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TRUFFAUT
Chroniques
d’Arts
Spectacles
1954-1958
Gallimard
chroniques d’arts-spectacles
(1954‑1958)
FRANÇOIS TRUFFAUT
Chroniques
d’Arts-Spectacles
(1954‑1958)
GALLIMARD
Carte de presse de François Truffaut, publiée avec l’aimable autorisation
de la Commission de la carte d’identité des journalistes professionnels.
éric rohmer
1. « La vie, c’était l’écran », Le Roman de François Truffaut, Cahiers du cinéma/Éditions de l’Étoile,
Paris, 1985, pp. 28‑36.
2. Cinémonde, 1956 (s. d.), collection La Cinémathèque française/Fonds François Truffaut, TRUF‑
FAUT292-B165.
3. « Les aveux de Jekyll-Truffaut », Les Lettres françaises, 25 janvier 1962.
4. Formule rapportée par Truffaut dans « François Truffaut » de Marcel Mithois, Réalités no 220,
mai 1964.
5. Critique français de cinéma (1918‑1958). Cofondateur des Cahiers du cinéma, André Bazin eut une
grande influence sur les futurs réalisateurs de la Nouvelle Vague. Père spirituel de François Truffaut,
il le sauva de la délinquance, lui offrit un toit, un travail d’animateur culturel et accompagna ses pre‑
miers pas de critique. Il mourut le premier jour de tournage des Quatre Cents Coups, que Truffaut
lui dédia. Ses principaux textes critiques furent réunis après sa mort en quatre volumes (Qu’est-ce
que le cinéma ?, Éditions du Cerf, Paris, 1958‑1962) et sous forme de monographies (Orson Welles,
Éditions du Cerf, Paris, 1972 ; Jean Renoir, Champ libre, Paris, 1971 ; Charlie Chaplin, Éditions du
Cerf, 1973). Ses Écrits complets sont parus en 2018 sous la direction d’Hervé Joubert-Laurencin
(Macula, Paris). Dudley Andrew lui a consacré une biographie, qui fut préfacée par François Truffaut :
André Bazin, Cahiers du cinéma/Cinémathèque française, Paris, 1983).
10 Chroniques d’Arts-Spectacles
1. Journal intime 1951‑1952 (inédit), cité par Antoine de Baecque, Philippe Chevallier (dir.), Diction-
naire de la pensée au cinéma, PUF, Paris, 2016, p. 715.
2. Pour l’année 1954, le montant total de ses piges à Arts s’élève à 212 950 F, soit un revenu
mensuel moyen de 21 000 F.
3. Aline Desjardins s’entretient avec François Truffaut (1971), Ramsay, « Ramsay poche Cinéma »,
Paris, 1987, p. 25.
4. Entretien téléphonique avec Claude de Givray, 6 juillet 2017.
12 Chroniques d’Arts-Spectacles
1. Germaine Beaumont, André Parinaud, Colette par elle-même, Seuil, Paris, « Écrivains de
toujours » no 5, 1951. André Breton, Entretiens (1913‑1952), Gallimard, Paris, « Le Point du jour »,
1952.
2. Émissions François Truffaut : texte brut, Cinémathèque de Belgique/Radio-Télévision belge,
1961‑1962, collection La Cinémathèque française/Fonds François Truffaut, TRUFFAUT644-B355.
3. Aline Desjardins s’entretient avec François Truffaut, op. cit., p. 24.
4. « Cinéma français d’aujourd’hui », Premier Plan no 10, juin 1960, p. 8.
L a critique selon Truffaut 13
1. François Truffaut, « À quoi rêvent les critiques ? », Les Films de ma vie, Flammarion, Paris, 1975,
p. 17.
2. Cahiers de l’Institut français de la presse. Tirages des journaux sous la IVe République (août 1944-
juin 1958), en ligne sur Gallica.fr.
3. Les critiques cinéma de ces trois périodiques sont respectivement Claude Mauriac, Georges
Charensol et Georges Sadoul.
4. Collectif, « François Truffaut », Cahiers du cinéma no 138, décembre 1962.
14 Chroniques d’Arts-Spectacles
metteurs en scène, voir ou revoir des films, rédiger des critiques pour une
demi-douzaine de publications… L’image qui s’impose à nous est celle d’un
jeune homme à l’activité débordante, dopé au café noir et au tabac, lancé dans
une course effrénée qui ne semble jamais devoir s’arrêter et auquel le temps
de l’écriture offre de rares moments de répit. S’ils sont pensés en amont, ses
articles pour Arts sont, la plupart du temps, rédigés à la dernière minute et à
toute vitesse, dans la fièvre du bouclage. « J’écrivais dans la nuit du vendredi
au samedi, de préférence au milieu du bruit, dans les bistrots de la place
Clichy 1 », confiera Truffaut. Certains articles sont remis à la rédaction sous
forme manuscrite, d’autres dactylographiés dans son bureau des Cahiers, sur
une imposante Underwood. « Plusieurs fois, nous sommes allés les apporter
tous les deux à l’imprimerie du journal, rue du Croissant (Paris IIe) », se
souvient Madeleine Morgenstern, qui fut son épouse2. Pris en charge par des
ouvriers typographes, ils sont alors directement composés au plomb sur des
machines Linotype.
La fatigue aidant, il n’est pas rare que, dans un article, Truffaut affuble un
comédien d’un autre prénom (Suzy Desmarets au lieu de Sophie) ou qu’il
inverse les prénoms de deux réalisateurs (Delbert Mann au lieu de Daniel
Mann). En avril 1956, il ajoute à sa critique de Voici le temps des assassins ce
post-scriptum : « Je dois m’excuser auprès des lecteurs pour les innombrables
erreurs de prénoms qui, à la faveur d’un travail nocturne et tout à la fois
intensif, s’insinuent dans mes articles avec une obstination qui deviendrait
vite irritante 3. »
De menus indices permettent de mesurer l’accroissement progressif de la
notoriété de Truffaut au sein de la rédaction d’Arts. Ses premiers textes – tous
anonymes – sont de brèves critiques de productions modestes, manquant
pour la plupart de visibilité médiatique. Même son premier article d’opinion4,
publié au moment du Festival de Cannes 1954, paraît sans signature. Il faudra
attendre « Premier bilan du Cinémascope5 », en juillet 1954, pour qu’appa-
raisse enfin le nom de François Truffaut au bas du texte. Le mois suivant, le
critique prend le contrôle de la rubrique « Le secret professionnel », créée
à l’origine par Pierre Marcabru et Jean-Pierre Vivet, et destinée à donner
un éclairage un peu décalé, moins frontal sur l’actualité cinématographique.
Une nouvelle marche de son ascension au sein de la rédaction est gravie en
février 1955 lorsqu’il accède à la rubrique « Le film de la semaine » – la plus
valorisée dans la page cinéma – avec sa critique du Crime était presque parfait
1. Marcel Mithois, entretien avec François Truffaut, 1964, tapuscrit, collection La Cinémathèque
française/Fonds François Truffaut, TRUFFAUT300-B171.
2. Entretien téléphonique avec l’auteur, 7 juillet 2017.
3. Arts no 564, 18‑24 avril 1956.
4. « Où en est le cinéma français ? Bilans et perspectives à l’occasion du Festival de Cannes », Arts
no 455, 17‑23 mars 1954.
5. Arts no 474, 28 juillet-3 août 1954.
L a critique selon Truffaut 15
des scènes à Ève de Mankiewicz et Grand’ Rue aurait « une douzaine de plans
calqués sur une scène fameuse des Vitelloni et d’Il Bidone 1 » de Fellini.
Quelques années plus tard, Truffaut reviendra sur ces pratiques afin de
s’amender : « Je crois que le ton de mes critiques contre Bardem était exces-
sif, comme mes critiques contre De Sica, René Clément ou John Huston, à
proportion de mes éloges, eux aussi excessifs. Je regrette sincèrement l’accu-
sation de plagiat […]. Le travail d’un critique ne consiste pas à dire : “C’est
copié sur tel film”, mais à expliquer intelligemment pourquoi c’est moins
bien que le modèle2. »
Une affaire de ce type lui attirera les foudres de sa rédaction. Dans un
article particulièrement virulent consacré aux Aristocrates de Denys de La
Patellière, Truffaut soutient que « la musique de René Cloërec plagie (je
dis bien plagie) celle que Grunenwald écrivit pour les films de Robert Bres-
son3 ». André Parinaud, ulcéré par cette affirmation susceptible de tomber
sous le coup de la loi, lui adresse aussitôt une lettre destinée à recadrer son
collaborateur : « Si Cloërec avait déposé une plainte, nous étions passibles,
devant n’importe quel tribunal, de quelques millions en dommages-intérêts.
Je t’interdis désormais d’employer dans tes articles publiés dans Arts le mot
“plagié”. Cela fait partie de l’abc du métier 4. »
Deux semaines plus tard, sous le titre « Dont acte », c’est un Truffaut
contrit qui publiera la lettre du musicien récusant fermement toute tentative
de plagiat en la faisant suivre de ce mea culpa : « Comme la lettre de M. René
Cloërec le prouve, il ne s’agit de toute évidence que d’une rencontre entre
deux excellents compositeurs au lieu d’un “plagiat” comme j’ai commis l’er-
reur de l’écrire. Que M. Cloërec – dont j’ai toujours présentes à la mémoire
les belles partitions qu’il écrivit pour Douce et Le Diable au corps et d’autres
grands films – veuille bien accepter mes excuses les plus sincères 5. »
1. François Truffaut, « Venise, festival courageux, donne un exemple d’austérité », Arts no 584,
12‑18 septembre 1956.
2. Jose Sagre, « Replica de Truffaut a Bardem », El Mundo Deportivo, 10 mai 1963. Citation tirée de
la retranscription en français de cet entretien, collection La Cinémathèque française/Fonds François
Truffaut, TRUFFAUT300-B171.
3. « Les Aristocrates », Arts no 539, 26 octobre-1er novembre 1955.
4. Lettre d’André Parinaud à François Truffaut, 2 novembre 1955, collection La Cinémathèque
française/Fonds François Truffaut, TRUFFAUT627-B352.
5. Arts no 541, 9‑15 novembre 1955.
L a critique selon Truffaut 17
1. Ibid.
2. « Il est trop tôt pour secouer le cocotier. Les dix plus grands cinéastes du monde ont plus de
50 ans », Arts no 653, 15‑21 janvier 1958.
3. Ibid.
4. « Comme il y a vingt ans, La Grande Illusion de Jean Renoir est d’une brûlante actualité », Arts
no 691, 8‑14 octobre 1958.
20 Chroniques d’Arts-Spectacles
1. « Angine, orage et polémique au festival de Venise », Arts no 533, 14‑20 septembre 1955.
2. « Chiens perdus sans collier de Jean Delannoy », Arts no 541, 9‑15 novembre 1955.
3. « Courrier des lecteurs à propos de Chiens perdus sans collier », Arts no 543, 23‑29 novembre 1955.
24 Chroniques d’Arts-Spectacles
1. « Le Rose et le Gris », Arts no 488, 3‑9 novembre 1954. « Le Rouge et le Noir (suite) », Arts no 489,
10‑16 novembre 1954.
2. « Marguerite de la nuit », Arts no 552, 25‑31 janvier 1956.
3. « Venise, festival courageux, donne un exemple d’austérité », Arts no 584, 12‑18 septembre 1956.
L a critique selon Truffaut 25
Autant-Lara par les oreilles, n’hésita pas à financer lui-même son premier
film, À propos de Nice, et lorsqu’il tourna Zéro de conduite, il ne se demanda
pas si la censure l’interdirait ou non – à vrai dire le film fut interdit pendant
douze ans ! –, mais il le tourna de toute façon car l’essentiel est bien que le
film existe1. »
Sans doute intimement blessé par le terme de « jeune voyou » dont il a
été affublé par son aîné, Truffaut renoue avec le ton virulent de ses débuts ; il
passe au crible la carrière passée, présente et future du cinéaste à la lumière de
la censure afin de prouver qu’Autant-Lara n’a jamais fait que s’abriter derrière
elle pour masquer son manque d’audace. Le Diable au corps ? C’est Autant-
Lara lui-même qui a censuré l’œuvre de Radiguet en « supprimant purement
et simplement toutes les audaces du livre ». La Traversée de Paris ? Le film
a effectué une habile translation temporelle qui évite ainsi au cinéaste de se
confronter à l’époque présente. Tu ne tueras point (projet sur un objecteur
de conscience) ? Au lieu de prétendre chercher vainement un producteur,
Autant-Lara pourrait utiliser ses confortables cachets pour s’autoproduire.
Et de conclure ironiquement : « La censure existe puisqu’elle “arrange” tel-
lement Claude Autant-Lara2 ! »
La réponse ne se fait pas attendre. Le 25 juin, le cinéaste adresse au direc-
teur d’Arts une lettre indignée qui le « met en demeure de publier [sa]
réplique ». Sa stratégie ? Prouver par l’exemple que « les opinions de ce
monsieur [Truffaut] sur les films sont aussi fluctuantes que les jugements
qu’il porte sur les réalisateurs 3 ». Autant-Lara fournit deux textes pour étayer
sa démonstration : une lettre de Truffaut datée du 24 septembre 1956 disant
« avoir vu – et admiré – La Traversée de Paris à Venise », un article du même,
daté du 19 juin 1957, affirmant qu’« avec beaucoup de justesse, Rivette exé-
cute La Traversée de Paris ».
Dans le même numéro, un nouvel article de Truffaut, « Autant pour
Lara 4 », retrace l’historique de la querelle qui oppose les deux hommes en
portant à la connaissance des lecteurs d’Arts un échange épistolier demeuré
jusqu’ici privé : en septembre 1956, Truffaut avait adressé au cinéaste un
article de presse évoquant un fait divers – après qu’elle eut perdu la foi, un
homme avait fait interner son épouse dans un hôpital psychiatrique – en
lui suggérant d’en faire un film. Perfidement, Autant-Lara analyse cet envoi
comme une « offre de service » et explique le revirement critique de Truffaut
par son refus d’y donner suite.
Après cet ultime combat, les deux hommes enterrent la hache de guerre.
1. François Truffaut, « Claude Autant-Lara, faux martyr, n’est qu’un cinéaste bourgeois », Arts no 624,
19‑25 juin 1957.
2. Ibid.
3. « La lettre perdue », Arts no 626, 3‑9 juillet 1957.
4. Arts no 626, 3‑9 juillet 1957.
L a critique selon Truffaut 27
1. « Louis Malle a filmé la première nuit d’amour au cinéma », Arts no 687, 10‑16 septembre 1958.
28 Chroniques d’Arts-Spectacles
1. « Vous êtes tous témoins dans ce procès : le cinéma français crève sous les fausses légendes »,
op. cit.
2. « Et Dieu… créa la femme », Arts no 596, 5‑11 décembre 1956.
3. « Les critiques de cinéma sont des misogynes. B. B. est victime d’une cabale », Arts no 597,
12‑18 décembre 1956.
30 Chroniques d’Arts-Spectacles
tournage, bien que séduit par la radicalité de Bresson, Truffaut avait ferme-
ment écarté toute possibilité pour l’industrie cinématographique de dupliquer
ce « prototype » afin de donner naissance à une « école Bresson » : « Les
théories de Bresson ne laissent pas d’être passionnantes, mais elles sont si
personnelles qu’elles ne conviennent qu’à lui seul […]. Une conception à
ce point théorique, mathématique, musicale et surtout ascétique du cinéma
ne saurait engendrer une “tendance” 1. »
Quelques mois plus tard, le visionnage d’Un condamné à mort s’est échappé
ébranle ses certitudes et l’oblige à infléchir sa position. S’il est toujours aussi
sceptique sur la reproductibilité du « modèle Bresson », il constate que le
cinéaste remet en cause non seulement la « tradition de la qualité », mais plus
largement la pratique du spectacle cinématographique dans son ensemble :
« Une influence de Bresson sur les cinéastes français – ou étrangers – actuels
me paraît inconcevable et, cependant, à la faveur d’un film comme celui-ci,
on perçoit plus nettement les limites de l’autre cinéma. Un condamné à mort
s’est échappé risque de nous rendre trop exigeants et même sévères pour la
gentillesse de Jacques Becker, la cruauté d’Henri-Georges Clouzot, l’esprit
de René Clair, le soin de René Clément 2. »
Varda, Vadim, Bresson : le temps a donné raison à Truffaut et accordé à
ces cinéastes un rôle – d’importance certes différente – dans la mutation du
cinéma français des années 1950. Mais, dans sa quête inlassable de nouveauté
cinématographique, le critique a bien sûr commis quelques inévitables fautes
de goût et autres erreurs de jugement. À la sortie de Toute la ville accuse (1956),
Truffaut conclut sa critique par un optimisme de mauvais aloi : « Nous atten-
drons impatiemment les autres films de Claude Boissol, le cinéaste qui a su,
dès son premier travail, conquérir et mériter sa liberté 3. » Il déchantera dès
la sortie de son film suivant, La Peau de l’ours. Que lui dire quand il affirme,
de façon péremptoire, qu’il y a, dans Courte Tête de Norbert Carbonnaux,
« dix fois plus d’invention, de fantaisie et de nouveauté que dans Les Belles
de nuit ou Les Grandes Manœuvres 4 » ? Sans doute qu’un peu plus de mesure
aurait été grandement souhaitable. Dans le même registre, Truffaut voue
une tendresse particulière à Alex Joffé, tendresse qui frise l’aveuglement :
« Les Hussards […] nous confirment qu’il faut voir en Alex Joffé le seul bon
réalisateur de comédies avec, bien sûr, Jacques Becker 5. » On imagine que
l’auteur de Casque d’or a dû particulièrement goûter ce rapprochement aussi
inattendu qu’incongru…
1. « Bresson tourne Un condamné à mort s’est échappé », Arts no 574, 27 juin-3 juillet 1956.
2. « Depuis Bresson, nous savons qu’il y a quelque chose de nouveau dans l’art du film », Arts
no 596, 5‑11 décembre 1956.
3. « Toute la ville accuse », Arts no 570, 30 mai-5 juin 1956.
4. « Courte Tête », Arts no 609, 6‑12 mars 1957.
5. « Les Hussards », Arts no 547, 21‑27 décembre 1955.
L a critique selon Truffaut 31
pas “pénible” de rester au sein de l’Association, dont le but, à mes yeux, n’est
pas plus de “développer l’estime réciproque” que le “mépris systématique”,
mais bien plutôt de protéger l’exercice de la critique contre les éventuelles
(ou permanentes) pressions politiques, policières, de censure ou de publicité.
L’ACCTV [sic], si je ne m’abuse, ressortit [sic] du syndicat plutôt que de
l’amicale et je n’en partirai qu’exclu par “l’unanimité du conseil” 1. En toute
franchise, je me considère comme un excellent – quoique provisoire – cri-
tique, un de ceux qui justifient et honorent l’ACCTV [sic], mais comme il ne
m’appartient pas d’en juger, j’ai cru bon [de] joindre à la présente quelques
témoignages de lecteurs, d’amis et de confrères 2. » Fin stratège, Truffaut a
pris soin d’étoffer son envoi en joignant quelques copies de lettres – signées
Henri Agel, Claude Mauriac, Max Ophuls, Maurice Bessy, Fritz Lang, Nicho-
las Ray ou encore Roger Leenhardt –, vantant avec une belle unanimité les
mérites de son travail critique.
Dans sa lutte contre une corporation tout entière, Truffaut bénéficie aussi
de quelques soutiens de poids, à l’intérieur comme à l’extérieur de sa rédac-
tion. Son principal défenseur est Jacques Laurent, le directeur de l’hebdo-
madaire qui, en 1956, décrit la « nouvelle critique » comme une nouvelle
religion dont l’éthique et l’esthétique ont pris corps dans les catacombes de
la Cinémathèque française ; Truffaut y est adoubé et décrit comme « un
vaillant et clairvoyant hussard », voire un frère d’armes, dans le domaine
cinématographique, du critique littéraire Roger Nimier. « Il y a deux sortes
de critique de cinéma. D’abord une critique dont l’enseigne pourrait être
“cuisine bourgeoise”. Elle est brave fille, désireuse de s’accorder avec les
goûts du gros public et pratiquée par des gens pour qui le cinéma n’est pas
une religion, mais un passe-temps agréable. Et puis il y a une intelligentsia
qui pratique la critique à l’état furieux. Truffaut est un des représentants les
plus doués de cette dernière sorte de critique, phénomène récent qu’on n’a
guère eu l’occasion d’examiner […]. L’intelligentsia dont je parle se croit,
ou se veut en état de belligérance. Tous les assauts lui sont bons puisque le
dieu du cinéma reconnaîtra les siens. Qu’elle approuve ou qu’elle condamne,
cette critique est furieuse parce que, jugeant les films à travers une éthique et
une esthétique qu’elle s’est formées à la cinémathèque, elle est en général en
désaccord avec les recettes cinématographiques, c’est-à-dire avec le public3. »
Un autre soutien, plus inattendu, se manifeste en novembre 1955, alors que
Truffaut vient de publier son pamphlet sur Chiens perdus sans collier de Jean
1. En post-scriptum, Truffaut rappelle l’article V des statuts de l’association précisant que « la radia‑
tion ne peut être prononcée […] qu’à l’unanimité du conseil d’administration pour les membres
actifs ».
2. Lettre à Jean Néry, 17 novembre 1955, collection La Cinémathèque française/Fonds François
Truffaut, TRUFFAUT627B352.
3. « La critique des catacombes », Arts no 552, 25‑31 janvier 1956.
L a critique selon Truffaut 33
Le cinéma européen
Le cinéma européen dans son ensemble ne jouit pas d’une grande visibilité
sur les écrans français de l’après-guerre. C’est donc autant dans les festivals
internationaux (Cannes, Venise, Berlin) que dans les salles commerciales que
Truffaut découvre quelques rares films italiens, anglais ou espagnols.
« Il y a d’un côté Rossellini, de l’autre le cinéma italien6 », a rapporté un
jour un critique transalpin. C’est aussi le sentiment que l’on ressent en lisant
les articles que Truffaut consacre à cette cinématographie dans les pages
d’Arts. « Mon père italien » était le vocable sous lequel il aimait désigner
ce cinéaste qu’il admire depuis sa découverte d’Allemagne année zéro, à dix-
sept ans. « Les films de Rossellini ne racontent pas des histoires en images,
mais peignent des caractères qui se modifient au contact de certaines réalités
géographiques, sociales, spirituelles ou politiques1 », écrit-il. En mars 1954, la
sortie parisienne du film collectif Nous les femmes donne au critique l’occa-
sion de faire la connaissance du cinéaste. Ému par sa fragilité et son désarroi,
Truffaut va, au cours des années suivantes, multiplier les entretiens, essais et
critiques pour défendre son œuvre.
En juin 1954, il suit les préparatifs de la mise en scène de l’opéra Jeanne
au bûcher et interviewe Rossellini pour Arts. Contre toute attente, celui-ci
s’y refuse à endosser la paternité du mouvement néoréaliste et se désolida-
rise des autres cinéastes italiens de sa génération. « Mon néoréalisme n’est
pas autre chose qu’une position morale qui tient en trois mots : l’amour du
prochain2. »
Quelques mois plus tard, en annonçant les grands films de l’année 1955, le
critique claironne avec enthousiasme qu’« on pourra voir cette année cinq
films de Rossellini 3 » : Amore, Où est la liberté ?, Jeanne au bûcher, La Peur et
Voyage en Italie. Truffaut interviewe à nouveau le cinéaste en janvier 1955, alors
qu’il envisage de tourner « une Carmen absolument fidèle à Mérimée 4 ».
C’est à cette époque que le critique devient – en parallèle à son métier de
journaliste – l’assistant de Rossellini pendant près de deux ans et pour une
dizaine de projets qui resteront lettre morte. « J’ai énormément appris avec
lui, dira-t‑il. Il m’a beaucoup refroidi sur le cinéma américain qu’il haïssait, et
m’a donné le goût de la simplicité, de la clarté et de la logique5. »
Au printemps 1955, Truffaut est frappé par la modernité du Voyage en Italie
et comprend tout de suite qu’il inaugure une nouvelle ère cinématographique.
« Ce film ressemble à ceux que l’on tournera dans dix ans, écrit-il. Quand
les metteurs en scène du monde entier renonceront à imiter la forme roma-
nesque au profit de la confession filmée et de l’essai 6. » L’admiration de
Truffaut ne faiblit pas quand L’Amore, qui réunit deux segments interprétés
par Anna Magnani, sort enfin sur les écrans français en avril 1956, après sept
ans de purgatoire ; pour lui, le film « est un chef-d’œuvre en même temps
qu’une tentative exceptionnelle dans l’histoire du cinéma7 ». Trois mois plus
tard, il se félicite de l’apparition sur les écrans de La Peur, adapté d’une nou-
velle de Stefan Zweig. Rossellini a su rester fidèle à ses thèmes (les couples
Robinson peu à peu gangrené par la crainte et la terreur. Au final, « il serait
faux de voir dans ce film une œuvre importante de Buñuel ; dans son genre,
elle sera probablement sans suite1 ». L’année suivante, alors que le cinéaste
vient de présenter en séance privée La Vie criminelle d’Archibald de la Cruz
et s’apprête à commencer le tournage de Cela s’appelle l’aurore, Truffaut le
rencontre à Paris. Il évoque avec lui sa carrière mexicaine : des films destinés
à un marché intérieur et tournés avec peu de moyens, en seulement cinq
semaines. Buñuel y brosse aussi à grands traits son esthétique : il déteste « les
films de cadrage », leur préférant les « plans longs, les prises de vues en conti-
nuité » ; et il exècre la musique purement utilitaire, destinée à accompagner
une cavalcade ou une étreinte2.
Le cinéma américain
Après le cinéma français, c’est bien sûr le cinéma américain dont « la
presse spécialisée annonce assez régulièrement la mort 3 » qui se taille la part
du lion dans les chroniques d’Arts signées Truffaut. Il y a deux raisons princi-
pales à cela : l’une affective, l’autre conjoncturelle. La génération de Truffaut
a nourri sa cinéphilie d’une consommation importante de films américains,
attisée par l’effet de manque, conséquence directe de leur absence pendant la
guerre. À la Libération, le cinéma américain va littéralement déferler sur les
écrans français, aussi bien dans les salles commerciales, les cinémas d’essai, les
ciné-clubs qu’à la Cinémathèque française. À la production contemporaine,
déjà très conséquente, va s’ajouter toute la production des années de guerre,
les films de Welles, Huston, Wyler, Cukor, etc., restés jusqu’ici inédits en
France.
Dans les pages d’Arts, Truffaut va se lancer dans un historique des princi-
paux genres cinématographiques américains (comédie américaine4, western
et comédie5), dresser un portrait de ses principales icônes (Marilyn Mon-
roe6, James Dean7, Humphrey Bogart 8), chanter les louanges de ses cinéastes
préférés – Alfred Hitchcock, Fritz Lang, Howard Hawks, Otto Preminger,
Raoul Walsh, Anthony Mann –, mais aussi accompagner la découverte de
jeunes talents comme Robert Aldrich, Nicholas Ray, Joshua Logan ou Samuel
1. J. A. [Jean Aurel] et F. T. [François Truffaut], « Robinson Crusoé », Arts no 479, 1er-7 septembre
1954.
2. « Rencontre avec Luis Buñuel », Arts no 526, 27 juillet-2 août 1955.
3. « La comédie américaine », Arts no 480, 8‑14 septembre 1954.
4. Ibid.
5. « Western et comédie », Arts no 481, 15‑21 septembre 1954.
6. Robert Lachenay [François Truffaut], « Présence de Marilyn Monroe », Arts no 582, 29 août-4 sep‑
tembre 1956.
7. « James Dean est mort », Arts no 563, 11‑17 avril 1956.
8. Robert Lachenay [François Truffaut], « Mauvais élève, mauvais marin, mauvais mari. L’écran fit de
Bogart le meilleur en tout », Arts no 603, 23‑29 janvier 1957.
38 Chroniques d’Arts-Spectacles
1. Robert Benayoun, « Un peu d’ethnologie ou l’art d’être grand-père », L’Écran no 2, février-
mars 1958.
2. Hitchcock-Truffaut : édition définitive, Gallimard, Paris, 2000 (1re édition : Robert Laffont, 1966).
3. « La Main au collet », Arts no 548, 28 décembre 1955‑3 janvier 1956.
4. « Réalisateur de 45 films en 34 ans, Hitchcock est le plus grand “inventeur de formes” de
l’époque », Arts no 647, 4‑10 décembre 1957.
5. « La Main au collet », op. cit.
6. « Festival Hitchcock à la Cinémathèque », Arts no 571, 6‑12 juin 1956.
7. « Vingt ans après sa sortie : J’ai le droit de vivre reste un film jeune », Arts no 657, 12‑18
février 1958.
8. « La Cinquième Victime », Arts no 581, 22‑28 août 1956.
9. « Vingt ans après sa sortie : J’ai le droit de vivre reste un film jeune », op. cit.
L a critique selon Truffaut 39
Truffaut continue à diriger à distance la page cinéma d’Arts et charge ses cama-
rades des Cahiers – Éric Rohmer, Jacques Rivette, Charles Bitsch – de perpé-
tuer sa ligne éditoriale. Son expérience de l’écriture journalistique conjuguée
à sa première expérience de réalisation vont avoir une incidence indéniable
sur sa façon d’écrire : « J’en suis venu à disséquer les films à ce point que, lors
de ma dernière année à Arts, ce n’était plus de la critique à proprement parler,
mais déjà de la critique de metteur en scène que je faisais1. »
À relire cette « cuvée 1958 », on constate en effet que ses articles évoquent
moins le regard d’un critique sur le cinéma contemporain que celui d’un
metteur en scène qui, analysant chaque film, s’interroge, de l’intérieur, sur le
bien-fondé des choix de production, de mise en scène et de direction d’ac-
teurs – tout en jetant ainsi, en filigrane, les bases des grands principes esthé-
tiques de la Nouvelle Vague en train d’éclore.
La critique de La Marque de Val Guest2, film de science-fiction britannique,
permet d’abord à Truffaut de baliser à grandes enjambées le territoire dans
lequel il a désormais envie de se projeter : un cinéma de fiction d’essence
réaliste qui exclut d’entrée la science-fiction, jugée trop « fantaisiste », le
cinéma documentaire et les films d’amateur. À l’intérieur d’un périmètre ainsi
délimité, la sélection du sujet est considérée comme cruciale et non dénuée
d’ambitions. Pas question de singer ses aînés en tournant, par exemple, des
films de série noire fauchés. « Il faut filmer des idées qui deviendront des
images et non filmer des images qui seront trahies par d’autres images3. » Au
producteur Raoul Lévy qui affirme que faire un film, c’est « réunir des gens
qui n’ont aucune envie de travailler ensemble », Truffaut oppose un contre-
exemple, celui de Jacques Tati qui, pour Mon oncle, « a préparé pendant
trois ans, tourné pendant plusieurs mois, monté pendant un an et demi 4 ».
Il défend ainsi l’image d’un réalisateur auteur complet de son œuvre : de
l’écriture au montage, en passant par la réalisation. Ses goûts en matière de
mise en scène proprement dite éclatent quand il fait l’éloge de Prisonnier de
la peur de Robert Mulligan en soulignant le caractère réaliste de l’œuvre, la
justesse de son cadre et la stylisation du jeu de ses acteurs5.
L’échec esthétique de Tamango de John Berry lui fait amèrement regret-
ter que le film ait été tourné en studio en France – avec « trois planches
clouées » en guise de bateau et du papier bleu en guise de ciel – et non pas
en décors naturels en Afrique noire où le projet aurait pu déployer une plus
grande sincérité 6.
1. « Bonjour tristesse est un poème d’amour de Preminger à Jean Seberg », Arts no 661, 12‑18
mars 1958.
2. Michel Aubriant, « Ce que je n’ai pas osé dire à François Truffaut », s. t., avril 1967, collection La
Cinémathèque française/Fonds François Truffaut, TRUFFAUT292-B165.
note sur l ’ édition
Entre février 1954 et décembre 1958, François Truffaut a publié dans les
pages d’Arts-Spectacles environ quatre cent soixante articles, d’une longueur
très variable. Nous avons choisi de ne pas prendre en compte ici les reportages
sur un tournage, notices bio-filmographiques, notes de lecture ni tous les
entretiens. Nous avons conservé tous ses pamphlets et une très grande partie
de ses critiques, éliminant principalement celles consacrées à des films jugés
mineurs ou dépourvus de visibilité aujourd’hui (absence d’édition vidéogra-
phique, entre autres).
« Premier bilan du CinémaScope » (Arts no 474, 28 juillet 1954) est le
premier article portant la signature de François Truffaut. Pour identifier
les articles anonymes qu’il a écrits et publiés précédemment, entre février
et juillet 1954, nous avons pris comme référence ses bordereaux de piges
déposés dans le fonds François Truffaut de la Cinémathèque française. En
plus de ces articles anonymes et de ceux signés « François Truffaut » ou
« F. T. », nous avons choisi d’intégrer ici les articles signés de deux de ses
pseudonymes : principalement Robert Lachenay (R. L.) et plus rarement
Louis Chabert.
Les manuscrits originaux n’ayant pas été conservés, il nous a été difficile
de déterminer si c’est Truffaut lui-même ou bien un secrétaire de rédaction
qui forgeait les titres. Pour les articles thématiques, nous avons donc choisi
de reproduire à l’identique le titre paru dans le périodique. Pour les articles
consacrés à un film, plusieurs formes ayant été successivement retenues par
la rédaction de l’hebdomadaire, nous avons conservé, par souci d’uniformi-
sation, le plus couramment utilisé – dans la majeure partie des cas le titre
français – et, le cas échéant, précisé en note le titre original (quand il ne
s’agissait pas d’une traduction littérale), ainsi que les sous-titres et phrases
d’accroche tels que parus dans la revue.
Dans un souci d’allègement, nous avons choisi de resserrer à la seule men-
tion Arts le titre de la revue Arts-Spectacles dans toutes les références biblio-
graphiques s’y référant.
Du point de vue de la forme, des corrections silencieuses ont été apportées
46 Chroniques d’Arts-Spectacles
1. Exploité aussi en France sous le titre : Hommes en détresse, La Guerra de Dios a reçu la Coquille
d’or au Festival de Saint-Sébastien 1953 et le Lion de bronze à la Mostra de Venise 1953.
2. Bienvenido Mister Marshall ! de Luis Garcia Berlanga, sorti en France le 17 juillet 1953.
48 Chroniques d’Arts-Spectacles
anonyme
1. Touchez pas au grisbi, Gallimard, « Série Noire » no 148, Paris, 1953.
Le Manteau d’Alberto Lattuada 49
son ami Riton ont donné ce film étonnant « sur » le vieillissement et l’amitié.
Jacques Becker déclarait récemment : « Ce qui m’intéresse, ce sont d’abord
les personnages. »
Les sentiments prennent le pas continuellement sur les péripéties d’une
intrigue volontairement linéaire. Paradoxalement, Touchez pas au grisbi, que
la publicité présente comme le film de gangsters type, est en réalité le film
français le plus « intérieur » de l’année ; Max le menteur se comporte non
pas en truand mais en homme approchant de la cinquantaine, soucieux de se
retirer, chaussant des lunettes « pour lire », aimant les disques et les voitures.
Les producteurs du Grisbi ne l’ont pas présenté pour le Festival de Cannes,
redoutant qu’un film sur le « milieu » représente maladroitement la France ;
on peut faire des réserves sur ce point, en effet ; Jean Wiener, qui a écrit pour
ce film une excellente musique où le piano scande la démarche lasse d’un
Gabin, résume ainsi le Grisbi : « C’est la majesté dans la crapulerie. »
anonyme
1. Au début des années 1950, la collaboration entre des critiques de cinéma et des exploitants
parisiens permit la programmation, dans quelques salles (Les Ursulines, Studio de l’Étoile, Studio
Parnasse, etc.), d’un « Cinéma d’essai » : films inédits ou de répertoire jusqu’alors invisibles. Cela
conduisit à la création, en 1955, de l’Association française des cinémas d’essai (AFCAE).
50 Chroniques d’Arts-Spectacles
anonyme
Chaque année, une centaine de films français voient le jour, mais tout le
monde s’accorde pour considérer qu’une dizaine seulement d’entre eux sont
conçus avec des « intentions artistiques » et donnent le ton à l’ensemble.
Depuis 1944, le public s’est habitué à retrouver en tête du peloton des met-
teurs en scène de premier plan une quinzaine de noms qui composent pour
lui le palmarès des meilleurs artistes du cinéma français. Pourquoi aucun de
ces « grands » n’est-il à Cannes ?
On s’imagine qu’un festival de cinéma devrait être à la fois une sorte de
baromètre économique de la profession en même temps qu’une sélection
1. L’article est paru sous ce titre complet : « Où en est le cinéma français ? Bilan et perspectives à
l’occasion du Festival de Cannes ».
Où en est le cinéma français ? 51
des meilleurs films. En fait, cet idéal n’a jamais été approché et cette année,
au moment où s’est établie la sélection pour le festival, le jury s’est prononcé
en choisissant uniquement parmi les dernières productions. Il faut donc se
garder de conclure de ce simple incident que le cinéma français manque de
ressources.
Il est intéressant de constater que les trois metteurs en scène qui, il y a dix
ans, dominaient leur profession, s’étant révélés durant l’Occupation par l’ori-
ginalité de leurs productions, ont tenu les promesses que leur talent laissait
espérer. À cette époque, Henri-Georges Clouzot avait réalisé L’assassin habite
au 21 (1941) et surtout Le Corbeau (1943), premier film français dit de réalisme
psychologique, genre qui devait par la suite éclipser la tendance du réalisme
poétique illustré par le couple Carné-Prévert et dont Le Quai des brumes
(1938) avait été l’exemple le plus typique. Pour Clouzot, la poésie d’un décor
ou d’une situation avait moins d’intérêt que l’évolution des personnages, et
c’est à travers la réalité de leur psychologie, exprimée en images, qu’il voulait
raconter une histoire. Il considérait ses films comme de petits romans.
Le nom de Robert Bresson s’est fait connaître par le succès des Anges du
péché (1943), premier film français traitant des problèmes de la foi avec une
authenticité accessible au grand public. Jacques Becker, lui, avait été le met-
teur en scène de Dernier Atout (1942), tentative réussie de production « à
l’américaine » au moment où le public français était privé de réalisations de
ce genre.
L’après-guerre fut également marquée par la révélation de trois nouveaux
talents : celui de René Clément, consacré par La Bataille du rail (1945), film
néoréaliste, c’est-à-dire tourné sur le vif et sans acteur ; cependant que Marcel
Pagliero1, dès sa première production, La nuit porte conseil (1947), affirmait
ses conceptions sartriennes du cinéma. Dans un genre voisin, Yves Allégret,
metteur en scène de Dédée d’Anvers (1948), se caractérisait par une tendance
pessimiste et même « noire ». Mais ces espoirs étaient encore frêles et il
était difficile alors de dégager des lignes de force dans la production ciné-
matographique française qui, par ailleurs, révélait une situation économique
délicate, ses prix de revient, son organisation et ses principes de productivité
constituant de graves handicaps.
Les critiques et le public attendaient pour se faire une opinion le retour
« des grands » qui avaient émigré aux États-Unis pendant l’Occupation. Il
faut se souvenir avec quelle ferveur étaient alors accueillis les films tournés
1. Réalisateur, scénariste et acteur français d’origine italienne (1907‑1980). Sa première réalisation,
La nuit porte conseil (Roma citta libera, 1947), est une comédie spirituelle, influencée par l’exis‑
tentialisme sartrien. En 1945, Rossellini lui confie le rôle principal de Rome, ville ouverte, celui de
l’ingénieur communiste Manfredi, chef de la Résistance. Puis, en France, Pagliero joue dans Les
jeux sont faits de Jean Delannoy (1947), sur un scénario coécrit et dialogué par Jean-Paul Sartre,
qui, en signe d’amitié, lui confiera la coréalisation, avec Charles Brabant, de sa pièce, La P…
respectueuse (1952).
52 Chroniques d’Arts-Spectacles
qui avait déjà tourné avant guerre Prison sans barreaux (1938), à se consacrer à la
formule avec Demain il sera trop tard (1950) et Demain est un autre jour (1951),
où il traite de l’éducation maternelle. Yves Ciampi, venu lui de la médecine,
tourne en 1951 Un grand patron, en 1952 L’Esclave, où sont abordés les problèmes
de la drogue, et en 1953 Le Guérisseur. Ralph Habib expose les problèmes de la
prostitution clandestine avec Les Compagnes de la nuit, en 1953. Il y a un mois,
on a vu de lui La Rage au corps, qui traite de la nymphomanie.
On peut également rattacher à cette catégorie les films sociaux de Louis
Daquin avec Le Point du jour (1949), qui présente une étude du milieu des
mineurs ; de Marcel Pagliero avec Un homme marche dans la ville (1949), Les
Amants de bras-mort (1951) et La P… respectueuse (1952).
Dans toutes ces réalisations, la volonté de témoignage est évidente, comme
le sont également les idées politiques et sociales de Marcel Carné dans Les
Enfants du paradis (1945) et Thérèse Raquin (1953). On peut considérer par
ailleurs que Juliette ou la Clef des songes (1950) est une tentative de Carné pour
remettre à la mode sa formule de réalisme poétique qu’il avait réussie avant
guerre. Le public ne répondit pas à son attente.
De 1944 à 1952, le cinéma d’équipe et sa formule de réalisme psychologique
obtint un succès croissant. Lorsque Jean Delannoy tourna La Symphonie pas-
torale et Claude Autant-Lara Le Diable au corps, on crut assister à une longue
série de chefs-d’œuvre, mais il apparut peu à peu que ce genre ne se renouve-
lait pas. Ces deux metteurs en scène ont surtout exploité une formule. Dieu a
besoin des hommes répète la technique de La Symphonie pastorale, comme Le
Blé en herbe celle du Diable au corps. On pourrait multiplier les exemples. Par
contre, se sont affirmés durant cette période l’originalité et le succès d’une
autre formule, celle du « cinéma d’auteur ».
De 1930 à 1940, le cinéma français ne comptait que deux auteurs, Jean
Renoir et René Clair. René Clair tient dans notre cinéma, on l’a dit, une
place très particulière. Il a travaillé en marge de toutes les écoles et n’a pas eu
d’émules. Bien que son activité aux États-Unis n’ait pas, comme on pouvait le
supposer, fait évoluer sa technique, chacun de ses films depuis la Libération
– Le silence est d’or, La Beauté du diable, Les Belles de nuit – a connu un grand
succès. Jean Renoir n’écrivit pas lui-même ses scénarios jusqu’à La Règle du
jeu (1939), mais sa technique toute d’improvisation lui permettait d’imposer
sa marque personnelle à toutes ses productions : Les Bas-Fonds (1936) et La
Grande Illusion (1937), dont Charles Spaak avait écrit les scénarios, furent ainsi
entièrement transformés durant le tournage. Dans Le Carrosse d’or (1953),
son premier film tourné dans les studios européens depuis 1939, il apparaît
comme un artiste de premier plan, capable de faire évoluer à la fois les for-
mules techniques et esthétiques.
Où en est le cinéma français ? 55
Désaffection du public
Le succès et l’originalité du cinéma d’auteur n’ont cessé de s’affirmer
alors même que sur le plan commercial et esthétique le cinéma d’équipe et
ses formules semblaient passés de mode. En effet, Renoir, Bresson, Becker,
1. Acteur, réalisateur et producteur américain de films burlesques (1880‑1960). Baptisé « le roi de
la comédie », il forgea un comique enraciné dans la vie quotidienne, mais fondé sur l’absurde, l’in‑
vraisemblable et la destruction. On lui doit la formation de nombreux comiques (Mabel Normand,
Fatty Arbuckle, etc.) et la découverte de Charlie Chaplin.
56 Chroniques d’Arts-Spectacles
anonyme
Maggio, un soir qu’il est ivre, se bat contre deux soldats de la police militaire ;
on l’enferme en prison d’où il s’évade et meurt épuisé par les traitements
qu’il a subis.
À ce moment se déclenche l’attaque japonaise sur Pearl Harbour ; Prewitt
– qui a tué le sergent responsable de la mort de son ami – trouvera lui-même
la mort en tentant de rejoindre le front, tandis que Milton Warden fera les
preuves de son héroïsme.
Lorène (une entraîneuse, maîtresse de Prewitt) et Karen (femme du capi-
taine et maîtresse de Warden) se retrouveront sur le bateau qui rapatrie les
civils, ayant l’une comme l’autre perdu l’homme qu’elles aimaient.
On sait que ce film, tiré d’un roman à succès de James Jones, a battu
un peu partout dans le monde les records d’affluence à l’exclusivité (vingt
semaines dans la plus grande salle new-yorkaise), les critiques américains lui
ont décerné trois grands prix et à l’heure qu’il est, huit oscars viennent de lui
être attribués ; par ailleurs, Tant qu’il y aura des hommes 1 part grand favori
pour le Grand Prix de l’actuel Festival de Cannes.
L’œuvre n’est pas assez violente pour mériter l’étiquette de « réquisitoire
impitoyable » contre l’armée US. Tout s’arrête à mi-chemin, que ce soit l’au-
dace, la passion ou l’émotion. La direction d’acteurs, assez molle, ne permet
pas à Deborah Kerr, Donna Reed et Burt Lancaster de donner le meilleur
d’eux-mêmes. En revanche, Montgomery Clift est parfait. La photo n’est pas
très belle, la mise en scène de Zinnemann reste impersonnelle en dépit de
quelques effets plus ou moins heureux. Les scènes de bagarres sont toujours
escamotées, mais la séquence du bombardement par les Japonais de la caserne
s’ouvre par deux ou trois plans admirables de précision et d’intensité.
Le dialogue reste toujours très littéraire, mais cette littérature est celle du
best-seller ; exemple : « On ne ment jamais lorsque l’on dit que l’on est seul. »
L’œuvre n’est pas indifférente et il serait excessif de prétendre que la presse
et le public américains se sont trompés, mais il est bon de rappeler ici que bien
des films nous sont arrivés d’Amérique chargés de prix et qui sont tombés,
sinon dans l’oubli, du moins dans un silence poli (The Lost Weekend – Le
Poison 2 en est l’exemple le plus typique).
Les films peuvent être importants par la place qu’ils occupent dans l’his-
toire du cinéma ou encore par le succès qu’ils rencontrent à leur sortie. Tant
qu’il y aura des hommes est de ceux qui défraient l’actualité. Reste à savoir s’il
résistera à l’épreuve du temps.
anonyme
encore Frank Capra, Preston Sturges, Leo McCarey, George Cukor ; c’est un
film de William Wyler, natif de Mulhouse émigré en Californie, grand maître
du film psychologique, auteur de La Vipère, des Plus Belles Années de notre vie
et de quelques autres bandes moins heureuses.
William Wyler n’a pas un tempérament comique ; il travaille ici sur l’his-
toire d’un nouvelliste1, adaptée par un scénariste chevronné (John Dighton) ;
son talent réside davantage dans sa minutie, sa précision que dans sa verve.
C’est sans doute une des raisons pour lesquelles son film est teinté d’éléments
contradictoires. Si le jeu de Gregory Peck n’atteint pas à la profondeur de
celui de Gary Cooper, Audrey Hepburn en revanche (qui fait acclamer Jean
Giraudoux à Broadway 2) se révèle une comédienne extraordinaire autant
que ravissante. Georges Auric a écrit pour ce film une très belle musique ; la
photo est parfaite, due à Franz Planer et au Français Henri Alekan. Vacances
romaines est un film du genre de ceux qui ne sauraient déplaire à quiconque.
P.-S. Nous apprenons que Vacances romaines est interdit en Angleterre, la
famille royale ayant cru devoir établir une relation entre l’intrigue racontée
dans ce film et l’aventure survenue à la princesse Margaret et au capitaine
Townsend 3.
anonyme
Le palmarès de Cannes
Arts no 459, 14‑20 avril 1954
1. Il s’agit d’un scénario original de Dalton Trumbo (1905‑1976), scénariste et réalisateur améri‑
cain, crédité sous le pseudonyme d’Ian McLellan Hunter (1915‑1991). En 1947, pour avoir refusé
de témoigner devant la Commission des activités anti-américaines, dix professionnels du cinéma,
les Dix d’Hollywood, furent inscrits sur une liste noire et interdits de travail. Cette liste noire sera
abolie en 1954, mais il faudra attendre 1992 pour que le nom de Dalton Trumbo soit rétabli au
générique de Vacances romaines.
2. De février à juin 1954, Audrey Hepburn interprète Ondine de Jean Giraudoux au 46th Street
Theatre, à New York, dans une mise en scène d’Alfred Lunt.
3. Au début des années 1950, l’idylle malheureuse entre l’aviateur Peter Townsend et la princesse
Margaret, sœur cadette de la reine Elizabeth II, alimentait les gazettes.
4. Jigokumon de Teinosuke Kinugasa.
60 Chroniques d’Arts-Spectacles
aucune nation : les prix internationaux vont à l’Autriche pour Le Dernier Pont 1
(avec une mention spéciale pour l’actrice Maria Schell) ; à l’Amérique pour
Le Désert vivant 2 (avec mention pour la photo) ; à l’Inde, pour Deux Hectares
de terre 3 ; à l’Italie pour Le Carrousel fantastique 4 et La Chronique des pauvres
amants 5 ; à la Pologne, pour Les Cinq de la rue Barska 6 ; à la Suède, La Grande
Aventure 7 ; à l’URSS, pour Scanderbeg 8 (avec mention pour Sergueï Youtke-
vitch, le réalisateur) ; à la France, enfin, pour Avant le déluge 9.
Le jury avait volontairement oublié le film anglais de René Clément, Mon-
sieur Ripois, étant admis que le Prix de la critique internationale lui revenait
automatiquement. Hélas, les critiques étrangers, plus royalistes que le roi,
brouillèrent les cartes en attribuant le prix à Avant le déluge (déjà cité au
palmarès). Les jurés durent, en hâte, créer un Prix spécial pour que figure
au palmarès Monsieur Ripois, que beaucoup considèrent comme le seul chef-
d’œuvre de ce VIIe Festival de Cannes.
anonyme
cessent d’estimer, ils cessent d’obéir 1. » Marlon Brando est excellent malgré
que son rôle soit assombri d’une misogynie excessive. Mary Murphy n’est
pas seulement ravissante : elle conserve au fond du regard une petite flamme
triste qui la rend à tous émouvante. On ne peut se retenir de penser, en voyant
L’Équipée sauvage, qu’un très bon metteur en scène eût pu en faire l’un des
plus grands films américains de ces dernières années.
anonyme
noirs, assez faciles au fond lorsqu’on en a trouvé la recette. Une histoire amère
et désespérée peut être mise en scène de façon assez banale, sans interven-
tion, sans une excellente direction d’acteurs. L’amertume, la désespérance
et le pessimisme systématiques du tandem Yves Allégret-Jacques Sigurd se
suffisent à eux-mêmes.
Avec Mam’zelle Nitouche, il fallait inventer des gags, les mettre en valeur,
ménager des surprises, des rebondissements et surtout faire rire. Or, Mam’zelle
Nitouche est peut-être le seul film de Fernandel où l’on ne rit jamais. Tous les
effets tombent à côté : le mécanisme comique qui doit provoquer l’adhésion
du spectateur ne se déclenche à aucun moment ou, s’il se déclenche, c’est à
contretemps. Fernandel n’est donc pas drôle. Pier Angeli est charmante mais
pas davantage ne fait rire, Michèle Cordoue est d’une excessive vulgarité.
Les décors de Jean d’Eaubonne sont de très bon goût et l’opérateur Armand
Thirard parvient toujours à maîtriser le redoutable procédé qu’est l’Eastman-
color qui manque à chaque instant de « virer » au bleu le plus « délavé ».
