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Vingtième Siècle, revue d'histoire

Penser l'histoire du cinéma autrement : un modèle de crise


Rick Altman

Abstract
Thinking differently about the history of cinema, Rick Altman.
In its beginnings, American commercial cinema had no clear identity. It was poorly differentiated from other types of
entertainment such as the circus and the theatre. By studying the crisis that swept the theatre industry in the first years of the
20th century, the slow constitution of the cinema as a specific genre can be traced. Through the struggles of the occupational
categories dealing with this new medium, by following the transformation of the terminology designating this new phenomenon,
i.e. through a crisis model another way of thinking about the history of cinema comes to light.

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Altman Rick. Penser l'histoire du cinéma autrement : un modèle de crise. In: Vingtième Siècle, revue d'histoire, n°46, avril-juin
1995. Cinéma, le temps de l'histoire. pp. 65-74;

doi : https://doi.org/10.3406/xxs.1995.3154

https://www.persee.fr/doc/xxs_0294-1759_1995_num_46_1_3154

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PENSER L'HISTOIRE DU CINEMA

AUTREMENT

UN MODÈLE DE CRISE

Rick Altman

Pour Rick Altman, le cinéma est tographique n'est pas un appareil


davantage une pratique qu'une indépendant mais un accessoire au projecteur
technologie. Son histoire est loin d'être de diapositives. Il remplace la boîte qui
linéaire. Le cinéma est-il fils de la sert à introduire les diapos, tout en
photographie ou du théâtre? À travers ce gardant la source lumineuse et le support,
qu'il appelle un modèle de crise, il nous comme aujourd'hui on remplace un
montre combien, au tout début du objectif standard par un objectif
siècle, l'identité du nouveau média a été cinémascope. Les diapos et le théâtre constituant
longue à se constituer. Faudrait-il, en le divertissement visuel dominant de
conséquence, en repenser son histoire ? l'époque, la main-d'œuvre ne se limite
que très rarement à la production ou à la
De 1906 à 1912, époque des projection du seul cinéma. Au contraire,
premières salles à cinq sous dites non seulement les ouvriers partagent leur
nickelodeons, l'industrie théâtrale temps entre le cinéma et autre chose, mais
américaine connaît une crise profonde il ne leur paraît même pas qu'ils
liée à l'identité multiple du cinéma. Nous s'occupent de «cinéma» et d'autre chose, mais
employons sciemment le terme «cinéma» plutôt de deux formes différentes de view
pour décrire les images projetées pendant ou de show.
les premières années du siècle. La
terminologie contemporaine présente la chose O LA CRISE DU NICKELODEON
autrement; loin de souligner la
particularité de ce phénomène nouveau, elle met Le statut légal de ces nouvelles images
tour à tour en avant chacune des projetées en mouvement reste pendant
caractéristiques que le «cinéma» partage avec des années flou, confus et même
les autres formes représentationnelles de contradictoire. Pour l'usage du dépôt légal, le
l'époque. Globalement, les termes nouveau produit est une suite de
appliqués à ce que nous appelons aujourd'hui photographies. Dans l'État de Delaware, c'est
«cinéma» sont empruntés à des systèmes un cirque. Dans l'Arkansas, c'est une
déjà existants mais applicables au exposition. La ville de New York en fait
nouveau produit (view, photo, picture, play, un common show jusqu'à deux cents
show). Les techniques ne sont pas non spectateurs et une représentation
plus différenciées. Le projecteur théâtrale au-delà des deux cents, alors qu'à

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la Nouvelle-Orléans c'est tout sauf du va de pair avec une explosion dans le


