénario : Michelangelo
Antonioni et Gérard Brach avec la collaboration de Tonino
Guerra. Décors : Andrea Crisanti. Costumes : Paola Comen-
cini. Musique originale : John Fox. Directeur de la photogra-
phie ; Carlo di Palma. Cadreurs : Massimo di Venanzo et
Michele Picciaredda. Montage : Michelangelo Antonioni. Pro-
duction :; Giorgio Nocela et Antonio Macri pour Iter Fims et
Gaumont. Interprétation : Tomas Milian, Christine Boisson,
Daniela Silverio, Marcel Bozuffi, Lara Wendel, Veronica
Lazar, Enrica Fico, Sandra Monteleoni. Durée : 128 mn.
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L’ETE DE E.T.
PAR BILL KROHN

Steven Spielberg avec Henry Thomas qui joue le petit Elliott.

L’idée de faire E.T., l’Extra-terrestre, vint a l’esprit de Ste- qui voyait le film pour la troisiéme fois, déclara avec délecta-
ven Spielberg, avec un certain a propos, pendant une période tion qu’il avait pleuré les trois fois. Le ton de la soirée fut
de grande dépression, alors qu’il tournait Raiders of the Lost résumé par Sidney Sheinberg, actuel président de la MCA, qui
Ark, en Tunisie, a la fin de 1980. Il en parla sur le champ a la avait accordé a Spielberg son premier contrat avec Universal
petite amie de Harrison Ford, Melissa Mathison, qui avait déja quand il avait vingt ans. Comme un journaliste lui demandait
écrit deux films pour enfants, The Black Stallion et The Escape quel était le sujet du film, Sheinberg répondit : « C’est un film
Artists, pour Francis Coppola ; il lui demanda d’en faire un ot il y a de l'amour, qui vous met en forme, qui fait rire, pleu-
scénario. Les gens de la Columbia, aprés avoir engagé un mil- rer — on y trouve toutes ces choses qui font la vie. » En guise
lion de dollars pour travailler ce projet, sous le titre provisoire d’introduction, il avait prédit que le film allait battre tous les
de A Boy’s Life \’abandonnérent ; ils préféraient dépenser de records de recettes.
Vargent pour Annie plut6t que pour une histoire qui, A la fin de la semaine, la prophétie de Sheinberg paraissait
estimaient-ils, n’attirerait que les enfants. Universal prit la solide comme du béton. Les dix premiéres séances de E.T.
reléve, et on fit le film, dans le plus grand secret, comme avaient affiché complet et les gens arrivaient le samedi a quatre
d’habitude, a la fin de 1981, et pour un peu moins de 10 mil- heures du matin afin d’étre sfirs d’avoir des places pour la pre-
lions de dollars. miére séance. Parmi les gens qui faisaient la queue, beaucoup
La premiére, le 10 juin, au Pacific Cinema Dome, fut, a la étaient des habitués des files d’attente ; ils passaient le temps en
demande de Spielberg, une soirée toute simple : pas de smo- lisant, en jouant a des jeux électroniques de poche, en évo-
kings, pas de projecteurs — rien qu’une foule de célébrités, quant le temps qu’ils avaient passé sous la pluie pour voir Star
qui, a la sortie, accomplissaient leur devoir en confiant a la Wars, et le nombre de fois qu’ils avaient vu Close Encounters
presse qu’elles avaient pleuré a la fin du film ; un journaliste, of the Third Kind. (Une fois, j’ai essayé de donner un ticket
E.T. DE STEVEN SPIELBERG

Elliot (Henry Thomas) avec E.T.

que j’avais en trop, pour The Empire Strikes Back, trois minu- pecté mais pas trés bon, du nom de William Kotzwinkle. Les
tes avant la séance : parmi les centaines de gens qui formaient chocolats Hershey ont signalé un boom sur leurs ventes de
la queue pour acheter des tickets pour la séance suivante, qui « Reese », bonbons trés colorés (péché mignon, selon toute
commengait deux heures plus tard, pas un seul preneur. Pour vraisemblance, de Melissa Mathison), qu’Elliott, le héros du
apprécier le film, il fallait qu’ils le méritent). Interviewés par film, utilise pour lier amitié avec l’extra-terrestre abandonné
les infatigables journalistes du Times et de l’Examiner, les gens qu’il abrite dans son cabinet a jouets ; dans le méme temps, un
dans la queue parlaient de Spielberg, de Disney, de l’enfance, porte-parole malicieux de leur concurrent, M & M, affirmait :
et tous évoquaient ensuite leur « expérience E.T. » Un homme « Si E.T. avait essayé un de nos produits, il l’aurait aimé ».
déclara que c’était la premiére fois qu’il avait pleuré dans un Texas Instruments, qui fabrique un jeu électronique du nom de
film depuis Old Yeller (1957). « Celui que ce film ne fait pas « Speak and Spell », ne se plaignait pas non plus. Le vice-
pleurer », dit un autre, « est un exilé de l’émotion humaine ». président de la compagnie, Bill Turner, expliquait : « C’est un
Une fille, qui n’avait pas encore vu le film, prétendit qu’elle programme pédagogique qui apprend aux enfants a dire et a
avait pleuré rien qu’en voyant la bande annonce publicitaire a épeler les mots. Dans E.T., le monstre l’utilise pour apprendre
la télé. a parler avec le petit garcon, Elliott, et pour inventer ce que
Pas besoin de sociologue pour expliquer l’euphorie qui s’est dans le film on appelle un communicateur — quelque chose qui
emparée d’Hollywood. E.T. rendait probable un record de sert 4 envoyer des signaux dans |’espace ». Un module « E.T.
recettes des cinémas pour |’été ; les recettes dépassaient sans Speak and Spell » contenant uniquement des mots utilisés dans
probléme celles de Star Trek 2 et de Rocky 3, ses concurrents le film sera en vente 4 Noél au prix de 105 dollars. Spielberg lui-
les plus directs, sans faire baisser leurs entrées. Cela fit penser a méme, qui, c’est bien connu, est un fervent amateur de jeux
certains professionnels de |’industrie que 1982 pourrait bien vidéo, participe a l’élaboration du « premier jeu vidéo a con-
enregistrer la premiére augmentation importante du nombre tenu émotionnel », dont le but sera d’« inviter E.T. chez soi ».
total d’entrées dans les cinémas américains depuis vingt ans. La Atari, qui fabriquera le jeu, espére qu’il sera aussi populaire
moyenne de l’année a tourné autour du milliard. Méme la que Pac Man, son numéro un, qui a ses propres émissions a la
Columbia, qui avait passé la main, était en mesure d’annoncer télé. Mais il y a toujours un perdant, et dans ce cas, il s’agit de
qu’avec les 5 % du bénéfice net auxquels elle avait droit, elle Paul Sharper, réalisateur indépendant. Aprés que le public ait
toucherait bien plus qu’avec le bénéfice net total de Annie. désigné aux voix son court métrage Roller Skate Fever (« La
Inutile de dire que le gateau a été équitablement partagé, fiévre du patin a roulettes ») comme le meilleur du Filmex de
grace au systéme habituel des sous-produits : poupées, jeux, l’année, les cinémas Pacific l’avaient loué pour le montrer dans
vignettes de chewing-gum, tee-shirts avec « E.T. Phone tout le pays en méme temps que £.7. Mais quand E.7. a
Home » écrit dessus, masques (sous licence des entreprises Don explosé, les gens de la Pacific, qui avaient essuyé une volée de
Post), albums a colorier, disques, et un roman a grand tirage bois vert quelques années auparavant avec 194] du méme
écrit 4 partir du film par un auteur de livres pour enfants, res- Spielberg, ont vu qu’ils avaient cette fois une chance réelle de
VETE DE E.T. 19
compenser leurs pertes ; ils ont alors augmenté la fréquence la plupart des théories qu’on a pu avancer, dans la presse et
journaliére des séances et ont éjecté Roller Skate Fever. dans les cocktails, pour expliquer la popularité du film. La dis-
De plus, le fait que E.T. soit un film de toute évidence plus cussion est lancée par un vétéran des luttes syndicales des
personnel que Raiders of the Lost Ark a provoqué une grande années de Dépression, aux cheveux poivre et sel, pour lequel
curiosité a l’égard de Spielberg, qui jusqu’alors n’avait pas été E.T. est « un petit dieu vert » qui dispense des compensations
une personnalité trés en vue. Pendant quelques mois les jour- d’ordre mystique en une période difficile du point de vue éco-
naux n’ont parlé que de lui ; on a appris comment il avait nomique. Mais son collégue, marxiste pur et dur, qui apparem-
acheté le traineau de Citizen Kane pour 60 000 dollars chez ment a lu « Mythologies », soutient que la véritable cible du
Sotheby le jour de la premiére ; comment il se réfugia 4 Hawai film est la petite bourgeoisie ; trop aliénée pour étre consciente
avec des amis et de quoi se déguiser, pour construire des cha- de la situation difficile qui est la sienne, elle désire simplement
teaux de sable sur la plage ; comment il signa des autographes s’entendre dire que « chacun aspire a vivre en banlieue »,
sous le nom de « George Lucas » ; comment il négocia les méme les créatures de l’espace. (Ces deux théories ont ensuite
droits sur la musique de Irving Berlin pour A Guy Named Joe été développées dans un article ayant pour titre « Les deux
(1943) — qu’il espére d’ailleurs refaire avec Richard Dreyfuss E.T. » — in Village Voice du 24 aoiit). Le freudien de service,
quand Raiders 2 sera terminé ; comment il a projeté E.7. ala comme on pouvait le prévoir, se plaint du fait que E.T., qui n’a
Maison-Blanche (méme Nancy a pleuré a la fin) ; comment, pas d’organes génitaux visibles, représente « la peur que la cul-
mélé au public, il a applaudi quand E.T. en personne a fait sa ture véhicule a l’égard de la sexualité adulte » et « un espoir
premiére apparition au Hollywood Bowl a la premiére mon- inconscient de se raccrocher aux plaisirs infantiles ». Il est
diale de la « Suite E.T. » de John Williams — qu’on pourra se alors couvert de blames par un jeune homme trés « in »,
procurer chez les disquaires 4 Noél. fumant une Gauloise, qui lui rétorque que « le signifiant est
plus important que ce qu’il signifie ». « Les gens qui font la
queue sur Sunset Boulevard, soutient-il, ne le font pas pour
Les « Observateurs » voir E.T. en soi, mais pour participer 4 un événement... C’est
le premier film-objet de culte pour les masses, une tentative
On a aussi beaucoup appris sur son moi profond. Il eut une d’échapper a l’aliénation post-capitaliste en se réfugiant dans
enfance solitaire, d’abord quand son pére, pour son travail la foule ».
d’ingénieur électricien, aprés quelques années passées dans une A considérer ces théories une par une, la derniére me parait
banlieue, devait déménager dans une autre ; et plus tard, parce la moins juste. Toute personne attentive en reconnaitrait les
que ses parents divorcérent. Il a connu la souffrance d’étre un signes : E.T., dans le jargon de |’ Industrie, est une bombe, et il
minus dans des écoles ot les balézes récoltaient la gloire et les y a tout un monde entre une bombe et un film-événement.
filles, et a toujours eu honte de son « torse a la Woody Pour faire un film-événement, il faut un référent extérieur
Allen » ; il s’est replié alors dans le monde imaginaire du important, comme la guerre du Vietnam ou la Révolution
cinéma 8 mm, avec la complicité de trois sceurs et d’une mére russe, qui puisse faire couler de l’encre dans les journaux ;
d’une grande sensibilité artistique ; il découvre maintenant le quant au film-objet de culte, comme Star Trek 2, il se nourrit
désir d’avoir ses propres enfants, etc. Jeff Silverman, le dernier d’une minorité bien spécifique dont les membres ont consacré
des grands chroniqueurs mondains, est allé jusqu’a interviewer jusqu’au bout une partie de leur vie au service d’un mythe.
Spielberg et sa mére, Leah, au « Milky Way », le restaurant Curieusement, les seuls qui auraient di former le public d’élec-
qu’elle posséde a Pico prés de Doheny ; 1a, les clients peuvent tion de Spielberg, les fervents de la soucoupe volante, ont tou-
déguster les blinis, le foie haché et les salades de pomme de jours été méfiants 4 son égard, bien qu’il partage lui-méme
terre qui ont fagonné le seul cinéaste, parmi les jeunes loups leurs croyances. A la sortie de Close Encounters of the Third
d’Hollywood, qui soit juif. On n’a pas appris grand-chose Kind, un éditorial de Flying Saucer Review (la Revue de la
d’autre de ce reportage, si ce n’est cette révélation que Spiel- Soucoupe-Volante) considérait le film comme un bienfait
berg n’avait pas vraiment de penchant pour les patés de viande hypothétique : sans doute des témoins restés silencieux seraient
confectionnés par sa maman ; de son cété, le mari de Leah, encouragés a s’exprimer, mais « la représentation dans son
Herbie, suggére que ce serait une bonne idée de circoncire E.T. ensemble, douce et lumineuse, trompe sur la nature traumati-
« Si tu arrives 4 mettre la main dessus », répond Spielberg, sante de la plupart des « Rencontres ». On retrouve les mémes
abordant la un point qui a provoqué les commentaires sarcasti- opinions exprimées par un groupe de huit vétérans pratiquants
ques de plus d’un réfractaire aux louanges quasi-universelles de « Rencontres », dans des interviews qu’ils ont accordées au
qui ont été prodiguées sur le film. Times, aprés avoir vu E.T.. D’une part, ils trouvent que le film
Les réfractaires se sont contentés, pour la plupart, de se est éducatif, mais ils le critiquent parce qu’il est « disneyes-
plaindre de la fin... Charles Champlin (L.A. Times) |’a trouvée que » et « superficiel » dans son portrait d’un extra-terrestre
inutilement longue et délayée ; de méme Vincent Canby (N.-Y. au grand coeur. « C’est charmant », dit un observateur tatil-
Times) a regretté que l’excellente partition de John Wil- lon, « mais ce n’est pas un film sur les OVNI », et un photo-
liams sombre, sur la fin, dans l’excés mélodramatique ; et graphe qui n’avait jamais vraiment récupéré depuis sa propre
Andrew Sarris (Village Voice) de bougonner : « Non seule- « expérience E.T. », se montre véhément : « J’ai rencontré
ment cela prend une éternité a Elliott et E.T. pour se faire leurs toutes sortes de gens partout dans le monde » dit-il dans le
adieux, mais en voyant les inserts sur |’échantillonnage mala- Times « et je.connais la froide indifférence humaine. Mais la
droit d’enfants, d’adolescents, et d’adultes rassemblés pour lui froideur des extra-terrestres a quelque chose de vraiment terri-
souhaiter bon voyage, je me suis demandé si E.T. partait pour ble ».
V’espace ou pour une colonie de vacances ». D’autres grogne- Les explications marxistes sont vraies, c’est indéniable, en
ments ont été provoqués plutét par les réactions de quelques particulier parce que E.T. est sorti a une période ot il y avait
critiques qui n’avaient pas su éviter l’écueil de la louange exces- chez nous 10 % de chémeurs, et ot la guerre faisait rage a la
sive ; ce qui fait dire 4 Gregg Killday de l’Examiner, que fois au Liban et aux Falklands. Mais cette vérité a sans doute
« c’était comme si les milieux littéraires se réunissaient pour plus a voir avec Marx qu’avec Spielberg ; il est toujours resté
décréter que Le Petit Prince était le meilleur livre de tous les attaché a la croyance — qui est celle du Hollywood orthodoxe
temps ». — qu’un film est « un réve » plutét qu’un instrument destiné a
Killday a aussi écrit un intéressant compte-rendu d’un influencer le cours des événements dans le monde réel. C’est
symposium imaginaire sur le « phénoméne E.T. », qui résume ainsi qu’il représente métaphoriquement son propre cinéma
20 E.T. DE STEVEN SPIELBERG

dans 194] et Raiders of the Lost Ark ; les deux films racontent
deux versions de la méme histoire : a la veille de la Deuxiéme
Guerre Mondiale, et en marge des conflits politiques réels de
cette période, des personnages a deux dimensions engagent une
premiére escarmouche dont l’objet est un trophée sans valeur,
Hollywood lui-méme, ou une « boite a images », qui sera
entreposée dans un hangar poussiéreux et oubliée la, dés que
ses batteries seront épuisées.
Quant a l’interprétation freudienne, elle a été assez longue-
ment exposée par Andrew Sarris, le seul critique a la page qui
ait soumis £.T7. a une analyse serrée. Dans sa critique du film,
Sarris commengait par exprimer cette intuition : Spielberg,
comme George Lucas, créerait des contes de fée qui « servent
moins de rites de passage que de plaidoyers pour une enfance
permanente ». Plusieurs semaines aprés, il s’étonna haut et
fort que personne d’autre n’ait remarqué dans une des premié-
res scénes, le passage ot l’un des garcons plus Agés essaie
d’empoigner |’arriére-train de la mére d’Elliott, geste obscéne
qui dans son souvenir était « le dernier moment du film ot
apparait un semblant de précocité sexuelle » — comme si E.T., Duffy Duck et le martien parmi les personnages de Duck Dodgers au XXIV° siécle
version gentillette du requin de Jaws avait été envoyé sur terre 1/2 de Chuck Jones (photo Warner Brothers 1953).
pour conjurer la menace que constitue la sexualité des adoles-
cents. Cet article provoqua un flot de lettres émanant de lec- implacable, invulnérable, comme le Bip-Bip, tandis qu’a sa
teurs cultivés ; la plupart mentionnait la séquence du cours de proie (Denis Weaver) on a attribué la personnalité et les manié-
biologie. Notant que la scéne contient quand méme « un élé- rismes de l’infortuné Vil Coyotte. Le résultat est un film d’hor-
ment de régression », Sarris conclut le débat en reconnaissant, reur compulsif, qui n’est pas trés agréable a regarder ; Spiel-
a contre-coeur et sérieux 4 demi, que la vision, dans la derniére berg a calqué trés exactement le montage, la bande son
scéne, du couple formé par Keys, le savant, et la mére d’Elliot, (« crash », « bang »), et l’image plate sur la série des Bip-Bip,
tefoule la résolution des conflits qui perturbent l’identité ot Jones accentue la séparation entre le premier plan animé et
sexuelle du héros ; cependant, « seuls les enfants et les freu- Varriére-plan immobile, en éliminant tout plan intermédiaire
diens peuvent établir la liaison fondamentale entre les clés des — effet qui peut étre d’une laideur saisissante une fois repris au
contes qui reposent dans |’entre-jambe de la figure du pére cinéma.
potentiel et le déplacement du phallus que représente E.T. lui- Spielberg instaure déja une distance entre lui et son modéle
méme ». Je dois dire qu’étant le seul critique de films aban- dans The Sugarland Express, quand William Atherton assiste,
donné sur le continent américain qui ne soit pas un lacanien sans s’en rendre compte, a la préfiguration de son propre des-
autorisé, je suis enclin 4 préférer — parce que je la comprends tin dans un dessin animé de Bip-Bip et le Coyotte, a la télévi-
— l’explication qu’a donnée Melissa Mathison dans une inter- sion. (« Je vois une grande part de tragédie dans les dessins ani-
view : E.T. est un substitut de pére pour Elliott. Il semble que més »). On trouve la, déja suggérée, l’approche qui sera tentée
son scénario traite trés bien les questions soulevées par Sarris et dans Close Encounters, dont deux scénes sont baties autour de
fait preuve, par de nombreuses petites touches, de sa connais- références a des dessins animés. Dans la premiére de ces scénes,
sance de l’intersubjectivité, du stade du miroir, du deuil et de alors que Richard Dreyfuss (trés style Duffy Duck) est en train
l’introspection, et de la fin de la période de latence — sujets de construire compulsivement sa maquette de la Tour du Dia-
dont Hollywood est maintenant au courant depuis plus de qua- ble, la télé vomit les images et le son du film de Jones, Duck
rante ans. La encore, rien de nouveau. Dodgers au 24° siécle (1953), ou Duffy, dans sa quéte aveugle
d’une nouvelle formule de créme a raser, « Aludium Phos-
der », détruit une planéte entiére. (« J’ai utilisé la musique de
Disney | Chuck Jones / Spielberg ce dessin animé avec le méme esprit que celui qui m’a conduit a
faire construire une montagne a Neary. Cette montagne, je l’ai
Le meilleur moyen de discerner la nouveauté de ce film, c’est vue comme un hymne au plaisir de faire quelque chose de com-
peut-étre de le comparer 4 la tradition dont il est issu. D’ot plétement irrationnel. »). Dans la seconde scéne, quand Drey-
vient Spielberg ? Du dessin animé, il ne l’a jamais caché dans fuss aborde le vaisseau principal, qui a atterri sur la véritable
ses interviews. (« Je pense que |’animation est un parent par Tour du Diable (qui ressemble de facon frappante a certaine
adoption du cinéma... Tous les réalisateurs devraient passer montagne mystérieuse de Duck Dodgers), il devait entendre la
d’abord par l’animation, parce qu’elle consiste 4 donner forme chanson qui est le théme principal de Pinocchio. (« Quand j’ai
et substance a l’imaginaire »). Les noms qu’il cite le plus sou- commencé Close Encounters of the Third Kind, j’avais deux
vent sont : Walt Disney (« Le premier film dont je me sou- choses en téte. Fantasia est l’un de mes films préférés, et la
vienne c’est Blanche Neige et les Sept Nains ») et d’autre part montagne qu’on voit dans Une nuit sur le Mont Chauve me
Chuck Jones, qui travaillait chez Disney et devint le maitre trottait dans l’esprit, en méme temps que la chanson « When
incontesté du dessin animé comique a la Warner Bros ; c’est la you wish upon a star», interprétée par Cliff Edwards.
qu’il mit en scéne Bugs Bunny et Duffy Duck dans certains de J’ai vraiment accroché mon histoire a l’atmosphére créée par
leurs meilleurs films, et créa Bip-Bip et le Coyotte. cette chanson, a la maniére dont elle m’a touché »). A la suite
L’influence de Jones, sollicité par Spielberg en tant de quoi dans la premiére version du film, la quéte de Dreyfuss,
qu’expert technique pour /94/, parait essentielle. (« J’ai su qui obsessionnelle jusqu’au comique, aboutit 4 une morale a la
était Chuck Jones dés que j’ai été gosse »). Prenons l’exemple Disney, idée-maitresse du dessin animé selon Spielberg : le
de Duel : cette histoire cauchemardesque d’un automobiliste pouvoir de transformation de |’imagination. (« J’aurais aimé
provoqué en duel par un routier psychotique au milieu du faire un long métrage d’animation. Le fait que quelqu’un
désert est une version vivante de Bip-Bip et le Coyotte, avec puisse prendre une idée et la traduire aussi précisément sur de
inversion des réles : le camion de Spielberg est mystérieux, la toile, en utilisant juste l’ombre et la lumiére, me fascine »).
UETE DE E.T.

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i?

La montagne mystérieuse dans Duck Dodgers au XXIV? siécle 1/2 de Chuck


Jones (photo Warner Brothers 1953).

