Vous êtes sur la page 1sur 11

Netflix : la nouvelle aliénation de masse ? | Mediapart https://www.mediapart.fr/journal/culture-et-idees/161022/netflix-la-nouv...

ARTS ENTRETIEN

Netflix : la nouvelle aliénation de masse ?

La plateforme vidéo change nos habitudes de spectateurs et bouscule le cinéma. Pour le pire
uniquement ? Échange entre le producteur Romain Blondeau, auteur de « Netflix, l’aliénation en série »,
et le critique Hervé Aubron.

Joseph Confavreux et Fabien Escalona


16 octobre 2022 à 14h38

C omme d’autres plateformes, Netflix est dans le viseur de celles et ceux qui se mobilisent pour la pérennité du
cinéma français, dont le modèle économique est très fortement fragilisé. Mais, à côté de cet aspect propre à
un de nos secteurs culturels les mieux protégés jusqu’à aujourd’hui, la critique monte aussi à propos des
productions de Netflix elles-mêmes, et de ce que l’usage de cette plateforme nous fait en tant que spectateurs et
spectatrices.

Dans un petit essai paru à la rentrée, Netflix, l’aliénation en série (Seuil, 2022), Romain Blondeau relève par
exemple à quel point les contenus de cette firme mondialisée sont devenus standardisés. Ancien journaliste,
aujourd’hui producteur impliqué dans l’appel à des états généraux du cinéma, il dénonce des habitudes de
consommation qui participent du « monde diminué et toujours plus domestiqué auquel rêve la Silicon Valley ».

Pour mieux comprendre cette charge et évoquer les politiques culturelles qui seraient appropriées, nous lui avons
proposé un dialogue avec le critique Hervé Aubron. Dans le numéro des Cahiers du cinéma de mars 2021, ce dernier
avait caractérisé Netflix comme un « empire du neutre », évoquant des films en forme de « récits circulaires, [qui]
avancent en faisant du surplace ».

1 sur 11 16/10/2022 16:57


Netflix : la nouvelle aliénation de masse ? | Mediapart https://www.mediapart.fr/journal/culture-et-idees/161022/netflix-la-nouv...

© Photo illustration Sébastien Calvet / Mediapart

Mediapart : Est-ce qu’il n’y a pas quelque chose de classique, voire de convenu à dénoncer comme aliénant
un nouveau médium de masse, avant qu’il n’entre dans les mœurs ? Des intellectuels illustres ont fait le
même diagnostic à propos d’autres supports : la radio, le cinéma, la télé, l’arrivée d’Internet…

Romain Blondeau : D’abord, les critiques d’hier n’étaient pas forcément à côté de la plaque. L’aliénation produite
par Netflix ne nous exonère pas des aliénations précédentes, comme celle produite par la télévision, et je me suis
inspiré de cet héritage critique, de Neil Postman, Bourdieu, etc. Mais je crois que par le passé, nous étions davantage
en capacité des résister à ces aliénations.

Dans le livre, je reviens sur la phrase de Patrick Le Lay, alors PDG de TF1, prononcée en 2004 sur « le temps de
cerveau disponible ». Elle avait créé une polémique nationale, au point qu’il avait été sommé de s’expliquer. La
phrase du PDG de Netflix, Reed Hastings, affirmant en 2017 que « [son] seul concurrent dans cette industrie, c’est le
sommeil », est beaucoup plus invasive. Mais elle a à peine été relevée. Elle n’a suscité aucune polémique.

2 sur 11 16/10/2022 16:57


Netflix : la nouvelle aliénation de masse ? | Mediapart https://www.mediapart.fr/journal/culture-et-idees/161022/netflix-la-nouv...

Romain Blondeau. © Jérôme Panconi

Il me semble qu’avec Netflix, l’aliénation a atteint une phase terminale. Tout va plus vite et se décline sur plusieurs
écrans, dont celui de notre téléphone : l’aliénation est dans notre poche. Sans mythifier la salle de cinéma, on peut
au moins dire que l’on y regarde quelque chose de manière synchrone, et que l’on regarde ensemble dans la même
direction.

À cet égard, je ne crois guère aux thèses sur les communautés virtuelles qui se formeraient autour des séries,
comme Sandra Laugier le défend ; l’idée que l’on n’est jamais seul face à un écran d’ordinateur, mais que l’on est un
parmi des millions, et que ces millions font communauté. Politiquement, cela me paraît inconséquent, notamment
parce que nous sommes dans une période où le cinéma est fragilisé.