théâtre. À Chicago, le nouveau produit est domaine de la technologie. La pénurie
intégré au picture show (même statut pour dans la production des films forçant les
tout divertissement visuel, qu'il y ait exploitants à différencier leurs salles non
«cinéma» ou pas). On ne s'étonnera donc par les films offerts mais par le dispositif
pas que la textualité cinématographique employé pour les présenter, l'époque du
se confonde avec celle des domaines nickelodeon a engendré une panoplie de
voisins. Les sujets les plus courants sont pratiques sonores: troupes d'acteurs
empruntés à s'y confondre à d'autres parlant derrière le rideau (Humanovo,
formes de divertissements plus Actologue, Ta-Mo-Pic, etc.), son
traditionnel es : diapos (vues scéniques et récits), synchronisé à l'aide d'un phonographe (Camera-
cirque (tours de passe-passe, prouesses phone, Chronophone, Cinephone, etc.),
gymnastiques, films d'animaux), théâtre ainsi que narrateurs, musiciens et
populaire (mélodrame, vaudeville, bruiteurs.
pantomime) et même photos journalistiques Avec une telle augmentation de la
(boxe, guerre, informations). main-d'œuvre, l'ouverture d'une lutte en
L'exploitation de ces films n'en fait pas non plus matière de législation ne se fait pas
un domaine à part, car partout le nouveau longtemps attendre. Dès le mois de
produit s'insère dans des programmes septembre 1908 s'ouvre un conflit pour savoir
déjà existants, remplaçant ici un tour de qui, du Syndicat des acteurs, du Syndicat
vaudeville, là une série de diapos et des mécaniciens ou de la Fraternelle des
ailleurs un lever de rideau théâtral. électriciens (de la puissante Fédération
Les débuts du cinéma commercial aux américaine du travail), aura juridiction sur
États-Unis n'offrent donc pas au cinéma les projectionnistes. Autrement dit, il s'agit
une identité claire et fixe. Au contraire, de savoir si un projectionniste est acteur,
c'est un moment où tous les aspects de mécanicien ou électricien; il ne saurait
ce qu'on appellera par la suite «cinéma» encore s'apparenter directement à
sont à tel point confondus avec d'autres l'industrie cinématographique, car celle-ci n'existe
pratiques déjà existantes qu'on se pas au niveau syndical. La situation est la
demande si on a encore le droit de parler même pour les sujets que le «cinéma»
de cinéma. Et pourtant, certains aspects s'entête à emprunter aux industries qui
de la nouvelle technologie se révèlent à cherchent à s'emparer des bénéfices de
tel point prometteurs qu'on ne saurait la nouvelle formule visuelle: les
éviter une longue lutte juridictionnelle. À attractions du cirque coexistent avec le récit
l'époque, personne ne fait, il convient de livresque ou théâtral, la boxe côtoie la
le noter, du «cinéma». Plutôt que de passion du Christ, la photo fixe partage
souligner l'aspect partagé de leurs activités, l'écran avec le sketch vaudevillesque. Une
les producteurs préfèrent employer une telle textualité d'emprunt révèle à quel
terminologie nominaliste. Les caméras et point chacun veut dresser le «cinéma»
les projecteurs se terminent en «graph», pour un usage différent. D'ailleurs, les
chaque compagnie se distinguant par un attaques des réformateurs montrent
préfixe (bio, camera, cineo, eden, electro, combien le statut légal peut servir d'arme
kineto, motio, opti, projecto, vita, war). dans cette lutte. Cherchant à mettre en
Les systèmes visuels se terminent en danger l'existence même des nouveaux
«scope» (bio, kineto, poly, via, vita); les produits et surtout des nouveaux théâtres,
systèmes sonores en «phone» (camera, les réformateurs aident largement à fixer
chrono, cine, kineto, vita, viva). Or, la l'identité et à faire la publicité des
recherche de spécificité terminologique nickelodeons.

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L'exploitation des films devient elle se fondent bientôt dans la désignation