Malheureusement, le réalisateur, découragé par les fous-rires ou un adulte pleure sur Dumbo.
lors des projections privées, décida de retirer la chanson. Son E.T. est la réalisation de ce désir, car E.T. est un personnage
désir de marier les contraires persista néanmoins, et il lui donna de Chuck Jones, qui vit un scénario 4 la Disney — orphelin,
une expression poignante dans 194/ : le monde vu comme un adopté, mort et ressuscité, sauvé a la fin ; jamais il ne perd son
dessin animé géant de Chuck Jones, avec une scéne, au milieu, dynamisme comique et anarchique, ni la touche de mystére que
E.T. DE STEVEN SPIELBERG

( ( oms, ee
; ctionne et prime trois
films par an dans le cadre
de son action d’aide a E.T. avec Elliott devant le « communicateur ».

la diffusion.
toutes les créatures « spéciales » de Jones ont en commun. (Les
Ainsi chacun des films enfants, dans le film, sont a la mode, et s’expriment dans un
suivants : La communion langage trés vert — un genre d’enfants que Jones, mais certai-
solennelle (René Féret), nement pas Disney, aurait imaginé comme son public). On
Le chainon manquant peut rapprocher la morphologie de E.T. de celle du Martien
dans Duck Dodgers, boule de bowling aux énormes yeux
(Picha), La Drélesse expressifs, posée sur un axe, et prolongée par une paire de ten-
(Jacques Doillon), nis trop grandes ; mais le parent le plus proche de E.T. est sans
Au revoir, a lundi (Maurice doute la Grenouille Magique du chef-d’ceuvre de Jones, One
Froggy Evening (1956). Dans ce film, un ouvrier du batiment
Dugowson) ont recu la déniche une grenouille derriére une pierre d’angle d’un immeu-
somme de 150.000 F ble en démolition ; il est foudroyé de surprise quand la créature
destinée a favoriser leur se met a interpréter « Hello my Baby » avec la méme voix
qu’Al Jolson, en faisant des claquettes. Certain que sa fortune
lancement publicitaire. est faite, homme se précipite chez un imprésario avec sa
Chaque année, la découverte, mais la grenouille refuse de chanter pour
Fondation Philip Morris quelqu’un d’autre que lui. A la fin du film, sa cupidité et le
refus obstiné de la grenouille de se produire en spectacle, l’ont
démontre l’intérét qu’elle conduit a la misére et le font échouer dans un asile psychiatri-
porte au nouveau cinéma que. La fin de £.T. est plus optimiste. Quand Elliott trouve sa
en général et au cinéma Grenouille Magique, sa premiére réaction est aussi l’avidité :
francais en particulier. « Je vais le garder », dit-il, enthousiaste. Mais E.T., sur le
point de mourir, lui enseigne qu’il est nécessaire de laisser les
Huit des films primés gens partir, tot ou tard. (Une autre réplique-clé : « Quand
®odeti

sont des films francais. vas-tu grandir et te demander ce que ressentent les autres ? »).
Revue par Spielberg, la fable sombre de Jones est devenue édi-
fiante, sentimentale ; il lui a réinjecté de l’esprit-Disney, et cela
n’appelle pas nécessairement la critique. Spielberg est comme
tous ceux de sa génération, qui on créé un cinéma hanté par la
modernité (Jones par exemple, ou Welles), mais qui aspirent au
[LA FONDATION PHILIP MORRIS POUR LE CINEMA classicisme (Disney, ou par exemple Ford) : les maitres de leurs
L’ETE DE E.T. 23
maitres, peut-on dire trés schématiquement. le réalisme de l’image photographique, qui a été le fondement
Cela ne veut pas dire que ce soit complétement réussi dans ce principal de l’esthétique du cinéma. Cela impliquerait aussi que
cas précis. Disney est un exemple difficile a suivre, et tout le le cinéma, de nos jours, est un orphelin, peut-étre parce que les
dernier tiers de E.T., ot le réalisateur vise 4 émouvoir, n’est maitres du réalisme sont morts, ou se sont retirés. Donec on a
tout simplement pas au niveau de ce qui précéde ; c’est comme donné un parent adoptif a l’orphelin — un parent farceur et
si Spielberg et Mathison, aprés avoir mis a |’épreuve leur peu réaliste (de sexe indéterminé), qui a le pouvoir de suspen-
public, dans le milieu du film, par des développements particu- dre les lois de la physique et dont |’élément naturel est le monde
ligrement complexes et subtils, avaient pensé qu’il valait mieux de l’enfance, territoire que l’industrie du cinéma a assigné au
revenir 4 des formules éprouvées au moment le plus fort : la film d’animation dés ses débuts. Il était logique que de nom-
séquence « chargée » des savants envahissant la maison, ot le breux réalisateurs de cette génération se tournent vers le dessin
style de Duel réapparait ; la scéne de la fausse mort qui vient animé pour y trouver leur inspiration et essaient de reproduire,
tout droit de Blanche-Neige, mais qui est mise en scéne de grace a la technologie des effets spéciaux, le mélange de malice
facon maladroite ; la parodie de Raiders of the Lost Ark ; la et d’étonnement qui fut leur premiére réalisation dans ce genre.
fin qui n’en finit pas, qui est vraiment trop longue, trop de gens Mais le film ouvre aussi la voie, si je ne m’abuse, 4 un nouveau
apparaissent a l’image, l’ orchestration est trop lourde. (Quand réalisme, ou, du moins, a un cinéma plus ambitieux que celui
Disney dépeint la perte véritable, il est laconique, comme que les enfants prodiges du fond bleu utilisé lors du tournage
Ford). Dans Bambi, quand Bambi apprend la mort de sa mére, d’une scéne pour permettre ensuite les trucages nous ont habi-
il verse une larme et disparait derriére son pére dans une tem- tués a attendre d’eux.
péte de neige qui s’évanouit 4 mesure qu’un panoramique gau-
che découvre un champ de fleurs, dansant sur |’air de « Let’s
sing a gay little spring song » (« Chantons une jolie petite Le pére adoptif
chanson printaniére »), le tout formant un plan unique, si ma
mémoire est bonne). Mais on oublie aisément ces défauts, L’apport original du film est surtout dai au scénario de
parce que E.T. est, de toute évidence, une ceuvre de transition. Melissa Mathison, qui mérite bien les louanges qu’elle a recues
« Le parent adoptif du cinéma »: voila une expression pour la description qu’on y trouve de la vie de famille des
curieuse. Si on l’interpréte littéralement, et non comme un petits-bourgeois, du nouveau rituel du divorce, de la facon
euphémisme maladroit pour « parent pauvre », cela signifie d’étre de l’enfant moderne. Mais il y a aussi la mise en scéne.
que I’héritage fondamental du cinéma se situe avant tout dans Comme toujours chez Spielberg, la nuit est le domaine du mer-

E.T. devant la télévision avec ses canettes de biére.


24 E.T. DE STEVEN SPIELBERG

Mother Night dans la Symphonie Pastorale.

veilleux ; en fait, la plupart des scénes du début ont été inspi- Sugarland Express, mais les résultats n’ont jamais été particu-
rées par des souvenirs tirés de la plus mauvaise séquence de ligrement originaux. Dans ces séquences, ils le sont). L’opéra-
Fantasia, « La Symphonie Pastorale ». («« Vous vous rappelez, teur Allan Daviau a déclaré que lui et Spielberg avaient pris
dans Fantasia, « Mother-Night » qui vole avec sa cape, cou- soin d’utiliser des sources de lumiére vraisemblables pour les
vrant le ciel inondé de la lumiére du jour ? Je pensais quand scénes se passant dans la maison, de maniére a rendre plus cré-
j’étais gosse, que la nuit était vraiment comme cela. La dible la présence du visiteur fantastique. Mais il y a deux
« Mother-Night » de Disney était une magnifique femme, aux moments dans la décevante troisiéme partie qui suggérent quel-
longs cheveux bleu-nuit flottant sur ses épaules, qui ouvrait ses que chose de plus, 1a ot les plans épiques de Disney qui servent
bras longs de dizaines de kilométres ; derriére elle ce manteau de transition sont ré-inventés, intériorisés : le plan ot le brouil-
si hospitalier... elle apparaissait dans un arc, a l’horizon, et lard blanc qui a enveloppé la forét de la nuit s’envole, quand
balayait le ciel jusqu’a ce que tout se confonde dans un déme Elliott s’éveille et découvre que E.T. a disparu ; et aussi le plan
bleu-nuit. Ensuite, il y avait une explosion, et le ciel s’animait magnifiquement gratuit ot le frére ainé d’Elliott, Michaél, qui
de l’apparition des étoiles. Je voulais que le début de E.T. soit est allé dormir sur un tas d’animaux empaillés, est baigné par la
cette espéce de Mother-Night ».) Cet état d’esprit est symbolisé lumiére blanche du soleil qui remplace progressivement la
dans un plan, inspiré d’un passage du Magicien d’Oz ; ce plan, lumiére dorée du cabinet a jouets et le réveille ; il découvre que
qu’on voit deux fois, montre la cour de derriére chez Elliott : les fleurs qui sont un indice des pouvoirs vitaux d’E.T. sont
en toile de fond, un champ dans la brume et un quartier de lune mortes durant la nuit. Forgant un peu la métaphore de Spiel-
qui grossit de fagon irréaliste jusqu’a devenir une pleine lune, berg, je dirais que ces plans symbolisent une nouvelle relation a
pour pouvoir servir a la course sur la bicyclette volante la nuit la lumiére, le « parent naturel » du cinéma. E.T. est un film
de Halloween. enchanteur, mais c’est dans ses moments de désenchantement,
Les autres effets de lumiére travaillent sur la lumiére du jour ou d’enchantement « transporté a la lumiére du jour banal »
et ont des connotations trés différentes. Je pense en particulier (Wodsworth) qu’il devient un grand film sur l’enfance, et
a la scéne de Halloween de Meet Me in Saint Louis ; une l’ceuvre de maturité que les critiques ont justement célébrée.
lumiére de fin d’aprés-midi brumeuse a remis la scéne a neuf B.K.
dans E.T. Je pense aussi 4 la gamme de couleurs et a l’atmos-
phére que créent les volets clos dans la chambre d’Elliott, le
jour ot il reste 4 la maison en rentrant de l’école. (Spielberg a
expérimenté les techniques de lumiére « européennes » dés (Traduit par Francine Arakelian)
PEUT-ON ETRE ET AVOIR E.T. ?
PAR JEAN NARBONI

L’adorable et parcheminé E.T., dont les initiales resteront a gie des « Evénements », du merchandising en folie, ou de la
n’en pas douter dans la mémoire des années 80 comme |’envers dénonciation outragée des méfaits de « l’impérialisme-culturel-
absolu des malfaisantes « J.R. » dallasiennes, s’appréte a fon- américain-sic ».
dre sur la France et l’Europe pour les fétes de Noél avec un sou- J’imagine le lecteur déja exaspéré par ce long préambule pré-
tien logistique auprés duquel le « They are coming ! » qui cautionneux (mais dont les détours ne font en fait que repro-
annoncait autrefois dans les salles de cinéma, semaine aprés duire le savant mouvement d’approches, de feintes et d’ater-
semaine, l’invasion des Birds hitchcockiens, fait d’ores et déja moiements au terme duquel Spielberg, aprés vingt bonnes
figure de roupie de sansonnet. minutes de film, nous révélera la créature en son entier), et me
Il peut sembler paradoxal que |’arrivée en nos contrées d’un sommant de répondre a l’unique question qui |’intéresse, lui,
film entiérement voué a l’amour du prochain et méme du loin- homme ordinaire du cinéma: « Alors, £.7., c’est com-
tain, et porteur d’un message universel de compassion, soit pla- ment ? ».
nifiée par ses promoteurs en termes quasi-militaires de zones A quoi je répondrai sans hésiter qu’Z.7. est un film intelli-
d’intervention médiatiques, de quadrillage territorial publici- gent, inventif, émouvant et cocasse, le meilleur 4 mon sens
taire, et de partage du monde en domaines d’influence audio- auquel Spielberg, 4 quelque poste de la machine cinématogra-
visuelle. Mais ce paradoxe est seulement apparent : nous phique que ce soit, ait prété son nom, trés supérieur par exem-
savons depuis longtemps que les campagnes de pacification les ple, pour ne pas trop remonter dans le temps, au faussement
mieux intentionnées font bon ménage avec le matraquage, et ludique Raiders of the Lost Ark et méme a Poltergeist, dont la
que de rudes techniques de contrédle et de manipulation sont splendide idée de départ, exploitée par Tobe Hooper avec
indispensables a la promotion des idéaux grandioses. l’intelligence et la délicatesse d’une troncgonneuse, se voit
Quand on sait, de plus, que la carriére de E.T., sorti cet été gachée minute aprés minute, 4 mesure que le film avance. J’irai
aux Etats-Unis, a été suivie par les professionnels et les spécia- méme jusqu’a qualifier ce film, dont le ressort biographique est
listes du box-office, mais aussi par une partie du public, avec explicitement revendiqué par Spielberg (enfant, il révait de la
l’attention fiévreuse de turfistes comblés (« le film vient de venue d’extra-terrestres pour échapper a la réalité d’une famille
dépasser Gone With the Wind, il distancie Jaws et talonne Star a quelques modifications prés semblable a celle qu’il nous
Wars de prés »), et le succés foudroyant de diverses industries décrit), et bien que celui-ci revendique d’étre resté émotionnel-
connexes d’articles ménagers, jouets, tee-shirts et autres objets lement bloqué a |’Age de seize ans, de film de maturité, si par
frappés au sigle du film, on concoit qu’il soit difficile a un criti- maturité on entend non pas le moment ot: quelqu’un largue
que de cinéma d’essayer de faire son métier sans se sentir obligé enfin son enfance, mais bien celui ou, parvenu a |’4ge adulte, il
de passer par les défilés du langage publicitaire et de la sociolo- retrouve dans son activité, Nietzsche le disait, le méme sérieux
26 E.T. DE STEVEN SPIELBERG

La mére d’Elliott (Dee Wallace) et sa sceur (Drew Barrymore)

qu’il mettait autrefois a ses jeux et ses affabulations d’enfant. obturé ni rompu, que vous étes toujours branchés, en un mot
E.T. se limiterait-il 4 nous gratifier du message d’amour qui que le renvoi de balle n’est pas menacé d’interruption. Au
fait partout défaillir ses fervents, et 4 nous présenter comme a fond, le vrai sujet d’E.T., c’est cela, et dés lors qu’on s’en aper-
la fois menagant, balourd et dérisoire au regard de l’univers des coit, il n’est plus provocant de dire que dans ce film au message
enfants, une cohorte tintinnabulante de savants, militaires, gros comme ¢a, gros au point qu’il pourrait autoriser Spielberg
techniciens de la NASA et autres scientifiques de haut vol, que a concourir pour le prix Nobel de la Paix, eh bien, dans ce film,
le film dissonerait déja agréablement dans le concert actuel, od le vrai message, c’est encore le medium. ~
le seul traitement réservé a ce qui vient d’ailleurs semble devoir J’ai parlé de renvoi de balle, c’est a la lettre qu’il faut le
étre la désintégration au laser ou l’arrosage au lance-flammes. prendre. Aprés quelque vingt minutes de film, l’enfant Elliott,
Cela certes nous changerait un peu, mais 4 permettre de ranger persuadé que quelque chose ou quelqu’un réde autour de sa
le film du cété du pacifiste Freaks plut6t que de Sergent York maison californienne, sera en butte au scepticisme de ses frére
ou d’Alien (tous films plus beaux les uns que les autres), ne et soeur et a l’irritation d’une mére a cran, parce que surmenée
garantirait en rien pourtant une valeur autre qu’évangélique de et délaissée. Soupconnant que la chose n’est pas loin, il se saisit
l’ceuvre en question. d’une balle de base-ball et la lance vers une cabane a outils voi-
Or, si le film parvient le plus souvent 4 échapper au senti- sine. Aprés quelques délicieuses secondes savamment distillées
mentalisme nunuche (s’il est méme presque tout le temps par Spielberg, la balle revient vivement de la cabane vers lui.
émouvant, il ne l’évite guére dans la scéne finale des adieux, « Je relance, donc j’existe », vient de lui signifier E.T. L’effet
aux effets inondants assurés), c’est parce que s’y faufile du est imparable.
début a la fin une veine cartooniste, grimac¢ante et spasmée, a Un peu plus loin, le moment ou la petite sceur va se trouver
la drdélerie parfois digne d’un Chuck Jones, sur les thémes émi- nez a nez avec l’extra-terrestre donnera lieu a une scéne d’effroi
nemment cinématographiques de la méprise, du déguisement et jubilant au montage efficacement heurté, qui démontre, mieux
des signes leurrants, et sur celui, pourtant archi-rebattu, de la que n’aurait pu le faire un essai théorique, que la terreur qu’on
communication. éprouve d’un autre peut n’étre parfois que l’effet des réactions
Il y a quelque chose de trés sympathique, méme si cela peut a celle que vous-méme lui inspirez. Et dans la méme veine, la
devenir lassant a la longue, quand on discute avec un Améri- séquence d’anthologie a rebondissements multiples autour de
cain : c’est que parlant avec vous, il ne se contente pas de V’école et de la dissection de grenouilles, de l’ébriété d’E.T., de
« communiquer », mais tient 4 chaque instant a s’assurer que la télévision et de L’Homme tranquille, développe une suite de
la communication se fait bien. Réguliérement et sur fond variations plus fines les unes que les autres sur la transmission
d’inquiétude, il lui faut, par un geste, une mimique ou une de pensée, la ciné-téléphilie et le désir mimétique, anticipant
scansion verbale dont l’obsédant « you know... » est une intelligemment sur le théme de la gémellité qui organise la
forme parmi d’autres, vérifier que le canal de l’échange n’est ni séquence demi-finale de la maladie, de l’agonie et de la renais-
PEUT-ON ETRE ET AVOIR E.T. ? 27

Sur le méme vélo E.T. et Elliott

sance synchrones, puis dissociées, d’Elliott et d’E.T. C’est ici le moment de saluer non pas seulement le tour de
Bien entendu, des esprits chagrins n’ont pas manqué de force technologique que constituent la conception, la fabrica-
dénoncer un pseudo-progressisme de Spielberg et de railler sa tion et l’animation du « personnage » E.T., tour de force dont
conception d’un « autre » ni vraiment étrange ni véritablement nous savons les spécialistes américains (ici Carlo Rambaldi)
étranger, capable de saisir trés vite les régles du base-ball, de capables, et que protége comme il se doit un secret aussi rigou-
boire de la biére, d’apprendre quelques mots d’américain et reux que tapageur, mais les possibilités proprement poétiques
d’apprécier la TV, manifestant une gentillesse et une volonté que recéle ce portrait-robot de tortue, de foetus, de pingouin et
d’acculturation digne d’un colonisé soumis. Mais c’est d’Einstein. Car il faut 4 E.T., 4 mesure que le film avance,
méconnaitre la constante dimension d’humour du film, qui pouvoir passer tour a tour pour une créature venue d’ailleurs et
implique que si Elliott n’est ni surpris ni terrifié a l’apparition d’espéce inconnue, puis pour une sorte de frére cadet et espié-
de la créature parce qu’il baigne dans un univers de jeux élec- gle, voire un peu arriéré d’Elliott, puis pour son fréere jumeau,
troniques, de talkies-walkies, de Muppets et de cartoons, réci- enfin pour un sage millénaire transmettant sa legon aux
proquement E.T., sur sa lointaine planéte, pourrait bien étre humains avant de s’en retourner chez lui.
un habitué du channel 12 réservé au base-ball, et méme un jour
avoir vu Rencontres du troisiéme type ou Star Wars.
Deux scénes parmi les plus réussies du film illustrent d’ail-
leurs irrésistiblement ce jeu de références. La premiére, ou
L’Odyssée de l’espéce
E.T., sur le point d’étre découvert par la mére, n’a d’autre res-
source pour lui échapper que de se glisser parmi les jouets de la Ce qui nous conduit directement a la question : au fond, qui
chambre d’enfants et de se rendre ainsi a la fois visible et irre- est ce E.T., d’ou sort-il, et quel type de sentiment tend-il a met-
pérable, comme |’ était la lettre volée — c’est le cas ici de le dire tre en branle chez nous, spectateurs du film ?
— dans la nouvelle d’Edgar Poé. L’autre ot, a l’occasion de Spielberg a déclaré que la créature devait étre d’une laideur
Halloween, les enfants entreprennent pour promener un peu telle que « seule sa propre mére pourrait l’aimer », et dans le
lextra-terrestre de le déguiser en fant6me en le recouvrant d’un méme mouvement, qu’il s’adressait aux millions de gens qui
drap — abusant une nouvelle fois la mére décidément débordée allaient rire et pleurer 4 son film comme 4a autant d’enfants.
qui le prend maintenant pour sa propre fille —, et ott celui-ci, Qu’est-ce donc que cette histoire d’enfants qui sont aussi des
ravi de croiser masques et déguisements de carnaval dans les mamans ? Si l’on veut bien se rappeler que les deux scénes pré-
rues de la petite ville, tombe avec étonnement sur une créature cédemment évoquées de la chambre d’enfants et du carnaval,
qui n’est autre que le Yoda de L’Empire contre-attaque (la sous leur dehors innocent et drélatique, ironisaient cruellement
caméra nous fait 4 ce moment adopter le point de vue subjectif sur « l’instinct » de l’unique mére présente dans le film, on voit
d’E.T. a travers les fentes oculaires du drap). que les choses sont peut-étre plus sérieuses qu’il n’y parait, et
28 E.T. DE STEVEN SPIELBERG
qu’une des questions que le film souléve est : un enfant, servi de référence 4 Charles Foster Kane) puisque, comme dans
peut-on 4 la fois l’étre, et l’avoir ? Question dont la clé pour- le film évoqué, il s’agit encore de quelqu’un qui se lamente (ici
rait bien se trouver dans un bout de dialogue apparemment l’épouse) de constater que ni son mari ni son éphémére amant,
anodin du film, lorsqu’un des petits copains d’Elliott, railleur malgré tous leurs efforts, ne savent chanter. Mais revenons a
parce que sceptique quant a l’existence d’E.T., lui demande : Spielberg. Il semble par exemple désormais acquis pour tout le
« d’ou sort-elle, ta créature, d’Uranus peut-étre ? », puis monde que les défauts de construction de Rencontres du troi-
répéte, en insistant et en décomposant lourdement : « de your siéme type sont imputables a l’importance grandissante et
anus peut-étre ? » (1) obsessionnelle que prend au cours du film le theme de la Mon-
Ici, une parenthése. On va trouver déplacé, sinon méme déri- tagne sacrée. A partir de la, le reproche lui a été fait d’avoir
soire, de monter en épingle, comme s’il s’agissait du premier puérilement spéculé sur un jeu de mots (Spielberg = Montagne-
Duras ou Godard venu, les jeux de mots d’un cinéaste tenu Jouet) et de ne pas avoir su renoncer a une sorte de caprice
généralement pour un visionnaire uniquement préoccupé n’intéressant que lui. J’aurais plutdt tendance a penser qu’il
d’images, d’effets spéciaux et de bombardements visuels, et qui faut prendre trés au sérieux cet entétement et a ne pas négliger,
passe pour rien moins qu’intellectuel. Ce serait je crois une en ce cas comme en bien d’autres, les rébus, jeux de mots,
erreur, pour cette raison que chez Spielberg, mais aussi quoi- calembours, obsessions de noms et surtout de noms propres.
que dans une moindre mesure chez Coppola, le choc des pho- Pas plus que ne le faisait Welles, justement. Car si la figure de
tos, pour reprendre une formule publicitaire, n’est pas seul a Welles hante aujourd’hui des cinéastes comme Coppola et
compter mais aussi le poids des mots. Par exemple, tous les cri- Spielberg, c’est certes pour son son génie visuel, sa stature, son
tiques se sont trouvés d’accord pour dire que le globe terrestre extravagance et sa dissidence par rapport 4 Hollywood, mais
sur lequel s’ouvrait One from the Heart autorisait 4 lire le titre sans doute aussi pour son attention au verbe, et une puissance
du film, grace a une permutation littérale simple, comme un de nomination inséparable justement de /’invention de mondes
One from the Earth désignant une dimension de création abso- que constitue son cinéma, a la fois brisé en mille morceaux et
lue d’un monde artificiel et une volonté de puissance cosmogo- entiérement clos sur lui-méme. Les A venturiers de l’arche per-
nique du cinéaste. On pourrait méme aller encore plus loin et, due s’achevait par une image citant explicitement Citizen Kane
s’autorisant des multiples citations de Welles que le film con- (l’arche enfermée dans une caisse elle-méme perdue au milieu
tient (dont le No Trespassing qui figure en enseigne lumineuse) de centaines d’autres dans un hangar immense), £.7. s’ouvre
suggérer un One from the Hearst (du nom du magnat qui a comme le faisait le méme film par une séquence d’images insta-
bles, labiles, mal identifiables, enchainées les unes aux autres,
évoquant certes la nuit enchanteresse de Fantasia, mais aussi le
(1) Spielberg : « Et je m’apercois (au montage) queje n’ai été qu’une sorte de
chaos élémentaire wellesien : voila pour les images. Mais je suis
créche a@ mi-temps, temporaire... Comme j’ai dit @ Katheen Kennedy (co-
productrice du film) : « Au début de |’été, je saurai a quoi m’en tenir : ou bien persuadé que Spielberg renoncerait volontiers 4 quelques effets
Je serai devenu comme W.C. Fields, ou bien je serai en cloque... ». spéciaux (E.T. est d’ailleurs loin d’en abuser) et méme a quel-
PEUT-ON ETRE ET AVOIR E.T. ?
ques spectateurs, pour pouvoir inventer des formules ou des
mots appelés a rester, tels « My Name Is... » ou « Rosebud »,
dans les siécles des siécles. On peut tout de méme prédire en
attendant un assez bel avenir au suppliant « E.T. phone
home » par lequel la créature manifeste qu’elle aimerait bien
avoir des nouvelles de chez elle, et dont le sous-titrage et le dou-
blage en francais sont hélas obligés d’abandonner la suave
euphonie.
Fermée cette parenthése, je reviens au « your anus » qui
semblait proposer un commencement de réponse intéressant a
la question de savoir d’ou sortait ce sacré cadeau d’E.T. Il ne
s’agit pas de psychanalyser ou d’interpréter, par exemple
d’entrer dans le débat qui a fait fureur en Amérique de savoir si
E.T. est une métaphore du Tiers Monde, le Christ accueilli par
les trois Rois Mages, le substitut du papa en goguette a Mexico,
ou une simple hostie. Mais seulement d’enregistrer dans le film
de Spielberg, et dans quelques autres du méme type, un trouble
visible concernant la question du conduit par ou, vieille ques-
tion, arrivent les enfants. Comme si, dans le chambardement
actuel autour des problémes de medium, de liaisons, de liens et
de cordons, comme si, dans ce trés actuel sac de noeuds, le
canal convenu pour ce qui est de la procréation dite naturelle
ne pouvait pas ne pas étre a son tour suspecté.
Bien sir, ce n’est pas d’aujourd’hui que la science-fiction
mobilise en filigrane de ses récits des figures parentales ou la
configuration familiale en crise, ni qu’elle aborde les problé-
mes de l’origine de la vie, de l’espéce humaine et de la création,
de l’animé et du mort. II lui appartient méme en propre de ne
parler que de cela. Mais ces questions trés générales se voient
selon les époques remodelées ou spécifiées de telle ou telle
maniére, l’accent est mis sur un aspect plut6t que sur un autre.
Et de méme qu’il n’est pas sans importance que depuis quel-
ques années le renouveau extraordinaire de la science-fiction
aux Etats-Unis soit allé de pair avec un regain d’activité des
sectes et des religions, de méme il faut noter tout ce qui s’est
agité récemment autour des questions du clonage et du boutu-
rage, des trous noirs, des bébés-éprouvette et de la proliféra-
=
tion cellulaire cancéreuse, jusqu’a la surprise devant les couples Elliott (Henry Thomas)
gay californiens qui semblent obtenus au papier carbone (je
signale en passant qu’Uranus est la planéte dont ils se récla-
ment). Comme si le fantasme grandissait de pouvoir court- un résumé, voire une « difformation » d’Elliott, cet enfant que
circuiter la loi naturelle. Et ce qui est tout a fait frappant, c’est Spielberg dit étre lui-méme. Il y a quelques années, un philoso-
que des questions de méme nature et posées presque dans les phe, J.-F. Lyotard, pour éclairer le mécanisme de condensa-
mémes termes arrivent a propos de /’engendrement des images tion dans le réve, avait donné le joyeux exemple suivant : soit
elles-mémes, telles qu’elles vont nous tomber dessus, telles une banniére, un drapeau, une affiche portant écrits en grandes
qu’elles sont déja la : naturelles ou artificielles, créées a partir lettres les mots « Révolution d’octobre ». Supposons qu’un
de rien ou marquées encore d’un point de réel, renvoyant a coup de vent entraine un froissement et des plis tels qu’on ne
quelque chose de préexistant ou sorties tout armées de machi- parvienne plus a lire que « Réve d’or ». La condensation, c’est
nes de plus en plus raffinées ? (cf. Tron). Ecoutez dans Alien cela. D’une certaine facon, |’histoire du film de Spielberg res-
(qu’on peut revoir en ce moment) la si douce et implacable voix semble a cet apologue : des fantaisies et des peurs d’enfant soli-
de « Mother », l’ordinateur de la Compagnie qui a froidement taire, bien des années aprés, sont ressaisies par le cinéaste qu’il
planifié le sacrifice de ses sept petits pour qu’on lui raméne, est devenu, tordues, froissées, parcheminées, malaxées, illumi-
vivant surtout, un bout d’immonde substance, et Sigourney nées de nuit bleue, elles donnent un réve d’or, E.T., un beau
Weaver, exultante, splendide, la traiter de salope, d’ordure, et film. J.N.
triomphant enfin dans un « je t’ai bien eue ». Voyez dans Pol-
tergeist cette mére qui en « revient » a peine — c’est a prendre
ala lettre — et couverte de peu ragofitantes gelées, de « 1a » ott E.T. L’Extra Terrestre. U.S.A. 1982. Réalisation : Steven
sa fille a bien pu partir ou plonger. Impossible de ne pas voir Spielberg. Producteurs : Steven Spielberg et Kathleen Kennedy
que quelque chose a changé depuis disons Space Odyssey sur la pour Universal. Scénario : Melissa Mathison. Directeur de la
conception de la Conception. Fini les gloses sur la douceur uté- photo: Allen Daviau. Chef décorateur: James D. Bissell.
rine et le bercement amniotique des espaces intersidéraux. Ce Montage : Carol Littleton. Musique : John Williams. Premier
serait maintenant plutét de cloaque qu’il s’agit, et quant a la assistant : Katy Emde. Création de E.T. : Carlo Rambaldi.
Conception, elle aurait tendance a étre vue comme de plus en Supervision des effets spéciaux : Dennis Muren. Ingénieur du
plus maculée. son: Charles Payne. Montage: Hank Salerno, Nicholas
Un jeu de mots pour finir : tout le monde remarquera que les Korda. Interprétation : Dee Wallace, Henry Thomas, Peter
seules initiales par lesquelles la créature du film est désignée, Coyote, Robert MacNaughton, Drew Barrymore, K.C. Mar-
E.T., sont la premiére et la derniére lettre du prénom de tel, Sean Frye, Tom Howell, Erika Eleniak. Les effets spéciaux
enfant, Elliott, qui le recueille. E.T. est donc une contraction, visuels sont produits par Industrial Light and Magic.
VINS FINS
LIQUEURS

