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IMAGES documentaires 21
2ème trimestre 1995
Catherine Blangonnet
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Sommaire
Introduction Page 9
Fictions du visible,
par Gérard Leblanc Pagc ai
Films
Notes de lecture
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Le cinéma direct,
et après ?
Introduction
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garde s'est institutionnalisée à son tour, un consensus
s'est établi autour d'un « cinéma du réel » garant d'une
plus grande authenticité. Mais tout le monde a toujours
su que l'acte de filmer transformait la matière enregis-
trée et que le montage était u n e « manipulation pro-
ductrice de sens, d'effet de structure » 2/. Aujourd'hui
le terme de « cinéma direct » semble être devenu sim-
plement synonyme de cinéma documentaire 3/.
Encore faut-il filmer avec un point de vue, ne pas
seulement « décrire des p h é n o m è n e s mais leur faire
rendre raison », comme l'écrit François Niney. Gérard
Leblanc a choisi d'analyser le cinéma consensuel de
Raymond D e p a r d o n , dernier avatar du « cinéma di-
rect ». A travers Faits divers, il m o n t r e qu'il s'agit là
d ' u n cinéma qui veut n o u s d é b a r r a s s e r de toute
conception a priori sur u n sujet, d'un cinéma qui ne
prend pas position mais qui a des « préoccupations
fictionnelles extérieures à la réalité filmée ». Il se rend
prisonnier ou complice de la mise en scène des insti-
tutions dont il croit dévoiler le fonctionnement. Qu'en
est-il alors de la question du corps, posée par Jean-
Louis Comolli ? De la c o m p l i c i t é e n t r e filmeur et
filmé ? Le cinéma de Depardon est-il réellement le ci-
néma de notre temps, aussi impuissant et affaibli que
nos démocraties ?
On ne pouvait pas interroger le cinéma direct au-
j o u r d ' h u i sans aborder la question de la vidéo. L'ap-
propriation par tous des outils vidéo n'est-elle pas une
nouvelle révolution ? La vidéo ne permet-elle pas de
s'approcher encore plus près, de « filmer l'intime »,
litre d'un débat organisé pendant Cinéma du réel cette
a n n é e . P e u t - o n parler d ' u n « q u a t r i è m e âge du ci-
néma » ? Annick Peigné-Guily m o n t r e les limites de
ce cinéma d'amateur fasciné dans l'enrcgistrement-
contemplation de la p o r n o g r a p h i e ou bien des pro-
grès de la maladie et de la mort, devenant obscènes
lorsque la télévision ou la vidéo s'en emparent. Mais
elle montre également q u ' u n cinéaste peut faire d'un
film de famille, d'un film sur la naissance et la mort,
« une réflexion philosophique ».
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« Questions d'esthétique et d'éthique à la fois, dont
la cohérence s'appelle le style », écrit François Niney.
Celui-ci s'interroge sur l'usure du cinéma direct, « sa
capacité artistique non pas à reproduire le monde mais
à l'interroger ». Dans un article de synthèse, il traite
de l'ensemble des questions qui se posent aujourd'hui
au cinéma documentaire, reprenant la distinction de
Serge Daney entre l'« image de cinéma » et le « visuel
de télévision ». Il dénonce notamment l'influence de la
sociologie, science descriptive, utilisant les techniques
du direct p o u r décrire des p h é n o m è n e s qui restent
privés de sens.
S'il est vrai, comme l'écrit Jean-Louis Comolli, que
le cinéma désire « filmer l'extérieur pour découvrir
l'intérieur, filmer l'enveloppe sensible des êtres et des
choses mais pour en deviner, en démasquer ou en dé-
voiler la part secrète, cachée, maudite », ce repli du ci-
néma (ou de la vidéo) sur l'intime, sur la connaissance
intime de notre semblable, notre « prochain », n'est-
il pas le signe non plus de notre indifférence, mais de
notre résignation, de notre impuissance à en changer
le sort ?
C.B.
Il
Lumière éclatante d'un astre mort
l'î
Un. Quel sens avait la révolution du direct ? Poussé à
l'enflure par u n e industrie avide et rigide, le cinéma
est devenu, à la fin des années 5o, une machine lourde,
coûteuse, distante et artificieuse. L'utopie du cinéma
direct, à la suite de la Nouvelle Vague et des premiers
films de J o h n Cassavetes, est bien de (re) familiariser
le cinéma. De le ramener vers la simplicité de ses dé-
buts en le mêlant de nouveau à l'ordinaire de la vie.
Les p r e m i e r s films L u m i è r e La Sortie des usines
Lumière a u s s i b i e n q u e Le Déjeuner de bébé
n'étaient-ils pas d'abord des films de famille ? L'en-
registrement léger du son synchrone fait apparaître
un nouveau lien entre parole, durée et corps. La n o -
tion de « performance » entre en jeu. Celle de prise
unique. Une ciné-tauromachie. C'était sans doute par
là quelque chose du rêve vertovien d'une « vie filmée
à l'improviste » qui s'accomplissait, qui pouvait enfin
se réaliser mieux q u e Vertov lui-même n'avait pu le
faire 1/. C'était surtout — par l'enregistrement syn-
chrone de la parole incarnée — un nouvel accès à la
sphère du spectacle qui s'ouvrait pour le m o n d e in-
time des êtres.
En un mot, la révolution du cinéma direct revient
à rapprocher la machine de l'homme, son utilisateur
aussi bien q u e son sujet, l ' h o m m e filmant c o m m e
l ' h o m m e filmé. « L ' h o m m e à la caméra » doit s'en-
tendre désormais comme homme-de-part-et-d'autre-
de-la-caméra. Avec la caméra portée et les micros plus
légers, l'outil se plie au corps, la t e c h n i q u e devient
vêtement, la machine tend vers la prothèse. Tout ceci :
m a c h i n e plus légère, m o i n s r i g i d e , m o i n s t e c h n i -
cienne, moins coûteuse, plus facile à manier, à trans-
porter, à financer, se traduit à la fois par une subver-
sion des m a n i è r e s de faire i n s t i t u é e s , p a r u n
d é b o r d e m e n t des monopoles de production, par u n e
b a n a l i s a t i o n , enfin, du geste c i n é m a t o g r a p h i q u e .
Filmer devient le possible de chacun. En ce sens, la ré-
volution du direct réussit au-delà de ses utopies fon-
datrices. Les kinoks de Dziga Vertov ont aujourd'hui
définitivement pris le pouvoir.
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Deux. Faut-il rire de ces touristes actuels qui visitent
Rome ou Paris à travers le viseur de leur caméscope ?
Ont-ils tort de filmer au lieu de tout simplement re-
garder ? Je n'en suis pas sûr. Je n'oublie pas, d'abord,
cette vérité godardienne qui dit q u e pour voir, il faut
filmer. Je me dis, ensuite, que dans un m o n d e bariolé
par la publicité, couvert d'écrans, épuisé de pixels, de-
venu manteau d'Arlequin de la comédie du spectacle,
le geste de filmer soi-même, s'il est devenu banal, n'est
toujours pas anodin. Il pourrait s'agir par exemple de
tisser son propre fil dans la tapisserie labyrinthique
des représentations, ce qui n'est pas tout à fait rien.
Mais je dirais surtout qu'il s'agit de ramener du corps,
le sien, dans le spectacle. Celui qui porte la caméra
fait corps avec elle. Par là, il ramène u n peu de lest
humain dans la fantasmagorie généralisée du spectacle
marchand.
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Moi un noir ou Gare du Nord, de Jean Rouch. Le ci-
néma est un art ambitieux. Ce qu'il désire, c'est que
le dedans se livre dans le dehors. Filmer l'extérieur
pour découvrir l'intérieur, filmer l'enveloppe sensible
des êtres et des choses mais pour en deviner, en dé-
masquer ou en dévoiler la part secrète, cachée, mau-
dite. Inscrire le visible comme palimpseste qui ren-
ferme l'invisible et, en même temps, y donne accès. Le
direct, par cette danse des corps avec la machine, dé-
veloppe une intimité rythmique jamais accessible au-
paravant sauf par l'imagination, la poésie ou le ro-
man.
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cinématographique) et (au moins) un corps (humain
ou animal). De cette rencontre naît un enregistrement
unique, non répétable, non simulable. Et ce qui a
été enregistré n'est en dernière analyse que la rela-
tion de quelque chose d'humain avec quelque chose
de machinique. En marge de la volonté de puissance
que manifeste toute mise en scène, vient se combi-
ner mystérieusement (la cinégénie) ce qu'il y a
toujours d'impensé dans une machine, dans une
technique, avec ce qu'il y a encore d'impensé
d a n s un c o r p s . C o m b i n a i s o n s a l é a t o i r e s .
C o n c o r d a n c e s ou d i s c o r d a n c e s f o r t u i t e s .
Adéquations ou décalages accidentels. Quelque puis-
sante qu'elle soit, toute mise en scène bute sur la li-
mite du hasard. L'inscription vraie est l'épreuve de
modestie du cinéaste. Les failles qu'elle révèle,
comme les mille incidents qui, transperçant tout
contrôle, font de chaque combinaison d'énergie et
de matière une aventure singulière, voilà ce qui, dans
l'ordre de la représentation, traduit la pression du
réel l'impossible du récit, la fuite du calcul. En
même temps qu'une situation plus ou moins scéna-
risée, qu'une relation plus ou moins mise en scène,
qu'une parole plus ou moins dialoguée, l'inscription
vraie est l'acte d'enregistrement d'une multitude d'ef-
fets de réel. Le plus souvent, ils ne font que la nimber
d'une poussière imperceptible et pourtant glorieuse :
celle de l'impression de réalité. D'autres fois, déci-
sifs, ils déchirent les formes et font vaciller le sens :
lapsus et actingout livrés « en direct ».
Le temps est ici la dimension majeure. L'inscrip-
tion vraie est d'abord l'inscription du temps. Elle ré-
sulte de la combinaison du temps joué (devant la ca-
méra) et du temps m é c a n i q u e (vingt-quatre
photogrammes par seconde). Enregistrer une scène
revient à s'exposer à une durée. Seule la durée réelle de
l'enregistrement filmique ouvre la porte aux effets de
réel. C'est parce que le ruban défile dans le temps que
quelque chose s'y inscrit réellement, que du réel s'y
retrouve.
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Six. J'avancerai cette proposition : au cinéma comme
à la télévision, le « direct » n'est q u ' u n e variante exal-
tée de l'inscription vraie. Exaltée, parce qu'elle ouvre
à la possibilité — plus ou moins leurrante de Jouir
de la d u r é e d ' u n e action r e p r é s e n t é e en temps syn-
chrone. Le temps synchrone est celui où le spectacle
s'empare d e moi, spectateur, en me donnant, comme
au théâtre ou au manège, le sentiment d'être le contem-
porain exact du déroulement de la représentation de
« la vivre ». La perception de la durée et la durée de la
perception paraissent coïncider. C'est patent dans le
cas du direct télévisé. Inscription et diffusion y sont
synchrones. Tel n'est é v i d e m m e n t pas le cas du ci-
néma, m ê m e « direct ». Filmant ce qui se passe en sa
présence (devant ou derrière elle, peu importe, mais
avec elle), la machine cinématographique filme tou-
jours au présent. Et q u a n d ce sont des corps, la ca-
méra inscrit sur la pellicule, un certain nombre de fois
par seconde, ce présent-là des corps qui se présentent
à elle. Paradoxe du cinéma : la trace inscrite est tou-
jours au passé, mais elle porte toujours avec elle le pré-
sent de l'inscription. Eternel présent. Pourquoi ? Parce
qu'il s'agit du présent de la projection. Les images et
les sons qu'elle manifeste à mes sens s'inscrivent au
présent de m o n écran mental. P r é s e n t absolu de la
perception. Partage du p r é s e n t : ce qui s'inscrit sur
l'écran et ce que, spectateur, j e suis en train de vivre,
sont dans une assez grande coïncidence.
Pourtant, l'ici-et-maintenant de la projection ne re-
produit l'ici-et-maintenant de l'inscription vraie que
comme un leurre. Leurre essentiel. Cette illusion qui
fonde le cinéma. Ce qui s'enregistre au présent sur le
ruban filmique et qui se déroule au présent sur l'écran
de la projection, n'est que l'illusion d'une synchroni-
cité. Comment le spectateur ne saurait-il pas qu'entre
la « prise de vues » et la projection, tout u n labyrinthe
de temps et de matières a été parcouru ? 11 le sait bien,
ce qui ne l'empêche pas de percevoir le mouvement
du film au présent de la projection. Leurre il y a, li-
b r e m e n t consenti, q u a n d je perçois au présent non
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pas la réalité actuelle de la projection, mais celle, in-
actuelle, de l'inscription vraie. J'opère u n collage spa-
tio-temporel qui ramène sur l'écran et dans la durée de
la projection, un lieu et un temps qui étaient ceux de
la scène. Le cinéma direct d'abord (voir Shadows ou
Faces de Cassavetes), puis le direct télévisé, n'ont cessé
de j o u e r sur cette dimension du p r é s e n t — de pro-
duire des effets de présent.
Sept. Cela veut dire que le cinéma filme non pas les
êtres ou les choses en tant que tels (bien qu'il soit ras-
s u r a n t d e le croire), mais qu'il filme leur relation au
temps les relations des êtres et des choses au temps
de la prise d e vue, et, corollairemcnt, au t e m p s d e
l'écran mental. Le cinéma rend sensible, perceptible,
et parfois directement visible, ce qui ne se voit pas :
le passage du temps sur les visages et sur les corps. Le
cinéma direct a rendu visible ce qui ne l'était pas (pas
vraiment) avant lui : la fatigue du corps d'un acteur
pendant la durée d'une bobine de film, les dix minutes
(par exemple) du plan-séquence de Gare du Nord (Jean
Rouch).
