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L'Homme et la société

Un cinéma en marge, un cinéma en marche : état et perspective


d'un cinéma que l'on nomme « différent »
Laurent Mathieu

Abstract
Laurent Mathieu, Cinema in Movement : The Situation of a « Different » Cinema
The independant cinema confronts severe economic problems and haphazard distribution, but an informal networks of
production and distribution exists and is continually enriched. Among the many active associations struggling to maintain
such alternative productions is "D 'un cinéma l'autre " (« From One Cinema to Another ») which has existed since 1993.

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Mathieu Laurent. Un cinéma en marge, un cinéma en marche : état et perspective d'un cinéma que l'on nomme «
différent » . In: L'Homme et la société, N. 127-128, 1998. Cinéma engagé, cinéma enragé. pp. 126-134.

doi : 10.3406/homso.1998.3560

http://www.persee.fr/doc/homso_0018-4306_1998_num_127_1_3560

Document généré le 16/10/2015


Chronique

Un cinéma en marge, un cinéma en marche :


état et perspective d'un cinéma
que l'on nomme « différent »

Laurent MATHIEU

Il existe un cinéma différent. En opposition à un type de films d'un certain


cinéma autoproclamé « dominant ' », il regroupe les uvres dont la narration
s'éloigne sensiblement des films habituellement diffusés en salles commerciales. Le
qualifier précisément est un tour de force que chacun réalise à sa manière :
subjective, partielle, personnelle, la définition s'organise toujours par opposition,
par comparaison, par réaction à un cinéma qui monopolise les écrans (petits et
grands), les esprits, les mentalités et les cultures.
Nous tenterons d'appréhender la situation et les perspectives d'un cinéma qui,
avec une narration et une économie « différentes », tente de se frayer une place dans
un paysage cinématographique aux allures de forteresse moderne.

Essais de définition
« Le cinéma que Ton présente ici est difficile à qualifier. En vérité, il n'a pas besoin de
qualificatifs : c'est le cinéma même. C'est à partir de lui - qui est ce qu'il y a de vivant et
d'essentiel dans l'art des images animées et sonores - que les autres films doivent se situer,
comme c'est à partir de Rimbaud, de Cézanne ou de Bach que doivent se situer les romans de
gare, les croûtes de la place du Tertre, les tubes de l'été »

affirme sans provocation Dominique Noguez dans Une histoire du cinéma. Dans
cet ouvrage de référence paru en 1976. l'auteur ne traite que du cinéma différent et
répare les oublis de l'histoire officielle en réhabilitant la plupart de ses uvres
maîtresses. Il n'est point question de refuser à Eisenstein. Lang ou encore Ozu une
place de choix dans cette histoire, mais simplement de combler des manques dont

1. Le concept est principalement économique. D faut regrouper derrière le terme « dominant » les
films que l'on dit classiques, de facture traditionnelle, programmés dans la totalité des salles de cinéma
commercial.
L'Homme et la Société, n° 127-128, janvier-juin 1998
Un cinéma en marge, u n cinéma en marche. . . 1 27

pâtissent les cinéastes incontournables que sont, entre autres figures importantes du
cinéma différent, Fischinger, Snow, Mekas, Hill ou encore Reble 2.
Pourtant, la liste des façons non narratives d'appréhender le cinéma est longue :
abstrait, d'avant garde, grattage sur pellicule, expérimental 3\ found-footage 4,
graphique, métrique 5, art vidéo6... Longue à l'image de celle des nombreux films
en marge des productions traditionnelles qui parsèment l'histoire du cinéma et dont
la narration diffère diamétralement des films composant habituellement notre
univers visuel. De cette liste marginale, on pourrait relever trois exemples
significatifs : Le Merle% Ere erera Baleibu Icik Subua Aruaren et Région centrale.
Le premier, trois minutes de grattage sur pellicule colorée, accompagné de sons
stridents, réalisé en 1958 par Norman Mac Laren, reste l'un des essais les plus
importants d'animation sans caméra. Le deuxième, un long métrage muet composé
uniquement d'images peintes au pochoir en 1970 par José Antonio Sistiaga,
représente l'archétype du film abstrait. Enfin, La Région centrale de Michael Snow
en 1971, au travers d'un plan séquence de trois heures en images réelles, symbolise
par son caractère hypnotique la démarche tout entière du cinéma expérimental.