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‘ati (photo Cartier Bresson/Magnum 1958)


HOMMAGE

MONSIEUR TATI
PAR JEAN LOUIS SCHEFER

Tati s’est placé trés vite a cété de Chaplin, de Harry Langdon (Papa d’un jour, une
des plus belles choses de ma vie), Buster Keaton, comme une silhouette sans laquelle on
ne peut comprendre ou se rappeler ce cinéma.
Cette silhouette n’était pas un miroir ni un portrait : un effet d’amortissement qui fait
tomber le scénario mais sans lequel cependant il n’y aurait pas de scénario.
L’humour de Tati a simplement fait de Monsieur Hulot une espéce de revenant (un
ethnologue dans sa propre langue, avant toute chose).
Le monde de Tati ne s’est pas remis de quelque chose d’historique a quoi tout le lan-
gage (l’humanité audible) s’est survécu. Ce qu’on y entend sans cesse est une sorte d’éti-
rement de bribes, un étre mort voué a l’idéologie béte de la communication, c’est-a-dire
ce que l’oiseau ne parle plus : il n’est plus qu’« accent », ne commence pas, il est une
mécanique de la reproduction qui vit sur des types (des fonctions homéostatiques sans
échange, a stricts effets d’interférence). Qui ne commence pas, sauf chez les enfants ;
comme toujours chez Tati, l’enfant est excepté de la représentation : il a droit au théa-
tre, au guignol, il a droit a Tati.
Tati a inventé le monde comme ferraille. Et l’inconscience de la ferraille.
La Hollande que j’ai vécue au cours d’un voyage trés particulier (train de secours,
Croix rouge, enfants enfermés dans un lazaret dans des dunes vides, et pas une infir-
miére qui parlait francais, toutes grondaient et donnaient 4 manger en hollandais,
gamins maigrichons ou teigneux, rescapés des bombes), ce voyage et ce séjour auquel je
pense encore étaient filmés par Tati, ou comme s’il l’avait vu: une souffrance de
l’enfance parce qu’elle était l’enfance, c’est-a-dire cet impossible domptage du temps,
fuite de toute la mémoire, irruption du vent.
J’ai ces images en moi, ou elles me reviennent ; un adulte (un « grand ») qui jouait
aux billes avec les enfants parce que quelque chose comme le souvenir de la cruauté (les
chiens, les ruisseaux), le souvenir des cheveux plaqués étaient en lui de la taille des
enfants. Comme s’il avait hérité, légérement grandi, les avatars du « Kid » entre Cha-
plin et W.-C. Fields.
C’est aprés cela que j’ai vu Jour de féte, les deux films se sont montés ou mélangés
plus tard, la place de Sainte-Sévére a représenté quelque chose (j’y ai été souvent, cher-
chant a voir s’il restait quelque chose du film, I’arrivée dans la campagne, le café, etc.) :
c’était le film de guerre le plus terrible parce que sa blessure, ou la colonisation qui com-
32 MONSIEUR TATI

mencait ici, était entrée dans le corps d’un seul personnage qui a refait ce jeu toute sa vie,
et jusqu’au moment ou presque tous ses personnages ont commencé a lui ressembler
(cette « colonisation » qui faisait des mimes aprés la Libération) ; comme si une esquille
lui était restée dans le genou.
Le fantéme du chasseur blanc dans Sylvie et le fant6me, complice des enfants et
amour de la jeune fille, une sorte de revenant qui avait l’air d’étre nu au milieu de la fie-
vre et de l’indécision des enfants (exactement comme |’on nous disait « les enfants » :
espéces d’adultes des sentiments, des raisonnements, ces artistes des élans d’amour qui
simplement ne savent pas l’argent et demeurent pour cela dans un monde plus petit, plus
fébrile, dans un projet perpétuel d’action, dans des souffrances ou des joies sans par-
don).
J’essaie de récapituler Tati, le mien. Au fond, ces espéces d’infirmiéres seulement vues
par des enfants...
Jamais la moindre vulgarité ; le seul gag de Tati a tout de méme été la présence tétue,
indocile (pas maladroite toutefois, souple mais comme d’un grand animal flexible qui
essaierait de rentrer dans une petite boite, dans un tout petit décor de Guignol) : le retard
d’un acteur — qui nous a fait entendre sa propre surdité : tout le travail du son chez Tati
— le retard sur du temps qui devient, comme si quelqu’un courait sur un tapis roulant,
une espéce de bobine molle : le gag de Tati c’est l’entétement qui refait le spectacle (gro-
tesque ?) de quelqu’un qui s’acharnerait 4 vivre en méme temps que les autres : ce vrai
grotesque a un seul (cet homme génialement grandi dans ses pantalons) ne fait que pré-
sumer le poids de la tragédie invisible de l’homme qui fait pisser son chien — qui est con-
duit 1a par la pitié des chiens, et l’amour des ruisseaux enfantins. Le gag de Tati n’est
jamais venu de l’idée de savoir comment faire du cinéma dréle mais comment vivre
ensemble. Essayez de faire rentrer dans une méme boite des types fossiles : les Francais :
ingénieurs, cafetiers, petits métiers, Américains (Francais 4 accent), concierges, etc.,
dans l’idéologie de la communication. Le gag, c’est l’homme historique auquel devaient
croire nos sociologues.
J’essaie de revoir ce Tati que j’ai vécu en Hollande, infirmiéres, train et enfants brail-
lards, c’est-a-dire tous ces langages : la gare, les anciennes bombes, le hollandais, les
bruits de portes dans des cabanes perdues dans les dunes, ot |’on tapait du pied : tout
cela inaudible, avec cette méme chose qui s’est mise a passer dans les films de Tati
comme un élan d’amour pour rien — et voila que tout revient : la bicyclette de mon pre-
mier amour, fille en Hollande, les poules qui picoraient la-bas aussi, les gazons et le
sable vide — et vide non parce que les baigneurs sont partis a la fin des vacances mais
parce que la fin des vacances, les amitiés qui ne tiennent pas, et la plage vide, sont un
affect ; ne sont pas un regret, sont l’horreur et la solitude absolue (terrible comme un
chagrin d’adolescent dans une surprise-partie, quand la « petite bande » le ache).
Et puis, la fin méme de tous les scénarios, la jeune fille qui est 14, qui séduit ou déchire
d’émotion, ou prend la main, qui charme (Les Vacances, Playtime) parce qu’elle est 1a,
qu’elle n’a pas de « langage historique » ; elle n’avait dans les films de Tati d’autre réle
que d’étre celle qui ne choisissait pas et qui recoit une adresse d’amour, une esquisse de
pas qui s’adressait proprement a rien, dont elle devient la dépositaire accidentelle, la des-
tinataire, c’est-a-dire l’humanité.
Comment Tati a-t-il filmé sans le montrer le comique, la petite angoisse des enfants
dans une réunion d’adultes, qui craignent de faire dans leur pantalon, sont la comme sur
un théatre brillamment éclairé, et montrer que c’est avec ca, ce redoutable animal
indompté qui a quelquefois tordu leurs boyaux qu’ils deviennent chefs de bureau,
démarcheurs ou métaphysiciens ? Playtime a montré cette espéce de terrible retour et
inéxorable revanche du pet de fauteuil dans une salle d’attente. Le son était chez Tati
une gestuelle entiére, comme les bruitages de radio, des plans mats montés par chaines
de détails, comme un bruit qui montre du doigt.
(Je repense d’un coup a la jeune fille, destinataire de quelque chose comme un senti-
ment vague du seul personnage qui joue le hors-champ du film ; Tati-Hulot ne fait que
regarder le film ; l’idylle inadvenue, inaboutie consiste 4 faire sortir la jeune fille du
film. De l’univers. Le sentiment naissant qui ne nait que comme un regret d’amour, la
lenteur de réaction, d’adaptation de tout le personnage est une interprétation. C’est
quelque chose qui nous advient). 2
Le corps ? théatre né, théatralités d’Oscar Schlemmer, Harry Langdon qui s’endort
au milieu des aventures et des images au moment ou il ne peut étre entiérement ni cette
action ni cette image. Tati est inoubliable non seulement parce que nous |’avons tous vu
PAR JEAN-LOUIS SCHEFER

Jacques Tati

a des Ages ow il nous a montré quelque chose qui allait naitre en nous, mais aussi parce
que cette montée du sentiment pour rien (sans histoire d’amour, sans terreur, sans
affrontements) nous a suivis dans tous ses films : jusqu’a ce moment oti l’image se sou-
léve, sans aucun corps, nous montre un mouvement littéralement sublime, comme cette
vitre de Playtime qui souléve le ciel) ; c’est quelque chose que nous avons su et caché en
imitant Hulot.
Cette gestuelle a été dans notre vie (au milieu des récréations, des devoirs baclés) alors
méme que nous ne savions pas, tant que nous nous le demandions, ou était notre corps :
Tati nous a \mités. Il a préservé quelque chose dans cette douloureuse sortie de
l’enfance : la profondeur, le vague, la justesse de tout sentiment qui ne s’adresse plus a
rien, par lequel l’amour était la avant tout objet d’amour, et nous devancait : la jeune
fille de Tati (toutes sont miraculeusement filmées, non comme des corps, comme des
réles mais comme des émotions, c’est-a-dire comme des objets), c’est, par exemple, la
vitre d’une fenétre qui bascule dans Playtime et nous dépose (aprés une remontée d’esto-
mac comme dans un ascenseur) dans le bleu. Jk. Ss
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« LA NUIT DE SAN LORENZO»

LE CINEMA DOUBLE
DE PAOLO ET VITTORIO TAVIANI

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Les fréres Taviani : & gauche Vittorio et a droite Paolo

De maniere quelque peu décalée par rapport a la sortie de leur dernier film, La Notte di San Lorenzo, dont il a été
question aussi bien dans le compte rendu du dernier Festival de Cannes oi ce film obtint le Prix Spécial du Jury que
dans notre dernier Cahier-critique (n° 341), nous publions un long entretien avec Paolo et Vittorio Taviani, le seul
auteur & deux tétes de tout le cinéma contemporain. Cet entretien marque la reprise d’un dialogue direct entre les deux
cinéastes italiens — dont les Cahiers n’ont cessé d’analyser les films, soit pour prendre au coup par coup une distance
critique, soit pour au contraire saluer les qualités intrinseques et la force souvent singuliére du cinéma qui les portait —
et la revue, entamé voila maintenant une quinzaine d’années. D’ou qu’a cette occasion, nous évoquions ensemble, non
seulement le film et son projet, mais toute la période des grands débats idéologiques qui ont marqué les années
soixante-dix, période durant laquelle le cinéma des Taviani fut on le sait nodal. Sef.

Cahiers. C’est notre premier entretien, depuis douze ans, Cahiers. Est-ce que Sous le signe du scorpion est né de ce
depuis Sous le signe du scorpion ; en voyant La Nuit de San projet-la ou est-ce que c’est l’inverse ? Est-ce que c’est un pro-
Lorenzo @ Cannes, j’ai eu le sentiment que, d’une certaine Jet aussi ancien ?
facon, c’était la méme histoire, fondée sur des souvenirs bio-
V. Taviani. Non, Sous le signe du scorpion a une histoire
graphiques.
autonome, particuliére. Il est clair qu’un auteur a deux tétes est
Vittorio Taviani. Oui. toujours le méme et que les histoires qu’il raconte sont, mal-
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La Nuit de San Lorenzo

heureusement, toujours les mémes. Cette histoire de San sons de geste, les poémes d’Homére. Il y avait ce méme type de
Lorenzo est en nous depuis toujours parce que nous avons vécu fabulation ot chacun racontait a sa facon, inventait, unissait,
cet épisode dans notre pays. Ce fut pour nous une expérience divisait. Et ce qui créait l’unité de ces récits différents venait du
fondamentale que celle de nous rendre compte que la réalité fait que l’histoire (que tout le monde trouvait trés belle et trés
n’est pas immuable. Adolescents, nous nous sommes aper¢cus passionnante) allait vers son dénouement, avait sa morale
que tout ce qui semblait solide, inébranlable, le fascisme, ou le comme en général toutes les fables ; c’était une aventure qui
monde je dirais presque médiéval de notre pays toscan, au con- arrivait 4 son port. Nous avons compris alors que le film pou-
traire a explosé, durant ce fameux été, que toutes les structures vait étre fait parce qu’il ne s’agissait pas d’évoquer le temps
se sont modifiées, et que le projet, qui était a l’opposé de ce passé, d’autant plus que nous pensons que |’autobiographie,
monde que nous connaissions et qu’il nous était impossible bien que trés importante pour une auteur, peut présenter
d’espérer, s’est réalisé, dans le sang et le deuil. Mais cela fait d’énormes dangers. Nous avions besoin d’un diaphragme, et le
partie des contradictions de la vie. C’est vraiment une histoire diaphragme c’était cela : la transformation en nous et chez les
importante pour nous. Lorsque nous etimes une caméra pour autres de ces événements. Et le film est né, justement avec cette
la premiére fois, c’était en 1954, nous avons réalisé un docu- cadence du conte oral, avec comme pigments les éléments du
mentaire, une enquéte justement sur cet épisode, cela s’appelait réel et de l’imagination, l’exagération.
San Miniato Luglio 44. Et puis aprés plus rien ; cet épisode de
notre vie, nous y tenions beaucoup, mais notre cinéma ne s’est Paolo Taviani. Vittorio a fait allusion 4 notre rencontre
jamais fondé ni sur l’histoire, ni sur la chronique, et il nous quand nous avons tourné Sous le signe du scorpion. Nous som-
était impossible de le raconter. Jusqu’a ces derniéres années mes toujours les mémes évidemment mais je pense que la
ou, en nous promenant dans la campagne toscane et dans nos démarche que nous faisions.a cette époque est trés différente de
souvenirs, nous nous sommes rendus compte que cette histoire celle que nous avons aujourd’hui. Nous voulions faire un
de 1944 était devenue quelque chose d’autre, pour nous mais, cinéma provocateur, nous disions : le public ne comprend pas
ce qui est trés important, pour les autres, les toscans qui nos films parce qu’il est mal éduqué par un mauvais cinéma,
Vavaient vécue et méme pour ceux qui n’étaient pas nés alors, une mauvaise télévision, faisons alors un cinéma difficile, par
mais qui avaient entendu parler de ces événements qui concer- respect du public car ce sont des formes nouvelles que le public
naient leur pére ou leur grand-pére. Cette histoire était trans- doit connaitre ; ce n’est pas 4 nous de nous abaisser, c’est le
formée ; les gens se la racontent un peu comme dans I’ancienne public qui doit arriver jusqu’a nous. C’était une époque de
tradition orale ot un événement fondamental de la vie collec- grande subjectivité, nous pensions que le cinéma pouvait
tive perd ses références idéologiques, historiques, et devient recommencer a zéro, et que nous pouvions tout réinventer : en
fable, légende. De la méme maniére sont nés peut-étre les chan- méme temps que sortait Sous le signe du scorpion, il y avait en
38 ENTRETIEN AVEC PAOLO ET VITTORIO TAVIANI
P. Taviani. C’est une coproduction. Nous le faisons pour le
cinéma, puis nous savons qu’au bout d’un an 1/2 ou deux ans,
il passera a la télévision et qu’il y aura ce grand public qui nous
attend avec curiosité, qui voudra suivre, comprendre et rece-
voir ces histoires.
V. Taviani. Pour en revenir a ce qu’a dit Paolo, il ne s’agit
pas de penser que le film, parce qu’il passe a la télévision, a une
valeur. Nous disons seulement que cela crée un nouveau rap-
port entre public et auteur, un rapport continu qui, méme dans
les salles de cinéma, améne a un nouveau type de rencontre.
P. Taviani. Ce n’est pas une affirmation ; c’est notre vérité.
Nous essayons de comprendre le processus par lequel nous
nous sommes modifiés.
V. Taviani. Mais ce sont la des tentatives d’explication qui se
situent sur un plan personnel. Je ne sais pas si elles peuvent
donner lieu a une théorie, de la part par exemple, d’une revue
comme la vétre, mais cela nous intéresserait.
Gian Maria Volonte et Lucia Bose dans Sous le signe du scorpion
Cahiers. I] y a quelque chose qui me frappe dans ce que vous
Italie Dillinger est mort de Ferreri, Partner de Bertolucci, dites sur Vimmensité du public de la télévision et ce désir de
Bunuel faisait La Voie lactée, Bergman Persona. Méme chez Vatteindre et de lui parler oralement, c’est que vos premiers
les metteurs en scéne plus Agés, il y avait cette aspiration a faire films commandités par la télévision sont a trés peu de person-
quelque chose de nouveau, qui ne tenait pas compte du public, nages : San Michele, c’est un seul personnage et quelques uns.
car nous pensions qu’il comprendrait aprés. Les années suivan- Et la brusquement, on retrouve ce qui nous avait frappé dans
tes, beaucoup de choses ont changé, et mon frére et moi avons Lo scorpione, c’est-d-dire cette fagon d’animer par la mise en
tourné, pour la télévision Saint-Michel avait un coq, puis scéne une trés grande multiplicité de personnages. Ce public
Padre Padrone, et enfin celui-ci, qui sont tous trois pour le dont vous parliez est en quelque sorte représenté dans le film
cinéma et pour la télévision. En repensant a la facon dont nous comme la foule, le peuple au nom de qui cette histoire est
avons travaillé, nous nous sommes apercus qu’inconsciem- racontée.
ment, sachant que des millions de gens allaient voir le film,
notre langage était devenu plus simple. Alors qu’auparavant V. Taviani. On ne peut pas schématiser...
nous n’avions pas de public, nous sentons a présent avec la
télévision que nous nous trouvons confrontés a un interlocu- Cahiers. Je voulais dire que dans vos histoires, on trouve le
teur immense. Je pense que les années 60 ont été une période un désir de convaincre, une partie des gens doit convaincre l’autre
peu hystérique par rapport au public, justement parce qu’il n’y partie pour agir. C’est quelque chose donc qui fait partie @ la
avait pas de public. Nous savions que nos films ne seraient pas fois de ce que vous désirez faire dans votre contact avec le
vus, nous faisions donc en quelque sorte des films pour nous, public et c’est ce que font les gens a l’intérieur du film.
des recherches particuliéres que chacun repassait a l’autre de
facgon a approfondir ses thémes, mais qui n’avaient pas de rela- P. Taviani. C’est plus une affirmation qu’une question... !
tion avec le public : d’ou un langage particulier, légitime je
pense, mais difficile, qui a présent ne nous semble plus néces- Cahiers. Cela m’ameéne a vous poser une question trés sim-
saire. Nous avons maintenant un auditoire trés vaste avec la ple : comment travaillez-vous tous les deux ?
télévision, et nous disons que le récit, l’épopée n’a plus de rai-
sons d’étre actuellement parce que n’existent plus les femmes P. Taviani. En plaisantant, on peut établir une liste, et nous
qui tissent la laine, que les gens ne se réunissent plus pour disons en général que nous sommes deux demi-névroses qui,
raconter des histoires, il n’y a plus l’artisan qui retrouvait le réunies, n’en font qu’une seule ! Nous pouvons dire ensuite
barbier pour parler ensemble. Et nous sommes en train de réa- que le cinéma est né grace a deux fréres, les fréres Lumiére !
liser que la télévision — je parle d’une télévision possible — en Ou bien donner une interprétation astrologique, je suis scor-
entrant chez les gens, peut offrir 4 nouveau cette occasion de pion et lui est vierge, deux signes complémentaires. Un écrivain
raconter des histoires, et de les transmettre. Avant nous par- que nous aimons beaucoup, Goethe, commence une de ses poé-
lions surtout de nous, d’une manieére plutét violente, agressive, sies par ces mots : je suis né sous le signe de la Vierge, mais
un peu orgueilleuse, antipathique ; a présent, nous pouvons avec un ascendant Scorpion ! Nous sommes nous-mémes trés
partir de l’objet et remonter jusqu’a nous. Et c’est un fait abso- étonnés de la fagon dont nous arrivons a fonctionner ensemble.
lument nouveau qui nous pousse vers des mondes inexplorés, Nous essayons donc de nous |’expliquer, mais rationnellement,
trés anciens parce que cela veut dire raconter des histoires, ce qui n’est jamais suffisant. Nous-pensons qu’il s’agit 1a peut-
vieilles, ou nouvelles. Nous pensons par exemple faire un film a étre d’un mystére étrange, un peu horrible, beau certes, pres-
partir d’une série d’histoires siciliennes. Cette fabulation, cette que incestueux que deux fréres restent aussi attachés I’un a
nouvelle fagon de raconter nous amuse, elle nous oblige a étre l’autre ; il y a ce double aspect qui va de l’avant et nous avons
simples, et a essayer de susciter la curiosité en racontant, et ceci toujours dit que tant que nous réussirions a travailler et 4 pro-
grace a cet ceil mécanique, technique qu’est la télévision, si duire ensemble, nous resterions ensemble. Jusqu’a quand ?
méprisée, méme chez nous, parce que mal utilisée mais qui pro- Ca, je ne le sais pas. Essayant de donner une explication ration-
pose peut-étre son propre mouvement (Rossellini l’avait déja nelle, nous dirions que probablement, étant tous les deux de
compris) qui peut changer la facon de faire du cinéma. caractéres assez différents, nous pouvons lui et moi aller
jusqu’au bout de nous-mémes puisque chacun sait que l’un ser-
Cahiers. La nuit de San Lorenzo n’est pas un film pour la vira en quelque sorte de médiateur a l’autre. Je peux courir le
télévision ? risque d’amener jusqu’a des conséquences extrémes les idées
« LA NUIT DE SAN LORENZO » 39
qui naissent de mon caractére justement parce que l’autre est la des corrections et celui que nous appellerons le responsable
pour équilibrer. reprend la direction tandis que l’autre se tait. Nous savons qu’il
y a des plans plus intéressants que d’autres, alors qui les fera ?
V. Taviani. Ce qui est important, c’est que chacun de nous se Nous avons opté pour une solution mathématique : un deux,
sent totalement pére du film. Nous nous voyons beaucoup, un deux...!
nous travaillons en marchant avec nos chiens dans Rome, et nous
P. Taviani. Nous sommes trés rigoureux sur un point : tra-
parlons, de tout, et petit 4 petit nous créons ce que nous appe-
lons le point d’interrogation sur ce qu’est notre vie a ce vailler avec des acteurs est assez compliqué. Parfois, un acteur
moment-la, c’est-a-dire le rapport que nous avons avec les ou une actrice, pour des raisons d’affinités de flair dirions-
autres. Interrogation a laquelle nous devons répondre. Nous nous, est plus réceptif a l’un d’entre nous, a Vittorio par exem-
nous apercevons qu’en général les questions que nous nous ple. Nous exploitons cette sensibilité pour que l’acteur donne le
posons sont les mémes, sont communes. Et tant que cela se maximum de lui-méme. Mais si nous nous apercevons que ce
rapport peut devenir excessif et donc compromettre notre équi-
produira, nous resterons ensemble. Et comment y répondons-
nous ? Par un film, par le cinéma. Nait alors le premier jet du libre, c’est moi qui dirige. Au fond, c’est une boutique de tra-
film, mais ce n’est pas suffisant, car si l’occasion d’une histoire vail ou nous construisons ensemble quelque chose. La Renais-
ne se présente pas, notre interrogation reste sans réponse, ou sance a connu ces boutiques de travail a plusieurs mains ; ce
qui est beau, c’est que nous aimons ce métier, car c’est un
seulement a un niveau psychologique, idéologique ou politi-
que. Une fois que nous savons quelle émotion, quels senti- métier, et 4 deux on le fait assez bien. De toutes facons, pour
clore ce discours, c’est quelque chose qu’il est difficile d’expli-
ments nous poussent tous les jours, la possibilité d’un film
devient claire pour nous. Ce peut étre une chose ancienne, quer rationnellement.
quelque chose que nous avons vu, une idée que nous avions V. Taviani. Il est clair que notre identité, pleinement recon-
écartée mais qui était restée enfouie en nous. A ce moment-la, naissable dans ce que nous avons fait, nous donne une base
nous parlons longuement de cette possibilité de faire un film, pour continuer.
nous en parlons mais sans jamais envisager un récit littéraire
que nous traduirions ensuite au cinéma. Nous évoquons des P. Taviani. Je crois que Stevenson nous aurait trés bien com-
films possibles comme si nous les avions vus la nuit. Puis nous pris, « le mythe du double ».
écrivons, au moins 100 pages. Une fois les 100 pages écrites,
nous laissons le temps passer, au minimum 1 mois, et nous ne Cahiers. Qui est le docteur Jekyll !.. Vous ne vous battez
parlons plus de cette histoire. Un mois aprés, nous la relisons et jamais ?
parfois nous disons : si, c’est possible, nous avons 1a peut-étre
V. Taviani. Si! Nous aimons tant notre poéte Leopardi.
V’objet de notre film. Il arrive souvent par contre que ce que
Comme ses poésies sont simples et transparentes ! Mais lisez
nous avons écrit soit a jeter, mais quand tout va bien, nous ses écrits, c’est une lutte pleine de fureur avec lui-méme. Un
commencons a écrire le film ; et naissent des images, les per- auteur, pour moi, est en lutte avec soi, méme quand il est seul.
sonnages, les sons. Nous n’arrivons pas a avancer, a écrire une Imaginez un peu lorsqu’ils sont deux !
mise en scéne si le moment sonore, et plus particuliérement
musical, ne se matérialise pas : de nombreuses séquences de Cahiers. Pour savoir pourquoi vous aimez tant travailler
nos films ont vu le jour a partir du moment ow une idée musi- ensemble, pour connaitre les raisons de votre alliance, avez-
cale les a soutenues. Puis vient le moment de la mise en scéne vous essayé de travailler seuls ?
qui appartient au monde du travail cinématographique. La ot
la situation devient comique, c’est quand nous allons sur le ter- V. Taviani. Non, la vie nous a amenés a cette complicité.
rain, ou que nous faisons les repérages : le repérage est un
moment trés beau mais trés angoissant, parce que ce que nous Cahiers. De toutes fagons, ¢a se traduit dans vos films, puis-
voyons ne correspond pas toujours a ce que nous avions ima- que ce sont toujours des histoires de fréres qui se battent...
giné.
P. Taviani. Oui, je crois que cette duplicité ressort véritable-
Cahiers. Vous connaissez bien en général les lieux ou ¢a se A gauche Paolo et Vittorio Taviani sur le tournage de Sous /e signe du scorpion
passe ?
V. Taviani. Oui, pourtant nous nous sommes rendus compte
que, si nous voulons tourner une scéne sur une place par exem-
ple, et que nous connaissons cette place, le souvenir que nous
avons de celle-ci ne correspond pas forcément aux exigences du
récit. Si nous ne parvenons pas a modifier cette place avec les
yeux du film, nous ne pouvons pas la choisir. Un lieu qui
appartient 4 la mémoire est différent en quelque sorte du lieu
de la scéne de tournage. Mais nous sommes préts a adapter
Vidée initiale au paysage, ou au type d’acteurs auxquels nous
sommes confrontés. Quand vient le moment du tournage,
notre mise en scéne nous semble solide, définitive ; et au con-
traire, au fur et 4 mesure du tournage, nous nous apercevons
que ce que nous avons déja tourné modifie ce qu’il nous reste a
tourner. La se situe l’étrangeté de nos rapports : quand nous
tournons une journée, nous savons que nous aurons une cer-
taine série de tableaux a faire, et nous ne tournons pas une
séquence chacun, car chaque séquence a son rythme, son ame,
et ne peut appartenir a une seule personne ; non, nous nous
partageons tableau par tableau, plan par plan. Et quand I’un
dirige, l'autre doit se taire ; au premier arrét, nous apportons
ENTRETIEN AVEC PAOLO ET VITTORIO TAVIANI
César a été tué, Mare Antoine excite la foule contre Brutus et,
parmi les conjurés, il y en a un qui s’appelle, je crois, Cinna. Il
y aun autre Cinna, un poéte, qui n’a rien a voir avec la conju-
ration. I] marche dans la rue. Le peuple, qui cherche les auteurs
de l’assassinat de Jules César, rencontre Cinna le poéte, et lui
demande : tu es Cinna ? Oui, mais je ne suis pas Cinna, le con-
juré. Mais tu t’appelles Cinna ? Alors, ca ne fait rien, nous te
tuons quand méme, et l’acte se termine comme cela. Et en
général, cette scéne, on la supprime, parce qu’elle brise l’effet
tragique de l’acte. Elle est coupée réguliérement chez nous, en
Italie, parce qu’elle sort des schémas ordinaires, et qu’elle
souille une certaine conception de la tragédie.

