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André Gaudreault

Philippe Marion

La fin du cinéma ?

Un média en crise à l’ère du numérique

Collection CINÉMA/ARTS VISUELS


dirigée par MICHEL MARIE

Dans la même collection


Vincent Amiel Esthétique du montage (2e édition).
Jacques Aumont Les Théories des cinéastes (2e édition).
Jacques Aumont Le Cinéma et la mise en scène (2e édition).
Jacques Aumont L’Image (3e édition)
Daniel Banda, José Moure Avant le cinéma. L’œil et l’image.
Anne-Marie Bidaud Hollywood et le rêve américain (2e édition).
Dominique Chateau Philosophies du cinéma (2e édition).
Michel Chion L’écrit au cinéma.
Michel Chion L’audio-vision. Son et image au cinéma.
Michel Chion Le Son. Traité d’acoulogie (2e édition).
Jean Cléder Entre littérature et cinéma.
Olivier Curchod Renoir. Partie de campagne, La Grande illusion.
Sébastien Denis Le Cinéma d’animation (2e édition).
Sylvain Dreyer Révolution ! Textes et films engagés Cuba, Vietnam,
Palestine.
Éric Dufour Le Cinéma de science-fiction.
Jean-Pierre Esquenazi Les Séries télévisées.
Kristian Feigelson La Fabrique filmique. Métiers et professions.
Guy Gauthier Le Documentaire, un autre cinéma (4e édition).
Jacques Guyot et Thierry Rolland Les archives audiovisuelles.
Martine Joly L’Image et les signes (2e édition).
Marie-Thérèse Journot Films amateurs dans le cinéma de fiction.
Laurent Jullier L’Analyse de séquences (3e édition).
Laurent Jullier Star Wars (2e édition).
Laurent Jullier et Jean-Marc Leveratto Cinéphiles et cinéphilie.
Laurent Jullier et Julien Pequignot Le Clip. Histoire et esthétique.
Éric Le Roy, Cinémathèques et archives du film.
Michel Marie Godard, La Nouvelle Vague, À bout de souffle.
Jessie Martin, La couleur au cinéma.
Patrice Pavis L’analyse de spectacles (2e édition).
Isabelle Raynauld Lire et écrire un scénario.
Maxime Scheinfeingel Rêves et cauchemars au cinéma.
Daniel Serceau, L’école en crise au cinéma.
Luc Vancheri Les pensées figurales de l’image.
Francis Vanoye L’adaptation littéraire au cinéma.

Conception de la couverture : Raphaël Lefeuvre


Illustration de la couverture : Photomontage réalisé par Marc Combier,
Collection Images et Loisirs – Monsieur Cinéma
© Armand Colin, Paris, 2013
ISBN : 978-2-200-29022-1

Des mêmes auteurs

André GAUDREAULT et Philippe MARION


The Kinematic Turn: Film in the Digital Era and its Ten Problems, Montréal,
Caboose, 2012.
André GAUDREAULT
Cinéma et attraction. Pour une nouvelle histoire du cinématographe, Paris,
CNRS Éditions, 2008.
Le récit cinématographique, Paris, Armand Colin, 2005 [1990]. Avec
François JOST.
Du littéraire au filmique. Système du récit, Paris/Québec, Armand Colin/Nota
Bene, 1999 [1988].
Pathé 1900. Fragments d’une filmographie analytique du cinéma des
premiers temps, Paris/Québec, Presses de la Sorbonne Nouvelle/Presses de
l’Université Laval, 1993. Avec Tom GUNNING et Alain LACASSE.
Philippe MARION
Traces en cases : travail graphique, figuration narrative et participation du
lecteur, Louvain-la-Neuve, Bruylant-Academia, 1993.
L’année des médias 1996 [paru en 1997], L’année des médias 1997 [paru en
1997], L’année des médias 1998 [paru en 1999], Bruxelles/Louvain-la-
Neuve, Bruylant/Academia.
Schuiten filiation, Bruxelles, Versant Sud, 2009.

Pour Sylvie
Pour Grégoire

Pour Catherine, Julien et Sébastien

Table des matières

Avant-propos
Introduction : La fin du cinéma ?

Que reste-t-il ?

Plus ça change, plus c'est pareil

Le tourbillon des images animées.

Une crise d'identité tous azimuts

L'assassin numérique

1 Le cinéma n'est plus ce qu'il était...

Enquête sur l'effet R.I.P. (requiescat in pace)

Du cinéma qui n'en est pas


Tension autour de l'extension

La « zapette » ou l'interactivité minimale

Le cinéma n'en finit pas de mourir

Un seuil historique : l'avènement du magnétoscope

Autre seuil historique : l'avènement du parlant

Mort par institutionnalisation

Les nouvelles pratiques d'une industrie

2 La digitalisation généralisée du cinéma

Une révolution, le numérique ?

De la valeur d'une révolution

L'enjeu des changements d'échelle

Le cinéma d'homo numericus

Quand le numérique ontologise le trucage

Trucage pour tous

Se faire son cinéma

3 Petite phénoménologie du filmique « digitalisé »

Une image d'essence discursive ?


Les usagers « croient-ils » en leurs images ?

Des rumeurs persistantes de froideur...

Le numérique et la magie du film

À la recherche de la durée perdue

Maîtriser le temps des images

4 Du filmage au tournage : l'effet Aufhebung

De la salle au salon

Du profilmique mis en boîte

L'interprétation plastique comme plus-value de l'enregistrement

Le tournage comme A ufhebung de l'enregistrement

« En-cinématographier » l'enregistrement

5 Un média naît toujours deux fois...

Retour sur le modèle de la double naissance

Un souci narratif secondaire

Des précurseurs de la double naissance

Prolongement et exploitation du modèle

Critiques de la double naissance


Vers une troisième naissance/le cinéma éclaté

Le cinématographique, le cinématique et la post-institutionnalisation

6 Les nouvelles déclinaisons de l'image en mouvement

Le spectateur autonome

Achat ou location : le paradigme perdu...

L'hyperspectateur en exploitant de salon !

ATAWAD, syndrome majeur de l'avènement du numérique

Des événements cinématographiques pas vraiment cinématographiques !

Des dénominations moins glamour...

Les 3 « D » de la digitalisation.

Désacralisation

Dématérialisation

Dissémination

7 L'« animage » et la nouvelle culture visuelle

Contours de l'identité médiatique

Les secrets du « sérialo-centrisme »

L'anima de l'animation
Animage et motion capture

Tintin : une adaptation réputée impossible

Une adaptation médiagénique ?

Performance capture et maquillage numérique

Conclusion : Un média en crise à l'ère du numérique


Bibliographie indicative
Index
Remerciements

Avant-propos

Cet ouvrage à quatre mains et à deux cerveaux est le fruit d’une collaboration
prolongée et soutenue entre deux chercheurs qui, depuis 1992, ont pris
l’habitude des communications et des publications conjointes (malgré l’océan
qui les sépare) et qui caressaient le projet d’écrire ce livre depuis au moins
cinq ans. Le texte de l’ouvrage est le résultat d’un travail de réelle coécriture,
ce qui explique que le processus a dû s’étaler dans le temps ; il est aussi le
produit d’une complète réécriture, même s’il contient quelques passages
provenant de textes déjà publiés1.
Ce livre constitue par ailleurs pour ses auteurs une première contribution
à TECHNÈS, la toute nouvelle initiative internationale qui unit depuis 2012
les efforts de trois groupes de recherche universitaires de l’espace
francophone, dont chacun est associé à une cinémathèque et à une école de
cinéma2. L’une des périodes à l’étude dans le projet TECHNÈS part du point
de bascule de l’hégémonie de l’univers photochimique que représente
l’avènement de la télévision pour s’étendre jusqu’à la « révolution numérique
» qui est toujours en cours. Le projet s’intéresse également à la période de
l’invention des technologies cinématographiques ainsi qu’à celle de
l’introduction des technologies de sonorisation des films. Les membres de
l’équipe TECHNÈS projettent de mener une recherche approfondie sur les
liens qui se sont tissés, durant ces périodes de turbulences technologiques,
entre esthétique et technique cinématographiques, pratiques et formes
filmiques, machineries et conceptions du cinéma, en procédant à une étude à
la fois synchronique et diachronique de ces périodes d’instabilité où le
cinéma a été appelé à subir des mutations profondes. Cet effort international
de recherche vise non seulement à mieux comprendre les répercussions des
innovations technologiques qui ont ébranlé l’identité du cinéma, mais
également à saisir l’idée même qu’on se faisait du cinéma à une époque
donnée. La fin du cinéma ? représente un premier pas dans cette direction.
Côté québécois, le texte du présent ouvrage a été écrit dans le cadre des
travaux du GRAFICS (Groupe de recherche sur l’avènement et la formation
des institutions cinématographique et scénique) de l’Université de Montréal,
subventionné par le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada et
le Fonds de recherche du Québec – Société et culture. Le GRAFICS fait
partie du Centre de recherches intermédiales sur les arts, les lettres et les
techniques (CRIalt). Côté belge, la réflexion et la recherche qui ont présidé à
la rédaction du présent ouvrage se sont déroulées dans le cadre des travaux de
l’Observatoire du récit médiatique (ORM) de l’Université catholique de
Louvain.
Notre livre s’accompagne d’un site Web destiné au lecteur désireux d’en
savoir plus, qui y trouvera des précisions, des digressions et des références
bibliographiques supplémentaires, ainsi que des informations difficiles ou
impossibles à intégrer dans un ouvrage en format papier (liens hypertextes,
vidéos, captures d’écran de courriels, etc.). Comme l’indique l’astérisque
placé au début de chaque chapitre, ce site, hébergé par le GRAFICS, est
accessible à l’adresse www.finducinema.com, et les ajouts en question sont
signalés dans les notes infrapaginales par la mention « En savoir + ».
Précisons néanmoins que le livre a été conçu comme une entité autonome, ce
qui devrait rassurer ceux de ses lecteurs qui ne seraient pas tentés de
s’aventurer à l’extérieur des frontières délimitées par ses deux pages
couvertures.

______________

1. On trouvera, sur le site Web dont il sera question un peu plus loin, la liste
des textes antérieurs dont certains segments, si infimes soient-ils, ont été
repris dans le présent ouvrage.
2. À savoir : en France, le laboratoire de cinéma (dirigé par Laurent Le
Forestier) de l’équipe « Arts : pratiques et poétiques » (elle-même sous la
direction de Gilles Mouëllic) de l’Université Rennes 2, la Cinémathèque
française et la FÉMIS (École nationale supérieure des métiers de l’image et
du son) ; en Suisse, le groupe « Dispositifs » de l’Université de Lausanne
(sous la direction de Maria Tortajada), la Cinémathèque suisse et l’École
cantonale d’art de Lausanne ; au Canada, le GRAFICS de l’Université de
Montréal (sous la direction d’André Gaudreault), la Cinémathèque
québécoise et l’INIS (Institut national de l’image et du son). L’équipe
québécoise a également comme partenaires la Faculté des arts et des sciences
de l’Université de Montréal, l’Observatoire du cinéma au Québec et le Canal
Savoir. En savoir +.
Introduction*

La fin du cinéma ?

Thirty-five years of silent cinema is gone, no one looks at it anymore. This


will happen to the rest of cinema. Cinema is dead1.

Peter Greenaway, 2007.

Le cinéma [...] est plus vivant que jamais, plus multiple, plus intense, plus
omniprésent qu’il ne l’a jamais été2.

Philippe Dubois, 2010.

Les deux citations placées en épigraphe de la présente introduction semblent


soutenir des thèses contradictoires. Paradoxalement, tel n’est pas le cas. En
effet, il y a « mort » et « mort », comme le veut la formule. Ainsi n’est-ce pas
en réalité du cinéma-en-tant-que-média que Greenaway constate la mort,
mais plutôt d’une « forme » du cinéma, celle qui a dominé le xxe siècle : le
cinéma narratif classique (ou quelque chose d’approchant), une forme de
cinéma qui suppose un spectateur plutôt passif, plongé dans l’obscurité d’une
salle « traditionnelle » de cinéma. Greenaway s’insurge en fait contre ce qu’il
décrit dans les termes suivants :

[...] old fashioned ideas of a narrative, sit in the dark, Hollywood centered
narrative bookshop cinema3.
Pour le cinéaste britannique, le cinéma-en-tant-que-média, le média,
donc, n’est certes pas mort, mais comme sa forme dominante est morte (ou en
train de mourir), il ne faudrait plus avoir recours au mot cinéma pour
désigner la forme nouvelle qui est apparue, ni pour désigner le média qui
l’accueille en son sein :

[...] all the new languages will certainly be soon giving us, I won’t say
cinema because I think we have to find a new name for it, but cinematic
experiences4 [...]

A contrario, c’est plutôt le cinéma-en-tant-que-média que vise de son


côté Philippe Dubois dans la phrase que nous citons également en épigraphe :
comme les images en mouvement s’inscrivent sur de nouveaux supports,
transitent par de nouvelles plateformes, s’affichent sur de nouveaux écrans,
sont montrées dans de nouveaux espaces, on se doit de constater que le
cinéma prolifère et que, désormais, il est... partout. D’où le corollaire voulant
que le « cinéma [soit] plus vivant que jamais, plus multiple, plus intense, plus
omniprésent qu’il ne l’a jamais été ». On comprend que pour Dubois, qui
serait sans doute d’accord avec le constat de Greenaway sur la mort de la
forme classique du cinéma, toute image en mouvement, quelle qu’en soit la
forme, relève de plein droit du média cinéma, au-delà des seuls films
consommés dans les salles obscures, et que le cinéma est un média dont il
n’est dès lors pas le moindrement utile de changer le nom :

Le cinéma n’est pas en train de régresser, de disparaître, de tomber aux


oubliettes, mais plutôt, dans la diversité de plus en plus infinie de ses
formes et de ses pratiques, il est plus vivant que jamais, plus multiple,
plus intense, plus omniprésent qu’il ne l’a jamais été5.

Depuis que le numérique est venu bousculer leurs us et coutumes, les


diverses parties intéressées (producteurs, artisans, diffuseurs, spectateurs,
enseignants, chercheurs, etc.) s’interrogent sur ce qui est en train d’arriver au
cinéma. En cette ère d’hybridation médiatique, le cinéma-en-tant-que-média
est en effet appelé à partager les mêmes écrans et à s’alimenter aux mêmes
plateformes que d’autres médias qui, il n’y a pas si longtemps encore, lui
étaient étrangers (la télévision, par exemple) ou n’existaient tout simplement
pas (Internet, par exemple). Tant et si bien que le mot cinéma est maintenant,
plus souvent qu’autrement, à prendre avec des pincettes.

QUE RESTE-T-IL ?

Notre univers médiatique traverse depuis plusieurs années une zone de


turbulences d’une ampleur inédite. Les lignes bougent, les frontières se
déplacent sans cesse et les médias classiques perdent bon nombre de leurs
repères. Ainsi a-t-on commencé, ces derniers temps, à se sentir de plus en
plus à l’étroit sur la planète cinéma. Que reste-t-il en effet du cinéma dans ce
qu’est en train de devenir le cinéma ? Ou plutôt : que reste-t-il de ce que nous
pensions, hier encore, être le cinéma dans ce qu’est en train de devenir le
cinéma ?
La crise engendrée par l’avènement du numérique n’est pas le premier
bouleversement à survenir au royaume du septième art. Il faut le dire et le
redire, inlassablement : toute l’histoire du cinéma a été régulièrement
ponctuée de moments de remise en question radicale de l’identité du média.
Ce que l’on a appelé pendant plus d’un siècle cinéma6 a en effet connu au
cours de son histoire une série de mutations technologiques successives. Que
ce soit au moment du passage au parlant ou encore lors de l’introduction des
formats larges – pour ne citer que deux exemples –, chacune des technologies
nouvelles a, à sa manière, progressivement et durablement bouleversé les
pratiques de production et de diffusion des œuvres, ainsi que leur réception
par les spectateurs. De nos jours, cette autre mutation technologique que l’on
appelle assez communément la « révolution numérique » provoque à son tour
des bouleversements gigantesques dans l’institution cinématographique. De
la réalisation à la conservation, en passant par la diffusion et la projection, les
technologies numériques s’imposent progressivement, au détriment des
pratiques instituées. Évoquons, ne serait-ce qu’un instant, la salle dite de
cinéma qui, numérique oblige, s’ouvre dorénavant à la diffusion, le plus
souvent en direct, d’événements sportifs ou musicaux et de captations de «
spectacles vivants » (comme on dit en France). Une situation pour le moins
paradoxale puisque, d’un côté, le cinéma voit ses modes d’expression
(disons-le ainsi) essaimer dans les autres pratiques de l’« audiovisuel » (entre
guillemets, parce que le mot n’a pas toujours les mêmes connotations et la
même valeur pour tous et partout), tandis que de l’autre, il perd son
hégémonie dans ce lieu, la salle de cinéma, qui était depuis quelque temps
déjà dévolu à sa seule diffusion.
La liste des bouleversements provoqués par le passage au numérique est
longue et le dossier n’est pas à la veille d’être clos. En effet, le passage en
question est encore loin d’avoir atteint son terme. Comme le rapporte John
Belton dans un numéro de l’influente revue Film History7 intitulé « Digital
Cinema » (numéro qu’il a dirigé), l’actualité récente aux États-Unis (en 2012,
autant dire hier) a été le théâtre de trois événements majeurs, dont chacun est
susceptible de frapper notre imagination :

♦ dépôt de bilan de la société Eastman Kodak ;

♦ arrêt complet de la fabrication de caméras 35 mm Panavision et


Arriflex ;
♦ annonce de la cessation (prévue pour 2013), par les grands
distributeurs américains, de toute distribution sur support 35 mm.

Le déclin du 35 mm, longtemps annoncé mais pas facile à imaginer, est


donc maintenant devenu une réalité, une réalité pure et dure.
Malgré tout, aux yeux du chercheur américain et des auteurs ayant
contribué à ce numéro de Film History, l’avènement du numérique n’aurait
rien d’une révolution, au contraire de ce que prétendraient, selon Belton, des
défenseurs et promoteurs du cinéma numérique (« proponents of digital
cinema ») comme George Lucas, James Cameron et Robert Zemeckis.
On peut dire qu’avec cette publication récente, Belton ne fait en réalité
que persister et signer, lui qui avait déjà publié en 2002 un article coiffé d’un
titre aux accents provocateurs : « Digital Cinema: A False Revolution8 ». Un
article qui n’allait d’ailleurs pas sans présenter un certain nombre de
paradoxes, comme en rend bien compte l’un de ses lecteurs avisés :

[Belton] stays fairly focused throughout. Interestingly, he refutes digital


cinema as a revolution but refers to it as a revolution. This may not have
been completely intentional, but perhaps it reflects the controversial
nature of this issue. There is no general consensus on whether digital
cinema was in fact a revolution. Being revolutionary would imply great
change and reform. In many cases this is true of digital cinema, but it
has not, and hopefully will not, become the only option9.

Le débat « révolution/fausse révolution » n’est vraisemblablement pas


d’ordre purement sémantique, puisqu’il soulève un certain nombre de
questions fondamentales. L’un des arguments invoqués par certains auteurs
du numéro dirigé par Belton pour refuser tout statut révolutionnaire à la
nouvelle technologie s’appuie notamment sur le fait que le cinéma numérique
se contenterait d’imiter les résultats obtenus depuis des lustres avec
l’argentique. Ainsi Gregory Zinman va-t-il jusqu’à avancer, comme le
rapporte Belton, que le « digital cinema does not constitute a radical break
with “older forms of the moving image10” ». Comme quoi bien des
jugements dépendent, comme toujours, du bout de la lorgnette à partir duquel
on observe les phénomènes. Pour pouvoir dire qu’il n’y a pas de rupture
radicale (radical break) entre les formes anciennes (older forms) et le cinéma
numérique (digital cinema), il faut en effet savoir jouer de la nuance et faire
appel un tant soit peu à la rhétorique. En effet, lorsqu’on songe par exemple
aux images produites avec la technique de la motion capture – qui est l’une
des modalités de l’« enregistrement » numérique –, il est difficile d’affirmer
qu’il n’y a pas eu rupture importante avec les formes anciennes. Il est vrai
cependant, à la décharge de Zinman et de Belton, que l’avènement du
numérique ne semble pas avoir provoqué une rupture aussi radicale que celle
qui accompagna la « révolution » du parlant, fondée sur une nouvelle
technologie dont l’instauration ne manqua d’ailleurs pas de susciter quelques
réticences. Le « muet » et le « parlant » sont, fondamentalement, deux formes
si différentes l’une de l’autre qu’on pourrait effectivement se demander si
elles relèvent d’une même « espèce ».

PLUS ÇA CHANGE, PLUS C’EST PAREIL

Il faut toutefois reconnaître que, même si bien des choses changent avec le
passage au numérique, beaucoup d’autres choses semblent n’avoir pas bougé,
ne serait-ce que parce que l’« empreinte numérique » d’un film n’est pas
aisément perceptible pour le spectateur qui fréquente les salles de cinéma. Au
fond, le passage au numérique serait peut-être plutôt de l’ordre du tournant
(ou du virage) que de l’ordre de la révolution. Une voiture qui effectue un
virage ou qui prend un tournant change bien entendu de direction (principe de
discontinuité). Mais la voiture-d’avant-le-virage reste néanmoins la même
(principe de continuité) que la voiture-d’après-le-virage. Mais que se passe-t-
il si, comme dans l’un des épisodes de James Bond, la voiture se met à voler
? Devient-elle alors voiture volante ? Ou se mue-t-elle plutôt en avion ? Que
se passe-t-il si elle se déplace soudain sur ou sous l’eau ? Devient-elle alors
voiture flottante ? Ou bien, plutôt, bateau ? Devient-elle voiture submersible
? Ou bien sous-marin ? Entre le respect de certains principes de continuité et
l’irruption d’un nombre important de discontinuités, qu’est en pareil cas
l’identité de la voiture devenue ? Persiste-t-il quelque trait irréductible, pour
autant qu’il en persiste ?
Il s’agit donc de savoir si, en passant au numérique, le cinéma a
simplement pris un tournant (on pourrait alors parler de tournant numérique)
ou s’il est en train de devenir autre, s’il subit une véritable mutation (on
pourrait alors parler de mutation numérique). Au-delà des seuls problèmes de
rhétorique, les avis sont partagés sur ces questions. Ainsi peut-on lire, dans
un éditorial des Cahiers du cinéma : « [...] il ne faut pas l’oublier, la
projection numérique est aussi une projection. En ce sens, rien de nouveau
sous le soleil11 […] » Malgré les apparentes discontinuités (la projection se
fait désormais selon la technologie numérique), les éléments de continuité qui
subsistent ne sont pas négligeables (la projection numérique est une
projection) et la rupture ne saurait ainsi être considérée comme totale.
Prenons l’exemple d’un spectateur d’âge moyen ayant assisté en salle à
la projection de l’un des derniers Almodóvar (La piel que habito, 2011). On
peut penser que ce spectateur n’y aura vu que du feu et n’aura perçu aucune
différence entre la nature de l’expérience vécue en 2011 et l’expérience qu’il
se rappellerait avoir vécue en 1988 en assistant cette fois à la projection de
Mujeres al borde de un ataque de nervios, du même Almodóvar. Les deux
expériences filmiques sont en effet relativement du même ordre, même si le
film de 2011 a été, au contraire de celui de 1988, tourné et projeté en
numérique12. Rien, dans le « film-projection13 » intitulé La piel que habito,
ne laisse à première vue transparaître que ce film est un pur produit de l’ère
du numérique.
Il y a donc un certain nombre de films fabriqués à l’ère du numérique
qui, selon toute apparence, restent tout à fait proches des films tournés avant
l’introduction du numérique. Pareille ressemblance entre des productions de
l’avant-numérique et des productions réalisées après son apparition n’est pas
fortuite. Elle est d’une certaine manière inhérente et consubstantielle au
procédé même du numérique, qui est d’abord et avant tout un procédé
d’encodage (et non pas de « transfert » ni d’enregistrement en tant que tel) :
quand on tourne un film directement en numérique, on donne en quelque
sorte une commande à l’appareil de prise de vues pour qu’il traduise en
valeurs numériques, en les encodant, les informations lumineuses provenant
de la réalité profilmique – selon des protocoles qui peuvent varier mais dont
le principe reste toujours le même – et pour qu’il emmagasine ces
informations au moment de l’encodage. Résulte de ces opérations un film-
texte qui, au lieu de se trouver enregistré sur un film-pellicule, est encodé
dans ce que nous pourrions appeler un « film-fichier ». Avec pour résultat, au
bout de la chaîne, un film-projection qui, même s’il arrive jusqu’au spectateur
par le truchement d’informations stockées dans un fichier informatique, peut
donner le change : pour le commun des mortels, ce film-projection ne tranche
en effet pas de façon radicale avec un film-projection qui serait produit par
une série de traces lumineuses précipitées sur un écran après avoir traversé
des formes géométriques couchées sur une pellicule de celluloïd.
Par ailleurs, quand on transfère un film 35 mm en numérique, on donne
une commande à l’appareil pour qu’il encode les informations lumineuses
provenant non pas de la réalité profilmique mais du film déjà tourné, et qu’il
leur attribue des valeurs numériques, selon les mêmes protocoles que ceux
qui sont en vigueur pour le tournage en numérique d’images en « prises de
vues réelles » (pour utiliser cette expression consacrée mais qui nous paraît ô
combien étrange). Transférer un film argentique sur un support numérique,
c’est donc produire quelque chose comme un fac-similé de l’original. Ainsi
pourrait-on arguer (avec ou sans lamentations, selon le camp dans lequel on
est) que, le jour où sera achevée la transformation de toutes les salles en vue
de leur passage au tout-numérique, il ne sera plus possible au commun des
mortels de faire l’expérience d’une projection ayant comme source
immédiate le film-pellicule d’une œuvre. Une fois que la technologie du tout-
numérique aura totalement envahi et submergé le réseau d’exploitation des
films, les projections d’un film tourné sous le règne de l’argentique se feront
donc à partir, non plus d’un film-pellicule, mais d’un film-fichier (sauf dans
les cinémathèques si, et seulement si, elles ne se convertissent pas, elles
aussi, au tout-numérique). Autrement dit, le spectateur n’aura plus accès à cet
artéfact sur support argentique que représente la copie sur pellicule d’un film
et sera réduit à ne plus pouvoir regarder autre chose que ce que d’aucuns
considèrent comme le pâle reflet sur support numérique de quelque film sur
pellicule que ce soit. Soit un objet autre, un objet d’une autre espèce, un
alien, en quelque sorte.
En présence de cet objet d’une autre espèce, ce ne serait plus au film lui-
même (film : le mot est bien choisi ici) que nous aurions dès lors accès,
puisque celui-ci ne nous parviendrait plus que par le truchement de son ersatz
numérique. Pour faire un clin d’œil au Godard de Vent d’est14 (1969), on
pourrait dire que cet objet ne serait plus qu’une image – juste une image – du
film, qui viendrait à nous par l’intermédiaire d’un fichier. Chris Marker serait
d’accord, qui, vraisemblablement inspiré par le même Godard, est allé
jusqu’à dire : « [...] on peut voir à la télé l’ombre d’un film, le regret d’un
film, la nostalgie, l’écho d’un film, jamais un film15 ». Nous n’aurions donc
plus accès au film lui-même, ni même à son émanation lumineuse projetée
sur un écran, mais à une simple imitation. Imitation, le mot semble tout à fait
approprié pour parler de l’univers numérique au sein duquel, selon Belton et
ses collaborateurs, la simulation, l’apparence (the look) et la duplication
régneraient par ailleurs sans partage :

Several essays in this issue challenge the status of digital cinema as


“revolutionary”, arguing that it merely simulates what has been done for
decades on 35 mm film. [...] Julie Turnock argues that the look of
contemporary special effects sequences originates in the pre-digital,
photorealistic aesthetic developed in the ILM in the 1970s. My own
essay insists on understanding digital cinema as a means of simulating
codes and practices associated with 35 mm film in order to duplicate its
“look16.”

LE TOURBILLON DES IMAGES ANIMÉES

Un certain nombre de films produits depuis le tournant numérique restent tout


à fait proches (principe de continuité) des films tournés avant le numérique.
Et ce, quand bien même ces films auraient été tournés en numérique (car
argentique et numérique ont cohabité durant de longues années), quand bien
même ces films seraient projetés en numérique. Il y a cependant des films
d’aujourd’hui (ainsi en va-t-il du Tintin de Spielberg) qui sont aux antipodes
(principe de discontinuité) de ce qui se faisait, il y a quelques décennies à
peine, du côté de l’argentique et qui se présentent dans un « habillage » guère
imaginable avant l’introduction du numérique. Cela signifierait donc que,
dans le catalogue imaginaire qui comprendrait tous les films tournés sur terre
depuis, grosso modo, le supposé centenaire du cinéma17, il y aurait, d’un film
à l’autre, continuité et discontinuité. Il y aurait même parfois continuité et
discontinuité, les deux à la fois, à l’intérieur même des œuvres. Ainsi un film
comme Avatar (Cameron, 2009) présente-t-il des formes (« actoriales »,
disons) sans correspondance aucune avec ce qu’on pouvait imaginer et voir
sur un écran avant que ne soit mis au point le procédé de la motion capture.
Cependant, on y reconnaît aussi des formes narratives tout à fait semblables à
celles du premier film d’aventures venu, en continuité si nette avec certaines
formes archétypales de ce genre éculé que les reproches ont fusé de toutes
parts à la sortie du film. Continuité et discontinuité. Dans une seule et même
œuvre ; dans un seul et même film-fichier.
Que l’on insiste sur la continuité entre les deux paradigmes engendrés
par l’argentique et par le numérique, ou que l’on mette l’accent sur leur
discontinuité, il n’en demeure pas moins que l’entrée du cinéma dans le IIIe
millénaire aura eu lieu sous le signe du bouleversement, du chambardement,
du retournement. Et du basculement, osons-nous ajouter. Les « affres » dans
lesquelles le numérique a plongé le cinéma l’ont, dans une certaine mesure,
fait passer par un véritable processus de « transsubstantiation ». Aussi peut-
on dire sans ambages que le cinéma n’est plus ce qu’il était ! À certains
égards du moins. À un Bazin qui poserait aujourd’hui la question « Qu’est-ce
que le cinéma ? », nous répondrions tout de go : « Il a bien changé, le cinéma,
mon cher Bazin ; tu ne le reconnaîtrais plus ! » Car ce qui a changé avec le
numérique, ce ne sont pas les films, ce ne sont pas tous les films, ce n’est pas
tout du film, c’est d’abord et avant tout le cinéma lui-même... Il y a eu le
cinéma du XXe siècle, il y aura le « cinéma » du XXIe. De véritables cousins
germains sur certains plans, des parents éloignés sur certains autres. Les
facteurs de continuité et les facteurs de discontinuité ne sont pas du tout à
proportions égales selon que nous envisageons les choses sous l’angle de la
production, sous celui de la diffusion et de la réception, sous celui de la
conservation et de l’archivage ou sous celui, encore, des régimes iconiques.
L’un des principaux effets du passage au numérique aura été la perte
d’hégémonie du grand écran. Pour reprendre une expression proposée par le
romancier britannique Will Self, nous dirons que nous vivons aujourd’hui
dans un véritable « tourbillon d’images animées18 », des images qui viennent
s’afficher sur nos télés, nos ordinateurs, nos consoles de jeu, quand ce n’est
pas sur nos téléphones ou nos tablettes (tout aussi portables les uns que les
autres). En effet, la projection sur grand écran n’est plus désormais qu’une
modalité de consommation des images parmi d’autres, dont l’aura est encore
peut-être la plus grande, mais une modalité tout de même. La « révolution »
numérique ne serait ainsi plus à nos portes, elle aurait carrément envahi nos
chaumières. Pour d’aucuns, même, cette « révolution » serait pratiquement
chose du passé.
Il y a donc eu, dans le paradigme dominant, quelque chose comme une
fissure, qui est venue chambouler à la fois les règles de la consommation
cinématographique (distribution, exploitation) et les règles du marché de la
fabrication des films (production, réalisation). Pensons, côté consommation, à
l’extraordinaire accès aux films de tous genres que la prolifération du DVD19
procure et, côté fabrication, à la fameuse (bien que relativement illusoire)
démocratisation du tournage que permet l’accès aisé à des caméras
performantes. Tous ces mouvements, tous ces « transports », ont eu un
impact considérable sur la culture cinématographique dans son ensemble,
comme le pressentait déjà en 2004 Thomas Elsaesser :

The successor of the CD-ROM, on the other hand, the DVD, is destined for
an illustrious future as it changes our film culture, viewing habits and
the production/packaging of feature films at least as decisively as did
the video cassette and the remote control20.
Alors, ce passage au numérique, une révolution ou pas ? L’opinion
publique semble avoir opté pour une réponse positive à cette question, si l’on
en croit les Cahiers du cinéma, pour lesquels la révolution en question serait
même terminée, en raison de l’abandon définitif, annoncé récemment, de la
pellicule argentique. En novembre 2011, la page couverture de la revue
proclamait en effet haut et fort : « Adieu 35. La révolution numérique est
terminée », alors que dans l’article inaugural Jean-Philippe Tessé expliquait,
avec un brin de nostalgie :

La majorité des films sont désormais tournés en numérique et les projections


en pellicule seront bientôt des attractions de musée. Adieu 35, on
t’aimait bien21.

UNE CRISE D’IDENTITÉ TOUS AZIMUTS

En tout cas, révolution ou pas, une chose au moins est certaine : le cinéma
traverse actuellement une importante crise identitaire. L’un des symptômes
de cette crise, ce sont ces questions que les chercheurs en cinéma se posent
depuis les dernières années, reprenant la question fondamentale posée
naguère par Bazin, que l’on décline maintenant selon des formules diverses :
« Quand y a-t-il cinéma ? », « Où va le cinéma ? », « Est-ce du cinéma ? »,
etc. Ce dont l’édition récente en études cinématographiques témoigne de
façon récurrente. Autre symptôme de crise : les nouvelles appellations que se
donnent bon nombre d’institutions cinématographiques, afin d’éviter de
paraître se cantonner au seul cinéma. Autre symptôme encore : l’incroyable
inventivité dont font preuve les concepteurs de nouveaux programmes
d’études universitaires pour éviter eux aussi de donner (à leur future «
clientèle étudiante ») la fâcheuse impression qu’ils se limitent au cinéma.
Et il n’y a pas que les chercheurs en cinéma qui sont affectés, loin de là.
Ce sont tous les usagers du cinéma et les divers intervenants de l’industrie
cinématographique qui traversent une zone de turbulences. On a descendu le
cinéma de son piédestal et les cinéphiles (au sens fort du terme) ont de la
difficulté à s’en remettre, la chose apparaît évidente. D’aucuns vont jusqu’à
prétendre que l’argentique, qui est de l’ordre du chimique, serait une
condition sine qua non pour que la chimie opère entre un film et son
spectateur. On le constate entre autres dans ce que rapporte Stéphane
Delorme dans l’éditorial déjà cité :

Au dernier ciné-club des Cahiers, Bruno Dumont, venu présenter Hors Satan,
conseillait aux spectateurs de voir son film en 35 mm et non en
numérique : « On est de la chimie, et la pellicule est de la chimie, donc
on réagit d’une manière particulière, chimie contre chimie, ce qui n’est
pas possible avec le numérique22. »

Dans l’embrouillamini de l’actuelle croisée des médias, le spectateur ne


sait plus trop à quoi s’attendre et il perd un à un ses repères. Certes, il peut
voir des films en nombre plus grand qu’il ne lui a jamais été possible de le
faire auparavant ; il peut aussi les voir sur toutes sortes d’écrans ; il peut
même les voir quand il le veut, où il le veut. Mais les doléances ne cessent de
s’accumuler (trop d’habitudes sont bousculées et les règles du jeu sont en
constante transformation). L’ébranlement des assises du cinéma
s’accompagne de nombreuses interrogations sur l’identité du média lui-
même, dans la mesure où ses frontières avec les autres médias, qui étaient
pourtant jusqu’à tout récemment perçues comme stables et faciles à délimiter
(ce qui, en réalité, était loin d’être le cas), tendent désormais à s’estomper et à
laisser apparaître de plus en plus manifestement leur véritable nature, soit
celle d’une pure construction théorique et culturelle (ce qu’elles ont toujours
été, mais ça, c’est une autre histoire). Selon la définition qu’on en donne, le
cinéma peut, de nos jours, tout autant être vu comme une espèce en voie de
disparition (cf. notre citation de Greenaway en épigraphe) que comme un
média en situation d’expansion (cf. Dubois, également cité en épigraphe). Les
deux points de vue sont en réalité complémentaires et ils sous-tendent un
principe fondamental voulant que les transformations techniques récentes, qui
entraînent un bouleversement des pratiques non seulement du côté de la
production, mais aussi du côté de la réception et de la réflexion sur le média,
supposent d’importantes remises en cause de la définition même du cinéma et
de son statut.
On peut par ailleurs se demander de quand date ce brouillage des
frontières et s’il n’a pas toujours existé (c’est probablement le cas) sans qu’on
s’en rende trop compte. Les moments de crise sont probablement des
révélateurs de tensions enfouies. Il paraît évident que ce basculement de
l’hégémonie de l’univers photochimique que représente l’avènement de la
télévision comme média de masse, dans les années 1950, est un élément
perturbateur assez singulier de l’ordre précédemment établi. L’avènement de
la télévision correspond en effet au début de cette longue période de
turbulences technologiques à travers laquelle le numérique nous fait passer à
l’heure actuelle. On peut même voir l’avènement du petit (mais très
cathodique) écran comme le point de rupture entre un « cinéma hégémonique
» et ce « cinéma en voie de relativisation et de partage » qu’on appelle
souvent « cinéma élargi », mais qu’il nous semble plus pertinent de désigner
sous le nom de « cinéma éclaté23 ». En effet, il y a quelque chose du cinéma
qui a littéralement volé en éclats, ces derniers temps24.

L’ASSASSIN NUMÉRIQUE

Il est vrai que le cinéma traverse actuellement, et depuis un certain temps


déjà, une zone de turbulences particulièrement intenses. Pour d’aucuns,
l’avènement du numérique entraînerait rien moins que la mort du cinéma.
Cette mort-là n’est pas la seule à avoir été répertoriée par les commentateurs
du cinéma tout au long du parcours suivi par l’histoire du cinéma. Nous
recenserons un total de huit morts qui seraient survenues depuis l’avènement
des vues animées. Celle qui a été causée par la crise du numérique est la
dernière en date, aussi lui assignerons-nous le numéro 8, selon un ordre
chronologique croissant25.
Il reste que ce que le cinéma propose depuis plus de cent ans, c’est un
modèle de communication médiatique basé sur l’image en mouvement et sur
la culture audiovisuelle, un modèle qui était destiné à marquer profondément
le siècle dernier de son empreinte. Le cinéma a été à l’origine d’une nouvelle
conception des arts performatifs, qui constituaient le prolongement de
différents genres d’attractions populaires préexistants, tout en provoquant une
rupture avec ceux-ci. En fait, on pourrait « positionner » le cinéma au
carrefour de la technologie, de l’industrie, de l’art, de l’éducation et du
spectacle populaire. Aussi peut-on dire que le cinéma représente un exemple
singulier, et particulièrement prégnant, du cheminement que peut connaître
une simple invention technologique (l’appareil cinématographique de prise
de vues) pour devenir le point d’appui d’une configuration médiatique
clairement identifiée, dans un espace-temps donné. Car les développements à
venir d’un média ne sont jamais fixés par avance, comme l’attestent
aujourd’hui les exemples, entre autres, d’Internet ou du téléphone portable.
À ce titre, l’étude de la généalogie et de l’archéologie du cinéma nous
paraît essentielle à la compréhension des médias contemporains. Le cinéma
n’est-il pas le champ par excellence de l’image mouvante ? N’est-il pas, en
quelque sorte, le modèle des hypermédias et de la culture médiatique
contemporaine ? Ce qui n’empêche pas son identité d’être ébranlée, en raison
notamment d’innovations technologiques qui viennent affecter les modalités
culturelles régissant ses usages. En effet, le moins que l’on puisse dire, c’est
que l’ordre du jour en matière de cinéma est nettement dominé par la grande
mutation numérique car, depuis déjà quelques années… le cinéma n’est plus
du tout ce qu’il était !

______________

* La mention « En savoir + » apparaît à plusieurs reprises dans les notes de


bas de page de cet ouvrage. Elle indique qu’un supplément d’information
(illustrations, vidéos, hyperliens, citations ou notes complémentaires) est
accessible sur le site Internet finducinema.com.
1. Propos rapportés par Clifford Coonan dans « Greenaway Announces the
Death of Cinema—and Blames the Remote-Control Zapper », The
Independent, 10 octobre 2007. C’est nous qui soulignons. En savoir +.
2. « Présentation », dans Elena Biserna, Philippe Dubois et Frédéric
Monvoisin (dir.), Extended Cinema/Le cinéma gagne du terrain, Pasian di
Prato, Campanotto Editore, 2010, p. 13. Texte repris en quatrième de
couverture. C’est nous qui soulignons.
3. Phrase prononcée par Greenaway dans un entretien filmé mis en ligne sur
YouTube, sous le titre Peter Greenaway, Cinema = Dead. En savoir +.
4. Extrait d’une conférence donnée par Greenaway en 1999 au Flanders Film
Festival (à Gand, en Belgique). C’est nous qui soulignons. Cité en ligne dans
« Peter Greenaway Quotes ». En savoir +.
5. Philippe Dubois, loc. cit.
6. Sans que l’on use durant tout ce temps de guillemets de distanciation,
sinon de manière tout à fait exceptionnelle. En savoir +.
7. « Introduction: Digital Cinema », Film History, vol. 24, n° 2, 2012, p. 132.
8. October, n° 100, printemps 2002, p. 98-114. En savoir +.
9. Texte publié le 17 septembre 2008 sur un blogue signé Thornburglar : «
Digital Cinema, a Revolution? ». En savoir +.
10. John Belton, « Introduction: Digital Cinema », p. 132.
11. Stéphane Delorme, « D’une projection à l’autre », Cahiers du cinéma, n°
672, novembre 2011, p. 5. Souligné dans le texte.
12. En fait, le film La piel que habito a été tourné pour partie en numérique
(avec un caméscope Panasonic AG-DVX100, une caméra professionnelle de
taille réduite) et pour partie en 35 mm (avec une caméra Arricam ST). Le
film a par ailleurs été projeté en 35 mm dans certaines salles et en D-Cinema
(digital cinema) dans d’autres.
13. Pour reprendre l’expression de Roger Odin : « […] le film-pellicule (c’est
lui qui a le statut d’objet) n’est pas le film-projection (l’ensemble des
vibrations lumineuses et sonores produites par l’appareil de projection et
servant à constituer le “signifiant imaginaire”) qui seul permet d’accéder au
film-texte. » Roger Odin, De la fiction, Paris/Bruxelles, De Boeck, 2000, p.
154.
14. Dont l’un des cartons se lit comme suit : « Ce n’est pas une image juste,
c’est juste une image. »
15. Chris Marker, cité par Raymond Bellour dans « La querelle des
dispositifs », Artpress, n° 262, novembre 2000, p. 48.
16. John Belton, « Introduction: Digital Cinema », p. 131. C’est nous qui
soulignons.
17. Comme il nous fallait ici une date arbitraire pour faire le partage entre
l’ère qui a précédé et l’ère qui a suivi l’arrivée du numérique, et que nul ne
saurait dire avec précision à quand exactement remonte le début de l’ère du
numérique, nous avons pris le parti de choisir une date qui est déjà d’un
arbitraire consommé et dont la détermination est tout sauf d’ordre «
scientifique » : celle du supposé « centenaire du cinéma ». En savoir +.
18. « Qui a tué le septième art ? », Courrier international, 30 septembre
2010. En savoir +.
19. Digital Versatile Disc, dont la traduction française recommandée est : «
disque numérique polyvalent ».
20. « The New Film History as Media Archaeology », Cinémas, vol. 14, n°s
2-3, printemps 2004, p. 115. C’est nous qui soulignons.
21. « La révolution numérique est terminée », Cahiers du cinéma, n° 672,
novembre 2011, p. 6.
22. Loc. cit. Souligné dans le texte.
23. Nous empruntons cette expression de « cinéma éclaté » à Guillaume
Soulez, qui l’a notamment utilisée dans l’intitulé d’une journée d’étude
organisée par lui (en collaboration avec Kira Kitsopanidou [« Le cinéma
éclaté et le levain des médias », Institut national d’histoire de l’art, Paris,
mars 2012]) et qui la préfère à celle de « cinéma élargi ». En savoir +.
24. D’où la crise qu’il traverse à l’heure actuelle et qui tient la vedette dans
les colloques. En savoir +.
25. Cette numérotation appartient en propre aux deux auteurs du présent
ouvrage et elle n’a bien entendu aucune prétention scientifique ! D’autant que
le nombre de morts dont nous ferons état restera arbitraire. Il s’agit pour nous
d’abord et avant tout de bien mettre en évidence que ces morts-là ne sont pas
de vraies morts (puisque, la chose est connue, on ne meurt qu’une fois – et
ce, même si d’aucuns prétendent que le cinéma serait né deux fois…).

Chapitre 1*
Le cinéma n’est plus ce qu’il était...

Le « cinéma » [...] est mort. Que s’est-il passé ?1

Roger Boussinot, 1967.

[…] more than any other art, the cinema has died repeatedly and with great
regularity over the course of its relatively brief […] existence2.

Stefan Jovanovic, 2003.

La crise que le cinéma traverse actuellement est vue par d’aucuns comme la
douce anticipation d’une mort qui se profilerait à l’horizon. Les divers
hérauts de la « mort » du cinéma ne croient généralement pas à sa véritable
mort, à une effective cessation de son activité vitale. Dans le contexte du
tournant numérique, la « mort » annoncée est plutôt révélatrice du déclin du
média dans le grand concert médiatique, mais aussi de la fin d’une situation
où le cinéma exerçait une hégémonie tous azimuts. C’est cet aspect des
choses qui est en train de mourir, ce n’est pas le média lui-même. Ce que
nous vivons à l’heure actuelle, c’est donc la fin du règne sans partage du
cinéma dans le vaste royaume de l’image en mouvement. C’est en ce sens
que s’exprime le romancier britannique Will Self dans l’enquête qu’il a
menée pour un article au titre percutant publié en 2010 : « Qui a tué le
septième art ? » Reprenant l’un de ses dialogues avec son confrère Jonathan
Coe, Self note :

Le cinéma est mort, ai-je déclaré. Je ne veux pas dire par là qu’on ne fait pas
de films ou que personne n’en regarde, juste que le cinéma n’est plus en
mode narratif dominant, que son hégémonie de près d’un siècle sur
l’imagination de la majeure partie de la population mondiale a pris fin3.

La mort du cinéma est donc clairement assimilée à la fin d’une


hégémonie et, qui plus est, d’une hégémonie d’un certain type, où la
domination s’exerce par le truchement du mode narratif, celui-là même que
l’institution a choisi d’ériger en norme identitaire, de préférence à d’autres
modes possibles (comme le mode attractionnel4, par exemple). On pourrait
ainsi estimer, dans la foulée de ce raisonnement que, si le cinéma est
moribond sur le plan narratif, il fait tout de même preuve d’une belle vitalité
sur le plan des effets spéciaux, en raison notamment des nouvelles
possibilités que lui procurent les technologies numériques.
Poursuivant sa réflexion, Self rapporte que son agente littéraire, qui
s’exprime à propos de cette mort annoncée, souhaite que le cinéma finisse
comme le théâtre, et qu’il devienne « un mode d’expression secondaire [...]
mais vénéré ». Entendue dans le sens de la fin d’une hégémonie, la mort du
cinéma ne rimerait donc pas forcément avec un appauvrissement qualitatif
(quoique la vénération exhale indirectement des relents d’embaumement, de
momification). À propos de cette hégémonie perdue, Self précise que le
cinéma produit encore d’excellents films, mais que ce qu’il a perdu à jamais,
c’est sa « prééminence culturelle » :

Lorsque [...] j’écoute les conversations qu[e mes enfants] ont avec leurs
copains, je n’ai pas le sentiment que le cinéma joue un rôle central dans
leur vie, mais plutôt qu’ils sont dans un tel tourbillon d’images animées
– télé, ordinateurs, consoles de jeu, vidéosurveillance, téléphones – que
le grand écran n’est qu’une chose qui flotte au loin, une présence
spectrale que seul peut réveiller le nouveau grand spectacle5.

Ce qu’on entend ici, c’est que le cinéma a besoin du grand écran pour
exister et que ce qu’on diffuse sur les autres écrans, ce n’est qu’un tourbillon
d’images animées. Dans pareil contexte, pour pouvoir sortir de son relatif
anonymat médiatique et retrouver sa préséance, il faudrait que le cinéma
renoue avec le « grand spectacle » (ce qu’il est précisément en train de faire
avec le retour en force de la 3D et la prolifération des films à grand
déploiement).
Le déclin du cinéma, sa perte d’hégémonie trouveront une grande
résonance dans le présent ouvrage, où il sera souvent question de
l’hybridation des images animées, mais aussi de la difficulté, combien
révélatrice selon nous, de trouver un nom approprié, et qui fasse consensus,
pour désigner ce cinéma-non-hégémonique-de-l’ère-du-numérique. Ce qui a
incontestablement changé aujourd’hui, c’est que le cinéma n’a plus le «
monopole du cœur » et qu’il éprouve beaucoup de mal à s’en remettre. Qui
plus est, il « n’a plus l’exclusivité des images en mouvement », comme le
constate Jacques Aumont, qui ajoute dans la foulée que le « processus de
dépossession s’est engagé il y a plus d’un demi-siècle, avec la télévision6 ».
Cette perte d’hégémonie de la salle est devenue une question centrale pour les
spectateurs, certes, mais aussi pour les créateurs. On peut le constater
notamment dans une conversation, fort significative, que Will Self rapporte
avoir eue avec David Lynch :

La production s’est délibérément dégradée, mais la diffusion aussi. L’année


dernière, j’ai parlé avec David Lynch, un vrai auteur, des raisons qui
l’avaient poussé à distribuer lui-même son dernier film, Inland Empire.
« J’adore le film, Will, m’a-t-il répondu. Mais le circuit de salles est en
train de mourir. Les ventes de DVD baissent, tout va sur Internet, et mon
film s’est retrouvé pris là-dedans. En plus, il dure trois heures, Will, et
personne ne l’a compris. » Puis il s’est mis à chanter les vertus de ce
qu’il estime être « la projection parfaite, dans une salle silencieuse, avec
un bon son, parce que c’est comme ça qu’on peut vraiment entrer dans
l’univers du film ». Il regrettait la disparition des salles. « C’est
dommage. » Oui, ce qui est dommage c’est la disparition d’une
expérience collective7 [...]

Le déclin du cinéma se doublerait donc, au bout du compte, d’un


estompage de sa signification sociale, à travers notamment la baisse de
fréquentation des salles de cinéma. Susan Sontag avait déjà constaté le même
genre de perte de signification sociale dans le fameux article sur le déclin du
cinéma qu’elle a publié en 1996, une perte que l’essayiste américaine
associait à la disparition de la cinéphilie, une « affection » (dans tous les sens
du mot) qui se développe en salle. Sans l’aura que lui confère la cinéphilie, ce
cinéma qui se meurt serait en quelque sorte un média qui tourne à vide. Et s’il
avait quelque chance un jour de renaître, ce serait à travers la résurrection de
la passion cinéphilique :

The conditions of paying attention in a domestic space are radically


disrespectful of film. […] To be kidnapped, you have to be in a movie
theater, seated in the dark among anonymous strangers. […] If
cinephilia is dead, then movies are dead too […] If cinema can be
resurrected, it will only be through the birth of a new kind of cine-love8.

ENQUÈTE SUR L’EFFET R.I.P. (REQUIESCAT IN PACE)

Ce topos de la mort du cinéma est, on le sait, remarquablement récurrent tout


au long de l’histoire du cinéma. On peut cependant assez aisément constater
qu’il n’a jamais été aussi présent que depuis le dernier tournant de siècle.
Tant et si bien que le siècle nouveau aura vu la publication de nombreux
ouvrages mettant en cause la survie éventuelle du cinéma ou s’interrogeant
sur son avenir. À commencer, dès 2001, par Paolo Cherchi Usai, qui donne le
ton en s’interrogeant sans détour sur la mort du cinéma, dans un ouvrage qui
s’intitule froidement The Death of Cinema9. Le reste de la décennie sera à
l’avenant : après Cherchi Usai, ce sera le tour, en 2003, d’un collectif de
chercheurs qui, sous la direction de Maxime Scheinfeigel, se demanderont «
où va le cinéma » (revue Cinergon10), en faisant un bilan assez précoce de ce
qui serait en train de disparaître du cinéma, en ce début de siècle et de
millénaire, et en annonçant que le « spectateur collectif » du cinéma était en
train de se transformer en un simple lecteur11. Comme le fait remarquer
François Amy de la Bretèque dans un compte rendu qu’il consacre à ce
numéro de la revue française :

La conclusion que l’on retire de cet ensemble nuancé et stimulant pourrait


être que le cinéma existe toujours, mais que sont en train de se déplacer
considérablement les questions de son rapport au réel, de la figuration
du temps, de la place du spectateur12.

Trois questions qui rejoignent trois des pôles d’un changement d’axe
considérable de la constellation cinéma au sein de la galaxie numérique : la
saisie-encodage du réel, le temps « digitalisé13 » des images animées et la
sollicitation diversifiée des spectateurs ou, plus globalement, des usagers des
médias filmiques.
En 2007, photoréalisme et encodage numérique seront précisément au
centre des propos d’un chercheur américain, David Norman Rodowick (lui-
même au nombre des auteurs du numéro de Cinergon14 déjà mentionné), qui
essaiera pour sa part de définir ce que l’on pourrait désigner comme le
nouveau mode d’existence du cinéma, dans un livre intitulé The Virtual Life
of Film15. Pour Rodowick, l’image issue d’une captation numérique ne crée
plus de causalité, de contingence photoréaliste, elle n’en crée que l’illusion.
De l’indicialité, on passe forcément au simulacre, dès lors que l’image captée
est immédiatement transcodée, convertie en unités discrètes et modulables.
D’où, pour l’auteur américain, l’impossibilité pour ce qu’il nomme l’«
événement numérique » d’accéder à la durée, quand bien même le
mouvement présent dans l’image serait parfait.
Revenons en Europe, en 2009, avec la présentation d’un ouvrage
collectif intitulé de façon proprement « volontariste » Oui, c’est du cinéma,
où Philippe Dubois – qui, on l’a dit plus haut, milite en faveur d’une
conception élargie et extensible du cinéma – proclame haut et fort que le
cinéma serait partout :

Le cinéma est dans les musées, les galeries d’art, au théâtre, à l’opéra, dans
les salles de concert, de plus en plus. Dans les bars, les cafés, les
restaurants, les « boîtes ». Il est dans les bureaux, dans les lieux de
travail, de passage ou d’attente. Il est dans les maisons, dans toutes les
pièces. Il est dans les avions, les camions, les taxis, les trains, les quais
de gare. Sur les murs de la ville et sur nos téléphones portables16.

Ad nauseam. Puis, retour du balancier la même année, mais sur le


continent américain cette fois, avec Chuck Tryon et un ouvrage, Reinventing
Cinema17, dans lequel l’auteur s’interroge sur les divers impacts que le
passage au numérique a pu avoir sur la culture populaire et tente d’évaluer à
quel point la culture cinématographique (film culture) a été redéfinie par les
médias numériques (selon Tryon, la manière historique dont nous entrions en
relation avec les films a radicalement changé). Au tour ensuite, en toute fin
de décennie, de Dudley Andrew, qui transforme la célèbre question de Bazin
en affirmation tonitruante : What Cinema Is18!, en cherchant à définir ce que
serait cette essentielle « idée de cinéma » (« an overriding conception that can
be felt at every level of the film phenomenon19 »), qui court tout au long du
développement de ce qui est devenu notre culture audiovisuelle.

DU CINÉMA QUI N’EN EST PAS

Au cours des années 2010, la mélopée reste présente dans quelques ouvrages
ou conférences proposées par des intervenants majeurs dans le champ des
études cinématographiques. Pour ne prendre que deux exemples parmi les
conférences évoquées, nous citerons celle de James Lastra qui, en novembre
2011, allait jusqu’à suggérer que toute définition du cinéma serait, au final,
tout à fait provisoire20, et celle de Tom Gunning qui proposait ceci, en mai
2012 : « Let’s Start Over: Why Cinema Hasn’t Yet Been Invented21 ».
À la fin de sa communication, qui portait sur les problèmes d’identité
médiatique du cinéma, James Lastra en arrivait à une conclusion toute «
relativisante » :

There are no autonomous media, only media embedded in changeable social


and cultural frameworks. The contradiction between technological
media—devices—and aesthetic media, and even within each, are an
essential and defining feature of our media worlds, and the cause of their
capacity to change22.

De son côté, Gunning reprenait à son compte la proposition faite par


Bazin dans la seconde version (1958) de son célèbre article « Le mythe du
cinéma total23 ». Gunning suggère notamment que la réponse à la lancinante
question formulée naguère par Bazin, « Qu’est-ce que le cinéma ? », ne
trouvera jamais de réponse puisque toute innovation technologique, en même
temps qu’elle tapisse la voie de son avenir, ramènerait continuellement le
cinéma à l’idée que s’en faisaient à l’origine ceux qui l’ont conçu. Il est à
noter que Gunning partage la conception généalogique que nous avons
défendue dès 200924, selon laquelle les crises et les ruptures font partie
intégrante du storytelling identitaire du cinématographique :

The modernity of cinema entails cycles of both destruction and renewal. As a


historian I defend preservation and memory against the sort of giddy
amnesia the myth of progress engenders. But nostalgia and despair about
the future can be as blinding as ignoring our past. History is created by
bridging seemingly uncrossable ruptures (not ignoring, but
incorporating their fissures). [...] Thus our current moment of transition
involves not just a vision of the future, but a dynamic sense of our
past25.

D’une certaine manière, on peut considérer que la vision d’historien «


positif » que développe Gunning, dans la tradition de son « mentor André
Bazin » (selon ses propres termes), n’est au fond pas incompatible avec la
conception d’un cinéma élargi ou, disons, extensible. En effet, à l’extension
en synchronie du cinéma revendiquée par Dubois (et compagnie26) répond
une manière d’extension en diachronie que défend Gunning. Comme Bazin,
le chercheur américain manifeste un optimisme historique basé sur une foi
tenace en un renouveau perpétuel du média-phénix : « [...] the apocalypse
was not quite what we expected. [...] Tomorrow we may just have to start
over27. »

TENSION AUTOUR DE L’EXTENSION

En ce qui concerne la problématique dont nous tentons de cerner les contours,


il faut faire une place à part à deux auteurs français de premier plan qui
interviennent dans le champ des études cinématographiques depuis les années
1960 et qui offrent, précisons-le, une certaine résistance. Il s’agit d’abord de
Raymond Bellour, dont l’ouvrage paru en novembre 2012 est coiffé d’un
titre, La querelle des dispositifs, qui montre bien que le champ des études
cinématographiques est le théâtre de discussions enflammées sur les
problèmes qui se posent actuellement en théorie du cinéma28 ; le second
auteur est Jacques Aumont, avec son Que reste-t-il du cinéma ? paru début
2013.
Selon Bellour, c’est sur la question du partage qu’il convient d’établir
entre ce qui mériterait d’être reconnu comme du « cinéma » et ce qui n’en
serait peut-être pas que le débat ferait vraiment rage en études
cinématographiques. Le sous-titre de son ouvrage, Cinéma – installations,
expositions, rend à cet égard bien compte de l’opposition qu’il veut marquer,
si l’on se base sur ce qu’il déclare dans une entrevue accordée au moment de
la parution de l’ouvrage en question :

Il y a des films partout, y compris dans l’art contemporain, mais à mon sens,
il n’y a pas de cinéma au sens strict [...] dans l’art contemporain, donc
moi je dénonce un peu cette espèce de collusion [...] [qui] attir[e] aussi
bien des commissaires d’expositions artistiques, des critiques d’art que
certains théoriciens du cinéma qui, au fond, indexent l’avenir du cinéma
sur son inscription à l’intérieur de l’art contemporain et, du même coup,
veulent faire que le cinéma devienne un département de l’histoire de
l’art29.

Pour Bellour, donc, « il ne faut pas confondre, comme on tend trop


souvent à le faire, l’image en mouvement du cinéma et les images en
mouvement des installations de l’art contemporain30 ». Le chercheur français
s’en prend tout particulièrement aux positions défendues par Dubois, qui a
tendance à considérer toute image en mouvement comme du cinéma, en
faisant ni plus ni moins (c’est en tout cas comme cela que Bellour voit la
position que défend Dubois) comme si le cinéma, au sens « propre », était
lui-même plus ou moins disparu ou, en tout cas, en voie de disparition. Pour
filer notre métaphore astronomique, on pourrait y reconnaître cette autre
image évocatrice : si le cinéma est devenu une supernova (ensemble des
phénomènes conséquents à l’explosion d’une étoile), c’est qu’il est déjà mort
malgré sa luminosité extrême mais éphémère. À telle enseigne que ce
commentaire pourrait presque se substituer à ce que Bellour trouve de pervers
dans la notion d’extended cinema : « Vue depuis la Terre, une supernova
apparaît donc souvent comme une étoile nouvelle, alors qu’elle correspond en
réalité à la disparition d’une étoile31. »
L’« expérience propre du cinéma », ou, en d’autres termes, ce qui lui est
spécifique, c’est, pour Bellour, la projection en salle. C’est ce qui seul définit
le cinéma. Toute autre forme de visionnage d’un film (de la télévision au
téléphone portable) est une audiovision tout simplement « dégradée32 » :

Une seule chose est sûre : le cinéma vivra tant qu’il y aura des films produits
pour être projetés ou montrés en salle. Le jour où son dispositif viendrait
à disparaître (ou devenir pur objet de musée, machine entre tant de
machines dans le cimetière d’une cinémathèque-musée) consacrera la
véritable mort du cinéma, bien plus réelle que sa mort mythique tant de
fois annoncée33.

On a donc, d’un côté, des cinéphiles classiques (au sens le plus pur du
terme), à la Bellour et à la Aumont, pour lesquels la salle obscure représente
le lieu par excellence de l’investissement spectatoriel. De l’autre, un
spécialiste de la photographie et de la vidéo (d’art, surtout) habitué à voir les
images à travers un viseur, et pour qui la salle obscure n’est plus, au fond,
qu’une simple modalité de consommation des images. Et qui s’insurge
(comme le ferait un « ayatollah borné34 », préciserait Aumont) contre les
défenseurs des « modèles uniques et monocentrés, crispés sur leur supposée
“identité” ou “spécificité” historique35 ». Ce sont « [des] puristes, [des]
intégristes et [des] fondamentalistes de tous poils36 », s’exclamerait Dubois,
qui va jusqu’à dire, sans donner de noms, que « ceux qui refusent de voir
l’incroyable variété vivante de cette forme [qu’est le cinéma] aujourd’hui, ce
sont eux qui sont morts, ou momifiés37 ». Le contexte est explosif, en France
du moins, et le débat commence à ressembler à un remake moderne de la
fameuse bataille d’Hernani.
Au dire de Bellour, l’argument de la querelle (celle des dispositifs) est
on ne peut plus simple :

[...] la projection vécue d’un film en salle, dans le noir, le temps prescrit
d’une séance plus ou moins collective, est devenue et reste la condition
d’une expérience unique de perception et de mémoire, définissant son
spectateur et que toute situation autre de vision altère plus ou moins. Et
cela seul vaut d’être appelé « cinéma » (quelque sens que le mot puisse
prendre par ailleurs38).

Trêve de tergiversations, circulez, il n’y a rien à voir, sinon ces images,


dont certaines sont belles – mais ce n’est pas une nécessité –, qui se pavanent
sur ce large écran qui leur sert d’écrin ! Et qui ne restent « cinéma » que dans
la mesure où elles ne sont pas appelées à migrer, hors cinéma (hors de la salle
de cinéma, s’entend), sur les plateformes de l’hypermodernité. David Lynch
serait d’accord, pour qui le supposé film que l’on regarderait sur un téléphone
multifonction n’est qu’un alien :

If you’re playing the movie on a telephone, you will never in a trillion years
experience the film. You’ll think you’ve experienced it, but you’ll be
cheated. It’s such a sadness that you think you’ve seen a film on your...
fucking telephone. Get real39.

De son côté, Aumont enfonce le clou d’abord planté par Bellour et remet
sur le tapis la bonne vieille spécificité du cinéma (qu’il conjugue ici sous la
forme de l’« exclusivité ») :

Mon point de vue [...] est simple : je pense que le cinéma est loin d’avoir
disparu sous sa forme la plus habituelle, et que, parmi les nouvelles
manières d’apparaître de l’image mouvante, il continue de se distinguer
comme porteur d’une combinaison de certaines valeurs, dont il a
l’exclusivité40.

Les récents mouvements d’humeur de Bellour et d’Aumont sont


notamment dus au fait que Dubois, sans ciller, recto tono, et avec un
enthousiasme un brin débordant, a déclaré ce qui suit en 2010 :

Ce qui est remarquable dans [l]e titre [du livre de Youngblood, Expanded
Cinema], ce n’est pas le qualificatif expanded, c’est de continuer
d’appeler cinéma des formes nouvelles comme l’installation, la
performance avec projection, le circuit fermé de télévision, le traitement
d’image par ordinateur, l’holographie et tout ce qui est advenu aux
images depuis l’arrivée de l’ordinateur et du téléphone41 [...]

Une fois que la tempête aura fini de faire rage, une fois qu’on en aura
fini avec l’inquiétude identitaire que le cinéma nous inspire depuis un certain
temps, on pourra peut-être faire remarquer que l’année 2013 aura été assez
symptomatique, dans l’espace francophone du moins, de l’ébranlement des
certitudes qui a accompagné le long et lent passage au numérique, puisqu’elle
a donné lieu à la parution d’au moins deux ouvrages portant directement sur
les questions d’identité du cinéma, deux ouvrages dont le titre se termine par
un point d’interrogation : d’abord, le Que reste-t-il du cinéma ? d’Aumont42,
ensuite, ce livre intitulé La fin du cinéma ?, que tu tiens entre tes mains, cher
lecteur (ou serait-ce une tablette numérique, une liseuse électronique ou
quelque autre écran ?).
« Ou serait-ce une tablette numérique, une liseuse électronique ou
quelque autre écran ? », venons-nous tout juste d’écrire, dans un souffle
ponctué lui aussi d’un point d’interrogation final : c’est que, ces derniers
temps, répétons-le, la mode est au point d’interrogation dans le champ des
études cinématographiques. Chacun cherche son... identité et l’on ne sait plus
trop quelles sont les limites de l’objet de ces études que l’on continue de
qualifier (mais pour combien de temps encore ?) de cinématographiques. Un
champ en pleine période de redéfinition, qui voit deux camps s’affronter.
Deux camps ? Non : trois, plutôt.
En effet, s’il y a, d’un côté, le camp de ceux qui disent que le cinéma est
partout et, de l’autre, le camp réunissant ceux qui soutiennent qu’il ne peut y
avoir de cinéma autrement que dans une salle de... cinéma, il existe au moins
un autre camp, lequel regrouperait les inconditionnels frappés de ce que nous
avons proposé ailleurs43 d’appeler le syndrome du dead cinema. Les adeptes
de ce camp sont assez nombreux qui vous assurent que le cinéma est d’une
manière ou d’une autre à l’agonie et qui vous annoncent sa mort à venir,
quand ils ne prétendent pas que celle-ci est tout simplement déjà survenue.

LA « ZAPETTE » OU L’INTERACTIVITÉ MINIMALE

C’est en tout cas ce que ne cesse de proclamer sur toutes les tribunes, depuis
une dizaine d’années déjà, le célèbre cinéaste Peter Greenaway, qui a profité
notamment de sa participation au Festival de Pusan (Corée du Sud), en
octobre 2007, pour faire la déclaration suivante :
La date de la mort du cinéma est le 31 septembre 1983, quand la
télécommande s’est répandue dans les salons. Le cinéma doit désormais
devenir un art interactif, multimédia : l’artiste vidéo Bill Viola vaut dix
fois Martin Scorsese. Scorsese est démodé, et il fait les mêmes films que
D W Griffith faisait au début du siècle dernier. 35 ans de cinéma muet a
disparu, plus personne ne le regarde, cela arrivera de la même manière
au reste du cinéma. Nous sommes forcés de nous confronter à ce
nouveau média, un cinéma interactif qui fera ressembler La Guerre des
étoiles à une séance de lecture à la bougie au XVIe siècle44...