aussi concurrentielle. Non seulement les unique de caméra. D'ailleurs, pendant les
films et les autres médias sont mélangés années 1910, un mouvement de
au sein des programmes, avec une standardisation technologique assure l'abandon de
interchangeabilité entre les tours, le vaudeville, dispositifs visuels et sonores
les diapos et les films, mais divers styles concurrentiels 2. En même temps, le nouveau média
d'accompagnement se font concurrence se libère de la tutelle des diapos en
pour définir l'image filmique. Les sons ajoutant un deuxième projecteur dans chaque
réalistes alternent avec des paroles cabine de projection; à partir de 1911-
purement informatives ou une musique 1912, il n'est donc plus nécessaire
destinée à modeler la réaction du spectateur, d'alterner vues fixes et vues cinématographiques
alors que, dans une autre salle, le même pour assurer la continuité du programme.
film sert de support à une musique Avec la résolution des luttes syndicales,
populaire ou des effets comiques. Une la main-d'œuvre défait également ses
première école de bruiteurs sonnant la cloche liens avec la grande famille des médias
chaque fois qu'une vache paraît à l'image voisins. Les producteurs abandonnent
est vite concurrencée par un bruitage peu à peu leurs autres activités pour se
narratif, attaché à la trame du récit et non concentrer sur le cinéma ; les techniciens
à ses détails1. sont maintenant recrutés et formés
Longtemps, le «cinéma» reste mal directement pour l'industrie
différencié tout en servant de champ de cinématographique; le star system offre aux acteurs de
bataille pour les puissances industrielles cinéma un nouveau statut; les musiciens
qui l'entourent. Mais peu à peu, surtout sont engagés pour le seul
après 1910 (et à des vitesses très diverses accompagnement des films.
selon les domaines), un accord négocié Même développement dans le domaine
entre les combattants permet au cinéma du statut légal, où l'impact national d'une
de sortir du flou pour devenir non série de procès importants (l'éditeur
seulement un amalgame de technologies Harper Bros et les imprésarios Klaw and
mais une pratique à part entière. Erlanger contre les producteurs et
Tout au long des années nickelodeon, distributeurs de films Kalem et Kleine Optical
la terminologie évolue. Les termes à à propos de Ben-Hur en 1908-1909; les
média unique, empruntés aux médias producteurs Pathé et Kleine en cours de
parents du cinéma et fréquents en 1905- douane en 1910 et le renversement en
1907 (automatic one-cent vaudeville, appel en 1911) remplace la grande
views, electric theater), font place à des diversité de statuts qui existaient quand chaque
expressions combinées de compromis. ville et chaque État promulguaient leurs
Ainsi, l'expression moving pictures est propres lois. Ce n'est que le 24 août 1912
adoptée par la revue Moving Picture qu'un amendement à la loi du copyright
World en 1907 ; le terme photoplay gagne traite pour la première fois le cinéma en
le concours de la compagnie productrice média distinct au niveau national.
Essanay en 1910 et devient par la suite le Le développement de la textualité suit
nom d'une nouvelle revue. De même, les de près ce mouvement séparatiste. Dans
appareils de prise de vue, d'abord ses débuts, le cinéma emprunte des sujets
désignés par le seul nom de leur fabricant, partout. Ce n'est que vers 1910, d'abord
avec le film indien et le western, puis avec
1. Sur le passage d'un bruitage de cloche à vache au bruitage
narratif, voir Rick Altaian, 'Reading positions, the cow bell 2. Sur la standardisation sonore après 1910, voir Rick Altman,
effect, and the sounds of silent cinema •, Cinema(s), 3, 1992, • Naissance de la réception classique : la campagne pour
p. 19-31. standardiser le son», à paraitre dans Cinémathèque, 1995.

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le film historique et bien d'autres, que le nelle et d'accord négocié. Mais il s'agit de
cinéma organise ses propres genres, l'invention sociale du cinéma, de son
libérés des modèles littéraires ou invention comme pratique culturelle, et
dramatiques. Le nouveau style non de sa seule invention technologique.
cinématographique offre un accord entre les tendances Et comme pratique culturelle, bien
qui s'étaient tout récemment entendu, le «cinéma» est toujours
concurrencées pour dominer la production «cinéma», c'est-à-dire toujours en question.
cinématographique. La fiction se fait désormais C'est pourquoi il nous a paru important
avec des images de reportage, les histoires d'analyser une époque qui n'est pas
populaires se racontent avec une retenue normalement considérée comme celle de
toute aristocratique, la violence de la boxe l'invention du cinéma. C'est aussi
investit maintenant des films d'aventure pourquoi il est essentiel d'analyser une autre
offrant un registre émotionnel digne de version de la réinvention perpétuelle du
la Passion de Jésus. La route est donc cinéma en tant que pratique culturelle.
ouverte pour une exploitation de plus en
plus spécifiquement cinématographique. O L'AVÈNEMENT DU SON
Non seulement les chansons illustrées Parmi les poncifs de l'histoire du
sont bannies des salles peu après 1910, cinéma, aucun n'est si bien ancré que la
mais, avec l'arrivée d'une vague de longs position du Chanteur de jazz comme
métrages en 1912-1913, les programmes premier film parlant. Ceux qui connaissent
s'organisent dorénavant autour du «grand un peu l'histoire du son au cinéma sont
film», du film de fiction de long métrage amusés par une telle affirmation. Bien
qui domine à tel point la hiérarchie d'autres ont parlé avant Jolson. On peut
théâtrale que tout autre élément sera peu à peu même aller plus loin. Non seulement Le
exilé hors de la salle. Avec la construction chanteur de jazz n'est pas le premier
à partir de 1913 de nouvelles salles parlant, mais tout le monde ne le
spécifiquement dédiées au «cinéma», avec considère même pas comme un film. Car
l'adoption de l'orgue à effets comme pièce en 1927 l'identité du cinéma est aussi
maîtresse d'un nouveau style multiple, aussi incertaine qu'elle l'avait été
d'accompagnement musical standardisé, le «cinéma» vingt ans auparavant. Le premier emploi
peut enfin se dire cinéma tout court. commercial du système Vitaphone en
À phénomène multiple, histoire août 1926, par exemple, offre une série
plurielle. Il convient donc de distinguer entre de levers de rideau musicaux, appelés
le devenir perpétuel du cinéma proposé «programme de musique de radio
ici et l'invention unique du cinéma perfectionné» par Albert Warner, parce qu'avec
évoquée par l'histoire traditionnelle. Ceux qui ses frères il tentait justement de recréer
racontent l'invention du cinéma au le succès récent du Victor Hour à la radio
19e siècle offrent un récit téléologique, le {New York Times, 26 avril 1926). Selon
récit originel d'une chose qui n'a jamais John S. Spargo, critique du Exhibitor's
cessé d'exister depuis cette origine. Une Herald, Le chanteur de jazz n'est guère
fois inventé, le cinéma est, et on n'a plus un film; c'est bien plutôt un
qu'à s'occuper de son évolution à enregistrement d'une demi-douzaine de chansons
l'intérieur d'une définition donnée une fois d'Al Jolson sur disque Vitaphone agrandi
pour toutes. (15 octobre 1927). Comment ne pas lui
L'approche proposée ici est tout autre. donner raison? Pourquoi privilégier le
Il aurait été trop facile de montrer que le support visuel du Chanteur de jazz au-
cinéma naissant passe par des étapes delà de son support sonore? Comment ne
d'identité multiple, de lutte pas donner gain de cause à ATT et aux