Un essai de chronologie
La banalisation de ce type de films, sa mise à l'écart des salles, trouve ses
fondements dans la structuration précoce du cinéma dominant. Très tôt, l'art-
divertissement-production a préféré s'inspirer de la littérature dans un souci de
légitimité. Un pan de taille du cinéma a alors puisé sa force de persuasion dans les
puissants flots du verbe, et rapidement, le cinéma naissant a confié son avenir aux
valeurs déjà éprouvées du roman millénaire : aux délires visuels de Méliès, on
préféra donc sans tarder les films adaptés d'ouvrages célèbres . Et s'enterrant dans
les logiques propres aux adaptations, les scénarios « originaux » ont fleuri, plus
proches du roman que du récit cinématographique. Le cinéma entre alors dans l'ère
de l'« histoire ». du récit d'actions qui aurait pu ne constituer qu'une mince part des
productions mais qui en réalité en représente la presque totalité. L'image,

2. Oskar Fischinger est un cinéaste allemand qui développa dans les années vingt les techniques de
grattage et peinture sur pellicule. Michael Snow est le réalisateur du mythique Région centrale, film de
trois heures pendant lesquelles la caméra explore en un unique plan les limites du paysage filmé et de la
perception du spectateur. Jonas Mekas est un cinéaste new-yorkais d'origine lithuanienne, créateur en
1962 de la Film Makers Cooperative et considéré comme le plus important réalisateur de films
expérimentaux. Garry Hill est un vidéaste américain qui explore les relations entre le cinéma et le livre.
Jurgen Reble est un réalisateur allemand de films expérimentaux dont la pellicule est altérée
volontairement de manière à obtenir des formes abstraites.
3. Terme utilisé dès les années soixante pour qualifier un film qui propose une « expérience »
visuelle et sonore au spectateur, qui se compose d'une suite d'images apparemment sans sens mais dotées
d'un fort pouvoir hypnotique
4. Pratique qui consiste à monter des bouts de pellicule récupérés au hasard pour réaliser une uvre
originale.
5. Les films métriques tirent leur puissance visuelle de calculs très précis du nombre d'images qui
composent leurs différents plans. Ils sont réalisés selon des logiques mathématiques et selon une
rythmique parfaite.
6. Films réalisés dès les années soixante à partir d'une bande vidéo retravaillée sur des bancs de
montage à l'aide de générateurs d'effets. Aujourd'hui, ces films sont créés sur des postes de travail
informatique.
7. Il est fréquent d'opposer les films de Méliès aux films des frères Lumière, tournés aux débuts du
cinématographe. La féene d'un côté, le pragmatisme documentaire de l'autre. La comparaison va plus
loin : s'il est de bon ton au lendemain des cérémonies du centenaire du cinéma de conférer des valeurs
artistiques aux films Lumière, il est indubitable que l'on doit à ces inventeurs le terme d'économie du
cinéma, l'idée de « rentabilité » immédiate d'un film. Méliès quant à lui mourra dans la misère.
128 Laurent Mathieu
s'emparant ainsi d'un vocabulaire et d'une narration existante, s'est refusé
l'autonomie, aux dépens de ses potentialités propres, visuelles et sonores.

