Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
Abstract
Thinking differently about the history of cinema, Rick Altman.
In its beginnings, American commercial cinema had no clear identity. It was poorly differentiated from other types of
entertainment such as the circus and the theatre. By studying the crisis that swept the theatre industry in the first years of the
20th century, the slow constitution of the cinema as a specific genre can be traced. Through the struggles of the occupational
categories dealing with this new medium, by following the transformation of the terminology designating this new phenomenon,
i.e. through a crisis model another way of thinking about the history of cinema comes to light.
Altman Rick. Penser l'histoire du cinéma autrement : un modèle de crise. In: Vingtième Siècle, revue d'histoire, n°46, avril-juin
1995. Cinéma, le temps de l'histoire. pp. 65-74;
doi : https://doi.org/10.3406/xxs.1995.3154
https://www.persee.fr/doc/xxs_0294-1759_1995_num_46_1_3154
AUTREMENT
UN MODÈLE DE CRISE
Rick Altman
65
RICK ALTMAN
66
CINÉMA ET MODÈLE DE CRISE
67
RICK ALTMAN
le film historique et bien d'autres, que le nelle et d'accord négocié. Mais il s'agit de
cinéma organise ses propres genres, l'invention sociale du cinéma, de son
libérés des modèles littéraires ou invention comme pratique culturelle, et
dramatiques. Le nouveau style non de sa seule invention technologique.
cinématographique offre un accord entre les tendances Et comme pratique culturelle, bien
qui s'étaient tout récemment entendu, le «cinéma» est toujours
concurrencées pour dominer la production «cinéma», c'est-à-dire toujours en question.
cinématographique. La fiction se fait désormais C'est pourquoi il nous a paru important
avec des images de reportage, les histoires d'analyser une époque qui n'est pas
populaires se racontent avec une retenue normalement considérée comme celle de
toute aristocratique, la violence de la boxe l'invention du cinéma. C'est aussi
investit maintenant des films d'aventure pourquoi il est essentiel d'analyser une autre
offrant un registre émotionnel digne de version de la réinvention perpétuelle du
la Passion de Jésus. La route est donc cinéma en tant que pratique culturelle.
ouverte pour une exploitation de plus en
plus spécifiquement cinématographique. O L'AVÈNEMENT DU SON
Non seulement les chansons illustrées Parmi les poncifs de l'histoire du
sont bannies des salles peu après 1910, cinéma, aucun n'est si bien ancré que la
mais, avec l'arrivée d'une vague de longs position du Chanteur de jazz comme
métrages en 1912-1913, les programmes premier film parlant. Ceux qui connaissent
s'organisent dorénavant autour du «grand un peu l'histoire du son au cinéma sont
film», du film de fiction de long métrage amusés par une telle affirmation. Bien
qui domine à tel point la hiérarchie d'autres ont parlé avant Jolson. On peut
théâtrale que tout autre élément sera peu à peu même aller plus loin. Non seulement Le
exilé hors de la salle. Avec la construction chanteur de jazz n'est pas le premier
à partir de 1913 de nouvelles salles parlant, mais tout le monde ne le
spécifiquement dédiées au «cinéma», avec considère même pas comme un film. Car
l'adoption de l'orgue à effets comme pièce en 1927 l'identité du cinéma est aussi
maîtresse d'un nouveau style multiple, aussi incertaine qu'elle l'avait été
d'accompagnement musical standardisé, le «cinéma» vingt ans auparavant. Le premier emploi
peut enfin se dire cinéma tout court. commercial du système Vitaphone en
À phénomène multiple, histoire août 1926, par exemple, offre une série
plurielle. Il convient donc de distinguer entre de levers de rideau musicaux, appelés
le devenir perpétuel du cinéma proposé «programme de musique de radio
ici et l'invention unique du cinéma perfectionné» par Albert Warner, parce qu'avec
évoquée par l'histoire traditionnelle. Ceux qui ses frères il tentait justement de recréer
racontent l'invention du cinéma au le succès récent du Victor Hour à la radio