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Laboratoires Bell quand ils présentent le films produits par Hollywood offrent un
système Vitaphone comme un seul modèle sonore à la fois : reproduction
développement direct de leurs technologies de disques (courts-métrages Vitaphone),
téléphonique et phonographique? De toute accompagnement musical des films muets
façon, la terminologie de l'époque montre (Don Juan), bruitage de spectacle muet
bien à quel point les contemporains (Old San Francisco), discours mégaphone
reconnaissaient la paternité multiple du (The first auto)1. Quand un seul film
nouveau média1. profite de deux procédés sonores différents,
Au reste, pour une fois, la terminologie c'est dans des bobines séparées, et non
reflète fidèlement la technologie, car le dans des scènes intégrant les diverses
système Vitaphone est conçu comme techniques. Même les salles séparent les
accessoire à une technologie déjà modèles sonores, le haut-parleur dans la
existante. Comme les premiers projecteurs, le fosse reproduisant tout accompagnement
dispositif parlant n'offre pas une nouvelle musical et le haut-parleur derrière l'écran
technologie, ajoutant simplement un offrant le dialogue. La programmation
tourne-disque à l'ancienne. Mais il ne faut complète une exploitation également
pas limiter la technologie sonore à la seule inspirée de sources multiples : radio, concert,
projection. D'un bout à l'autre de la vaudeville, cinéma muet.
réalisation, la reproduction du son fait appel Cette nouvelle forme hybride
à de nouvelles technologies, ajoutées aux s'accompagne d'un flottement dans le statut légal.
procédés visuels. Les micros sont Pour calculer les droits dus aux éditeurs
empruntés au réseau téléphonique de la puissante de musique, faut-il considérer le système
ATT; le système d'enregistrement profite Vitaphone comme «cinéma» (c'est-à-dire
du développement de l'Orthophonie Vic- celui qui était, mais n'est plus,
trola au Laboratoire Bell; l'amplification accompagné par des musiciens) ou comme
et les haut-parleurs sont empruntés au «disque» (parce que la musique est
système de sonorisation publique effectivement enregistrée sur disque)? Pour
développé par ce même laboratoire. Vu calculer le salaire d'un acteur qui chante
aujourd'hui comme héritier naturel du dans un film, faut-il le payer comme
muet, le parlant était donc souvent acteur de cinéma (parce qu'on voit son
entendu à l'époque de façon fort image à l'écran) ou comme chanteur
différente, puisant son identité dans ses (parce qu'il effectue un enregistrement)
diverses traditions sonores plutôt que dans le ou les deux? Selon la Warner, un acteur
seul cinéma muet. Il a donc fallu faire est un acteur, parce qu'un film est un film.
appel aux débuts du parlant à une main- Mais pour George Jessel, engagé pour
d'œuvre bâtarde. Ingénieurs de la radio, jouer dans Le chanteur de jazz, un acteur
mécaniciens bricoleurs, musiciens qui chante n'est plus seulement un acteur,
débrouillards, chercheurs reconvertis: tous les et un film où on chante n'est plus
domaines sonores ont été drainés. simplement un film.
La rencontre de ces traditions sonores
extrêmement diverses à l'aube du parlant
crée une textualité particulière. De 1926
à 1928, à quelques exceptions près, les 2 Constitué de paroles prononcées à voix haute, comme à
travers un mégaphone, le • discours mégaphone » foisonne dans
les premiers films parlants. Par exemple, La première auto,
1. Sur la pluripaternalité terminologique et technologique du Warner, juin 1927. À l'époque, on continue à confondre
cinéma parlant, voir Rick Altman, ■ Pour une histoire hétérogène reproduction et amplification sonore. Rick Altman, • Films sonores
du parlant la technologie du son chez Bell pendant les années /cinéma muet ou comment le cinéma hollywoodien apprit à
vingt •, dans Du muet au pariant, Perpignan, Cahiers de la parler et à se taire-, dans Conférences du Collège d'histoire de
:

Cinémathèque, 1988, p. 46-50 ainsi que Sound theory/sound l'art cinématographique, Paris, Cinémathèque française, 1992,
practice, New York, Routledge, 1992, en particulier p. 118-122. p. 137-158.