Cahiers. Vous avez parlé de Shakespeare. Et Brecht,


qu’est-ce que ¢a veut dire pour vous aujourd’hui, par rapport
au cinéma ?
V. Taviani. A un certain point de la vie d’un auteur, les réfé-
Marcello Mastroianni dans Allonsanfan rences aux autres deviennent trés nébuleuses. II est clair que,
lorsque nous avons connu le théatre de Brecht, nous ressen-
ment dans nos films, qui expriment mieux que tout la nature de tions profondément le dégofit provoqué par le déclin du néo-
nos rapports. Oui, vous avez raison : les deux fréres, les deux réalisme, du naturalisme ; ce fut, avec Brecht, une fagon pour
personnes, les deux décisions, cette continuelle duplicité de la nous d’échapper au danger d’un certain cinéma. D’accord
vie, nous voyons la vie en double. Brecht a été une référence. Mais nous sommes aussi trés
napolitains...
Cahiers. C’est trés frappant dans San Lorenzo...
V. Taviani. D’ailleurs, quelqu’un a fait remarquer, a propos Cahiers. // y a une sorte de lecon dans votre film, de morale
de La Nuit de San Lorenzo, que ce film, qui est toujours en politique et idéologique implicite dans La Nuit de San
double, qui présente toujours deux choses en opposition, réu- Lorenzo ; c’est aussi une fable, ce qui est tres constant chez
nit 4 la fin les deux contraires : il fait soleil et la pluie tombe ! vous. Ce n’est pas uniquement un recueil de souvenirs. Ce qui
est frappant, c’est l’accent mis sur le c6té humain, c’est-a-dire
Cahiers. Vous m’avez repris sur ma critique de Cannes ; le fait que chaque personnage a une histoire. L’histoire du fas-
effectivement il y avait des choses qui me paraissaient des effets ciste avec son fils en particulier m’a beaucoup frappé. D’ow
destinés a surprendre de fagon un peu systématique le public, viennent-ils ces deux personnages ?
mais dans ce cas-la justement et dans d’autres, je vois bien qu’il P. Taviani. Pour nous, le rapport pére-fils est trés impor-
y aune nécessité qui tient a la nature double de l’histoire. Il y a tant. Nous y revenons sans arrét. L’histoire du fasciste avec
un autre caractére double trés frappant dans votre film, celui son fils est véridique, elle s’est passée en Toscane. Le fils devait
qui consiste a mélanger le comique et l’atroce, a méler les deux avoir 14 ans, ils étaient extrémement cruels : ils prenaient des
registres. partisans, les torturaient, le fils lui-méme les torturait avec un
P. Taviani. A une époque, nous avons théorisé en disant que grand plaisir, parce qu’il savait, je pense, que cela réjouissait
plus on se passionne pour une histoire, pour un personnage, son pére. Ils ont été tués. Quand nous avons travaillé sur ce
plus il faut s’en détacher avec une ironie constante qui permet film, nous avons été complétement fascinés par ce rapport
de les voir dans leur objectivité. C’est une théorie liée aux pére-fils, qui présente une certaine beauté. Cette référence per-
années 60, que nous avons ensuite complétement oubliée, mais pétuelle du fils au pére, ce fils qui s’adresse continuellement a
qui, désormais, fait partie de nous, sans préméditation : quand son pére : papa, papa. Il y a un amour immense, vrai, authenti-
nous racontons une histoire, nous essayons immédiatement de que, qui débouche sur la douleur et non pas sur l’amour, qui
voir l’autre aspect de l’histoire et plus c’est tragique, plus nous contredit en quelque sorte leurs actes et donne naissance a la
nous apercevons que tout se colore d’éléments comiques. En tragédie. Nous l’avons beaucoup approfondi ce rapport pére-
faisant ce film, nous nous sommes souvenus de nombreuses fils. Et quand nous sommes arrivés a la scéne ot le fils est tué,
scénes auxquelles nous avons assisté, mais en tant qu’adoles- pour nous ce pére est devenu un pére et c’est tout, et il nous a
cents, c’est-a-dire avec un regard peut-étre moins schématique, fait extrémement pitié. Nous nous sommes dit : si l’image de ce
par exemple une personne mourait et une vieille dame qui était pére nous donne envie de pleurer, et bien pleurons avec lui.
la disait : mais, qui gagne ? Notre tante, durant la grande tra-
gédie, nous faisait rire. Mon pére ne riait pas, ma mére non Cahiers. Le jeu de scéne est tres chargé, trés expressif a@ ce
plus, parce qu’ils ne vivaient qu’un aspect de l’histoire, la tra- moment-la, la scéne est tres mélodramatique, trés forte ; com-
gédie du moment. Mais nous, nous avons ri, par exemple de la ment avez-vous eu l’idée de la scene ou il enfonce la téte dans la
phrase de cette vieille femme. En nous rappelant cette vision terre ?
libre d’adolescents, nous avons vraiment pris conscience de P. Taviani. Nous Vignorons. Nous l’avons depuis tellement
cette immixtion d’éléments comiques dans la tragédie, surtout longtemps cette image de la douleur qui s’enfonce dans la terre
dans les moments d’accélération de I’histoire comme la guerre pour chercher en quelque sorte une réponse. Ou on nous I|’a
ou les rapports entre les hommes se schématisent. Par exemple,
racontée, ou nous l’avons vue, je ne sais pas, mais nous avons
dans Shakespeare. Chacun de nous a des amours, littéraires, déja songé a la représenter dans un film et chaque fois nous
cinématographiques, qu’il sélectionne. II est clair en effet, que Vavons laissée tomber. La il nous a semblé tout a fait naturel
l'amour que |’on porte a certains metteurs en scéne, écrivains, de l’inscrire.
films, est-un amour bien particulier que l’on a sélectionné parce
qu’il traduit notre facgon de vivre, d’exister. Dans « Jules V. Taviani. Savez-vous qu’en voyant la scéne ot on tue le
César », donc, de Shakespeare, a la fin du premier acte, Jules fils, les gens, 4 New York, ont applaudi. Et méme a Rome.
« LA NUIT DE SAN LORENZO » 41
Nous nous sommes dit : 4 Rome, le fascisme, mais 4 New P. Taviani. Oui, c’est vrai. Il y a sans doute une raison :
York...? Nous avons pensé que, sans aucun doute, quand dans l’éducation bourgeoise, souvent, il ne faut ni s’exciter, ni
Véquilibre d’une communauté a été brisé par quelqu’un, la exagérer, ni faire l’enfant. On te le disait toujours quand tu
nécessité de rétablir cet équilibre impose pour des raisons idéo- étais dans un état d’extréme sincérité, et que tu allais dire, con-
logiques, mais aussi par rapport au spectateur. Narrativement, fesser tes vérités profondes. Tu commengais a parler, il est vrai
il faut que justice soit faite, une justice narrative ! d’une facon un peu agitée, mais tout de suite le frein. Nous
nous vengeons probablement avec le cinéma...
Cahiers. La vendetta aussi, la vengeance. On appuie aussi
Cahiers. Ce sont quand méme des moments d’allégresse ; le
sur la gachette car il est vrai que les crimes sont atroces et que le
comportement enfantin typique, c’est la petite fille qui écrase
gosse est atroce méme s’il est touchant au dernier moment. Il y
les ceufs.
aun mouvement double, un sentiment double créé par la scéne.
Surtout qu’avant de le tuer, il y a hésitation. On ne sait pas s’ils V. Taviani. D’autre part, je citerai ce qu’a dit Dostoievski :
vont le tuer, il y a un suspense, et le spectateur est tres géné, il quand j’ai un gros probléme, je demande conseil a un enfant.
veut savoir tres vite. D’accord I’enfance, mais il y a une sagesse étrange méme dans
V. Taviani. Choix difficile. Que désire le public ? Je crois les choses les plus infantiles.
qu’a un certain moment le public se le demande ; il aspire
Cahiers. On a l’impression, dans la thématique de votre
qu’on le libére de l’angoisse de cette question.
cinéma que le c6té joueur et puéril de vos personnages et le pro-
bléme révolutionnaire, celui du choix politique, sont trés liés.
Cahiers. Toute la scéne de la bataille est formidable et je
trouve qu’elle a un c6té peplum. Il y a aussi quelque chose qui V. Taviani. C’est peut-étre une compensation ; le choix
est tres caractéristique et que l’on trouvait déja dans Allonsan- révolutionnaire est certainement le moment le plus sérieux que
fan, c’est votre goiit pour les scenes imaginaires, les visions, les l’on puisse vivre. C’est une force et une limite que l’on com-
réves éveillés. Comment cela vous est-il venu ? pense peut-étre en se comportant de facon infantile. Mais
revenons-en 4 la télévision ; vous vouliez savoir tout a I’heure
P. Taviani. Déja dans notre premier film, Un Uomo da ce qui nous poussait a dire qu’a la télévision il y a une demande
brucciare, homme voyait un film et imaginait sa mort comme culturelle. Ces dix derniéres années, en Italie, a partir de 68
a l’époque des films de mauvais goat. disons, se sont produits des phénoménes nouveaux, comme,
par exemple, une scolarisation de masse qui n’existait pas
V. Taviani. Nous sommes toujours trés génés par la repré-
auparavant, la télévision qui a créé un patrimoine commun
sentation des réves au cinéma. Mais évoquer des pensées,
comme dans Un uomo da brucciare, faire parler |’imagination, d’images. Il est évident que tout instrument a une fonction
évoquer le futur, tout ceci au contraire nous fait avancer. positive et une fonction négative, mais nous sommes certains
que tout instrument, toute découverte a sa propre contradic-
P. Taviani. C’est l'occasion pour moi de rompre le moment tion et secréte un anticorps ; et nous, nous misons sur cet anti-
réaliste, objectif, mais sans faire pour autant des choses obscu- corps, nous supposons que cet instrument puisse nous apparte-
res. Au contraire, cela nous permet de donner naissance a des nir, A nous et a d’autres, d’une fagon qui nous semble bonne.
choses trés concrétes qui sont issues de cette objectivité mais Nous n’acceptons pas l’appropriation par le pouvoir d’une
qui se rattachent par la suite au domaine de l’imagination, ce conquéte technique, technologique, et, de méme que, dans la
qui nous donne la possibilité d’élargir l’espace, méme cinéma- cité bourgeoise, on trouvait déja la marque du prolétariat, de la
tographique. C’est 1a la magie du cinéma. méme facon nous pensons que quelque chose qui peut sembler
négatif porte le germe de son contraire. C’est dans cet état
Cahiers. J’ai pensé a cela, et je me suis dit que c’était parce d’esprit que nous travaillons pour le public de la télévision. La
que le film était raconté a un enfant, et quand on raconte a un télévision n’est pas acquise, au contraire elle exige un travail
enfant, méme si ce sont des choses trés graves, comme la continu sur plusieurs niveaux.
guerre, il faut des moments ou c’est Villusion qui triomphe, le
fantasme, la féte, le déguisement. Padre Padrone
V. Taviani. Quand nous avons fait le film, nous n’avons pas
songé a tout cela. Mais ce qui est important, c’est que nous
sommes arrivés a cerner le film a partir du moment ov nous
avons trouvé ce début. Auparavant, il nous manquait le rythme
juste. Il y a aussi le rapport que nous avons avec le cinéma. Le
cinéma peut réaliser nos désirs : ce que la mére demande aux
étoiles, c’est au fond ce que nous nous demandons aux étoiles,
c’est qu’avec le cinéma nous puissions raconter des histoires.
P. Taviani. \l est clair que cela fait partie de I’histoire
humaine que de demander aux étoiles, aux muses, de t’aider a
raconter ce que tu sens urgent de dire.

Cahiers. Ces visions, ces imaginations, qui sont toujours nai-


ves, volontairement naives, rejoignent quelque chose d’assez
systématique dans vos films : les personnages ont souvent un
c6été tres infantile, pas seulement les enfants. C’est vrai dans Le
Pré, c’est vrai dans Allonsanfan, (le personnage a un réve trés
puéril, dans San Lorenzo ils n’arrétent pas de faire joujou. La
scene d’amour, qui est trés importante dans votre film, met en
scene des gens dgés mais qui sont pudiques comme des enfants.
42 ENTRETIEN AVEC PAOLO ET VITTORIO TAVIANI
P. Taviani. Le premier choc que nous avons éprouvé, c’est dent a transmettre un message, méme politique, car nous pen-
quand nous sommes allés faire les repérages pour A/lonsanfan, sons au fond que toute activité humaine posséde son propre
dans le Sud du pays. Nous sommes arrivés dans ce pays com- langage ; si vient le moment du message politique, alors qu’il
plétement perdu, convaincus que personne ne nous connais- soit donné avec des moyens politiques directs, au lieu de pren-
sait. Et nous avons rencontré des jeunes et des moins jeunes, dre pour intermédiaire un autre langage, cinématographique,
des paysans, des bergers qui nous ont dit : nous avons vu votre artisitique. Du moins, ce n’est pas comme cela que nous envisa-
film a la télévision, Saint-Michel avait un cog. Nous nous som- geons notre cinéma. Mais si le film est trop ambigu, il est raté,
mes alors réunis, et avons parlé du film avec eux. Auparavant, car il doit y avoir, au fond, dans le film un choix.
nos références, nos amis c’étaient vous, c’étaient les Cahiers du
Cinéma, un certain public, un certain groupe de chercheurs, et Cahiers. Nous parlions de Brecht tout a l’heure ; mais, par
nous nous sommes dit : cela ne serait jamais arrivé sans la télé- exemple dans San Lorenzo, certaines parties du film se lisent
vision, et si ¢a s’est passé, c’est que quelque chose a changé. Et un peu comme des fables bretchtiennes. On a quand méme
rencontrer, pour la premiére fois, un public différent, nous a Vimpression dans le film qu’il y a un parti pris pour la commu-
vraiment beaucoup émus.
nauté, le peuple, la masse contre l’égoisme individuel. Je pense
au personnage qui court derriére son autobus qui est quand
Cahiers. A propos de la fable, est-ce que vous pensez a une méme (je ne sais pas si vous l’avez voulu ainsi mais c’est
lecon, une morale du film quand vous construisez l’histoire ? comme ¢a que je l’ai pris) une illustration du caracteére petit-
V. Taviani. Toute fable a sa morale. Mais nous nous som- bourgeois, c’est-d-dire @ la recherche de son bien, et il en
mes rendus compte que si, par hasard, il y avait une morale a meurt ; alors que ceux qui choisissent d’aller a l’aventure pour
exprimer, le film deviendrait trés opaque. Pour nous c’est un le bien de la communauté choisissent en quelque sorte la vie. Je
blocage de choisir des personnages, d’imaginer un récit au nom force peut-étre le sens du film, mais votre point de vue, la, n’est
d’une morale. La morale avant, pour nous, c’est vraiment un pas ambigu tandis que dans des films comme Allonsanfan ou
blocage, ¢a nous empéche d’aller en avant. Nous disions précé- Saint-Michel avait un coq, /e sens est beaucoup plus trouble et
demment que nous lisions les 100 premiéres pages : quand nous je comprends donc les questions que l’on peut parfois se poser.
les lisons, nous voyons 4 la fin si par hasard, outre le fait de V. Taviani. Pourquoi le personnage dont tu _parles
raconter une belle histoire, un sens se dégage. Mais ¢a nous le apparait-il dans le film ? Il a probablement les caractéristiques
disons aprés. que tu décris. Mais nous, nous ressentions le besoin, comme
P. Taviani. Tant il est vrai que San Lorenzo, personne ne dans une piéce pirandellienne, d’une apparition un peu
voulait le faire. En Italie, en Allemagne, en France un peu démente, d’un personnage seul, avec ses yeux, sa blessure, cette
moins, car tout le monde disait : mais quelle signification a ce mort, avec ce visage. Si nous n’avions pas trouvé cet acteur,
film ? Et nous ne la savions pas. Tout ce que nous savions, nous n’aurions pas raconté cet épisode. C’était surtout l’appa-
c’est qu’il avait une force. A posteriori, on peut faire des rition soudaine d’un personnage seul et un peu fou. Qu’il ait
déductions, mais ce film particuliérement, les producteurs n’en pris par la suite les traits dont tu parles, oui, maintenant que tu
voulaient pas parce qu’ils ne comprenaient pas pourquoi faire me le dis, mais pour étre sincére, je n’y avais pas pensé !
un film comme celui-ci.
Cahiers. D’aprés ce que dit Pascal, il y a toujours un ressort
Cahiers. Ce n’est pas une question idiote, quel sens ¢a a, car idéologique et un ressort purement fantasmagorique, qui reléve
c’est parfois une question que l’on peut se poser, pas sur ce du récit épique, de la narration et de l’intelligence du cinéma.
Silm-la parce que ¢a me parait clair. Mais dans Allonsanfan, on C’est vrai qu’il y a toujours un caractére double, une dualité
peut s’interroger : est-ce qu’il s’agit d’une critique du gau- dans vos films, et du méme coup une intelligence supérieure du
chisme (si l’on met @ part l’histoire), d’une critique de la bour- cinéma qu’on ne trouve pas dans le cinéma contemporain, qui,
geoisie, de la trahison, un peu des deux. Souvent, il y a une méme quand il est tres bon, ne reléve pas de l’intelligence pure,
sorte d’équivoque, qui fait d’ailleurs partie du plaisir que l’on mais du savoir-faire, de la chorégraphie, du jeu des acteurs, du
prend @ votre cinéma, plaisir de se sentir intelligents, méme si scénario. Chez vous, il y a l’intelligence légerement retorse du
c’est trompeur...! projet.

P. Taviani. Tu poses une question un peu schématique. Si tu V. Taviani. Nous parlons avec vous trés sincérement. Fai-
nous demandes si nous avons voulu faire un film sur la trahi- sons la part du cété naif qui est en nous. Je repense a ce que
son, je te réponds non. En général, les films naissent d’une his- nous avons dit précédemment sur le probléme du choix. Je
toire qui correspond a un certain état d’esprit dans lequel nous dirais que l’imagination nait chez ceux qui ont une position trés
nous trouvons. A l’époque de A/lonsanfan, nous nous sentions ferme par rapport au monde, par rapport aux autres, par rap-
partagés d’une part entre toutes les idées révolutionnaires port a eux-mémes, une position existentielle, politique ou idéo-
post-68, et d’autre part notre propre désir de récupérer tout un logique... Car ce n’est qu’aprés s’étre situé que l’on peut
passé, d’ot un sentiment trés violent de trahison provoqué par retrouver les racines qui existent. Je ne tiens pas a déterminer
cette recherche du passé. Et nous cherchions une histoire qui ce qui est naif et ce qui ne l’est pas. Nous nous sommes rendus
corresponde plus ou moins a notre état d’esprit, a cette ambi- compte que, lorsque nous faisions un film, nous avions peur de
guité qui était la nétre, authentique, subjective. Le film s’est préter trop attention aux composantes diverses de notre étre,
articulé mais la définition possible d’un fait social n’est appa- politiques, idéologiques... Il est clair que ce n’est pas par
rue qu’aprés. hasard que nous choisissons cette histoire, ce n’est pas par
hasard que nous imprimions ce rythme au film, et que nous res-
V. Taviani. A mon avis, les réponses, on les donne une fois sentons ce besoin d’un récit issu de la tradition orale ; c’est
le film terminé, pas avant, méme pas durant le film. Nous déja un choix, politique, culturel, un choix qui existe. Mais,
devenons nous aussi spectateurs du film, et si celui-ci, une fois avec les années, nos moyens d’expression sont devenus plus
terminé, provoque des questions auxquelles nous pouvons transparents, et nous nous apercevons que plus le rapport que
répondre, faire du cinéma prend alors tout son sens. Bien plus, nous établissons avec notre film est authentique, plus ce que
nous sommes mal a l’aise personnellement quand nous nous nous sommes s’inscrit dans le film sans que nous
rendons compte que certaines ceuvres cinématographiques ten- intervenions...!
- * me
Isabella Rossellini dans Le Pré

P. Taviani. Shakespeare, quand il fait dire 4 Hamlet : « To Cahiers. Ou en est le cinéma italien aujourd’hui ? Votre tra-
be or not to be », c’est de la petite philosophie. D’un point de vail s’inscrit dans un sillon creusé de film en film, et a c6té, on
vue philosophique, c’est trés modeste, mais dans |’histoire du a lV’impression que le cinéma italien n’a pas d’unité, a part les
récit, cette philosophie instrumentale que l’auteur met dans la anciens, Antonioni... Le reste, on ne sait plus ce que c’est, si
bouche de son personnage, fait d’ Hamlet l’une des figures les c’est la comédie...
plus marquantes de l’histoire de la littérature. Mais si j’étais
P. Taviani. Cela fait tellement longtemps qu’il est ainsi, le
Shakespeare et qu’aprés avoir écrit « Hamlet », tu me deman-
cinéma italien. Aprés le néoréalisme, mouvement qui unifiait
dais d’expliquer, en termes scientifiques, cette moitié de philo-
un peu différents auteurs, il a produit des metteurs en scéne
sophie qu’utilise le personnage, je crois que j’aurais dit des
parfois trés dissemblables les uns des autres : Ferreri, Belloc-
choses absolument imbéciles et horribles, sans aucun rapport
chio, Bertolucci, Scola, Olmi, nous. Nous sommes tous trés
avec la vitalité du personnage. Je crois que nous sommes faits
différents et ainsi, le cinéma italien a des produits plus ou
de demi-mesures politiques, philosophiques, de lectures, nous
moins importants, mais toujours dans un contexte trés confus,
sommes cette personnalité dont parlait mon frére et qui s’est
qui existe depuis tellement longtemps. La confusion du cinéma
située par rapport au monde, aux autres de fagon assez précise,
italien n’a pas évolué ; parfois sort un film comme L’Arbre
mais, pour nous, tout converge vers la caméra : et tout ce que
aux sabots, que nous aimons beaucoup, et nous disons : le
nous affirmons de maniére grossiére et erronée, se dégage dans
cinéma italien est encore vivant. Puis deux ou trois ans passent
un film parce que tout est instrumental. Je lis beaucoup, mais
sans rien. Mais il n’est pas particuligrement chaotique
mes lectures sont instrumentales, elles sont au service de quel- actuellement.
que chose qui nait, qui marit. Donc si je me mets a parler de ce
que je suis en train de lire, je porte des jugements faux parce P. Taviani. Je le comparerais 4 un chéne qui aurait des raci-
que ce sont les miens, que je les utilise. C’est un autre métier ; nes trés profondes, donnerait encore des fruits, mais ne pour-
c’est une conquéte d’ailleurs de ces derniéres années, au fond, rait s’enorgueillir de nouvelles branches...!
avant la culture se devait d’étre en quelque sorte universelle.
Aujourd’hui, nous pensons que faire correctement son métier,
s’y consacrer avec ses mains, ses yeux, ses pieds, est nécessaire, (Entretien réalisé par Pascal Bonitzer et Serge Toubiana. Tra-
important et aussi trés amusant. duit de l’italien par Marie-Frédérique Gerdil.)
QUAND S’ECRIT LA PHOTO DE CINEMA
A PROPOS DE « PROUST ET LA PHOTOGRAPHIE » DE
JEAN-FRANGOIS CHEVRIER
PAR RAYMOND BELLOUR