Les premiers collectifs


Devant ces blocages historiques renforcés par des logiques commerciales,
l'amateur désireux de sauver les films « en marge » doit s'engouffrer dans l'une (ou
la totalité) des trois armes du résistant : faire, parler ou montrer des films. Un choix
multiple : « faire » pour exister et s'exprimer, « parler ou écrire » pour informer, et
« montrer » pour faire découvrir et pérenniser.
Cependant, ces premières tentatives contemporaines de résistance n'apparaissent
qu'au début des années soixante. Sous l'impulsion de Jonas Mekas et face au
conservatisme hollywoodien, des cinéastes se regroupent pour créer à New York la
Film Makers Coopérative en 1962 8. À but non lucratif, la structure s'attache à aider
la production et la diffusion de films différents. Les réalisateurs restent propriétaires
de leurs uvres et sont associés aux fruits des ventes de places. Pour Mekas, les
cinéastes « cherchent à se libérer eux-mêmes du surprofessionnalisme et de la
surtechnicité qui handicapent l'inspiration et la spontanéité du cinéma officiel 9 ».
Les cinéastes européens proches de ces courants de pensée ne tardent pas à disposer
d'un semblable outil au début des années soixante-dix. C'est la naissance du
Collectif Jeune Cinéma en France, et du Festival international du jeune cinéma de
Hyères comme façade méditerranéenne du cinéma différent. Entre la première
projection en 1970, au Studio du Val-de-Grâce à Paris et au Festival de Hyères, et la
dernière en 1983, treize années de lutte acharnée pour que le public et la critique
puissent visionner des films cantonnés jusqu'alors dans la marge l0.

Montrer...
La diffusion est assurément l'un des maillons les plus hermétiques de la chaîne
du cinéma. Ultime étape de la vie d'un film, elle régit toutes les autres, dicte les
valeurs, crée parfois les modes. Mis à part les événements, aussi ponctuels que les
festivals, très rares sont les salles qui proposent des séances de films différents.
Quant à la programmation des salles d'art et essai, lieux pourtant prédestinés à les
accueillir, elle s'arrête à l'endroit où la liberté d'expression cinématographique
pourrait commencer, tout en diffusant le dernier Godard comme parfait alibi. Les
films de Straub et Huillet ", « différents » mais pourtant « narratifs ». ont eux
mêmes des difficultés à trouver des lieux de projection disponibles.
Pour pallier au manque de structures d'accueil, depuis une vingtaine d'années,
un grand nombre de collectifs de diffusion se sont créés. L'enjeu était conjoncturel :

8. Un article intéressant de Catherine Coste (L'armateur, n° 5, janvier-février 1993), suivi d'une


interview du réalisateur new-yorkais, relate les étapes de la création de la Cooperative ainsi que le
contexte hollywoodien qui fabriqua le cinéma américain des années cinquante.
9. Jonas Mekas, « A call for generation of Film Makers », in Film Culture Reader, 1970.
10. Marcel Maze, chargé de la programmation de la section « Cinéma différent » de Hyères et
cofondateur du Collectif jeune cinéma se souvient avec nostalgie de l'époque où son festival était l'un
des plus fréquentés de France et ne se méprend pas sur la nécessité de faire revivre aujourd'hui un circuit
associatif fort à même d'agir efficacement (Cinéma différent, d'un cinéma l'autre, n° 3, mars 1996.
11. Mari et femme dans la vie, ces deux cinéastes français travaillent le dépouillement extrême.
Chronique d'Anna Magdalena Bach (1967) et Amerika (1984) sont parmi leurs films le plus forts.
Un cinéma en marge, u n cinéma en marche. .. 1 29
éponger le flux de films que la génération vidéo-télé avait générés IZ et montrer
enfin les films cinéma impulsés par le mouvement underground américain des
années soixante -soixante-dix. Hormis certains festivals comme celui de Hyères,
section Cinéma différent, les structures de diffusion n'étaient pas prêtes à accueillir
des films vidéo davantage vus comme produits issus d'une technologie nouvelle
et matériaux de « démonstration » que comme « uvres d'art » à part entière , ou
des films pellicule ghettoïsés pour leur forme ou parfois interdits 13. Dans un
premier temps éclatés donc, les lieux de diffusion parallèle n'ont pas tardé à se
contacter, à collecter et diffuser des informations, à entrevoir la possibilité de mieux
défendre leur point de vue en se structurant en réseaux. Issus du mouvement des
années soixante-dix, les collectifs d'aujourd'hui M, s'ils gardent la même foi en un
cinéma radicalement différent, n'utilisent plus les mêmes armes. L'argument utilisé
dans les champs de bataille verbaux et militants des années soixante-dix « Mort
au cinéma dominant 1 » a progressivement été remplacé par « Le cinéma
dominant, pourquoi pas ? Mais pourquoi pas nous ? ». Excepté dans les groupes de
réflexion radicaux, il n'est plus question d'attaquer de front les rouages maintenant
séculaires du cinéma commercial mais plutôt d'organiser des réseaux parallèles
forts. L'Acid (Agence du cinéma indépendant pour sa diffusion ,5) tente « avec le
concours du Centre national de la cinématographie. de la SACD, de la
Procirep... '* » de pallier aux faiblesses des circuits d'exploitation traditionnels en
regroupant derrière un projet commun un certain nombre de salles, et propose
comme sous titre à ses actions « sortir différemment des films différents l7 ». Sans
associer cinéma indépendant (concept économique) et cinéma différent (concept
esthétique), il est important de constater leurs désirs communs de contourner un
système. Les champs d'action sont multiples r séances de cinéma expérimental
organisées par des collectifs précités, lieux institutionnels accueillant très
ponctuellement des programmations différentes (Cinémathèque française. Carré
Seita, Auditorium du Louvre. Vidéothèque de Paris...), diffusions télévisuelles qui
proposent (mais plus rarement maintenant depuis la déprogrammation de Snark l8
sur Arte) des films différents, ou encore festivals en constante progression
(Rotterdam qui a l'originalité d'être doté d'un marché du film . Arnhem,
Edimburgh, Bourges...).