J’ai toujours été intéressé par les discours théoriques qui consistent à trouver du cinéma partout, même dans les
lieux les plus impurs, et je viens moi-même de cette école critique. Mais ces discours ne sont possibles, je veux dire
politiquement responsables, qu’à la condition d’avoir un cinéma puissant et majoritaire. Ce qui n’est plus le cas.

Hervé Aubron : Il est vrai que le cinéma lui-même a été taxé d’aliénant. Mais le binge watching [le fait de regarder
une série d’une traite – ndlr] et désormais le speed watching [qui permet d’accélérer la vitesse de défilement des
images – ndlr] dont parle Romain Blondeau dans son essai nous font franchir un seuil.

Par ailleurs, je m’interroge vraiment sur le regard que suscite Netflix. Lorsque les gens suivent une série sur un
écran de portable ou de téléphone, est-ce qu’on peut dire qu’ils regardent vraiment les images qui défilent ? Si
Netflix demeure très opaque sur ses audiences réelles, c’est aussi parce qu’on ne sait pas combien de gens sont
vraiment devant leur écran, ou répondent à leurs textos en même temps, ou jouent au jeu vidéo en parallèle, ou
s’endorment dans leur lit.

3 sur 11 16/10/2022 16:57


Netflix : la nouvelle aliénation de masse ? | Mediapart https://www.mediapart.fr/journal/culture-et-idees/161022/netflix-la-nouv...

Hervé Aubron. © DR

Il y a bien sûr toujours des gens qui dorment ou pensent à autre chose dans une salle de cinéma, mais l’implication
de la personne est toutefois supérieure. Ce n’est pas comparable en termes d’attention et de présence.

Quand on sait qu’en parallèle les salles sont désertées, et qu’il n’y a jamais eu autant de tournages, de manque de
techniciens, de matériel… on se dit qu’il y a de moins en moins de regards « impliqués » pour voir ce qui est
produit, une situation où des flux d’images se déversent, mais sans spectateurs.

Sur un plan symbolique, j’ai été frappé que le succès de Squid Game, une série ultra-violente avec des exécutions
sommaires, qui coïncide symboliquement avec le drame survenu sur le tournage d’un western à l’ancienne, intitulé
Rust, avec Alec Baldwin, où sa manipulation d’une arme chargée a entraîné la mort de la cheffe-op’. Cela résume une
forme d’inflation des tournages, où l’on tourne de plus en plus mal et où les équipes de cinéma à l’ancienne
pâtissent de la boulimie des plateformes.

« Il faut assumer une logique décroissante dans notre consommation des images. »
Romain Blondeau

La délinéarisation, qui permet de regarder tous les épisodes à la suite, a-t-elle vraiment changé le regard ?

R. B. : Oui. Attendre un épisode d’une semaine sur l’autre, laisser la fiction phosphorer en nous, ça nous rendait

4 sur 11 16/10/2022 16:57


Netflix : la nouvelle aliénation de masse ? | Mediapart https://www.mediapart.fr/journal/culture-et-idees/161022/netflix-la-nouv...

plus agissants, ça nous impliquait davantage. Et puis cela permettait d’instaurer une ritualité, voire une sacralité
des rendez-vous. La série House of the Dragon, actuellement diffusée sur HBO, est sans doute de moindre qualité
que Games of Thrones, mais son rythme de diffusion, avec des épisodes non accessibles immédiatement, produit
une stimulation plus forte pour moi que les séries disponibles d’un bloc.

H. A . : Pour moi, Twin Peaks 3, de David Lynch, constitue un sommet des séries, et elle était mise en ligne une fois
par semaine. Il ne faut pas oublier que le binge watching est un terme et une pratique qui viennent de l’alcoolisme.
Le mot renvoie à un côté addictif, mais peut aussi être connoté de manière cool, à l’instar d’un pilier de bar qui va se
vanter de tenir l’alcool.

R. B. : Je suis agacé par ce chantage au « cool », qui nous présente la situation actuelle comme un progrès qu’il serait
impossible ou inconvenant de questionner. On nous oppose souvent, de façon relativiste, que le cinéma a survécu à
la télé ou à la VHS. Mais l’argument est faible, dans la mesure où si le cinéma a pu résister à la télévision et à la
vidéo, c’est justement parce que ces dernières ont été régulées, parce qu’on leur a opposé des politiques culturelles
volontaristes et ambitieuses.