L’adaptation de Marcel Achard ne semble guère judicieuse. Il est à craindre
que les admirateurs de Fernandel, comme ceux de l’opérette, éprouvent une
sensible déconvenue ; la preuve est faite une fois de plus qu’il est plus malaisé
de faire une œuvre amusante que de réaliser des films noirs.
anonyme
charpentée. Les auteurs n’ont pas eu d’autres ambitions que celle de nous
faire sourire d’un comportement dont on trouverait chez nous l’équivalent
dans la jeunesse désœuvrée de Saint-Germain-des-Prés. Mais les Vitelloni
n’ont guère de prétentions à l’intellectualisme. Ce film nous présente en
quelque sorte les sciuscias 1 de De Sica parvenus à l’âge adulte. Un meilleur
film, Sous le soleil de Rome 2, nous montrait la période intermédiaire.
Le film, signé du célèbre scénariste du Miracle 3, Federico Fellini, aurait pu
être écrit et réalisé par des Vitelloni, tant il y a de nonchalance et de mollesse
dans la conception du scénario et dans la mise en scène. Bien des cinéastes
italiens sont des Vitelloni ; ils abordent le cinéma en amateurs, en dilettantes,
ne se souciant ni des règles, ni des normes, ce qui n’est pas un vice rédhibi-
toire à condition d’avoir du génie ; et le génie lui-même se dispense-t‑il de
toute discipline ?
Quoi qu’il en soit, Les Vitelloni sont un film agréable puisque, en Italie, les
acteurs sont assez spontanés pour sortir victorieux d’une direction d’acteurs
inexistante, les paysages assez purs pour être photogéniques, en dépit d’un
opérateur hâtif, la bonne humeur assez communicante pour passer d’elle-
même l’écran et s’installer, comme chez elle, dans l’esprit reposé des specta-
teurs point trop exigeants.
anonyme
1. Sciuscia de Vittorio De Sica (1946) raconte les mésaventures de deux jeunes cireurs de chaus‑
sures dans la Rome de l’après-guerre – l’italien sciuscia est un dérivé phonétique de l’anglais shoe
shine, cireur de chaussures.
2. Sotto il sole di Roma de Renato Castellani (1948).
3. Il Miracolo, l’un des deux segments (avec La Voix humaine) du film de Roberto Rossellini L’Amore
ou Amore (1948).
L’Amour d’une femme de Jean Grémillon 65
sera Lorenzi et abandonnera son métier pour le suivre en Italie. Mais avant
de partir, Marie réussit, dans des circonstances particulièrement difficiles,
l’opération d’une hernie, donnant aux îliens une éclatante preuve de son
courage et de sa valeur. Lorenzi, dès lors convaincu qu’il n’a pas le droit
d’arracher Marie à sa vocation, quitte l’île où Marie demeurera, se faisant une
nouvelle confidente en la personne de la jeune institutrice venue remplacer
Mlle Leblanc.
Le Cinéma d’essai, qui se consacre à révéler au public des films qui, par
leur originalité, trouveraient difficilement audience auprès du grand public,
a programmé ce film que signe cependant un réalisateur consacré, Jean
Grémillon. En effet, terminé depuis environ un an, il ne s’est pas trouvé un
exploitant parisien pour oser afficher L’Amour d’une femme. Voilà donc un
film « maudit ». Par son sujet, L’Amour d’une femme est aussi de ces films
que l’on dit courageux pour ce que rien de ce que le public aime à voir n’y
figure. Et pourtant, ce thème n’est rare que par le problème de la vocation
féministe qu’il affleure, car si l’on remplace l’obstacle « vocation » par celui
de la situation financière des héros, on se trouve en face de l’histoire cent
fois contée de l’amour contrarié. On reconnaît cependant dans ce scénario
le goût de l’auteur du Ciel est à vous, pour les thèmes sociaux et la peinture
d’une sorte de sainteté laïque. C’est en cela que la Marie Prieur de L’Amour
d’une femme est une cousine de l’aviatrice du Ciel est à vous.
Ce qui apparente L’Amour d’une femme à un mélodrame, ce qui en fait
une œuvre sans style et sans classe, c’est la présence de certains éléments, de
certains détails, extérieurs à l’intrigue, usés, trop chers à Jean Grémillon ; en
particulier le rôle et le jeu de Gaby Morlay accentuent ce côté mélodrame,
tandis que le rôle et le jeu de Julien Carette entraînent le film vers la cari-
cature. L’interprétation demeure constamment en deçà du réalisme. On
retrouve dans la photo, dans l’ambiance, dans le cadre de l’île d’Ouessant,
le pessimisme et la noirceur un peu faciles de bien des films français actuels.
Quant au style même du film, il demeure très « avant-guerre » ; rien n’em-
pêcherait L’Amour d’une femme d’avoir été tourné en 1934, par exemple, et
le cinéma évolue trop vite pour que l’on ne tienne pas compte des progrès
immenses qu’il a accomplis dans tous les domaines et à tous les stades de la
réalisation d’un film, depuis la construction d’un scénario jusqu’à la mise en
scène et la direction d’acteurs.
En dépit de tout cela, L’Amour d’une femme est une entreprise probe et
honnête, aucunement inférieure aux meilleurs films de son auteur, mais s’il
faut souhaiter que le public ne la boude point, on ne saurait reprocher à ce
public de préférer des réalisations plus neuves d’esprit et de conception.
anonyme
66 Chroniques d’Arts-Spectacles
Jeune ingénieur provincial, Carlo Rivelli débarque à Milan tel à Paris Ras-
tignac, laissant dans sa petite ville natale parents, amis et fiancée. Passant sa
première soirée dans un cabaret à la mode, il fait la connaissance de Rita,
grande courtisane qui opère dans la haute société milanaise, égrenant der-
rière elle une foule d’amants milliardaires, prêts à mourir ou à s’entre-tuer
sur un de ses regards. On devine aisément la suite : Rita trouve en Carlo
une fraîcheur, une sincérité à quoi elle n’est guère accoutumée et ce sera
l’Amour, majuscule.
Hélas ! l’un des vieux amants de Rita échafaude une machination dia-
bolique qu’il consent à ne pas mettre à exécution si Rita signifie au jeune
homme son congé, feignant de s’être amusée de lui. Si elle refuse, ce
méchant homme s’emploiera à ruiner Carlo et sa famille. Rita, définitive-
ment convertie, se sacrifie, mène dès lors une lamentable existence, s’en
va toussant par les rues et les boulevards pour finalement mourir en sana-
torium. Le méchant homme, devenu bon, raconte à Carlo par le menu les
épisodes ultérieurs de la vie de Rita. Mais Carlo a épousé sa fiancée, il est
heureux, nous dit-on, aussi Rita sera-t‑elle la seule victime de cette roma-
nesque aventure.
Ce genre de films est de ceux qui ravissent bien des spectateurs, mais aux-
quels les critiques, quand ils s’y rendent, en rendent compte la mort dans
l’âme. Fille d’amour est donc l’exception qui confirme la règle puisqu’il est, en
fin de compte, l’un des meilleurs films italiens parus depuis le début de l’an-
née sur les écrans parisiens. Les auteurs, qui lui ont donné, en guise de sous-
titre : Traviata’ 53, ne songent pas un instant à dissimuler qu’ils démarquent
avec Fille d’amour un gros morceau sinon un morceau de choix de notre
littérature romantique, La Dame aux camélias.
Cette histoire de nos jours, insensée, invraisemblable et mélodramatique,
Vittorio Cottafavi l’a rendue sensée, vraisemblable et réellement dramatique.
Au service d’une affabulation plus hautaine, la mise en scène apprêtée, sco-
laire de ce film ne serait pas exempte de reproches, mais tout ce soin, cette
application, cette recherche du bon goût témoignent dans ce mélodrama-
tique contexte d’une ambition plus que louable. La caractéristique du cinéma
italien de qualité étant l’originalité des sujets, gâchée par la médiocrité de
la technique, on comprendra comment ce film, qui est tout le contraire, se
trouve être, à bien des égards, mille fois plus intéressant à voir que les films
de Giuseppe De Santis, Alberto Lattuada, Pietro Germi, Luchino Visconti
et de bien d’autres réalisateurs exagérément loués par les « connaisseurs ».
Comment épouser un millionnaire de Jean Negulesco 67
anonyme
1. Dans la version originale (How to Marry a Millionaire), les trois héroïnes sont prénommées :
Schatze (Lauren Bacall), Loco (Betty Grable) et Pola (Marilyn Monroe).
68 Chroniques d’Arts-Spectacles
s’est amourachée d’un jeune garçon qu’elle croit sans le sou ; elle l’épouse et
c’est après la cérémonie qu’il lui apprend qu’il est non pas millionnaire mais
plusieurs fois milliardaire. Quoi qu’il en soit, l’amour a triomphé sur tous les
tableaux de cette chasse à la richesse.
Il faut reconnaître que l’on ne prêterait qu’une attention amusée mais
distraite à ce film s’il n’était tourné en CinémaScope ; il s’agit d’une comédie
assez agréable mais sans plus, bien jouée, convenablement mise en scène.
Mais il s’agit surtout du troisième CinémaScope1 présenté à Paris, sans
nul doute supérieur aux deux précédents. La couleur est, cette fois, aussi
bonne que dans les films « plats » ; l’image est parfaitement « piquée »,
les teintes sont franches et ne virent plus au bleu ; le flou sur les côtés a
totalement disparu. La Tunique était un film biblique, Tempête sous la mer
un film d’aventures ; Comment épouser un millionnaire introduit la vision
large en appartement, dans la vie citadine et, de l’intrusion dans la vie quoti-
dienne d’un procédé dont Howard Hawks a pu dire qu’il servait les scénarios
inhumains, le CinémaScope2 sort grandi et un million de fois vainqueur.
Le réalisateur Jean Negulesco a volontairement filmé tout ce qui semble le
moins se prêter au procédé (gratte-ciel, intérieur d’avion, escaliers, etc.),
nous prouvant ainsi qu’il est naïf de croire que le CinémaScope réclame
des sujets spéciaux.
Il nous a fallu quinze ans avant d’admettre que tous les scénarios peuvent
se tourner en couleurs ; combien de lustres seront-ils nécessaires à faire
triompher l’idée selon quoi le procédé Chrétien3, comme la couleur,
comme tous les perfectionnements dont s’enrichit le cinéma, se place
d’emblée au service du réalisme ? Plus encore que pour la couleur, le Ciné-
maScope exige de la part des metteurs en scène une plus grande assurance,
une plus grande habileté, en un mot davantage d’honnêteté et de talent.
Félicitons-nous de l’épuration que ce procédé ne manquera de provoquer
dans une profession où la médiocrité trouvait depuis trop longtemps pré-
texte à s’installer.
anonyme
1. Après La Tunique (The Robe) d’Henry Koster (1953) et Tempête sous la mer (Beneath the 12-Mile
Reef) de Robert D. Webb (1953).
2. Plusieurs vétérans du cinéma hollywoodien – notamment John Ford, Howard Hawks et Preston
Sturges – se montrèrent très réservés sur l’usage du CinémaScope. « Je ne crois pas [qu’il] soit un
bon medium, déclara Hawks. Je pense que ça détourne l’attention et que c’est difficile à monter. Si
ça avait été un bon format, les peintres s’en seraient servis plus souvent. » (Les Maîtres d’Hollywood.
Entretiens avec Peter Bogdanovich, traduit de l’anglais [États-Unis] par Mathilde Trichet et Charles
Villalon, Capricci, Nantes, 2018, p. 392.)
3. Henri Chrétien (1879‑1956), astronome et ingénieur opticien français, inventeur en 1926 de
l’hypergonar, un objectif anamorphoseur commercialisé sous le nom de CinémaScope par la 20th
Century Fox, à partir de 1953.
Le Grand Jeu de Robert Siodmak 69
anonyme
1. Truffaut s’amuse à détourner cette citation de Lautréamont : « Beau […] comme la rencontre
fortuite sur une table de dissection d’une machine à coudre et d’un parapluie ! » (Les Chants de
Maldoror).
74 Chroniques d’Arts-Spectacles
anonyme
Le pour et le contre
Il serait trop long et fastidieux d’énumérer ici les arguments « pour » et les
arguments « contre » le CinémaScope. On ne lutte pas contre une réalité :
le CinémaScope est une réalité et, à se jeter dans la polémique, on risque fort
de sombrer dans le ridicule comme, il y a vingt-cinq ans, les détracteurs du
parlant. Il a bien fallu une dizaine d’années pour faire admettre que la couleur
était un procédé réaliste et ne servait pas seulement les sujets fantastiques
mais tous les sujets ; ne nous plaignons pas si quelques lustres sont nécessaires
avant qu’il soit reconnu que le CinémaScope, comme tous les perfectionne-
ments techniques, va lui aussi dans le sens d’un plus grand réalisme. Il ne
s’agit pas, comme beaucoup l’ont cru, de faire de l’écran la piste d’un cirque
en multipliant les péripéties ou en les répartissant sur un champ visuel plus
large. À vrai dire, il importe peu que les extrémités de droite ou de gauche
soient très utilisées ; ce qui compte c’est que nous participions davantage à
l’action en marche vers une réalité accrue.
Il entrait quelque passion dans le flot des réserves qui recouvrit La Tunique.
Certes, l’anecdote était bien mélodramatique, mais le premier film parlant et chan-
tant, Le Chanteur de jazz (1927), ne fut-il pas plutôt le premier film « braillant » ?
Les critiques les moins inventifs n’ont rien trouvé de mieux à dire que
« CinémaScope ou non, le problème est d’avoir un bon scénario ». Si tous
les gens qui, depuis 1895, ont fait du cinéma ce qu’il est avaient tenu un rai-
sonnement semblable, il est bien évident que le parlant et la couleur – ainsi
que le CinémaScope – n’auraient jamais été inventés.
Depuis la démonstration de jeudi dernier, personne ne pourra plus se
réfugier devant le rituel et agaçant : ce n’est pas encore au point. Toutes les
imperfections techniques qui subsistaient jusqu’au troisième film en Ciné-
maScope (Comment épouser un millionnaire) ont totalement disparu. L’image
est absolument nette sur toute la largeur. Plus de flou sur les côtés. La photo
est désormais parfaitement « piquée ». Les couleurs ont perdu cette domi-
nante ocre qui était si envahissante dans Tempête sous la mer. Le très grand
talent d’opérateurs tels que Joseph LaShelle, Joseph MacDonald, Lucien
Ballard vaut à la nouvelle image CinémaScope une profondeur de champ
inconnue jusqu’alors, désirée de tous les grands metteurs en scène, et même,
grâce à certains subterfuges de cadrages, un effet de relief assez prononcé.
C’est ainsi que commercialement et techniquement, la 20th Century Fox a
triomphé, et il reste à gagner la troisième manche, celle de l’esthétique.
76 Chroniques d’Arts-Spectacles
1. Citation exacte : « Ce n’est pas du tout du théâtre filmé, c’est du cinéma et je dirais même que
c’est du néoréalisme dans le sens où je l’ai toujours tenté. » (Propos recueillis par Maurice Schérer
et François Truffaut, Cahiers du cinéma no 37, juillet 1954.)
78 Chroniques d’Arts-Spectacles
Les gens qui ont pour métier – ou pour passion – de voir des films et d’en
parler ont, depuis deux semaines, un sujet de préoccupation qui les divise et
les oppose : Les hommes préfèrent les blondes, film américain en Technicolor
d’Howard Hawks, est-il une œuvre intellectuelle ou une pochade ? Les polé-
miques sont engagées : Jacques Rivette, Jean Domarchi, Maurice Schérer 1,
Jacques Doniol-Valcroze et l’anonyme chroniqueur de L’Express croient au
génie d’Hawks et optent donc pour la thèse : film abstrait, voire métaphysique.
Jean Néry, Jean de Baroncelli et Georges Charensol soutiennent la thèse
adverse : pochade gentille et vulgaire. Quant à François Vinneuil 2, son article
dans Dimanche matin sert et les uns et les autres puisque, s’il a été sensible
au côté démesuré et monstrueux du film qu’il juge comme une fausse comé-
die, il nie que Hawks soit un moraliste et, selon lui, l’abjection étalée là l’est
inconsciemment.
S’il m’est permis ici de prendre position dans ce débat, je dois sans feinte
me ranger de suite du côté des tenants d’Hawks intellectuel. Pour mémoire,
je citerai d’abord quelques titres jalons de la carrière de ce cinéaste au presti-
gieux passé et au présent contesté : Scarface, Seuls les anges ont des ailes, Sergent
York, L’Impossible Monsieur Bébé, Allez coucher ailleurs, La Rivière rouge, La
Captive aux yeux clairs, Chérie je me sens rajeunir. Howard Hawks – le point
est d’importance – est le seul metteur en scène avec qui William Faulkner ait
accepté de travailler3 . Son œuvre se divise en films d’aventure et en comé-
1. Maurice Schérer, dit Éric Rohmer (1920‑2010), critique et réalisateur français. Rencontré par Truf‑
faut au Festival du Film maudit de Biarritz (1949), Rohmer incarne la figure de l’aîné protecteur et
cultivé. Ensemble, ils collaborent aux Cahiers du cinéma et à Arts. Devenu réalisateur au début des
années 1950, Rohmer signe une œuvre sensible et singulière, dominée par les questions morales
et découpée en ensembles thématiques : Six Contes moraux (1962‑1972), Comédies et Proverbes
(1981‑1987), Contes des quatre saisons (1990‑1998)…
2. Pseudoyme de Lucien Rebatet (1903‑1972), écrivain, critique musical et cinématographique
(notamment à Je suis partout). Auteur de pamphlets antisémites, dont Les Tribus du cinéma et du
théâtre (Nouvelles Éditions françaises, 1941) et Les Décombres (Grasset, 1942), il sera condamné à
mort à la Libération, puis gracié. En 1955, Rebatet écrit à Truffaut pour lui dire combien il admire
son travail critique à Arts. Une amitié épistolaire se lie entre les deux hommes, qui se traduira par
la publication, l’été 1957, dans l’hebdomadaire Dimanche matin, d’une série d’échanges, « Le jeune
amateur et le vieux critique ».
3. Invité à Hollywood dès le début des années 1930, William Faulkner collabora aux scénarios et/
ou dialogues d’une vingtaine de films, dont les plus célèbres sont Le Port de l’angoisse (To Have
and Have not, 1944), Le Grand Sommeil (The Big Sleep, 1946) et La Terre des pharaons (Land of
the Pharaohs, 1955), signés Hawks. « Nous sommes de très vieux amis et travaillons facilement
ensemble. Nous nous comprenons très bien l’un l’autre, et chaque fois que j’ai besoin d’une aide
quelconque, je fais appel à Faulkner. Il a fait trois ou quatre scénarios pour moi, mais m’a également
aidé pour beaucoup d’autres. » (Entretien avec Howard Hawks par Jacques Becker, Jacques Rivette
et François Truffaut, Cahiers du cinéma no 56, février 1956.)
Howard Hawks intellectuel 79
Muscles et diamants
On connaît l’anecdote, sa minceur apparente : Lorelei la blonde et Dorothy
la brune avancent dans la vie, entraînant dans leur sillage une brochette de
milliardaires dévotement admiratifs. Lorelei aime par-dessus tout les dia-
mants, et Dorothy les muscles masculins. Après bien des péripéties, elles
épouseront, sur le bateau qui les ramène en Amérique, l’une un milliardaire
quelque peu abruti, l’autre un viril mais désargenté serviteur de la loi. On rit
fort peu à ce film. Non pas que le scénario ou la mise en scène soient faibles,
bien au contraire ; le rire presque toujours se paralyse dans la gorge, l’amuse-
ment devient gêne, et c’est ici que la thèse « film intellectuel » risque bien de
triompher. À travers tous ses films, drames ou comédies, westerns ou thrillers,
Howard Hawks a pour principe « d’aller toujours jusqu’au bout », et bien
des scènes qui peuvent sembler mièvres au départ, poussées ici à leur ultime
aboutissement logique, deviennent du même coup monstrueuses, quasiment
insupportables.
C’est alors que Lorelei et Dorothy cessent d’être des personnages pour
devenir plus encore que des symboles, des entités : elles sont la blonde et
la brune, la rapacité et la luxure, la frigide et la nymphomane. Les intentions
réelles des auteurs (Charles Lederer, scénariste favori d’Hawks et Hawks
lui-même) deviennent assez visibles dans les deux scènes centrales du film, et
ces scènes atteignent à un tel délire, à une telle abstraction, que deux chansons
ne suffisent pas à justifier leur irréalité. C’est d’abord une longue séquence
dans la piscine du navire où Jane Russell chante au milieu d’une vingtaine
d’athlètes s’exhibant en slip, tendant à l’adresse de Dorothy les muscles de
leurs bras, faisant valoir leur personne physique sous le prétexte de tractions
des bras, etc. La seconde scène représente Marilyn Monroe chantant « Le
meilleur ami de la femme, c’est le diamant », entourée de cinq éphèbes en
smoking, tenant dans leur main droite une rivière de diamants et dans la
main gauche un revolver dont ils se tireront une balle dans la tête après que
Marilyn les eut souffletés de son éventail diamanté. C’est au cours de la même
scène que les éclairages rouges s’estompent brutalement pour laisser la place
à un unique projecteur diffusant une lumière d’église, et qu’aussitôt les vingt
messieurs se jettent à genoux dans une pose extatique. Je citerai aussi comme
significatif ce plan où Lorelei vient de se faire offrir une tiare de diamants, la
80 Chroniques d’Arts-Spectacles
Rires et grincements
Cet éclatement de genres, à quoi s’emploient les meilleurs de nos artistes
modernes, nul mieux que Hawks dans le domaine du cinéma n’y contribue,
et je n’en donnerai pour preuve que le sketch burlesque adapté d’O. Henry
que la Century Fox retira de l’exploitation parce qu’il ne faisait rire per-
sonne1. L’anecdote en était singulièrement riche et typique d’Hawks par
les thèmes qui lui sont chers de l’enfant-monstre et des adultes infantiles :
des kidnappeurs s’emparaient d’un gosse, lequel se révélait si odieux qu’ils
offraient vainement de l’argent à ses parents pour le leur restituer.
En conclusion, le comique d’Hawks, quel que soit le parti où l’on se range
dans cette polémique bien champs-élyséenne, apparaît donc comme extrê-
mement neuf et original, d’essence tout intellectuelle, régi par des lois qui
relèvent vraisemblablement davantage d’une mécanique de l’absurde très au
point que des impératifs commerciaux, et que l’on rie à ce film ou que l’on
y grince admirativement des dents, on ne saurait en tout cas s’y ennuyer.
françois truffaut
Une salle des Champs-Élysées vient de reprendre l’un après l’autre les
deux plus grands succès d’avant-guerre des Marx Brothers : Animal Crackers
(L’Explorateur en folie) et Monkey Business (Monnaie de singe). Dans le même
temps, une salle des boulevards affiche : Duck Soup (La Soupe au canard).
Ces trois films, malgré leurs vingt ans d’âge, parviennent à secouer de rire
quelques milliers de personnes tous les jours, gageure à laquelle aspirent, sans
y parvenir, tant d’acteurs et de cinéastes modernes.
Si les Frères Marx occupent déjà dans l’histoire du cinéma une place de
choix, c’est que leur comique conserve une efficacité qui les abrite des injures
du temps, du vieillissement des techniques. Comique personnel et unique,
inimité et d’ailleurs inimitable.
L’inhumain est leur domaine, l’absurde leur matière première, la dérision
1. Lors de l’exploitation de La Sarabande des pantins (O. Henry’s Full House), film à sketches inspiré
de nouvelles de l’écrivain américain O. Henry, la production retira des copies l’avant-dernier, La
Rançon du chef rouge, réalisé par Howard Hawks.
Les mathématiciens du rire 81
leur arme. La force de leur comique réside sans doute en ce qu’il ne connaît
pas d’interdits : avec eux, on peut rire des morts et des aveugles. Le comique
vulgaire, le plus couramment pratiqué, nous amuse au détriment de la bêtise.
Les Marx défient l’intelligence, la ridiculisent et, inexorablement, sortent
vainqueurs de ces duels engagés contre la logique et le bon sens. Comique
inépuisable encore en ce qu’il emprunte à parts égales au verbal comme au
visuel, le second multipliant le premier. Chacun des films qu’ils tournèrent
de 1930 à 1940 sous la direction des metteurs en scène les plus divers : Leo
McCarey, Sam Wood, Edward Buzzell, Victor Heerman, atteint un degré
maximum d’efficacité par l’intelligence dans le dosage des gags, l’ingéniosité
de la construction, l’habileté diabolique du rythme.
Écartons Zeppo, qui ne parut que dans les premiers films, il nous reste
Groucho, Harpo, Chico, trois clowns à l’état pur, qui ont sur Chaplin une
extraordinaire supériorité : celle de n’avoir jamais cherché à émouvoir ; oui,
ils renoncèrent, même sur la fin, à user de cette facilité à quoi cèdent bien
des comiques en vieillissant.
Groucho, Harpo et Chico. À eux trois, ils mirent au point une cinématique,
une science de la gesticulation d’une richesse inventive dont on ne trouve pas
d’équivalent. Sur un tempo endiablé, ils accumulent les trouvailles gymniques
les plus inattendues et réjouissantes. Groucho marche volontiers à l’indienne,
la tête fixe, le regard suivant la trajectoire indiquée par le cigare. Sa muflerie
est proverbiale : « J’ai passé une excellente soirée, dit-il à son hôtesse, mais
ce n’était pas celle-ci. » Il est celui par qui le scandale arrive ; il « jette des
froids » à pleine dose. Il sait l’art de s’asseoir à l’endroit même où il ne le
faut pas : sur les genoux des dames mûres et multimillionnaires : « Je vous
aime… pour vos millions… de charmes. » Harpo est muet et agite, pour
se faire comprendre, une exubérante tignasse blonde. Son « coup favori »
est d’arriver à accrocher sa jambe au bras du voisin, comme pour illustrer
l’expression : tenir la jambe. Le fin du fin est d’arriver à exaspérer ce voisin
jusqu’à ce que lui-même donne à tenir sa propre jambe. Harpo est le gaffeur,
celui qui compromet les entreprises de ses acolytes ; il sera toujours prêt à les
abandonner pour « courser » une fille qui passe. Il pince aussi sa harpe, une
ou deux fois par film. Chico est sans doute le moins « visuel » des trois frères.
Il a cependant lui aussi sa spécialité : il « fait les poches » avec une dextérité
remarquable ; le plus souvent, il donne la réplique à Groucho :
« C’est très simple, un enfant de quatre ans comprendrait, n’est-ce pas ?
— Certes.
— Alors, qu’on m’emmène un enfant de quatre ans. »
Les Marx Brothers ont, dans le monde entier, des admirateurs fanatiques,
qui s’abordent en marchant comme Groucho, et tombent en arrière comme
Harpo. Tout en s’entretenant du dernier film des Marx, ils se livrent aux plai-
santeries favorites de ceux-là et se « font le coup de la jambe ». En France,
82 Chroniques d’Arts-Spectacles
les admirateurs des Frères Marx s’intitulent eux-mêmes, par dérision, les
Marxistes. Souvent ils se racontent ce gag magnifique d’Une nuit à Casablanca
où les Marx parodiaient les films américains d’espionnage et plus particuliè-
rement Casablanca. Harpo est dans la rue, un bras appuyé contre un mur.
Groucho passe par là et lui dit : « Alors, tu tiens le mur ? » Harpo fait oui
de la tête. Mais Groucho le tire par la manche, l’entraîne et, aussitôt, le mur
s’écroule.
On sait qu’hélas ! le trio s’est disloqué après quelques films d’une veine
moins heureuse (Un jour au cirque, La Pêche au trésor), et c’est infiniment
dommage car leurs films de 1930 à 1940, à les revoir aujourd’hui, ayant gardé
toute leur saveur, il est bien évident que, soutenus par de bons scénaristes et
metteurs en scène, les Marx Brothers pourraient, aujourd’hui encore, occuper
dans le cinéma burlesque la place laissée vide malgré les pitreries des deux
nigauds1 et autres.
françois truffaut
1. Surnom donné en France au célèbre duo de comiques américains Bud Abbott et Lou Costello,
actif de 1941 à 1956.
2. Le Cardinet (1942‑1958), situé au 112 bis-113 ter, rue Cardinet, Paris XVIIe.
3. Seuls deux films d’Abel Gance sont ressortis sur les écrans du Cardinet : Un grand amour de
Beethoven (1936) et La Folie du docteur Tube (1915). D’autres seront présentés en extraits, en
complément de programme : Napoléon (1926), La Fin du monde (1931), Le Capitaine Fracasse
(1942) et La Roue (1923).
4. Cette exposition de photographies et d’archives s’est tenue également au Cardinet, en juillet-
août 1954.
5. Tourné en juillet-août 1954, La Tour de Nesle sortira sur les écrans français le 18 mars 1955.
Sir Abel Gance 83
dons les plus durables. Abel Gance est avant tout un extraordinaire directeur
d’acteurs ; les tournages de ses films étaient déjà un spectacle et l’on se plaît à
citer celui de Napoléon, où la caméra n’obéissait plus au rituel « moteur » qui
eût été inaudible parmi l’immense figuration, mais au revolver et à la sirène.
Avant que de filmer une scène de bataille, Gance n’omettait jamais d’adresser
à ses troupes d’un jour une proclamation du genre : « Soldats de l’armée
d’Italie, le film que vous tournez fera le tour du monde », et c’est vrai ! Les
larmes qui coulent sur le visage de l’héroïne de Paradis perdu n’étaient pas
de la glycérine et le visage d’Harry Baur, dans Un grand amour de Beethoven,
ne semble-t‑il pas taillé dans le bronze ?
Vingt ans après Napoléon, Abel Gance reste notre grand cinéaste lyrique
et ses projets (La Divine Tragédie, par exemple) sont d’une telle ampleur que
seul un cinéma effectivement soutenu par un gouvernement permettrait de les
mener à bien. C’est à peu près ce que Jacques Becker exprimait récemment :
« En Angleterre, disait-il, Abel Gance s’appellerait sir Abel Gance et aurait
à sa disposition des crédits illimités pour porter haut et loin dans le monde
le prestige de son pays. » Il n’en est rien, hélas ! Mais aujourd’hui que Jean
Renoir et Abel Gance effectuent presque ensemble leur retour sur les pla-
teaux français, tout semble être rentré dans l’ordre et félicitons-nous qu’Abel
Gance, dont le désordre même est génial, ait survécu à sa longue disgrâce1.
françois truffaut
Il n’y a pas tout à fait dix ans de cela, un après-midi que je séchais le cinéma
pour traîner au lycée 2, notre professeur de lettres arriva et nous dit : « J’ai vu
hier soir le film le plus stupide qui soit : Les Dames du bois de Boulogne ; il y
a là-dedans un type qui résout ses ennuis sentimentaux en faisant cinquante
kilomètres en voiture ; je ne sais rien de plus grotesque. » La critique ne fut
pas plus tendre. Le public ne vint pas ou s’il vint ce fut pour saluer d’un rica-
1. Suite à la parution de l’article, Abel Gance écrit à Truffaut : « Mon cher ami, Le plus grand plaisir
que j’éprouve à la lecture de votre article paru ce jour dans Arts, c’est de penser que votre géné‑
ration se rapproche de moi et que je pourrais, pour peu que l’on m’en donne l’occasion, opérer
une véritable révolution dans la conception actuelle figée de la cinématographie mondiale. » (Lettre
d’Abel Gance à François Truffaut, 3 septembre 1954, collection La Cinémathèque française/Fonds
François Truffaut, TRUFFAUT628-B353.)
2. Truffaut évoque avec humour ses années de collégien, qui serviront de matériau à son premier
long métrage, Les Quatre Cents Coups. Avec la complicité de son ami Robert Lachenay, il n’était
pas rare qu’il sèche les cours pour s’engouffrer, dès la première séance du matin, dans l’un des
nombreux cinémas de la place Clichy ou de la rue Rochechouart.
Il y a dix ans, Robert Bresson… 85
nement l’une après l’autre toutes les répliques de Jean Cocteau. Le produc-
teur Raoul Ploquin fut ruiné et mit sept ans à se relever. L’échec était total :
Les Dames n’eurent pas droit à la plus modeste bataille d’Hernani.
Le Cinéma d’essai vient de programmer le film de Bresson dans le cadre
d’une rétrospective1 et j’apprends que le public y est venu plus nombreux
qu’à tous les autres programmes de la saison, que les séances se déroulèrent
calmement et même le film fut quelquefois applaudi. C’est que, selon l’ex-
pression de Cocteau, ce film « a gagné son procès en appel » ; après l’échec
de la distribution commerciale, Les Dames du bois de Boulogne fut projeté
dans les ciné-clubs ; presque tous les critiques firent amende honorable en
revoyant le film ; aujourd’hui – et le Journal d’un curé de campagne a triomphé
des ultimes réticences – Robert Bresson est considéré comme l’un des trois
ou quatre plus grands metteurs en scène français.
Le premier film de Bresson, Les Anges du péché, sur un scénario du Révé-
rend Père Bruckberger 2, dialogué par Jean Giraudoux, avait, dès sa sortie en
1943, rallié les suffrages. Pour Les Dames, Bresson était parti d’un épisode de
Jacques le Fataliste de Diderot, l’aventure de Madame de La Pommeraye et
du marquis des Arcis. L’adaptation est à la fois très fidèle et très peu. Très
fidèle dans la mesure où des phrases entières de Diderot subsistent. On a
coutume de sous-estimer la part de Cocteau, qui sut pour l’occasion devenir
un rewriter de génie. Exemple : Diderot : « L’histoire de votre cœur est mot
à mot l’histoire du mien. » Cocteau : « L’histoire de votre cœur est mot à
mot la triste histoire du mien. »
Dans le conte de Diderot, tous les personnages rivalisent de bassesses.
Madame de La Pommeraye est la vengeance, c’est un personnage racinien
et pur dans la mesure où Phèdre est pure, mais Madame Duquênoi et sa fille,
jouant les dévotes, ne vont-elles pas jusqu’à se confesser en prévoyant que le
marquis achètera leur confesseur pour tout savoir qui les concerne ?
Lorsque l’hôtesse de Diderot a terminé son histoire, le maître de Jacques
lui dit : « Notre hôtesse, vous narrez assez bien ; mais vous n’êtes pas encore
profonde dans l’art dramatique. Si vous vouliez que cette jeune fille intéressât,
il fallait lui donner de la franchise et nous la montrer victime innocente et
forcée de sa mère et de La Pommeraye, il fallait que les traitements les plus
cruels l’entraînassent malgré qu’elle en eût, à concourir à une suite de forfaits
continus pendant une année […]. Quand on introduit un personnage sur
1. Les Dames du bois de Boulogne fut repris au Studio de l’Étoile du 8 au 22 septembre 1954.
2. Raymond Léopold Bruckberger, dit le Père Bruck (1907‑1998), est un prêtre dominicain qui s’est
illustré dans le domaine de la littérature (auteur, traducteur) et du cinéma (adaptateur, réalisateur).
En 1943, il inaugure sa carrière cinématographique en cosignant, avec Jean Giraudoux, le scéna‑
rio des Anges du péché de Robert Bresson. Selon Truffaut, ce premier film avait « rallié tous les
suffrages » (Les Films de ma vie, op. cit., p. 209). En 1960, il coréalise, avec Philippe Agostini, son
unique long métrage : Le Dialogue des Carmélites (1960), adapté de la pièce de Georges Bernanos.
Voir Le Cinéma du Père Bruck de Max Brunel, Ateliers de la Licorne, Clermont-L’Hérault, 1998.
86 Chroniques d’Arts-Spectacles
la scène, il faut que son rôle soit un […]. Vous avez péché contre les règles
d’Aristote, d’Horace, de Vida et de Le Bossu. » Ce qu’il y a de plus étonnant
dans l’adaptation de Cocteau et Bresson, et ce qui la fait à la fois infidèle et
fidèle, c’est qu’on y a tenu compte des observations du maître de Jacques :
Agnès est franche, elle est l’innocente victime d’Hélène. Quant à Jean Coc-
teau, sa part est celle du lion : dès la première réplique, sa griffe est là : « Je
n’ai pas réussi à vous distraire, vous souffrez ? » Puis : « Il n’y a pas d’amour,
il n’y a que des preuves d’amour » (attribué à Reverdy 1) ; plus loin encore :
« J’aime l’or, il vous ressemble, chaud, froid, clair, sombre, incorruptible. »
Mais si l’on ne connaît pas le texte de Diderot, on peut s’y tromper.
Comme Giraudoux donnait aux Anges du péché son dynamisme, Cocteau
donne aux Dames le côté « très vivant » du film. Pour peu que l’on ait bien
en mémoire tous les films que tourna Cocteau depuis 1945, on ne peut man-
quer d’être frappé par les similitudes ; les rapports de Paul Bernard et d’Élina
Labourdette dans Les Dames sont très exactement ceux de Josette Day et
Jean Marais dans La Belle et la Bête : un amour qui va jusqu’à la soumission,
la dévotion. Maria Casarès évoque irrésistiblement la Nicole Stéphane des
Enfants terribles lorsqu’elle prononce ces phrases qui sont le leitmotiv du
théâtre de Cocteau : « Et surtout ne me remerciez pas » ou « Ne me démo-
lissez pas mes échafaudages ».
Pour rompre un peu la monotonie des épithètes du genre : magicien, acro-
bate, il y aurait à entreprendre une étude du réalisme chez Cocteau. Cela
commence par le côté « très parlé » de ses dialogues et qui prête parfois à
sourire : « Je ne puis vous recevoir, entrez. » C’est ce sens aigu du réalisme
qui, poussé à ses limites, introduit l’insolite : c’est ainsi que vingt ans après
avoir écrit Les Enfants terribles, Cocteau peut en faire un film sans changer
un mot du dialogue et que ce dialogue, les acteurs le « sortent » avec une
vérité extraordinaire. Une trouvaille excellente et qui frise le baroque sans être
ridicule est celle où Maria Casarès descend l’escalier tout en parlant à Paul
Bernard, qui s’enfuit par l’ascenseur : « Pourquoi partez-vous ? – Je n’aime
pas le piano… »
La part de Bresson n’est pas pour autant négligeable. Commencé avant
la Libération, le film fut abandonné, puis repris et terminé (partiellement
recommencé) quelques mois plus tard. Le travail de mise en scène reste, mal-
gré les années, extrêmement théorique. N’est-ce pas Cocteau lui-même qui
disait : « Ce n’est pas un film, mais un squelette de film » ? C’est ainsi que
l’on est davantage intéressé par les intentions de Bresson que par son travail.
Les Dames du bois de Boulogne est un exercice de style comme Madame de…
1. Cette maxime aurait été écrite vers 1920 par le poète français Pierre Reverdy (1889‑1960), pour
une pièce non représentée. « Elle figure dans Les Dames du bois de Boulogne comme un hommage
à ce grand poète et à ce grand ami », dira Jean Cocteau (Carrefour, 19 octobre 1945), qui la citera
souvent dans ses écrits, entretiens et discours, au point de la faire sienne.
Ouragan sur le Caine d’Edward Dmytryk 87
(le livre). Mais si chez Louise de Vilmorin1 c’est l’aisance et la facilité qu’il
convient d’abord d’admirer, chez Bresson, au contraire, c’est l’obstination et
le très laborieux travail d’épuration qui forcent le respect.
Il me semble que le Journal d’un curé de campagne, dont chaque plan a la
qualité d’une poignée de terre, de terre bernanosienne, est le meilleur film
de Bresson. Il nous faut attendre La Princesse de Clèves 2, qu’il tournera l’an
prochain, pour connaître enfin la vraie personnalité de Robert Bresson, pour
apprécier toute la mesure de son talent, privé, cette fois, d’un carcan nommé
successivement : Giraudoux, Cocteau et Bernanos.
françois truffaut
1. Femme de lettres française (1902‑1969). Auteur, entre autres, de Madame de… (qui fut adapté
par Max Ophuls) et de La Lettre dans un taxi, elle a travaillé aussi pour le cinéma, comme actrice
et en tant que scénariste et dialoguiste (Les Amants de Louis Malle…).
2. Le roman de Madame de La Fayette sera, dans un premier temps, adapté par Albert Camus.
« Je travaille pour un nommé Bresson à des dialogues de La Princesse de Clèves. Ça m’abrutit, tant
c’est dérisoire. Mais j’avais besoin de cet argent », écrit l’écrivain à son ami René Char, le 25 mai
1954 (Correspondance 1946‑1959, Gallimard, 2007). Resté sans suite, le projet sera repris et mené
à bien par Jean Delannoy en 1960, avec Jean Cocteau comme adaptateur.
88 Chroniques d’Arts-Spectacles
françois truffaut
Le Rose et le Gris
Arts no 488, 3‑9 novembre 1954
1o De 1900 à 1943, on adapte à tour de bras, sous les huées de la critique
et du public averti : « Si vous avez lu le roman, vous serez déçu. »
2o De 1943 à 1950, c’est le règne de « l’adaptation intelligente ». Jean
Aurenche et Pierre Bost, littérateurs eux-mêmes, suscitent une série de
chefs-d’œuvre – ou de films décrétés tels – et opèrent cette révolution :
1. Allusion à cette adaptation édulcorée du Rouge et le Noir de Stendhal, cité par Truffaut en
exergue de cet article : « Ils ne savent toucher le cœur qu’en le froissant. »
Le Rouge et le Noir (suite) 91
1. « Le Rouge et le Noir à l’écran… Et Stendhal, une fois de plus, n’a pas de chance avec le cinéma »,
Le Figaro littéraire, 6 novembre 1954.
92 Chroniques d’Arts-Spectacles
1. Truffaut fait ici référence au tandem formé par Jacques Prévert et Marcel Carné depuis Drôle de
drame (1937). Les Portes de la nuit (1946) a révélé les deux chansons célèbres de Prévert et Joseph
Kosma, Les Feuilles mortes et Les Enfants qui s’aiment.
2. Cet article est paru en fait sous le titre : « Le film de Castellani », dans un dossier anonyme
intitulé « Roméo et Juliette à l’écran ».
Roméo et Juliette de Renato Castellani 93
1. Dialogue tiré du film Les Dames du bois de Boulogne de Robert Bresson.
94 Chroniques d’Arts-Spectacles
La sortie à Paris, en 1947, de La Cité sans voiles (Naked City) nous fit
connaître le nom de Jules Dassin. Naked City était un film policier à caractère
documentaire, tourné presque entièrement en décors naturels et, pour les
extérieurs, dans les rues de New York. Ce n’était pas la première fois que l’on
tournait dans les rues aux États-Unis, mais cette fois il n’y avait pas de barrages
de police, pas de sunlights et pas d’attroupements. Les caméras étaient dissi-
mulées dans des voitures qui suivaient les acteurs – peu connus –, lesquels se
promenaient dans la rue, couraient, en un mot jouaient, mêlés à la foule des
passants. Renseignements pris, on sut que Jules Dassin avait tourné d’autres
films, cinq pour être précis, dont seul l’amusant Fantôme de Canterville 1 devait
sortir en France. Dès Naked City, chaque nouveau « Dassin » était impa-
tiemment attendu ; cette attente ne fut jamais déçue, bien au contraire. Ce
furent Les Démons de la liberté (Brute Force) qui racontait une révolte dans
une prison, Les Bas-Fonds de Frisco, sur les camionneurs à San Francisco, et
surtout Les Forbans de la nuit, qui est très nettement le meilleur de ces films.
Tourné dans Londres selon les mêmes principes que La Cité sans voiles,
mais de nuit et avec une intrigue plus romanesque, Les Forbans de la nuit nous
montrait Richard Widmark, aventurier mégalomane courant dans les rues de
la ville, cherchant désespérément à monter une affaire « sensationnelle », la
ratant de justesse et mourant abattu par des gangsters. La plus belle idée du
film était celle-ci : Widmark avait toute sa vie vécu aux crochets de Gene Tier-
ney ; sa tête était mise à prix et tout espoir d’échapper aux tueurs était vain, il
s’élançait au-devant de ceux-ci en criant : « C’est elle qui m’a dénoncé », afin
qu’on donne la prime à la femme qui avait gâché sa vie pour lui. Il me souvient
même qu’avant de mourir, il disait : « C’est la première fois de ma vie que je
réussis une affaire2. » Un véritable souffle épique – que la fin de Naked City
et certaines scènes des Bas-Fonds de Frisco avaient laissé pressentir – traversait
ce film, qui rencontra cependant moins de succès que les précédents.
Ayant refusé de « converser » avec McCarthy 3, Jules Dassin se trouva sans
emploi et décida de venir travailler en France. Cela n’alla pas sans difficultés. Il
1. The Canterville Ghost de Jules Dassin et Norman Z. McLeod (1944), sorti en France en 1950.
2. Truffaut déforme légèrement le déroulement des faits. Dans le film, Mary (Gene Tierney) vient
retrouver Harry (Richard Widmark) dans sa planque et lui donne de l’argent pour l’aider à s’enfuir.
Se sachant perdu, Harry lui suggère de le dénoncer afin de toucher la prime de 1000 £. « Pour la
première fois de ma vie, lui dit-il, j’ai un plan sans faille. » Pour donner du crédit à ce scénario, il
sort de sa planque en hurlant : « Elle me livre ! Elle me vend pour 1000 £ ! »
3. Dénoncé par Edward Dmytryk devant la Commission des activités anti-américaines, Jules Das‑
sin fut soupçonné d’être un sympathisant du Parti communiste américain et placé sur liste noire.
Jules Dassin et le Rififi 95
devait mettre en scène L’Ennemi public numéro un, dont Fernandel et Zsa-Zsa
Gabor étaient les vedettes. Sur un télégramme menaçant d’Hollywood, la star
américaine refusa de tourner si Dassin réalisait le film, Fernandel « suivit »
et l’auteur des Forbans de la nuit se retira, cédant sa place à Henri Verneuil
qu’une telle succession n’intimida point.
On se demanda dès lors si Jules Dassin pourrait tourner chez nous. Un
second projet, Du rififi chez les hommes, d’après un roman argotique dans la
tradition Grisbi, aboutit celui-là et se trouve même en voie d’achèvement.
On m’avait dit : « Vous allez voir Dassin ? Vous n’en tirerez pas trois
mots. C’est un grand cinéaste peut-être, mais à l’égard des journalistes il est
d’une désinvolture qui frise la grossièreté. » Dans la presse, des échos peu
tendres confirmaient ces dires. Je n’en ai que plus de satisfactions à affirmer
ici que M. Jules Dassin est un homme exquis, d’une courtoisie parfaite et d’un
commerce à la fois instructif et agréable. Au cours des trois visites que j’ai
faites au studio de Courbevoie ou en extérieurs dans Paris, j’ai pu échanger
avec lui quelques phrases entre deux prises de vues. Dans un « français »
de fraîche date mais honnête, mélangé de parler Grisbi (forcément), il m’a
assuré que le tournage dans les rues n’offrait pas plus de difficultés à Paris qu’à
Londres ou qu’à New York. Oui, il est très satisfait du scénario, dont il a fait
lui-même l’adaptation avec Auguste Le Breton, auteur du livre. Comme celle
des Forbans de la nuit, l’action du Rififi est très « ramassée ». Préparation du
cambriolage d’une bijouterie, le cambriolage, vol des bijoux par une bande
rivale, règlements de comptes, cadavres hugoliens : Fin.
La scène la plus étonnante que j’aie vu tourner se déroulait à la station de
métro Port-Royal. Le trafic était normal. La caméra était sur le quai, légère-
ment en retrait de l’escalier. Les métros se succédaient normalement, sans que
les voyageurs qui en descendaient puissent s’apercevoir de quoi il retournait
(si j’ose dire). Par contre, les voyageurs arrivant sur le quai pour prendre le
métro ne tardaient pas à découvrir la caméra et à la regarder bien en face – ce
qu’il ne faut pas faire.
Mais ils ne se doutaient pas une seconde qu’on ne les filmait que lorsque
le train arrivait en gare, c’est-à-dire au moment précis où il leur fallait détour-
ner leur regard de l’objectif, sous peine de rater leur métro, luxe qu’aucun
Parisien ne s’offre plus. De plus la caméra, au moment où le train stoppait,
suivait en « panoramique » Jean Servais, qui montait l’escalier, réfléchissait
et redescendait sur le quai tandis que montaient à leur tour les voyageurs
figurants bénévoles puisque involontaires.
Il y eut encore des scènes de nuit à Pigalle, des scènes de jour à Belleville,
bref dans tous les quartiers, ou presque, de Paris.
De cet océan de films « noirs » sortis, en tournage ou en préparation, seul
à ce jour surnage l’excellent Touchez pas au grisbi de Jacques Becker. Espé-
rons que le public, s’il se lassera vite de Lemmy Caution et de ses acolytes,
96 Chroniques d’Arts-Spectacles
ne boudera pas ce film que l’on appelle déjà familièrement Le Rififi et dont il
semble réellement que ce sera un « thriller » pas comme les autres.
françois truffaut
« Il était une fois, dans une petite ville d’Orient, un homme satisfait parce
qu’il conduisait son âne à son gré… Il s’appelait Ali Baba… » Ali Baba, c’est
Fernandel dans le nouveau film de Jacques Becker, adapté par lui-même,
Marc Maurette et Cesare Zavattini, du conte fameux des Mille et Une Nuits.
Lorsqu’Ali Baba aura, par le plus grand des hasards, découvert l’existence
des quarante voleurs et de leur caverne emplie d’or et de pierreries, il pourra,
grâce à un petit « prélèvement », devenir l’homme le plus riche de la ville,
envoyer au diable son maître Cassim et « affranchir » la belle Morgiane dont
il est épris. Le chef des voleurs – déguisé en mendiant – et Cassim choisiront
pour accomplir leur vengeance le soir où Ali Baba épouse Morgiane. Mais
Ali, assisté des habitants de la ville qui sont autant d’amis reconnaissants,
triomphera et, décidant de partager ses richesses, il conduira tout ce monde
devant la caverne. On devine la suite : c’est une ruée sauvage à la suite de quoi
Morgiane vient « récupérer » son Ali Baba, évanoui au milieu de la caverne
dévastée, pillée. Juché sur son âne, Morgiane trottant à ses côtés, Ali Baba
s’éloigne vers une vie toute de pauvreté et de bonheur.
Il serait malvenu de discuter l’adaptation de ce conte. Ne déplorons pas,
cette fois, une infidélité dont la nécessité est évidente. Il fallait, au départ
de l’entreprise, adopter un parti pris, convenir d’un style. Jacques Becker a
choisi la farce marseillaise. En effet, à part Dieter Borsche (Abdul, le chef des
voleurs) qui est allemand et Samia Gamal (Morgiane) qui est égyptienne,
tous les acteurs de ce film sont marseillais : Fernandel, Henri Vilbert, Del-
mont, Ardisson, etc. C’est donc sous le signe de la bonne humeur que se
place Ali Baba.
Ali Baba est un palier important dans l’œuvre de Becker, d’abord parce
qu’il s’agit de son premier film en couleurs, ensuite parce qu’il fut l’occasion
de s’essayer à un genre inconnu pour lui jusqu’alors : la comédie-farce.
Ali Baba n’est pas un film « ambitieux », c’est un divertissement réussi.
Réussite technique : la couleur (procédé Eastmancolor) est irréprochable et
d’un goût parfait. Les extérieurs, tournés au Maroc1, donnent un côté « wes-
tern » inhabituel dans les films français. Ali Baba est une longue suite de
prouesses techniques, c’est avec Monsieur Ripois de René Clément et Touchez
pas au grisbi du même Jacques Becker, le film français le mieux mis en scène
de l’année.
Il faut bien mentionner quelques points faibles : d’abord l’interpréta-
tion très insuffisante d’Henri Vilbert, puis la musique de Paul Misraki trop
« Gaumont-Palace » à mon gré et enfin la construction trop peu rigoureuse
du scénario. Mais ce ne sont que des détails, le travail de Becker et l’interpré-
tation de Fernandel dominant le reste du film.