Car, paradoxe parfait, le temps synchrone qui fait
battre au m ê m e rythme le spectateur et le spectacle
est à la fois le temps du passage du temps, de l'usure,
de la fatigue, et le temps du sens suspendu. Au fil du
temps du film, je suis témoin du vieillissement, même
infime, des êtres et des choses filmés. Et, à la fois, à
l'inverse de cette flèche temporelle qui perce tout d'une
sorte de fatalité, j e n'ai aucune certitude ni sur le dé-
v e l o p p e m e n t de la représentation, ni sur sa fin. Le
spectateur postulé par le direct est u n spectateur ou-
vert à toutes les vicissitudes non seulement du récit
mais du cours même de la représentation. Spectateur
s u s p e n d u aussi bien à la p e r m a n e n t e attente d ' u n e
toujours possible interruption, panne ou accident, qu'à
l'interminable prolongation du jeu, par abondance ou,
à l'inverse, m a n q u e de r e b o n d i s s e m e n t s . L'effet de
réel j o u e dans les deux directions. Réversibilité du di-
rect. Le modèle de cette forme ouverte de la repré-
sentation reste la corrida : une scène, un public, des ac-
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teurs, du rituel, et pourtant chaque seconde reste of-
ferte à l'aléa, tout peut à tout moment verser dans l'ac-
cident ou la mort, ou bien s'étirer dans l'ennui sans
fin d'une course manquée.
Autant que l'expérience de la fatigue et de la mort,
le direct inscrit le battement du plein et du vide. Toute
sa magie réside dans cette suspension. Règne de l'in-
certitude. Mettre en scène c'est ici mettre les corps en
attente et le temps en suspens. Celui qui voit le film,
comme celui qui le cadre et celui qui est cadré sont
dans u n e suspension du sens qui se Iraduit — et c'est
là l'effet de présence du direct - par une insistance
des affects. Transcrire le vivant fusionne! par la fusion
entre une machine et des corps. Ce temps suspendu est
celui de la jouissance.
* J e a n - L o u i s Comolli
Cinéaste français. Rédacteur en chef des Cahiers
du cinéma de 1966 à 1971. A réalisé une vingtaine
de documentaires depuis 1968 et six films de fiction.
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Fictions du visible
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Ce courant cinématographique, apparu dans les
années 1960 et qui s'affirme dans les années 1970 et
1980, est au moins autant l'expression d'un état de la
société que d'une évolution des techniques de prise
de son et de prise de vues. Une fringale de visibilité
succède au documentaire soi-disant objectif des an-
nées rgSo (où un commentaire en voix off oriente le
spectateur dans l'interprétation des images) et résiste
au documentaire partisan et subjectif des années 1968,
qui se voulait en prise avec les transformations du
monde. Il n'est plus besoin de parler sur ce que la
caméra enregistre. La réalité se montre et s'énonce
simultanément et dans le même mouvement.
Le monde n'est plus à transformer, ni même à
«constater". Il est à voir, à observer. Tout discours de
type idéologique, et a fortiori tout discours de pro-
pagande politique, ouverte ou masquée, doit être dé-
passé. Davantage encore, il faut se débarrasser de
toute conception a priori que l'on pourrait avoir sur
une réalité donnée. Ces représentations a priori nous
empêchent de regarder et d'écouter, de découvrir le
monde tel qu'il est. Il est nécessaire de retrouver une
virginité du regard et de l'écoute. Nécessaire d'aller
y voir pour savoir ce qu'il en est réellement de l'état
des choses.
Il n'y a pas lieu d'effectuer une enquête préalable
sur la réalité qu'on envisage de filmer. Le temps du
filmage se substitue au temps de l'investigation (jour-
nalistique) ou de l'enquête (sociologique). Le cinéaste
s'efforce d'imposer la présence de la caméra aux ins-
titutions qui se dérobent au visible. La société doit
se montrer dans tous ses rouages et mécanismes, y
compris ceux qui pourraient sembler à première vue
répressifs (police, justice, psychiatrie).
Si le cinéma du visible est supposé pouvoir faire
reculer les préjugés et les conceptions a prioristes -
celles qui empêchent de voir comment sont vraiment
les choses -, il revendique dans le même mouvement
une société transparente, où il serait possible, entre
mille et un exemples, de filmer des programmateurs
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de télévision en train d'élaborer leur grille, une prise
d e d é c i s i o n d a n s u n c o n s e i l d ' a d m i n i s t r a t i o n ou
m ê m e dans u n ministère. Pourquoi la société se mé-
fierait-elle d'un cinéma qui ne prend pas position et
se contente de restituer ce que la caméra enregistre ?
Naïveté retrouvée d ' u n cinéaste redevenu vierge.
La réalité c o m m e si vous y-en-étiez, et c o m m e si
le cinéaste n'y-n'en-était pas. Le cinéaste du visible
tend à l'invisibilité. Avec son matériel allégé et syn-
chrone, c'est comme s'il n'existait pas. La caméra n'est
pas cachée, elle se fait oublier. Ce qui a lieu devant
elle se serait d é r o u l é de la m ê m e façon en son ab-
sence. Le tournage n'a pas pour objectif de modifier
la réalité filmée. La caméra n'en est pas une actrice.
Elle peut être mobile ou immobile et, de ig83 (Faits di-
vers) à 1994 (Dé/itsflagrants), Depardon passe de la ca-
méra portée du journalisme de reportage à la caméra
fixe, évoquant un dispositif théâtral. Mais qu'elle soit
mobile ou immobile, la caméra n e participe pas à ce
qui a lieu devant elle. Mobile, elle suit l'action, voire
l'anticipe. Immobile, elle l'enregistre à partir d'un ca-
drage qui ne change jamais. Il s'agit de deux stratégies
différentes de captation du visible, mais dans les deux
situations, le cinéaste est hors-jeu.
Ceux qui sont filmés ne savent pas toujours qu'ils
le sont et, parfois, ils s'en aperçoivent. Ainsi en va-t-il
de l ' h o m m e au portefeuille perpétuellement volé de
Faits divers. Regard vers cette caméra à laquelle il n e
s'attendait pas. « N'ayez pas peur », lui dit le policier
a u p r è s d u q u e l il est venu p o r t e r plainte, Monsieur
fait un film sur la police et les rapports de la police
avec des gens comme vous ». Il y a ceux qui se savent
filmés (les policiers) et ceux qui l'ignorent « les usa-
gers »). C'est qu'il a bien fallu o b t e n i r les autorisa-
tions de tournage. On ne peut installer u n e caméra
dans un commissariat de police sans que ça se sache.
Si le cinéaste n ' i n t e r v i e n t pas, s'il n e p r e n d pas
position, il n ' e n est pas moins présent d a n s les déci-
sions de filmagc et davantage encore au montage. Il
est impossible de filmer sans u n e conception préa-
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lable du cinéma qui se matérialise dans des choix
techniques. Et la voix off, qu'on avait crue disparue,
fait un retour inattendu au montage lorsqu'il s'agit
d'assembler, on ne dira pas les scènes, mais les mor-
ceaux ou tranches de vie enregistrés par la caméra.
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est plus ouverte que ne le fut jamais aucune œuvre.
Il arrive parfois récompense suprême du repor-
ter que la télévision permette au direct de rencon-
trer l'histoire. Tout se noue et se dénoue sous nos
yeux. Merveille des merveilles : chaque instant qui
passe pèse aussi lourd que l'accumulation des siècles.
L'instant se dilate aux dimensions de la longue durée.
Le présent, saisi dans son instantanéité, contient à
la fois le passé dont il se détache et l'avenir sur le-
quel il ouvre.
Pour séduisant qu'il soit, ce schéma idéalisé d'une
réalité qui se scénariserait elle-même se heurte à deux
objections : d'une part, la réalité n'est pas aussi in-
organisée qu'il y paraît dans les représentations qu'on
en donne. Toute situation de rupture historique ou
sociale est précédée, préparée, par des changements
qui demeurent invisibles, car ils sont beaucoup plus
malaisés à saisir et jugés peu spectaculaires. Leur
prise en considération rétrécit toutefois considéra-
blement le champ du spontané et de l'imprévisible.
D'autre part, nous tendons à projeter sur toute réa-
lité nos propres scénarios, liés aux automatismes de
la vie quotidienne ainsi qu'à nos intérêts, à nos ca-
pacités et à nos dispositions du moment, et ces scé-
narios sont passablement paresseux et réducteurs.
La réalité est évacuée dès qu'une structure dra-
matique préalable à sa saisie est plaquée sur elle. Or
la plupart des scénarios dits « du réel », y compris les
directs qui font coïncider le temps de la saisie du vi-
sible avec celui de sa transmission, empruntent à des
constructions fïctionnelles parfaitement repérables
dans les genres cinématographiques et télévisuels.
La plupart des scénarios dits « du réel » ne sont que
des scénarios de fiction transposés et déplacés.
Le magazine de TFi, Chocs (1989), produit par
Pascale Breugnot, est exemplaire à cet égard.
D'illustres inconnus y sont invités à scenariser leur
vie, pour autant qu'elle ressemble à un film. Leur vie
est une fiction dont ils peuvent témoigner qu'elle est
vraie, puisqu'ils l'ont vécue. Ce renversement peut
2.-)
même s'opérer au détriment du cinéma. Un des su-
jets-vedettes du premier numéro de Chocs fait état de
la fascination éprouvée par un jeune couple pour une
banque découverte dans la nuit, éclairée, ouverte et
déserte. Ils vont au cinéma peut-être voient-ils un
film policier mais ne peuvent s'y distraire. Ils re-
pensent à cette banque, elle occupe leur champ de
vision. Le scénario du réel se substitue progressive-
ment au scénario de fiction. Ils ne tiennent plus en
place au cinéma, il leur faut absolument sortir de la
salle pour retrouver « leur » banque : immédiatement
et sans attendre la fin du film. Comment une banque
peut-elle s'offrir ainsi dans la nuit à n'importe qui ?
La question fourmille de multiples réponses scéna-
ristiques et ces réponses ne se trouvent pas dans les
films policiers.
On dira qu'il s'agit là de ficelles bien grossières. Il
est des fils plus subtils, c'est vrai, fis ne nous atta-
chent pas moins à la même démarche. Dans un film
comme Faits divers (produit également par Pascale
Breugnot, véritable plaque tournante du documen-
taire institutionnel, mais pour A2), la réalité filmée
la vraie vie d'un commissariat parisien est recons-
truite, au filmage et surtout au montage, à partir de
préoccupations fictionnelles extérieures à cette réa-
lité : recherche systématique du plan séquence, di-
versification et dosage des émotions proposées au
spectateur, alternance entre temps forts et temps
faibles, montée de la tension dramatique assortie d'un
climax (un suicide « réussi »). La vie ressemble au ci-
néma, à moins que ce ne soit l'inverse. On finit même
par se demander si Depardon n'a pas choisi de fil-
mer certaines personnes parce qu'elles ressemblaient
à des personnages secondaires, dans la grande tradi-
tion du cinéma français. De pittoresques psychiatri-
sés ou psychiatrisables délirent leur vie devant
nous et nous font passer soudain du drame le plus
affreux à la plus franche comédie.
Les règles codifiées de la fiction constituent, dans
l'immense majorité des scénarios du réel, une grille
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d'interprétation de la réalité. Toutes les formes de
réductionnisme peuvent trouver dans la réalité ce
qu'elles viennent y chercher. On peut très aisément
réduire la vie à un drame psychologique, à une che-
vauchée pornographique, à une comédie désopilante
ou même à un mixage de tous les genres existants.
Tout simplement parce que l'imaginaire des scéna-
ristes de fiction est lui-même issu d'un rapport ré-
ducteur et codifié à la réalité.
La suspension du jugement
On a trop regardé la réalité avec des lunettes idéolo-
giques. Ni la police, ni la psychiatrie, ni la justice ne
correspondent aux représentations que vous en avez.
Vous n'avez jamais eu le loisir disons l'opportunité
de les regarder fonctionner en vrai. Vous êtes pour
ou vous êtes contre. Pour une fois, suspendez votre
jugement. Regardez, écoutez. Vous apprendrez
quelque chose que vous ne soupçonniez pas.
Faits divers présente ainsi la police telle qu'elle agit
et non telle qu'on se la représente. Une question se
pose néanmoins. Pourquoi une institution aussi re-
pliée sur ses secrets s'ouvre-t-elle soudain à la ca-
méra de Depardon ? Le prestige du cinéaste serait-il
si grand qu'il lèverait d'un coup tous les obstacles ?
Sans doute n'est-il pas inutile de disposer d'un nom
un tant soit peu connu et de se présenter au nom
d'une chaîne de télévision, Ai ou Artc, mais cela ne
suffirait pas à ouvrir toutes les portes. Quel type de
contrat explicite ou implicite le cinéaste passe-t-
il avec les institutions qui l'autorisent à les filmer ?
Il n'en est jamais question dans les films, comme si la
question ne se posait pas. Ce silence frise la mal-
honnêteté mais il participe de la même entreprise de
naturalisation de la vie sociale que la conception du
filmage. La caméra se trouve là tout simplement. C'est
la réalité qui le veut ainsi et l'autorise.
Or le visible a des trous, d'ailleurs parfaitement
explicables. Comment reprocher à une institution
d'être mue par le désir de se faire bien voir ? La po-
28
lice a bien accepté de se laisser filmer, mais essen-
tiellement dans des situations où elle est appelée et
désirée, au moins par un des protagonistes de l'ac-
tion. Faits divers ne montre pas toutes les activités du
commissariat du 5e arrondissement sur une période
donnée, mais certaines d'entre elles seulement, prin-
cipalement Police Secours. Synecdoque. Dans ce
film, une des activités de la police Police Secours
signifie pour toutes les autres. Ce n'est pas que
Depardon n'ait pas eu le temps ni, on peut le sup-
poser, l'intérêt de filmer les autres, à commencer
par les plus ouvertement répressives. C'est qu'il n'a
pas été autorisé à le faire. La malhonnêteté consiste
ici à ne jamais le dire.