Là, on ne sait plus réguler des industries qui ont des sièges sociaux à l’autre bout du monde et pratiquent
« l’optimisation fiscale », au point que Netflix, qui gagne des milliards, n’a payé que 770 000 euros d’impôts en
France en 2019.

Je pense qu’il faut renverser ce stigmate de la ringardise. Dire que le lieu du cool, c’est la salle de cinéma. Une ville
sans cinéma, c’est une ville enlaidie. Un spectateur seul dans son salon se prive d’un lieu de sociabilité et d’une
expérience émancipatrice. Il faut assumer une logique décroissante dans notre consommation des images, assumer
d’être des Amish du cinéma !

Peut-on affirmer cela alors que Netflix a été en pointe dans la représentation des minorités et sur certaines
thématiques, à l’instar des violences policières, invisibles dans la production de séries françaises et encore
peu montrées dans le cinéma m a i n s t r e a m ?

R. B. : Là, nous parlions des usages de Netflix, des modes de consommation. Mais j’admets que Netflix a été un allié
objectif des nouvelles luttes égalitaires. La plateforme a déplacé quelque chose dans l’industrie du cinéma, l’a
obligée à réagir sur les questions de visibilité des minorités. Il ne faut cependant pas se leurrer : il s’agissait d’un
calcul commercial cherchant à convaincre certains publics.

L’autre vertu de Netflix que je reconnais, c’est d’avoir favorisé des productions locales exportables au niveau
mondial dans une logique « glocale ». Et alors qu’il était quasi impossible d’exporter des films sous-titrés aux États-
Unis, ils ont généralisé la possibilité de regarder une série sous-titrée et de donner accès à des productions en VO.

« Netflix veut couvrir tous les publics possibles, le plus réactionnaire comme le plus
supposément progressiste. »
Hervé Aubron

Est-ce qu’au cours des années Netflix, on peut repérer une vraie bascule en termes d’esthétique et d’écriture
dans sa production ?

R. B. : Oui. Je la date un peu arbitrairement de 2017, avec La Casa de Papel. Netflix a touché un public très large à ce

5 sur 11 16/10/2022 16:57


Netflix : la nouvelle aliénation de masse ? | Mediapart https://www.mediapart.fr/journal/culture-et-idees/161022/netflix-la-nouv...

moment-là, au-delà des sériphiles, et s’est lancé dans une vraie course à la production. La plateforme était déjà en
croissance, mais c’est devenu exponentiel. Elle a aussi fait évoluer son modèle économique, elle s’est financiarisée,
elle s’est endettée, et s’est contrainte à une production massive et standardisée.

Aujourd’hui, elle produit de manière standardisée une série coréenne anticapitaliste (Squid Game) aussi bien qu’un
show sur l’immobilier de luxe en France, qui dresse le portrait élogieux d’une famille d’expropriateurs (L’Agence).
Elle diffuse une mini-série sur le poids des violences sexuelles (Unbelievable) mais aussi un film polonais faisant
l’apologie de la culture du viol (365 jours). Sa ligne est très confuse.

H. A. : Moi, ce qui me frappe, ce sont les opérations de neutralisation. Netflix se veut comme une sphère, couvrant
tous les publics possibles, le plus réactionnaire comme le plus supposément progressiste. C’est le « en même temps »
que décrit Romain Blondeau.

À côté de cela, il y a les grandes signatures – Scorsese, les frères Coen, Fincher –, qui constituent en quelque sorte le
rayon « épicerie fine », mais qui, alors qu’elles ont carte blanche, embrayent sur ce processus de neutralisation, en
envoyant des signaux dans tous les sens. On se retrouve donc avec des films qui ressemblent davantage à des
grosses machines anémiées qu’à des vraies propositions. Cela aboutit à des produits autorisés qui se neutralisent, et
des films gris, tel The Irish Man ou Monk.

R. B. : L’emblème le plus récent de ça, c’est Athéna, de Romain Gavras, qui distribue des sens et des contre-sens, et
finit par tout neutraliser, au point d’aboutir à un film purement confusionniste.

© Photo illustration Sébastien Calvet / Mediapart

Iriez-vous jusqu’à dire qu’il y a eu un âge d’or de liberté, puis une standardisation ?

6 sur 11 16/10/2022 16:57


Netflix : la nouvelle aliénation de masse ? | Mediapart https://www.mediapart.fr/journal/culture-et-idees/161022/netflix-la-nouv...