Dans ces propos maintes fois cités, le cinéaste britannique considère que
le point de rupture ayant entraîné la mort du cinéma, c’est l’introduction de la
télécommande dans nos salons (qui aurait eu lieu le 31 septembre 1983). Ce
moment marquerait un seuil dans l’histoire du cinéma puisque le nouveau «
bidule » permet l’interaction du spectateur avec l’appareil retransmettant le
film. Ce moment constituerait aussi un seuil parce que l’apparition du bidule
en question aurait provoqué le déclin de cette forme classique que Greenaway
récuse, qui suppose un cinéma linéaire impliquant un spectateur décrit
comme « passif », une forme dont Greenaway constate la mort (malgré
quelques soubresauts d’agonie). L’arrivée de la télécommande sur le marché
permet ainsi la création d’un modèle carrément interactif, basé sur le principe
du VJing45, terme qui désigne un type de performance audiovisuelle devant
public, fondé sur la projection sur écran d’images accompagnées de musique
et sélectionnées en temps réel, une forme dont Greenaway est un adepte
invétéré46.
Il reste tout de même deux choses assez étranges dans la déclaration de
Greenaway : 1) pourquoi donner une date ponctuelle – le 31 septembre 1983
– pour un phénomène qui s’est nécessairement étalé dans la durée (on ne peut
pas soutenir avec sérieux que la télécommande s’est répandue dans les salons
en moins de 24 heures) ? ; 2) pourquoi avoir choisi comme date de la mort
présumée du cinéma un quantième qui n’existe tout simplement pas : il n’y a
pas de 31 septembre, il n’y en a jamais eu, le mois de septembre ne comptant
effectivement que 30 jours ?
L’auteur de Reinventing Cinema, Chuck Tryon, commente ainsi sur son
site Web les propos de Greenaway :

[...] I think that what fascinates me most, especially in Greenaway’s case, is


the will to declare cinema dead. In fact, Greenaway seems to relish
standing over the dead medium of film with the murder weapon—the
remote control—in hand as cinema is replaced by something else.
Greenaway also defines the cinema experience in a somewhat limited
way, with passive viewers seated in a darkened auditorium looking in a
single direction, which is of course, not how most of us experience
movies today (most people watch at home on VHS, DVD, or TV in
rooms that are not fully darkened47) […]

D’entrée de jeu, Tryon nous fournit une explication probable à la


présence des incongruités relevées chez Greenaway : peu importe le manque
de précision48, ce qui compterait pour le cinéaste, c’est son désir de marquer
le coup et les esprits.
On aura remarqué que l’interactivité permise par la télécommande peut
être relativement minimale. On ne sait trop à quoi fait exactement allusion la
référence de Greenaway à l’année 198349 (sûrement en liaison directe avec la
prolifération du magnétoscope chez les particuliers), mais il y a eu des
télécommandes bien avant cette année-là50. En ces temps reculés, le geste du
spectateur n’a d’effet que sur la seule réception télévisuelle, avec un niveau
d’interactivité fort limité (réduit au passage instantané, et à volonté, d’une
chaîne à une autre – là où il y en avait plus d’une – et à l’extinction/allumage
du poste). N’empêche que cette fonction de commande à distance d’images
écraniques, aussi limitée soit-elle, constitue dans ces années-là un phénomène
tout à fait nouveau, et révolutionnaire en un certain sens. Il s’agit d’une
interactivité qui produit un effet-montage minimal (le spectateur peut ainsi
soumettre son œil et son cerveau à une cascade d’images diverses, provenant
de sources diverses). Par cette interactivité nouvelle, le spectateur a
désormais accès à une fonction à laquelle il ne pouvait absolument pas rêver,
contrôler (en anglais « télécommande » se dit remote control), ne serait-ce
qu’un tantinet, les images qui s’offrent à son regard. C’est le premier pas en
direction du VJing. Cette ouverture au contrôle permet l’apparition d’un
nouveau paradigme, qui cohabitera toutefois avec l’ancien (on continue
toujours à voir, dans les salles de cinéma, des images animées sur lesquelles
on n’exerce aucun contrôle).
La télécommande à laquelle se réfère plus particulièrement Greenaway,
celle qui se serait répandue dans les salons en 1983, c’est assurément la
télécommande qui contrôle à distance non seulement le poste de télé, mais
aussi le lecteur vidéo. Cette fois-ci, c’est un tsunami : les images viennent au
spectateur au rythme et dans l’ordre qu’il détermine. Le règne absolu de la
sous-motricité du spectateur de cinéma est terminé ! La télécommande, la
commande à distance, est une commande, justement. Voilà que moi, simple
spectateur, je commande aux acteurs de Godard de revenir en arrière, de
répéter ce qu’ils viennent de dire, quand je le veux, autant de fois que je le
veux : l’interactivité de la télécommande, ainsi que l’intervention qu’elle
permet au spectateur dans le déroulement du film, semblent d’emblée
incompatibles avec l’idée que l’on se fait du cinéma, en tout cas avec l’idée
que s’en fait Bellour, lui qui soutient que seule « la projection vécue d’un
film en salle, dans le noir51 » vaut d’être appelée cinéma. Incompatibles avec,
tout aussi bien, l’idée que se fait Aumont du cinéma, qui écrit que :
[...] c’est aujourd’hui un point crucial, dont je pense qu’on peut faire un bon
critère du cinématographique : toute présentation de film qui me laisse
libre d’interrompre ou de moduler cette expérience n’est pas
cinématographique52.

On constate ainsi que, même s’il fait sa déclaration alors que nous
sommes en pleine révolution numérique (en 2007), ce n’est pas à
l’avènement du numérique que Greenaway impute la mort du cinéma, mais à
l’apparition, sur le marché de la télévision et de l’enregistrement vidéo, d’un
dispositif tout simplement électronique (pas numérique), la zapette. Il faut en
conclure que la mort évoquée par Greenaway serait, pour le cinéma, une
autre mort que celle dont le passage au numérique le menace53. Et elle serait
survenue, cette mort-là, en 1983, alors que le projet numérique était encore
dans les limbes.
La généralisation de l’usage de la zapette aurait donc, pour d’aucuns,
entraîné la mort du cinéma (ce sera notre mort n° 7).

LE CINÉMA N’EN FINIT PAS DE MOURIR

Nous voilà donc aux prises avec deux morts successives du cinéma (les morts
n° 7 et n° 8), intervenues à une douzaine d’années d’intervalle l’une de
l’autre. Il n’y a rien de surprenant, lorsqu’on remonte les sentiers de
l’histoire, à rencontrer à plusieurs reprises le cadavre appréhendé du cinéma,
puisque le XXe siècle l’aura mis à rude épreuve.
En effet : « Pauvre cinéma ! », pourrait-on s’écrier. Combien
d’intervenants ne se sont-ils pas bousculés au portillon pour ta mort annoncer
! Pauvre cinéma ! À peine étais-tu « né » que le père Antoine (Lumière),
géniteur des inventeurs (Louis et Auguste Lumière) de ton « appareil de base
» (sur cette notion, voir Jean-Louis Baudry54 et Jean-Louis Comolli55, etc.),
était déjà prêt à rédiger ta notice nécrologique (« le cinéma est une invention
sans avenir », aurait dit le père Lumière au moment même où le
Cinématographe connaissait ses toutes premières heures de gloire56) ! Tu
quoque, mi pater ?
Ce sera là, sur le plan de la chronologie, la toute première des morts
annoncées du cinéma. Ce sera notre mort n° 1, celle d’un média mort-né.
La mort du cinéma est donc, dans l’histoire du cinéma, un thème
récurrent qui ne date pas d’hier. C’est que, en fait, le cinéma n’en finirait pas
de mourir... Ou, pour le dire autrement et de meilleure façon, le cinéma ne
cesserait jamais de se voir déclarer mort ! Parmi le long chapelet de litanies
mortuaires ayant accompagné le média, on peut notamment penser, en plus
des trois morts que nous venons d’évoquer (respectivement les n°s 1, 7 et 8),
à celle que plusieurs esprits chagrins ont annoncée au moment de la
généralisation de la télévision comme média de masse, cette technologie
nouvelle que plusieurs voyaient comme une menace directe à la survie du
cinéma. Ainsi, par exemple, le magazine Paris Match (voir la figure 1)
posait-il, sur la couverture d’un de ses numéros de juillet 1953, la question
suivante : « Le cinéma va-t-il disparaître ? » et désignait-il un coupable : « La
crise dramatique de Hollywood et la bataille désespérée des procédés
nouveaux contre la télévision57 ».
Figure 1. Page couverture du magazine Paris Match n° 226, daté du 18 au 25
juillet 1953. ©Paris Match Scoop.

Cette mort (ce sera notre mort n° 5, puisqu’une autre mort interviendra
bientôt dans notre propos, située entre celle-ci [n° 5] et celle provoquée, dans
les années 1980, par l’apparition de la zapette [n° 7]) a déjà été abondamment
commentée depuis le temps, et nous n’y insisterons pas ici, sinon pour faire
un fructueux détour par un petit ouvrage français par trop méconnu, dont
nous tirerons un grand nombre d’enseignements. Signé Roger Boussinot,
édité en 1967, l’ouvrage (un « pamphlet », annonce-t-on sur la couverture ! –
un pamphlet visionnaire, serions-nous tentés d’ajouter), opportunément
intitulé Le cinéma est mort. Vive le cinéma58!, a attiré notre attention non
seulement en raison de son titre, mais tout aussi bien, sinon plus encore,
parce qu’il brasse en un même ensemble deux des morts successives que le
cinéma aurait connues, à peu d’années d’intervalle l’une de l’autre, dont la
plus récente n’est d’ailleurs peut-être pas assez présente à nos esprits
contemporains. La première, c’est bien entendu celle qui fut causée par
l’arrivée massive de la télévision :

Le cinéma n’est déjà plus contemporain de ses structures économiques et


sociales actuelles.

Demain, il n’aura plus rien à voir avec la salle de cinéma.

Parce qu’il n’y aura plus de salle de cinéma.

Le « cinéma » – et ce que l’on appelle encore le cinéma – est mort.

Que s’est-il passé ?

Le bouleversement remonte aux années 50. À cette époque, chaque fois que
l’on a installé un récepteur de télévision dans un foyer, on a annoncé la
mort du cinéma59.

Pour d’aucuns, donc, l’arrivée massive de la télévision aurait provoqué


la mort du cinéma (chronologiquement, ce sera notre mort n° 5).
On remarquera au passage que, dans la dernière citation, l’auteur
français entoure l’une des occurrences du mot cinéma d’une belle paire de
guillemets de distanciation, comme nous sommes nombreux à le faire
aujourd’hui60. En 1967, peu nombreux sont les intervenants du milieu du
cinéma qui usent de guillemets pour prendre ainsi quelque distance avec leur
objet. Plus loin, Boussinot ajoute même ceci :

Le « cinéma » – ce qu’universellement aujourd’hui on appelle le cinéma


[note infrapaginale : Le terme « cinéma », trop général et trop particulier
à la fois, demande à être précisé.] – aura vécu un peu moins d’une
centaine d’années61.

Mais ce n’est pas tout. Pour Boussinot, si la télévision a donné un coup


de Jarnac au cinéma, le coup de grâce lui serait venu d’ailleurs. Le coupable,
ce serait cette fois non pas la télé, mais cette mécanique très simple qu’est le
magnétoscope, cet appareil qui libère la télé de son asservissement à une
programmation exogène, puisqu’il ne la limite pas à la seule diffusion
d’émissions programmées par une chaîne donnée, selon une grille rigide sur
laquelle le spectateur ne peut agir. Au contraire, le magnétoscope offre à
chacun la liberté d’effectuer une programmation indigène, intra-muros, pour
consommer du cinéma at home (d’où le home cinema, justement).
L’invention du magnétoscope est pour Boussinot un élément libérateur à tout
point de vue, et son introduction représente l’équivalent de ce que l’historien
considère généralement comme un seuil. Il y a là plus qu’un tournant, il y a
rupture.

UN SEUIL HISTORIQUE : L’AVÈNEMENT DU MAGNÉTOSCOPE

L’enregistrement magnétoscopique permet surtout de se libérer des diktats


d’une industrie que Boussinot exècre. Tant et si bien que l’invention en
question représente pour lui une mutation historique. Pis (ou mieux... c’est
selon !), Boussinot fait de cette invention l’oméga de l’histoire du cinéma,
son alpha ayant été l’invention du Cinématographe Lumière62 :

L’histoire du cinéma tient toute entière [sic] dans les soixante-dix années qui
séparent les apparitions successives de ces deux petites mécaniques très
simples : le CINÉMATOGRAPHE LUMIÈRE, en 1895, et le
MAGNÉTOSCOPE AVEC CAMÉRA ÉLECTRONIQUE (et possibilité
d’adjonction de l’EIDOPHOR), en 196563.

Ainsi l’arrivée du magnétoscope-avec-caméra-électronique


provoquerait-elle une importante rupture. Boussinot, qui a trop le nez collé
aux événements pour pouvoir prendre du recul, annonce qu’il ne restera plus
beaucoup de temps à vivre au cinéma dès lors que le magnétoscope aura
commencé à faire son œuvre. Comme si la mort du cinéma au profit de la
télé, annoncée par lui plus tôt, n’avait pas encore eu lieu de façon définitive,
comme si le magnétoscope était le fer de lance utilisé par la technologie
télévisuelle pour donner le dernier coup, le coup « enfin » fatal. On ne
s’étonnera pas de la conclusion de Boussinot : « L’histoire du “cinéma” est
désormais close », écrit-il. On croirait entendre Rodowick, avec un décalage
de quarante ans : « Film is no longer a modern medium; it is completely
historical64. »
Dans une charge contre l’industrie du cinéma, mais avec un sens de
l’anticipation qui donne le vertige (n’oublions pas que les passages que nous
citerons datent de 1967), Boussinot va jusqu’à prévoir les usages que nous
faisons aujourd’hui de nos lecteurs vidéo, en annonçant que bientôt, grâce
aux collections privées d’enregistrements magnétoscopiques que les gens
posséderont à la maison, la « lecture » individuelle rivalisera avec le «
spectacle » collectif ou prendra le pas sur lui65 :

N’ai-je pas suffisamment précisé la différenciation appelée à se produire, au


sein même du phénomène cinématographique, entre l’écran individuel et
l’écran géant, entre la « lecture » d’une part, et la recherche de plus en
plus poussée du « spectacle total » d’autre part ? Entre votre future
cinémathèque personnelle dont vous « lirez » les œuvres selon votre bon
plaisir sur votre écran de télé (ou, mieux, sur votre mur blanc si vous
disposez d’un eidophor), et tous les cinéramas ou kinopanoramas ultra-
perfectionnés que l’on pourra encore inventer ? La cassure existe déjà.
Elle ne peut que s’élargir, devenir gouffre. C’est dans ce gouffre que
vont disparaître les structures actuelles du cinéma et leur pierre angulaire
: la salle « commerciale » ordinaire en 35 mm66...

Tout y est, absolument tout ! Tant et si bien que nous nous dispenserons
de commentaires. « La cassure existe déjà. Elle ne peut que s’élargir, devenir
gouffre », ajoute Boussinot. Un gouffre dans lequel la salle de cinéma risque
d’être engloutie, ainsi que les structures alors en vigueur du cinéma.
Le seuil suivant, représenté par l’arrivée de la télé, aurait donc été
franchi avec cet événement majeur que constitue l’avènement du
magnétoscope, qui aurait, selon Boussinot, fait vivre au cinéma sa mutation
la plus importante depuis 1895 : « En comparaison, écrit-il, le passage du
“muet” au “parlant” ne fut qu’un simple incident. »
La généralisation du magnétoscope, c’est la mort du cinéma, c’est une
autre mort du cinéma (ce sera notre mort n° 6).
Cette innovation technologique, qui donnait au spectateur la possibilité
d’enregistrer ce qui passait à la télé (films compris) ou encore d’acheter ou de
louer des cassettes de films préenregistrés, allait propulser le home cinema
au-devant de la scène. Ainsi l’arrivée du magnétoscope provoque-t-elle une
importante « cassure », un terme utilisé par Boussinot qui nous semble d’une
très grande justesse pour décrire les phénomènes que nous observons.

AUTRE SEUIL HISTORIQUE : L’AVÈNEMENT DU PARLANT

Quant à ce simple « incident » de parcours que représenterait l’avènement du


parlant, selon la rhétorique pamphlétaire de Boussinot, il ne faut bien entendu
pas se laisser leurrer. Le passage du cinéma dit muet67 au cinéma dit parlant a
eu l’effet d’un tsunami sur les forces en présence. Il a, au tournant des années
1930, littéralement ébranlé les colonnes du temple, suscitant la crainte,
notamment, que le verbe asservisse l’expression visuelle cinématographique
– que le cinéma s’« enverbalise », pourrait-on dire, et qu’il gomme ainsi sa
différence spécifique. En portant la trace de cette colonisation par le verbe,
l’appellation même de « parlant » ou de « talkies » ne pouvait qu’alimenter
cette crainte de dissolution du cinéma aux yeux des défenseurs de ce que
nous pourrions appeler le « dernier carré » du cinéma, du cinéma muet à tout
le moins. D’ailleurs, la formule elliptique « le parlant », qui escamote toute
mention du cinéma, toute référence au cinéma lui-même, n’est-elle pas un
symptôme de la reconnaissance implicite de la mort du cinéma ou du moins
de son effacement relatif, au profit du trait nouveau et saillant que constitue la
nouveauté du sonore ? Le problème qui se profile à l’horizon, c’est bel et
bien celui de l’identité du média, comme le souligne Édouard Arnoldy :

Si, pour s’en tenir à ce seul exemple, le parlant connaît autant de détracteurs
fin des années vingt, c’est bien parce que le cinéma perdrait, à leurs
yeux, une part de son identité, confondant ses intérêts avec ceux des
industries du spectacle (Broadway) et des « nouvelles technologies »
d’alors (disque, radio, téléphone68).
Dans de nombreux articles d’époque faisant écho à la révolution du
parlant, les auteurs invoquent tous, au bout du compte, la singularité, la
spécificité du média. Dans les polémiques suscitées par l’arrivée du parlant,
le mutisme même du cinéma apparaît, pour d’aucuns, comme son dernier
carré identitaire. Ainsi Lucien Wahl écrit-il, en 1928, que le « cinéma est
toujours pur quand il se tait69 » alors que, de son côté, Pierre Desclaux
avance, la même année, que « ce mutisme est sa caractéristique propre, celle
qui lui confère ses qualités spéciales70 ».Desclaux ajoute même que :

L’art cinégraphique n’a d’avenir que dans l’utilisation de plus en plus


ingénieuse des seules images. [...] L’art cinégraphique doit être lui-
même ou se résigner à mourir71.

D’autres intervenants du milieu sont plus indécis et émettent des


hypothèses que les deux auteurs du présent ouvrage ne récuseraient pas.
Ainsi, par exemple, des propos d’un Alexandre Arnoux, tenus eux aussi en
1928, qui « préfiguraient », soixante-dix ans avant le fait, le concept de
double naissance du cinéma que nous avons proposé en 199972 :

Nous assistons à une mort ou à une naissance, nul ne pourrait encore le


discerner. Il se passe quelque chose de décisif dans le monde de l’écran
et du son. […] Seconde naissance ou mort ? Voilà la question qui se
pose pour le cinéma73.

On remarquera l’indécision d’Arnoux, qui ne sait dire si c’est une mort


ou une naissance que l’arrivée du parlant entraîne. Même si elle relève
toujours de l’hyperbole, pareille obsession de la mort du média reste une idée
intéressante. Le média ne mourra certes pas, mais quelque chose de lui
mourra, quelque chose en lui mourra. Et la nature ayant peur du vide, la «
mort » annoncée s’avérera être aussi l’occasion d’une naissance. Mieux
encore : cette mort est une naissance ! En quelque sorte.
Pour d’aucuns, donc, l’avènement du parlant provoque la mort du
cinéma, la mort du cinéma muet à tout le moins (ce sera notre mort n° 4).
Dans les polémiques entourant les crises d’un média, la défense ultime
d’une identité médiatique qui en est à ses derniers soubresauts s’accompagne
souvent de réactions dont la teneur affective est élevée. La dimension
passionnelle conduit volontiers au forçage du trait (d’où l’hyperbole).
Comme dans le cas de la caricature, l’exagération peut cependant s’avérer
significative et rendre saillants des traits latents qui, une fois révélés et
hypertrophiés, apparaissent tout à coup, et de façon paradoxale, évidents. De
telles qualifications « forcées » du média contribuent aussi à mieux mettre en
évidence les séries culturelles qui s’assemblent pour constituer un média à
une époque donnée.
La « révolution numérique » partage plus d’un trait avec la révolution du
parlant, mais là où les choses diffèrent de la façon la plus nette, c’est sur
l’aboutissement de chacune d’elles. Contrairement à ce qui se passe à l’heure
actuelle dans le cas du passage au numérique, le passage au parlant est un
phénomène relativement linéaire : le cinéma muet a en effet été littéralement
remplacé par le cinéma parlant (ceci a tué cela, pour reprendre à notre
compte la thèse défendue par un personnage de Victor Hugo concernant la
relation entre l’imprimerie et l’architecture74). Autrement dit, le cinéma
parlant a tué le cinéma muet.
Il s’agit là d’une idée assez généralement admise, et qui est notamment
défendue par un historien comme Pierre Leprohon, dans un ouvrage dont le
sous-titre est sans équivoque eu égard à la mort du cinéma (ou à tout le moins
à la mort d’une certaine forme de cinéma) :

L’abolition du silence marquait la fin de ce qu’on avait appelé le Septième


Art, mais, plus justement encore, « l’Art Muet ». Avec la parole, un
autre cinéma allait naître75.

Pour Leprohon, l’histoire du cinéma consiste en la succession de deux


grandes périodes : d’abord le cinéma muet, puis le cinéma parlant. La
première période, c’est celle qui sera dite du cinématographe76, qui, une fois
le silence aboli, devient « une langue morte77 ».
Le passage au numérique, au contraire du passage au parlant, est un
phénomène relativement multilinéaire : à première vue, ceci ne tue pas
vraiment cela. Nous sommes plutôt aux prises avec un système s’affirmant
sur le mode de l’éclatement des médias (que l’on regroupe parfois sous le
préfixe hyper), système qui en remplace un autre plus ancien, au sein duquel
les médias jouissaient d’une relative autonomie. En radicalisant les choses,
on pourrait même avancer que, dans le concert des médias contemporains, ce
sont plutôt les médias qui ne s’hybrident pas et dont les frontières identitaires
ne sont pas poreuses qui risquent peut-être aujourd’hui la crise la plus aiguë,
une crise par isolement, en quelque sorte.
Il y a bien sûr un peu de ceci tue cela dans le passage au numérique,
mais rien d’aussi monolithique et d’aussi drastique, semble-t-il, que dans le
cas du passage au parlant, si ce n’est que le film-fichier risque de remplacer
le film-pellicule. Monolithique et drastique dans le sens où l’avènement du
parlant s’apparente en fait à un changement de médium et, de façon peut-être
moins patente, à un changement de média. La rupture n’apparaît pas aussi
radicale avec le numérique, même si le médium est affecté. Si l’on met de
côté les usages dont nous avons parlé, l’une des ambiguïtés du passage au
numérique réside précisément dans le fait que celui-ci « travaille au corps » le
matériau filmique lui-même, en laissant finalement assez inchangées les
apparences cinématographiques.
MORT PAR INSTITUTIONNALISATION

Un peu plus d’une quinzaine d’années avant cette mort n° 4, provoquée vers
1930 par l’avènement du parlant, il y eut une autre mort, intervenue celle-là
dans la première moitié des années 1910. Une mort qui est passée
relativement inaperçue, car elle n’a apparemment pas suscité de
commentaires explicites de la part des intervenants de l’époque (au contraire
de nos sept autres morts). Cette mort est particulièrement chère aux deux
auteurs du présent ouvrage (si l’on nous permet une affirmation d’apparence
morbide), tout simplement parce qu’elle est en phase avec la deuxième
naissance du cinéma, selon leur hypothèse dite de la « double naissance des
médias ». Nous dirons, dans un premier temps, que la mort dont il est ici
question (ce sera notre mort n° 3), c’est en fait la mort du cinématographe
plutôt que celle du cinéma. Du cinématographe, au sens que nous avons
donné à ce mot dans nos écrits antérieurs puisque, selon les hypothèses
développées par l’un des auteurs du présent ouvrage, le cinéma comme tel ne
serait né qu’au cours des années 1910 :

Il faudrait donc postuler, à l’instar de Morin, que la période du [cinéma des


premiers temps], période qui est en synchronie presque absolue avec
l’activité cinématographique de Méliès, voit le cinématographe se «
transsubstantialiser » pour devenir le cinéma, à la faveur d’un
changement de paradigme […] qui serait d’une telle ampleur que nous
serions justifiés de renvoyer dos à dos les deux entités78.

Il s’agit là d’une hypothèse qui, depuis le temps (1997), a fini par faire
l’objet d’un livre, paru en 2008, dont l’ambition était, précisément, de la
valider :

L’avènement du cinéma, au sens où nous entendons le mot, daterait en effet


plutôt des années 1910… C’est notamment à la validation de cette
hypothèse que le présent ouvrage sera dévolu79.

Aussi peut-on trouver un peu étonnant que Dudley Andrew écrive ce qui
suit en 2010 :

So let me be forthright: the cinema came into its own around 1910 and it
began to doubt its constitution sometime in the late 1980s. I’m not the
one to send out this tardy birth-announcement; Edgar Morin did that in
1956 in Cinema: Or the Imaginary Man when he headed a chapter
“Metamorphosis of the Cinematographe into Cinema80.”

Étonnant parce que l’effet d’annonce voulu (« so let me be forthright »


équivaut à peu près à « laissez-moi vous le dire sans détour ») tombe un peu à
plat, nous semble-t-il, dans le contexte des recherches qui se mènent depuis
de nombreuses années sur le cinéma dit des premiers temps. Étonnant
également parce que la référence à Morin tombe elle aussi à plat, puisque
chez Morin le passage du cinématographe au cinéma ne s’est pas produit en
1910 mais beaucoup plus tôt, aussi tôt qu’en 1896, comme l’un de nous l’a
avancé :

[…] pour Morin, le passage entre cinématographe et cinéma s’opère à l’aube


même de la carrière cinématographique de Méliès, soit vers 1896. Ce
serait l’arrivée même de Méliès qui permettrait, selon Morin, le passage
de l’un à l’autre. Dans la problématique qui est mienne, une
problématique d’ordre plutôt historique et théorique (alors que celle de
Morin est plutôt, on le sait, d’ordre anthropologique), le passage en
question se produirait plutôt au début des années 1910, soit à peu près au
moment où prend fin la carrière cinématographique de Méliès81.
Nous n’insisterons pas outre mesure sur cette mort, intervenue au début
des années 1910, puisque nous l’avons déjà abondamment décrite dans nos
publications antérieures, mais nous dirons tout de même que cette « mort »
est aussi, et en même temps, un commencement, un « second début », qui se
présente à l’horizon de l’histoire (du cinéma), au moment où se profile à
l’horizon de l’Histoire (du monde) la Première Guerre mondiale. Soit ce «
moment » de l’histoire (du cinéma) que représente l’institutionnalisation du
cinéma.
Ainsi, donc, pour d’aucuns (dont nous sommes au premier chef), le
passage du cinéma dans la moulinette de l’institutionnalisation aurait
provoqué la mort de ce qu’on a convenu d’appeler le cinématographe (ce
sera notre mort n° 3).

LES NOUVELLES PRATIQUES D’UNE INDUSTRIE

Quelques années à peine avant notre mort n° 3 serait par ailleurs survenue
une autre « mort » du cinéma, celle-là autour de 1907-1908, alors que
s’amorçait, justement, le processus d’institutionnalisation. Une mort toute
relative elle aussi, associée à une crise véritablement protéiforme. Les années
1907-1908, qui marquent le début du mouvement qui mènera à l’institution «
cinéma », sont en effet les années charnières qui annoncent la fin d’un
modèle, la mort d’un paradigme. Elles sont le théâtre d’une série d’actions et
d’événements qui ont ébranlé le monde de la cinématographie
(principalement en France, mais aussi dans les autres principaux pays
producteurs de films) :

♦ cessation progressive du système de mise en vente des films par les


sociétés de « production », au profit d’un nouveau système de
location ;
♦ développement de salles spécifiquement consacrées au cinéma, ce qui
provoque une inversion des rapports entre spectateur et montreur de
vues animées ;

♦ début de la fin pour le cinéma forain, qui commencera à traîner la


patte à partir du moment où il devient difficile de se procurer des
films en vente libre82 ;

♦ grave crise de surproduction (ou de « surdiffusion » comme le


suggère Le Forestier83), conséquence du passage à la production de
masse (chez Pathé, leader mondial en ce temps-là) ;

♦ fin de l’hégémonie française, au profit des Américains d’abord (puis


des Italiens, des Danois, etc.).

Les années 1907-1908 représentent donc un terminus ad quem pour une


série de pratiques (et non des moindres, comme le passage de la vente libre
des films à leur location). Les années 1907-1908 sont aussi un terrain fertile
permettant l’instauration de nouvelles pratiques (et non des moindres, si l’on
pense au film d’art).
Ainsi, donc, le goulot d’étranglement de 1907-1908 aurait-il provoqué
la mort d’un modèle jusqu’alors dominant de cinématographie (ce sera notre
mort n° 2).
Tant et si bien, d’ailleurs, que certain observateur du milieu considère
que le cinématographe, pourtant né avant le début du XXe siècle, n’est, en
1907, pas encore vraiment né… :

Or, aujourd’hui, le cinématographe est à la veille de naître, je répète :

LE CINÉMATOGRAPHE N’EST PAS ENCORE NÉ. IL EST À LA


VEILLE DE NAÎTRE.

Et je prie le typographe de bien vouloir composer la phrase soulignée ci-


dessus en caractères très gras, afin que tous les lecteurs de Phono-Ciné-
Gazette la gravent dans leur cerveau84.

Selon ce commentateur avisé et éclairé d’un journal corporatif majeur85,


en 1907, le cinématographe n’était pas encore né, mais seulement à la veille
de naître. C’est parce qu’il juge essentiel que la France encourage la
production de pellicule vierge, afin d’assurer l’indépendance de l’industrie
française du cinématographe, que François Valleiry fait une telle affirmation.
Le sujet taraude littéralement notre commentateur, qui y revient dans un autre
article publié la même année. Remarquons d’ailleurs que si, pour lui, le
cinématographe n’est pas encore né86 en 1907, il n’en est pas moins déjà né
une « première fois », oserions-nous dire, vers 1897 :

Voilà pourquoi l’inventeur, il y a quelques siècles, ne pouvait pas propager


son œuvre, aujourd’hui en quelques années elle couvre le monde.

Cela a été le cas du cinématographe, né il y a dix ans87.

Le syntagme « première fois » n’est mentionné nulle part dans les textes
de Valleiry que nous avons pu consulter, mais il nous semble qu’il règne
comme un parfum de « double naissance » dans ses écrits. C’est en tout cas la
seule façon de concilier les propos en apparence contradictoires d’un article
intitulé « Le Cinématographe n’est pas encore né », dont l’auteur affirme que
le « cinématographe [est] né il y a dix ans », en précisant deux paragraphes
plus loin :

C’est misérable de songer que la plus grande usine du monde livre 210
cinématographes par mois et 60 000 mètres de vues par jour, alors que le
besoin est exactement 1 000 fois plus grand.

Le cinématographe n’est pas encore né88.

Pour Valleiry, donc, c’est comme invention technique que le


cinématographe est d’abord né, à la fin du XIXe siècle, et c’est comme
industrie qu’il naîtra une deuxième fois, quelque temps après 1907.
La boucle est maintenant bouclée avec cette mort n° 2, puisque nous
avons fini de faire le tour des morts du cinéma, nous qui avions commencé
notre survol historique par la déclaration d’Antoine Lumière sur le peu
d’avenir que le cinématographe pouvait escompter (notre mort n° 1).
Ces morts annoncées, décrétées, n’ont bien sûr pas toutes la même force,
ni la même magnitude. Ainsi notre mort n° 1, qui repose sur une simple
allusion de la part d’un intervenant « intéressé » (pécuniairement, s’entend),
n’a pas eu – c’est le moins que l’on puisse dire – une existence sociale très
forte dans les milieux cinématographiques. À l’époque du moins. Il faudra
attendre Sadoul et Godard pour qu’elle ait, a posteriori, un certain
retentissement.
L’une des choses qui distingue cependant la crise du numérique de toute
autre crise antérieure, c’est qu’elle se produit sur le long terme, sur le très
long terme même. Le passage au parlant s’est certes étendu sur plusieurs
années, mais pas sur une période aussi prolongée que le passage au
numérique, qui n’en finit plus de finir. Le passage au numérique est tout sauf
un événement ponctuel, c’est un procès, c’est un processus, qui s’inscrit dans
la durée. Le passage au numérique est, précisément, un passage, dans tous les
sens du mot. Prenez le cinéma, passez-le à la moulinette du numérique et
vous obtiendrez autre chose. Le cinéma est donc en train de suivre le passage
au numérique, il se retrouve dans le passage du numérique, et il se
transforme. Il se transforme parce que la proposition numérique par fichiers
et algorithmes est trop différente de la proposition argentique de base pour
qu’on reste dans l’univers du pareil au même. Le cinéma d’après le passage
ne saurait être le même que le cinéma du passé. En délaissant la proposition
argentique de base, le cinéma est voué, condamné, promis (c’est selon), à la
transsubstantiation.
Le cinéma n’est pas mort en 1930 ni en 1950, et on peut gager qu’il ne
mourra pas en 2020. Et ce, même si le quotidien Libération a annoncé, il y a
peu, la possible disparition du Festival de Cannes (voir la figure 2). Dans un
éditorial aussi court que percutant, intitulé « Révolutions », Gérard Lefort
résume ainsi la situation :

Le plus grand festival de cinéma du monde est au cœur d’une double


révolution : technologique et culturelle. Désormais, équipé d’une de ces
fameuses « petites caméras », n’importe qui est, potentiellement,
cinéaste. Quitte à filmer ses pieds comme un pied. Dans le même temps,
la vision d’un film ne passe plus par la seule salle de cinéma. Quelles
que soient les innovations de la 3D, c’est sur d’autres écrans,
d’ordinateur ou de téléphone portable, que la fiction déroule aussi ses
aventures. Avec risque, voire pour certains danger, que cette profusion
augmente la confusion entre le réel et ses moult virtualités. Sauf à
devenir une vieille dame sympa mais désuète que l’on visiterait une fois
par an en son mouroir, Cannes est sommé de mettre sa pendule à l’heure
de ces révolutions. S’ouvrir plus franchement au public serait peut-être
un premier pas. Créer des sélections en résonance avec les nouvelles
technologies en serait un autre89.
Figure 2. Couverture du n° 9328, « Le dernier Festival de Cannes ? », du
quotidien français Libération, daté du mercredi 11 mai 2011. ©Libération.
Crédit photo : Benjamin Rondel / Corbis.

Le passage au numérique est un processus progressif et continu. À tel


point que nous pourrions peut-être désigner ce processus par un néologisme
et parler alors de « digitalisation ». La digitalisation progressive du cinéma
serait ainsi ce processus par lequel celui-ci se rendrait, secteur par secteur,
aux exigences du numérique. Cette digitalisation progressive ne sera terminée
que lorsque tous les secteurs de la filière auront rendu les armes : la
projection/diffusion, la postproduction et la production/fabrication.
Pour conclure ce premier chapitre, un mot sur notre usage particulier
d’expressions formées à partir du lexème digital.
Bien que la plupart des dictionnaires considèrent le mot digital comme
un anglicisme inutile qui ferait double emploi avec le mot français
numérique, nous avons quant à nous jugé nécessaire d’avoir recours à ces
deux lexèmes et à leurs dérivés. Dans le présent ouvrage, digitalisation aura
un sens qui ne se superpose pas en tous points à numérisation et digitalisé
n’aura pas le même sens que numérisé. Ainsi dira-t-on d’un film 35 mm que
l’on aura transféré sur un support numérique qu’on l’a numérisé (non pas
qu’on l’a digitalisé, ce qui est en accord avec les prescriptions des
dictionnaires). On dira cependant que ce que le cinéma a vécu récemment,
c’est un processus de digitalisation (non pas de numérisation, ce qui ne ferait
pas trop sens – à moins de créer un néologisme comme « ennumérisation »).
La numérisation, c’est un geste, c’est une action que l’on mène ; c’est un
procédé (« je numérise tel ou tel document ») plutôt qu’un processus, alors
que la digitalisation (nous voulons dire : « le mot français digitalisation »)
connote l’idée d’un procès, d’une opération en train de se faire (« le cinéma
est en pleine digitalisation à l’heure actuelle »).
Une affiche placardée dans les aéroports français à l’automne 2012
utilise les deux unités lexicales, en établissant implicitement une distinction
qui est au moins partiellement en phase avec la nôtre : « En numérisant tout
son catalogue, Warner Bros. a fait entrer l’âge d’or hollywoodien dans l’ère
digitale90. »
Cette explication de nos choix lexicaux permettra au lecteur de
comprendre pourquoi nous parlons, dans cet ouvrage, non pas de
numérisation généralisée du cinéma mais plutôt de digitalisation généralisée
du cinéma.

______________

* La mention « En savoir + » apparaît à plusieurs reprises dans les notes de


bas de page de cet ouvrage. Elle indique qu’un supplément d’information
(illustrations, vidéos, hyperliens, citations ou notes complémentaires) est
accessible sur le site Internet finducinema.com.
1. Le cinéma est mort. Vive le cinéma !, Paris, Denoël, 1967, p. 44 (les
auteurs remercient Laurent Le Forestier [Université Rennes 2] d’avoir porté à
leur connaissance l’existence de cet ouvrage).
2. « The Ending(s) of Cinema: Notes on the Recurrent Demise of the Seventh
Art », Offscreen, 30 avril 2003, en ligne. En savoir +.
3. « Qui a tué le septième art ? », Courrier international, 30 septembre 2010.
C’est nous qui soulignons.
4. En ce qui concerne les modalités de l’attraction au cinéma, voir notamment
André Gaudreault, Cinéma et attraction. Pour une nouvelle histoire du
cinématographe, Paris, CNRS Éditions, 2008. En savoir +.
5. Op. cit.
6. Que reste-t-il du cinéma ?, Paris, Vrin, 2012, p. 55.
7. Op. cit.
8. Susan Sontag, « The Decay of Cinema », The New York Times, 25 février
1996. Le titre pourrait se traduire ainsi : « Le déclin du cinéma ».
9. The Death of Cinema: History, Cultural Memory, and the Digital Dark
Age, Londres, BFI, 2001.
10. Cinergon, n° 15, « Où va le cinéma ? », 2003.
11. Maxime Scheinfeigel, « Les lauriers du cinéma », Cinergon, n° 15, 2003,
p. 41.
12. « Cinergon n° 15 : “Où va le cinéma ?” », Cahiers de la cinémathèque, n°
76, juillet 2004, p. 122.
13. On verra à la fin de ce chapitre pourquoi nous disons ici « digitalisé »
plutôt que « numérisé ».
14. « La vie virtuelle du film », Cinergon, n° 15, 2003, p. 17-35. En savoir +.
15. The Virtual Life of Film, Cambridge, Harvard University Press, 2007.
16. « Introduction/Présentation », dans Alessandro Bordina, Philippe Dubois
et Lucia Ramos Monteiro (dir.), Oui, c’est du cinéma/Yes, It’s Cinema.
Formes et espaces de l’image en mouvement/Forms and Spaces of the
Moving Image, Pasian di Prato, Campanotto Editore, 2009, p. 7.
17. Reinventing Cinema: Movies in the Age of Media Convergence, New
Brunswick, Rutgers University Press, 2009.
18. What Cinema Is!, Malden et Oxford, Wiley-Blackwell, 2010.
19. Ibid., p. XXIV.
20. « What Cinema Is (for the Moment…) », communication présentée au
colloque « Impact des innovations technologiques sur l’historiographie et la
théorie du cinéma », Cinémathèque québécoise, Montréal, novembre 2011.
Communication inédite, citée avec la permission de son auteur. À paraître en
2014 dans Nicolas Dulac et Martin Lefebvre (dir.), Du média au postmédia :
continuités, ruptures/From Media to Post-Media: Continuities and Ruptures,
Lausanne, L’Âge d’Homme.
21. « Let’s Start Over: Why Cinema Hasn’t Yet Been Invented »,
communication présentée au colloque annuel de l’Association canadienne
d’études cinématographiques/Film Studies Association of Canada,
Kitchener/Waterloo, Canada, mai 2012. Communication inédite, citée avec la
permission de son auteur.
22. James Lastra, op. cit.
23. Dans Qu’est-ce que le cinéma ?, t. 1, Ontologie et langage, p. 19-24.
24. Dans une communication présentée au 16e Convegno internazionale di
studi sul cinema, « In the Very Beginning, at the Very End », Università degli
Studi di Udine, Udine, Italie, mars 2009. Voir André Gaudreault et Philippe
Marion, « Le cinéma est encore mort ! Un média et ses crises identitaires »,
dans Thierry Lancien (dir.), MEI (Médiation et information), n° 34, 2010, p.
27-42. En savoir +.
25. Tom Gunning, op. cit.
26. Alessandro Bordina, Philippe Dubois et Lucia Ramos Monteiro (dir.), op.
cit.
27. Tom Gunning, op. cit.
28. La querelle des dispositifs. Cinéma – installations, expositions, Paris,
P.O.L, 2012.
29. Raymond Bellour, transcription par nos soins d’une entrevue intitulée «
La querelle des dispositifs 1 », enregistrée le 26 novembre 2012 et mise en
ligne sur YouTube le 13 décembre 2012. En savoir +.
30. Deuxième carton de l’enregistrement vidéo d’un séminaire du Centre de
recherches sur les arts et le langage (CRAL), intitulé « La querelle des
dispositifs. Cinéma – installations, expositions » et mis en ligne sur YouTube
le 22 janvier 2013. C’est nous qui soulignons. En savoir +.
31. Extrait de l’article « Supernova » de l’encyclopédie en ligne Wikipédia.
En savoir +.
32. La querelle des dispositifs, p. 14.
33. Ibid.
34. Op. cit., p. 22.
35. Philippe Dubois, « Présentation », dans Elena Biserna, Philippe Dubois et
Frédéric Monvoisin (dir.), Extended Cinema/Le cinéma gagne du terrain,
Pasian di Prato, Campanotto Editore, 2010, p. 13 (la partie du texte que nous
citons ici est reprise en quatrième de couverture).
36. Philippe Dubois, « Introduction/Présentation », dans Alessandro Bordina,
Philippe Dubois et Lucia Ramos Monteiro (dir.), op. cit., p. 7.
37. Ibid., p. 7-8.
38. La querelle des dispositifs, p. 14. L’italique est de Bellour. Texte repris
en quatrième de couverture (sans l’italique). On remarquera qu’au-delà de la
« querelle des dispositifs », nous assistons aussi à une véritable querelle par
quatrièmes de couverture interposées !
39. Déclaration mise en ligne sur YouTube et que l’on peut aussi trouver
dans les suppléments qui accompagnent le film Inland Empire sur le DVD
intitulé « David Lynch’s Inland Empire » (Limited Edition Two-Disc Set,
2007). En savoir +.
40. Op. cit., p. 12. C’est nous qui soulignons.
41. « Présentation », dans Elena Biserna, Philippe Dubois et Frédéric
Monvoisin (dir.), op. cit., p. 13 (la partie du texte que nous citons ici est
reprise en quatrième de couverture).
42. Sorti le 7 janvier 2013, l’ouvrage date en fait du quatrième trimestre de
2012.
43. Dans notre communication commune au colloque « The Second Birth of
Cinema: A Centenary Conference », sous la direction d’Andrew Shail
(Newcastle University, Newcastle, Grande-Bretagne, juillet 2011). Voir
André Gaudreault et Philippe Marion, « Measuring the “Double Birth” Model
Against the Digital Age », Early Popular Visual Culture, vol. 11, n° 2, 2013,
p. 158-177.
44. Propos rapportés par Aurélien Ferenczi dans « Peter Greenaway constate
la mort du cinéma », Télérama, 12 octobre 2007, en ligne. En savoir +.
45. La meilleure définition que nous ayons trouvée du VJing sur le Web est
celle de Wikipédia (nous en sommes désolés !) : « Le VJing est un terme
large qui désigne la performance visuelle en temps réel. Les caractéristiques
du VJing sont la création ou la manipulation de l’image en temps réel via la
médiation technologique et en direction d’un public, en synchronisation avec
la musique. » Pour ce qui concerne le recours à Wikipédia, on peut se
consoler en se rappelant que Michel Serres a dit : « Savez-vous qu’il y a un
peu moins d’erreurs dans Wikipédia que dans l’Encyclopædia Universalis ? »
En savoir +.
46. On peut assister sur YouTube à une performance en différé de
Greenaway, en pleine séance de VJing, dans une vidéo en ligne intitulée
Peter Greenaway @ STRP Festival 2006. En savoir +.
47. « What the Fuck Are You Doing in the Dark ? », article mis en ligne le 15
juillet 2007 sur le site The Chutry Experiment. En savoir +.
48. Dans l’article cité plus haut, Ferenczi qualifie Greenaway de « roi de la
provoc’ », ceci pouvant aussi expliquer cela…
49. Dans une entrevue accordée à The Getty Iris (« The online magazine of
the Getty »), intitulée « Six Questions for Peter Greenaway » et mise en ligne
le 17 février 2011, on demande au cinéaste si c’est un peu au hasard qu’il a
donné la date du 31 septembre 1983 et il répond, de manière plus poétique
que scientifique (le contraire eût été étonnant !) : « Yes, it is. (Sort of.) 1983
is the beginning of the digital revolution, and autumn is the time of changes.
» En savoir +.
50. Télécommandes avec fil, commercialisées dès le début des années 1950,
et premières télécommandes sans fil, vraisemblablement à compter de 1955
ou 1956.
51. La querelle des dispositifs, quatrième de couverture.
52. Op. cit., p. 82.
53. Et ce, même si Greenaway fait, en 2011, un véritable saut périlleux en
essayant d’établir un lien entre commande à distance et révolution numérique
: « 1983 is the beginning of the digital revolution » ; ce qui ne se défend
guère, sauf si l’on est d’accord avec le principe selon lequel « tout est dans
tout et inversement » ! Voir l’entrevue déjà citée de Peter Greenaway publiée
dans The Getty Iris.
54. « Cinéma : effets idéologiques produits par l’appareil de base »,
Cinéthique, n° 7-8, 1970, p. 1-8 ; « Le dispositif : approches
métapsychologiques de l’impression de réalité », Communications, n° 23,
1975, p. 56-72 ; et L’effet cinéma, Paris, Albatros, 1978. Nous sommes bien
conscients que l’« appareil de base » selon Baudry, dans la logique qui est la
sienne, ne se limite pas au seul appareil de prise de vues et connote à la limite
tout à fait autre chose que le simple appareillage technique ; d’ailleurs,
Baudry décrit bien la chose : « Ainsi l’appareil de base comporte aussi bien
la pellicule, la caméra, le développement, le montage envisagé dans son
aspect technique, etc. que le dispositif de projection. Il y a loin de l’appareil
de base à la seule caméra à laquelle on a voulu (on se demande pourquoi,
pour servir quel mauvais procès) que je le limite. » (« Le dispositif », p. 58-
59 [note infrapaginale]).
55. Série de six articles intitulée « Technique et idéologie », parue dans les
Cahiers du cinéma en 1971 et 1972 (n°s 229-231, 233-235 et 241). En savoir
+.
56. Cette citation est en fait une précision apportée a posteriori par Louis
Lumière en 1945 aux historiens Maurice Bessy et Lo Duca, au sujet de la
réponse que son père Antoine aurait faite à Georges Méliès lorsque ce
dernier, qui était présent à la projection du Grand Café du 28 décembre 1895,
lui aurait demandé de lui vendre le brevet du Cinématographe. En note de bas
de page, on apprend que Louis Lumière a écrit, dans une lettre aux auteurs,
que son père aurait déclaré ce qui suit : « Jeune homme, remerciez-moi. Mon
invention n’est pas à vendre, mais pour vous, elle serait la ruine. Elle peut
être exploitée quelque temps comme une curiosité scientifique : en dehors de
cela elle n’a aucun avenir commercial. » Voir Maurice Bessy et Lo Duca,
Louis Lumière inventeur, Paris, Éditions Prisma, 1948, p. 49. En savoir +.
57. Paris Match, n° 226, semaine du 18 au 25 juillet 1953. Les auteurs
remercient Martin Lefebvre (Concordia University) d’avoir porté à leur
connaissance l’existence de ce numéro.
58. Op. cit., p. 91. À noter que la formule « le cinéma est mort, vive le
cinéma » est, comme on peut s’y attendre, fort récurrente. Ce sont les tout
derniers mots de la communication déjà citée de James Lastra à Montréal, en
2011 : (« What Cinema Is [for the Moment…] », op. cit.) « Cinema is dead?
Long live the cinema » ; c’est également le titre d’un article de Jacques
Kermabon (« Le cinéma est mort, vive le cinéma », 24 images, n° 142, 2009,
p. 20-21) ; de son côté, Greenaway se réfère lui aussi à la même idée : « The
cinema is dead, long live the cinema » (« Peter Greenaway, Cinema = dead »,
entrevue accessible en ligne). En savoir +.
59. Op. cit., p. 44.
60. C’est d’ailleurs presque devenu un tic chez les deux auteurs du présent
ouvrage. Qui sont loin d’être les seuls. On en trouve un certain nombre
d’occurrences chez Aumont (op. cit., p. 21, 24 et 25), mais elles pullulent
littéralement chez Dubois (dans Elena Biserna, Philippe Dubois et Frédéric
Monvoisin (dir.), op. cit., p. 13 [six occurrences] et p. 14 [une occurrence]).
61. Op. cit., p. 91.
62. Il est à noter que lorsqu’il sera question de l’appareil inventé par les frères
Lumière, nous mettrons une majuscule initiale au mot Cinématographe. Sans
la majuscule, le mot cinématographe pourra faire référence soit à l’ensemble
des appareils de prise de vues, soit plus spécifiquement à la « culture » qui est
apparue avec eux, soit encore à toute la période de l’histoire du cinéma ayant
précédé son institutionnalisation.
63. Op. cit., p. 49. Souligné dans le texte.
64. The Virtual Life of Film, p. 93.
65. Op. cit., p. 68.
66. Ibid., p. 68-69. Sur l’Eidophor, voir notamment Kira Kitsopanidou, « The
Widescreen Revolution and 20th Century Fox’s Eidophor in the 1950s »,
Film History, n° 15, 2003, p. 32-56. En savoir +.
67. Nous écrivons « cinéma dit muet » parce que le cinéma muet était malgré
tout bien « bruyant ». Voir à ce propos la somme de Rick Altman : Silent
Film Sound (New York, Columbia University Press, 2004).
68. À perte de vues : images et « nouvelles technologies », d’hier et
d’aujourd’hui, Bruxelles, Labor, 2005, p. 30.
69. « Le navet d’aujourd’hui sera demain qualifié chef-d’œuvre »,
Cinémagazine, n° 24, 15 juin 1928, p. 426.
70. « Le film parlant », Mon Ciné, n° 353, 22 novembre 1928, p. 11.
71. Loc. cit. C’est nous qui soulignons.
72. À l’occasion du premier colloque international du Centre de recherche sur
l’intermédialité : « La nouvelle sphère intermédiatique », Musée d’art
contemporain, Montréal, 1999. Voir André Gaudreault et Philippe Marion, «
Un média naît toujours deux fois... », Sociétés & représentations, n° 9, avril
2000, p. 21-36. En savoir +.
73. « J’ai vu, enfin, à Londres un film parlant », Pour Vous, n° 1, 22
novembre 1928, p. 3. En savoir +.
74. La formule de Victor Hugo est la suivante : « Ceci tuera cela. Le livre
tuera l’édifice. » (Notre-Dame de Paris, 1482, Paris, Charles Gosselin, 1831,
p. 83.) C’est nous qui soulignons. En savoir +.
75. Histoire du cinéma, t. 1, Vie et mort du Cinématographe (1895-1930),
Paris, Éditions du Cerf, 1961, p. 87 (réédité sous le titre Histoire du cinéma
muet, Paris, Éditions d’Aujourd’hui, 1982).
76. Leprohon écrit : « [l]e cinématographe – entendons le cinéma muet » (op.
cit., p. 8).
77. Leprohon termine son avant-propos sur : « Le cinématographe est une
langue morte » (op. cit., p. 9).
78. André Gaudreault, « Les vues cinématographiques selon Georges Méliès,
ou : comment Mitry et Sadoul avaient peut-être raison d’avoir tort (même si
c’est surtout Deslandes qu’il faut lire et relire) », dans Jacques Malthête et
Michel Marie (dir.), Georges Méliès, l’illusionniste fin de siècle ?, Paris,
Presses de la Sorbonne Nouvelle/Colloque de Cerisy, 1997, p. 115-116.
79. André Gaudreault, Cinéma et attraction, p. 14.
80. Op. cit., p. xii-xiv.
81. André Gaudreault, Cinéma et attraction, p. 41 (note 33).
82. Même s’il est vrai, comme l’indique Jean-Jacques Meusy, que le cinéma
forain survivra avec encore une certaine vigueur, en France du moins, jusqu’à
la guerre. Voir son ouvrage Cinémas de France 1894-1918. Une histoire en
images, Paris, Arcadia Éditions, 2009.
83. Aux sources de l’industrie du cinéma. Le modèle Pathé 1905-1908, Paris,
L’Harmattan, 2006. L’ouvrage de Le Forestier aborde directement, et de
façon bien documentée, la plupart des éléments de la crise de 1907-1908.
Nous y renvoyons le lecteur.
84. François Valleiry, « La nouvelle pellicule », Phono-Ciné-Gazette, n° 46,
15 février 1907, p. 70. À noter que Valleiry écrit à nouveau sur le sujet
quelques mois plus tard dans un article carrément intitulé : « Le
Cinématographe n’est pas encore né » (Phono-Ciné-Gazette, n° 55, 1er juillet
1907, p. 250). Les auteurs remercient Valentine Robert (Université de
Lausanne) d’avoir porté les articles de Valleiry à leur connaissance.
85. D’autant que, selon Richard Abel, « François Valleiry » serait l’un des
pseudonymes d’Edmond Benoît-Lévy, fondateur et directeur du très influent
journal corporatif Phono-Ciné-Gazette. Abel indique en note de fin de
chapitre : « [...] Benoît-Lévy apparently also wrote under the pseudonym of
François Valleiry [...] » Richard Abel, « Booming the Film Business », dans
Richard Abel (dir.), Silent Film, New Brunswick, Rutgers University Press,
1996, p. 123.
86. On dirait que la célèbre formule de Bazin « Le cinéma n’est pas encore
inventé ! » est un écho tardif du « Le cinématographe n’est pas encore né »
de Valleiry !
87. « Le Cinématographe n’est pas encore né », p. 250. C’est nous qui
soulignons.
88. Loc. cit. C’est nous qui soulignons.
89. Libération, 11 mai 2011, p. 2 (à noter que nous avons reproduit ici le
texte intégral de ce très court éditorial).
90. Il s’agit d’une affiche promotionnelle produite par l’agence publicitaire
TBWA\Chiat\Day pour l’entreprise de conseil Accenture que l’un des deux
auteurs du présent ouvrage a repérée à l’aéroport Charles-de-Gaulle (Paris).
Le texte est superposé sur une image tirée du film The Wizard of Oz (Victor
Fleming, 1939). Les concepteurs de l’affiche utilisent certes les deux
lexèmes, mais nous optons en ce qui nous concerne (le sous-titre de notre
ouvrage est à cet égard explicite) pour l’expression « l’ère du numérique »
plutôt que pour « ère digitale ». Plutôt aussi que pour « ère numérique ». Le «
du » nous semble important, ne serait-ce que par analogie avec les
expressions consacrées comme « l’âge de pierre » ou « l’ère du rock ». En
savoir +.

Chapitre 2*
La digitalisation généralisée du cinéma

C’est l’absence d’obturateur qui se trouve au cœur de la différence entre le


numérique et la pellicule à bromure d’argent. Plus de flicker. Plus de
scintillement. Plus de battement de cœur1.

Babette Mangolte, 2004.

On peut disserter avec romantisme sur la mort du cinéma ou s’affoler de son


extraordinaire plasticité2.

Didier Péron, 2011.

Le passage au numérique a profondément bouleversé l’« écologie »


médiatique du dernier tournant de siècle. Dans la mesure où les technologies
numériques ne sont pas exclusives (elles concernent tout média – et elles
concernent beaucoup plus que les seuls médias), chaque battement d’ailes de
la « fée Numérique3 » peut déclencher, d’un bout à l’autre de la chaîne qui
relie les médias entre eux, une tornade ou, à tout le moins, provoquer de
grandes perturbations. Dans une socioculture donnée, à une époque donnée,
les médias se répondent, échangent, dialoguent ou... se heurtent d’une façon
singulière. Bref, ils constituent un système, même si les contours de celui-ci
peuvent paraître flous et informels. Ils constituent un système ou, plutôt,
s’organisent en système, comme le dirait Edgar Morin, qui s’est appliqué à
expliquer comment l’organisation fait... système :

L’organisation lie de façon interrelationnelle des éléments ou événements ou


individus divers qui dès lors deviennent les composants d’un tout. Elle
assure solidarité et solidité relative à ces liaisons, donc assure au
système une certaine possibilité de durée en dépit de perturbations
aléatoires. L’organisation donc : transforme, produit, relie et maintient4.

Il nous plaît ainsi d’imaginer l’univers médiatique comme un


écosystème, soit « une unité complexe ou système », un ensemble de «
composants » qui sont reliés entre eux, qui ont des relations entre eux, dans
une série d’échanges dont résulte un phénomène nouveau, doté de « qualités
» encore « inconnues au niveau des [seuls] composants ». Comme ses
congénères médiatiques, le cinéma a sa place à lui dans cette homéostasie
éphémère et fragile. Il participe de ce que l’on appelle communément la
culture médiatique d’une époque. À l’instar de tout système, celui que
constitue ce que l’on pourrait appeler l’« intermédia5 » d’une époque doit
gérer informations et boucles de rétroaction6. Pour résumer, sans doute trop
simplement, la pensée systémique7, on dira que de pareilles rétroactions sont
qualifiées de négatives (ou « stabilisatrices ») si elles ne modifient pas en
profondeur le système. Par contre, elles sont considérées comme positives
(ou « explosives ») dans le cas où elles l’affectent radicalement et ébranlent
son socle identitaire. De nombreux signes semblent indiquer que l’action du
numérique au sein du système médiatique génère une rétroaction « explosive
», ne serait-ce que par son omniprésence. Au moins, en tout cas, en ce qui
concerne les médias de l’« audio-scripto-vision ». La digitalisation
généralisée, à laquelle nous assistons en ce début de millénaire,
correspondrait ainsi à ce que les médiologues appellent, à la suite de Pierre
Lévy, un cliquet d’irréversibilité8. Une fois celui-ci dépassé, il est impossible
de revenir en arrière. Tel est le cas avec le numérique, au point que l’avant-
numérique nous apparaît désormais comme un continent bien éloigné.
On peut même reprendre une hypothèse bien dans l’air du temps :
imaginer dans un avenir proche, grâce à une convergence tous azimuts, la
fusion de tous les médias (assortie d’une confusion des genres) en une espèce
de magma indifférencié qu’on pourrait appeler le « Grand Intermédia » – à
l’intérieur duquel chaque champ médiatique ne serait plus qu’une simple
application parmi d’autres – et qui permettrait à homo intermedialis de
combler ses attentes et ses besoins. Un peu à l’image de la vision futuriste
que suggérait Harry Grant Dart dans une caricature parue en 1911 (voir la
figure 3).
Remarquons au passage, dans cette vision prospective, un nombre assez
impressionnant de préfigurations : « The Opera Delivered at Your Door », «
The Observiscope » (un dispositif à mi-chemin entre télévision et caméra de
surveillance) et les informations continues de l’« International Wireless
Home News Service ».
Figure 3. « We’ll All Be Happy Then », illustration de Harry Grant Dart
publiée dans le magazine Life en 1911.

C’est d’ailleurs la convergence des médias et des plateformes qui nous a


fait entrer dans l’ère de ce qu’on a commencé à appeler le divertissement «
connecté ». C’est cette même convergence des médias qui commence à
donner une consistance au Grand Intermédia qui se profile à l’horizon et dont
on prépare l’avènement.
L’intermédia actuel serait ainsi un intermédia d’une nature plus
organique que tout intermédia d’une époque antérieure. L’intermédia actuel
serait un inter-média au sens fort (avec trait d’union, pour insister sur chacun
des deux termes le composant) : en effet, le tournant numérique affecte en
profondeur tous les médias, jusque dans leur fibre « intime », si l’on peut
dire, et, en faisant sauter les frontières qui les séparent, il les rapproche les
uns des autres, ce qui crée parfois une certaine confusion dans les esprits.
Quand je vois un film qui passe à la télé, pas de confusion possible, je ne suis
pas au cinéma. Mais le film que je vois, est-ce du cinéma ? Un film que je
passe dans un lecteur DVD n’a rien à voir avec la télé, mais c’est tout de
même sur un écran télé que je le passe. Là aussi, aucune confusion possible,
je ne suis pas devant une émission de télé. Mais ce film sur DVD que je vois
sur mon écran de télé, est-ce du cinéma ? Si c’en est, quid du même film que
je verrais en salle ? Un film vu en salle est-il « plus » cinéma que le même
film en DVD vu sur un écran de télé ? La transmission en direct d’un opéra à
la télé, c’est de la télé. Mais la transmission en direct d’un opéra dans une
salle de cinéma, est-ce du cinéma ? Ou serait-ce de la télé ? Un film tourné
par un « mobilographe9 » qui passerait à la télé, est-ce du cinéma, de la
mobilographie ou bien de la télévision ? Enfonçons le clou : un film qui n’est
pas sur film (sur pellicule, voulons-nous dire) est-il toujours un film ?
De pareilles questions sont représentatives du flottement actuel
provoqué par cet éclatement des frontières auquel donne lieu l’«
asservissement » généralisé à ce nouveau dieu qu’est le Code Numérique. Un
asservissement auquel sont contraints tous les artisans médiatiques. D’où la
prolifération des guillemets de distanciation dès que l’on parle d’un média
spécifique, dont on a bien conscience qu’il a justement perdu – ou est en train
de perdre – une grande part de sa spécificité.
L’idée même de « révolution » numérique jouit aujourd’hui d’une solide
visibilité médiatique. En dynamitant les frontières entre les médias, cette
révolution supposée débouche sur une forme de métissage qui brouille les
frontières médiales et génère intermédias, hypermédias et autres univers
médiatiques hybrides. Le cinéma et l’institution cinématographique (ou le «
cinéma-institution10 »), sous-système au sein du système des médias,
subissent eux aussi cette « rétroaction positive » du numérique. Le cinéma est
passablement ébranlé, au point de raviver les prédictions – ou les constats –
mortuaires. Dans un tel contexte, répétons-le, le cinéma vit une nouvelle fois
une crise d’identité : depuis la réalisation, qui tend à se « virtualiser » et à se
dématérialiser, jusqu’à la diffusion, tous les secteurs de l’institution
cinématographique doivent s’adapter à la pression numérique.
Il n’est pas vain de s’interroger sur la nature même de ces
bouleversements et, plus exactement, sur la manière de les qualifier. Première
question : convient-il ou non, dans le domaine du cinéma, de considérer le
passage au numérique comme une révolution ?

UNE RÉVOLUTION, LE NUMÉRIQUE ?

Examinons d’abord un appel à communication pour un colloque tenu à


l’Université de Provence en novembre 2012, qui traitait de l’impact du
numérique sur les arts et qui portait comme titre « Images numériques :
technique, esthétique et idéologie » :

D’abord simple moyen de codage et de conversion, « le » numérique (l’usage


répandu de l’article défini est révélateur) a envahi nombre de
technologies, en particulier celles qui sont liées à la production et à la
diffusion d’images fixes ou en mouvement. C’est désormais le régime le
plus répandu d’existence et de circulation des données visuelles et
sonores11.

Cet extrait installe bien le contexte. Il aurait été naïf de penser que la
digitalisation puisse cantonner ses effets au seul codage des données. Le
codage ne peut se limiter à une simple opération technologique isolée, il
affecte forcément le langage, dont le codage constitue précisément le principe
premier. Et dès lors que le principe premier qu’est le codage s’universalise, il
finit par affecter tous les langages médiatiques, puis tous les médias qui
transmettent – c’est-à-dire co-construisent – ces langages. Pour l’exprimer
plus simplement : le codage digital est en passe d’ennumériser nos médias de
pied en cap, c’est-à-dire de la production à la réception, en passant par la
transmission.
Mais y a-t-il pour autant « révolution » ? Cette omniprésence suffit-elle
à rendre légitime le recours à l’expression « révolution numérique » ?
Galvaudé comme il l’est, ce syntagme à la mode a pu servir de slogan à des
stratèges du marketing et autres prophètes des nouveaux médias. En outre, la
révolution numérique, en tant qu’étiquette générique, associe pêle-mêle
plusieurs types de constats. Elle concerne tout d’abord une réalité
technologique : la généralisation accélérée de la numérisation de
l’information (information est à prendre ici au sens général de « données »).
Plus largement, elle renvoie aussi à un constat de généralisation : soit cette
mise en réseau au niveau planétaire, qui passe par Internet et par la
prolifération des écrans. Enfin, on range aussi sous l’étiquette révolution
numérique les conséquences multiples engendrées par ce bouleversement
technologique. L’hybridation généralisée, la convergence des médias, le flux
permanent des données (dont les images) et leur accessibilité matérielle
comptent parmi les plus spectaculaires de ces effets.
Le philosophe Pierre Musso fait partie de ceux qui manifestent de la
méfiance, voire du scepticisme, devant ce tapage révolutionnaire. S’il y a bel
et bien passage ou mutation, cela signifie-t-il forcément qu’il y a révolution ?

Il faut interroger la réalité et la portée de la mutation actuelle des TIC


(technologies d’information et de communication), appelée «
numérisation », voire « révolution numérique » – et demain de leur
rencontre annoncée avec les biotechnologies (on parle déjà des
technologies NBIC : nano, bio, de l’information et de la cognition) –
pour éviter de patauger dans les eaux tièdes de l’idéologie dominante et
pour ne pas adhérer béatement aux fictions qui accompagnent cette
mutation technologique12.

Pour Musso, un certain nombre de « fictions » se seraient agglomérées


autour du numérique. On décèle même, dans ces fictions, un trait de ce qui
définissait la mythologie, au sens du Roland Barthes des années 195013 et
dont on peut lire des prolongements plus récents chez Serge Tisseron14 ou
Jérôme Garcin15. Cette couche d’imaginaire et de connotations rend délicate
toute évaluation des impacts de la révolution en question. Les historiens et
sociologues des techniques (de Walter Benjamin à Patrice Flichy16, en
passant par André Leroy-Gourhan, Georges Balandier et Régis Debray)
connaissent bien ces phénomènes d’imageries techno-médiatiques «
embarquées ». D’une certaine manière, le numérique rejoint ainsi volontiers
l’univers fantasmatique plus ancien de la télématique, de l’informatique ou de
la cybernétique, plaçant sous son emprise des humains tantôt fascinés, tantôt
dépassés.
Au-delà de la force affective qu’il dégage, le terme révolution n’est donc
pas anodin et peut même être associé à une manipulation idéologique
suspecte. C’est ce qu’estime Musso :
Au nom de cette mutation technologique que beaucoup qualifient de «
révolution », de multiples discours politiques ou commerciaux sont
produits qui ont promu « la numérisation » au rang de mythe rationnel
indiscutable ou mobilisateur pour justifier des orientations politiques ou
économiques. Dès lors tout devient « numérique » : l’homme (Nicholas
Negroponte), les villes (Bill Mitchell), l’État, les territoires, la fracture
numérique et même la « révolution ». Si l’extension de la notion de «
numérique » fait douter de sa consistance, elle produit une
technologisation des objets dont elle s’empare. Ainsi les politiques
peuvent-elles être « technologisées » : la numérisation servant de
causalité fatale pour les légitimer17.