Depardon n'a donc pas filmé la vraie vie d'un com-
missariat parisien, mais la vie telle qu'elle est scéna-
risée et mise en scène par ce commissariat, dans la
visée tout à fait légitime et explicable de se faire bien
voir. La scenarisation policière comporte certes une
part d'imprévisible. On ne peut savoir à l'avance si
une tentative de suicide sera « réussie » (par contre,
il n'est pas indifférent de montrer et monter, comme
le fait Depardon, un suicide « réussi » après un suicide
manqué progression dramatique oblige). On ne peut
savoir à l'avance comment réagiront les protagonistes.
Les policiers doivent s'adapter à des situations dont
ils connaissent le canevas mais non l'exact déroule-
ment. Mais la scenarisation, maintes fois réalisée,
continue de leur appartenir et elle ne saurait être dé-
passée par les événements.
Humanisation du fait divers ? Humanisation,
plutôt, de la police. La police est humaine et, aussi
maladroite soit-elle, elle est utile. Un furtif contrôle
d'identité mis à part, elle n'intervient que quand on
la sollicite et dans des situations où, on peut le conjec-
turer, nul autre ne souhaiterait être à sa place. Qui
donc interviendrait dans une obscure querelle de fa-
mille maghrébine ? Qui donc écouterait avec autant
de patience cette jeune femme dont le chien a été
kidnappé ? (le policier qui reçoit la plainte a un demi-
2!)
sourire qu'il entend bien faire partager, en toute com-
plicité et connivence, au spectateur). Et cette autre
d o n t le c h é q u i e r a été volé ? Qui d o n c ferait vomir la
j e u n e empoisonnée en attendant l'arrivée du Samu ?
Qui neutraliserait une vieille dame qui a perdu la tête
et veut à toute force rester chez elle ? Par la médiation
du cinéaste D e p a r d o n , la police a réussi à redresser
son image et à la charger d'énergie positive. L'insti-
tution a réussi à retourner le visible en sa faveur. Elle
y a établi sa fiction.
T r o u b l e r la r e c o n n a i s s a n c e
Les fictions du visible donnent au spectateur l'illusion
qu'il est possible de tout voir alors que les institu-
tions sélectionnent ce qu'elles autorisent à montrer.
Elles mettent en scène les scénarisations implicites
du p o u v o i r . A u c u n e r é a l i t é o r g a n i s é e n e s a u r a i t
s'épuiser dans la captation du visible. On p e u t pen-
ser que c'est au contraire dans la construction d ' u n
écart entre la captation du visible et l'organisation de
la réalité q u e se situe l'essentiel du travail d'un ci-
néaste, aujourd'hui comme hier, quelle que soit l'évo-
lution des techniques.
Le processus cognitif sollicité par les fictions du
visible est celui de la reconnaissance. Contrairement
aux présupposés de départ, ce n'est pas la captation
du visible qui est susceptible de dessiller les yeux du
spectateur et de faire reculer a priori et préjugés. Bien
au contraire, elle les confirme et les renforce, cha-
cun projetant sur chaque nouveau visible ce qu'il sait
ou croit connaître. Et si le spectateur n'a jamais vu
ce q u ' o n lui m o n t r e , il adapte ce qu'il sait ou croit
savoir à ce que le cinéaste lui fait découvrir. Pour ar-
racher le réel visible aux prédéterminations, aux sché-
mas préconstruits, il est nécessaire de troubler la re-
connaissance. Le film fait passer le spectateur par un
stade où il ne reconnaît plus ce qui lui est le plus fa-
milier. C'est ce trouble de la reconnaissance qui per-
m e t d'aller du c o n n u à l'inconnu et d'enclencher u n
processus de q u e s t i o n n e m e n t et de connaissance.
30
II existe à chaque époque u n « réel documentaire »
qui cherche à présenter le réel visible pour la réalité
m ê m e . Les conventions c h a n g e n t mais l'entreprise
d e m e u r e . Il est possible que le documentaire selon
D e p a r d o n paraisse bientôt aussi éloigné de la réalité
q u ' u n documentaire ordinaire des années io5o.
* Gérard Leblanc
Auteur, entre autres, de Quand l'entreprisefait son cinéma,
Editions PUV et Cinéthique, 1983.13 heures/20 heures,
Le monde en suspens, Editions Hitzeroth, Marburg, 1987.
Georges Franju, une esthétique de la déstabilisation,
Editions Maison de la Villette et Créaphis, 1992.
•51
Dans la famille Lumière,
je demande le film
33
Autant de paramètres qui chatouillent la frêle déon-
tologie télévisuelle mais qui font de ce type de film u n
objet r e m a r q u a b l e d a n s la grille. Les r e s p o n s a b l e s
d'Envoyé spécial n e sont pas d u p e s du possible effet
pervers realityshow (mais cyniquement rentable en ma-
tière d'audience), et se prémunissent d'un avertisse-
ment avant diffusion. L'effet sera évidemment saisis-
sant à l'audimat. Mais ce n'est pas tout.
La démarche du père, qui est de faire de son film
privé u n film public, n e s'inscrit pas ici par hasard.
D'autres exemples surgissent dans le même temps. Le
film d'Hervé Guibert sur son sida, celui de ces deux
homosexuels américains, Silverlake life. Sida, famille
et vidéo. C o m m e si ces trois termes explosaient en
même temps. Le film de famille n e peut plus masquer
la réalité, alors il la projette. Jusque là, il est le véhicule
privilégié des é v é n e m e n t s heureux. Mariages, nais-
sances, voyages, anniversaires... Le réalisme n'est pas
son fort, et on n'y trouve nulle trace de scènes de mé-
nage, divorces, ou autres crises... Seules les images
d'Epinal de la famille familialisante. Un produit à usage
i n t e r n e , mal fagoté par le p è r e en général, qui sert
d'objet du culte dans les réunions de tribus ou de fa-
milles nucléaires. Un objet de culte domestique.
Pris dans la crise de la famille, de celle du couple, et
dans les rets d'un virus qui se transmet sexuellement,
le fdm d e famille, image d e l ' i n t i m e , aurait-il au-
j o u r d ' h u i des états d'âme ? S e prendrait-il à vouloir
outrepasser sa fonction : fixer les jours heureux ? Se
verrait-il, du coup, de portée universelle ? Ou ne peut-
il être q u ' u n objet manipulé à des fins qui, toujours, le
dépassent ? On se souvient, dans les années soixante,
que le cinéma underground a voulu voir dans le film de
famille u n e sorte de c i n é m a expérimental. C o m m e
James Broughton qui dans Nuptiae (1968) remonte le
film de son propre mariage tourné par Stan Brakhage.
Ou Jonas Mekas qui filme son retour en Lithuanie,
Réminiscences ofa Journey in Lithuania. A côté de ces
détournements, les cinéastes expérimentaux font aussi
du « film de famille », c o m m e l'explique L a u r e n c e
34
Allard 1/. La famille étant alors cette communauté d'ar-
tistes solidaires e n t r e eux. C o m m e ce film d e H a n s
Richter, Dream that money can buy (1944-1947) où l'on
reconnaît, entre autres, Jean Arp, Marcel D u c h a m p ,
Kernand Léger, Man Ray, John Cage, Max Ernst, etc.
Andy W a r h o l avait installé d a n s son atelier u n e ca-
méra qui filmait chaque visiteur à son entrée p e n d a n t
trois minutes. D'autres tiendront leur journal filmé,
comme Jonas Mekas ou Joseph Morder. D'autres col-
l e c t i o n n e r o n t les p o r t r a i t s , c o m m e G r e g o r y
Markopoulos qui fait défiler le tout underground amé-
ricain dans The IMac Passion. Où l'on retrouve la même
fonction qui est de fixer en image les contours d'une
communauté.
« Le c i n é a s t e a m a t e u r , é c r i t le c i n é a s t e S t a n
Brakhage 2/, en filmant les scènes d'un voyage, d'une
fête, de ses enfants, cherche à retenir le temps, à dé-
faire la mort. Or, l'acte de filmer en général peut être
considéré comme une extériorisation du processus de
la m é m o i r e . . . Voilà p o u r q u o i t o u t l'art du c i n é m a
émerge de l'amateur, du médium du film de famille. »
Tout a commencé avec Le Déjeuner de bébé, dans la fa-
mille Lumière. Pourquoi, depuis, le film de famille au-
rait-il quitté la famille cinéma ? Suspect sans doute
par son « innocence » même de film amateur, fabriqué
par les mêmes à qui il est destiné. Sans queue ni tête,
sans d é b u t ni fin. Avec des acteurs improvisés qui
s'obstinent à regarder la caméra. Avec u n cameraman
o m n i p r é s e n t à l'image. Qui j o u e du zoom, du trem-
blé, du flou et des cadrages extravagants. Mais comme
tout film, il n'existe q u e parce qu'il est regardé. Par
son public naturel qui ne lui fait jamais défaut, un di-
manche après le gigot. Mais il suffit de le sortir de la
salle à manger p o u r q u e ces images anodines pren-
n e n t u n autre tour.
Regardez donc ces images d'Hitler se balladant au
bord du Kînigsee ou p r e n a n t le café avec ses amis,
Cocbbels et autres, sur la terrasse du Berghof... Vu à
travers les yeux d'Eva Braun en Agfa color, il paraît
b i e n inoffensif ce petit m o u s t a c h u g u i n d é . E t ces
35
images retrouvées dans le b u n k e r d'Hitler auraient pu
fort bien servir un film de propagande destiné à ras-
surer son m o n d e sur la normalité du fiihrer. Ou, dans
un autre contexte, servir de c o n t r e - p o i n t à u n e
« Grandeur et décadence du l l l è m e Reich ». Chaque
détail est porteur de sens. C o m m e n t Hitler caresse le
chien, son costume bavarois, la séance de gymnastique
d'Eva... Peut-on supposer la caméra d'Eva Braun in-
nocente ?
Les publicitaires n e s'y sont pas trompés qui o n t
utilisé très tôt le film de famille à leurs propres fins.
Les lessives, les plats cuisinés, les cuisines en kit, la
lingerie... Rarement les voitures, les compil'ou les piles
où sont convoquées d'autres figures : vamps ou jeunes.
La fiction n'est pas en reste, qui use du film de famille
diversement, c o m m e modèle ou c o m m e accessoire.
D e p u i s Rebecca d'Alfred Hitchcock, Muriel d'Alain
Resnais, Portier de nuit de Lilianan Cavani, Dans la ville
blanche d'Alain T a n n e r j u s q u ' à La vie de famille d e
Jacques Doillon. La liste est longue des films où les
images amateurs ne servent plus vraiment u n e idéo-
logie familialiste. Les frontières s'avèrent souvent fluc-
t u a n t e s e n t r e film privé et film de fiction. Q u a n d
R o b e r t Flaherty filme la vie de Nanook, il navigue
constamment entre les deux. Lsant de l'anecdote, des
images privées, des m o m e n t s intimes, de la reconsti-
tution réaliste, pour réaliser finalement un film de fic-
tion documentaire.
Cette fonction ethnologique du film amateur n'est
aujourd'hui plus seulement perçue par les cinéastes
mais par les gens eux-mêmes. Une curieuse évolution
des cinéastes amateurs qui tient à plusieurs facteurs. La
présence domestique de l'image professionnelle par
le biais de la télévision. L'amélioration technique ful-
gurante des caméras à usage privé, du Pathé baby au
Sony handycam. La sensation conjuguée d'accéléra-
tion du temps et de rétrécissement d e l'espace e n ces
années de révolution technologique. Autant de pré-
textes à fonctionner en ethno-cinéaste amateur. Ou
affilié. En se filmant dans son intimité, le vidéaste ama-
36
leur fixe aujourd'hui moins l'éternité de la famille que
sa place fragile dans le temps qui s'écoule.
Johan Van der Keuken filmant les premiers pas de
son fds, r e p r e n a n t des s é q u e n c e s de sa femme en-
ceinte, les images d e son ami a u j o u r d ' h u i d é c é d é ,
monte un film de famille comme une réflexion philo-
sophique. La vie, la mort, le temps des Vacances du ci-
néaste. Le film de famille n'est q u ' u n m o m e n t arrêté
dans le flot. Christophe Otzenbcrger filmant lui aussi
sa femme enceinte en train de préparer la chambre du
petit a son idée derrière la tête. Représenter un autre
type de couple ? Exhiber publiquement son b o n h e u r
personnel ? Amateurs et cinéastes se servent de la ca-
méra comme d'un instrument de communication. Pour
les m e s s a g e s p e r s o n n e l s , les i n f o r m a t i o n s , les ré-
flexions. Une caméra-stylo. Un film épistolaire. Un mail
art parfois.
Avec Mourir à trente ans de R o m a i n G o u p i l ou
Journal intime de Nanni Moretti, c'est un autre type de
film de « famille » qui est convoqué p o u r n o u r r i r la
« fiction ». La famille est réduite à l'individu qui, seul,
traverse la vie avec sa caméra. Romain Goupil dans les
manifs de mai 68, avec son copain Recanatti, ses nuits
avec Libellule. Nanni Moretti chez le médecin, en vi-
site d a n s les îles, e n scooter à R o m e . C o m m e d e la
tribu on est passé au noyau mononucléaire, on passe
du film de famille au film personnel.
Et c'est tout naturellement que la télévision, grande
consommatrice de « héros ordinaires » dans les émis-
sions de jeux ou les socio-psy-shows, se met à bouffer
du film amateur. En version « Vidéo-gags » bonasse
s u r les c h a î n e s c o m m e r c i a l e s , e n u n v o l o n t a r i s t e
Festival du film amateur (sur Canal + en 1992) ou en un
« Cincmémo » à lire entre les lignes sur France 3. Le
film de famille devient un genre à la mode qui rem-
place avantageusement le reality show. Dans la foulée
de cet engouement pour l'authenticité proche de l'obs-
cénité, le film porno de famille a sa place. Aujourd'hui,
pour 20 francs, aux Puces, on peut trouver trois cas-
settes de porno «100 % amateur-son direct ». Pas d'au-
V
teur, pas d'acteur. Monsieur et madame Tout le monde
qui copulent comme tout le m o n d e . E t jouissent de
p e n s e r q u ' i l s s e r o n t r e g a r d é s , p e u t - ê t r e p a r eux-
mêmes ? « Focalisé sur les parties génitales, écrit Marc
F e r n i o t , le film de famille retourne sa valeur d'usage.