H. A. : Il est difficile de parler « d’âge d’or » pour une firme fondée en 2014. Netflix a été considéré par certains
comme un cheval de Troie du Parti démocrate, et continue d’envoyer régulièrement des signes extérieurs de
progressisme. Ils affichent un côté « good guy ».

Mais Sense8 [une série de science-fiction transgenre et métaphysique – ndlr] était une bizarrerie, un objet trop fou
pour Netflix, pas terrible en termes d’audience. Il y a eu aussi des productions qu’on ne trouve plus et qui se
risquaient à des allégories de Netflix elle-même. Okja, de Boog Joon Ho, faisait le portrait d’une firme qui s’appelle
Mirando, qui parle donc des yeux et du regard, et envoie des bêtes à l’abattage.

R. B. : Avec Squid Game, mais aussi avec Lupin, on voit comment Netflix avale tout, même ce qui pourrait paraître
antagoniste au capitalisme. Bella Ciao, le chant des partisans italiens, est devenu l’hymne de leur carton pop
planétaire La Casa de Papel ! C’est le génie noir de ce capitalisme de plateforme que d’arriver à pénétrer tous les
marchés, même avec des contenus qui lui sont antagonistes.

H. A. : Sur le plan esthétique, en tout cas, il est clair que quelque chose de la logique des séries a déteint sur les
films.

En quoi ?

H. A. : Les films Netflix sont toujours des films en montage alterné, avec un arc narratif du présent au présent, et
puis des réminiscences. Dans les séries, les arcs sont morcelés, comme des épisodes. Dans des films comme Monk
ou The Irish Man, le principe de savoir ce qui va arriver est importé dans le film, qu’on pourrait découper en
épisodes.

R. B. : Le code typique de l’industrie sérielle, c’est la pluralité des points de vue, qui est le produit du montage
alterné. Une série ne peut pas avoir un point de vue conducteur dans une logique de marché, puisqu’il faut pouvoir
parler à toutes les audiences, produire de l’identification chez tous les spectateurs, concerner à la fois à des gens
âgés et des adolescents.

Plus généralement, en travaillant maintenant dans l’industrie du cinéma, je constate à quel point le scénario, avec
ses signifiants et ses informations, est devenu l’objet central d’un film, pour le financement et après. On peut très
difficilement faire valoir la mise en scène pour un projet. Une série Netflix ne filme rien d’autre que du texte, un
scénario qui se déplie. Et c’est ce scénario qui est devenu roi, sous l’influence évidente de la plateforme.

Le troisième endroit où la logique sérielle infuse, c’est l’idée de vitesse. Gavras a reconnu récemment avoir écrit,
travaillé et mis en scène le plan-séquence d’ouverture d’Athena pour le proposer à une plateforme, en « sachant »
que le public décide dans les cinq premières minutes s’il va continuer à regarder.

H. A. : Paradoxalement, le scénario d’Athéna n’est pas une machinerie rutilante et pourrait tenir sur un post-it. Mais
le film est conforme à une antienne anti-Nouvelle vague qui insiste sur l’efficacité. Et on retrouve une forme de
confusion qui caractérise l’autre film récent de Netflix, Blonde, qui dit tout et son contraire sur la figure de Marylin
Monroe.

R. B. : C’est vrai. Blonde s’annonce avec des signaux ultra-féministes mais c’est le film le plus violemment patriarcal
et misogyne que j’ai vu depuis longtemps, avec des scènes pro-life et des vues subjectives depuis l’utérus de
Marylin.

Quant à Athéna, sa réception a été assez bonne à la Mostra de Venise, ce qui illustre, selon moi, la manière très

7 sur 11 16/10/2022 16:57


Netflix : la nouvelle aliénation de masse ? | Mediapart https://www.mediapart.fr/journal/culture-et-idees/161022/netflix-la-nouv...

contestable dont les films Netflix sont montrés. Les films de prestige de la plateforme bénéficient d’avant-
premières dans certains grands festivals, à destination d’une petite élite, puis ils sont montrés de manière
évènementielle dans les grandes villes du monde, toujours à destination d’un public choisi de happy few. Et ensuite,
la masse du public va les voir sur son petit écran.

Quand on pense que le cinéma a été inventé pour les pauvres et les enfants, pour ceux qui ne savent pas lire, cette
manière de projeter les films à deux vitesse est terrifiante.