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Campé sur son droit de manger à deux cherche à interdire le passage sur son
râteliers, Jessel exige le cumul des deux réseau de tout film non fabriqué sur un
salaires, celui du chanteur et celui de matériel Western Electric. Pour essayer
l'acteur. La Warner refuse. C'est d'infiltrer les circuits avec un autre
finalement Al Jolson qui chante le jazz. De tels système, les studios équipés en Vitaphone
débats peuvent aujourd'hui nous sembler doivent quand même distribuer chaque
banals, mais ils illustrent bien à quel point film en deux formats (disque et film).
le cinéma parlant était loin à l'époque de À partir de 1928, une lutte à mort
présenter une identité unique. s'engage parmi la main-d'œuvre des
Avec son identité multiple, le nouveau salles. Avec la grande bataille syndicale de
cinéma sonore offre un terrain idéal pour mai 1928 dans les cinémas de Chicago,
une lutte juridictionnelle. Fatiguée des les divers corps de métier tentent de faire
débats terminologiques, la revue valoir leurs revendications. Mais chaque
Exhibitors-Herald World adopte un néologisme solution intermédiaire ne mène qu'à de
(«audien») pour décrire le nouveau nouvelles hostilités. Par exemple, sortant
phénomène, alors que Variety préfère tout bredouilles des pourparlers de 1928 (qui
bêtement indiquer le pourcentage de accordent l'installation des systèmes
paroles («50 % talkie»'). La technologie sonores aux électriciens de l'AFL, et leur
offre une semblable concurrence entre maintien aux projectionnistes de l'IATSE),
des systèmes extrêmement divers et en les musiciens de l'AFM lancent aussitôt
grande partie incompatibles, à disque, à une campagne pour reprendre ce qu'ils
film, et même à fil. Dans un premier considèrent comme leur bien. À
temps, comme au tournant du siècle, Hollywood, ce sont les cameramen et les
chaque compagnie productrice cherche à ingénieurs du son qui entrent en conflit,
imposer son propre système (Firnatone chacun cherchant à organiser les tournages
pour First National, Movietone pour Fox, autour des besoins de son propre corps
Photophone pour RKO, Unitone pour de métier1.
Universal, Vitaphone pour Warner, etc.). La situation technologique est
En même temps sévit une bataille rangée directement reflétée dans la textualité de
entre les systèmes synchrones et les l'époque. En 1929-1930, l'amalgame de styles
systèmes non synchrones (location ou vente opposés, empruntés aux sources les plus
de disques destinés à remplacer diverses (muet, théâtre, vaudeville,
l'orchestre du muet). Ceux-ci ont assez de succès phonographie, radio, sonorisation) est
pour engendrer un nombre étonnant de renforcé par l'usage intermittent de divers
services (Amplion, Brunswick, Columbia procédés techniques en plus du son lui-
Phonograph, Exhibitors Record, Motion même : la teinte (Old San Francisco, The
Picture Synchronisation, Okey first auto), la couleur (surtout dans les
Phonograph, Pathé Phono and Radio, Photo- numéros de comédie musicale), le grand
tone, Scordisc, Stanley Recording, Starr écran (à la suite des expériences Fox). La
Piano, Synchronized Music, United Cue, bande-son devient de plus en plus le
Victor Talking Machine). champ d'une guerre pour le contrôle de
la bande-son entre musique, dialogue,
O DES LUTTES IDENTITAIRES bruits et silence. Une autre bataille
II n'est pas étonnant que les systèmes s'organise autour des brevets de systèmes
les plus forts aient tenté d'en monopoliser sonores, et donc du statut légal du cinéma
l'exploitation. Dès les premières
1. Rick Altaian • Le son contre l'image ou la bataille des
installations de la Vitaphone, par exemple, la techniciens«, dans Alain Masson (dir.), Hollywood, 1927-1941,
Western Electric, son installateur attitré, Paris, Autrement, 1991, p. 74-86.