Il passe de l'illocutoire (je m'adresse à u n groupe) au
perlocutoire (je parle à tout le m o n d e ) . » U n e jolie
image, non ? Le porno familial symbolisant cette nou-
velle vocation du film de famille. Mais dans cette uni-
versalité nouvelle du film de famille, il y a la nature
particulièrement malléable de ses images. On peut tout
trouver, mais aussi on peut tout faire dire au film de fa-
mille. Matière sensible entre toutes à l'interprétation,
à la manipulation. Barthesien en diable, Marc Ferniot
préfère y voir la « revanche d e l'anecdote ». Qui mé-
rite bien après tout le mot de la fin : « Le caractère en-
fantin des films de famille, poursuit Marc Ferniot, nous
a réconcilié avec la fonction ludique de l'art et la no-
blesse d e l'ouverture. Nietzsche, Beuys ou Rorty nous
l'avaient signalé : nous sommes tous des princes. »
* Annick Peigné-Giuly
Journaliste & Libération depuis 1983. Auteur
avec Marion Scali de Hors antenne, entretien
avec Pierre Desgraupes, Quai Voltaire, 1992.
38
Aux limites du cinéma direct
39
l'on dit « moteur » et le moment où l'on dit « cou-
pez ». Ou plus directement, puisque le cinéma direct
est essentiellement affaire de cinéastes-opérateurs : le
moment où l'on appuie sur la gâchette et le moment
où on la relâche. Entre les deux s'enregistre un plan,
le plus souvent un plan-séquence à son synchrone,
figure déterminante du genre. Le moment du dé-
clenchement est celui où la prise de vues coupe dans
le réel un morceau d'espace-temps-son, en prélève
sous un certain angle une copie audiovisuelle signi-
ficative. Le second moment, c'est celui où la caméra
s'arrête, rendant le réel à son indétermination, à son
cours polymorphe, à son unicité déhordante, insai-
sissable. C'est cette notion de prélèvement d'une
tranche de réalité qui différencie le documentaire de
la fiction. De ce point de vue le cinéma direct appa-
raît le plus complètement documentaire dans la me-
sure où il enregistre à la fois l'image et le son réel, et
ne demande rien à personne (en principe).
Remarquons au passage que parler de « son réel »
ne fait pas problème, alors qu' « image réelle » semble
une contradiction dans les termes. C'est qu'il y a une
différence de nature sensible entre l'un et l'autre : le
son est un continuum temporel constitué d'une mul-
tiplicité spatiale (mixage de diverses sources) ; l'image
est une perception spatiale unitaire faite de découpes
discontinues. On est dans le son, et devant les
images : l'image est focalement centrée, le son am-
biant. Le son court, les images se succèdent. On ne
saurait donc couper le son et l'image d'un même coup
de ciseau. Pour paraître naturel, le montage devra se
faire souvent asynchrone (chevauchement, son off,
continuité sonore sur plans de coupe...).
Le regard caméra
Sous sa forme la plus rigoureuse, le cinéma direct ne
recourt ni aux acteurs, ni aux décors, ni au commen-
taire, ni même à l'interview. Frederick Wiscman (qui
ne tient pas la caméra mais le microphone) en est le
praticien le plus systématique. Certains films de Ricky
40
Leacock, Penncbaker, des frères Mayslcs (Salesman),
de Mac Dougall, Molly D i n e e n ou Raymond
Depardon... sont de parfaites illustrations de ce ci-
néma d'observation sociale ou anthropologique.
Certains de leurs films, pas tous : car il arrive aux uns
ou aux autres d'ajouter un petit commentaire par ci,
de garder un échange verbal entre filmeur et filmé
par là. Est-ce alors encore du cinéma direct, dans la
mesure où le tournage interfère visiblement dans le
réel filmé ? Wiseman est des plus conséquents dans
la démarche observante : tout regard caméra qui tra-
hirait l'objectif est coupé au montage, même si
Wiseman est loin de nier la scénarisation du réel
qu'opère a posteriori le montage.
Reprenons notre question : est-ce encore du ci-
néma direct si le tournage interfère visiblement dans
le réel filmé ? Répondre non, c'est accréditer a contra-
rio la thèse naïve et trompeuse d'une possible objec-
tivité de la caméra saisissant directement le réel en
soi. Répondre oui, cela entraîne le cinéma direct vers
un flou artistique où se brouillent les limites entre
objectivité et subjectivité, documentaire et fiction,
reportage et mise en scène, constat et manipulation.
La première réponse est celle des tenants de la ca-
méra observante (Leacock en tête). La seconde est
celle des adeptes de la caméra participante (Rouch
en tête). Mais remarquez comme les valeurs peuvent
s'inverser : en prenant en compte les effets qu'elle
induit sur le sujet filmé, en incluant sa présence dans
l'événement filmé, en faisant de la relation filmeur-
filmé un des moteurs du film, la caméra participante
n'est-elle pas plus objective ? Inversement, en pré-
tendant se tenir hors-jeu, se faire oublier, ne pas in-
terférer avec les événements et protagonistes filmés,
la caméra observante n'est-elle pas l'instrument d'un
Deus ex-machina, d'un regard qui prétend illusoire-
ment transcender sa propre subjectivité ? 1/ Le même
paradoxe se retrouve dans le double-jeu esthétique
de la caméra directe, tantôt cherchant à jouer les ab-
sentes pour produire une plus grande transparence,
11
tantôt affirmant, à coups de porté, tremblé, flou, filé,
son implication dans l'action.
42
Son père, en kimono, ne dit jamais un mot. La mère,
penché sur le fourneau, dos à la table, parle au père.
La caméra va et vient de l'un à l'autre : soudain la
place à la table est vide, la mère ne s'en est pas
aperçu, elle continue de parler, alors le cameraman
n'y tenant plus dit tout fort : « Arrête de lui parler
maman, papa est parti. » Le home movie n'est plus ici
le petit film de famille, il devient le révélateur d'une
vérité dramatique à la fois familiale et sociale qui en-
globe la caméra elle-même.
Paradoxalement, ces transgressions modernes de
la ligne de hors-champ, loin de porter atteinte à la
crédibilité du film, produisent un surcroît de vérité en
rendant visibles le sujet-caméra et sa relation hu-
maine au sujet filmé. La transgression de l'espace
scénique semble produire une irruption ou un élar-
gissement du champ du réel. Mais la fiction sait aussi
en tirer parti : aparté d'acteur à la caméra (notam-
ment chez Woody Allen et les cinéastes italiens, tra-
dition Commedia dell'arte oblige) ; dévoilement des
coulisses (chez Fellini par exemple, héritier de
Pirandello) ; entrée dans le champ de l'équipe de
tournage (déjà dans L'Homme à la caméra de Vertov,
1929) ; autoscopie vidéo à l'intérieur du film (TheBig
Chili, Les Copains d'abord de Lawrence Kasdan ; Nick 's
Movie de Wim Wenders ; Sex, Lies and Videotape, de
Soderbergh ; Family Viewing, d'Atom Egoyan ; Bob
Roberts, de Tim R o b b i n s , p o u r n ' e n citer que
quelques-uns).
Ainsi l'entrée en scène de la caméra ne garantit en
rien l'authenticité de la relation filmeur-filmé : elle
est, comme tout choix de mise en scène, un procédé
qui peut produire une vérité ou une illusion de vérité,
un révélateur ou un truc. Quels moyens emploie le
réalisateur pour tirer du réel sa vérité, et faire croire
à cette vérité comme effective ? Veut-il la faire passer
pour réelle ou métaphorique ? Quelle latitude se
donne-t-il dans l'usage personnel qu'il fait des lieux
et des protagonistes, avec ou sans leur consentement ?
Où installe-t-il le spectateur par rapport à la trans-
43
position qu'il opère du réel ? Questions d'esthétique
et d'éthique à la fois, d o n t la cohérence s'appelle le
style.
Discours de la méthode
Le hors-champ et ses transgressions n o u s obligent à
n o u s interroger sur les a priori s o u s - t e n d a n t l'idée
même de cinéma direct, sur ce que cache ce mot « di-
rect » supposé ne rien cacher : la caméra par la magie
du portage et du son directs sur les lieux réaliserait un
idéal de vérité fait d'instantanéité (des événements),
de spontanéité (des protagonistes), d'authenticité (des
situations). Du première main en somme et du réa-
lisme intégral (dont la télévision frère e n n e m i du
cinéma direct carburant, elle, au vrai-faux direct per-
manent fera ses choux gras). Notons qu'à travers le
« direct », la notion de vrai se trouve rabattue sur celle
de réel, le réel sur ('immédiatement visible, l'immé-
diat étant entendu comme évidence, le visible comme
transparence. Mais ce réel « objectif» est c o m m e un
horizon qui fuit au fur et à m e s u r e q u ' o n l'approche,
ou au contraire s'absorbe dans l'apcrception du sujet.
T e m p o r e l l e m e n t , le réel est o m n i p r é s e n t : mais si
l'on veut s'y arrêter, il est l'instant toujours déjà passé
ou encore à venir. L'image qui vise à le fixer est for-
c é m e n t plus et moins q u e le réel, par les éléments
qu'elle isole, les r a p p r o c h e m e n t s qu'elle provoque ;
une image ne fait image que par la mise en relation de
temps différenciés (mémoire, projection). Insaisissable
comme tel, le réel est l'horizon absolu de notre per-
ception, la perspective qui les contient toutes mais
n ' e n est aucune : or il n'existe h u m a i n e m e n t que des
visions particulières, des points de vue plus ou moins
cohérents. Le cinéma direct en est un, la fiction en est
u n a u t r e , e n c o r e y a-t-il b i e n des styles de fiction
comme de cinémas directs. Certains filment sans rien
dire, d'autres posent des questions h o r s - c h a m p
(Denis Gheerbrandt, Errol Morris) ou dans le c h a m p
(Marcel O p h u l s , Pierre Dumayet). Les uns filment
l'actuel en train de se j o u e r (Wiseman, Depardon),
\\
les autres disposent des témoins survivants, gens et
lieux, évoquant le passé (Claude Lanzmann, Pierre-
Oscar Lévy). D'aucuns même montrent ou disent le
fdm en train de se faire (Jean Rouch, Robert Krarner).
Certains couperont le regard caméra supposé trahir
la crédibilité du film. D'autres le provoquent comme
un gage d'authenticité : si les protagonistes regardent
l'objectif, c'est qu'ils parlent vrai, pour eux-mêmes, ce
ne sont pas des acteurs. Un autre enfin démonte
« l'absurdité de cette règle - il ne faut pas regarder la
caméra - qu'on apprend dans les écoles de cinéma » :
« C'est sur les marchés de Bissau et du Cap Vert que
j'ai retrouvé l'égalité du regard, et cette suite de fi-
gures si proches du rituel de la séduction : je la vois,
elle m'a vu, elle sait que je la vois, elle m'offre son
regard, mais juste à l'angle où il est encore possible
de faire comme s'il ne s'adressait pas à moi, et pour
finir le vrai regard, tout droit, qui a duré i/25è de se-
conde, le temps d'une image. » [Sans soleil, de Chris
Marker). Mais, il est vrai que dans ce film au futur
antérieur, toutes les images sont vues d'ailleurs, les
phrases dites par quelqu'un d'autre, dans un après
continuel, notre présent vu comme un souvenir ou
une prémonition, nous sommes aux antipodes du ci-
néma direct, dans une « zone » tout à la fois docu-
mentaire et onirique où les catégories de fiction et
de réel se trouvent dissoutes.
On aura compris que le cinéma direct ne saurait
se définir en termes de plus grande objectivité (par
rapport au montage commenté par exemple) mais en
termes de méthode, de perspective, de style : style
documentaire recourant essentiellement à la prise de
vue en caméra portée avec son synchrone in situ. Et
il est indéniable que le cinéma direct a ouvert dans les
années 60 par rapport au montage commenté et
aux discours officiels des actualités filmées — une
perspective originale sur le monde, perspective en
symbiose avec le terrain et la rue d'où montent les
« mouvements de contestation et de libération ». Le
cinéma-vérité a indéniablement favorisé une vision
45
artistique nouvelle, q u e l'on retrouve, entre autres,
chez B r e s s o n , Truffaut ou G o d a r d , chez L i n d s a y
Anderson, Ken Loach, Cassavetes, W e n d e r s , Moretti,
Woody Allen, Spike Lee... La question du bon usage,
du renouvellement ou de l'usure du cinéma direct
de sa vérité en u n mot se pose d o n c selon u n e di-
mension politique et stylistique, plutôt que physique
(le réel ?) : c'est à dire sa capacité artistique non pas à re-
produire le monde mais à l'interroger. Comme l'exprime
Robert Bresson : « Le vrai n'est pas incrusté dans les
personnes vivantes el les objets réels que tu emploies.
C'est u n air d e vérité q u e l e u r s images p r e n n e n t
q u a n d tu les mets ensemble dans u n certain ordre.
À l'inverse, l'air de vérité q u e leurs images p r e n n e n t
q u a n d tu les mets e n s e m b l e d a n s un certain o r d r e
confère à ces p e r s o n n e s et à ces objets u n e réalité. »
Où en est-on m a i n t e n a n t avec le cinéma direct, par
rapport au réel qui nous échappe, aux réalités admi-
nistrées par le pouvoir, au « paysage audiovisuel » qui
n o u s e n t o u r e , à notre vision du m o n d e transformée
p a r l'actualité télé, la c h u t e d u m u r , la g u e r r e du
Golfe, le temps « réel » des ordinateurs et satellites, les
retours de l'exclusion, Sarajevo et l'affaire Rushdie
(interpénétration sacrilège de la fiction et du réel, im-
potence et corruption de nos démocraties) ?