12. L'accession à la réalisation par l'utilisation d'une caméra vidéo amateur et de cassettes peu
chères a suscité un nombre important de vocations, ou du moins a contribué à la production anarchique
de films vidéo de qualité inégale.
13. Le plus emblématique est le film de Jean Genet, Un chant d'amour, réalisé en 1954 et interdit
aussitôt pour de vagues raisons de pornographie. Adulé par le milieu culturel new-yorkais mais censuré
de même outre-Atlantique, le film de Genet sera visionné dans les caves, dans les sous-sols, donnant du
même coup un nom au mouvement qui bouleversa les années culturelles soixante-dix :
l'« Underground ». Un chant d'amour sera réhabilite en 1976, vingt-quatre ans après sa réalisation.
14. Films indépendants par « Art Toung » au 102 à Grenoble, « A Bao A Qou », « TéVé TrOqUé »,
cinéma différent et autres par la « Zonmééé » à M on treuil, films expérimentaux par « Scratch » au
cinéma L'Entrepôt à Paris, « Champs Magnétiques » à Bordeaux (Art vidéo), « Élu par cette crapule »
au Havre (films expérimentaux), etc.
15. Créée en 1992 à la suite du « Manifeste résister» signé par plus de 180 réalisateurs, l'Acid agit
en tant qu'association de cinéastes. Le caractère somme toute assez « narratif» des films qu'il promeut
leur accorde une audience assez large et des subventions en relation...
16. Phrase mise en exergue de la plaquette de présentation de l'association.
17. Ibidem.
18. Émission mensuelle qui présentait jusqu'en 1994 des courts métrages d'animation, films
expérimentaux et autres films différents.
130 Laurent Mathieu

Pour approvisionner les lieux de diffusion ou toute association désireuse de


projeter un film différent, des agences de location de films (Light Cone 19, Paris
Film Coop) proposent des listes impressionnantes de films pellicule.
Si le combat de tranchées est probablement perdu d'avance, la guerre froide par
contre permet la subsistance au grand jour.

Parler et écrire...
Accompagnant l'action directe qu'est la projection, une presse spécialisée s'est
développée sous l'impulsion de cinéphiles, souvent programmateurs eux-mêmes,
désireux de faire découvrir le cinéma qu'ils défendent, ou de réalisateurs,
producteurs qui perçoivent l'intérêt de publications promouvant leurs films.
Fanzines photocopiés ou magasines en papier glacé, distribués à la sauvette ou en
kiosque, payants ou gratuits, ces périodiques commentent l'actualité, établissent des
dossiers sur des films, réalisateurs, concepts, etc., ou proposent des listes de lieux de
diffusion... Parmi les plus récents, retenons entre autres Episodic 20, Cinéma
différent *21, 101 22, Tausend Augen " et Turbulences vidéo u. Comme on peut le
présager, ces titres sortent des presses sans renfort significatif de subventions
institutionnelles.