Jean-Frangois Chevrier nous propose une fiction: A Ja V’écriture qui aura pour objet de fonder cette saisie dans la
recherche du temps perdu raconterait une vocation de photo- durée. Mais ce mouvement doit beaucoup a la photographie
graphe autant qu’une vocation d’écrivain. L’entreprise prous- dont il cherche a se séparer ; au point qu’il n’est pas excessif de
tienne deviendrait ainsi un modéle pour les photographes con- dire que la photographie serait le négatif de la révélation prous-
temporains, qu’elle inciterait 4 une sorte de conscience supé- tienne. Chevrier souligne combien les « instantanés de la
rieure de leur art, 4 la mesure méme de ce qu’il a d’incertain et mémoire » (dont la photographie constitue une sorte
de fragile (Chevrier se situe 14, notons-le, a l’opposé de Bar- d’essence) contribuent, comme les données de I’observation, a
thes, ou plutdt du regard de Barthes ; du cété de la photo a la formation de la mémoire involontaire. Un carnet rédigé par
faire plut6t que de la photo faite, attaché a la création plus Proust en vue de la Recherche montre que c’est a partir d’une
qu’a la lecture). Cela engage de tenir pied a pied une balance photographie du baptistére de Saint-Marc qu’il a retrouvé la
difficile, au gré des sept postures qui définissent a ses yeux fameuse « inégalité des dalles » que sa fiction situe dans la
Vimaginaire photographique (regarder, enregistrer, inscrire, cour de I’hétel de Guermantes. Au visuel, trop lié selon lui a
reproduire, imiter, révéler, imaginer). D’un cété, il s’agit de intelligence, 4 la mémoire volontaire, Proust préfére des
retracer la genése du mouvement (a la fois réel et métaphori- chocs tactiles et auditifs, plus aptes a précipiter les vrais retours
que) qui lie dans la Recherche Proust et le narrateur a la photo- du passé. Mais l’image est 1a, tapie dans l’ombre, d’ou elle est
graphie ; de l’autre, |’auteur nourrit constamment cette voca- préte a sortir. Cela explique pourquoi, plus profondément, le
tion fictive qu’il cherche a construire en recourant a |’expé- processus photographique (enregistrement et révélation) se
rience créatrice des vrais photographes (l’image y contribue, trouve a plusieurs reprises métaphoriser le processus d’écriture.
comme dans tous les volumes de la collection « Ecrit sur Comme si c’était par la méme chimie, ou alchimie, qu’on pas-
limage », ici a travers deux séries de photos concues comme sait d’un ordre a un autre ; comme si l’écriture, 4 condenser les
exemplaires, de Pierre de Fenoyl et de Holger Triilzsch). deux temps de l’opération photographique, et en conservant
Proust, cela éclate de fagon magnifique, a vécu la fascina- surtout les traces du travail qui conduit de l’un 4 l’autre, deve-
tion de la photographie. Comme beaucoup de ses contempo- nait elle aussi une photo-graphie. Le rejet de la photo-graphie
rains, d’écrivains et de peintres avant lui (Baudelaire, Balzac, comme sa hantise relévent chez Proust d’une obsession de
Delacroix), conscients que c’était la une des grandes affaires du « image unique ». Celle qui dans le baptistére de Saint-Marc,
siécle. Mais il en a été plus proche qu’aucun d’eux, parce qu’il sous la forme immuable d’une mosaique, représente pour lui sa
a joué comme personne sa vie et sa capacité d’écrire sur une mére. L’image dont toute photographie devient le défaut, mais
relation entre la mémoire et le regard. devrait, pourrait étre un indice tangible. La photographie du
Pour cette raison méme, Proust rejette la photographie. Le Jardin d’Hiver, qui accomplit pour Barthes « la science impos-
caractére mécanique de la photographie est d’abord ce qui la sible de l’étre unique ». Celle a partir de laquelle il écrit, parce
rend inexacte (1). Ensuite, la photo serait-elle ressemblante, qu’il ne la montre pas. De méme que Blanchot (dans L’espace
elle ne l’est jamais que de facon superficielle, sa ressemblance littéraire) lie de fagon plus abstraite et générale l’écriture a la
méme est superficielle : la photographie est un simulacre. Au « fascination de l’image », référe lui aussi cette fascination a la
mieux un souvenir, avec ce que cela implique de manque et de Mére, et la concentre dans le regard de l’enfant (2).
séparation. Bref, « rien de proustien dans une photographie », La vocation du photographe qui s’écrit pour Chevrier dans
dit Barthes résumant d’un mot le parcours complexe que Che- la Recherche réalise ainsi une sorte d’utopie de la photogra-
vrier retrace a la suite de Proust entre « souvenir » et phie. C’est une tentative pour la fonder en tant qu’art, et lui
« mémoire involontaire ». Le souvenir est sans relief, il n’a conférer la portée d’une ceuvre d’imagination, sans ignorer
rien de vraiment présent. Du passé, il n’est que la décomposi- pourtant a quel point sa nature la contraint a étre avant tout
tion. La photo, par nature, est cette décomposition ; elle une magie. La ot pour Barthes la photo divise, irrémédiable-
attente a l’oubli d’ou surgit la révélation de la mémoire invo- ment, celui qui la regarde, Chevrier tente, par sa fiction, de
lontaire. Celle-ci seule, née du hasard, de la disponibilité, retrouver dans la photographie réelle quelque chose de la puis-
métamorphose le passé en présent et les fait se rejoindre dans sance dont est dotée l’image en tant qu’absence. Cela implique
de délier la photo de l’instantané, ou de retrouver dans |’ins-
1. Chevrier cite cet exemple fameux : le narrateur arrivant par surprise chez sa
grand-mére et ne la reconnaissant pas, « pour un instant » : « Ce qui mécani- 2. « C’est parce que l’enfant est fasciné que la mére est fascinante, et c’est aussi
quement se fit 4 ce moment dans mes yeux quand j’apercus ma grand-mére, ce pourquoi toutes les impressions des premiéres années ont quelque chose de fixe
fut une photographie ». qui reléve de la fascination. »
Jacques Dutronc et Nathalie Baye dans Sauve qui peut (la vie) de Jean-Luc Godard

tantané une profondeur qu’il n’aurait jamais a lui seul. Une thes appelle 4 la fin de « La chambre claire » « le réveil de
opposition fine parcourt ainsi ce livre, entre Doisneau et lV’intraitable réalité ». Or, que font tous ces mots aux photos
Depardon : le premier visant clairement « l’authentification de qu’ils accompagnent ? Ils créent un point de vue (qui dédouble
l’imaginaire » que les photographies du second n’atteignent celui que montre la photo) ; ils fournissent des repéres (biogra-
pas vraiment, méme si son effort y participe. Par la, Chevrier phies, esthétiques, moraux, etc...) que souvent la photo ne
pense aujourd’hui possible ce qu’il appelle un retour au XIX* donne pas ; ils organisent entre les photos des rapports, des
siécle: au sens ot Baudelaire, au nom de |’imagination, séquences ; ils les dotent d’un mouvement, d’une sorte de dou-
n’acceptait pas d’étre trompé par la photographie. En témoi- ble profondeur de champ ; ils les temporalisent, comme pour
gnent en contrepoint, au fil des pages, les photographies de échapper a ce temps mort et renversé ot Barthes voit le
Pierre de Fenoyl et Holger Triilzsch. Et c’est la que pour moi, « noéme » de la photographie. En un mot ils les scénarisent.
quelque chose tourne dans ce livre, éclairant un obstacle propre Il est temps de le dire : lisant ce livre, j’ai été tenté moi aussi
a la photographie. d’imaginer qu’il racontait une vocation que Proust ne raconte
Ces images (belles au demeurant, 1a n’est pas la question) pas. Si plut6t qu’une vocation de photographe, c’est une voca-
n’acquiérent toute la force que Chevrier leur préte qu’au tra- tion de cinéaste qu’engageait la Recherche ? Si la photogra-
vers de ce qu’il en dit ; elles jouent le jeu de Proust parce que phie, art mince (je ne dis pas : mineur) autant que phénoméne
V’auteur m’en parle et que, sur la page en regard, elles sont immense, se trouvait ainsi en mesure de nous apprendre par la
appelées a remplir un manque dont elles sont le signe. Bref, quelque chose d’essentiel sur le cinéma. Si dans le mouvement
elles sont projectives ; et pas seulement une a une (soumises par lequel on cherche sans cesse a animer la fixité terrible de la
aux jeux hasardeux et cruels du « studium » et du « punc- photographie, le cinéma devenait en mesure de penser com-
tum »), mais de facon globale, en tant que supports d’un dis- ment ralentir le sien.
cours. La situation extréme de ces photos ainsi prises 4 témoin Proust, on le sait, a condamné le cinéma plus nettement
rappelle a quel point la photographie se nourrit de mots (titres, encore que la photographie. Le cinéma supprime le rapport
légendes, commentaires, confidences, entretiens, exégéses, unique entre sensation et souvenir, qui forme la réalité, et que
désirs de théorie). C’est la facon dont elle peut le mieux échap- l’écriture a pour objet d’éterniser (3). Le cinéma est intraitable.
per soit a une esthétisation trop simple, soit a la banalisation « Et rien ne pouvait arréter sa lente chevauchée » : voila com-
qui menace toute image ; c’est surtout une facon dont elle peut ment le narrateur rappelle au début de la Recherche les effets
répondre a la menace (inévitable) de matérialiser ce que Bar- de sa lanterne magique. C’est la ce que Barthes a toujours
46 « ECRIT SUR L’IMAGE »

+ a.
La jetée de Chris Marker.

reproché au cinéma, en l’opposant a la photographie : son fiction classique (et toute vraie fiction, au cinéma, est aussit6t
hystérie, sa voracité, son défaut de « pensivité » (qui renvoyait impitoyablement classique, si moderne soit-elle 4 d’autres
Barthes au plaisir du photogramme). Impossible d’arréter la titres : il se forme aussit6t qu’on raconte une histoire comme si
machine, et de se vivre en elle. elle allait de soi, une sorte de couche idéale, une seconde pelli-
Bien sfir, cela n’est pas tout a fait vrai. Il y a chez tous les cule qui sature l’espace entre l’ceil et |’écran ; étre proustien,
grands metteurs en scéne, depuis toujours, dans le cinéma de c’est rayer cette pellicule, ne pas accepter son mirage). Cela
fiction, des temps d’arrét pendant lesquels la fascination filmi- implique ensuite d’attaquer la matiére de l’image, son pen-
que, soudain, semble se retourner sur elle-méme pour produire chant irrépressible au naturel, et son consentement mécanique
des effets de contemplation et de pensée. Mais le défilement au dispositif (il y a bien des facons de le faire ; mais la voix —
demeure le plus fort tant qu’on ne cherche pas vraiment a les mots, le texte — est certainement un des accés privilégiés :
Varréter. touchant l’image par son extérieur, quand elle est travaillée
Il y a eu ainsi, chez certains de ceux qui ont voulu depuis pour elle-méme, dans le son et le sens, la voix altére l’image et
quelques années « analyser des films », non pas tant un souci la reconstruit, en modifiant I’énonciation). Enfin, ce déplace-
de vérité (méme s’il a été réel) qu’un désir d’expérience. Le tra- ment est lié, bien sfir, aux conditions de la lecture ; il suppose
vail lié a l’arrét sur image crée bien les conditions d’un autre la rupture (a tout le moins virtuelle) du pacte si bien désigné par
temps : il invente (au moment méme ou le travail se passe : je le mot de projection. Mallarmé disait, pour qualifier le jeu
ne parle pas des textes qui en naissent ; seuls ceux de Thierry nouveau ouvert par l’apparition du vers libre : « moduler a son
Kuntzel ont vraiment approché cette expérience) — il invente gré » Projeter 4 son gré, c’est presque lire, 4 son rythme (et
les conditions d’une lecture, il suscite un espace favorable aux fournir une des réponses possibles a « l’ennui » et a la durée
associations a la fois libres et contrdlées ; bref, il déplace « excessive » des films, a travers laquelle un nouveau cinéma se
Vhystérie du cinéma en produisant ce qu’on peut appeler, en cherche). C’est aussi singuliérement rapprocher le cinéma de la
démarquant Hugo, un spectateur pensif. Je dirais en ce sens photographie (en tenant pour acquis le maniement généralisé
que c’est la une activité proustienne ; et ce n’est évidemment de tous les rapports entre les mots et les images avec ce que cela
pas un hasard si tout un pan du cinéma qui se cherche implique pour I’écrit : c’est aussi cela « Ecrit sur l’image »).
aujourd’hui va dans le méme sens, en développant une passion Jamais, je crois, cinéma et photographie n’ont été aussi liés :
de l’image fixe et de la fixité (dont le cinéma muet, moins retravaillant leurs différences, qui sont peut-étre irréductibles,
« pressé », a donné de trés beaux exemples). mais moins qu’on a pu le penser ; bougeant ensemble, en
Proustien, au regard du cinéma, cela implique, de facon bien regard de la « réalité », 4 ’appui d’une méme utopie.
trop générale, mais pour fixer un cadre, au moins, deux choses. Voila ce que me disent (4 moi: d’autres en choisiraient
D’abord, déplacer le régime d’énonciation qui est celui de la d’autres), par Proust interposé : Godard, Snow, Syberberg,
Marker, Duras (ou aussi bien, par la vidéo qui reprend la ques-
tion a sa maniére, Fieschi et Kuntzel).
3. « Ce que nous appelons la réalité est un certain rapport entre ces sensations
et ces souvenirs qui nous entourent simultanément — rapport que supprime
LR
une simple vision cinématographique, laquelle s’éloigne par 1a d’autant plus du
vrai qu’elle prétend se borner a lui — rapport unique que |’écrivain doit retrou-
ver en lui pour en enchainer 4 jamais dans sa phrase les deux termes diffé- « Proust et la photographie » de Jean-Francois Chevrier, Edi-
rents. » Pléiade, T. Ill, p. 889. tions de l’Etoile, collection Ecrit sur image.
CRITIQUES

JE TUE DONC JE SUIS

mura commence par 1a. Toute l’agressivité requise par la série


LA VENGEANCE EST A MOI. Japon 1979. Réalisation :
des crimes comme par chacun d’eux est montrée dés le double
Sh6ohei Imamura. Scénario ; Masaru Baba, d’aprés le roman
meurtre inaugural, dans la brutalité et la durée du premier
de Ruiiz6. Image : Shinsaku Himeda. Musique : Shin’ichird
commencé a coups de marteau et fini 4 coups de burin, rien
Ikebe. Producteur : Kazuo Inoue. Interprétation : Ken Ogata,
n’étant épargné au spectateur, par l’enchainement sans pause
Rentaro Mikuni, Chéch6 Miyako, Mitsuko Baisho, Mayumi
sur le second meurtre. Les meurtres qui suivront (a l’exception
Ogawa, Nijiko Kiyokawa. Durée : 129 mn.
de celui de l’aubergiste, mais il s’agit d’une femme et d’un
La découverte du cadavre authentifie le meurtre, elle en pro- étranglement 4 mains nues accompli a la place de l’acte sexuel
cure la preuve et elle le socialise, ordonnant la traque du coupa- avec toute l’ambiguité rituelle d’un suicide) seront davantage
ble, orchestrant une campagne nationale de délation. Le cada- suggérés que montrés.
vre est d’abord utile a la police, lui fournissant des indices L’expérience des limites est double. Au fur et 4 mesure que le
essentiels. Il informe ot, quand, comment, le film documen- territoire, le paysage, la surface de l’image se couvrent de son
taire de l’art du meurtre. Il agence le scénario policier, celui portrait, l’obligeant a porter des lunettes noires, 4 se coiffer
aussi qui est le plus conforme 4 la société : d’un mort a l’autre d’un chapeau et a cacher toujours plus son visage derriére une
il faut remonter a |’auteur, reconstituer son emploi du temps, écharpe ou un journal, sa liberté de mouvement se réduit
son itinéraire. La caméra, dans un premier temps, suit ainsi d’autant, la fin approche inexorablement. En somme, c’est
trois policiers rencontrant successivement la famille d’Iwao quand il a fait foule, par les affiches dans les rues, les inserts
Enokizu, sa femme, sa maitresse, etc. jusqu’a son arrestation dans les actualités cinématographiques, les placards dans la
finale. En soi, ce scénario intéresse peu Imamura : la solution presse, les spots d’information 4 la télévision, et que lui-méme
en est donnée dans la premiére séquence pré-générique, le con- s’évertue a étre de plus en plus anonyme, de plus en plus quel-
voi de voitures montant a la prison. Il n’empéche que ce scéna- conque, invisible, qu’Iwao Enokizu se fait prendre. II est au
rio est chronologiquement le premier. De l’arrestation, le maximum de sa liberté quand ses actes, sa personnalité ne nous
cinéaste passe sans transition a la cause, la découverte du cada- sont accessibles que par oui-dire, par flashes-back, par les
vre d’un percepteur de la Régie Japonaise des Tabacs dans un divers témoignages des parents, de la maitresse, de sa femme.
champ par deux paysannes. Puis au récit du meurtre propre- Cette premiére limite est géographique et statistique : combien
ment dit par Iwao. La confession du meurtrier chevauchera de temps peut-on errer sur les quatre iles du Japon sans étre
désormais le puzzle de l’enquéte policiére. reconnu avec la totalité de la population lancée a ses trousses
L’assassin engendre le scénario éthique, celui réfléchi, voulu par la police ? En arrivant a la prison, c’est de justesse qu’ Iwao
d’une expérience des limites. Jusqu’ol physiquement peut-on Enokizu échappe au lynchage. Pourtant la chasse a l’>homme
aller au-dela de la loi ? Le meurtre est le résultat d’un choix et comme sport national établit un rapport plus ambigu, ambiva-
d’une préméditation froide — non le résultat brutal d’une lent, entre les poursuivants et leur proie. Il est pour eux aussi
impulsion. Chaque homicide est mis en scéne, construit, ritua- un héros, un champion dans sa catégorie. Depuis la nouvelle, le
lisé comme les escroqueries d’Iwao Enokizu. Faire le portrait restaurant du pére ne cesse de se remplir ; enfin, c’est comme si
de cet assassin hors-mesure, c’est d’abord peindre la violence sa fréquentation permettait de dire les sentiments, les aspira-
qui est en lui, celle de ces explosions de puissance meurtriére, tions, les désirs habituellement réprimés par le bon sens, et
d’une énergie entiérement tournée vers la destruction de dont l’expression fait du criminel la part maudite sacrifiée par
Vautre, comme s’il fallait absolument entrainer les autres avec la société a sa paix civile.
soi dans la mort, comme si toute nouvelle victime apportait un La seconde limite est structurelle, l’admirable dialogue de la fin
gage supplémentaire de survie. C’est donc filmer l’acte qui crée entre le pére et le fils : « Baise ma femme... Tant qu’a tuer des
et identifie le criminel, la préparation et l’exécution de l’homi- gens, c’est par toi que j’aurais di commencer ! — Tu n’oseras
cide. La monstruosité du crime n’est visible que sur les cada- jamais. — Je te tuerai ».
vres sur lesquels elle a opéré et c’est bien pourquoi Shohei Ima- Le pére détient le scénario incestueux, le secret du meurtre
CRITIQUES

interdit, constamment déplacé, répété et manqué a chaque fois. rien ne rachéte en vérité le criminel aux yeux des spectateurs :
Ce qui chronologiquement se suit comme les progrés de aucune plainte, aucun regret, aucune revendication de sa part
Venquéte, l’information du public de l’évolution des recher- (sinon la responsabilité pleinement assumée de ses crimes),
ches (du cadavre on remonte 4a l’identité de l’assassin et de aucune justification de la part du cinéaste non plus. En filmant
celle-ci 4 sa capture), mais la capture peut étre indéfiniment frontalement les meurtres, Imamura filme la ligne de partage
différée, ce qui du point de vue de l’assassin est un défi lancé a de l’assassin et de la société, ce qui le sépare radicalement de
la société et une fuite sans espoir, le retardement ludique d’une nous, spectateurs : 4 son expérience humaine nous ne pouvons
échéance inéluctable, mais on peut faire durer le jeu, corres- accéder massivement que par le procés, l’enquéte de la police,
pond sur le plan symbolique a une barriére absolue, infranchis- la découverte des victimes, a la traine ainsi que le film nous met
sable : le meurtre du pére pour le compte de la mére, la chute en scéne. Mais avec la fierté de ses crimes, l’affirmation de son
dans la folie. Quand bien méme |’image du pére n’est pas au libre choix, c’est l’expression de sa pleine subjectivité
niveau du réle que lui attribue le fils et qu’il peut dés lors pré- qu’oppose Iwao Enokizu. Comme le démontre la complicité
tendre ne reconnaitre que son plaisir comme législation de ses qui s’établit entre lui et les policiers au cours de ses confessions,
actes, chacune des rencontres du pére et du fils marque une il n’existe que par les crimes qu’il a commis, sur-vivant littéra-
étape dans la reconnaissance de l’impossibilité de ce meurtre, lement de |’anéantissement des autres, tuant une derniére fois
l’éprouve. Imamura établit une correspondance presque plan pour que sa vie ne se prolonge pas hors de lui, dans un autre.
par plan entre la séduction du pére par sa bru quand il vient la Un nom, un corps, une identité, une subjectivité, s’affirment
prier de revenir parmi eux et de renoncer au divorce et la ren- exclusivement dans la vitalité d’un étre physique, sans au-dela,
contre du pére et de la mére dans une salle de jeux sur la sans détermination extérieure, l’assassin ne suivant que sa pro-
demande de celui-ci ; entre deux désirs incestueux constam- pre logique. Dans |’excés de la démarche d’Iwao Enokizu, ce
ment simulés sans jamais étre réalisés. Le pére et la bru se qui est scandaleux socialement ce n’est pas qu’un individu
retrouvent a la fin entre la mort de la mére et la pendaison du s’affirme par l’extermination des autres — puisqu’ici chacun
fils, 4 disperser les cendres d’une malédiction qui reste suspen- joue son réle ; le pére interdit, la société réprime, le criminel
due entre le ciel et la terre, le paradis et l’enfer. Entre eux. s’exclut définitivement de la société, hors-la-loi, 4 l’image de la
Le meurtrier de La Vengeance est a moi est une figure abso- meére de l’aubergiste. Ce qui est criminel et répréhensible c’est
lue du mal, chose de plus en plus rare au cinéma et qui mérite laffirmation pratique de son existence subjective, unique. Le
d’étre saluée. Brute cynique, violente, orgueilleuse, menteur, crime, le passage a l’acte, n’est que la vérification dans les faits
égoiste, égocentrique, vaniteux et parfaitement immoral, déter- de cet interdit premier d’exister.
miné a tuer, identifiant complétement sa personne a ses actes, Yann Lardeau
WANDA 49

UNE FEMME INDIFFERENTE

WANDA. U.S.A. 1970. Scénario et réalisation: Barbara bunal, elle perd son divorce avant méme d’étre entrée, n’étant
Loden. Image: Nicolas T. Proferes. Son; Lars Hedman. pas arrivée a l’heure. Elle ne réagit pas aux médisances, aux
Montage : Barbara Loden et Nicolas T. Proferes. Interpréta- insultes de son mari, elle demande au juge de lui donner le
tion : Barbara Loden, Michael Higgins. Durée : 1 h 41. divorce comme si ¢a ne la concernait pas, indifférente. Sans
logement, sans travail (elle est trop lente pour étre embauchée),
« Qu’est-ce que je peux faire ? Je ne sais pas quoi faire ! » Il elle part avec le premier homme rencontré dans un bar et qui,
en va de Wanda comme d’Anna Karina dans Pierrot le -Fou, aprés une nuit dans un motel, la plaque sur la route. C’est ainsi
embringuée dans des hold-up 4 la Bonnie and Clyde faute de que le deuxiéme jour, aprés s’étre fait voler son argent dans un
n’avoir su choisir sa route personnelle et de s’en étre toujours cinéma, elle tombe sur M. Dennis, un homme peu liant, brutal,
remise aux hommes. Mais c’est d’une relation plus complexe agressif, puritain et misogyne, et qu’elle le suit pour le meilleur
que d’une passion romantique entre deux amants de la nuit et pour le pire.
qu’il s’agit ici. Si amour il y a, ce serait comme la résultante Wanda n’a pas de désir, pas d’amour propre, elle ne s’aime
d’un énorme gachis humain. Wanda, c’est d’abord le portrait pas, sans existence, sans projet personnel pour la soutenir, elle
d’une femme qui n’existe pas, qui n’y arrive pas. n’existe que par les hommes qu’elle rencontre et, pour eux,
C’est une mine au petit jour. A cété, la route et le vrombisse- visiblement, elle est un poids mort. Les cheveux en broussaille,
ment permanent des voitures. Dans une maison prés de cette sans soin de sa personne, elle semble avoir abandonné méme
mine, une grosse femme prépare le café, appelle l’>homme et les toute idée de séduction, d’étre désirable. Elle se laisse porter,
enfants a table. L’homme part au travail, alors de sous un dériver dans le monde au gré des rencontres, des jours, sans se
drap, comme le dernier des enfants, émerge une femme aux raccrocher. C’est la rencontre de M. Dennis qui fait bouger un
yeux embués de sommeil, complétement abrutie, ailleurs. Mal- peu tout ¢a, cette inertie, la fait sortir de sa dépression, de son
gré les apparences c’est Wanda, la maitresse de maison. Au tri- silence. Dans le caractére dépressif de Wanda, il n’y a pas a