46
forme (et fond) si l'on p e n s e , avec R o b e r t Kramer,
que « la définition de la réalité est u n e construction
politique. Réel, sondages, consensus en sont les ins-
t r u m e n t s . Q u ' e s t - c e q u e la réalité ? La m a n i è r e de
voir de ceux qui font le film. Le pouvoir, c'est la possi-
bilité de définir ce qui est réel. Il y a eu r é c e m m e n t u n e
guerre spécialement conçue p o u r illustrer cela aux
yeux du plus grand n o m b r e . La b a n d e - a n n o n c e di-
sait : « Le film-Vietnam, c'est fini. Nous savons main-
t e n a n t c o m m e n t fabriquer u n récit plus persuasif. »
Tout ce qui n ' e n t r e pas dans leurs plans, c'est de la
fiction. C'est plus ou moins ça, m ê m e si ma création
nous rapprocbe de quelque chose de vécu, d'éprouvé.
Le p r o b l è m e n'est pas réel/fiction, le p r o b l è m e c'est
de voir. » (Biennale E u r o p é e n n e du D o c u m e n t a i r e ,
Marseille, 1991).
A la même époque, Serge Daney s'interrogeait éga-
l e m e n t à p r o p o s de « la g u e r r e , le Golfe et le petit
écran ». Il constatait d'abord q u e « la télévision est
tout ce qu'il y a de réaliste, elle dit vrai et n o u s in-
forme a b s o l u m e n t » à ceci près q u e « le seul m o n d e
d o n t elle ne cesse de nous d o n n e r des nouvelles, c'est
le monde vu du pouvoir (comme on dit la terre vue de
la lune). » Puis sa réflexion se centrait p r é c i s é m e n t
sur le contre-champ ou son absence : « Pour cesser de
me compliquer la vie, je décidai de faire une distinc-
tion franche entre l'image et le visuel. Le visuel ce
serait la vérification o p t i q u e d ' u n f o n c t i o n n e m e n t
purement technique. Le visuel est sans contre-champ,
il n e lui m a n q u e rien, il est clos, en boucle, u n peu à
l'image du spectacle p o r n o g r a p h i q u e qui n ' e s t q u e
la vérification extatique du fonctionnement des or-
ganes et de lui seul. Quant à l'image, cette image dont
n o u s avons aimé au cinéma j u s q u ' à l'obscénité, ce
serait plutôt le contraire. L'image a toujours lieu à la
frontière de deux c h a m p s de forces, elle est vouée à
témoigner d'une certaine allérité et, bien qu'elle pos-
sède toujours u n noyau dur, il lui m a n q u e toujours
quelque chose. (...) Qu'il y ait aussi de l'autre, c'estdonc
ça l'image de cinéma. Et qu 'il n 'y ait que de l'un, c 'est le
M
visuel de télévision. » Devant le visuel de la guerre du
Golfe que nous proposait la télé, on se trouvait ainsi
forcé à une « gymnastique aussi épuisante que la
crainte d''un passing-shot sur un court de tennis.
Tantôt on sent qu'il faut monter ce qu'on voit avec ce
qu'on ne voit pas, et tantôt c'est le contraire : il faut
regarder malgré tout le peu qu'on voit. » Cet article,
paru dans Les Cahiers du cinéma (avril 1991), Daney l'a
titré « Montage obligé » par opposition au fameux ar-
ticle « Montage interdit » où André Bazin affirmait la
nécessité d'avoir en direct dans le même plan, sans
montage, l'explorateur et le lion si l'on veut attester
la vérité de leur coprésence. Entre l'après-guerre
mondiale et l'après-guerre du Golfe, par un de ces
renversements dont l'histoire de l'esthétique est pro-
digue, l'épreuve de vérité est passée du champ au
contre-champ.
De ces considérations, on peut tirer au moins une
leçon, celle-là même que nous enseigne l'histoire du
jème art : un film, fût-il de cinéma direct, ne saurait
faire l'économie du jeu de cadre-cache qu'introduit
le montage entre les images, qui fait qu'elles ne se
satisfont pas d'elles-mêmes mais font signe vers de
l'autre. « L'image nous met toujours au défi de la
monter avec une autre, avec de l'autre. Parce que
dans l'image, comme dans la démocratie, il y a du jeu
et de l'inachevé, une entame ou une béance », écrit
encore Daney. On tombe sinon dans ces images sur-
exposées qui fascinent le spectateur de leur pseudo-
évidence ou le forcent (s'il résiste) à pratiquer le las-
sant cache-cache tennistique dont parle Daney.
L'Appât de Tavernier ou La Haine de Kassovitz sont
d'excellents exemples, en matière de fictions à ca-
ractère documentaire, de ce genre de visuel pleine-
ment factuel, sans contre-champ, et finalement fac-
tice. Les questions que posent leurs sujets, la mise
en scène ne les posent pas : savants emplâtres sur
jambe de bois. Hexagone, de Malik Chibane, était
certes techniquement moins sophistiqué mais nette-
ment plus vivant et engagé avec ses personnages.
5o
Le comment et le pourquoi
J'avancerai u n e hypothèse. Les films ou programmes
TV à effet d e réel, poussés à la fois p a r les facilités
techniques de la caméra directe et les replis de notre
é p o q u e , nous détaillent toujours davantage le « com-
m e n t » des situations et des actes, mais ne m e t t e n t
guère en scène le « pourquoi ? ». La télévision, appa-
reil d'entretien des ménages et e n t r e m e t t e u r de tous
les r e p r é s e n t a n t s p a t e n t é s , est là p o u r c o u v r i r le
m o n d e , p o u r dire et m o n t r e r « c o m m e n t c'est », évi-
d e m m e n t pas p o u r se d e m a n d e r « p o u r q u o i c'est
c o m m e ça ? ». Les cinéastes semblent, eux, n e plus
oser le « p o u r q u o i » p o u r une raison diamétralement
opposée : l'incertitude des temps et la peur de l'idéo-
logie, de ces idéologies (dont on est revenu) qui me-
nacent toujours d'être dogmatiques, sinon totalitaires.
Pas de discours, des faits ! Mais des faits « b r u t s » à
l'effet brutal, il n'y a q u ' u n coup de gâchette. E t on se
met à attendre de la reconstitution crue du c o u p de
flingue qu'elle n o u s livre la vérité du crime (à l'op-
posé, revoir les films de Fritz Lang). O n finit ainsi
par sacrifier tout universel au particulier, les idées
abstraites à « la réalité ». A la manière commerciale
américaine, les realpeople p r e n n e n t le pas sur « les
grands principes ». Même le nouveau président de la
R é p u b l i q u e est « couvert » c o m m e u n c o u r e u r du
T o u r de France : son coude à la portière n ' e n dit-il
pas plus q u ' u n long discours ? N'est-ce pas vraiment
son c o u d e , le c o u d e élu ! Il semblerait que la propa-
gande moderne - qui depuis la guerre prétend informer,
pas seulement endoctriner commence là où le comment,
avec ses mille détails « vrais », se charge d'ensevelir tout
pourquoi.
Au delà de la visibilité immédiate du « c o m m e n t »,
c'est le p o u r q u o i qui soulève la question morale, la
question des valeurs, de la responsabilité, du choix
et d e la c o n t r a i n t e (Lang e n c o r e ) . Cette q u e s t i o n
éthique est-elle démodée ? Mais c'est aussi la question
esthétique. « Les gens d e m a n d e n t toujours C o m m e n t
on obtient certains résultats, rarement Pourquoi. La
51
première question est posée par ceux qui veulent faire
la même chose, imiter ; et la seconde par ceux qui
cherchent à comprendre le mobile de l'acte, le désir
qui l'a motivé. Et si ce désir est assez grand, le moyen
de le réaliser viendra de soi. Autrement dit l'inspira-
tion et non l'information est la force qui engendre
tout acte créateur » dixit Man Ray. On ne saurait nier
que montrer « comment ça fait de faire ça, comment
ils font/nous faisons pour vivre comme ça », peut pro-
voquer une connaissance de l'autre, une interroga-
tion sur nos manières de voir, sur les conditions et
le sens de la vie. Le meilleur du cinéma direct, de
Nanook à Wiseman, l'atteste. Le cinéma direct est
même apparu comme cette approche de terrain dé-
sireuse de rompre avec les déclarations d'intention
propagandistes, les démonstrations didactiques, la
téléologie du commentaire. Avec le cinéma direct, le
documentaire se veut non plus prescriptif, mais symp-
tomatique.
Comme dans les bonnes expériences scientifiques,
de la mise en évidence du « comment ça se passe »
peut jaillir le « pourquoi ça se passe comme ça ». Mais
les expériences dites décisives justement (qu'elles
soient de laboratoire ou de pensée) réclament des
dispositifs pertinents, des sujets significatifs, des ré-
actions discriminantes. Elles ne se bornent pas au
constat de l'état des choses (ou « état des lieux », se-
lon une expression d'huissier très prisée des médias),
elles posent, en risquant des hypothèses, que si les
choses se passent comme ça, cela voudra dire que...
parce que. Il ne s'agit pas seulement de décrire des phé-
nomènes mais de leurfaire rendre, raison. La grande ca-
rence de la sociologie (avec ses avatars médiatiques),
c'est de se vouloir majoritairement une science des-
criptive, c'est à dire qu'elle accepte l'état des choses
et le jeu des pouvoirs établis, et se contente d'y trou-
ver et analyser des corrélations, des profils, des ten-
dances. Ce faux réalisme (les faits classifiés) et cette
obsession du modèle et du calcul la rapprochent plus
du marketing que de la science, et l'éloignent en tout
52
cas de toute vision critique (voir Engagement et dis-
tanciation, de Norbert Elias). Or l'histoire montre à
l'évidence que les théories sociales marquantes ont
toutes procédé d'un point de vue engagé mettant en
question les classements institués : Marx, Max Weber,
l'Ecole de Francfort, Roger Caillois, Norbert Elias,
Michel Foucault... Dans sa reproduction de l'actua-
lité, la télévision relève du sociologisme de bas-étage
comptabilisant les faits, catégorisant les opinions. Les
techniques du direct sont recrutées ici pour certifier
la présence de la caméra sur place, l'évidence de l'évé-
nement, donc sa vérité instantanée ; là, pour échan-
tillonner à coups de micro-trottoirs et micro-cravates,
l'opinion publique et celle des représentants.
Télévisuel ou documentaire, ce sociologisme mise
sur la vérité du détail et du typique. On peut lui ap-
pliquer ce que disait Bêla Balazs du « romantisme in-
versé » : « Si le naturalisme du cinéma moderne a pu
se développer en un art subtil et vraiment supérieur,
c'est, en majeure partie, dû au fait qu'il va au devant
des nouveaux besoins idéologiques. C'est de là aussi
que provient, dans les films récents, la divergence
entre le bon détail véridique et la stupidité menson-
gère de l'ensemble du scénario. Ce nouveau fana-
tisme du petit fait vrai, celle joie à observer de près de
menus détails de la vie, cet accent placé sur le quoti-
dien équivaut à une fuite devant la totalité, à une éva-
sion dans les détails. Car aucune conséquence ne
peut être tirée à partir de détails infimes. La totalité
seule a une signification. C'est le romantisme inversé
du petit-bourgeois. C'est l'idéologie de sa nouvelle
politique de l'autruche : enfouir sa tête dans l'abon-
dance des détails de la vie pour ne pas être obligé de
voir la vie elle-même. Il cache la vérité sous de la réa-
lité. » (L'Esprit du cinéma, io,3o). Il y a bien sûr un art
du détail au cinéma, mais il ne saurait se satisfaire de
menus détails véristes ou de lourds détails symbo-
liques. Ce n'est un art que si se trouvent convoquée
ou évoquée, soit la cohésion d'un tout : le détail est
alors pierre de touche du sens, litote ; soit au
53
contraire quelque indécision radicale, le détail prend
alors figure de question, d'énigme. Dans un cas
comme dans l'autre, le détail ne prétend ni prouver,
ni faire vrai, il fait signe, signe d'une destinée ou signe
d'un suspens du sens.
54
quelque chose (du hors-champ, du contre-champ,
c'est la fonction de la voix off chez Marker), ou leur
soustraire quelque chose (l'image en à-plat chez Van
der Keuken, le minimalisme chez Dindo ou Farocki).
On pense à l'avertissement de Bresson : « Vois ton
film comme une surface à couvrir ». Certains cinéastes
retournent les clichés en les parodiant (Berzosa, Errol
Morris, Altman) ou en les surchargeant (Greenaway).
D'autres dynamitent le faux-semblant de la fiction
par le jeu à faux : Bresson, Eustache, Godard, Hal
Hartley.
Ne pas s'en tenir au leurre analogique de l'image-
action, faire que la relation (le temps, mémoire et pro-
jection) devienne objet de l'image, c'est d'autant plus
difficile en cinéma direct qu'on semble s'en tenir à
l'objectivité envahissante et immédiate des faits et
gestes. Lorsque, dans les années 60, la forme majeure
du documentaire passe du montage commenté au ci-
néma direct, l'administration de la vérité incombe
non plus au commentaire mais à l'image. Celle-ci en
même temps change de nature : les stock-shots,
images-prétextes et images-symboles cèdent aux
prises de vues de plain-pied, alors que le son direct
supprime l'hygiaphone entre le sujet filmé et le spec-
tateur. Par ce renversement, l'image échappe au cli-
ché comme exagération symbolique, mais risque d'y
retomber par l'autre bout : l'anecdotique. Piège d'au-
tant plus trouble que, par l'évidence de l'image, le
s i n g u l i e r tend à p r e n d r e valeur e x e m p l a i r e .
« Comment représenter les idées abstraites ? s'inter-
roge Wiseman. Dans un sens, le cinéma est très littéral,
très anecdotique, cependant pour des raisons de structure
et de thème, vous devez être capable de suggérer des idées
plus abstraites. Et c'est ce processus qui me fascine,
qui se traduit à travers les relations entre les gens et
ce qu'elles impliquent. Je ne suis pas dans la situation
d'un écrivain qui peut choisir de changer son registre
narratif concret au profit d'un style plus abstrait. A
partir du moment où je choisis de n'utiliser que ce
que disent vraiment les gens, sans rien leur deman-
55
der ni ajouter de commentaire, je dois trouver une
manière d'exprimer ces abstractions par le montage,
la suggestion, l'implication, la connotation. » (Dans
le Réel lafiction, édité par le Groupement des Salles de
Recherche, 1993).