Faire...
Grâce à la mise en place d'un certain nombre de lieux « ouverts » et à
l'accroissement de la communication écrite, les réalisateurs ont trouvé de nouveaux
espaces d'expression. Ils peuvent montrer leurs films, en parler, aller à la rencontre
d'un public mû par la curiosité ou le désir de vivre de nouvelles sensations visuelles
et sonores.
Toutefois, la conjoncture peu favorable à la diffusion « autre » ne pennet pas à
l'économie du cinéma de donner aux réalisateurs la possibilité de s'exprimer
« différemment » dans les meilleures conditions. Mis à part les grattages sur
pellicule ou le found-footage, les films ont un coût qu'il convient d'apprécier à sa
juste valeur. Pour la plupart d'entre eux donc, le tournage en super 8 mm. 16 mm
(parfois) ou en vidéo (souvent) s'impose, et la projection des uvres a de fortes
malchances de s'effectuer dans une salle improvisée et inconfortable. De plus, la
qualité technique des films devenant de plus en plus importante pour les producteurs
et pour le public, les écarts « plastiques » entre les films issus du cinéma

19. Collectif de location de films, Light Cone gère un nombre important de films expérimentaux et
différents et disposait jusqu'à une date récente des films du Collectif Jeune Cinéma. Le Collectif,
jusqu'alors en sommeil, a décidé de promouvoir lui même depuis octobre 1997 les quelque 200 films
dont il possède les droits.
20. Episodic poursuit le travail mené par L'Armateur, bimestriel qui s'est exprimé en 12 numéros
d'avril 1992 à septembre 1994. Le cinéma expérimental y est à l'honneur ainsi qu'une certaine idée de la
critique du cinéma, engagée et contemporaine.
21. Cinéma différent est une publication issue du Collectif Jeune Cinéma, arrêtée dans son élan après
la fin du Festival de Hyères, mais ressuscitée par l'association D'un cinéma l'autre (dont nous
détaillerons l'historique ci-dessous) en 1995.
22. 101 a vu le jour en avril 1997. U s'attache tous les mois à inonder le lecteur de renseignements
divers sur les projections « différentes », et à recenser les phrases et informations glanées au fil des
projections, des émissions télévisuelles et des couloirs du « cinéma différent ». Une véritable mine.
23. Revue trimestrielle issue de l'Université Lille UI qui tire à 1 000 exemplaires.
24. Comme son titre l'indique, ce trimestriel de Clermont-Ferrand étudie l'outil vidéo sous toutes ses
formes
Un cinéma en marge, un cinéma en marche. . . 131
« dominant » et ceux se référant au cinéma « différent » s'accroissent de façon
significative, cantonnant les seconds dans la catégorie des films « amateurs ». Même
s'il subsiste quelques exceptions, ce lieu commun est une réalité. Il était d'usage il y
a quelques années, de mettre en avant le coût dérisoire de certains films dits
indépendants américains. La promotion de El Afariachi, long métrage de Roberto
Rodriguez réalisé en 1993, s'est faite sur un budget ridicule de 7 500 $. Comme tant
d'autres, il a été rattrapé par son succès et a fini par réaliser Une journée en enfer en
1996, film d'action hollywoodien, sous la bénédiction des Majors toujours avides de
récupérations fructueuses : une raison de plus pour ne pas amalgamer
« indépendant » et « différent ». La presque totalité des films qui nous intéressent ici
ne sont pas rentabilisés. Si minime soit-il, le coût d'une réalisation en pellicule
comporte des frais incompressibles 25 comme le développement, le mixage ou
l'étalonnage des images. Le budget d'un court métrage est dans ces conditions
rarement inférieur à 50 000 F, coût qu'il est impossible de compenser avec les rares
diffusions télévisuelles M. Le cinéaste, qui ne cesse d'envier la liberté du peintre ou
de l'écrivain, doit compter sur ses économies et sur la philanthropie des techniciens
qui acceptent de travailler sur ses rêves. Devant ces nombreuses difficultés, et pour
assouvir la nécessité de filmer « comme-on-1 'entend ». des tissus de relations
complémentaires se sont organisés. Nouvelle tendance au réseau (vertical cette fois-
ci) : des laboratoires indépendants se mettent en place en France (sous l'impulsion
de la cellule d'intervention Metamkine à Grenoble 27) et proposent des prestations à
des prix défiant toute concurrence, les réalisateurs et preneurs de son s'équipent en
matériel cinéma ou vidéo pour disposer librement du maximum de maillons de la
chaîne de production. Tous s'échangent des services, uvrent dans le but commun
de faire des films. Les réseaux de compétence, les regroupements, les rencontres
génèrent de nouvelles manières d'aborder la création artistique. En parallèle de
l'éclatement des pratiques en art contemporain (performances, installations,
productions d'uvres multiformes de plus en plus nombreuses), les créateurs
d'images, de sons, de lumière, de volumes, de personnalités confrontent étroitement
leurs points de vue. Une grande chaîne de la solidarité pour la naissance d'uvres
filmiques dont les différentes composantes sont travaillées pour elles-mêmes, au
service de la cohérence générale du produit fini. De plus en plus de films sont
cosignés, prouvant l'importance que peut prendre l'univers sonore par exemple.
Chaque équipe de création se structure autour d'un projet commun. Les frais de
techniciens et de matériel minimisés, le long trajet entre l'idée d'un film et sa
diffusion en salles ou en festivals peuvent être considérablement réduits, au profit
du temps de création pure.
Du fait des multiples voies parallèles, il devient de plus en plus aisé de
s'exprimer en dehors du cinéma dominant.