Fernandel, comme Gabin, Michel Simon, ou naguère Raimu et plus géné-
ralement comme tous les acteurs venus au cinéma par le music-hall, est arrivé,
après vingt-cinq ans de métier, à une sûreté de soi, une connaissance de ses
possibilités, un sens de l’efficacité extraordinaires ; chaque mimique, chaque
grimace, l’angle d’ouverture de la bouche sur la fin d’une phrase, l’abaisse-
ment complice d’une paupière, tout est mesuré au millimètre. On peut ne pas
aimer cela, mais comment ne pas reconnaître qu’il y a là une technique de
l’achevé, de la perfection qui force le respect et l’admiration ? Samia Gamal
est charmante, Dieter Borsche est à la fois terrifiant et bonhomme.
Au terme de cette année, il convient peut-être de remarquer que l’on doit
à Jacques Becker les deux meilleures soirées (cinématographiques françaises)
pour 1954. L’année s’est ouverte sur son excellent Touchez pas au grisbi, elle
s’achève par son Ali Baba, qui est aussi un beau cadeau de Noël aux enfants
de France… et d’ailleurs.
En dépit de leur diversité apparente, le Grisbi, gris et noir, et Ali Baba,
rouge et or, se rejoignent par l’affection continue que Jacques Becker porte
à ses personnages.
françois truffaut
C’est une reprise importante que celle du premier film américain d’Alfred
Hitchcock. Dès sa sortie1, Rebecca se montrait à la fois supérieur au roman
à succès dont il est tiré, supérieur aussi aux films que le même Hitchcock
avait réalisés dans son Angleterre natale. Il n’empêche qu’à la lumière des
douze ou treize films américains du même auteur sortis depuis 1945, les
« Hitchcockiens » attentifs goûteront mieux en sa reprise cette Rebecca qui
1. Adapté en 1939 du roman éponyme de Daphné Du Maurier, Rebecca n’est sorti en France que
le 22 mai 1947.
98 Chroniques d’Arts-Spectacles
1. Sorti en France, le 15 septembre 1950, sous le titre : Les Amants du Capricorne.
2. Jacques Rivette, François Truffaut, « Entretien avec Jean Renoir », Cahiers du cinéma no 35,
mai 1954.
3. Personnage inspiré de la chanteuse et comédienne péruvienne Micaela Villegas (1748‑1819), sur‑
Le jeu des boîtes 99
nommée la Perricholi – déformation de perra chola (la chienne indigène) – par son amant le vice-roi
Amat. Son destin a été immortalisé par l’opéra-bouffe de Jacques Offenbach, La Périchole (1868).
1. Jacques Rivette, François Truffaut, « Entretien avec Jean Renoir », op. cit.
100 Chroniques d’Arts-Spectacles
Antonio c’est lui. Le Carrosse d’or, avec sa longue et admirable séquence des
répétitions, est sans nul doute le seul film à traiter de l’intérieur le périlleux
sujet du théâtre, et selon la formule plus générale de Jean Renoir, l’art, le
métier du spectacle. Tombe le dernier rideau, les boîtes sont rentrées les unes
dans les autres. « L’intéressant jeu des boîtes » est terminé et si le public n’a
pas compris le « message », c’est que l’auteur l’a voulu ainsi. Le message du
Carrosse d’or, il nous l’a donné lui-même : « Ce désir de civilisation était le
grand moteur qui m’a poussé dans la fabrication du Carrosse 1. »
Si, par la construction du scénario, son extraordinaire ingéniosité, Le Car-
rosse d’or nous apparaît comme absolument neuf, la mise en place, la forme,
la mise en scène enfin, ici plus qu’ailleurs rigoureusement inséparable du
sujet, participent de cette nouveauté, de cette « modernité », a pu écrire
Jacques Rivette.
Bien avant que l’emploi en fût généralisé par Hollywood en 1940 (Orson
Welles, William Wyler), Jean Renoir avait coutume d’utiliser dans ses films
toute la profondeur de champ possible. On trouverait dans Tire-au-flanc
(1929), Boudu sauvé des eaux (1932), Madame Bovary (1934), de nombreux
exemples de mises en scène en profondeur. La Règle du jeu (1939) marque
l’aboutissement de cette technique portée à sa perfection. S’il existe de
nombreuses similitudes entre La Règle du jeu et Le Carrosse d’or (une femme
et trois hommes, une poursuite, maîtres et valets, etc.), la mise en scène
est rigoureusement contraire. Dans Le Carrosse d’or, pas de travellings ou
imperceptibles, pas de « quatrième côté », pas de pivotements de l’objectif.
La caméra est fixée face à la scène du théâtre ou face à la scène à filmer et
elle enregistre. Le Carrosse d’or est absolument plat (je veux dire que la mise
en scène en est plane mais non plate). C’est un film à deux dimensions.
Tout s’y installe et se met en place par la hauteur – grâce à l’escalier – et
par la largeur. Cette mise en scène qui contredit si parfaitement les théories
critiques récentes du plan-séquence, de la continuité, etc. n’en marque pas
pour autant un retour à la vieille technique « cinéma art du montage »,
lancée par Malraux dans son Esquisse d’une psychologie du cinéma 2. Dans
Le Carrosse au contraire l’image est reine, le plan a son autonomie. Tout le
film est une suite de gestes. À chaque geste, chaque attitude, suffit son plan.
Renoir glisse de l’un à l’autre sans heurt, comme on feuillette un album
d’esquisses. Au lieu de partir de l’immobilité, à l’attitude prise, adoptée.
Le message du Carrosse d’or est aussi dans sa forme. Le « jeu de boîtes »
n’est pas qu’extérieur.
1. Ibid.
2. Texte écrit en 1939, publié dans la revue Verve no 8 (1940), puis aux Éditions Gallimard (1947),
dans lequel, selon Malraux, le découpage marque la naissance du cinéma en tant qu’art et valorise
les cinéastes soviétiques du cinéma muet, qui considéraient le montage comme la phase la plus
importante de l’écriture cinématographique.
Huis clos de Jacqueline Audry 101
Le théâtre de Jean-Paul Sartre n’est sans doute ni très beau ni très grand ;
encore a-t‑il le mérite d’être simple et intelligent (tout le monde peut le
comprendre).
Du film tiré de Huis clos par Pierre Laroche et Jacqueline Audry 2, il se
dégage pourtant une impression de puérilité mêlée de niaiserie. Pourquoi ?
Considérons d’abord l’adaptation. Huis clos est une pièce en un acte avec
quatre personnages dans un seul décor. Dans le volume I du Théâtre de Sartre
(NRF), Huis clos occupe cinquante pages. Pierre Laroche n’a pas conservé
la moitié de ces cinquante pages ; or, comme le film dure deux fois plus de
temps que la pièce et que l’on ne cesse d’y parler, il faut bien supposer qu’un
quart seulement du texte de ce film est de Sartre. Ce quart est le meilleur.
Quant au reste… nous y reviendrons.
Il n’existe pas de règles en matière d’adaptation si ce n’est celle élémentaire
de convenir au départ d’un parti pris, d’un style et de s’y tenir. Le parti pris
adopté par Pierre Laroche semble avoir été de « dédramatiser » la pièce, de
la « déthéâtraliser » afin d’en faire « du cinéma ». Pour cela, Pierre Laroche
a écrit une séquence d’introduction qui nous montre une douzaine de person-
nages – dont les trois héros de la pièce – sortant d’un ascenseur, remplissant
leur fiche à la réception d’un grand hôtel. Cela n’est certes pas très original,
mais permet d’inscrire sur l’affiche du film le nom d’une brochette d’acteurs
un peu connus. Seconde invention : chacun des personnages de la pièce
voyait de temps à autre des scènes de « la vie » le concernant et les décrivait
et commentait à ses compagnons. Pierre Laroche, toujours décidé à faire « du
cinéma », mais soucieux d’éviter le bon vieux procédé du retour en arrière
ou arrière-évocation avec commentaire « off », se refusant aussi l’audacieuse
solution de la fidélité absolue, a préféré imaginer qu’un écran de cinéma se
dessine dans le mur sur lequel se projettent les images que Sartre nous laissait
deviner et bien d’autres images inventées pour « améliorer » Sartre. Si les
très bonnes tirades de Garcin sur le sommeil, les paupières, la peur, la « vie
sans coupures », les meilleures répliques d’Inès sur la bouche de Garcin qui
« tourne comme une toupie », « je veux choisir mon enfer », ont disparu,
Pierre Laroche, en revanche, ne reculant devant aucun sacrifice, s’est offert
le luxe d’introduire des inventions « poétiques ». Exemple : la glace. « Pas
de glace, pas de fenêtre naturellement » (Huis clos, p. 116). Dans le film, il
y a glace et fenêtre. La fenêtre est une invention poétique parce qu’ouverte
sur les nuages. Quant à la glace, ah ! la glace… Garcin-Franck Villard passe
devant elle, mais son image ne s’y réfléchit pas. Parce qu’il est mort ! Pierre
Laroche doit être fier de cette trouvaille, la seule de tout le film. Malheureu-
sement elle est de Cocteau et avait bien plus d’allure dans Orphée. Le miroir
de Pierre Laroche ferait bien de réfléchir davantage avant de renvoyer les
images de Jean Cocteau1 !
Indépendamment de l’emprunt abusif qu’elle constitue, cette scène de
la glace a ceci de ridicule qu’on voit sur le plancher et les murs l’ombre de
Franck Villard répétée trois fois (en raison de la photo peu soignée). Si Garcin
n’a plus de reflet, comment peut-il avoir une ombre et surtout trois ombres ?
L’inexistence aussi précède-t‑elle l’essence ?
Le dernier plan de Huis clos est également emprunté à Cocteau. Ce lent
travelling vertical qui nous fait quitter la pièce par le plafond et qui se prolonge
très haut, c’est le dernier plan des Enfants terribles ! Il eût été absolument
salutaire pour le film que Jacqueline Audry s’inspirât elle aussi de Jean Coc-
teau pour la direction d’acteurs, la beauté des cadrages, le rythme du film et
le sens des mouvements d’appareils ! La mise en scène appelait également un
parti pris. Il s’en offrait plusieurs. Ou bien un découpage très saccadé, riche
en numéros, chaque changement de plan ponctuant les répliques (comme
l’Othello d’Orson Welles), ou bien au contraire des plans très longs où l’appa-
reil eût suivi de très près l’acteur récitant, voire déclamant son texte (comme
Under Capricorn d’Alfred Hitchcock). Voilà deux possibilités. Il y en avait
d’autres. Jacqueline Audry n’en a choisi aucune. Les plans sont très longs ou
très courts, sans raison. On passe du plan d’ensemble au plan moyen, du plan
moyen au gros plan et l’on recommence. On devine la hâte, la précipitation,
1. « Les miroirs feraient bien de réfléchir un peu plus avant de renvoyer les images » (Le Sang d’un
poète, film de Jean Cocteau, 1930).
Le crime était presque parfait d’Alfred Hitchcock 103
le travail « à l’économie » ; la mise en place n’est pas faite, la scène insuffi-
samment répétée. La direction d’acteurs, le hiératisme de leur jeu évoquent
(toutes proportions gardées) ceux d’un CinémaScope biblique. La présence
d’Yves Deniaud donne au film un côté Leguignon garçon d’étage 1 assez inat-
tendu. Les spectateurs ne s’esclaffent pas sur le texte de Sartre ni même sur
celui de Laroche, mais sur le jeu des interprètes. Ne les accablons pas puisqu’il
est trop visible qu’on ne les dirigeait pas. Ils font ce qu’ils peuvent. Félicitons
Franck Villard d’avoir « pu » un peu plus que les autres.
La désinvolture, le recours permanent aux solutions les plus faciles et les
plus faussement audacieuses sur le double plan de l’adaptation et de la mise
en scène font de Huis clos un échec total et un film sans style. Les héros de
Sartre sont damnés de nouveau et cette fois dans l’enfer de l’adaptation.
« Les morts, les pauvres morts, ont de grandes douleurs2. »
françois truffaut
Les hasards de la distribution faisant paraître sur les écrans le film d’Al-
fred Hitchcock quelques jours après celui d’Henri-Georges Clouzot, mes
confrères ne manqueront pas de se livrer au jeu commode des comparaisons
et, ce qui d’avance me chagrine, c’est la certitude que cela sera au détriment
de Dial M for Murder qui, en français, est devenu Le crime était presque par-
fait. Il n’est pas question ici de diminuer les mérites de Clouzot qui sont
immenses ; simplement ferais-je remarquer que Les Diaboliques reposent sur
une astuce alors que le film d’Hitchcock nous présente d’emblée l’assassin et
ses projets, on ne peut comparer équitablement qu’une première vision de
Dial M for Murder à une seconde vision des Diaboliques. On aura deviné que
ma préférence va au maître plutôt qu’à l’élève, si doué soit-il.
Connaît-on l’argument ? Craignant que son épouse infidèle mais fortunée
(Grace Kelly) ne le quitte, un joueur de tennis désargenté (Ray Milland)
projette de la tuer afin d’hériter. Usant de chantage, il persuade un aventurier
besogneux d’étrangler sa femme à l’heure précise où lui-même s’affichera
dans un club en compagnie de son rival, auteur de romans policiers (Robert
Cummings). Comment la situation se renversera, l’épouse tuant celui qui
venait l’assassiner, comment le mari parviendra à faire condamner à mort
1. Au début des années 1950, Yves Deniaud interprète le personnage de Diogène Leguignon dans
deux comédies de Maurice Labro (Monsieur Leguignon lampiste, Leguignon guérisseur).
2. Charles Baudelaire, « La servante au grand cœur dont vous étiez jalouse », Les Fleurs du mal.
104 Chroniques d’Arts-Spectacles
celle qu’il voulait supprimer, comment enfin il sera confondu par une clef de
verrou qui est aussi la clef du film, c’est ce que vous saurez en allant voir Le
crime était presque parfait.
On sait que Dial M for Murder est adapté d’une pièce anglaise qui s’est
jouée l’an passé à Paris sous le titre Crime parfait 1. Hitchcock a donc filmé la
pièce en l’enrichissant des thèmes qui lui sont personnels 2. Dès les premières
minutes on assiste, comme au début de L’Inconnu du Nord-Express, à une
conversation qui préside à l’échange de meurtres, mais ici un des meurtres
ayant déjà été perpétré, Ray Milland troque un passé douteux contre un crime
à commettre. Ce thème habituel à Hitchcock, on le retrouve ici « au carré »
puisqu’il y aura ensuite substitution de victime.
Alfred Hitchcock a tourné Dial M for Murder en trois dimensions (relief
Polaroïd)3. Le peu de succès de ce procédé nous vaut de voir le film « en
plat », ce qui est dommage car l’auteur d’I Confess était le premier réalisa-
teur – et le seul – à avoir mis en scène son film en fonction des possibilités
spectaculaires du procédé. Hitchcock, en effet, avait imaginé une fosse, sur
le plateau d’où il filma de nombreux plans en contre-plongée, à ras de terre.
Espérons qu’il se trouvera un exploitant parisien avisé pour programmer ce
film en double bande et le projeter en relief 4.
Hitchcock fait de la couleur une utilisation particulièrement remarquable.
Un exemple : l’épouse infidèle a une robe rouge. Il n’y a rien d’autre de rouge
dans le film jusqu’au moment où l’héroïne comparaît devant le tribunal. L’ap-
pareil alors la cadre en plan rapproché sur fond neutre ; sur ce fond tournoient
et se fondent les dominantes du film : le vert (qui baignait la préparation du
crime), le bleu du crime, puis le rouge qui revient, envahissant l’écran, deve-
nant la couleur de l’adultère.
Dans l’œuvre d’Hitchcock, Dial M for Murder est un divertissement de
goût et d’une rare qualité. C’est en vérité une partie d’échecs où chacun
pousse plus ou moins ingénieusement son pion. Le meurtrier réel (Ray Mil-
land) prévoit « deux coups d’avance », l’amant romancier stupide un coup
seulement et si le policier triomphe, c’est qu’il prévoyait trois coups d’avance.
Ce qui frappe dans les derniers films d’Hitchcock et qui hausse la moindre
intrigue policière à un degré supérieur, c’est l’extraordinaire mépris dans
lequel il tient ses personnages. Comme Balzac, il exalte la femme ou l’abaisse
1. Une pièce de Frederick Knott, mise en scène par Georges Vitaly, créée au Théâtre des Ambas‑
sadeurs le 23 mars 1953.
2. Dans ses entretiens avec Truffaut, Hitchcock manifeste peu d’enthousiasme pour ce film tourné
rapidement, en remplacement d’un projet personnel inabouti. « J’ai découvert que la Warner Bros.
avait acheté les droits d’une pièce à succès à Broadway, Dial M for Murder, et immédiatement
j’ai dit : “Je prends ça”, car je savais que là-dessus je pouvais naviguer. » (Hitchcock-Truffaut, op.
cit., p. 175.)
3. Système binoculaire inventé au début des années 1950, nécessitant l’usage de lunettes polari‑
santes lors du visionnage.
4. Le film ne sera exploité dans sa version en relief qu’en 2008 à l’Action Christine (Paris VIe ).
Trois comédiens de génie 105
plus bas que terre ; puritain, il accable la femme adultère. Il est impossible ici
de s’identifier à l’un ou l’autre des personnages, tous médiocres.
Nous sommes quelques-uns à voir dans tous les films d’Hitchcock – même
les plus anodins – un prolongement d’ordre métaphysique ; on nous répond :
« C’est vous qui mettez cela, le réalisateur n’y est pour rien. » Alors je
demande aux sceptiques de m’expliquer par quel hasard on relève, dans Dial
M for Murder, cette phrase qui n’est pas dans la pièce et qui résume toute la
« thématiqu’hitchcockienne » : « Vous me fasciniez et parfois même il me
semblait que vous m’apparteniez. »
Non, ce diable d’homme n’a pas encore livré tous ses secrets, mais chaque
nouveau film de lui nous aide à mieux comprendre une œuvre qui est fort
riche et l’une des plus subtiles du cinéma contemporain.
françois truffaut
Je sais bien qu’il est d’usage, dans les ciné-clubs par exemple, de mépri-
ser les acteurs pour n’accorder de l’estime qu’au metteur en scène. Mais,
outre qu’il ne faut voir là qu’une réaction un peu naïve et maladroite contre
l’idolâtrie des foules à l’égard des vedettes, c’est mal comprendre le rôle du
metteur en scène que d’imaginer celui-ci plus attentif à disposer des objets
à l’intérieur du cadre et à trouver des angles savants, que d’amener l’acteur
à jouer le mieux possible son rôle. Ce n’est pas pour rien qu’à Hollywood le
metteur en scène a le titre de director.
Il suffit de lire des textes de Jean Renoir ou de le voir travailler pour s’en
rendre compte. Renoir, s’il improvise constamment sur le plateau, s’il trans-
forme les personnages, les dialogues, ce n’est nullement pour améliorer son
scénario mais pour le plier davantage à la personnalité de l’acteur. Il est fré-
quent de l’entendre réclamer le silence, de se fâcher pour l’obtenir et d’ajou-
ter : « Les acteurs ne peuvent travailler dans ce bruit et je vous rappelle,
messieurs, que nous sommes à la disposition des acteurs. » On a critiqué
quelquefois les dialogues de Jean Renoir, mais toujours à tort car il les écrit,
les transforme, les invente au dernier moment, sans rechercher aucun effet
littéraire ou autre, mais simplement et très subtilement pour obliger l’acteur à
être bon, à donner son maximum. Pour obtenir l’expression parfaite d’un senti-
ment donné, Renoir sacrifierait volontiers la vraisemblance d’une situation, la
solidité initiale d’un scénario, la qualité de la photo, ou la justesse d’un raccord
car, avec lui, l’acteur est roi. De même, il n’écarte jamais leurs suggestions :
106 Chroniques d’Arts-Spectacles
L’angoisse
C’est donc de trois grands comédiens amateurs que je parlerai : André
Gide, Alain Bombard et François Mauriac.
Grâce au film d’Allégret, les générations futures verront l’auteur de Paludes
comme un sage oriental qui aurait été champion de lutte gréco-romaine.
Face à la caméra, aucune gêne : il se donne en spectacle puisque aussi bien
c’est cela que l’on attend de lui. Il nous fait visiter son appartement de la rue
Vaneau. Diction lente, articulation parfaite, syllabes détachées. La leçon de
piano avec Annik Morice5 : « Recommencez, mademoiselle. Vous pouvez
donner à ce scherzo plus d’ho-mo-gé-né-i-té. » Sur la fin de cette prise très
longue, tournée en continuité à l’aide de deux caméras se relayant, il est
fatigué : très calmement il se retourne, regarde la caméra fixement, lève une
main et dit : « Coupez. » Remercions Allégret d’avoir laissé ce commande-
ment superbe.
La mer est bleue, le ciel est blanc, la chemise du naufragé volontaire est
rouge. Tout seul au milieu de l’océan, Alain Bombard1 vit son humble aventure
tricolore. Sur son canot – il dit « mon transatlantique » – il est le seul maître
à bord après Dieu. À l’aide d’une petite caméra 16 mm, il se filme de temps
à autre mais jamais agissant puisque aussitôt qu’il se passe quelque chose, il
lui faut bien poser l’appareil. Il se filme donc en pointillé. Voici mon mât, ma
voile, mon plancton, mes livres et ma radio. Parfois, tenant à bout de bras
sa caméra, il filme son visage et le public est déçu parce qu’enfin il devrait
maigrir à se nourrir comme cela ! Le pauvre Bombard, au lieu de dépérir,
engraisse. Sa barbe pousse mais, sous elle, le visage se gonfle et devient bouffi
comme celui des déportés après leur réadaptation. Bombard qui, à l’instar du
Bonhomme Michelin, enfle à vue d’œil, ne suscite chez le spectateur champs-
élyséen aucune compassion et c’est dommage. Il faut manquer singulièrement
d’imagination pour n’entrevoir pas en un éclair ce qu’il peut y avoir de fabuleux
dans le fait d’écouter une fugue de Bach sur un radeau avec, autour de soi, de la
flotte à perte de vue et aucune terre, aucun autre « cherzauditeur » que trois,
quatre oiseaux aquatiques et, de-ci de-là, quelques baleines. Bombard avait sa
caméra à la main lorsque la voile se mit à craquer et à céder. Cette déchirure
est l’un des plus beaux plans de cinéma que je connaisse : l’écran, tout à coup,
semble s’éventrer. Et le commentaire nous dit : « Ma voile m’abandonne. Je
possède en tout et pour tout du fil noir et je rapetasse plutôt que je recouds.
Que ferai-je si de nouveau elle m’abandonne ? Elle est mon seul moteur, elle
est mon seul espoir. » Puis c’est le cri colombien : « Terre, terre ! » et Bom-
bard, grand explorateur, grand écrivain, donc grand acteur, termine ainsi sa
tirade : « Pendant 65 jours, d’un seul tenant, sur ce frêle esquif, j’ai survécu en
tirant exclusivement ma substance de la mer. Cette mer, vers laquelle je vais me
retourner pour un ultime adieu, cette mer cruelle qui pendant deux mois a été
pour moi la seule amie et dont je me suis nourri et que j’ai étreinte jusqu’à ce
qu’elle me livre le secret de ses naufrages et de ses morts, ses secrets… et que
la foi en la vie et l’obstination de l’homme fassent reculer le visage de la mort. »
Si j’étais à moi tout seul un jury de je ne sais quel festival à statuettes, je
donnerais à François Mauriac l’Oscar du plus mauvais scénariste et celui du
meilleur acteur. Roger Leenhardt a tourné un moyen métrage sur François
Mauriac qu’il a appelé judicieusement François Mauriac 2, et dont Claude
Martine3 a dit ici tout le bien qu’il fallait penser. J’avoue que si ma préférence
1. En 1951, ce médecin et biologiste français tente à 28 ans la traversée de l’Atlantique sur un
canot pneumatique, sans eau et sans vivres. Il en rapportera un film, Naufragé volontaire (1953), et
un livre éponyme (Éditions de Paris, 1953).
2. Ce film fut présenté en première exclusivité à partir du 16 mai 1956 au Studio de l’Étoile, dans
le même programme que Nuit et Brouillard d’Alain Resnais (1955) et Un siècle d’or de Paul Hae‑
saerts (1953).
3. Écrivaine et auteure dramatique (1919‑2000). « François Mauriac de Roger Leenhardt », Arts
no 494, 15‑21 décembre 1954.
108 Chroniques d’Arts-Spectacles
1. La Mante religieuse d’Alberto Ancilotto (1952), documentaire qui avait charmé les surréalistes,
dont Ado Kyrou (voir Le Surréalisme au cinéma, Le Terrain Vague, Paris, 1963, pp. 201‑202).
2. Chanteuse et actrice française, Marianne Oswald (1901‑1985) avait subi une opération du goitre
thyroïdien, avant d’entamer sa carrière à Berlin. Fervent admirateur de son talent, François Truffaut
produira un film avec elle : Anna, la bonne (1959), un court métrage de Claude Jutra, d’après « une
chanson parlée » que Cocteau avait écrite pour elle en 1935.
3. Scénariste et acteur français (1877‑1962), grand interprète des films de Louis Feuillade, entre
1913 et 1918 (La Vie drôle, Les Vampires, Judex…).
Johnny Guitare de Nicholas Ray 109
Le geste
Mauriac, avant de quitter l’écran, se trompe du tout au tout lorsqu’il ter-
mine en ces termes : « On racontera aussi, sous mon nom, l’histoire d’un
personnage fabriqué d’après des données fausses et de fausses confidences.
Mais l’homme que je suis devenu restera inconnu et ce n’est pas de ces pay-
sages et de cette maison, ni de ce film, que nous devons attendre son secret. »
Quelle méconnaissance du cinéma et de ses pouvoirs ! Le petit film de Roger
Leenhardt nous en apprend bien plus sur le grand homme que de relire ses
œuvres complètes !
Devant l’objectif, un front qui s’incline, une voix qui se feutre, une joue
qui se creuse ne mentent pas. Grâce aux trois films qui leur sont consacrés,
Gide, Bombard et Mauriac prendront place, pour les futures générations de
cinéphiles, aux côtés de Lillian Gish, de Douglas Fairbanks, de Chaplin, de
Janet Gaynor, de Greta Garbo, de Louise Brooks, de Richard Barthelmess,
d’Emil Jannings, de Brigitte Helm, de Catherine Hessling et de tous ceux et
toutes celles qui font de l’histoire du cinéma une fabuleuse histoire de geste,
un chant qui ne finira que lorsque le dernier moteur de la dernière caméra
s’arrêtera de ronronner.
françois truffaut
1. L’expression semble évoquer ces films dans lesquels les cinéastes s’assurent, par quelque effet
appuyé, la complicité factice de leurs spectateurs. Selon Jean-Claude Allais, « le clin d’œil hustonien
peut être compris comme un trait assez gros, mais efficace, hérité de Mark Twain ou du tall tale de
la frontière, et fondé sur l’outrance, l’exagération et le grotesque » (Premier Plan no 6, février 1960).
Napoléon d’Abel Gance 111
Cette fois, « le film de la semaine » est vieux de vingt-huit ans. On n’a pas
toutes les semaines l’occasion de faire la critique d’un film comme Napoléon.
Ni tous les mois. Ni, hélas, tous les ans. C’est pourquoi il serait un peu ridicule
d’en rendre compte comme on le fait de la production courante, en triant les
bons éléments et les moins bons, en cherchant je ne sais quelle paille dans
l’œil d’Abel Gance. Il faut parler de Napoléon comme d’un bloc, un monu-
ment inattaquable. Il faut aussi – c’est essentiel – en parler avec humilité.
Quel film actuel, français ou étranger, loué unanimement par la presse et le
public, pourra être projeté dans vingt-huit ans et susciter – comme hier soir
Napoléon – les applaudissements de toute une salle composée essentiellement
de cinéastes et de critiques ?
On sait qu’en 1934, Abel Gance effectua la sonorisation de Napoléon. Il
filma de nombreuses scènes supplémentaires, ce qui lui permettait de trans-
former les scènes muettes en récit. Il tourna également beaucoup de plans
« d’insert » des rôles « éloquents » : ceux de Robespierre, Saint-Just et sur-
tout Marat incarné par celui qui eût pu devenir le plus grand acteur français :
Antonin Artaud. Les critiques de l’époque se plurent à dénigrer la version
sonore de Napoléon, et je me garderai bien de les suivre car, sans elle, nous
aurions été privés de scènes aussi extraordinaires que le long monologue de
Théroigne de Méricourt (Sylvie Gance), tous les plans sur Antonin Artaud,
ceux sur Sokoloff 2 et bien d’autres. Je crois même que le don prodigieux
de Gance pour diriger les acteurs appelait le parlant pour donner sa pleine
mesure.
C’est cette version sonore, spécialement remontée par Abel Gance lui-
1. Voici un extrait d’une lettre adressée par Truffaut au distributeur René Chateau, le 16 décembre
1974 : « Je vous envoie ci-joint la photocopie de mon autographe de James Dean. Nous ne devons
pas être tellement nombreux en France à disposer d’un tel document. J’avais écrit dans Arts un
article très élogieux sur Johnny Guitar et je crois me souvenir que quelqu’un a fait lire cet article à
Nicholas Ray sur le plateau de tournage de Rebel without a Cause, ce qui a donné l’idée à Nicholas
Ray de me présenter à Jimmy Dean par écrit et de le faire signer… »
2. Vladimir Sokoloff (1889‑1962), acteur d’origine russe qui, lui, ne figurait pas dans la version
muette de 1927.
112 Chroniques d’Arts-Spectacles
1. Cinéma situé au 10, rue Tholozé (Paris XVIIIe), inauguré le 10 février 1928, spécialisé dans le
cinéma de recherche et d’avant-garde.
La Tour de Nesle d’Abel Gance 113
Tous les jours, on retrouve dans la Seine les cadavres de beaux et jeunes
seigneurs. La police recherche les saigneurs. Un beau soir, trois hommes se
trouvent à la Tour de Nesle, appâtés par un rendez-vous galant. À leur vue
s’offrent trois lits ; sur ces trois lits s’offrent trois femmes splendides, com-
plètement nues dans la version primitive interdite par la censure française
(coquillées), à demi nues dans les copies pour l’exportation, invisibles pour
les moins de seize ans. Parmi ces trois hommes se trouve Buridan, qui fut
autrefois l’amant de la reine et lui fit deux enfants dont on ne sait pas ce
qu’ils devinrent.
Parmi ces trois femmes, la reine qui assurait de cette manière la Régence
et qui, dans son amant de hasard, reconnaîtra un de ses fils. On devine le
dénouement de l’imbroglio, l’autre étant le favori de la reine. Fruits d’un
amour coupable, ils périront tous deux.
Lorsqu’on est un grand metteur en scène et qu’on se trouve amené, forcé
après douze ans de chômage, de tourner un tel scénario, deux solutions sont
possibles : ou bien traiter le sujet en parodie, ou bien le pousser à ses extrêmes
limites dans le sens même du mélodrame. C’est la seconde possibilité qu’a
choisie Abel Gance, solution plus difficile, mais aussi plus courageuse et, à
la fin du compte, plus intelligente et profitable. « Avec La Tour de Nesle, j’ai
voulu tourner un western de cape et d’épée », dit l’auteur lui-même.
La Tour de Nesle débute en effet par un « Holà ! Tavernier du diable ! »
de la meilleure tradition.
La Centrale catholique, qui se charge de donner aux films des cotes
morales, est en émoi. La Tour de Nesle, du point de vue de l’érotisme, dépasse
largement ce que l’on a l’habitude de voir. Il faut inventer une cote nouvelle,
prévenir les parents qui pourraient s’y égarer, quelle histoire, mon Dieu ! À
une récente enquête sur l’érotisme au cinéma, Abel Gance répondit : « Si
nous avions les coudées franches pour l’érotisme, nous ferions les plus beaux
films du monde. » Regrettons que la censure se soit montrée cette fois encore
peu indulgente puisque tel qu’il est le film ne tient pas toutes les promesses
des photos punaisées à l’entrée de la salle. Nous sommes frustrés dans notre
attente, déçus de nos espérances car le cinéma c’est aussi l’érotisme.
À part quoi le film est d’une santé et d’une jeunesse extraordinaires. Abel
Gance nous mène à La Tour de Nesle à un train d’enfer. Le rythme est très
soutenu à l’intérieur des plans, d’abord où tout est mouvement perpétuel,
entre les plans ensuite, grâce à un sens très aigu du montage et de ses possi-
bilités. Les plans réalisés à l’aide du pictographe1 sont fort beaux et rappellent
les miniatures de l’Henry V de Laurence Olivier.
Le jeu des acteurs est, lui aussi, poussé au paroxysme. Pierre Brasseur
donne libre cours à sa verve qui atteint parfois au délire. Silvana Pampanini,
1. Appareil optique utilisé pour remplacer les décors par de simples dessins ou photographies.
114 Chroniques d’Arts-Spectacles
qui n’est qu’une Lollobrigida au rabais, devient sous la férule d’Abel Gance
une actrice étonnante, crispée jusqu’à la monstruosité, irréelle et tragique.
Pour la première fois, le procédé Gévacolor donne des résultats mieux que
satisfaisants. La photo est presque continuellement parfaite et quelquefois
d’une grande beauté. Abel Gance a pallié l’absence de moyens matériels avec
une ingéniosité extrême. Avec ce film, l’auteur de Napoléon et d’Un grand
amour de Beethoven prouve qu’il n’a rien perdu de son talent – je puis dire
de son génie – et qu’il ne lui reste plus qu’à attendre qu’on veuille bien lui
confier une tâche plus sérieuse et plus digne de lui.
françois truffaut
Chaque année, les jurés du prix Goncourt nous font savoir par voie de
presse qu’ils ont à lire cent cinquante ou deux cents ouvrages et je suppose
que Jacques Laurent1 ne serait pas embarrassé de citer une cinquantaine de
romans parus en 1954 qualitativement sinon quantitativement supérieurs aux
fameux Mandarins 2. J’aurais, pour ma part, plus de difficultés à citer – toujours
pour 1954 – cinq films français supérieurs aux Diaboliques 3.
Le prix Louis-Delluc 4, qui cette année a couronné Les Diaboliques, est
en quelque sorte le Goncourt du cinéma. Ces deux prix sont décernés par
des minorités intelligentes, à l’intérieur de quoi – nous dit André Malraux –
« siège toujours une majorité d’imbéciles5 » ! Le jury du Delluc n’échappe
pas à la règle, dont trois membres sur douze sont compétents, mais les autres
n’étant pas absolument dépourvus de tout jugement. Eh bien, le jury du prix
Delluc n’a chaque année qu’une demi-douzaine de films à visionner sur une
production annuelle de soixante à cent films. Si nos confrères littéraires ont
à déplorer, dans leurs chroniques, le lent suicide du roman par excès d’ambi-
tion, le cinéma en revanche souffre du mal contraire : le manque d’ambition.
(Ceci ne tend nullement à démontrer la supériorité du roman moderne
sur le film moderne. Je cherche encore quel roman français, depuis dix ans,
1. Jacques Laurent (1919‑2000), journaliste et écrivain sous le pseudonyme de Cecil Saint-Laurent,
associé au mouvement littéraire des Hussards et directeur de la publication d’Arts.
2. Roman de Simone de Beauvoir (Gallimard, 1954), prix Goncourt 1954.
3. D’Henri-Georges Clouzot (1954), avec Simone Signoret, Véra Clouzot, Paul Meurisse, d’après
Celle qui n’était plus de Boileau-Narcejac.
4. Décerné chaque année, depuis 1937, à un film français, il est ainsi nommé en hommage au
réalisateur et critique français Louis Delluc (1890‑1924).
5. Citation exacte : « Une minorité comporte encore une majorité d’imbéciles » (La Condition
humaine, Gallimard, 1933).
Crise d’ambition du cinéma français 115
Classement
Avant d’entrer dans le vif du sujet, je dois peut-être m’excuser auprès des
cinéastes que je vais citer d’avoir à les étiqueter, classifier, brasser, mais mon
propos est d’ordre général et statistique, plutôt qu’esthétique.
1. Ambitieux : Yves Allégret, Alexandre Astruc, Claude Autant-Lara, Jacques
Becker, Robert Bresson, Marcel Carné, André Cayatte, René Clair, René Clé-
ment, Henri-Georges Clouzot, Jean Cocteau, Abel Gance, Jean Grémillon,
Roger Leenhardt, Max Ophuls, Jean Renoir et Jacques Tati.
ou Jean Stelli. En dix ans, les « commerciaux honnêtes » ont tourné cent
quatre-vingt-dix films.
4. Délibérément commerciaux : Raoul André, André Berthomieu, Robert
Bibal, Roger Blanc, Jean Boyer, Georges Combret, Émile Couzinet, Henri
Lepage, Jean Loubignac, Pierre Louis, Georges Péclet, Alfred Rode, Willy
Rozier, Christian Stengel, Jean Stelli, Marcel Blistène, Maurice Cam, François
Campaux, Jean Laviron, André Hugon, Marcel L’Herbier, Roger Richebé,
Jacques Daniel-Norman, Jacques Daroy, Jean Gourguet, Gilles Grangier,
Maurice Labro, René Jayet, André Haguet… et quelques autres.
Il est difficile d’accorder un grand intérêt aux trente « cinéastes » de cette
liste, à des « cinéastes » qui ne répugnent pas de signer Le Feu dans la peau,
Au diable la vertu, Le Père de Mademoiselle, Le Congrès des belles-mères, Piédalu
député, Les Clandestines, etc.
Bien sûr, ils répondront – ceux-là répondent toujours – que leurs films
ne ruinent aucun producteur (parbleu le tiers de cette liste est composé de
réalisateurs-producteurs !), qu’ils font travailler – donc vivre – un certain
nombre de techniciens et ouvriers à qui, chaque année, ils versent un salaire
de tel chiffre. Tout cela leur vaudra peut-être le ciel, mais c’est seulement
de leurs intentions artistiques qu’il s’agit. Ils n’aspirent qu’à tourner tou-
jours plus vite avec le minimum de moyens et de soins possible un plus
grand nombre de films chaque année, pour le maximum de profit(s). Ils
sont prêts, sur un signe favorable, à passer du genre « Palais-Royal » à la
« série noire » et bientôt à la « science-fiction ». À leur dixième ou quin-
zième film, tout se passe comme s’ils ignoraient (ou voulaient ignorer) ce
qu’est un scénario « qui se tient », une photo homogène, un jeu d’acteurs
correct. Quelques-uns d’entre eux passeront sûrement dans « la tradition
de la qualité » à la faveur d’un scénario moins puéril, mais il se trouvera
toujours de jeunes recrues pour reprendre et brandir le fanion de la médio-
crité. La mauvaise herbe, c’est bien connu, est plus luxuriante que la bonne
et, en dix ans, ces cinéastes ont exécuté deux cent quarante-sept films, ce
qui nous donne une moyenne par réalisateur de 8,3 contre des moyennes de
4,29 pour les ambitieux, de 3,46 pour les semi-ambitieux et de 7,03 pour les
commerciaux honnêtes.
On comprend que tout irait déjà beaucoup mieux si l’on parvenait à écarter
de la production les films uniquement « commerciaux ». Bien sûr, il n’est
pas question – sous prétexte de réformer le cinéma français – d’empêcher nos
trente « délibérément commerciaux » d’exercer une profession pour laquelle
ils ont peut-être plus de goût et d’amour que leurs films ne le laissent paraître.
Et le public ? Laissons-le tranquille. Il est utopique d’espérer l’éduquer
et l’amener à choisir ce qu’il va voir. Il a autre chose à faire et puisque c’est
d’une réforme de la production qu’il s’agit et non du degré d’intellectualité
du Français moyen, il vaut mieux faire en sorte de supprimer les mauvais
118 Chroniques d’Arts-Spectacles
films. Comment ? Grâce à l’ambition retrouvée ou, si l’on veut, à une exigence
artistique plus grande, à tous les échelons.
1. Les vedettes
La puissance des vedettes est, comme l’on sait, immense. Sans le concours
de Jean Marais, Jean Cocteau n’aurait pu imposer au public quatre films
aussi exceptionnels que La Belle et la Bête, L’Aigle à deux têtes, Les Parents
terribles et Orphée. Fort bien, mais si Jean Marais, qui est intelligent, avait su
refuser de jouer dans Le Dortoir des grandes, L’Appel du destin et Les Amants
de minuit, ces trois navets n’auraient peut-être pas vu le jour. De même, un
grand acteur comme Jean Gabin est suffisamment sollicité pour s’abstenir de
prêter son concours à des entreprises comme Miroir, Leur Dernière Nuit et La
Vierge du Rhin. Des Grisbi et des French Cancan font plus pour son prestige.
On voit l’étendue du pouvoir des vedettes, et à quel point ce pouvoir pourrait
s’exercer favorablement à l’amélioration du cinéma en général.
2. Les producteurs
Il y a ceux qui convoquent Stendhal à leur bureau demain matin. Parado-
xalement, ce sont ceux qui aspirent à la qualité, à des statuettes dorées, alors
que bien d’autres qui savent lire, écrire et compter ont une telle peur de se
tromper en jouant la qualité qu’ils préfèrent y renoncer d’emblée. Il n’em-
pêche que l’idéal serait d’avoir pour producteurs des hommes de la valeur de
Gaston Gallimard, René Julliard, Bernard Grasset. Dès lors, avec José Corti,
nous aurions un Stanley Kramer français. On sait que ces éditeurs, en plus
de leurs qualités morales et intellectuelles, sont aussi des hommes d’affaires
avisés.
3. Les exploitants
Pour la grande majorité, ce ne sont que des bistrotiers. Beaucoup ne
connaissent même pas les films qu’ils programment. « Mon public, il veut
du Maître de forges 1. » Une dizaine d’exploitants parisiens ont joué la qualité
et ont gagné (le Cardinet – le Studio Parnasse – le Bonaparte – la Pagode – le
Mac Mahon – le Studio Bertrand – le Studio 28 – le Studio de l’Étoile – les
Reflets – le Panthéon et quelques autres). S’il fallait, pour diriger une salle et
la programmer, être titulaire du brevet élémentaire, bien des choses seraient
changées…
1. Film de Fernand Rivers (1947), adapté du roman homonyme de Georges Ohnet (1882), quin‑
tessence du film populaire à caractère social.
Fenêtre sur cour d’Alfred Hitchcock 119
Pas de conclusion
En Amérique, on distingue, dans la production, les films de série A (Tant
qu’il y aura des hommes – Sur les quais – Vacances romaines) ; de série B (Le
crime était presque parfait – Une femme qui s’affiche) ; de série C (La Brigade
héroïque – Johnny Guitare – Phfft, etc.). La qualité technique d’Hollywood,
le « métier » des scénaristes font que les films de série B et C sont souvent
meilleurs que ceux de série A. Pour Hollywood, la discrimination des inten-
tions serait vaine, un petit western d’Anthony Mann étant bien supérieur à
une production aussi ambitieuse que Sur les quais. En France, il n’en est pas
de même, nous n’avons pas d’excellents fabricants de petits films. Les bons
cinéastes sont aussi les plus ambitieux.
Je n’aurai pas l’audace de conclure en proposant telle ou telle réforme,
impossible sinon vaine. J’ai tenté seulement d’esquisser un tableau de la situa-
tion telle qu’elle se présente aujourd’hui, à la veille de l’application d’une
certaine « loi d’aide à la qualité 2 » qui peut effectivement changer bien des
choses, rattraper bien des égarements, dissiper un peu de cette fabuleuse
confusion dans le cinéma français.
françois truffaut
Ce n’est pas en résumant l’intrigue de Fenêtre sur cour 3 que l’on peut
faire apparaître la totale nouveauté de l’entreprise, irracontable en sa com-
plexité. Cloué sur sa chaise longue à la suite d’une jambe cassée, le reporter-
photographe Jeffries (James Stewart) observe, par la fenêtre, le comportement
de ses voisins. Un beau jour, il acquiert la conviction que l’un d’eux a tué sa
femme irascible, odieuse et malade. L’enquête qu’il mène, bien qu’immobi-
lisé dans le plâtre, est un peu le sujet du film. Il faudrait parler aussi d’une
prestigieuse jeune femme (Grace Kelly) qui aimerait bien épouser Jeffries et
aussi des voisins d’en face, un par un. Il y a le ménage sans enfant que vient
bouleverser la mort d’un petit chien « empoisonné », la demoiselle quelque
peu exhibitionniste, une esseulée et un compositeur maudit qui, sur la fin,
uniront leurs deux tentations de suicide et fonderont peut-être un foyer, les
jeunes époux qui font l’amour à longueur de journée et enfin l’assassin et
sa victime.
Je vois bien qu’ainsi résumé le scénario doit sembler plus astucieux que
profond et cependant j’ai la conviction que ce film est l’un des plus impor-
tants des dix-sept qu’Hitchcock a tournés à Hollywood, l’un des rares en
tout cas à ne contenir aucune faille, aucune faiblesse, aucune concession. Par
exemple, il est évident que tout le film tourne autour de l’idée de mariage.
Lorsque Grace Kelly s’introduira dans l’appartement du criminel présumé, la
preuve qu’elle est venue y chercher est une alliance, celle de la femme assas-
sinée ; Grace Kelly se la passe au doigt tandis que, de l’autre côté de la cour,
James Stewart suit ses mouvements avec les jumelles. Mais rien n’indique à
la fin du film qu’ils s’épouseront et Fenêtre sur cour, au-delà du pessimisme,
est l’un des films les plus cruels qu’on ait jamais tournés. Stewart, en effet, ne
braque ses jumelles sur ses voisins que pour les saisir dans leurs moments de
déchéance, lorsqu’ils se trouvent dans les postures les plus ridicules, lorsqu’ils
apparaissent grotesques ou même odieux.
La construction du film est très nettement musicale où plusieurs thèmes
s’imbriquent et se répondent parfaitement, ceux du mariage, du suicide, de
la déchéance et de la mort, baignés dans un érotisme très raffiné (la sono-
risation des baisers est extraordinairement précise et réaliste)1. L’impassibi-
lité d’Hitchcock, son « objectivité » ne sont qu’apparentes ; c’est dans le
traitement du scénario, la mise en scène, la direction d’acteurs, les détails et
surtout un ton très insolite participant du réalisme, de la poésie, de l’humour
macabre et de la pure féerie que se révèlent un effroyable mépris, un dégoût
du monde qui passe les limites de la misanthropie.
Fenêtre sur cour est le film de l’indiscrétion, de l’intimité violée et surprise
dans son caractère le plus infamant, le film du bonheur impossible, de la
bassesse quotidienne, le film du linge sale qui se laverait dans la cour, c’est
1. Dans ses entretiens avec Truffaut, Hitchcock met en valeur la dimension visuelle du film, portrait
d’un photographe-voyeur, au détriment du dialogue, qui « doit être un bruit parmi les autres, un
bruit qui sort de la bouche des personnages dont les actions et les regards racontent une histoire
visuelle » (Hitchcock-Truffaut, op. cit., p. 183).
Du rififi chez les hommes de Jules Dassin 121
Du rififi chez les hommes, dernier film de Jules Dassin, qui est venu au cinéma
par la mise en scène de théâtre, a la rigueur des tragédies classiques. Premier
acte : préparation d’un hold-up, deuxième acte : la « consommation » du
hold-up, troisième acte : châtiment, vengeance, hécatombe hugolienne.
Pour aimer le Rififi et chanter ses louanges, il n’est pas nécessaire d’in-
voquer la modestie des moyens matériels de l’entreprise, mais il n’est pas
inutile de la signaler, ne serait-ce que pour montrer que la réussite d’un film
dépend davantage du metteur en scène que de l’ampleur de la production,
de la présence au générique d’interprètes à la « renommée mondiale », de
122 Chroniques d’Arts-Spectacles
Peter Cheyney et d’un chanteur qui se retourne toutes les vingt secondes vers
les spectateurs en leur susurrant : « Vous pigez1 ? »
Du plus mauvais roman « noir »2 qu’il m’ait été donné de lire, Jules Dassin
a tiré le meilleur film « noir » qu’il m’ait été donné de voir. Non, en vérité,
il n’est pas de genres mineurs et les cinéastes qui ont raté Votre dévoué Blake,
Les Clandestines, Bonnes à tuer, Pas de souris dans le bizness, Série noire 3, etc.,
ne doivent s’en prendre qu’à eux-mêmes.
Sous le vent et la pluie, Jules Dassin a tourné dans les rues et nous révèle
Paris comme il a révélé Londres aux Anglais (Les Forbans de la nuit) et New
York aux Américains (La Cité sans voiles). Il serait injuste de ne pas associer
à la réussite du film le chef opérateur Philippe Agostini, qui a véritablement
effectué des prouesses en tournant dans des conditions aussi inhabituelles :
intérieurs réels de bistros, extérieurs de nuit sans projecteurs, quai du métro
Port-Royal, décors exigus, etc.
Le Rififi se place sous le signe de l’intelligence : scénario, dialogues, décors,
musique, choix des acteurs. Jean Servais, Robert Manuel et Jules Dassin sont
parfaits. Les défaillances affectent la distribution féminine, inégale, et la chan-
son, proprement exécrable.
Quant à la mise en scène, c’est une merveille d’adresse et d’inventions. Le
Rififi est fait de trois morceaux de bravoure savamment développés. Chaque
plan répond à la question : comment ? Et Jules Dassin reste fidèle à son
style qui allie le documentaire au lyrisme. On ne parle plus dans Paris que
du hold-up silencieux, splendidement bruité, où les objets, les gestes et les
regards composent un ballet extraordinairement réglé.
Mais pour moi la plus sûre valeur du film est ailleurs, dans le ton de l’œuvre.
Les personnages du Rififi ne sont pas méprisables. La relative libéralité de la
censure française a permis à Dassin de faire un film sans complaisances, immoral
peut-être (?), mais profondément noble, tragique, chaleureux, humain. Derrière
le sourire amer de Jean Servais, méridional de Robert Manuel, triste avec des
éclairs de gaieté de Jules Dassin lui-même, on devine le cinéaste, un homme
tendre et indulgent, doux et confiant, capable de nous raconter un jour l’histoire
plus exaltante de personnages mieux servis par leur destin. C’est cela qu’il ne
faut pas oublier, c’est de cela qu’il faut remercier Jules Dassin, c’est cela enfin qui
justifie amplement la présence au Festival de Cannes du Rififi chez les hommes 4.
françois truffaut
1. L’auteur britannique Peter Cheyney (1896‑1951) est le créateur du personnage de l’agent secret
Lemmy Caution, incarné par le chanteur-acteur américain Eddie Constantine (La Môme vert-de-gris
et Les femmes s’en balancent de Bernard Borderie, Vous pigez ? de Pierre Chevalier…).
2. Du rififi chez les hommes est adapté du roman éponyme d’Auguste Le Breton (Gallimard, 1953).
3. Respectivement signés : Jean Laviron, Raoul André, Henri Decoin, Henri Lepage et Pierre Foucaud.
4. Voir aussi l’article « Jules Dassin et le Rififi », p. 94.
Voyage en Italie de Roberto Rossellini 123
1. Écrivain français (1884‑1968), auteur notamment des Destinées sentimentales (Grasset, 1934‑1936),
membre des Hussards et collaborateur de l’hebdomadaire Arts.
2. Titre original : Viaggio in Italia.
3. De Federico Fellini (1954).
124 Chroniques d’Arts-Spectacles
1. Compositeur italien (1908‑1982), frère du cinéaste Roberto Rossellini, dont il composa une grande
partie des musiques de ses films, du Navire blanc (1942) à Vive l’Italie ! (1961).
Cannes : palmarès anticipé selon les règles du jeu 125
Si l’on se demande à quoi peut ressembler le plus mauvais film d’un met-
teur en scène fort coté et néanmoins exceptionnellement peu doué, il faut
aller voir Oasis, d’Yves Allégret.