56
rer des méthodes de montage qui relient le particu-
lier à des liens généraux, restituent des rapports de
s u b o r d i n a t i o n (cf. le c o m m e n t a i r e pré-cité de
Wiseman) ; font de l'absence, du négatif le moteur
même du tournage (Shoah, Dindo) ; parviennent à
conjuguer les images suivant des temps différentiels,
subjectifs (Salesman des frères Maysles) ou objectifs
{La.Jungle plate de Van der Keuken par exemple). « Le
but du cinéma-vérité ou du cinéma direct, c'est pré-
cisément non pas d'atteindre à un réel tel qu'il exis-
terait indépendamment de l'image, mais d'atteindre
à un avant et un après tels qu'ils coexistent avec
l'image, tels qu'ils sont inséparables de l'image. Ce
serait le sens du cinéma direct, au point où il est une
composante de tout cinéma : atteindre à la présenta-
tion directe du temps. » (Deleuze, op. cit.).
Et la vie continue
« Il ne suffit pas d'éliminer la fiction au profil d'une
réalité brute qui nous renverrait d'autant plus aux
présents qui passent. Il faut au contraire tendre vers
une limite, faire passer dans le film la limite d'avant
le film et d'après le film, saisir dans le personnage la
limite qu'il franchit lui-même pour entrer dans le
film et pour en sortir, pour entrer dans la fiction
comme dans un présent qui ne se sépare pas de son
avant et de son après. » (Deleuze, op. cit.). Au delà
de l'opposition caméra observante/participante, re-
portage objectif/psychodrame improvisé, se trouve
posée l'exigence nouvelle — subodorée par Rossellini
côté fiction et par Jean Rouch côté documentaire
d'une interpénétration entre réel et fiction : d'un côté,
subversion de la réalité toute faite par l'irruption de
protagonistes à la fois personnes et personnages ; de
l'autre, érosion des conventions fictionnelles par la
friction au réel. Ce double jeu répond parfaitement à
la nécessité de « faire passer dans le film la limite
d'avant et d'après le film » signifiée par Deleuze.
Comme si on incluait, outre le hors-champ, le hors-
temps du film, comme s'il n'y avait plus ni « moteur ! »
57
ni « coupez ! », mais suite et variations de la personne
au personnage, des rôles sociaux aux rôles filmés. A
la manière de l'holographie, le film apparaît comme
une frange d'interférences entre réel et fiction, pro-
duite par la lumière incidente du tournage.
Deux cinéastes actuels sont emblématiques de cette
dynamique des plus fécondes : Abbas Kiarostami et
Robert Kramer. Dans leurs derniers films, le specta-
teur est du voyage, non au sens d'évasion exotique
mais au sens d'embarqué dans le même bateau : tout
est fait pour que le film vienne s'inscrire sans pa-
renthèses dans la continuité vécue (réelle et imagi-
naire) du spectateur, de même que le dispositif de
tournage et de va-et-vient des protagonistes entre do-
cumentaire et fiction est conçu de manière à ce que
le film ne mette pas le réel où il s'inscrit, qu'il trans-
figure en même temps, entre parenthèses. Le film est
monté comme un moment commun de la vie de son
équipe, des gens filmés et du spectateur. On trouve
un pari analogue, traité métaphoriquement, dans les
beaux films d'Angelopoulos.
Route One de Robert Kramer est l'accomplissement
de cette aventure, où se fondent dans une même in-
terrogation du monde les regards, les paroles du per-
sonnage Doc, de la personne qui l'interprète, du ci-
néaste derrière la caméra et du spectateur devant
l'écran. « Ce n'est pas la simple distinction du sub-
jectif et de l'objectif, du réel et de l'imaginaire, c'est
au contraire leur indiscernabilité qui va doter la ca-
méra d'un riche ensemble de fonctions, et entraîner
une nouvelle conception du cadre et des recadrages.
S'accomplira le pressentiment d'Hitchcock : une
conscience-caméra qui ne se définirait plus par les
mouvements qu'elle est capable de suivre ou d'ac-
complir, mais par les relations mentales dans les-
quelles elle est capable d'entrer. » (Deleuze, op. cit.).
Miroir parabolique
Abbas Kiarostami ne vise pas du tout à surprendre
la vie à l'improviste, à la manière des reportages ou du
58
cinéma direct. Il s'intéresse à la réalité réfléchie par
des p e r s o n n e s , des personnages, ceux-ci et celles-là
t e n d a n t à se confondre dans la m e s u r e où ses « ac-
teurs » j o u e n t fréquemment u n rôle p r o c h e de celui
de leur vie. Kiarostami ne porte pas sa caméra dans
le c œ u r et le cours du réel, pourchassant « l'événe-
m e n t ». Il p l a n t e t r a n q u i l l e m e n t sa c a m é r a e t
convoque le réel, gens et situations, à venir se ren-
contrer (Au travers des oliviers) et se raconter (Close up)
devant.
« J'aime faire des films sur des sujets qui ne me lais-
sent pas le temps d'élaborer un scénario d'avance, où
la réalité me prend de vitesse. » Kiarostami pratique un
cinéma simple et direct qui d o n n e toujours l'impres-
sion d'être en prise sur la réalité, mais avec ce léger
temps de retard (celui de la réflexion) nécessaire à ins-
taller la caméra. C'est que, pour Kiarostami, la réalité
n'est pas la vérité, elle est l'accès nécessaire mais non
suffisant à la vérité. Celle-ci d e m a n d e à être produite
à partir de celle-là, c'est le travail de la fiction, du dis-
positif cinématographique, qui apparait d'ailleurs en
miroir dans tous ses derniers films (un miroir para-
bolique, t r a n s m u a n t sous nos yeux le réel en para-
bole). La mise en scène est u n e mise en suspens et
u n e remise en j e u du réel. Ce décalage, i n h é r e n t à
toute représentation, loin de c h e r c h e r à le résorber
dans les mirages de la fiction, Kiarostami en fait la
conscience du tournage et la prise de conscience du
spectateur. C'est pourquoi tous ses personnages ap-
paraissent dans u n entre-deux, en quête d'auteur le
temps du film. Cet aspect pirandcllien relie ses films
au néo-réalisme italien et réalise ce besoin de « saisir
dans le personnage la limite qu'il franchit lui-même
pour entrer dans le film et pour en sortir ».
C o m m e d a n s les fables, sous le d é g u i s e m e n t vi-
sible d e l'anecdote, c'est bien de notre histoire qu'il
s'agit, à n o u s spectateurs d'en tirer u n e morale, c'est
à dire u n e leçon de conduite p o u r soi et envers les
autres, afin de progresser, c'est-à-dire n e pas répé-
ter les m ê m e s erreurs, fussent-elles traditionnelles.
:.!)
Et l'auditoire est complice de ce double-jeu q u e la
caméra affiche. La fiction est chargée d'accoucher le
réel d ' u n e vérité qu'il c o n d i t i o n n e mais qui le dé-
passe. T o u t de même q u e cette vérité, loin de figer
la réalité en destin, y ouvre de nouveaux possibles.
Qu'il s'agisse du j e u n e h o m m e e m p o r t a n t notre re-
gard Au travers des oliviers, tout au b o u t du c h a m p ,
ou d e la voiture r e p r e n a n t son élan p o u r gravir le
c h e m i n p e n t u , le d e r n i e r plan laisse le film ouvert,
Et la vie c o n t i n u e . . .
* F r a n ç o i s IMiney
Docteur en philosophie. Réalisateur et critique
de cinéma, professeur associé à l'Ecole normale
supérieure de Saint-Cloud.
60
Films
Aimé Césaire
une voix pour l'histoire
A l b e r t Cossery
63
Né au Caire en igi3, et établi
eu France après la guerre,
l'écrivain égyptien franco-
phone Albert Cossery n'a
sans doute pas la notoriété
de ses compatriotes Andrée
Chédid ou Joyce Mansour.
S'il a l'ait l'objet d'un cer-
tain nombre d'articles de
critique littéraire, il n'existait jusqu'à ce jour aucune mo-
nographie à son sujet. L'entretien filmé de la série des
Hommes-livres de l'Ina dirigée par Jérôme Prieur, consti-
tue donc une introduction particulièrement bienvenue à
la connaissance de cet auteur.
Les réalisateurs ont adopté un dispositif très simple : une
fois passée l'entrée en matière, un rien artificielle, le film
adopte la forme d'une longue conversation, dans un dé-
cor unique, entre Albert Cossery et Michel Mitrani. Pour
rompre la monotonie du champ-contrechamp découvrant
un interlocuteur après l'autre, les respirations sont assu-
rées par un lent panoramique, avec de rares plans de
coupe qui p r é s e n t e n t les livres dont il est question.
L'oeuvre romanesque, peu abondante (sept livres en
soixante ans) est abordée dans sa chronologie, ce qui res-
pecte le fil de l'évolution personnelle et artistique de l'écri-
vain. La discussion sur chaque ouvrage est introduite par
la lecture d'un extrait remarquablement mis en valeur par
Michel Mitrani. Ainsi sont évoqués les thèmes les plus
marquants de l'œuvre, déjà sous-jaeents dans les titres
des romans (Les Hommes oubliés de Dieu, Mendiants et or-
gueilleux, Les Fainéants de la vallée fertile...), : la ville du
Caire et son petit peuple observé avec une profonde hu-
manité teintée de dérision. Vers la fin de l'entretien, le
romancier laisse entrevoir le moraliste, à l'attitude noble
et sans complaisance pour ce monde de consommation
et d'ambitions : «Je peux marcher les mains dans les
poches, je me sens un prince.»
Parallèlement, paraît aux éditions Joëlle Losfeld, en col-
laboration avec l'Ina, un ouvrage qui publie le texte du
film (avec quelques additions). C'est l'occasion de re-
marquer que l'écrit et l'audiovisuel ne font pas double
emploi car, si les lecteurs déjà familiers de l'œuvre aime-
ront parcourir le livre et analyser les interventions des
deux interlocuteurs, les autres a u r o n t tout intérêt à
VA
prendre leur temps devant la vidéo et à s'installer dans
son rythme, luxe fécond qui fait pénétrer peu à peu dans
un univers, apprivoiser une vision du monde et écouter
une langue d'une « belle exubérance sonore chargée de
sensualité orientale » (Michel Mitrani) qui gagne encore à
être lue à haute voix.
M.L.
63
autres) était excellente et permet de rappeler avec force et
élégance un monde en partie disparu mais l'insertion de
ces séquences ne va, hélas, guère au-delà de la simple ci-
tation et ne s'intègre pas véritablement à l'écriture même
du film, comme chez Marcel Ophuls.
G.C.
La Brèche
P e n d a n t p l u s i e u r s mois,
Alain Moreau a suivi une ex-
périence artistique originale
: la création (aux deux sens
du mot, genèse et première
représentation publique) de
Passion Profane, œuvre mu-
sicale de Nicolas F r i z e ,
montée par des détenus de
la Centrale de Saint-Maur. Tout un travail de trois mois
sur l'univers sonore, - à partir, entre autres, des bruits
quotidiens de l'univers carcéral. Parallèlement a été as-
surée, en faveur des détenus, une formation technique
au métier d'ingénieur du son par une équipe de l'Ina.
Eludant les étapes (on sait que les autorités compétentes
ont soutenu le projet, mais on ne verra jamais aucun re-
présentant de l'institution), évitant les détails, le film n'est
ni une chronique, ni un compte-rendu. Il se concentre,
dans un style visuel épuré, sur le cheminement intérieur
des personnages qui, compositeur comme interprètes,
ont beaucoup évolué au cours de l'expérience. La parole
des détenus prend toute sa force dans des plans rappro-
chés où les visages se détachent sur des fonds aux tona-
lités froides qui manifestent les contraintes physiques de
l'enfermement, tandis qu'un long travelling suit le musi-
cien franchissant porte après porte pour pénétrer dans
66
la prison, comme happé par cet univers. Mouvement vers
les profondeurs indispensable à un épanouissement ul-
térieur, car le processus de création s'opère à travers une
série de retournements : le concret — chaînes, serrures,
portes, que l'on peut lire comme autant d'instruments
matérialisant la souffrance morale des détenus (voir le
titre de l'œuvre) — se transmute en art, les épreuves en
fierté, l'enfermement en libération intérieure.
C'est le mot «ouverture» qui donne la clé du film et de
son titre : avoir ouvert les oreilles des détenus, ouvert une
possibilité d'activité professionnelle pour plus tard, c'est
avoir ouvert une «brèche dans le mur de la prison». Ce
que traduit l'image finale, un plan large, quasi unique
dans le film, des interprètes le jour du concert, tandis que
l'un d'eux commente en voix off l'ultime retournement :
«La dernière fois que j'ai eu un public, c'était le jour de
mon procès en assise [...]. Au concert, l'assise était de
notre côté, mais au lieu de condamner, on offrait la li-
berté aux gens libres, nous qui n'avons que raideur dans
nos vies.»
M.L.
Bruxelles requiem
67
loin les fastueuses demeures aristocratiques que les hé-
ritiers des bâtisseurs ont laissé détruire par intérêt ou in-
différence. En illustrant les atteintes au patrimoine et à
l'habitat, le film propose une approche synthétique et ap-
profondie d'un p r o b l è m e d ' u r b a n i s m e r é p a n d u au-
jourd'hui.
CM.
68
jugé, sans esprit partisan (...). Le contenu et le message
du film ne se trouvent pas dans ces indications là ; ils sont
dans la sincérité des propos de chaque personnage ».
G.C.
C h a h i n e a n d Co.
69
celui qui le premier pose les questions et donc rompt le
charme.
Regard sur sa propre vie privée, son histoire familiale et
regard sur l'histoire de son pays se croisent pour poser
la même question celle de la mémoire et de la responsa-
bilité : jusqu'à quel point faut-il tout dire ?
Youssef Chahine vient de tourner/, 'Emigré dont on peut
lire avec profit l'histoire de ses démêlés avec la censure
dans le numéro spécial des Cahiers du Cinéma « Cent jour-
nées qui ont fait le cinéma » : 36 septembre 199/j.