25. Les frais compressibles sont les salaires des techniciens (en participation), les aides en nature,
notamment pour le logement ou les repas de l'équipe, et les réductions sur les locations de matériel.
26. La télévision reste le seul moyen pour un court métrage de rapporter de l'argent, la diffusion
payante en salles de cinéma étant quasi nulle.
27. Depuis peu, des collectifs viennent de toute la France pour se former aux techniques de
développement de la pellicule super 8 mm et 16 mm.
132 Laurent Mathieu
La marge au centre de l'action
Si le cinéma différent a souvent été pour certains groupes marginalisés un moyen
d'expression idéal, notons que depuis peu, le mouvement tend à mettre en avant
deux d'entre eux.
Profitant du médium visuel, la communauté homosexuelle et les porte-parole des
exclus sociaux parlent de leurs problèmes, de leurs révoltes, se questionnent ou
proposent des solutions. Ils parlent d'eux-mêmes et font parler d'eux. Tous, à leur
manière (cinéma expérimental pour les premiers, vidéo spontanée pour les seconds),
s'expriment en liberté, profitant d'une médiatisation qui les propulse régulièrement
au-devant des scènes, et d'une forme de communication résolument différente.
Dégagées des contingences économiques attachées aux productions-à-rentabiliser, et
confinées dans la nécessité constante et intolérable de justifier de leurs actes, ces
deux communautés proposent des films dont l'intérêt est autant cinématographique
qu'informatif. Les films cinéma des uns sont courts, vifs, esthétisants, esthétiques,
actuels ; les films vidéo des autres sont longs, spontanés, sans montage apparent,
imprévus, actuels. Samir Abdalha et son collectif de réalisation vidéo L'Yeux
Ouverts font un travail de mémoire instantanée dans la rue. à côté des sans-abri, des
sans-papiers, des sans avenir... L'idée, créer une « télé de la rue ». sorte de
magazine vidéo qui prend la forme d'une parution mensuelle de cassettes diffusibles
sans contraintes. Pas de droits d'auteurs, l'intérêt est tout autre : proposer à la
collectivité des documents réguliers, témoins des événements qui se passent dans la
rue. Le premier compte rendu date d'avril 1995 et relate l'épique épisode urbain de
la rue du Dragon. D'autres suivront dont un étonnant témoignage au cur même de
l'église Saint-Bernard, à côté des sans-papiers, dans leurs activités quotidiennes et
lors de leur évacuation par les CRS.
Si un tel mouvement a su imprégner les milieux du cinéma-vidéo et le public à
l'écoute des différences, c'est sans nul doute du fait de sa capacité à s'adapter aux
contingences rigides de la diffusion. À les contourner peut-être. Les uns organisent
des festivals gay et lesbiens28 et réalisent sans artifice des courts-métrages
remarqués ; les autres déploient leurs images sur les télévisions qui les acceptent
(Paris Première, Arte...) et les circuits de distribution vidéo qui diffusent leurs
cassettes.
La question des enjeux (esthétiques, politiques...) est toujours à l'ordre du jour.
Faire un film est toujours un engagement. Si certains groupes sont structurés, on
peut cependant regretter que la grande majorité des cinéastes s'exprimant
« différemment » soient dispersés. Ils se connaissent, se rencontrent dans des
projections, mais ne constituent en aucune manière des groupes de pression
Sans rêver d'une structure tentaculaire. sorte de Centre national du cinéma
différent, l'organisation d'un tissu de relations réunissant cinéastes, uvres et
diffuseurs est plus que jamais indispensable. À leur niveau, la cellule d'intervention
expérimentale Metamkine 29 (Grenoble) et Molokino *° (Paris) sont des collectifs