Faut-il raconter un scénario auquel chaque plan apporte une nouvelle
1. Film-ballet soviétique de Leo Arnchtam (1955), sur une musique de Sergueï Prokofiev, avec les
danseurs de la troupe du théâtre Bolchoï.
2. Le Roméo et Juliette et Une grande famille (Bolchaya Semya) de Joseph Heifitz.
3. Continento perduto d’Enrico Gras et Giorgio Moser (1955).
4. Le Festival de Cannes 1955 a attribué la Palme d’or à Marty de Delbert Mann, le Prix spécial
du jury à Continent perdu (Continente perduto) de Leonardo Bonzi, Enrico Gras et Giorgio Moser,
le Prix de la mise en scène (ex æquo) à Sergueï Vassiliev pour Les Héros de Chipka (Gueroite na
Chipka) et Jules Dassin pour Du rififi chez les hommes.
Oasis d’Yves Allégret 127
1. Joseph et Georges Kessel, d’après Le Commandant de John Knittel (Albin Michel, 1948).
128 Chroniques d’Arts-Spectacles
que celle-ci, élémentaire : « Ne regardez pas la caméra » ; d’où ces regards
fuyants, hypocrites et gênants au possible. Ce n’est pas tout. Lorsque Pierre
Brasseur, Cornell Borchers, Michèle Morgan sont assis à une table de café,
il y a derrière eux des figurants qui sont censés boire un verre ou jouer de la
musique et alors là, c’est pire que tout. Littéralement ils ne savent que faire
et même je jurerais qu’ils se demandent encore, à l’heure qu’il est, ce que
l’on attendait d’eux.
En vérité, je n’ai jamais vu de film dépourvu à ce point du réalisme le plus
élémentaire, aussi dénué d’ambiance. Le CinémaScope, indiscutablement,
pose des problèmes de mise en scène ; c’est trop peu de dire qu’Yves Allégret
ne les a pas résolus puisqu’il les a purement évincés.
Il y a dans Oasis deux sortes de plans : ceux où les personnages sont debout
et ceux où ils sont assis. Les premiers sont des plans de raccord, il ne s’y passe
rien. Les seconds favorisent le dialogue qui assume seul la progression de
l’intrigue ; il ne s’y passe rien non plus.
Est-ce le CinémaScope qui a le maléfique pouvoir de tout frapper autour de
soi de fadeur et d’insipidité ? Franchement, je ne le crois pas. Les perfection-
nements techniques du cinéma (son, couleur, CinémaScope) ont, a priori, cet
intérêt d’exiger des cinéastes qu’ils donnent le maximum d’eux-mêmes. Le
CinémaScope ne révélera pas mais confirmera que tel cinéaste est plus doué
que tel autre. Cet immense écran, il faut apprendre à l’habiter, le meubler et
lui insuffler un peu de vie. Il faut sans doute commencer par croire en quelque
chose pour y faire croire le public. Oasis est une entreprise trop évidemment
insincère « au départ » pour présenter quelque intérêt « à l’arrivée ».
françois truffaut
1. Pièce en trois actes que Jean Renoir venait de créer au Théâtre de la Renaissance (Paris), le
12 mars 1955.
French Cancan de Jean Renoir 129
1. Georges van Parys (1902‑1971), compositeur d’opérettes (Lulu, L’Eau à la bouche…), de chansons
populaires (La Complainte de la butte, La Complainte des infidèles…) et de musiques de films,
notamment pour René Clair, Jean Renoir et Henri Decoin.
130 Chroniques d’Arts-Spectacles
françois truffaut
Du Rififi à la compétence
Arts no 516, 18‑24 mai 1955
1. Sergeant York d’Howard Hawks (1941), d’après l’histoire d’Alvin Cullum York (1887‑1964), l’un
des soldats américains les plus décorés de la Première Guerre mondiale.
2. The Big Sky d’Howard Hawks (1952).
3. Acteur américain (1910‑1979) qui apparaît dans de nombreux westerns (1942‑1945). Il incarne ici
Zeb Calloway, un trappeur qui connaît les territoires indiens – rôle qui lui valut une nomination à
l’Oscar du meilleur second rôle.
4. Écrivain français (1903‑1976) et cofondateur de l’OuLiPo. Truffaut le rencontre au ciné-club
Objectif 49 et noue des liens amicaux avec lui. L’œuvre de Queneau sera une source d’inspiration
pour le cinéaste qui, en guise d’hommage, fera figurer son portrait dans la chapelle consacrée aux
êtres chers de La Chambre verte. Le billard électrique est une passion que Queneau partageait
avec les critiques des Cahiers du cinéma, futurs réalisateurs : « La Nouvelle Vague se résumait-elle à
l’amour des billards électriques (vous ne disiez pas “flipper”, surtout pas) ? » se demande d’ailleurs
Éric Neuhoff dans sa Lettre ouverte à François Truffaut (Albin Michel, Paris, 1987).
5. Voici le dialogue exact, prononcé par Tony le Stéphanois (Jean Servais) : « Il faut se mouiller
132 Chroniques d’Arts-Spectacles
pour du solide : le fonds de commerce, le coffre ! Bien sûr, cela demande une sacrée préparation :
dégoter leur vacherie de système d’alarme et, surtout, un spécialiste pour le coffre. Déjà entendu
parler de César le Milanais ? »
Le Dossier noir d’André Cayatte 133
Ils sont quatre spécialistes, mais la sueur qui leur coule du visage, les regards
tristes ou d’une gaieté enfantine qu’ils échangent, nous disent assez que ce
sont aussi des hommes. Ils ont leur trésor – au double sens du mot, concret
et virtuel – ils sont, à leur manière, indispensables, irremplaçables, compétents,
oui, ils sont des hommes avec toute la dignité que cela suppose et comporte.
françois truffaut
1. Savigny-sur-Orge (Essonne) abritait alors un Centre d’éducation surveillée pour mineurs délin‑
quants. L’allusion masque un épisode autobiographique : en 1948, suite à la faillite du Cercle
Cinémane, le ciné-club qu’il avait fondé avec son ami Robert Lachenay, le jeune Truffaut fut placé
au Centre d’observation des mineurs de Paris, à Villejuif (Val-de-Marne). Cet épisode sera mis en
scène dans Les Quatre Cents Coups (1959).
134 Chroniques d’Arts-Spectacles
est décidément très fort ; il sait l’art de se garer à droite comme à gauche.
Cependant, l’on peut toujours mettre en doute la formulation de son exposé,
mais c’est presque trop facile !
Le Dossier noir est un échiquier dont les pions sont les personnages ; cet
échiquier a été bâti par Charles Spaak1, il y manque donc des cases ; le même
Charles Spaak ayant taillé les pions, ne nous étonnons pas de ne pouvoir dis-
tinguer du cheval ou de la reine lequel est le plus fou. André Cayatte, de son
côté, utilise alternativement toutes les formes possibles de narration, troquant
l’une pour l’autre selon les nécessités de l’instant ; c’est pourquoi Le Dossier
noir évoque tour à tour les bandes dessinées du genre Le crime ne paie pas2, une
enquête de Pierre Scize3, un problème de mots croisés, un dessin humoristique,
un fait divers romancé dans Ici Paris, un jeu de L’Express, que sais-je encore ?
Ce n’est d’ailleurs pas que le principe soit a priori condamnable ; le cinéma
est maintenant en âge d’aborder une forme de récit plus libre qui emprunterait
au roman, au journalisme, à la plaidoirie et au documentaire. Que je veuille
tourner demain un film sur l’arithmétique, les producteurs seront d’accord si
je puis obtenir Michèle Morgan, Gérard Philipe et Fernandel dans les différents
rôles de la règle de trois. Il y aurait donc place, dans le cinéma français, pour un
film comme Le Dossier noir, mais encore faudrait-il que son intérêt esthétique fût
à la mesure de sa fabuleuse ambition et aussi qu’on ne sollicitât point d’avance
notre admiration au nom de je ne sais quelle audace, quel courage, quelle dif-
ficulté ; l’audace, le courage et la difficulté étant d’abord de faire un bon film.
Malheureusement, Le Dossier noir est un mauvais film et même plus mau-
vais que les mauvais, plus mauvais que Napoléon, Oasis ou Le Pain vivant 4.
Pour faire un jour un bon film, il faudrait qu’André Cayatte :
1. Scénariste belge (1903‑1975), collaborateur attitré du réalisme poétique (Jacques Feyder, Jean
Grémillon, Julien Duvivier…). Avec Jean Aurenche et Pierre Bost, il fut la cible des attaques de
Truffaut contre les scénaristes véristes, notamment dans son pamphlet « Une certaine tendance
du cinéma français » (1954).
2. Bande dessinée relatant des affaires criminelles, publiée dans le quotidien France-Soir.
3. Pierre Scize (1894‑1956), journaliste français, titulaire de la chronique judiciaire du Figaro.
4. Respectivement signés : Sacha Guitry, Yves Allégret et Jean Mousselle.
La prime à la qualité va-t‑elle réformer le cinéma français ? 135
1. France Roche (1921‑2013) fut journaliste et critique (Ciné Mondial, Cinémonde), actrice de second
plan et scénariste, notamment pour Michel Boisrond (Les Amours célèbres, 1961) et Édouard Moli‑
naro (La Chasse à l’homme, 1964).
2. Mikhaïl Semionovitch Ounskovski, dit Mischa Auer (1905‑1967), acteur d’origine russe, inaugure
sa carrière à Hollywood en 1928. Puis il tourne également en Europe (Italie, France), à partir de
1949. Son rôle de Russe excentrique dans Vous ne l’emporterez pas avec vous (You Can’t Take It
with You) de Frank Capra (1938) a marqué la mémoire des cinéphiles. C’est sans doute son visage
émacié, de type slave, qui incite Truffaut à le comparer ici à un « croque-mort ».
138 Chroniques d’Arts-Spectacles
françois truffaut
1. Truffaut évoque ici la grande comédienne américaine Ava Gardner (1922‑1990), la brune aux
yeux verts qui irradia de sa beauté le cinéma hollywoodien des années 1940‑1950 et fut baptisée
« le plus bel animal du monde » par le service publicitaire de La Comtesse aux pieds nus (The
Barefoot Contessa).
140 Chroniques d’Arts-Spectacles
La Comtesse aux pieds nus nous annonce une production « Figaro Incor-
porated » sur L’Indifférent 1 et quelques mesures des Noces. Ainsi, son goût
du « dix-huitième » a incité Mankiewicz à placer sous le triple patronage
de Beaumarchais, Watteau et Mozart ce film dont il est le scénariste, dia-
loguiste, metteur en scène et producteur. (Il est bien évident que La Com-
tesse aux pieds nus, tant par l’originalité de son intrigue que par la violence
des attaques contre Hollywood, n’aurait pu être produit ni par Zanuck, ni
par Hugues.) Il s’agit donc a priori d’une entreprise audacieuse, noble et
mille fois sympathique ; comme Yves Gibeau 2, en une saine vengeance,
réglait ses comptes avec l’armée, Mankiewicz règle les siens avec Hol-
lywood, qui l’avait condamné à n’être que brillant alors qu’il rêvait de
faire éclater les murs.
Grâce au succès de ses comédies psychologiques, Joseph L. Mankiewicz
s’était assuré à Hollywood une situation privilégiée : il n’en a que plus de
mérite d’avoir risqué une aventure plus originale et périlleuse d’autant
que La Comtesse aux pieds nus, comme on pouvait s’y attendre à la seule
lecture du sujet, est fort mal accueilli par ceux-là mêmes qu’enchantèrent
ses précédents films agréables et spirituels, mais aussi plus faciles : Ève,
Chaînes conjugales, L’Affaire Cicéron. Que les spectateurs des Champs-
Élysées ricanent lorsque, sur l’écran, un monsieur fait à une dame l’aveu
de sa défectuosité corporelle, en dit long sur la part que prend le public à
la banalité et la vulgarité des scénarios habituels. Cela prouve encore que
le temps n’est pas venu où l’on pourra adapter Armance 3. Si, dans Le Rouge
et le Noir (film), Claude Autant-Lara n’a pas osé filmer Mathilde tenant sur
ses genoux la tête coupée de Julien Sorel, Mankiewicz, lui, se montre plus
stendhalien car l’initiative finale de la comtesse serait assez dans le caractère
de Mathilde de La Mole.
On a eu tort d’annoncer que La Comtesse aux pieds nus serait un film « à
clefs ». Bien sûr, il est aisé de reconnaître deux producers à qui celui du film
a emprunté quelques traits (démagogie, bigoterie et lubricité), mais Maria
Vargas n’est pas plus Rita que Bravano n’est Ali Khan. Ce qui est certain,
c’est que Joe Mankiewicz s’est avantageusement – et justement – dépeint
dans le personnage du scénariste-metteur en scène que joue admirablement
Humphrey Bogart.
Ce film subtil et intelligent est fort bien mis en scène, joué à la perfection
avec un rien de théâtral, les couleurs en sont belles (malgré le déplorable
1. L’Indifférent, tableau d’Antoine Watteau peint en 1717, représentant un jeune homme vêtu d’un
habit de satin bleu clair.
2. Écrivain français (1916‑1994), auteur d’Allons z’enfants, où il raconte ses souvenirs d’enfant de
troupe.
3. Armance ou Quelques scènes d’un salon de Paris en 1827, roman de Stendhal paru en 1827.
Son héros, Olivier de Malivert, y souffre d’impuissance.
Les sept péchés capitaux de la critique 141
tirage des copies). La Comtesse aux pieds nus est le meilleur film que l’on
puisse voir actuellement.
françois truffaut
Il est toujours question des vedettes et des cinéastes, les goûts et dégoûts des
uns, les manies des autres. Cependant, il existe, en marge du cinéma, une profes-
sion ingrate, laborieuse et mal connue : celle de « critique cinématographique ».
Qu’est-ce que le critique ? Que mange-t‑il ? Quels sont ses mœurs, ses goûts et ses
manies ? L’article qui suit a pour but de faire mieux connaître cet artisan désin-
téressé qui travaille dans l’ombre des salles dites obscures.
Ignorance de l’Histoire
1) Le critique se complaît dans l’ignorance totale de l’histoire du cinéma.
Il est facile de s’en rendre compte à la faveur du remake. Si le remake est
annoncé, officiel, le critique (pour paraître savant) écrira que l’on a « repris »
l’ancien film « plan par plan », ce qui ne s’est jamais produit. Si le remake
n’est pas annoncé, le critique ne s’en apercevra pas. (Exemple : Prisonniers du
marais de Jean Negulesco était le remake de L’Étang tragique de Jean Renoir,
La Flèche brisée de Delmer Daves celui de La Maison des étrangers de Joseph
142 Chroniques d’Arts-Spectacles
angoissants par une autre disposition des éclairages (?) et sans nuire à
l’authenticité. » Louis Chauvet confond peut-être le metteur en scène et
le chef électricien ?
Razzia sur la chnouf 1, dont André Lang a chanté les louanges, est-il un
titre plus intelligent ? Et que penser d’une pièce qui s’intitulerait Fragile 2 ?
Éclatement de la critique
7) Le cinéma – comme du reste tous les arts – devient trop compliqué pour
des cerveaux qui donnèrent en 1925 le meilleur d’eux-mêmes.
Il ne serait pas étonnant que l’on assistât bientôt à l’éclatement de la cri-
tique. Jacques Lemarchand 5 a confessé qu’il n’avait rien compris à la pièce
1. Pièce d’Henri Lefebvre créée le 16 septembre 1954 au Théâtre des Mathurins (Paris). La critique
de Jacques Lemarchand fut publiée dans Le Figaro littéraire du 25 septembre 1954.
2. Écrivain français (1882‑1971), collaborateur du Figaro littéraire.
3. Roman de Michel Carrouges (Gallimard, Paris, 1954).
4. Roman d’Alain Robbe-Grillet (Éditions de Minuit, Paris, 1955).
146 Chroniques d’Arts-Spectacles
a pprenant par bribes la vérité. Vicky aimerait que Jeff tuât Carl avec qui,
depuis le meurtre, la vie est devenue impossible. Jeff ne parvient pas à tuer
Carl, mais lui dérobe la lettre par laquelle il « tenait » Vicky et la rend à
celle-ci, en lui annonçant son intention de ne plus la revoir. Vicky s’enfuit
pour Chicago et prend un train dont elle ignore qu’il est piloté par Jeff. Carl
la rejoint dans le train et l’étrangle.
Le lecteur qui a « des images » comme celui qui a « des lettres » aura
reconnu, à peu de chose près, l’intrigue de La Bête humaine, le roman d’Émile
Zola comme le film que Jean Renoir en tira en 1938.
Désirs humains est un remake du film de Jean Renoir plutôt qu’une nou-
velle adaptation du roman de Zola. Chez Zola, Jacques Lantier se trouvait
dans la campagne et, regardant passer le train, apercevait en un éclair le geste
frappeur de l’assassin, assisté de sa femme. C’est Jean Renoir qui inventa de
placer le héros dans le couloir du train, de lui faire apercevoir la complice.
C’est par là que le générique de Désirs humains est quelque peu déshonnête,
car Alfred Hayes – dialoguiste de ce remake – pourrait fort bien n’avoir pas
ouvert le roman de Zola, tandis que sa parfaite connaissance du film de Renoir
est évidente.
Il serait ridicule « d’éreinter » le film de Fritz Lang au nom du savoir-
vivre et de la courtoisie dont les auteurs et producteurs de Human Desire
n’ont pas fait preuve dans cette affaire. Il y a quelques années de cela, Fritz
Lang, avec La Rue rouge, tournait un remake de La Chienne, encore un film
de Renoir !
À tout bien réfléchir, il semble que Jean Renoir et Fritz Lang aient en
commun le goût d’un même thème : vieux mari, jeune femme et amant (La
Chienne, La Bête humaine, La Femme sur la plage pour Renoir ; La Rue rouge,
La Femme au portrait, Human Desire pour Lang, etc.). Jean Renoir et Fritz
Lang ont aussi en commun une prédilection pour les actrices-chattes, les
héroïnes du type félin. Gloria Grahame est la parfaite réplique yankee de
Simone Simon1 et Joan Bennett fut une héroïne de Renoir comme de Lang2.
Là s’arrêtent les comparaisons, car l’auteur de La Bête humaine et celui de
Désirs humains ne cherchent pas la même chose. À l’égard du roman de Zola,
Renoir avait opéré ce qu’il est convenu de nommer une ascèse. Par rapport au
film de Jean Renoir, Fritz Lang renouvelle cette ascèse. Il n’y a – dans Désirs
humains – plus aucune trace de l’atavisme du héros ; cette fois, Jacques Lan-
tier, devenu Jeff Warren, revient du front de Corée, il est à peu près équilibré
d’autant que ce n’est plus lui qui tuera sa maîtresse, mais le mari.
1. Actrice française (1911‑2005), qui fit carrière en Europe et à Hollywood, interprète, entre autres,
de La Féline (Cat People) de Jacques Tourneur (1942).
2. Joan Bennett (1910‑1990) fut notamment l’interprète de La Femme sur la plage de Jean Renoir
(1947) et de plusieurs films de Fritz Lang, dont Chasse à l’homme (1941) et La Femme au portrait
(1944).
Désirs humains de Fritz Lang 147
1. Dans son Jean Renoir (Seghers, Paris, 1967, p. 79), Pierre Leprohon reprend cette citation du
cinéaste en évoquant, comme source, une « confidence faite en 1951 à André Bazin et Alexandre
Astruc ».
148 Chroniques d’Arts-Spectacles
révèle comment deux des plus grands cinéastes actuels, traitant le même
sujet, divergent sur la conception du fond comme sur celle de la forme, mais
réussissent l’un et l’autre un des meilleurs films de leur carrière.
françois truffaut
Tyrone Power est une brute irlandaise. L’esprit de finesse n’est point son
fort, non plus que l’esprit de géométrie. Il entre à West Point comme domes-
tique, mais un incident l’amène à s’engager. Une bagarre avec un caporal
lui vaut non d’être fusillé mais remarqué par une autre brute : Ward Bond,
« officier des sports ». Ty est à présent entraîneur ; il est un chef mais aussi
un père pour ses hommes, voire un frère, un ami, un confident ; comme il est
resté au fond de son âme un valet, il épouse une servante, Maureen O’Hara,
comme lui irlandaise.
Un jour, Maureen, en clinique, accouche d’un fils. À la maison, Tyrone fête
ce joyeux événement. Sûr qu’il sera cadet à West Point, celui-là ! Justement, les
cadets aux ordres de Tyrone lui apportent un petit sabre pour le petit garçon
qui, justement, est déjà en train de mourir dans son lit comme un vrai général.
Maureen ne pourra avoir d’autres enfants, mais elle se console de la mort
de son fils en regardant de son lit passer les cadets sous sa fenêtre ; pour elle,
ils sont des fils et même… etc.
Tyrone a empêché le cadet Bill Leslie de démissionner de West Point ; il
l’a invité à dîner chez lui, l’a présenté à une jeune institutrice, qui lui don-
nera des cours du soir et se fera épouser. Ils ont un enfant, mais comme le
père meurt à la guerre – grâce à Tyrone – l’enfant deviendra virtuellement
celui de Maureen O’Hara et de Power. Il sera cadet à son tour et gagnera
des galons sur les champs de bataille. La vieille Maureen O’Hara meurt
enfin et, mis à la retraite, Tyrone va raconter sa vie au président des États-
Unis en sollicitant de sa haute bienveillance le privilège de rester trouffion
à West Point.
Si j’ai raconté si largement le scénario de Ce n’est qu’un au revoir 1, c’est
que, mieux qu’un long pamphlet, il révèle le degré de sottise auquel atteint
le film. Plusieurs fois, pendant la projection, je me suis surpris à songer à
un sketch de Poiret et Serrault : Ponton, général, dans lequel une famille de
militaires décide, par vote secret, dans quelle arme sera versé un bambin
de huit ans dont on n’imagine pas qu’il devienne autre chose que : colonel
comme papa, amiral comme pépé, ou aviateur comme tonton : « Moi, je
trouve que le pompon lui irait bien ! – Pourquoi ? Il porterait aussi bien le
képi ! – Moi, je crois que l’aviation, pour Xavier, ce serait mieux ! C’est sain
et il y a de l’air. »
Au reste, même si Ce n’est qu’un au revoir n’était pas signé John Ford, on
reconnaîtrait aisément sa griffe à chaque image, non par la technique qui est
ici plus nulle que jamais, mais par le scénario qui foisonne en notations pail-
lardes, grivoises et cocardières, typiques des tempéraments irlandais, « ces
Marseillais du Nord ». Finissons-en avec la technique. Ce n’est qu’un au revoir
est un CinémaScope ; à droite et à gauche : du vide coloré ; tout se passe
au centre, comme autrefois ! Le montage, particulièrement dans le match
de football, est hasardeux jusqu’au ridicule, la musique placée n’importe où
et n’importe comment, le jeu excessivement retenu et faussement sobre, les
mouvements d’appareils gauches et avares, voilà bien le film américain le plus
mal mis en scène de l’année.
C’est donc à John Ford, et lui seul, auquel il convient de s’en prendre ; il
suffit de songer à ce que Raoul Walsh a réussi à tirer récemment du Cri de
la victoire pour se rendre compte que le pire scénario peut être sauvé par la
mise en scène.
J’ai toujours tenu en piètre estime l’œuvre de John Ford pour ce qu’elle
est fondée sur la seule bonne humeur ; rien qui atteigne jamais à la truculence
ou à l’érotisme : tout demeure pittoresque et grivois. John Ford, c’est Saint-
Exupéry qui n’aurait pas dépassé la maternelle ; au lieu de rêver aux étoiles
et de converser avec le vide et les nuages, il « bave » devant les galons, les
insignes, les dorures et les bottes. John Ford fait aussi penser à Marcel Pagnol,
dont il a la faconde incontrôlée.
Au lieu de se lamenter sur le John Ford d’antan, on ferait mieux d’aller
revoir ses films et d’éprouver plus souvent leurs jugements. On s’apercevrait
que La Patrouille perdue est un film sinistre, Le Mouchard ne « tient » plus
que par la musique et Le Long Voyage par la photo, qu’il ne reste plus de
Qu’elle était verte ma vallée, des Raisins de la colère et de La Route au tabac que
des monuments d’ennui et que, tout compte fait, l’œuvre de Raoul Walsh,
d’Anthony Mann, de King Vidor tiendra une place plus importante dans
l’histoire du cinéma que celle de John Ford, le plus surestimé des cinéastes
de seconde zone.
françois truffaut
150 Chroniques d’Arts-Spectacles
Reprises
Aucun des trois films américains et anglais sortis cette semaine ne méritant
d’être analysé, nous avons choisi de commenter brièvement cinq films qui
passent en « reprises » dans une ou plusieurs salles parisiennes à partir du
mercredi 17 août.
Vieux d’une quinzaine d’années, La Proie du mort (Rage in Heaven) de
W. S. Van Dyke n’a pas été projeté à Paris depuis sept ans. Je ne l’ai vu qu’une
fois lors de sa sortie, en 1946, et il se peut qu’il ait beaucoup vieilli, d’autant
que le scénario était, me semble-t‑il, assez médiocre. Néanmoins, il y avait
là une actrice admirable et inconnue des spectateurs français, si belle et si
pathétique qu’on ne manquait, au sortir de la salle, d’aller regarder son nom
sur l’affiche : Ingrid Bergman. Cette nouvelle vision de La Proie du mort sera
donc pour certains comme un « pèlerinage aux sources ».
Ce bon vieux Sam (Good Sam) de Leo McCarey, l’auteur de Cette sacrée
vérité, est assurément l’une des quatre ou cinq meilleures comédies améri-
caines classiques. Gary Cooper y joue le rôle d’un homme qui ne rate jamais
l’occasion de rendre un service, même si cela doit entraîner mille catastrophes
sociales et domestiques. Plusieurs de mes confrères ont cru y voir une bio-
graphie filmée d’André Bazin. Quand le film, à une ou deux reprises, atteint à
l’émotion, le raffinement demeure et nous pleurons volontiers, d’autant que
nous allons rire trois minutes plus tard.
Jamais la thématique « hitchcockienne » ne nous est apparue avec autant
de clarté que dans L’Inconnu du Nord-Express (Strangers on a Train). Dans le
train qui va de Washington à New York, le champion de tennis Guy Haines
fait la connaissance d’un curieux personnage, Bruno. Guy voudrait divorcer
et n’y parvient pas. Bruno voudrait se débarrasser de son père, mais com-
ment ? Bruno propose à Guy cet étrange marché : « Je vous débarrasse de
votre femme et vous me débarrassez de mon père. Qu’est-ce qui fait prendre
les criminels ? Le mobile. Nous supprimons le mobile en échangeant nos
meurtres. Criss cross. »
En allant voir L’Inconnu du Nord-Express, vous saurez ce qui arrive à Guy
et Bruno, personnages plus diaboliques que ceux de Clouzot et combien plus
« consistants » !
Jamais suspense ne fut plus efficace que dans L’Inconnu du Nord-Express
(admirablement mis en scène), qui préfigure et annonce le film suivant d’Al-
fred Hitchcock, I Confess (La Loi du silence), dans lequel l’assassin supposé
et l’assassin réel sont également liés l’un à l’autre mais non plus par un pari
macabre mais par l’inviolable secret de la confession.
Reprises 151
Si Scarface n’est pas un film méconnu et figure en bonne place dans les
histoires du cinéma, son auteur, Howard Hawks, n’en est pas moins devenu
le plus sous-estimé des cinéastes hollywoodiens. Non, Scarface ne fut pas un
« coup de chance » et ses beautés évidentes ne doivent pas nous faire oublier
celles plus secrètes de The Big Sleep ou de Red River ou de The Big Sky 1.
Entrepris en 1930, Scarface abonde en trouvailles sonores. Il s’agit de la
biographie romancée d’Al Capone et de ses acolytes.
N’oublions pas qu’Howard Hawks est un moraliste sévère ; loin de mar-
quer quelques sympathies pour ses personnages, il les accable de tout son
mépris ; pour lui, Tony Camonte est un abruti, un dégénéré ; regardez
comme il a dirigé Paul Muni de manière à le faire ressembler à un singe,
les bras en demi-cercle, le visage grimaçant. On remarquera dans la mise
en scène de Scarface le thème des croix (sur les murs, sur les portes, par
les éclairages, etc.), obsession visuelle qui, à la manière d’un motif musical,
« orchestre » la balafre de Tony en évoquant la mort. Le plus beau plan de
l’histoire du cinéma est sans doute celui de la mort de Boris Karloff dans ce
film ; pour lancer une boule dans un jeu de quilles, il fléchit les jambes mais
ne se relèvera pas puisqu’une rafale de mitraillette achève le geste d’affaisse-
ment ; la caméra rattrape la boule qui renverse brutalement toutes les quilles,
sauf une qui tournoie longuement avant de tomber à son tour (il faut préciser
que Boris Karloff était le dernier survivant d’une bande rivale décimée par
Scarface).
Sans la possibilité de remonter aux intentions d’un auteur, il n’est pas
de critique possible. C’est pourquoi personne ne devrait écrire sur Robert
Bresson puisqu’il est le metteur en scène au monde le plus secret et dont le
secret précisément est le moins déchiffrable. Ses films n’en sont pas moins
admirables, aussi les admire-t‑on mais avec moins de ferveur, sans doute,
que si l’on était « dans le coup ». Que cherche Robert Bresson ? Quel est
son but ? On devine que l’essentiel tourne autour de la direction d’acteurs
et que l’auteur des Dames du bois de Boulogne se propose de créer quelque
chose, un style qui ne puisse être comparé à rien de ce qui se fait par ailleurs,
mais encore ? N’est-ce pas pour le plaisir de voir les théoriciens s’élancer
sur une fausse piste qu’il a lancé un jour : « Le cinéma est le mouvement
intérieur 2 » ? N’a-t‑on pas trop hâtivement interprété cette profession de foi
en concluant que c’est la vie intérieure de ses personnages, leur âme qui pré-
1. Respectivement Le Grand Sommeil (1946), La Rivière rouge (1948) et La Captive aux yeux clairs
(1952).
2. Citation exacte : « Pour moi, le cinéma est mouvement intérieur. Dans le domaine intérieur, la
caméra prend tout. » (Jean Douchet : « “Pour moi, le cinéma est mouvement intérieur”, nous dit
Robert Bresson, qui achève de tourner le Journal d’un curé de campagne », Gazette du cinéma no 2,
juin 1950.) Le cinéaste reprendra ce concept dans ses Notes sur le cinématographe (Gallimard, Paris,
1975) : « Seuls les mondes qui se nouent et se dénouent à l’intérieur des personnages donnent au
film son mouvement : c’est ce mouvement que je m’efforce de rendre apparent. »
152 Chroniques d’Arts-Spectacles
La Biennale de Venise :
excellente première semaine
Arts no 532, 7‑13 septembre 1955
caine à Rome, déjà célèbre pour ses impairs et manques, a fait supprimer
de la sélection hollywoodienne Blackboard Jungle de Richard Brooks1 pour
ce qu’il révèle avec lucidité et pessimisme l’ambiance cruelle de certains
établissements scolaires des États-Unis. Ce film, que l’on sait violent et
généreux, était dit-on susceptible de remporter le Prix de la mise en scène.
On interprète le geste de Mrs. Clare Booth Luce2 comme une vengeance à
l’égard d’Hollywood qui la ridiculisa dans un excellent film musical : Call
Me Madam. On se console en signant des pétitions afin de voir le film hors
festival s’il le faut.
Et les films ? Nous les voyons dans leur langue d’origine, sous-titrés en ita-
lien. Faut-il chercher à comprendre le dialogue – allemand, anglais, danois ou
russe – ou vaut-il mieux tenter de déchiffrer le texte italien en bas de l’image ?
À ne point se décider – très vite – pour l’une ou l’autre solution, on risque de
ne plus rien comprendre du tout. Avant de fréquenter les festivals, je pensais
qu’il fallait à mes confrères une certaine audace pour juger un film japonais
sous-titré en italien. À présent, je me sens, à mon tour, très disposé à louer
ou éreinter des films dont je n’ai pas compris un mot du dialogue. C’est que
je me suis aperçu que, dispensé de la nécessité de suivre une intrigue mot à
mot, notre regard s’aiguise extraordinairement : plus rien de visuel ne nous
échappe, aucun détail, de sorte qu’en une seule vision nous pouvons avoir
d’une mise en scène la conscience aussi nette qu’ordinairement après trois
séances.
Ce système sert évidemment les critiques « formalistes » de préférence
aux autres.
Depuis le début du festival, nous avons pu voir trois films très importants :
Ordet, de Carl Th. Dreyer, To Catch a Thief 3 d’Alfred Hitchcock et Les Mau-
vaises Rencontres, d’Alexandre Astruc.
Ordet est le remake d’un film suédois 4 qui fit en 1946 une carrière éclair à
Paris. Il s’agit non pas d’un film à thèse, mais plutôt d’une sorte de parabole
filmée, une fable métaphysique qui prend pour sujet l’égarement où peuvent
conduire de vaines rivalités dogmatiques. La scène finale, un miracle, donne
tout son sens à ce beau film difficile et austère dont on ne peut croire qu’il
sera oublié à l’heure du palmarès.
La Main au collet est le premier film d’Alfred Hitchcock réalisé en Vis-
taVision1. On sait peut-être qu’il fut tourné en grande partie sur la Côte
d’Azur. Il s’agit d’un Hitchcock rose, sans suspense, une sorte de comédie
policière, élégante et acerbe. On songe à Arsène Lupin, en applaudissant
aux exploits de Cary Grant. En dépit de la légèreté du propos, l’habileté de
« l’homme qui en savait trop » a triomphé des habituelles réticences. Pour
la première fois, un film d’Hitchcock est bien accueilli dans un festival. (Les
Enchaînés furent incompris à Cannes en 1946, comme Fenêtre sur cour, ici
même l’an dernier.)
De l’un des meilleurs Cecil Saint-Laurent (Une sacrée salade) Alexandre
Astruc a tiré un film qui a été l’un des plus applaudis depuis ce début de fes-
tival. Il ne faut surtout pas considérer Les Mauvaises Rencontres comme une
éblouissante prouesse technique, un exercice de style. Si son premier long
métrage fait d’Alexandre Astruc l’un des trois ou quatre meilleurs techni-
ciens français avec Jacques Becker, Henri-Georges Clouzot et Max Ophuls,
Les Mauvaises Rencontres est surtout le premier film à prendre pour thème
unique l’univers moral d’intellectuels qui se renient et se haïssent eux-mêmes
d’abord, puis entre eux. C’est un peu le mandarinat sous la politique ou
les illusions perdues. Chaque personnage se ment à lui-même et ment aux
autres ; lorsqu’il arrive à l’un d’eux de parler avec franchise, c’est par le
truchement de formules littéraires qui ne fait guère illusion. Les Mauvaises
Rencontres est un film lucide et généreux, sans aucun cynisme ni complai-
sance, avec ce rien de naïveté et de fracassant sans quoi un premier film ne
serait pas lui-même.
Comme Cecil Saint-Laurent a écrit Une sacrée salade à Venise, à l’hôtel
Danieli, l’idée lui est venue naturellement d’appeler son médecin marron
Danieli. Ici, le nom risquait de choquer ; aussi, sur le sous-titrage italien,
Danieli est-il devenu Daniély. Le film d’Alexandre Astruc a remporté un gros
succès, et de l’avis général, c’eût été extrêmement déplorable de le retirer de
la compétition.
Deux grandes vedettes sont attendues : Jean Delannoy et Ava Gardner.
La plus mauvaise plaisanterie du festival concerne les inondations dont
les rues de Venise auraient été les plus récentes victimes. Même ici, l’esprit
parisien ne perd pas ses droits.
françois truffaut
1. Procédé de prises de vues cinématographiques en 35 mm lancé par Paramount en 1954 ; il se
caractérisait par un défilement horizontal de la pellicule et une image rectangulaire plus grande
que le format standard.
Angine, orage et polémique au festival de Venise 155
1. Le cinéaste Jean Delannoy (1908‑2008) ainsi que les deux scénaristes Jean Aurenche (1903‑1992)
et Pierre Bost (1901‑1975) furent les principales cibles des attaques de Truffaut contre la « tradition
de la qualité », notamment dans son article « Une certaine tendance du cinéma français » (Cahiers
du cinéma no 31, janvier 1954).
156 Chroniques d’Arts-Spectacles
1. Sorti en France le 17 octobre 1956 sous le titre : Amis pour la vie.
2. Le amiche, sorti en France le 6 septembre 1957 sous le titre : Femmes entre elles.
3. Sorti en France le 2 novembre 1955 sous le titre : Le Bandit.
4. The Strange Woman (1946).
En quatrième vitesse de Robert Aldrich 157
festival sont venus nous affirmer avoir voulu mettre dans leur film de festival
se trouve dans celui-ci, sans qu’il soit nécessaire d’organiser trois cocktails
pour que nous le voyions : poésie, fraîcheur, fantaisie, violence.
angleterre – La sélection anglaise confirme ce que l’on commence
à ressasser : il n’y a plus de cinéma anglais ; John et Julie 1 se passe de tout
commentaire critique, qui raconte les aventures d’une petit garçon et d’une
petite fille qui se sauvent pour aller à Londres assister au couronnement de
la Reine. De la mièvrerie on passe, avec Toubib en mer 2, à la pire grivoiserie.
Toubib or not Toubib 3 n’était pas mauvais, Toubib en mer en est une suite
pitoyable. Les cinéastes anglais n’utilisent pas mieux Brigitte Bardot qu’Odile
Versois ou Anne Vernon.
françois truffaut
Sur une route, la nuit, une fille nue sous un imperméable tente vainement
d’arrêter une voiture. En désespoir de cause, elle se précipite au-devant d’une
Jaguar qui fait une embardée pour l’éviter : « Montez. » Et, sur ce trajet de la
voiture, se déroule à l’envers le générique le plus original depuis des années,
ponctué par le halètement de la fille.
Il est inutile de chercher à raconter le scénario d’En quatrième vitesse 4,
d’autant qu’il faut voir le film plusieurs fois avant de s’apercevoir qu’il est
construit solidement et qu’il raconte une histoire, en définitive, assez logique.
La jolie auto-stoppeuse est assassinée. Mike Hammer, détective privé et
propriétaire de la Jaguar, mène l’enquête ; aux trois quarts du film, il est tué
d’une balle de revolver mais ressuscite trois minutes plus tard. Si En quatrième
vitesse est le film américain le plus original depuis La Dame de Shanghai d’Or-
son Welles, il ne possède point ses multiples résonances et ne gagne guère à
être analysé sur le plan de la signification de l’intrigue.
Le roman de Mickey Spillane5 d’où a été tiré le film est évidemment assez
médiocre. Une dizaine de personnages s’y entre-tuent pour 400 millions en
billets dans une boîte en fer-blanc. L’astuce des auteurs du film est d’avoir
gommé tout ce qu’il y avait de trop sottement précis dans le livre au profit
1. Ce film de William Fairchild est sorti en France, le 26 juillet 1955, sous le titre : Le Voyageur
sans billet.
2. Ou Rendez-vous à Rio (Doctor at Sea) de Ralph Thomas (1955).
3. Doctor in the House de Ralph Thomas (1954).
4. Titre original : Kiss Me Deadly.
5. En quatrième vitesse, Presses de la Cité, Paris, 1953.
158 Chroniques d’Arts-Spectacles
1. Référence à cette maxime de La Rochefoucault : « Le soleil ni la mort ne se peuvent regarder
en face. »
2. Sorti en France, le 25 novembre 1955, sous le titre : Le Grand Couteau, il a remporté le Lion
d’argent à la Mostra de Venise 1955. Voir p. 175.
Venise : triomphe des jeunes cinéastes 159
reprises à comparer au Sang d’un poète de Jean Cocteau, classique favori des
ciné-clubs.
françois truffaut
1. Carl Th. Dreyer a reçu le Lion d’or pour Ordet/La Parole (1955).
2. Gli Sbandati (1954).
160 Chroniques d’Arts-Spectacles
Royaumes de ce monde
Royaumes de ce monde est à la fois un film d’art et un film à thèse. Roger
Livet nous montre un certain nombre de toiles ayant pour sujet commun
1. L’article est paru sous ce titre complet : « Les Journées internationales de Tours révèlent : le
court métrage manque d’auteurs ».
2. Cinéaste belge (1907‑1970), né et mort à Paris, auteur de ces courts métrages d’inspiration
surréaliste : Fleurs meurtries (coréalisé par René Magritte, 1930), Une regrettable affaire (1947),
L’Histoire d’Agnès (1949), Royaumes de ce monde (1952) et Leçons de ténèbres (1963).
3. Acteur et réalisateur français (1909‑1989), découvert en 1947 avec la sortie du documentaire
Farrebique, portrait d’une famille de paysans aveyronnais. Truffaut jugea sévèrement son passage
à la fiction avec Sang et Lumières (Arts no 464, 19‑25 mai 1954), puis S.O.S. Noronha (Arts no 625,
26 juin-2 juillet 1957).
Le court métrage manque d’auteurs 161
l’Annonciation et son propos est à peu près celui-ci : « Regardez cette Sainte
Vierge, quelle sensualité émane de son visage ; regardez l’Ange Gabriel avan-
cer vers elle et le désir qu’ils ont l’un de l’autre. » Je n’ai guère été conquis
par cette thèse sur « l’érotisme de la Vierge » et je crains fort que Roger
Livet ne se soit engagé sur les rails de la fausse intelligence avec ce film insi-
dieux qui enfonce peut-être des portes depuis longtemps ouvertes : la bonne
peinture est naturellement charnelle, charnel aussi le catholicisme par la force
des choses. Où sont, dès lors, l’ambiguïté, l’équivoque, le scandale ? Mais
Royaumes de ce monde, l’un des meilleurs films d’art qui soient, méritait sans
doute le premier prix qu’il a obtenu, ne serait-ce que pour la perfection du
travail de Roger Livet, la qualité de la photo et les beautés intermittentes du
commentaire.
Un jardin public
Ce nouveau court métrage de Paul Paviot 1, interprété par le mime Mar-
ceau, a été le film le plus applaudi de ces Journées et le public – lui eût-on laissé
décerner le Grand Prix – aurait couronné celui-là, ce qui prouve assez l’im-
perfection du suffrage universel. Il s’agit, paraît-il, d’un « rêve pour grandes
personnes ». Mais les grandes personnes peuvent avoir aussi des cauchemars.
Marcel Marceau, qui remporte actuellement aux États-Unis un énorme suc-
cès, est sans doute un excellent mime et un grand artiste, mais sa défroque est
fort laide et certaines de ses « compositions » quelque peu monstrueuses.
Le décor du square est également sinistre et la photo inadéquate, bien que
soignée. Cadrages et montage mous, voilà une entreprise honnête mais vaine,
estimable sans doute mais esthétiquement douteuse et inintéressante.
Blinkity Blank
Une projection du Blinkity Blank de Norman McLaren2 est toujours
un événement. Ce petit film est à peu près invisible puisque, accompa-
1. Scénariste et réalisateur français (1926‑2017), Paul Paviot a réalisé plusieurs courts métrages,
dont deux interprétés par Marcel Marceau : Pantomimes (1954), Prix du court métrage au Festival
international de Berlin, et Un jardin public (1955), 1er Prix au Festival du film de Sao Paulo.
2. Réalisateur de films d’animation canadien d’origine britannique (1914‑1987). Son œuvre, produite
au sein de l’Office national du film du Canada, a été maintes fois primée : Oscar du meilleur court
métrage pour Voisins (1952), Palme d’or pour Blinkity Blank (1955). Truffaut le rencontre au Festival
international du film de Montréal en 1962 et, onze ans plus tard, après avoir découvert ses travaux
récents (Sphères, Synchromy, Pas de deux, Ballet Adagio) à l’ONF, il lui écrit : « Ce que vous faites
est unique au monde, unique dans l’histoire du cinéma, j’avais les larmes aux yeux en regardant
vos films et je me sentais bien lourd en voyant vos danseurs en slow motion but in strong emotion
Les Mauvaises Rencontres d’Alexandre Astruc 163
Comme dans les films d’Alfred Hitchcock, il y a deux sujets dans Les Mau-
vaises Rencontres.
En perquisitionnant au domicile d’un médecin « complaisant » en fuite,
la police a trouvé une lettre de Catherine Racan (Anouk Aimée). La jeune
femme, soupçonnée d’avoir fait appel aux services du Dr Danieli (Claude
Dauphin), est interrogée au Quai des Orfèvres par l’inspecteur Forbin (Yves
Robert). Le suicide du médecin mettra fin à l’interrogatoire. Cela, c’est le
premier sujet du film ou, plus exactement, le support du sujet réel qui est,
tout simplement, l’histoire de Catherine Racan.
Il y a trois ans, cette petite cousine de Rastignac a quitté sa province pour
« réussir » à Paris avec l’homme qu’elle aime, Pierre Jaeger (Giani Esposito).
Mais celui-ci, découragé, a abandonné la lutte et il est retourné en province.
Puis il y a eu la rencontre avec Blaise Walter (Jean-Claude Pascal), directeur
d’un grand quotidien. Catherine est devenue sa maîtresse mais l’a quitté,
non sans être rentrée, grâce à lui, à la rédaction d’un journal de mode. Ce
[…]. Je vous admire pour ce que vous faites et ce que vous êtes. » (Lettre de François Truffaut à
Norman McLaren, 18 octobre 1973, in Léo Bonneville, Francine Desbiens, Jacques Drouin, « Norman
McLaren : télégrammes et témoignages », Séquences no 129, avril 1987.)
1. Marcelino, pan y vino de Ladislao Vajda (1955), d’après le roman de José Maria Sanchez Silva.
164 Chroniques d’Arts-Spectacles
fut ensuite une courte liaison avec un photographe, Alain Bergère (Philippe
Lemaire). Au cours d’une soirée, Blaise et Catherine se sont retrouvés. Cathe-
rine, désemparée, est retournée à Besançon, a tenté de renouer avec Pierre ;
mais, ayant échoué, elle est revenue à Paris, enceinte, et c’est alors qu’elle a
eu recours aux services du Dr Danieli.
La fin du film nous la montre, désenchantée, quittant le Quai des Orfèvres,
mitraillée par les flashes des photographes : ce n’est pas de cette manière
qu’elle avait rêvé d’« avoir, un jour, son nom dans les journaux ».
Il n’y a donc rien de bien compliqué à comprendre dans le scénario de
ce film, en dépit de sa construction, peut-être un peu trop savante pour être
parfaitement suivie lors d’une première vision, à moins d’être un spectateur
très attentif. En trois heures, Catherine Racan, au Quai des Orfèvres, « revit »
trois années de sa vie. Ces retours en arrière s’effectuent sans heurt, naturel-
lement, et peuvent surprendre par leur ingéniosité. Encore une fois, il suffit
d’arriver au début du film et de ne pas bavarder avec son voisin pour ne pas s’y
perdre. Après tout, les films qui innovent sont ceux qui font avancer le cinéma.
Restent les intentions profondes du film que d’aucuns jugent mystérieuses ;
elles furent énoncées en clair dans Arts en juin1, au cours d’une interview de
l’auteur : « Pour rester dans un domaine balzacien, disons que ce sont un peu
Les Illusions perdues. Cette fille évolue dans des décors différents et regarde
autour d’elle. En termes de mise en scène, c’est un gros plan qui juge les plans
d’ensemble… J’ai voulu faire un film très romanesque, pas romantique mais
romanesque… Ce qui m’intéresse, c’est la situation des personnages par
rapport à quelque chose qu’ils ne savent pas. »
Il ne faut pas aborder Les Mauvaises Rencontres comme s’il s’agissait d’un
film policier ou de la relation d’un fait divers. Il n’y a là ni criminel ni victime,
mais seulement des jeunes gens, intellectuels d’aujourd’hui.
Si je crois, moi aussi, que Les Mauvaises Rencontres est un film en avance
sur son temps, c’est qu’il est le premier :
1. François Truffaut, « Rencontre avec Alexandre Astruc », Arts no 520, 15‑21 juin 1955.
Les Mauvaises Rencontres d’Alexandre Astruc 165
Pierre Jaeger : Quand j’ai décidé de tout plaquer, j’ai cru que je ne pourrais
plus lire un journal de ma vie : tu vois, on se fait à tout.
Catherine Racan : Je me demandais simplement pourquoi la conversation
des hommes est toujours faite d’idées générales.
Blaise Walter : Tu verras, réussir ce n’est pas si désagréable que cela, c’est
assez vain, je te l’accorde, mais c’est cela ou rien ma petite fille, tu compren-
dras vite.
Astruc ne juge pas ses personnages ; il les regarde avec une très grande
lucidité, une très grande tendresse et surtout une franchise absolue puisqu’il
est un peu en chacun d’eux. Ces Blaise Walter, ces Pierre Jaeger, ces Alain
Bergère sont des purs qui souffrent de ne pouvoir le demeurer. Ils passent le
plus clair de leurs loisirs à devoir se justifier, à se juger entre eux et surtout
à se haïr soi-même. Ils sont aussi des êtres faibles, vulnérables mais dont les
préoccupations sont essentiellement morales. Tout cela est propre à notre
génération et il n’est pas surprenant que ceux qui ne se posent jamais de
questions ne voient pas très clairement l’intérêt de l’entreprise.
Ce sujet difficile et spécifiquement « 1955 » a été traité avec une généro-
sité dont nous avaient déshabitués les scénaristes français qui ne savent que
dominer de très haut leurs personnages en se « payant leur tête » et en les
caricaturant.
Tout cela évidemment sonne plus hollywoodien que joinvillais, mais ce
n’est pas pour me déplaire, sans compter que, techniquement, rien ou presque
ne différencie Les Mauvaises Rencontres d’un film américain tel que nous les
aimons, tel que les aime Astruc : « On va au cinéma, est-ce qu’il y a un film
américain à voir ? » interroge l’héroïne du film. Voilà aussi le premier film
français tourné presque entièrement à la grue, ce qui dote les mouvements
de caméra d’une souplesse que l’on ne trouvait guère que dans les bandes
d’Otto Preminger ou de Fritz Lang. La photographie de Robert Lefebvre
est extraordinaire et aussi les décors de Max Douy. Des comédiens que l’on
n’aime guère d’habitude, comme Jean-Claude Pascal ou Yves Robert, sont
ici d’une justesse surprenante ; Philippe Lemaire, Giani Esposito et Claude
Dauphin sont parfaits et, bien sûr, Anouk Aimée, qui repart sans doute pour
une seconde et plus longue carrière.
Je me suis rendu compte, lors du festival de Venise, que Les Mauvaises
Rencontres n’était pas du goût de tout le monde ; j’ai acquis cependant une
certitude : si plusieurs confrères et spectateurs jugeaient le film trop intel-
lectuel, littéraire et trop bien fait, si certains indifférents au scénario consi-
déraient l’entreprise comme un brillant excercice de style et rien que cela, je
n’ai rencontré aucun spectateur de moins de trente ans qui n’ait été ému et
ne se soit reconnu dans l’un des personnages du film.
Les Mauvaises Rencontres bouscule quelque peu les modes de narration, les
routines et ne ressemble guère à ce qui se fait actuellement dans le cinéma.
166 Chroniques d’Arts-Spectacles
1. Roman éponyme d’Auguste Le Breton (Gallimard, « Série Noire » no 193, Paris, 1954).
2. Pierre Fresnay avait interprété ce rôle dans Monsieur Vincent de Maurice Cloche (1947).
3. Jean-Jacques Grunenwald (1911‑1982), organiste, compositeur et architecte français. On lui doit
une trentaine de musiques de films, entre autres pour Robert Bresson (Les Anges du péché, Les
Dames du bois de Boulogne, Journal d’un curé de campagne) et Jacques Becker (Falbalas, Antoine
et Antoinette, Les Aventures d’Arsène Lupin).