G.C.
Charles Morazé
la logique dans l'histoire
70
Les Chevaux de Marly
la victoire sur l'instant
71
muniste. Depuis 1982, Hugues Le Paige y a fait de fré-
quents reportages, et sa caméra en restitue avec bon-
heur l'ambiance chaleureuse : les travaux des champs
dans le merveilleux cadre de la campagne florentine, la
promenade du soir, mais aussi la tradition ouvrière, les
discussions de cellule, la maison du peuple où les an-
ciens se réunissent pour jouer aux cartes. Sur cet ar-
rière-plan, il s'attache plus particulièrement à Carlo,
Claudio, Vincenzo et Fabiana, anciens militants du PCI,
longtemps solidaires dans un même combat, et qu'il fait
se retrouver pour le film. Car depuis les immenses bou-
leversements des quinze dernières années et l'implo-
sion du PCI après le congrès de 1990, qui devait être le
dernier, leurs chemins ont divergé : deux d'entre eux
ont adhéré avec plus ou moins de conviction au PDS
réformiste, un autre à Rifondazione comunista, la der-
nière s'est mise en congé de politique, le temps de ré-
fléchir.
A travers leurs interrogations personnelles, politiques
et affectives, se dessine l'histoire récente du commu-
nisme à l'italienne, que le réalisateur retrace à partir
d'un matériel accumulé sur une dizaine d'années, dans
une construction subtile qui suit davantage l'évolution
des esprits que la stricte chronologie : un communisme
qui s'était progressivement détaché de la pure idéolo-
gie et de la bureaucratie j u s q u ' a u «compromis histo-
rique», porté sutout par une certaine ferveur conviviale,
sensible dans les fêtes locales ou nationales qui consti-
tuaient les temps forts de l'identification politique, et
dont le film décèle a posteriori l'«ultime rendez-vous»
le jour des obsèques d'Enrico Berlinguer en 1984.
De leurs années militantes, Carlo et ses camarades ont
gardé bien des réflexes, et le désir profond de changer
le monde. Mais celui-ci se teinte désormais de scepti-
cisme, et, à l'heure des bilans, une ombre est passée,
même sur leur amitié.
La longue familiarité du réalisateur avec ses personnages
rend très attachante la peinture de leur microcosme, et
la sensibilité avec laquelle il les écoute donne une va-
leur universelle à ce regard sur un coin d'Italie.
M.L.
72
Claude Chabrol, l'entomologiste
Réalisation : André S. Labarthe. Production : La Sept,
Ina, CNC, ministère des Affaires étrangères, iggi.
Distribution : Ami. 35 mm, couleur, 52 min.
(Cinéma, de notre temps)
Diffusion d a n s les b i b l i o t h è q u e s p u b l i q u e s :
Direction du livre et de la lecture (consultation), Adav
Location : CNC-lmages de la Culture
73
David Lynch
Réalisation : Guy Girard. Production : Art productions,
La Sept, CNC, rg8g. Distribution : Ami. 35 mm,
couleur, 60 min.
(Cinéma, de notre temps)
D u C r e u s o t e t d'ailleurs
74
1925. A c e t t e é p o q u e , «tout était u s i n e , t o u t était
Schneider» : les ateliers, les écoles. La ville était façon-
née par la famille Schneider.
Le film de Patricia Valeix couvre un siècle de vie ou-
vrière dans cette ville de Saône-et-Loire, depuis son es-
sor industriel au XIXème siècle jusqu'à la mise en rè-
glement judiciaire, en 1984, de la Société Creusot-Loire,
filiale de la société Schneider et Cie... •
«On n'y croyait pas, parce que Creusot-Loire, c'était in-
ébranlable.»
La réalisatrice recueille les propos teintés d'amertume
d'anciens ouvriers, déjeunes étudiants, de sans emploi
et de divers partenaires régionaux. Des photos et des
images d'archives (1925, 194% 19-^9, 1968) témoignent de
ce passé.
CM.
:••
François Furet
histoire de la Révolution et la Révolution
dans l'Histoire
Françoise D o l t o
76
l'œuvre de Françoise Dolto dans le contexte des années
fécondes du développement de la psychanalyse, et en
é v o q u e les é t a p e s e s s e n t i e l l e s , p h o t o s et extraits
d'oeuvres autobiographiques à l'appui.
Des thérapeutes d'enfants (Claude Halmos, Caroline
Eliacheff...), qui ont eu le privilège de travailler avec elle
, tracent le portrait de ce «médecin d'éducation» dont
la rigueur scientifique égalait la capacité d'écoute. De
passionnants documents d'archives, dont des extraits
d'un séminaire organisé pour des soignants au Québec,
permettent d'ailleurs d'apprécier la parole de Françoise
Dolto dans son jaillissement juste et précis.
Au-delà de ces éléments biographiques, le film montre
à quel point l'approche contemporaine de la petite en-
fance dans les crèches, écoles et diverses institutions est
le résultat des transformations apportées par Françoise
Dolto.
Citons, entre autres exemples, des séquences enregis-
trées à la Maison verte, ce lieu d'accueil des parents et
de socialisation des enfants, dont elle avait suscité la
création, et, moment de cinéma direct particulièrement
fort, la bouleversante première rencontre d'un bébé avec
ses parents adoptifs.
Une excellente vulgarisation, ce qui n'est pas un mince
compliment. Catherine Dolto-Tolitch n'avoue-t-elle pas
dans ce film à quel point sa mère avait hésité elle-même
avant d'accepter la proposition de participer sur Francc-
Inter à l'émission de radio qui devait lui assurer son im-
mense succès médiatique ?
Il est souhaitable que les bibliothèques permettent une
diffusion aussi large que possible de ce document, au-
près des parents et des enseignants, entre autres, et
qu'elles en fassent éventuellement le point de départ de
débats.
La ferveur de rengagement de Françoise Dolto pour «la
cause des enfants» reste d'actualité et l'écoute attentive
de son message pourrait prévenir bien des difficultés.
Voilà un film qui mériterait d'être remboursé par la
Sécurité Sociale...
M.L.
11
Georges Th. Cuilbaud
mathématiques sociales
L a G r â c e p e r d u e d'Alain Van d e r B i e s t
7«
ex-ministre, l'homme a profité du soutien de Cools pour
s'imposer dans le parti.
Pendant quatre mois les deux auteurs vont le suivre.
Leur travail n'est pas une contre-enquête parallèle à
celle de la justice visant à démêler l'intrigue, à recher-
cher la vérité.
Le film est fait avec l'accord (et sans doute la compli-
cité) de Van Der Biest. Il n'est pas pour autant un plai-
doyer pour son innocence.
Ce qui est au cœur du film ce sont les effets produits
par une formidable machine médiatico-judiciaire sur
l'homme, mais également sur son entourage (son épouse,
sa mère, ses proches amis).
Peu à peu Van Der Biest apparaît comme l'homme à
abattre, les accusations les plus diverses se multiplient
contre lui.
Au terme de ce film - la diffusion à la télévision belge
était suivie d'un débat - il apparaît que l'acharnement
d'une certaine presse et les différentes étapes des pro-
cédures judiciaires engagées n'ébranlent pas les convic-
tions des proches ou des partisans. Elles contribuent
plutôt à souder autour de Van Der Biest ses fidèles mais
elles atteignent profondément l'homme soudain placé
au centre d'un feuilleton politico-médiatique.
La question que se posent les parties en présence (et les
spectateurs) glisse insensiblement de l'éventuelle cul-
pabilité du personnage vers sa capacité à faire front.
Alors qu'il risque l'inculpation qui pourrait entraîner
son incarcération, Alain Van Der Biest confie à la ca-
méra qu'il pourrait bien « craquer » : « on apprend tel-
lement de choses en 20 ans de vie publique ». C'est à ce
moment qu'il s'explique sur le violent différent qui l'op-
posa à André Cools à propos des méthodes de finance-
ment du parti auprès des entreprises.
Accueillie avec suspicion sur le marché de la commune
dont Van Der Biest est bourgmestre, l'équipe de tour-
nage s'attire cette forte réplique : « Arrêtez de venir po-
ser des questions à des gens qui ne savent rien ! ».
La remarque touche au plus juste une des pratiques mé-
diatiques les plus répandues qui consiste effectivement
à demander à chaud à n'importe qui un avis sur n'im-
porte quoi.
Insensiblement se fabrique ainsi une pseudo opinion.
Tout le mérite du film est justement -non pas de dé-
79
noncer- mais de donner à voir l'efficacité d'une telle
machine.
G.C.
80
L e J e u d e s figures
Denis Marion
82
Nanni Moretti
Réalisation : André S. Labarthe. Production : Amip,
La Sept, Ina, CNC, ig8g. Distribution : Amip.
35 mm, couleur, 5g min.
(Cinéma, de notre temps)
83
Nikos Kawadias
une croisière sur la vie
84
comédiens. Leurs prestations sont moins convaincantes,
moins séduisantes que celle de ces marins devenus co-
médiens pour la circonstance.
Le bateau passe au large de Céphalonie, fait escale au
Pirée, reprend la mer pour Marseille, avant de partir
pour sa dernière destination en mer du Nord. Tous ces
passages et ces escales sont l'occasion de rencontrer
ceux qui ont travaillé avec Kavvadias, l'ont connu ou
croisé.
Divers documents (archives sonores, photos, quelques
images d'archives) complètent le portrait de cet écrivain
méconnu.
CM.
Oliveira, l'architecte
Réalisation : Paulo ftoc/ia. Production : Amip, La Sept,
RTP, Ina, CNC, igg3. Distribution : Amip.
16 non, couleur, 60 min.
(Cinéma de notre temps)
85
sur ses films mais justifie la longueur de ses plans qu'on
lui reproche souvent par le désir de faire sentir aux spec-
tateurs une intention.
D.V
Extrait du catalogue Cinéma, Images de la culture,
à paraître en août igg5.
Pasolini, l'enragé
Réalisation : Jean- André Fieschi. Production : Arnip,
La Sept, Lna, CNC, ig66-iggi. Distribution : Amip. 35 mm,
noir et blanc, 65 min.
(Cinéma, de notre temps)
Avec d e s e x t r a i t s de
Accatone, Ucellacie Ucellini,
L'Evangile selon Saint
Mathieu et La Ricotte.
E n 1966, J e a n - A n d r é
F i e s c h i se r e n d à R o m e
pour y rencontrer Pier
Paolo Pasolini. Le cinéaste
italien a 44 a n s - H vient de
terminer son huitième film Ucellacie Ucellini (Les Oiseaux
grands et petits), cinq ans après ses débuts comme réali-
sateur avec Accatone.
Pasolini, comme il le dit lui-même, parle avec Jean-André
Fieschi « comme si la caméra n'était pas là ». Il définit le
cinéma comme la langue écrite de la réalité, affirmant sa
préférence pour la simplicité, le gros plan frontal plutôt
que le plan séquence.
Son propre travail de cinéaste il le voit à la fois comme
continuité et rupture avec le néo-réalisme.
P r o f o n d é m e n t m a r q u é par l'héritage culturel de la
Résistance et de la Libération, Pasolini s'exprime pathé-
tiquement sur son amour malheureux pour le monde. Si
Rossellini et De Sica pouvaient faire surgir de l'émotion
et naître de l'espoir en filmant des hommes ordinaires,
Pasolini -vingt ans plus tard- se tourne vers ce qu'il ap-
86
pelle des hommes exceptionnels pour témoigner de son
amour et de sa révolte.
Cette compréhension, cet amour que la société petite-
bourgeoise italienne refuse à ce brillant intellectuel, com-
muniste et homosexuel, il va les chercher du côté de ceux
qui composent le sous-prolétariat, « les gens qui travaillent
là où il n'y a pas d'usines ».
Les témoignages de deux de ses acteurs préférés, Franco
Citti et Ninetto Davoli, le dialogue que noue avec eux
Pasolini constituent un des grands moments de ce film.
La séquence durant laquelle Ninetto Davoli parle de son
travail d'acteur aux côtés de Toto dans Vce/laci e Uce/lini
est à cet égard un pur morceau d'anthologie. Filmé en
train de marcher dans une rue, Ninetto retrouve les gestes
et les expressions de son personnage.
Pasolini voit dans le passage (TAccatone et de Marna Borna
à Uœllaci e Ucellini, la nécessité dans laquelle il s'est trouvé
de rendre explicite ce qui jusque là était implicite. Son
sujet reste le même mais il substitue désormais, au moyen
de la fable, le tableau de la société dans son ensemble,
dans ses relations, à l'observation du détail. Il place dé-
sormais à côté de ceux qui vivent sans se poser d'autres
questions que celles du jour ceux qui pensent mais que la
vie a abandonnés. Le cinéma de Pasolini s'ouvre sur toutes
les classes de la société, sur les relations qui existent entre
elles, le désir du pouvoir et le pouvoir du désir.
L'année suivante il tournera Théorème.
G.C.
87
l
salle de montage. C'est là
que Martin Scorsese tra-
vaille avec sa m o n t e u s e ,
ïm
mange, visionne des films
à la télévision... et reçoit
des amis pour son 46e an-
niversaire.
Scorsese vit dans sa salle
de m o n t a g e ; il a i m e le
montage - plus que le tournage : trop de monde, moins
de contrôle. Mais plus que tout, il aime regarder de
belles images. La télévision tient une grande place dans
sa vie - il vit la télé allumée depuis qu'il est tout jeune -
au point qu'il se sent seul sans elle. Les films sont sa
culture.
Aujourd'hui, un jeune homme programme, visionne et
compare les copies, met en fiches les films qui passent
sur toutes les chaînes et prépare la semaine « magnéto-
scopique » de Scorsese. Un autre est ebargé de classer les
archives : 5o volumes, dont i5 pour RagingBull. Ce do-
cumentaire a capté la folie toute particulière d'une exis-
tence vouée au cinéma et se termine par un repas avec
les parents de «Marty» qui racontent leurs souvenirs des
premiers films de leur fils.
D.V.