Voilà qui nous incite, encore une fois, à nous demander à quoi au juste
renvoie le mot révolution lorsqu’il est associé à la technologie. Révolution,
c’est-à-dire « transformation soudaine et radicale » : voilà une définition
assez consensuelle du terme partagée par plus d’un dictionnaire. Le caractère
de soudaineté est évidemment relatif en fonction de l’échelle historique que
l’on adopte. Le critère de radicalité nous semble plus intéressant, l’avant-
révolution se distinguant nettement de l’après-révolution. Entre l’avant et
l’après, il existerait quelque chose de l’ordre de la rupture, de la cassure ou de
la fracture. Devrait-on alors plutôt parler de fracture numérique ? Voilà une
acception peu usitée mais pertinente, à nos yeux, pour cette expression
désormais courante lorsqu’il s’agit de désigner l’accroissement du fossé
social entre ceux qui ont accès à Internet et ceux qui s’en voient privés. Plutôt
que d’évoquer le seul hiatus socioculturel, il nous apparaît que l’expression «
fracture numérique » peut aussi renvoyer à cette rupture entre un avant et un
après le bouleversement technologique.
Si l’on en croit Tushman et Anderson, l’idée de rupture technologique
renvoie à la conception, au développement et à l’introduction « d’une
innovation technologique radicale, c’est-à-dire d’une technologie
profondément différente des technologies dominantes précédentes18 ». Les
deux auteurs attribuent donc au mot rupture une connotation particulière, ce
qui amène les responsables du site de l’InnoviSCOP à distinguer rupture et
révolution :

On distingue parfois les ruptures technologiques des révolutions


technologiques. Le propre d’une rupture technologique est de
bouleverser un marché préétabli et de prendre le pas sur une technologie
existante (souvent en plusieurs temps, d’abord en créant un marché de
niche puis en conquérant le marché dominant). La révolution
technologique n’a pas d’effet sur les marchés en place et les
technologies existantes, du moins dans un premier temps. De fait, la
révolution technologique crée un espace de marché totalement inattendu,
en apportant une solution fondamentalement nouvelle à un problème ou
à un besoin19.

Selon la citation qui précède, une rupture technologique se caractérise


par le fait qu’elle intervient sur un marché déjà établi, où elle prend le pas de
façon radicale et incontestable sur une technologie existante. Les exemples
mentionnés sur le site de l’InnoviSCOP – qui vont de l’introduction du papier
(« en remplacement du parchemin ») aux écrans plats (« en remplacement des
écrans à tube cathodique »), en passant par la photographie numérique (« en
remplacement de la photographie argentique ») et la téléphonie (« en
remplacement de la télégraphie ») – constituent tous des exemples de «
ruptures technologiques [ayant] rapidement marginalisé les technologies qui
les précédaient20 ». La révolution technologique exigerait pour sa part
d’autres conditions supposant la soudaineté, la surprise, le bouleversement
inédit. Une révolution technologique créerait un espace de marché totalement
insoupçonné, inattendu, « en apportant une solution fondamentalement
nouvelle à un problème ou à un besoin ». Ainsi en serait-il par exemple de
l’automobile :

L’invention de l’automobile, au contraire, constitue une révolution


technologique : son effet sur les marchés du transport ne s’est fait sentir
qu’après plusieurs décennies, les premières automobiles étant des
produits de luxe, à faible diffusion.

C’est comme si la « rupture » était marquée, contrairement à la «


révolution », du sceau assez paradoxal de la continuité, ce que suggère
d’ailleurs le mot « remplacement » : la place ou la fonction occupée demeure
au fond assez stable mais elle est désormais occupée par une technologie plus
performante. Avec la révolution, il y aurait ouverture d’une « niche »
nouvelle.

DE LA VALEUR D’UNE RÉVOLUTION

Par contre, pour un philosophe comme Michel Serres, le bouleversement


numérique amorcé il y a une trentaine d’années serait une révolution en
bonne et due forme21. Serres décerne d’ailleurs au numérique le titre de
troisième révolution de l’humanité. La première se serait opérée au moment
du passage de l’oral à l’écrit. La seconde serait survenue lors de l’avènement
de l’imprimerie.
Appliquée à la technologie numérique, l’idée de révolution suscite une
moisson de commentaires émanant tant du camp des technophobes que de
celui des technophiles. Entre les tenants de ces deux extrêmes, que leur
emportement rend parfois suspects, on rencontre aussi des jugements plus
prudents, plus nuancés. Ainsi en est-il de ceux qu’on peut lire dans un
numéro que la revue Esprit a consacré au sujet. Soit ce propos éditorial, signé
Laurent Sorbier :

La coïncidence du succès immense et plus tardif que prévu de ces


technologies auprès du grand public et d’un discours tendant à
minimiser la portée des changements induits par cette diffusion très
large des usages présente un risque majeur : tout est réuni, d’une
certaine manière, pour que la révolution du numérique soit
excessivement banalisée, cantonnée à ses effets les plus triviaux. Le
risque de passer à côté des changements économiques et sociaux en train
d’advenir est sans doute extrême au moment précis où la société de
l’information se donne comme une évidence, une chose du quotidien,
quand les mécanismes à l’œuvre sont à la fois plus discrets, plus
infimes, mais aussi plus explosifs à terme22.

Cette approche nous permet d’envisager une rencontre stimulante entre


diverses conceptions, dont le rapprochement même engendre une relativité
critique, notamment par rapport à Internet, que l’on peut sans trop de risque
considérer comme le porte-drapeau médiatique de la révolution numérique.
Comme l’affirmait Marshall McLuhan, une révolution médiatique se jauge au
changement d’échelle qu’elle engendre :

[...] en réalité et en pratique, le vrai message, c’est le médium lui-même,


c’est-à-dire, tout simplement, que les effets d’un médium sur l’individu
ou sur la société dépendent du changement d’échelle que produit chaque
nouvelle technologie, chaque prolongement de nous-mêmes, dans notre
vie23.

C’est même ce changement qui, en fin de compte, constitue le véritable


« message » global structurant tout média. C’est en l’associant précisément à
Internet que Laurent Sorbier, à la suite de l’informaticien Nicholas
Negroponte24, exprime pareil changement d’échelle :

Comme l’avait prophétisé Nicholas Negroponte il y a quelques années,


l’internet est omniprésent (pervasive) dans notre quotidien, il est devenu
un élément structurant de notre économie, la toile de fond de notre vie
d’homo numericus25.

Certains considèrent ainsi Internet et la mise en réseau généralisée sous


le règne du numérique comme l’incarnation enfin réalisée du modèle du «
rhizome » proposé par Gilles Deleuze et Félix Guattari26. Un système
acentré, non hiérarchique et non signifiant, un hors-là (selon la formule de
Serres27) où se déploieraient une autre forme de sociabilité et une conception
novatrice de la cité. Société en réseau, libérée des hiérarchies verticales, dans
laquelle le sociologue Manuel Castells28 a estimé que l’individu pourrait
trouver des ressources nouvelles afin de revivifier son identité, dans un
monde déterritorialisé et menacé par la perte des repères identitaires.
Partageant cet enthousiasme, le philosophe Pierre Lévy s’attache de son côté,
comme l’exprime bien Sorbier, « à exhumer les mécanismes nouveaux de
production d’une intelligence collective, auquel l’internet donnerait une
chance d’advenir29 ».

L’ENJEU DES CHANGEMENTS D’ÉCHELLE

Alors, le passage au numérique ? Une révolution ? Une rupture ? Une


mutation ? Un tournant ? Un bouleversement ? Sans trancher le débat qui
précède, nous utiliserons dans cet ouvrage tantôt le terme révolution, tantôt le
terme rupture (mais aussi les termes moins radicaux que sont passage,
tournant, mutation), sachant que la charge sémantique du premier est
supérieure à celle du second. On pourrait même penser que ce passage varie
en intensité dans le temps et qu’il se distribue en différents gradients.
En ce qui nous concerne, nous partageons l’idée de Serres voulant que le
numérique engendre une transformation vaste et profonde. S’interroger sur la
légitimité du terme révolution, soit ! Mais la discussion sur les impacts et les
changements d’échelle que provoque cette révolution, pour autant qu’on en
reconnaisse l’existence, s’avère plus intéressante que la seule évaluation de
l’ampleur des soubresauts qu’elle engendre. Et ce d’autant que, dès lors
qu’une révolution technologique est proclamée, les rumeurs invitant à la
réjouissance ou suscitant la crainte prolifèrent. Ces réactions ne sont pas à
prendre à la lettre, mais il faut pouvoir décrypter les représentations mentales
et imaginaires qui les animent. Pierre Musso insiste à cet égard :

Les fictions et discours associés aux TIC ne relèvent pas que des spéculations
intellectuelles ou idéologiques, mais aussi de spéculations financières :
leurs effets sont très « pratiques ». Il faut considérer la formation d’une
véritable « économie symbolique » liée aux technologies. Elle est faite
d’une circulation accélérée de signes, de discours et de réputations30.

Il convient aussi, dans la foulée des présentes réflexions, de relativiser


ces rumeurs et ces récits qui semblent se reproduire par génération spontanée.
L’une des meilleures façons de procéder consiste précisément à confronter
certains faisceaux d’impacts à d’autres faisceaux d’impacts. Ainsi l’image
numérique souffre-t-elle d’une réputation de froideur, d’aseptisation clinique
et déshumanisée. En admettant que ce reproche qualitatif soit vrai et qu’il soit
vérifiable, son sens se relativise si on le compare avec une autre catégorie
d’effets : l’accès aux données et leur communication incroyablement aisée ;
la possibilité d’en démultiplier les effets et de les faire circuler quasi
instantanément et à l’infini ; la possibilité pour les usagers et les «
spectacteurs » (non pas les spectateurs, mais bel et bien les spectacteurs31) de
se les approprier sur un mode de plus en plus interactif. Si l’on risque une
comparaison un peu abrupte, on pourrait avancer ceci : on a dû aussi
reprocher à l’invention révolutionnaire de Gutenberg d’entraîner la
déshumanisation des échanges, de dégager une froideur mécanique, aux
antipodes de la chaleur de la copie manuscrite et des merveilles de
l’enluminure. Reproche justifié, mais cette même imprimerie a aussi permis
la multiplication et la propagation des livres et des écrits, l’amorce d’une
démocratisation culturelle et l’élargissement de l’accès au savoir. La
comparaison des effets de différentes technologies invite à ce genre de
réajustement.
Rupture ou révolution, la mutation numérique se doit d’être appréhendée
en considérant le média qu’elle affecte non pas comme un tout indifférencié,
mais comme une interaction des dimensions complexes qui en tissent la
trame identitaire.
C’est d’ailleurs à ce niveau de notre réflexion que nous pouvons
reprendre un binôme différentiel dont l’usage tend à se généraliser
aujourd’hui : celui qui distingue médium et média32. En effet, tous les acteurs
du champ cinématographique prennent conscience de la nécessité de repenser
la position du média dans le contexte du numérique. Par médium, on entend
en quelque sorte un langage (le médium est ce qui se tient « entre »,
rappellent les médiologues) ou, si l’on préfère, un dispositif matériel
(technologique dans le cas présent) et sémiotique qui peut, parfois, permettre
une expression artistique. Le mot média renvoie de son côté à un système
institutionnalisé de communication (spectacle, industrie, lieux d’exploitation,
métiers, etc.). Bien sûr, ces deux niveaux « médiatiques » tendent à se
chevaucher et à s’interpénétrer. Aussi, adhérons-nous à la tendance plus
généraliste qui utilise sans distinction le mot média. En ce qui nous concerne,
nous n’utiliserons le mot médium que lorsque nous souhaiterons mettre en
évidence la seule part matérielle et techno-langagière du processus
médiatique.
Un des effets regrettables du qualificatif « révolutionnaire » est
assurément l’absence totale de nuances qu’il comporte. Il nous faut en effet
rejeter l’idée que la digitalisation modifie de la même façon tous les
paramètres qui constituent la constellation « média » et, a fortiori, la galaxie
« intermédia ». Ainsi le public continue-t-il toujours à consommer des images
filmiques, peu importe qu’elles soient numérisées ou pas (et qu’elles le soient
dès le tournage/filmage) ou seulement à partir du « tirage » des copies), et
même à fréquenter les salles de cinéma, peu importe que leur système de
projection soit numérisé ou pas. Ainsi que le rappelle Jacques Aumont :

On continue d’« aller au cinéma », c’est-à-dire de voir des œuvres d’images


mouvantes, la plupart du temps narratives, dans des salles spécialisées et
payantes33.

De la même façon, le public continue de consommer de la bande


dessinée ou du moins des séquences d’images juxtaposées, qui coexistent sur
une même surface, que ce soit en les faisant défiler sur leur tablette ou en
feuilletant les pages d’un album. En mettant les choses en perspective, on
peut sans trop de risque tenir le pari que les gens consommeront toujours des
récits en images fixes, dessinées et séquentielles, que celles-ci soient
couchées et conservées sur un support livresque ou sur un autre type de
support. De la même manière, il est certain que les amateurs de musique
continueront de consommer de la musique archivée sur un support ou dans
une quelconque banque de données. Si révolution il y a, sa vigueur et sa zone
d’influence méritent donc d’être déclinées et nuancées en fonction des divers
usagers de la communication médiatique et, en ce qui nous concerne plus
directement, en fonction de la « communication » cinématographique dans
son ensemble, tout en tenant compte de son aspect composite.
Comme « le cinéma, aujourd’hui, n’est plus qu’une des nombreuses
manifestations du pouvoir de bouger qu’ont acquis les images34 », il y aura
consensus et tout le monde s’accordera avec Aumont pour décréter que le
cinéma n’a plus l’exclusivité des images animées (l’a-t-il jamais eue,
d’ailleurs ?). Cependant, et c’est ici qu’il convient de nuancer une fois de
plus toute vision uniforme de la révolution supposée, ce flux contemporain
des images d’aujourd’hui (dont on peut dire, pour les distinguer un tant soit
peu des images d’hier, qu’elles sont « multipliées, numériques et nomades35
»). Si l’on en croit encore Aumont, cette prétendue révolution a « peu atteint
le cinéma, mais a fait apparaître à son tour la télévision comme un média du
passé36 ». Aujourd’hui, les images mouvantes se prêtent aux usages sociaux
les plus divers, mais cela nuit-il vraiment au cinéma ? Notre défenseur d’un
irréductible carré identitaire du média pense que non. Sa comparaison avec la
littérature mérite réflexion :

[...] le mot écrit a, lui aussi, été pris dans une circulation vertigineuse, aussi
bien du côté des échanges incessants sur Internet que du côté des
expositions d’art contemporain (où le texte n’est pas rare). Pour autant,
personne ne confondra une œuvre littéraire avec un tweet ni avec un
livre exposé dans une vitrine de musée – ni, tout simplement, la
diffusion de la littérature avec celle du langage37.

On comprend bien ce que veut dire Aumont lorsqu’il avance que «


personne ne confondra une œuvre littéraire avec un tweet », mais on peut
aujourd’hui tout de même affirmer, « révolution » numérique oblige, qu’il y a
tweet et tweet... En effet, depuis déjà quelques années, un certain type de
tweet a été promu au rang d’œuvre littéraire. On parle alors de « twittérature
» et il existe même un « Institut de twittérature comparée38 », qui organise un
Festival international de twittérature réunissant les auteurs qui utilisent « la
plate-forme de micro-bloguage Twitter à des fins de création littéraire39 ».
Qui plus est, des auteurs aussi sérieux et aussi connus que Tonino
Benacquista, Jacques Godbout, Alexandre Jardin, Michel Tremblay, Yann
Martel et Tahar Ben Jelloun ont prêté leur concours à la publication d’« un
recueil de nouvelles inédites », chacune ne devant comporter qu’un
maximum de 140 caractères et viser, « en cherchant à coller de près à la
modernité », à « explorer les frontières d’une littérature en mutation40 ». À
cet égard, il faudrait aussi s’interroger sur l’équivalent cinématographique de
ces formes brèves liées à la nouvelle communication de l’ère du numérique.
Ainsi ces pocket films faits à partir de téléphones portables, ces «
mobilogrammes », pourraient-ils être considérés comme relevant de la «
mobilocinématographie », au même titre que certains tweets peuvent devenir
de la twittérature41. On peut supposer qu’Aumont n’accepterait pas cette
proposition, mais la question mérite d’être posée42.

LE CINÉMA D’HOMO NUMERICUS

À côté de ces dimensions intrinsèques du média, on se doit aussi de


comprendre le numérique dans la manière, disons extrinsèque, qu’il a de
provoquer de nouvelles hybridations et convergences intermédiales. Et, sur ce
plan encore, les choses ne sont ni univoques ni monolithiques. Si l’on assiste
bien aujourd’hui à une mutation liée aux images multipliées, numériques et
nomades, cette mutation ne touche pas forcément de la même façon tous les
médias. La convergence des médias et la prolifération des écrans, toutes deux
provoquées par l’avènement du numérique, nous contraignent à nous
interroger sur les conséquences de l’éclatement des frontières entre les
médias.
Pour suivre l’évolution du mouvement dont il est question, tentons
d’appréhender plus systématiquement la mutation numérique contemporaine
en fonction de différents aspects du circuit communicationnel et médiatique
du cinéma. Nous l’observerons principalement à travers les axes qui
s’imposaient d’emblée : l’ontologie de l’image filmique, les nouvelles
pratiques de production et de création et les nouveaux modes de
consommation des films.
Sur le plan de la création et de la production des images mouvantes, tout
d’abord, il est évident que le numérique tend à s’imposer partout. Avec des
conséquences notamment sur le rendu iconique, sur la précision de la
captation-restitution, sur le mode d’archivage (désormais dématérialisé), etc.
Des procédés comme la motion capture (la capture de mouvements)
permettent d’enregistrer par codage numérique les différentes positions
d’objets ou d’êtres vivants pour en traiter ensuite la réplique virtuelle sur
ordinateur. Une restitution visuelle de ces mouvements en temps réel peut
alors être stockée dans un fichier d’animation.
La technique numérique offre la possibilité d’une maîtrise quasi absolue
de l’image, ce qui facilite le travail créatif de façon inédite. Alors qu’il est, à
ses heures, nostalgique du bon vieux film d’antan, David Lynch décrit tout de
même très bien ce luxe créatif inédit :

[...] charger la pellicule, ne pouvoir tourner que dix minutes, envoyer les
films au laboratoire, ne pas voir tout de suite ce qu’on a tourné : ça n’a
plus aucun sens. Le numérique a supprimé toutes ces contraintes43.

Par ailleurs, les nouvelles générations de caméras numériques


professionnelles, telle l’Alexa44 d’Arriflex, offrent un rendu d’une finesse et
d’une netteté que l’on a crues longtemps réservées à l’argentique.
Au-delà des nouveaux appareils et procédés qui font florès et qui se
succèdent rapidement sur le devant de la scène techno-cinématographique,
non sans créer au passage leur petit effet novelty, il convient de s’interroger
sur les impacts qualitatifs de l’enregistrement numérique. On le sait, celui-ci
ne relève pas de l’empreinte lumineuse, mais procède d’un codage, autorisant
d’emblée toutes sortes d’interventions. On peut même considérer que la
captation numérique de l’image se confond pour ainsi dire avec ce codage
lui-même. Ce qui autorise transferts et traitements aussi aisés qu’illimités, dès
lors que le codage permet par nature toute forme de manipulation. Ces
caractéristiques définissent ce que Rodowick nomme l’« événement
numérique », qui :

[...] correspond moins à la durée et aux mouvements captés qu’à la


manipulation et à la variation d’éléments numériques discrets au sein de
la mémoire et des opérations logiques d’un ordinateur45.

Les données immédiatement encodées, donc dématérialisées, se prêtent


ainsi, à la source même, à toutes les formes de maniement et de remaniement
possibles, ce qui met en évidence la plasticité intrinsèque de l’image
numérique. D’une certaine manière, c’est la conception traditionnelle du
montage qui s’en trouve modifiée. D’abord parce qu’un montage que l’on
pourrait qualifier d’intrinsèque existe d’emblée dans la production de toute
image numérique : même lorsqu’elle n’est pas retouchée, elle est
toujours/déjà une « traduction » par encodage, donc la résultante d’un
montage en soi. Ensuite, parce que ces données déjà manipulées à l’origine
par la dématérialisation se prêtent pour ainsi dire à toutes les autres formes de
traitement et de reconstruction :

Le montage n’est plus ici une expression du temps et de la durée ; il désigne


plutôt la manipulation de couches d’images devenues modulaires,
sujettes à toute une variété de transformations algorithmiques. Voilà ce
que je nomme l’événement numérique46.

QUAND LE NUMÉRIQUE ONTOLOGISE LE TRUCAGE

Tentons de systématiser davantage cette idée de montage (et même de


prémontage) qui, au royaume du numérique, se confond avec la genèse même
des images. En fait, ce processus de genèse se décompose techniquement en
trois phases imbriquées et solidaires : la capture numérique, la synthèse
d’images et le compositing. La dernière opération consiste généralement à
mixer plusieurs sources pour composer un plan unique destiné à être intégré
dans le montage. Il s’agit là d’une des étapes finales de la production des
images du film. Le numérique tend à entremêler ces trois étapes du
cheminement expressif et même à rendre leurs frontières caduques, dès lors
que l’intervention du « créateur/énonciateur » peut s’exercer indistinctement
sur l’ensemble, puisque tout reste encodage et traitement de données
dématérialisées.
C’est à ce stade que la mutation numérique s’opère sur le plan de la
création cinématographique. Cette créativité fondée sur la manipulation et
inscrite au cœur du traitement numérique stimule et encourage en effet le
recours à une dimension insoupçonnée, quasi « ontologisée », du trucage.
Celui-ci, en effet, ne constitue plus un supplément de programme facultatif
ou inhérent à certains genres, mais une pratique indissociablement liée à
l’élaboration même des images filmiques. Cela signifie que le cinéma de
masse est revenu du côté de chez Méliès, ainsi que l’affirme Aumont :

[...] dans sa définition sociale de divertissement, le cinéma est massivement


revenu dans la « voie Méliès », celle du trucage, de l’intervention directe
sur l’image, de la retouche, de la maîtrise, du dessin47.

Et le chercheur d’ajouter un peu plus loin : « […] enfin, le cinéaste peut


bénéficier du droit au repentir et à la retouche, jusque-là réservé au peintre48.
» Pas au seul peintre, d’ailleurs... En phase avec sa culture française «
classique », Aumont néglige ici un autre média qui excelle pourtant dans l’art
de raconter en images : la bande dessinée. On se souvient notamment, pour
ne nous attarder qu’à l’école franco-belge, que les idées et l’expressivité d’un
Franquin ou d’un Hergé naissaient de leur travail graphique et des libres
errements créatifs de leurs crayons49. L’allusion au dessin pour célébrer cette
nouvelle liberté créatrice du cinéaste n’est donc pas anodine. Mais ici encore,
les avis sont partagés. Car la qualité artistique ne dépend pas forcément de
cette nouvelle facilité de manipulation offerte par le numérique. Bref,
bricolage ne signifie pas forcément créativité. Aux yeux de ses défenseurs,
l’argentique et la « culture » qui lui est inhérente comportaient certes des
contraintes, mais celles-ci ne constituaient nullement une limite créative.
Bien au contraire. Il reste qu’aujourd’hui cette dimension généralisée du
trucage ne procède plus d’une performance aux ressorts souvent occultés,
comme au temps de Méliès ; elle est désormais incorporée et, pour ainsi dire,
« embarquée » dans le médium cinématographique lui-même.
Dans le même esprit, on voit bien que pour quelques cinéastes dotés
d’un certain perfectionnisme, cette maîtrise potentielle qu’offre le numérique
peut s’avérer particulièrement rassurante, car elle leur donne la mainmise sur
tout le processus créatif. Le numérique permet entre autres de neutraliser la
fracture sémiotique entre le scénario et le film et de réduire les aléas du
tournage, celui-ci étant à la merci de facteurs humains et matériels jamais
entièrement contrôlables. On songe ici à Hitchcock, pour qui le passage au
film était toujours une épreuve plutôt désagréable. Une épreuve du réel, une
épreuve par le réel, en quelque sorte, puisqu’il s’agissait de gérer un casting
de personnages en chair et en os et de transiger ainsi avec la résistance
référentielle du profilmique. C’est à ce titre que la part « dessin » du cinéma,
celle-là même qu’évoque Aumont, prenait un sens particulier et littéral chez
Hitchcock, à travers cette forme dessinée qu’est le story-board50. Comme
l’écrivait l’un des deux auteurs du présent ouvrage :

Mais le storyboard offre peut-être l’illusion que l’on peut différer, limiter,
voire éviter cette fameuse fracture qui sépare le scénario de sa
réalisation, dès lors qu’on leur invente une intense contiguïté. Cette
manière d’étouffer la fracture médiatique se retrouve de façon
exemplaire chez Hitchcock51.

Le maître du suspense ne le cachait pas, tout le film se jouait pour lui


dans l’avant-texte et, plus spécifiquement, dans la préparation graphique du
story-board, auquel il contribuait très étroitement. Ce qu’il avouait dans l’une
de ses célèbres entrevues captées par Chabrol et Truffaut :

Je fais toujours les films sur le papier [...] Et quand je commence à tourner le
film, pour moi, il est fini. Si bien fini que je souhaiterais ne pas avoir à
le tourner. Je l’ai entièrement dans ma tête : sujet, cadrage, dialogues,
tout52.

Hitchcock est donc un auteur « complet », dans le sens où il accepte


mal, peut-on supposer, la déperdition narcissique qu’entraîne toujours la
fracture de la réalisation, moment où le démiurge doit bien partager, peu ou
prou, son pouvoir. L’idéal eût été pour lui de pouvoir faire évoluer sans
heurts sa création au sein du même « caisson d’isolation » fictionnelle, à
l’instar d’un Hergé faisant naître ses récits dessinés dans un espace graphique
homogène, placé sous son seul contrôle53.
Et le numérique dans tout cela ? Précisément, on peut supposer sans trop
risquer de se tromper que la maîtrise qu’il procure au créateur, qui peut
commander toutes les dimensions des images et du récit visuel, aurait
parfaitement convenu à l’auteur de Psycho, qui aurait ainsi pu garder sur le
film la même emprise démiurgique54 que celle qu’il exerçait sur le story-
board. Il ne serait d’ailleurs pas infondé de considérer que la manipulation et
les repentirs encouragés par la digitalisation tiennent lieu aujourd’hui de
story-board numérique. Et cela n’est pas qu’une métaphore. En 2008, Steven
Spielberg a utilisé un story-board numérique capable de simuler avec une
grande précision son film Indiana Jones and the Kingdom of the Crystal
Skull. Il s’agit d’une « prévisualisation » (une previz, selon l’abréviation
anglaise), dotée d’une modélisation en 3D qui permet une « pré-monstration
» de la plupart des scènes d’action55. On pourrait presque dire que la mise-en-
film-avec-acteurs n’a plus désormais qu’à se laisser glisser dans le moule
numérique. On imagine à quel point Hitchcock aurait apprécié la maîtrise
confortable de pareil story-board programmatique. Autre conséquence sur le
plan professionnel : ces nouvelles activités engendrent de nouvelles
spécialités, en accord avec l’esprit de métissage propre à la mutation
numérique. Ainsi, dans le cas d’Indiana Jones, le story-board était
notamment placé sous la supervision d’un previz coordinator (Daniel D.
Gregoire), qui vient de l’industrie du jeu vidéo. De la convergence à l’état pur
!
Beaucoup d’autres réalisateurs d’aujourd’hui célèbrent à leur façon la
liberté quasi démiurgique, voire l’autonomie financière, offerte par cet « outil
créatif » qu’est le numérique. Ainsi, à la question « le projet de votre film est-
il lié à l’existence des caméras numériques ? », le cinéaste Philippe Katerine
répond :

Oui, c’est l’outil qui a suscité le film. L’idée était d’abord de faire un film
qui, économiquement, ne doive rien à personne. Ce qui impliquait : pas
de développement et pas d’équipe ; juste deux micros, et moi tenant la
caméra. D’autre part, je voulais faire des plans-séquences assez longs, et
donc ne pas être limité par la durée des bobines. Ensuite, comme il n’y
avait pas d’équipe, je voulais que la netteté soit faite par la caméra elle-
même. En ce sens, c’est aussi un film des ingénieurs de Sony. L’équipe
technique, c’est eux56.

TRUCAGE POUR TOUS

Si cette maîtrise et cette maniabilité créatives que permet le numérique


constituent un atout de taille pour les professionnels de la réalisation, elles
sont aussi d’une accessibilité désarmante pour n’importe quel amateur un tant
soit peu outillé. Les caméras et les systèmes de prise de vues performants
sont offerts à bas prix sur un marché qui propose de nombreux appareils
multifonctionnels, allant du iPhone à la webcam en passant par des
caméscopes en tous genres. De plus en plus de logiciels peuvent être utilisés,
non seulement pour la retouche des images, comme le célèbre Photoshop,
mais aussi pour la création d’images, littéralement, ainsi que pour le montage.
Un amateur face à son ordinateur peut assez rapidement, on le sait, tirer parti
d’un logiciel comme iMovie ou Final Cut Pro. Il est intéressant de noter à cet
égard que, depuis les années 1990, le logiciel Avid a gardé de longues années
le monopole du montage numérique professionnel dans l’industrie du cinéma.
Après qu’Adobe ait lancé le logiciel Premiere (1992), Apple a développé en
1999 le logiciel de montage à usage domestique Final Cut. Ce logiciel a eu
beaucoup de succès, au point de devenir un concurrent sérieux d’Avid, même
sur le marché professionnel. Pour répondre à cette concurrence, Avid a lancé
sa version domestique (Avid Xpress) avec un succès mitigé : « Selon
certaines évaluations, Final Cut Pro doit avoir aujourd’hui 40 % du marché
(contre 25 % pour Avid57). » En tout cas, ce qui précède vient indirectement
confirmer l’interpénétration croissante, à l’ère du numérique, des sphères
domestique et professionnelle dans la production d’images filmiques.
Du point de vue d’une anthropologie de la pratique filmique, on peut
saluer (ou redouter, selon le point de vue adopté) la réduction, voire la
suppression, de la distance entre les mondes professionnel et amateur, en
raison notamment de la prolifération des téléphones portables. N’importe
quel usager d’une caméra numérique bon marché peut de nos jours s’ériger
en créateur-cinéaste. Ces déplacements dans les usages et cette nécessité de
comprendre les nouvelles formes d’élasticité intermédiale apparaissent bien
dans ce commentaire tiré du journal Libération publié à l’occasion de
l’édition 2011 du Festival de Cannes (avec en page couverture ce titre
emblématique : « Le dernier Festival de Cannes ? ») :

La fameuse phrase de Truffaut, « Tout le monde a deux métiers, le sien et


critique de cinéma », n’a cessé de se confirmer comme le prouvent les
commentaires de films qui pullulent sur le Net, mais on peut dire que
l’on s’approche à grands pas d’une étape où un nouveau Truffaut pourra
dire d’un air entendu : « Tout le monde a un métier, le sien et cinéaste. »
Car l’acte de filmer – avec son téléphone portable, sa webcam ou en
utilisant du matos à bas coût mais techniquement à hauteur
professionnelle, comme l’appareil photo Canon 5D – s’est démultiplié.
On peut disserter avec romantisme sur la mort du cinéma ou s’affoler de
son extraordinaire plasticité58.

Notons l’aspect marquant de la dernière phrase de la citation. Didier


Péron évoque ici la « mort du cinéma », mais, de la même manière
qu’Arnoux le professait en 1928 (et de la même manière que nous le
professons nous aussi), pareille « mort » peut être vue comme une disparition
ou comme une nouvelle naissance. Ou, encore, comme les deux à la fois.
L’extrême malléabilité du cinéma lui permet de survivre, sous une autre
forme, à tous les soubresauts que l’Histoire lui réserve. Il y a certes quelque
chose qui meurt, à l’occasion, mais le cinéma, lui, ne meurt jamais, car il est
fait d’un « tissu » d’une plasticité telle qu’il lui est possible de se reformer
après avoir été étiré dans un sens ou dans l’autre. C’est ce que dit au fond
Stefan Jovanovic, dans un article fort documenté dont le sujet principal
recoupe une partie des visées du présent ouvrage :

[…] it is evident in my estimation that the discourses I have been discussing


herein resist the notion of a final closure to the medium within they are
inextricably bound; hence the propensity of death-of-cinema discourses
toward a possible “revitalization” of the cinema, or postulations of a
“post-cinema” moving-image regime, rather than toward the cinema’s
pure and absolute negation59 […]

SE FAIRE SON CINÉMA

La plasticité du cinéma, c’est aussi sa capacité à se lover, à se nicher dans


tout dispositif permettant de « jouer » des images mouvantes. Un film sur
téléphone portable, ce n’est peut-être pas « du » cinéma, mais le seul fait que
l’on sente le besoin de faire une telle précision (qui a des apparences de
dénégation) montre que, quoi qu’il advienne, il reste néanmoins toujours
quelque chose du cinéma dans les images prétendument dégradées de tout
dispositif-à-très-petit-écran.
La plasticité du cinéma, c’est encore cette capacité de n’importe quel
téléphone portable à pouvoir aujourd’hui servir de caméra. Une bonne part de
l’actualité visuelle du monde accessible aujourd’hui est d’ailleurs relayée de
cette manière. Les soubresauts de ce qu’on a appelé « le printemps arabe » en
offrent un exemple éclairant. On peut d’ailleurs tracer un parallèle éloquent
avec ce qui se passe dans le monde de la musique. Une multitude de logiciels
performants d’assistance à la composition permettent à un amateur motivé de
jouer son petit Mozart. Cet accès démocratique à la création médiatique a
sans conteste quelque chose de révolutionnaire, si ce n’est de
révolutionnairement démocratique.
Par ailleurs, du côté cette fois de la réception/consommation filmique,
les technologies numériques (mais aussi, avant elles, la TV, la télécommande,
la caméra vidéo, etc.) ont pour ainsi dire transformé le spectateur «
traditionnel » du cinéma, qui devait en quelque sorte accepter de lire un film
de manière passive et selon des modalités prédéterminées, en un « usager »
qui a désormais une certaine forme de « contrôle » sur ces modalités. On sait
que l’invitation à la réactivité et à l’intervention du spectacteur sur son «
programme » filmique, amorcée par la télécommande, s’est considérablement
amplifiée sous l’égide du numérique. Certes, comme le suggère Le Forestier,
il ne s’agit pas d’un « transfert de contrôle » décisif conférant une maîtrise
absolue (et en partie illusoire) à un usager-roi, mais plutôt d’une sorte de
partage de contrôle dans la façon de consommer nos images animées. Cette
idée rejoint celle de « liberté très contrôlée » évoquée par le même Le
Forestier, qui l’étaie en reprenant les propos de Deleuze (passage d’une
société disciplinaire à une société de contrôle60).
Cette conception plutôt optimiste d’un partage de contrôle pourrait
s’inscrire dans la distinction de deux formes d’usage proposée par Michel de
Certeau61. Ce que nous invite à faire l’historien français, c’est de prendre en
considération, d’une part, les usages stratégiques (soit les modalités «
imposées » aux usagers) et, d’autre part, les usages tactiques, c’est-à-dire la
manière propre à chacun de contourner ou de détourner les stratégies
répondant aux normes institutionnelles. On peut néanmoins ajouter en suivant
ici les remarques que nous a faites Simon Thibodeau que :

[…] selon ce point de vue, les spectateurs « traditionnels » (entendre : [ceux


d’]avant le numérique, ou [d’]avant la télécommande, etc.) n’étaient pas
nécessairement davantage soumis ou passifs lors de la réception d’un
film (ils ont toutes sortes de manières de prendre du recul, par exemple
en faisant un usage singulier de la salle de cinéma – sortie en groupe, se
faufiler dans une deuxième séance sans payer, etc.), mais ils n’avaient
toutefois pas les moyens (pas même un moyen potentiel) de faire un
usage « direct » de l’image cinématographique, que ce soit dans la
manière de la consommer ou de la produire, ce que permettent les
technologies numériques de manière [tout à fait] inédite62.

Pour ce qui est, justement, de la salle obscure, locus classicus du


spectacle cinématographique, l’installation d’un projecteur de DCP (Digital
Cinema Package – soit les « bobines » de film à l’ère du numérique63) ne
modifie le dispositif que de façon marginale. Pour bon nombre de spectateurs
fréquentant les salles de cinéma, la projection en numérique, même en 3D, ne
semble pas changer grand-chose à leur participation au spectacle
cinématographique. Certes, on peut relever certains signes d’émerveillement
devant l’attractivité novatrice du procédé, mais on croise aussi des réticences.
Comme cette fameuse réputation de froideur des nouvelles images
numériques – allègrement colportée par certains, surtout parmi les cinéphiles.
Chose certaine, ce dont nous aurions besoin dans notre boîte à outils, à
ce moment-ci de notre réflexion, ce serait d’une petite phénoménologie du
filmique « digitalisé ».

______________
* La mention « En savoir + » apparaît à plusieurs reprises dans les notes de
bas de page de cet ouvrage. Elle indique qu’un supplément d’information
(illustrations, vidéos, hyperliens, citations ou notes complémentaires) est
accessible sur le site Internet finducinema.com.
1. « Une histoire de temps. Analogique contre numérique, l’éternelle question
du changement de technologie et de ses implications sur l’odyssée d’un
réalisateur expérimental », Trafic, n° 50, été 2004, p. 419.
2. « Cannes à la croisette des chemins », Libération, 11 mai 2011, p. 2.
3. Imaginons-la avec des ailes, comme le papillon de la théorie du chaos... et
comme la fée Clochette ! Imaginons-la aussi comme une descendante de la
fée Électricité !
4. La méthode, t. 1, La nature de la Nature, Paris, Seuil, 1977, p. 35. On sait
que dans cet esprit systémique, le tout excède toujours la somme de ses
parties ; c’est aussi le cas de la culture médiatique et de l’intermédialité
comme systèmes.
5. Nous entendrons ici par intermédia le système complexe résultant des
relations et échanges intermédiatiques dans un écosystème médiatique donné.
L’intermédia est donc lié à la porosité des médias et à l’abolition relative des
frontières qui les séparent. Résultat des échanges fusionnels provoqués par la
fameuse convergence (des médias et des plateformes), l’intermédia est en
quelque sorte la condition de nos hypermédias.
6. On entend par « boucle de rétroaction » (feedback, action en retour) le
renvoi dans le système des informations qui en émanent.
7. Pour approfondir le sujet, on pourra se reporter à la synthèse critique
proposée par Jean-Pierre Meunier, Approches systémiques de la
communication, Bruxelles, De Boeck, 2003.
8. Voir la rubrique « irréversibilité » dans « Abécédaire », Les Cahiers de
médiologie, n° 6, 1998, p. 275.
9. Le vocabulaire de la « mobilographie » n’étant pas encore stabilisé, nous
avons demandé des précisions à un spécialiste de ces questions, Richard
Bégin (Université de Montréal), qui nous a répondu ceci (courriel personnel
adressé à André Gaudreault le 10 avril 2013) : « J’utilise le terme
“mobilogramme” pour parler des films tournés avec un portable. En ce qui
concerne celui qui regarde des œuvres sur mobile ou utilise le portable pour
vivre une expérience “mobilographique” ou “mobiloludique”, le terme
“mobilonaute” semble le plus adéquat (il est parfois utilisé dans la presse ; je
devrai faire un travail de recension). J’appelle par contre “mobilographe”
celui qui créé avec le portable puisqu’il “inscrit” en quelque sorte sa propre
mobilité. N’oublie pas la mobilogénie et le mobilophile (un mobilonaute
puissance 10) ! » En savoir +.
10. Voir André Gaudreault, Cinéma et attraction. Pour une nouvelle histoire
du cinématographe, Paris, CNRS Éditions, 2008.
11. L’appel à communication peut être consulté sur le site de l’École
supérieure d’art d’Aix-en-Provence. En savoir +.
12. « La “révolution numérique” : techniques et mythologies », manuscrit de
l’auteur accessible en ligne sur le site de l’Institut Mines-Télécom, 2010, p. 1
(publié dans La Pensée, n° 355, 2008, p. 103-120). En savoir +.
13. Mythologies, Paris, Seuil, 1957.
14. Petites mythologies d’aujourd’hui, Paris, Aubier, 2000.
15. Nouvelles mythologies, Paris, Seuil, 2007.
16. Voir notamment, de Patrice Flichy, L’innovation technique, Paris, La
Découverte, 1995, et, plus récemment, L’imaginaire d’Internet, Paris, La
Découverte, 2005.
17. Op. cit., p. 13.
18. C’est du moins l’interprétation qu’en fait le site Web de la Société de
conseil en organisation et financement de la recherche et de l’innovation,
l’InnoviSCOP, qui renvoie l’internaute à la référence suivante : M. L.
Tushman and P. Anderson, « Technological Discontinuties and
Organizational Environments », Administrative Science Quarterly, vol. 31, n°
3, septembre 1986, p. 439-465. En savoir +.
19. Entrée « rupture technologique », parmi les définitions que publie
l’InnoviSCOP sur son site Web. C’est nous qui soulignons. En savoir +.
20. Ibid.
21. Voir Michel Serres, Petite Poucette, Paris, Le Pommier, 2012. En savoir
+.
22. « Introduction. Quand la révolution numérique n’est plus virtuelle… »,
Esprit, mai 2006, p. 123. En savoir +.
23. Pour comprendre les média. Les prolongements technologiques de
l’homme, Paris, Seuil, 1968, p. 25.
24. L’homme numérique, Paris, Robert Laffont, 1995.
25. Op. cit., p. 123.
26. Capitalisme et schizophrénie, t. 2, Mille plateaux, Paris, Éditions de
Minuit, 1980.
27. Atlas, Paris, Julliard, 1994.
28. La galaxie Internet, Paris, Fayard, 2002.
29. Op. cit., p. 122.
30. Op. cit., p. 13.
31. Par spectacteur (avec un c), nous entendons un spectateur qui participe
activement à un média audiovisuel possédant une dimension interactive. Au
sens fort, on peut estimer que le spectateur est acteur du « spectacle » ou de
la monstration qu’il co-construit. Voir aussi Réjean Dumouchel, « Le
spectacteur et le contactile », Cinémas, vol. 1, n° 3, printemps 1991, p. 38-
60.
32. Au-delà de la distinction originelle associée au nombre, et propre au latin
: media étant, dans cette langue, le pluriel de medium. Les auteurs du présent
ouvrage expriment leurs remerciements à François Albera et à Laurent Le
Forestier, avec lesquels ils ont eu plusieurs échanges personnels fructueux sur
la question de la distinction entre médium et média.
33. Que reste-t-il du cinéma ?, Paris, Vrin, 2012, p. 55.
34. Ibid., p. 12.
35. Ibid., p. 56. Malgré la distance que nous prenons avec certaines
hypothèses et opinions d’Aumont, nous adoptons d’emblée l’énumération
qu’il suggère, laquelle nous semble idéale pour caractériser les images
d’aujourd’hui.
36. Loc. cit.
37. Ibid., p. 60.
38. Le site officiel peut être consulté en ligne. En savoir +.
39. Définition de la twittérature affichée sur le site de l’Institut de twittérature
comparée. En savoir +.
40. Voir l’article de Fabien Deglise, intitulé « Des nouvelles inédites en 140
caractères », Le Devoir, 2 février 2013, qui annonce la publication en ligne de
25 histoires 25 auteurs en 140 ca. (réunies par Fabien Deglise). En savoir +.
41. Voir Richard Bégin, « Mobilographie et mobilogénie du désastre »,
Artpress 2, n° 29, mai 2013, p. 50-52 : « L’appareil numérique mobile permet
donc en quelque sorte une écriture particulière du désastre, soit, plus
précisément, une inscription de la mobilité du témoin. L’esthétique du
désastre requiert alors une étude “mobilographique” qui permettrait de
comprendre comment se construit un événement par la seule mobilité
individuelle inscriptible par le dispositif portable. La “mobilographie” du
désastre nous informerait en ce sens de l’apport esthétique indéniable de
l’appareil numérique portable “intelligent”. »
42. Mentionnons en outre, comme nous le fait remarquer Sophie Rabouh
(Université de Montréal et Université Paris 1) l’application pour téléphone
mobile Vine, sur la plateforme Twitter, qui permet de partager des vidéos
d’une durée maximale de six secondes, en les jouant en boucle. Le festival de
Tribeca a récemment mis en compétition et récompensé les meilleurs films
courts Vine. En savoir +.
43. Serge Kaganski et Jean-Marc Lalanne, « Entretien avec David Lynch :
“Mes films sont mes enfants” », Les Inrockuptibles, n° 830, 26 octobre 2011.
En savoir +.
44. Le film Rebelle (2012) de Kim Nguyen, représentant le Canada aux
Oscars 2013, a notamment été tourné avec cette caméra. En savoir +.
45. « L’événement numérique », Trafic, n° 79, automne 2011, p. 88.
46. Ibid., p. 89.
47. Op. cit., p. 62.
48. Ibid., p. 63.
49. Voir à ce sujet Philippe Marion, Traces en cases : travail graphique,
figuration narrative et participation du lecteur, Louvain-la-Neuve, Bruylant-
Academia, 1993.
50. Voir notamment Benoît Peeters, Jacques Faton et Philippe de Pierpont,
Storyboard – Le cinéma dessiné, Bruxelles, Yellow Now, 1992.
51. Philippe Marion, « Scénario de bande dessinée. La différence par le
média », Études littéraires, vol. 26, n° 2, décembre 1993, p. 87. En savoir +.
52. André Bazin et al., La politique des auteurs : les entretiens, Paris,
Cahiers du cinéma, 2001, p. 155-156.
53. Idées plus largement développées par Philippe Marion dans l’article
précité.
54. Aumont semble partager cette idée lorsqu’il mentionne les propos de Gus
Van Sant soulignant (à propos de son remake « numérisé » de Psycho) « qu’il
avait eu la chance de pouvoir faire ce que Hitch aurait voulu mais n’avait pu
réaliser, faute de moyens adéquats ». Voir Jacques Aumont, op. cit., p. 64.
55. On peut visualiser ce story-board numérique en ligne. Nous remercions
Olivier Asselin (Université de Montréal), qui nous a renseignés sur ces
exemples. En savoir +.
56. Cité dans Nicolas Marcadé (ouvrage conçu par), Chronique d’une
mutation. Conversations sur le cinéma (2000-2010), Paris, Fiches du Cinéma
éditions, 2010, p. 14.
57. Information extraite d’un courriel adressé par Olivier Asselin (cinéaste et
professeur à l’Université de Montréal) à Philippe Marion, le 19 mars 2013.
Asselin nous y fait aussi remarquer que le logiciel ProTools d’Avid reste à ce
jour le principal logiciel de montage son et de mixage au cinéma. En savoir
+.
58. Didier Péron, op. cit., p. 2. En savoir +.
59. « The Ending(s) of Cinema: Notes on the Recurrent Demise of the
Seventh Art », Offscreen, 30 avril 2003, en ligne. Déjà, le titre de l’article
annonce tout un programme ! En savoir +.
60. Voir Laurent Le Forestier, « Le DVD, nouveau jouet d’optique ? », dans
Francesco Casetti, Jane Gaines et Valentina Re (dir.), In the Very Beginning,
at the Very End. Film Theories in Perspective, Udine, Forum, 2010, p. 165 :
« On le sait, Deleuze a tenté de prolonger les réflexions de Foucault, en
affirmant en substance que si ce dernier était encore présent, il s’intéresserait
au passage de la société disciplinaire à la société de contrôle. On pourrait
alors peut-être en donner la définition suivante : une société de contrôle est
une société dans laquelle la lecture de tout acte de création n’est pas imposée,
mais tout simplement domestiquée, pacifiée et canalisée. De ce point de vue,
comme les jouets d’optique en leur temps, le DVD, dans sa dimension à la
fois technique et idéologique, constitue un symptôme exemplaire de l’état de
notre société. »
61. L’invention du quotidien, t. 1, Arts de faire, Paris, Gallimard, 1990
[1980].
62. Simon Thibodeau (Université de Montréal), dans un courriel adressé le 15
mai 2013 aux deux auteurs du présent ouvrage. En savoir +.
63. Un Digital Cinema Package est un disque dur qui contient les fichiers
numériques du « film » à projeter (la « bande »-image, la « bande »-son, les
sous-titres et diverses métadonnées utiles au projectionniste) et qui est livré
dans les salles de cinéma numérique comme l’étaient les bobines de film au
temps de l’argentique. Les fichiers sont encodés et, surtout, cryptés. Règle
générale, la « clef » numérique qui permet de désencrypter le « message » (et
donc de projeter le « film ») n’est valable que pour une période limitée,
prédéterminée. Remarque : au nombre de mots qui sont ici entourés d’une
paire de guillemets de distanciation, on se rend bien compte que, ces temps-
ci, le langage a peine à suivre les mutations en cours.

Chapitre 3*

Petite phénoménologie du filmique « digitalisé »

Sur quoi repose le cinématographe ? Réponse : Uniquement sur la pellicule1.

François Valleiry, 1907.

Films have become files2.


David Bordwell, 2012.

Les images d’aujourd’hui sont non seulement des images numériques, mais
aussi des images multipliées et des images nomades. D’où ce que nous
appellerons le « syndrome NuMuNo » (pour numériques, multipliées et
nomades), derrière lequel se profile, sur le plan de la réception, l’une des
dimensions les plus explicitement « révolutionnaires » de cette mutation
numérique dont nous sommes acteurs et témoins. Ce que notre « modernité
médiatique » nous offre, ce sont par exemple les nombreuses voies d’accès –
un accès qui se fait le plus souvent d’une simple pression du doigt – à une
quantité phénoménale d’images (mouvantes ou non). Par ailleurs, les écrans
se multiplient à la vitesse grand V, leur adaptabilité, leur accessibilité et leur
diversité ne cessant de croître. Un terminal aussi répandu que le téléphone
mobile s’est ainsi transformé en « une sorte de couteau suisse électronique
multiservices3 » désormais capable de gérer du filmique. Nous pourrions
aussi adopter la triade médiatique proposée par Thierry Lancien, pour qui la
multiplication des écrans rime avec des « médias nomades, hybrides,
évolutifs4 ».
Si la différence qualitative ressentie par le spectateur peut être assez
minime lorsqu’il consomme du film « digitalisé » plutôt que du film sur
support argentique, ce qui change profondément c’est l’universalisation de
l’accessibilité des données5. Nous sommes désormais entrés de plain-pied
dans ce que Jeremy Rifkin nomme « l’âge de l’accès6 ». Cette révolution de
l’accès à une masse exponentielle de données touche une multitude toujours
croissante d’usagers. Il s’agit d’un courant profond qui fait sentir ses effets
sur différents plans, de même qu’il exerce son influence sur différents acteurs
du monde virtuel, dont des mégadistributeurs de films comme YouTube,
Dailymotion et autres Vimeo.
Mais il est d’autres instances qui profitent sans compter du nouvel accès
à ces données multiples : le cinéphile, par exemple, qui peut plonger à sa
guise dans ses films préférés (à la condition de faire son deuil de la salle et de
la pellicule) et le pédagogue. L’accessibilité cumulative des œuvres paraît
sans limites et leur format digitalisé se prête bien à la manipulation
analytique la plus rigoureuse. Comme l’écrit Michel Marie :

[...] je suis en faveur de la révolution numérique qui bouleverse et enrichit les


méthodes de réalisation et de diffusion. Avoir accès à tout Capellani, ou
André Sauvage, ou J. B. Brunius en DVD, c’est formidable. C’était
impensable il y a 20 ans. Ça bouleverse notre mode de consommation
des films. […] Ça n’empêche pas le plaisir de voir les films en salle.
C’est complémentaire. Et c’est aussi exceptionnel pour étudier le
cinéma7.

Stimulation sensorielle différente ? Modalité participative différente ?


La digitalisation tous azimuts modifie-t-elle la qualité de l’image filmique
telle que perçue et reçue par l’usager ? La question est vaste et rejoint des
débats passionnés où il n’est pas toujours aisé de distinguer combats
d’arrière-garde nostalgique et coups de gueule de militants technophiles. Sans
prétendre épuiser la question, nous choisissons ici de l’envisager en transitant
par une petite ontologie de l’image filmique résultant de la captation-
restitution numérisée. Ou, plus exactement, par les conséquences
pragmatiques de pareille ontologie. Nous nous attarderons particulièrement
sur la dialectique fixité/animation et sur son corollaire en termes de gestion
du temps iconique.

UNE IMAGE D’ESSENCE DISCURSIVE ?

La description théorique de l’image captée numérique passe volontiers par


certains concepts de base proposés par Charles S. Peirce. L’image
photoréaliste traditionnelle revêt un caractère indiciel d’empreinte souvent
étudié. C’est le principe même de la photographie : la lumière a déposé sa
trace à travers l’objectif, celle-ci est conservée et restituée. Avec l’encodage
numérique, on perd cette empreinte essentielle, cette contiguïté forte avec le
réel capté. En quelque sorte, il ne s’agit plus de saisir et de restituer une
tranche du réel profilmique mais bien de le saisir et de le reconstruire dans un
même mouvement, par l’entremise d’un encodage des « données » que
l’appareil recueille. Sous le règne du numérique, enregistrer le réel, c’est
déjà, et simultanément, le reconstruire. Bien sûr, on sait que toute
représentation, aussi servilement enregistreuse soit-elle, est toujours/déjà une
(re)construction. On sait même, notamment depuis les travaux de Philippe
Dubois, « qu’avec la photographie, il ne nous est plus possible de penser
l’image en dehors de l’acte qui l’a fait être8 ». Mais avec la captation-codage
numérique, un régime plus radical serait activé de sorte qu’on pourrait parler
d’une « littéralisation », d’une « essentialisation » de cet acte et ce, au cœur
même de la technique digitale du médium photographique. Les propos de
Laurent Le Forestier, dans le cadre de la comparaison qu’il fait entre DVD et
jouets optiques, s’inscrivent bien dans l’esprit des considérations qui
précèdent :

La perte de la croyance en l’image se trouve en quelque sorte compensée par


un gain en illusion – et cette illusion a de nouveau à voir avec le
maniement du dispositif par le spectateur. Mais la nature de cette
illusion indique, là encore, l’écart qui sépare le DVD des jouets
d’optique. Car, d’évidence, c’est l’interactivité elle-même qui est
illusoire : l’illusion ne porte plus sur l’objet de la vision (comme avec le
cinéma), pas plus que sur la vision elle-même (comme avec les jouets
d’optique), mais, dorénavant, sur les modalités de la vision. En effet,
l’interactivité, c’est-à-dire la liberté d’agir sur l’objet, se borne le plus
souvent à mettre de l’ordre dans l’objet, à lui donner une forme à partir
d’éléments préexistants, soit une manière de liberté surveillée, ou plus
exactement de liberté très contrôlée9.

Plus largement et au risque de froisser certain puriste peircien ou


quelque sémioticien à cheval sur les principes, ce à quoi la digitalisation
donnerait ici accès, ce serait au… régime analogique. Dans le sens où l’image
produite par captation digitale perd son statut indiciel pour relever du régime
de l’icône (un signe non pas intégré par contiguïté métonymique dans le réel,
mais un signe surajouté à ce réel et qui entretient avec celui-ci une relation
d’imitation, de ressemblance, un lien métaphorique). Ce n’est pas un hasard,
à ce titre, si un auteur comme William J. Thomas Mitchell associe
l’enregistrement et le traitement numériques du monde au clonage10.
Notons encore que le qualificatif indiciel appliqué à l’image
photographique argentique est lui-même contestable11, dès lors qu’il s’agit
justement d’une image photoréaliste. Qui dit photoréalisme dit imitation par
analogie du réel, relation métaphorique avec celui-ci. On doit cependant
convenir que la part d’indicialité est bien plus forte dans cette empreinte
argentique photoréaliste que dans le codage-traduction du numérique.
Comme le fait remarquer David Norman Rodowick : « Ce qui nous paraît
photographique, et donc causal, est en fait simulé, et donc intentionnel12. »
L’image photoréaliste, ou plutôt à effet photoréaliste – comme Barthes parlait
d’un effet de réel – issue d’une captation-codage numérique se trouverait,
quant à elle, vampirisée par le régime du « symbole » peircien. Ce type de
signe étant, on le sait, caractérisé par l’abstraction conventionnelle et
l’arbitraire du code. D’où la cassure entre ce type d’image numérique et
l’univers de l’empreinte indicielle propre à la photographie. Rodowick
précise :
Ce que nous voyons comme photographiquement « réel » a en fait perdu ses
qualités causales et indexicales. Les critères de réalisme de nos
perceptions ont fait entière place à l’imagination et aux pouvoirs
contrefactuels des mondes possibles. Quand la « photographie » devient
ainsi simulation, elle cède à un imaginaire nouveau, libre de tout
processus causal13.

Par voie de conséquence, la notion même de plan s’en trouve contestée.


En lieu et place du plan traditionnel, la mutation numérique met à la
disposition du cinéaste des unités modifiables, indéfiniment transformables
par des « manipulations interactives ». Ainsi le cinéma a-t-il, selon
Rodowick, « de moins en moins à voir avec l’image, et de plus en plus avec
le langage14 ». Le plan cinématographique, la scène, la séquence, seraient
ainsi davantage langage qu’image, comme s’ils étaient de purs produits du
discours, marqués dès le début de leur genèse – digitalement codée – par une
intentionnalité. En effet :

[...] la synthèse numérique engendre une image qui n’a jamais existé dans la
réalité ; son produit relève entièrement de l’imagination et de l’intention
de ses créateurs15.

Le digital perturbe donc le régime mimétique de l’image photoréaliste.


La figuration iconique du réel perd une part de sa proximité et de sa
crédibilité indicielles, dès lors que la captation de ce réel se mêle à sa
synthèse au creux des nouvelles images. Le statut d’indicialité de l’image
photoréaliste du réel capté (le profilmique) serait alors en passe de glisser
vers l’ambiguïté de la métaphore, du simulacre, de la simulation. Ce sont
donc les relations mêmes entre l’indice et l’icône que l’image numérique
nous obligerait à reconsidérer.
LES USAGERS « CROIENT-ILS » EN LEURS IMAGES ?

Mais trêve de propos ontologiques. Il conviendrait maintenant de s’interroger


sur l’effet pragmatique qu’exercent (ou non) ces fameuses nouvelles images
digitalisées. Il suffit de regarder comment se comporte au quotidien une
bonne part des usagers. Tout photographe amateur retrouve le même plaisir
de reconnaissance photogénique lorsqu’il choisit la scène familiale qu’il croit
avoir le mieux captée dans le flux de clichés pris sur le vif. Celui qui capte
aujourd’hui un déjeuner de bébé, comme Lumière il y a plus de cent ans,
éprouve apparemment le sentiment, lui aussi, qu’il s’agit d’une scène qui fera
date dans l’histoire familiale. Pensez donc, on n’a pas le temps de les voir
grandir ! Les choses ont-elles vraiment changé en ce qui a trait à la sensation
d’avoir produit un enregistrement conforme à la réalité, d’avoir saisi par
l’objectif une scène d’anthologie familiale ? Le dispositif photographique
reste hanté par l’emprise d’une captation-restitution du monde, et sa
réputation demeure celle de la validation testimoniale d’une réalité
enregistrée. Toujours tenace aujourd’hui, malgré Photoshop et consorts, cette
notoriété de « documentarité » lui reste attachée. Qu’il suffise à ce titre de
réaliser à quel point nous faisons confiance à cette documentarité de l’image
photoréaliste, au fameux « ça-a-été16 » de Barthes. Que l’on songe au nombre
colossal de choses du monde, de l’actualité et de la culture en général que
nous connaissons grâce aux images, sans jamais avoir été en leur présence.
Qui d’entre nous, en voyant une photo d’actualité d’Obama, même s’il n’a
jamais croisé en chair et en os le président, oserait dire : ce n’est pas Obama
sur ce cliché. Une part très importante de l’imagerie scientifique et de
l’imagerie médicale reste sous l’emprise de cette caution d’authenticité
apportée, dès le XIXe siècle, par la captation-restitution photographique.
Que change le numérique dans la « confiance référentielle » très vivace
que nous persistons à accorder aux images relevant du régime photoréaliste ?
La réponse à cette question mériterait de longs développements impossibles à
tenir dans le cadre limité de cet ouvrage. On peut néanmoins mettre en
évidence quelques traits importants. Pour revenir à l’exemple de
photographie familiale que nous avons donné ci-dessus, ce qui a changé, c’est
l’importance du flux lui-même. Le photographe ou le vidéaste amateur peut «
shooter » sans compter, impunément. L’expression « gâcher de la pellicule »
n’a plus cours, et une seule limite demeure (quoiqu’elle soit sans cesse
repoussée) : la mémoire numérique. Désormais désuète elle aussi, la notion
plus qualitative de « pose » : en ce qui concerne le profilmique humain,
inutile de « jouer », de travailler sa posture, la caméra finira toujours par
saisir une image ou une séquence dont on sera satisfait. D’une certaine
manière, cette surabondance potentielle d’images produites par l’usager est
au diapason de la surabondance d’images qu’offre l’immense marché culturel
intericonique. Ce qui nous amène à poser une autre question, plus qualitative
celle-là, en relation avec notre culture visuelle : celle de la saturation, du trop-
plein et, peut-être, de l’indifférence généralisée, une image en chassant
toujours une autre, dans une fluidité perpétuelle. On sait d’ailleurs à cet égard
qu’Internet, grand réservoir et colossal distributeur d’images, demeure
jusqu’ici un média cumulatif bien davantage qu’un média intégratif.
Ce qui précède nous conduit à cette notion d’addiction à laquelle on
associe parfois numérique et nouveaux médias, le terme addiction étant à
prendre aussi dans le sens quantitatif de son paronyme : l’addition. D’une
façon parfois sournoise, le monde numérique incite l’usager à cette
accumulation d’objets, de médias, de technologies, de services, jusqu’à
saturation. Conséquence de cette addiction/addition : on passe aisément d’une
activité que l’on mène à une forme de réactivité qui nous mène. Ainsi,
l’addition de sollicitations diverses et l’addiction à des sollicitations diverses
(ne serait-ce que par les courriels que nous recevons) nous obligent à être
sans cesse en mode réactif : lire, conserver en mémoire, jeter à la corbeille,
répondre, chercher des liens, suivre des propositions de cheminement sur le
Web, etc.
Il y a donc, dans notre univers numérique, une pléthore d’images qui,
souvent, se valent aussi bien l’une que l’autre. Cette forme d’équivalence
généralisée des images en rejoint une autre, qui se rapproche davantage de la
dimension ontologique. La captation-codage propre au numérique tend à
gommer la différence entre les images, notamment dans le régime de la
documentarité et de la caution « testimoniale » photoréaliste. Rodowick
remarque à cet égard :

En tant que données, les images captées numériquement n’ont pas un statut
ontologique différent de celui des images de synthèse qui bâtissent des
mondes virtuels à partir d’opérations mathématiques sur des espaces
cartésiens17.

Comme nous le constations plus haut en mentionnant les effets du


montage intrinsèque, la transversalité et l’universalité du codage priment le
statut d’enregistrement des images. Pour l’exprimer autrement, les traces
traditionnelles d’une captation-restitution d’un réel profilmique ne
garantissent plus la réalité de cette captation. La base numérique de l’image
étant la même, cette captation peut très bien relever du virtuel et du travail de
synthèse. Peu importe, semble dire la logique digitale. Les images du monde
réel peuvent dès lors se confondre avec les images des mondes possibles de la
fiction puisqu’elles sont construites et appréhendées de la même manière. Et
ce point rejoint assurément l’éthique de la confiance en nos images,
notamment en ce qui concerne le contrat documentaire et la couverture
journalistique des événements factuels du monde. Comment l’usager peut-il
faire la différence ? La différence est-elle même pertinente ? Si l’aspect
photoréaliste de l’image me trompe une fois, qui peut m’assurer qu’elle n’est
pas susceptible de toujours me tromper. Le débat est vaste, ici encore, et il
rejoint la question de la césure et de l’effet de fiction radical, propre à tout
passage du réel à sa représentation, propre à toute représentation, mais qui
affiche sans doute un durcissement tout particulier à l’ère du numérique. S’y
greffe aussi l’opposition entre représentation et simulation telle que l’a
notamment étudiée Lev Manovich18.

DES RUMEURS PERSISTANTES DE FROIDEUR...

L’équivalence généralisée du numérique se manifeste aussi, répétons-le, dans


la multiplicité des supports par lesquels transitent nos images. Les usagers
consomment du filmique sur une multitude d’écrans et de réceptacles. On
peut même se demander, par rapport à la discussion ontologique qui précède,
si cette variété de sites de consommation n’est finalement pas plus
déterminante que la perte de cette précieuse indicialité qui singularisait
ontologiquement l’argentique et la captation des caméras analogiques.
Il en va de même du reproche récurrent de froideur clinique et d’excès
de perfection dont le « film » numérique fait l’objet. Pour autant qu’une
pareille froideur existe, se perçoit-elle de la même façon lorsqu’on consomme
un film sur sa tablette, sur son téléphone, sur son récepteur de télévision ou
face à un écran IMAX ? Jacques Aumont relate une réunion de la Fédération
internationale des archives du film en 2006, où les professionnels
internationaux de la conservation du film ne purent distinguer une projection
pelliculaire d’une projection numérique :

[...] dès cette date, il fut clair pour tous – non sans quelques frémissements
d’horreur ou de mélancolie chez les plus âgés – que la projection
numérique à haute résolution était de qualité égale à celle de la
pellicule19.

Et Aumont de s’empresser d’ajouter, entre parenthèses :

(Ce qui, je l’avoue, m’étonne, car même si la définition de l’image est en


effet aussi bonne voire, désormais, meilleure, une projection numérique
se reconnaît à sa froide perfection même.)

Il emboîte ainsi le pas à Jean-Philippe Tessé commentant la perte de la


chaleur indicielle propre au grain de la pellicule :

Ce grain qui est désormais remplacé par un simulacre électronique (le « bruit
») alors qu’il attestait du prélèvement par réaction chimique d’un dépôt
de réel, comme un coup de soleil sur la peau20.

En ce qui concerne le ressenti qualitatif, cette réputation de « froide


perfection » semble hanter tout le circuit de l’image numérique. Pour tenter
de mieux comprendre ce qu’il faut bien appeler un reproche, prenons
l’exemple de la réception du nouveau procédé dit du « High Frame Rate »
(HFR), utilisé notamment dans le film The Hobbit: An Unexpected Journey
(Peter Jackson, 2012).
L’une des caractéristiques fondamentales de l’univers numérique, c’est
qu’il permet la multiplication et le développement rapide de nombreux
nouveaux procédés. Le procédé HFR en est l’illustration. Choisie parmi
d’autres du même genre, en voici une présentation accrocheuse, qui définit
bien l’effet novelty recherché (attraction, quand tu nous tiens...) et manie sans
crainte la sémantique « révolutionnaire » :

Les cinémas Gaumont de Toulouse vous proposent de vivre une expérience


unique de cinéma grâce à la technologie de projection HFR « High
Frame Rate ». Nouvelle révolution majeure de l’ère numérique, le HFR
multiplie par deux la vitesse de projection habituelle, oubliant les 24
images par seconde pour passer directement au 48 images/seconde.
Deux fois plus d’images pour des sensations accrues d’ultra-réalisme et
de fluidité. Les cinémas Gaumont et Pathé vous invitent à découvrir
dans leurs salles ce bouleversement majeur dans l’histoire du 7e art21.