28. En 1994 se sont déroulées conjointement deux manifestations : le 3 e festival Question de genre à
Lille et le 1er festival de films gays et lesbiens à l'American Center à Paris. Le succès rencontré par ces
festivals atteste de la motivation des organisateurs et de l'ouverture d'esprit des spectateurs.
29. Installée à Grenoble, le Cellule d'intervention Metamkine propose des séances de « cinéma
élargi » pendant lesquelles la projection est mise en scène autant que le film. Elle est composée de
Un cinéma en marge, un cinéma en marche. . . . 133
issus de rencontres de créateurs de même sensibilité. Des films en commun sont
réalisés, et les films d'un seul réalisateur sont estampillés du nom du groupe.
Metamkine et Molokino ont une reconnaissance tant par la force de leur structure
que par les particularismes qui la composent. Une manière de médiatiser les actions,
de construire des marques solides pour un public à convertir.

Un cas de terrain : «r D'un cinéma l'autre »


En 1993, sous l'impulsion de Jean-Marc Manach et de Marcel Mazé 3I, un
groupe de réflexion s'est créé afin de médiatiser de façon organisée le cinéma que
l'on dit « différent » ou « autre ». Plusieurs fois par semaine, une douzaine de
personnes 32 ont confronté leurs idées générales sur le cinéma « différent » et
réfléchi sur les moyens d'action possibles pour sa promotion. Tous pressentaient la
nécessité d'un engagement concerté, sur les traces du festival de Hyères, souffle de
vie dans le paysage cinématographique français des années soixante-dix. Plus d'une
année fut nécessaire pour s'organiser et chercher une ligne de conduite commune.
L'association D'un cinéma l'autre (DCA33) est donc née officiellement en
mai 1994.
Le concept général autour duquel les actions s'effectuèrent n'a jamais été de
faire des films, mais plutôt de les promouvoir. Les projets étaient multiples mais
découlaient de la nécessité de se fédérer pour être plus forts, de palier à la dispersion
en créant un annuaire « professionnel ». un périodique critique, un agenda des
projections, un lieu de diffusion, et ce au travers de structures autonomes de manière
à ne pas faire de DCA un collectif tentaculaire.
L'idée d'organiser un Forum de cinéma différent, manifestation capable de faire
se rencontrer les structures, les cinéastes, les journalistes, les spectateurs, les
professionnels et les uvres, s'imposa rapidement. En parallèle à la constitution
d'un dossier de mise en place du Forum, l'association a décidé de s'essayer à la
programmation pour se doter d'un savoir-faire. Des projections mensuelles de
cinéma ont alors été organisées M. L'expérience dura de 1994 à 1996. date à laquelle
certains membres préférèrent créer une publication plutôt que de continuer à
montrer des films. Actuellement en pleine renaissance après une période de doutes.
DCA recentre ses projets autour de l'organisation du Forum et d'une rétrospective
des films présentés à Hyères. L'action peut maintenant continuer.