4. Dans le no 541 d’Arts, René Cloërec usera de son droit de réponse : « Je n’ai pas plagié la
musique de M. Grunenwald. N’ayant jamais vu aucun film de M. Robert Bresson (ce que je regrette
fort), je n’ai pu, par conséquent, entendre les partitions de ces films (ce que je regrette également
connaissant M. Grunenwald de réputation comme un parfait musicien). »
Chiens perdus sans collier de Jean Delannoy 169
On sait que le public populaire s’attendrit plus volontiers sur les petits
chiens que sur les petits enfants. Première astuce : cette histoire de mineurs
délinquants s’intitule Chiens perdus sans collier. Mais comme il ne faut pas
décevoir le public qui est venu là pour voir des petits chiens, on va lui montrer
des singes savants, histoire de rester dans le domaine animal, car c’est bien
ainsi que Jean Delannoy a dirigé les enfants : la moue innocente, les lèvres
en avant, la mèche sur l’œil, la voix bourrue, pauvres acteurs d’occasion que
l’on serait tenté de gifler tellement ils sont mièvres et faux, sucrés jusqu’à
l’écœurement comme le petit Rodolphe des shampoings Dop1.
Chiens perdus sans collier n’est pas un film raté, c’est un forfait perpétré
selon certaines règles et conforme aux ambitions qui se devinent aisément :
« faire un gros coup » en s’abritant derrière l’étiquette de la qualité.
En un savant dosage on retrouve ici quelques éléments de Jeux interdits,
Avant le déluge, Los Olvidados, Sciuscia et même La Strada 2, affadis bien
entendu, vulgarisés, avec tous les poncifs du film d’enfants : cruauté de bazar,
les enfants qui s’aiment, le petit qui admire le grand, celui qui est battu, celui
dont la mère fait le trottoir et celui qui n’a pas de mère.
Tout cela écrit sur mesure pour le Gaumont-Palace par deux scénaristes
désabusés et cyniques : Jean Aurenche et Pierre Bost, qui ont écrit des
répliques « émouvantes », et mis en images par un homme insuffisamment
intelligent pour être cynique, trop roué pour être sincère, trop prétentieux et
solennel pour être simple : Jean Delannoy.
Il faudrait me payer cher pour que je lise une page du livre de Gilbert
Cesbron3, mais j’ai assez d’imagination pour me représenter la chose ; je sais
aussi que Jean Aurenche, anticlérical forcené, ne devait pas être enchanté
d’avoir à tripatouiller une œuvre aussi bien « pensante » ; pour se racheter
à ses yeux et à ceux de ses amis, il a émaillé le dialogue de phrases de ce
genre : « Merde, il va pleuvoir des curés. » S’il suffit à Jean Aurenche de
glisser insidieusement par-ci par-là une réplique subversive pour être en paix
avec sa conscience, c’est que sa morale ne s’embarrasse pas de cette rigueur
propre aux héros de Montherlant !
1. Choisi par le publicitaire Eugène Schueller, « le petit Rodolphe » (Rodolphe Clauteaux), âgé de
5 ans, devint, à partir de 1951, le porte-parole des shampoings Dop, notamment dans l’émission
Salut Marcel ! animée par Marcel Fort sur Radio Luxembourg.
2. Respectivement signés : René Clément, André Cayatte, Luis Buñuel, Vittorio De Sica et Federico
Fellini.
3. Chiens perdus sans collier, Robert Laffont, Paris, 1954.
170 Chroniques d’Arts-Spectacles
1. De son vrai nom André Adrien Grandvalet (1903‑1975) : chansonnier et acteur français, entre
autres sous la direction de Jean Loubignac et André Berthomieu.
Les héros sont fatigués d’Yves Ciampi 171
à la guerre on m’a décoré pour ça. » D’ailleurs, Jacques Prévert devrait tou-
cher des droits d’auteur sur chaque film qui se tourne en France puisque l’on
retrouve partout son style, toujours considérablement affadi. Depuis le départ
de Prévert1, aucun scénariste français – à l’exception toutefois d’Alex Joffé et
d’Annette Wademant – n’a tenté de renouveler un peu les thèmes et le style
des dialogues de films.
C’est pourquoi Yves Ciampi, s’il ne veut pas être trahi lorsqu’il lui vient
une idée aussi forte que celle qui inspira Les héros sont fatigués, devrait ten-
ter l’aventure complète et, seul maître après Dieu (puisqu’il est son propre
producteur), écrire lui-même son film, solution qu’ont adoptée les meilleurs
cinéastes actuels.
La distribution. Yves Montand est acceptable. Curd Jürgens admirable
comme on l’a dit ; Élisabeth Manet, actrice d’occasion, est néanmoins très
bonne, et fort jolie ; Maria Félix et Jean Servais trouvent là leur plus mauvais
rôle et Gérard Oury s’efforce vainement de jouer comme Pierre Brasseur.
La mise en scène est correcte mais rarement efficace. Voilà un film qui, par
ce qu’il lui reste d’ambitieux et d’intéressant, se trouve être moins commercial
que Chiens perdus sans collier, Les Aristocrates et Les Hommes en blanc. Il leur
est cependant supérieur et d’assez loin.
f. t.
1. Poète, scénariste, parolier et artiste français (1900‑1977). Son nom reste attaché aux grands films
français de la période 1935‑1945 (Drôle de drame, Le Quai des brumes, Le jour se lève, Les Visiteurs
du soir, Les Enfants du paradis, Les Portes de la nuit…). Après un grave accident – le 12 octobre
1948, à Paris, il tomba d’une porte-fenêtre et resta plusieurs jours dans le coma –, il s’est éloigné du
cinéma pour se recentrer sur la poésie et publier ses grands recueils (Paroles, Histoires, Spectacle,
La Pluie et le Beau Temps…).
2. Depuis Après nous le déluge (Today We Live) en 1933, l’écrivain américain William Faulkner
Vacances à Venise de David Lean 173
françois truffaut
Une Américaine entre deux âges vient passer ses vacances à Venise ; à
peine arrivée, elle demande un taxi (sic), puis un autobus (ouais)3. C’est
Katharine Hepburn, elle est seule dans la vie mais sur le tard le chiffre deux
l’obsède ; si elle entre chez un antiquaire, séduite par un verre de cristal dans
était devenu le scénariste attitré d’Howard Hawks, mais La Terre des pharaons fut leur cinquième
et dernière collaboration. Le dessinateur et réalisateur Noël Howard, qui assistait Hawks et dirigeait
la « seconde équipe », en a raconté le tournage démesuré, délirant. Voici ce que Hawks confia
entre autres à Noël Howard : « Au bout de quatre mois, voici la première, la seule contribution au
scénario de William Faulkner. » Il lui tendit une page, presque blanche, avec ces quelques lignes
tapées à la machine : « Les travaux de construction de la pyramide durent depuis quinze ans : le
pharaon se rend sur les lieux, appelle un contremaître : “Alors… comment ça marche le boulot ?” »
(Hollywood sur le Nil, Ramsay, Paris, 2001).
1. The Egyptian de Michael Curtiz (1954) ; The Ten Commandments de Cecil B. DeMille (1956).
2. Il ne s’agit pas d’un procédé original de cinéma en couleurs. Ce terme signifie que le négatif
Eastmancolor utilisé pour le tournage a été développé par les laboratoires de la société américaine
Warner Bros.
3. À la sortie de la gare, l’héroïne demande en effet un taxi à son portier, qui lui répond qu’il n’y
a que des gondoles ou des bus. Devant le prix exorbitant des gondoles, elle décide de prendre
un bus.
174 Chroniques d’Arts-Spectacles
la vitrine, elle réclame aussitôt la paire, mais c’est l’antiquaire qui s’offre,
il est père mais se garde bien de le lui dire. Katharine a séduit un bambino
vénitien qui mendigote auprès des touristes. Avec l’antiquaire, cela marche
plutôt mal : elle veut bien, elle ne veut plus, va-t’en, reviens, pourquoi ? Elle
est toute crispation, toute dérobade, craintive comme une fraîche épousée,
mais puritaine et méfiante au-delà qu’il est permis.
Bref, l’antiquaire italien, qui n’est autre que Rossano Brazzi, « enlève l’af-
faire » un beau soir et c’est pleurnichante mais relaxée, défoulée et décom-
plexée, que notre Américaine quittera Venise sans avoir vu les Giorgione.
La « presse du cœur » presse les cœurs féminins comme des éponges et
plutôt qu’un film, Vacances à Venise 1 est une confidence en lacrymoscope.
Un film bête rend tout bête autour de soi : les éclairages roses qui bordent
l’écran, les actualités, les photos punaisées au mur, de travers, pour « faire
bien », les esquimaux glacés et même le public. Ne vous avisez pas de courti-
ser votre voisine pendant Vacances à Venise. Dans ces moments-là, les femmes
se sentent immatérielles, elles sont des âmes et rien de moins !
Film anglo-italo-américain, Vacances à Venise est moins mièvre et moins
fade qu’on ne pourrait s’y attendre, soit que David Lean y ait mis un peu de
sincérité, soit au contraire que, voulant avec cynisme réaliser une trop bonne
affaire, il se soit trompé dans le dosage. En tout cas, il n’a pas oublié que de
tous ses films Brève Rencontre fut le plus commercial, aussi en utilise-t‑il de
nouveau la recette ferroviaire mais, privé de Noël Coward 2, David Lean plus
souvent qu’à son tour, se prend les pieds dans la construction du scénario.
Et comme tout cela a vieilli, l’idylle impossible après la brève rencontre
d’un homme et d’une femme d’âge, de physique, de standing et de niveau
moyens, puisque au cinéma faire le jeu de la moyenne revient à faire celui de
la majorité ! Katharine Hepburn, seule avec celui qu’elle aime sans espoir, se
détourne pour pleurer, les tendres explications sont interrompues par l’arrivée
de l’éternel pittoresque couple de casse-pieds. Tout cela est vieux, démodé,
suranné, vraiment trop « facile » et jette rétrospectivement un doute sur la
valeur de Brève Rencontre qui, pour émouvoir, tirait sur les mêmes ficelles.
Vacances à Venise n’est pas une entreprise spécifiquement condamnable, mais
un film vain, inutile, d’une esthétique flatteuse et retardataire, un film qui, à
sa manière, fait reculer le cinéma de dix ans.
f. t.
The Big Knife est adapté d’une pièce de Clifford Odets qui a obtenu un
certain succès à Broadway et que Jean Renoir a l’intention de monter sur
une scène parisienne1.
L’action se déroule à Hollywood de nos jours, dans la maison d’une
vedette : Charles Castle (Jack Palance) que sa femme (Ida Lupino) est sur
le point de quitter. Il y a quelques mois, le studio auquel Charles est lié par
contrat lui a évité un scandale : étant en compagnie d’une starlette, Charles
a écrasé un enfant et s’est enfui. Le chef de publicité a fait quelques mois de
prison à la place de Charles, la starlette a vu son salaire décupler.
Une journaliste à scandales, soupçonneuse, aimerait tirer l’affaire au clair
et les potins de la commère sont redoutables.
Par ailleurs, Charles pourrait regagner sa femme s’il « plaquait » le stu-
dio et partait avec elle. Mais le producer ne l’entend pas ainsi : si l’acteur ne
renouvelle pas son contrat de sept ans, il aura contre lui ceux-là mêmes qui
avaient étouffé le scandale.
Au moment où tout semble dans l’ordre et que le couple réconcilié s’ap-
prête à quitter Hollywood, Charles se suicide pour échapper à un monde dont
il ne supporte plus les lois, pour échapper surtout à son indignité.
On peut se demander s’il est intéressant de filmer des pièces, surtout en
s’interdisant les commodités de la libre adaptation, comme c’est le cas ici.
Je crois cependant qu’il est naturel qu’un cinéaste, passionné par la tech-
nique de son art et possédant une expérience théâtrale, soit tenté d’assujettir
– et de valoriser – un texte scénique d’une tenue littéraire certaine en le
martelant à l’aide des possibilités infinies du découpage cinématographique.
Si Robert Aldrich n’a pas non plus filmé une pièce, il a mis en scène cinéma-
tographiquement une mise en scène de théâtre, autrement dit, il a « découpé »
et filmé une mise en scène archithéâtrale. Ces coups de poing sur les tables,
ces bras levés au ciel, ces volte-face de tout le corps ressortissent, bien sûr,
à la scène, mais Aldrich leur impose un rythme, une respiration qui lui sont
propres et qui rendent fascinant le moindre de ses films.
Aldrich, par son lyrisme, son modernisme, son dégoût de la vulgarité, son
désir d’universaliser et « d’abstraire » les sujets qu’il aborde, son sens de
l’effet, nous fait penser constamment à Jean Cocteau et à Orson Welles, dont
il ne peut ignorer les films.
1. La pièce, traduite et adaptée par Jean Renoir, sera créée le 30 octobre 1957 au Théâtre des
Bouffes-Parisiens, mise en scène par Jean Serge.
176 Chroniques d’Arts-Spectacles
L’action de The Big Knife progresse, non par le jeu des sentiments ni par
celui des actions, mais seulement – c’est plus rare et plus beau – par l’accom-
plissement moral des personnages. À mesure qu’avance le film, le producteur
est de plus en plus producteur, la starlette de plus en plus starlette jusqu’à la
déchirure et l’éclatement de la fin.
Les films de ce genre méritent une interprétation exceptionnelle et, là
encore, nous sommes comblés par Jack Palance, Ida Lupino, Shelley Winters
et surtout Rod Steiger, qui tient magnifiquement le rôle d’un producer patriote
et démocrate, féroce et sentimental, absolument délirant.
Outre qu’il présente une très exacte peinture d’Hollywood, The Big Knife
est le film américain le plus raffiné et le plus intelligent que l’on nous ait offert
depuis plusieurs mois.
françois truffaut
noblesse. C’est précisément aux westerns d’Howard Hawks que font penser
ceux d’Anthony Mann par leur solidité et le soin apporté dans la création de
chacun des personnages.
L’Homme de la plaine offre sur les autres westerns d’Anthony Mann la
supériorité du CinémaScope qui fut rarement aussi bien employé. Les couleurs
sont superbes et la technique de Mann, comme toujours sereine, forte, efficace.
On peut enregistrer aux Champs-Élysées une très nette désaffection à
l’égard du western et c’est dommage. Un excellent ouvrage de Jean-Louis
Rieupeyrout rappelle opportunément que le western est « le cinéma amé-
ricain par excellence1 ». Le western puise dans le primitivisme, les carac-
tères y sont coulés dans le bronze. C’est un genre simple, fruste peut-être,
mais singulièrement viril et plus pur que le « thriller ». À la base du western
on trouve le sentiment de l’honneur, le respect de la parole donnée et, de
manière générale, l’apologie de l’homme.
Les westerns nous réconcilient avec l’humanité et méritent davantage que
notre condescendance amusée et indulgente, surtout lorsqu’ils sont signés
Anthony Mann ou même Raoul Walsh.
Sans doute l’art n’est-il point fait de « bons sentiments », mais c’est de
grands sentiments qu’il s’agit ici et l’on sait qu’Hollywood est plus à l’aise
dans leur exaltation que dans la satire ou la psychologie.
L’Homme de la plaine correspond très précisément à la définition que Jean
George Auriol 2 donnait du « film américain » : « Quelque chose de vif, d’actif,
de palpitant, de divertissant souvent, souvent tonique, parfois extravagant, par-
fois délicieux ; aussi un produit excitant comme le champagne, le café ou le thé ;
un des rares cadeaux, enfin, que notre civilisation peut encore nous faire3. »
françois truffaut
1. Le Western, ou le Cinéma américain par excellence, préfacé par André Bazin, Éditions du Cerf,
« 7e art », Paris, 1953.
2. Jean George Auriol, pseudonyme de Jean-Georges Huyot (1907‑1950), critique de cinéma,
fondateur et rédacteur en chef de La Revue du cinéma, dont la deuxième série (1946‑1949), éditée
par Gallimard – à laquelle ont collaboré André Bazin, Jacques Doniol-Valcroze, etc. –, a jeté les
bases de la nouvelle critique et préfiguré l’arrivée des Cahiers du cinéma.
3. Préface à l’ouvrage de Pierre Artis : Histoire du cinéma américain : 1926‑1947, Colette d’Halluin,
Paris, 1947.
178 Chroniques d’Arts-Spectacles
ment personnelle que l’on reconnaissait sur chaque hold-up la griffe de celui
que, faute de pouvoir identifier, on avait surnommé « le Chat ». Finalement
emprisonné, Robie mit à profit le bombardement accidentel de la prison pour
s’évader, gagner le maquis et devenir un héros de la Résistance.
L’action du film commence quelques années plus tard, lorsque John Robie
s’est définitivement retiré des affaires pour vivre – confortablement – du
produit de ses anciens vols dans une villa du côté de Saint-Paul-de-Vence.
Sa tranquillité, bientôt, se trouve compromise par des vols de bijoux dans
les palaces de la Côte d’Azur, commis par une main aussi experte que la
sienne et dans le style qui fut le sien.
Soupçonné, dérangé dans sa retraite et dans ses habitudes, l’ex-Chat, pour
recouvrer la paix, entreprend de démasquer lui-même le voleur plagiaire qui
tient la police en échec ; pour mener à bien sa chasse à l’imitateur, il doit
recourir à une dialectique que n’eût pas désavouée Arsène Lupin. « Pour
démasquer le nouveau Chat, je dois le prendre la main dans le sac sur les
lieux de son prochain vol ; pour deviner quelle sera sa première victime et
puisqu’“il” raisonne en s’imaginant “à ma place”, il me suffit de réfléchir à ce
que j’aurais fait autrefois, à ce que je ferais maintenant si j’étais à sa place,
c’est-à-dire, en somme, à la mienne. »
Bien entendu, John Robie triomphera.
Si j’ai cru utile de raconter dans son détail l’intrigue policière de La Main
au collet, c’est pour montrer qu’en dépit des apparences, Alfred Hitchcock,
une fois de plus, reste absolument fidèle aux thèmes qui lui sont propres de la
réversibilité, du délit échangé, de l’identification morale et presque physique
entre deux êtres.
Sans rien vouloir révéler du dénouement policier de La Main au collet, je
suis convaincu que ce n’est pas par hasard que Brigitte Auber, dans ce film,
ressemble à Cary Grant, et qu’elle porte un maillot identiquement rayé ; bleu
et blanc pour Cary Grant, rouge et blanc pour Brigitte Auber ; Cary Grant
est coiffé avec la raie à droite et Brigitte Auber avec la raie à gauche. Ils sont
semblables tout en étant le contraire l’un de l’autre, pour la bonne symétrie
de l’œuvre, symétrie qui se prolonge jusque dans les détails de l’intrigue.
La Main au collet n’est pas un film noir, le « suspense » y a peu de place ;
le cadre change mais le fond reste le même et les mêmes rapports lient les
uns aux autres les personnages, comme ceux d’I Confess ou de L’Inconnu du
Nord-Express.
Ce n’est pas par hasard que j’ai mentionné plus haut Arsène Lupin car
le nouveau film d’Hitchcock est élégant, humoristique, sentimental jusqu’à
l’amertume, un peu à la manière de 813 ou de L’Aiguille creuse 1. Bien sûr,
1. Deux livres de Maurice Leblanc (1864‑1941), parus respectivement en 1910 et 1909. Le nombre
813 (l’un des romans fétiches de Truffaut) figure dans plusieurs de ses films, entre autres La Peau
Hitchcock aime l’invraisemblance 179
il s’agit d’une comédie policière dont les répliques font rire, mais il n’en
demeure pas moins que l’idée directrice d’Hitchcock l’a conduit à adopter
la formule de Jacques Becker pour Touchez pas au grisbi : les voleurs sont
fatigués1. Le personnage admirablement joué par Cary Grant est désabusé,
« fini ». Son dernier travail, qui le contraint à utiliser sa technique de voleur à
des fins quasi policières, comble sa nostalgie de l’action. On pourra s’étonner
de ce que je vois dans La Main au collet un film pessimiste ; il suffit, pour s’en
rendre compte, d’écouter la musique tristement mélodique de Georgie Auld
et Lyn Murray, et d’observer le jeu très inhabituel de Cary Grant.
Comme dans Le crime était presque parfait et Fenêtre sur cour, Alfred Hitch
cock utilise Grace Kelly dans le sens de la critique acerbe ; elle compose ici
le personnage exécrable d’une Marie-Chantal yankee et c’est elle qui, finale-
ment, met la main au collet de Cary Grant en se faisant épouser « de force ».
Il y a beau temps que l’on ne s’étonne plus de la technique d’Hitchcock,
qui est la première au monde par l’efficacité des effets, le rythme des scènes,
l’intarissable ingéniosité de chaque détail et de l’ensemble. L’auteur d’Under
Capricorn a parfaitement assimilé et dompté le procédé VistaVision2, qui sert
parfaitement l’utilisation poétique de la couleur chère à Alfred Hitchcock.
La Main au collet est un curieux film qui renouvelle Hitchcock et le pro-
longe tout à la fois, un film divertissant, attachant et décidément très méchant
à l’égard de la police française et des touristes américaines, un film évidem-
ment qui vaut d’être vu et surtout revu.
f. t.
douce (c’est le numéro de la chambre d’hôtel de Nicole) et Fahrenheit 451, où les principaux
personnages habitent le bloc 813…
1. Le terme « formule » doit être entendu ici comme une manière d’agencer un récit filmique.
Truffaut en utilisera une variante dans sa critique de Touchez pas au grisbi, intitulée « Les truands
sont fatigués » (Cahiers du cinéma no 34, avril 1954).
2. Voir n. 1 p. 154.
3. François Truffaut, Claude Chabrol, « Entretien avec Alfred Hitchcock », Cahiers du cinéma no 44,
février 1955.
180 Chroniques d’Arts-Spectacles
que, dans l’écriture d’un scénario courant, il est constamment handicapé par
le double souci de satisfaire le public et de rester fidèle à lui-même.
Mais de quels compromis au juste s’agit-il ? Hitchcock étant devenu son
propre producteur, il ne peut s’agir de la pression des executives, lesquels ne
laisseraient pas, sous leur autorité, se tourner un film comme Fenêtre sur cour.
Depuis vingt ans, l’œuvre d’Hitchcock a réellement et profondément évo-
lué, tant au point de vue technique qu’intellectuel ; il suffit, pour s’en assurer,
de comparer Une femme disparaît (1938) à L’Inconnu du Nord-Express (1951).
Le drame, si drame il y a, c’est que le cinéma en général a évolué lui aussi,
drainant derrière lui le public. Or, l’évolution du cinéma en général et celle
d’Hitchcock sont rigoureusement divergentes. En s’enrichissant de la parole,
le cinéma est devenu psychologique – avec plus ou moins de bonheur –, mais
enfin il tend chaque jour davantage à plus de vraisemblance dans les situations
et les personnages.
Hitchcock, au contraire, fait subir à ses films, depuis quinze ans, une double
ascèse (morale et technique) qui oriente ses films du côté de la pure féerie
policière ou du cauchemar poétique. Dans chacun des cinq ou six plus récents
films d’Hitchcock, on peut remarquer des trucages optiques dans les scènes
d’amour ou dans le « final » généralement mouvementé : accéléré, ralenti,
images doublées, brusque virage de couleur à l’intérieur du plan, etc.
Hitchcock a expliqué que s’il avait tourné La Maison du docteur Edwardes
(1945) selon ses désirs, l’action du film se serait déroulée entièrement dans
un asile, moitié en noir et blanc et moitié en couleurs, selon que l’on montrait
des personnages normaux ou des fous. Le directeur de l’asile aurait été un
dément, grand prêtre des messes noires, qui eût porté, tatouée sur la plante
des pieds, la croix du Christ, afin de la fouler à chaque pas !
Sur les rapports d’Alfred Hitchcock avec le réalisme, André Bazin a écrit
quelques lignes remarquables : « Hitchcock ne triche pas avec le spectateur ;
du simple intérêt dramatique à l’angoisse, notre curiosité n’est pas requise par
le vague ou l’imprécision des menaces. Il ne s’agit pas d’une “atmosphère” d’où
tous les périls peuvent sortir comme l’orage, mais d’un déséquilibre comme
serait celui d’une lourde masse d’acier qui commence à glisser sur une pente
trop lisse, et dont on pourrait aisément calculer l’accélération future. La mise
en scène serait alors de ne montrer la réalité que dans ces moments où la per-
pendiculaire abaissée du centre de gravité dramatique va sortir du polygone de
sustentation, en dédaignant aussi bien l’ébranlement initial que le fracas final de
la chute. Je verrais volontiers, quant à moi, la clef du style d’Hitchcock, ce style si
indiscutable qu’on reconnaît au premier coup d’œil le plus banal photogramme
de ses films, dans la qualité admirablement déterminée de ce déséquilibre1. »
1. André Bazin, Le Cinéma de la cruauté, préface de François Truffaut, Flammarion, Paris, 1975,
pp. 171‑172.
Hitchcock aime l’invraisemblance 181
1. Herbert Coleman (1907‑2001), réalisateur seconde équipe, collaborateur attitré d’Alfred Hitchcock
de Fenêtre sur cour (1954) à L’Étau (1969).
182 Chroniques d’Arts-Spectacles
Kelly, est un modèle du genre qui permet de se rendre compte jusqu’où peut
aller Hitchcock dans le mépris de ses personnages et aussi du public.
françois truffaut
contempler ; l’image est si pleine, si riche qu’on ne peut tout voir à la fois,
mais l’auteur l’a voulu ainsi, allant jusqu’à offrir à notre ouïe plusieurs conver-
sations simultanées. Ce qui intéresse Ophuls, manifestement, ce sont moins
les moments forts de l’intrigue que ce qui se passe entre. Le texte que nous
saisissons par bribes – ce que nous en percevons nous aide à reconstituer le
reste, comme dans la vie – est d’un savant laconisme. Les personnages ne résu-
ment pas les situations avec des formules élégantes et s’ils souffrent, cela se
voit, mais cela n’est pas dit ; voilà bien le dialogue le plus intelligent et le plus
juste jamais entendu dans un film français depuis celui du Zéro de conduite de
Jean Vigo, dialogue strictement utilitaire et du type : passe-moi le sel – voilà –
merci. Et quel humour dans chaque réplique ! Le seul personnage qui fasse
des phrases et se veuille éloquent est celui incarné par Peter Ustinov, mais
il cherche ses mots, bafouille et se reprend, toujours comme dans la vie ! Si
Max Ophuls était un cinéaste italien, il pourrait dire : « J’ai tourné un film
néoréaliste » car, effectivement, c’est bien d’un réalisme nouveau qu’il s’agit
ici, même si la poésie, avant toute chose, emporte notre adhésion.
C’est donc la première fois que le son stéréophonique ne sert pas à faire
siffler à nos oreilles des flèches empoisonnées. L’utilisation de la couleur
n’est pas moins admirable. Enfin un film qui ne prétend pas nous offrir des
couleurs « naturelles » ! Chaque épisode a ses dominantes : celui de Liszt
est automnal, ocre, marron et orange ; celui du roi de Bavière, enneigé, est
blanc, bleu et doré. Celui de la jeunesse avec le bateau et l’Opéra nous offre
des couleurs métalliques, industrielles. Quant au cirque, inhumain, il passe
du vert au bleu, puis au rouge.
Max Ophuls a réuni une équipe extraordinairement compréhensive et
intelligemment coopérative, du chef opérateur Christian Matra, qui s’est
surpassé, au musicien Georges Auric, sans oublier les magnifiques décors de
Jean d’Eaubonne.
Lola Montès est le film des records : c’est le meilleur film français de l’an-
née, le meilleur CinémaScope à ce jour et Max Ophuls s’y affirme comme le
meilleur technicien français actuel et le meilleur directeur d’acteurs ; pour la
première fois, Martine Carol nous satisfait pleinement ; Peter Ustinov est
sensationnel, ainsi qu’Oskar Werner ; Anton Walbrook et Ivan Desny sont
excellents.
Max Ophuls est décidément le cinéaste du xixe siècle ; on n’éprouve jamais
l’impression de voir des films historiques, mais celle d’être un spectateur
de 1850, comme en lisant Balzac. Ce nouveau portrait de femme dans son
œuvre est comme une synthèse de tous les autres et Lola Montès cumule les
démêlés sentimentaux de l’héroïne de Sans lendemain, celle de Lettre d’une
inconnue et Madame de…
Sans doute n’est-il pas recommandable, pour défendre un film qu’on aime,
d’attaquer ceux que l’on n’aime pas, mais enfin je suis bien obligé de penser
184 Chroniques d’Arts-Spectacles
que si le public boude Lola Montès, c’est qu’on ne l’a guère entraîné à voir
des films réellement originaux et poétiques ; les meilleurs films français, et je
pense au Rouge et le Noir comme aux Diaboliques et aux Grandes Manœuvres 1,
ont été faits sur mesure pour lui complaire, le peloter et le flatter ; je ne parle
même pas des Delannoy, des Decoin, des La Patellière et des Habib qui l’ont
gavé de mièvreries sucrées.
Lola Montès se présente comme une boîte de chocolats. On soulève le
couvercle et il en sort un poème de 670 millions.
f. t.
Jamais Lion d’or ne fut plus justement attribué que celui qui a couronné le
dernier film de Carl Th. Dreyer : Ordet. À vrai dire aussi, jamais film n’en eut
autant besoin que cette œuvre austère et difficile, dont le succès en Europe
est loin d’être assuré. Ordet est un drame de la foi, ou plus exactement une
fable métaphysique qui prend pour sujet essentiel l’égarement où peuvent
conduire de vaines rivalités dogmatiques.
Le héros du film, Johannès, est un illuminé qui se prend pour Jésus-Christ
et c’est seulement lorsqu’il aura compris son erreur qu’il semblera en avoir
« reçu » le pouvoir spirituel. Cette fin mystérieuse, qu’il m’est interdit de
révéler, ne manquera pas d’évoquer, par son ambiguïté, celle de Stromboli 2
et aussi le sujet du Miracle 3.
Sans la possibilité de remonter aux sources de la création d’une œuvre et
dans l’ignorance des intentions précises du metteur en scène, il n’est guère
de critique possible. Chaque film de Carl Dreyer est un chef-d’œuvre certes
et dont la beauté est évidente pour tout le monde, mais le secret de ce style
quel est-il ?
Certaines œuvres demandent à être aimées avant d’être comprises, mais
je ne pense pas que cela soit le cas d’Ordet, d’autant que la compréhension
souvent fait partie de l’amour. Chaque image de ce film est d’une perfection
formelle qui atteint au sublime, mais Dreyer est sûrement davantage qu’un
« plasticien ». Le rythme est très lent, le jeu des acteurs hiératique, mais ce
rythme et ce jeu sont extraordinairement contrôlés ; pas un centimètre carré
de pellicule n’a échappé à la vigilance de Dreyer. Si l’on excepte Charlie
Chaplin, qui est le seul cinéaste au monde à s’offrir le luxe de recommencer
plusieurs fois ses films et d’en étaler le tournage sur plus d’une année, Carl
Dreyer est actuellement le metteur en scène le plus exigeant, celui dont les
films terminés ressemblent le plus précisément à ce qu’ils étaient dans le
cerveau qui les conçut.
La photo d’Ordet est prodigieuse à rendre jaloux les plus grands opéra-
teurs : sur ces décors lisses et nus, ces meubles qui ne servent qu’à refléter
certains éclairages, sont plaquées toutes les nuances possibles de gris, des
noirs laqués jusqu’aux blancs aveuglants.
Aucune mimique chez les acteurs dont le jeu consiste seulement à incliner
le visage de telle ou telle façon et à adopter, dès le départ de la scène, une
attitude dont ils ne se départiront plus.
Le rapprochement avec Robert Bresson s’impose mais seulement par l’in-
fluence qu’a eue le réalisateur de Jour de colère sur celui du Journal d’un curé
de campagne. Dans l’un et l’autre cas, il me semble trop facile, trop expéditif et
même franchement erroné de parler d’un « cinéma intérieur ». Si l’on parvient
à être ému, c’est par la qualité et la rareté d’effets formels utilisés avec génie.
Ordet – dont une première version fut réalisée en 1942 par le Suédois Gus-
taf Molander – est adapté d’une pièce de Kaj Munk, pasteur dans une paroisse
du Jutland, tué par les nazis en 1944.
L’essentiel de l’action se déroule dans la pièce commune de la maison d’un
riche fermier, et la mise en scène par plans-séquences très mobiles semble
s’inspirer de l’expérience qu’Alfred Hitchcock tenta avec The Rope 1. (Dreyer,
dans diverses interviews, n’a pas caché son admiration pour le « maître du
suspense ».) Ajoutons qu’Ordet a été conçu et cadré pour l’écran panora-
mique et que c’est dans ce format qu’il convient de le voir.
Avec Ordet s’achève en beauté une année exceptionnellement riche en très
bons films : il ne tient qu’au public parisien de sanctionner le choix du jury
de Venise en ne boudant point cette grande œuvre.
françois truffaut
des débats, les « Mardis du Studio Parnasse », rendez-vous incontournable des cinéphiles et des
futurs cinéastes.
1. Dépourvu de visa d’exploitation, La Pointe courte ne pouvait être présenté dans le réseau
commercial ; le film sera à l’affiche de cette salle du 4 au 31 janvier 1956. Truffaut le découvre le
soir de la première, le mercredi 4 janvier 1956.
2. Texte d’Agnès Varda écrit pour la présentation du film au Cinéma Vox, à Cannes, en marge
du festival 1955.
3. Écrivain et journaliste (1920‑1979). Sa pièce La Terrasse de midi fut créée par Jean Vilar lors
d’Une Semaine d’Art en Avignon (1947), première édition du festival.
Marguerite de la nuit de Claude Autant-Lara 187
Avant d’affirmer tout net que Marguerite de la nuit constitue un échec pur
et simple, il conviendrait de s’entendre sur le sens de ce mot. Je vois, à pre-
mière vue, trois sortes d’échecs : vis-à-vis du public, vis-à-vis de la critique,
vis-à-vis de l’auteur. Seul compte réellement le dernier, l’échec vis-à-vis de
soi-même, vis-à-vis de ses propres ambitions. Or, Claude Autant-Lara est,
paraît-il, satisfait du résultat et je lui donne raison puisqu’en effet Marguerite
1. Respectivement signés : Maurice Barry et Maurice Clavel, Jean Mousselle et Jacqueline Audry.
188 Chroniques d’Arts-Spectacles
de la nuit est le film qui lui ressemble le mieux, celui qu’il a tourné en toute
liberté sur un sujet qui lui tenait à cœur depuis longtemps et qu’il a traité selon
ses désirs, avec les collaborateurs et techniciens de son choix. Jamais cinéaste
ne fut moins « trahi », sinon peut-être par lui-même.
Par ailleurs, rien n’a été laissé au hasard, tout est précis, réglé, exact,
conforme sans nul doute au « découpage » et aussi à l’idée que le metteur en
scène s’était faite de son film. Nous avons donc affaire non à une commande
tant bien que mal exécutée, mais à une œuvre pensée, réfléchie, achevée dont
l’auteur porte la pleine responsabilité.
Ce film n’est pas intelligent, mais l’intelligence, surtout au cinéma, est
secondaire ; ce film est de mauvais goût, mais le goût souvent paralyse un
vrai tempérament de cinéaste ; ce film est lourd, mais la légèreté quelquefois
engendre la frivolité.
Mais alors, que manque-t‑il à Marguerite de la nuit d’assez important pour
pétrifier et agacer le public et les critiques, que lui manque-t‑il pour que nous
riions quand cela se veut être drôle et que nous pleurions quand cela se veut
triste ? Il manque l’essentiel, c’est-à-dire la vie qui n’a pas été conviée, la vie
qui ne figure pas sur un budget car on ne peut l’acheter comme des costumes
ou la bâtir comme des décors, cette vie que les grands cinéastes savent installer
dans chaque scène, dans chaque image, que ce soit avec la solennité de Carl
Dreyer ou avec la frénésie de Jean Renoir.
Marguerite de la nuit est un film mort, un spectacle étrange devant lequel
nous n’éprouvons que des sentiments pénibles, à commencer par celui d’être
de trop ; nous ne sommes pas concernés, ce divertissement philosophique et
démystificateur n’amuse que les auteurs.
Je n’ai pas lu le roman de Pierre Mac Orlan, mais le scénario me semble un
peu rudimentaire qui nous propose une paraphrase simpliste et peu originale
de la légende de Faust. (Notons en passant que tous les Faust de l’écran, bons
ou mauvais, ont échoué commercialement.) Les dialogues de Mme Ghislaine
Autant-Lara1 sont théâtraux et plats, mais sans vulgarités.
La mise en scène est exagérément prudente ; à ce degré de banalité, on ne
peut plus parler de classicisme ; elle témoigne d’une méfiance vis-à-vis de la
couleur, d’un total manque d’audace, de fantaisie, d’invention et d’intuition.
Mise en scène laborieuse et sans adresse.
Mais la catastrophe affecte essentiellement l’image et le jeu ; pour évaluer
les dégâts, il n’est pas nécessaire de mettre en cause les acteurs et les tech-
niciens : si la maison est branlante, il faut s’en prendre à l’architecte plutôt
qu’aux ouvriers.
La couleur est hideuse et les décors également ; l’esthétique de ce film est
1. Ghislaine Aubouin (1915‑1967). Assistante de réalisation (1942‑1966), elle fut la deuxième épouse
et la collaboratrice de Claude Autant-Lara.
La Maison de bambou de Samuel Fuller 189
celle des bois gravés lamentables qui rendaient si difficile la lecture des Enfants
terribles 1 dans la collection du « Livre de demain » chez Arthème Fayard.
Cette laideur commune aux décors, aux couleurs et aux costumes n’est pas
inséparable de l’époque (1925). Songeons à ce que Gene Kelly en a tiré dans
Chantons sous la pluie 2. Pour comprendre pourquoi Claude Autant-Lara a
tenu à faire ce film, il suffit de se reporter trente ans en arrière lorsqu’il était
le décorateur de Don Juan et Faust, de L’Inhumaine 3 et autres films également
invisibles aujourd’hui. Marguerite de la nuit est sa revanche en même temps
que la concrétisation de ses rêves d’adolescent ; ce film qu’il vient de tourner
ressemble à celui qu’il aurait voulu mettre en scène lorsqu’il était l’assistant
de Marcel L’Herbier.
Aucun spectateur ne s’apercevra que Jean-François Calvé ressemble à Yves
Montand et que cette ressemblance a dicté le choix d’Autant-Lara, mais par
contre, ce qui n’échappera à personne, c’est l’inaptitude de ce jeune acteur
qui n’était pas moins bon dans Le Pain vivant.
Yves Montand est décidément un bon acteur, capable de donner un peu
de vraisemblance au rôle le moins solide.
Marguerite de la nuit constitue une entreprise malheureuse mais hono-
rable sur laquelle il ne convient guère d’ironiser, le mieux étant de l’oublier
rapidement.
françois truffaut
manque pas de saveur, d’autant que la photo est signée de Joseph MacDo-
nald 1, le prestigieux opérateur de Niagara 2.
Samuel Fuller est un curieux homme dont il convient d’attendre beaucoup
et beaucoup mieux ; sa mise en scène est incisive, nerveuse, sèche et brutale,
très inventive et très efficace. Il a écrit lui-même les bons dialogues de son film.
Robert Ryan en chef de bande et Robert Stack en policier sont parfaits,
mais nous n’en dirons pas autant de Shirley Yamaguchi, comédienne japo-
naise dont le jeu ni oriental ni hollywoodien, crispé et maladroit, est fort
agaçant, non moins d’ailleurs que son rôle, superflu, qui ralentit l’action.
Si l’on apprécie le pittoresque et la violence, on verra La Maison de bambou
avec beaucoup d’agrément et l’on notera le nom de Samuel Fuller.
françois truffaut
1. Directeur de la photographie américain (1906‑1968), dont le nom est associé aux productions de
la 20th Century Fox dans les années 1940 et 1950 (Dmytryk, Ray, Kazan, Negulesco, etc.).
2. D’Henry Hathaway (1953).
3. Deux films de Sacha Guitry (1954 et 1955).
4. Dramaturge et réalisateur français (1885‑1957). Truffaut, qui découvre son œuvre en 1945, à
13 ans, avec Le Roman d’un tricheur, n’aura de cesse d’explorer toute sa carrière cinématogra‑
phique. Érigé comme pierre d’angle de sa « politique des auteurs », il défendra inlassablement
Guitry avec une fidélité qui confine à l’aveuglement.
Des gens sans importance d’Henri Verneuil 191
Il est des films dont on sait tout avant de les avoir vus, il suffit d’imaginer
le pire pour « tomber juste ». Les génériques sont éloquents et le critique,
en général, sait d’avance ce qu’il va voir : bonnes ou mauvaises, rares sont les
surprises, surtout lorsqu’il s’agit de films français.
Des gens sans importance est l’exception qui confirme la règle : ce n’est certes
pas un chef-d’œuvre, ni même un grand film, mais une entreprise attachante et
probe où l’absence de certains défauts vaut autant que ses qualités réelles. De
quoi s’agit-il ? D’un roman de Serge Groussard, adapté par Henri Verneuil et
François Boyer 2, dialogué par le second. Jean Gabin, « routier » (camionneur),
marié à Yvette Étiévant, lui a fait cinq enfants, car il n’a pas lu Clara Malraux 3.
Françoise Arnoul, servante d’un « routier » (restaurant), s’éprend de lui et
réciproquement. Enceinte, elle se fait avorter et meurt peu après. Gabin reste
avec sa femme et ses enfants. La vie continue. Telle peut se résumer l’intrigue
ou plutôt la « tranche de vie » qui tient lieu de sujet ; par rapport aux films
français d’avant-guerre, pour la plupart naturalistes, Des gens sans importance
est un film populiste ; regrettons cependant qu’il n’existe qu’en référence à
plusieurs de ces films d’avant-guerre, principalement Le jour se lève 1 (lequel, il
est vrai, était très influencé par Les Nuits de Chicago de Josef von Sternberg).
Le travail d’Henri Verneuil et François Boyer devient beaucoup plus inté-
ressant sitôt qu’il cesse de nous faire penser à des films existants. La princi-
pale nouveauté de ce film – et ce qui le rend supérieur aux bandes récentes
de Marcel Carné, Ralph Habib, Yves Allégret – est la construction du sujet,
très différente des scénarios habituels : le tempo est romanesque plutôt que
théâtral. Le dialogue de François Boyer est très « concerté », mais assez juste
et, pour tout dire, assez noble ; jamais vulgaire, il ne laisse aucune place aux
jeux de mots, aux aphorismes, à la brillance.
Si ce film était d’avance condamné à ne pas rendre un son plus pur et plus
« vrai » c’est qu’au départ l’entreprise était faussée par deux ou trois invrai-
semblances de base, postulats inadmissibles : il est impossible au spectateur
de croire réellement que Jean Gabin et Françoise Arnoul auraient pu être
heureux ensemble. Encore un bon point à l’actif de François Boyer : il n’y a
pas de « destin » dans ce film, nuls clochard ou marin prophétiques.
Plutôt qu’un récit conduit selon les normes du film « de qualité », Des
gens sans importance nous offre une suite de scènes possibles à prévoir, ratées
ou réussies selon qu’elles sont tournées en studio ou en extérieur.
Des gens sans importance est réaliste un peu à la manière des films améri-
cains de Jules Dassin : rien n’arrive que de possible et vraisemblable, mais le
ton, à mesure qu’avance le film, se hausse pour devenir assez lyrique dans le
dernier tiers et même, avec plus ou moins de bonheur, poétique.
Le travail de Verneuil est soigné, obstiné, laborieux aussi, mais dans le
sens favorable du mot. La photo de Louis Page est fort belle quoique « très
avant-guerre ». La musique de Joseph Kosma est excellente et rappelle celle
de Maurice Jaubert 2.
Voilà donc un film dont l’esthétique est fort contradictoire qui fait appel
à tous les styles existants. Mais ce qui justifie le déplacement, outre l’hon-
nêteté de l’entreprise, ce sont la grande sincérité des auteurs et la très réelle
amertume de leur propos.
françois truffaut
Rarement film français fut attendu avec plus de curiosité, rarement attente
fut à ce point déçue. Non, Robert Hossein ne sera pas l’Orson Welles de sa
(et de notre) génération.
À tous les stades, l’entreprise est boiteuse. Il n’y avait pas, au départ, de
scénario à proprement parler mais seulement la matière de deux moyens
métrages : dans une prison centrale s’entre-déchirent, pour une vague his-
toire de mouchardage, deux détenus qui s’évadent ensemble et, à bord d’une
voiture volée, arrivent dans un pays du genre aride et désolé qui ressemble
à la Camargue.
Voilà pour la première heure du film. La seconde nous montre deux ban-
dits (les mêmes) arrivant à une petite maison où vivent, à l’écart du monde
civilisé, un peintre et sa maîtresse. Nos lascars tuent le peintre et se disputent
la fille qui, ne songeant qu’à sa vengeance, les fait s’enliser tous deux dans
les sables mouvants.
Tout cela psychologiquement ne vaut pas un clou et poétiquement pas
davantage. Si les intentions comme du reste le résultat restent flous, vagues,
mous et imprécis, les influences sont lisibles en clair : dans la première partie
de son film, Robert Hossein s’est souvenu de la belle pièce de Jean Genet 1
– qu’il créa, ce me semble : Haute Surveillance 2 – et dont il nous offre ici une
piteuse caricature.
La seconde partie paraît influencée directement de La Red 3, cet amusant
film mexicain d’Emilio Fernandez, aussi bien photographié qu’il était mal
joué par Rossana Podesta et une paire de mâles, ténébreux autant qu’excités.
Ce n’est pas moi qui reprocherais à Robert Hossein d’avoir cherché à
gagner sur tous les tableaux, artistiques et commerciaux. Le génie de la
1. Début 1950, Truffaut dévore avec passion le Journal du voleur de Jean Genet et s’identifie au
narrateur : un enfant de père inconnu, petit délinquant. Le 19 décembre 1950, il écrit à l’écrivain
pour ses 40 ans, joignant un article inédit : « Jean Genet, mon prochain ». Leur première rencontre
a lieu à la mi-avril 1951, à la faveur d’une permission de Truffaut. « Quand je vous ai vu entrer dans
ma chambre, lui écrira Genet dans une dédicace, j’ai cru me voir – presque d’une façon halluci‑
nante – quand j’avais 19 ans. » Quand Truffaut est emprisonné pour désertion, Genet est l’un de
ses principaux soutiens : « Donnez-moi de vos nouvelles, demandez-moi ce que vous voulez et
venez me voir à Paris si vous venez à Paris. Croyez-moi toujours votre ami fidèle. » Mais, en 1964,
un événement provoque leur rupture. Alors que Genet lui a demandé d’aider son ami marocain,
Abdallah Bentaga, Truffaut arrive au rendez-vous avec une heure et demie de retard et se fait
claquer la porte au nez.
2. Cette pièce de Jean Genet, mise en scène par Jean Marchat, a été créée au Théâtre des
Mathurins (Paris), le 26 février 1949, avec Tony Taffin (Yeux-Verts), Claude Romain (Maurice) et
Robert Hossein (Lefranc).
3. Sorti en France le 4 novembre 1953 sous le titre : Le Filet.
194 Chroniques d’Arts-Spectacles
1. Scénariste et réalisateur français (1912‑2000). Il a notamment collaboré aux scénarios de Jour
de fête (1949), Fanfan la Tulipe (1952), Du rififi chez les hommes (1954) et Les salauds vont en enfer
(d’après la pièce éponyme de Frédéric Dard).
Sept Ans de réflexion de Billy Wilder 195
quoi la première partie du film est seulement banale tandis que la seconde
n’échappe pas au ridicule ; ce ballet mal réglé de deux hommes autour d’une
fille sculpturale (c’est-à-dire immobile et si j’ose inamovible) évoque irrésis-
tiblement l’amateurisme des films en 16 mm.
Cela pourrait être la grande excuse d’Hossein ; il n’a pas eu, lui, l’exutoire
du 16 mm et du court métrage ; d’emblée il a dû affronter toutes les difficul-
tés d’une production commerciale. Mais alors que les films en 16 mm, les
courts métrages et de manière générale les premiers films se distinguent par
une gaucherie alliée à une immense sincérité, celui-ci ne témoigne d’aucun
complexe à l’égard de la technique et de l’appareil producteur, mais aussi
rien n’y paraît sincère.
Dans la prison, au début du film, au milieu du silence, un chant s’élève :
la caméra découvre un noir qui, derrière le grillage de sa cellule, susurre une
mélopée de son lointain pays : ce poncif, d’une rare sottise, donne assez bien
le ton du film : une naïveté et une « roublardise » indiscernables.
françois truffaut
Le Bandit fait partie de ces petits films américains dont la publicité est si
mal faite qu’on risque de les manquer. La firme Universal sabote celui-ci
plus qu’elle ne le distribue. Tout se passe comme si l’on voulait empêcher
les critiques d’en rendre compte.
Mais nous ne céderons pas aux pressions des marchands : Le Bandit est
un film de quatre sous, poétique et violent, tendre et cocasse, émouvant et
subtil, d’une verve joyeuse et d’une belle santé.
Le générique se déroule sur le hold-up d’un train, à la frontière du Mexique.
Un des deux bandits meurt entre les bras de son complice, Santiago (Arthur
Kennedy), lequel, après avoir erré toute la nuit, rencontre un jeune fermier,
Manuel (Eugene Iglesias), et sa charmante femme, Maria (Betta St. John).
Le film raconte le voyage de Santiago et Manuel à la ville où ils se rendent
pour liquider les montres volées, leur retour à la maison en passant par un
cabaret, et le dénouement, assez mouvementé et imprévu.
Mais l’essentiel réside surtout dans les rapports des trois personnages
entre eux, d’une finesse et d’une ambiguïté proprement romanesques. Un
des plus beaux romans modernes que je connaisse est Jules et Jim 2 d’Henri-
Pierre Roché qui nous montre, sur toute une vie, deux amis et leur compagne
commune, s’aimer d’amour tendre et sans presque de heurts, grâce à une
morale esthétique et neuve sans cesse reconsidérée. Le Bandit est le premier
film à me donner l’impression qu’un Jules et Jim cinématographique est
possible1.
Edgar G. Ulmer est sans doute le plus méconnu des cinéastes américains
et peu de mes confrères pourraient se vanter d’avoir vu les quelques films
de lui sortis en France, tous surprenants par leur fraîcheur, leur sincérité et
leur invention : Le Démon de la chair 2 (un Mauriac mâtiné de Julien Green),
Les Mille et Une Filles de Bagdad 3 (marivaudage voltairien), L’Impitoyable 4
(balzacien).
Ce Viennois né avec le siècle, assistant de Max Reinhardt puis du grand
Murnau, n’a pas eu de chance à Hollywood, faute probablement de savoir
« composer » avec le système. Son humour désinvolte, sa bonhomie, sa
tendresse pour les personnages qu’il dépeint me font irrésistiblement penser
à Jean Renoir et à Max Ophuls, et cependant le public des Champs-Élysées
emboîte quelque peu le film, comme il y a quelques mois En quatrième vitesse
de Robert Aldrich.
Parler du Bandit équivaut à tracer le portrait de son auteur que l’on devine
derrière chaque image et que l’on a le sentiment de connaître intimement
lorsque la lumière se rallume. Sage et indulgent, enjoué et serein, vif et lucide,
bref un bienveillant comme tous ceux dont je l’ai rapproché.
La couleur est riche en trouvailles poétiques, la musique d’Herschel Burke
Gilbert est excellente, non moins que les dialogues, littéraires et théâtraux
dans le sens favorable et enrichissant.