Barbara Loden dans son film Wanda


50 CRITIQUES
proprement parler de mystére, d’intrigue. II lui faut parvenir a la fiction, par l’un ou l’autre des personnages. Que Dennis
un moment a dire « Non, j’existe » et le film s’achéve quand insulte, frappe Wanda ne l’empéche pas par ailleurs, ffit-ce a
s’agglomérent les conditions d’une telle formulation, l’ébauche des fins criminelles, de faire confiance 4 Wanda, de lui donner
— encore confuse — d’un moi distinct du monde extérieur, quelque chose a faire et par la de se montrer supérieur a son
ayant sa cohérence et son devenir propre indépendant de celui pére. Que Dennis soit comme elle, perdu, maladroit, qu’elle
des autres. puisse donc étre comme lui, comme les autres, c’est une équa-
La premiére fois que nous voyons M. Dennis, il tient un bar, tion que Wanda résout trés tard, bien aprés l’apparition des
il a tous les gestes d’un commercant, |’allure et les vétements indices.
d’un petit cadre, sauf cette tension, cette angoisse qui est en lui C’est le mérite de Barbara Loden d’avoir choisi une telle
et qui déroute complétement le spectateur, beaucoup moins femme, de condition populaire, sans but personnel dans la vie,
Wanda. C’est que le respectable M. Dennis n’est qu’un voleur incapable de vivre indépendamment des autres, sans étre a leur
que Wanda a surpris sans le savoir en plein casse. Toute I’his- crochet, et pas davantage capable d’accepter, de jouer son réle
toire se déplace alors. La rencontre avec Dennis n’est pas équi- de mére. Sans doute les hommes profitent-ils et abusent-ils
valente a la rencontre du représentant de commerce, la veille, d’elle, de sa bonne volonté neutre et docile, mais, en elle, elle
dans un café. Wanda répéte le scénario de la veille (un homme, n’a rien a leur opposer. C’est elle-méme comme force, énergie,
un bar, un motel, le départ sur la route) pour une tout autre ressource inaliénable, qu’elle apprend indirectement de M.
aventure, complétement différente. Mais en cours de route, Dennis, quand celui-ci l’oblige 4 se maintenir 4 un minimum
Vhomme dur, autoritaire, phallocrate et misogyne change, et le d’élégance, méme s’il lui interdit par ailleurs de se maquiller.
tyran intolérant s’avére fragile, puérile, paniqué. Il a, en réa- Entre eux, il y a au moins la complicité d’un destin. Cette libé-
lité, une capacité inouie 4 changer constamment, alors que ration lente de la conscience, cette progression confuse est au
Wanda offre d’elle une image négative, mais stable et homo- moins confirmée par l’image : celle-ci, tout en marginalisant,
gene. isolant le couple du reste du monde, n’en produit pas d’image
Péle fort dans la relation au départ, nous le voyons malade, différente, opposée, valant pour un idéal inaccessible. Le cou-
souffrant atrocement de la téte, seul, démuni et en fuite, pris de ple est comme tous les autres. Wanda n’a peut-étre pas d’idéal,
panique a la moindre siréne de police. Au fond incapable de mais son parcours ne ressemble en rien non plus a l’itinéraire
faire quoi que ce soit, comme Wanda. C’est sans doute la scéne idéal d’une libération. C’est un chemin de croix solitaire.
la plus dure et la plus étrange du film, la plus bouleversante Un personnage comme Wanda est particuligrement dur a
parce que la plus inattendue, que celle oi: M. Dennis retrouve porter a l’écran ; il est difficile d’en faire le personnage princi-
son pére, veut lui donner de l’argent pour couvrir ses besoins et pal d’une fiction d’une heure et demie sans le réduire 4 un réle,
se fait maudire, réprimander comme un gamin de cinq ans, et une illustration de cas social ou le porte-voix d’un mouvement
chasser du paradis parce qu’il n’a pas su trouver un travail de revendication. Fondamentalement passif, il n’impulse rien
honnéte. Sans les lunettes, sans la cravate, sans le masque du dans le film, ou il n’engendre que des aspects négatifs, une
costume, c’est l’enfant, docile, bien élevé, tétu et capricieux, absence d’affects chronique 4 son image, tout en portant la
qu’on voit alors — sit6t qu’un rayon de soleil tombe sur sa dramaturgie du film sur soi. Barbara Loden ne joue ni la per-
nuque. Il y a petit a petit, (et c’est cela le film, l’histoire de la formance des acteurs, le faire semblant du jeu, ni le plaidoyer
découverte d’un autre qui serait aussi l’apprentissage de soi- des réles sociaux — elle se sert exclusivement des capacités
méme, en ce que ce soi-méme échappe aux autres, ne leur offre physiques du corps a endurer, éprouver, réfléchir, inscrire
pas de prise), une relation d’égal a égal qui s’instaure entre M. l’expérience devant, pour une caméra. De 1a une forte ressem-
Dennis et Wanda. Si le spectateur suppose que cette égalité blance entre ce film et le cinéma de Cassavetes, Une Femme
aboutit au terme de la relation, 4 la mort de M. Dennis, comme sous influence par exemple, avec des effets de direct saisissants
dans un mélodrame, Barbara Loden a posé cette égalité dés le et un point de vue qui, ne correspondant a aucun des deux pro-
départ, dans le jeu, le comportement simultané des acteurs, tagonistes, laisse constamment le sens en suspens, dans un
excepté que cette égalité n’est jamais reprise explicitement dans équilibre précaire, instable. Yann Lardeau

UN POLICIER EN QUETE DE SON COLT

jonction, pour chacun d’eux, du cinéaste d’action et du


CHIEN ENRAGE (NORAINU). Japon 1949. Réalisation : cinéaste métaphysique.
Akira Kurosawa. Scénario : Akira Kurosawa et Ruyzo Kiku- Il y a dans le film de Kurosawa une force initiale, littérale-
jima. Photo: Asaichi Nakai. Musique : Fumio Hayasaka. ment primordiale, qui est l’arbitraire absolu de son argument
Montage : U. Sugihara. Production : Shin-Toho. Interpréta- de départ. Un jeune policier se fait voler son colt. Rien ne res-
tion :; Toshiro Mifune, Takashi Shimura, Iseo Kimua, Keiko semble plus a un révolver qu’un autre du méme type : rempla-
Awaji, Teruko Kishi, Onsaburo Yamamoto, Reikishi Kawa- cer l’objet perdu serait l’évidence méme. Mais non : le flic veut
mura. Durée: 1h 51. retrouver le sien, pas un autre. Nous n’insisterons pas plus lon-
guement sur I’équivalence bien connue révolver-pénis, trop évi-
Pourquoi, en voyant Chien enragé, ai-je fugitivement pensé dente ici pour permettre une lecture pertinente. Si l’on accepte
a White Dog de Samuel Fuller ? On se doute que ce n’est pas ce magnifique coup de force scénarique, on est prét a recevoir
seulement a cause du chien : le film de Kurosawa se donne le film, qui n’a plus, dés lors, qu’a suivre pas a pas l’obstina-
d’abord comme un thriller, pour se définir rapidement pour ce tion absolue du personnage, magnifiquement servi par le jeu
qu’il est en profondeur : une fable sur le péché originel, l’iden- halluciné et le front buté de Toshiro Mifune, acteur fétiche de
tité de l’Autre et les métamorphoses du Double (théme dont on Kurosawa.
sait qu’il a plus d’une fois attiré Kurosawa, jusque dans son Au départ du film se trouve donc une faute professionnelle
tout dernier film, Kagemusha). Fuller et Kurosawa, ou la con- mineure, que Kurosawa fait vite accéder au statut de faute
CHIEN ENRAGE
majeure et premiére : la Faute. L’effacement du péché, le
retour a zéro, a l’ordre initial, va supposer une enquéte (en lan-
gage policier) ou une quéte (en langage religieux). Quéte initia-
tique bien sir ; le flic est jeune, naif, sensible : un novice,
comme on dit chez les moines. Pour les besoins de ses investi-
gations, il est amené a découvrir les bas-fonds de Tokyo, qu’il
semble ne jamais avoir vraiment connus. II s’agit la, pour lui,
dune véritable descente aux enfers, ou du moins au purga-
toire. Le déguisement qu’il endosse pour passer inapercu aux
yeux du « milieu », ce semblant de dégradation (le mot est a
entendre aussi dans sa connotation hiérarchico-militaire),
fonctionne en fait comme le signe d’une déchéance vraie, qui
améne le personnage a une identification progressive a I’ Autre,
au criminel, celui qui peut a tout instant tuer avec le colt volé.
Il y ala un théme particuliérement excitant, qui intéresse mani-
festement davantage Kurosawa que le thriller style série B. que
le film est par ailleurs. Je me demandais, en voyant le film,
pourquoi les moments de violence y étaient étrangement écla-
tés, pourquoi les gestes brusques, les courses, les échappées du
cadre, y étaient trés vite coupés dans leur élan. Risquons cette
hypothése : tout se passe comme si Kurosawa, tout a sa problé-
matique de la Faute et du Double, oubliait qu’il tourne un film
d’action, puis s’en souvenait brutalement, comme quelque
chose qu’on a oublié de faire et qui surgit soudain a l’esprit.
Il y a ainsi, dans Chien enragé, comme des retours ou des
rappels du film d’action, des sortes d’éclats, des bribes d’une
intrigue policiére classique que Kurosawa traite un peu par des-
sus la jambe, sans véritable souci de clarté ou d’efficacité :
d’ot l’impression, plutét heureuse, que le film est une matiére
vivante, un peu anarchique, pas totalement contrélée — et
"2
c’est tant mieux, parce que |’intérét du film, on le voit, est
ailleurs. Toshiro Mifune dans Chien enragé de Akira Kurosawa
Pour cet homme pétri de culture occidentale qu’est Kuro-
sawa, cet ailleurs est essentiellement une interrogation qui évo- superbe, qui colore souvent ses paroles. C’est le filmage lui-
que Dostoievski (dont le cinéaste adaptera, un an plus tard, méme, plus que l’importance du temps de présence a |’écran,
L’Idiot) ou, pour rester plus prés du cinéma, Fritz Lang et qui nous dit que Kurosawa aime profondément ce personnage.
Robert Bresson. Il y a dans Chien enragé quelque chose du Ce n’est pas un hasard si deux des moments les plus émouvants
« fifty-fifty » langien (je reprends ici l’expression de Claude du film sont deux séquences pacifiantes ot se parlent ces deux
Chabrol commentant récemment, a la télévision, La cinquiéme hommes qu’a manifestement séparés le fossé de la guerre.
victime) : Vhomme est moitié bon, moitié mauvais, et ni Lang Comme le dira en substance |’ainé au débutant, les choses
ni Kurosawa ne s’autorisent a le juger. Il y a surtout dans le étaient plus simples pour les policiers « d’avant » : avec la
film quelque chose du « quel long chemin il m’a fallu pour par- nouvelle génération, la sensibilité s’immisce partout, on est en
venir jusqu’a toi » sur lequel se clét Pickpocket de Robert pleine confusion. Ce n’est pas le moindre mérite de Kurosawa
Bresson, par ailleurs deux fois adaptateur, on le sait, de Dos- que d’avoir su dire, au travers de ce qui aurait pu n’étre qu’une
toievski. (Il est évident qu’avec cette comparaison qui peut sur- parabole intemporelle, deux ou trois choses du désarroi du
prendre, j’évoque le contenu, pas l’esthétique). « Toi », ici, Japon de l’immédiat aprés-guerre. Le film se colore ainsi, par
c’est le criminel. A la fin du film, lorsque le flic, dans la salle endroits, d’accents quelque peu néo-réalistes, qui sonnent juste
d’attente de la gare, cherche a identifier le meurtrier parmi ces parce que les lieux ou les personnages (peuple, prostituées, bas-
hommes tous vétus de blanc, il s’en faut de peu que le film bas- fonds) sont captés rapidement, comme en passant, sans visée
cule vers le fantastique, vers un conte a la Hoffmann ou a la sociologisante.
Edgard Poe : le jeune policier reconnait définitivement le cri- Chien enragé est, on le voit, un étrange melting-pot de styles
minel a ce qu’il allume sa cigarette de la main gauche (on pense et d’influences, un excitant brassage de préoccupations multi-
a un effet de miroir) et j’avoue avoir désiré 4 ce moment 1a, le ples. C’est le film d’un homme encore jeune, un film pas com-
temps d’une petite fantaisie personnelle, que Toshiro Mifune plétement maitrisé (on peut lui reprocher quelques lourdeurs
interpréte aussi le réle de l’autre, puisqu’en fait, il l’est déja dans le maniement des symboles, comme |’annonce de la
devenu. recherche d’un petit garcon perdu dans la foule du match de
« Vous comprenez trop bien la sensibilité de l’assassin » : base-ball, ou les salissures du vétement du criminel), mais c’est
c’est ce que dit au jeune flic son supérieur hiérarchique, per- a coup sfir un film d’une rare générosité.
sonnage particuliérement attachant, qui semble sortir de |’ uni- Alain Philippon
vers de Simenon, et dont l’apparente mise a l’écart, dans le
récit, ne doit pas faire illusion : son ombre discréte plane sur Enfin !
tout le film, dont il est comme la conscience. Le couple qu’il La Guerre d’un seul homme d’Edgardo Gozarinsky est
forme avec le personnage de Toshiro Mifune est un paradigme actuellement sur les écrans 4 Paris depuis le 17 novembre. La
premier dont Kurosawa multiplie les divers avatars : sortie de ce film ayant primitivement été prévue pour le mois de
réflexion/action, calme/nervosité, pére/fils évidemment. Un mars 1982, nous invitons nos lecteurs a se référer au texte de
« bon » pére 4 coup siir, quoique quelque peu impuissant a évi- Pascal Bonitzer « Description d’un combat » et a l’entretien
ter que « chien perdu devienne chien enragé », comme il le dit avec Edgardo Cozarinsky que nous avions publié dans le
sur ce ton doucement sentencieux, dépourvu de hauteur ou de n° 333 des Cahiers de mars 1982.
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NOTES SUR D’AUTRES FILMS

L’AS DES AS de Gérard Oury (France 1982) avec employer pour gagner le combat, donne le look
Jean-Paul Belmondo, Marie-France Pisier, Rachid publicitaire.
Ferrache. Comme on est quand méme au cinéma, il faut un
metteur en scéne et une histoire. Gérard Oury n’est
L’affiche -on ne peut plus laide, mais on ne peut pas le premier venu, il a sa marque, un petit
plus efficace- de L’as des as nous montre un Bel- « touch » qui n’est pas mauvais. D’habitude. Parce
mondo en position de boxeur sur la défensive, cuiré que 1a, plus rien, tout a disparu. Si le brave Oury a
et goguenard. Comme on disait 4 une certaine épo- cru pouvoir parasiter le genre de comédie a la To Be
que : ce n’est pas innocent. Belmondo a beau étre or Not To Be, ila eu tort ; il y a des barres qu’on ne
l’as du box-office toutes catégories, il n’est plus passe pas. Tout ce qui tourne autour de la rencontre
tout a fait un acteur. Son dernier grand réle remonte Belmondo-Hitler, censée étre le clou du film, est
maintenant a La Siréne du Mississipi ow il prenait désespérément raté. Quant aux relations sentimen-
encore a coeur et son personnage et les consignes tales, puisqu’il en faut, sinon les enfants-
d’un metteur en scéne exigeant, ou a la rigueur a spectateurs se poseraient des questions sur leur
Stavisky de Resnais. Depuis, il cumule deux réles idole, elles sont d’une irresistible niaiserie. Marie-
qui lui vont comme un gant : 4 la fois star et sportif France Pisier, qui est d’une grande dignité dans le
de haut niveau. Et l’on sait que la France compte film, n’y est pour rien : que voulez-vous qu’elle
peu de zouaves de cet acabit. Raison de plus pour éprouve pour ce Goldorak gonflé a coup de deux ou
les protéger, leur faire livrer peu de combats, mais trois séances quotidiennes d’haltérophilie ?
des combats sfirs. Son dernier, avant celui déja pro- La lecon est inquiétante : Belmondo est devenu un
grammé de I’an prochain ov il aura pour « coach » produit tellement ciblé, marqué, rodé, qui joue tel-
Jacques Deray, a été bien préparé par une équipe de lement son propre film ou sa propre performance a
vrais professionnels. Son manager s’appelle René l’intérieur de celle du metteur en scéne, sans se plier
Chateau, le supporter numéro un de l’acteur- a elle, que méme les meilleurs faconniers s’y cassent
boxeur et surtout l’homme qui fixe la stratégie, le nez. Comme quoi, il y a des succés dont il vaut
organise le débarquement médiatique, les moyens a mieux parfois ne pas étre fier. Sr:

LA BALANCE de Bob Swaim (France 1982) avec ment au dela - pour prendre un exemple - de celles
Nathalie Baye, Philippe Léotard, Richard Berry, de Robin Davis. Mais ici, il se contente d’assurer.
Christophe Malavoy, Jean-Paul Connart, Bernard Sans doute y avait-il dans La Balance matiére 4 un
Freyd, Albert Dray, Florent Pagny. véritable sujet. C’est en effet une gageure que de
rendre, au cinéma comme dans la vie, un délateur
J’ai vu La Balance \e premier jour dans une salle sympathique. Ce théme, dans la confusion du récit,
pleine. Il s’agit d’un film distribué par AAA et s’il y est éludé au profit d’un laborieux typage positif du
a quelqu’un de réellement talentueux dans toute personnel d’une Brigade Territoriale. On ne sera
cette affaire, c’est celui qui a organisé son lance- pas dépaysé, il y en a méme un, comme d’habitude,
ment. C’est vraiment une legon : comment prendre avec un walkman.
un film comme un autre, ni meilleur ni pire, et avec Mais le véritable probléme du film, celui qui le rend
un peu d’imagination en faire une valeur au box- souvent déplaisant a suivre, c’est le dialogue. Il y a
office. Car s’il est indéniable que La Balance ait la un égrenage a un rythme de marteau-piqueur de
quelques qualités propres, il est essentiellement platitudes, de plaisanteries de bistrot, d’argot de
constitué d’un bric-a-brac qui a trainé partout, demi-sels qui est proprement navrant. Et le choix, a
généralement en mieux et la plupart du temps a la mon sens injustifié, de tout post-synchroniser
télévision. Disons que la force du film par rapport a achéve d’oblitérer le jeu des comédiens qui ne sont
la pauvre production de Série Noire francaise est de guére gatés. A noter, tout de méme, un second réle
se réferer non au Commissaire Moulin mais a remarquable dont je n’ai pas repéré le nom,
Starsky et Hutch. Il est clair que Bob Swaim sait fil- homme de main Petrovic.
mer, ses compétences et ses ambitions vont nette- O.A.

LE QUART D’HEURE AMERICAIN de Philippe tre par hasard Gérard Jugnot (un rien du tout) et
Galland (France 1982) avec Anémone, Gérard trouve avec lui un plaisir sexuel inoui. Il y a a la
Jugnot, Jean-Pierre Bisson, Brigitte Catillon. base du Quart d’heure américain une idée astu-
Michel Dussarat, Nathalie Guérin, cieuse : mettre dans la bouche d’un homme une
phrase légendairement attribuée aux femmes (« je
Anémone (animatrice d’une radio cool) rencon- voudrais bien étre aimé pour autre chose que pour
mon cul ») et faire incarner la béte sexuelle par un parviennent enfin a se parler, par le truchement
comédien qui est l’anti play-boy absolu. Mais une d’une émission du style « Allo Macha ». Jean-
idée, a elle seule, ne peut pas faire vivre un film : Le Francois Balmer se livre ici 4 un incroyable numéro
Quart d’heure américain souffre d’un scénario fai- de surcomposition (il s’est fait la téte de Gains-
ble, de gags visuels lourdement téléphonés, et d’un bourg) dans le réle d’un pseudo génie de la radio.
langage mode souvent horripilant. Cela dit, le prin- Les acteurs sont donc soixante-dix pour cent du
cipe d’un tel film, c’est le plaisir des comédiens : film. Il reste 4 demander aux réalisateurs qui dirige-
Anémone et Jugnot sont, dans leur registre, drdles, ront bient6t les mémes comédiens (ou ceux de leur
vivants (un peu trop, on comprend un mot sur bande), de bien vouloir y aller de leur poche pour
deux, et l’ingénieur du son n’y est pour rien), et les trente pour cent manquant.
méme émouvants dans la derniére séquence, ou ils A.P.

AVEC LES COMPLIMENTS DE L’AUTEUR qui se détache nettement de ce peloton de petits


(AUTHOR ! AUTHOR) de Arthur Hiller (U.S.A. ameéricains qui aiment tellement leur daddy).
1982) avec Al Pacino, Dyan Cannon, Tuesday D’autre part, la donnée premiére (on est dans le
Weld, Bob Dishy, Alan King. milieu théatral, donc tout le monde parle au quator-
ziéme degré, ce qui autorise toutes les facilités)
« L’Auteur ! L’Auteur ! » : tel est le titre origi- apparait vite comme une caution plutét roublarde,
nal du film. C’est ainsi, dit-on, que le public méme si l’on suppose que passe dans le scénario
réclame a grands cris I’auteur d’une piéce a succés. quelque chose de la vie du scénariste du film ( Israél
Comme je ne fréquente guére les théatres oti de tel- Horovitz). D’ou, sur des fondations apparemment
les pratiques ont lieu, j’avais, ne serait-ce que pour sincéres, un barrage a ce qui pourrait étre des
cela, un minimum de curiosité a l’égard du film moments de vérité. La mise en scéne d’Arthur Hil-
d’Arthur Hiller. Le début en est plutét plaisant : Al ler, proprette et strictement télévisuelle, abonde
Pacino, auteur dramatique a succés, essaie de survi- hélas dans ce sens.
yre entre ses producteurs, ses comédiennes, sa Reste Al Pacino, qui aborde ici, pour la premiére
femme (Tuesday Weld) et la floppée d’enfants fois je crois, le registre de la vraie comédie, et pour
qu’elle a eus de ses tout aussi nombreux maris. Tout lequel je recommanderais d’aller voir le film.
cela n’est pas antipathique, les mots d’auteur fusent Pacino a manifestement pris son réle trés 4 coeur, et
de tous cétés mais ils sont parfois drdles, c’est mené confirme ce qu’on savait déja, a savoir qu’il est un
plutét vivement, comme du Woody Allen en moins comédien passionnant. Méme s’il n’atteint pas le
artiste. Bref, on marche. Et, sournoisement, ¢a se sommet de l’estimable Aprés-midi de chien (de
dégrade. Non que le film perde son acquis initial : il Sydney Lumet), ow il était magnifique, il présente
s’y tient, au contraire, trés sagement. Avec les com- ici l’excitant paradoxe de rester déprimé, inquiet,
pliments de l’auteur est relativement égal a lui- tendu, survolté, dans un film dont le sujet exige cer-
méme d’un bout a I’autre de ses presque deux heu- tes cette tension, mais qui se veut essentiellement
res. Alors que se passe-t-il ? Pourquoi la qualité comique. Ce retour de Pacino sur Pacino, cet effet
méme du début procure-t-elle lassitude et détache- de feed-back, semble bien excéder les intentions du
ment ? Précisément parce que tout est égalisé, mis a film. D’ou un léger décalage entre la légéreté du
niveau : au bout d’un moment, les mots d’auteurs propos et la gravité du jeu de l’acteur. C’est ce
deviennent horripilants, surtout lorsqu’ils sont pla- décalage qui fait l’essentiel du prix du film (Prix
cés dans la bouche des enfants, atrocement sympa- modeste : Arthur Hiller n’est pas Blake Edwards).
thiques (je fais une exception pour le petit espagnol, A.P.

LA COTE D’AMOUR de Charlotte Dubreuil tant de décliner leur identité socio-professionnelle.