19e siècle offrent un récit téléologique, le {New York Times, 26 avril 1926). Selon
récit originel d'une chose qui n'a jamais John S. Spargo, critique du Exhibitor's
cessé d'exister depuis cette origine. Une Herald, Le chanteur de jazz n'est guère
fois inventé, le cinéma est, et on n'a plus un film; c'est bien plutôt un
qu'à s'occuper de son évolution à enregistrement d'une demi-douzaine de chansons
l'intérieur d'une définition donnée une fois d'Al Jolson sur disque Vitaphone agrandi
pour toutes. (15 octobre 1927). Comment ne pas lui
L'approche proposée ici est tout autre. donner raison? Pourquoi privilégier le
Il aurait été trop facile de montrer que le support visuel du Chanteur de jazz au-
cinéma naissant passe par des étapes delà de son support sonore? Comment ne
d'identité multiple, de lutte pas donner gain de cause à ATT et aux
68
CINEMA ET MODÈLE DE CRISE
Laboratoires Bell quand ils présentent le films produits par Hollywood offrent un
système Vitaphone comme un seul modèle sonore à la fois : reproduction
développement direct de leurs technologies de disques (courts-métrages Vitaphone),
téléphonique et phonographique? De toute accompagnement musical des films muets
façon, la terminologie de l'époque montre (Don Juan), bruitage de spectacle muet
bien à quel point les contemporains (Old San Francisco), discours mégaphone
reconnaissaient la paternité multiple du (The first auto)1. Quand un seul film
nouveau média1. profite de deux procédés sonores différents,
Au reste, pour une fois, la terminologie c'est dans des bobines séparées, et non
reflète fidèlement la technologie, car le dans des scènes intégrant les diverses
système Vitaphone est conçu comme techniques. Même les salles séparent les
accessoire à une technologie déjà modèles sonores, le haut-parleur dans la
existante. Comme les premiers projecteurs, le fosse reproduisant tout accompagnement
dispositif parlant n'offre pas une nouvelle musical et le haut-parleur derrière l'écran
technologie, ajoutant simplement un offrant le dialogue. La programmation
tourne-disque à l'ancienne. Mais il ne faut complète une exploitation également
pas limiter la technologie sonore à la seule inspirée de sources multiples : radio, concert,
projection. D'un bout à l'autre de la vaudeville, cinéma muet.
réalisation, la reproduction du son fait appel Cette nouvelle forme hybride
à de nouvelles technologies, ajoutées aux s'accompagne d'un flottement dans le statut légal.
procédés visuels. Les micros sont Pour calculer les droits dus aux éditeurs
empruntés au réseau téléphonique de la puissante de musique, faut-il considérer le système
ATT; le système d'enregistrement profite Vitaphone comme «cinéma» (c'est-à-dire
du développement de l'Orthophonie Vic- celui qui était, mais n'est plus,
trola au Laboratoire Bell; l'amplification accompagné par des musiciens) ou comme
et les haut-parleurs sont empruntés au «disque» (parce que la musique est
système de sonorisation publique effectivement enregistrée sur disque)? Pour
développé par ce même laboratoire. Vu calculer le salaire d'un acteur qui chante
aujourd'hui comme héritier naturel du dans un film, faut-il le payer comme
muet, le parlant était donc souvent acteur de cinéma (parce qu'on voit son
entendu à l'époque de façon fort image à l'écran) ou comme chanteur
différente, puisant son identité dans ses (parce qu'il effectue un enregistrement)
diverses traditions sonores plutôt que dans le ou les deux? Selon la Warner, un acteur
seul cinéma muet. Il a donc fallu faire est un acteur, parce qu'un film est un film.
appel aux débuts du parlant à une main- Mais pour George Jessel, engagé pour
d'œuvre bâtarde. Ingénieurs de la radio, jouer dans Le chanteur de jazz, un acteur
mécaniciens bricoleurs, musiciens qui chante n'est plus seulement un acteur,
débrouillards, chercheurs reconvertis: tous les et un film où on chante n'est plus
domaines sonores ont été drainés. simplement un film.