Ce que déclare le journaliste Michael Oliveira à propos de la 3D va tout


à fait dans ce sens : « La technologie doit créer un effet plus convaincant et
aussi ajouter du réalisme à l’esthétique des scènes22. » On peut dès lors
s’interroger sur un premier point : pourquoi parler ainsi d’un effet 3D plus
convaincant ? Pour convaincre qui, et pour le convaincre de quoi ? Serait-ce
parce que le réalisme de la 3D, fleuron du numérique23, n’était jusqu’à
maintenant pas jugé suffisamment convaincant ?
Nous sommes donc, avec le procédé HFR, dans une perspective
d’ultraréalisme que n’aurait pas reniée Bazin avec son idée de cinéma
intégral, puisque cette technologie procurerait une précision inédite des
mouvements. Comme le fait également depuis peu le procédé de la motion
capture, à sa manière et à l’aide de techniques différentes, à ceci près que ce
n’est pas la haute définition que la motion capture recherche mais, si l’on
peut dire, la « haute animation ». Avec le HFR, cependant, on gagnerait en
transparence par l’entremise d’un effet de fluidité, tout en améliorant le
réalisme du rendu (ou du moins une illusion de réalisme).
Ce nouveau progrès du « confort médiatique24 » comporte cependant
certains aléas. Du moins, est-ce ce que nous pouvons supputer de ce
qu’affirme Hans-Nikolas Locher, responsable de la recherche et du
développement à la Commission supérieure technique (CST) de France :

On va vers une image de plus en plus précise, presque clinique. Avant


l’arrivée du HFR, l’image numérique 4K posait problème : car elle a
tendance à rendre trop net l’arrière-plan, ce qui détourne le spectateur de
l’action. L’argument des pro-HFR, c’est qu’il faut accélérer le nombre
d’images par seconde pour capter de nouveau l’attention25.

Parole de spécialiste : nous nous dirigeons vers une image de plus en


plus « clinique ». Aseptisation clinique, froideur clinique. Telle serait la
condition essentielle de l’imagerie numérique, qui neutralise les effets de la
profondeur de champ et place tout (décor et personnages) sur un même plan
d’intensité visuelle – nous retrouvons ici notre syndrome transversal de
l’indifférenciation digitale –, risquant ainsi de porter préjudice à la
monstration et à la narration. Notons toutefois que notre spécialiste lui
confère pour sa part une connotation positive, contrairement aux tenants de
l’esprit « digitalo-critique » évoqué plus haut.

LE NUMÉRIQUE ET LA MAGIE DU FILM

Au-delà de l’effet novelty qu’elle procure – assez vite estompé –, cette


nouvelle (r)évolution du numérique, misant sur un ultraréalisme de haute
définition par l’entremise du HFR, suscite des critiques qui peuvent être sans
effort élargies à toute l’imagerie numérique. Dans un article intitulé
significativement « The Hobbit : le nouveau format vidéo gâche-t-il la magie
du film26 ? », le journaliste Philippe Berry rapporte un certain nombre de
reproches formulés à l’endroit de la nouvelle technologie qu’il est intéressant
de décrypter. Ainsi la netteté du mouvement et la fluidité accrue, annoncées
par Peter Jackson, ne seraient-elles que des promesses « sur le papier ». Si le
réalisateur jure que cela permet d’éviter le mal de crâne, le journaliste avance
de son côté que « trop de netteté tue le rêve » et que « ceux qui possèdent une
télé HD récente connaissent le sentiment ». D’autres critiques relatées dans
l’article sont à l’avenant. Celle-ci, par exemple : « [...] la magie n’opère pas
car les images sont trop réalistes. Dans les scènes en intérieur, on voit trop
qu’il s’agit d’un plateau de tournage27. » Par ailleurs, le jeu des acteurs y
semblerait « plus proche du théâtre ».
Qui trop embrasse mal étreint, l’air est connu, et la 3D du HFR donne
des résultats moindres que la 3D « classique » d’un film comme Life of Pi
(2012), d’Ang Lee. Pour conforter son point de vue « digitalo-sceptique »,
Berry n’hésite pas à s’appuyer sur l’opinion de certains experts :

« On ne comprend pas à 100 % cet effet », estime le neuroscientifique Paul


King. Il l’explique [sic], « selon certains, un nombre d’images par
seconde plus bas captive l’imagination » et active l’état de « suspension
consentie de l’incrédulité » du spectateur. À l’inverse, avec des images
de plus en plus nettes et de plus en plus réalistes, on voit davantage les
grosses ficelles du tour de magie qu’est le cinéma28.

Ce commentaire mériterait assurément de longs développements, car il


touche au phénomène complexe et fascinant de notre entrée en fiction,
comme le rappelle la fameuse formule de Coleridge qu’évoque ici le
neuroscientifique. Soit cette « willing suspension of disbelief », cette
suspension volontaire de l’incrédulité dont on sait qu’elle rejoint le tout aussi
célèbre « je sais bien mais quand même » d’Octave Mannoni. Pour participer
à l’illusion fictionnelle, pour créer du make believe, il faut laisser libre cours
à notre bonne volonté, il faut activer la part de nous-même qui accepte d’y
croire. Or cette « libération » ou cette activation volontaire, dans le contexte
de l’image mouvante du cinéma, serait favorisée par une relative lenteur de
défilement des images. Ou, si l’on interprète cette lenteur d’un point de vue
technologique, par une basse performance du dispositif de défilement, par ses
« carences » relatives. Puisqu’un nombre d’images par seconde moins élevé
solliciterait mieux, « selon certains » (dixit Paul King), la participation
imaginaire, le défilement rapide de la haute définition serait paradoxalement
moins efficace, non pas en termes de réalisme, mais en termes de qualité de
l’investissement imaginaire. L’explication la plus directe, quoique difficile à
démontrer, consiste à expliquer la qualité de cette participation par le fait que
l’« usager » de la fiction doit davantage combler les carences de la
monstration, qu’il doit les « compenser ». Or cette activité compensatoire
n’est efficace que si cet usager entre vraiment dans le jeu, que s’il y entre
effectivement, ce qui constitue un puissant gage de participation affective. Et
la boucle est ainsi bouclée.
On trouve des échos de cette participation pour ainsi dire inversement
proportionnelle à la carence ou à la performance du dispositif figuratif dans
certaines réflexions sur la bande dessinée que l’un des auteurs du présent
ouvrage a publiées en 1993 :

En ce qui concerne la force imaginaire de la fiction construite, cette apparente


indigence du neuvième art ne signifie pourtant pas déficit qualitatif. Au
contraire, on peut penser que les efforts qu’il doit déployer pour mettre
en place son illusion référentielle sont naturellement solidaires de la
fiction, si du moins on prend celle-ci dans le sens d’un assemblage
imaginaire. [...] La « faiblesse réaliste » de la BD serait le gage de sa
pureté fictionnelle. La résistance du code, la cohérence graphique
entièrement construite permettraient paradoxalement une fiction plus «
vraie », d’autant plus crédible qu’elle doit être admise par le consensus
actif d’un lecteur-spectateur complice29.

Rappelons d’ailleurs au sujet du neuvième art les propos d’un cinéaste –


et non des moindres –, Federico Fellini, qui commentait ainsi sa collaboration
scénaristique avec le dessinateur Milo Manara30 :
[...] la BD, plus que le ciné, bénéficie de la collaboration des lecteurs : on leur
raconte une histoire qu’ils se racontent à eux-mêmes ; à leurs propres
rythme et imaginaire [...] La BD est une expression plus pure que le ciné
parce que moins réaliste, plus allusive31.

Bien d’autres auteurs, philosophes, pédagogues et dessinateurs ont eux


aussi souligné cette dynamique fictionnelle selon laquelle les figures
caricaturales et grossières de la BD humoristique32, par exemple, se montrent
capables, malgré leur « esquissité », de susciter chez le lecteur une
participation affective intense. On pense au bâton-cheval de bois décrit par
Gombrich. Ce bâton ne ressemble que très schématiquement à un cheval,
mais il permet à l’enfant qui joue de l’utiliser comme une monture plus vraie
que nature. Gombrich note à ce propos : « [...] le commun dénominateur entre
le sujet et sa figuration symbolique, sera la fonction et non pas la “forme
extérieure33”. » Dès 1827, le dessinateur et professeur Rodolphe Töpffer
décrivait de la sorte ces « petits bonshommes » que tracent les enfants :

J’en ai rencontré [...] qui, tout gauches et mal tracés qu’ils sont, reflètent
vivement, à côté de l’intention imitative, l’intention de pensée, à tel
point que cette dernière y est toujours [...] infiniment plus marquée et
réussie que la première. En effet, pendant qu’on ne voit que des
membres à peine reconnaissables considérés un à un, un visage
fabuleux, une panse mal bâtie et deux quilles de jambes, on discerne
néanmoins, et d’emblée, une intention voulue d’attitude, des traces non
équivoques de vie, des signes d’expression morale, des symptômes
d’ordonnance et d’unité, des marques surtout de liberté créatrice qui
prévalent hautement par-dessus le servage d’imitation34.

Ce détour du côté de la prégnance de notre expérience fictionnelle,


constitue donc une manière de comprendre cette impression de froideur
hyperréaliste que dégagerait, dans son état de développement actuel, un
procédé comme le HFR. La difficulté ne se situe donc pas sur le plan du
contenu, mais dans cette trop haute définition à laquelle le public n’est pas
encore habitué au cinéma. Dans certains forums de discussion, cette image
jugée trop nette, trop propre, suscite chez de nombreux spectateurs, et de
façon étonnamment récurrente, la sensation de regarder une telenovela. On le
constate, par exemple, dans ce commentaire sur The Hobbit, tiré d’un article
publié le 11 décembre 2012 dans un journal en ligne américain, The Atlanta
Black Star :

Early reviewers have compared the higher frame rate versions to high
definition television shows, and have accused the format of making the
special effects and scenery appear to be fake due to the sharpness. “This
wildly expensive visual technology paradoxically conspires to make
everything else in the film look cheap”, said Slate’s Dana Stevens. “It’s
hard to overstate the degree to which the 48fps format interfered with
my ability to get lost in this movie’s story35 [...]”

Ainsi donc, certains s’inquiètent : à quoi bon l’amélioration de la qualité


du relief en 3D, si c’est pour en payer le prix fort en termes d’aseptisation,
voire de stérilité.

À LA RECHERCHE DE LA DURÉE PERDUE

Il ressort de ce qui précède que la qualification de numérique est loin d’être


neutre. Elle charrie dans son sillage un réseau connotatif lui attribuant une
froideur aseptisée qui renvoie à l’hyperperfection, au mieux-que-nature, au
plus-que-sain. Mais le terme possède par ailleurs un côté dépréciatif,
puisqu’il évoque aussi l’absence de chaleur et de vitalité, l’inhumanité, la
mort. Exactement, du reste, comme l’adjectif stérile, qui désigne à la fois la
sécurité, la protection, la préservation de la vie et son contraire : le vide,
l’absence du vivant. Jean-Philippe Tessé résume bien tout le réseau
connotatif associé à cette stérilité froide du numérique, car on peut en effet
penser que la quête de la perfection est confrontée à :

[…] des dogmes dont la portée symbolique nous heurte : fixité extrême,
lissage, compression, chasse à l’imperfection, à l’imprévu, aux aspérités,
éternelle juvénilité d’images qui ne vieilliront pas, n’auront plus
d’histoire. Des images nettoyées, hygiéniques, désaffectées36 […]

En ce qui concerne l’image filmique, ce sentiment d’aseptisation


mortifère ne serait pas étranger à une sorte d’écrasement du temps,
consubstantiel à la captation-codage numérique. Encore une dimension
ontologique. On ne transforme pas la lumière captée en code informatique
sans dommages collatéraux ! La saisie numérique du réel fracturerait ainsi la
durée, scléroserait le temps vivant du profilmique. C’est, on l’a vu, la
position défendue par Rodowick, pour qui « l’unité spatiale de l’image
photographique est […] fondamentalement rompue37 ». Pour ceux qui
pensent comme lui, l’encodage numérique fracturerait ou, à tout le moins,
altérerait l’unité spatiotemporelle du profilmique capté par l’appareil de prise
de vues. L’empreinte lumineuse de la captation argentique, par contre,
conserverait cette durée qui se confond avec l’acte photographique, qui est en
contiguïté quasi tactile avec cet acte. Selon l’auteur américain, cela explique
pourquoi la vidéaste Babette Mangolte pose cette question cruciale à ses yeux
: « Why is it difficult for the digital image to communicate duration38? » Un
propos que Rodowick reprend à sa façon : « Est-il possible au cinéma
numérique d’évoquer le temps ou la durée d’une manière comparable au
cinéma sur pellicule39 ? » La digitalisation filmique aurait beau animer
l’image et lui restituer du mouvement, ce serait tout bonnement la durée de
l’image photoréaliste qui serait pour ainsi dire dissoute. Une comparaison
avec le monde de l’enregistrement sonore nous amène à rappeler l’argument
des défenseurs des disques vinyle par rapport aux CD et autres supports
numériques : le son « indiciel » produit par le contact des sillons avec
l’aiguille du tourne-disque posséderait une profondeur, une proximité, une
chaleur irremplaçables40.
Mais par-delà ces questions, il est une dimension du filmique digitalisé
qui recoupe à la fois l’expérience commune des usagers, la réflexion
ontologique et la répartition de territoires institutionnalisés de l’image. Il
s’agit de la frontière, longtemps considérée comme stabilisée, entre images
fixes et images animées, que la captation-codage propre au numérique tend à
faire tomber.
Commençons par – encore lui – l’usager. N’importe quel appareil offert
aujourd’hui sur le marché permet à l’amateur un passage rapide du mode «
fixe » au mode « vidéo ». Mieux, le mode « vidéo » est intégré aux options de
réglage optique de base de ces appareils, au même titre que les régimes «
portrait », « paysage », etc. Entre « vidéo » et « fixe », le mode « rafale »
permet à quiconque de jouer au petit « chronophotographe »… Même chose
pour la consommation écranique, une monstration fixe étant susceptible de
s’animer d’un simple clic ou d’un simple contact tactile. Plus personne ne
s’en étonne à l’heure de nos écrans à l’épiderme hypersensible. Ce serait
même plutôt le contraire : on demeure perplexe devant une image fixe qui
résiste à l’animation, a fortiori lorsque cette image s’intègre dans un
environnement écranique où les animations sont omniprésentes.
Si métissage et hybridation constituent une sorte de signature du
numérique, on les retrouve donc à l’œuvre dans la manière qu’il a de forcer la
(relative) désuétude du couple fixe/animé, cette bipolarisation qui a fait les
beaux jours de maints programmes universitaires, et dont elle a constitué l’un
des principes de catégorisation. Comme le résument bien Laurent Guido et
Olivier Lugon :

Parmi les multiples conséquences imprévues du passage aux technologies


numériques, l’une des plus profondes est sans conteste la soudaine
convergence des deux catégories de l’image fixe et de l’image animée.
Alors qu’elles étaient jusque-là perçues comme mutuellement
exclusives, s’étaient déployées dans des espaces institutionnels distincts,
nécessitaient des supports différents [...] et avaient constitué dans
l’économie culturelle et la réflexion universitaire des champs
disciplinaires autonomes, elles semblent dorénavant ne composer que
deux variantes d’un même ensemble, sans frontière stable entre les
deux41.

Ainsi, répétons-le, à l’intérieur du flux et à travers l’animation


généralisée de nos médias visuels numériques, l’« image mouvementée42 »
passerait presque pour la norme, l’état standard, et l’image fixe, pour
l’exception. Pour l’exprimer autrement, tout se passe comme si l’image fixe
s’inféodait désormais au principe supérieur de l’animation, comme si la fixité
n’était jamais qu’un état de léthargie provisoire que le premier clic venu
pourrait inverser à tout moment. Comme si la fixité était virtuellement
mouvement.
Certes, avant l’ère du numérique, la césure fixe/animé n’a pas toujours
été aussi rigide qu’on pourrait le croire. La nature de cette césure varie
notamment en fonction du cadre institutionnel dans lequel on la situe (la
tradition universitaire de classification des études iconiques, par exemple). En
outre, des recherches historiques de plus en plus nombreuses montrent que
les deux registres de l’animé et du fixe se sont souvent interpénétrés et que
leur apparente opposition s’avère caduque à plus d’un titre, comme en
attestent notamment les travaux de Maria Tortajada43 ou de Caroline Chik44.
On comprendra cependant que la porosité de la frontière entre le fixe et
l’animé, voire la fusion de ces deux modes, sont plus que jamais d’actualité,
ne serait-ce que dans le cadre de nos pratiques quotidiennes de captation
d’images et de consommation écranique. On pourrait même formuler ici
l’hypothèse que, à l’ère du numérique, l’animation iconique s’affirme comme
une série culturelle dominante. Sans doute pourrait-on même l’ériger en une
métasérie, que viendrait cautionner l’usage de la majuscule : l’Animation. En
effet, le dispositif 45 « Animation » nous paraît subsumer image fixe et
images animées et, partant, neutraliser les incompatibilités de jadis. Et ce,
d’autant que c’est ici encore l’usager lui-même qui, lorsqu’il se situe dans
une configuration écranique investie par l’Animation, peut choisir de se
placer selon son bon vouloir sous le mode de la « contemplation » fixe (en
enclenchant la fonction « pause » ou en s’abstenant d’activer l’animation) ou
sous celui de la participation « animée » (en enclenchant le mode « play » ou
en activant l’animation). Il est vrai que cette possibilité était déjà offerte par
le magnétoscope. Mais dans les nouveaux systèmes digitalo-écraniques, ces
deux régimes sont quasi indistinctement accessibles. En ne cliquant pas sur
une image programmée pour s’animer sur commande, on peut décider de ne
pas enclencher le mouvement. Inversement, on peut interrompre n’importe
quel flux filmique et choisir de s’arrêter sur une image fixe. On retrouve ici
certains traits fondamentaux de la jouabilité et de l’interactivité que l’univers
vidéoludique porte à un haut degré de développement. D’une certaine
manière, on pourrait dire que le numérique met à la portée de chaque
récepteur la prosodie et la rythmique singulières de La jetée (1962) de Chris
Marker.
La récente mutation nous oblige donc à reconsidérer un binôme
conceptuel que l’un des auteurs du présent ouvrage avait proposé jadis de
distinguer à l’aide d’un néologisme. Il s’agissait de différencier les médias
homochrones des médias hétérochrones46. Dans le premier cas, le temps de
réception des messages est programmé par le média. Dans le second, ce
temps de réception n’est pas déterminé par le média ni incorporé dans ses
énonciations. Ainsi, dans un contexte homochrone, les productions
médiatiques sont conçues pour être consommées dans une durée
intrinsèquement programmée. Le temps de réception y est absorbé, intégré,
dirigé par l’énonciation médiatique elle-même :

Le spectacle cinématographique, les émissions de télévision ou de radio sont


prévus pour une adéquation énonciative de la durée. S’il prend quelque
distance avec la durée programmée par le média, le récepteur court le
risque de rompre la coopération interprétative temporelle programmée
par le média homochrone. [...] Apprécier, recevoir le message, c’est en
accepter les directives d’émission temporelle. C’est bien sûr ce qui
donne une certaine légitimité à cette différenciation académique qui
répartit en deux camps bien séparés les spécialistes de l’image fixe et
ceux de l’image animée47.

Par contre, dans un contexte hétérochrone, le temps de consommation


du message n’est pas médiatiquement intégré, il ne fait pas partie du temps
d’émission. Dissociée du média, cette temporalité de l’émission n’a pas la
prétention de réguler le temps de réception. Ainsi, en bande dessinée, le
lecteur demeure le seul maître de son rythme de lecture et de ses arrêts sur
image.

MAÎTRISER LE TEMPS DES IMAGES


À l’aune du numérique, la frontière entre hétérochronie et homochronie
semble donc s’estomper ou, à tout le moins, devenir poreuse. Plus
exactement, nos nouveaux écrans et médias se singularisent par le fait qu’ils
brassent parallèlement hétérochronie et homochronie, l’un et l’autre régimes
étant pour ainsi dire provisoires. Mieux – et l’on voit poindre ici l’un des
traits majeurs de l’ère du numérique : l’interactivité –, c’est le spectacteur
(non pas le spectateur) qui détient de plus en plus souvent les clefs pour
activer lui-même un régime et une posture de réception tantôt homochrone
tantôt hétérochrone. Cette porosité, cette hybridation du temps de réception
constitue d’ailleurs une caractéristique essentielle de nos hypermédias. D’une
certaine façon, et pour l’exprimer avec une légère tonalité dialectique, ils ont
dépassé la « thèse hétérochrone » et l’« antithèse homochrone » pour aboutir
à une synthèse que l’on pourrait qualifier de polychrone. Cela étant posé, il
demeure bien sûr des médias exclusivement homochrones ou hétérochrones.
On voit mal, ou plutôt on entend mal comment la radio pourrait un jour
devenir autre chose qu’homochrone. À l’instar du modèle radical que
constitue la musique, puisque faire un arrêt sur musique, c’est annihiler la
musique48.
Voilà qui nous permet de revenir au cinéma. En effet, certains
défenseurs du dernier carré identitaire du média, même s’ils n’utilisent pas les
mêmes termes que nous, considèrent l’homochronie comme un invariant
irréductible. Aumont fait partie, nous l’avons remarqué ci-dessus, de ces
gardiens d’un socle identitaire intouchable. Aussi se demande-t-il ce qu’il
reste de la « vision, plus ou moins esseulée, d’une grande image mouvante
dans le noir, s’imposant à notre attention sans que nous puissions agir sur
elle49 [...] ». Sa réponse, catégorique, maintient l’homochronie comme
principe identitaire inaliénable du cinéma, car le film y impose un temps «
modelé et modulé » :
Voir une œuvre de manière « analytique », en peinture cela voulait dire porter
son attention tour à tour sur diverses parties ou divers aspects d’une
œuvre ; en cinéma, cela veut dire forcément découper l’œuvre, en
changer fondamentalement l’expérience en ne la prenant pas par son
déroulement propre et vital, mais par morceaux. [...] Je serai bien le
dernier à dire qu’une telle vision analytique ne peut pas être heureuse ;
simplement, c’est une autre vision, qui n’est pas celle qu’appelle le
dispositif cinématographique. S’il faut l’écrire expressément : ce n’est
pas du cinéma50.

Ce « déroulement » vécu en temps réel par le spectateur constitue un


principe « propre et vital » du septième art, soit une condition nécessaire de
ce que l’on pourrait désigner comme son épiphanie51. L’homochronie est
donc bel et bien, à ses yeux, un incontournable et une condition identitaire
nécessaire du cinéma. C’est un trait indispensable si l’on veut qualifier le
cinématographique sur le plan ontologique. Et cette épiphanie homochrone
statutaire est, pour Aumont, en même temps source de fascination magique et
incitation à la cinéphilie.
Toutes proportions gardées, à l’heure actuelle, un débat identitaire agite
également le monde hétérochrone de la bande dessinée, où homochronie et
hétérochronie occupent des positions inverses. La bande dessinée perd-elle
son « âme épiphanique » lorsque les possibilités du numérique l’autorisent à
s’ouvrir au mouvement, à l’animation, donc à l’homochronie ? Magali
Boudissa précise à ce sujet :

[...] avec les technologies numériques il est désormais impossible pour


l’auteur d’être sûr que chaque lecteur lira sa bande dessinée dans le
format pour lequel elle a été créée52 [...]
Ainsi, lorsque le lecteur parcourt une BD sur l’écran (que cette BD soit
ou non conçue pour le Web), il se doit de composer avec l’affichage
éphémère de pages-écrans – participant d’un phénomène d’amnésie
écranique53 –, qui « s’oppose à la matérialité immuable des images papier54
». Avec le numérique et la possibilité, entre autres, de dérouler des pages-
écrans, le dispositif spatio-narratif de la bande dessinée se temporalise. La
cristallisation des vignettes dans l’espace, condition de l’hétérochronie «
épiphanique » de la BD, n’est plus intangible. En un mot, l’hétérochronie
verse dans l’homochronie, par le truchement de ce que Boudissa nomme «
une dimension de feuilleté » :

[...] l’affichage différé des vignettes dans la planche engendre une dimension
de feuilleté au sens où l’apparition des vignettes se décompose en strates
successives dans la planche55.

Or on sait à quel point cette dimension de « feuilleté » caractérise nos


écrans, qui fonctionnent par superposition ou coprésence de « couches »,
comme l’a bien remarqué Lev Manovich.
Cette nouvelle instabilité frontalière entre fixité et animation tend à
s’amplifier aujourd’hui. Ainsi, dans nombre de webcomics actuels présentés
sur support numérique, on peut animer certaines des cases et des images
fixes, voire la totalité de celles-ci. C’est souvent le lecteur qui déclenche cette
animation programmée, gardant pour ainsi dire l’initiative hétérochrone du
déclenchement, tout en profitant de l’animation, toujours sous le mode
hétérochrone.
Curieusement, l’amoindrissement de l’étanchéité entre les médias
visuels de la fixité et ceux de l’animation rend pour ainsi dire le dispositif
cinéma plus accessible, chaque usager pouvant en disséquer le mécanisme
jadis occulté qui en faisait toute la magie. Guido et Lugon notent à ce sujet :
Paradoxalement, la conception du film en tant que juxtaposition d’images
isolées n’a jamais été aussi proche de l’expérience courante de n’importe
quel usager du cinéma à l’ère numérique, via la fonction de mise sur
pause présente sur tous les lecteurs de DVD, là où les conditions
matérielles du spectacle cinématographique traditionnel rendaient
impossible la perception concrète des images fixes déposées sur la
bande projetée à l’écran56.

Pareille situation ne reste pas sans effet, au moins sur les plans
ontologique et narratologique. Dans son commentaire sur l’article de Tom
Gunning publié dans l’ouvrage codirigé par lui, Guido note que l’auteur
américain montre comment la photographie instantanée a permis de percevoir
des mouvements qui étaient jusque-là restés tout à fait invisibles tout en
contribuant à « dévoile[r] le transitoire, le fugitif, l’éphémère, le quelconque,
là où l’esthétique classique d’un Lessing exigeait l’instant choisi,
emblématique, prégnant57 ». Le cinéma a diffusé dans un continuum, en
empruntant un débit fondé sur la durée, « ces instants figés produits de
l’arbitraire58 », ces instants fugitifs, secondaires, anodins. En un mot, ces
instants non prégnants. Avec le numérique et les nouveaux dispositifs
technologiques, on peut en quelque sorte retrouver, par l’arrêt sur image, le «
secret » (ou l’envers du décor) du montage. Ainsi, le spectateur peut donc, ici
encore, subvertir la vocation homochrone du flux médiatique et la gérer de
façon hétérochrone. Il peut s’arrêter sur n’importe quel photogramme ou
n’importe quelle image comprise dans le flux de l’image animée. Ce qui
signifie, en termes quasi narratologiques, que l’usager peut, derrière son
écran domestique, redonner son caractère prégnant à n’importe quel instant
fugitif... Ce faisant, par cette interaction simple, il peut aller jusqu’à
réorganiser à sa guise le programme des tensions narratives prévu pour
s’appuyer sur un ensemble d’instants prégnants.
Si ces formes d’interaction assez minimales possèdent déjà de pareilles
conséquences, on imagine l’importance de celles qui découlent de l’évolution
accélérée d’autres formes d’interactivité combinées aux hybridations
médiatiques de tous types. Ainsi, parmi de multiples exemples possibles,
assiste-t-on aujourd’hui à une convergence des séries télévisées, des jeux
vidéos, des réseaux sociaux, du téléphone portable et des plateformes mobiles
pourvues de caméras et d’écrans, voire d’une technologie de localisation et de
reconnaissance vocale. On peut par exemple se reporter à Last Call59 (Milo,
2010, produit par Deluxe Films et l’agence publicitaire Jung von Matt), où un
personnage issu de la « fiction » peut donner un coup de téléphone réel à l’un
des spectateurs réunis dans une salle afin de s’informer de ce qu’il doit faire.
Ce spectateur peut alors l’orienter vers une solution qu’il choisit, ce qui
infléchira le déroulement du récit. Ce qu’Olivier Asselin met justement en
perspective comme suit :

On the one hand, real-world data are now often located on the Internet,
notably through mapping software and interfaces, producing a kind of
augmented virtuality ; on the other hand, virtual data are now often
located in real space, notably through augmented reality applications. In
this expanded field, new forms of cinema and games have emerged that
deploy pervasive transmedial narratives60.

Cette petite phénoménologie de la digitalisation, aussi partielle soit-elle,


nous a entraînés dans de multiples directions, vue l’amplitude hautement
changeante de la réalité que nous avons dû scruter pour la produire. Il a
beaucoup été question, dans ce chapitre, du phénomène aux fondements
mêmes de la cinématographie : la captation. Par-delà la question de
l’opération numérique par excellence que constitue ce que nous avons appelé
la captation-codage, se profilait constamment la fameuse captation-
restitution, qui ne serait pas proprement encodage, même si elle a fini par
répondre à un certain nombre de codes, en passant notamment d’un procédé
assez limité sur le plan de la sémiosis (l’enregistrement d’images par un
dispositif de prise de vues sur une pellicule argentique) à une procédure plus
complexe (le tournage, qui est venu « sublimer » en quelque sorte le simple
filmage). En passant du filmage au tournage, le cinéma a ainsi ramassé les
fruits de ce que nous appellerons ici l’effet Aufhebung.

______________

* La mention « En savoir + » apparaît à plusieurs reprises dans les notes de


bas de page de cet ouvrage. Elle indique qu’un supplément d’information
(illustrations, vidéos, hyperliens, citations ou notes complémentaires) est
accessible sur le site Internet finducinema.com.
1. « La nouvelle pellicule », Phono-Ciné-Gazette, n° 46, 15 février 1907, p.
70.
2. Pandora’s Digital Box. Films, Files, and the Future of Movies, Madison,
The Irvington Way Institute Press, 2012, p. 8.
3. Selon la métaphore proposée par Pierre Musso dans « La “révolution
numérique” : techniques et mythologies », manuscrit de l’auteur accessible en
ligne sur le site de l’Institut Mines-Télécom, 2010, p. 6 (publié dans La
Pensée, n° 355, 2008, p. 103-120).
4. Marie-Julie Catoir et Thierry Lancien, « Multiplication des écrans et
relations aux médias : de l’écran d’ordinateur à celui du Smartphone », dans
Thierry Lancien (dir.), MEI (Médiation et information), n° 34, 2012, p. 56.
5. On peut ici penser aux sites de stockage de données du genre de
MegaUpload, qui a donné lieu à toute une saga politico-judiciaire. En savoir
+.
6. L’âge de l’accès : la révolution de la nouvelle économie, Paris, La
Découverte, 2001.
7. Courriel personnel adressé à André Gaudreault le 9 mars 2013. En savoir
+.
8. Philippe Dubois, L’acte photographique, Paris/Bruxelles, Nathan/Labor,
1983, p. 9.
9. « Le DVD, nouveau jouet d’optique ? », dans Francesco Casetti, Jane
Gaines et Valentina Re (dir.), In the Very Beginning, at the Very End. Film
Theories in Perspective, Udine, Forum, 2010, p. 163.
10. Cloning Terror: The War of Images, 9/11 to the Present, Chicago,
University of Chicago Press, 2011.
11. Philippe Marion a d’ailleurs à une époque pris ses distances avec Philippe
Dubois, en réhabilitant la dimension d’icône de la photographie en tant que
captation « mécanique » du réel et en réservant prioritairement la dynamique
d’indicialité à la trace graphique (à l’œuvre dans la bande dessinée, en
contiguïté avec le geste d’un graphiateur). Voir Traces en cases : travail
graphique, figuration narrative et participation du lecteur, Louvain-la-
Neuve, Bruylant-Academia, 1993.
12. « L’événement numérique », Trafic, n° 79, automne 2011, p. 91. En
savoir +.
13. Ibid., p. 91-92.
14. Ibid., p. 89.
15. Ibid., p. 91.
16. La chambre claire. Notes sur la photographie, Paris, Gallimard, 1980, p.
129-130.
17. Op. cit., p. 89.
18. « Simulation refers to various computer methods for modeling other
aspects of reality beyond visual appearance […] » Lev Manovich, The
Language of New Media, Cambridge, MIT Press, 2001, p. 17.
19. Que reste-t-il du cinéma ?, Paris, Vrin, 2012, p. 53.
20. Jean-Philippe Tessé, « La révolution numérique est terminée », Cahiers
du cinéma, n° 672, novembre 2011, p. 8.
21. La citation se trouve en ligne. En savoir +.
22. « The Hobbit : Richard Armitage fasciné par le nouveau format 3D »,
dans La Presse, 4 décembre 2012. En savoir +.
23. Même si, il convient de le rappeler, les technologies 3D ne datent pas
d’hier. Il n’est qu’à évoquer cet épisode des années 1950, où l’on tenta sans
succès d’imposer la 3D sur le marché pour en faire un instrument de lutte
contre l’invasion menaçante de la télévision.
24. « En règle générale, nous identifierons le confort médiatique à l’illusion
d’immédiateté » (Daniel Bougnoux, Sciences de l’information et de la
communication, Paris, Larousse, p. 531).
25. La citation se trouve en ligne. En savoir +.
26. Mis en ligne sur le site 20minutes.fr le 10 décembre 2012. En savoir +.
27. Commentaire tiré du Huffington Post, cité dans Philippe Berry, op. cit.
28. Ibid.
29. Philippe Marion, « Scénario de bande dessinée. La différence par le
média », Études littéraires, vol. 26, n° 2, décembre 1993, p. 84. En savoir +.
30. Dans l’album Voyage à Tulum sur un projet de Federico Fellini pour un
film en devenir, de Milo Manara (Tournai, Casterman, 1993).
31. « Federico Fellini sage comme la lune », Le Soir, 1er août 1990, p. 3. En
savoir +.
32. Voir Philippe Marion, Traces en cases, p. 287.
33. Méditations sur un cheval de bois et autres essais sur la théorie de l’art,
Mâcon, Éditions W, 1986, p. 21.
34. Réflexions et menus propos d’un peintre genevois, ou Essai sur le beau
dans les arts, Paris, École nationale supérieure des beaux-arts, 1998 [1848].
35. La citation se trouve en ligne. En savoir +.
36. Op. cit., p. 8.
37. Op. cit., p. 88.
38. « Afterward: A Matter of Time », dans Richard Allen et Malcolm Turvey
(dir.), Camera Obscura, Camera Lucida : Essays in Honor of Annette
Michelson, Amsterdam, University of Amsterdam Press, 2002, p. 263. Citée
dans David Norman Rodowick, The Virtual Life of Film, Cambridge, Harvard
University Press, 2007, p. 163.
39. « L’événement numérique », p. 87.
40. Ce qui expliquerait en partie l’actuel regain d’intérêt pour l’ancien
dispositif. En savoir +.
41. « Introduction », dans Laurent Guido et Olivier Lugon (dir.), Fixe/Animé.
Croisement de la photographie et du cinéma au XXe siècle, Lausanne, L’Âge
d’Homme, 2012, p. 11.
42. L’expression « image mouvementée » n’est que très peu (sinon pas)
usitée, mais on voit ici qu’elle peut être fort utile pour exprimer quelque
chose comme « image mise en mouvement ». En savoir +.
43. Voir « Le statut du photogramme et l’instant prégnant au moment de
l’émergence du cinéma », dans Francesco Casetti, Jane Gaines et Valentina
Re (dir.), op. cit., p. 23-32. Voir aussi « Photographie/cinéma : paradigmes
complémentaires du début du XXe siècle », dans Laurent Guido et Olivier
Lugon (dir.), op. cit., p. 47-61.
44. L’image paradoxale. Fixité et mouvement, Villeneuve d’Ascq, Presses
universitaires du Septentrion, 2011.
45. Dispositif, dans un sens proche de celui que lui confèrent François Albera
et Maria Tortajada : « Cette instance technique envisagée via la question du
dispositif permet une articulation a) avec le spectateur, le milieu, l’utilisateur
; b) avec la machine, l’appareil, les appareils, c) avec l’institution, les
institutions. » François Albera et Maria Tortajada, « Le dispositif n’existe pas
! », dans François Albera et Maria Tortajada (dir.), Ciné-dispositifs.
Spectacles, cinéma, télévision, littérature, Lausanne, L’Âge d’Homme, 2011,
p. 22.
46. Philippe Marion, « Narratologie médiatique et médiagénie des récits »,
Recherches en communication, n° 7, 1997, p. 82. En savoir +.
47. Ibid., p. 83.
48. À propos de la radio, il convient ici encore de nuancer en fonction de
l’évolution conjointe des usages et des technologies. Ainsi, comme nous le
fait remarquer Simon Thibodeau (Université de Montréal), peut-on, avec une
application iPhone (TuneIn Radio), interrompre le flux de la radio en
appuyant sur pause et revenir sur les dix secondes précédentes si l’on a
manqué un passage, ou encore enregistrer un extrait, etc. Le caractère
radicalement homochrone de la radio peut dès lors être atténué. Plus encore,
nous précise Marnie Mariscalchi (Université de Montréal), la radio cesse de
n’être qu’une émission en continu, pour être reprise sous la forme de capsules
autonomes (podcasts) pouvant être écoutées sur demande, téléchargées et
archivées (à titre d’exemple : les bulletins horaires de la BBC World News).
49. Op. cit., p. 75.
50. Ibid., p. 82-83.
51. Nous entendons le mot épiphanie dans son sens étymologique dérivé du
verbe grec phaïno : « ce qui se manifeste, apparaît, est évident ». On pourrait
aussi parler ici de cinéphanie en empruntant à Marc Joly-Corcoran le beau
néologisme qu’il a créé sur le modèle de l’hiérophanie de Mircea Eliade, qui
signifie « émergence du sacré ». Voir Marc Joly-Corcoran, La cinéphanie et
sa réappropriation : l’« affect originel » et le spectateur néoreligieux, thèse en
cours de rédaction à l’Université de Montréal. En savoir +.
52. La bande dessinée entre la page et l’écran : étude critique des enjeux
théoriques liés au renouvellement du langage bédéique sous influence
numérique, thèse de doctorat, Université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis,
2010, p. 58. En savoir +.
53. Sur cette notion d’amnésie écranique, voir l’article de Raphaël Lellouche,
« Théorie de l’écran », en ligne. En savoir +.
54. Magali Boudissa, op. cit., p. 63.
55. Ibid., p. 94.
56. « Introduction », dans Laurent Guido et Olivier Lugon (dir.), op. cit., p.
12-13.
57. « Introduction. Les saccades paradoxales du nouvel “inconscient optique”
», dans Laurent Guido et Olivier Lugon (dir.), op. cit., p. 22. L’article de
Gunning s’intitule pour sa part « L’instant “arrêté” : entre fixité et
mouvement » (p. 37-46).
58. Loc. cit.
59. On peut consulter à ce sujet la vidéo intitulée « Last Call by 13th Street
the First Interactive Theatrical » mise en ligne sur YouTube. En savoir +.
60. « The Thrill of the Real: On the Use of Metalepsis in Mixed-Reality Film
and Games », communication présentée à la Magis Gorizia Spring School,
Gorizia, Italie, mars 2013. Citée avec la permission de l’auteur. À paraître.

Chapitre 4*

Du filmage au tournage : l’effet Aufhebung


[...] je ne puis jamais, parlant cinéma, m’empêcher de penser « salle », plus
que « film1 ».

Roland Barthes, 1975.

No amount of mourning will revive the vanished rituals – erotic, ruminative –


of the darkened theater2.

Susan Sontag, 1996.

On sait que pour Barthes, comme en fait foi la première épigraphe du présent
chapitre, la salle de cinéma était un invariant privilégié. Or l’avenir de la salle
de cinéma, écrin des attractions filmiques, semble désormais menacé par cette
révolution numérique qui bouleverse nos traditions, qui chamboule nos
habitudes. Et qui a précipité, il y a peu, une crise. La salle et la pellicule sont
pourtant, répétons-le, les deux principes majeurs qui servent à asseoir la
plupart des définitions du cinéma que le XXe siècle nous a léguées. Pour les
tenants de la tradition cinéphile, il est en effet loin d’être évident de concevoir
le cinéma sans la salle. Et il n’est guère plus évident de concevoir le cinéma
sans la pellicule. On peut imaginer le déchirement provoqué chez tout «
amant » du cinéma quand la mutation numérique le force à imaginer ce que
peut être le cinéma sans la salle et sans la pellicule... C’est pourtant à cet
exercice de gymnastique spectatorielle que le passage au numérique nous
convie. Exit l’encombrant projecteur, exit les encombrantes bobines et exit le
tout aussi encombrant projectionniste ! La projection, qui fut à une époque la
condition sine qua non de la réception filmique, est donc devenue, pour
reprendre les termes déjà utilisés plus haut, une simple modalité de
consommation des images, parmi d’autres modalités. Et ce, de façon
inéluctable, irrémédiable. Fin de partie, le cinéma (ou le « film » ?) est
irrémédiablement descendu de son piédestal.
Réactions en chaîne : comme la salle de cinéma (cette salle à vocation
cinématographique dominante que l’on peut désigner comme « classique »)
ne veut pas mourir, elle se cherche d’autres fonctions, complémentaires. En
effet, la salle de cinéma d’aujourd’hui est vouée à servir le spectateur d’une
façon tout autre qu’à l’époque, disons, de l’âge d’or du cinéma-institution.
C’est vrai aujourd’hui, et ce sera encore plus vrai demain. La salle de cinéma
est en train de devenir (de redevenir, en fait) un carrefour de séries culturelles
étrangères au seul cinéma (cette « nuisance » que l’on désigne en France sous
l’appellation hors-film) : opéras ou autres spectacles scéniques, compétitions
sportives, émissions de télé.
La situation est devenue si inextricable que la question suivante,
pourtant étonnante et souffrant d’une contradiction apparente, semble
désormais couler de source : les images que l’on voit « au cinéma », est-ce
toujours « du cinéma » ? C’est un peu comme si la révolution numérique
avait fait s’inverser la proposition de base du cinéma-institution et de ce que
l’on pourrait appeler la télévision-institution : d’un côté, un « film-de-cinéma
» (appelons-le comme cela, puisque plus rien n’est évident dans le nouveau
monde, digitalisé, du cinéma), un film-de-cinéma, donc, ça se voit : 1) en
public, 2) sur grand écran, 3) dans une salle de cinéma ; de l’autre, la
diffusion en direct d’un opéra ou d’un gala télévisé, ça se voit : 1) en privé, 2)
sur petit écran, 3) dans son salon.
Maintenant que le numérique permet une prolifération, sans aucune
mesure avec ce que l’on a pu connaître avant lui, de pratiques alternatives, et
que le spectateur ordinaire peut choisir de consommer des films dans le
confort de son salon, à sa guise, plutôt que selon un horaire contraignant et
déterminé par autrui, bienvenue à l’« oxymorique » home cinema3.
Maintenant que le numérique permet la prolifération de pratiques alternatives
et que les salles de cinéma se cherchent de nouvelles vocations, bienvenue à
la tout aussi « oxymorique » agora-télé !

DE LA SALLE AU SALON

Des années après l’adoption, du côté de chez soi, de cette nouvelle pratique
qu’est le home cinema, à la faveur de laquelle le « cinéma-de-salle »
(appelons-le ainsi) s’est introduit dans les salons, on assiste, du côté des
salles, à un retour du balancier : des productions normalement prévues pour
le petit écran gagnent maintenant le grand écran.
Il faut se rendre à l’évidence, la salle de cinéma n’est plus ce qu’elle
était : elle est devenue autre chose qu’une salle de cinéma, elle n’est plus une
simple salle de cinéma. Si ce qui était naguère réservé à l’écran des salles
publiques de cinéma est désormais « projeté » sur l’écran trônant dans nos
salons privés, ce qui était naguère réservé à l’écran trônant dans nos salons
privés se retrouve de plus en plus souvent projeté sur l’écran des salles
publiques de cinéma. De fait, nos cinémas ne sont plus vraiment des cinémas.
C’est en tout cas ce que proclamait, il y a quelques années déjà, un quotidien
montréalais dans un article intitulé « Votre cinéma n’est pas un cinéma... »,
consacré aux retransmissions en direct, dans des salles de cinéma, des opéras
du Met de New York. Comme le dit le sous-titre de l’article en question, le
directeur du Metropolitan Opera, en promouvant ces retransmissions, a fait
entrer le Met dans une nouvelle ère4 ».
Il faut s’entendre sur le fait que ces nouveaux phénomènes – la
projection en salle de « films » numériques (l’expression film numérique est,
stricto sensu, une contradiction dans les termes) ainsi que la diffusion en
direct ou en différé d’opéras, de combats de boxe professionnelle, de ballets,
de pièces de théâtre, de compétitions sportives, ou encore de grandes
entrevues (mettant ainsi pour quelques heures la salle de cinéma au service
d’autres séries culturelles que le cinéma) – représentent un trait essentiel de
notre modernité cinématographique. Ce que cette modernité nous invite à
voir dans les salles de cinéma, ce ne sont plus seulement des œuvres
filmiques mais aussi des œuvres « télévisuelles » (produites pour l’agora-
télé), qui gardent quelque chose de l’immédiateté et de la spontanéité du
tournage pour le petit écran, comme si la fonction « enregistrement » de
l’appareil de prise de vues reprenait du service. Lorsqu’elles renvoient aux
diffusions en différé, les affiches et textes promotionnels des spectacles à
diffuser dans les salles de cinéma donnent d’ailleurs parfois comme précision
que l’opéra ou le ballet a été « enregistré » à telle ou telle date, dans telle ou
telle salle. Ainsi en est-il, par exemple, du ballet Cendrillon (de Noureev), qui
fut notamment diffusé en septembre 2008 dans une salle de cinéma du
complexe Ex-Centris, à Montréal, et dont l’affiche promotionnelle indique
que le ballet original a été « enregistré au Palais Garnier – Paris, pour le
cinéma » (voir la figure 4). On peut dire sans hésiter que les responsables de
la production de cette affiche considèrent que l’œuvre dont ils font la
promotion, présentée dans des salles « classiquement » consacrées au cinéma,
est une représentation filmée, un enregistrement – ou faudrait-il dire une
capture, une captation, une réplique ? – d’un ballet de l’Opéra de Paris. Ce
que cette mention en apparence anodine et inoffensive passe sous silence,
c’est que cette version du ballet Cendrillon est tout sauf l’enregistrement
simple et banal d’une prestation scénique.
Cette mention dit pourtant que cet enregistrement a été effectué
spécifiquement pour le cinéma, sans que l’on sache ce qu’il faut exactement
comprendre par cette précision. Une chose est certaine, c’est que la mention
ne veut sûrement pas dire enregistrée-pour-le-cinéma-en-tant-qu’art, étant
donné l’insistance que l’on met sur la qualité de pur enregistrement du
produit fini. Il faut penser que les publicitaires ont pratiqué ici l’art du
raccourci et ont plutôt voulu dire : « enregistrée pour l[a salle d]e cinéma ».

Figure 4. Affiche promotionnelle de la captation du ballet Cendrillon.

En même temps, notre affiche ne souffle pas un mot de l’instance qui


aurait été responsable de l’enregistrement ou, pour prendre à la lettre le sens
de ce dernier terme, de la « mise en registre ». Le seul nom mentionné sur
l’affiche est celui du concepteur, metteur en scène et chorégraphe du conte de
Perrault : Rudolf Noureev. Cette version de Cendrillon serait ainsi le produit
d’un processus apparemment obsolète, dans le cadre du moins de la culture
cinématographique qui est la nôtre, puisqu’elle serait apparemment le
produit, non pas d’un travail de réalisation, de « création cinéastique », mais
bel et bien celui d’une simple captation par caméra interposée. Pourtant, tel
ne fut pas le cas. En effet, comme le révèlent les extraits du ballet en question
diffusés par ailleurs à la télévision française5, le produit fini de la version
filmée est, contre toute attente, le résultat d’une prise de vues à caméras
multiples, qui garde la trace de la présence active d’une équipe de réalisation
ne s’étant aucunement limitée à une captation passive et neutre. Ce qui n’est
pas sans provoquer une collision entre deux séries culturelles jusque-là
réputées autonomes, la série culturelle « ballet » et la série culturelle «
cinéma ».

DU PROFILMIQUE MIS EN BOÎTE

Ravivons ici l’une des questions essentielles qui se posent, en matière de


cinématographie, eu égard à sa technologie de base. On le sait, le
cinématographe a d’abord été perçu comme un appareil de captation, comme
un instrument devant, d’abord et avant tout, servir à enregistrer ce qui se
produisait devant lui. Ce qui comptait de cet appareil, c’était sa capacité à
relayer, sur pellicule, une trace visible et sensible de la réalité mouvante
devant laquelle on l’avait placé (soit une trace de ce que l’on appelle, depuis
Étienne Souriau, le profilmique6). Ce sont ces capacités de reproduction du
dispositif de base que les Lumière eux-mêmes mettent en avant dans leur
brevet d’invention ainsi que sur le carton d’invitation aux premières séances
publiques payantes de leur Cinématographe, sur lequel on peut lire que leur
appareil « permet de recueillir [...] tous les mouvements qui [...] se sont
succédé devant l’objectif, et de reproduire ensuite ces mouvements7 ».
Georges Méliès n’est pas en reste qui écrit, dans un texte signé par un
hypothétique « G. Ménard » (on remarquera la très opportune identité entre
les initiales du nom de l’auteur présumé et celles de son pseudonyme) :

Le Cinématographe, le dernier perfectionnement de l’art photographique,


s’est aujourd’hui imposé dans tous les théâtres de l’Univers. Ce
merveilleux appareil, reproduisant la vie d’une façon parfaite, a
complètement détrôné la lanterne magique de nos pères et les lanternes à
projection fixe dites Polyoramas8.

Pour Lumière comme pour Méliès-alias-Ménard, les «


cinématographistes » (comme ils se désignaient eux-mêmes jusque dans les
années 1910) peuvent donc, dans un premier temps, se borner à reproduire,
purement et simplement, des scènes dites naturelles. On pourrait ainsi les
considérer comme des reproducteurs de vie. Erwin Panofsky serait d’accord
qui dit clairement que, « à la source, nous trouvons la simple reproduction du
mouvement : chevaux au galop, trains, voitures de pompiers, rencontres
sportives, scènes de rues9 ». On peut en conclure que, comme tout dispositif
d’enregistrement, l’appareil de prise de vues serait ainsi susceptible de
constituer et de restituer un document ayant en quelque sorte valeur
d’archives. On peut même aller jusqu’à généraliser le principe et postuler
que, l’appareil de prise de vues étant d’abord et avant tout un appareil
d’enregistrement, toute image de film pourrait ainsi être considérée comme
archivant un « événement » quelconque. Pour autant, bien entendu, que cette
image soit le produit d’une empreinte photographique.
Illustrons tout de suite cette généralité. Pour arriver à nous documenter
sur une actrice du muet, Mary Pickford par exemple, nous pourrions nous
reporter à des images documentaires enregistrées lors de la tournée
triomphale que l’actrice a effectuée en URSS avec Douglas Fairbanks, en
1926. Nous pourrions aussi, toujours dans le seul et unique but de nous
documenter sur l’actrice, avoir recours à des plans tirés des films de fiction
dans lesquels elle tient la vedette. Observés de près, les plans enregistrant tel
ou tel segment de l’action du film Sparrows (Les moineaux, William
Beaudine, 1926), pour ne mentionner que celui-là, nous documenteraient sur
le style, la prestance et la performance d’actrice de Pickford. Dans pareil cas,
le spectateur serait amené à désactiver ce que Roger Odin appelle la « lecture
fictionnalisante » (pour laquelle le film en question a bel et bien été conçu) et
à privilégier un autre régime de lecture, celui de la « lecture
documentarisante10 », et dont l’un des modes serait, pour nous, la « lecture
archivisante11 ».
Il y aurait donc au moins deux types d’images enregistrées qui
permettent une lecture archivisante. Ces deux types correspondent à la
dichotomie documentaire/fiction, cliché par excellence de la réflexion
filmique, si ce n’est de sa non-réflexion. D’un côté, donc, des images
enregistrées par des opérateurs-reporters au service des grandes entreprises
d’information, qui ont tiré ces images du monde bien réel qui nous entoure,
aussi vaste soit-il. De l’autre, des images tournées pour la fiction par des
opérateurs au service des grands studios, disons, et dont nous pouvons
détourner le sens puisque rien ne nous empêche de lire ces images de fiction
pour leur valeur de document, pour leur valeur documentaire, parce qu’elles
sont de nature à documenter la prestation de tel ou tel acteur ou actrice qui,
dans le monde bien réel d’un studio, a joué à faire « comme si ». Car le
simple fait de jouer, ou de tourner un film (fût-il de fiction) constitue une
action participant de ce monde que l’on dit réel, au même titre que de visiter
un pays étranger ou de faire sa toilette du matin.
Mais les choses ne sont pas aussi simples, bien entendu, que ce que la
dichotomie documentaire/fiction peut nous amener à croire, et il est possible
de complexifier un peu notre nomenclature. Non pas en imaginant des
ramifications qui partiraient de chacun de ces deux pôles que sont le
documentaire et la fiction, mais en faisant plutôt un pas de côté et en
déplaçant notre perspective pour tenir compte de cette particularité
importante du dispositif cinéma d’être toujours/déjà archivisant.
Pour aller dans ce sens, nous allons revenir sur le discours officiel des
instances responsables de la mise sur le marché des produits de l’agora-télé
pour salles de cinéma, dont la prose publicitaire, empruntant sans ambages le
chemin de la dénégation et de la désinformation, ne laisse en rien
transparaître que de telles réprésentations puissent être l’« œuvre » d’une
quelconque instance responsable de la mise en images. Ce fut, en 2008, le
cas de l’affiche du Cendrillon de Noureev, on l’a vu, mais ce fut aussi le cas
de la fiche de distribution des rôles (la cast sheet) fournie dans les salles de
cinéma, lors de la diffusion, fin 200912, de l’opéra Turandot monté au
Metropolitan Opera de New York, qui ne faisait aucune mention du metteur
en images du spectacle présenté13. Ce qui pouvait laisser entendre que la
performance serait rendue, en salle de cinéma, de façon à respecter le plus
scrupuleusement possible son intégrité scénique originelle par une technique
véritablement élémentaire, proche de celle de la caméra de surveillance.
Or, ici comme pour Cendrillon, c’est loin d’être le cas : non seulement
la série culturelle « opéra » a bel et bien rencontré la série culturelle « cinéma
» (l’une invitant l’autre chez elle), mais cette dernière a même « contaminé »
la première : les spectateurs ont eu droit à tout le contraire d’une captation
passive et neutre. C’est un peu comme si l’on avait voulu augmenter le
nombre d’adeptes du côté du cinéma plutôt que du côté de l’opéra.
L’INTERPRÉTATION PLASTIQUE COMME PLUS-VALUE DE L’ENREGISTREMENT

Les critiques appartenant à la série culturelle « opéra » ne s’y trompent guère,


qui réclament régulièrement, à cor et à cri, un plus grand respect de l’œuvre
scénique originelle lors de ces retransmissions dans les salles de cinéma.
Ainsi en est-il, par exemple, du critique musical Christophe Huss, qui a, de
façon symptomatique et fort révélatrice, fini par prendre en grippe le
réalisateur Gary Halvorson, l’un des plus importants metteurs en images des
opéras du Met de New York (dont la tétralogie de Wagner en 2012). Selon le
critique, le genre de représentations que sont les opéras filmés ne devrait être
vu que comme simple diffusion/retransmission d’une œuvre déjà formée
(préformée, pourrait-on dire, depuis l’intérieur même d’une autre série
culturelle qui n’est pas le cinéma). Sinon on court le risque, comme l’écrit le
critique d’opéra, de devoir encaisser « le parasitage du spectacle à coup de
montages hystériques [...], de travelling nerveux et de contre-plongées
impossibles14 ». C’est que les diffusions des opéras en salle de cinéma n’ont
surtout « pas besoin d’un cinéaste virtuose et agité15 ». Au contraire, ce dont
elles ont besoin, c’est « d’un simple témoin d’une action théâtrale16 ». En
effet, pour respecter le spectacle originel, il faut privilégier la vision large
d’un témoin adoptant une sorte d’objectivité de surplomb :

[...] la poésie de ce spectacle mise, en salle, sur une vue d’ensemble, ce qui
est exactement contraire à l’esthétique de la diffusion au cinéma – qui
use et abuse des effets de loupe 17.

S’érigeant en défenseur de la singularité expressive de l’opéra et


considérant que la metteuse en images Barbara Willis Sweete (une autre
spécialiste de la mise en images des opéras du Met) commet pour La
Damnation de Faust le même genre d’erreurs que Gary Halvorson pratique
presque toujours, Huss juge que, puisqu’elle dépasse les limites de la simple
captation, elle ne fait pas correctement son travail :

Hélas, le Met a confié la réalisation vidéo de son spectacle le plus important


de l’année à la sous-douée Barbara Willis Sweete, dont le principal titre
de gloire a été de massacrer le Tristan de Wagner la saison dernière. Ses
errances dans sa réalisation de sans-dessein, sa manière grotesque de
tourner en rond avec la caméra en cherchant quelque chose à filmer et
d’aller scruter des cellules du dispositif scénique quand une vision large
s’imposait ont tué le spectacle18.

La metteuse en images refuse donc de n’être qu’un simple opérateur-


relais, un simple enregistreur d’images. Le critique lui reproche
implicitement de trop tirer la couverture du côté du cinéma et, en quelque
sorte, d’encombrer le spectacle d’une opacité performative déplacée et,
partant, illégitime. Ce que le critique prône, au fond, c’est davantage de
modestie de la part du filmeur-diffuseur-en-direct, qui se doit de s’effacer
devant l’œuvre source. Il ne devrait s’agir, somme toute, que de filmer
l’opéra, en rejetant toute forme de contamination d’une série culturelle, ici
l’opéra, par une autre, le cinéma. Un opéra filmé devrait rester... un opéra
filmé, justement, et ne surtout pas devenir opéra filmique. On devrait se
contenter de produire une copie, une simple copie, comme savait si bien le
faire la photographie de reproduction ou, encore, comme savait si bien
naguère le faire le cinématographe, si l’on en croit ce que disait, en 1908,
Riciotto Canudo :

[...] le Cinématographe [...] n’est pas encore de l’art, car lui manquent les
éléments du choix typique de l’interprétation plastique et non de la
copie d’un sujet, qui feront toujours que la photographie ne sera jamais
un art19.

Ce que les metteurs en images agités et virtuoses des opéras filmés nous
proposent, ce n’est ni plus ni moins qu’une interprétation plastique de l’opéra
d’Untel, mis en scène par Tel Autre. C’est leur interprétation filmique de
l’interprétation scénique de l’opéra de l’auteur du livret. Soit une
interprétation plastique au cube. Voilà bien pourquoi, selon d’aucuns, les
opéras filmés devraient, somme toute, ne relever que de la simple captation
d’un spectacle sur scène (de la simple captation d’un « package attractionnel
», pour reprendre l’expression que nous avons suggérée pour désigner
l’importation que faisait Edison, dans son studio de West Orange, de
spectacles prédéterminés, prédéfinis et préformatés dans et depuis une série
culturelle extra-cinématographique20). Ainsi en est-il, par exemple, d’Eugen
Sandow, le fameux culturiste du tournant du XXe siècle, qui se produisait sur
les scènes du monde et qui fit l’objet d’une captation « kinétographique »
dans le studio d’Edison le 6 mars 1894, une bande commercialisée sous le
titre Sandow21 (voir la figure 5).
Figure 5. Photogramme tiré de la bande pour kinétoscope intitulée
Sandow,enregistrée chez Edison le 6 mars 1894.

En adoptant le point de vue de l’univers de l’opéra et de sa légitimité


artistique, la critique des opéras diffusés en salle de cinéma aura tendance à
tenter de discerner ce que le filmage aura comme incidence sur la res
operatica elle-même. Ce faisant, le critique surlignera de façon spontanée,
comme en négatif, ce qu’est pour lui le potentiel identitaire du cinéma. Si
l’on suit Huss, la virtuosité filmographique (mouvements de caméra étudiés,
montage élaboré, variation de l’échelle des plans et des angles de prise de
vues, etc.), qui est une composante identitaire forte et légitime du cinéma,
serait ainsi tout à fait déplacée lorsqu’il s’agit de simplement capter-restituer
un opéra en direct, ou plus simplement de le médiatiser
cinématographiquement. L’expression même de « retransmission » dans les
salles de cinéma est révélatrice de ce souci de préservation de l’intégrité du
média d’origine. Il s’agit de transmettre une œuvre déjà « formatée », non pas
de créer une autre œuvre qui, d’ordre filmographique ou cinématographique
celle-là, se superposerait à la première couche de sens, une couche
proprement opératique, en la phagocytant...
À partir d’un point de vue « médiacentré » comme celui-là, l’opéra ne
saurait être cinécompatible qu’à la condition que l’on se borne à utiliser la
caméra en la reléguant à la fonction originelle attribuée au cinématographe :
filmer, capter-restituer, enregistrer ! En somme, lorsque le metteur en images
d’un package attractionnel opératique s’investit à fond dans l’interprétation
plastique, il risque de faire un affront à l’œuvre opératique originelle en
superposant une nouvelle couche discursive au discours de la mise en scène
spécifiquement opératique. Pour les puristes, les opéras filmés ne devraient
donc être soumis à aucune forme de « création cinéastique ». Ils ne devraient
résulter que d’un simple enregistrement.
Un simple enregistrement... qui pourra, si tant est qu’on le conserve,
permettre à ces spectacles d’accéder a posteriori au statut de document
d’archives. D’un côté, donc, un « spectacle vivant », de l’autre un « spectacle
enregistré », pour reprendre une dichotomie qui nous vient de la législation
française et qui est chère aux membres de la corporation désignée, en France,
sous le vocable d’« intermittents du spectacle ».
Cette dichotomie va justement nous permettre de faire avancer notre
réflexion, puisqu’elle peut nous amener à prendre conscience de ce champ
aveugle que représente à son égard le cinéma. En effet, à côté du spectacle
vivant que serait l’opéra en salle d’opéra et du spectacle enregistré que serait,
disons, le même opéra diffusé en salle de cinéma, quelle est la place occupée
par le « film-de-cinéma » ? Une œuvre cinématographique, est-ce un
spectacle vivant ? Non, bien sûr ! Mais est-ce pour autant un spectacle
enregistré ? Pas plus, quoi qu’on puisse en penser à première vue. Bien
entendu, tout comme un spectacle enregistré, un film se compose de
prestations actorielles enregistrées sur un support qui permet une
conservation donnant lieu, ultérieurement, à une diffusion en différé. Mais un
film n’est pas, on en conviendra, un spectacle enregistré. Il n’en reste pas
moins qu’un film est pourtant produit grâce à un appareil de prise de vues,
qui n’est au départ qu’une simple machine à enregistrer. Il y a donc
surgissement, ici, d’un paradoxe apparent : comment expliquer qu’un seul et
même appareil puisse ainsi permettre, dans un cas (celui de l’opéra, disons),
de transformer un spectacle vivant en spectacle enregistré, et, dans un autre
cas (celui d’une œuvre de cinéma, disons), d’engendrer tout à fait autre chose
qu’un spectacle enregistré (soit ces spectacles ni enregistrés ni vivants que
sont les films) ?

LE TOURNAGE COMME AUFHEBUNG DE L’ENREGISTREMENT22


Normalement, un appareil enregistreur, ça ne fait qu’une chose : ça
enregistre. Et « ça » enregistre un « spectacle » qui, à un bout de la chaîne
est, toujours/déjà et par nécessité, de l’ordre du vivant. Ce qui produit,
toujours/déjà et par tout autant de nécessité, de l’enregistré. Comment peut-il
alors se faire que l’appareil cinématographique engendre ainsi autre chose
que, purement et simplement, de l’enregistré ? Que s’est-il passé, dans le
continuum historique, pour qu’une telle chose survienne, que s’est-il passé,
au sein du dispositif, pour qu’une telle possibilité surgisse ? Il s’est « tout
simplement » passé que l’appareil cinématographique de mise en registre a
fini par perdre son statut supposé permanent de simple machine
enregistreuse. Il s’est tout simplement passé que, au fil du temps, au fil de
l’institutionnalisation du cinéma, l’appareil de prise de vues est devenu autre
chose qu’une simple machine de captation et de reproduction. Et il s’est tout
simplement passé qu’une nouvelle catégorie d’artistes, les cinéastes, se sont
interposés, et ont commencé à superposer au monde enregistré par les
tourneurs de manivelle une nouvelle couche de sens, par le truchement de
leur interprétation plastique, et que cette couche de sens, pour faire sens
justement, nie en quelque sorte le caractère premier des images sur lesquelles
elle repose pourtant.
Prenons un film de fiction classique : la lecture que nous sommes
appelés à faire au cours de la projection d’un tel film neutralise l’aspect «
archival » du simple filmage de la prestation actorielle, une prestation
horodatée ou horodatable, mais qui perd son ancrage temporel. C’est un peu
comme si le matériel filmique était transfiguré et qu’il subissait les effets
d’un processus de dépassement, de transcendance, de sursomption,
d’Aufhebung. Le matériel filmique connaît donc en quelque sorte un
processus de sublimation, du fait que le « spectacle » vivant que représente
toute prestation actorielle passe immédiatement de son état de « spectacle
enregistré » à celui de spectacle « sublimé ».
En amalgamant deux célèbres formules, l’une de Roland Barthes et
l’autre d’Octave Mannoni, on pourrait dire : je sais bien que ça a été... (que
ça a été enregistré, que ça a été prélevé sur le réel)..., mais quand même, je
veux bien l’oublier pour pouvoir accéder à l’univers filmique. D’où le fait
qu’il conviendrait, nous semble-t-il, de distinguer deux types d’archivage :
l’archivage de reproduction et l’archivage d’expression. L’archivage de
reproduction serait en rapport direct avec les capacités de reproduction du
dispositif de base. Pour nommer de reproduction ce type d’archivage, nous
nous inspirons d’André Malraux et de sa description de la dimension
photographique du cinéma :

Tant que le cinéma n’était que le moyen de reproduction de personnages en


mouvement, il n’était pas plus un art que la phonographie ou la
photographie de reproduction. Dans un espace, généralement une scène
de théâtre véritable ou imaginaire, des acteurs évoluaient, représentaient
une pièce ou une farce que l’appareil se bornait à enregistrer23.