« Ce n’est pas un hasard si, sur Netflix, les films des grands cinéastes sont parmi les
moins bons de leurs auteurs. »
Romain Blondeau

Est-ce que Netflix a tout de même inventé des choses d’un point de vue cinématographique ?

H. A. : Netflix n’a inventé des choses que concernant les séries. Sur les films, même s’ils ont eu les plus grandes
signatures, les cinéastes concernés n’ont pas livré leurs œuvres les plus fortes. Uncut Gems, de Joshua et Ben Safdie,
est un des plus grands films des dernières années, mais c’est presque incidemment qu’il s’est retrouvé sur Netflix.

Tous leurs films finissent par tourner en rond, en particulier Roma de Cuaron, qui a été un des premiers grands
noms débauchés par Netflix. Et alors que les premières productions étaient tournées vers l’anticipation, désormais
on a le plus souvent affaire à des films assez rétros.

R. B. : Ils ont tout de même accéléré une forme de représentation des minorités qui aurait fini par se produire à
Hollywood, mais ils l’ont fait avec dix ans d’avance. Pour le reste, je trouve que Netflix est en train de faire
disparaître la figure du producteur dans la fabrique des films, au même titre qu’il est en train de balayer les
distributeurs du circuit de sa diffusion. Et cela se ressent.

Ce n’est pas un hasard si, sur Netflix, les films des grands cinéastes sont parmi les moins bons de leurs auteurs. C’est
parce qu’il n’y a pas d’éditeurs ou alors qu’il y en a trop. À Netflix, les grandes signatures n’ont pas vraiment de
producteurs derrière elles.

Et pour les séries, cela fonctionne comme un comité d’audit, avec une quinzaine d’interlocuteurs, qui annotent les
scénarios, qui apportent chacun leur point de vue, et cette addition de subjectivités amène nécessairement à une
standardisation, au « moyen », qui se diffuse partout. À l’inverse de ces pratiques, je crois beaucoup au duo entre
un producteur et un réalisateur.

8 sur 11 16/10/2022 16:57


Netflix : la nouvelle aliénation de masse ? | Mediapart https://www.mediapart.fr/journal/culture-et-idees/161022/netflix-la-nouv...

© Photo illustration Sébastien Calvet / Mediapart

Vous craignez donc que Netflix ne dénature l’économie du cinéma au sens large, en plus de contribuer à
vider les salles ?

R. B. : Le problème est que le cinéma se met à courir derrière Netflix, alors qu’il ne saura jamais faire la même
chose. Un des enjeux des états généraux que nous demandons, c’est précisément de dire que l’industrie
audiovisuelle et celle du cinéma ne sont pas identiques, alors qu’il existe une porosité de plus en plus forte,
encouragée par le Centre national du cinéma (CNC). Ce n’est pas dire qu’une industrie est supérieure à une autre,
mais simplement qu’elles sont différentes, qu’elles n’ont pas le même vocabulaire.

Alors que notre industrie du cinéma est un champion national, qui crée de l’emploi, de la richesse monétaire et de
la richesse symbolique, on cherche de plus en plus à imiter les grands groupes de contenu audiovisuel, sans avoir
leurs moyens ni leur savoir-faire.

H. A. : Il est paradoxal que le CNC, avec par ailleurs Dominique Boutonnat à sa tête, une personne très contestée,
appelle à développer le numérique en général, sans réflexion supplémentaire, et se retrouve à aider financièrement
des productions Netflix.

Si l’ambition est de devenir, comme la Roumanie, un pays qui possède des studios moins chers qu’aux États-Unis
pour produire des séries uniformes, c’est une drôle d’ambition. On a le sentiment que la seule idée est de faire de la
France un prestataire de services pour les grands groupes.

R. B. : L’idée du plan « France 2030 », porté par le CNC, consiste en effet à créer des grands studios pour
l’audiovisuel, au risque de défaire un cinéma national financé par une caisse nationale. Il s’agit d’un trésor, que le
gouvernement veut défaire, de la même manière qu’il s’en prend à la Sécurité sociale ou à l’assurance-chômage,

9 sur 11 16/10/2022 16:57


Netflix : la nouvelle aliénation de masse ? | Mediapart https://www.mediapart.fr/journal/culture-et-idees/161022/netflix-la-nouv...

avec les mêmes accusations de passéisme, et de paresse subventionnée.