(France 1982) avec Daniéle Delorme, Mario Adorf, Avant de faire quoi que ce soit (vivre une histoire,
Geneviéve Fontanel, Francoise Prevost, Patrick nous convaincre, nous émouvoir), dictature du con-
Depeyrrat, Sylvie Orcier, Daniel Jegou. texte oblige, on saura tout de leur statut, de leur
mode de vie (situation familiale, etc.). La feuille de
Ce n’est pas l’implacable esthétique dramatique sondage est le seul vrai justificatif des personnages,
télé, cette collection informe d’images d’ot aucun leur « étre la » sur l’écran. Cette faiblarde nervure
plan n’émerge avec force, qui irrite le plus en sociologique, passablement étriquée, qui alimente
voyant La Cote d’amour mais la fausse bonne chaque personnage (mise en fiches, typage) relégue
audace de son sujet. Montrer la rencontre d’un cou- Vhistoire au rang des accessoires. Dans La Cote
ple de héros peu attractifs, jugés peu vendables eu d’amour, l’avancée du récit n’obéit pas 4 un décou-
égard aux normes en vigueur, n’est pas le signe d’un page, une dramaturgie précise, on se contente seule-
quelconque projet audacieux, encore moins une ment de cocher des cases. S’il y avait vraiment un
bonne idée de scénario, tout au plus, entre les mains regard pour filmer tout cela, une attention docu-
de Charlotte Dubreuil, l’occasion de nous offrir mentaire et une dimension ethnographique (voir
tous les ingrédients d’une bonne sociologie senti- Petit Joseph), \e film serait a la rigueur aimable et
mentale. Cette sociologie qui guide tous les impéra- sauvable. Mais voila, La Cote d’amour n’est pas
tifs narratifs du film se résume en fait 4 une solide vraiment sociologique parce qu’il se veut aussi trés
base de fiction I.N.S.E.E., peaufinée par une cou- romanesque. Le probléme est la. Ce romanesque
che de sentiments : le plus ultime (étroitesse d’Ame, (bluette sentimentale, roman-photo), le film ne
chaleur humaine) fourni par le jeu des acteurs pour l’assume pas jusqu’au bout. Il en a méme un peu
rendre leurs personnages attachants. Dans la rubri- honte. D’ou la caution sociologique pour se proté-
que « amour de divorcés » (profil et profession : la ger quelque part de la miévrerie de ce scénario. De
cinquantaine, représentant de commerce et plus, elle garantit le sérieux de l’entreprise (il y a
employée de grand magasin), Charlotte Dubreuil a bien eu enquéte : cerner ses personnages ; repéra-
soigneusement épluché toutes les données qu’un ges : Nantes), elle offre une ossature commode qui
ordinateur aurait pu lui fournir. Les personnages prétend a elle seule soutenir les carcans du scénario.
existent 4 peine (impossible d’entrer dans le film, A ce régime-la, de la cote d’amour a la cote
d’y croire) car la caméra leur demande a chaque ins- d’alerte... CT,
Oe

56
FIREFOX |’arme absolue (U.S.A. 1982) de et avec heures quinze, restera une heure vingt-cing a rem-
Clint Eastwood avec Freddie Jones, David Huff- plir. Et remplir est le mot. De quoi s’agira-t-il :
man, Warren Clarke, Ronald Lacey. fatalement de préliminaires. On apprend l’existence
de l’appareil, l’état-major décide de le voler, on
Bronco Billy, sans faire de vagues, avait créé la sélectionne Eastwood, on le convainc, on
surprise en provoquant l’unanimité de ses specta- l’entraine, on le fait passer 4 Moscou, et de Moscou
teurs sur les capacités de Clint Eastwood réalisa- il lui reste encore tout un itinéraire a la Torn Cur-
teur. Il y avait une autre surprise a la clé, Bronco tain a poursuivre jusqu’a la base. Et voila, ¢a fait la
Billy fut également le pire four enregistré par East- tue Michel.
wood comédien. Pas de quoi s’étonner donc que Firefox est histoire d’un homme seul, Eastwood
Firefox adopte une voie assez nettement diver- qui n’est déja pas trés causant n’est jamais entouré
gente : c’est un film d’action ot l’acteur reprend que d’épisodiques rencontres de voyage. On le
son personnage traditionnel de cow-boy en costume croyait plus malin, on le découvre 1a atteint du
de ville, laconique, solitaire. syndr6éme Belmondo : la phobie de se retrouver
Le film part d’une idée formidable : les Soviétiques face 4 un autre acteur qui fasse le poids. Et pour-
(enfin, précisons, des savants juifs travaillant con- tant, réalisateur, il est largement a la hauteur. Fire-
tre leur gré au service de la dictature soviétique) ont fox est impeccablement tourné du début jusqu’a la
mis au point un prototype d’avion invisible aux fin et dans le marécage du début, la mise en scéne ne
radars et commandé psychiquement, sans manettes. passe pas loin de sauver le film : gageure que les
Clint Eastwood est chargé de le voler et de le con- meilleurs auraient eu du mal a tenir. C’est cadré
duire aux Etats-Unis, ce qu’il fera au terme d’une avec goiit et la photographie de Bruce Surtess est
poursuite époustouflante. Or, a l’instar de tous les franchement admirable. D’une certaine facon Fire-
films qui partent d’une idée formidable, Firefox est fox — c’était inattendu — est trop formel, trop
bati comme une maison qu’on aurait commencé a exercice de style, trop « ala Carpenter » et manque
construire par le toit. Combien de temps peut-on de personnages, de situations. Reste en tout cas la
tenir avec le vol de l’avion, la poursuite aérienne, le poursuite aérienne qui ne manquera pas d’émerveil-
combat ? Quarante-cing minutes ? Cinquante en y ler petits et grands : cinquante minutes d’antholo-
mettant le paquet ? Tablons sur un film de deux gie dans un film c’est déja beaucoup. O.A.

Lionel Soukaz : MAMAN IXE (France 1980) avec francais trés fassbindérien sur le méme sujet abordé
Philippe Veschi, Frangois Dantchev et Hervé Ley- individuellement, par la marge, avec beaucoup de
marie. MAMAN QUE MAN (France 1982) avec tact, une grande sensibilité. Maman que man de
Didier Mercend, Luc Bernard, Marie Thonon. Lionel Soukaz est un curieux mélange de dureté, de
cynisme, de désespérance et d’errance, de généro-
A cété du tapageur Forty Deuce, il est furtive- sité et de douceur, d’amour désabusé et d’illusions,
ment sorti — et aussi vite disparu — un petit mélo de violence et de tendresse. L’amant d’une nuit a

NOUVELLE VAGUE
Un numéro fac similé
des Cahiers du cinéma n°138
de décembre 1962

Au sommaire :
Trois entretiens
Claude Chabrol
Jean-Luc Godard
Francois Truffaut

Nom

Adresse

A retourner avec votre réglement aux Cahiers du Cinéma,


9, passage de la Boule-Blanche, 75012 Paris
SUR D'AUTRES FILMS 57
beau étre une canaille en quéte d’arnaque (mais un mal a vivre et des réves désabusés que ne suffi-
lest-il vraiment : qui est encore responsable, maitre sent pas a combler les paradis artificiels. C’est tout
de ses actes dans ce film ? Chacun subit, suit son aussi fermé, tout aussi étouffant. Entre les deux,
sort), quand il propose de partir au Brésil, d’y faire branlant mais lucide, le pére. C’est fait 4 grands
des films, tous deux y croient alors, comme les coups de carrés bleus et rouges, d’images glauques,
marins de Schroeter, la vicomtesse d’Arietta et son épaisses et fragiles comme des vitres, des images
pompier. Ce pourrait étre une parodie sur la misére nocturnes, sombres et somnambuliques que déchi-
sociale, familiale et psychologique (« Quand les rent les éclairs des néons, comme des flashes de réa-
parents boivent, les enfants trinquent »), les per- lité, de brutaux éclats de rappel a l’ordre. C’est
sonnages sont campés dans ce registre des stéréoty- oppressant, sans air, sans lumiére naturelle, comme
pes — c’est encore le portrait d’une adolescence si la cité l’avait absorbée, sinon celle qui tombe
perdue, d’une solitude destructrice. D’un cété, ily a encore sur le lit du supplice de la mére.
la famille qui se déglingue : la mére qui se meurt On retrouve la méme nature aqueuse de l’image que
d’un cancer, le pére qui boit, le fils qui se drogue — dans Ixe. Mais dans Ixe, il n’y a pas de distance
et, au milieu, un toubib qui recherche ses seringues entre le sujet et les images, d’ou un éclatement de la
égarées, la morphine volée. Le pére et la mére conscience dans le flux désordonné des images
étouffent chacun dans une piéce, la souffrance T.V., les gros plans partiels de coits, les répétitions
sépare chaque fois un peu plus le fils de la mére, tels obsédantes. Ici, pas de séparation du dedans et du
sont les parents terribles. Du cété de la seconde dehors, le flot est le méme, continu, permanent et
génération, des enfants terribles, ¢a ne va pas sans repos. Il n’y a pas d’autre, pas de repére cons-
mieux. A l’intérieur, il y a la tendresse de la mére titutif du sujet, seulement la folie d’un rire, les
qui bouffe complétement le fils et, incommensura- pleurs d’un fou égaré hors du langage des hommes.
ble, n’a pas d’équivalent dans le monde, fiit-ce la De son point de vue, la censure, rejeton d’une rai-
bienveillance d’une confidente. A 1’extérieur, c’est son abusive et imbue d’elle-méme, ne pouvait
l’homosexualité, la drogue, les boites, les mauvaises qu’interdire le film, comme son envers.
fréquentations, les voyous, aux abords du milieu, YL,

DE MAO A MOZART Les Aventures d’ Isaac Stern n’est jamais seul devant la musique qu’il écoute.
en Chine de Murray Lerner (U.S.A. 1981). Elle passe toujours par le relais d’Isaac Stern dont
on attend inévitablement qu’il déclare si un tel est
Mao-Mozart. Deux publics pour un titre biface : bon ou mauvais. Pour parachever le tout, le fil-
les musicologues et les sinologues. Le trait mage, absolument hideux, abuse de gros plans
d’union : Isaac Stern lors d’une tournée en Chine. (mains, instruments) au nom de cette hantise musi-
Le medium choisi pour rendre compte de ce ping- cale télévisuellement répandue, celle de rater l’évé-
pong culturel: le cinéma. Que voit-on dans le nement, c’est-a-dire la note. Mais le plus comique
film ? Quelques extraits de concerts et surtout Isaac reste les incroyables efforts déployés par la caméra
Stern en professeur pédagogue au paternalisme aga- tout au long du film pour réunir dans chaque plan
cant qui auditionne des éléves (maladroits) du Con- léquation suivante : Isaac Stern + un chinois = le
servatoire de Shanghai et de Pékin. A ce face a face Orient/Occident. Mimé jusqu’a la vari-
moment-la, la salle se fait volontiers ricanante (la cature, ce face 4 face a tout de la poignée de main
partie musicologue, j’imagine). Manifestation aux officielle qui jalonne les innombrables photos de
relents peu sympathiques, appuyée en cela par un rencontres au sommet. Les sinologues seront donc
commentaire avec des phrases du genre: « Leur décus (il y a quand méme ce témoignage du sous-
(les Chinois) connaissance est insuffisante, leur directeur du Conservatoire de Shanghai qui raconte
technique vieillote ». Sans oublier Isaac Stern en comment lui et la musique Occidentale étaient trai-
personne qui, lorsqu’il assiste, subjugué, aux répé- tés sous la Révolution Culturelle) et les musicolo-
titions de l’Opéra de Pékin, se ressaisit bien vite et a gues (les fans d’Isaac Stern) peut-étre ravis. II est
ce réflexe trés « Honneur de |’Occident » : « mais vrai que c’est un bon acteur comique, volontiers
par ailleurs, ils ne savent pas jouer Mozart ». En cabot, et un vrai phénoméne scénique dés qu’on
fait, Isaac Stern est mauvais joueur. Il n’est pas la sent qu’il est vraiment seul avec sa musique. Mais
pour renvoyer la balle (échange culturel minimal, cela, n’importe quel documentaire télé l’a montré
on le voit quand méme écouter un peu de musique cent fois et il n’était pas nécessaire qu’une caméra
traditionnelle chinoise), il est la en arbitre et en l’accompagne en Chine pour que le spectateur
juge, r6le guére passionnant. Du coup, le spectateur puisse s’en rendre compte. CT.

ALEXANDRE LE GRAND (O. MEGALEXAN- sont joints a cette utopie. Ils sont le contrepoint
DROS) de Theo Angelopoulos (Gréce 1982) avec opératique de l’univers tragique d’Alexandre.
Omero Antonutti, Eva Kotamanidou, Grigoris Alexandre est un enfant trouvé, personne ne sait
Evanguelatos, Mikhalis Yannatos. d’ou il vient ni qui il est. Recueilli par une femme
qui l’éléve, il l’épouse. Manquant Alexandre en
Pour Megalexandros, Lion d’Or de la Mostra de révolte contre eux, les propriétaires terriens tuent
Venise 1980, Théo Angelopoulos s’est inspiré de la son épouse, sa mére, bien-aimées, le jour des noces.
figure charismatique d’Alexandre le Grand, Conservant pieusement la robe de la mariée macu-
symbole populaire du Libérateur contrairement a la lée de sang au-dessus de son lit, Alexandre continue
réalité historique, et d’un fait divers de 1870 de parler, par son intermédiaire, par-dela la mort, a
(replacé au début du siécle pour les besoins de la la femme adulée. II ne parle d’ailleurs qu’a ce fan-
dramaturgie) : l’enlévement d’aristocrates anglais téme, s’étant retiré du monde des vivants sinon
par un bandit nommé Alexandre. Evadé de la pri- pour y semer la terreur et la mort. D’un précédent
son d’Athénes avec ses compagnons, Megalexan- mariage, la « mére » d’Alexandre avait déja une
dros capture des diplomates anglais, traverse son fille, a la fois fille, sceur d’ Alexandre — et désirant
pays et revient dans son village natal ou le maitre devenir sa femme. Voulant arréter la fureur meur-
d’école a établi un socialisme a la Proudhon. Des triére de son pére, frére et fatal époux, la jeune fille
anarchistes italiens fuyant la justice de leur pays se se revét de la robe de sa mére ; son pére la fait fusil-
58 NOTES
ler avec les paysans en révolte contre le tyran. malheureusement gachée par un trop grand forma-
Ayant non seulement imposé au village la présence lisme. Trop long, trop statique, longue suite de
des captifs anglais, Alexandre met fin a l’expérience tableaux vivants, de plans séquences fixes ou de
communautaire et s’impose comme chef. Assoiffé panoramiques circulaires complets, dont le long
d’absolu, il rejette l’amnistie proposée par le gou- déploiement rappelle Jancso, davantage déterminés
vernement d’Athénes et massacre les otages avant par un a priori de la mise en scéne que par le sujet,
de se faire décimer avec ses troupes par l’armée. Le l’épopée tourne a la fresque académique. Bien sar,
village lynche l’agonisant et retombe sous la coupe il y a encore un charme 4 voir les motifs et procédés
des propriétaires terriens. Succombant au culte de de l’esthétique réaliste-socialiste s’appliquer a
la personnalité, posant dans un décor de théatre défaire le mythe qu’ils entretiennent si bien en
pour la photographie immortelle, les foules et I’his- d’autres contrées. Il n’en reste pas moins que nous
toire, incapable de construire un projet de société, sommes privés d’une belle légende au profit d’une
Megalexandros, de libérateur, se transforme en réflexion sur le pouvoir et le socialisme sévére
oppresseur sanguinaire. Si l’histoire est courante, comme un manuel d’histoire.
elle n’en est pas moins un beau sujet de tragédie, Y.L.

LES MISERABLES de Robert Hossein (France absence, celle d’un metteur en scéne capable de
1982) avec Lino Ventura, Michel Bouquet, Jean maitriser et de canaliser la logique industrielle de la
Carmet, Evelyne Bouix, Christiane Jean, Francoise vénérable institution que l’on sent dés lors ronron-
Seigner, Candice Patou, Corinne Dacla, Frank ner de plaisir comme jamais sous le récit hugolien :
David. maquillés, costumés, décorés, filmés, éclairés.. par ar
he se"
des rouages 4 |’état brut, lus a travers une grille qui VG
Qu’on la regrette ou qu’on la loue, c’est incontes- recouvre ce que l’on peut appeler le systéme de pen-
tablement une dominante « noir de fumée » que le sée-FEN puisqu’il faut l’appeler par son nom (la
film de Robert Hossein exhibe. Tout ce qui mérite FEN pour le contenu, la SFP pour la forme ; la
le qualificatif de misérable (homme, femme, SFP pour les moyens, la FEN pour la fin — l’édifi-
enfant, animal, chose, situation) s’y trouve impi- cation de toute une génération aux vertus du bien
toyablement recouvert d’une épaisse couche de public), « Les Misérables » du vieil Hugo nous sont
suie. Libres les exégétes de considérer qu’ainsi encore une fois (c’est la 33°) contés en langue de
V’auteur a voulu formellement marquer |’épisode du bois.
petit ramoneur comme central dans la rédemption Résultat : méme les comédiens sont frappés : Car-
de Jean Valjean (mais quelle est alors la place de la met n’y est pas bon, Ventura plus limité que prévu,
sainte attitude du vieux curé et quid du statut des et les acteurs secondaires dépassent rarement
chandeliers ?), ou bien de voir dans le noir de l'image conventionnelle de leurs personnages
fumée la métaphore de l’esprit pompier que le film (Marius peut étre ?). Seul Michel Bouquet, inter-
ne manque pas non plus d’étaler.. On ne peut préte décidément exceptionnel (on a pu également le
cependant s’empécher d’y reconnaitre la marque, la constater récemment sur le petit écran dans le pre-
facture comme on dit, de la prosaique Société Fran- mier épisode du Mozart), donne a Javert toute sa
gaise de Production toutes tendances (technique, dimension. C’est peut étre un signe des temps. Vive-
administrative, syndicale) confondues. Ce bar- ment la 34¢ édition !
bouillage est en effet avant tout le signe d’une SiL;Ps

SUPERVIXENS de Russ Meyer (U.S.A.) avec sex-film ». La franche caricature de bande dessi-
Charles Napier, Charles Pitts, Henry Rowland, née, les déboires entre S.A et S.S (Super Angel et
Shari Eubanks, Ushi Sigart. Super Service) et les affrontements entre le macho
sympa et maso et le macho odieux sado et facho,
Russ Meyer est un petit metteur en scéne mais un confine 4 la parodie lourdingue qui donne parfois
excellent designer. Pas un créateur de nouvelles l’impression au spectateur de s’étre égaré dans un
lignes mais un agenceur. Sa collection de manne- mauvais film d’Artenbusch. La construction du
quins (I’héritage Jane Mansfield porté a la puis- film (les infortunes de la vertu de notre héros en
sance dix), il sait visiblement en disposer et la met- fuite) est le prétexte A une suite de sketches menés
tre en valeur. Il y a deux choses qui retiennent vrai- sans aucun rythme et qui trainent bien souvent en
ment Russ Meyer, et ses films ne cessent d’appuyer longueur. Russ Meyer trimballe son scénario
cette métaphore un peu lourde : les femmes (leur comme un forcgat son boulet. Malgré ses efforts,
quintessence ballon de baudruche) et les voitures. chaque plan, chaque séquence ne parvient pas a se
Pas le moteur (rien a voir avec le porno, le sexe ne défaire d’un insupportable cété « La Marquise prit
l’intéresse pas), pas plus la technique (Russ Meyer son thé a cing heures ». Quant a jouer la forme
n’a pas ce cété Painlevé que développe occasionnel- pour la forme (le style du film et celles de ses per-
lement un Gerard Damiano) mais leur carrosserie sonnages féminins), on sent que Russ Meyer n’a pas
rutilante. Les hommes sont quant 4 eux promus au trouvé ici les bons poids et les bonnes mesures. La
rang d’accessoires indispensables — le héros de bonne forme (je m’en tiens au style), ce serait plutét
Supervixens est garagiste de son étre et de son état. le spot publicitaire, le flash, le montage court sur
Tous ces éléments sont bien au rendez-vous dans une série de gros plans. Trés rarement, Supervixens
Supervixens mais il n’empéche que le film décoit parvient a ces débordements et a cette saturation (je
terriblement. On est bien loin du délire porno- pense au tout début, au garage et dans la salle de
photogrammatique de Beneath the Valley of the bains, ainsi que la scéne finale aux explosifs). Le
Ultra Vixens qui a valu 4 Russ Meyer ce titre un peu reste du temps carrosserie ou pas, quand le régime
flatteur mais non dénué de vérité « d’Eisenstein du est trop bas, le spectateur s’ennuie ferme. el

TRON de Steven Lisberger pour Walt Disney Tron vient vraiment de nulle part. Signé par un
(U.S.A. 1982) avec Jeff Bridges, Bruce Boxleitner, cinéaste jusqu’a présent anonyme, il décrit un uni-
David Warner, Cindy Morgan, Barnard Hughes, vers jusqu’ici étranger au cinéma et inaugure pour
Dan Shor, Peter Jurasik. cela des techniques inédites. C’est une sorte de film
SUR D'AUTRES FILMS 59
expérimental dont l’existence — somme toute aber- apparait la vedette a Tron, ce qui n’était pas prévu,
rante — au sein du systéme hollywoodien n’est die enfin la vedette féminine ne semble étre 1a que par
qu’a la volonté de l’empire omnipotent Disney de automatisme. Et ce qu’on leur fait dire ne vaut
radicalement bouleverser son image 4 la veille de guére mieux. Mais l’essentiel n’est pas 1a et l’essen-
V’ouverture du parc d’attraction d’Epcot. Epcot est tiel est totalement réussi. Dessin animé, cinéma,
un triomphe, le jeu vidéo tiré de Tron également imagé générée par ordinateur sont si intimement
mais le film, qui n’aura été qu’un propulseur, a été mélés qu’on se pose souvent la question de la nature
un échec aux Etats-Unis. de ce que l’on voit, et sans guére pouvoir y répon-
Un échec compréhensible puisque Disney s’est dre. Car Tron — qui est une sorte de Cabinet du
préoccupé de toucher un public adolescent, voire Docteur Caligari — reconstruit tout en partant de
adulte, négligeant que ce n’est pas ce public-la mais zéro ; univers, conventions, esthétique, tout est la
celui des enfants qui fait les plébiscites dont a béné- flambant neuf, fabriqué sur mesure pour le film.
ficié E.T. et dont aurait eu besoin Tron. Un échec Tron joue a un autre jeu pour lequel il fabrique ses
compréhensible puisque Tron est assez largement propres régles : en ce sens c’est le digne rejeton des
en avance sur ce que peut attendre le public de studios Disney dont la réputation d’autarcie n’est
masse aux USA. Et il ne compense pas cet handicap plus a faire. Ce serait un grave contresens que de
par l’attrait d’une construction romanesque classi- confondre Tron avec d’autres superproductions de
que ou par la séduction de personnages un tant soit fin d’année, que de le regarder de haut : c’est a sa
peu travaillés, un tant soit peu attachants. En effet maniére un cas unique, c’est une sorte d’événement.
si le récit est homogéne et bien construit, en ce sens Bien plus novateur que Star Wars au moment de sa
qu’il tient en haleine, fait rarissime, il n’en est pas sortie, et en tout cas bien plus adroitement réalisé,
moins dépendant d’un dispositif alambiqué qui Tron est sans aucun doute victime de son audace.
nécessite tout un laius explicatif en pré-générique : C’est une situation a laquelle il va bien falloir
Ces notes ont été rédigées par ce qui est toujours mauvais signe. Alice se passe s’habituer, que la technologie impose, que l’expéri-
Olivier Assayas, Yann Lardeau, aussi de l’autre c6té du miroir et Lewis Carroll n’a mentation se fasse par en haut. Et admettre
Alain Philippon, Serge Le pas eu besoin d’avertissement au lecteur pour se qu’aprés tout les studios Disney aussi puissent étre
Péron, Charles Tesson et Serge faire entendre. Les trois personnages centraux et des inventeurs méconnus : comme certains cinéas-
Toubiana. leurs rapports sont directement empruntés 4 Star tes underground. En tout cas l’opération n’aura pas
Dans le numéro 341 des Cahiers, Wars ov ils n’étaient déja pas de premiére main : ici été totalement négative puisque les voila débarras-
la note sur New York 42¢ Rue ils ne passent pas la rampe. D’abord avec leurs uni- sés une bonne fois pour toute de l’image de fossiles
avait été rédigée par Yann formes et leur casques on les confond sans cesse, qui leur collait aux doigts comme le sparadrap du
Lardeau. ensuite le personnage de Jeff Bridges vole dés qu’il Capitaine Haddock. O.A.

Les dix meilleurs films de année 1982 tons nos lecteurs 4 nous envoyer leur propre liste des dix meil-
Dans notre prochain numéro de janvier 1983, nous publie- leurs films sortis dans l’année écoulée, avant le 15 décembre
rons le palmarés des dix meilleurs films de l’année 1982 pour 1982. Nous publierons les résultats conjointement au palmarés
les rédacteurs des Cahiers. Comme |’année passée, nous invi- des rédacteurs.