Extrait du catalogue Cinéma, Images de la culture,
à paraître en août 1995.
Souleymane Cissé
Réalisation : Rithy Panh. Production : Ami, La Sept, Ina,
ministère de la Coopération, ACCT, Charme/4, tqgi.
Distribution .Ami. 35 mm, couleur, 55 min.
(Cinéma, de notre temps)
88
nent. Les questions qu'il soulève sont politiques, méta-
physiques mais aussi esthétiques. Des extraits de Baara,
Finye et Yeelen sont intercalés dans le montage.
Marqué par les images de l'arrestation de Lumumba et
après des études à Moscou, Souleyniane Cissé décide
de faire des films.
Son cinéma est né de la violence, corporelle, écono-
mique, qui lui pèse de plus en plus. Malheureusement,
la violence montrée dans son film Finye n'était que trop
prophétique des événements contemporains de ce do-
cumentaire. Mais Cissé fait siens les mots de Tarkovski :
«Tout ce qui vit est beau si l'on sait en c a p t u r e r la
beauté» ; il professe son espérance que les hommes s'ac-
ceptent et communiquent mieux.
Il souhaite que les films existent longtemps dans les mé-
moires car il croit à l'image, au regard. Cissé est filmé
dans une nature dont il souligne lui-même l'importance :
l'eau, la lumière, la brousse où il se retire pour retrou-
ver le calme.
D.V.
Extrait du catalogue Cinéma, Images de la culture,
à paraître en août igg5.
Talk 16
Réalisation : Janis Lundman, Aérienne Mitchell.
Production : Back Allay Film Production, ONFC, Ontario
Center, CHCH TV, iggi. Distribution : Films Transit
International. 16 mm, couleur, 120 min.
89
russe, juif non pratiquant, une Coréenne pentecôtiste,
et une jeune fille qui se proclame «graine du diable». Le
contexte familial forme des destins distincts, mais les
problèmes sont similaires.(...) Tout en suivant la vie,
mouvementée pour certaines, de ces adolescentes, les
réalisatrices les questionnent sur la politique, les pro-
blèmes raciaux, les garçons, le féminisme, la religion.
Extrait du catalogue Sciences humaines et faits de so-
ciété, Arcanal, 1993.
90
solidarité, remettant en cause les comportements cul-
turels : «on a banni les rites de deuil, on n'a plus le droit
de s'épancher», propos parfois réconfortants, jamais
conventionnels, qui reviennent sur toutes les lèvres.
CM.
91
La Vénus de Milo
ou l'invention d'un mythe
A d r e s s e s d e s diffuseurs
Adav
41, rue des Envierges
75020 Paris
Images de la culture
CNC
3, rue Boissière
75n6 Paris
92
Edition
Notes de lecture
(décembre i<)g4-fé vr ' cr 1995)
95
renouvelé sur les auteurs, les œuvres, et les conditions
dans lesquelles elles ont pu voir le jour.
S'il faut ouvrir l'une de ces portes -au hasard- j'aurai en-
vie de renvoyer au texte « a septembre ig63 - Corman
sème la terreur ». Au terme d'un récit qu'il tient de Monte
Hellman, Bill Krohn étourdit le lecteur en le plongeant
dans l'histoire (labyrinthique) de la fabrication d'un film
de Roger Corman où il sérail absolument vain de chercher
une quelconque logique qu'elle soit artistique ou même
économique. Une leçon à ne pas oublier mais qu'il ne
servira à rien d'apprendre : essayez donc de la répéter !
G.C.
96
La Parole en spectacle, Dossiers de l'audiovisuel, n°5g, sous
la direction de Guy Lochard, Ina, La Documentation fran-
çaise, igy5, 5ip., 62 F.
Ce dossier sur les émissions de télévision «où l'on cause»
illustre cette sociologie descriptive, classifïcatoire et
comme désengagée que je me permets de critiquer dans
mon article « Aux limites du cinéma direct » (cf.supra). Il
s'agit d'un panorama d'extraits d'articles sur les talk-
shows et autres débats télévisés. A quelques rares excep-
tions près (notamment l'article de François Jost, « A
Larmes égales » ), on s'en tient au constat des lieux, faute
d'en démonter non seulement la mise en scène mais la
raison sociale. La télé, il ne suffit pas de décrire ses (mau-
vaises) manières. Constater «comment ça se présente» est
insuffisant si l'on ne se demande pas «pourquoi donc ça
représente comme ça ?». Si l'on ne ressaisit pas chaque
fois la télévision comme appareil du management indus-
triel, grille de gestion du temps libre marchand et pro-
pagande de la transparence démocratique, l'analyse
(même augmentée de concepts sémiologiques) se trouve
vite réduite à la même platitude que le plateau.
La télévision fonctionne au positif. Elle craint, autant
que le doute, le silence, spectre de la gratuité. Le télévi-
seur comme remplissage débats d'officiels, de real
people ou de mieux-disants culturels — est en dessous de
toute critique, comme l'a si bien montré Fellini dans
Cinger et Fred. Son rôle est de conforter clichés et re-
présentants établis, pas d'interroger les images ni les
faits, mais de leur manifester son évidente sympathie :
ce sur quoi Godard ne manque pas d'interpeller le grand
média chaque fois que celui-ci lui en offre l'occasion sur
un plateau (que ce soit lors d'un JT avec Labro ou chez
Pivot). Noam Chomsky le dit aussi clairement dans La
Fabrication du consensus (Manujacturingconsent): si, dans
un talk-show, on avance une idée qui n'est pas une idée
reçue («par exemple que les plus vastes opérations ter-
roristes viennent de Washington»), il faut l'etayer car elle
est déroutante mais on n'a pas le temps, tout est fait pour
garder le sourire et éviter ce genre de questions pré-ju-
gées embarrassantes, ennuyeuses, aberrantes. L'imper-
tinence de ces deux trouble-fêtes médiatiques, c'est de
rendre brutalement manifeste la télévision non comme
lieu de débat mais comme dispositif d'exclusion.
Faute d'un tel fil rouge, ce dossier épars finit par res-
97
sembler à son sujet : il donne une impression de zapping.
F.N.
98
pas (ou ne reproduit pas) mais qu'il recrée comme une
nouvelle réalité d'un ordre différent.
J.-L. Comolli croit au cinéma, à la nécessité de ce regard
singulier qui seul permet de rendre visible, sensible, ce
qui est abstrait. C'est la violence du travail cinématogra-
phique, lors de la prise de vue, du montage, de la pro-
jection, qui force le sens de la réalité (la ville) telle qu'elle
s'offre à la caméra. S'appuyant dans sa démonstration sur
les mêmes films que Gérard Althabe il revient sur sa
propre expérience de cinéaste confronté à Marseille : « Je
vois bien que cette ville se donne à voir, je vois bien que
ce n'est qu'une feinte d'elle ». L'enjeu de la mise en scène
est donc bien un enjeu de pouvoir : si le cinéaste ne maî-
trise pas son regard, le monde qu'il filme lui imposera
son point de vue. Le cinéma peut être outil critique pour
appréhender le monde et comprendre la place que l'on y
tient.
Dans son texte de postface, Jean-Paul Colleyn constatent
que « la culture de l'image, fortement tributaire d'enjeux
commerciaux, illustre moins le m o n d e qu'elle ne le
masque » en appelle à un salutaire exercice de la critique
sans lequel les meilleurs films ne sauraient être vraiment
goûtés.
A noter en fin d'ouvrage une liste des films cités et une fil-
mographie de J.-L. Comolli, J.-P. Colleyn, ainsi que l'in-
dex des publications de G. Althabe.
G.C.
99
public plus large que celui des bibliothèques, tient à son
introduction dont l'auteur est Michel Melot, président du
Conseil supérieur des bibliothèques, après avoir dirigé la
Bibliothèque publique d'information au Centre Georges-
Pompidou et le D é p a r t e m e n t des Estampes et de la
Photographie de la Bibliothèque nationale.
En cinq «leçons», il nous donne une synthèse des études
sur l'image: «Qu'est-ce qu'une image?», «Image et signe»,
«Image et langage», «Image et écriture», «Les spécificités
de l'image».
Quelques passages soulignés à la première lecture. Sur
la polysémie de l'image : «La description ou l'analyse de
l'image n'ont de sens que dans la mesure où elles répon-
dent à une recherche déterminée...il n'y a pas d'indexa-
tion universelle de l'image»; sur l'image comme illustra-
tion : «L'illustration systématique du texte n'a pas plus
de sens que le commentaire systématique d'une image»;
enfin sur l'image et le langage : «Une image ne peut être
segmentée comme un texte : tout segment d'image consti-
tue une nouvelle image complète».
Une dimension toutefois est absente de ce remarquable
travail : les réseaux de diffusion des images au sein des-
quels les bibliothèques doivent trouver leur place. Les
bibliothèques ne sont pas seules à assurer la diffusion et
la conservation des films et heureusement car la tâche est
immense. Elles doivent définir leur spécificité culturelle
dans un ensemble de structures et de réseaux de diffu-
sion culturels ou non.
Cet ouvrage répond néanmoins aux questions de ceux
pour qui la légitimité des images dans les bibliothèques
n'est pas encore établie : «Au bibliothécaire de savoir où
il faut des images et où il n'en faut pas. Le bibliothécaire
doit traiter images et imprimés avec les mêmes principes.
Il doit sélectionner les images comme les livres. (...) Si
l'on veut sortir du discours passionnel, tantôt peureux,
tantôt béat, sur les images, il faut pratiquer sur elles le
lent et salutaire travail d'exégèse qu'ont subi les textes.»
Si en effet ce travail a été largement entamé par les his-
toriens d'art sur les images fixes (peinture, photographie),
il reste largement à faire pour les films.
Cet ouvrage vient à point enfin au moment où se déve-
loppent les nouveaux supports numériques à lecture op-
tique, où l'on croit voir un peu vite une solution aux pro-
blèmes techniques de communication des images, fl
100
souligne en effet la richesse et la diversité de ces collec-
tions d'images fixes et animées : le coût de l'mnimedia»,
selon la formule de Michel Mclot, interdit encore sans
doute pour quelques années à l'édition de refléter cette ri-
chesse.
C.B.
101
images, à la façon dont elles sont produites et regardées.
Partant d'une critique du « paradigme narratif industriel »
dont la théorie du conflit central (quelqu'un veut quelque
chose, un autre ne veut pas qu'il l'obtienne) est la forme
actuelle la plus en vogue, l'auteur plaide pour un autre
cinéma, un cinéma qui requiert des spectateurs complices
qui auraient accomplis une totale révolution du regard.
Soulignant combien tout film, même ordinaire, est com-
plexe il se demande si l'on saura encore lire demain les
films d'aujourd'hui. Que se passera-t-il si les codes chan-
gent ? Si nous ne léguons pas aux spectateurs à venir les
clefs qui nous permettent de pénétrer ces œuvres ?
Cette remarque qui souvent sert de soubassement à la ci-
néphilie et dans sa version pessimiste à la nostalgie d'un
bref âge d'or sert paradoxalement à Raoul Ruiz d'argu-
ment irréfutable pour penser la mort du cinéma comme
la condition de sa résurrection, la possibilité enfin gagnée
de la libérer des codes de la narration et de la représen-
tation qui soutiennent le septième art comme une corde
le pendu.
Si les codes ne sont plus respectés, le contrôle à tous
les stades est mis en échec : « quand bien même l'in-
dustrie se perfectionnerait (dans sa tendance au contrôle),
elle ne parviendra jamais à occuper l'espace d'incertitude
et la polysémie propres aux images ; à la possibilité de
transmettre un monde privé en temps présent où siègent
plusieurs passés et avenirs (...). C'est dans ces mondes
privés qu'apparaîtront des films que le devoir de mystère
et la pratique de la clandestinité rendront inclassables,
protéiformes (...) Avec un peu de chance, nous serons
tous témoins de la renaissance de ce cinéma, égal à lui-
même et donc plus intraitable que jamais ».
Jeune spectateur, Raoul Ruiz, regardait toujours où il ne
fallait pas, se laissant fasciner par un objet inutile (à la
narration) au premier plan, un personnage à l'arrière plan,
une perche oubliée dans le cadre. Plus intéressé par les
images qui « manquaient » entre deux plans que par l'in-
trigue du film, le spectateur qu'il était alors rêvait un autre
film que celui qu'il regardait.
Raoul Ruiz n'a pas oublié ses lectures d'étudiant en théo-
logie et les controverses autour de la représentation la-
quelle a toujours tendu à « montrer l'invisible grâce à la
capacité qu'ont les images de révéler ou de rendre évi-
dentes des réalités qui ne peuvent être montrées, soit en
102
raison de leur trop grande abstraction, soit parce qu'elles
sont de nature divine ». Ce « désir de voir au-delà, de voir
ce qui ne peut pas être montré » est au cœur du cinéma.
A sa façon le cinéaste chilien a commencé d'ouvrir la voie
à ce cinéma différent, un « cinéma chamanique » qui vi-
serait à la création « d'objets poétiques ».
Le lecteur de ce volume pourra se faire une idée de ce
que pourrait être un tel cinéma en lisant les nombreux
exemples d'histoires auxquelles l'auteur a recours pour
rendre plus explicite sa démonstration.
Il est plaisant de penser que ces histoires sont autant de
scénarii potentiels pour des films à venir (ou déjà tour-
nés !) d'un auteur qui a pourtant toujours pensé que ce
sont les images qui déterminent la narration et non le
contraire.
G.C.
103
documentaires
Images en hihliolhèques :
Siège social : IÏPI,
10, nie Beaubourg, ySoo/J Paris.
Administration et ahonnenients : 27, avenue de l'Opéra, 75ooi Paris.
IMPRIMEUR : Imprimerie nouvelle.
Dépôt légal : s»ème trimestre 1995.
Numéro ISSN : 1146-1756
© Association Images «*n l)ibliot.htM|titas-Dirf*etîoii du livre cl de la leelure. Tons droits
réservés. Reproduction interdite sans autorisalion éerite de l'administration de la revue.
Bulletin d'abonnement/iMAGES,!.,.,
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