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CINÉMA ET MODÈLE DE CRISE

parlant. C'est d'ailleurs à cette époque, netteté du son comme de l'image,


avec la création de la RKO en 1929, que d'exploiter à la fois son et couleur,
la RCA redouble sa campagne pour d'intégrer dans une même séquence musique,
redéfinir le parlant comme extension de la bruit et paroles. Bref, il devient enfin
radiophonie. possible vers 1930 d'oublier les problèmes
Le gouvernement fédéral est lui-même dus à l'introduction du son, et donc de
embarrassé par la définition légale de la croire de nouveau à l'identité du média
parole prononcée au cinéma. On sait que «cinéma» par-delà la rupture sonore.
la loi américaine protège la liberté de Mais il ne faut pas perdre de vue le
parole, mais elle n'avait jamais voulu caractère aléatoire de cette identité. Ce
étendre cette protection au cinéma muet. La n'est pas leur simple ressemblance
parole au cinéma est-elle, oui ou non, physique qui font du muet et du parlant un
parole? même cinéma. Ce n'est que grâce à un
À tous ces niveaux, la lutte pour la long travail social et culturel que cette
législation du nouveau média continue. nouvelle identité a remplacé les identités
Mais elle ne sera pas éternelle. Peu à peu, précédentes, trop facilement oubliées
un accord négocié entre les concurrents dans notre besoin de nous accorder sur
offre au cinéma une nouvelle définition une terminologie unique, simple et sûre.
et une nouvelle stabilité. Comme au temps Alors qu'échouent certaines tentatives
du nickelodeon, le nominalisme technologiques de s'emparer du nouveau
corporatiste fait place à une terminologie de média, d'autres prennent le haut du pavé.
combinaison et de compromis. Si le terme Même scénario dans le domaine de la
phonoplay avait prévalu (désigné gagnant main-d'œuvre et du statut légal. Dans les
du concours de la revue Photoplay, dont salles, ce sont les mécaniciens et les
le titre est lui-même emprunté au électriciens qui l'emportent, les musiciens se
concours Essanay de 1910), nous aurions repliant de plus en plus sur la radio. Dans
aujourd'hui deux phénomènes distincts, les studios, la paix se fait enfin entre
le photoplay et le phonoplay. Mais ingénieurs du son et hommes de l'image,
l'expression généralisante qui va grâce à des développements
l'emporter pour séparer le nouveau phénomène technologiques destinés à bannir de l'image l'ombre
de son prédécesseur muet - «cinéma de la perche, et de la piste sonore le bruit
parlant et sonore» - mène directement à des caméras et de l'éclairage. Avant, il
une autre solution. Bientôt le mot était question de législation (horaires,
«cinéma» tout court suffit pour désigner à la frais, personnel); maintenant, de
fois les versions muette et parlante de ce nouvelles pratiques assurant le déroulement
qui est désormais reconnu comme une efficace des tournages tiennent lieu d'accord
seule et même chose. officiel. Chez les distributeurs, en
De fait, la standardisation de la revanche, les changements de régime pour les
technologie après 1930 soutient fortement cette exploitants sont toujours exprimés noir
standardisation terminologique. Non sur blanc. Déjà en 1927, Vitaphone et
seulement l'abandon du son sur disque, mais Movietone effectuent un premier échange
aussi l'invention de la perche et du micro de brevets (cross-licensing), pratique de
directionnel, l'introduction de la pellicule base de la standardisation qui domine les
sonochrome et la mise au point du mixage années 1930. À la fin de 1928, Western
sonore permettent un nouvel amalgame Electric accepte enfin le passage sur un
des techniques déployées séparément autre matériel de films tournés sur le
pendant les années 1920. Désormais, il système Western Electric. La tentative de
est possible d'assurer simultanément la créer des monopoles effectifs, assurant