Le Bandit est un de ces films dont on sent très nettement qu’ils ont été
tournés dans la joie ; on décèle en chaque plan l’amour du cinéma et le plaisir
d’en faire. C’est un film que l’on a plaisir à revoir et dont on aime à parler
avec ses amis. Un petit cadeau qui nous vient d’Hollywood…
françois truffaut
Suite à cet article, l’écrivain écrit au cinéaste : « Cher François Truffaut, j’ai été très sensible à vos
quelques mots sur Jules et Jim dans Arts, notamment à : “… grâce à une morale esthétique et jeune
sans cesse reconsidérée”. J’espère que vous la retrouverez encore plus dans Deux Anglaises et le
Continent que vous allez recevoir. » (Lettre d’Henri-Pierre Roché à François Truffaut, 11 avril 1956,
collection La Cinémathèque française/Fonds François Truffaut, document non coté.)
1. François Truffaut devra attendre 1961 avant de pouvoir adapter le roman au cinéma, avec,
comme principaux interprètes, Jeanne Moreau (Catherine), Oskar Werner (Jules) et Henri Serre (Jim).
2. The Strange Woman, 1946.
3. Babes in Bagdad, 1952.
4. Ruthless, 1948.
198 Chroniques d’Arts-Spectacles
Dans une forêt du Vermont, par un beau matin d’automne, le petit Arnie
découvre le cadavre d’un étranger nommé Harry. Un vieux capitaine retraité
qui chassait par là, une vieille fille et la jolie maman d’Arnie (veuve d’Harry)
se croiront successivement les meurtriers. Toujours est-il que ce cadavre est
fort encombrant qu’il faut sans cesse enterrer et déterrer. Il n’est pas utile de
raconter ici le dénouement de l’intrigue.
Alfred Hitchcock a acquis une telle science du récit cinématographique
qu’il est devenu, en quelques années, beaucoup plus qu’un bon conteur d’his-
toires. Comme il aime passionnément son métier, qu’il n’arrête plus de tour-
ner et qu’il a résolu depuis longtemps les problèmes de la mise en scène, il doit
sous peine de s’ennuyer et de se répéter s’inventer des difficultés supplémen-
taires, se créer des disciplines nouvelles, d’où l’accumulation dans ses films
récents de contraintes passionnantes et toujours brillamment surmontées.
Comme La Corde, Dial M for Murder 1, Fenêtre sur cour et Lifeboat (que l’on
verra bientôt à Paris), The Trouble with Harry cumule les unités de temps,
de lieu et d’action. Cette règle du jeu qu’Hitchcock s’est inventée et qu’à
plaisir il complique et enrichit de film en film concerne aussi et surtout les
scénarios qu’il triture dans tous les sens jusqu’à les inscrire dans le cercle
extrêmement rigoureux de sa thématique habituelle. Comme dans L’Inconnu
du Nord-Express, Soupçons et I Confess 2, les personnages de The Trouble with
Harry, sitôt qu’ils se croient coupables ou pourraient l’être, agissent comme
tels, créant ainsi le malentendu sur quoi repose toute l’action.
Cela pour montrer à quel point Hitchcock reste fidèle à lui-même jusque
dans ce divertissement macabre tourné en trente jours avec de petits moyens
et aucune vedette.
The Trouble with Harry est un film drôle ; du moins il se veut tel, à juste
titre peut-être puisque les spectateurs du Monte-Carlo3 rient très fort, surtout
ceux qui comprennent l’anglais. En ce qui me concerne, je dois avouer que je
ne trouve rien de drôle dans ce film qui, par contre, offre l’intérêt immense
de compléter le portrait qu’à travers ses films, nous pouvons esquisser de cet
homme hors du commun, chez qui l’humour est essentiellement destructeur.
The Trouble with Harry ressemble à ces blagues absurdes dont il faut dire
avant de les raconter qu’elles sont des « histoires de fous » sous peine de voir
1. Sorti en France en 1955 sous le titre : Le crime était presque parfait.
2. Sorti en France en 1953 sous le titre : La Loi du silence.
3. Cinéma situé au 52, avenue des Champs-Élysées, Paris VIIIe.
La Lumière d’en face de Georges Lacombe 199
La Lumière d’en face est né sous le signe des coïncidences. Le film se pré-
sente comme un scénario original de Jacques Gauthier : en face d’un « rou-
1. Sans doute un lapsus : c’est dans La Tentation de Saint-Antoine de Gustave Flaubert (1874) que
l’on trouve le catoblépas, un animal fantastique qui dévore ses propres pattes sans s’en apercevoir.
2. Dans ses Pensées, Pascal s’attache plutôt à montrer la « misère de l’homme sans Dieu » (II, 71),
qu’il oppose à la « félicité de l’homme avec Dieu ».
200 Chroniques d’Arts-Spectacles
Jean Grémillon. Tous refusèrent pour diverses raisons, dont certaines impos-
sibles à expliquer dans un article. Côté scénario travaillèrent, outre Chavance,
Lefèvre, Masson et l’auteur1, deux écrivains qui abandonnèrent le film en
cours de route : Albert Valentin, scénariste notoire, et Jean Genet lui-même,
dont on se serait demandé ce qu’il venait faire dans cette galère.
Tous les films français n’ont pas cette genèse délirante, mais quelques-uns.
La petite histoire du cinéma est pleine de drôleries et il faut bien vendre la
mèche de temps en temps. Ce qui est fait.
f. t.
ment, ses rapports avec une femme un peu maternelle et plus forte morale-
ment que lui-même, car le héros est un faible, un « homme-enfant » quand
ce n’est pas justement un enfant. Tout cela nous ramène à l’essentiel qui tient
en deux mots : solitude morale.
La Fureur de vivre nous présente quelques adolescents entre eux et chez
eux, le contraste fermé par leur pureté, leur intégrité morale et la mesquinerie
solennelle de divers systèmes d’éducation : de l’indulgence faussement com-
préhensive des parents de James Dean à la stupide fermeté de ceux de Natalie
Wood, en passant par la généreuse indifférence de la famille de Sal Mineo.
Tout cela, le cinéaste parvient à l’exprimer sans recourir au fatras simpliste et
primaire de Charles Spaak et André Cayatte dans Avant le déluge.
Qui reprochera à Nicholas Ray son pessimisme ? La Fureur de vivre n’est
pas un film de réformateur ; il est clair que les problèmes de l’adolescence,
s’ils sont honnêtement posés, ne comportent aucune solution. L’adolescent
doit franchir seul le « grand écart » pour devenir un adulte. C’est préci-
sément à Jean Cocteau et aux Enfants terribles que l’on se prend à songer
à plusieurs reprises. Comme lui, Nick Ray a le sens du réalisme qui surgit
violemment, par ricochet au milieu d’un jeu de mots, un réalisme théâtral
qui a la force brusque d’une morsure.
Une autre comparaison s’impose : le style de Ray rejoint celui de Rossel-
lini : tous deux n’hésitent jamais à mettre « les pieds dans le plat », quitte à
provoquer une grande gêne au cours de certaines scènes qui semblent frôler
l’indécence. (D’ailleurs Roberto Rossellini voit dans La Fureur de vivre « le
plus beau film américain depuis dix ans ».)
Une séquence comme celle du planétarium où la voûte céleste figurée
semble « tirer » les coordonnées du destin des trois personnages est d’une
force dramatique peu commune.
Il n’est pas nécessaire d’entrer dans le détail : le CinémaScope, la couleur,
l’interprétation, la mise en scène méritent les plus vifs éloges.
Avec The Big Knife et quelques autres films, La Fureur de vivre inaugure
une ère nouvelle à Hollywood où les cinéastes ont reconquis une liberté
totale.
À La Fureur de vivre, titre qui ne signifie pas grand-chose, nous eussions
préféré Rebelle sans cause, qui est la bonne traduction de Rebel without a
Cause.
Nous devrons reparler bientôt de James Dean1 qui, dans ce film déchirant,
a réédité en la renouvelant son extraordinaire prouesse d’À l’est d’Éden.
françois truffaut
Il y a sept ans que nous aurions dû voir Amore si l’exploitation des films
italiens était mieux organisée. Après sept ans de réflexions, voici donc à Paris
sur deux écrans « d’essai », La Voix humaine (1948), d’après Jean Cocteau,
et Le Miracle (1949), sur une histoire de Federico Fellini 1.
À l’époque, il s’agissait essentiellement pour Roberto Rossellini de trouver
un sujet à la mesure d’Anna Magnani, splendide mais épisodique interprète de
Rome, ville ouverte. La Voix humaine, que Jean Cocteau souhaitait voir inter-
préter par la Magnani, faisait l’affaire à condition de lui adjoindre un autre
moyen métrage sans quoi il n’était d’exploitation possible. Federico Fellini,
qui était, à l’époque, l’assistant de Rossellini, eut l’idée du Miracle, mais, peu
sûr de lui, il raconta le sujet en faisant croire qu’il s’agissait d’un conte russe !
Amore constitue mieux qu’un « festival Magnani » : un documentaire sur
la Magnani, animal fabuleux. Durant une heure et quart nous la regardons
vivre sous nos yeux, seule, isolée du monde ; son jeu n’est pas psychologique
mais phénoménologique. Il dépasse de très loin le stade de la « perfor-
mance », il dépasse aussi ce que l’on appelle, au théâtre, une « présence
extraordinaire ». À vrai dire, il n’y a plus de jeu, il n’y a plus de « direction
d’acteurs », il y a un film unique par sa conception comme par sa réalisation,
un film qui est une forme : Magnani, Rossellini, les paysages, trois éléments
indissociables et qui défient l’analyse.
La Voix humaine nous surprend moins, peut-être par la connaissance de
l’œuvre adaptée. Ce qui frappe cependant dès ce premier film, c’est l’exercice
d’indiscrétion qu’il constitue. Cette femme qui se croyait seule se drape dans
sa douleur et se donne en spectacle à elle-même en hurlant son amour dans
un téléphone ; nous éprouvons quelque honte à voler son secret, à la regarder
souffrir et, peu à peu, à la connaître, à son insu, si intimement.
La réussite du Miracle est totale et proprement… miraculeuse ! Ce vertige
qui nous prend devant certaines images de ce film est inexplicable par la
seule beauté du paysage, le génie de l’actrice ou l’infaillibilité de la caméra.
Il y a quelque chose qui nous fait trembler d’émotion et qui est sans doute
davantage que la parfaite synthèse de ces trois éléments.
Il s’est trouvé un confrère assez naïf pour insinuer – c’était à prévoir – que
c’est Fellini qui aurait mis en scène Le Miracle 2. Quelle méconnaissance du
1. Una voce umana et Il Miracolo : les deux segments du film Amore.
2. Une rumeur alimentée par le fait que Fellini interprète le rôle masculin principal du Miracle. Si
plusieurs critiques ont rapporté cette rumeur, c’est souvent pour la battre en brèche. « Nombre
de mes collègues ont rapproché le thème du Miracolo de celui de La Strada, écrit ainsi
204 Chroniques d’Arts-Spectacles
1. The Immoralist, une pièce adaptée par Ruth et Augustus Goetz, mise en scène par Herman
Shumlin, Royale Theatre (New York), créée le 8 février 1954.
2. Marqué par la haine de Robert Wise (1956). C’est finalement Paul Newman qui a interprété le
rôle de Rocky Graziano.
3. Auteur-compositeur-interprète américain (1927‑1990), considéré comme un précurseur du rock’n’
roll.
206 Chroniques d’Arts-Spectacles
esprit prononcera de fortes paroles sur un ton humble comme pour s’excuser
d’avoir du génie, pour ne pas en importuner autrui.
Dans ses grands moments, Chaplin atteint à l’extrême pointe du mimé-
tisme : il devient arbre, lampadaire ou descente de lit carnassière. Le jeu de
James Dean est plus animal qu’humain et c’est en cela qu’il est imprévisible ;
quel sera le geste qui va suivre ? James Dean peut, en parlant, se mettre à
tourner le dos à la caméra et terminer la scène de cette façon ; il peut reje-
ter brusquement la tête en arrière ou bouler en avant ; il peut lever les bras
au ciel ou les lancer en avant. Il envoie volontiers promener ses mains vers
l’objectif, paumes vers le ciel pour convaincre, paumes vers la terre pour
renoncer. Il peut, au cours d’une même scène, apparaître comme un fils de
Frankenstein, un petit écureuil, un bambin accroupi ou un vieillard cassé en
deux. Son regard de myope accroît le sentiment de décalage entre le jeu et le
texte, vague fixité, demi-sommeil d’un hypnotisé.
Lorsqu’on a la chance d’écrire un rôle pour un acteur de cette nature, un
acteur qui joue physiquement, charnellement, au lieu de tout filtrer par le
cerveau, le meilleur moyen de faire du bon travail est de raisonner abstraite-
ment ; exemple : James Dean est un chat, voire un félin, sans oublier l’écu-
reuil. Que peuvent faire un chat, un lion, un écureuil qui soit le plus éloigné
du comportement gymnique de l’homme ? Le chat peut tomber de très haut
et se retrouver sur ses pattes ; il peut passer sans dommage sous une roue de
voiture ; il fait le dos rond et semble se désarticuler facilement. Le lion rampe
et rugit, l’écureuil saute de branche en branche. Il ne reste plus qu’à écrire,
pour James Dean, des scènes où il rampera (au milieu des haricots), rugira
(dans un commissariat), sautera de branche en branche, tombera de très haut
sans se faire de mal dans une piscine vide. J’aime croire que c’est ainsi qu’ont
procédé Elia Kazan, puis Nick Ray et, je l’espère, George Stevens.
Le pouvoir de séduction de James Dean est tel qu’il pourrait tous les soirs
sur l’écran tuer père et mère avec la bénédiction du public, tout le public, et
le plus snob comme le populaire. Il faut avoir perçu l’indignation de la salle
lorsque, dans À l’est d’Éden, son père refuse d’accepter l’argent que Cal a
gagné avec les haricots, le salaire de l’amour.
Davantage qu’un acteur, James Dean, en trois films, était devenu un per-
sonnage comme Charlot : Jimmy et les haricots, Jimmy et la fête foraine, Jimmy
sur la falaise, Jimmy dans la maison abandonnée. Grâce à l’intelligence d’Elia
Kazan et Nicholas Ray, leur sens des acteurs, James Dean a joué au cinéma
un personnage proche de ce qu’il était réellement : un héros baudelairien.
Dans un article intitulé Une tendresse perdue 1, le metteur en scène amé-
ricain George Stevens a écrit : « Quand sa mère mourut, Jimmy ne perdit
1. James Dean ou une tendresse perdue, traduit de l’anglais par Louis Marcorelles, Cahiers du
cinéma no 61, juillet 1956. Truffaut a certainement eu accès à la traduction plusieurs mois avant sa
publication, ce qui explique qu’il ait pu en citer un extrait dans son article.
La Meilleure Part d’Yves Allégret 207
pas seulement l’amour d’une maman, mais d’une jeune maman. Il avait neuf
ans, elle n’en avait que vingt-neuf. En grandissant, Jimmy devint sentimental,
foncièrement triste en dépit de sa turbulence, des grosses farces, des folles
excentricités auxquelles il se complaisait de temps à autre. Je peux encore
l’apercevoir, clignant des yeux après s’être conduit de façon absurde et mon-
trant par son regard de défi qu’il sent le ridicule de sa conduite. Mais aussitôt
posées ses lunettes, un sourire l’illumine et tout son être est transformé. Il
vous inquiétait ; désormais vous lui êtes acquis. Peut-être à cause de son pro-
fond respect pour tout ce qui était exceptionnel. Il désirait exceller en tout, ne
serait-ce que pour cracher un noyau de cerise un peu plus loin que le voisin. »
Sans doute le jeu de James Dean, par sa modernité, inaugure-t‑il un nouveau
style d’interprétation à Hollywood, mais la perte est irréparable d’un jeune
acteur, le plus génialement inventif peut-être du cinéma, et qui, en bon cou-
sin de Dargelos1 qu’il était, trouva sur la route, par une fraîche soirée de sep-
tembre 1955, une mort proprement cocteauesque.
françois truffaut
1. L’un des trois personnages masculins des Enfants terribles de Jean Cocteau (1929).
2. Adapté d’un roman éponyme de Philippe Saint-Gil (Robert Laffont, Paris, 1954).
208 Chroniques d’Arts-Spectacles
comme une « symphonie du travail », il ne lui fallait pas tourner cette scène
faussement audacieuse et finalement ratée où trois ouvriers jouent aux dés
une fille de joie.
Je crois savoir, par ailleurs, que Gérard Philipe s’est permis de remanier à sa
convenance le scénario. C’est lui qui a obscurci l’intrigue sentimentale du film
jusqu’à la rendre incompréhensible. Il a voulu faire de ce film, dédié aux bâtis-
seurs, une histoire de kolkhoze sans se rendre compte que c’est lui, qui, dans
le rôle d’un ingénieur compétent, enlève tout sérieux d’emblée à l’entreprise.
Il y a un cas Gérard Philipe. Cette idole du public féminin entre quatorze
et dix-huit ans est la terreur des bons metteurs en scène. Je sais au moins trois
des meilleurs cinéastes français qui ont préféré renoncer à tourner certains
films plutôt qu’à devoir y diriger l’indirigeable Gérard Philipe, dont le timbre
de voix est véritablement une infirmité ; plutôt que de se corriger, il en joue à
présent comme d’un truc. Gérard Philipe était le seul mauvais acteur dans Si
Paris nous était conté. Puisqu’il ambitionne de relever la qualité des scénarios
qu’il tourne, que n’a-t‑il rayé du script de La Meilleure Part cet échange de
répliques du dernier grotesque :
— Molinier !
— Quoi ?
— Vous êtes un brave type !
La grande faiblesse du film réside moins dans la technique banale, mais
correcte, grâce à la belle photo d’Henri Alekan, que dans le scénario et la
direction d’acteurs. (Il est lamentable de faire mourir l’ouvrier algérien à la
fin du film pour la satisfaction mesquine de « boucler » le scénario.)
Gérard Oury, que le metteur en scène n’aide pas à surmonter son trac
évident, a cet avantage sur Gérard Philipe d’être physiquement un ingénieur
vraisemblable. Il n’a pas l’air de quitter à l’instant le cours Simon, lui.
Il y a un plan magnifique dans ce film : celui sur lequel se déroule le géné-
rique ; le reste ne justifie guère le déplacement.
f. t.
Jean Gabin est restaurateur aux Halles. Danièle Delorme lui rend visite un
matin : « Bonjour, monsieur, je suis votre fille et maman vient de mourir. »
Toujours l’inattendu arrive : épousailles et commérages. Mais ce qui est
réellement imprévisible vient ensuite et je fus trop ravi de cheminer, voyant
le film, de surprise en surprise, pour vendre la mèche, aujourd’hui que je sais
de l’intrigue les tenants et les aboutissants.
Journal du Festival de Cannes 1956 209
Lundi 23 avril
En sautant lestement du train de nuit sur le quai de la gare de Cannes, le
jeune critique peut mesurer le fossé qui sépare un obscur petit journaliste
Mardi 24 avril
Le Christ en bronze 5 est un film japonais que je recommande à votre abs-
tention. Parmi les éléments décisifs dans mon appréciation d’un film, la vérité
1. Écrivain, scénariste et dialoguiste français (1900‑1970), et cette année-là membre du jury des
longs métrages au Festival de Cannes.
2. Homme de théâtre, romancier et essayiste français (1889‑1965). Pendant la guerre, Truffaut avait
été un lecteur assidu de l’hebdomadaire Comœdia, où Audiberti écrivait régulièrement sur les films
et le théâtre. Le 26 mai 1954, il lui proposa de tenir une rubrique, « Le Billet d’Audiberti », dans les
Cahiers du cinéma : « … une sorte de “Chronique perpétuelle de la femme au cinéma” à partir
de réflexions que vous inspirent les actrices ou les héroïnes des films que vous voyez ? » Audiberti
accepta aussitôt et écrivit pour les Cahiers entre juillet 1954 et avril 1956. Après le passage de
Truffaut à la réalisation, Audiberti écrivit un article élogieux sur Les Mistons (1957) puis Les Quatre
Cents Coups (1959), et le remplaça comme envoyé spécial d’Arts au Festival de Cannes. Le cinéma
de Truffaut contient une série de clins d’œil au romancier : il baptise la comédienne de Tirez sur
le pianiste Marie Dubois (Gallimard, 1952), roman qu’on brûle dans Fahrenheit 451, on aperçoit
l’hôtel Monorail (Egloff, 1947) dans La Sirène du Mississippi, etc.
3. Pseudonyme de Jean Pelleautier (1911‑2002), critique de cinéma (La Revue de l’écran, Combat),
scénariste et dialoguiste français d’origine helvétique. Il est le père du décorateur Yan Arlaud (né
en 1956) et le grand-père du comédien Swann Arlaud (né en 1981).
4. Zamor (1762‑1820), jeune Sidi né au Bengale. Capturé par des négriers anglais, il fut vendu au
roi Louis XV, qui l’offrit à sa favorite, Jeanne du Barry.
5. Seido no Kirisuto de Minoru Shibuya (1956), qui ne semble pas avoir été distribué en France.
Journal du Festival de Cannes 1956 211
des sentiments, des mots, des gestes et des attitudes, vérité qui trouve son
expression dans l’exactitude, la précision et l’invention du jeu des acteurs,
n’entre pas pour peu. C’est pourquoi les films japonais me déroutent et
paralysent mon jugement puisqu’un acteur nippon crie justement là où rit
un acteur occidental ; il faudrait connaître la règle du jeu et l’on ne peut
comprendre un roman écrit dans une langue étrangère. Je ne sortirai pas
de là. Bien sûr que les trouvailles, l’inattendu et le pittoresque du cinéma
japonais charment, mais qui nous dit qu’il n’y a pas de vulgarité ou poncif
quand nous croyons déceler raffinement et rareté ? Seuls les vrais amateurs
de films américains peuvent les apprécier, chacun pour ce qu’il vaut. De
même, il faudrait voir toute la production japonaise pendant trois ans avant
de s’y retrouver. De l’avis même des spécialistes, Le Christ en bronze n’est
pas un très bon film.
L’Othello soviétique de Sergueï Ioutkévitch est une œuvre vulgaire, laide
et totalement dénuée de style, de poésie et de folie. L’esthétique du film
évoque infailliblement celle des bandes publicitaires projetées à l’entracte,
enlaidies encore par les lumières dans la salle. Si vous gardez un souvenir
des films publicitaires consacrés à la Martinique où la canne est plantée :
« C’est à la Martinique que le bon rhum est né », ou d’autres montrant
des négresses en turban épluchant des bananes, vous avez vu cet Othello
qui multiplie les emprunts à celui d’Orson Welles et aux derniers chefs-
d’œuvre d’Eisenstein. Le monsieur qui est Othello et que l’on espérerait
noir ou bronzé et crépu nous offre à contempler une face lunaire et amai-
grie, constamment bleutée, surmontée d’une chevelure qui change de cou-
leur à chaque plan. Cet Othello que l’on voulait saignant, Ioutkévitch nous
l’apporte bleu !
Mercredi 25 avril
Le Film français et La Cinématographie française 1 publient ici, pendant toute
la durée du festival, une édition quotidienne qui nous est automatiquement
servie avec le petit déjeuner. Des personnalités diverses, que le sens de l’hu-
mour n’étouffera pas de sitôt, s’y essaient à la littérature avec une solennité
qui n’exclut pas la drôlerie. À l’intention des lecteurs d’Arts qui n’auront
jamais l’occasion d’avoir entre les mains ces pièces de collection, j’ai constitué
un petit spicilège :
Docteur Bonhomme : « … Ainsi, quand flottent au fronton du Palais
les immenses drapeaux des quarante nations participantes, Cannes devient
pendant trois semaines vraiment le cœur du monde. »
1. Le Film français (créé en 1944), La Cinématographie française (1918‑1966) ; ces deux hebdoma‑
daires corporatifs fusionneront en 1966.
212 Chroniques d’Arts-Spectacles
Pierre Cabaud : « C’est encore une raison valable mais à tout phénomène,
aussi complexe soit-il, on trouve toujours une explication. »
Pierre Leprohon : « Parce qu’il est un homme d’avant-garde, Marcel
L’Herbier consacre surtout aujourd’hui son activité à la télévision. »
Charles Delac : « Pour ceux qui le pratiquent, le cinéma est une maîtresse ;
une maîtresse attachante, exigeante et folle que l’on aime et que l’on déteste
à la fois, mais dont on ne peut jamais se séparer. »
Francis Bolen : « En participant au Festival de Cannes, le cinéma belge
espère faire apprécier son potentiel de talents. »
Félix de Vidas : « Qu’il soit japonais, suédois, américain, italien, français
ou de toute autre nationalité, l’exploitant qui passera le film que vous avez
primé sera très heureux d’inscrire sur sa façade, en lettres lumineuses : Grand
Prix du Festival de Cannes 1956. »
Maurice Lemaire : « En souhaitant la bienvenue aux hôtes de la France
sur le rivage de cette mer qui a brillé d’anciennes civilisations, il est bon de
s’interroger une fois de plus sur le sens de ces rencontres et sur les bienfaits
qu’on en peut tirer. »
Marcel L’Herbier : « Ce que je tiens à préciser déjà, c’est qu’il n’y aura
pas, autour de ces questions, de palabres inutiles, de discours sans effets. Nous
parlerons pour dire quelque chose. »
Un petit carrousel de fête, film hongrois écrit et réalisé par Zoltan Fabri,
metteur en scène de théâtre dont c’est le troisième film, constitue réellement
une révélation en même temps que le premier film digne d’être projeté ici.
Je me méfie de « l’optique de festival » qui abuse plus d’un bon critique
et couronne un Marty 1, mais je serais bien surpris qu’une seconde vision, à
Paris, de ce film me démentît. Le sujet est des plus classiques, moins enrobé
de coopérative agricole qu’il n’y paraît à lire le scénario, cornélien si l’on
veut : le papa fermier de Marika la fiance automatiquement à un moustachu
du genre Blavette dans Toni, peloteur avant le faire-part ; Marika préfère et
de très loin un jeune garçon qui croit à la coopérative dur comme fer. Le jour
des fiançailles, il vient mettre les pieds dans le plat, invite l’aimée à danser
et la scène qui suit est l’une des plus remarquables que je connaisse, géniale
par la technique, érotique et pathétique, d’une habileté, d’une intelligence
et d’une sensibilité stupéfiantes. L’ensemble du film, son style de gravure à
la plume du siècle dernier font penser aux Griffith campagnards. Humour,
tendresse, spontanéité, tout cela fait de ce film un petit chef-d’œuvre et de
Zoltan Fabri un auteur de films dont on aimerait voir les productions passées
et futures.
Les journaux de Paris arrivent ici avec le retard normal. Je suis stupéfait
1. Film de Delbert Mann, qui remporta la Palme d’or au Festival de Cannes 1954.
Journal du Festival de Cannes 1956 213
Jeudi 26 avril
Le grand événement de ce festival est la présence de Kim Novak. Nous
avons déjà eu l’occasion ici de chanter les louanges de cette jeune personne
en rendant compte de Phfft 2 et de Pushover 3. Elle tient le rôle principal de
l’extraordinaire film d’Otto Preminger : L’Homme au bras d’or, que j’ai eu la
chance de voir avant de quitter Paris.
Imaginez l’érotisme de Marilyn Monroe avec le prestige de Lauren Bacall ;
elle est intelligente, cultivée et peu farouche. Le déclic des appareils photo
la meuvent. C’est-à-dire que, sans la diriger aucunement, on peut prendre
d’elle dix poses en dix secondes. Comme elle est très liante et affectueuse,
un monsieur de la Columbia ne la quitte pas d’une semelle. Ce n’est pas
elle qui enrichira les marchands de frivolités car son ascèse vestimentaire est
bien connue, visible à l’œil. Elle ne peut mettre le nez dehors sans se faire
assaillir par trois cents garçons et filles qui ne l’ont jamais vue sur un écran.
Qui blâmerait qui ? Kim aimée n’a rien d’un nanouk4 et l’on ne vit jamais
un corps féminin évoquer si lointainement l’esquimau glacé des entractes. Et
pourtant, du Méditerranée au Miramar en passant par le Carlton, on n’entend
plus que « Demandez Kim ! Demandez Kim ! ». Mais Kim ne doit pas nous
faire oublier qu’il y a des films à voir et qu’il faut les voir sous peine de devoir
en parler sans les avoir vus, ce qui devient une habitude. Un jour ou l’autre,
on vous demande (n’est-ce pas Henri Jeanson ?) de faire partie d’un jury et
l’on souffre alors de voir les films avant de les juger.
1. Pseudonyme d’Étienne Morin (1899‑1966). Dramaturge et scénariste français, Steve Passeur fut
aussi critique de cinéma, de théâtre ou de sport (Le Crapouillot, L’Ordre, L’Aurore…). Au cinéma,
il est surtout connu pour ses collaborations avec Abel Gance, Marcel L’Herbier et Jacques de
Baroncelli.
2. Phfft de Mark Robson (1954), film auquel Truffaut a consacré une critique dans Arts no 500,
26 janvier-1er février 1955.
3. Du plomb pour l’inspecteur de Richard Quine (1954), film auquel Truffaut a consacré une critique
dans Arts no 505, 2‑8 mars 1955.
4. Jeu de mots avec le nom de la comédienne Anouk Aimée et Nanouk l’Esquimau, le film de
Robert Flaherty.
214 Chroniques d’Arts-Spectacles
Lundi 30 avril
Après quelques jours de sage mise en route, le festival prend enfin son
aspect délirant. Il y a, participant à la compétition, deux ou trois films par jour
et trois courts métrages, soit cinq ou sept heures de projection. Cela suffit à
occuper un critique, compte tenu du temps passé à écrire, à manger et à dor-
mir, à condition d’éviter soigneusement les cocktails, réceptions, conférences
de presse et parlotes officielles.
Le drame, ce sont les films projetés hors festival. Ils sont de plus en plus
nombreux à mesure qu’approche la date du départ et souvent meilleurs que
les candidats officiels. Je citerai cinq films français vus ou revus ici et qui
eussent mieux représenté la France que Marie-Antoinette, reine de France. Ce
sont : Voici le temps des assassins de Julien Duvivier, Les Assassins du dimanche
d’Alex Joffé, Cela s’appelle l’aurore de Luis Buñuel, Don Juan de John Berry
et Des gens sans importance d’Henri Verneuil.
Ces six films racontent tous une histoire, quatre constituent des sujets
originaux et les deux autres sont adaptés d’Emmanuel Roblès et de Serge
Groussard2. C’est pourquoi Roger Régent a bonne mine quand il parle de la
crise du scénario sur seule foi de la sélection française composée, comme on
lieu d’ôter spécialement pour le festival tout un épisode qui montrait Richard
Conte sadique qui contraint sa femme à participer à des parties orgiaques.
On voit sans déplaisir Plus dure sera la chute, film américain de Mark Rob-
son, film contre les gangs qui « supervisent » la boxe, mais cette œuvrette
tuméfiée ne gagne pas à cheminer dans la pensée après la projection. Un de
ces films qui vous lancent un seau d’eau à la figure ; cela secoue et rafraîchit :
vous en redemandez, il n’y a plus qu’un seau vide.
Le Cheminot 1 de Pietro Germi consacre officiellement le divorce entre le
public et la critique. Un bambin malicieux y fait des mines telles que toute la
bande sonore fut couverte par les applaudissements du public cannois. Or,
ce gosse ingénu et spontané comme le pape serait indiscutablement mieux
à sa place dans la ménagerie de Walt Disney. Il y avait ce soir dans la salle
plusieurs bourreaux d’enfants en puissance.
De Nuit et Brouillard d’Alain Resnais, il est bon de parler chaque fois que
l’occasion s’en présente. On sait que ce moyen métrage en couleurs est une
méditation sourde et interrogative sur les camps de concentration. Le travail
de Resnais à partir de documents réels fut de leur ôter toute leur théâtralité
macabre, leur horrifiant pittoresque, afin que le spectateur puisse réagir avec
son cerveau plutôt qu’avec ses nerfs. C’est le contraire de ces films dont on
dit qu’on se sent meilleur après les avoir vus.
Mercredi 2 mai
L’art égyptien, visage et membres de profil et le corps de face, n’est pas
bégueule. La Sangsue 2 ne conte que l’histoire d’un étudiant qui se fait déniaiser,
accaparer, maigrir et débaucher entre les bras de sa logeuse, véritable sangsue
qui, lorsqu’il ne glapit pas de désir, vocifère, injurie, crache, hurle et sème la
terreur par tout Le Caire. Les sentiments ici sont liés étroitement au physique,
au point que La Sangsue est le seul film à tenir compte de ce fait reconnu que
l’amour fait maigrir. Mise en scène correcte, jeux convaincus et convaincants.
La Sangsue est un film d’idées cocasses et débordantes de vie. Le personnage
principal a d’Alex D’Arcy 3 l’expression satisfaite et rêveuse de la béatitude.
D’ailleurs, ce festival est celui des ressemblances. Comme le personnage des
Mouettes meurent au port ressemblait à Boris Vian dans l’exacte mesure où
Boris Vian ressemble à Marlon Brando, Pietro Germi, réalisateur et interprète
du Cheminot, est le sosie d’André Parinaud 4, dont il a la fixité du regard et le
faciès volontaire.
Jeudi 3 mai
À la sortie de L’Homme qui en savait trop, dernier film d’Alfred Hitchcock,
j’ai entendu distinctement Otto Preminger murmurer à l’oreille de Louise de
Vilmorin : « Allez ! C’est bien Alfred le plus fort ! »
Dans ce film de Bernard Herrmann1, il joue un grand rôle et Bernard Herr-
mann lui-même un petit rôle2. Alfred Hitchcock, si un homme en savait trop,
c’est bien lui, se penche sur son passé anglais avec un suspense symphonique
qui ressemble aux Fritz Lang allemands. Scénario absurde aux péripéties
arbitraires où, en plein cœur des situations cocasses, des détails d’une vérité
déchirante, lorsque James Stewart, qui incarne un médecin, avant d’apprendre
à sa femme, Doris Day, que leur enfant a été kidnappé, la force à avaler une
forte dose de somnifères. Il y a là une idée d’une très grande force humaine
et dramatique.
Mais il y aurait trop de choses à dire sur ce film qui a soulevé tant de
commentaires passionnés ; les metteurs en scène sont enthousiastes : Henri-
Georges Clouzot, Carlo Rim, Mark Robson… Les critiques sont partagés,
comme d’habitude.
Vendredi 4 mai
Les Cahiers du cinéma, dont la prodigalité est bien connue, offrent un
déjeuner à la campagne. Comme l’esprit vient en mangeant, voici quelques
répliques fidèlement transcrites, fraîches cueillies au hasard des conversations.
Françoise Fabian : « Quand je suis sortie de La Fureur de vivre, j’aurais
donné ma vie pour sauver James Dean. »
Mme René Clément 3 : « L’ennui, avec les films d’Hitchcock, c’est qu’on
ne peut y dormir : il y a toujours un coup de feu qui vous réveille, et quel
mauvais film que cet Homme qui en savait trop. »
Claude Mauriac : « Si l’on n’aime pas Monsieur Ripois, on est un mauvais
critique. »
Moi : « Alors je suis un mauvais critique ! »
Claude Mauriac : « Il est le plus grand metteur en scène au monde. »
1. Compositeur et chef d’orchestre américain (1911‑1975), auteur de musiques de films, entre autres
pour Orson Welles (Citizen Kane, La Splendeur des Amberson) et Alfred Hitchcock (Vertigo, La
Mort aux trousses, Psychose, Les Oiseaux, etc.). Truffaut lui commandera la partition de ses films
Fahrenheit 451 (1966) et La mariée était en noir (1967). Par ce faux lapsus, Truffaut veut sans doute
signifier le rôle dramaturgique de la musique d’Herrmann dans L’Homme qui en savait trop. Celui
qui « joue un grand rôle » semble désigner Hitchcock lui-même, incarné symboliquement à l’écran
par le deus ex machina du suspense, le joueur de cymbales. Dans leurs futurs entretiens, Truffaut
fera d’ailleurs remarquer que, pour interpréter ce rôle, il avait choisi un comédien qui lui ressemblait
étrangement (Hitchcock/Truffaut, op. cit., p. 195).
2. Celui du chef d’orchestre du Royal Albert Hall, à la tête de l’Orchestre symphonique de Londres.
3. Bella Clément, costumière française (Plein Soleil, 1960).
218 Chroniques d’Arts-Spectacles
Samedi 5 mai
Le Mystère Picasso est à la fois plus beau que ce que l’on attendait et fort
décevant par ailleurs. C’est un film admirable par la matière, mais tiraillé
de plusieurs côtés et qui souffre certainement d’avoir été produit dans les
conditions d’un film commercial et avec un budget de quarante-six millions.
Clouzot, pour toucher plus sûrement le public, a dû faire des concessions
dont certaines risquent d’être fatales au film : par exemple l’accélération
imperceptible, inavouée, dans l’exécution de plusieurs dessins, choquera les
peintres et ils auront raison. C’est surtout à cause de la musique de Georges
Auric1, que le public n’est pas fasciné par le film comme il le devrait. Il faudra
reparler plus longuement de ce film, qui sera plus controversé lors de sa sortie
parisienne qu’ici où la muflerie de certains spectateurs quittant la salle pen-
dant la projection exigeait que l’on prît d’emblée une position sans nuance.
Le Ballon rouge, second film d’Albert Lamorisse, réalisateur de Crin-Blanc,
dure trente-cinq minutes et a coûté 35 millions. D’une exécution extraordi-
naire quant à la couleur, le scénario est inadmissible pour les enfants, stupide
pour les adultes et ne comblera guère que Marie-Chantal et ses amies.
Sourires d’une nuit d’été, d’Ingmar Bergman, est le film le plus scabreux du
festival. Quatre hommes et quatre femmes poussent si loin les raffinements
amoureux que les couples finalement se reconstituent comme ils auraient
du l’être avant que le film commence et en dépit des conventions sociales.
1. Compositeur français (1899‑1983), membre du groupe des Six, auteur notamment de musiques
de films pour Jean Cocteau (Le Sang d’un poète, La Belle et la Bête, Orphée), Max Ophuls (Lola
Montès) et Jules Dassin (Du rififi chez les hommes). Associant castagnettes, percussions africaines
et ensembles de cuivres, sa composition pour Le Mystère Picasso fut sévèrement critiquée. Bazin
évoqua « l’inadmissible musique d’Auric » (Cahiers du cinéma no 60, juin 1956), Doniol-Valcroze
« l’indéfendable musique d’Auric » (France-Observateur, 10 mai 1956) et Truffaut, dans un autre
article, parle d’un « vacarme populaire consternant de banalité tonitruante » (Le Temps de Paris
no 14, 4 mai 1956). Quelques rares critiques, dont Claude Mauriac, prirent sa défense, parlant d’une
musique « brillante, généreuse, intelligente, cherchant à rejoindre, sinon à égaler avec ses moyens
propres, l’invention sans cesse renouvelée et toujours surprenante du génie » (Le Figaro littéraire,
12 mai 1956).
Festival de Cannes : un palmarès ridicule 219
1. Personnage de détective américain d’origine chinoise créé en 1925 par le romancier américain
Earl Derr Biggers (1884‑1933). À l’écran, il fut successivement incarné par Warner Oland (1931‑1938),
Sidney Toler (1938‑1946), Roland Winters (1947‑1949) et Peter Ustinov (1921‑2004).
2. Acteur, metteur en scène et producteur français (1895‑1974). Il dirigea le théâtre du Châtelet
(1929‑1965), où il lança la mode des comédies musicales et opérettes à grand spectacle : L’Auberge
du Cheval-Blanc (1948), Le Chanteur de Mexico (1951), Méditerranée (1955) ou encore Monsieur
Carnaval (1965).
3. Il s’agit sans doute du producteur français Pierre Braunberger (1905‑1990).
4. Deux des trois films français primés cette année-là au Festival de Cannes, respectivement Prix
du festival et Prix du jury ; le troisième est Le Ballon rouge d’Albert Lamorisse, Palme d’or, section
court métrage.
220 Chroniques d’Arts-Spectacles
1. Roger Favre Le Bret (1904‑1987), journaliste à Paris Match, puis délégué général du Festival de
Cannes (1952‑1972).
2. Seven Years in Tibet d’Hans Nieter (1956).
3. La projection de ce premier film de Satyajit Ray (1921‑1992), cinéaste indien alors inconnu, souffrit
d’être en concurrence avec une fête organisée par la délégation japonaise en l’honneur d’Akira
Kurosawa. André Bazin, qui le considérait comme « la révélation du Festival de Cannes 1956 »
(France-Observateur, 19 décembre 1957), s’indigna de ce mauvais traitement et obtint l’organisation
d’une seconde projection, bénéficiant d’une plus grande visibilité. Pather Panchali ne sortit sur les
écrans français que le 16 mars 1960, sous le titre : La Complainte du sentier.
4. Sic. Sans doute parce que Gloria Grahame ne tournait pas de film aux États-Unis à ce moment-là.
5. The Man who never Was de Ronald Neame (1956).
6. Réalisé par un cinéaste amateur, le film montre le défilé des chars fleuris qui s’est déroulé le
9 avril 1956 dans les jardins et le pourtour du casino de Monte-Carlo.
222 Chroniques d’Arts-Spectacles
1. Personnages de la fable de La Fontaine Le Singe et le Chat. Le singe (Bertrand) se sert du chat
(Raton) pour sortir les marrons du feu avant de les croquer.
2. Aurelius Battaglia (1910‑1984), auteur-illustrateur américain. Il a collaboré à plusieurs productions
des studios Disney avant de devenir réalisateur.
3. Le film est resté inédit en France.
4. I, Claudius, film inachevé de Josef von Sternberg, avec Charles Laughton (1937).
5. Et coréalisé par Youssef Maalouf.
6. Il tetto de Vittorio De Sica (1957).
224 Chroniques d’Arts-Spectacles
est une jolie et gentille actrice qui, plutôt que Susan Hayward, eût mérité le
Prix d’interprétation.
Ainsi s’acheva ce festival où l’on vit, sinon trop de films, en tout cas trop
de mauvais films. Un festival n’aura de sens que lorsque la notion de sélection
aura été complètement reconsidérée et que des personnages plus ou moins
officiels n’auront plus le pouvoir d’écarter de la compétition des films comme
Nuit et Brouillard, Picnic, Les Assassins du dimanche, Toro, Monsieur Arkadin.
Voici, enfin, à toutes fins utiles, mon palmarès personnel :
Grand Prix : Un petit carrousel de fête (Hongrie)
Prix de la mise en scène : L’Homme qui en savait trop (USA)
Prix du scénario : Sourires d’une nuit d’été (Suède)
Prix de la meilleure interprétation : Mari Töröcsik pour Un petit carrousel
de fête
Prix de la bonne humeur : La Sangsue (Égypte)
Hommage spécial du jury (à l’unanimité !) : Le Mystère Picasso (France).
françois truffaut
françois truffaut
Alors que plusieurs films d’Otto Preminger et de Fritz Lang n’ont jamais
été montrés à Paris, l’œuvre américaine d’Alfred Hitchcock n’a désormais plus
de secret pour nous puisque la sortie, cette semaine sur les Champs-Élysées,
de Lifeboat comble la dernière lacune à notre érudition : nous connaissons à
présent les vingt films que le « maître du suspense » a tournés à Hollywood
depuis son arrivée (début 1940).
Aux jeunes critiques qui, depuis quatre ou cinq ans, s’emploient à réhabili-
ter la période hollywoodienne d’Hitchcock, les confrères plus âgés reprochent
d’ignorer l’œuvre anglaise, bien supérieure selon eux pour ce que l’humour
y a la part belle2.
1. En 1975, dans Les Films de ma vie (op. cit., pp. 147‑148), Truffaut reprendra et amendera nota‑
blement son article, qualifiant désormais le film d’« œuvre importante […], d’une grande richesse
d’invention ».
2. Truffaut explicite cette rivalité dans sa recension de l’ouvrage d’Éric Rohmer et Claude Cha‑
brol, Hitchcock (Éditions universitaires, 1957) : « L’échec critique d’un de ses films (Les Amants du
226 Chroniques d’Arts-Spectacles
Capricorne, 1950) mit la puce à l’oreille des jeunes critiques qui virent là le chef-d’œuvre d’un
cinéaste, le plus méconnu peut-être du cinéma américain […] Les vieux critiques comme Georges
Charensol ou Jean Queval n’aiment que les films anglais d’Hitch, c’est-à-dire ceux réalisés entre
1922 et 1939, plus humoristiques mais moins rigoureux, moins “signifiants” que ceux de la période
américaine, de Rebecca au Faux Coupable. » (Arts no 647, 4‑10 décembre 1957)
Lifeboat d’Alfred Hitchcock 227
chaque semaine, les dates et les heures de passage de tous ces films. Ter-
minons sur une citation d’Hitchcock concernant précisément sa période
anglaise : « J’étais très jeune quand j’ai fait mes films anglais et je les tour-
nais avec toute la fièvre d’une jeune homme faisant du cinéma. Maintenant,
il faut leur donner plus de consistance. Nous devons aujourd’hui faire un
cinéma différent ; le public se pose intimement plus de questions que jadis ;
il recherchait autrefois une espèce de tension artificielle. Maintenant il doit
y avoir cette tension évidemment mais avec davantage de motifs derrière. »
françois truffaut
Comment rendre compte de ce film après une seule vision ? Il n’y a plus
cette fois la précaution propice au malentendu, l’emballage humoristique,
l’alibi enfin grâce auquel Hitchcock satisfait régulièrement les spectateurs
les plus futiles comme les plus exigeants. Lifeboat (1944), c’est le rôti sans la
sauce et qui ne se passionnera pas risque de s’ennuyer ferme.
Le film commence mal. Sur un radeau de sauvetage viennent s’échouer
successivement une « grande » journaliste fortunée, un ingénieur aux idées
de gauche, une jeune infirmière militaire, un puissant industriel, un marin
blessé, un stewart nègre et chrétien, une dame anglaise portant son enfant
mort dans ses bras. À ce moment du film, il n’y a guère d’hitchcockiens que la
gageure des trois unités dramatiques – quatre-vingt-dix minutes sur un canot,
mazette ! – et le style de cadrage et de jeu, éblouissant comme toujours. Mais
on s’attend désormais sinon au pire du moins presque : le conflit théâtral
et psychologique entre huit personnes différentes par leurs origines et leur
mentalité. « Bigre ! » se surprend-on à murmurer dans l’ombre et le nom de
John Steinbeck (qui eut l’idée de la situation, mais ne participa aucunement
à la rédaction du script) fortifie le soupçon.
Le film est commencé depuis un quart d’heure quand arrive un ultime
naufragé ; on le hisse et son danke schön prouve assez qu’il faisait partie de
l’équipage du sous-marin allemand qui a coulé le navire américain sur lequel
se trouvaient nos huit rescapés. Désormais nous voilà rassurés, rien de ce que
nous redoutions n’arrive et à l’affrontement psychologique banal se substitue
non pas exactement une intrigue, mais une suite de petits événements inatten-
dus et reliés par un colloque philosophique. Si le Bien et le Mal ne sont pas
nommés, c’est qu’il s’agit précisément de cela et uniquement de cela. Comme
dans la plupart de ses films, Hitchcock multiplie les notations, critiques ou
228 Chroniques d’Arts-Spectacles
Monsieur Arkadin, film admirable qu’il n’était pas utile de flanquer d’un
sous-titre, Dossier secret 3, commence mal et même très mal, un peu comme
un thriller de série Z. On songe à quelque laborieuse et vulgaire parodie, à
un nouveau Chicago-digest 4, sensation pénible que renforce la ressemblance
1. André Gide (1869‑1951), l’un des écrivains préférés de Truffaut, a publié, sous le titre : La Séques-
trée de Poitiers (Gallimard, Paris, 1930), une chronique judiciaire inspirée de ce fait divers : en 1901,
la police a découvert, au milieu d’excréments et de grabats, Blanche Monnier, séquestrée durant
vingt-cinq ans par ses parents pour empêcher un mariage qui n’avait pas leur assentiment.
2. Dans ses entretiens avec Truffaut, Hitchcock révèle que le scénario du film contenait un sous-
texte politique : « Nous avons voulu montrer qu’à ce moment-là, dans le monde, il y avait deux
forces en présence, les démocraties et le nazisme. Or, les démocraties étaient complètement en
désordre alors que les Allemands savaient tous où ils voulaient aller. Il s’agissait donc de dire
aux démocrates qu’il leur fallait absolument prendre la décision de s’unir et de se rassembler. »
(Hitchcock-Truffaut, op. cit., p. 128)
3. Sorti en France le 2 juin 1956 sous le titre : Dossier secret (Monsieur Arkadin).
4. Court métrage de Paul Paviot (1951) : une parodie des films de gangsters américains, dans
laquelle Michel Piccoli interprétait le rôle de Slim Spring.
Monsieur Arkadin d’Orson Welles 229
de Robert Arden avec Michel Piccoli. Tout est minable et crasseux : les
décors, les costumes, la photo grisâtre et jamais un jeune premier nous fut
d’emblée aussi antipathique. Orson Welles, lui-même, « tellement, tellement
et tellement attendu », arrive et nous déçoit à son tour. Lui, d’ordinaire si
habile à se « faire une tête », à composer un personnage, semble avoir raté
complètement son maquillage : comment trouver terrible et prestigieux ce
M. Arkadin dont la perruque se décolle et qui ressemble à un Père Fouettard
déguisé en Père Noël ou, plus précisément, à un Neptune de patronage ?
(Welles fut si conscient de cette ressemblance – voulue ou non – avec le
dieu de la mer qu’un personnage de l’intrigue le compare à Neptune au
milieu du film.)
Et puis le charme opère, nous nous « faisons » au dénuement de l’en-
treprise et entrons enfin dans le jeu. Gregory Arkadin, orgueilleux comme
Charles Foster Kane, monstrueux et cynique comme le troisième homme,
fier comme George Amberson Minafer 1, est bien un personnage wellesien.
La route qui l’a conduit à la fortune est jonchée de cadavres encore chauds.
Mais M. Arkadin a une fille, Raina, qu’il chérit et il souffre de la voir courtiser
par des individus douteux.
Le dernier en date, Van Stratten, est un jeune trafiquant quelque peu maître
chanteur. Arkadin, ayant pris ses renseignements, s’aperçoit que Van Strat-
ten ne courtise sa fille que dans le but d’en savoir plus long sur lui et de le
faire chanter. Feignant d’avoir perdu la mémoire, Arkadin charge alors Van
Stratten de reconstituer son fabuleux itinéraire et profite de l’opération pour
assassiner tous les complices et témoins de son tumultueux passé. Quand il
ne reste plus à supprimer que Van Stratten lui-même, celui-ci accule Arkadin
au suicide en lui faisant croire que sa fille est au courant de tout. Van Stratten
ne gagnera que d’avoir la vie sauve car Raina, qui ne veut plus de lui, part avec
un jeune aristocrate anglais.
Tout le long du film, nous suivons Van Stratten dans son enquête qui
le mène dans toutes les villes du monde : Mexico, Munich, Vienne, Paris,
Madrid. Nous le trouvons planté sur la plus grande place de chaque capi-
tale comme la dame de la publicité : « À Hambourg comme à Venise, à
Barcelone comme à Copenhague, cosi fan tutte : Vi, ta pointe2. » Les per-
sonnages sont plaqués contre les murs d’appartements réels et la caméra
d’Orson Welles, naguère si mobile, doit calmer sa fièvre et les filmer en
contre-plongées, écrasés par des plafonds ceux-là inévitables. Une fête
espagnole où les invités dissimulent leur visage derrière des masques à la
Goya nous donne la nostalgie d’un temps qui ne reviendra plus : celui où
la puissante RKO donnait carte blanche à un jeune homme de vingt-cinq
1. Respectivement dans Citizen Kane (1941), Le Troisième Homme (de Carol Reed, 1949) et La
Splendeur des Amberson (1942).