La rencontre de ces traditions sonores
extrêmement diverses à l'aube du parlant
crée une textualité particulière. De 1926
à 1928, à quelques exceptions près, les 2 Constitué de paroles prononcées à voix haute, comme à
travers un mégaphone, le • discours mégaphone » foisonne dans
les premiers films parlants. Par exemple, La première auto,
1. Sur la pluripaternalité terminologique et technologique du Warner, juin 1927. À l'époque, on continue à confondre
cinéma parlant, voir Rick Altman, ■ Pour une histoire hétérogène reproduction et amplification sonore. Rick Altman, • Films sonores
du parlant la technologie du son chez Bell pendant les années /cinéma muet ou comment le cinéma hollywoodien apprit à
vingt •, dans Du muet au pariant, Perpignan, Cahiers de la parler et à se taire-, dans Conférences du Collège d'histoire de
:
Cinémathèque, 1988, p. 46-50 ainsi que Sound theory/sound l'art cinématographique, Paris, Cinémathèque française, 1992,
practice, New York, Routledge, 1992, en particulier p. 118-122. p. 137-158.
69
RICK ALTMAN
Campé sur son droit de manger à deux cherche à interdire le passage sur son
râteliers, Jessel exige le cumul des deux réseau de tout film non fabriqué sur un
salaires, celui du chanteur et celui de matériel Western Electric. Pour essayer
l'acteur. La Warner refuse. C'est d'infiltrer les circuits avec un autre
finalement Al Jolson qui chante le jazz. De tels système, les studios équipés en Vitaphone
débats peuvent aujourd'hui nous sembler doivent quand même distribuer chaque
banals, mais ils illustrent bien à quel point film en deux formats (disque et film).
le cinéma parlant était loin à l'époque de À partir de 1928, une lutte à mort
présenter une identité unique. s'engage parmi la main-d'œuvre des
Avec son identité multiple, le nouveau salles. Avec la grande bataille syndicale de
cinéma sonore offre un terrain idéal pour mai 1928 dans les cinémas de Chicago,
une lutte juridictionnelle. Fatiguée des les divers corps de métier tentent de faire
débats terminologiques, la revue valoir leurs revendications. Mais chaque
Exhibitors-Herald World adopte un néologisme solution intermédiaire ne mène qu'à de
(«audien») pour décrire le nouveau nouvelles hostilités. Par exemple, sortant
phénomène, alors que Variety préfère tout bredouilles des pourparlers de 1928 (qui
bêtement indiquer le pourcentage de accordent l'installation des systèmes
paroles («50 % talkie»'). La technologie sonores aux électriciens de l'AFL, et leur
offre une semblable concurrence entre maintien aux projectionnistes de l'IATSE),
des systèmes extrêmement divers et en les musiciens de l'AFM lancent aussitôt
grande partie incompatibles, à disque, à une campagne pour reprendre ce qu'ils
film, et même à fil. Dans un premier considèrent comme leur bien. À
temps, comme au tournant du siècle, Hollywood, ce sont les cameramen et les
chaque compagnie productrice cherche à ingénieurs du son qui entrent en conflit,
imposer son propre système (Firnatone chacun cherchant à organiser les tournages
pour First National, Movietone pour Fox, autour des besoins de son propre corps
Photophone pour RKO, Unitone pour de métier1.
Universal, Vitaphone pour Warner, etc.). La situation technologique est
En même temps sévit une bataille rangée directement reflétée dans la textualité de
entre les systèmes synchrones et les l'époque. En 1929-1930, l'amalgame de styles
systèmes non synchrones (location ou vente opposés, empruntés aux sources les plus
de disques destinés à remplacer diverses (muet, théâtre, vaudeville,
l'orchestre du muet). Ceux-ci ont assez de succès phonographie, radio, sonorisation) est
pour engendrer un nombre étonnant de renforcé par l'usage intermittent de divers
services (Amplion, Brunswick, Columbia procédés techniques en plus du son lui-
Phonograph, Exhibitors Record, Motion même : la teinte (Old San Francisco, The
Picture Synchronisation, Okey first auto), la couleur (surtout dans les
Phonograph, Pathé Phono and Radio, Photo- numéros de comédie musicale), le grand
tone, Scordisc, Stanley Recording, Starr écran (à la suite des expériences Fox). La
Piano, Synchronized Music, United Cue, bande-son devient de plus en plus le
Victor Talking Machine). champ d'une guerre pour le contrôle de
la bande-son entre musique, dialogue,
O DES LUTTES IDENTITAIRES bruits et silence. Une autre bataille
II n'est pas étonnant que les systèmes s'organise autour des brevets de systèmes
les plus forts aient tenté d'en monopoliser sonores, et donc du statut légal du cinéma
l'exploitation. Dès les premières
1. Rick Altaian • Le son contre l'image ou la bataille des
installations de la Vitaphone, par exemple, la techniciens«, dans Alain Masson (dir.), Hollywood, 1927-1941,
Western Electric, son installateur attitré, Paris, Autrement, 1991, p. 74-86.