Telle serait cette faculté d’archivage propre au média cinéma, qui serait
basée sur les capacités enregistreuses du film (le support argentique qui
recueille, qui collecte ce qui va faire document) et qui définirait cet aspect
allographique24 d’archivage ontologique, de captation-restitution, de ce que
Souriau appelle l’afilmique25.
Historiquement, l’instance représentative de cet aspect des choses, ce
serait le tourneur de manivelle.
À côté de l’archivage de reproduction, il y aurait aussi l’archivage
d’expression, qui survient une fois que l’on a poussé le média à aller au-delà
de sa seule capacité enregistreuse. Le média développe alors une expressivité
qui lui est propre, par le truchement du style et de l’opacité expressive d’un
auteur, ou du moins d’un énonciateur médiatique s’assumant comme tel. Ce
qui est archivé à ce second niveau, c’est le style du créateur ayant conféré au
média filmique une forme quelconque de supplément d’âme (c’est bien un tel
supplément d’âme que Riciotto Canudo appelait implicitement de ses vœux
lorsqu’il dénonçait le défaut d’interprétation plastique du cinématographe).
Nous serions ici en présence de l’aspect autographique d’un archivage, non
plus simplement de ce qui s’est passé devant la caméra, mais aussi, en un
certain sens, de ce qui s’est passé derrière elle. Cette forme d’archivage
témoignerait de la création d’un univers proprement filmique. N’oublions pas
que, pour Souriau, un film permet en quelque sorte de générer un univers
éthéré situé quelque part au-dessus de toute inscription dans le réel et de son
inscription sur un support. Le cinéma nous inviterait en effet selon lui à des «
voyages immobiles à travers [cet] univers filmique26 ».
Notons que l’archivage d’expression ne repose pas sur une évidence
aussi manifeste que l’archivage de reproduction. En effet, celui-là demeure de
l’ordre du virtuel alors que celui-ci s’intègre dans une dimension quasi
ontologique : l’effet-archives se profile nécessairement dès qu’il y a
captation-restitution, dès qu’il y a enregistrement. On pourrait peut-être dire
que l’effet-archives est en quelque sorte « embarqué » dans ce dispositif de
reproduction qu’est l’appareil de prises de vues. Au contraire, l’expression
nécessite une volonté exogène, un désir extrinsèque de négocier avec les
virtualités expressives d’un média, dans une époque et une culture données.
L’instance représentative de cet aspect des choses, ce serait non plus le
prosaïque tourneur de manivelle, mais ce véritable « créateur d’univers
filmique » qu’est le cinéaste.
Le trait distinctif de l’archivage de reproduction, ce serait la modalité «
filmage », là où règne en maître le tourneur de manivelle ; celui de
l’archivage d’expression, ce serait la modalité « tournage », là où règne en
maître le cinéaste. Car filmage n’est pas tournage, et tournage n’est pas
filmage. Il s’agit de deux modalités différentes du rapport aux images à capter
avec un appareil de prise de vues.
Dans le cas du filmage, de la mise en registre « archivale » (soit ce que
nous avons appelé, en nous inspirant de Malraux, « archivage de reproduction
»), nous pourrions presque dire que nous avons affaire à une réalité
préformée, c’est-à-dire à une réalité préconfigurée, comme aurait pu
l’énoncer Paul Ricœur en se référant à son système des « trois mimèsis27 ».
C’est donc une réalité autonome et « horodatée », que l’on se contente de
prélever, de filmer et de mettre en registre. Pour faire encore appel aux
concepts de Souriau, nous dirons que l’on capte et que l’on enregistre de
l’afilmique, transformant ainsi cet afilmique en une archive virtuelle.
S’inscrire dans un processus de filmage signifie donc que l’on obéit à un
principe implicite : celui de respecter (ou de tenter de respecter28) la réalité à
capter. L’important résidant ici dans le fait de pouvoir la capter, cette réalité
et, partant, de la conserver au mieux et dans toute son épaisseur. On respecte
l’aspect préformé de cette réalité : le filmeur ne s’autorise pas à intervenir et
se refuse à la manipuler, à la transformer. Le filmage, c’est, littéralement, de
l’enregistrement ; ce n’est pas du tournage.
Si l’on respectait les principes défendus par le critique du quotidien
montréalais, le metteur en images d’opéras filmés devrait se contenter de
faire un simple filmage et éviter de passer à ce stade supérieur qu’est le
tournage. L’enregistreur de packages attractionnels ne doit pas se prendre
pour un cinéaste ; il ne doit être au fond qu’un simple régisseur visuel dont la
devise serait : « J’enregistre, donc j’archive29 ! » :

La production (ancienne) [de Manon Lescaut] du Met fait l’affaire [...] Très
bon niveau d’ensemble, avec le ténor Marcello Giordani, Levine à la
baguette et l’élégante régie visuelle de Brian Large30.
Le metteur en images devrait ainsi se contenter d’être un simple préposé
à la mise en registre, à l’exemple d’un Brian Large, qui va même jusqu’à
faire preuve d’élégance ! Brian Large, qui ne joue pas, au contraire de Gary
Halvorson ou de Barbara Willis Sweete, à l’hyper-metteur-en-images ; Brian
Large, un homme au nom prédestiné, puisqu’il privilégie le plan « large », ne
se permettant pas d’aller « scruter » d’au plus près les « cellules du dispositif
scénique » (pour reprendre les mots du critique montréalais déjà cité).
Ce débat souvent implicite entre tenants de l’archivage de reproduction
et défenseurs de l’archivage d’expression n’est bien sûr pas neuf. On y
retrouve par exemple certains points communs avec celui qui a eu lieu
lorsque la télévision a commencé à retransmettre des concerts et des pièces de
théâtre en direct dans les années 1950.
En remontant plus loin, on peut détecter des analogies avec les analyses
des juristes lors des premiers procès sur les droits d’auteur (dont parle
longuement Alain Carou dans Le cinéma français et les écrivains31). Une
question se posait alors : la reprise (pour ne pas dire l’adaptation) d’une
œuvre littéraire au cinéma relève-t-elle du spectacle théâtral ou de l’édition
illustrée ? En 1909, la maison d’édition Calmann-Lévy assigne les héritiers
Dumas qui voulaient profiter de l’exploitation du répertoire du même nom.
La même année, un jugement de tribunal relate cette prétention révélatrice de
l’éditeur : « l’édition en film cinématographique d’un scénario tiré d’une
œuvre littéraire ne constitue pas une exploitation théâtrale de cette œuvre
mais seulement une édition illustrée d’un genre particulier32 ». En d’autres
termes, si l’« exploitation théâtrale » semble constituer ici une adaptation au
sens fort (on prend le « scénario » d’un roman pour le transposer
intentionnellement dans un autre système médiatico-expressif), le passage au
film ne constituerait somme toute qu’une sorte de « petite » variation
éditoriale, et donc une adaptation au sens faible33.
Mais tentons maintenant de synthétiser notre conception des choses. Si,
dans le cas de l’archivage de reproduction, nous avons affaire à une réalité
préformée, dans le cas de l’archivage d’expression, nous avons affaire à une
réalité performée, performée par l’acte même du tournage (c’est cette
dimension de performance qui, selon nous, différencie le filmique du filmé).
Dans ce paradigme, le filmeur peut s’autoriser à aménager le profilmique, à le
manipuler, à le trafiquer, etc. La réalité est donc performée dans le sens où
elle est majorée ou amplifiée aux fins de la monstration, entendue comme
acte délibéré et intentionnel de produire une représentation visuelle, ou aux
fins de la narration, entendue comme acte tout aussi délibéré de reconfigurer,
de mettre en intrigue un donné événementiel, dans un coffrage diégétique
plus ou moins élaboré. Le filmage (la captation, l’enregistrement) se mue en
tournage, et le travail du filmeur ajoute un je-ne-sais-quoi aux images
enregistrées. C’est ce que nous appelions plus haut l’Aufhebung.

« EN-CINÉMATOGRAPHIER » L’ENREGISTREMENT

Au contraire du simple filmage, le tournage entraîne l’expression d’une


nouvelle instance, autorise le point de vue d’un opérateur-sujet, qui injecte
dans les images un supplément venant transcender le simple enregistrement
et révéler un nouveau potentiel du moyen d’expression. C’est cela, la
cinématographiation34. La mise en archives qui en découle est, dès lors, d’un
autre ordre : non plus simple conservation d’un espace-temps horodaté mais
trace d’une réappropriation expressive et filmique. C’est à ce niveau de
performance expressive que s’épanouit l’univers filmique : dans
l’affranchissement de la contingence historique, d’où il résulte que les faits et
gestes d’un acteur ne sont pas conservés pour eux-mêmes, mais comme
partie intégrante d’un univers filmique dans lequel ils s’intègrent.
Avec le tournage, il y a un comme si du côté de l’acteur (qui fait comme
s’il était tel personnage), mais il y a également un comme si du côté de la
caméra. En effet, la caméra fait comme si elle enregistrait du référentiel alors
qu’elle sert à faire plus : elle donne accès à une procédure, le tournage, qui
vient transcender le procédé du simple enregistrement (le filmage) de sorte
que l’univers filmique advienne. Mais avant que pareil avènement ne soit
possible, avant que ne puisse s’enclencher l’archivage d’expression, le film
doit inévitablement passer par une phase d’archivage de reproduction, une
phase involontaire et statutaire.
C’est là un paradoxe déjà évoqué : il faut passer par la mise en registre
pour mieux la transcender, et ouvrir l’accès à l’univers filmique. L’effet-
archives est inéluctable pour faire un film basé sur la captation-restitution (les
fameuses images en prises de vues dites réelles). Sans archivage du réel
capté, impossible de monter, de construire le film. L’effet-archives est tout
aussi inéluctable pour faire un film qui cherche à accéder à l’univers filmique
(et qui est donc à la recherche d’une forme de dissociation d’avec l’univers
afilmique). Cet archivage ne représente pas la finalité du film. Il s’agit plutôt
d’embrayer sur l’univers filmique auquel donne accès la procédure de
tournage et de neutraliser l’univers simple de la captation-restitution auquel
donne accès le procédé de filmage. Il faut, en un mot, neutraliser et faire
oublier l’archivage de reproduction et donner toute la place à l’archivage
d’expression. La performance du tournage doit prendre le dessus sur la
performance du filmage et la subsumer.
On peut trouver une confirmation de l’approche que nous développons
ici en se penchant sur cette mise en archives particulière et emblématique que
constituent les making of, qui revêtent un statut différent selon qu’ils sont
produits dans le cadre d’un opéra filmé ou dans celui d’un film générant un
univers filmique. Dans la plupart des cas, les making of d’opéras filmés
s’emploient, nolens volens, à faire valoir la dimension « mise en registre
respectueuse du filmage » : on vient filmer sur la pointe des pieds, pour
montrer comment on a archivé, c’est-à-dire comment on s’est contenté de
saisir, par le truchement du dispositif de mise en registre (autant de caméras
supposées fidèles, placées ici et là, pour capter au mieux le package
attractionnel, la cérémonie, la grand-messe opératique), une empreinte du
spectacle originel.
Il en va bien différemment dans les making of qui accompagnent les
DVD des « films de cinéma » aujourd’hui sur le marché. Dans la plupart des
cas, ces making of ont pour objet d’attester qu’il y a bel et bien eu, en amont
du film et avant l’enclenchement du processus d’Aufebhung, avant
l’épiphanie de l’univers filmique, un travail de performance dûment
enregistré, dûment – et parfois laborieusement, ou dangereusement, ou «
ludiquement » – capté. Ce que nous offrent de tels making of, c’est la
possibilité de débrayer de la vitesse de croisière de l’univers filmique. C’est,
au bout du compte, un retour à l’archivage de reproduction, terreau
indispensable à toute épiphanie filmique. Mais cette dimension « archivale »
ontologique n’est pas un simple supplément de programme. Par la force
même de l’effet d’archivage de reproduction, elle vient attester qu’il y a bien
eu une série de performances qui ont été enregistrées, qui ont été captées pour
mieux servir le confort du make believe du spectateur.
Au-delà de l’anecdote, le phénomène de la retransmission d’opéras ou
de ballets (en direct ou en différé) à laquelle l’ère du numérique nous donne
accès est important dans la mesure où, comme nous nous sommes fait fort de
le démontrer dans nos recherches antérieures, le cinématographe n’était, pour
les cinématographistes de la cinématographie-attraction, rien de plus,
justement, qu’un appareil de captation et de reproduction35. À quoi bon
s’intéresser à cette simple curiosité technologique au-delà de sa seule
dimension de « novelty gadget », de sa seule propriété de capter-restituer de
l’espace-temps ? Comme le signalait déjà Bazin :

Peut-être n’est-ce même que par un jeu de l’esprit, une illusion d’optique de
l’Histoire, fugace comme le dessin d’une ombre par le soleil, que nous
avons pu pendant cinquante ans croire à l’existence du cinéma. Peut-être
« le cinéma » n’était-il en fait qu’un stade de la vaste évolution des
moyens de reproduction mécaniques qui ont leur origine au xixe siècle
avec la photographie et le phonographe et dont la télévision est la forme
la plus récente. [...] Lumière voyait juste en somme qui refusait de
vendre sa caméra à Méliès sous prétexte qu’il ne s’agissait que d’une
curiosité technique utile tout au plus pour les médecins36.

Ainsi le cinématographe n’était-il somme toute qu’un appareil servant à


l’enregistrement du « monde » que l’on faisait « parader » devant lui, ou
devant lequel on le mettait avant d’actionner la manivelle. Et il aura fallu
attendre qu’une nouvelle catégorie d’artistes, les cinéastes, commence à
superposer au monde enregistré par les cinématographistes une nouvelle
couche de sens pour que l’art du cinéma puisse naître. Il aura fallu que l’on
dépasse l’étape du simple enregistrement pour arriver à créer un art nouveau
(le septième, à ce qu’on dit). Il aura fallu que l’on ajoute au « substrat
enregistré » un minimum de valeur par des procédés aptes à transcender la
simple mise en registre opérée par la caméra, un minimum de valeur qui soit
susceptible de le faire accéder (on nous pardonnera le mauvais jeu de mots) à
un autre registre. Un bon enregistrement peut certes donner à la chose captée
un supplément d’âme, mais il ne lui donne pas nécessairement un supplément
d’art, ce qui ne peut advenir que lorsqu’on triture le « substrat enregistré » de
telle sorte qu’il finisse par dire autre chose – autre chose en plus – que ce que
disait l’événement originel (ou ce que dirait sa simple captation). On peut
affirmer qu’il y a supplément d’art lorsque le « substrat enregistré » sert de
matière première à une autre instance, supérieure, qui proposerait une
interprétation plastique faisant surgir de cette matière un autre monde que le
seul monde de l’enregistré, par le truchement d’une nouvelle couche
discursive, d’une nouvelle trame « langagière », que cette instance «
apposerait » par-dessus le monde enregistré.
Et c’est ce qui s’est passé dans le cas de Cendrillon, comme pour tous
les opéras du Met retransmis dans des salles de cinéma, malgré l’apparent
déni des sociétés de production. En effet, le produit fini de la version filmée
de ce ballet (ainsi que des opéras de Pucini, Wagner, Bizet et autres Rossini)
est, contre toute attente, le résultat d’une prise de vues à caméras multiples,
qui révèle la présence active d’une équipe de réalisation ne s’étant
aucunement limitée à une captation passive, neutre et transparente37. Au
contraire de ce que le texte de l’affiche de Cendrillon nous suggère, la «
captation » du ballet n’a pas eu lieu avec un seul appareil « enregistreur » qui,
à l’instar d’une caméra de surveillance, se serait contenté de capter,
passivement, ce qui se déroulait devant lui. D’où moult changements de
plans, de multiples variations scalaires et un certain nombre de mouvements
de caméra.
Il y a là, croyons-nous, de sérieux enjeux pour quiconque veut essayer
de définir le passage qui mène de la pratique cinématographiste (qui
prévalait à l’époque de la cinématographie-attraction) à l’art
cinématographique. Et ce sont ces mêmes enjeux qui sont en cause de nos
jours, en rapport avec, non plus le cinéma, mais ce nouvel art en devenir que
serait la captation-diffusion, en direct ou en différé, de spectacles non
cinématographiques destinés à la salle de cinéma.
Selon le point de vue adopté, la « cinématographiation » de l’opéra peut
en effet être appréciée de manière divergente. En simplifiant un brin, on
constate que les spécialistes de l’opéra envisagent la « cinématographie
numérique » simplement comme un nouvel adjuvant à la diffusion. Comme il
est essentiel pour eux de préserver l’expressivité identitaire du spectacle
opératique, ils ont tendance à considérer que l’instance filmante doit se
contenter d’opérer une simple mise en registre. Par contre, la tendance
s’inverse du côté des réalisateurs (des « filmeurs ») : il est tentant pour eux
d’utiliser le potentiel de leur média et de dépasser, voire de sublimer, la
simple et banale mise en registre.
Ce qui ressort bien ici, c’est dans un certain sens le refoulé de la «
conception Lumière » du cinématographe. Les adeptes de cette conception
n’ont guère l’intention de dépasser le « degré zéro » fonctionnel de cette «
curiosité technologique » qu’est la caméra, numérique ou non, soit sa simple
et « amusante » vocation de captation-restitution. Prenons encore ce
commentaire du critique que nous avons déjà cité abondamment :

Le Comte Ory a également confirmé le flair du metteur en scène Bartlett


Sher, venu de Broadway et qui signe au Met une troisième réussite,
après Le Barbier de Séville et Les Contes d’Hoffmann. Sher, qui resitue
l’action dans un théâtre du xviiie siècle, trouve le tempo théâtral parfait,
contrairement au vidéaste Gary Halvorson, qui se plante en imprimant
un montage qui surajoute un rythme frénétique à contretemps de celui de
Rossini. De plus, comme ses plans sont majoritairement très proches,
cette esthétique de clip vidéo cultivée dans les ensembles vocaux est
fatigante pour le spectateur38.

Ne sommes-nous pas en présence, ici, d’un critique musical redoutant


que l’opéra n’en vienne à perdre son âme en entrant dans la salle de cinéma ?
Surtout lorsque le metteur en images chargé de la retransmission de l’œuvre
opératique se met intempestivement à « encinématographier », pourrait-on
dire, le spectacle singulier que l’opéra a à offrir.
Ce qui se joue ici rappelle étrangement les velléités monstrationnelles du
cinématographe : dépasser la simple captation-restitution pour imposer une
performance discursive d’un niveau supérieur. Ce qu’annonce cette nouvelle
« série culturelle » des opéras filmés, c’est peut-être la « naissance » d’un
nouvel art, qui ajouterait une couche supplémentaire de sens, une nouvelle
interprétation plastique, à un art préexistant, à une série culturelle déjà là. Un
nouveau « locuteur » s’interpose ainsi entre le spectateur-auditeur et le
metteur en scène de l’opéra (qui lui-même s’interposait entre le spectateur-
auditeur et le créateur du même opéra).
Les salles où l’on présente des films aujourd’hui retrouvent donc une
forme de diversité, de pluralité, phénomène qui n’est pas sans rappeler une
certaine tradition axée sur la polyvalence, que le règne de l’institution toute-
puissante du cinéma a eu tendance à neutraliser. Une tradition qui permettait
qu’on montre les films dans un espace qui ne leur était pas exclusivement
réservé, et qui pouvait servir à d’autres types de spectacles ou, pour le dire
dans des termes qui nous ressemblent, dans des salles où il y avait croisement
ou agglomérat de séries culturelles diverses.
Ainsi la salle de cinéma, l’un des éléments du dernier carré de l’identité
du cinéma-institution, serait-elle aujourd’hui, en cette ère de domination du
numérique, le lieu d’une polyvalence qui menace cette identité même, forgée
au moment de ce qu’on peut convenir d’appeler la « deuxième naissance du
cinéma ». « Deuxième », car on le sait maintenant… un média naît toujours
(au moins) deux fois…

______________

* La mention « En savoir + » apparaît à plusieurs reprises dans les notes de


bas de page de cet ouvrage. Elle indique qu’un supplément d’information
(illustrations, vidéos, hyperliens, citations ou notes complémentaires) est
accessible sur le site Internet finducinema.com.
1. « En sortant du cinéma (Textes – 1975) », dans Roland Barthes, Œuvres
complètes, t. 3, 1974-1980, Paris, Seuil, 1995, p. 256-257.
2. « The Decay of Cinema », The New York Times, 25 février 1996.
3. « Oxymorique », dans la mesure où le premier terme semble contredire le
deuxième : avant l’arrivée du home cinema, le cinéma, ça se consommait
normalement dans la sphère publique, pas dans la sphère privée.
4. Christophe Huss, « Metropolitan Opera – Votre cinéma n’est pas un
cinéma... », Le Devoir, 17 décembre 2007. En savoir +.
5. Le 18 octobre 2010, sur France 2. En ligne. En savoir +.
6. Étienne Souriau, « Préface », dans Étienne Souriau (dir.), L’univers
filmique, Paris, Flammarion, 1953, p. 8-9.
7. Texte figurant sur le carton d’invitation aux premières projections
publiques organisées par les Lumière, en décembre 1895, au Salon indien du
Grand Café, à Paris. On en trouve une reproduction dans Maurice Bessy et
Lo Duca, Louis Lumière inventeur, Paris, Éditions Prisma, 1948, p. 107.
8. C’est nous qui soulignons. Ce texte constitue l’essentiel d’un programme
du théâtre Robert-Houdin qu’on trouve à la Bibliothèque nationale de France
(Théâtre Robert-Houdin. Grandes Matinées de Prestidigitation, programme,
s.d., Bibliothèque nationale de France, département des Arts du spectacle, 8-
RO-17411), que l’on peut dater, selon Jacques Malthête (courriel personnel
adressé à André Gaudreault le 19 juillet 2012), de 1907. En savoir +.
9. Trois essais sur le style, Paris, Le Promeneur, 1996, p. 109. C’est nous qui
soulignons.
10. Voir notamment « Le film documentaire, lecture documentarisante »,
dans Jean-Charles Lyant et Roger Odin (dir.), Cinéma et réalités (Travaux n°
XLI), Saint-Étienne, CIEREC/Université de Saint-Étienne, 1984, p. 263-278.
11. Dans le texte que nous citons de lui, Odin explique que l’une des
spécificités de la lecture documentarisante « est que le lecteur construit
l’image de l’Énonciateur, en présupposant la réalité de cet Énonciateur » (p.
267). La modalité de lecture documentarisante que serait notre lecture
archivisante se distinguerait minimalement par une double visée : collecter et
conserver des documents, la conservation en vue d’une consultation
ultérieure demeurant un trait commun de toute définition du mot « archives ».
En savoir +.
12. En direct, le 7 novembre 2009 ; en différé, le 5 décembre 2009.
13. Cet opéra est le premier pour lequel il nous a été jusqu’à maintenant
possible de rassembler de la documentation. Depuis 2009, la tradition s’est
perpétuée et le Met continue à produire des fiches de distribution qui font
l’impasse totale sur l’aspect « réalisation vidéo » de la performance à laquelle
les spectateurs en salle s’apprêtent à assister. Impasse totale, par conséquent,
sur le nom de l’« auteur » de la mise en images et sur l’opération même de
diffusion/transmission. En savoir +.
14. Christophe Huss, « Le Metropolitan Opera au cinéma – Pour les yeux
d’Elina », Le Devoir, 18 janvier 2010. En savoir +.
15. Christophe Huss, « Metropolitan Opera – Votre cinéma n’est pas un
cinéma... », op. cit.
16. Ibid.
17. Christophe Huss, « Metropolitan Opera – La Damnation de Lepage : un
échec affligeant », Le Devoir, 24 novembre 2008. En savoir +.
18. Ibid.
19. « Lettere d’arte. Trionfo del cinematografo », Il Nuove giornale,
Florence, 25 novembre 1908 ; paru en français dans L’usine aux images,
édition intégrale établie par Jean-Paul Morel, Paris, Séguier/Arte, 1995, p.
23-31 (p. 27 pour le passage cité). C’est l’auteur qui souligne.
20. Voir André Gaudreault et Philippe Marion, « The Mysterious Affair of
Styles in the Age of Kine-Attractography », Early Popular Visual Culture,
vol. 8, n° 1, février 2010, p. 17-30.
21. On peut consulter cette bande en ligne. En savoir +.
22. Dans le cadre de notre réflexion, le mot allemand Aufhebung est à prendre
au sens de « dépassement ». Précision importante, si l’on songe qu’il s’agit
d’un concept de la philosophie de Hegel qui n’est pas toujours facile à saisir
puisqu’il veut à la fois dire quelque chose et, en quelque sorte, son contraire.
En savoir +.
23. Esquisse d’une psychologie du cinéma, Paris, Nouveau Monde Éditions,
2003 [1946], p. 42. C’est nous qui soulignons.
24. Pour des précisions sur le couple allographique/autographique, voir
notamment André Gaudreault, « Cet art plus photographique
qu’autographique que serait le cinéma… », dans Joseph Delaplace, Pierre-
Henry Frangne et Gilles Mouëllic (dir.), L’œuvre de l’art. La pensée
esthétique de Gérard Genette, Rennes, Presses universitaires de Rennes,
2012, p. 211-219.
25. « Préface », dans Étienne Souriau (dir.), op. cit., p. 7.
26. Loc. cit. C’est l’auteur qui souligne.
27. Temps et récit, t. 1, L’intrigue et le récit historique, Paris, Seuil, 1983.
28. Bien entendu, le respect absolu de la réalité extra-médiatique est
impensable, puisque toute captation par filmage procède, ne serait-ce que de
façon minime, d’une interprétation du monde, même quand ce filmage
affiche un degré proche de zéro comme le fait la simple mise en registre.
29. Marie-Anne Chabin va encore plus loin que nous, si l’on se fonde sur le
titre de son ouvrage : Je pense donc j’archive (Paris, L’Harmattan, 2000).
30. Christophe Huss, « Musique classique – Salomé ouvre la saison du Met
dans les cinémas », Le Devoir, 11 octobre 2008. C’est nous qui soulignons.
En savoir +.
31. Le cinéma français et les écrivains. Histoire d’une rencontre (1906-
1914), Paris, École nationale des Chartes/association française de recherche
sur l’histoire du cinéma, 2002.
32. Ibid., p. 244.
33. La réponse des héritiers Dumas est tout aussi significative, mais cette fois
dans l’autre sens, celui de la prise en compte de la singularité du cinéma
comme nouveau média adaptateur : « […] à l’encontre de l’illustration, la
projection cinématographique d’une œuvre dramatique procure la
représentation d’une scène animée » (ibid., p. 245). En savoir +.
34. Le terme cinématographiation dérive du néologisme graphiation
introduit par Philippe Marion dans le cadre de son étude sur la singularité
graphique de la bande dessinée. La monstration graphique de la bande
dessinée est placée sous le signe pragmatique d’une énonciation graphique
toujours/déjà signée, qui est la graphiation. Voir Philippe Marion, Traces en
cases : travail graphique, figuration narrative et participation du lecteur,
Louvain-la-Neuve, Bruylant-Academia, 1993, p. 31. En savoir +.
35. André Gaudreault et Philippe Marion, « The Mysterious Affair of Styles
», op. cit.
36. « Le cinéma est-il mortel ? », L’Observateur politique, économique et
littéraire, n° 170, 13 août 1953, p. 24. Article réédité dans Trafic, n° 50, été
2004, p. 246-260.
37. Ce que révèlent, pour Cendrillon, les extraits du passage retransmis à la
télévision française, présentés sur le site cité plus haut.
38. Christophe Huss, « Le Metropolitan Opera au cinéma – Un Rossini
enlevant », Le Devoir, 11 avril 2011. En savoir +.
Chapitre 5*

Un média naît toujours deux fois...

L’auteur de film ne peut plus, aujourd’hui, faire un film muet. Il ne pourra


plus, demain, faire un film gris, après-demain un film plat1.

René Barjavel, 1944.

[…] loin de tuer le cinéma, la télévision aura, bien au contraire, favorisé sa


nécessaire métamorphose2 […]

Roger Boussinot, 1967.

Le passage au numérique a bouleversé les habitudes de tous les usagers du


cinéma. Pareille situation encourage les discours extrêmes. Entre ceux qui
annoncent la dissolution ou l’implosion du cinéma et les défenseurs de sa
vitalité nouvelle, il existe un spectre d’attitudes intermédiaires. Parmi celles-
ci se dessine une voie alternative qui mise sur les modalités d’association et
d’hybridation entre le cinéma et d’autres formes d’images mouvantes. Avant
de détailler, au chapitre suivant, les différents pôles de ce nouveau spectre
identitaire, il nous a semblé nécessaire de ramener à la surface la question
fondamentale de la généalogie des médias. Voilà la raison pour laquelle nous
nous proposons ici de revisiter et de redéployer notre modèle de la « double
naissance des médias ».
Qu’en est-il donc, dans le contexte actuel, secoué par les turbulences qui
accompagnent la mutation numérique, de ce modèle que nous avions
proposé3 dès 1999 ?
Dans notre proposition initiale, nous précisions que le recours à la
métaphore biologique avait comme objectif de tourner en dérision la
mythologie hagiographique du « bébé média » apporté un beau matin par on
ne sait quelle cigogne des premiers temps... Nous avions avancé qu’au lieu de
parler de la naissance d’un média, il faudrait plutôt parler de son avènement.
Jouant néanmoins le jeu de la métaphore biologique, nous avions suggéré le
recours à la formule de la « double naissance du cinéma » pour, d’une part,
définir l’invention, entre 1890 et 1895, non pas du cinéma lui-même, mais
d’un simple dispositif de captation-restitution d’images en mouvement (dont
le Cinématographe Lumière fut l’exemple le plus abouti) et, d’autre part, la
mise en place, vers 1910-1915, d’une institution de production et
d’exploitation d’images en mouvement. Il s’agissait alors pour nous d’attirer
l’attention sur le fait qu’il nous apparaissait un peu trop facile de faire
coïncider ce qu’on appelle communément l’« invention du cinéma » avec la
date de l’invention (autour de 1895) d’un simple procédé technologique
ayant permis au cinéma d’advenir ultérieurement (autour de 1910). Le
cinéma est en effet un phénomène socioculturel complexe qui ne se résume
pas à la simple projection d’images photographiques donnant l’illusion du
mouvement et qui ne s’« invente » tout simplement pas : il n’y a pas de
brevet « cinéma », car le cinéma n’est pas un procédé, c’est un dispositif
social, culturel, économique, etc. Le cinéma, ça devait donc se constituer, ça
devait donc s’instituer et ça devait, éventuellement, s’institutionnaliser.
Ce qui fonde et justifie notre modèle de la double naissance, c’est le
rejet qu’il implique de toute conception simpliste et univoque d’un
phénomène aussi complexe que l’avènement d’un nouveau média. Il faut en
effet militer en faveur d’une vision non univoque de sa naissance (ou plutôt
de son avènement), susceptible de faire comprendre l’histoire du cinéma
comme succession de commencements et succession de morts. Mais il
convient sans doute de rappeler auparavant le sens et l’articulation du
principe de double naissance médiatique appliqué au cinéma.

RETOUR SUR LE MODÈLE DE LA DOUBLE NAISSANCE

En étudiant de près la soi-disant « naissance » du cinéma, on s’aperçoit que


l’affirmation de l’identité médiatique singulière de ce média a été loin de
s’imposer d’emblée. Ce que l’on nomme encore couramment « cinéma des
premiers temps » est en fait une sorte de « bric-à-brac » d’autres formes
expressives. Avant que le cinéma ne parvienne à s’ériger en un média aux
contours nets, le cinématographe s’est d’abord fondu dans l’environnement
médiatico-culturel existant : de façon plus ou moins explicite, on considérait
le nouvel appareil comme un moyen d’enregistrer et de reproduire des
spectacles (au sens faible et au sens fort) et des attractions « vivantes », déjà
existantes, fussent-elles naturelles ou composées. La première ambition que
l’on pouvait avoir avec la nouvelle machine, c’était d’exploiter sa capacité à
reproduire, à amplifier et parfois à rendre plus percutantes des pratiques
culturelles déjà bien établies. Ce qui, en somme, correspond à une
exploitation de son statut de simple machine enregistreuse, dont nous avons
évoqué certains aspects à propos des opéras et autres spectacles ou
événements filmés. Toute l’ambiguïté de la situation provient en fait du
brusque saut qualitatif que l’arrivée du Kinetograph Edison ou du
Cinématographe Lumière est supposée avoir entraîné. En effet, certains
discours longtemps dominants à propos de l’invention du cinéma établissent
par inférence l’existence d’un point de rupture qui se situerait autour de la
date de l’invention du procédé ayant permis la prise de vues
cinématographiques (soit vers 1890 pour les edisoniens et vers 1895 pour les
lumiéristes). Aujourd’hui, encore, des essayistes comme Aumont semblent
persévérer dans cette voie :

[...] lorsque sont apparues les premières technologies de l’image mouvante,


entre 1890 et 1900, on n’avait jamais rien vu de semblable. On n’avait
jamais vu d’images fortement analogiques, de grandes dimensions, et
qui bougent. Les inventions techniques des vingt dernières années n’ont
aucunement apporté une nouveauté aussi essentielle en termes de
sensation4.

L’invention de l’« appareil de base » constitue certes un tournant dans


l’évolution des technologies de prise de vues, en même temps qu’un moment
de fascination, mais pareille invention n’a pas donné lieu au passage à un
nouveau paradigme, à un nouvel ordre des choses5. Autrement dit,
l’avènement du Kinetograph ou du Cinématographe ne représenterait pas un
véritable moment de rupture. En effet, les changements de paradigme ne sont
pas nécessairement synchrones avec l’invention de nouveaux procédés et la
disponibilité subite d’une nouvelle technologie ne révolutionne pas
nécessairement la culture ambiante, ni les comportements et agissements des
divers agents culturels qui s’en emparent. Elle ne permet pas non plus l’accès
immédiat à un nouvel ordre culturel, artistique ou médiatique. Les médias
naissants sont réputés faire leurs premières armes en reproduisant de manière
assez servile les autres médias, dont ils seraient plus ou moins les dérivés. Tel
fut le cas du cinéma.
Selon nous, le cas du cinéma est exemplaire à cause de la méprise qu’a
entraînée l’apparition, en tant que novelty fascinante, de son procédé
technologique de captation-restitution du réel, que l’on a eu tort de
considérer comme établissant à lui seul l’identité du média. Au contraire, la
quête de singularité du cinéma en tant que média reconnu (et non plus
seulement en tant que médium attractionnel) relève d’un long processus de
développement, et ne peut en rien se confondre avec sa « première naissance
», qui découle quant à elle d’une simple avancée technologique. Il faudra
attendre que les artisans du cinématographe acquièrent une compréhension
réflexive de leur moyen d’expression et que la pratique culturelle du cinéma
atteigne un certain degré d’institutionnalisation pour que le média gagne sa
part d’autonomie. C’est dans ce sens qu’il faut entendre qu’un média naît
toujours deux fois. Une première naissance survient lorsqu’une innovation
technologique est utilisée pour permettre un renouvellement des pratiques et
des séries culturelles existantes, sous l’autorité desquelles vient se placer
cette technologie. Une seconde naissance survient lorsque les ressources
expressives que le média – plus exactement : un dispositif technologique
devenu média – a permis de développer gagnent une légitimité
institutionnelle et tendent à établir leur spécificité comme norme.
Ce modèle se déploie en fait en trois temps, en fonction de trois régimes
que nous avons identifiés par trois termes situés dans un même champ
sémantique, mais auxquels nous avons affecté un coefficient connotatif
spécifique. Ces trois termes sont : apparition, émergence et avènement.
L’histoire du cinéma des premiers temps nous ferait donc ainsi passer,
successivement, de l’apparition d’un dispositif technique (une technologie),
les machines à vues, à l’émergence d’un dispositif socioculturel, voire d’une
nouvelle série culturelle, celle des vues animées, puis à l’avènement d’une
institution socioculturelle, celle du cinéma.
Après l’apparition du dispositif d’enregistrement, la production de films
s’est elle-même définie comme une pratique qui devait rendre possible le
passage à un autre stade : l’émergence des vues animées. Et ce fut là le
premier exemple de « culture cinématographique », dont
l’institutionnalisation n’était encore, cependant, qu’une virtualité. Cette
culture, qui restait résolument et nécessairement intermédiale, se caractérisait
par une institutionnalisation en devenir, dans la mesure où elle relevait d’un
ensemble hétéroclite d’institutions voisines, qui ne partageaient pas encore
une définition commune de ce que devait être le cinéma. C’est à partir de ce
bouillon de culture instable que le cinématographe a amorcé le cheminement
qui allait le transformer en un média d’expression autonome, l’ériger en un
média singulier et bien établi. Le cinéma pouvait alors entrer de plain-pied
dans sa seconde culture, celle de sa seconde « naissance ». Une culture qui,
cette fois, se voulait réellement « média-centrée ». Trois phases et deux «
cultures » ont donc rythmé la quête institutionnelle du cinéma. La première
phase, marquée par la subordination aux institutions environnantes, fut suivie
par une deuxième phase se caractérisant par un processus de détachement de
l’environnement institutionnel préexistant puis, enfin, par une troisième
phase correspondant à une période d’insubordination, condition nécessaire à
l’institutionnalisation et à l’autonomisation du cinéma.
Soit le tableau suivant :
Figure 6. Les trois régimes de la double naissance du cinéma.

En ordonnée, nous posons les trois paradigmes de la double naissance.


En abscisse, la première colonne est consacrée à l’intentionnalité expressive
associée à chacun des paradigmes. La deuxième colonne est réservée aux
conséquences de la « singularisation » identitaire. Enfin, la troisième colonne
relève les dispositifs visuels types correspondant à chaque paradigme. La
nature de ces différents éléments sera explicitée dans les lignes qui suivent.

UN SOUCI NARRATIF SECONDAIRE

Cinéma et récit ! Durant de longues années, une bonne partie de la recherche


cinématographique s’est focalisée sur cette association forte, cette complicité
magique. Le cinéma n’a-t-il pas « la narrativité bien chevillée au corps »,
comme l’écrivait Christian Metz ? La formule a fait florès. Et la coalescence
du média avec la narrativité est presque devenue un lieu commun, au point
que cette dernière semble participer de la définition même du cinéma. On ne
contestera évidemment pas le rôle décisif du récit dans l’histoire du septième
art, ni l’importance de la « narrativité intrinsèque6 » du cinéma, mais notre
approche permet pourtant d’y apporter un important bémol. De la même
manière que notre formulation un rien polémique de la « double naissance »
constitue pour nous une façon de dénoncer cet autre lieu commun voulant
que le cinéma ait connu une naissance abrupte, pour ainsi dire ex nihilo, dont
aurait résulté un cinéma prêt-à-l’emploi dans sa spécificité médiatique.
En fait, notre première phase, celle de l’apparition de la technologie
nouvelle, celle des « machines à vues », ne donne pas lieu à une préséance
déterminante du narratif. C’est l’aspect novelty du dispositif qui domine alors.
C’est lui qui semble occuper le poste de commande de la fabrication des vues
et qui mobilise surtout l’attention du public. Le paradigme de la captation-
restitution est à l’honneur au cours des premières années d’exploitation du
cinématographe, disons pour faire vite jusque vers 1898. Certes, le
phénomène de la captation-restitution ne disparaîtra pas après cette date,
puisqu’il constitue un « noyau dur » de la technologie du média. D’où
l’importance, croyons-nous, d’un concept comme celui de paradigme qui, au
contraire de celui de période, n’implique pas la rigidité d’une succession
linéaire qui nous exposerait davantage aux pièges multiples de la téléologie.
Les paradigmes correspondent à des moments forts d’une diachronie, mais ils
ne sont pas nécessairement mutuellement exclusifs. Leur succession relative
autorise certains chevauchements7.
L’emprise de l’aspect novelty représente ce moment où la fascination
pour les capacités de captation-restitution qu’offre le nouveau procédé
l’emporte. Ce qui compte, c’est la faculté intrigante qu’a celui-ci de pouvoir
montrer de la durée et de présenter sur une toile des images mouvantes –
quelles qu’elles soient. Premier moment, donc, qui passe par la captation
machinique de scènes naturelles, dans la composition desquelles le «
machiniste » humain n’aurait eu que peu à voir (Dieu est l’auteur des
documentaires8, a dit Hitchcock...). Par le truchement du procédé qui le
fonde, le cinématographe se nourrit essentiellement, en ce temps-là, de la
narrativité intrinsèque, celle du simple défilement machinique. Le
cinématographe néglige donc, en pareil cas, la narrativité extrinsèque, qui
relève d’un souci humain de configuration narrative et dont le cinéma saura
tirer pleinement parti ultérieurement. Ce paradigme de la captation-restitution
suppose un seuil minimal – quasi zéro – d’intervention de la part de l’«
instance filmante », sur le plan à la fois du profilmique (ce que capte la
caméra) et du filmographique (l’ensemble des procédés
cinématographiques9). Ainsi en est-il, par exemple, de ces films de reportage
produits par les premiers opérateurs et qui n’impliquaient à peu près aucune
intervention de l’instance filmante sur l’instance filmée. Dans de pareils cas,
lorsque les cinématographistes donnent dans le narratif, c’est par
l’intermédiaire d’une sorte de captation « passive » d’un événement qui lui-
même donne, profilmiquement, dans le narratif. Il s’agit ni plus ni moins de
la captation d’un récit « prêt-à-filmer », mais qui n’est pas filmique. Il s’agit
d’un récit filmé, ou plutôt d’une suite narrative d’actions filmées grâce au
dispositif cinématographique, dont la seule composante filmographique
réside dans le simple report d’un événement sur une pellicule sensible, et qui,
sur le plan intrinsèque, ne possède qu’une narrativité de premier niveau,
inhérente à un dispositif qui prévoit des images séquentialisées et une durée
imposée propres au régime de l’homochronie.
Il s’agit, somme toute, d’une série d’actions narratives dont la
disposition doit fort peu au dispositif. L’appareillage sert d’abord à médiatiser
le réel, puis à communiquer la performance qui consiste à re-présenter ce
réel, à le « présentifier » dans son étoffe temporelle. Bref, il s’agit d’une sorte
de package narratif contraint, pour rappeler l’une de nos expressions
fétiches. Comme ce que peut capter de narratif une caméra de surveillance,
une caméra médicale, une « GoPro » apposée sur le casque d’un sportif en
action ou un dispositif de photocomposition enregistrant une planche de
bande dessinée. Au sein de ce paradigme, l’instance filmante a donc tendance
à préserver l’autonomie de l’objet montré en respectant son intégrité
temporelle. Elle ne soumet pas la captation-restitution à cette intentionnalité,
à cette visée discursive qui conditionne la narration. Rappelons au passage ce
qui différencierait sur ce plan l’image numérique : cet effet discursif serait
consubstantiel au codage-reconstruction intrinsèquement lié à la captation
numérique. Cette fascination pour le cinématographe comme simple – mais
spectaculaire, à l’époque – appareil « enregistreur-restituteur » est un peu à
l’image, par exemple, du dispositif IMAX. L’intérêt de ce dispositif pour
l’intégration organique du narratif extrinsèque s’est au départ effacé derrière
les ressources proprement attractionnelles du spectacle lui-même, qui
suffisait à motiver le spectateur. Il en va de même pour la plupart des
nouveautés annoncées récemment dans les technologies du spectacle
cinématographique.
Dans les premiers moments du média, le récit ne constitue pas une
préoccupation réelle. La motivation narrative passe largement après la
fascination qu’exerce l’instrument de captation. Cette situation n’allait bien
entendu pas durer éternellement et, une fois l’effet novelty passé, le
supplément de programme qu’était jusqu’alors la narrativité extrinsèque allait
tendre à devenir une valeur sûre, concourant à la mise en place d’une
nouvelle donne cinématographique. Dans l’industrie de la fabrication des
vues animées, on prête ainsi une attention croissante au potentiel proprement
narratif du profilmique. L’intermédialité narrative exerce une prépondérance
croissante et le réservoir extérieur de fabulas, c’est-à-dire la narrativité
extrinsèque, suscite de plus en plus l’intérêt des divers intervenants du milieu.
Le souci d’aménager la monstration profilmique interagit donc avec celui
d’intégrer la narrativité extrinsèque, comme en atteste par ailleurs
l’émergence, à cette époque, de l’activité scénaristique. Le cinématographe
va donc mettre à l’épreuve sa capacité singulière de raconter, qui trouvera sa
vitesse de croisière dans le « paradigme de la narration » (qui allait être
appelé à dominer le monde de la cinématographie dès les années 1910).
L’avènement de l’institution serait donc, dans le cas de la cinématographie,
tributaire d’une accession à la plénitude narrationnelle. Par souci
institutionnel, le cinéma se doit de mettre ses singularités au service de la
production de narrations singulières, d’où le début de l’emprise du scénario
sur le cinéma. Il faut utiliser le potentiel de l’interaction entre narrativité
intrinsèque et narrativité extrinsèque pour raconter-montrer des histoires dans
leur énonciation temporelle, comme le cinéma sait si bien le faire (la suite de
l’Histoire du cinéma l’aura bien montré).
Mais l’institutionnalisation dont il est question dans cet ouvrage ne
constitue pas le happy end du modèle, car l’ère du numérique coïncide avec
une période d’éclatement et de dissémination des médias institués. Du côté
du cinéma, la fiction-narration classique cède une place de plus en plus
importante à d’autres registres de consommation visuelle. Roger Odin a déjà
signalé le phénomène en faisant remarquer que, à côté de ce qu’il nomme la
lecture fictionnalisante (dominante dans le cinéma narratif hégémonique),
d’autres lectures souvent associées à d’autres formes cinématographiques
prenaient de l’importance, comme celle qui privilégie le mode énergétique tel
qu’il l’a défini :

Alors que dans le film de fiction tout le travail effectué sur l’énergie est
mobilisé pour [...] faire vibrer [le spectateur] au rythme des événements
racontés [...], dans ces productions, l’énergie est plus ou moins
déconnectée de sa fonction narrative10 [...]

Odin fait remarquer que Laurent Jullier va dans le même sens avec son «
cinéma du feu d’artifice » lorsqu’il signale que nombre de films
d’aujourd’hui se basent sur un « récit minimal a-causal » et misent sur un
régime qui cherche à « court-circuiter l’intellect du spectateur pour toucher
“directement” son système sensoriel11 ». Dans ce cas, le narratif semble
devenu une sorte de supplément gênant dont il faut se départir rapidement
pour se concentrer sur l’énergie et l’attraction du spectaculaire. Comme le
précise Jullier encore : « [...] le terrain est libre, alors, pour l’envoi de purs
stimuli12. » Ce retour à l’attraction au détriment de la narration nous semble
révélateur de la mouvance complexe de la post-institutionnalisation du
cinéma et de son éventuelle troisième naissance – et c’est là une hypothèse
fondamentale de la réflexion à la base du présent ouvrage –, à laquelle aurait
donné lieu la mutation numérique.
Une remarque importante s’impose avant tout lorsque nous évoquons
l’identité d’un média. Dans la conception que nous défendons, l’identité doit
être entendue dans le sens suggéré par Paul Ricœur13. Elle doit s’inscrire, en
effet, dans une perspective résolument généalogique, ancrée dans cet état de
transformation permanente qui se trouve au cœur du principe ricœurien
d’ipséité et qui offre la possibilité de dépasser quasi dialectiquement
l’antithèse du même et du différent. Cette dimension d’« ipséité » signifie
qu’une identité médiatique est en partie composée de traits permanents mais
que, dans un mouvement inéluctable, tout média se voit engagé dans un
processus de constante évolution. Son identité doit dès lors être sans cesse
réajustée, voire redéfinie. Bref, l’identité d’un média renvoie à un faisceau de
questions complexes. Il convient d’insister : spécificité ne signifie en rien
séparation ou isolement. Une bonne manière d’appréhender un média doit
résider, a fortiori à l’ère du numérique, dans la compréhension de la façon
dont ce média tisse sa relation aux autres médias : c’est à travers sa
dimension intermédiale – à travers sa manière d’ouvrir ses frontières, d’entrer
dans une relation, forcément intermédiale, avec d’autres prismes d’identités
médiatiques – qu’un média devrait être compris. Pour l’exprimer autrement et
dans une terminologie valorisée par l’air du temps, un média se singularise
dans sa manière de gérer la convergence ayant cours dans l’intermédia.
La première naissance constituerait en quelque sorte la naissance
intégrative du média et la deuxième, sa naissance différentielle. Au moment
de son apparition (la connotation « épiphanique » ou « mediumnique » du
terme apparition n’est sans doute pas à négliger), une nouvelle technologie
reste confinée au statut de crypto-média. Sa singularité en tant que média
n’apparaît pas clairement. Ou plutôt, ce qui apparaît trop clairement, c’est
toute l’attirance qu’exerce une nouvelle technologie qui s’annonce comme
ayant la capacité de révolutionner les moyens d’accès aux séries culturelles
dominantes. Mais l’aspect novelty du nouveau procédé rend difficile – ou
opacifie, en quelque sorte – l’acquisition d’une identité par le nouveau média.
En d’autres termes, l’identité de celui-ci ne peut pas encore transparaître
clairement.
La technologie nouvelle se trouve donc engagée dans le contexte formé
par des médias, des genres, des séries et des pratiques culturelles préexistants
et qui connaissent déjà une certaine visibilité, une certaine légitimité
identitaire. Cette technologie s’adapte dès lors aux usages sociaux et culturels
associés – à un certain moment de l’histoire et dans une certaine société – aux
autres séries culturelles reconnues et acceptées. L’idée de rendre cette
technologie autonome, de tirer parti de ses possibilités en termes de
spécificité médiatique, n’est pas encore au programme. Les nouvelles
possibilités qu’offre le média en restent donc à l’état de complémentarité, de
dépendance ou de continuité vis-à-vis de pratiques génériques et médiatiques
plus anciennes et mieux établies. En héritant d’un apparatus qui se situe à
l’intersection de diverses combinaisons intermédiales déjà existantes, le
crypto-média devient proto-média. À cette étape, il demeure néanmoins
encore un simple auxiliaire des séries et des genres existants. Et sa tâche
d’auxiliaire consiste à faciliter l’accès à ces champs culturels établis, en
élargissant leur diffusion. Le proto-média n’a pas encore acquis la
reconnaissance identitaire dont jouit tout média légitimement constitué. Une
atmosphère d’indécision l’entoure, une sorte d’hésitation, qui se trahit dans la
manière dont il tente maladroitement d’affirmer ses traits identitaires, laquelle
tend parfois à masquer ce qui deviendra sa singularité institutionnalisée.
Après avoir servi un temps de relais, sur le mode mimétique, aux séries
et aux médias environnants, un média prend le chemin de sa cristallisation
identitaire. Voilà notre phase d’émergence. La possibilité d’autonomie est
donc intimement liée à l’évolution et au potentiel du média, dont la seconde
naissance – notre phase d’avènement – surviendra lorsque la « quête »
d’identité et d’autonomie coïncidera avec la reconnaissance institutionnelle.
Assez logiquement, lorsqu’il acquiert son identité (du moins, celle que
les forces institutionnelles en présence finissent par lui reconnaître), le média
perd son intermédialité initiale – cette intermédialité nécessaire qui
caractérise la période de sa première naissance. Cependant, parallèlement à la
perte de cette intermédialité initiale, il en gagne une autre, compatible cette
fois avec l’affirmation de son identité, régulée par le cadre institutionnel. Il
s’agit d’une forme d’intermédialité désormais négociée en fonction de sa
notoriété et de sa singularité, toutes deux cautionnées par l’institution qui en
est issue. Contingente et en quelque sorte délibérée, cette intermédialité
tardive ressemble à ces formes d’intermédialité présentes dans tous les
processus de production culturelle. Pourtant, dans le contexte de la culture
digitale contemporaine, placée sous le signe du flux, de la contamination, de
l’interface généralisée et de la « toile » globale, une telle intermédialité,
négociée à partir d’une identité instituée, s’avère mouvante, complexe et
particulièrement instable.

DES PRÉCURSEURS DE LA DOUBLE NAISSANCE

Avant d’envisager l’avenir de la « double naissance », nous nous devons de


mentionner quelques auteurs qui – ce que nous ignorions à l’époque où nous
avons conçu ce modèle – ont eux aussi suggéré naguère l’idée d’une seconde
ou d’une nouvelle naissance du cinéma14. Si les termes qu’ils utilisent
ressemblent aux nôtres, ces auteurs ne se situent cependant pas dans le même
contexte intermédial et n’abordent pas le sujet dans la même perspective
transversale. On peut d’abord rappeler ici les propos d’un Alexandre Arnoux
– qui, écrivions-nous ci-dessus, « préfigurait » notre modèle dès 1928 – au
sujet des bouleversements occasionnés par l’arrivée du parlant : « Seconde
naissance ou mort ? Voilà la question qui se pose pour le cinéma15. »
En 1946, Jean-Pierre Chartier développe, de son côté, une idée – que
nous avons déjà rencontrée – selon laquelle le cinéma aurait non pas connu
une double naissance, mais été « inventé deux fois ». Cinquante ans avant
nous, et presque quarante ans après le chroniqueur de Phono-Ciné-Gazette,
Chartier met en doute la validité de la notion monolithique d’« invention du
cinéma » qui, selon lui, « recouvre une confusion extrêmement grave16 ». Ce
qu’il identifie comme la première invention est technique (tout comme
Valleiry le proposait en 1907) et s’accorde bien avec notre première
naissance :

La première [invention du cinéma] est technique et se limite à la mise au


point d’une machine capable d’enregistrer et de reproduire le
mouvement comme le phonographe enregistre et reproduit les sons17.

Par contre, la deuxième invention selon Chartier se différencie assez


radicalement de notre deuxième naissance (ainsi que de celle de Valleiry).
Plutôt que de la placer sous le signe de l’institutionnalisation, Chartier situe la
deuxième invention dans le champ de l’esthétique :

La deuxième invention du cinéma n’est plus technique mais esthétique. On


ne peut, comme à l’autre, lui attribuer de date ni d’auteur ; c’est qu’elle
est due aux fantaisies, aux essais et aux trouvailles de ceux qui, pendant
vingt ans, ont fait des films avec pour seul souci celui de s’exprimer plus
aisément par images et de varier leurs effets pour plaire au public18.

On devine ici, en filigrane, l’aspect bric-à-brac que nous avons associé à


la phase d’émergence d’une culture cinématographique. Mais surtout, il faut
noter que cette deuxième invention rejoint une autre dimension que nous
avons mise en évidence au chapitre précédent, celle de l’interprétation
plastique chère à Canudo et, par le fait même, celle de notre effet Aufhebung.
Selon Chartier, c’est « l’émerveillement où nous plongeait le mouvement sur
l’écran » qui a occulté la seconde invention artistique : « La merveille du
cinéma, ce n’est pas ce mouvement des images, c’est qu’avec ces images
l’artiste sache créer un monde19. »
Enfin, on peut aussi retrouver chez Bazin une autre anticipation de notre
modèle de la double naissance. En 1953, le célèbre critique français
s’exprimait dans les termes suivants :

Peut-être n’est-ce que par un faisceau de conjonctions techniques,


économiques et sociologiques heureuses que ce que nous appelons le
cinéma a eu le temps d’évoluer vers des formes indubitablement
esthétiques. Lumière voyait juste en somme qui refusait de vendre sa
caméra à Méliès sous prétexte qu’il ne s’agissait que d’une curiosité
technique utile tout au plus pour les médecins. C’est une seconde
naissance du cinéma qui en fit le spectacle qu’il est devenu
aujourd’hui20.

Au départ donc, première naissance, le Cinématographe Lumière n’est


qu’une « curiosité technique », juste bonne à enregistrer. C’est ensuite par
une seconde naissance que l’invention nouvelle peut devenir autre, qu’elle
peut accéder à une autre dimension, en empruntant une voie qui lui permet «
d’évoluer vers des formes indubitablement esthétiques ».
Cette récurrence du thème de la double naissance ou de la double
invention du cinéma ne saurait être fortuite. Il y a là quelque chose qui tient
de l’archétype : avec un peu d’efforts, on pourrait trouver des textes en grand
nombre où la question est posée, dans des termes semblables ou apparentés
(ainsi, comme on l’a vu, Pierre Leprohon21 et Edgar Morin22 développent-ils,
chacun à sa manière, la succession de deux périodes : d’abord celle dite du
cinématographe, suivie de celle dite du cinéma23).

PROLONGEMENT ET EXPLOITATION DU MODÈLE

Dans quelle mesure d’autres médias importants, des plus anciens aux plus
contemporains, ont-ils eux aussi emprunté un parcours de double naissance ?
Pour tester notre modèle en dehors du cas du cinéma, nous en avions à
l’origine esquissé une application à la photographie et à la bande dessinée. En
ce qui concerne la photographie, nous expliquions le parcours allant de
l’invention (phase d’apparition) de l’héliographie, par Nicéphore Niépce, à
l’émergence publique et à la poussée institutionnelle du daguerréotype,
jusqu’à cette sorte de premier avènement du média sous l’influence de
praticiens comme Nadar, exprimant leur profession de foi en la singularité
d’un nouveau moyen d’expression, dont l’identité était désormais bien établie
dans la socioculture.
La bande dessinée peut elle aussi se prêter, moyennant bien sûr certaines
nuances importantes liées notamment à ses singularités historiques,
géographiques et culturelles, à une lecture généalogique répondant à la
dynamique évolutive de la double naissance. On peut ainsi envisager pour
l’Europe francophone un parcours s’étendant de l’invention (apparition), par
Rodolphe Töpffer, de l’album « autographié » (dérivé de la lithographie),
jusqu’à l’avènement du genre médiatique au tournant du XXe siècle et ce,
selon différentes configurations éditoriales et génériques.
Depuis sa première présentation, plusieurs auteurs se sont approprié ce
modèle de façon critique pour encadrer l’exploration généalogique des
médias sur lesquels portait leur recherche. Ainsi, pour n’en citer que
quelques-uns, mentionnerons-nous François Jost24 et Doron Galili25 (pour la
télévision), Christophe Gauthier26 (pour le Web), James Lastra27 (pour le
téléphone cellulaire) et Gyula Maksa28(pour la bande dessinée). Du côté des
sites mis sur la toile par des analystes des médias et des nouvelles
technologies, on trouve aussi, par exemple, cet extrait d’un blogue tenu par le
chercheur en communication Julien Lecomte qui vulgarise ainsi notre modèle
:

Ainsi, on peut par exemple explorer le modèle dit « de la double naissance »


(Marion et Gaudreault, « Cinéma et généalogie des médias », 2006) [...]
Pour faire simple, en réalité, un média naît d’abord sous une forme
technique. Il s’inscrit alors dans une société qui le précède. Ensuite vient
son appropriation sociale, en fonction d’usages précédents, d’un
contexte, etc. Il se peut qu’il soit simplement rejeté ou mis de côté, et
qu’il finisse par ne plus être utilisé de la manière qui a motivé sa
création. Il ne faut pas croire qu’un média bouleverse toutes les
pratiques du jour au lendemain29.

Comme on peut le constater, le blogueur insiste sur la dimension


intégrative de l’émergence d’un nouveau média30.
En ce qui concerne l’application de notre modèle à différents médias,
nous nous contenterons de deux cas. En premier lieu, celui du téléphone
cellulaire, et en deuxième, celui de la télévision.
Dans un texte où il propose un « “friendly amendment” to André
Gaudreault and Philippe Marion’s “A Medium is Always Born Twice”, with
the word “twice” removed and the word “repeatedly” in its place », James
Lastra tente notamment une application du modèle au téléphone cellulaire :
[...] the cell phone as a very contemporary example of a technology/medium
in whose misapprehension we are currently participating. The name is
telling: cellular phone. Born “first” in 1973, its second birth occurred in
the 1990s as cell phones penetrated all levels of society and the
market31.

On constate que Lastra parle de misapprehension pour ce qui est de ce «


terminal de données » qu’est devenu le téléphone portable. Il a bien raison si
l’on songe que ce téléphone, dont on dit abusivement qu’il est intelligent, est
constamment utilisé pour servir de support ou de relais inattendu à d’autres
médias : télévision, radio, Internet, etc.32 D’ailleurs, n’est-il pas significatif, à
cet égard, que le nom usuel de ce « média » soit le plus souvent marqué par
l’omission du mot téléphone (en France on dit un portable, au Québec un
cellulaire, en Belgique un GSM et au Royaume-Uni un mobile) ? Comme si
cette omission du mot téléphone était une façon subliminale de voiler la seule
et unique fonction originelle de cet appareil : permettre la communication
téléphonique.
Il y a effectivement une sorte de malentendu dans notre rapport au
téléphone portable, depuis qu’il a connu sa deuxième naissance, si bien que
certains de ses usagers ne s’en servent strictement que pour téléphoner, alors
que d’autres n’utilisent que rarement, voire jamais, la fonction téléphone.
Que dire en effet de cette deuxième naissance beaucoup plus radicale que
celle qu’a connue le cinéma au moment de son institutionnalisation dans les
années 1910, puisqu’elle aura amené ce bidule de poche à devenir une espèce
de couteau suisse électronique multiservices, pour reprendre la belle
métaphore imaginée par Pierre Musso que nous avons citée plus haut33.
De son côté, Doron Galili applique à la télévision le modèle de la double
naissance, dans le cadre d’une recherche doctorale soutenue en 2011 à la
University of Chicago. Galili constate à juste titre que cette application doit
nécessairement faire preuve de souplesse et s’adapter à la spécificité du
média observé. Selon lui, la télévision a ainsi connu une phase d’émergence
particulièrement lente si on la compare au cinéma. Le jeune chercheur
s’emploie ainsi à comprendre l’émergence comparée du cinéma et de la
télévision :

[…] I find that Gaudreault and Marion’s model is useful for early television
historiography, for it draws attention to the important period during
which the medium established its norms, its distinction from other
media, and its public recognition. In examining this period, it is clear
that the emergence of television was qualitatively different from that of
cinema since a great deal of the articulation of television’s autonomy
occurred before and around television productions and programming per
se and existed on a discursive and experimental level rather than a
practical one34.

Le modèle de la « double naissance » du cinéma repose sur une


métaphore destinée à relativiser tout chronologisme étroit. Comme le sous-
entend Galili, ce modèle, dans son application à l’histoire de la télévision,
constitue un cadre épistémologique dont l’application préalable au cinéma
représente une manière de prototype. Il ne faut donc pas prendre notre
modèle métaphorique au pied de la lettre. D’autant que, selon nous, il prête le
flanc à la critique sous plusieurs rapports.

CRITIQUES DE LA DOUBLE NAISSANCE

En raison de sa connotation biologique, cette métaphore peut en effet s’avérer


malencontreuse dans la mesure où elle projette sur un univers techno-
sémiotique un champ sémantique propre à la vie sur terre. Pourtant, pourquoi
ne pas assumer jusqu’au bout la métaphore biologique, dès lors que le
biomimétisme hante peu ou prou ces drôles de machines que sont nos médias.
D’un côté, nous autres humains entretenons une relation métonymique avec
nos outils médiatiques. Ceux-ci prolongent en effet le corps humain dont ils
extériorisent, renforcent, décuplent, etc. les fonctions ; ils sont donc en
continuité logique avec notre squelette, nos muscles, nos sens, notre cerveau
(comme l’a bien expliqué l’anthropologue des techniques Leroi-Gourhan35).
Mais de l’autre côté, ils présentent aussi une dimension métaphorique : ils
sont à notre image, même si celle-ci est parfois déformante ou déformée.
Nous possédons des médias qui nous possèdent, prétendent non sans raison
les médiologues. Nos outils et technologies médiatiques nous ressemblent, et
nous finissons par leur ressembler. Ne peut-on pas se permettre de leur
appliquer en toute légitimité, ne serait-ce qu’à un moment de notre réflexion,
les cycles de la vie humaine : naissance, évolution, crise, mort, etc. ?
Assumons donc sans fausse honte la métaphore biologique, surtout si elle
peut nous aider à comprendre !
Il est un deuxième élément sur lequel peut porter notre autocritique.
C’est par un léger abus de sens que nous avons affirmé que c’est le « cinéma
» qui était né deux fois, puisque, comme nous l’avons déjà démontré, ce qui
naît lors de la première naissance, ce n’est pas encore tout à fait le « cinéma
», ce serait plutôt le « cinéma... tographe ». Nuance, certes, mais nuance
importante.
Troisième élément de notre modèle prêtant le flanc à la critique : il nous
apparaît aujourd’hui beaucoup trop fermé, puisqu’il se clôt, sans autre forme
de procès, sur cette seconde naissance, datant maintenant d’il y a une centaine
d’années et qui serait le terminus ad quem d’un phénomène pourtant en
constante transformation. On pourrait alors comparer notre modèle clos à
certains schémas narratifs canoniques jadis proposés par la sémiotique
structurale, soit à l’articulation type suivante : équilibre initial, suspension de
l’équilibre, nouvel équilibre. Par ailleurs, le contexte actuel d’effervescence
numérique met à l’ordre du jour, pour ceux qui ont un penchant optimiste
quant à l’avenir du média, une sorte de re-naissance du cinéma, une nouvelle
naissance, la troisième. Comme si le cinéma, au sens où on l’a entendu
institutionnellement, avait fini par connaître une certaine mort, pour filer
notre métaphore biologique.
Réaffirmons ici notre définition de l’identité d’un média, entendue
comme fédération provisoire de diverses séries culturelles. Ou, pour être plus
précis, fédération provisoire et consensuelle (c’est-à-dire en syntonie avec les
usages sociaux) de diverses séries culturelles. Chacune des séries culturelles
qui convergent pour donner lieu au cinéma possède son propre cheminement
historique, sa propre généalogie. Pareille approche identitaire permet de
nuancer l’abrupte opposition « vie ou mort des médias », et est compatible
avec les réflexions actuelles d’autres chercheurs. Ainsi, par exemple, Charles
R. Acland a-t-il proposé, notamment, l’idée de « média résiduel » (residual
media36), dans la foulée des travaux de l’historien de la culture Raymond
Williams, l’un des initiateurs des Cultural Studies. Williams a réparti la
culture en trois strates : culture dominante, culture émergente et culture
résiduelle. Acland adapte cette triade en mettant l’accent sur la continuité à
l’œuvre dans des médias non pas morts mais « résiduels ». Cette conception
du média résiduel contrarie efficacement l’idée d’une rupture, d’une césure
brutale entre un avant et un après, entre un média X qui anéantirait
obligatoirement un média Y, entre un « ceci » remplaçant un « cela ». Il serait
faux de penser qu’une nouvelle configuration médiatique remplace
radicalement celle qui l’a précédée. En tout cas, l’apparition d’une nouvelle
technologie est loin de signifier irrémédiablement la disparition ou
l’éradication des technologies antérieures dans le même secteur. Le support
livresque est peut-être devenu résiduel par rapport aux tablettes numériques,
mais il y a peu de risque qu’il disparaisse. Ils sont nombreux ceux qui
considèrent le papier, la page et les usages de lecture qui y sont liés comme
immortels...
De telles idées rejoignent d’une certaine façon celles que nous avons
développées ailleurs, en avançant que les nouveaux médias, outre l’effet
novelty qu’ils suscitent, se contentent souvent, dans un premier temps, de
servir de relais à des séries culturelles préexistantes, en empruntant ainsi des
formes et des contenus qui y sont valorisés.
L’avènement de certaines technologies modifie tout de même en
profondeur les règles du jeu et nous force à rebrasser les cartes. Tel est le cas
avec le numérique qui, au contraire de ce qui s’est passé au moment de
l’arrivée du parlant, déborde de façon inédite les frontières du seul cinéma
(pour ne prendre que cet exemple). Ainsi l’ajustement de l’offre des salles
dites, encore, de cinéma (cf. le phénomène de l’agora-télé) ne met-il pas
seulement en cause l’identité et le statut des salles elles-mêmes, mais
provoque tout aussi bien des crises identitaires au sein des autres médias qui
s’invitent « au cinéma » et qui viennent occuper une partie du temps-écran.

VERS UNE TROISIÈME NAISSANCE/LE CINÉMA ÉCLATÉ

Revenons à notre deuxième naissance, que nous avions qualifiée de «


différentielle » et qui est survenue au moment de la cristallisation
institutionnelle du cinéma. Ce qui est né lors de cette naissance-là correspond
donc à ce que l’un d’entre nous a suggéré d’appeler le « cinéma-institution ».
C’est précisément ce cinéma-là qui serait aujourd’hui voué à une disparition
ou à une mort relative. Une mort qui ouvrirait vraisemblablement la porte à
une espèce de nouvelle naissance, associée à une « restauration » ou à une
ranimation du caractère intégratif, intermédial, qui caractérisait notre
première naissance survenue, celle-là, au moment de l’invention du
dispositif. Répétons-le : ce que nous venons d’expliquer sur les morts et les
crises du cinéma montre bien que la « différence » ou la singularité
institutionnelle qui distingue un média comme le cinéma n’est pas aussi
stable qu’on pourrait le penser à première vue. Cela montre aussi que la vie
d’un média est faite de continuités, mais aussi de discontinuités. Cela montre
qu’elle est faite, tout aussi bien, de seuils et de ruptures. À chaque moment de
crise, l’institution se lézarde et doit réagir sur le plan de son identité pour
faire face au retour de la non-différenciation, de cette porosité
intermédiatique qui assaille la singularité identitaire d’un média-institution,
comme c’est le cas pour le cinéma.
Notre modèle de la double naissance nous semble notamment pécher par
sa façon de présenter la deuxième naissance, celle de l’avènement du cinéma
(du cinéma en « bonne et due forme » si l’on peut dire) et de la régulation
institutionnelle, comme un aboutissement menant à la stabilisation définitive
et immuable du média, celui-ci étant alors prétendument entré dans un état
d’homéostasie paisible, à l’ombre de l’institution. La théorie systémique nous
apprend qu’un tel état peut être fatal à tout système, qu’il soit organisationnel,
biologique ou... médiatique. En effet, un système se doit, pour survivre, de
combiner entropie et « néguentropie », pérennité et changement.
Si notre seconde naissance a consisté à fixer cette fédération de
paramètres et de séries culturelles qui constituerait un média comme le
cinéma, les hybridations et les porosités transfrontalières qui se manifestent
aujourd’hui de façon endiablée dans le champ de l’image mouvante
autorisent un prolongement de notre modèle. Tout se passe en effet comme si
les bouleversements identitaires actuels provoqués par la révolution
numérique amenaient le cinéma à renouer avec cette sorte de bouillonnement
intermédial qui battait son plein avant l’institutionnalisation. Ne serait-ce pas
là le signe que nous serions, en ce moment même, au cœur d’une troisième
naissance du cinéma (une seconde deuxième naissance, en quelque sorte) ?
Naissance nouvelle d’un média nouveau, dont l’identité nouvelle serait en
train de se définir en réponse aux interrogations identitaires qui pullulent en
ces temps de crise et qui, surtout, persistent chez tous les habitants de la
planète cinéma.
James Lastra serait heureux de nous « entendre », lui qui ne savait pas,
au moment où il écrivait le texte que nous avons cité de lui, que nous avions
déjà déclaré trop limitatif notre modèle à deux entrées (à deux naissances37).
En effet, Lastra milite en faveur de la « prolifération des naissances ». Le
chercheur américain s’explique :

Cinema may well have a “first” and a “second” birth, but it is a


historiographical mistake to believe that any representational or
communication technology ever achieves a stable or “autonomous”
form. Indeed, it is these technological/aesthetic media perpetual need to
produce and reproduce a kind of “constitutive exteriority”, that serves as
its engine for change and transformation38.