Hans Jurgen
SY BERBER
Parsifal
Notes sur un film

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Jean Gabin: 78F Marléne Dietrich: 60F Mae West: 78F Le masochisme Les séducteurs du PHOTOS B. Bardot: 78F
Fred Astaire: 150F Woody Allen: 49F Musidora: 60F au cinéma: 95F cinéma frangais: 148F John Wayne 95F
Greta Garbot: 60F Laurel & Hardy: 60F A. Hitchcock: 120F la comédie music.:60F Le cinéma sous la Cyd Charisse: 190F
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Cahiers dec. 1

titre film
” ”
” bey
61
Entretien avec Michelangelo Antonioni (suite) Cahiers. On voit ¢a aussi dans le film de Rossellini \ Fioretti.
Antonioni. D’un point de vue historique J Fioretti n’est pas
Cahiers. I/ n’y a donc de rapport avec les choses que pendant
vraiment sérieux, bien qu’assez beau.
qu’elles sont la.
Antonioni. Oui bien sfir, c’est comme le passé. Le passé ne Cahiers. Et Pasolini dans Ucellaci et Ucellini.
m/’intéresse pas, je n’ai pas d’autre alternative que le futur, il
Antonioni. Pasolini est plus poétique quand méme, c’était
n’y a que le futur devant moi. beau.
Cahiers. Je crois que vous étes le seul cinéaste italien impor- Cahiers. Vous pensez que |l’époque de Saint-Francois res-
tant qui n’ait jamais fait des films a costumes.
semble a la nétre ?
Antonioni. Si, j’ai fait Le Mystere d’Oberwald, mais ce Antonioni. Mutatis mutandis, peut-étre comme le monde
n’était pas vraiment 4 moi, et puis je devais faire Saint- sera dans vingt ans, encore pire.
Francois d’Assise mais ¢a ne s’arrange pas. J’avais l’idée d’un
Saint-Francois dans son temps, un temps trés violent, trés cru Cahiers. Puisqu’on est dans le pessimisme, quand Wenders
avec des guerres entre le peuple d’Assise et les nobles de Per- vous a demandé a Cannes de dire ce que vous pensiez de la
ruggia. Saint-Francois parlait de paix et s’opposait a tout. mort du cinéma, cela vous a-t-il surpris qu’un cinéaste aussi
C’était le seul, une sorte de voix dans le désert, ¢a m’intéressait Jeune la pose ?
de le faire apparaitre en réaction. Par exemple les cloitres sont
nés a ce moment-la parce que les soeurs couchaient avec Antonioni. Non, mais moi, je n’étais pas aussi pessimiste sur
n’importe qui ; on a inventé les couvents pour les enfermer. ce théme. C’est vrai que les enfants sont tellement habitués a la
C’était un temps trés cruel, si on prend l’exemple des rapports télévision qu’ils ne peuvent pas avoir de pensée a eux. Ils sont
de la société avec les lépreux, on faisait des cérémonies pour complétement conditionnées, ils étudient maintenant avec un
déclarer des personnes lépreuses et les écarter, et quand elles ordinateur, en regardant la télé. Un jour un garcon est venu
arrivaient, elles devaient agiter une cloche. Saint-Frangois ren- chez moi et la télé n’était pas allumée, et il l’a remarqué, il
contre un lépreux et lui donne un baiser, et c’est toute une his- s’étonnait du silence. Ils ont besoin du bruit, méme s’ils
toire. n’écoutent pas. Mais je crois qu’il nous faut nous adapter, ils

Michelangelo Antonioni avec ses acteurs Alain Delon et Monica Vitti sur le tournage de L’Eclipse
62 IDEN IMIUA TION & Git) Gee

sont déja préts. Quand on se demande quel cinéma va exister pour moi une facon d’approfondir.
dans 10, 20 ans, eh bien ce sont ces garcons-la qui le feront. Ils
feront un cinéma a la mesure de leur mentalité, de leur psycho- Cahiers. Le cinéma américain est en train de se reconstituer
logie, et parmi eux il y aura et des poétes et des mauvais cinéas- en visant un public d’enfants, alors que les cinéastes européens
tes. comme vous ont toujours visé un public d’adultes. Est-ce qu’il
y a aujoura’hui selon vous un grand public d’adultes pour le
Cahiers. Pour des cinéastes de votre génération, quand vous cinéma ?
étiez jeune, est-ce qu’il existait un équivalent de la télévision, a Antonioni. Les adultes vont aussi voir E.7. C’est un film
cété du cinéma ? trés malin, mais trés vieux, les sentiments y datent du 19¢ siécle.
Antonioni. La radio. Mais ce n’était pas aussi fort. La radio La grande idée de Spielberg a été de mettre l’amour dans le
au contraire de la télévision qui a un énorme succés parmi les petit monstre, voila ce qui est nouveau. Et ¢a, ¢a n’intéresse pas
jeunes, a eu beaucoup de succés parmi les anciens, ils restaient les enfants, ca intéresse les adultes... Les sentiments sont trop
a la maison et écoutaient. Et il y a 1a quelque chose de mysté- vieux pour les enfants : les petits bourgeois, la famille, la mére,
rieux. Je me rappelle, mes parents avaient leur chambre a cété lintrus dans la maison...
du living room et ma mére écoutait la radio, je lui demandais On peut aussi prendre l’exemple de Blade Runner, c’est un film
tout le temps « baisse un peu parce que je ne peux pas dor- assez intéressant, cette idée — qui vient du roman d’ailleurs —
mir ». Pour moi, c’était génant, pour elle, c’était ce silence de la terre en train de se détruire, ot tout est dans un état terri-
avec des voix qui parlaient. Et puis c’était fort pour l’imagina- ble, il y a des images formidables, des inventions trés belles,
tion ; quand on entend quelque chose, automatiquement, on tout un c6té technique extraordinaire, c’est un monde plein de
crée des images dans sa téte pour visualiser ce qu’on écoute, lumiére, de rumeurs, trés moderne. Et a la fin, il ya un homme
alors que la télévision, c’est comme la photographie, tout est qui demande a une femme : « tu m’aimes ? » Et ¢a qu’est-ce
la. que ca veut dire ?
Cahiers. Et cette idée de Rossellini que la télévision est un Cahiers. Ils finissent leurs films la ot vous commencez les
instrument formidable pour l’éducation, est-ce que vous y votres.
croyez ?
Antonioni. Oui, et pourtant ces films passent pour |’avant-
Antonioni. Oui, c’est vrai ; je crois qu’on l’utilise déja dans garde de I’art et ce n’est pas vrai.
les écoles. Je crois que c’est une méthode directe qui entre tout
de suite par les yeux dans le cerveau. Je ne suis pas compétent,
Cahiers. Ils sont trés aimés parce que c’est @ la fois le retour
mais j’y crois. Seulement il faut faire des programmes didacti-
du spectacle et de la métaphysique. Depuis 50 ans l’Amérique a
ques, il faut inventer une nouvelle méthode, un style didactique le monopole du dialogue avec le futur et l’au-dela. C’est quel-.
et ce n’est pas si simple. Moi, je ne pourrais pas faire un film que chose qui n’intéresse pas beaucoup les Européens. C’est
comme ¢a, je n’ai aucune aptitude.
pourquoi on vous posait la question de la religion : quand les
Européens s’intéressent a l’invisible soit d’un point de vue
Cahiers. D’un cété vous étes tres moderne dans votre rap- scientifique soit d’un point de vue religieux, ils le cherchent
port au langage cinématographique, toujours soucieux du autour d’eux. Dans votre film, on a l’impression que la caméra
cadre de la lumiére, de la couleur, et en méme temps votre est tant6t un microscope tantét un téléscope.
cinéma est en prise sur une certaine partie de la société tres
« in », la bourgeoisie, V’aristocratie romaine. Dans vos films il Antonioni. Vous vous rappelez de l’image du soleil. C’est
y a souvent des personnages d’architectes, de cinéastes... une image assez rare parce qu’elle est tournée directement sur
le soleil tandis que les images du soleil qu’on prend avec les
Antonioni. Ce sont des personnages qui appartiennent a la
télescopes dans les observatoires, sont un reflet de l’image sur
réalité romaine justement ; je ne pense pas que pour faire un un écran et on voit le soleil dans un contexte qui n’est pas le
film moderne, je doive prendre pour interpréte un garcon qui sien, mais un écran blanc. Tandis que la, ce qu’on voit en-
sache utiliser des systémes électroniques ou faire le Rubik cube dehors du soleil, c’est le ciel en image directe. J’ai fait cons-
en 19 secondes, ce n’est pas une raison. Bien sir maintenant, truire un adaptateur avec la longueur de focale adaptée, et on a
¢c’est un personnage trés important dans notre société et d’ail- tourné avec des filtres directement, ce qu’on n’avait jamais
leurs pour mon prochain film aux Etats-Unis, comme le per- fait. J’aime beaucoup la science, il y a un moment ov ¢a
sonnage principal sera un Américain, j’ai pris un collaborateur m’intéressait beaucoup.
américain pour revoir le script : c’est un jeune homme trés
intelligent, trés moderne, il vient d’écrire un script pour Spiel- Cahiers. Ce qu’il y a en face de la science, pour vous, c’est
berg dont le sujet concerne justement ces jeunes garcons si les sentiments ? Dans votre film, il y a ces deux éléments.
forts en électronique. Il a une vision du monde que j’aime
beaucoup ; nous avons cela en commun de nous intéresser a Antonioni. Comme thémes créatifs oui, mais pas dans la vie.
tout, mais lui comprend tout alors que moi, il y a des choses Par exemple quand j’ai fait Le Mystére d’Oberwald, c’était a
que je ne comprend pas. Il a aussi une facon différente de la mon avis une histoire détestable que je n’aimais pas du tout,
mienne d’écrire des découpages. II utilise des mots que je ne mais j’ai eu un soupir de soulagement. Je me suis senti vrai-
connais pas, bien que je parle l’anglais et j’aime bien, c’est une ment libre de faire des gestes techniques : ce n’est pas un film
collaboration trés fructueuse. de, c’est un film dirigé par.

Cahiers. Est-ce que Identification est une investigation d’un Cahiers. Qu’est-ce que vous pensez avoir appris en faisant ce
personnage sur le monde ou est-ce que vous vous servez du film ?
cinéma comme moyen d’ investigation ?
Antonioni. J’ai appris a tourner sans engagement, compléte-
Antonioni. Les deux. J’apprends beaucoup de mon film, ment détaché, et puis j’ai appris la technique de la vidéo. La
non pas parce que c’est moi qui le fais, mais parce que cela gamme de possibilités que la vidéo offre est extraordinaire, ca
constitue un ensemble d’expériences que je n’aurais pas faites m’amusait beaucoup. II y a un appareil qui s’appelle le correc-
sinon. Puisque je parle de cette société, de cette réalité, c’est teur de couleur qui est un jeu fantastique, ¢a m’a donné envie
ENTRETIEN AVEC MICHELANGELO ANTONIONI 63
de peindre un de mes films en noir et blanc, J/ Grido ou a tout dans toutes les situations. Je fais des choses parfois trés
L’Avventura. dangereuses. Par exemple, pendant le tournage de Zabriskie
Point, j’ai da faire un atterrissage de fortune ; j’étais dans un
Cahiers. Le spectateur de Identification n’a-t-il pas l’dge de petit avion avec mon cameraman, complétement atterré, il ne
Niccolo ? Quel est le public actuel du cinéma en Italie, tout le parlait plus : « Miracolo ». Mon pilote avait perdu sa lucidité.
monde y va ? Il n’y avait que moi pour garder la lucidité nécessaire, pour
tout organiser, ¢a me faisait rire, je ne sais pas pourquoi, c’est
Antonioni, Non. Il y a plus de jeunes qui vont au cinéma fou. J’ai dit qu’il fallait jeter tout ce qu’on avait pour alléger
aujourd’hui. V’avion le plus possible, larguer I’essence pour éviter l’explo-
sion, et j’ai fait tout ca moi-méme ; le pilote a pu atterrir, nous
Cahiers. Comment peuvent-ils accéder a votre cinéma ? étions sauvés !

Antonioni. Je ne sais pas, c’est une question. Cahiers. Quand vous decrivez ¢a, on dirait un film de guerre
de Hawks alors que le monde de la guerre, de l’héroisme, des
hommes entre eux, est tres étranger a votre cinéma. C’est plu-
Cahiers. J’ai lu dans une interview que beaucoup de vos amis
t6t les femmes entre elles qui vous intéressent.
étaient jeunes.

Antonioni. Oui, c’est une tendance naturelle. Mes assistants Antonioni. Mais j’ai tourné des choses comme ga. J’ai
par exemple ou les amis de la fille avec laquelle je vis qui est tourné certaines scénes d’un film de Lattuada, La Tempéte :
trés jeune. Il n’y a que des jeunes autour de moi. Et puis il une bataille avec des milliers de chevaliers. Je dirigeais les
m/’arrive une chose étrange : quand je rencontre de vieux amis batailles comme je dirigeais les scénes d’amour avec Sylvana
de mon ge, on ne parle pas le méme langage, je ne suis pas a Mangano.
aise avec eux, non plus qu’avec les trés jeunes de 16 ans, je ne Ca m’amusait beaucoup, c’était vraiment comme aller au
saurais pas quoi leur dire. Mais avec un homme de 25 ans - 30 cinéma, ce n’était pas fatigant comme les films que je fais et
ans, oui, j’ai un dialogue, on aime les mémes choses. Par exem- voila pourquoi j’en ai marre de faire ces films-la. J’achéve une
ple, on a quelque chose en commun, c’est la violence. Méme si période, une longue période, presque toute ma vie, et mainte-
dans mes films ¢a ne se voit pas, je suis trés violent. Je suis prét nant je vais faire des choses différentes.

Dominique Blanchar dans L’Avwentura


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— “
64 IDENTIFICATION D'UNE FEMME
Cahiers. Vous achevez parce que vous en avez assez ou parce Antonioni. C’est un film que les féministes ont beaucoup
que vous avez trouvé quelque chose de nouveau ? aimé, je ne sais pas si elles vont aimer le dernier.
Antonioni. Evidemment, si j’ai trouvé quelque chose de dif- Cahiers. Votre projet en Union soviétique était-ce une com-
férent, c’est que j’en avais assez de ces themes-la, de cette con- mande ?
ception de la vie. Je ferais volontiers par exemple un film poli- Antonioni. Je suis allé au Festival de Moscou une année avec
cier, si on pouvait le faire vrai, parce que tous les films poli- Tun de mes collaborateurs Tonino Guerra. Il a connu une
ciers, méme ceux d’Hitchcock n’ont aucune vérité. Il y a une femme qu’il a épousée par la suite. Il avait donc la possibilité
structure formidable, un suspense extraordinaire, mais aucune d’aller en Russie, il en avait envie et moi aussi. J’étais tout con-
vérité. Dans la vie il y a des pauses, des éléments impurs, il y a tent : la-bas on m’avait dit : « Est-ce que vous voulez faire un
une saleté des contenus, de la figuration (comme on peut dire film ici, on vous donne tout ce que vous voulez ». Alors on a
qu’un tableau est sale), qu’il faut respecter. Le rythme des pensé a cette histoire de science-fiction. On a fait quatre voya-
films ot les séquences doivent s’enchainer les unes aux autres
ges, on a visité des tas de républiques soviétiques, et puis je n’ai
donne une cadence fausse, qui n’est pas celle de la vie. Pour- pas pu faire le film. J’avais besoin de techniciens qui n’exis-
quoi L’Avventura a-t-il choqué a sa sortie ? Parce que le film taient pas, du moins 4 ce moment-la, la-bas. Alors il aurait
avait une cadence plus proche de la vie. fallu payer des Américains ou des Anglais, un assistant, un
cameraman, mais avec quoi ? Ils me donnaient des roubles, ce
Cahiers. Quand vous parlez de sale et de propre, moi je n’était pas possible ! Pour un film avec des acteurs russes, en
trouve que dans \dentification, il n’y a rien de la saleté de la Europe, on ne peut pas obtenir d’avance distributeur. Et puis
vie. Il y a une pureté esthétique du film, de ce qui entoure le les Russes voulaient développer la pellicule sur place, moi je
personnage, qui pour moi est naturel dans vos films. voulais la développer 4 Rome. La nouvelle Kodak venait juste
Antonioni. Dans les personnages non, c’est l’esprit qui de sortir et ce n’était pas simple de la développer.
compte. Cahiers. Mais vous aviez écrit le scénario ?
Cahiers. Par moments Niccolo est grotesque, gentiment gro- Antonioni. Oui, et il va sortir en livre en Italie et en URSS,
tesque est-ce voulu ? avec des illustrations d’un peintre soviétique. J’ai écrit le livre
avec Tonino.
Antonioni. Par moments oui.
Cahiers. La société soviétique vous a intéressé ?
Cahiers. Quel serait l’équivalent de ce caractére grotesque
chez la femme, j’ai ’impression qu’une femme ne peut pas étre Antonioni. Non, c’est ¢a le probléme. C’était un film abso-
grotesque par essence. lument abstrait. Ils m’avaient demandé d’étre abstrait, moi, je
leur répondais « si je plante ma caméra ici, il y aura forcément
Antonioni. Je ne dirai pas ¢a en général, mais les deux fem- quelque chose de votre réalité en face de la caméra, et qu’est-ce
mes de ce film ne sont pas grotesques. C’est Niccold qui ne les que je vais lui faire dire, que c’est toute la réalité, je ne peux
voit pas grotesques et c’est pour ¢a qu’elles ne le sont pas, et
pas ! » C’est pourquoi je devais tourner en Ouzbekistan dans
bien que le film soit objectif, c’est un peu sa vision du monde. les vieilles villes, hors du temps. II y avait des paysans en costu-
Voila peut-étre ce qu’il y a de commun entre lui et moi, cette mes qui n’étaient pas ceux de Moscou ! On ne savait pas a
vision du monde. Moi aussi je prends les femmes au sérieux, quelle époque le film se passait et ¢a me génait un peu : aller en
trop peut-étre, et voila pourquoi je fais des films surtout sur les Russie et faire un film qui ne montrait rien...
femmes et aussi parce que je les connais mieux que les hommes.
Je n’ai jamais couché avec un homme, alors je les connais Cahiers. C’est le contraire du film sur la Chine.
moins intimement, je me connais moi-méme mais pas les
autres. Antonioni. Oui, mais les Chinois sont plus candides que les
Russes, les Russes ne m’auraient jamais permis de porter un
Cahiers. Pendant tout le film, c’est Niccolo qui tient le fil, regard sur leur réalité.
mais @ la fin, quand Ida lui apprend qu’elle est enceinte d’un
autre homme, il est perdu, il n’a plus le film en main. Cahiers. Pourquoi faites-vous votre prochain film aux Etats-
Unis ? Par rapport a Zabriskie Point vous émettiez des
Antonioni. Oui,mais il y a la séquence de la science-fiction, il réserves...
reprend le film en main, il écrit son scénario : Ah c’est comme
¢a, bon c’est fini. Antonioni. La, je n’aurai pas de problémes, c’est un film qui
se passe presque entiérement sur la mer, ce sont les rapports
Cahiers. Le développement du féminisme, le fait que le sta- entre un personnage et son équipage sur un yacht. J’ai rencon-
tut des femmes ait changé dans la société, est-ce que ¢a les rend tré des producteurs qui m’ont demandé si j’avais des projets et
plus difficile a comprendre qu’avant, ou est-ce que ¢a n’a pas je leur ai fait une proposition qu’ils ont acceptée. En Italie, on
beaucoup changé ? m’avait demandé de tourner un roman que je n’aimais pas, et
puis c’était avec un producteur terrible avec lequel je ne peux
Antonioni. Je crois que lorsqu’on parle de féminisme, il fau- pas travailler. J’ai donc accepté pour des raisons pratiques
drait faire une distinction entre les féministes qui sont une caté-
mais aussi j’ai envie de tourner un deuxiéme film aux USA.
gorie de femmes et les autres qui sont trés différentes. Peut-étre J’aime beaucoup |’Amérique, je n’ai pas un défi a lancer.
a-t-on du mal a comprendre les féministes, mais on comprend L’endroit ot je vais tourner est une ville moyenne en Floride,
les autres qui sont la majorité. Les féministes sont l’expression un endroit assez beau ov tout est statique, ou les gens sont tous
totale d’un besoin de libération, mais aujourd’hui il y a un cer-
riches, il y a des pauvres mais ils sont Cubains ou Portoricains.
tain retour en arriére.
Cahiers. Pourquoi le faites-vous a Miami ?
Cahiers. Quand vous avez commencé @ faire des films
comme La dame sans camélias, c’était vraiment sur V’aliénation Antonioni. Parce que c’est l’endroit qui colle avec l’histoire,
de la femme qui croit qu’elle va devenir une star. mais je tourne trés peu sur la terre.
ENTRETIEN AVEC MICHELANGELO ANTONIONI 65

Michelangelo Antonioni avec ses acteurs Mark Frechette et Daria Halprin sur le tournage de Zabriskie Point

Cahiers. Votre producteur est-il un Major ou un indépen- m’ont jamais fait de propositions.
dant ?
Cahiers. Vous avez écrit cette histoire avec un Américain ?
Antonioni. C’est une compagnie franco-américaine avec de
Vargent européen et américain avec un budget de presque 8 Antonioni. Non, moi-méme, je suis parti d’un fait divers en
millions de dollars. C’est le film le plus cher que j’ai réalisé Italie et puis j’ai inventé une histoire et on a fait un découpage
jusqu’ici. De toute facon la-bas on ne peut pas faire de film pas avec Mark Peploe qui est l’auteur de Profession reporter, et on
cher, avec le systéme des syndicats. Les acteurs choisis sont est en train de le perfectionner. On va tourner début mars.
Robert Duvall, Jo Pesci, (le frére de de Niro dans Raging Bull) Mais j’ai du mal 4 sortir de Identification d’une femme, entre
peut-étre Gassman, et un autre acteur important dont je ne le Festival de New-York, le sous-titrage en anglais en frangais,
peux pas dévoiler le nom, il y aura aussi une femme. Son titre les doublages, la promotion...
est The Crew. Le film sera assez cru mais avec de |’humour,
c’est une dréle d’histoire. Cahiers. Je suis intrigué quand vous dites avoir achevé une
période qui est peut-étre toute votre vie pour passer a autre
Cahiers. Pouvez-vous nous parler du cinéma italien ? chose.
Antonioni. Qu’est-ce que c’est aujourd’hui que le cinéma Antonioni. Je le pense. Je ne sais pas combien du vieux moi
italien ? Il n’y en a pas. Il y a des films comiques italiens, faits je mettrai dans mon prochain film. En tous cas dans ce film les
pour la plupart avec les avances distributeurs. A l’heure conflits émergent de situations naturelles, la mer, les tempétes,
actuelle, il faudrait faire un film qui cofiterait 400 millions de ce ne sont pas des intellectuels.
lires et pas plus !
Cahiers. C’est votre aspect violent ?
Cahiers. Et en France vous n’avez jamais eu envie de tour-
ner ? Antonioni. J’espére faire un film violent et moins réaliste.

Antonioni. Je dois dire que non. Je n’ai jamais couru der-


riére les producteurs. J’ai eu une proposition il y a deux mois
de votre télévision, mais tourner une télé... je préfére le
cinéma. Les producteurs francais, Gaumont par exemple, ne Entretien réalisé par Serge Daney et Serge Toubiana.
jeune fille qu’elle attire dans les flots, et qu’en méme temps elle réveille dans le cceur du
gargon, Zushio, une humanité a laquelle il sétait si longtemps fermé ? Est-ce simplement
parce qu’il est appelé en premin i
Il ne faut pas oublier que ETON ne par ole, que lui rappelle la
Mére dans la derniére réplique du film. La douce et fidéle Anju n’a rien regu de tel. Entre la
voix de la mére, a laquelle elle est toute entiére ouverte, et elle-méme, elle n’a rien, aucune
référence directe a la parole pater Ae
Quand cette voix acousmatiq Ae MOEX ier fois sur le bord du lac, Zushio
n’a pas voulu la reconnaitre, ile e fermant au pouvoir de cette
voix. La fille. Anju, qui est oA Bho iEIN Fe MEA de suite. Zushio garde en
lui-méme un lieu ot il se recueille, Se ferme et se protege. Anju n’a rien a elle.
Frere et Sceur cassant ensemble la branche d’un arbre, pour une « Mére » ; proximité
d’un rivage, voix acousmatique de la Mére appelant leurs noms conjoints — telle est la figure
qul, reconstituée des années aprés, dénouera la longue période de cs ion, d’enfermement
et de latence qu’ont vécu les deux jeunes gens yuvelle naissance et
l'autre a son sacrifice, a sa mo=s
Dans toutes le uand on les mutile.
La voix de la Mére es que les séparations
multiples dont cette h ts, puis les enfants
de la Mere, puis le Fré Is etle Mere, pour
se retrouver sanglotat
On pourrait aus e d’autonomie, et
que la Mere s “empress ‘n vocal, pour les
enchainer a son inquiéi de si sa premiere
inquiétude est pour Zus uter sur un tronc
darbre en travers d'un
L’eau est féminin de ce quin’a ni
lieu ni limites sion ne lui que une limite.
Le motif des lim, x2 des limites du
domaine de l’intendant es <s 4ére une prison
qui la coupe de ses enfan- Pw.. Lasse) l’enferme encore plus
dans les limites de son coi el Sort d’ elle, et qui s’envole loin, est d’autant plus
déchirante.
L’eau. dans ce film, est séparation, danger, mort. La voix de la Mére est ce qui subvertit
les limites. ce qui traverse le temps et l’espace, mais pour la jeune fille, qui ne peut rejoindre sa
Mere que dans la mort. la fusion avec l’eau, elle est invitation a la perte.
Nous nous sommes parfois posé la question, qui peut sembler absurde : qu’est-ce qui
aurait changé. si L'Intendant Sansho avait été un film muet, laissant imaginer la voix de la
Mere ? A part bien sir de la faire réellement entendre (mais de quel poids est ce : réellement) ?
BULLETIN DE COMMANDE LA VOIX AU CINEMA 78 F

HEN ONTT SMe puis cdr Tac RR cars Se ese ta Gals Ne MM tee ae ary PEO eee leben! Ya scncal-e aon wlliek ts 48 SiseeaeG

Adresse ‘ igre a6 Nee etn MCA OE ORAS RG gy, ic te, See ides 5 RRR et Les ES Pat ee 2a eee

eae regi Crimea | oll) Rea a 5 ela ad ROM a vie Kil! AUR aI RES wp ores Meise 2 Grell Wateiate

A envoyer aux Cahiers du Cinéma


9, passage de la Boule-Blanche, 75012 Paris
20 F
N° 342 DECEMBRE 1982
« IDENTIFICATION D’UNE FEMME » DE MICHELANGELO ANTONIONI
Entretien : La méthode de Michelangelo Antonioni, par Serge Daney et Serge Toubiana. L’exercice et la répétition,
par Alain Bergala. Signe particulier : néant, par Guy-Patrick Sainderichin pi 5
« E.T. » DE STEVEN SPIELBERG
Spielberg, E.T. et le dessin animé : L’été de E.T. par Bill Krohn. Peut-on étre et avoir E.T. ? par Jean Narboni p. 16
HOMMAGE. Monsieur Tati, par Jean Louis Schefer . Ot
« LA NUIT DE LA SAN LORENZO » DE PAOLO ET VITTORIO TAVIANI
Entretien : Le cinéma double de Paolo et Vittorio Taviani p. 36
ECRIT SUR L’IMAGE. « Proust et la photographie » de Jean-Frangois Chevrier : Quand s’écrit la photo de cinéma,
par Raymond Bellour p. 44
CRITIQUES
Je tue donc je suis (La Vengeance est a moi), par Yann Lardeau. La femme indifférente (Wanda),
par Yann Lardeau. Un policier en quéte de son colt (Chien enragé), par Alain Philippon p. 47
NOTES SUR D’AUTRES FILMS.
L’As des As, La Balance, Le Quart d’heure américain, Avec les compliments de I’auteur, La Cote d’amour,
Firefox, Maman Ixe, De Mao a Mozart, Alexandre le Grand, Les Misérables, Supervixens, Tron. p. 54

LE JOURNAL DES CAHIERS N° 29


page | Editorial. L’affaire, par Serge Toubiana. page X Une semaine de cinéma frangais a Naples, par Yann Lardeau.
page | Le Havre acclame Napoléon, par Alain Bergala. page X Publicité. Rétrospective de cinéma et télévision publicitaire :
page Ill Ils ont travaillé sur « Une chambre en ville ». Entretien avec 10 ans déja !, par Yann Lardeau.
Bernard Evein: Profession, décorateur, par Serge Le Péron et Guy- page XI Variétés : Tournages aux U.S.A., en France, Court-métrage,
Patrick Sainderichin. Entretien avec Michel Colombier : Profession, Bréves, bréves...
compositeur, par Michel Chion. page XII Mon bloc-notes, par Louis Skorecki.
page V Dominique Sanda, l’intelligence du coeur, par Alain Philippon. page XII Vidéo. En attendant le pére Noél, par Jean-Paul Fargier.
page VI La 4° chaine britannique et le cinéma : Une bouffée d’oxygéne page XIIl Photo. Entretien avec Cindy Sherman: «Les poses de
pour le cinéma britannique, par Dominique Joyeux. Cindy », par Paul Pourreau et Jacques Ristorcelli.
page VII Festivals. Septembre a la Havane, par Charles Tesson. page XIV Les livres et l’édition. Pasolini dans les mains de Fernandez,
page VIII Post-scriptum cubain : Films chinois en boite, par Charles par Yann Lardeau.
Tesson. page XV Le catalogue du cinéma expérimental, par Christian Des-
page IX Forum de Kamarina : Méditerranées, par Serge Toubiana. camps. « Mes cinquante meilleurs films », par Christian Descamps.
page IX 30ans de cinéma expérimental: Quelques questions au page XVI Informations. Olivier Froux.
cinéma expérimental, par Alain Philippon.

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