70
CINÉMA ET MODÈLE DE CRISE
71
RICK ALTMAN
ainsi une juridiction totale sur un aspect de deux systèmes globaux permet
donné de l'industrie, cède la place à une d'organiser la piste unique stratifiée. Le principe
nouvelle stratégie de partage et intermittent assure l'alternance entre les
d'exploitation commune. diverses sources sonores, alors qu'une
Après la lutte interne de la fin des division nette de l'espace entre premier
années 1920, les premières années 1930 et deuxième plans assure la
seront caractérisées par une série de raids hiérarchisation efficace des sons1.
contre les médias voisins. À commencer Le style hollywoodien des années 1930-
par la Warner, les studios hollywoodiens 1940 est donc loin d'être tout simplement
avalent d'abord les éditeurs de musique la reconduction du style des années 1920.
puis les stations de radio. Pour mieux En 1935 comme en 1925, le cinéma suit
profiter des droits, ils sponsorisent même un cahier des charges, mais le cinéma
maintes pièces à Broadway. Par rapport ayant changé pendant cette décennie, le
à l'époque du muet, l'idée d'exploitation cahier des charges de 1935 défend un
prend une signification nouvelle. Il ne autre accord, une autre identité que celui
s'agit plus de ce qui se passe dans telle de 1925. L'historiographie de crise
ou telle salle, mais d'une politique reconnaît le rôle essentiel joué par le style
concertée de la part des studios qui, à travers textuel dans le maintien du statu quo. Nous
la Motion Picture Producers and avons pu voir que la textualité n'est pas
Distributors Association, assurent une façade un simple jeu formel; elle existe en
unie. rapport étroit avec la technologie, la main-
La textualité exprime bien la nouvelle d'œuvre et la législation qui la
unité préconisée par Hollywood. Là où soutiennent. Les structures textuelles doivent
les metteurs en scène européens insistent donc être considérées, parallèlement aux
sur un contre-point entre son et image, structures économiques et
l'industrie américaine cherche à les technologiques, comme autant de réponses et de
intégrer au mieux. À travers la systématisation solutions à la crise du cinéma lui-même.
du trucage, et surtout l'expansion du rôle Là où une nouvelle crise est longtemps
des fonds projetés (background évitée, comme à la Belle Époque
projection), qui simplifient l'obtention hollywoodienne, on comprendra que ces
simultanée d'une image et d'un son acceptables, structures défendent de façon efficace l'accord
le film hollywoodien sort de l'ambiance qui a mis fin à la crise précédente.
carnavalesque des années 1920 pour
instaurer un nouvel accord routinier entre
O LES ENJEUX
son et image. Même situation entre les
divers locataires de la piste sonore, qui II importe de comprendre ce qui est en
quelques années auparavant ne jeu ici. Tels des architectes qui
trouvaient rien de mieux que de se bagarrer privilégieraient l'agencement par-dessus le choix
dans l'escalier. L'élaboration d'une piste des matériaux, nous avons trop l'habitude
de plus en plus stratifiée, avec un volume de supposer la neutralité des termes et
total nivelé, met fin aux hostilités. Chacun des catégories que nous employons,
est sûr d'y trouver son bonheur : la parole prenant l'histoire pour une affaire de causes
est facilement compréhensible tant qu'elle
reste importante ; les bruits ont une place 1. Sur le style sonore hollywoodien des années 1930, voir
Rick Altman, «Technologie et représentation: l'espace sonore»,
de choix dans les silences entre paroles; dans Jacques Aumont, André Gaudreault, Michel Marie (dir.),
la musique bénéficie d'un mixage qui ne Histoire du cinéma. Nouvelles approches, Paris, Publications
l'oblige plus à se taire dès l'apparition de la Sorbonne, 1989, p. 121-30 ; ou la version plus complète
en anglais, -Sound space», dans Sound theory/sound practice,
d'un autre son. Enfin, la mise en place op. cit., p. 46-64.
72
CINÉMA ET MODÈLE DE CRISE
73
RICK ALTMAN
74