Pour Lastra (comme pour nous, d’ailleurs), la définition de l’identité


d’un média n’est pas rivée aux seuls dispositifs (« machines ») qui le rendent
possible, et l’on ne saurait résumer son spectre identitaire aux règles
institutionnelles auxquelles il est soumis à un moment ou à un autre de son
histoire : « [...] technologies are in a constant and necessary state of self-
definition39. » Tout, sauf la stabilité, en dernière analyse. Ce que Lastra
exprime, c’est en quelque sorte l’idée d’une deuxième naissance démultipliée
et indéfiniment répétée au fil de la généalogie d’un média. Ce qui correspond
à quelque chose qu’on pourrait désigner comme l’autonomie perpétuellement
transitoire d’un média :

History shows us again and again that what we have taken as “specific” to a
medium inevitably withers in importance to be replaced by more vital
concerns, and aesthetic autonomy evaporates along with it. Media
constantly produce their transient “autonomies” by producing and
policing the boundaries of what they are “not40”.

Il est donc impératif de reconnaître que la seconde naissance que le


cinéma a connue au tournant des années 1910, sa naissance institutionnelle,
doit être elle aussi considérée comme évolutive et dynamique. Si évolutive et
si dynamique, qu’elle est susceptible de donner lieu à une nouvelle naissance.
D’où cette troisième naissance du cinéma, à laquelle nous assisterions à
l’heure actuelle, une naissance intégrative et intermédiale, qui suppose une
certaine forme de retour de la porosité, du bric-à-brac, de l’hybridation, du
métissage, toutes choses qui imprégnaient la toute première naissance. En
systématisant davantage, on pourrait même avancer l’idée que cette troisième
naissance concrétise métaphoriquement l’idée d’une renaissance perpétuelle
du cinéma, vu la dimension récurrente, inévitable et cyclique des crises
identitaires du média, qui obligent l’institution à s’adapter pour ne pas
mourir.
Cette troisième naissance ne serait donc plus différentielle, au contraire
de la seconde, et résulterait d’une néo-institutionnalisation, ou d’une post-
institutionnalisation ; elle ne tiendrait plus de la singularité unimédiale du
cinéma, mais de sa façon de négocier avec les autres médias qui l’entourent.
On pourrait même avancer l’idée que le cinéma, en raison du contexte actuel,
est redevenu une sorte de série culturelle au sens léger, ce qui lui permettrait
de se lier plus aisément à d’autres médias. Une série culturelle au sens léger,
parce que plus ou moins pré-institutionnelle, donc moins rigide, davantage
ouverte à l’hybridation, etc. Ce retour partiel à l’esprit de métissage des
débuts – même si le métissage actuel est différent de celui-ci dans sa nature et
son ampleur – acquiert une puissance peu commune à l’heure de la
convergence des médias. On notera que l’esprit de métissage qui prévalait à
l’époque de l’avènement du cinématographe, autour de 1900, avait ceci de
particulier qu’il était à la fois intrinsèque et extrinsèque. Il était extrinsèque
dans la mesure où, pour accompagner la « performance » du projectionniste,
les exhibiteurs de vues animées et autres exploitants du cinématographe
faisaient souvent appel à une panoplie de « performeurs » : musiciens, artistes
de la scène ou techniciens en coulisse. Ce métissage était par ailleurs
intrinsèque dans la mesure où, on l’a maintes fois démontré, le
cinématographe, c’était aussi un peu de lanterne magique, un peu de
spectacle scénique, un peu de photographie, et ainsi de suite. Le métissage
actuel, dopé par les mutations des technologies d’enregistrement audiovisuel
et les nouveaux usages qui en découlent, est d’un autre ordre, bien entendu,
que l’hybridation qui régnait dans les premiers temps. Il n’empêche que le
décloisonnement du média auquel l’actuelle révolution numérique donne lieu
équivaudrait en quelque sorte à un retour à cet esprit de non-différenciation
identitaire propre au bric-à-brac de la cinématographie-attraction, avant que
l’institutionnalisation ne vienne mettre de l’ordre dans ce fouillis en
favorisant et en hiérarchisant les différentes valeurs identitaires de la
cinématographie. La crise identitaire que le tsunami numérique provoque et
l’effritement du contrôle de l’institution sont ainsi concomitants. Considérées
avec un certain recul, les crises que traverse dans sa généalogie41 un média
comme le cinéma constituent d’excellents révélateurs de l’hybridation
implicite qui conditionne toute identité médiatique qui n’est jamais autre
chose que la fédération médiatique évolutive de diverses séries culturelles.
Vu sous cet angle, on pourrait presque dire qu’un média est toujours en
quelque sorte un hypermédia qui s’ignore. On pourrait même avancer que,
dès lors que nos hypermédias contemporains regroupent et fédèrent plusieurs
médias, ils « imitent » à une autre échelle les médias classiques, qui ont
toujours établi leur identité en fédérant, eux aussi, des séries culturelles
préexistantes.

LE CINÉMATOGRAPHIQUE, LE CINÉMATIQUE ET LA POST-


INSTITUTIONNALISATION

Afin de poursuivre correctement notre réflexion, il nous faut maintenant


ouvrir le jeu. C’est la raison pour laquelle nous nous proposons de prendre en
considération dans notre réflexion non plus seulement le « cinéma », mais ce
qui relèverait du – osons le mot – cinématique. Le cinématique serait pour
nous ce qui reste du cinématographique dans le contexte contemporain,
quand bien même ce reste ne serait plus, stricto sensu, du ci-né-ma-to-gra-
phi-que ; ainsi, pour ne prendre qu’un seul exemple, des « films » sur DVD,
qui ne sont plus sur film et avec lesquels les très cinématographiques sels
d’argent n’ont plus rien à voir. En anglais, les expressions cinematic arts et
cinematic medias ont assez récemment fait leur apparition, notamment dans
le nom d’écoles ou de départements universitaires (et depuis peu dans les
titres des programmes nouvellement créés42). Le terme s’avère utile dès lors
que l’on veut proclamer haut et fort que ce que l’on enseigne, c’est encore le
cinéma, mais qu’on ne se limite pas au seul cinéma ! Il faut bien entendu
comprendre que, contrairement au mot cinématique en français, le mot
cinematic est relativement banal en anglais (il veut tout simplement dire «
cinématographique »). Cinematic arts et cinematic medias se traduiraient
donc littéralement par « arts cinématographiques » et par « médias
cinématographiques », deux expressions peu usitées au pluriel et qui ne
renvoient généralement qu’au seul cinéma. Quoi qu’il en soit, la difficulté de
ces appellations, c’est l’« annexion » territoriale que le cinéma pourrait avoir
l’air d’opérer en essayant d’abriter la télévision, l’art vidéo, etc., sous une
appellation parapluie inféodée au cinéma. On peut noter aussi que le mot
cinematic est assez malléable : il est même devenu assez récemment un
substantif dans l’univers vidéoludique, pour désigner ces séquences
d’animation qui marquent le plus souvent une pause narrative dans le jeu,
mettant ainsi en suspens (mais pas toujours) la relation interactive avec le
joueur. La contamination aidant, le mot français « cinématique », qui ne
désignait auparavant que cette partie de la mécanique qui étudie le
mouvement, est maintenant accepté comme équivalent de cinematic
(employé au sens de cinematic scene) dans l’univers du jeu vidéo (on dit ainsi
assez couramment « une cinématique » pour parler d’une « séquence
cinématique »). Malheureusement, le mot « cinématique » n’existe pas en
français comme épithète pour faire référence à la res cinematografica. Il
serait peut-être heureux qu’on le propose pour remplacer le lourd et
encombrant « cinématographique ». Eh bien voilà, c’est maintenant chose
faite ! De cette façon, on pourrait parler en français des médias ou des arts
cinématiques, avec un avantage évident : rester du côté du cinéma tout en
embrassant plus large.
Cet ajout à notre vocabulaire nous sera utile pour mener à bien notre
projet de généalogie dynamique en vue de comprendre le cinéma à travers ses
identités évolutives. Pour cela, il nous faut d’abord essayer de comprendre, «
par les deux bouts », les phénomènes d’hybridation qui l’ont affecté. Premier
bout, le tournant du xixe au xxe siècle, caractérisé par le brassage intermédial,
le bouillon de culture médiatique de ce que nous avons nommé la naissance
intégrative du cinématographe, auquel répond, à l’autre bout, le tournant du
xxe au xxie siècle, pour sa part marqué par le brassage intermédial de ce que
nous appelons le « cinématique » dans la polyphonie des hypermédias
contemporains.
La levée des protections identitaires du cinéma – cette dissolution des
singularités à laquelle nous assistons – correspond à une sorte de «
désinstitutionnalisation » ou, à tout le moins, à la nécessité pour l’institution
de renouveler sa manière de concentrer et de réguler les forces vives du
média dont elle gère les destinées. C’est ce mouvement que nous proposons
d’appeler la « post-institutionnalisation », qui correspond à l’espèce de
ravivage intermédial qui caractérise notre troisième naissance.
Dans l’ère du tout-numérique qui prévaut aujourd’hui, le cinéma est
donc condamné à se trouver une place, à trouver sa place, parmi les nouvelles
et nombreuses déclinaisons de l’image en mouvement.

______________

* La mention « En savoir + » apparaît à plusieurs reprises dans les notes de


bas de page de cet ouvrage. Elle indique qu’un supplément d’information
(illustrations, vidéos, hyperliens, citations ou notes complémentaires) est
accessible sur le site Internet finducinema.com.
1. Cinéma total. Essai sur les formes futures du Cinéma, Paris, Denoël, 1944,
p. 9.
2. Le cinéma est mort. Vive le cinéma !, Paris, Denoël, 1967, p. 50.
3. André Gaudreault et Philippe Marion, « Un média naît toujours deux fois...
», Sociétés & représentations, n° 9, avril 2000, p. 21-36. Des mêmes auteurs,
voir aussi « Cinéma et généalogie des médias », Médiamorphoses, n° 16,
avril 2006, p. 24-30.
4. Jacques Aumont, Que reste-t-il du cinéma ?, Paris, Vrin, 2012, p. 39-40.
C’est l’auteur qui souligne.
5. Nous développons ici certaines idées proposées par André Gaudreault dans
Cinéma et attraction. Pour une nouvelle histoire du cinématographe, Paris,
CNRS Éditions, 2008 (plus particulièrement dans l’introduction).
6. Concept développé à l’origine par André Gaudreault (Du littéraire au
filmique. Système du récit, Paris/Québec, Armand Colin/Nota Bene, 1999
[1988]) et qui suppose aussi une « narrativité extrinsèque », dont il sera
bientôt question.
7. Voir André Gaudreault et Philippe Marion, « Pour une nouvelle approche
de la périodisation en histoire du cinéma », Cinémas, vol. 17, nos 2-3,
printemps 2007, p. 215-232.
8. Textuellement : « Dans un documentaire, c’est Dieu le metteur en scène
[...] Dans le film de fiction, c’est le metteur en scène qui est un dieu. »
François Truffaut et Helen Scott, Hitchcock/Truffaut, Paris, Éditions Ramsay,
1983, p. 82. En savoir +.
9. Il est bien évident que toute captation par filmage révèle une interprétation
du monde, comme on l’a dit plus haut.
10. De la fiction, Bruxelles, De Boeck, 2000, p. 162.
11. Laurent Jullier, L’écran post-moderne. Un cinéma de l’allusion et du feu
d’artifice, Paris, L’Harmattan, 1997, p. 37. Cité dans Roger Odin, op. cit., p.
162.
12. Cité là encore par Odin (op. cit., p. 108).
13. Se reporter entre autres à Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, Paris,
Seuil, 1990.
14. Certains membres de l’OULIPO oseraient parler ici de « plagiat par
anticipation » (mais loin de nous pareille idée !). Ainsi, par exemple, de
François Le Lionnais : « Il nous arrive parfois de découvrir qu’une structure
que nous avions crue parfaitement inédite, avait déjà été découverte ou
inventée dans le passé, parfois même dans un passé lointain. Nous nous
faisons un devoir de reconnaître cet état de choses en qualifiant les textes en
cause de plagiats par anticipation. Ainsi justice est rendue et chacun reçoit-il
selon ses mérites. » C’est nous qui soulignons. Voir François Le Lionnais, «
Le second manifeste », dans OULIPO, La littérature potentielle (Créations
Re-créations Récréations), Paris, Gallimard, 1973, p. 27.
15. « J’ai vu, enfin, à Londres un film parlant », Pour Vous, n° 1, 22
novembre 1928, p. 3.
16. « Art et réalité au cinéma. I. – Le cinéma inventé deux fois… », Bulletin
de l’IDHEC, n° 1, mai 1946, p. 4. Les auteurs remercient Laurent Le
Forestier d’avoir porté cet article à leur connaissance.
17. Loc. cit.
18. Loc. cit.
19. Loc. cit.
20. « Le cinéma est-il mortel ? », L’Observateur politique, économique et
littéraire, n° 170, 13 août 1953, p. 24. Article réédité dans Trafic, n° 50, été
2004, p. 246-260. Nous avions déjà cité dans le chapitre précédent la
deuxième phrase. C’est nous qui soulignons l’expression « seconde naissance
».
21. Histoire du cinéma, t. 1, Vie et mort du Cinématographe (1895-1930),
Paris, Éditions du Cerf, 1961.
22. Le cinéma, ou l’homme imaginaire. Essai d’anthropologie sociologique,
Paris, Éditions de Minuit, 1956.
23. La veille de la remise à l’éditeur du manuscrit du présent ouvrage, Frank
Kessler nous a appris qu’il avait trouvé ce qui suit dans ses notes du
séminaire sur Rudolf Arnheim donné en 1982 par Christian Metz, à propos de
la différence à faire entre le cinéma comme technologie de reproduction et le
cinéma comme moyen d’expression artistique : « Étienne Souriau au congrès
de filmologie en 1955 : il y a une double naissance du cinéma ; une invention
technologique ne crée pas un art mais requiert que l’art soit réinventé. »
Courriel personnel adressé à André Gaudreault le 14 juin 2013. C’est nous
qui soulignons.
24. Comprendre la télévision et ses programmes, Paris, Armand Colin, 2009
[2005]. En savoir +.
25. Seeing by Electricity: The Emergence of Television and the Modern
Mediascape 1878-1939, thèse de doctorat, University of Chicago, août 2011.
26. « Le devenir média du Web et le webfilm », dans François Amy de la
Bretèque et al. (dir.), Cinéma et audiovisuel se réfléchissent. Réflexivité,
migrations, intermédialité, Paris, L’Harmattan, 2012, p. 229-239.
27. « What Cinema Is (for the Moment) », communication présentée au
colloque « Impact des innovations technologiques sur l’historiographie et la
théorie du cinéma », Cinémathèque québécoise, Montréal, novembre 2011.
Communication inédite, citée avec la permission de son auteur. À paraître en
2014 dans Nicolas Dulac et Martin Lefebvre (dir.), Du média au postmédia :
continuités, ruptures / From Media to Post-Media: Continuities and ruptures,
Lausanne, l’Âge d’Homme.
28. Mediativitás, médiumidentitás, „képregény” (Identité médiatique,
médiativité et bande dessinée), thèse de doctorat, Debreceni Egyetem
(Université de Debrecen), 2008. En savoir +.
29. Le blogue peut être consulté en ligne. En savoir +.
30. Ce qui lui permet de relancer, encore sur le même site, le débat sur
l’usage, toujours problématique, du terme révolution. En savoir +.
31. Op. cit.
32. On pourrait d’ailleurs légitimement se demander, comme le suggère
Grégoire Gaudreault (Université de Montréal), si ce dispositif de
photographie quasi instantanée qu’est le Polaroïd ne pourrait pas être
considéré comme l’ancêtre de ce qu’on appelle le téléphone « intelligent »,
étant donné que la photographie est sans doute l’une des fonctions de cet
appareil qu’utilisent le plus ses usagers.
33. Un bidule bien performant dont les fonctions et les applications ne
cessent de croître au fil de l’actualité. En savoir +.
34. Op. cit., p. 143.
35. On se reportera notamment à André Leroi-Gourhan, Le geste et la parole,
vol. 1, Technique et langage, Paris, Albin Michel, 1964. Voir aussi Jean
Lohisse, Les systèmes de communication. Approche socio-anthropologique,
Paris, Armand Colin, 1998.
36. « Introduction. Residual Media », dans Charles R. Acland (dir.), Residual
Media, Minneapolis, University of Minnesota Press, 2007, p. xii-xxviii.
37. Dans notre communication au colloque « The Second Birth of Cinema: A
Centenary Conference » (Newcastle University, Newcastle, Grande-
Bretagne, juillet 2011), intitulée « Le modèle de la “double naissance” à
l’aune du numérique. Ou : Tout ce que vous voulez savoir sur “tout ce qui est
advenu aux images depuis l’arrivée de l’ordinateur et du téléphone” [Dubois
et alii] et que vous n’avez jamais osé demander… ». Voir André Gaudreault
et Philippe Marion, « Measuring the “Double Birth” Model Against the
Digital Age », Early Popular Visual Culture, vol. 11, n° 2, 2013, p. 158-177.
38. Op. cit.
39. Ibid.
40. Ibid. L’exemple du téléphone cellulaire, déjà abordé ci-dessus, nous
semble éclairant sur le plan des mutations identitaires réitérées. Si on veut
préserver à tout prix l’identité spécifique du téléphone (un téléphone, c’est
d’abord et avant tout un… téléphone !), on risque de passer à côté de la
nouvelle identité qu’il a acquise lors de sa transformation en terminal de
données et de se priver d’en utiliser les fonctions messagerie texte et Internet,
notamment.
41. Dans sa généalogie et dans son histoire, devrait-on peut-être dire, mais
cela s’avère inutile dans la mesure où, pour nous, la généalogie d’un média
est en perpétuelle transformation, d’où il résulte que son identité en tant que
média n’est jamais arrêtée définitivement.
42. Ainsi de la célèbre School of Cinema-Television de l’USC (University of
Southern California), rebaptisée « USC School of Cinematic Arts ». En
savoir +.

Chapitre 6*

Les nouvelles déclinaisons de l’image en mouvement

Nous ne sommes pas dans la civilisation de l’image mais dans celle de


l’écran1.

Serge Daney, 1991.

There will be a final screening attended by a final audience, perhaps indeed a


lonely spectator2.

Paolo Cherchi Usai, 2001.

En matière de cinéma, les choses ont déjà été plus simples qu’elles ne le sont
aujourd’hui. Nul besoin d’insister pour qu’on comprenne que, depuis que les
images et les sons se sont relativement dématérialisés pour se transformer en
signaux cathodiques ou numériques, le paradigme que nous appellerons le «
modèle classique de la transaction cinématographique » a volé en éclats. Nul
besoin d’insister non plus pour qu’on comprenne que, pour le spectateur
ordinaire du cinéma, le rapport marchand avec les films n’est plus ce qu’il a
déjà été. Les choses ne sont plus aussi simples qu’avant, ne serait-ce que
parce que l’achat d’une place dans une salle de cinéma ne représente plus le
seul moyen d’avoir accès aux films offerts sur le marché. Pis encore : l’achat
d’une place dans une salle de cinéma n’est plus maintenant qu’un moyen, un
moyen parmi plusieurs autres, d’avoir accès à ces films.
Le « modèle classique » a régné sans partage (mais pas nécessairement
de manière aussi monolithique que nous le suggérons dans nos propos – que
certains pourraient juger relativement lapidaires3) entre, grosso modo, les
années 1910 et les années 1950, soit jusqu’à l’arrivée massive de la
télévision. Dans son Histoire du visuel au XXe siècle, Laurent Gervereau
soutient que « la caractéristique [du cinéma] est bien la projection publique
en salles comme l’ont inaugurée les frères Lumière (et non le visionnement
individuel dans une boîte lancé par Edison4) ». Ce topoï de la salle dotée d’un
écran réunissant une assemblée de spectateurs – qui est assez généralement
reconnu comme l’expression concentrée de ce qu’on pourrait appeler la «
cinématographicité » – représente le mythe par excellence de l’« origine du
cinéma » : il aura fallu, de façon nécessaire et concomitante, une salle, un
écran, des places payantes, une assemblée de spectateurs et la projection
d’images en mouvement couchées sur pellicule pour que l’on considère que
les conditions réunies suffisaient pour décréter, rétrospectivement, que la
naissance du cinéma serait bel et bien survenue au moment de la fameuse
projection inaugurale, publique et payante, du Cinématographe Lumière du
28 décembre 1895, au Grand Café à Paris (dite « PPPP » : première
projection publique payante).
Avec l’arrivée de la télévision, le « charme » du « modèle classique de
la transaction cinématographique » a été rompu. L’accès aux films que la
télévision permettait a ainsi mis fin à l’exclusivité de ce modèle (une
exclusivité relative, bien entendu, puisqu’il y a aussi le film pédagogique, le
cinéma amateur, le film de famille, etc.). Il s’agissait donc de la fin de son
règne exclusif, certes, mais pas de son hégémonie, puisque le modèle est tout
de même resté nettement dominant jusqu’au déferlement du tsunami
numérique dans les années 1990.
Au mitan du XXe siècle, donc, la télévision est venue offrir, et de façon
radicale, un tout nouveau mode d’accès aux films. Pour sa consommation
filmique, le spectateur avait dès lors un véritable choix entre deux pratiques
sociales distinctes : « aller au cinéma », une pratique qui s’était installée dans
les mœurs au cours des années 1910, ou « regarder un film à la télé », une
pratique qui s’est pour sa part intégrée aux us et coutumes durant les années
1950 – et qui, avait-on pensé à l’époque, menaçait la survie même de la salle
de cinéma, si ce n’était du cinéma lui-même ! Le spectateur avait donc
désormais un choix à son menu, mais il n’avait pas le choix du menu : malgré
les deux avenues que la « révolution télévisuelle » lui ouvrait, la sélection de
tout (tout, tout, tout) ce qui passait sur les écrans (le petit écran du salon privé
comme celui, plus grand, de la salle publique) relevait d’instances (des
instances commerciales, disons) sur lesquelles il n’avait, lui, « spectateur
ordinaire », aucune prise. Dans telle ou telle ville du monde, à telle ou telle
date de la fin des années 1950, à telle ou telle heure, il y avait tel nombre de
films qui passaient dans les six ou sept salles de la ville en question, et il y
avait peut-être un film à regarder sur la seule et unique chaîne de télé. Le
spectateur avait certes un choix (d’une part, un film à la télé, de l’autre, les
six ou sept films en salle, selon le nombre de salles auxquelles il avait accès),
mais il s’agissait d’un choix limité, d’un choix restreint.
Si le modèle hégémonique a volé en éclats, c’est parce que, depuis déjà
plus de soixante ans, on peut payer sa redevance télé annuelle – pour ne
prendre que l’exemple de la France, puisque bien des pays ont une approche
différente, comme le Canada, où il n’y a rien à payer pour avoir le droit de
capter les signaux hertziens de base – et voir des films sans autre formalité (et
gratuitement, en un certain sens, puisque le prix est le même, que l’on
consomme des centaines de films par année ou que l’on n’en consomme
aucun !). On peut aussi, depuis près de quarante ans, se procurer des films sur
support à usage domestique : on a d’abord pu le faire avec la cassette vidéo,
puis avec le disque numérique polyvalent (DVD). Depuis moins de dix ans, le
spectateur ordinaire a aussi accès à la video on demand (VOD, à la télé ou sur
Internet) et aux films offerts directement sur Internet (en streaming ou en
téléchargement).

LE SPECTATEUR AUTONOME

Le seuil qui suit celui de l’arrivée de la télé a donc été franchi avec cet
événement majeur que constitue l’apparition du magnétoscope (la mutation la
plus importante du cinéma depuis 1895, selon Boussinot, on l’a vu plus haut).
Désormais, je pourrai non seulement enregistrer moi-même tel ou tel film qui
passe à la télé (ou telle ou telle émission de télé, d’ailleurs) mais aussi –
grande révolution – me le passer quand je voudrai, à volonté et selon un
horaire que j’aurai, moi, décidé. La dictature de l’horaire socialement
déterminé était terminée ! Le home cinema pouvait prendre son envol. Dès
lors qu’est apparue à l’horizon de l’histoire la possibilité de posséder une
copie de film sur cassette, le home cinema avait ce qu’il fallait pour devenir
une véritable institution. Une nouvelle avenue s’offrait désormais au
spectateur : ce soir, je puis voir tel film, qui passe dans telle salle pas trop
loin de chez moi (avenue A), ou bien je reste à la maison pour voir tel autre
film qui passe à la télé (avenue B), ou bien, encore, je passe sur ma télé (à
l’heure que je veux !) tel film dont je me suis procuré une copie sur cassette
(avenue C).
Maintenant que la cassette a été remplacée par le DVD (qui sera lui-
même vraisemblablement remplacé par le fichier numérique sur support de
stockage amovible ou sur serveur distant [cloud computing], accessible par
Internet5), maintenant que de nouveaux dispositifs portables comme les
téléphones multifonction, les tablettes numériques, les baladeurs et autres
liseuses sont à la disposition du spectateur, place à la consommation nomade,
qui permet d’audiovoir des films non plus seulement sur le grand écran de la
salle de cinéma ou le petit écran de nos téléviseurs, mais sur une série
d’écrans (dont nous dirons qu’ils sont « secondaires »).
L’arrivée du home cinema et, surtout, son expansion et son implantation
dans les mœurs sonnent ainsi le glas d’un modèle jusque-là dominant, qui
supposait un spectateur dont nous dirons qu’il est « contraint », qu’il est «
soumis ». Comme l’exprime bien Francesco Casetti :

[...] the filmic experience has changed profoundly since the 1960s. Looking
at what is happening in cinema—and to cinema—if anything is clear, it
is that we have reached the end of a model which has been dominant for
a long time: the model which thought of the spectator as attending a
film. To attend means to place ourselves in front of something which
does not necessarily depend on us, but of which we find ourselves to be
the witnesses. What is important is to be present at an event, and to open
our eyes to it6 [...]

Le spectateur est désormais devenu proactif et il peut, il doit même,


s’impliquer dans l’action de regarder un film (audiovoir un film est
maintenant devenu une action). Pour assouvir sa soif de films, il lui faut
désormais prévoir un certain nombre d’interventions : il doit choisir le
dispositif sur lequel le « film » passera (le « grand écran », le « petit écran »
ou l’un de ses « écrans secondaires »), il doit déterminer l’environnement au
sein duquel la « lecture » se produira, il doit décider si la lecture se fera d’un
seul trait ou en plusieurs segments, par à-coups, même, en choisissant son
mode d’audiovision (a-t-il l’intention, par exemple, d’organiser une soirée
consacrée au visionnement du film ou de le consommer – terme tout à fait
adapté à l’exemple qui suit – en passant, comme un voyageur en possession
d’un écran nomade, d’abord dans un aéroport, disons, ensuite dans un avion
puis, pour finir, une fois arrivé à destination, dans une chambre d’hôtel ?).
Voici ce que Casetti écrit à ce sujet :

The presence of options where once there was standard practice, the necessity
of establishing the rules of the game where once they were implicit, the
strong connection with one’s own world where once there was a
separation, the widening of perspective where once the field was
bounded—these are all elements that testify to how much the framework
has changed7.

C’est dire que l’un des modèles courants de ce que nous suggérons
d’appeler la « transaction cinématographique contemporaine » a pour résultat
que le spectateur ordinaire du cinéma peut désormais posséder des films.
C’est donc dire qu’il peut en acheter. Avant l’introduction massive de la
cassette vidéo sur le marché (fin des années 1970), acheter un film était un
syntagme verbal que fort peu de spectateurs ordinaires pouvaient conjuguer.
Cette expression faisait cependant partie du quotidien des premiers montreurs
de vues animées, du temps de la cinématographie-attraction, et elle fait bien
entendu partie du quotidien du distributeur de films du cinéma-institution,
sauf qu’il y a deux sens à l’expression. Quand un distributeur ou un réseau de
télé « achète un film » (à Cannes, par exemple) pour tel ou tel marché, on
comprend que ce ne sont pas des « copies » de films que cette transaction
vise au premier chef. C’est tout à fait autre chose que ce qui se produit dans
le cas du spectateur ordinaire qui se rend chez un marchand de DVD pour «
acheter un film » : il sort généralement de la boutique avec une ou deux
copies de films (des copies « empiriques », pourrait-on dire).
En reprenant la distinction peircéenne entre type et token, on pourrait
dire que ce que le distributeur ou le réseau achète pour son marché, c’est le «
titre », c’est l’œuvre elle-même (soit le type, ou le film-type), alors que ce que
le spectateur ordinaire du cinéma et le montreur de vues animées achètent,
c’est plutôt l’un ou l’autre des « avatars » du titre en question, soit l’un de ses
tokens (un token, ou un film-token8).
Ce sont précisément des films-tokens, et non pas des films-types, que les
exploitants actifs pendant le règne de la cinématographie-attraction se
procuraient. À cette époque, acheter un film faisait partie du parcours obligé
du montreur « ordinaire » de vues animées, qui ressortait du comptoir de
vente du fabricant de vues cinématographiques les bras chargés des bobines
de film qu’il venait d’acquérir et qui lui appartenaient dorénavant de plein
droit. En effet, pour la toute première génération de montreurs, la transaction
de base, celle qui s’est imposée au départ, reposait sur le système de l’achat
de copies de films. À cette époque, les vues que l’exhibiteur propose à ses
publics lui appartiennent donc en propre : chacun des films qu’il montre est
un token qu’il s’est procuré en l’achetant. Jusque vers 1905-1910 (selon le
pays), il n’y a pas encore d’intermédiaire entre le fabricant et l’exhibiteur. Ce
que le fabricant vendait à l’exhibiteur, ce n’était pas un type, un film-type, un
« titre », mais de la « péloche » : soit, une copie de film, un film-token. Et par
cette transaction, le fabricant cédait tous ses droits à l’exhibiteur, même celui
de déterminer la forme finale que le film aurait à l’écran. En effet, les
fabricants de vues encourageaient, de manière tout à fait consciente, l’idée
que les films qu’ils vendaient aux exploitants, les « exhibiteurs », étaient,
pour reprendre l’expression suggérée par Thomas Elsaesser, des produits
semi-finis9.
L’exhibiteur de vues animées était le seul maître à bord, dans son
entreprise, et il montrait ce qu’il voulait, comme il le voulait, le fabricant de
vues n’ayant pas un mot à dire sur le déroulement des représentations. Qui
plus est, l’exhibiteur se chargeait d’affiner, à sa manière et selon ses goûts, le
produit qu’il venait d’acheter du fabricant, et il en achevait la conception
juste avant de projeter les images sur la toile en déterminant le cadre et le
contexte de leur présentation, puisque c’est lui qui décidait si telle vue serait
ou non accompagnée d’une musique, d’un boniment ou des deux10.

ACHAT OU LOCATION : LE PARADIGME PERDU…

L’avènement aux États-Unis du nickelodeon, entre 1905 et 1907, est en ce


sens un événement capital pour le développement du cinéma, parce qu’il
suppose un renversement complet des rapports entre fabricant de vues
animées et exhibiteur. Il s’agit également d’un événement capital parce que
l’instauration de salles spécifiquement consacrées au cinéma provoque une
radicale inversion, tout aussi bien, des rapports entre spectateur et exhibiteur
de vues animées. Le nouveau paradigme suppose dorénavant l’existence
d’exhibiteurs ayant l’obligation de renouveler leur stock de films sur une base
régulière, ce qui est tout à fait nouveau. En effet, comme le dit avec beaucoup
de clairvoyance John Collier, le nickelodeon « became a neighborhood
institution11 » et c’est la raison pour laquelle le montreur de vues qui préside
à ses destinées a besoin d’attirer encore et encore, une semaine après l’autre
(si ce n’est à une plus grande fréquence encore), les mêmes spectateurs.
C’est ce passage de la vente à la location qui a permis le passage de
l’exhibition nomade à une exploitation sédentaire, et l’apparition de cet agent
très spécial qu’est le distributeur, le loueur de films (propriétaire des
fameuses exchanges, comme on appelait aux États-Unis les sociétés qui
servaient d’intermédiaire entre fabricants et exhibiteurs). La prolifération des
salles consacrées spécifiquement au cinéma et le concept même de « salle de
cinéma » sont, en effet, liés directement à l’instauration du système de
location des films et à l’apparition des exchanges. Si l’on avait continué à
vendre les films à ceux qui les montraient, le cinéma ne se serait pas
développé de la même manière.
Il a donc fallu que l’on passe de la vente à la location des films-tokens
pour que le droit d’usage du film par l’exhibiteur soit limité dans le temps,
pour que la balance du pouvoir entre producteur et exploitant bascule du côté
du producteur, et pour que celui-ci obtienne un droit de regard sur la façon
dont son produit allait être « affiché » (montré, projeté) sur les écrans.
Il faut voir, selon nous, le passage du système de la vente des films à
celui de la location comme un seuil, comme une rupture de continuité, dans
le continuum de l’histoire du cinéma.
D’autres seuils seront bien sûr franchis au cours de cette histoire,
d’autres cas de rupture de continuité se présenteront, comme, par exemple,
l’avènement du « film-hors-péloche ». À partir du moment où le spectateur
ordinaire du cinéma a pu voir des films-hors-péloche à la télévision, autour
des années 1950, il nous apparaît que ses rapports avec la res
cinematografica s’en sont trouvés littéralement bouleversés. Il faut aussi voir
comme un seuil, comme une rupture de continuité, le point à partir duquel le
spectateur ordinaire du cinéma a pu se mettre à acheter des copies de films,
des films-hors-péloche s’entend, autour des années 1980.
Il faut voir ces deux passages comme autant de changements de
paradigme. Ce sont des traversées du miroir, des ruptures de continuité, des
hiatus historiques essentiels, comme le fut cette première transformation
radicale représentée par le passage de la vente des films à leur location. On
peut peut-être même avancer que ce passage de la vente à la location est le
geste inaugural de l’ère classique du cinéma, et qu’il s’agit même de son acte
de « naissance ». Comme nous l’avons expliqué en long et en large dans le
présent ouvrage, l’acte de naissance du cinéma ne serait pas en phase avec
l’invention de l’« appareil de base ». On peut même aller jusqu’à dire, en
retournant ab ovo, si l’on veut – pour utiliser une métaphore biologique qui
n’est pas nécessairement adéquate si on la prend au pied de la lettre – que le
cinéma a pu commencer à naître, est né donc, le jour où l’on a mis les films
en location, puisque c’est ce qui a permis l’émergence de la salle permanente
de cinéma et mis les exploitants au pas de ceux qui allaient, par le fait même,
devenir les chevaliers de l’industrie cinématographique alors naissante en
retirant tout le pouvoir éditorial des mains de l’exhibiteur local, pour que le
producteur central dicte et régule l’ensemble de l’industrie et mette dès lors
en branle le processus dit de l’institutionnalisation.
Il ne peut pas y avoir d’institution si chacun fait ce qu’il veut ; il ne peut
pas y avoir d’institution si le pouvoir appartient à chacun des individus qui se
donnent comme mandat de présenter les vues animées à leur manière et selon
leurs propres procédures. Qui dit institutionnalisation dit concentration du
pouvoir et des forces. Et tout cela serait dû à un geste qui peut sembler
anodin et infime, mais qui est au fond géantissime : mettre un terme au
modèle de la transaction dite du cinématographe, qui avait cours avant cette
deuxième naissance que nous avons décrite plus haut.
L’importance de l’émergence de la salle permanente de cinéma n’est
plus à démontrer : avec elle, il serait dorénavant possible aux spectateurs de
partir à la rencontre des films, dans des salles dont la raison d’être était la
projection de vues cinématographiques. Ainsi, avant d’élire domicile dans les
nouvelles salles qui lui seraient consacrées, le cinéma avait au fond toujours
été sans domicile fixe : il errait, çà et là, dans divers sites qui ne lui étaient pas
spécifiques, qui n’étaient pas siens (music-halls, salles communautaires,
tentes de forains, cafés, théâtres, etc.). Et « aller au cinéma » ne faisait pas
encore partie des habitudes de vie du commun des mortels (c’était plutôt le
cinématographe qui venait à eux). Le cinéma ne pouvait pas encore régner
sur le monde du spectacle, car il était lui-même sans royaume. L’édification
de son royaume n’allait cependant pas tarder, avec la construction des «
movie palaces » des années 191012, leurs candélabres, tapis rouges et autres
marquises. La salle de cinéma, qui avait pourtant connu des débuts fort
modestes, allait bientôt devenir digne du roi Cinéma (ou serait-ce du
spectateur roi13 ?).
Enfin devenu royaume, le cinéma finira par connaître, quelques
décennies plus tard, soit au tournant des années 1950, une formidable
expansion de son territoire, puisqu’il allait pouvoir sortir, grâce au signal
hertzien, des seuls murs de ses palaces, pour élire domicile dans nos...
domiciles, plus précisément dans nos salons, et se permettre d’envahir nos
chaumières, inversant ainsi la proposition de base : non seulement on pourrait
continuer à aller au cinéma, mais le cinéma allait désormais pouvoir venir à
nous et s’inviter à la maison... Avec, à la clef, comme on l’a dit plus haut,
une transformation des rapports entre le spectateur et la res cinematografica,
une transformation irréductible et irréversible. Cette opération d’«
exfiltration » du film hors de la salle de cinéma allait se poursuivre grâce au
développement des supports à usage domestique ou à usage privé, grâce à la
dématérialisation progressive du « signal » de base, à son allègement en tout
cas, et grâce à la miniaturisation des dispositifs et à leur prolifération.
L’HYPERSPECTATEUR EN EXPLOITANT DE SALON !

Au contraire du spectateur ordinaire du cinéma ordinaire, l’hyper-spectateur


d’aujourd’hui qui veut voir un film peut certes s’acheter une place dans une
salle de cinéma, mais il peut aussi acheter un film, carrément. Une fois cette
transaction effectuée, il revient du côté de chez soi (« home, sweet home »),
où il se transformera bientôt, non pas en « exploitant de salle », mais en «
exploitant... de salon », pour enfin se faire son petit home cinema.
On a vu que les seules personnes qui pouvaient conjuguer ce verbe sur
une base régulière (acheter des films, acheter un film) durant les quelque
soixante-dix années qui séparent l’instauration du cinéma-institution (au
tournant des années 1910) de l’introduction massive de la cassette vidéo (à la
fin des années 1970), étaient, normalement et sauf exception, des membres
actifs de ce secteur du marché du cinéma situé entre, d’un côté, le producteur
du film et, de l’autre, le spectateur de salle : le distributeur, le loueur,
l’exploitant de salle, avons-nous dit. Soit des intermédiaires qui étaient plutôt
enclins, en principe, à jeter leur dévolu sur le film fraîchement sorti.
L’achat d’un film, ou son « appropriation », sous une forme ou sous une
autre, pouvait aussi, mais de façon plus marginale, être le fait du
collectionneur ou de l’archiviste, plutôt intéressés ceux-là par les vieilles
bobines. De façon encore plus marginale, ce pouvait être le fait d’amateurs
fortunés ayant eu accès, ici et là au cours de l’histoire du cinéma, aux
diverses variantes de « cinéma familial de format réduit » apparues dès les
années 1910 (du système Pathé Kok, inauguré en 1912, jusqu’au Kodascope
Library du milieu des années 192014, en passant par le système Pathé-Baby,
proposé en 192215).
La différence essentielle entre, d’une part, le montreur de vues, le
collectionneur, l’archiviste et l’amateur fortuné et, d’autre part, le
distributeur, le loueur et l’exploitant de salles, c’est l’objet de la transaction,
qui, pour les premiers, consiste bel et bien en de la pellicule, comme on l’a
dit plus haut, alors que ce n’est pas exactement le cas pour les seconds. Pour
le distributeur, l’achat d’un film reste en effet de l’ordre du virtuel, du moins
au moment de la transaction. Bien que ladite transaction suppose
nécessairement l’acquisition de copies bien réelles de tel ou tel film (pour
qu’il y ait projection, il fut en effet un temps, pas si lointain, où il fallait
nécessairement qu’une « vraie » copie de film, en dur, atterrisse dans la
cabine de projection et y trône quelque temps !), ce que le distributeur achète
c’est, au fond, de l’immatériel. Ce qu’il achète, ce n’est pas de la péloche en
tant que telle (un token), c’est plutôt un droit : le droit de distribuer tel ou tel
film (en fait : le droit de distribuer les différentes copies de tel ou tel film) et
de le louer à tel ou tel exploitant de salles (qui achètera à son tour le droit de
le projeter dans ses salles) pour une période définie (et prédéterminée).
Quand le spectateur ordinaire du cinéma achète un film-token de tel ou
tel film-type, cet achat s’accompagne, notons-le, d’une série de contraintes et
de restrictions, car en achetant un film, c’est aussi un droit qu’il achète, mais
un droit limité, un droit restreint. Comme les avertissements qui sont servis
sur les cassettes et les disques vidéo le rappellent constamment, le spectateur
ordinaire qui achète tel ou tel film n’est pas autorisé à le projeter en dehors du
cercle familial et encore moins contre une rétribution quelconque.
Auparavant pour voir un film, il n’y avait pas trente-six solutions : il
fallait sortir de chez soi et aller dans une salle de cinéma, selon des horaires
prédéterminés sur lesquels on n’avait absolument aucun contrôle. Il fut un
temps (pas vraiment lointain !) où le spectateur n’exerçait en effet aucun
contrôle sur le passage, devant ses yeux, du lumineux objet de son désir. Pour
pouvoir « consommer » l’objet en question, le spectateur devait alors
patiemment attendre que celui-ci soit projeté sur un écran de son quartier,
selon un horaire décidé par quelqu’un d’autre. Le modèle s’appliquant par
nécessité à tout « spectateur ordinaire du cinéma » désireux de voir un film
qui, disons, n’aurait pas fait partie du programme offert dans l’un des
cinémas « près de chez lui », se serait alors résumé à un pattern à la fois
prévisible, linéaire et fort peu interactif : se résigner et prendre son mal en
patience.
En ces temps révolus, bien des salles de cinéma servaient exclusivement
à projeter des « films-de-cinéma ». Aujourd’hui, on peut audiovoir des films
dans son salon ou au bureau, et même dans le métro. Après sa sortie en salle,
où il restera normalement fort peu de temps, un film produit de nos jours
pourra être non seulement diffusé à la télé, mais aussi téléchargé sur Internet,
mis à la disposition du public en VOD, gravé sur DVD ou Blu-Ray, etc.
Comme le soutient Édouard Arnoldy, « grâce au DVD, la vraie vie du cinéma
est désormais ailleurs que dans les réseaux de salles16 ».

ATAWAD, SYNDROME MAJEUR DE L’AVÈNEMENT DU NUMÉRIQUE

Ce qui fait la différence, aujourd’hui, entre le cinéma tel qu’on l’a connu et le
cinéma tel qu’on est en train de le découvrir, c’est le fameux syndrome
ATAWAD, qui accompagne la « cassure » produite par la révolution
numérique :

ATAWAD... « Anytime, anywhere, any device. » Quand je veux, où je veux,


sur tout support. La vieille prophétie du divertissement toujours à portée
d’yeux, popularisée par ce malin de Bill Gates, quitte peu à peu les rives
du fantasme. Quand ? Maintenant, là, tout de suite. Où ? À la maison, en
train, chez la cousine de Bretagne ou au fin fond du désert de Gobi.
Quels supports ? Tous sans exception : mon ordinateur (wi-fi), ma télé
(plasma), ma console de jeux (nomade), mon téléphone (mobile) ou mon
lecteur vidéo (épais comme une carte bleue17).
Le syndrome ATAWAD (« Quand je veux, où je veux, sur tout support
», comme le propose le journaliste de Libération, ou, tel que nous le
proposons, n’importe quand, n’importe où, sur n’importe quelle « interface
»), c’est bien cette transportabilité tous azimuts qui fait toute la différence,
car ce n’est plus désormais seulement dans la sphère publique qu’on voit des
films (dans une salle de cinéma, par exemple), et ce n’est même plus
seulement dans son salon, mais partout où on le veut, quand on le veut,
comme on le veut, si on le veut.
D’où cette question cruciale, qui revient comme une obsession : un film
que l’on voit sur un téléphone multifonction (pour ne prendre que cet
exemple), est-ce toujours du cinéma ?
Proche parent du syndrome NuMuNo, le syndrome ATAWAD relève de
la convergence des médias, une convergence qui mène à un autre type de
convergence, soit la convergence des interfaces (des appareils, des
dispositifs), qui est un phénomène majeur de la digitalisation de nos médias
(de tous nos médias), et dont on commence à peine à prendre la mesure.
Ainsi le syndrome ATAWAD change-t-il la nature des rapports entre le film
et moi, entre l’œuvre et moi. Finie la dictature de l’œuvre qui s’impose à moi,
selon le bon vouloir des programmateurs ! Cette « œuvre » n’est plus aussi
inaccessible qu’avant : on me la loue, je la transporte dans ma voiture en
revenant de mon club vidéo, je la sors de son boîtier, je la tiens dans mes
mains, je la mets dans le lecteur qui me permettra de la voir sur mon écran de
télé ou sur l’écran de mon home cinema, au moment que je choisis18. Diantre
! Serais-je devenu un exploitant (c’est-à-dire celui qui, normalement, loue les
films, les fait transporter et les fait projeter, selon des horaires dont il a décidé
à l’avance) ? Le syndrome ATAWAD occasionnerait donc une cassure dans
le continuum du développement des médias, avec pour résultat qu’il y aurait
un avant-syndrome et un après-syndrome. C’est ce syndrome qui permet à
une société aérienne, Air France en l’occurrence, de prétendre (avec une
certaine légèreté) être la plus grande salle de cinéma européenne :

Le grand écran individuel du nouveau fauteuil [...] permet de visionner 85


films, traduits pour certains jusqu’en 9 langues. Air France est la plus
grande salle de cinéma européenne (en nombre de films). [...] Chaque
mois, près de 500 heures de programme sont proposées [...] : cinéma,
séries TV, journaux télévisés français et internationaux, jeux, cours des
[sic] langues ou encore un juke-box de 200 CD19.

Il faut nécessairement qu’il y ait, dans cette zone de turbulences que


nous traversons (les passagers sont priés d’attacher leur ceinture !) en raison
de l’actuelle révolution numérique, une certaine tolérance en ce qui concerne
le vocabulaire en usage sur la planète cinéma, pour que l’on puisse se
permettre d’avancer que les écrans individuels des passagers de plusieurs
avions en vol constituent quelque chose comme une salle de cinéma...
S’il est vrai, comme l’a affirmé Camus20, que « mal nommer un objet,
c’est ajouter au malheur du monde », le malheur s’accroît, ces jours-ci, sur la
planète cinéma... Les « films » qu’on y voit ne sont en effet plus toujours sur
film, sur péloche s’entend, et, de plus, les salles de cinéma où on les voit ne
sont plus tout à fait des salles de cinéma (ou, à tout le moins, ce ne sont plus
des salles « que de cinéma ») en raison, notamment, de l’invasion de ce qu’on
appelle en France le hors-film : opéras, ballets, pièces de théâtre ou
événements sportifs qui y sont souvent diffusés en direct, parfois en différé.
Nos cinémas ne sont plus vraiment des cinémas... comme le proclamait
haut et fort le quotidien montréalais que nous avons déjà cité à propos des
opéras du Metropolitan Opera de New York. En encourageant ainsi les
retransmissions en direct des représentations du Met, son directeur général
aurait, selon le journal, bouleversé l’ordre des choses :
« Votre cinéma n’est pas un cinéma, c’est un satellite du Metropolitan Opera
» a dit en préambule Peter Gelb, le directeur général qui a fait entrer le
Met dans une nouvelle ère21.

Certes, mais c’est aussi la salle de cinéma que cette nouvelle pratique
des transmissions en direct, trait essentiel de notre « modernité
cinématographique », fait entrer dans une nouvelle ère... Une nouvelle ère
qui suppose que nous allions voir des films-hors-péloche dans des salles-de-
cinéma-pas-seulement-de-cinéma, mais que nous ne dédaignions pas de les
voir dans des salles-de-cinéma-qui-ne-sont-pas-du-tout-des-salles-de-cinéma,
dans un multiplexe-du-ciel-qui-n’est-pas-vraiment-un-multiplexe... Au
secours, Camus !
On le constate donc : les nombreux chocs que la planète a subis
récemment ont produit des bouleversements et des mutations dans l’ordre des
choses, avec pour conséquence que le vocabulaire que nous utilisons au
quotidien peine à suivre le nouvel ordre en question. Sans compter que, dans
ma pratique de cinéma maison, l’appareil sur lequel je passe le film-pas-sur-
film est doté de cette smart manette qu’est la zapette, dont l’invention aurait,
selon le cinéaste Greenaway, sonné le glas du cinéma, ou à tout le moins d’un
certain type de cinéma. L’état légendaire de sous-motricité du spectateur de
cinéma, qui s’abreuve d’images à un écran nourricier qui le domine, n’est
plus aussi absolu.
Lorsqu’on y réfléchit, on se rend compte que le principe même de
l’agora-télé est en contradiction flagrante avec le syndrome ATAWAD !
Dans le coin gauche, le home cinema... et dans le coin droit, l’agora-télé !
L’avènement du numérique produit tout... et son contraire ! En effet, quand
nous allons voir du hors-film dans une salle-de-cinéma-pas-seulement-de-
cinéma, et que ce hors-film est transmis en direct par ondes satellitaires, ce
n’est pas n’importe quand, n’importe où, sur n’importe quelle « interface »,
bien au contraire ! Exit les vertus du syndrome ATAWAD ! C’est maintenant
que le hors-film est projeté en salle, selon un horaire décidé et imposé par une
instance « supérieure » et « étrangère » ! C’est ici, dans cette salle-ci, et pas
dans celle-là ! Et c’est sur cette toile et sur aucun autre écran, ni aucun autre
type d’écran. Pire encore que dans le cas classique du cinéma, ce n’est même
pas, lorsqu’il s’agit d’agora-télé en direct, l’exploitant de la salle qui décide
de son horaire ; c’est plutôt une instance qui lui est supérieure, puisque
l’heure de diffusion est carrément dictée depuis le lieu d’où origine, et où se
produit, le spectacle source. C’est comme si la liberté que le spectateur venait
de gagner dans son salon, grâce au numérique, il la perdait en même temps
dans la salle de « cinéma », ou plutôt, dans la « salle de diffusion de l’agora-
télé ».
Il n’y a donc pas que les films à ne plus être ce qu’ils étaient, il y a aussi
les salles ! Elles sont devenues salles de télé-diffusion.
À la lumière de ce qui précède, on se demande non seulement ce que
sont les frontières du cinéma devenues, mais aussi ce que sont les salles de
cinéma devenues.
On a vu aussi que ce que nous désignions comme l’agora-télé semblait
être là pour rester. Donner un nom au phénomène nous aide, nous semble-t-il,
à bien distinguer ce nouveau « paradigme culturel22 » qu’est l’agora-télé de
l’ensemble des productions de spectacles (vivants ou enregistrés) qui font
partie de l’offre culturelle contemporaine. En tant que chercheurs, nous avons
tout intérêt à mettre dans un même ensemble les différentes productions «
hors film » – pour reprendre l’expression en usage en France – présentées
dans les salles, de façon à pouvoir établir ce qui fait leur spécificité et à
pouvoir déterminer ce qui les différencie. Cela dit, si l’expression agora-télé
est nouvelle, le phénomène qu’elle recouvre n’est quant à lui pas tout à fait
nouveau. En effet, à l’origine, il n’était pas écrit dans le ciel que la télévision
allait devenir un média qui envahirait l’espace privé de nos salons. Les
premiers récepteurs télé trônaient en effet le plus souvent dans des lieux
publics23.
On ne compte d’ailleurs pas le nombre d’expériences sociales ayant
impliqué une réception télé devant public (compétitions sportives dans des
cafés ou dans des bars, par exemple, ou encore, écran géant en plein air pour
présenter un événement). On ne compte pas, non plus, le nombre de cas où
des émissions de télévision ont été transmises dans des salles de cinéma
devant un public comptant parfois, comme à Berlin à la fin des années 1930,
plusieurs centaines de spectateurs. Le Metropolitan Opera de New York a fait
sa part dans ce domaine aussi tôt qu’en 1952, avec une production de la
Carmen de Bizet, dont la télédiffusion a occupé les écrans de 37 salles de
cinéma (situées dans 27 villes aux États-Unis et ayant réuni 67 000
spectateurs), grâce à l’Eidophor. On peut apprécier la différence avec ce qui
se passe de nos jours dans le cadre de la résurgence de l’agora-télé à laquelle
nous assistons depuis 2007-2008, puisque l’une des dernières télédiffusions
d’un opéra du Met, La Traviata de Verdi (en avril 2012), a eu lieu dans 1 500
salles (au lieu des 37 de 1952), réparties dans plus de 40 pays (plutôt que 27
villes dans un seul pays) et a réuni environ 250 000 spectateurs (plutôt que 67
000).

DES ÉVÉNEMENTS CINÉMATOGRAPHIQUES PAS VRAIMENT


CINÉMATOGRAPHIQUES !

L’ajustement de l’offre des salles a d’ailleurs donné lieu, il n’y a pas


longtemps, à l’adoption en Amérique du Nord d’un nouveau concept,
l’événement cinématographique, pour désigner cette catégorie que l’on
appelle en France, avec une pointe de dédain, le hors-film. On vous incite,
depuis quelques années maintenant, à venir en salle de cinéma pour audiovoir
non seulement des films, mais aussi des ballets, des opéras, du théâtre, de la
musique classique. Pour rassembler le tout dans une expression probante, on
lance le concept d’« événement cinématographique », qui désigne toute
forme de projection d’images animées sur l’écran d’une salle normalement
dévolue au cinéma, que ce soit celles d’un « film-de-cinéma » ou encore
celles d’une forme quelconque de « spectacle » audiovisuel (en direct ou en
différé). C’est notamment à ce concept d’événement cinématographique que
le réseau Cineplex du Canada a fait appel, en décembre 2011, pour annoncer
sa programmation de Noël24 :

Le temps des fêtes est arrivé dans les cinémas Cineplex !

Nous aimerions partager avec vous quelques dates pour vos calendriers
hivernaux. Les événements cinématographiques à venir sont
d’excellentes activités familiales qui permettent de partager des
classiques de la saison. Nous aimerions partager avec vous la
programmation spéciale présentée par les cinémas Cineplex.

Films

White Christmas – 7 décembre

Top Gun – 12 décembre

Ballet

Casse-Noisette – 18-19 décembre (dans le cadre de la série des ballets du


Bolshoï)

Opéras
Flûte enchantée – le mercredi 4 janvier

Hansel et Gretel – le jeudi 5 janvier

La série : The Metropolitan Opera : en direct et en haute définition se


poursuit avec notamment :

Götterdämmerung de Wagner – 11 février 2012 (dans une mise en scène de


Robert Lepage en direct25, dans les cinémas Cineplex participants26).

On remarque que les films (les films « de cinéma », pour être plus
précis) ne représentent qu’une part étonnamment mince dans cette liste
d’événements pourtant dits cinématographiques (White Christmas et Top
Gun). Depuis le développement du home cinema, qui a permis au spectateur
ordinaire de consommer sur une base régulière des films dans le confort de
son salon et à sa guise, plutôt que selon un horaire contraignant et déterminé
par autrui, on a craint le pire du côté des salles. En rendant possible la
diffusion de spectacles hors film dans les salles de cinéma, les exploitants se
sont justement préparés au pire, afin d’éviter la faillite dans le cas où la
désaffection des salles finirait par se généraliser. Comme s’ils se résignaient à
utiliser leurs salles pour d’autres « événements cinématographiques » que cet
événement cinématographique par excellence que devrait représenter pour
eux la projection, simple et classique, d’un bon vieux film, dans une bonne
vieille salle de... cinéma !
L’éventail de l’offre dans le genre hors film est loin d’avoir atteint toute
son extension. Les promoteurs rivalisent d’imagination ! On se voit
maintenant offrir des visites d’expositions de musée à « consommer » dans
un cinéma près de chez soi. Ainsi par exemple de la fameuse exposition
Léonard de Vinci, présentée à la National Gallery de Londres, en novembre
2011, et dont la visite guidée a été retransmise dans plusieurs salles de
cinéma27.
Dans la suite de nos recherches, nous nous pencherons sur les
particularités de l’avènement du hors-film en Europe, en France notamment,
où ce que nous appelons l’agora-télé est très populaire, avec entre autres la
société « Pathé Live » qui, en mai 2011, a remplacé la structure d’abord
connue sous le nom de « CielEcran » :

CielEcran, leader en France de la diffusion de spectacles et évènements


sportifs dans les salles de cinéma numérique, vient d’annoncer un
changement d’importance. Le groupe prend le nom désormais de Pathé
Live. Il est aujourd’hui implanté dans plus de 88 départements ainsi que
dans toutes les régions françaises. Le groupe annonce être présent dans
plus de 200 salles en France, Gaumont et Pathé, et à l’internationale
dans plus de 420 salles. Parmi les prochains spectacles annoncés : la
clôture du Festival d’humour de Marrakech qui sera présentée par Jamel
Debbouze. L’événement sera retranscrit [sic] en direct dans de
nombreuses salles numériques le samedi 11 juin 2011 à 22:00. Pathé
Live s’appuie sur un système de vidéotransmission par satellite
compatible HD, 3D relief et audio numérique 5.128.

Nous parlons de ce phénomène comme étant l’avènement du hors- film,


mais nous devrions peut-être parler plutôt de l’invasion du hors-film,
tellement la commotion fut forte chez certains groupes d’intérêts
(relativement corporatistes) confrontés à une concurrence jugée déloyale.
Une concurrence jugée déloyale et intrusive, surtout. Le hors-film, qui est
considéré comme une planche de salut par les exploitants de salle, est en effet
souvent vu par les producteurs et réalisateurs de « films de cinéma » comme
une véritable « force d’occupation » qui aurait, avec ces aliens que sont les
productions non cinématographiques, envahi le territoire du cinéma (celui des
écrans en salle). La Société des réalisateurs de films (France) est l’un des
groupes les plus militants à avoir dénoncé le nouveau rapport de forces qui se
met en place dans les salles de cinéma entre les productions film et les
productions non film.
La SRF a notamment produit en 2010, pour présentation au 63e Festival
de Cannes, une série de trois courts-métrages d’animation (réalisés par
Romain Blanc-Tailleur) pour dénoncer cette « invasion barbare » du hors-
film dans les salles de cinéma. Le titre d’ensemble de cette série (tout un
programme !) : La numérisation des salles doit servir le cinéma (voir la
figure 7). Chacun des films porte un titre différent, tous plus lourds et chargés
les uns que les autres :

Le hors film nuit gravement au cinéma

La rotation des copies nuit gravement au cinéma

Le manque de diversité nuit gravement au cinéma29


Figure 7. Carton tiré de l’un des courts métrages d’animation de la série
intitulée La numérisation des salles doit servir le cinéma. © La SRF, Société
des réalisateurs de films 2010/Réalisation Romain Blanc-Tailleur.

DES DÉNOMINATIONS MOINS GLAMOUR...

On a pu le constater encore une fois, notre univers médiatique traverse donc,


depuis l’avènement du numérique, une zone de turbulences d’une ampleur
inédite. Quand on songe qu’une institution comme la Cinémathèque
québécoise, pourtant reconnue à une certaine époque pour son attachement
quasi excessif et – en tout cas – exclusif au cinéma, a subrepticement et sans
crier gare changé l’étiquette muséale qu’elle se donnait, passant ainsi de la
dénomination « Musée du cinéma », une autoréférence que l’on arborait
fièrement et surtout que l’on assumait totalement, à la dénomination moins
spécifique et moins glamour de « Musée de l’image en mouvement30 », on se
dit qu’un important changement dans les mentalités s’est produit, qui est
venu ébranler les assises de l’institution. Les responsables des archives
filmiques de notre monde sont des usagers sociaux du cinéma, et comme les
autres usagers sociaux des médias, ils ont perdu plusieurs de leurs repères.
Aussi ne savait-on plus trop quelle position adopter à la Cinémathèque, au
cours des dernières années, de l’aveu même de l’un des conservateurs de
l’institution :

On a souvent discuté de diverses appellations pour définir la Cinémathèque


au cours des années [...] À tel point que j’en perds mon latin... Déjà au
début des années 1990, on a proposé l’expression « Musée de l’image en
mouvement », puis on est revenu à « Musée du cinéma » pour revenir
aujourd’hui à « Musée de l’image en mouvement31 ».
Dans un courriel adressé à l’un des deux auteurs du présent ouvrage et
relevant, comme le précédent, de la sphère semi-privée, la directrice de la
Cinémathèque est même allée plus loin sur la question en déclarant ce qui
suit à propos de l’étiquette muséale qui donnerait l’image la plus juste de
l’institution et de ses mandats :

J’ai entendu cette semaine : Musée des diversités cinématographiques ! Un


peu « politically correct », non ? Pour ma part, je parle parfois des
déclinaisons cinématographiques, mais je ne dirais jamais le Musée des
déclinaisons cinématographiques32.

Une opinion et une attitude dont une part importante allait plus tard être
inscrite dans un message faisant partie, cette fois, de la sphère publique. En
effet, dans un communiqué daté du 11 octobre 2011, la Cinémathèque
annonçait l’acquisition d’un fonds provenant de la fondation Daniel Langlois
de Montréal, dont le centre de documentation avait depuis peu été fermé. La
fondation Daniel Langlois s’intéresse principalement à la rencontre des arts et
de la technologie, à la création numérique en 2D et en 3D, à l’art vidéo et aux
usages artistiques de l’interactivité et des réseaux. Son centre de
documentation était à ce que nous pourrions appeler les « nouvelles images »
ce que la Cinémathèque était aux, disons, « anciennes images » :

« Il s’agit sans doute de l’acquisition la plus significative de l’année,


puisqu’elle nous permet d’actualiser de manière concrète notre intérêt
pour les nouvelles déclinaisons de l’image en mouvement et ainsi
concrétiser l’importance des nouveaux médias dans nos collections. Un
grand merci à Daniel Langlois pour sa générosité et sa confiance », a
souligné Yolande Racine, directrice générale de la Cinémathèque33.