Jérôme Noetinger qui organise les musiques, sons et autres bruitages et de Christophe Auger et Xavier
Querel qui filment les images, les altèrent et les projettent.
30. Molokino est un quatuor : Cécile Bortoletti, Hélèna Villovitch, David TV et Agathe Gris. À
l'instar de Metamkine, ils font de la projection une uvre spontanée, mais mettent en scène leur propre
corps.
31. Marcel Mazé était chargé de la sélection et de la programmation de la section « Cinéma
différent » du festival de Hyères, et cofondateur du Collectif Jeune Cinéma.
32. Les membres de DCA sont réalisateurs, critiques, organisateurs de festivals, chercheurs,
producteurs... et sur la douzaine qui compose son bureau, six sont véritablement actifs.
33. Association loi 1901 installée au 25 rue Caumartin, 75009 Paris.
34. Le 25 juin 1994, de 19 h 30 à 6 h du malin, s'est déroulée la première projection DCA dans la
salle associative Confluences à Paris. La dernière a eu lieu en mars 1996. Sans appuyer les sélections sur
des critères de durée, de support, de genre, la programmation s'est recentrée autour de thématiques et de
films peu vus de jeunes réalisateurs ou d'auteurs importants. Des concerts, performances, interventions
diverses venaient entrecouper les plages de films. À chaque projection, une publication regroupant une
fiche technique des films présentés, des articles critiques et un agenda des différentes programmations
« différentes » du mois suivant, était distribuée gratuitement aux spectateurs.
/St».

134 Laurent Mathieu

Le passé du cinéma différent est riche mais son avenir reste à construire.
L'espoir viendra des réseaux et de leur capacité à dépasser les clivages. Un public
existe et il incombe aux structures de diffusion et d'information de lui proposer des
films ou des articles de qualité. Il est primordial de ménager les spectateurs pour que
s'ajoutent aux aficionados inconditionnels qui fréquentent les salles de cinéma
différent, des cinéphiles curieux et friands de nouvelles sensations. L'avenir est en
fait dans la capacité des multiples personnes et structures à se concerter et à
construire ensemble un nouvel espace de liberté cinématographique.

autrepart Empreintes
n° 4/1997 du passé

(Cahiers des
Sciences humaines)

Les empreintes
témoignent de ladudiversité
passé etprésentées
de la richesse
dans des
ce numéro
nations
du Sud.
Le fil d'Ariane qui relie ces textes consiste à retrouver
les traces de populations disparues ou parties ailleurs.
Ces traces peuvent alors prendre des formes très
diverses : gravures, tertres, révélant des poteries,
meules
"parcs" dormantes,
fossiles d'arbres
citernes,remarquables
constructions ou
anciennes,
encore
"pierres errantes" qui se fixent, deviennent des lieux
sacrés, et déterminent des espaces magiques.
Des auteurs de disciplines différentes (archéologie,
géographe, ethnologie, économie) procèdent à une
lecture du passé qui s'inscrit dans la longue durée et
leurs témoignages vont souvent rejoindre les données
de la tradition orale.

E. BERNUS, J. POLET, P. QUÉCHON, Introduction


J. BONNEMAISON, Les lieux de l'identité dans les îles du sud et du centre de Vanuatu
(Mélanésie)
G. QUÉCHON, Art rupestre à Termit et Dibella (Niger)
J. Y. MARCHAL, Vestiges d'occupation ancienne au Yatenga (Haute-Volta)
G. DUPRÉ ET D. GUILLAUD, Archéologie et tradition orale du pays d'Aribinda
(Burkina Faso)
B. F. GÉRARD, Paroles d'écriture : entre traces et mémoire
PH. COUTY, Le temps, l'histoire et le planificateur

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