C’est notre « déjà-là communiste », comme dirait Bernard Friot, nos trésors nationaux, qui sont aujourd’hui
détricotés par des logiques marchandes. C’est un système que le monde entier nous envie, et qui a été imité avec
succès par des pays comme la Corée du Sud.

« Ce moment peut aussi être l’occasion d’en finir avec une partie de ce qui n’allait plus
dans le cinéma. »
Hervé Aubron

Les plateformes alternatives offrent-elles une piste pour éviter l’aliénation et la mort économique du
cinéma ?

R. B. : Puisque les plateformes ambitionnent de remplacer les chaînes de télévision, on peut imaginer que Netflix
prenne la place qu’occupait TF1. La question est de savoir quelles plateformes pourraient jouer le rôle d’Arte ou de
France Télévisions, et plus généralement de la meilleure manière d’intégrer les plateformes à l’écosystème existant.

Je pense qu’il ne faut pas toucher à l’exclusivité de la salle dans la diffusion initiale des films, même s’il faut sans
doute réfléchir à nouveaux frais à la chronologie des médias. Ça ne me réjouit pas mais c’est ainsi. Il y a d’ailleurs
parfois des négociations qui vont déjà dans le sens d’une meilleure cohabitation entre la salle et le streaming. Par
exemple, la plateforme MUBI avait négocié deux mois de salles pour Annette, de Carax, avant de le mettre en ligne.

H. A. : On ne peut pas tout mettre sur le dos des plateformes. Je pense que ce moment peut aussi être l’occasion
d’en finir avec une partie de ce qui n’allait plus dans le cinéma. Les multiplex sont en mauvaise posture. Ils n’ont
plus autant de blockbusters, ce qui pourrait favoriser la remise en selle des plus petites salles, à l’intérieur des villes.

Mais il faut repenser en parallèle ce qu’est un cinéma comme lieu vivant. Il ne peut se contenter d’abriter un écran
montrant des films. Il doit posséder un restaurant, un café, s’articuler avec la vie de l’endroit où il se trouve, afin de
revenir à l’idée qu’un cinéma est aussi un lieu de sociabilité, un lieu qui dépasse l’écran.

R. B. : Je crois aussi à la salle comme lieu de sociabilité, très différente d’une idée en vogue consistant à proposer des
salles « premium » afin de résister à la désertion des salles. Selon cette idée mortifère, il s’agit d’offrir des beaux
espaces, des équipements de grande qualité, mais à un public forcément plus privilégié, pour des tarifs plus élevés.
Le cinéma ne doit jamais devenir un loisir « premium », il doit rester un lieu populaire, accessible aux pauvres et
aux enfants.

Joseph Confavreux et Fabien Escalona

Directeur de la publication : Edwy Plenel Numéro de CPPAP : 1224Y90071


Direction éditoriale : Stéphane Alliès et Carine Fouteau N° ISSN : 2100-0735
Le journal MEDIAPART est édité par la Société Editrice de Mediapart (SAS). Conseil d'administration : Fabrice Arfi, Jean-René Boisdron, Carine Fouteau,
Durée de la société : quatre-vingt-dix-neuf ans à compter du 24 octobre 2007. Edwy Plenel, Sébastien Sassolas, James Sicard, Marie-Hélène Smiéjan.

Capital social : 24 864,88€. Actionnaires directs et indirects : Société pour l’Indépendance de Mediapart,
Fonds pour une Presse Libre, Association pour le droit de savoir
RCS Paris 500 631 932.

10 sur 11 16/10/2022 16:57


Netflix : la nouvelle aliénation de masse ? | Mediapart https://www.mediapart.fr/journal/culture-et-idees/161022/netflix-la-nouv...

Rédaction et administration : 127 avenue Ledru-Rollin, 75011 Paris Abonnement : pour toute information, question ou conseil, le service abonnés
Courriel : contact@mediapart.fr de Mediapart peut être contacté par courriel à l’adresse :
serviceabonnement@mediapart.fr ou par courrier à l'adresse : Service abonnés
Téléphone : + 33 (0) 1 44 68 99 08
Mediapart, 11 place Charles de Gaulle 86000 Poitiers. Vous pouvez également
Propriétaire, éditeur, imprimeur : Société Editrice de Mediapart adresser vos courriers à Société Editrice de Mediapart, 127 avenue Ledru-Rollin,
75011 Paris.

11 sur 11 16/10/2022 16:57

Vous aimerez peut-être aussi