Le contrat implicite est clair, si l’on peut dire : le cinéma doit dorénavant
négocier et trouver sa place par rapport à ces « nouvelles déclinaisons de
l’image en mouvement ». Souvenir du temps de la première naissance du
cinéma, alors qu’il s’agissait, pour le petit nouveau, de trouver sa place au
sein des séries culturelles bien institutionnalisées de la lanterne magique, de
la photographie, du spectacle scénique, des féeries, etc. Il est à notre avis fort
révélateur que certaines institutions se lancent dans des valses-hésitations et
évacuent l’exclusivité cinématographique qu’hier encore elles revendiquaient
avec fierté. Comme si le fait de se concentrer exclusivement sur le cinéma
constituait dorénavant un modèle désuet, voire suspect. L’exemple de la
Cinémathèque québécoise est, en ce sens, particulièrement symptomatique.
Il n’y a pas que les Québécois qui se cherchent, les Français eux aussi
ont mal à leur cinéma et ils présentent les mêmes symptômes. Nous en
voulons pour preuve cette décision prise par la toute première institution
cinématographique de France et de Navarre, le « Centre national de la
cinématographie », qui s’est donné un coup de jeune, fin 2010, en changeant
son nom pour celui de « Centre national du cinéma et de l’image animée ».
En 2002, les Américains de la Society for Cinema Studies avaient déjà troqué
le leur pour celui de « Society for Cinema and Media Studies », unissant ainsi
de façon assez brutale, par une simple juxtaposition du champ des études
cinématographiques et de celui des études médiatiques, deux disciplines qui
ne font pas toujours ami-ami :

The late 1990s saw the debut of digital media as a growing field of study.
During the last decade the number of Scholarly Interest Groups (SIGs)
has expanded, reflecting the growth of subfields in Cinema and Media
Studies, many intermedial and interdisciplinary. In 2002 the “M” for
Media was added to SCS to reflect these changes and create the Society
for Cinema and Media Studies34.
La cause semblait avoir été entendue : il fallait donc, il y a déjà dix ans,
imputer au numérique la faute de tout ce remue-ménage ! Ce serait ainsi en
raison de l’avènement du numérique que de nouveaux champs d’intérêt, de
nature intermédiale et fondés sur l’interdisciplinarité, se seraient
spontanément développés et que les intervenants en études
cinématographiques auraient été amenés à embrasser plus large, à être plus
inclusifs et à cesser de jouer la carte de la spécificité disciplinaire.
On peut aussi mesurer cela à l’aune des soubresauts qui agitent le
satellite dit des « études cinématographiques » ou Film Studies. Mais il n’y a
pas que le cinéma, il n’y a pas que les médias, qui se transforment et qui
mutent. Nous aussi, nous sommes en plein processus de mutation. Nous, en
tant que spectateurs de cinéma, mais nous en tant, aussi, que membres actifs
de la petite communauté des chercheurs en études cinématographiques. Il n’y
a en effet pas que les frontières du cinéma-en-tant-que-média qui se déplacent
continuellement, il y a aussi les frontières de la discipline des études dites
cinématographiques, qui est l’un des satellites de la planète cinéma. On
assiste ainsi à la prolifération, ces dernières années, des expressions « images
en mouvement » et « images animées ». Ce phénomène relativement nouveau
voulant que le recours au seul mot cinéma soit inadéquat quand il s’agit de
désigner son champ d’action, son champ d’intérêt, n’est pas anecdotique et il
relève d’un « fait de civilisation », pourrions-nous dire. Nous assistons en
effet, depuis le dernier tournant de siècle, à une transformation de notre
lexique usuel. Tant et si bien que les enseignants en cinéma en sont venus à
se demander pour combien de temps encore ils allaient enseigner le « cinéma
» (ou en tout cas, rien que le cinéma, juste le cinéma).
C’est la conclusion que l’on peut tirer d’un examen le moindrement
attentif des nouveaux programmes universitaires, dont les concepteurs font
preuve d’une imagination débordante pour éviter de donner l’impression
qu’ils se limitent au seul cinéma, tout en indiquant le plus souvent que le
thème du programme concerne tout de même bel et bien le cinéma… Bonjour
la schizophrénie ! Il y a en effet de plus en plus de gêne, dans le monde
institutionnel, à parler de façon hégémonique du cinéma, sans tenir compte de
ces autres « applications » de l’image en mouvement que sont la télé, la
vidéo, la mobilographie, les installations, etc.35

LES 3 « D » DE LA DIGITALISATION…

Le cinéma n’a donc plus la position hégémonique qu’il avait, il y a peu de


temps encore, dans le monde des pratiques culturelles mettant en œuvre
l’image en mouvement. C’est que sa rencontre avec le numérique lui a fait
subir une véritable déperdition de son être-au-monde. En réalité, le
numérique n’est pas le seul « coupable », et il n’est en tout cas par le premier
à lui avoir asséné ces coups de butoir qui ont fini par le déloger du piédestal
sur lequel il trônait pour dominer le monde des images en mouvement. Le
point de bascule initial est bel et bien dû, nous l’avons dit plus haut, à
l’avènement dans les années 1950 de la télévision comme média de masse.
La télévision est la première innovation technologique en date, dans l’histoire
du cinéma, à être venue menacer l’hégémonie de l’univers photochimique.
Son avènement représente le début de la fin du « règne de la pellicule ». Et
sur quoi au juste repose le cinéma, se demandait en 1907 François Valleiry
(alias Edmond Benoît-Lévy36) ? « Uniquement sur la pellicule37 », se
répondit-il à lui-même. Valleiry n’aurait jamais cru si bien dire !, chanteraient
volontiers à l’unisson les deux auteurs du présent ouvrage. La télévision
menace la suprématie de l’univers photochimique tout simplement parce
qu’elle ouvre une brèche : elle permet au film de venir au spectateur par une
autre voie que celle qui supposait, dans le monde réel, l’égrènement, un à un,
par un dispositif-mécanique-de-projection-lumineuse situé à un jet de pierre
du spectateur (et normalement dans son dos, littéralement), du long chapelet
formé des milliers de photogrammes qui constituent un film. À l’arrivée de la
télévision, la pellicule perd de son exclusivité (qui était alors totale) et le
cinéma perd de sa superbe. Les premiers temps, ces films qui passent à la télé
sont eux-mêmes déjà couchés sur pellicule (il y a donc égrènement des
photogrammes, mais dans un dispositif de télé-cinéma, installé dans le studio
de télé, à des lieues du spectateur). On pourra toutefois, et très bientôt,
enregistrer des images (et faire des œuvres) directement sur ruban
magnétoscopique, sans avoir à égrener des kilomètres de pellicule, cette
même pellicule qui aura alors perdu encore un autre pan, un assez large pan,
de ce qui lui restait d’exclusivité.
Et ce qui devait arriver arriva : vint un jour le numérique et la pellicule
s’en fut. C’est là que nous en sommes maintenant. Ça y est, c’est fait. La
pellicule est morte (ou presque). Mais une fois la pellicule morte, quid alors
du cinéma ? Nul doute que Valleiry, confronté à l’éradication de la pellicule
de la surface de la planète cinéma, considérerait le cinéma comme étant
cliniquement mort. Et il n’aurait pas vraiment tort. Mais c’est une mort toute
relative, puisque, on l’a assez dit ici, il y a quelque chose qui renaît, encore et
toujours, lorsqu’un média meurt, ou lorsque quelque chose en lui meurt.
Difficile de dire que le numérique a causé la mort du cinéma, alors que c’est
justement le numérique qui nous permet d’audiovoir, jusqu’à plus soif, les
œuvres et chefs-d’œuvre de ce cinéma qu’il serait censé avoir tué. Difficile
de dire que le numérique a causé la mort du cinéma, puisque, on l’a dit plus
haut, le numérique n’a pas encore jeté aux orties le dispositif classique
(projection, écran, salle, etc.).
En fait, il faudrait peut-être, au final, voir le passage au numérique un
peu comme on a vu le passage au parlant, et ainsi porter le même regard sur
ces deux moments de crise identitaire, comparables malgré leurs singularités.
Le cinéma muet est mort ? Vive le cinéma parlant ! Le cinéma
photochimique est mort ? Vive le cinéma numérique ! Ceci, donc, tuant cela.
Un cinéma numérique dont on peut dire qu’il a pris son envol dès
l’avènement de la télévision, dont la technologie suppose, comme le
numérique, une décomposition par points, par bits, par digits. Interrogé à ce
sujet, William Uricchio, spécialiste de l’histoire de la télévision, a pris une
position allant sans aucune équivoque dans notre sens. L’un des auteurs du
présent ouvrage lui a demandé de juger de l’à-propos des deux assertions
suivantes :
1. Since its inception, TV is a digital media.
2. The digital revolution started with TV.
Voici le texte de sa réponse :

I think the first statement is fair, though some folks will balk (they don’t
accept the mechanical as “digital” in contemporary parlance. . . and TV
does have a long period as an analog medium from the 1940s-80s+. A
formulation like, “at its start and into the 1940s, optical-mechanical
television could be considered digital” would work, since the image
“dissector” could indeed be argued to be based on binary visual access.
Actually, the image telegraphs of the mid-19th century would also be a
good (and earlier) example. The digital revolution, I’d say, is linked to
computation and electrical digital systems. The mechanical digital
systems go back to the 17th century (and earlier), and are especially
prevalent in music recording and playback (church chimes, music boxes,
pianolas and the like). But while in use, they weren’t really
transformative (revolutionary) in comparison to electric and computer
based systems in the post-WW2 era38.
La rencontre avec le numérique a fait subir au cinéma une véritable
déperdition de son être-au-monde, disions-nous plus haut. Il faudrait étoffer
un peu : l’avènement de la télévision et la rencontre du cinéma avec le
numérique ont fait subir au cinéma une véritable déperdition de son être-au-
monde. En effet, le cinéma a subi les affres de ce que nous pourrions appeler
les 3D (sans rapport aucun avec le cinéma en relief ou en trois dimensions)
de la digitalisation : désacralisation, dématérialisation et dissémination.

DÉSACRALISATION

Une chose est certaine, c’est que la révolution numérique a fait descendre le
cinéma de son piédestal. Elle a notamment fait en sorte que le film ne soit
désormais plus une « œuvre intouchable ». Avant le numérique, seuls les
professionnels du cinéma pouvaient « prendre » un film dans leurs mains, et
manipuler la bande. Pour le commun des mortels – et donc pour le spectateur
– le film restait, paradoxalement, un objet « virtuel », dont on voyait le reflet
projeté sur un écran, mais dont on ne voyait jamais la matérialité. Maintenant,
tout le monde peut manipuler le film et son support, et tenir un « film » dans
ses mains. Par ailleurs, au moment de la projection, les échappées écraniques
ne viennent plus, comme dans le modèle de la caverne de Platon, de quelque
part derrière mon dos, dans un espace-temps qui m’est imposé, mais
m’arrivent frontalement sur l’écran que j’ai choisi, au moment que je choisis.
La lecture du film est le résultat de la pression que j’exerce sur le bouton
d’une manette qui m’appartient. Je télé-commande (je commande à distance)
et je télé-contrôle (je contrôle à distance) le film. Comme le faisait remarquer
Olivier Séguret, déjà en 2007 :

[…] ce que la révolution numérique a changé, c’est la perception que le


monde a du cinéma ; ce sentiment que, sans cesser de l’aimer, la sagesse
des peuples l’a fait descendre de son piédestal. Le cinéma est relativisé,
juxtaposé, comparé : il a pris sa place, fut-elle de choix, parmi les autres
objets, images, sons et couleurs que les variations de l’offre numérique
font tourner sous les yeux du monde. Le cinéma était un absolu, il est
devenu relatif39.

Comme on a pu le voir dans cet ouvrage, le cinéma n’est plus ce qu’il


était...

DÉMATÉRIALISATION

La révolution numérique est en train de réduire à néant l’existence de la


pellicule argentique. La suppression du support matériel tangible est une
tendance avérée et irréversible. La révolution numérique permet même de «
tourner » virtuellement des personnages de synthèse dans des décors tout
aussi synthétiques. L’univers diégétique peut être désormais fondé sur un «
immaterial world ». Il n’y a pratiquement plus de circulation de copies de
film, et bientôt il n’y aura plus de circulation de DCP. On projettera peut-être
bientôt les films dans les salles par le biais d’un satellite géostationnaire. La
disparition du support film et son remplacement par différentes formes de
rétention de la « trace » cinématographique participent d’un mouvement
d’atomisation et de parcellisation. À l’ère du numérique, tout serait donc
devenu affaire d’algorithmes, d’équations et de binarité. L’image mise en
stock reste dans l’ombre. Elle relève de l’ordre de l’invisible et de l’inaudible
(on pourrait même dire : de l’ordre de l’incolore, de l’inodore et de
l’insipide). Elle n’est ni préhensible, ni compréhensible immédiatement (au
sens de « dans l’immédiat » en même temps qu’au sens de « sans média »).
Pour y avoir accès, pour connaître sa nature, il faut avoir recours à un
nécessaire système de restitution ; elle n’est ni préhensible, ni
compréhensible sans l’aide, littéralement, d’un média. Une situation pas si
nouvelle qu’elle en a l’air puisque le premier pas dans la voie du numérique,
ce fut l’avènement de la télévision, qui exige elle aussi un système de
restitution : ce décodeur qu’est l’appareil de télévision.
Effectivement, le cinéma n’a plus tellement l’air d’être ce qu’il a déjà
été...

DISSÉMINATION

Il n’y avait auparavant qu’un seul lieu pour consommer le film : la salle de
cinéma (ni plus ni moins qu’un temple, où l’on rendait un culte au Dieu
cinéma). Comme l’a dit Édouard Arnoldy, « la salle demeure le sanctuaire de
l’art cinématographique40 ». Puis la révolution cathodique a permis au film
d’entrer dans les salons. Maintenant l’écran s’est démultiplié et l’on peut voir
un film sur un écran d’ordinateur, sur un écran de téléphone, sur un écran de
lecteur portable, etc. Les sources et les cibles de diffusion et de propagation
du film se sont multipliées. Les images filmiques sont disséminées un peu
partout, ici et là. Nos médias contemporains affichent un penchant marqué
pour la dissémination intermédiale.
Que dire de plus, sinon que le cinéma est vraiment différent de ce qu’il
fut naguère ?
À une culture de l’image animée comme celle qu’ont connue nos
grands-pères et grands-mères s’est substituée une nouvelle culture visuelle
fondée sur ce que nous appellerons l’« animage ».

______________

* La mention « En savoir + » apparaît à plusieurs reprises dans les notes de


bas de page de cet ouvrage. Elle indique qu’un supplément d’information
(illustrations, vidéos, hyperliens, citations ou notes complémentaires) est
accessible sur le site Internet finducinema.com.
1. « Beauté du téléphone », Libération, 23 janvier 1991. Repris dans Devant
la recrudescence des vols de sacs à mains, cinéma, télévision, information,
Lyon, Aléas, 1992, p. 185.
2. The Death of Cinema: History, Cultural Memory, and the Digital Dark
Age, London, BFI, 2001, p. 124.
3. Pour ne pas être lapidaires, ni donner dans l’approximation, il nous aurait
fallu entreprendre un assez long parcours de recherches historiques (sur les
salles entre 1910 et 1950), ce qui nous a été impossible dans le cadre de la
rédaction du présent ouvrage.
4. Histoire du visuel au xxe siècle, Paris, Seuil, 2003, p. 34-35. C’est nous qui
soulignons.
5. Les auteurs remercient Marnie Mariscalchi (Université de Montréal) de
leur avoir fait remarquer que le nuage informatique (cloud computing), de
plus en plus utilisé, servira sans doute de « support » de stockage par
excellence pour rendre accessibles à l’usager les films qu’il se sera procurés à
une époque où le DVD aura peut-être été éradiqué de la surface de la terre.
6. « Back to the Motherland: The Film Theatre in the Postmedia Age »,
Screen, n° 52, vol. 1, printemps 2011, p. 6.
7. Ibid.
8. Quant à l’« achat » d’une « copie » de film sur Internet, on sait que c’est
un achat qui reste dans le domaine du virtuel. Ou bien c’est en streaming,
auquel cas on ne peut l’audiovoir que si on reste branché, et une fois le
visionnement terminé, il ne nous reste rien du film, même s’il a en quelque
sorte séjourné, en passant, sur notre ordinateur. Ou bien on achète
directement un fichier, et il nous appartient, sauf que nous n’avons
légalement pas le droit de le transférer sur un autre ordinateur, ni de le léguer
à nos héritiers. En savoir +.
9. Thomas Elsaesser, « La notion de genre et le film comme produit “semi-
fini” : l’exemple de Weihnachtsglocken de Franz Hofer (1914) », 1895, n° 50,
2006. En savoir +.
10. Les fabricants ont fini par convenir qu’ils avaient tout intérêt à casser ce
système de vente directe des films aux exhibiteurs, puisque cette condition
leur faisait perdre toute maîtrise, tout contrôle sur les destinées du produit
qu’ils avaient fabriqué. En savoir +.
11. « Cheap Amusements », article paru le 11 avril 1908 dans Charities and
Commons et reproduit dans Richard Abel, The Red Rooster Scare: Making
Cinema American, 1900-1910, Berkeley, University of California Press,
1999, p. 75-76.
12. En référence au concept de picture palace du monde anglo-saxon et aux
nombreuses salles de cinéma qui allaient adopter ce terme pour se désigner
(même en français – ainsi en va-t-il du populaire Gaumont Palace de Paris),
une mode qui allait connaître la faveur populaire entre les années 1910 et
1950.
13. Du moins, si l’on adopte le point de vue de John Eberson, architecte
américain de salles de cinéma (qui fit carrière entre 1915 et 1950) : « […]
here we find ourselves today. . . building super-cinemas of enormous
capacities, excelling in splendor, in luxury and in furnishings the most
palatial homes of princes and crowned kings for and on behalf of His
Excellency—the American Citizen », cité par Karal Ann Marling, « Fantasies
in Dark Places. The Cultural Geography of the American Movie Palace »,
dans Paul C. Adams, Steven Hoelscher et Karen E. Till (dir.), Textures of
Place: Exploring Humanist Geographies, Minneapolis, University of
Minnesota Press, 2001, p. 10.
14. Les auteurs remercient Kim Décarie (GRAFICS, Université de Montréal)
d’avoir porté à leur connaissance l’existence de ce modèle de home cinema
avant la lettre. En savoir +.
15. Pathé Kok (1912) et Pathé-Baby (1922) sont deux systèmes de cinéma
familial, bien entendu réservés aux gens aisés. Le premier utilisait un film de
format 28 mm et le second, un film de format 9,5 mm.
16. À perte de vues : images et « nouvelles technologies », d’hier et
d’aujourd’hui, Bruxelles, Labor, 2005, p. 31.
17. Bruno Icher, « Le cinéma, produit d’appel des nouvelles technologies »,
Libération, 16 mai 2007. En savoir +.
18. La première formulation de cette phrase date d’il y a deux ou trois ans
(pour une communication à faire dans un colloque) et décrivait une pratique à
laquelle nous nous adonnions déjà de moins en moins à cette époque.
Aujourd’hui, il ne nous arrive que très rarement de louer des DVD (comme la
plupart des gens), vu toutes les autres voies qui s’offrent à nous. La galaxie
des médias est dans une période de transition où une nouvelle pratique en
chasse rapidement une autre qui n’est souvent pas très ancienne…
19. Tiré d’un document promotionnel de la compagnie aérienne Air France.
C’est nous qui soulignons. En savoir +.
20. « Sur une philosophie de l’expression », Œuvres complètes, t. 1, Paris,
Gallimard, 2006 [1944], p. 908.
21. Christophe Huss, « Metropolitan Opera – Votre cinéma n’est pas un
cinéma... », Le Devoir, 17 décembre 2007.
22. Pour une définition du concept de paradigme culturel, voir André
Gaudreault, Cinéma et attraction. Pour une nouvelle histoire du
cinématographe, Paris, CNRS Éditions, 2008, p. 113 sqq.
23. « Les récepteurs individuels sont en effet fort peu nombreux au début,
leur écran très petit, en sorte que la réception des émissions est publique : on
fait la queue pour défiler devant le minuscule écran d’un récepteur placé dans
une salle. Puis la télévision devient un spectacle rassemblant dans le même
lieu un public […] » François Jost, Comprendre la télévision et ses
programmes, Paris, Armand Colin, 2009 [2005], p. 25. En savoir +.
24. Courriel publicitaire du 10 novembre 2011 portant le titre suivant : «
Cineplex : de retour avec sa programmation pour le temps des fêtes/Back
with a special holiday season programming. » C’est nous qui soulignons
l’expression événements cinématographiques. À noter que la version anglaise
du même communiqué ne fait pas appel au concept en question, qui apparaît
par ailleurs souvent dans d’autres communiqués en anglais provenant de la
même source (« cinematic event » ou « cinema event »). En savoir +.
25. Souligné dans le texte.
26. On peut consulter le site commercial qui est, bien entendu, en
modification constante. En savoir +.
27. On peut visionner la bande-annonce cette production sur YouTube. En
savoir +.
28. Publié le mercredi 25 mai 2011 sur le forum hdnumerique.com. En savoir
+.
29. Les trois vidéos sont sur YouTube. En savoir +.
30. Toute référence au « Musée de l’image en mouvement » est maintenant
disparue du site Web de la Cinémathèque québécoise. Voici ce qu’on pouvait
y lire antérieurement : « Consacrée au passé et engagée vers le futur, la
Cinémathèque québécoise, c’est le musée de l’image en mouvement à
Montréal. » En savoir +.
31. Pierre Jutras, alors directeur de la programmation et conservateur du
cinéma, de la télévision et des nouveaux médias internationaux, dans un
courriel personnel adressé à André Gaudreault le 27 mai 2010. En savoir +.
32. Yolande Racine, alors directrice générale de la Cinémathèque québécoise,
dans un courriel personnel adressé à André Gaudreault le 15 octobre 2010.
En savoir +.
33. « La Cinémathèque québécoise et la fondation Daniel Langlois ont conclu
une entente permettant ainsi d’assurer la sauvegarde et l’accessibilité de la
collection de la fondation », Montréal, Cinémathèque québécoise, 11 octobre
2011. C’est nous qui soulignons. En savoir +.
34. Voir le site Web de la Society for Cinema and Media Studies. C’est nous
qui soulignons. En savoir +.
35. Pour approfondir cette question nous renvoyons le lecteur au supplément
d’information en ligne. En savoir +.
36. « La nouvelle pellicule », Phono-Ciné-Gazette, n° 46, 15 février 1907, p.
70.
37. Voir la première épigraphe de notre chapitre 3.
38. William Uricchio, dans un courriel personnel adressé à André Gaudreault
le 4 août 2012. En savoir +.
39. « Le mot de la fin », Libération, 11 juillet 2007. En savoir +.
40. Op. cit., p. 90.

Chapitre 7*

L’« animage » et la nouvelle culture visuelle

[…] cinema is not, or has not always been, a primarily special effects
medium1.

Dudley Andrew, 2010.

I was shocked. A language of images was not the privilege of the cinema2.

Wim Wenders, 1989.

Parmi les multiples oppositions duelles qui divisent aujourd’hui la planète


cinéma, il en est une, on l’a déjà constaté ici, qui concerne la mort ou la
survie du média. Certains intervenants, que l’on pourrait qualifier de
pessimistes, croient que le cinéma, à tout le moins le cinéma tel qu’on l’a
connu au XXe siècle, n’a plus d’avenir. Ils estiment ainsi que son temps est
passé ou, du moins, que les altérations identitaires qu’il subit sont si intenses
qu’il faut le redéfinir, voire qu’il est urgent de lui donner un nouveau nom.
Ce n’est pas la première fois que la question du nom à donner au média
cinéma se pose.
Certains des adeptes du camp des pessimistes sont carrément des ciné-
nihilistes, ou plutôt des ciné-je-m’en-foutistes, dans le sens où ils se soucient
peu de défendre le dernier carré identitaire du média, leur préoccupation se
situant davantage dans la recherche pragmatique d’un potentiel expressif qui
ne se limite en rien aux particularités arrêtées d’un média donné. Pour eux,
peu importe comment on appelle un « machin médiatique évolutif »,
l’important reste de créer et de s’exprimer le mieux possible avec les images
mouvantes et les technologies audiovisuelles existantes et non exclusives.
Face au camp des pessimistes se dresse le camp des enthousiastes. Ce sont, si
l’on veut, des ciné-euphoriques, des ciné-volontaristes, qui défendent l’idée
que l’esprit du cinéma et la culture cinématographique n’ont jamais autant
rayonné dans l’univers des médias, et pour qui toutes les nouveautés en
rapport avec le cinéma sont pour ainsi dire irradiées par son anima.
CONTOURS DE L’IDENTITÉ MÉDIATIQUE

Pour arrêter la définition du cinéma, on peut ici encore répartir les opinions
en deux camps. Celui, d’abord, qui réunirait les tenants d’une identité
complexe et exhaustive du cinéma, pour qui il faut fixer les conditions et les
paramètres nécessaires à la définition d’un média, conditions et paramètres
susceptibles d’engendrer une certaine forme d’« intégrisme ». On pourrait
considérer les lexicographes comme appartenant d’évidence à ce premier
camp, puisqu’ils ont justement pour vocation de rédiger des définitions. On
trouve aussi, dans ce camp privilégiant les identités fortes, les « préposés » à
la définition des nouveaux moyens d’expression qui apparaissent sur le
marché. On pourrait aussi inclure dans ce groupe ceux qui admettent une
certaine évolution, mais restent intransigeants sur quelques invariants jugés
indispensables au maintien du dernier carré identitaire, comme c’est le cas,
on l’a vu, de Bellour et d’Aumont. On sait notamment que, pour ce dernier, le
cinéma se doit « d’offrir ce résultat absolument essentiel du dispositif
canonique : la production d’un regard tenu dans les temps3 ».
L’autre camp, plus relativiste, fonderait pour sa part l’identité d’un
média sur un petit nombre de valeurs consensuelles et provisoires. On
comprendra que c’est à cette enseigne que nous logeons puisque, pour nous,
un média est une sorte de bricolage évolutif de séries culturelles « fédérées »
qui se refléteraient à travers un prisme identitaire dont l’existence ne serait
que temporaire4. On trouve aussi, dans ce camp de l’identité au sens faible,
des gens comme Metz, pour qui « le cinéma n’est rien d’autre que l’ensemble
des messages que la société appelle cinéma5 ». Pareille conception inscrit
donc l’identité d’un média dans le relativisme de l’esprit d’un temps : voici, à
une certaine époque et pour une certaine socioculture, ce que l’opinion
commune considère comme étant le cinéma. Esprit d’un temps, esprit d’un
média, pourrait-on dire.
Peut-être pourrait-on même délimiter un camp de relativistes absolus
qui, par crainte de tout essentialisme, de tout fantasme ontologique,
considéreraient toute velléité identitaire comme un leurre. Appartiendrait
vraisemblablement à ce camp-là Francesco Casetti, qui n’hésite pas à avancer
que le cinéma n’a jamais existé : « The eclipse of film theory reflects not only
cinema’s “disappearance” but also the awareness that it has never existed as
such6. » L’auteur italien suggère d’ailleurs l’idée que la théorie est une façon
de construire par unification l’identité singulière du cinéma : « Theory is
where we may recognize a “dispersed”—and likely lost—object7. » D’où
cette double question aux accents un tantinet cyniques (voire nihilistes) que
tout un chacun devrait se poser : l’identité médiatique n’est-elle pas toujours
un phénomène de nature constructiviste, et ce constructivisme identitaire
n’est-il pas surtout une projection des théoriciens qui en ont précisément
besoin pour échafauder leurs théories ?
Aujourd’hui, la forte tendance au métissage de médias par ailleurs
souvent composites contribue à neutraliser la notion même de crise d’identité
médiatique. Priorité semble donnée au projet expressif et communicationnel
qui mobilise une pluralité de médias, répondant ainsi aux impératifs de la
sacro-sainte convergence. D’un certain point de vue, les hypermédias
d’aujourd’hui perturbent et bouleversent les derniers carrés identitaires, dans
une sorte d’animisme médiatique où les spécificités s’évanouissent et se
réincarnent sans cesse. Comme l’exprime encore Casetti :

The shifts are so radical that cinema seems to be on the point of


disappearance rather than transformation. On the one hand, cinema is re-
articulated in several fields, too different from each other to be kept
together. On the other hand, these fields are ready to be re-absorbed into
broader and more encompassing domains8.
De la même façon que Roger Odin saluait la réaction salutaire que peut
entraîner une crise en intitulant « La théorie du cinéma, enfin en crise ! » le
numéro de la revue Cinémas dans lequel est paru l’article de Casetti, on peut
aussi se demander si la crise identitaire que connaît aujourd’hui le cinéma se
limite à une simple remise en question, une parmi tellement d’autres, ou si
elle n’est pas plutôt une source de redéploiement dynamique, une opportunité
épistémologique pour enfin appréhender un média dans son étoilement vital,
dans ses incertitudes identitaires autant que dans ses identités incertaines.

LES SECRETS DU « SÉRIALO-CENTRISME »

Il s’agit donc en quelque sorte d’entreprendre une généalogie dynamique « en


miroir », un programme qu’il reste à définir dans le détail mais dont nous
pouvons décrire de façon succincte les traits les plus importants. En fait,
l’hybridation intermédiale actuelle qui, répétons-le, est l’écho du bouillon de
culture ayant entouré la cinématographie-attraction, dévoile au grand jour la
hiérarchisation souvent spontanée qui se trouve à l’œuvre dans tout média-
institution. Nous avons montré ailleurs9 à quel point le simple fait de nommer
un média, d’arrêter son nom, consacre de façon implicite une série culturelle
constituante de ce média au détriment des autres séries qui le constituent.
Ainsi, il est loin d’être anodin de choisir le terme « cinématographe » plutôt
que l’expression « vues animées » pour désigner l’objet que l’on veut
ausculter. Le choix d’une appellation pour un média trahit toujours ce que
nous proposons d’appeler un « sérialo-centrisme ». Ce sérialo-centrisme est à
l’œuvre dès lors qu’une façon de nommer un média met en évidence une
série culturelle plutôt qu’une autre. Il y a toujours une forme de sérialo-
centrisme qui agit dans le processus d’institutionnalisation de quelque média
que ce soit, un sérialo-centrisme puissant qui, le pouvoir de régulation de
l’institution aidant, finit par s’imposer et par prendre une apparence «
naturelle », alors qu’il s’agit d’une construction incontestablement culturelle.
Ce concept de sérialo-centrisme nous amène à postuler que l’on choisit
toujours son camp par rapport à telle ou telle série culturelle pour identifier
un média et, forcément, pour en interpréter l’évolution. Ce choix confirme
qu’un certain constructivisme fonde et empreint bel et bien toute théorie
médiatique identitaire. Observée à travers le prisme d’une série culturelle
élue parmi d’autres, la répartition des territoires et des identités médiatiques
s’en trouve sensiblement affectée. D’où cette maxime allant de soi : « Dis-
moi quelle série culturelle tu privilégies et je te dirai quel média tu
obtiendras. Ou, plus précisément, quelle identité médiatique tu isoleras. »
Mais nuançons un peu : ce que nous venons de dire pourrait laisser
croire que le sérialo-centrisme est une dérive relativement « impérialiste »
qu’une saine critique devrait s’employer à dénoncer. C’est vrai dans un
certain sens, car toute institutionnalisation est intimement liée à l’exercice
d’un pouvoir : celui de nommer, de baliser, de hiérarchiser, de légiférer et...
de désigner l’étranger, l’alien. Or nous pensons aussi que la détection des
formes de sérialo-centrisme peut être un outil tout à fait pertinent pour
comprendre la généalogie d’un média ou, plus exactement, les généalogies
comparées d’un média. Des généalogies comparées et comparables, mais
différentes : en effet, l’approche et la compréhension d’un média seront bien
différentes selon que l’on chausse les lunettes de telle série culturelle plutôt
que de telle autre. Chaque généalogie est donc obtenue selon l’axe de
pertinence que représente le choix de telle série culturelle comme principe
structurant de la recherche. On ne voit pas l’invention du cinématographe de
la même façon selon que l’on adopte un point de vue situé à l’intérieur de la
série culturelle de la lanterne magique, ou selon que l’on se situe du côté de la
chronophotographie, disons. L’intérêt de cette démarche étant bien sûr de
comparer les différentes généalogies issues du choix de différentes séries
culturelles comme clefs de compréhension. Bref, ce que nous proposons ici
n’est rien de moins qu’une voie de recherche que l’on pourrait qualifier
d’intergénéalogie, voire d’hypergénéalogie.
L’idée d’un cinéma qui serait élargi, ou d’un cinéma qui serait éclaté,
nous semble relever non seulement d’une forme de néo-institutionnalisation
mais aussi du sérialo-centrisme. Il s’agirait, selon nous, d’une néo-
institutionnalisation souple, molle, mais que nous proposons de qualifier de «
sérialo-centrée », même si elle n’est pas focalisée sur une définition close du
média : c’est comme si l’institution renonçait à la cristallisation des «
identités et spécificités » historiques, tout en préservant néanmoins l’idée «
centralisatrice » du cinéma comme anima. L’idée de sérialo-centrisme nous
apparaît essentielle sur le plan méthodologique tout aussi bien que sur le plan
heuristique, ne serait-ce que parce qu’elle permet d’organiser le discours et de
changer l’ordre des choses, ainsi que la vision que nous en avons. Pas
toujours clairement revendiqué, ce sérialo-centrisme ou, si l’on préfère, cette
manière d’interpréter un contexte médiatique donné en chaussant les lunettes
d’une série culturelle dominante, ou plus exactement selon le point de vue
dominant d’une série culturelle donnée, est précisément très actif dans ces
phases intégratives/intermédiales qui entourent nos première et troisième
naissances.
Ainsi, lorsqu’on se place du point de vue de la série qu’on privilégie, on
peut toujours neutraliser une naissance-novelty et réussir à l’intégrer à sa
propre série, l’idée maîtresse derrière cette prise de position étant alors la
continuité médiatique assortie d’une volonté intégrative. Soit cet exemple
provenant du cinéma des premiers temps10, qui n’est pas sans rapport avec le
point de vue volontariste d’un Dubois, et qui illustre un cas patent où la
démarche adoptée aborde le cinématographe naissant à partir du point de vue
d’une série culturelle « amie », la lanterne magique. Dans un ouvrage de
Roger Child Bayley paru à la toute fin du XIXe siècle, il nous est loisible de
voir quelque chose comme la « conceptualisation » (le mot est trop fort ici)
d’un genre d’extended magic lantern, de « lanterne magique élargie », en
quelque sorte. Disons d’abord que cet ouvrage, intitulé Modern Magic
Lanterns and Their Management, est paru en deux éditions, la première en
1895 et la seconde en 1900. La première édition a été publiée sans aucune
mention des « vues animées », alors que la nouvelle édition de 1900 sera
augmentée d’un chapitre intitulé « Animated lantern pictures ».
Déjà, le titre du chapitre en dit long sur la façon qu’a ce spécialiste de la
lanterne magique d’envisager les « vues cinématographiques animées » : ce
sont pour lui des « vues “lanternistes” animées » (si on nous permet cette
expression pas très élégante). Et Child Bayley, dans son ouvrage, ramène en
plus l’invention du cinématographe à l’univers de la lanterne magique :

In the beginning of 1896 a novelty in lantern work was first shown in London
in the form of Mr. Birt Acres’ Kinetic Lantern, as it was then called, by
which street scenes and other moving objects were displayed on the
screen in motion with a fidelity which was very remarkable. Almost
immediately afterwards a number of other inventors were in the field
with instruments for performing the same operation, and animated
lantern pictures under all sorts of Greek and Latin names were quite the
sensation of the moment11.

Peut-il y avoir plus bel exemple d’une attitude aussi radicalement


sérialo-centrée ? Ne s’agit-il pas ici d’une attitude qui, toutes proportions
gardées, est du même ordre que celle de Dubois ? Expanded/extended magic
lantern et expanded/extended cinema : même combat ! N’est-ce pas là, de
plus, un exemple patent, clairement revendiqué, de sérialo-centrisme
interprétant un contexte médiatique donné à partir d’une série culturelle
dominante, ici la lanterne magique ? La citation de Child Bayley ne
démontre-t-elle pas, par ailleurs, la justesse de ce que nous professons depuis
quelque temps déjà, à savoir qu’il est essentiel de ne pas voir, de ne plus voir
l’arrivée du Cinématographe Lumière (ou de tout autre dispositif apparenté)
comme ayant entraîné un quelconque effet de rupture, du moins dans les
séries culturelles déjà le moindrement institutionnalisées comme la «
Lanterne Magique », justement12.
Le sérialo-centrisme, on peut le voir aussi à l’œuvre lorsque Giusy
Pisano, dans un retournement assez spectaculaire, propose de voir l’intérêt
porté aux dispositifs visuels (cinéma, télé, etc.) de la fin du XIXe siècle comme
une tentative de fournir des images au théâtrophone, appareil exclusivement
sonore en exploitation dès 1881 :

Shouldn’t we thus study the conditions around the emergence of ‘early


cinema’ in light of the Théâtrophone experience? And what would
happen if, for once, we agreed to invert the scale of traditional values
between sounds and images and see the emergence of visual devices—
the kinematograph, television, etc.—as attempts to provide images for
the Théâtrophone’s sounds13?

Il est important de noter que pareil sérialo-centrisme, s’il propose de


considérer les phénomènes médiatiques sous un angle particulier – donc
selon une reconfiguration particulière –, est loin d’être réducteur. Il peut
même s’intégrer comme principe explicatif à une archéologie des médias. Il
en va de même lorsqu’on adopte un angle de vue sériel, lorsqu’on se sert
d’une clef d’interprétation aussi riche que celle de l’audiovision, comme le
font les auteurs de l’ouvrage collectif La télévision du Téléphonoscope à
YouTube, qui définissent leur démarche de la façon suivante :
Participant à une archéologie de l’audiovision, ce collectif prend en
considération un ensemble aussi large que possible de dispositifs télé-
visuels dont la télévision ou le cinéma ne seraient qu’une des
manifestations possibles, ni plus, ni moins emblématiques de cette
audiovision14.

L’ANIMA DE L’ANIMATION

Nous avons évoqué plus haut une voie médiane, celle qui tend à associer le
cinéma à « autre chose ». Et parmi l’ensemble des « autres choses »
possibles, il y a l’image animée (ou dans certaines occurrences, l’image en
mouvement), la « moving image » en anglais, qui semble représenter une
tendance lourde. La porosité intermédiale intensifiée par la mutation
numérique offre ainsi une nouvelle visibilité à une série culturelle qui,
curieusement – mais cela n’est pas dû au hasard –, est symboliquement et
étymologiquement voisine de ce que nous appelions plus haut l’anima du
cinéma. Peut-être même pourrions-nous lui conférer le titre de « mégasérie »
ou encore d’« hypersérie ». Il s’agit tout simplement de l’animation, qui a
toujours eu maille à partir avec le cinéma malgré leurs évolutions parallèles.
Contre toute attente, on pourrait cependant soutenir, sous certaines
conditions, que l’animation constitue justement l’anima du cinéma.
L’idée de chausser les lunettes de l’animation pour comprendre
l’évolution du cinéma est présente en filigrane dans la réflexion de plusieurs
chercheurs contemporains, mais elle n’a pas, croyons-nous, encore retenu
toute l’attention qu’elle méritait. Dès 2001, pourtant, un chercheur comme
Lev Manovich est allé dans ce sens lorsqu’il a proposé que « born from
animation, cinema pushed animation to its periphery, only in the end to
become one particular case of animation15 ». En développant son
argumentation, il va plus loin encore et explique l’omniprésence de
l’animation dans le cinéma d’effets visuels par une formule freudienne
célèbre :

The privileged role played by the manual construction of images in digital


cinema is one example of a larger trend—the return of procinematic
moving-images techniques. […] these techniques are reemerging as the
foundation of digital filmmaking. What was once supplemental to
cinema becomes its norm; what was at the periphery comes into the
center. Computer media return to us the repressed of the cinema16.

La phase post-institutionnelle du cinéma que nous connaissons


aujourd’hui marquerait alors comme un retour du refoulé et l’animation
reviendrait prendre sa place comme principe premier structurant, ce qu’elle
fut à l’époque des jouets optiques, depuis le phénakistiscope de Joseph
Plateau (1833) jusqu’au Théâtre optique de Reynaud.
Un spécialiste des Animation Studies comme Alan Cholodenko, adepte
sans le savoir du sérialo-centrisme ou, plutôt, de ce que l’on pourrait appeler
l’animato-centrisme, va de son côté jusqu’à ériger l’animation en principe
fondateur du cinéma (et non pas l’inverse, comme le prétend la théorie
classique du cinéma). Ainsi a-t-il écrit un véritable manifeste intitulé « Who
Framed Roger Rabbit?, or The Framing of Animation » :

[...] I disagree with those who think of animation as only a genre of film [...]
Indeed, [...] animation arguably comprehends all of film, all of cinema,
was (and is) the very condition of their possibility : the animatic
apparatus. In this sense, animation would no longer be a form of film or
cinema. Film and cinema would be forms of animation. Let us not forget
the notion that the motion picture camera/projector animated still images
called “photographs17.”

Il nous apparaît fort utile pour la réflexion actuelle sur le cinéma que
nous militions en faveur d’un retour de la série culturelle de l’animation
comme cadre de référence essentiel, tout en essayant de comprendre pourquoi
celle-ci a été poussée à la périphérie de l’institution. On peut avancer dans
cette direction si l’on admet que ce serait d’une manière relativement «
dictatoriale » que le paradigme de la captation-restitution aurait été sacré
principe structurant premier de la série culturelle des vues animées, au point
de faire ombrage à la série culturelle de l’animation. Un créateur comme
Reynaud, grand maître de l’animation des images, en aurait pour ainsi dire
fait les frais.
D’ailleurs, dès lors que l’on considère les premières évolutions du
cinématographe sous l’angle des « vues animées », plutôt que sous l’angle du
seul cinéma, on se rend compte de la relative embrouille qui en résulte. Notre
premier réflexe est souvent de faire une adéquation biunivoque entre vues
animées et vues cinématographiques. Disons que l’Histoire traditionnelle du
cinéma et son sérialo-centrisme invétéré nous ont conditionnés à avoir pareil
réflexe. Or, la série culturelle dite des « vues animées », à laquelle on associe
toujours les débuts du cinéma, ne se limite pas à la seule cinématographie.
Elle en constitue même l’aboutissement, la coda, en quelque sorte. Tout
simplement parce que la série dite des vues animées comprend notamment les
vues kinétoscopiques, qui sont venues au monde plusieurs années avant les
vues cinématographiques. Elle comprend aussi les vues du Théâtre optique
d’Émile Reynaud, qui sont, elles aussi, venues au monde avant les vues
cinématographiques, et même avant les vues kinétoscopiques. Émile
Reynaud, véritable figure refoulée de l’histoire du cinéma, dont on peut
prévoir le retour en force. Ce refoulé, qui frappe aux portes de l’Histoire de
façon répétée, amène malheureusement avec lui son lot de défenseurs
maladroits. Ainsi en est-il, par exemple, de Bernard Lonjeon, qui ne sert pas
la cause de Reynaud, ni aucune autre bonne cause, en prétendant que
Reynaud serait le « véritable inventeur du cinéma » et en soutenant dans son
ouvrage que la ville de naissance de Reynaud, Puy-en-Velay, serait la ville-
mère du cinématographe (oui, vous avez bien lu : du cinématographe !), et
ce, dès juin 1875 (oui, vous avez bien lu : 1875 !).
La véritable réhabilitation de Reynaud, le retour légitime de ce refoulé,
passe nécessairement, selon nous, par le retour d’un autre refoulé de l’histoire
du cinéma : la série culturelle de l’animation. Bien sûr, l’animation a sa place
parmi les genres ayant droit de cité sur la planète cinéma, mais l’expression
par laquelle on la désigne, « cinéma d’animation », est déjà révélatrice de
cette évacuation de la série culturelle par son inclusion dans le cinéma
institutionnalisé, qui représente en quelque sorte sa mise en tutelle. Et c’est
ici, justement, que notre modèle des trois naissances prend une autre
dimension. Cette troisième naissance, post-institutionnelle et intégrative,
marque le retour du refoulé : l’animation revient prendre sa place comme
principe premier structurant. Avec l’estompage de la force identitaire régulée
par l’institution, avec l’effacement de la valeur « différentielle » du cinéma,
ébranlée par les coups de boutoir de l’hybridation numérique, et avec la
porosité généralisée liée à la convergence des médias, on en revient à cette
dimension animation du cinéma, que l’institution avait si soigneusement
déclarée sans identité propre ou, au mieux, para-identitaire. Tout comme,
parallèlement, la dimension attraction du cinéma revient en force et opère un
retour significatif, parfois au détriment de la narration.
Tout se passe comme si, longtemps subjugué par l’effet novelty de la
captation-restitution, dont l’institution avait décrété qu’il constituait son socle
identitaire, le cinéma avait renié une part significative de ses origines et de sa
« nature », comme s’il avait désavoué sa toute première série culturelle
d’appartenance. En effet, comme l’un d’entre nous l’a proclamé il y a
quelque temps déjà sur une autre tribune : « In fact, in some respects,
animation is kinematography and kinematography is animation18. »
Aujourd’hui, c’est peut-être le paradigme de la captation-restitution-narration
qui a du souci à se faire devant ce retour de l’anima du cinéma.
Notons par ailleurs que ce point de vue sérialo-centré lié au retour de
l’animation peut comporter quelques variantes et déplacements selon la série
retenue. Dans son ouvrage intitulé Le cinéma graphique. Une histoire des
dessins animés : des jouets d’optique au cinéma numérique, Dominique
Willoughby remonte la chaîne allant des jouets optiques au cinéma
numérique en se plaçant dans la perspective de ce qu’il nomme le « cinéma
graphique ». Sa démarche – qui offre en quelque sorte une autre occasion au
fantôme de Reynaud de venir frapper aux portes de l’historiographie du
cinéma – repose sur les efforts spontanés d’un historien cherchant à se
construire une série et à la légitimer, façon pour lui de reconstituer l’histoire
d’un « art visuel apparu voilà 175 ans : le mouvement des images créé par
une série de dessins, gravures ou peintures, depuis son invention en 183319 »
ou, pour le dire plus simplement, de reconstituer l’histoire de ce qu’il appelle
le « cinéma graphique », une série à l’intérieur de laquelle Reynaud occupe,
bien entendu, une place de choix. Une série dont l’auteur dit, par ailleurs,
qu’elle fut « à l’origine du cinéma » et dont le domaine s’étend :

[...] des jouets d’optique à la vogue de l’anime japonais en passant par le


cartoon, le cinéma expérimental, les nouvelles formes de longs-métrages
d’animation graphique, jusqu’aux techniques numériques actuelles de
traitement d’images et de trucage20.

On sent bien ici que la série qui se dégage des propos de l’auteur n’est
pas très loin de ce que l’on désigne, de manière plus traditionnelle, comme le
film d’animation ou le cinéma d’animation, que le dispositif reynaldien
inaugure en quelque sorte (même s’il faut tenir compte du fait qu’il n’y a, à
proprement parler, ni film ni cinéma chez Reynaud).
Avec le numérique, Willoughby perçoit un retour de ce que nous
pourrions appeler, en usant de notre terminologie, l’anima graphique21 du
cinéma :

Le traitement des images, la retouche, l’étalonnage, le montage, les


opérations de post-production, désormais numériques ont favorisé une «
picturalisation » accrue du film, par exemple en élargissant la palette
chromatique et ses traitements possibles. Toutes ces méthodes
concourent à ce que le matériau de départ filmé soit de plus en plus
considéré comme réinterprétable, pouvant être repeint, retouché,
recomposé, modifié dynamiquement en en variant a posteriori les
cadences et les rythmes22.

Nous retrouvons ici, au passage, cette dimension de plasticité


intrinsèque de l’image digitale, sa malléabilité, en quelque sorte, que nous
avons mise en évidence au chapitre 2. D’une certaine manière, là où nous
avançons de façon un brin provocatrice que le numérique ontologise le
trucage, Willoughby pourrait rétorquer qu’il ontologise aussi la fibre
graphique du cinéma. Ce sont là des réflexions qui gagnent à être mises en
rapport avec les remarques de Thomas Elsaesser établissant un lien entre
l’image numérique et la peinture :

Dans le même temps, une rupture radicale est postulée entre l’indice
photographique et le code numérique. Pourtant, une rupture tout aussi
radicale a eu lieu avec le passage de la luminosité par transparence à la
luminosité par réfraction, opacité et saturation : de ce point de vue, l’«
opacité » du pixel numérique est plus proche de l’opacité du pigment de
la peinture que l’un et l’autre de la photographie23.

ANIMAGE ET MOTION CAPTURE

La posture hypergénéalogique permet d’étudier avec le recul nécessaire non


seulement les bouleversements identitaires du monde « cinématique », mais
plus précisément la manière dont ces bouleversements deviennent plus
lisibles dès lors qu’ils remettent au premier plan cette fibre sérielle
déterminante du cinéma qu’est l’animation. Les conditions actuelles des «
retrouvailles » du cinéma avec cette série culturelle – qui n’est pas née d’hier
et avec laquelle l’institution cinématographique a toujours entretenu des
rapports ambigus, complexes et souvent paradoxaux – permettent de mieux
comprendre les développements et soubresauts intermédiaux du cinéma
d’aujourd’hui (et de demain). La communauté des études cinématographiques
a, selon nous, tout intérêt à s’ouvrir à une réflexion approfondie sur ce que
nous proposons ici d’appeler l’« animage24 » et sur l’emprise de ce que nous
désignerions comme l’animatic spirit du paysage médiatique et
cinématographique actuel.
Ce refoulé de l’histoire du cinéma institutionnel qu’est l’animation, que
l’institution a mise à la porte, revient donc aujourd’hui par une fenêtre hanter
le cinéma et remettre en question ses frontières identitaires. Nous ne
prendrons qu’une seule illustration : le filmage en motion capture ou plus
exactement selon la technique de la performance capture, qui en est une
version améliorée. En effet, si la motion capture se contente de saisir un
corps réel en mouvement pour l’intégrer dans un « décor » numérique, la
performance capture se veut plus précise et est capable de saisir non
seulement les mouvements corporels mais aussi les attitudes expressives d’un
acteur. Comme l’explique Jean-Baptiste Massuet :

[...] la performance capture permet de retranscrire, non plus seulement le


mouvement physique, mais également la performance d’acteur du
comédien, couvert de capteurs photosensibles des pieds à la tête. À ces
marqueurs permettant aux 200 caméras spéciales surplombant le plateau
de tournage de constituer un squelette numérique en mouvement, sur
lequel les animateurs peuvent greffer une peau digitale et un avatar de
synthèse, s’ajoute une petite caméra numérique, qui permet de
retranscrire le plus fidèlement possible la prestation faciale du
comédien25.

La performance capture a été notamment développée en 2011 par Peter


Jackson pour l’adaptation de l’œuvre d’Hergé par Spielberg dans The
Adventures of Tintin: The Secret of the Unicorn. On sait que cette expérience
est révélatrice des bouleversements actuels, causés par l’irruption invasive du
numérique, qui suppose une convergence si forte de certains médias qu’elle
finit par provoquer une certaine confusion dans les faits et dans les esprits.
Ainsi, pour les Oscars de 2012, ne savait-on plus trop dans quelle catégorie
faire concourir le Tintin de Spielberg :

Bien que les films en motion capture ne sont [sic] normalement pas pris en
compte par l’Académie – Selon le règlement, les techniques de motion
capture et performance capture, utilisées sur Tintin, ne sont pas
considérées comme des techniques de film d’animation ! –, le Tintin de
Spielberg fait bel et bien partie des 18 concurrents pressentis pour
l’Oscar du meilleur film d’animation26.

Si la performance capture s’intègre pleinement dans la mutation


numérique, elle se situe à la fois dans le monde de l’animation des images et
dans celui de la saisie photoréaliste puisque, en enregistrant des mouvements
réels, elle s’inscrit dans la tradition cinématographique dominante de la
captation-restitution. Un métissage que Massuet décrit comme suit :

Il ne s’agit donc pas vraiment ici d’animation en images de synthèse, mais


plutôt d’une nouvelle méthode, hybride, croisement entre le cinéma en
prises de vues réelles et le cinéma d’animation par ordinateur, sans plus
être, paradoxalement, ni l’un ni l’autre.

De fait, la performance capture est une méthodologie de tournage qui


brouille consciemment la frontière entre ces deux régimes de
représentation27.

Ce caractère hybride de l’image générée par le procédé nous semble


particulièrement révélateur. Non seulement il symbolise bien l’esprit «
composite » de notre nouvelle culture visuelle digitale, mais il confirme aussi
l’emprise de l’animation sur le cinéma d’aujourd’hui. D’une certaine façon,
la motion capture et ses effets traduisent cette sorte de métissage-hésitation
que nous avons relevé dans les appellations récentes de certaines institutions
cinématographiques.
S’ils bénéficient d’un effet novelty, les procédés de motion et de
performance capture mériteraient une expertise généalogique qu’il serait trop
long de mener ici. Il en va de même pour la valeur 3D qui leur est associée.
On sait que la quête de la profondeur « réelle » de l’image a sa propre histoire
et que l’usage de la 3D était notamment censé, vers 1952, ramener les
spectateurs dans les salles, pour contrer les premiers « ravages »
audimétriques causés par l’avènement de la télévision comme média de
masse. Quant à la motion capture, on peut remonter la série techno-culturelle
dont elle relève jusqu’à la rotoscopie, une technique de tournage d’animation
mise au point et brevetée par Dave et Max Fleischer en 1915. Le procédé «
consiste à décalquer image par image les phases cinématographiques des
prises de vues réelles, notamment d’un acteur28 ». Willoughby en situe ainsi
la fonction et les enjeux :

Cette technique permet de doter les personnages dessinés de mouvements


réalistes, tout en économisant la réflexion et le travail de synthèse des
mouvements, au prix d’un laborieux retraçage image par image. Il
produit un effet caractéristique de cinéma redessiné, qui possède un
certain potentiel de séduction esthétique, par la silhouette, l’empreinte
graphique des mouvements d’un modèle filmé, qui s’y devinent
encore29.

D’une certaine façon, donc, la rotoscopie insuffle la part « mouvement »


de la captation-restitution photoréaliste dans le matériau graphique propre au
dessin animé. Ce qui, autrement dit, permet à l’image dessinée et animée de
dégager un effet photoréaliste. Avec la motion capture, c’est d’une certaine
manière le mouvement inverse qui se produit : une image photoréaliste
accède à la souplesse d’animation propre à un dessin animé.
Le procédé de motion capture rabat donc, en la réorientant, la
performance actorielle du photoréalisme sur l’animation. La séparation
technique entre prises de vues réelles et cinéma d’animation se trouve ainsi
gommée. On pourrait même dire qu’avec la performance capture, le cinéma-
institution doit renoncer définitivement au prétexte fallacieux des invariants
techniques pour cantonner l’animation au rang de satellite de la planète
cinéma. Nous retrouvons ici la notion d’« animage », qui procède de ce qu’on
pourrait appeler l’anima-réalisme30 : la motion capture permet de capter et de
transférer au monde numérique chaque mouvement du corps et chaque
expression du visage. On assiste grâce à cette technique à une hybridation
dynamique entre photoréalisme et animation, qui génère cette nouvelle
dimension anima-réaliste. D’où, au bout du compte, une nouvelle opposition
conceptuelle entre photo-réalisme et anima-réalisme. Comme le dit Peter
Jackson :

L’apparence des personnages sera photoréaliste. Les fibres de leurs


vêtements, les pores de la peau, les cheveux : ils ressembleront à des
personnes en chair et en os, mais ce seront des personnages de Hergé31.

La motion capture permet donc une sorte de dissociation mimétique :


l’acteur est dissocié de son apparence photoréaliste alors que l’illusion
photoréaliste est maintenue. Il s’agit donc en quelque sorte d’une imitation
animée d’une prise de vues réelles. Reléguée aux confins identitaires du
cinéma-institution, l’animation en vient donc aujourd’hui, juste retour du
balancier, à gérer, à réguler ce photoréalisme au nom duquel elle fut jadis
marginalisée. Mais, nous allons le voir, le cas spécifique de l’adaptation des «
Aventures de Tintin » par Spielberg ouvre la voie à d’autres développements
sur cet anima-réalisme.

TINTIN : UNE ADAPTATION RÉPUTÉE IMPOSSIBLE

Pour comprendre les efforts qu’ont déployés Spielberg et Jackson pour


adapter l’album d’Hergé, il faut se replonger dans la poétique hergéenne,
régie par l’esprit de la fameuse ligne claire (voir la figure 8). Souvent
attribuée à Hergé, celle-ci répond à une rhétorique graphique et narrative
spécifique. On sait que cette expression renvoie à une économie narrative
particulière, où le fil du récit se tend en fonction d’une distribution
particulièrement efficace des cases, des strips et des pages. « La fameuse
ligne claire, avant d’être une ligne graphique, est une école de la fluidité
narrative », confirme Benoît Peeters, qui ajoute : « [...] elle rappelle Hawks
ou les Hitchcock de la période anglaise dans la façon d’effectuer des raccords
sans changement d’échelle de plan32. » En ce sens, l’écriture filmique de
Spielberg semble beaucoup plus extravertie et chargée que l’écriture «
bédéïque » d’Hergé. Le concept même de ligne claire suggère en fait une
interrelation complexe entre la monstration graphique et la narration qui, chez
Hergé, participe de ce que l’un de nous a nommé médiagénie33 :

Par médiagénie, j’entends une interpénétration intense et singulière entre le


possible du média (le potentiel des composantes identitaires et des séries
culturelles qu’il fédère) et le projet expressif, le plus souvent narratif,
mobilisé dans un genre contextuel donné. Pour qu’un récit possède une
forte médiagénie, il doit s’être à ce point construit au sein d’un média
qu’il est difficile, voire impossible de dissocier l’un de l’autre34.

Entre projet narratif et configuration du média, il se produit donc comme


une réaction, au sens quasi chimique du terme. Examinons donc la
médiagénie des « Aventures de Tintin » en bande dessinée, à partir de la
gestion dynamique et singulière de la ligne claire, de façon à voir comment
Spielberg et Jackson ont géré leur transposition intermédiale.
Figure 8. Planche tirée de l’album Le crabe aux pinces d’or des « Aventures
de Tintin » d’Hergé. ©Hergé/Moulinsart 2013.

Les visuels de l'œuvre d'Hergé sont protégés par le droit d'auteur et ne


peuvent être utilisés sans le consentement préalable et écrit de la société
MOULINSART (contact : cecile.camberlin@moulinsart.be).

Le graphisme de la ligne claire repose sur la primauté d’un trait de


contour bien défini qui isole les données référentielles du monde en les
rendant à la fois schématiques et... très réalistes. Sur le plan figuratif, en effet,
il existe une sorte de tension entre la simplification caricaturale qui affecte les
personnages et la fidélité documentaire qui caractérise certains décors et,
surtout, les moyens de locomotion illustrés. Trains, bateaux, avions,
automobiles affichent ainsi une précision référentielle remarquable. De son
côté, le visage des personnages, et singulièrement du héros, est souvent réduit
à une efficacité expressive minimale. Car Tintin, c’est nada ! rien ! une figure
ovoïde quasi vide, une totale vacuité que le lecteur est invité à remplir,
comme s’il se regardait dans un miroir. D’où, entre autres conséquences, la
difficulté de l’usage des gros plans en ligne claire : le schématisme de la ligne
de contour, les aplats colorés résistent mal au grossissement.
Mais au-delà de cette tension entre ancrage réaliste rigoriste et
simplification caricaturale, la graphiation en ligne claire se caractérise aussi
par un puissant effet fédérateur35. Elle crée une homogénéité dans la trace qui
génère une cohérence, un vraisemblable graphique caractéristique de la
poétique hergéenne. La ligne claire est en fait la résultante épurée d’un
système de traits initialement dynamiques et mouvementés, très chargé en
indices d’exécution, comme en attestent les carnets d’esquisses du
dessinateur. Le dessin d’Hergé procède donc d’une sorte de refoulement du
travail gestuel du graphiateur36, mais un refoulement qui aboutit à une
sublimation de la trace originaire dans la ligne claire. Les conséquences
pragmatiques de cette dynamique ne sont pas en reste : malgré la netteté figée
de leur délinéation37, de leur contour en ligne claire – et paradoxalement à
cause d’elle – Tintin et Milou sont extrêmement mobiles dans l’esprit du
lecteur, qui déclenche un programme mental imprimant un mouvement aux
formes fixes à partir d’un moment particulièrement bien arrêté de l’attitude
d’un personnage. Les figurines dessinées sont prêtes pour une appropriation
par le spectateur, prêtes à être téléportées par son regard dans une projection-
identification confortable, dans la familiarité d’un espace bien clos, et, de
surcroît, devant une figuration aux éléments limités, élus, comptés,
différenciés, soigneusement isolés les uns des autres. Et ce système se trouve
en synergie avec l’économie monstrationnelle et narrationnelle : toutes ces «
poupées graphiques » offertes à la saisie scopique ne semblent attendre
qu’une seule chose, soit que le regard du lecteur promène dans le saut de
cases et de pages, mode d’emploi du jeu de l’oie graphique de la BD.
L’originalité de Spielberg est d’avoir veillé à intégrer l’esprit de ce
système graphico-narratif hétérochrone pour le transposer dans son univers
filmique homochrone. Et le procédé de performance capture qui enregistre
les mouvements d’acteurs réels afin d’animer les personnages constitue la
clef de cette transposition.

UNE ADAPTATION MÉDIAGÉNIQUE ?

C’est sans doute dans ce sens que Spielberg insiste38 sur la valeur intrinsèque
du découpage des « Aventures de Tintin » : comme dans un génial story-
board, commente-t-il (ah ! le ciné-centrisme !), tout y est conçu pour que le
récit glisse de plan en plan ! Mais le cinéaste américain ne manque pas de
souligner aussi l’importance du style graphique. Lorsqu’on se trouve face à
une médiagénie au sens fort, comme c’est le cas avec « Les aventures de
Tintin », les difficultés d’adaptation s’en trouvent d’autant augmentées.
Comment en effet détacher le système de monstration graphique et de
narration hétérochrone d’un média (et d’un médium) pour le faire exister de
façon crédible, juste et « fidèle » dans un autre ? Au-delà de toute évaluation
de l’œuvre même de Spielberg, et même si l’on n’apprécie pas son penchant
vers une inflation baroque (cf. le grand barnum de la fin du film), la réponse à
cette question tient dans sa démarche d’adaptation que l’on pourrait qualifier
de médiagénique.
On peut être enclin à penser que plus une œuvre fera corps avec « son »
média d’appartenance (c’est cela, la médiagénie), plus elle sera considérée
comme « inadaptable », comme difficilement « transférable » dans un autre
média39. Et c’est le cas avec l’œuvre d’Hergé, qui a construit un système
graphico-narratif vraisemblable, un système d’une cohérence
autoréférentielle très dense. L’originalité de Spielberg est d’avoir veillé à
intégrer l’esprit de ce système graphico-narratif dans son univers filmique
homochrone. Et le procédé de performance capture qui enregistre les
mouvements et attitudes d’acteurs réels afin d’animer les personnages permet
d’obtenir une cohérence anima-réaliste supposée être l’équivalent filmique de
la cohérence graphico-narrative hergéenne.
Pour Spielberg, la meilleure et pour ainsi dire la seule façon d’adapter
Tintin avec les moyens de la technologie cinématographique dont on dispose
aujourd’hui, c’est de recourir au procédé combinant deux séries culturelles :
celle de l’image captée et celle de l’animation. Spielberg insiste :

Nous souhaitons donner aux aventures de Tintin la crédibilité d’un film en


images réelles. Toutefois, Peter et moi avons pressenti que tourner dans
ces conditions ne rendrait pas hommage au style caractéristique des
héros et de l’univers d’Hergé40.

Si l’on rapporte ces propos à la poétique de la graphiation en ligne


claire, cela semble indiquer que les images réelles, obtenues à l’issue d’une
opération de captation-restitution, ou d’enregistrement filmique de l’espace-
temps, sont incompatibles avec la monstration sublimée par la ligne claire,
qu’il s’agisse de décors ou de véhicules d’époque – fidèles mais
homogénéisés par délinéation – et, surtout, de personnages que leurs lignes
de contour et leurs aplats colorés « idéalisent ». On ne peut respecter la
médiagénie des « Aventures de Tintin » qu’en « rendant hommage » au style
des personnages et à l’univers dans lequel ils évoluent. Précisément, ce «
style » est respecté par le système de la motion capture, dans la mesure où le
procédé fait correspondre les mouvements du vivant à ceux d’un avatar ou
d’une représentation conceptuelle. Or, on sait à quel point la ligne claire, dans
son idéalité épurée, tend à conceptualiser comme de quasi-idéogrammes les
représentations graphiques tout en les laissant optiquement très malléables.
Comme le résume bien Alain Boillat :

Pour Spielberg, il n’est pas question de se donner les moyens de créer un


univers correspondant à des motifs visuels préexistants, mais de pouvoir
travailler la dimension graphique de l’image de sorte à s’inspirer
également du style d’Hergé.

En ce sens, les partis pris spielbergiens font écho au travail de Warren Beatty,
qui ambitionna avec Dick Tracy (1990) de recréer à l’aide des effets
spéciaux de son temps (en particulier l’art du maquillage) la galerie
d’affreux gangsters grimaçants qui peuplent les strips de Chester
Gould41.

Ce seront des personnages d’Hergé, même s’ils ressemblent à « des


personnes en chair et en os42 », affirmait Peter Jackson. Partant de cette
volonté, Jackson tente de neutraliser la lourdeur référentielle et l’«
encombrement » réaliste qui résulteraient du filmage direct d’une
performance d’acteurs : « Nous voulions qu’ils ressemblent aux personnages
d’Hergé, mais avec un réalisme apparent43. » D’une certaine manière,
l’équipe de Jackson et de Spielberg ne pouvait se contenter du simple report
sur pellicule, donc sur écran, d’un réel profilmique simple. Car le visage de
Jamie Bell n’aurait jamais pu ressembler à ce miroir ovale à houppette qu’est
la tête de Tintin. Et Andy Serkis n’aurait jamais pu faire prendre corps aux
grimaces du capitaine Haddock.
Par contre, en captant les mouvements d’un acteur réel afin de les
transposer numériquement dans un univers virtuel graphique, celui
précisément qui est né de la graphiation, on insuffle l’animation vitale
indispensable à l’homochronie filmique, tout en préservant l’esprit de la ligne
claire. Mieux, on tente ainsi de produire une plus-value d’animation
médiagéniquement compatible avec la BD source.
Il nous semble d’ailleurs significatif à cet égard que de nombreux
articles de presse datant de la sortie du film parlent de Jamie Bell comme
étant l’acteur qui « double » Tintin. « Doubler », davantage qu’« incarner » ?
En effet, l’erreur aurait sans doute été de vouloir faire incarner Tintin par un
acteur, dans l’esprit d’un enregistrement photoréaliste classique44. L’idée de
« doublage » suggère, au contraire, le respect d’un personnage déjà incarné.
Et incarné au creux de la graphiation en ligne claire. Ce que corrobore la
réaction de Spielberg et de Jackson à propos des premiers tests de leur
production :

Les héros de Hergé ont pris vie, avec une émotion et une âme qui dépassent
de loin tout ce que l’on a vu, à ce jour, en images de synthèse45.

Les enjeux pragmatiques et lectoriels évoqués plus haut sont donc


préservés : Spielberg et Jackson maintiennent l’illusion de maîtrise, le plaisir
de maniabilité lié à la facture englobante de la ligne claire. Les personnages y
demeurent des poupées graphiques prêtes à courir l’aventure. Par ailleurs,
l’intégration de ces personnages dans un environnement « doté de la
crédibilité d’un film en images réelles46 » (la Licorne vogue sur une mer plus
vraie que nature), conjuguée à l’effet 3D, permet de respecter la tension de la
poétique graphique hergéenne : concilier la force réaliste manifeste de
certains motifs de la figuration et la représentation simplifiée des
personnages. Bien sûr, si cette stratégie d’adaptation peut être qualifiée de
médiagénique, les appréciations du résultat final varient en fonction des
critiques. Ainsi Benoît Peeters, spécialiste de l’œuvre d’Hergé, nuance-t-il en
ces termes le travail de Spielberg :

Le Tintin de Hergé n’est pas un personnage réaliste mais un schème. C’est un


masque que tout lecteur peut enfiler pour vivre avec lui l’aventure. Mais
cet effet ne pouvait pas être conservé sur grand écran. Le Tintin de
Spielberg est forcément plus incarné, en dépit de sa texture graphique. Il
en devient encore plus étrange47.

Concernant l’ambiguïté de la dimension doublage/incarnation évoquée


ci-dessus, Peeters relève une dimension assez paradoxale du rendu final dès
lors que la présence « réaliste » de l’acteur point peu ou prou malgré le
camouflage graphique. Et ce malaise se concrétise dans certains détails :

Avec les Dupond/t et la Castafiore, je suis gêné par les nez dont l’aspect
graphique me semble trop s’imposer. Ça ramène trop de dessin alors
qu’on est dans l’incarnation48.

Quoi qu’il en soit, l’usage fait dans The Adventures of Tintin du procédé
de performance capture et des images de synthèse nous invite à plus d’un
recadrage théorique. Même si Spielberg s’est placé dans l’optique d’un
traitement respectueux de l’œuvre originale, sa réalisation propose une
nouvelle conception filmique où la série culturelle de l’animation se
redéploierait de façon prégnante. En voulant rendre hommage à l’œuvre
originale (rapport de dépendance, de fidélité) et en considérant la source
bédéïque comme un super story-board qu’il fallait actualiser, Spielberg ouvre
la voie à une nouvelle forme d’illusion anima-réaliste.

PERFORMANCE CAPTURE ET MAQUILLAGE NUMÉRIQUE

Au-delà de sa seule application aux « Aventures de Tintin », la performance


capture soulève des enjeux qui méritent d’être examinés de près. Le procédé
offre, pensons-nous, de nouvelles perspectives dans la réflexion à mener sur
le cinéma et l’image numérique, notamment sur un plan fondamental et
ontologique. Nous avons rendu compte du rapport difficile que les images
digitales entretiennent avec le temps et la durée, contrairement à l’image
indicielle de la captation-restitution photoréaliste classique, qui se situe dans
un rapport direct avec le temps du monde réel. D’une certaine façon, on
pourrait défendre l’idée que la motion capture, et surtout la performance
capture, réintroduisent une épaisseur temporelle et une dimension de durée
dans le filmage digital. En effet, la multitude de capteurs des mouvements et
des attitudes de l’acteur enregistrent directement du temps vécu par le corps
de cet acteur en mouvement. Dans un certain sens, le « profilmique » capté
est déjà du profilmique « temporalisé », de l’espace-temps humain capté à
même le corps en mouvement. Ce qui pourrait marquer une forme de retour à
l’indicialité (pour certaines parties ou certains aspects de l’image, en tout cas)
que l’on supposait perdue sous le règne de la codification digitale. Bien sûr,
celle-ci est toujours à l’œuvre, puisque les mouvements captés sont digitalisés
pour servir à l’animation ultérieure des « avatars » iconiques, mais il
n’empêche que la captation du mouvement est en phase quasi indicielle avec
le corps mobile qui le produit.
Dans le même ordre d’idées, cette « mise en phase » de l’enregistrement
avec l’animation réelle d’un corps permet d’abandonner la lourdeur
contraignante de l’incarnation photoréaliste d’un acteur, tout en préservant
son empreinte corporelle particulière, sa signature spatiotemporelle, son
anima cinétique singulière. C’est sans doute ce qui fait dire à Gad Elmaleh
(qui fait partie de la distribution du film de Spielberg) que : « […] la motion
capture le ramenait à l’essence même de son métier d’acteur qui consiste à
faire parler son corps49 ».
En même temps, le contrôle de sa propre animation corporelle demandé
à l’acteur va de pair, côté réalisation, avec une maîtrise appréciable du
processus de création filmique. Nous avons déjà commenté cette nouvelle
maîtrise engendrée par le numérique. Les possibilités de captation cinétique
propre à la motion capture renforcent ce contrôle tout en y participant. En
résonnance avec l’esprit de la ligne claire, la motion capture et l’« animation
numérique50 » qui lui est associée offrent précisément cette possibilité de
rendre docile le monde capté en apprivoisant l’espace-temps des
personnages. Comme le précise Peter Jackson :

On peut, sans se soucier de savoir s’ils ressemblent vraiment à leur


homologue hergéen, retenir les meilleurs acteurs pour chaque rôle. Ils
donnent vie aussi parfaitement et aussi fidèlement que des acteurs en
prises de vue réelle [sic], l’imagerie de synthèse faisant en quelque sorte
office de maquillage numérique51.