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RICK ALTMAN

ainsi une juridiction totale sur un aspect de deux systèmes globaux permet
donné de l'industrie, cède la place à une d'organiser la piste unique stratifiée. Le principe
nouvelle stratégie de partage et intermittent assure l'alternance entre les
d'exploitation commune. diverses sources sonores, alors qu'une
Après la lutte interne de la fin des division nette de l'espace entre premier
années 1920, les premières années 1930 et deuxième plans assure la
seront caractérisées par une série de raids hiérarchisation efficace des sons1.
contre les médias voisins. À commencer Le style hollywoodien des années 1930-
par la Warner, les studios hollywoodiens 1940 est donc loin d'être tout simplement
avalent d'abord les éditeurs de musique la reconduction du style des années 1920.
puis les stations de radio. Pour mieux En 1935 comme en 1925, le cinéma suit
profiter des droits, ils sponsorisent même un cahier des charges, mais le cinéma
maintes pièces à Broadway. Par rapport ayant changé pendant cette décennie, le
à l'époque du muet, l'idée d'exploitation cahier des charges de 1935 défend un
prend une signification nouvelle. Il ne autre accord, une autre identité que celui
s'agit plus de ce qui se passe dans telle de 1925. L'historiographie de crise
ou telle salle, mais d'une politique reconnaît le rôle essentiel joué par le style
concertée de la part des studios qui, à travers textuel dans le maintien du statu quo. Nous
la Motion Picture Producers and avons pu voir que la textualité n'est pas
Distributors Association, assurent une façade un simple jeu formel; elle existe en
unie. rapport étroit avec la technologie, la main-
La textualité exprime bien la nouvelle d'œuvre et la législation qui la
unité préconisée par Hollywood. Là où soutiennent. Les structures textuelles doivent
les metteurs en scène européens insistent donc être considérées, parallèlement aux
sur un contre-point entre son et image, structures économiques et
l'industrie américaine cherche à les technologiques, comme autant de réponses et de
intégrer au mieux. À travers la systématisation solutions à la crise du cinéma lui-même.
du trucage, et surtout l'expansion du rôle Là où une nouvelle crise est longtemps
des fonds projetés (background évitée, comme à la Belle Époque
projection), qui simplifient l'obtention hollywoodienne, on comprendra que ces
simultanée d'une image et d'un son acceptables, structures défendent de façon efficace l'accord
le film hollywoodien sort de l'ambiance qui a mis fin à la crise précédente.
carnavalesque des années 1920 pour
instaurer un nouvel accord routinier entre
O LES ENJEUX
son et image. Même situation entre les
divers locataires de la piste sonore, qui II importe de comprendre ce qui est en
quelques années auparavant ne jeu ici. Tels des architectes qui
trouvaient rien de mieux que de se bagarrer privilégieraient l'agencement par-dessus le choix
dans l'escalier. L'élaboration d'une piste des matériaux, nous avons trop l'habitude
de plus en plus stratifiée, avec un volume de supposer la neutralité des termes et
total nivelé, met fin aux hostilités. Chacun des catégories que nous employons,
est sûr d'y trouver son bonheur : la parole prenant l'histoire pour une affaire de causes
est facilement compréhensible tant qu'elle
reste importante ; les bruits ont une place 1. Sur le style sonore hollywoodien des années 1930, voir
Rick Altman, «Technologie et représentation: l'espace sonore»,
de choix dans les silences entre paroles; dans Jacques Aumont, André Gaudreault, Michel Marie (dir.),
la musique bénéficie d'un mixage qui ne Histoire du cinéma. Nouvelles approches, Paris, Publications
l'oblige plus à se taire dès l'apparition de la Sorbonne, 1989, p. 121-30 ; ou la version plus complète
en anglais, -Sound space», dans Sound theory/sound practice,
d'un autre son. Enfin, la mise en place op. cit., p. 46-64.

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et d'effets plutôt que de définitions et de du visuel. Ce n'est qu'à travers une