2. Détournement d’une publicité de l’époque pour le produit de soins capillaires Vitapointe.
230 Chroniques d’Arts-Spectacles
ans pour réaliser comme il l’entendait son premier film : Citizen Kane. La
liberté fut perdue brutalement, puis patiemment reconquise à force de
volonté, mais les « moyens » d’aujourd’hui ne sont même pas ceux d’un
petit western hollywoodien. Orson Welles aborde à son tour le cinéma
« bouts de ficelle » dont parle Roberto Rossellini : « Les films sont deve-
nus si coûteux qu’il faut, pour œuvrer en toute liberté, les réaliser avec des
bouts de ficelle. Faisons des schémas de films : l’essentiel est que le trait
soit assez ferme pour faire une bonne esquisse de film. » Mais si l’auteur
de Monsieur Arkadin a plus de mal à s’accommoder des petits moyens que
celui de Voyage en Italie, c’est qu’il a le goût des fresques et que ce n’est pas
avec une poignée d’amis qu’on reconstitue un réveillon munichois. Mais
qu’importe la facture et si les idées priment l’exécution, admirons les idées
puisqu’elles sont admirables ! Orson Welles toute sa vie sera influencé par
Shakespeare, qu’il déclamait tout enfant. Il a, comme personne, le don de
survoler une action et d’écrire sur le thème du secret des solitaires, des dia-
logues cosmopolites, philosophiques et moraux où chaque phrase met en
cause le monde entier et dans lesquels se diluent jusqu’aux notions de temps
et d’espace. (Orson Welles est la seule personnalité dont on n’annonce
pas les voyages ; on entend couramment : Welles était à New York avant-
hier – Hier soir, je dînais avec lui à Venise – Moi, j’ai rendez-vous avec lui
après-demain à Lisbonne.)
Oui, c’est bien un souffle shakespearien qui traverse la moindre séquence
filmée par cet homme étonnant qu’André Bazin a judicieusement surnommé :
« un homme de la Renaissance dans le xxe siècle1 ». Plus ou moins bénévo-
lement, les meilleurs amis d’Orson Welles lui ont prêté leur concours2 et ils
n’ont pas eu tort car jamais Michael Redgrave, Akim Tamiroff, Suzanne Flon,
Katina Paxinou, O’Brady, Mischa Auer, Peter van Eyck et Patricia Medina ne
furent meilleurs que dans les brèves mais fulgurantes silhouettes que le génial
cinéaste a tracées pour eux, silhouettes apeurées et traquées d’aventuriers qui,
dans une heure, ont rendez-vous avec la mort.
Voilà un film déroutant peut-être mais combien excitant, stimulant, enri-
chissant et dont on aimerait parler pendant des heures, tant il est plein de ce
que nous aimons trouver dans un film : poésie, nouveauté, insolite, lyrisme
et invention.
françois truffaut
1. Citation exacte : « … un homme de la Renaissance dans l’Amérique du xxe siècle » dans Orson
Welles d’André Bazin, Éditions Chavane, Paris, 1950, p. 13.
2. Le 14 juin 1956, l’acteur Frédéric O’Brady écrit à Truffaut pour corriger cette erreur : les comé‑
diens n’ont pas joué bénévolement ; il souligne au contraire la « générosité large » du producteur,
Louis Dolivet (collection La Cinémathèque française/Fonds François Truffaut TRUFFAUT628-B353).
Toni de Jean Renoir 231
vérité des gestes et des sentiments à laquelle, plus souvent que les autres, il
atteignit.
f. t.
Si je m’installe devant une machine pour écrire sur Robert Bresson, c’est
avec la certitude d’accumuler les erreurs critiques pures et simples, erreurs
d’interprétation, contresens et balourdises en tous genres. Sans la possibilité
de remonter aux intentions d’un auteur, aux sources en quelque sorte de l’acte
créateur, il n’est guère de critique possible. Or Robert Bresson possède un
secret qui, s’il le divulguait, n’en serait plus un. (Il a d’ailleurs coutume de se
débarrasser des questionneurs trop entreprenants et des demandes d’articles
en prenant prétexte d’un livre qu’il écrit1, paraît-il, et dans lequel il exposera,
en long et en large, toutes ses idées sur le cinéma.)
L’idée que Bresson s’est faite du cinéma l’amène à condamner à peu près
tous les films de ses confrères. Seule l’œuvre de Carl Dreyer trouve grâce à
ses yeux (mais il n’apprécie pas le parrallèle que l’on établit fréquemment
entre les films de celui-ci et les siens).
Pour Bresson, les films anciens et actuels ne nous présentent qu’une
image déformée du théâtre, le jeu des acteurs relève de l’exhibitionnisme,
et, selon lui, on ira voir dans vingt ans les films d’aujourd’hui pour regarder
« comment jouaient les acteurs en ce temps-là ». Et nul n’ignore en effet
que Robert Bresson, dans ses films, dirige les acteurs en les contraignant à
ne pas jouer « dramatiquement », à ne pas souligner, à faire abstraction de
leur « métier ». On sait aussi qu’il y parvient en tuant en eux toute volonté,
en les fatiguant par un nombre incalculable de répétitions et de prises et par
un travail qui évoque l’hypnotisme.
Avec Journal d’un curé de campagne, Robert Bresson a découvert qu’il
avait intérêt à renoncer aux acteurs professionnels et même aux débutants
au profit d’interprètes occasionnels choisis pour leur physique – et aussi leur
« moral » – qui n’amènent avec eux aucun tic, aucune fausse spontanéité,
en fait nul « métier ». S’il ne s’agissait, pour Bresson, que de tuer la vie en
même temps que l’acteur qui est en chaque homme et de faire jouer devant
la caméra des individus ânonnant un texte volontairement neutre et sans
aspérités, son travail serait négatif et d’intérêt, somme toute, expérimental.
Mais il va plus loin, beaucoup plus loin et, à partir d’un interprète purifié de
1. Notes sur le cinématographe, qui paraîtra en 1975 aux Éditions Gallimard.
Bresson tourne Un condamné à mort s’est échappé 233
1. « Quand il parlait, il ne levait jamais un bras ni un doigt : il avait tué la marionnette. » (Paul Valéry,
La Soirée avec Monsieur Teste, 1896, réédité chez Gallimard en 1927 sous le titre : Monsieur Teste.)
2. L’interprète principal d’Un condamné à mort s’est échappé est François Leterrier ; Claude Laydu
est l’interprète du Journal d’un curé de campagne.
3. André Devigny (1916‑1999), résistant, compagnon de la Libération, et l’auteur du livre Un
condamné à mort s’est échappé (Gallimard, Paris, 1956).
234 Chroniques d’Arts-Spectacles
l’aventure il y a treize ans, ne quitte pas le plateau, sans cesse sollicité par
Bresson de montrer à l’acteur anonyme comment l’on tient une cuiller en
cellule, comment l’on écrit sur les murs ou comment l’on dort.
Le plan que je puis voir tourner montre le héros à la fenêtre de sa cellule,
entrant en conversation avec le détenu de la cellule voisine. Comme Bresson
demande à son interprète plusieurs choses à la fois : un certain regard, une
inclinaison précise du visage par rapport à la position des mains, une voix
neutre, il faut recommencer souvent. Malgré lui, l’acteur ne peut s’empêcher
de « jouer » un peu la phrase qu’il prononce : « Les dollars à vous, Mon-
sieur Blanchet ? » et Bresson, inlassablement, lui fait recommencer : « Ne
prenez pas une voix de prison ; parlez doucement et normalement. » Nous
en sommes à dix prises, onze, douze. Bresson reprend : « Il s’agit moins
de forcer un chuchotement que d’affaiblir une voix, vous me comprenez ?
– Oui », répond le futur évadé, qui est décidément d’une patience et d’un
zèle admirables.
Entre deux prises, on avertit Bresson de ma présence ici. Contrairement
à mes craintes, il se révèle souriant et loquace d’emblée, devançant les ques-
tions, me guidant à travers le décor. Ce qu’il me dit est du plus haut intérêt,
mais je l’ai lu déjà et presque mot pour mot dans une interview toute récente.
A-t‑il convenu d’un petit discours à l’usage des journalistes importuns ou plus
simplement a-t‑il trouvé la formulation idéale de ses recherches ?
Un film d’âme
« Je désire tourner un film d’objets et un film d’âme ; on verra donc essen-
tiellement des mains et des regards ; je cherche un équilibre constant entre
les gros plans d’objets et les gros plans de regards ; je resterai aussi près que
possible de la réalité et n’inventerai rien, mais il y aura un décalage concerté
entre la réalité de la vie et celle du film. Il ne faut pas trop parler de ce film,
car je puis échouer complètement. Tant que je n’aurai pas terminé, toutes
les craintes sont permises. Je dois faire très attention aux regards ; un milli-
mètre d’écart et le regard est faux. Très difficile. Difficile et intéressant. Je
travaille dans la direction du Journal d’un curé de campagne, mais je voudrais
atteindre à une plus grande pureté, à un plus grand dépouillement. Cette fois,
je n’ai pas un seul acteur professionnel ; je suis plus à l’aise comme cela. J’ai
choisi mes interprètes – un étudiant, un journaliste, un apprenti, un critique
dramatique – non pour leur ressemblance physique avec les personnages
qui vécurent l’histoire, mais pour leur ressemblance morale. Les bruits de la
prison seront très importants et feront le contrepoint avec les gestes des pri-
sonniers. Je cherche des rapports et des décalages. Sur le papier, tout cela est
séduisant. Au studio, le film n’existe plus : je dois, plan par plan, lui insuffler
la vie et le tourner réellement, cette fois. Je marche vers l’inconnu, mais en
La Peur de Roberto Rossellini 235
1. Sans doute une reformulation de cette citation originale : « Mon Dieu est l’invocation la plus
simple, la plus primitive, la plus commune qui puisse sortir de la bouche d’un être envahi par la
douleur » (Roberto Rossellini, « Dix ans de cinéma (III) », Cahiers du cinéma no 66, janvier 1956).
2. En réponse à François Mauriac, qui affirmait que « le romancier est, de tous les hommes, celui
qui ressemble le plus à Dieu » (Le Romancier et ses personnages, Corrêa, 1933), Jean-Paul Sartre
publia un article intitulé « Monsieur François Mauriac et la liberté » (La Nouvelle Revue française
no 305, 1er février 1939), dans lequel il reprochait à l’écrivain le manque de liberté de ses personnages
par rapport à leur créateur.
Condamné au silence d’Otto Preminger 237
chés sur leur guidon plus horizontalement que d’ordinaire, doublaient leur
moyenne horaire, inconsciemment stimulés par la course fameuse. À la sortie
de Condamné au silence (The Court-Martial of Billy Mitchell), on est tenté de
saluer militairement, sans affectation ni raideur, tous les passants revêtus d’un
uniforme quel qu’il soit.
L’argument : en 1921, le général d’aviation Billy Mitchell veut prouver aux
autorités supérieures militaires que l’avion sera, par excellence, l’arme des
guerres à venir et qu’il sera quotidien, par exemple, de détruire des navires
par bombardements aériens. Billy Mitchell parvient aisément à prouver
tout ce qu’il veut, mais en désobéissant aux ordres supérieurs, ce qui lui
vaut d’être cassé. Nous le retrouvons colonel et muté – oh ! injure ! – dans
l’infanterie. Il n’a pas renoncé à ses rêves. À la suite d’une lamentable et
ensanglantée démonstration aérienne, il met les pieds dans le plat, mange
le morceau et attaque l’armée américaine tout entière au cours d’une confé-
rence de presse. Il s’ensuit sa comparution devant une cour martiale et mal-
gré que toutes les apparences soient pour lui, il est condamné bel et bien,
tant il est vrai, à l’armée davantage que partout ailleurs, qu’il ne faut pas se
fier aux apparences.
Éternel martyr
Tout cela est historique comme on sait et il est bon de remarquer que si
Otto Preminger n’a pas insisté sur le fait, cependant réel, que Billy Mitchell
avait prévu l’attaque de Pearl Harbor par les Japonais et jusqu’au jour du
désastre : un dimanche, vingt ans avant d’être Cassandre, c’est pour ne pas
être accusé d’exagération. Et, cependant, après Pearl Harbor, Billy Mitchell
fait l’objet d’une réhabilitation posthume et bien des aéroports, bien des
escadrilles portent aujourd’hui son nom.
Cela dit, l’authenticité d’un sujet n’amène pas forcément avec elle
l’authenticité tout court et l’on peut raisonnablement s’interroger sur
l’intérêt d’un tel scénario qui présente l’inconvénient, majeur selon moi,
de nous apitoyer sur un personnage infiniment ennuyeux qui a toujours
raison. Les incompris sont pénibles à supporter, c’est bien connu, mais
on peut, si l’on est généreux d’esprit, combattre pour eux et s’enflam-
mer. Les pires sont ceux qui, ayant obtenu satisfaction, nous sollicitent
encore, si j’ose dire, rétrospectivement. Ces martyrs-là nous bassinent,
il faut bien le dire, et, à l’exception de Jeanne d’Arc, qui nous émouvra
toujours parce qu’enfin les flammes qui la dévorèrent nous chatouillent
encore désagréablement, les génies brimés et torturés nous laissent de
glace sitôt réhabilités.
Jamais sur un écran un personnage ne parut avoir aussi évidemment rai-
son que ce Gary Cooper au doux regard bleuté et qui, pour la circonstance,
Condamné au silence d’Otto Preminger 239
Film politique
Sous cet angle un peu mesquin de la fabrication d’un scénario et de la
position du public par rapport au film, Condamné au silence peut être aisément
ridiculisé, mais comme c’est une œuvre qui me passionne tout en m’enqui-
quinant, je puis adopter à présent un angle plus ouvert, plus généreux et plus
intéressant. À la question : pourquoi Otto Preminger, qui est un homme que
préoccupent les sujets modernes (L’Homme au bras d’or, Un si doux visage,
Gandhi 1), a-t‑il voulu (car il l’a voulu) tourner ce film, en quelque sorte his-
torique, et qui nous met en face d’un faux problème, puisque, depuis 1921,
l’importance de l’aviation de guerre ne fait aucun doute pour personne ? La
réponse est que Condamné au silence n’est pas un film historique mais politique
et très actuel.
En effet, le haut commandement de l’armée américaine est actuel-
lement divisé par cette question, la même ou presque qu’au temps de
Billy Mitchell : si la guerre de demain est atomique, l’aviation primera les
autres armes et, dans ce cas, les crédits alloués aux ailes US sont insuf-
fisants. La partie adverse prétend, au contraire, que l’usage de l’arme
atomique sera raisonnablement écarté et que cette guerre sera donc l’af-
faire de la marine et des chars, à importance égale avec l’aviation. Il suffit
de remplacer le Japon par un autre pays de l’Est pour comprendre que
Condamné au silence est un film militant et qui prend parti pour la thèse
des aviateurs contre celle en faveur à la Maison-Blanche, du fait peut-être
qu’Eisenhower est un général d’infanterie et que son entourage plus que
lui-même est hostile à l’aviation. Les aviateurs américains n’ont-ils pas
récemment réclamé la faveur de n’appartenir plus au Pentagone et l’un
d’eux ne lança-t‑il point que la seule vue d’un officier de marine lui don-
nait « la nausée » ?
1. Un film sur Gandhi verra le jour en 1982, sous la direction de Richard Attenborough.
240 Chroniques d’Arts-Spectacles
Billy et Otto
Par ailleurs, il convient ici d’esquisser brièvement un parallèle entre Billy
Mitchell et Otto Preminger. Le réalisateur de L’Homme au bras d’or et bientôt
d’un Gandhi est un tempérament subversif et processif, accusé de rechercher le
scandale pour le scandale. Son film, La lune était bleue, a fait l’objet d’une tren-
taine de procès1, dont les trois quarts ont été gagnés par l’audacieux producteur-
réalisateur. Lorsqu’il a tourné L’Homme au bras d’or, Otto Preminger voulait en
même temps protester contre l’interdit qui pèse sur tout le cinéma hollywoo-
dien d’aborder, fût-ce allusivement, la question de la drogue. Pour la sortie de
ce film, les Artistes Associés ont démissionné de la puissante association des
Producteurs (MPAA). Quant à Carmen Jones, qui est un hommage au génie des
artistes noirs, on sait de quelles persécutions stupides il fait l’objet en France2.
À Otto Preminger reviendra encore le mérite d’avoir vu le premier dans
l’avènement du CinémaScope l’indice d’une liberté des cinéastes hollywoo-
diens retrouvée. Lui qui fut à Hollywood un des premiers cinéastes indé-
pendants avait prévu, il y a cinq ans, la situation cinématographique telle
que depuis les événements l’ont faite. Preminger apparaît donc comme le
Billy Mitchell du cinéma, comme un homme qui a toujours raison et qui veut
qu’on l’écoute, un précurseur, et il faudra filmer sa biographie : ce sera celle
de l’homme qui aura prédit que le cinématographe deviendrait le plus grand
moyen de culture de l’avenir.
Regrets
Tout cela est bien joli, mais il faudrait aussi parler cinéma : il importe, devant
l’écran qui projette ce film, de se passionner d’emblée et d’entrer dans le jeu
sous peine de devoir sommeiller sur l’épaule de sa voisine. Je pressens que plu-
sieurs de mes confrères – les plus âgés – avanceront que Condamné au silence
n’est pas du cinéma puisqu’il déroule son éloquente (bavarde) intrigue dans
des bureaux dont on ne sort que pour déboucher sur un couloir au bout duquel
un nouveau bureau nous sollicite, lequel enchaîne sur une salle de tribunal.
Quelques plans de rues, animés d’une activité ancienne : vieilles voitures et
vieux chapeaux viennent nous prouver que ce CinémaScope coloré n’a pas
1. Depuis la mise en application du code Hays, en 1934, tout film américain doit obtenir le sceau
de l’Administration du code de production (PCA) avant de sortir en salles. Preminger n’ayant pas
apporté à son scénario les modifications demandées, la PCA refuse de lui attribuer le sceau en
invoquant « la légèreté avec laquelle sont traitées la séduction, la sexualité illicite, la chasteté et
la virginité ». Le distributeur, United Artists, sortira néanmoins le film, démontrant l’inutilité du
sceau. Le 9 juin 1953, le film sera également condamné par l’Église catholique et se verra infliger
un classement « C » (désapprouvé pour tous) par la Ligue pour la vertu.
2. Le film fut interdit en France pendant vingt-cinq ans à cause d’un procès intenté par les ayants
droit de Meilhac et Halévy, les librettistes de l’opéra de Bizet. Voir « Les héritiers de Bizet contre
Carmen (Jones) » de François Truffaut, Arts no 490, 17‑23 novembre 1954.
La Cinquième Victime de Fritz Lang 241
coûté quatre mais six sous et rarement une bande sonore fut aussi riche en bruits
de prises de vues : plancher qui grince sous le poids du chariot de travelling,
pas feutrés de l’homme à claquettes, danse du perchman et, pour un peu, le
ronronnement de la caméra, confondu, il est vrai, avec celui du projecteur !
Mystères
Mais qu’importe puisque ces négligences sont, en même temps que le
signe d’une liberté totale, la rançon de cette liberté et qu’on sait bien qu’à
mesure que les films deviennent intelligents ils s’adressent à un plus petit
nombre de spectateurs et doivent par conséquent coûter moins cher ? Les
productions indépendantes se tournent vite et le fignolage y laisse forcé-
ment des plumes. Cependant, ce compte rendu serait incomplet si j’omettais
d’exprimer quelques regrets : Condamné au silence est beaucoup moins bien
joué que L’Homme au bras d’or par exemple, et l’on peut se demander pour-
quoi. Le scénario dans le détail comporte bien des faiblesses et la technique
souffre d’une désinvolture voyante à laquelle le père de Laura ne nous avait
point préparés. Après mes belles déductions sur les rapports qui uniraient le
réalisateur et Billy Mitchell, je n’ose insinuer que faire ce film a ennuyé Otto
Preminger. Alors quoi ? Le cinéma, qu’il soit ou non « tographe », a bien
le droit de conserver par-devers lui les captivants secrets de sa fabrication.
françois truffaut
1. Fritz Lang (1890‑1976), réalisateur austro-hongrois, installé à Berlin à partir de 1919, a fui en 1933
l’Allemagne nazie pour la France, puis les États-Unis comme de nombreux cinéastes d’Europe de
l’Est (Josef von Sternberg, Erich von Stroheim, Max Ophuls…).
242 Chroniques d’Arts-Spectacles
1. C’est à partir de 1933 et la nomination d’Adolf Hitler au poste de chancelier que les cinéastes
juifs allemands ont fui le pays.
2. Les Dix d’Hollywood : nom donné aux dix producteurs, scénaristes et réalisateurs (Dalton Trumbo,
Edward Dmytryk…) soupçonnés de communisme. Convoqués en 1947 par la Commission parle‑
mentaire sur les activités antiaméricaines, ils refusèrent de répondre à la question : « Êtes-vous ou
avez-vous été membre du Parti communiste américain ? » en invoquant le premier amendement
de la Constitution des États-Unis d’Amérique, qui garantit à tout citoyen la liberté de religion
et d’expression. Plusieurs d’entre eux furent condamnés à des peines de prison ferme et à des
amendes ; pour continuer à exercer leur métier, ils durent avoir recours à des prête-noms. Seul
Edward Dmytryk se rétracta et livra les noms de camarades communistes.
244 Chroniques d’Arts-Spectacles
des cadrages (malgré le format SuperScope, qui cumule tous les inconvénients
du CinémaScope sans aucun des avantages), le brio des dialogues et de la
musique, et la courbe parfaite qu’épouse le film. Ne pas aimer Fritz Lang, c’est ne
pas le comprendre et ne pas le comprendre, c’est ne pas comprendre le cinéma.
françois truffaut
C’est à Anthony Mann que nous devons les plus purs westerns de ces der-
nières années : L’Appât, Les Affameurs, Je suis un aventurier, L’Homme de la plaine.
Mann joue franc jeu et ne triche jamais avec les règles du genre ; il appelle un
cheval a horse et ne cherche pas à nous faire croire qu’il tourne autre chose qu’un
western. Et cependant c’est bien une nuit shakespearienne qui s’étend sur le fort
à l’intérieur duquel se déroule toute l’action de La Charge des tuniques bleues.
Plus intelligent que John Ford, Anthony Mann réalise des westerns
moins littéraires et moins théâtraux, mais plus subtils. Les personnages sont
plus vrais et leurs rapports entre eux sonnent plus juste. Dans La Charge
des tuniques bleues, Victor Mature (qui n’est pas toujours à la hauteur de ce
qu’il doit faire, unique faiblesse de ce film) est un scout inculte et sauvage
qui se trouve amené à rendre de réels services à la garnison où il est toléré.
Après avoir embrassé, contre son gré, la femme du colonel, il deviendra
son rude amant, celui dont elle avait besoin pour pallier les défaillances du
colonel, dont le cerveau inexorablement s’ébranle un peu plus chaque jour.
Si Anthony Mann est un jeune cinéaste en dépit de sa presque cinquantaine,
c’est qu’il est venu à la mise en scène après avoir été acteur et régisseur de théâtre,
puis talent scout et directeur de production. Sans doute n’est-il pas encore consa-
cré par les oscars, les festivals et la critique, mais Marilyn Monroe pense à lui pour
la diriger dans Les Frères Karamazov 1 et il est, avec Alfred Hitchcock, le metteur
en scène préféré de James Stewart, avec qui il a tourné près d’une dizaine de films.
La Charge des tuniques bleues n’a que le tort d’avoir un titre stupide en
français (The Last Frontier est le titre original) et de n’être sorti qu’en version
française, assez mal doublée. Mais ce n’est pas une raison pour ignorer ce beau
film, le meilleur peut-être de son auteur.
françois truffaut
1. Cette adaptation du roman de Dostoïevski sera finalement réalisée par Richard Brooks en 1957,
sans Marilyn Monroe.
La Prisonnière du désert de John Ford 245
Marilyn Monroe, de son vrai nom Norma Jeane Baker, est née à Los
Angeles le 1er juin 1926. Deux ans plus tard, son père est tué dans un acci-
dent d’automobile. Ce coup du sort fait vaciller la raison de la mère de
Marilyn, Gladys Baker, déjà sérieusement éprouvée. Mrs. Baker confie
sa fille à une amie, Mrs. Grace Goddard, et se retire dans une maison de
repos.
Marilyn a 10 ans et suit les cours de l’Emerson Jr. High School de Los
Angeles, quand Anna Lowrer, sœur de Mrs. Goddard, décide de lui donner
l’hospitalité. Femme de cœur, dans la mesure de ses moyens, Mrs. Lowrer
fait tout ce qu’elle peut pour rendre la vie plus agréable à Marilyn, qu’elle
considère comme sa propre fille.
Malheureusement, en 1941, Mrs. Lowrer tombe malade. Marilyn est obli-
gée de quitter sa bienfaitrice. L’orphelinat de Los Angeles la place dans une
famille qui habite Van Nuys, où elle termine ses études. En 1943, les gens qui
l’hébergent décident de partir vers l’est et, ne pouvant l’emmener avec eux,
la font épouser le jeune marin Jim Dougherty. Cette union ne durera que
quelques mois et se terminera par un tranquille divorce.
À seize ans, ses études et son mariage terminés, Marilyn, pour gagner sa
vie, entre à la Radio Place C° et se lance dans la vérification des parachutes1.
Pour augmenter ses revenus, elle pose comme cover-girl et, la chance aidant,
réussit à figurer en couverture de quatre magazines le même mois. L’aviateur-
producteur Howard Hugues, qui se remet lentement d’un terrible accident
d’avion, la remarque. Mais avant qu’il ait eu le temps de lui faire tourner un
bout d’essai, la 20th Century Fox l’a déjà engagée pour un an. Après une brève
apparition dans une scène de Scudda Hoo ! Scudda Hay ! 2, qui sera coupée
au montage, on l’oublie.
Toutefois, le succès croissant qu’elle connaît comme modèle empêche
Marilyn de se décourager. Elle loue une chambre au Studio Club, domicile
de nombreuses starlettes, limite ses repas au strict minimum et prend des
1. Plusieurs éléments biographiques énoncés par Truffaut méritent d’être corrigés. Ni le supposé
père biologique de Marilyn, Stanley Gifford (1898‑1965), ni le mari de sa mère, Martin Edward
Mortensen (1897‑1981), ne sont morts dans un accident d’automobile. Pendant les premières années
de sa vie, Marilyn fut confiée à Albert et Ida Bolender, voisins de sa grand-mère Della ; ce n’est
qu’en mars 1936 que Grace Goddard, née McKee, une amie de sa mère, devint sa tutrice. Ana
Lower (et non Lowrer) n’était pas la sœur, mais la tante de Grace Goddard. Quand Mrs. Lower
tomba malade, Marilyn ne fut pas placée dans un orphelinat mais mariée, à 16 ans, le 19 juin 1942,
avec James dit Jim Dougherty (1921‑2005). Marilyn fut embauchée à la Radioplane Company (et
non Radio Place C°) après le départ de son mari à la guerre.
2. Ce film de F. Hugh Herbert est sorti en France sous le titre : Bagarre pour une blonde.
Présence de Marilyn Monroe 247
leçons d’art dramatique avec Natasha Lytess, qui est devenue depuis un des
professeurs attitrés de la Fox et continue à la conseiller.
Un jour, elle apprend que David Miller, qui vient de terminer La Pêche au
trésor, voudrait corser son film et cherche une blonde « sexy » pour tourner
un gag avec Groucho Marx. Elle se présente, on l’engage, on tourne… La
scène dure à peine trente secondes, mais l’effet est jugé sensationnel. À tel
point que Cowan1, enthousiaste, la persuade d’aller présenter le film dans
toutes les grandes villes américaines.
Marilyn Monroe s’en tire admirablement et, à son retour, Lucille Ryman,
talent scout de la Metro-Goldwyn-Mayer, lui offre l’hospitalité et la prend
sous sa protection. Elle lui fait obtenir un rôle secondaire dans A Ticket to
Tomahawk 2, un autre dans The Asphalt Jungle 3, un troisième dans Ève de
Joseph L. Mankiewicz. Sa « présence » dans ce dernier film décide Darryl
F. Zanuck à lui signer un contrat à long terme avec la 20th Century Fox.
En 1951 et 1952, elle tourne sept films, parmi lesquels il ne convient guère
de ne retenir que Le démon s’éveille la nuit de Fritz Lang, et Chérie, je me sens
rajeunir (Monkey Business) d’Howard Hawks.
Niagara est son premier film en vedette. Henry Hathaway, qui met en
scène cet extraordinaire Technicolor, soigna surtout ses cadrages et Marilyn,
fort mal dirigée ici, caricaturée, est utilisée sur un contresens : Marilyn n’est
pas une femme fatale, mais une brave fille. C’est ce qu’ont compris Howard
Hawks et Otto Preminger en tournant respectivement Les hommes préfèrent
les blondes et Rivière sans retour.
C’est peu après le tournage de Sept Ans de réflexion que Marilyn entreprit
de se rebiffer et refusa de tourner n’importe quoi. Elle obtint du studio de
pouvoir choisir son metteur en scène.
En attendant Les Frères Karamazov 4 qu’elle désire tourner à toutes forces,
Marilyn a accepté d’être dirigée par Joshua Logan dans Bus Stop que, person-
nellement, elle considère comme son meilleur film.
Récemment, une semaine de rétrospective « Marilyn Monroe » au cinéma
Le Marbeuf 5 a permis à tous ceux qui ont eu la bonne idée de la suivre, de
se rendre compte des grands progrès accomplis de film en film par la plus
grande star actuelle.
r. l.
1. Pièce de Nicolas Gogol (1836). L’arrivée prochaine d’un revizor, un envoyé spécial du gouver‑
nement, provoque l’émoi dans une petite ville de province.
250 Chroniques d’Arts-Spectacles
1. Acteur italien (1926‑1995), découvert en séducteur fanfaron et fainéant dans Les Vitelloni (Fede‑
rico Fellini, 1953), qui lancera sa carrière.
Venise : journal du festival 251
pâtre grec : un grain de folie érotique qui déplace complètement – et heu-
reusement – l’intérêt du film. Autre chose : chaque scène comique est traitée
tragiquement, chaque scène tragique, etc. Cela donne des résultats inégaux
mais quelquefois passionnants : l’arrestation du petit employé minable par
cinquante policiers avec motos, voitures et phares inquisiteurs, sa lente des-
cente d’un escalier devant les habitants du quartier ahuris et ensommeillés,
la traversée hiératique d’une cour avec, en plein milieu, un soutien-gorge
séchant qu’il écarte de la joue et caresse au passage : voilà une scène délirante
dans le meilleur sens du mot. C’est toujours dans le meilleur sens du mot
qu’amateurisme vient sous le clavier français de mon Olivetti. Six ou sept filles
plus belles les unes que les autres se meuvent autour du faux dur en col mou
et, comme si cela ne suffisait pas, des photos de tous formats d’Ava Gardner
sont punaisées sur les murs, dans chaque décor.
Le rôle du Cinéma d’essai étant d’essayer d’imposer des essais cinémato-
graphiques, je suis désolé d’apprendre que ce film a été refusé par le Studio
de l’Étoile, qui programme ses films dans la nuit et le brouillard1. Bien sous-
titré et gentiment soutenu par une presse compréhensive, L’Ogre d’Athènes
pourrait tenir l’affiche quatre ou cinq semaines à Paris. Qu’on se le dise !
La Harpe de Birmanie, film japonais de Kon Ichikawa, plaira beaucoup. Le
film grec nous montrait des filles, la nuit, en plans rapprochés ; le film japo-
nais nous montre des hommes-soldats, le jour, en plans généraux. Ces fioretti
militaires et nipponnes nous racontent l’histoire d’une première classe d’élite
qui, au cours de la débandade nipponne en Birmanie (1945), tire d’une sorte
de harpe birmane des effets salutaires, pacifiques et surprenants.
Comme le joueur de flûte2, charmeur de rats et de petits enfants,
Mizushima, lorsqu’il pince les cordes de son instrument, charme l’ennemi
qui cesse de se battre pour chanter. Auprès de ses camarades, qui lui doivent
plusieurs fois chacun la vie, il jouit d’un prestige certain. La guerre étant finie,
il quitte sa compagnie pour prévenir dans les montagnes ceux qui se battent
encore. Sur son chemin, les cadavres nauséeux abondent qu’il enterre ou
incinère, selon. Sans cesse, il doit surmonter son dégoût, sans cesse, lui si
léger naguère, médite. Ayant dérobé la tunique d’un bonze birman, il s’avise
que l’habit fait le moine et se retire du monde. Ses camarades le croisant, il
détourne la tête. Interrogations militaires à la veillée : est-ce lui ? N’est-ce pas
lui ? On lui envoie un perroquet qui inlassablement répète, apprise par cœur,
1. C’est dans ce cinéma d’art et essai, situé au 14, rue Troyon, Paris XVIIe, que Nuit et Brouillard
d’Alain Resnais fut présenté en première exclusivité en mai 1956, dans le même programme que
François Mauriac de Roger Leenhardt (1953) et Un siècle d’or de Paul Haesaerts (1949).
2. Le Joueur de flûte de Hamelin : légende allemande du xiiie siècle qui raconte le drame survenu
dans la petite ville d’Hamelin. Envahie par les rats, elle promit mille écus à un joueur de flûte pour
la débarrasser de ses rongeurs. L’homme s’exécuta, mais les édiles ne tinrent pas leur promesse ;
le joueur de flûte se vengea en emmenant avec lui, puis en faisant disparaître tous les enfants de
la ville.
252 Chroniques d’Arts-Spectacles
tenir le Grand Prix. Malheureusement dis-je, parce que, une fois de plus,
un jury de festival couronnerait un film sans intrigue et dont la beauté est
involontaire.
En effet, Toro n’est beau que par ce qu’il nous montre et non par le talent
d’un cinéaste. En l’occurrence, il s’agit même d’un film qui est très beau
malgré les défaillances des auteurs. Il est à l’art tauromachique ce que Le
Monde du silence est à la pêche sous-marine. Je trouve excessifs les lauriers
dont, Cousteau, je vois la tête si couverte parce que les poissons plaisent, de
toute façon, et que le cinéma c’est Bresson, Cocteau, Ophuls, Tati, Gance,
Becker, Astruc, Clément, Clouzot, Renoir et non un commandant-pêcheur
qui emmène une caméra dans ses balades.
Un festival doit récompenser les films mis en scène et des metteurs en scène.
Pourquoi Toro est-il un beau film ? Parce qu’il nous montre, sans presque
d’artifice, la biographie d’un matador fameux qui aime la gloire, l’argent, les
honneurs et sa famille, et que la peur fait abandonner un moment sa carrière,
cette carrière cruelle qu’il poursuit à nouveau, par orgueil.
Luis Procuna, le matador au-then-tic (comme il est dit dans Lola Montès)
étant l’homme le moins comédien du monde, devient ici un acteur étonnant,
bouleversant comme un homme de la rue qu’on traînerait de force devant
les caméras de la télévision. Chez lui, il s’habille, regarde par la fenêtre le
temps qu’il fait, déjeune avec sa femme et ses enfants et quitte la maison
en voiture pour aller aux arènes. Dans les yeux de ses managers passent des
reflets d’argent. Son regard à lui est en dedans. Il est seul avec sa peur, il va
lutter seul contre lui, pour lui, seul avec sa solitude. Tout cela est bien ressenti
par nous, mais filmé sans intelligence, et constitue un film comme on n’en
voit pas tous les jours, le meilleur sur ce sujet sans doute. Le commentaire
est naïf, qui plaque sur des sentiments purs et simples une littérature bébête.
Il ne faut pas confondre ce qu’il y a devant la caméra avec ce qu’il devrait y
avoir derrière : il ne faut pas donner de prix à Toro ou alors celui de la meilleure
interprétation masculine, paradoxalement.
Bresson et Dreyer
Sans autre raison que celle de nous faire plaisir, on nous montre, dans une
petite salle, le Journal d’un curé de campagne. Le film de Bresson, avec le recul,
1. Suor Letizia, qui fut exploité en France sous le titre : La Dernière Tentation.
Venise, festival courageux, donne un exemple d’austérité 257
1. Murder in the Cathedral de George Hoellering (1951), adapté de la pièce éponyme de T. S. Eliot
consacrée au meurtre de l’archevêque de Cantorbéry, Thomas Becket, en 1170. Le film reçut le Prix
spécial à la Mostra de Venise 1951, pour la qualité de ses décors, signés Peter Pendrey.
2. Come to the Stable d’Henry Koster (1949).
3. Les Cloches de Sainte-Marie (The Bells of St. Mary’s) de Leo McCarey (1945).
4. Cesare Zavattini, scénariste et écrivain italien (1902‑1989). Collaborateur attitré du réalisateur
Vittorio De Sica, il fut à la fois praticien et théoricien du néoréalisme italien.
5. Film de Lionel Rogosin, qui n’est pas, comme l’affirme ici Truffaut, l’un des trois coréalisateurs du
258 Chroniques d’Arts-Spectacles
Mme Butterfly au salon
Kenji Mizoguchi, dont on a ici même appris la mort récente, est l’auteur
des meilleurs films japonais de ces dernières années : La Vie d’O’Haru femme
galante, Les Contes de la lune vague après la pluie, etc. La Rue de la honte, que l’on
nous montre ici, paraît plus occidental au premier abord par le modernisme du
sujet et du cadre et par le morcellement de l’action. Il s’agit des mésaventures
d’une demi-douzaine de prostituées, menacées de devoir quitter la maison
close où elles sont employées. Je crois bien que le public a été déçu par ce film
que j’ai, pour ma part, beaucoup aimé, autant que les autres bandes de Mizo-
guchi. Comme Ingmar Bergman, Mizoguchi est un puritain fasciné par la luxure
et les débordements moraux qu’elle entraîne. Une bonne trentaine de plans
sont consacrés à nous montrer l’argent qui passe d’une main dans une autre,
les liasses du péché. À remarquer que les prostituées nipponnes se déplacent en
4 CV et s’entretiennent volontiers, le soir à la veillée, de Marilyn Monroe. La
scène où l’héroïne de La Rue de la honte, celle que Mizoguchi a manifestement
préférée, choyée, fignolée, s’offre à son père n’est pas la moins bonne.
Donatella 1, projeté hors festival, est un CinémaScope fort mal coloré mais
très agréable à voir. Mario Monicelli, qui a du talent lorsqu’il n’est pas flan-
qué de son compère Steno 2, nous offre un Sabrina 3 supérieur, selon moi, au
modèle. Le scénario est riche de drôleries incessantes, la mise en scène est
adroite et la distribution heureuse. Elsa Martinelli est particulièrement char-
mante, Walter Chiari et Aldo Fabrizi particulièrement drôles. Quant à Xavier
Cugat, usé, rompu, défait, blasé à l’œil vif, il se trémousse doucement en
dirigeant nonchalamment son orchestre, puis il annonce : « Et voici ma jeune
femme, Abbe Lane ! N’est-elle pas charmante ? » Arrive alors une poupée
sud-américaine incroyablement sexy, mal débarbouillée, insolente et provo-
catrice qui se déhanche de toutes les manières en jetant des regards immen-
sément inexpressifs. À l’occasion, elle danse avec son époux qui regarde vers
la caméra avec un léger sourire complice. Excellente soirée !
Federico Bardem
Grand’Rue est le nouveau film de Juan Antonio Bardem, cinéaste espagnol
dont Mort d’un cycliste et Comicos ont obtenu un certain succès critique. Au
Petit Fugitif. Le seul lien entre les deux films est de présenter une même errance cinématographique
dans le New York des années 1950.
1. Donatella de Mario Monicelli (1956).
2. Stefano Vanzina, dit Steno, réalisateur et scénariste italien (1917‑1988). Il réalisa, d’abord en
collaboration avec Mario Monicelli, puis tout seul, de nombreuses comédies interprétées par Toto,
dont Gendarmes et Voleurs (1951).
3. Film de Billy Wilder (1954), avec Humphrey Bogart, Audrey Hepburn et William Holden.
Venise, festival courageux, donne un exemple d’austérité 259
1. Nouvelle parue aux États-Unis en 1926 et en France sous le titre : Coupe de cheveux (in Dix
Nouvelles, Robert Laffont, Paris, 1963).
260 Chroniques d’Arts-Spectacles
devient un fort bon technicien. Ses progrès depuis Mort d’un cycliste sont évi-
dents et justifient qu’on suive attentivement sa carrière. Son tort est de ne pas
avoir encore découvert son registre, d’être trop perméable aux influences, aux
admirations et de cumuler plusieurs styles inconciliables. Mais que Grand’Rue
soit son meilleur film, voilà qui ne fait aucun doute.
1. Trois auteurs ayant respectivement inspiré les films : Le Diable au corps (1947), Le Blé en herbe
(1954) et Le Rouge et le Noir (1954).
Venise, festival courageux, donne un exemple d’austérité 261
1. La pièce éponyme de Norman A. Brooks fut créée au Belasco Theatre (New York), le 12 octobre
1954, dans une mise en scène d’Herbert Swope Jr.
Venise après la bataille 263
Le Lido a repris son aspect habituel, plus sinistre que jamais. Le hall de
gare de l’Excelsior est désert, l’Orient-Express ramène les producteurs bron-
zés vers les rivages champs-élyséens ; c’est donc en vain que les starlettes
malchanceuses se livrent à d’ultimes effets de torse ; la pêche aux contrats et
la chasse aux autographes reprendront l’an prochain de plus belle.
Le festival s’est terminé sur Bus Stop, avec Marilyn Monroe sur l’écran, et
sans elle dans la salle, contrairement aux promesses. C’est un beau film, trop
fin et trop allusif pour plaire autant qu’il le devrait, mais qui nous révèle un
curieux cinéaste : ce Joshua Logan qui, avant guerre, abandonna Hollywood
au beau milieu du tournage de son premier film, dégoûté par les méthodes
de travail. À Broadway, peu à peu, il devint le metteur en scène de théâtre
le plus coté, ce qui lui vaut aujourd’hui de revenir à Beverly Hills par la
grande porte.
L’intrigue de Bus Stop est très ténue : il pourrait s’agir d’une parodie d’Un
tramway nommé désir : un abruti, musclé, entreprend la conquête d’une
gourde délicate et réussit. Le comique de Bus Stop est d’une rare qualité ;
les effets sont à peine indiqués, aucune scène n’est « faite », seulement une
abondance de traits rapides comme l’éclair. En une heure et demie, Logan
a ramassé la matière de cinq heures de projection. Tous les films du festival
ont été applaudis en cours de projection sauf Bus Stop car c’était impossible,
puisqu’à peine amorcé un gag laisse la place à un autre. (À cet égard, Gervaise
serait le plus mauvais film montré ici car le plus applaudi ; l’émotion y est
malaxée, étirée comme de la barbe à papa.)
Les fâcheux
Après la projection de Bus Stop, il a été procédé à la lecture du palmarès, ce
qui a donné à René Clément l’occasion de se manifester fâcheusement : « Le
jury décerne la Coupe Volpi pour la meilleure actrice à Maria Schell pour
son interprétation dans Gervaise. » Le nom de Maria Schell ayant déchaîné
un tonnerre d’applaudissements, la seconde partie de la phrase : « pour son
interprétation dans Gervaise » n’a pas été entendue du public, d’où fureur de
René Clément qui, lorsqu’on lui a donné la parole, a déclaré : « Je remercie
264 Chroniques d’Arts-Spectacles
1. À l’est d’Éden (East of Eden) d’Elia Kazan (1955) et La Fureur de vivre (Rebel without a Cause)
de Nicholas Ray (1955).
2. Ce film de George Stevens est sorti aux États-Unis le 24 novembre 1956, puis en France le
266 Chroniques d’Arts-Spectacles
à deux heures trente ; comme aucune scène de James Dean n’a été coupée,
on aura le sentiment qu’il est le principal personnage du film, ce qui n’était
pas le cas puisque Giant raconte surtout l’histoire d’un jeune propriétaire
texan (Rock Hudson) et de sa jeune femme (Elizabeth Taylor), Jett Rink
(James Dean) n’étant qu’un employé du ranch qui, héritant d’une parcelle
de terrain, refuse obstinément de le vendre et s’en trouve bien puisqu’un
beau jour le pétrole jaillit.
Des détails biographiques recueillis çà et là, je n’ai retenu que ceux dont
l’authenticité est avérée et qui servent d’une manière ou d’une autre à expli-
quer le personnage de James Dean et les raisons de son extraordinaire et sans
cesse croissante popularité.
J’ai sous les yeux une de ces fameuses plaquettes américaines consacrées
au jeune acteur : James Dean album, vingt-cinq années, 175 Pictures New Stories,
Jimmy’s Life Loves Death, The Strange Mystery that Lives on. On trouve là, avec
un peu de littérature autour, la réponse à toutes les questions que l’on peut se
poser depuis la couleur de ses yeux jusqu’à ses cigarettes favorites. Ses écri-
vains préférés ? Jean Genet, Curzio Malaparte et Gerald Heard. Sa religion ?
Quaker. Ses musiciens ? Schoenberg, Bartok et Stravinsky. Les instruments
dont il jouait ? Clarinette, piano et guitare. Ses ambitions ? Jouer Hamlet et
aborder la mise en scène.
Effectivement, pendant le tournage de Giant, James Dean se montra extrê-
mement assidu, ne quittant pas de l’œil George Stevens et la caméra. Lorsque
le film fut terminé, il fit part à son agent, Dick Clayton, de son désir : « Je
crois que je puis être meilleur metteur en scène qu’acteur. » Il désirait fonder
une compagnie indépendante afin de ne tourner que des sujets de son choix.
Clayton promit d’en parler aux directeurs de la Warner Bros. ; là-dessus Dean
qui, par obligation de contrat, n’avait pas piloté sa voiture pendant toute la
durée du tournage, s’en fut à Salinas pour participer à une course…
Retenir sa respiration
Avant de jouer L’Immoraliste à Broadway 1 (pendant une semaine seu-
lement et non pendant deux mois comme on le dit car il partit, s’étant dis-
puté avec le metteur en scène2), avant de rencontrer Elia Kazan ; avant de
fréquenter les dimanches culturels organisés par Nicholas Ray, James Dean
9 janvier 1957 sous le titre : Géant. Il est adapté du roman éponyme d’Edna Ferber (1952), paru en
France en 1954, chez Delamain et Boutelleau.
1. La pièce The Immoralist, adaptée du roman d’André Gide par August et Ruth Goetz, fut créée
au Royale Theatre de New York le 8 février 1954, dans une mise en scène de Daniel Mann. James
Dean interprétait le rôle de Bachir, le jeune domestique arabe.
2. En réalité, James Dean, qui n’aimait pas son personnage, n’a interprété la pièce qu’une fois :
le soir de sa création ; repéré par Elia Kazan, il a rompu son contrat et rejoint le plateau d’À l’est
d’Éden. Il fut aussitôt remplacé par Phillip Pine.
Feu James Dean 267
Il a tué la psychologie
Les raisons profondes de son succès ? Auprès du public féminin elles sont
évidentes et se passent de commentaires. Auprès des garçons, elles se résu-
ment, je pense, dans le phénomène de l’identification qui est à la base de la
rentabilité des films dans tous les pays du monde. Il est plus facile de s’iden-
tifier à James Dean qu’à Humphrey Bogart, Cary Grant ou Marlon Brando
parce que le personnage de Dean est plus vrai. Au sortir d’un film de Bogart,
un spectateur abaissera le rebord de son chapeau et ce ne sera pas le moment
de lui marcher sur les pieds. Un autre, quittant Cary Grant, fera le pitre sur
le trottoir ; celui qui vient de voir Marlon Brando lancera des regards par
en dessous et sera tenté de rudoyer les filles de son quartier. Avec James
Dean, l’identification est à la fois plus profonde et plus totale puisqu’il porte
en lui, dans son personnage, notre dualité et toutes les faiblesses humaines.
et d’un coup éclipse tout le monde, triomphe, renverse la vapeur et met les
rieurs de son côté.
Ce qui était inadaptation devient suradaptation ; le monde entier, choses et
gens, allait contre lui et se place maintenant à son service, aveuglément. Tout
cela vaut aussi pour James Dean, compte tenu de cette différence fondamen-
tale qui avantage le jeune acteur : jamais on ne surprend dans son regard la
moindre lâcheté, la moindre frayeur. James Dean est à côté de tout, la gamme
de son jeu est telle que le courage ou la lâcheté n’y ont aucune part, non
plus que l’héroïsme ou la peur. Il s’agit d’autre chose, d’un jeu poétique qui
autorise toutes les libertés et même les encourage. Jouer juste ou jouer faux,
ces deux expressions n’ont plus de sens avec Dean puisqu’on attend de lui
une surprise de tous les instants : il peut rire là où un autre acteur pleurerait
et inversement puisqu’il a tué la psychologie le jour même où il est apparu
sur une scène.
La postérité de Dargelos 1
En James Dean, tout est grâce et dans tous les sens du mot. Le secret est là.
Dean ne fait pas mieux que les autres, il fait autre chose qui est le contraire et
le pare d’un prestige qu’il conserve dès lors jusqu’à la fin du film. Personne n’a
jamais vu James Dean marcher : il traîne ou il court comme le chien du facteur
(et tout le début d’À l’est d’Éden). Dans James Dean, la jeunesse actuelle se
retrouve tout entière, moins pour les raisons que l’on dit : violence, sadisme,
1. Cancre sublime, éphèbe à « la virilité très au-dessus de son âge » dans Les Enfants terribles de
Jean Cocteau (1929), le personnage de Dargelos est inspiré de Pierre Dargelos, un élève du lycée
Condorcet qui fascina Cocteau pendant sa scolarité. Pour Truffaut, le personnage de Cal (James
Dean) dans À l’est d’Éden « est une synthèse des Enfants terribles, assurant à lui seul la triple
hérédité d’Élisabeth, Paul et Dargelos » (Cahiers du cinéma n° 56, février 1956).
Picnic de Joshua Logan 269
Un animal fabuleux
Il convient donc de laisser « Monsieur Fureur de vivre » et la légende néo-
romantique aux magazines à gros tirages, la vérité est tellement plus simple.
Il y a un an, un jeune homme est mort qui était un acteur né : il admi-
rait Harry Baur, Chaliapine et, de manière générale, tout ce qui dépasse la
moyenne ; il était si prestigieux dans le travail que les trois excellents metteurs
en scène1 qui l’ont dirigé le laissaient improviser son jeu qui nous apparaît
aujourd’hui comme le plus original et le plus inventif de toute l’histoire du
cinéma. Partout où on se trouvait, on ne regardait que Dean, car il cumulait
le prestige d’un animal fabuleux avec celui d’un être humain à qui l’on peut
serrer la main. Comme de surcroît il était plus intelligent et cultivé que la
moyenne des acteurs et qu’il aspirait à faire des films, sa mort prématurée
est déplorable qui nous prive d’œuvres nouvelles audacieuses et sûrement
réussies d’une classe telle qu’Hollywood en produit rarement. Et maintenant,
vive le rock’n’roll qui débarrassera James Dean de ses admirateurs les plus
disgracieux.
françois truffaut
Dans une petite ville du Kansas débarque un beau matin William Holden,
crasseux, bronzé et nonchalant. Contre un bon repas, il brûle les ordures chez
une vieille dame qui, de surcroît, lui lave sa chemise. Entre-temps, il a fait,
torse nu, la connaissance d’une jolie fille, Kim Novak, et de sa jeune sœur,
Susan Strasberg.
Chemise lavée, Holden peut enfin rendre visite à Cliff Robertson, un ami
de collège fortuné et fiancé à Kim Novak.
Le lendemain a lieu un grand pique-nique traditionnel, nous dirions en
1. Créée le 19 février 1953 au Music Box Theatre (New York), cette pièce du dramaturge et roman‑
cier américain William Inge (1913‑1973) a reçu la même année le prix Pulitzer du théâtre.