Dans ces propos revient l’idée de dissociation mimétique engendrée par


la motion capture. On se contente d’imiter parfaitement la prise de vues
réelles, on obtient un rendu iconique équivalent à ce qu’elle produirait, mais
on évite d’en subir les contraintes. En préservant l’anima cinétique singulier
de chaque acteur, on accède à ce que nous avons nommé un anima-réalisme
ou, plus précisément, à un nouveau vraisemblable anima-réaliste. Cette
dissociation mimétique s’opère donc aussi par le fait que la captation de
mouvement « au plus près du corps de l’acteur » subit ensuite un «
maquillage numérique », et que c’est par celui-ci que se révèle (se
recompose) l’image à effet photoréaliste. En ce sens, le « maquillage » n’est
plus une simple opération cosmétique accessoire : c’est le processus décisif
qui redonne corps au mouvement capté, qui permet à l’animation de se
réincarner.
Il conviendrait assurément de discuter ces dernières considérations en
les confrontant aux idées exprimées par d’autres chercheurs, tel Michel
Chion, par exemple. « Pourquoi une image de synthèse si elle est asservie à
un réel physique52 ? » se demande-t-il en faisant siennes les réticences
formulées par certains à l’égard de la motion capture. Selon lui, l’impression
que ce procédé est en soi paradoxal provient de la croyance qu’il a existé
autrefois une différence ontologique entre le cinéma en prises de vues réelles
et le dessin animé. Or Chion minimise l’importance de cette césure en
expliquant que l’histoire du cinéma a toujours été nourrie d’un tel paradoxe.
D’un côté, l’animation s’est toujours largement servie de modèles humains
pour camper les mouvements des personnages (cf. la rotoscopie). De l’autre,
« l’acteur de cinéma, pendant et après le tournage, se voyait (se voit toujours)
grandement dépossédé de son corps53 ». Et Chion de conclure :

[...] l’avènement de l’image numérique basée sur la performance capture peut


donc apparaître comme un nouvel épisode de cette histoire paradoxale :
celle de l’acteur de cinéma face à la « mécanisation » de sa performance,
à son aspect immuable et fixé.

Selon Chion, le cinéma n’a donc pas arrêté de faire subir une «
dépossession [...] au corps de l’acteur ». Adoptant une position un brin
provocatrice, l’auteur considère que le digital n’a en rien diminué le rôle de
l’acteur et estime que « son rôle importe plus que jamais dans le film en
images de synthèse54 ». Le péril annoncé au moment de la sortie de
Terminator 2: Judgement Day (James Cameron, 1991) ne se serait donc pas
vérifié : on n’a pas troqué l’acteur contre un ersatz numérique !
En fait, Chion suggère qu’un spectateur cherche toujours la forme
corporelle derrière ce qu’il voit au cinéma. Cela relève de ce qu’il définit
comme « la part de rêverie du spectateur sur ce qu’on peut appeler le “réel
profilmique” : l’idée de quelque chose qui s’est passé devant la caméra ou
devant un micro55 ».
Propos intéressants et décalés, ne serait-ce que parce qu’ils s’inscrivent
dans une autre pratique de l’imaginaire culturel, assez peu analysée
aujourd’hui, soit la rêverie devant les images filmiques de captation-
restitution. À ce titre, il vaudrait sûrement la peine de faire le pont entre cette
problématique et l’effet Aufhebung dont nous avons discuté plus haut. Sur un
plan « filmologique », cette rêverie séduisante du spectateur solitaire ne nous
empêche nullement de nous interroger sur les mutations assez radicales du
profilmique, celui-ci se diluant de plus en plus, à la faveur du numérique,
dans le filmographique. À l’instar de la performance capture, qui mixe
l’empreinte « digitale » captée de la prestation d’acteur avec sa recomposition
visuelle par animation numérique.
C’est en plein cela, l’animage : une image animée qui n’est déjà plus de
l’image (ce n’est plus tout à fait une empreinte du monde), ce dont rend bien
compte le « a » privatif en préfixe. Mais l’animage est aussi plus que jamais
une image qui bat désormais au rythme de l’animation.
L’animation revient donc au cinéma ; ou plutôt, le contraire : le cinéma
retourne à l’animation. Et c’est l’animation, en tant que forme
cinématographique au sens large, qui s’érigerait en principe premier
structurant du cinéma de l’ère du numérique. À notre sens, ce serait donc
l’animation qui représenterait la voie de l’avenir pour la compréhension et
l’appréhension de ce média en crise à l’ère du numérique.

______________

* La mention « En savoir + » apparaît à plusieurs reprises dans les notes de


bas de page de cet ouvrage. Elle indique qu’un supplément d’information
(illustrations, vidéos, hyperliens, citations ou notes complémentaires) est
accessible sur le site Internet finducinema.com.
1. What Cinema Is!, Malden et Oxford, Wiley-Blackwell, 2010, p. xviii.
2. Citation d’un commentaire en voix over de Wim Wenders tirée du film
Notebook on Cities and Clothes (Wim Wenders, 1989).
3. Que reste-t-il du cinéma ?, Paris, Vrin, 2012, p. 84. Souligné dans le texte.
4. Voir notamment André Gaudreault et Philippe Marion, « Cinéma et
généalogie des médias », Médiamorphoses, n° 16, avril 2006, p. 24-30.
5. Langage et cinéma, Paris, Larousse, 1971, p. 18.
6. « Theory, Post-theory, Neo-theories: Changes in Discourses, Changes in
Objects », Cinémas, vol. 17, nos 2-3, automne 2007, p. 37. C’est nous qui
soulignons.
7. Loc. cit.
8. Ibid., p. 36.
9. André Gaudreault et Philippe Marion, « En guise d’ouverture sur la
problématique cinéma/bande dessinée », dans Leonardo Quaresima, Laura
Ester Stangalli et Federico Zecca (dir.), Cinema e fumetto. Cinema and
comics, Udine, Forum, 2009, p. 23-29. Voir aussi Philippe Marion, « Emprise
graphique et jeu de l’oie. Fragments d’une poétique de la bande dessinée »,
dans Éric Maigret et Matteo Stefanelli (dir.), La bande dessinée : une
médiaculture, Paris, Armand Colin/INA Éditions, 2012, p. 175-199.
10. Qui a été d’abord rapporté par André Gaudreault et Philippe Gauthier à
l’occasion de leur communication au colloque tenu en DOMITOR de 2010 à
Toronto. Voir André Gaudreault et Philippe Gauthier, « Les séries culturelles
de la conférence-avec-projection et de la projection-avec-boniment :
continuités et ruptures », dans Marta Braun et al. (dir.), Beyond the Screen:
Institutions, Networks and Publics of Early Cinema, Eastleigh, John Libbey
Publishing, 2012, p. 233-238.
11. Modern Magic Lanterns: A Guide to the Management of the Optical
Lantern for the Use of Entertainers, Lecturers, Photographers, Teachers and
Others, Londres/New York, L. Upcott Gill/Charles Scribner’s Sons, 1900
[1895]. C’est nous qui soulignons.
12. Cette question du sérialo-centrisme n’est nulle part plus apparente et plus
tangible que dans les rapports entre le cinématographe et les journaux
corporatifs du début du xxe siècle. Voir notamment André Gaudreault, « The
Culture Broth and the Froth of Cultures of So-called Early Cinema », dans
Nicolas Dulac, André Gaudreault et Santiago Hidalgo (dir.), A Companion to
Early Cinema, Malden et Oxford, Wiley-Blackwell, 2012, p. 18-20. En
savoir +.
13. « The Théâtrophone, an Anachronistic Hybrid Experiment or One of the
First Immobile Traveler Devices? », dans Nicolas Dulac, André Gaudreault et
Santiago Hidalgo (dir.), op. cit., p. 82.
14. Mireille Berton et Anne-Katrin Weber (dir.), La télévision du
Téléphonoscope à YouTube, Lausanne, Éditions Antipodes, 2009, quatrième
de couverture.
15. The Language of New Media, Cambridge, MIT Press, 2001, p. 302.
16. Ibid., p. 308.
17. « Who Framed Roger Rabbit?, or The Framing of Animation », dans
Alan Cholodenko (dir.), The Illusion of Life: Essays on Animation, Sydney,
Power Publications, 1991, p. 213. C’est nous qui soulignons.
18. Dans une communication au Congrès de la Society for Cinema & Media
Studies (tenu à Los Angeles en mars 2010), André Gaudreault a soutenu que
ce n’est qu’à partir de l’institutionnalisation cinématographique que
l’animation a été considérée comme une province autonome, ou relativement
autonome, du cinéma. En savoir +.
19. Le cinéma graphique. Une histoire des dessins animés : des jouets
d’optique au cinéma numérique, Paris, Textuel, 2009, quatrième de
couverture. C’est nous qui soulignons.
20. Loc. cit.
21. Cet « anima graphique » lui-même gagnerait à être mis en perspective
avec ce que nous appelions au chapitre 4 la « cinématographiation ».
22. Op. cit., p. 269.
23. « Entre savoir et croire. Le dispositif cinématographique après le cinéma
», dans François Albera et Maria Tortajada (dir.), Ciné-dispositifs. Spectacles,
cinéma, télévision, littérature, Lausanne, L’Âge d’Homme, 2011, p. 65.
24. Concept initialement proposé par André Gaudreault dans le cadre de sa
présentation du débat « Technique et idéologie : 40 ans plus tard » au
colloque « Impact des innovations technologiques sur la théorie et
l’historiographie du cinéma », Cinémathèque québécoise, Montréal,
novembre 2011. Inédit.
25. « L’impact de la performance capture sur les théories du cinéma
d’animation », communication présentée au colloque « Impact des
innovations technologiques sur l’historiographie et la théorie du cinéma »,
Cinémathèque québécoise, Montréal, novembre 2011. Communication
inédite, citée avec la permission de son auteur. À paraître dans Richard Bégin
(dir.), « Écran : théories et innovations », Écranosphère, n° 1.
26. Citation tirée du site Neuvieme-art.com. Bande dessinée, manga, comics.
En savoir +.
27. Op. cit.
28. Dominique Willoughby, op. cit., p. 197.
29. Loc. cit.
30. Concept introduit par Philippe Marion dans « Tintin façon Spielberg. Une
nouvelle manière de penser le cinéma ? », communication présentée au
colloque « Impact des innovations technologiques sur la théorie et
l’historiographie du cinéma », Cinémathèque québécoise, Montréal,
novembre 2011. À paraître en 2014 dans Nicolas Dulac et Martin Lefebvre
(dir.), Du média au postmédia : continuités, ruptures/From Media to Post-
Media: Continuities and Ruptures, Lausanne, L’Âge d’Homme.
31. Cité par Alain Lorfèvre, « Spielberg et Jackson pour Tintin », La Libre
Belgique, 16 mai 2007. En savoir +.
32. « Retrouver la ligne claire », Cahiers du cinéma, n° 672, novembre 2011,
p. 46.
33. Pour une définition plus complète de la médiagénie, voir Philippe
Marion, « Narratologie médiatique et médiagénie des récits », Recherches en
communication, n° 7, 1997, p. 61-88. En savoir +.
34. Philippe Marion, « Emprise graphique et jeu de l’oie », p. 180.
35. Rappelons que l’instance de graphiation, déjà évoquée au chapitre 4 dans
le cas de la « cinématographiation », serait cette instance énonciatrice
particulière qui déploie le matériau graphique constitutif de la monstration de
la bande dessinée et lui insuffle, de manière réflexive, l’empreinte de sa
subjectivité singulière, la marque de son style propre. Voir Philippe Marion,
Traces en cases : travail graphique, figuration narrative et participation du
lecteur, Louvain-la-Neuve, Bruylant-Academia, 1993, p. 30 sqq.
36. Le graphiateur est l’instance responsable de la graphiation. Voir aussi
Philippe Marion, loc. cit.
37. Terme utilisé par Pierre Fresnault-Deruelle pour souligner la lisibilité de
cette ligne claire qui ne retient « que ce qui conte (ou qui compte) ». Pierre
Fresnault-Deruelle, Hergéologie. Cohe´rence et cohe´sion du re´cit en image
dans les aventures de Tintin, Tours, Presses universitaires François-Rabelais,
2011, p. 16.
38. Présentation du film aux journalistes par Spielberg, Paris, 20 juillet 2011.
Propos et images transmis par la deuxième chaîne de télévision francophone
belge, RTBF.
39. Sur ce sujet, nous renvoyons le lecteur à André Gaudreault et Philippe
Marion, « Transécriture et médiatique narrative. L’enjeu de l’intermédialité »,
dans André Gaudreault et Thierry Groensteen (dir.), La Transécriture. Pour
une théorie de l’adaptation, Québec/Angoulême, Nota Bene/Centre national
de la bande dessinée et de l’image, 1998, p. 31-52.
40. Cité par Alain Lorfèvre, op. cit. En savoir +.
41. « Prolégomènes à une réflexion sur les formes et les enjeux d’un dialogue
intermédial. Essai sur quelques rencontres entre la bande dessinée et le
cinéma », dans Alain Boillat (dir.), Les cases à l’écran. Bande dessinée et
cinéma en dialogue, Genève, Georg Éditeur, 2010, p. 29.
42. Préface de Steven Spielberg et Peter Jackson dans Chris Guise, Artbook.
Les aventures de Tintin, Wellington/Bruxelles, Éditions Weta/Moulinsart,
2011, p. 14.
43. Loc. cit.
44. Comme ce fut le cas en 1964, avec Tintin et les oranges bleues, réalisé
par Philippe Condroyer, avec Jean-Pierre Talbot dans le rôle de Tintin.
45. Préface de Steven Spielberg et Peter Jackson dans Chris Guise, op. cit., p.
14.
46. Alain Lorfèvre, op. cit. En savoir +.
47. Op. cit., p. 46-47.
48. Ibid., p. 47.
49. Propos rapportés par Philippe Manche dans un entretien avec Jamie Bell
paru dans le quotidien Le Soir (« Jamie Bell : “Tintin est très complexe” », Le
Soir, 26 octobre 2011). En savoir +.
50. Selon l’expression de Peter Jackson lui-même. Voir la préface de Steven
Spielberg et Peter Jackson dans Chris Guise, op. cit., p. 12.
51. Ibid., p. 14.
52. « Un autre corps que le sien », Positif, n° 617-618, juillet-août 2012, p.
69.
53. Loc. cit.
54. Ibid., p. 70.
55. Ibid., p. 69. En savoir +.

Conclusion*

Un média en crise à l’ère du numérique

Le cinéma n’existe pas encore. Nos films sont des esquisses à la mine de
plomb1.

René Barjavel, 1944.

[…] entre ce qu’on appelle encore cinéma et les mille et une façons de
montrer des images en mouvement dans le domaine vague nommé arts
plastiques2 […]

Raymond Bellour, 2012.

Au moment où nous terminons la rédaction du présent ouvrage, sort en salle


(eh oui ! en salle...) L’écume des jours, de Boris Vian, adapté par Michel
Gondry. L’accueil de la presse est mitigé et nombre de critiques insistent sur
la difficulté de mener à bien l’adaptation d’une telle œuvre. Au même titre
que l’œuvre d’Hergé fait, comme nous l’avons souligné, corps avec son
média d’appartenance, le roman de Vian est construit au creux des possibles
scripturaux et expressifs de la littérature. C’est vraisemblablement la raison
pour laquelle Gondry a opté pour une utilisation importante de trucages
mécaniques dans son adaptation, lui qui est pourtant considéré comme un
maître ès effets numériques. On peut penser que, confronté aux mêmes types
de problèmes (mutatis mutandis) que Spielberg avec Tintin, Gondry a tenté
comme lui de trouver une solution médiagénique pour contrer la présumée «
inadaptabilité » du roman de Vian. Gondry explique d’ailleurs lui-même que,
dans le cas présent, « les objets ne seraient pas aussi intéressants à regarder
s’ils n’avaient pas été fabriqués matériellement3 ». Ce qui n’entraîne pas
forcément l’approbation des critiques. Si certains d’entre eux admirent la
féerie de ce spectacle cinématographique, d’autres soulèvent un problème
d’inflation, de saturation expressive où « la virtuosité vire à l’épate4 »,
comme l’avance un commentateur comparant Gondry à un « Méliès des
temps modernes » qui en ferait « beaucoup niveau effets spéciaux, et peut-
être un peu trop ». Tant et si bien que la « romance » serait « écrasée sous un
déluge d’effets visuels », comme le souligne le titre d’un autre article sur le
film, où l’on peut lire ce qui suit :

L’univers plastique du récit est omniprésent : l’image, les décors, les


costumes, la lumière donnent autant d’informations supplémentaires
pour compléter notre perception de spectateur. Encore faut-il laisser un
peu d’espace à notre imaginaire5.

Ce qui nous intéresse dans le cas de ce film et de sa réception, au-delà


des jugements d’ordre qualitatif et esthétique, c’est la manière dont il éveille
des résonances avec plusieurs thèmes traités dans le présent ouvrage.
Tout se passe comme si le bricolage et la dextérité « mécaniques » à
l’œuvre dans les trucages « artisanaux » de Gondry étaient une façon pour lui
de métaphoriser avec justesse l’univers onirique de Boris Vian, avec son
monde romanesque conçu comme une usine à mots et à images, mais aussi
comme une fabrique à récits. Pour traduire cet onirisme perçu comme
hypertrophié, exacerbé, le choix du trucage mécanique semble d’une certaine
façon mieux adapté, sans doute en partie parce qu’il s’annonce comme tel :
un trucage ostensible, qui assume son caractère baroque de trucage. Un
trucage qui serait d’une certaine manière pris en flagrant délit de trucage,
comme si notre regard avait besoin, aujourd’hui, devant L’écume des jours,
d’une émotion aussi intense que celle que l’audiovision du premier King
Kong (Merian C. Cooper et Ernest B. Schoedsack, 1933), par exemple, a
procurée au regard de l’époque. Avec L’écume des jours, nous avons affaire à
une manipulation qui ne craint pas d’être perçue pour ce qu’elle est, voire qui
en tire une certaine fierté par rapport à ce qu’aurait sans doute été la
performance lisse et impeccable d’un trucage numérique. On se souvient de
la mauvaise réputation que certains réservent à l’image numérique. On
retrouve ici ce que nous avancions à propos des making of ajoutés en
supplément aux DVD : ils nous rassurent souvent sur l’existence préalable du
profilmique. Voyez le labeur, les ratages, les repentirs, le dessous des cartes !
Oui, il y a bien eu des acteurs qui ont « habité » le profilmique et « presté »
devant une caméra, ce que ne montrent peut-être pas assez les images
parfaitement achevées du produit filmique final.
Nous disions plus haut que le numérique « aliène » le profilmique en le
plaçant sous la coupe du filmographique. La démarche de Gondry, motivée
par son interprétation personnelle de l’œuvre de Vian, témoigne d’une
relative nostalgie à l’égard du trucage bricolé au sein même du profilmique
avant d’être saisi par la caméra. On retrouve aussi ici ce que nous avancions,
en accord avec certains médiologues, à propos de la profondeur de la mue
technologique qui s’est produite avec l’avènement du numérique. Il existe
certes des cliquets d’irréversibilité, mais il existe aussi des « effets jogging »
(on n’a jamais autant couru depuis que l’usage de l’automobile s’est
généralisé...). En d’autres mots : plusieurs des acquis du numérique sont
irréversibles, mais cela n’empêche pas certains retours en arrière, certaines
résurgences par le truchement de certaines pratiques « résiduelles », dans un
sens proche de celui que Charles R. Acland6 a défini pour mettre en place sa
théorie des médias résiduels.
Ces « effets de retour » peuvent parfois prendre une importance
considérable, allant même jusqu’à menacer l’hégémonie d’une évolution
technologique ultérieure. Selon certains, la richesse auditive que procurent les
disques vinyle (ainsi que nous l’avons vu au chapitre 2) constitue la
quintessence de l’expérience du sonore enregistré, qu’il importe de retrouver
d’urgence, au détriment des CD et autres supports contemporains. C’est
quelque chose du même ordre qui se produit lorsqu’on procède à des
retouches sur l’image numérique afin de réintroduire dans le rendu et la
projection numériques une simulation du grain de la pellicule. Les trucages
mécaniques auxquels Gondry a recours produisent, à leur manière,
l’équivalent d’un effet jogging ou d’un effet vinyle. De pareils retours en
arrière n’empêchent pas nécessairement le rouleau compresseur du « progrès
» et de l’innovation technologiques d’écraser au passage quelque technique
moins en vogue ; le monde du numérique nous le prouve à chaque instant...
Le film de Gondry évoque la « bataille rangée » que se livrent
continuellement – du moins en matière de cinéma – attraction et narration, ce
qui n’est pas sans rappeler cette époque « héroïque » qui a vu le cinéma-
institution supplanter la cinématographie-attraction, au moment de la
deuxième naissance du média.
En traitant de l’adaptation de L’écume des jours, plusieurs critiques de
cinéma ravivent, encore aujourd’hui en 2013, cette tension qui a animé la
généalogie du septième art :

Dans le livre, on trouve des pages entières sans « trucages » : Boris Vian
accumule les inventions tout en laissant respirer son récit. [...] Au
cinéma, pour qu’une astuce soit visible, elle doit occuper un ou plusieurs
plans, elle doit prendre sa place, prendre le temps d’exister, s’introduire
dans un rythme. Le spectateur du film ne peut pas relire une phrase trois
fois, puis dévorer la suite d’une traite. Si un plan l’arrête, l’histoire en
souffre. Tandis qu’il s’amuse d’une trouvaille, il quitte un peu les
personnages7.

L’effet attractionnel que produit, au détriment de l’économie narrative,


le côté spectaculaire des trucages est en phase avec la tension que nous avons
évoquée entre homochronie et hétérochronie. L’homochronie
cinématographique renforce en quelque sorte cette insistance, cette surcharge
de l’effet trucage : le spectateur en salle, qui n’a aucune prise sur le débit des
« informations » audiovisuelles qui lui sont livrées, ne peut y échapper, là où
le lecteur peut, au contraire, moduler le rythme de sa lecture en fonction de sa
découverte du récit.
Voilà en tout cas qui doit inciter tout chercheur à la prudence et au
discernement. L’effet novelty peut facilement monter à la tête des analystes
eux-mêmes. Le monde numérique et les possibilités infinies qu’il ouvre sont
fascinants, mais cette fascination ne doit pas compromettre la rigueur de la
recherche, ce qui nous invite à pratiquer la nuance et à éviter la dualité bornée
d’une lutte sans merci entre « digitalophiles » et « digitalophobes ». Nous
partageons ici la distanciation que privilégie Pierre Musso relativement aux
effets des technologies :

Si les sociétés hypertechniciennes consomment et produisent sans cesse des


techniques nouvelles, une interrogation se fait jour sur la vitesse de leur
développement et leur accumulation. [...] Il faut distinguer trois
temporalités dans ce processus technologique : celui des innovations qui
sont ultra-rapides et cumulatives, alors que les appropriations et les
usages sont lents et que les représentations associées à ces techniques («
mythes technologiques ») sont encore plus lentes. [...] C’est
l’articulation de ces trois rythmiques qui éclairent [sic] les processus
technologiques en cours et peut aider à « civiliser les nouveaux
nouveaux mondes issus de la civilisation », selon le mot de Georges
Balandier8.

Il convient donc, nous avons insisté sur ce point dès les premières pages
du présent ouvrage, d’ausculter de façon critique la « mythologie » du
numérique ou, pour reprendre une expression de Gilbert Simondon, la «
genèse imageante9 » du digital. À l’instar, par exemple, de François Jost10,
qui démontre que l’univers des tweets n’ouvre pas sur une nouvelle
communication démocratique, comme on le proclame si souvent. Nous avons
nous-mêmes évoqué la twittérature au chapitre 3 : on peut peut-être, dans la
foulée, s’interroger sur cette récupération, par la « prestigieuse » série
culturelle littérature, d’un phénomène émanant du numérique et des nouvelles
technologies. Ce qui peut être perçu comme un point de vue « média-centré
», ou encore comme une volonté « sérialo-centrée » de reprendre la main en
fonction de sa série culturelle à soi. On y reconnaît en quelque sorte le
syndrome du « cinéma élargi » appliqué à la littérature, soit quelque chose
comme la littérature élargie, qui pourrait aboutir à un slogan digne d’un
Philippe Dubois : « Oui, c’est de la littérature ! »
Selon Jost, Twitter est un univers profondément inégalitaire et non
démocratique, qui restaure à sa façon la « fonction-auteur » développée par
Foucault : le réseau social rétablit en fait une communication très « verticale
», car seuls n’ont d’influence, au bout du compte, que les tweets des
célébrités. Encensé comme égalitaire, ce réseau social sépare très nettement
ceux dont les réflexions méritent d’être conservées, en construisant l’actualité
dite « des petites phrases », et ceux dont la parole s’évapore sans délai :

[Ces] textes de 140 caractères, qui passent comme des éclairs au milieu de la
quantité monstrueuse des tweets qui s’échangent chaque seconde, dotent
la parole quotidienne d’une légitimité nouvelle car, bien qu’ils soient par
nature des paroles qui flottent, vouées à l’évanescence de l’actualité, ils
ne trouvent d’écho que s’ils sont ancrés dans un nom qui les extrait du
vacarme incessant des gazouillis11.

Tout ce développement autour du travail de Gondry sur l’œuvre de Boris


Vian nous permet de jeter un regard synthétique sur la démarche qui sous-
tend le présent ouvrage. Un regard que nous pourrions qualifier de «
méthodologique », dans le sens étymologique du terme : meta-odos-logos,
soit, mot à mot, « réflexion à travers le chemin parcouru ». En filigrane de
nos sept chapitres se tressent en effet plusieurs axes de réflexion qui sont à
nos yeux décisifs. D’abord, nous avons voulu comprendre le numérique en
essayant de le débusquer jusque dans ses derniers retranchements
ontologiques, et en tentant de définir une sorte de pragmatique du matériau
signifiant propre à l’image digitale. Mais notre souci a été dans le même
temps de décloisonner cette approche ontologique pour la mettre en vis-à-vis
avec les usages sociaux et les pratiques culturelles d’aujourd’hui.
Parallèlement, nous nous sommes efforcés de saisir le cinéma actuel dans ses
soubresauts identitaires, en cherchant à comprendre les tensions qui opposent
les différents discours relatifs à son identité. D’où notre interrogation sur la
fin du cinéma et la mise en perspective des propos de ceux qui estiment,
comme Bellour, que :

Le numérique ne suffit pas à cette mort ; quel que soit ce qu’il perturbe à tant
d’égards, il ne touche pas l’essentiel : la séance, la salle, le noir, le
silence, les spectateurs rassemblés dans le temps12.

D’autres que Bellour et que ceux qui partagent ses valeurs insisteront sur
la multiplication des espaces écraniques susceptibles de recevoir du filmique :

On est passé en moins d’un demi-siècle de l’écran-spectacle à l’écran-


communication, de l’écran-un au tout-écran. Longtemps, l’écran-cinéma
a été l’unique et l’incomparable ; il se fond maintenant dans une galaxie
dont les dimensions sont infinies : voici l’époque de l’écran global. [...]
le siècle qui s’annonce est celui de l’écran omniprésent et multiforme,
planétaire et multimédiatique13.

Pour tracer et tenter de légitimer la voie médiane que nous privilégions


ici entre ces tendances et ces camps plus ou moins retranchés, nous avons
associé notre saisie du cinéma actuel à une compréhension généalogique et
dynamique du média et des séries culturelles qui le traversent. Comme nous
l’avons toujours professé, il est en effet primordial de procéder à une
opération heuristique « relativisante » qui oppose différents moments de
l’histoire d’un médium, d’un média et des séries culturelles qui en sont
solidaires. C’est ce qui nous a autorisés à placer en résonance ces deux
formes de bouillonnements intermédiaux que sont la première naissance du
cinéma et sa troisième naissance, survenue au cours de la « phase » post-
institutionnelle du média. En fait, nous estimons, au terme de notre périple,
que la généalogie dynamique du cinéma gagnerait à être interprétée à la
lumière de ses générations successives, comme le dit la publicité de Cineplex
faisant la promotion de l’expérience audiovisuelle UltraAVX :

LE CINÉMA A FRANCHI UNE NOUVELLE ÉTAPE

ULTRA AVX EXPÉRIENCE AUDIOVISUELLE

LA NOUVELLE GÉNÉRATION DE SALLES DE CINÉMA EST


ARRIVÉE.

Voici l’incroyable salle UltraAVX de Cineplex. Elle comprend :

♦ un écran géant mur à mur – le plus grand que l’on pouvait installer !
♦ une projection numérique d’une netteté absolue
♦ un son ambiophonique immersif – vous entendrez tous les détails
♦ des sièges spacieux – le summum du confort
♦ la réservation de sièges14

Le contenu de cette annonce concerne au premier chef la salle elle-


même. Le cinéma aurait donc « franchi une nouvelle étape » et une «
nouvelle génération de salles de cinéma » s’offrirait à nous. On pourrait
généraliser le propos en l'appliquant au média dans son ensemble. Ce qui
meurt, ce qui disparaît régulièrement, c’est une « génération » : une
génération s’efface et fait place à la suivante (sur l’air connu de « Le roi est
mort, vive le roi ! »).
Il resterait assurément nombre de développements et de clarifications à
ajouter à nos propos, ce qui nous occupera dans nos recherches futures. Parmi
les sujets qu’il nous semble nécessaire d’éclaircir, il faudra entre autres
revenir sur la problématique riche mais complexe des séries culturelles. Avec,
entre autres, cette lancinante question : comment différencier série culturelle
de pratique culturelle15 ? Pour nous, la série culturelle est une création de
l’historien : celui-ci saisit un thème, un savoir-faire culturel (un type de
spectacle, un type de représentation plus ou moins lié à un dispositif, à un
appareillage), dont il essaie de retracer et de comprendre le parcours
identitaire à travers ses différentes mutations, par exemple : la féerie, le
cirque, l’image projetée, l’image graphique, l’image animée, l’opéra. Ces
savoir-faire culturels peuvent être plus ou moins codifiés et institutionnalisés
(comme c’est le cas de l’opéra depuis Monteverdi, par exemple), ils peuvent
aussi épouser les contours d’un média (le cinéma, par exemple) qui devient
alors une sorte de mégasérie culturelle. Pourquoi mégasérie ? Parce que les
médias comme le cinéma constituent le plus souvent, nous n’avons cessé de
le rappeler au fil des pages du présent ouvrage, des fédérations de séries
culturelles préexistantes, qui se forgent pour un temps une uniformité
identitaire relative et évolutive.
Quant aux pratiques culturelles, elles ne constituent pas des entités
autonomes qui se distingueraient nettement des séries culturelles. Au
contraire, il existe une interrelation (une « interfécondation ») permanente
entre les pratiques et les séries, les nouvelles pratiques modifiant
perpétuellement les séries. Cette situation dynamique est parallèle à celle des
médias sans cesse imprégnés et modifiés par les usages sociaux qui
contribuent toujours à les (re)définir. On pourrait aussi se reporter à la théorie
médiologique, pour laquelle progrès sociaux et progrès technologiques sont
toujours en étroite interrelation.
L’une des bases de notre parcours repose sur l’importance particulière
que nous avons accordée au retour au premier plan, à l’aune du numérique,
de la série culturelle de l’animation. Nous avons proposé à cet égard la notion
d’animage, procédant de ce que nous avons appelé un nouvel anima-
réalisme. Ce dernier régime de représentation filmique déplace le
photoréalisme classique vers une codification-recomposition qui brouille la
définition établie du profilmique. À ce titre, une technique comme la
performance capture offre une possibilité de maîtrise « démiurgique » du
filmique. Pour continuer dans le droit fil de notre théorie des résonances,
voilà qui nous permet d’établir un lien avec une figure mythique de la pensée
sur le cinéma : André Bazin. Selon ce dernier, ce que le cinéma rechercherait
depuis son commencement, ce serait une forme d’« intégrité » du réel. C’est,
on l’a vu plus haut, la thèse qu’il soutient en défendant l’idée, assez répandue
à l’époque, du cinéma intégral, du cinéma total, pour reprendre le titre du
livre de Barjavel. Pour étayer son propos, Bazin s’appuie sur les textes des
premiers inventeurs d’appareils proto-cinématographiques du xixe siècle qui
manifestent tous cette quête d’intégrité :

Les textes abondent [...] où les inventeurs n’évoquent rien moins que ce
cinéma intégral donnant la complète illusion de la vie, dont nous
sommes encore loin aujourd’hui16 […]

L’auteur soutient pour ainsi dire une conception idéaliste de la


généalogie : il y aurait, au départ de toute l’aventure cinématographique, la
volonté de saisir et de restituer le vivant dans sa complexité, la volonté de «
cloner le réel » pour reprendre les termes de Mitchell17. Tout découle de ce
mythe fondateur, assure Bazin. Un Bazin dont la conception est hautement
déterministe, mais dans un sens opposé à celui du déterminisme des histoires
classiques du cinéma. Il faut renverser la causalité historique, revendique-t-il.
Il s’agit de :

[…] considérer les découvertes techniques fondamentales comme des


accidents heureux et favorables, mais essentiellement seconds par
rapport à l’idée préalable des inventeurs. Le cinéma est un phénomène
idéaliste18.

Le cinéma poursuivrait une quête radicale, en cherchant constamment à


être l’image de la vie et la copie fidèle de la nature :

Le mythe directeur de l’invention du cinéma est donc [...] celui du réalisme


intégral, d’une recréation du monde à son image, une image sur laquelle
ne pèserait pas l’hypothèque de la liberté d’interprétation de l’artiste ni
l’irréversibilité du temps19.

Bazin fixe donc ce vers quoi tend le cinéma : quelque chose comme une
captation-restitution hyperréaliste. Ou mieux : un hyperréalisme d’imitation-
recréation radicale. Pour lui, l’invention du cinéma est avant tout placée sous
l’autorité pleine et entière de ce principe de réalisme intégral qui se cristallise
dans ce qu’il nomme « cinéma total ».
Concernant l’expression même de cette pensée bazinienne, il nous
semble pertinent de relever une évolution de l’auteur, détectable dans la
comparaison des deux versions du texte portant sur le mythe du cinéma total
(entre 1946 et 1958, donc). Une évolution en apparence infime, mais qui
revêt une grande importance à nos yeux. Dans la version remaniée de son
texte (1958), Bazin évoque en ces termes l’opinion des premiers « penseurs-
artisans » du cinéma :

Leur imagination identifie l’idée cinématographique à une représentation


totale et intégrale de la réalité, elle envisage d’emblée la restitution
d’une illusion parfaite du monde extérieur avec le son, la couleur et le
relief20.

Dans la version initiale cependant (1946), on constate que l’expression «


représentation totale et intégrale de la réalité » est absente, l’auteur préférant
évoquer « la restitution d’une illusion intégrale de la réalité21 ». Au-delà d’un
sens global commun (celui d’un cinéma total et intégral), le texte le plus
récent avance donc l’idée, très « xxie siècle », de la « représentation ». Non
pas une simple « restitution », mais bel et bien une « représentation », avec ce
que cela suggère de codage, de « traitement des données », d’aménagement et
de reconstruction. Ce qui conduit d’ailleurs Bazin à lancer, en 1958, son
fameux « le cinéma n’est pas encore inventé22 ! », formule devenue célèbre
qui reprenait de façon nettement plus « intégriste » la première mouture
(1946) de la même idée : « [l]’invention du cinéma est seulement en cours23.
»
C’est en s’appuyant sur cette proclamation radicale – relevant d’une
sorte de « téléologie mythologique » – que Bazin envisage l’invention du
cinéma. Cela relève du manifeste, du coup de gueule. Avec la version parue
dans Qu’est-ce que le cinéma ? en 1958, Bazin a donc pris une position plus
ferme, plus intransigeante et, du même coup, encore plus idéaliste : comme
son invention est encore en cours, le cinéma n’est pas encore inventé, et,
malgré les perfectionnements que s’adjoint paradoxalement ce qu’on appelle
cinéma, beaucoup reste encore à faire. Comme si le fossé nous séparant de
l’idéal mythique de l’enregistrement pur et intégral ne pouvait jamais être
comblé. Il y a du Sisyphe dans le mythe du cinéma total... Ou plutôt quelque
chose des paradoxes de Zénon d’Elée. Le cinéma est quelque part à l’horizon
mais, comme l’horizon, il se dérobe toujours à qui veut l’atteindre.
Cependant, à la fin de la nouvelle version de son texte, Bazin suggère malgré
tout la possibilité (mais y croit-il vraiment ?) de voir le mythe se concrétiser
et ce, en sollicitant un autre mythe, réalisé celui-là :

Ainsi le vieux mythe d’Icare a dû attendre le moteur à explosion pour


descendre du ciel platonicien. Mais il existait dans l’âme de tout homme
depuis qu’il contemplait l’oiseau. Dans une certaine mesure, on peut en
dire autant de celui du cinéma24 [...]

Notre interprétation de ces deux formulations divergentes émises par


Bazin à propos de l'interminable invention du cinéma mériterait aussi d’être
mise en rapport avec un changement de contexte survenu entre les deux
occurrences du texte. Comme nous le rappelle Le Forestier :

[…] en 1946, tout le monde en France est persuadé de l’imminence de


changements radicaux dans les caractéristiques techniques du médium
cinéma : la couleur et le relief sont pour demain25 [...]

Or, en 1958, on doit bien constater que les progrès annoncés ne sont pas
au rendez-vous. En France, la couleur est loin de s’être imposée, alors que le
cinéma « en relief » est un échec mondial. D’où cette hypothèse suggérée par
Le Forestier : la différence de formulation témoignerait alors d’une sorte de «
reflux du cinéma total26 ».
Les technologies du numérique nous rapprochent-elles de cette radicalité
originelle de la représentation intégrale proposée par Bazin ? En quelque
sorte, oui. Bazin estimait néanmoins que « le merveilleux de l’écran n’est que
la conséquence de son réalisme27 » et donc, en ce qui le concerne, qu’une
sorte de digression « plastique » face à la quête idéaliste du cinéma intégral.
Nous considérons quant à nous que le numérique permet précisément la
fusion des deux régimes, soit celui de l’interprétation plastique, qui peut
entre autres engendrer du merveilleux, et celui de la représentation intégrale.
Pour reprendre les propres termes de Bazin, « prendre la vie sur le fait » et «
faire des miracles28 » : les deux actions fusionnent désormais au sein du
filmique digitalisé, qui a ontologisé le « merveilleux » du trucage.
C’est dans cet esprit de convergence, de métissage fusionnel et de
gestion du composite que nous avons introduit notre concept d’animage. Soit
ce type d’image filmique qui est issu du potentiel expressif du numérique et
qui cristallise le rayonnement actuel d’une série culturelle jadis négligée par
le cinéma-institution : l’animation.
En ce sens, nous pensons avoir comblé le vide linguistique déploré par
Jacques Aumont et avoir ainsi relevé le défi implicite que recèlent ses propos
:

Dire que le cinéma n’a plus l’exclusivité des images en mouvement n’est
donc pas constater sa disparition, pas plus que sa dissolution dans un
tout plus vaste où il se distinguerait mal. Ce qui manque, au fond, pour
dire simplement cette situation relativement simple, c’est un mot – un
mot unique qui dirait « usages sociaux divers d’images en mouvement ».
Mais ce mot n’existe pas, même en anglais, même en grec, et c’est
probablement la raison toute bête pour laquelle on veut tellement dire
que le cinéma est partout : ce n’est pas la chose qu’on veut universaliser,
c’est le mot, et par défaut29.

En ce qui nous concerne, ce mot, ce pourrait bien être animage, un


concept transversal qui a l'avantage d'englober, en les intégrant et en les
fédérant, les nouveaux usages sociaux de ces images qui sont animées par le
mouvement. Des usages sociaux évolutifs qui, comme on a pu le voir ici,
sculptent l'identité de tous nos médias, y compris le... cinéma (sans guillemets
de distanciation, ni point d'interrogation).

______________
* La mention « En savoir + » apparaît à plusieurs reprises dans les notes de
bas de page de cet ouvrage. Elle indique qu’un supplément d’information
(illustrations, vidéos, hyperliens, citations ou notes complémentaires) est
accessible sur le site Internet finducinema.com.
1. Cinéma total : essai sur les formes futures du cinéma, Paris, Denoël, 1944,
p. 10.
2. La querelle des dispositifs. Cinéma – installations, expositions, Paris,
P.O.L, 2012, p. 10. Souligné dans le texte.
3. Propos rapportés dans un communiqué de l’Agence France-Presse intitulé
« Adapter “L’Écume des jours”, le dernier défi de Michel Gondry », daté du
20 avril 2013. En savoir +.
4. Léo Pajon, « Pour ou contre “L’Écume des jours”, de Michel Gondry ? »,
Francetv info, 24 avril 2013. En savoir +.
5. Ted Hardy-Carnac, « “L’Écume des jours” de Gondry : une romance
écrasée sous un déluge d’effets visuels », Le Nouvel Observateur, 29 avril
2013. En savoir +.
6. Voir Residual Media, Minneapolis, University of Minnesota Press, 2007.
7. Ted Hardy-Carnac, op. cit.
8. « La “révolution numérique” : techniques et mythologies », manuscrit de
l’auteur disponible en ligne sur le site de l’Institut Mines-Télécom, 2010, p.
24 (publié dans La Pensée, n° 355, 2008, p. 103-120). Le concept de «
nouveaux Nouveaux Mondes », forgé par Georges Balandier, s’écrit parfois
avec des majuscules, avec des guillemets ou sans marque particulière.
9. Cité par François Albera et Maria Tortajada : « Dans cette genèse il y a
l’imagination, le projet, la conception : Simondon appelle cet ensemble une
“genèse imageante” et celle-ci a une dimension virtuelle. » François Albera et
Maria Tortajada, « Le dispositif n’existe pas ! », dans François Albera et
Maria Tortajada (dir.), Ciné-dispositifs. Spectacles, cinéma, télévision,
littérature, Lausanne, L’Âge d’Homme, 2011, p. 25. En savoir +.
10. François Jost, « Twitter, un univers faussement égalitaire », Le Monde, 21
juin 2012. En savoir +.
11. Ibid.
12. Raymond Bellour, op. cit., p. 19.
13. Gilles Lipovetsky et Jean Serroy, L’écran global. Culture-médias et
cinéma à l’âge hyper-moderne, Paris, Seuil, 2007, p. 10.
14. Publicité en ligne de Cineplex faisant la promotion de l’expérience
audiovisuelle UltraAVX. C’est nous qui soulignons le mot génération. En
savoir +.
15. Les auteurs du présent ouvrage expriment leurs remerciements à Frank
Kessler et à Laurent Le Forestier, avec lesquels ils ont eu plusieurs échanges
personnels fructueux sur la question de la différence définitionnelle entre
pratique culturelle et série culturelle.
16. « Le mythe du cinéma total et les origines du cinématographe », Critique,
n° 6, 1946, p. 555.
17. Cloning Terror: The War of Images, 9/11 to the Present, Chicago,
University of Chicago Press, 2011.
18. André Bazin, « Le mythe du cinéma total » (version remaniée du texte de
1946), Qu’est-ce que le cinéma ?, t. 1, Ontologie et langage, Paris, Éditions
du Cerf, 1958, p. 19.
19. Ibid., p. 23.
20. Ibid., p. 22. C’est nous qui soulignons.
21. « Le mythe du cinéma total et les origines du cinématographe » (version
1946), p. 555.
22. « Le mythe du cinéma total » (version 1958), p. 23.
23. « Le mythe du cinéma total et les origines du cinématographe » (version
1946), p. 556.
24. « Le mythe du cinéma total » (version 1958), p. 24.
25. Citation extraite d’un courriel personnel de Laurent Le Forestier adressé à
André Gaudreault le 11 mai 2013. En savoir +.
26. Ibid.
27. « Le mythe du cinéma total et les origines du cinématographe » (version
1946), p. 557.
28. Dans la version originelle de son texte (p. 557), Bazin écrit : « De
machine à prendre la vie sur le fait il devenait avec Georges Méliès un
instrument à faire des miracles, c’est-à-dire à insérer l’impossible dans le
réel. »
29. Que reste-t-il du cinéma ?, Paris, Vrin, 2012, p. 59-60.

Bibliographie indicative

Établie par Quentin Gille


sous la direction d’André Gaudreault et de Philippe Marion
avec la collaboration de Kim Décarie, de Marnie Mariscalchi et de Simon
Thibodeau

La bibliographie qui suit est proposée à titre indicatif. Elle réunit les
principaux titres d’ouvrages qui se rapportent, au moins partiellement, aux
divers bouleversements et moments de crise qu’a traversés le cinéma à
travers l’histoire (plus particulièrement ceux qui se sont tout récemment
manifestés dans la foulée de l’avènement du numérique) ou qui abordent plus
largement l’incidence des technologies nouvelles sur les médias. Nous avons
choisi de ne pas y inclure la totalité des ouvrages cités dans le livre et d’en
exclure tout article.
Si cette bibliographie ne vise pas l’exhaustivité, elle offre néanmoins au
lecteur un large panorama des recherches effectuées sur les crises d’identité
médiatique du septième art, et devrait constituer une référence pratique pour
les chercheurs et les étudiants intéressés par la problématique de l’impact des
nouvelles technologies sur le cinéma et les autres médias.
Les ouvrages y sont répartis en deux catégories, à savoir : « Livres » et «
Numéros de revue ». Seuls les numéros spéciaux et les ouvrages collectifs
ayant pour thème « la mort du cinéma » ou, plus largement, « la mort d’un
média » ont été retenus, les articles portant sur le même sujet ayant été exclus
par souci de concision. À noter, enfin, que la bibliographie se limite aux
textes publiés en français ou en anglais.

LIVRES

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Index

3D. Voir sous effets spéciaux

A
Abel, Richard 56, 186
Acland, Charles R. 169, 170, 246
Adventures of Tintin. The Secret of the Unicorn, The (2011) 226, 237
afilmique 138, 139, 143
agora-télé 10, 67, 123-125, 130-136, 140, 144-147, 170, 194-199
aller au cinéma. Voir sous consommation des images animées Andrew,
Dudley 31, 54, 211
anima 212, 216, 219, 220, 223, 224, 239

anima-réalisme 228, 229, 234, 238, 239, 252

animage 210, 211, 225, 228, 241, 252, 256


animation 81, 95, 104, 110-112, 115, 116, 200, 219-241, 252, 256
appareil de base 42, 152, 187
appareil de prise de vues 14, 42, 109, 124, 128, 135, 136, 139

appareil de captation 127, 144


appareil de mise en registre 136

caméra 10, 14, 18, 42, 47, 58, 65, 81, 86, 88, 89, 99, 127, 131, 132, 134,
135, 138, 142-146, 156, 157, 163, 221, 226, 241, 245

webcam 87, 88

archivage 18, 81, 128-130, 135, 137-143

effet-archives 138, 142

lecture archivisante 129

mise en archives 142, 143

Arnoldy, Édouard 49, 192, 210


Arnheim, Rudolph 164
Arnoux, Alexandre 50, 88, 162
ATAWAD, syndrome (Anytime, anywhere, any device) 192, 193, 195
attraction(s) 26, 103, 121, 144, 145, 159, 174, 223, 246, 247

package attractionnel 133, 135, 140, 143

Aufhebung 119, 121, 136, 137, 141, 163, 241


Aumont, Jacques 27, 33, 35-37, 41, 46, 78-80, 83, 84, 102, 114, 115, 151,
212, 256
avènement 150, 151, 153, 161, 170

avènement de la télévision 5, 21, 205-208, 210, 227

avènement du cinéma 22, 53, 171


avènement du cinématographe 152, 158, 174

avènement du magnétoscope 41, 46, 48

avènement du numérique. Voir révolution numérique

avènement du parlant 49, 51-53

B
Balandier, Georges 70, 247
bande dessinée (BD) 78, 83, 106, 107, 113, 115, 116, 142, 157, 164, 165,
230, 232-236
Barjavel, René 149, 243, 252
Barthes, Roland 70, 97, 99, 121, 137
Baudry, Jean-Louis 42
Bazin, André 17, 19, 31-33, 57, 103, 144, 163, 252-255
Bégin, Richard 67, 80, 226
Bellour, Raymond 33-36, 41, 212, 243, 249
Belton, John 10-12, 16
Benjamin, Walter 70
Benoît-Lévy, Edmond 56, 206
Bordwell, David 93
Boudissa, Magali 115, 116
Bougnoux, Daniel 104
Boussinot, Roger 25, 45-49, 149, 182

C
Cahiers du cinéma 13, 19
Canudo, Riciotto 133, 138, 163
captation-restitution 81, 95, 99, 101, 118, 138, 142, 146, 147, 150, 152, 155-
157, 221, 223, 227, 228, 235, 238, 241, 253
Carou, Alain 140
Casetti, Francesco 183, 184, 213, 214
cassette vidéo. Voir sous supports de stockage
Castells, Manuel 75
Chartier, Jean-Pierre 162, 163
Cherchi Usai, Paolo 29, 179
Chik, Caroline 111
Child Bayley, Roger 217
Chion, Michel 240, 241
Cholodenko, Alan 221
cinéma à l’ère du numérique

captation-codage 30, 80, 82, 95, 97, 100, 109, 110, 118, 157

encodage numérique 14, 29, 30, 82, 83, 95, 109

film-fichier 14, 15, 17, 52

projection numérique 13, 102, 246, 250

cinéma des premiers temps 53, 151, 153, 217

cinématographe 43, 47, 52-57, 93, 127, 128, 133, 135, 138, 144, 146,
147, 150, 158, 164, 174, 177, 180, 188, 206, 215-218, 221, 222

Cinématographe Lumière 47, 164

cinématographiste 122, 144, 145, 156

exhibiteur 174, 185, 186, 187, 188


cinéma éclaté 21, 171, 216
cinéma élargi 21, 32, 216, 248
cinéma, identité du. Voir identité médiatique du cinéma
cinéma-institution 10, 68, 122, 147, 171, 181, 190, 225, 228, 229, 246, 256
cinéma maison. Voir home cinema
cinéma muet 12, 38, 48, 49, 51, 52, 207
cinéma parlant 10, 12, 48-53, 58, 121, 162, 170, 207
Cinémathèque québécoise 5, 31, 201-203, 225, 226
cinématographie-attraction 144, 145, 174, 184, 185, 215, 246
codage (codage informatique) 69, 81, 82, 97, 101, 110, 157, 254
Coleridge, Samuel Taylor 105
Collier, John 186
Comolli, Jean-Louis 42
consommation des images animées. Voir aussi réception des images animées

aller au cinéma 78, 181, 188, 189

consommation écranique 110, 112

consommation filmique 18, 77, 78, 89, 95, 181

consommation nomade 183

événement cinématographique 197, 199

convergence médiatique. Voir sous média


crise identitaire médiatique. Voir sous identité médiatique
culture audiovisuelle 22, 31
culture visuelle 100, 210, 211, 227

D
Daney, Serge 179
Debray, Régis 70
de Certeau, Michel 90
de la Bretèque, François Amy 29, 165
Deleuze, Gilles 75, 90
Delorme, Stéphane 13, 20
Desclaux, Pierre 50
digitalisation 29, 59-61, 63, 65, 69, 77, 85, 91, 93-96, 98, 109, 110, 118, 123,
193, 205, 208, 238, 255
double naissance des médias 50, 53, 57, 150, 151, 154, 155, 162-165, 167,
168, 171

naissance différentielle 160, 171, 173

naissance intégrative 160, 166, 173, 177, 217, 222

Dubois, Philippe 7-9, 20, 33-37, 46, 96, 97, 217, 218, 248
DVD. Voir sous supports de stockage

E
écran 14, 16-18, 21, 27, 36, 37, 39, 48, 50, 67, 69, 72, 80, 89, 94, 101, 102,
115-118, 123, 124, 163, 170, 179-181, 183, 185, 191, 193-197, 207, 236,
237, 249, 255
Écume des jours, L' (2013) 243-246
Edison, Thomas 133, 134, 151, 180
effets spéciaux 26, 220, 235, 244

3D 27, 58, 91, 103, 105, 108, 199, 203, 227, 237

compositing 83
image de synthèse 83, 98, 100, 114, 209, 226-228, 236, 237, 239, 240

modélisation 3D 86

trucage 83, 84, 224, 225, 244-247, 255

Elsaesser, Thomas 18, 185, 225


enregistrement des images animées 12, 41, 46, 82, 97, 99, 101, 118, 124, 125,
127, 128, 131, 135, 136, 138, 140-142, 144, 145, 153, 174, 235, 236, 238,
254

filmage 78, 119, 121, 134, 137, 139-143, 156, 226, 235, 238

mise en registre 127, 136, 139, 140, 142-144, 146

tournage 15, 18, 78, 84, 105, 119, 121, 124, 136, 139-143, 226-228, 240

études universitaires 19

études cinématographiques 19, 31, 33, 37, 204, 225

études médiatiques 204

F
Festival de Cannes 58, 88, 200
film-fichier. Voir sous cinéma à l’ère du numérique
filmographique 134, 156, 241, 245
film-pellicule 14, 15, 52
film-projection 14
film-texte 14
fixité 69, 78, 95, 109-113, 116, 117, 128, 188, 233, 253
Flichy, Patrice 70
Foucault, Michel 90, 248
fracture numérique. Voir révolution numérique

G
Galili, Doron 165, 167, 168
Garcin, Jérôme 70
Gauthier, Christophe 165
Gervereau, Laurent 180
Godard, Jean-Luc 15, 16, 41, 58
Gombrich, Ernst Hans 107
Gondry, Michel 243-246, 249
graphiation 142, 232, 235, 236

cinématographiation 142, 146, 224, 232

Greenaway, Peter 7, 8, 20, 38-41, 45, 195


Guattari, Félix 75
Guido, Laurent 110, 111, 116, 117
Gunning, Tom 31, 32, 33, 117

H
Halvorson, Gary 131, 132, 140, 146
Hergé 84, 85, 226, 229-237, 239, 243
hétérochronie 113-117, 233, 234, 247
Hitchcock, Alfred 84, 85, 86, 156, 230
home cinema 46, 48, 123, 182, 183, 190, 193, 195, 198
homochronie 113-117, 157, 233, 234, 236, 247
hors-film 122, 194-197, 199, 200
Huss, Christophe 131, 132, 134
I
identité médiatique 9, 13, 20, 22, 31, 35, 37, 49, 51, 75, 128, 147, 151, 152,
159-161, 165, 169, 170-173, 175, 212, 213, 216, 223, 249

crise identitaire médiatique 19, 68, 174, 214

identité médiatique du cinéma 7-9, 31, 137, 204, 212


image. Voir aussi animage

image animée 16, 18, 27, 29, 41, 78, 90, 110-113, 117, 197, 204, 210,
219, 241, 251, 256

image en mouvement 8, 22, 26, 27, 30, 34, 150, 177, 179, 180, 201-205,
207, 209, 219, 243, 256

image mouvante 22, 36, 78, 79, 81, 89, 94, 106, 114, 149, 156, 172, 212

image mouvementée 111

image numérique 76, 82, 97, 98, 102, 104, 157, 225, 238, 240, 245, 246

vues animées 22, 55, 153, 158, 174, 184-186, 188, 215, 217, 221, 222

IMAX. Voir sous salle de cinéma


indicialité 30, 95-98, 102, 110, 225, 232, 238
innovation technologique 6, 22, 32, 48, 72, 153, 206, 246, 247
institutionnalisation 43, 53-55, 77, 136, 150, 153, 154, 158, 159, 161, 163,
167, 172-175, 177, 188, 215, 216, 218, 223
interactivité 38, 40, 41, 96, 112, 113, 117, 203
intermédialité 64, 65, 80, 88, 153, 158, 161, 165, 171-173, 176, 177, 204,
210, 215, 217, 220, 230, 234
Internet 9, 22, 28, 69, 71, 74, 75, 79, 100, 118, 166, 182, 192

J
Jackson, Peter 103, 105, 226, 229, 230, 235, 236, 239
jeu vidéo 86, 112, 118, 176
Joly Corcoran, Marc 115
Jost, François 165, 196, 248
jouets optiques 96, 221, 223, 224
Jovanovic, Stefan 25, 88
Jullier, Laurent 159
Jutras, Pierre 202

K
Kessler, Frank 164
Kinetograph Edison 151, 152

L
Lancien, Thierry 94
lanterne magique 128, 174, 203, 216-218
Large, Brian 140
Lastra, James 31, 32, 45, 165, 166, 172, 173
Lecomte, Julien 165
Le Forestier, Laurent 25, 55, 77, 90, 96, 162, 251, 255
Lefebvre, Martin 31, 43, 228
Lefort, Gérard 58
Lepage, Robert 198
Leprohon, Pierre 51, 52, 164
Leroi-Gourhan, André 168
Lévy, Pierre 65, 75
Locher, Hans-Nikolas 104
Lonjeon, Bernard 222
Lugon, Olivier 110, 111, 116, 117
Lumière, Louis et Auguste 42, 43, 47, 98, 127, 128, 180
Lynch, David 27, 28, 36, 81

M
Maksa, Gyula 165
Malraux, André 137, 139
Mangolte, Babette 63, 109
Mannoni, Octave 105, 137
Manovich, Lev 101, 116, 220
Marie, Michel 94
Marker, Chris 16, 112
Massuet, Jean-Baptiste 226, 227
McLuhan, Marshall 74
média

convergence médiatique 64, 65, 67, 70, 80, 86, 110, 118, 160, 174, 193,
214, 223, 226, 255

crypto-média 160, 161

écosystème médiatique 64

généalogie médiatique 22, 150, 165, 169, 173, 175, 176, 213, 214, 216,
246, 250, 252

hybridation médiatique 9, 27, 69, 80, 110, 114, 117, 149, 172-176, 215,
223, 229
hypermédia 22, 64, 68, 114, 175, 177, 214

intermédia 64, 65, 67, 77, 160

proto-média 161

residual media 169, 245

médiagénie 230, 233, 235, 237, 244


médium 47, 52, 74, 77, 84, 88, 96, 152, 167, 173, 211, 234, 250, 255
Méliès, Georges 43, 53, 54, 83, 84, 128, 144, 163, 244
Metropolitan Opera de New York 130, 194, 197, 198
Metz, Christian 155, 164, 213
Meusy, Jean-Jacques 55
mimétisme 98, 161, 168, 229, 239
Mitchell, William J. Thomas 97, 252
modalité de consommation des images animées 18, 35, 90, 122. Voir aussi
salle de cinéma, télévision

liseuse électronique 37

magnétoscope 40, 41, 46-48, 112, 182

ordinateur 18, 27, 37, 58, 87, 192

tablette numérique 18, 37, 78, 102, 170, 183

télécommande 38-42, 45, 89, 195, 208

téléphone portable 18, 22, 27, 30, 34, 36, 37, 58, 80, 88, 89, 94, 102,
118, 165-167, 183, 192, 193, 210
monstration 76, 86, 104, 106, 110, 141, 142, 158, 230, 232-235
Morin, Edgar 53, 54, 64, 164
mort du cinéma 7, 8, 21, 22, 25, 26, 29, 34, 35, 38, 39, 41-43, 45, 47-57, 63,
68, 88, 108, 109, 149, 151, 162-164, 168-171, 206, 207, 257
motion capture 12, 17, 81, 104, 225-229, 235, 238, 239, 240. Voir aussi
performance capture
Musso, Pierre 70, 71, 76, 94, 167, 247
mutation numérique. Voir révolution numérique

N
novelty (effet) 82, 103, 104, 144, 152, 155-157, 160, 170, 217, 218, 223, 227,
247
numérique. Voir aussi cinéma à l’ère du numérique, révolution numérique

digital 29, 59-61, 63, 65, 69, 77, 86, 91, 93-96, 98, 104, 109, 110, 118,
123, 161, 193, 205, 207, 208, 224, 227, 238, 240, 248, 255

O
Odin, Roger 14, 129, 158, 159, 214
ontologie 81, 83, 95, 100, 101, 109, 110, 115, 117, 138, 143, 213, 225, 238,
240, 249, 255
opéra 30, 65, 67, 123, 124, 130-135, 143, 146, 147, 194, 197, 198, 251
ordinateur. Voir sous modalité de consommation des images animées

P
Panofsky, Erwin 128
passage au numérique. Voir révolution numérique
pellicule argentique 10-12, 14-17, 19-21, 56, 60, 63, 67, 81, 93, 94, 97, 99,
102, 109, 119, 121, 122, 127, 137, 157, 180, 184, 185, 187, 190, 191, 194,
195, 206, 209, 236, 246
performance capture 226-228, 233, 234, 237, 238, 240, 241, 252. Voir aussi
motion capture
Péron, Didier 63, 88
photographie 35, 72, 95-99, 109, 117, 128, 129, 133, 137, 144, 150, 164, 166,
174, 203, 225
photoréalisme 16, 30, 95, 97-101, 109, 227-229, 236, 238, 239, 252
Pisano, Giusy 218
Plateau, Joseph 221
pratique culturelle 153, 251
profilmique 14, 15, 84, 95, 98, 99, 101, 109, 127, 141, 156, 158, 236, 238,
241, 245, 252
projection 10, 13-15, 18, 19, 28, 34-36, 39, 41, 60, 78, 91, 102, 103, 122,
124, 128, 137, 141, 150, 180, 188, 191, 197, 199, 206, 208, 214, 217, 233,
246, 250

HFR (High Frame Rate) 103, 104, 105, 108

projection numérique. Voir sous cinéma à l’ère du numérique

R
Racine, Yolande 202, 203
réception des images animées 10, 18, 21, 40, 69, 89, 90, 93, 113, 114, 122,
196. Voir aussi consommation des images animées

regarder un film 181, 183

voir un film 183, 189, 191, 210

retransmission en direct. Voir agora-télé


révolution numérique 5, 9-13, 16, 18, 19, 21, 23, 25, 31, 37, 41, 49, 51, 52,
58, 59, 63, 67-71, 73-75, 81, 83, 93, 94, 97, 121, 122, 149, 150, 159, 172,
174, 181, 192, 195, 201, 204, 208, 209, 220, 227
Reynaud, Émile 221-224
Ricœur, Paul 139, 159
Rodowick, David Norman 30, 47, 82, 97, 98, 100, 109
rotoscopie 228, 240

S
salle de cinéma 8, 10, 12-15, 27, 28, 34-37, 41, 45, 48, 55, 58, 67, 78, 90, 91,
95, 103, 118, 121-125, 130, 131, 134, 135, 146, 147, 170, 180-183, 186-201,
207, 209, 210, 227, 247, 249, 250

grand écran 18, 27, 123, 183, 237

IMAX 102, 157

movie palace 188

nickelodeon 186

Scheinfeigel, Maxime 29
Self, Will 18, 26, 27
série culturelle 51, 112, 122, 124, 127, 131-133, 147, 153, 160, 169, 172,
174, 175, 203, 213, 215-218, 220-225, 230, 234, 237, 248, 250-252, 256

sérialo-centrisme 214, 215, 216, 217, 218, 219, 221, 222

Serres, Michel 39, 73, 75


Simondon, Gilbert 247, 248
Sontag, Susan 28, 121
Sorbier, Laurent 73-75
Souriau, Étienne 127, 138, 139
spectateur 8, 10, 12-15, 29, 35, 38, 40, 41, 46, 48, 55, 76, 89-91, 94, 96, 104-
106, 108-112, 114, 115, 117, 118, 122, 123, 129-131, 144, 146, 147, 157-
159, 179-191, 195-198, 204, 206, 208, 227, 233, 241, 244, 246, 247, 249

spectacteur 76, 90, 114

Spielberg, Steven 16, 86, 226, 227, 229, 230, 233-239, 244
story-board 84-86, 233, 238
supports de stockage

cassette vidéo 18, 39, 46, 48, 182, 184, 190, 191

DVD (Digital Versatile Disc) 18, 28, 39, 67, 90, 95, 96, 116, 143, 175,
182, 184, 192, 193, 245

support à usage domestique 182

support numérique 15, 60, 116

T
tablette numérique. Voir sous modalité de consommation des images animées
télécommande. Voir modalité de consommation des images animées
téléphone portable. Voir sous modalité de consommation des images animées
télévision 5, 9, 21, 27, 34, 37, 39, 41, 43, 45, 46, 65, 67, 72, 79, 89, 102, 103,
105, 113, 122, 123, 127, 140, 144, 149, 165-168, 176, 179, 180, 181, 183,
187, 196, 197, 206-208, 210, 219, 228
Terminator 2. Judgement Day (1991) 240
Tessé, Jean-Philippe 19, 102, 109
Théâtre optique 221, 222
The Hobbit. An Unexpected Journey (2012) 103, 104, 105, 108
Tisseron, Serge 70
Töpffer, Rodolphe 107, 165
Tortajada, Maria 111, 112, 225, 248
transmission en direct. Voir agora-télé
trucage. Voir sous effets spéciaux
Truffaut, François 85, 88
Tryon, Chuck 30, 31, 39, 40

V
Valleiry, François 56, 57, 93, 162, 163, 206
Vian, Boris 243-246, 249

W
Wenders, Wim 211
Williams, Raymond 169, 170
Willis Sweete, Barbara 132, 140
Willoughby, Dominique 223-225, 228

Z
Zinman, Gregory 12

REMERCIEMENTS

Cet ouvrage a été écrit dans une diversité de villes (Bruxelles, Fréhel [merci à
Jocelyne de L’Air de Vent], Gorizia, L’Estérel, Lille, Louvain-la-Neuve,
Montréal, Paris, Udine [merci à Leonardo de l’Université d’Udine et à
Isabelle de l’Ambassador], Santiago de Compostela et quelques autres
encore). Il reste néanmoins ancré dans chacun de nos laboratoires respectifs
(à l’Université de Montréal et à l’Université catholique de Louvain), et en
particulier au GRAFICS à Montréal, où une équipe de collaborateurs a épaulé
les deux auteurs tout au long du processus d’écriture, sur les plans
documentaire et éditorial. Nous leur en sommes très reconnaissants. Leurs
efforts nombreux et inlassables ont contribué à la mise en forme livresque
d’une recherche fondamentale qui a d’abord commencé par une recherche
empirique (dans un certain nombre de journaux contemporains) et par
l’observation au quotidien du processus de « digitalisation du cinéma » et de
ses effets sur la transformation de la planète cinéma. Les deux auteurs
tiennent à remercier sincèrement Stéphane Tralongo, Carolina Lucchesi
Lavoie et Marnie Mariscalchi pour l’excellence de leur travail de
documentation. Merci aussi à Quentin Gille qui a réalisé, sous notre
direction, la « bibliographie indicative » du présent ouvrage. Nous
remercions également Joël Lehmann pour son soutien technique constant.
Il nous faut faire une place à part à trois auxiliaires du GRAFICS qui ont
mis la main à l’ouvrage à de multiples égards dans le tourbillon final du
bouclage de l’édition définitive : aide à la révision, recherche des images et
des droits de reproduction, mise en forme du manuscrit, suggestion
d’intertitres et, surtout, conseils éditoriaux. Sans leur apport et leur travail
acharné, cet ouvrage n’aurait pu paraître à temps, ni sous la forme qu’il a
actuellement. Il s’agit de Simon Thibodeau (qui a assumé le rôle de
coordonnateur à l’édition et a réalisé l'index), de Marnie Mariscalchi
(coordonnatrice adjointe) et de Sophie Rabouh (adjointe à la coordination).
Ils ont été en tous points remarquables, et nous voulons leur témoigner ici
notre plus vive reconnaissance.
Merci aussi à nos deux réviseures et correctrices, Anne Bienjonetti et
Andrée A. Michaud, qui se sont tour à tour investies personnellement dans ce
projet d’écriture en faisant preuve d’un souci de précision et d’une
conscience professionnelle qui leur font honneur.
Un merci tout spécial à Michel Marie, qui a cru en ce projet depuis le
début, à Laurent Le Forestier (Université Rennes 2) pour sa complicité et ses
conseils, et à Kim Décarie, qui coordonne avec brio la « belle équipe » des
auxiliaires du GRAFICS.
Merci à tous ceux dont un extrait de courriel apparaît dans ce livre de
nous avoir donné l’autorisation de les citer.
Merci enfin à Anne Goliot-Lété (Université Paris 7) et Margrit Tröhler
(Universität Zürich) pour leur providentielle assistance, qui s’est avérée
indispensable en toute fin de parcours.

Composé par Style Informatique

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