nomenclatures. Or, nous l'avons vu, la analyse pleinement audiovisuelle que la crise
notion même de cinéma est loin d'aller même devient visible, audible, analysable.
de soi. L'identité et la hiérarchie des Tant que «cinéma» ne veut dire qu'une
médias ne sauraient être neutres pour projection d'images, la stabilité de son
ceux qui les vivent. Considérons la identité est non seulement garantie, mais
différence entre la crise du nickelodeon et celle tout trouble dans cette identité reste
de l'avènement du son. En 1905, le terme caché. Dès que «cinéma» est défini
«cinéma» n'a pas encore de valeur comme pratique audiovisuelle, son
marchande. La crise engendrée par les identité est mise en cause, ses troubles
nouvelles technologies est donc devenant aussitôt visibles. L'enjeu du modèle
particulièrement ouverte, chaque média voisin de crise, présenté ici à travers une analyse
cherchant à s'accaparer du nouveau axée principalement sur les instances
phénomène, à l'intégrer à sa propre identité, sonores, c'est justement la capacité de
et donc à l'anéantir comme média rendre ces troubles audibles, et donc
indépendant. Le cinéma a failli n'être qu'un analysables.
mode de vaudeville parmi d'autres, une Les modèles historiographiques sont
espèce particulière de diapositive ou un comme des microphones qui ne
dispositif théâtral insolite. Au cours des permettent d'entendre que certaines fréquences,
années 1920, la logique n'est plus la des objectifs qui ne mettent au point que
même. Le terme «cinéma» bénéficiant
certains registres, les autres restant flous.
maintenant d'une valeur marchande
Les objectifs adoptés par les historiens du
considérable, il ne s'agit plus de savoir
cinéma ont systématiquement laissé les
quel média monopolisera le phénomène
crises d'identité du cinéma dans le flou
appelé «cinéma» en 1925, mais plutôt de
le plus complet. C'est pourquoi il nous
savoir à quel phénomène le terme vedette
de cinéma sera appliqué en 1930. Loin semble nécessaire de voir, d'entendre, de
penser l'histoire du cinéma autrement, à
d'être une simple question
travers un modèle de crise.
terminologique, il y va de l'avenir d'une industrie et
de ceux qui en vivent.
O UN MODÈLE DE CRISE
De l'enjeu de la crise vient l'enjeu du
modèle de crise. On ne saisira jamais les L'histoire du cinéma ne saurait donc
rapports de force qui régissent les être comprise comme l'histoire continue
industries du spectacle tant que la notion et la d'un phénomène uni, la notion même de
définition du cinéma seront considérées cinéma étant constamment redéfinie au
comme convenues et sans importance. long du siècle. Par contre, les crises
Pris dans l'engrenage de l'accord négocié multiples qui donnent lieu à une redéfinition
vers 1930, selon lequel le cinéma est toujours changeante du phénomène
désormais défini non comme amalgame «cinéma» se ressemblent toutes. Chaque
audiovisuel mais comme un art purement crise passe par trois mouvements qui se
visuel (préservant ainsi la continuité du chevauchent et se répètent dans le
cinéma par-delà l'avènement du son), les désordre, mais qui ne sont pas pour autant
historiens du cinéma depuis plus d'un moins nets.
demi-siècle se trouvent paradoxalement L'identité multiple. La représentation
pris à l'intérieur de cet accord, servant ses entre en crise quand elle perd son identité
buts plutôt que de les comprendre et de unique, grâce, par exemple, à l'indroduc-
les critiquer. tion d'une technologie, d'une pratique
L'enjeu du modèle de crise proposé ici sociale ou d'une sorte d'exploitation
est donc la rupture même de l'hégémonie nouvelles. Déstabilisée, la pratique représen-

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RICK ALTMAN

tationnelle perd toute particularité mais l'usage et la pratique de la nouvelle


gagne de ce fait même la possibilité de technologie et des avantages qu'elle promet.
s'apparenter à plusieurs autres pratiques Accord négocié. Les luttes
culturelles. Une nouvelle technologie juridictionnelles sont coûteuses et fatigantes. Ceux
représentationnelle est ainsi qui les mettent en mouvement cherchent
successivement envahie, habitée et donc définie par à la longue à les conclure. C'est ainsi
des pratiques apparemment très qu'une identité tout récemment multiple
différentes. Ainsi le cinéma sonore est-il devient simple et unie, essayant même de
successivement théâtre, radio, disque ou persuader tout un chacun qu'il en avait
téléphone, selon l'usage qu'on en fait. toujours été ainsi. Et pourtant l'évidence
Chaque aspect de son existence - est là: nouvelles définitions et nouveaux
terminologie, technologie, main-d'œuvre, tex- usages de la même technologie,
tualité, statut légal et exploitation - nouveaux codes de la réalité, nouvelles
témoigne de cette identité incertaine et alliances entre les systèmes représentationnels
multiple. et ceux qui les fabriquent, distribuent et
Lutte juridictionnelle. Avec l'identité consomment. Bien entendu, un tel accord
multiple disparaît toute possibilité de n'a rien de concluant. Ce n'est pas une
continuité, car celle-ci n'assurerait la paix qui est négociée, mais une trêve, plus
relève que d'une seule des identités ou moins efficace, plus ou moins longue,
possibles du phénomène en question. Or ces plus ou moins répandue. Là où la
identités multiples sont loin d'être méthode historique traditionnelle voit une
économiquement ou idéologiquement neutres. longue paix interrompue de temps à autre
Au contraire, chaque identité représente par la guerre, il convient de voir plutôt
la lecture du nouveau phénomène une tendance à la lutte entrecoupée ici
défendue et préconisée par une industrie, un et là de trêves temporaires.
corps de métier ou un groupe
d'investisseurs différent. Le nouveau système repré-
sentationnel devient ainsi le champ de
bataille de ces différents intérêts. Telle
une lutte juridictionnelle entre syndicats,
ce conflit concerne l'avenir plus que le Professeur defrançais et de cinéma à Iowa
University, Rick Altman se consacre depuis plusieurs
présent. Il s'agit, pour chaque syndicat, années à l'histoire du son au cinéma. Parfaitement
pour chaque code de la réalité ayant bilingue, il apublié enfrançais de nombreux articles,
déclaré son emprise sur la nouvelle et, parmi ses ouvrages, La comédie musicale
technologie, de maîtriser l'avenir en contrôlant hollywoodienne (Paris, A. Colin, 1992).

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