Attaque de Robert Aldrich 271
1. Le destin se joue la nuit fut achevé puis signé par Frank Borzage (1937).
2. De Luis Buñuel (1956), d’après le roman éponyme de José-André Lacour (Julliard, Paris, 1954).
3. Respectivement signés : André Malraux, René Clément, Leopold Lindtberg, Roberto Rossellini
et Géza von Radványi.
272 Chroniques d’Arts-Spectacles
si l’on songe qu’il s’agissait d’une pièce, créée à Broadway par Dane Clark1
et qui connut un insuccès qu’on ne peut comparer qu’au succès du Grand
Couteau – à Broadway également – créé jadis par John Garfield.
Je ne suis pas seul à tenir Robert Aldrich pour un des trois ou quatre plus
grands cinéastes américains actuels : d’Alerte à Singapour, petit film d’es-
pionnage tourné en onze jours dans un hangar, à Feuilles d’automne, qui sor-
tira prochainement à Paris, mélodrame sentimental échevelé, le metteur en
scène de Vera Cruz, Bronco Apache, En quatrième vitesse, Le Grand Couteau et
Attaque ne nous a jamais déçus. Il excelle à peindre un monde décadent sur
le point d’éclater et à l’intérieur duquel se débattent quelques hommes qui
échapperont à la corruption par la mort. À Venise, Robert Aldrich m’a expli-
qué que le sacrifice volontaire de leur vie – sacrifice pouvant aller jusqu’au
suicide – est pour ses héros le gage ultime de leur intégrité ; il faut lutter,
payer le prix qu’il faut pour cela, quitte à y laisser sa peau.
C’est pourquoi Attaque n’est pas un film insincère et exhibitionniste, mais
une œuvre audacieuse et forte, dont la violence est parfaitement justifiée.
Que ce soit pour la condamner ou la magnifier, on n’est jamais trop violent
lorsqu’on montre la guerre et, dialogues mis à part, un film pacifiste doit
ressembler à un film belliciste, les gestes étant les mêmes ; c’est ainsi que ce
film fait songer au très bon film de Samuel Fuller, J’ai vécu l’enfer de Corée,
plutôt qu’À l’ouest, rien de nouveau ou A Walk in the Sun 2.
L’armée américaine ayant refusé son concours à Robert Aldrich, les scènes
de bataille ont été réduites au strict minimum, ce qui – indépendamment de
l’audace du scénario et de sa nouveauté – aide le film à ne pas ressembler
aux autres films de guerre hollywoodiens ; la guerre est ici poétisée, stylisée,
esquissée cruellement, mais avec une vérité de chaque trait.
Le point fort du film, c’est la direction d’acteurs : Jack Palance, à mesure
que progresse le film, ressemble de plus en plus à un chat écorché vif et
meurt la langue pendante, entre deux hoquets vengeurs. Eddie Albert, avec
ses regards d’oiseau, est le lâche qui dissimule sa veulerie derrière des fanfa-
ronnades qui ne trompent personne.
J’apprends que la Cinémathèque française organisera bientôt un festi-
val Aldrich : voilà bien la plus juste des consécrations.
françois truffaut
1. Fragile Fox, pièce de Norman A. Brooks, fut créée au Belasco Theatre (New York), le 12 octobre
1954, dans une mise en scène d’Herbert Swope Jr., avec Dane Clark dans le rôle du lieutenant
Joe Costa.
2. Deux films signés Lewis Milestone : À l’ouest, rien de nouveau (All Quiet in the Western Front,
1930), d’après le roman éponyme d’Erich Maria Remarque, et Le Commando de la mort (A Walk
in the Sun, 1945).
L’Homme qui en savait trop d’Alfred Hitchcock 273
metteurs en scène américains, un film n’est pas réussi s’il n’a pas de succès,
c’est-à-dire s’il ne touche pas le public à qui l’on a constamment pensé depuis
le moment où l’on a choisi le sujet jusqu’au terme de la réalisation. Alors
que Bresson, Tati, Rossellini, Nicholas Ray, Astruc tournent les films à leur
manière et ne demandent qu’après au public de vouloir bien entrer « dans
leur jeu », Renoir, Clouzot, Hitchcock, Hawks font leurs films pour le public,
en se posant continuellement des questions afin d’être certains d’intéresser
les futurs spectateurs.
Alfred Hitchcock, qui est un homme remarquablement intelligent, s’est
habitué très tôt, dès le début de sa carrière anglaise, à envisager tous les
aspects de la fabrication des films1. Il s’est appliqué toute sa vie à faire coïn-
cider ses goûts avec ceux du public, forçant sur l’humour dans sa période
anglaise, forçant sur le « suspense » dans sa période américaine. C’est ce
dosage de suspense et d’humour qui a fait d’Hitchcock un des metteurs en
scène les plus commerciaux au monde (ses films rapportent régulièrement
quatre fois ce qu’ils ont coûté), mais c’est sa grande exigence vis-à-vis de
lui-même et de son art qui fait de lui, également, un grand metteur en scène.
Évidemment Hitchcock pourrait ne tourner qu’un film par an et que ce fût
un grand film, mais je crois qu’il se mourrait d’ennui s’il restait un jour sans
travailler ; c’est pourquoi, de même que Simenon écrit deux ou trois Maigret
entre deux romans plus graves, Hitchcock fait alterner divertissements et
films importants.
L’Homme qui en savait trop 2, remake d’un film qu’il réalisa en Angleterre
(1934), est un divertissement. Ayant vu la première version de L’Homme qui
en savait trop – dans laquelle Pierre Fresnay assume le rôle aujourd’hui tenu
par Daniel Gélin –, je ne puis que louer Hitchcock d’avoir réellement amé-
lioré le scénario et renforcé l’intensité de son triple suspense.
Certes, cette histoire de kidnapping à Marrakech d’un garçonnet américain
finalement retrouvé à Londres dans les combles d’une ambassade mysté-
rieuse n’est qu’un prétexte pour nous promener d’un marché arabe jusque
dans une fausse église protestante, en passant par un commissariat de police
et une boutique d’animaux empaillés ; il s’agit de nous tenir en haleine, de
nous couper le souffle, de nous faire rire aussi et même de nous faire crier.
Combien de metteurs en scène sont capables de faire crier toute une salle au
même moment ?
Ce qui restera un mystère : pourquoi donc faut-il à Hitchcock cent
vingt minutes pour nous raconter en 1956 une histoire qu’en 1934 il nous
raconta – et d’une manière beaucoup plus compliquée – en soixante-dix-huit
1. Alfred Hitchcock (1899‑1980) a fait ses débuts en 1920 à la Famous Players-Lasky (Londres) comme
« chef de la section des titres » (rédacteur de cartons). Il deviendra très vite assistant metteur en
scène, adaptateur et enfin réalisateur avec Number Thirteen (court métrage inachevé, 1922).
2. Titre original : The Man who Knew too much.
Le Ballon rouge d’Albert Lamorisse 275
françois truffaut
De la poésie téléphonée
L’intervention des « méchants » dans Crin-Blanc comme dans Le Ballon
rouge est d’un mauvais goût achevé. Lamorisse, de crainte d’être considéré
seulement comme un « enchanteur », aux trois quarts de ses films déplace
l’intérêt et prétend transformer une fantaisie en tragédie.
Cet abus de pouvoir, cette surenchère sur le pathétique font aujourd’hui
des ravages dans tous les domaines : Édith Piaf a beau se faire « appuyer »
par des chœurs et forcer sur la « réverbération », elle n’arrivera pas à nous
faire croire que cette chanson stupide dans laquelle un garçon et une fille
viennent se suicider dans un bistrot est une tragédie. « Moi j’essuie les verres
au fond du café 1. » Non, ce n’est pas Sarah Bernhardt chantant du Jean-
Sébastien Bach sur des paroles de Jean Racine !
On a envie de reprendre à son compte la phrase de Jack Palance au pro-
ducteur dans Le Grand Couteau : « On ne vous a jamais dit que l’emphase
de vos discours était hors de proportion avec ce que vous disiez ? »
Oui, Albert Lamorisse, c’est bien connu : il vaut mieux raconter légèrement
des choses graves que de raconter gravement des choses légères.
Dans l’art du spectacle, on appelle un « effet téléphoné » celui qui vient
de loin et que l’on « sentait venir » ; la poésie, dans Le Ballon rouge, est
1. Les Amants d’un jour, paroles de Claude Delécluse et Michèle Senlis, musique de Marguerite
Monnot, 1956.
La Traversée de Paris de Claude Autant-Lara 277
La plus haute mission du metteur en scène est de révéler les acteurs à eux-
mêmes ; pour cela, il importe déjà de se bien connaître soi-même. L’échec
cinématographique réside généralement dans un trop grand écart entre le
tempérament d’un cinéaste et la nature de ses ambitions.
Du Diable au corps à Marguerite de la nuit, en passant par L’Auberge
rouge, Le Blé en herbe et Le Rouge et le Noir, j’ai régulièrement attaqué
Claude Autant-Lara, déplorant ses tendances à tout affadir et tout sim-
plifier, la grossièreté hargneuse avec laquelle il « condensait » Stendhal,
Radiguet ou Colette, déplaçant, amenuisant toujours l’esprit de l’œuvre
adaptée.
1. Eugène Paul, dit Gen Paul (1895‑1975), peintre expressionniste français installé à Montmartre,
ami intime de Louis-Ferdinand Céline. Il inspira le personnage de Grandgil, l’artiste peintre, dans
cette adaptation de la nouvelle de Marcel Aymé.
La Traversée de Paris, adaptation idéale 279
Ne riez pas trop fort en voyant La Traversée de Paris, d’abord pour permettre
à vos voisins de suivre le dialogue, et surtout parce que Martin et Grandgil, c’est
comme qui dirait, vous ou moi…
françois truffaut
yeux de porc, et qui portait également deux valises… ses petits yeux de porc
continuaient à sourire dans sa face de bélier frisé. »
En ce qui concerne les dialogues, je remarque que celui de Grandgil a
été conservé plus fidèlement que celui de Martin, d’un argot qui sonne un
peu faux à la lecture et qui probablement eût été irréel dans la bouche de
Bourvil. Le travail de cordonnier d’Aurenche et Bost commence ici et je ne
puis que louer sa perfection, que ce soit dans le ressemelage, le ferrage ou
le cloutage ; la première phrase importante dans la nouvelle a été conser-
vée dans le film où la précèdent néanmoins un certain nombre d’autres,
inventées et tout aussi fortes. Jambier : « Je vous donne quatre cents francs
chacun. » Martin : « À ce prix-là, allez chercher des clochards. Nous, on
est des hommes. »
Supériorité du cinéma
Je remarque encore que chez Marcel Aymé les scènes ne sont jamais faites,
jamais finies, et que la logique dramatique y perd quelques plumes. Supério-
rité du cinéma puisqu’on ne peut tricher avec la scène : si quatre personnages
sont plantés dans un décor, il ne s’agit pas d’en laisser choir deux ou trois,
comme cela, brusquement ; nécessité donc pour Aurenche et Bost de raffer-
mir le dessin, de renforcer le trait et de préciser chaque personnage.
Par ailleurs, indépendamment du fait que le film me paraît, davantage que
la nouvelle, chargé d’intentions, il est plus subtil que le texte dans la mesure
où le narrateur n’existe plus. Marcel Aymé, après un échange de répliques,
analyse le comportement de Martin et de Grandgil et ne cesse, pour nous, de
faire le point. Je préfère deviner les mobiles, les pensées des deux comparses
sur leur visage comme dans le film. Là où l’écrivain explique, le cinéaste se
contente de montrer.
Ce qu’il y a de beau dans le dialogue de Grandgil, avant que l’on apprenne
sa véritable profession, c’est qu’il parle en peintre. Écoutez comme il apos-
trophe les tenanciers du second bistrot : « Regardez-moi ces gueules d’abru-
tis, ces anatomies de catastrophe. Admirez le mignon, sa face d’alcoolique,
sa viande grise et du mou partout, les bajoues qui croulent de bêtise. Dis
donc, ça va durer longtemps ? Tu vas pas changer de gueule un jour ? Et
l’autre rombière, la guenon, l’enflure, la dignité en gélatine, avec ses trois
mentons de renfort et ses gros nichons en saindoux qui lui dévalent sur la
brioche. »
Je n’ai pas tellement aimé que Grandgil rende les cinq mille francs, mais
ce n’est pas une concession des cinéastes car on retrouve ce détail dans la
nouvelle ; sans doute était-il important de montrer le désintéressement du
peintre, la gratuité de ses actes…
La Traversée de Paris, adaptation idéale 281
1. L’article est paru avec ce sous-titre : « Pour la production : 4 milliards de perte. Pour les critiques :
manque de qualité ».
L’Insoumise de William Wyler 283
robert lachenay
1. Adapté du roman de James Hadley Chase, Partie fine (Gallimard, 1954), le film s’est d’abord
intitulé Fugue pour clarinette (titre de travail), avant de sortir sous le titre : L’Homme à l’imper-
méable (1957).
2. Le titre de travail était en fait Demain, nous volerons ; le titre définitif Les Copains du dimanche,
sorti en 1967.
3. Sorti sous le titre : Mon Coquin de père (1958).
4. Titre de travail du film Le Cas du docteur Laurent (1956), consacré à ce pionnier de la méthode.
Voir : François Truffaut, Arts n° 614, 10‑16 avril 1957.
5. Film coréalisé par Pierre Schoendoerffer.
6. Voir n. 1 p. 103.
7. Personnage récurrent de comédies signées Jean Loubignac (Piédalu voyage, Piédalu à Paris,
Piédalu fait des miracles, Piédalu député).
8. Intitulé La Guerre de Sécession ou Nord-Sud, le sketch opposait un général nordiste arrogant
(Jean-Marc Thibault) à un prisonnier sudiste revanchard (Roger Pierre).
9. Réalisateur et producteur américain, William Wyler (1902‑1981) est né à Mulhouse dans une
famille suisse de confession juive, alors que l’Alsace faisait encore partie de l’Empire allemand.
10. Gone with the Wind de Victor Fleming (1939), d’après le roman éponyme de Margaret Mitchell.
11. Forever Amber d’Otto Preminger (1947), d’après le roman éponyme de Kathleen Winsor.
284 Chroniques d’Arts-Spectacles
1. Caroline chérie de Richard Pottier (1951), d’après le roman éponyme de Cecil Saint-Laurent.
2. La Revue du cinéma n° 10, février 1948 et n° 11, mars 1948.
3. Sorti en France sous le titre : Un amour désespéré (1952).
John Huston ne sera-t‑il toujours qu’un amateur ? 285
John Huston a réalisé un vieux rêve en tournant Moby Dick. Sans doute
a-t‑il trouvé dans le chef-d’œuvre d’Herman Melville la parfaite synthèse des
thèmes que, du Faucon maltais à Plus fort que le diable, inlassablement il traita.
Moby Dick est un sujet rigoureusement inclassable et qui participe de tous
les genres ; c’est tout ensemble un roman-fleuve, un document scientifique,
un récit fantastique, une odyssée et une fable métaphysique.
Pour Huston, il n’était pas question, en deux heures de projection, de
transposer sur l’écran les cinq cents pages du livre. À la fidélité à la lettre, il
déclare avoir préféré celle à l’esprit.
Tout ce qui concerne la chasse à la baleine est raconté dans le film pour
une suite d’épisodes mouvementés, à rebondissements, comme une série de
cauchemars. Cette énorme masse de graisse qu’est la baleine, « qui repré-
sente en poids un village de onze cents habitants, est recouverte d’un épi-
derme plus tendre que celui d’un nouveau-né et, quand la bête, capturée,
trop monstrueuse pour être hissée sur le pont du navire, est suspendue à
son flanc, on l’épluche comme un fruit et l’on cherche dans ses entrailles en
putréfaction le merveilleux ambre gris, base des produits les plus fins de la
parfumerie ».
Fasciné par le roman d’Herman Melville, fasciné par le monstre, John
Huston a mis en scène ces opérations comme s’il s’agissait de l’exploitation
d’un butin de guerre, du cambriolage d’une bijouterie, du percement d’un
tunnel ou de l’extraction de l’or.
Mais le véritable sujet est la vengeance du capitaine Achab (Gregory Peck),
dont la jambe a été dévorée par Moby Dick et remplacée par une jambe en
ivoire taillée dans une défense du célèbre cachalot blanc. L’expédition com-
merciale de pêche, soutenue par des armateurs qui ont placé leur fortune
sur ce navire, devient une peu commune aventure de vie ou de mort. Achab,
avec l’assistance d’un pittoresque prédicateur (Orson Welles), a subjugué
la troupe de harponneurs païens. Pour l’équipage, Moby Dick apparaît vite
1. L’article est paru sous ce titre complet : « Boxeur, officier, acteur, peintre, écrivain, cinéaste. John
Huston ne sera-t‑il toujours qu’un amateur ? »
286 Chroniques d’Arts-Spectacles
Le thème de l’échec
Après des années de recherches, dans l’isolement des mers du Sud, une
voix soudain s’exclame : « Il souffle, il souffle. » Moby Dick est là, réel, tout
près du navire dont il fracasse plusieurs baleinières, et c’est le combat surhu-
main entre Achab et lui qui donne l’impression d’une sorte de défi impuissant
de l’homme contre le monstre, agent de Dieu.
La chasse à la baleine, sa capture et son dépeçage ne manqueront pas
d’évoquer, pour les « hustoniens » les plus avertis, le méticuleux cambriolage
de Quand la ville dort, l’extraction des paillettes d’or dans Le Trésor de la Sierra
Madre, l’aventure burlesque des passagers de l’African Queen et la chasse au
précieux Faucon maltais.
Le thème de l’échec, dans l’œuvre de Huston, est devenu un lieu com-
mun de la critique depuis une étude de Gilles Jacob parue il y a quatre
ans dans les Cahiers du cinéma : « La tragédie de la rapacité et la poésie
de l’échec sont deux thèmes essentiels de l’univers hustonien. Le désir
d’obtenir ce que l’on convoite, le besoin de posséder par n’importe quel
moyen, fût-ce à prix de sang, le goût du “davantage et encore davantage”
animent un monde sombre, dur à la douleur, et qui attend. Clef de sol du
cinéma, la poursuite est la maladie incurable du héros hustonien, le stu-
péfiant dont il ne peut se désintoxiquer. Faucon fabuleux, mine d’or, pou-
voir suprême, assassinat politique, belles Mexicaines, élevage de poulains
au Kentucky, torpillage d’une canonnière allemande, autant de lumières
étincelantes qui l’attirent, comme un gros papillon, et le conduisent à sa
ruine1. »
Si Huston, malgré ses défaillances techniques, apparaissait comme le met-
teur en scène idéal pour porter à l’écran Moby Dick, c’est que les personnages
de ses films se préoccupent moins de l’objet que de la conquête. À ce degré
d’obstination, le but n’est plus qu’un prétexte, à tel point qu’avec une belle
constance Huston s’ingénie à faire échouer l’entreprise ; l’or, après des mois
d’extraction, sera jeté au vent à la fin du Trésor de la Sierra Madre ; Le Faucon
maltais retrouvé se révèle être « en toc », le vrai restant introuvable ; le tun-
nel que les insurgés ont creusé ne servira à rien, etc. Tous les films de Huston
se terminent sur une identique pirouette et, plutôt qu’un thème profond, je
vois là, pour ma part, un artifice de metteur en scène littéraire qui, craignant
d’abord de paraître naïf, s’imagine donner de la subtilité à un scénario en
1. Gilles Jacob, « Du côté de chez Huston », Cahiers du cinéma n° 12, mai 1952.
John Huston ne sera-t‑il toujours qu’un amateur ? 287
Un yachtman
John Huston est né en 1906 à Nevada, dans le Missouri. Son père était
l’acteur Walter Huston, mort récemment et qui, sous la direction de son fils,
a créé dans Le Trésor de la Sierra Madre, une silhouette inoubliable. John,
après de solides études au Lincoln High School de Los Angeles, commença
une carrière de boxeur professionnel, mais en tournée, à la faveur d’une halte,
il entra comme acteur de complément dans une troupe théâtrale. En 1925, on
le retrouve officier de cavalerie, puis journaliste sportif. Ensuite, il partage ses
activités entre le théâtre et la peinture. C’est par le détour de l’écriture de
scénarios qu’il abordera le cinéma, vers 1938.
On voit que John Huston ne se destinait absolument pas au cinéma ; on
remarque aussi son goût pour les professions « en marge ». John Huston
a échoué dans ses tentatives de devenir boxeur, officier de cavalerie, acteur,
peintre et auteur dramatique. Fortuné dès sa naissance, il demeura, malgré sa
volonté, un amateur, un « yachtman » toujours mêlé aux professionnels, aux
spécialistes dont il admirait la compétence dans le domaine qu’ils s’étaient
à eux-mêmes choisi.
Le fils de Walter Huston eût donné tout l’or du Transvaal pour devenir à
son tour un professionnel, un spécialiste, et il fut longtemps avant de com-
prendre que ce désir seul le cinéma – dont son père était une vedette – le
comblerait.
Il n’est pas exagéré de penser que c’est à son contact avec des boxeurs,
des officiers, des journalistes, des comédiens, des écrivains et des peintres
que John Huston doit de n’avoir point échoué aussi lamentablement que
ses héros. Pour Huston, le travail compte plus que la réussite, l’esprit de
conquête prime la chose à conquérir, l’objet n’est rien en regard du geste
pour l’atteindre.
Le thème de l’échec, pour Huston, n’est que le sujet d’une vieille fable
puisque, après La Fontaine, ses héros découvrent que « le travail est un
trésor1 ».
robert lachenay
françois truffaut
Till l’Espiègle n’est pas seulement le plus mauvais film français de l’année,
il est aussi le plus ennuyeux et le plus roué. Jamais l’on ne vit sur un écran un
tel festival d’intentions-boomerangs.
En 1952, Christian-Jaque tourne très innocemment un assez bon film
d’aventures : Fanfan la Tulipe. Grâce à la rapidité du rythme et aux dialogues
extrêmement brillants d’Henri Jeanson, le film marche très fort et rapporte
beaucoup d’argent ; l’esprit gentiment subversif du scénario coïncidant avec
les préoccupations culturelles et politiques des pays de l’Est, Fanfan la Tulipe
fit une belle carrière en URSS et dans les démocraties populaires.
En tournant Till Eulenspiegel, Gérard Philipe désirait recréer artificielle-
ment le succès chanceux de Fanfan la Tulipe ; il a cru naïvement qu’il suffisait
de doubler, tripler les doses pour reconstituer une recette qui avait fait ses
preuves.
C’est ainsi que, après avoir évincé Jacques Sigurd – premier scénariste
de Till –, Gérard Philipe s’est assuré le concours de René Barjavel (because
Don Camillo) et de René Wheeler (because Fanfan la Tulipe), pour adapter
l’inadaptable roman de Charles De Coster 1. La combine, car c’est bien d’une
combine qu’il s’agissait, consistait à tourner, avec ce Fanfan la Tulipe rouge,
un film apparemment plus ambitieux que celui de Christian-Jaque et dont
le succès dans les pays de l’Est ne ferait aucun doute puisque le scénario
se résume aux prouesses de la résistance flamande pour se libérer du joug
espagnol.
Gérard Philipe débutant dans la mise en scène, il lui fallait prendre un
« superviseur » ; il fit coup double en choisissant Joris Ivens qui, n’ayant
filmé tout au long de sa carrière que de la pluie, des ponts, de la boue, du
maïs et des bennes, se trouve être le cinéaste officiel de l’Europe-Est. C’est
précisément de l’Europe-Est qu’affluèrent les capitaux, une grande partie du
moins2. Là-dessus, pendant le tournage, les coréalisateurs se brouillèrent à
tel point que le nom de Joris Ivens a disparu des affiches et du générique :
on le réservait probablement pour la version Est. Tourné en Eastmancolor et
développé sur Eastmancolor également, Till est annoncé mensongèrement en
« Technicolor » sur les affiches, pour mieux abuser le public. Or, pour des
1. Charles De Coster (1827‑1879), écrivain belge francophone, auteur de La Légende et les Aven-
tures héroïques, joyeuses et glorieuses d’Ulenspiegel et de Lamme Goedzak au pays de Flandres
et ailleurs, Librairie internationale, Paris ; A. Lacroix, Verboeckhoven & Cie, Bruxelles, 1867.
2. Il s’agit d’une coproduction entre la France et la République démocratique allemande (RDA).
Les Aventures de Till l’Espiègle de Joris Ivens et Gérard Philipe 291
raisons faciles à deviner, Till ne peut plus, après les événements de Hongrie,
être projeté dans les pays de l’Est, ou en tout cas, pas avant longtemps. Déjà,
à Paris, un murmure rêveur parcourt la salle lorsqu’un personnage du film
réplique aux envahisseurs espagnols : « Les Flamands veulent être dirigés
par des Flamands. »
Trop malin, Gérard Philipe voit une bonne affaire se transformer en ros-
signol : boomerang !
Il reste à parler du film lui-même : Philipe et les scénaristes de Till
méprisent ou, à tout le moins, ils sous-estiment leur public au point de lui
offrir un film sans scénario, constitué uniquement de bagarres, une sorte
de western engagé ; qu’il regarde à l’Est ou à l’Ouest, Tarzan n’est que
Tarzan.
À force de s’être pénétré de l’idée qu’il ne fallait pas qu’on s’ennuie une
seconde, les auteurs ont escamoté le scénario, multiplié les scènes d’action ;
il en résulte, puisque personne ne parvient à s’y retrouver, un ennui mortel.
Techniquement, le film est aberrant ; la caméra, derrière laquelle il n’y a
personne puisque Philipe, sans arrêt, grimace devant elle, s’évertue à recadrer
dans chaque plan une cinquantaine de figurants muets qui se déploient dans
une confusion qui porte la griffe TNP1.
Que Gérard Philipe soit très mauvais dirigé par lui-même, cela n’a rien
d’étonnant ; il fait la folle comme Burt Lancaster 2 dans La Rose tatouée, s’ins-
pire de James Dean et de Danny Kaye sans que ses excentricités équivoques
passent l’écran. Dans ce genre de film, on rit trop sur l’écran pour s’amuser
dans la salle. Le jeu est truqué ; il y a tant de ruse et de méchanceté triom-
phantes dans le camp flamand et tant de défaites dans le camp espagnol, que
par l’instinct qui nous fait préférer les perdants, on se solidariserait avec le
duc d’Albe3 si cet album d’images inopportunes n’évoquait une actualité dans
laquelle les « Flamands » ne songent pas à faire les pitres et sont écrasés.
Ce qui est grave ici, selon moi, est que Gérard Philipe a entraîné dans cette
aventure déplaisante quelques très bons acteurs que, de toute évidence, il n’a
pas dirigés et qui sont affreusement gênés à chaque instant en face de leur
« directeur », qui s’est ménagé un si beau rôle. Le film leur porte à tous un
tel préjudice que je me garderai bien de citer leurs noms, me bornant à leur
souhaiter meilleure chance la prochaine fois.
f. t.
1. Allusion au Théâtre national populaire, troupe dirigée par Jean Vilar, que Gérard Philipe intégra
en 1951.
2. Dans ce film de Daniel Mann (1955), Burt Lancaster interprétait le rôle d’un camionneur, qui
devient l’amant d’une veuve éplorée jouée par Anna Magnani.
3. Personnage interprété par le comédien et metteur en scène de théâtre Jean Vilar (1912‑1971).
292 Chroniques d’Arts-Spectacles
1. L’article est paru avec ce sous-titre : « Dimanche à Pékin de Chris Marker, Grand Prix du court
métrage 1956 ».
2. Ces Journées internationales ont eu lieu à Tours de 1955 à 1968. Ce festival fut la première
manifestation exclusivement consacrée au court métrage.
3. Le Cœur net, Éditions du Seuil, Paris, 1949 ; Giraudoux par lui-même, Éditions du Seuil, « Écrivains
de toujours », Paris, 1952.
4. Les statues meurent aussi (1953) ne l’obtiendra qu’en 1964, sur décision d’Alain Peyrefitte,
ministre chargé de l’Information.
5. Voir n. 1 p. 162. « J’ai été en Chine l’année dernière ; sur six semaines, j’en ai passé trois à Pékin,
où je m’en allais dans les rues du matin au soir, avec ma caméra d’un côté, mon appareil de photo
de l’autre. Mais si, avant de partir, je n’avais pas rencontré Paul Paviot, qui m’a approvisionné en
pellicule, il n’y aurait pas eu de film du tout… » Chris Marker, propos recueillis par Yves Benot, Les
Lettres françaises n° 647 (1956).
Renaissance du court métrage 293
Le berger et le sabotier
Il est difficile d’écrire sur le film d’un ami, surtout lorsqu’il s’agit d’un bon
film et du meilleur ami.
J’ai suivi de trop près la réalisation du Coup du berger, premier moyen
métrage de Jacques Rivette, pour le juger avec la « distance » qu’il faudrait.
Comme un peu tout le monde, j’aime avant tout le ton ironique et insolite de
cette histoire basée sur un fait divers admirablement mis en scène et fort bien
joué par Virginie Vitry, Anne Doat, Jean-Claude Brialy et Étienne Loinod,
pseudonyme derrière lequel les amateurs d’anagrammes reconnaîtront l’un
de mes meilleurs confrères3.
Le Sabotier du Val de Loire, qui pourrait se situer esthétiquement entre
Robert Bresson et Georges Rouquier, nous révèle un espoir du cinéma fran-
çais : Jacques Demy qui, avec intelligence, goût et tendresse, brosse le por-
trait minutieux et précis d’un sabotier. Ce premier film, par la nature de ses
ambitions, était extrêmement difficile à réussir ; Jacques Demy, sans presque
de fausses notes, y est parvenu.
1. Nom de l’immense propriété de Charles Foster Kane dans Citizen Kane d’Orson Welles (1941).
2. La critique ne fut pas tendre avec ce poète qui s’invitait sur le terrain de la science : À l’aube
d’un monde « essaie de nous expliquer l’uranium et ses applications. La voix et le talent de Jean
Cocteau ne simplifient pas les choses », est-il écrit dans La Cinématographie française. Cocteau
se justifiera ainsi dans un article : « Science et poésie relèvent des nombres. Ils ne sont pas une
allure, mais des organismes, ils ne souffrent pas la moindre inexactitude, le moindre vague. » (Les
Lettres françaises n° 606, février 1956)
3. Jacques Doniol-Valcroze (1920‑1989), cinéaste et scénariste, cofondateur et critique des Cahiers
du cinéma.
294 Chroniques d’Arts-Spectacles
Le fond du panier
Avec un peu plus d’exigence de la part des responsables de la sélection,
un peu moins de diplomatie également, il aurait été possible d’éliminer de
la compétition quatre ou cinq bandes qui n’avaient rien à y faire. De Pantin
à Saint-Cloud n’a pour lui que la gentillesse de son auteur, Pierre Gout. Le
Voyageur est le massacre d’un poème de Guillaume Apollinaire par la suc-
cession d’une trentaine de dessins d’une laideur incroyable. (Henri Gruel,
sympathique réalisateur de films d’animation, n’est responsable ici que du
meilleur 1 : l’animation des dessins.)
Au paradis des images, de Philippe Agostini, très ennuyeux, nous assène
des images d’Épinal les unes après les autres, n’importe comment, et pour
filmer trois ou quatre Danses de Chine, Marc Maurette ne s’est pas davantage
« cassé la tête ».
Mais le plus mauvais film projeté à Tours fut celui de Louise Weiss2 : La
Sainte Colline de la victoire morale, indigne du premier cinéaste amateur venu.
La Symphonie pour un homme seul, mauvais ballet misogyne grossièrement
filmé par Louis Cuny, illustre l’aspect fâcheux de la « prime à la qualité », qui
incite un cinéaste médiocre à se bluffer lui-même et à bluffer autrui.
Toutefois, en dépit de ces regrettables « exceptions », il faut bien convenir
que la sélection était, cette année, incomparablement supérieure à celle de l’an
dernier, grâce à l’encouragement que constitue cette prime et la confiance
qu’elle crée dans la profession.
Le court métrage français se réveille enfin.
françois truffaut
1. Les œuvres et le texte étaient signés Laure Garcin (1896‑1978), peintre, cinéaste et écrivain.
2. Amour des créatures : Catrunjaya, la sainte colline de la victoire morale de Louise Weiss (1954).
Journaliste, écrivain, députée au Parlement européen, Louise Weiss (1893‑1983) épousa tous les
combats du xxe siècle (pour la paix, l’Europe, les femmes…).
Feuilles d’automne de Robert Aldrich 295
l’on pourrait déplacer ou raccourcir, bref, voilà le contraire d’un film « fait
au montage ».
J’aime qu’Un condamné à mort s’est échappé soit aussi libre et peu systé-
matique qu’il est rigoureux ; Bresson ne s’est imposé que les unités de lieu
et d’action, non seulement il n’a pas cherché à ce que le public s’identifie
avec Leterrier, mais encore a-t‑il rendu cette identification impossible ; nous
sommes avec Leterrier, à côté de lui, nous ne voyons pas tout ce qu’il voit
(seulement ce qui se rapporte au sujet, c’est-à-dire à l’évasion), mais nous
ne voyons jamais davantage que ce qu’il voit.
Cela revient à écrire que Bresson a pulvérisé le découpage classique dans
lequel un plan de regard ne valait que par rapport au plan suivant de la chose
regardée ; cette forme de découpage faisait du cinéma un art dramatique, une
sorte de théâtre photographié.
Bresson a fait éclater tout cela et si, dans Un condamné à mort s’est échappé,
les gros plans de mains et d’objets renvoient quand même à de gros plans
de visage, la succession de ces plans s’ordonne non plus en fonction d’une
dramaturgie de la scène, mais d’une harmonie préétablie constituée de rap-
ports subtils entre les éléments visuels et sonores, chaque plan de mains ou
de regards conservant son autonomie. Il y aurait alors entre la mise en scène
traditionnelle et celle de Bresson le même écart qu’entre un dialogue et un
monologue intérieur.
Notre admiration pour le film de Bresson ne doit pas être suscitée par la
gageure que constitue l’entreprise, un seul personnage dans une cellule pen-
dant quatre-vingts minutes, car ce tour de force n’en est pas un et, à partir de
ces données, ne doutez pas que bien des cinéastes, Clouzot, Dassin, Becker et
d’autres, auraient mené à bien un film dix fois plus palpitant et humain que
celui de Bresson. Ce qui importe ici, c’est que l’émotion, même ressentie
par un seul sur vingt spectateurs, est d’essence plus rare, donc plus pure, et
que, loin d’altérer la noblesse du propos, elle lui confère une grandeur qu’il
n’impliquait pas au départ.
Le film, dans ses sommets, rivalise, pour quelques secondes, avec Mozart,
dont les premiers accords de la Messe en ut mineur, loin de symboliser la liberté
comme on l’a dit, parent le vidage quotidien des seaux d’un aspect liturgique.
Le grand apport de Robert Bresson, c’est évidemment sa théorie du jeu
des acteurs. Il est certain que le jeu de James Dean, qui nous émeut tant
aujourd’hui, ou celui d’Anna Magnani risquent bien de nous faire rire dans
quelques années, comme celui de Pierre Richard-Willm aujourd’hui et celui
de Pierre Fresnay demain, alors que le jeu de Claude Laydu dans le Journal
d’un curé de campagne et celui de François Leterrier dans Un condamné à mort
s’est échappé s’imposeront avec plus de force encore, grâce au décalage, car le
temps, ne l’oublions pas, travaille toujours pour Bresson.
C’est dans Un condamné à mort s’est échappé que la direction d’acteurs
298 Chroniques d’Arts-Spectacles
1. Nom du jeune curé dans Journal d’un curé de campagne, interprété par Claude Laydu. « N’est-ce
pas assez que Notre Seigneur m’ait fait cette grâce de me révéler aujourd’hui, par la bouche de
mon vieux maître, que rien ne m’arracherait à la place choisie pour moi de toute éternité, que j’étais
prisonnier de la Sainte Agonie ? » Journal d’un curé de campagne de Georges Bernanos (1936).
2. Simone Dubreuilh, Libération n° 3789, 12 novembre 1956. En découvrant le film, la journaliste
avoue avoir songé à deux romanciers : « Marcel Proust […], Stendhal ensuite (plus particulièrement
à l’emprisonnement de Fabrice, à sa découverte de sa geôle, puis à la préparation minutieuse,
matérielle de son évasion de la citadelle de Parme). »
3. « Plus de lumière (II) », Cahiers du cinéma n° 64, novembre 1956.
Et Dieu… créa la femme de Roger Vadim 299
Tout Paris l’a vu, tout Paris en parle ; il y a ceux qui se lamentent : « Ce
n’est même pas cochon ! » et ceux qui s’offusquent : « C’est indécent ! »
Et Dieu… créa la femme, dont il y avait tout à craindre après la campagne
publicitaire gratuite menée par la censure, est un film sensible et intelligent
dans lequel on ne décèle pas une vulgarité ; c’est un film typique de notre
génération, car il est amoral (refusant la morale courante et n’en proposant
aucune autre) et puritain (conscient de cette amoralité et s’en inquiétant). Au
contraire de La mariée est trop belle 1, ce n’est pas un film grivois, mais lucide
et d’une grande franchise.
Bien des films sont basés sur le sexe et l’on n’a toujours pas trouvé un
meilleur moyen de faire rentrer le public dans les salles qu’en lui promet-
tant, grâce à des affiches et des photos « suggestives » punaisées à l’entrée,
monts et merveilles, démons émerveillés, c’est-à-dire de la chair fraîche, celle
des jeunes corps féminins en général. Notons que la clientèle féminine n’est
pas insensible non plus à l’attraction charnelle masculine : comptez plutôt
les films dans lesquels Georges Marchal, James Dean, Curd Jürgens ne se
montrent pas un moment torse nu (Pierre Fresnay, lui, se réserve toujours
une scène avec pull-over à col roulé !).
Et cependant, cette chair fraîche, dès qu’elle apparaît sur l’écran, ce ne sont
que gloussements, ricanements et bruits de bouche de la part d’un public roué
qui vient chercher des émotions, mais qui, plutôt que d’être surpris la gorge
serrée, aime mieux jouer au plus malin avec les auteurs.
C’est pour éviter d’être raillés que bien des metteurs en scène renoncent
aux scènes érotiques qu’impliquent cependant souvent les scénarios ; il est
plus que vexant d’entendre ricaner le public devant une scène osée que
l’on a voulue forte et grave. Les cinéastes français se rattrapent sur l’éro-
tisme de dialogue et un film comme Adorables Créatures 2, d’une vulgarité
et d’une complaisance incroyables, passe pour une spirituelle comédie
satirique.
C’est sur cette question de l’érotisme et des mœurs que les générations
s’opposent le plus nettement ; c’est pourquoi, malgré la très vaste audience
que trouvera certainement Et Dieu… créa la femme, seuls les jeunes specta-
teurs se rangeront du côté de Vadim, qui voit les choses comme eux, avec le
même regard.
Vadim, sous prétexte de nous raconter une histoire qui vaut ce qu’elle
vaut, ni plus, ni moins, nous présente, sous toutes les coutures, une femme
qu’il connaît bien, la sienne. Exhibitionniste quelque peu inconsciente, de
tempérament très nudiste, Juliette, femme-enfant ou, plutôt, femme-bébé, se
promène dans le soleil méditerranéen, les cheveux au vent de la mer, suscitant
des désirs troubles et précis, purs ou impurs, des désirs. C’est une brave fille
qu’on aime trop ou pas assez, qu’on aime mal et qui ne demande, elle, qu’à
aimer vraiment, définitivement, et qui y parvient.
Le scandale, puisque petit scandale il y a, vient de l’inhabituelle fran-
chise du scénario ; pour aguicher le public et le laisser partir avec sa bonne
conscience, Léonide Moguy présente des « cas médicaux », André Cayatte
des « cas judiciaires » et Ralph Habib des « cas sociaux » ; il suffit de mon-
trer un figurant en blouse blanche à l’entrée d’un hôpital pour sauver les
apparences et mettre les censeurs, plus crétins les uns que les autres, de son
côté. Vadim n’a pas voulu recourir à ces procédés hypocrites, il a joué la carte
du réalisme, de la vie, sans aucun cynisme et sans provocation, et il a gagné
à coups d’idées et d’inventions incessantes.
Évidemment, le film n’est pas parfait ; le scénario était améliorable, cinq
ou six mots d’auteur pourraient sauter ; il n’y a pas de rythme et la direc-
tion d’acteurs est inégale. Mais l’essentiel est que ce qu’il y a de bon le soit
vraiment : Brigitte Bardot est magnifique, pour la première fois totalement
elle-même ; il faut voir ses lèvres trembler violemment après les quatre
gifles que lui assène Jean-Louis Trintignant ; elle est dirigée amoureuse-
ment, en petit animal, comme jadis Jean Renoir dirigea Catherine Hessling
dans Nana.
Aucune vulgarité, nulle faute de goût. La photo d’Armand Thirard est
excellente, ainsi que les décors de Jean André. Curd Jürgens confirme qu’il
est l’un des quatre plus mauvais acteurs du monde ; Christian Marquand est
en net progrès.
Et Dieu… créa la femme, film intime, film carnet de notes, révèle donc
un nouveau jeune metteur en scène français plus personnel que Boisrond,
Boissol, Carbonnaux et Joffé, et aussi doué.
françois truffaut
B. B. est victime d’une cabale 301
Un film paresseusement critiqué, cela se voit trop souvent pour qu’il faille
piquer une colère bernanosienne, mais rien ne peut davantage vous dégoûter
de la critique que la lecture du dossier de presse d’un film.
C’est un fait que tous les films sont jugés sur leurs apparences. Un condamné
à mort s’est échappé, les ayant toutes pour lui, a bénéficié d’une critique una-
nimement élogieuse, mais les comptes rendus, plutôt que le film de Bresson,
concernaient une autre bande qu’on imaginerait à mi-chemin entre La Grande
Illusion et Du rififi chez les hommes.
Et Dieu… créa la femme, ayant toutes les apparences contre lui, n’a guère
trouvé de défenseurs hormis « Les Trois Masques » (de Franc-Tireur),
André Bazin, Jacques Doniol-Valcroze, votre serviteur et naturellement
Robert Chazal 2.
J’ai toujours projeté de faire mesurer à la faveur d’un article le fossé qui
sépare le cinéma tel qu’on le fait et tel qu’on le juge, tel que le voient ceux
qui le font et tel que le voient les critiques. Ceux-ci, dans un film, ne consi-
dèrent généralement que le scénario et l’évaluent en le rapprochant des
romans qui peuvent leur être tombés sous les yeux. De la mise en scène, de
la direction d’acteurs, du « ton » de l’entreprise, de son style, ils ne diront
rien ou blufferont, incapables qu’ils sont de remonter aux intentions d’un
auteur de films.
Un exemple ? Et Dieu… créa la femme, comme Picnic, de Joshua Logan,
est influencé essentiellement du CinémaScope d’Elia Kazan, À l’est d’Éden,
par le style de mise en scène, l’emploi de la couleur, le jeu et même le scé-
nario. Or, Simone Dubreuilh énumère sans hésitation : Duel au soleil, Gilda,
Susana la perverse et La Femme à abattre, qui n’ont rien à voir ici, tandis que
Louis Chauvet décèle la quintuple influence de Jean Anouilh, Jean Grémillon,
André Hunebelle, Raoul André et John Berry !
Jean de Baroncelli 3 voit dans le film de Vadim un « mélo vaguement licen-
cieux » et il s’agirait d’une « entreprise purement commerciale » pour André
Lang 4, dont Le Voyage à Turin est sûrement une œuvre métaphysique !
1. L’article est paru sous ce titre complet : « Les critiques de cinéma sont des misogynes. B. B. est
victime d’une cabale ».
2. Robert Chazal (1912‑2002), critique cinématographique (Paris-Presse, France-Soir, Journal du
dimanche…). Il est aussi l’auteur de monographies consacrées à des cinéastes (Marcel Carné) et
des comédiens (Jean-Paul Belmondo, Louis de Funès, Gérard Depardieu, Michel Piccoli).
3. Jean de Baroncelli (1914‑1998), écrivain et critique cinématographique au Monde.
4. Dramaturge et journaliste à France-Soir et au Figaro (1893‑1986). Sa pièce Le Voyage à Turin fut
créée au Théâtre de la Michodière, interprétée par Yvonne Printemps et Pierre Fresnay.
302 Chroniques d’Arts-Spectacles
Pour ma part, après avoir vu trois mille films en dix ans, je ne puis plus sup-
porter les scènes d’amour, mièvres et mensongères, du cinéma hollywoodien,
crasseuses, grivoises et non moins truquées des films français. C’est pourquoi
je remercie Vadim d’avoir dirigé sa jeune femme en lui faisant refaire devant
l’objectif les gestes de tous les jours, gestes anodins comme jouer avec sa
sandale ou moins anodins mais tout aussi réels ; au lieu d’imiter les autres
films, Vadim a voulu oublier le cinéma pour « copier la vie », l’intimité vraie
et à l’exception de deux ou trois fins de scène un peu complaisantes, il a par-
faitement atteint son but1.
Tout cela m’amène naturellement à Brigitte Bardot qui, ayant la malchance
de paraître dans trois films en un mois 2, voit se liguer contre elle une armée
de potineurs qui, insuffisamment versés dans le calcul mental, se surprennent
à compter sur leurs doigts que trois fois trente millions, cela fait loin de ce
qu’ils gagneront jamais avec leurs petits échos spirituels, leurs misérables
piges d’intellectuels sous-alimentés depuis l’enfance.
Voilà bien le malentendu : le public, ne se souciant pas du metteur en scène
et ignorant jusqu’à son nom, se rend au cinéma pour y voir sa vedette préfé-
rée. Le précédant de peu, arrive le critique la frimousse enfarinée, tendant au
contrôle la carte verte qui le fait entrer gratis ; lui, le critique, connaît le nom
du metteur en scène, c’est même tout ce qu’il connaît et fort de ce savoir, il
feint d’ignorer les vedettes qui ne sont qu’un « instrument dans les mains
du metteur en scène » et patati et patata.
Il ne soupçonne pas une seconde, mon frère critique, que les bons metteurs
en scène sont venus au cinéma par amour des acteurs (actrices), et le plaisir
de les diriger. C’est ainsi que des films faits par amour des acteurs sont jugés
par des gens qui n’aiment pas les acteurs.
Le critique arrive au cinéma, l’œil indisponible, la vue obstruée par des
préjugés insensés. Il reprochera volontiers au film de ne pas être conforme
à ce qu’il attendait au lieu de se réjouir qu’il soit conforme à ce que semble
avoir voulu le réalisateur. C’est ainsi que Simone Dubreuilh, qui n’aime pas
Martine Carol, lui reproche de ne pas être une Lola Montès vraisemblable.
Or, j’admire Max Ophuls d’avoir eu l’intelligence, ayant à tourner Lola Montès
avec Martine Carol, d’avoir déplacé l’intérêt du sujet et de l’avoir trans-
formé en une sorte de biographie de Martine Carol, un essai poétique sur
la condition de l’actrice prisonnière des formes modernes du spectacle, sur
toute la cruauté et toutes les amertumes que procure la gloire au xxe siècle,
1. Note de F. T. : « Le cinéma hollywoodien agonisant a su se relever en réagissant contre les
censures : L’Homme au bras d’or, Attaque, La lune [était] bleue, etc. Il nous revient, à nous, de
rivaliser avec les cinéastes américains en étant un peu moins allusifs et roublards qu’eux sur ces
questions de sexe, où ils sont très en retard. »
2. En effeuillant la marguerite (Marc Allégret), Et Dieu… créa la femme (Roger Vadim) et La mariée
est trop belle (Pierre Gaspard-Huit).
304 Chroniques d’Arts-Spectacles
1. Louis Chauvet (1906‑1981), journaliste et écrivain français. Critique cinéma au Figaro de 1930 à
1975, il reçut le prix Interallié pour L’Air sur la quatrième corde (Flammarion, Paris, 1953).
2. Écrivain et critique cinématographique au Figaro littéraire (1914‑1996).
3. Sur un air de charleston de Jean Renoir (1926).
4. D’Alberto Cavalcanti (1930).
Guerre et Paix de King Vidor 305
Il est impossible de porter à l’écran une œuvre aussi ample et aussi célèbre
que le roman de Léon Tolstoï sans tomber dans les servitudes attachées aux
superproductions : présence des vedettes les plus en vue, morceaux de bra-
voure obligatoires, simplification des situations et des caractères. Mais, une
fois ces conditions posées, il était difficile de faire un meilleur choix que celui
de King Vidor. De tous les vieux routiers des deux continents – car on voit
mal un jeune dans cette galère – seul George Cukor, peut-être, aurait pu, avec
non moins de vigueur et plus de subtilité et d’élégance, mener la barque à
bon port.
L’auteur d’Hallelujah !, bien que cette histoire sage enchaîne un peu trop
sa verve, est un des rares manieurs de foule que nous possédons encore : ses
batailles de Borodino et de la Bérézina ont la science des tableaux de Gros,
jointe au réalisme de Raffet. Elles sont claires, mais sans rigueur, un brin
académiques, mais correspondant à la vision que nous a léguée l’époque la
plus académique de notre histoire.
Vidor a mis à son travail tout le soin qu’on peut donner à une commande
qui n’est pas un pensum. S’il a porté au premier plan les amours de Natacha
et le passage de Bézoukhov dans les rangs de la franc-maçonnerie, réduit au
minimum les considérations historico-stratégiques (le meilleur de l’ouvrage),
opté pour l’anecdote sentimentale au détriment de la philosophie, on ne sau-
rait décemment lui en tenir grief, non plus qu’à ses collaborateurs. Toutefois,
l’esprit du roman n’est pas trahi et, si ce film de trois heures et demie n’a pas
la même beauté de fresque que le Napoléon d’Abel Gance, par exemple, la
faute n’en incombe pas au seul cinéaste : ce livre-fleuve – c’est du moins l’im-
pression que m’a donnée une toute récente lecture – roule une eau beaucoup
moins tumultueuse que ne l’annonceraient sa longueur et le nombre de ses
personnages. On y prend pied avec trop d’aisance et l’on s’irrite d’un contrôle
306 Chroniques d’Arts-Spectacles
trop strict de l’auteur sur sa matière. Les héros, trop bien pris en main par le
romancier, même s’ils ne sont pas rabaissés au rang de porte-parole, ne savent
pas prendre avec lui les mêmes libertés que ceux d’un Dostoïevski ou d’un
Tchekhov. S’il faut chercher la descendance de Tolstoï, c’est moins du côté
de Sanctuaire 1 que de celui d’Autant en emporte le vent.
Qu’on me pardonne cette incursion dans le domaine littéraire. Mais ce
mois-ci où sévit la manie adaptatrice, je ne voudrais pas que le cinéma jouât
constamment l’âne de la fable. Beaucoup de scènes du film pourront vous
paraître fort plates, mais, avant de juger, relisez le livre et, si la lecture a suscité
moins de bâillements que le spectacle, alors seulement vous aurez le droit de
jeter la pierre.
La distribution, esclave de la cote à la bourse des vedettes, a eu pour elle la
faveur des dieux. Difficile d’imaginer le lunaire Pierre Bézoukhov autrement
que sous les traits d’Henry Fonda. L’indolent Mel Ferrer est l’un des prince
Andrei possibles. Audrey Hepburn compose avec métier et application une
Natacha qu’elle a passé l’âge de jouer nature ; si l’ingénuité de ses mines nous
paraît souvent suspecte, avouons que son modèle est loin d’avoir la grâce de
l’héroïne des Nuits blanches ou de celle du Joueur 2. La belle May Britt, parfaite
en Sonia, nous fait regretter ses apparitions trop rares sur les écrans. Napoléon
(Herbert Lom) n’évite pas le ridicule ; Oskar Homolka, en revanche, campe
un impressionnant Koutouzov. Tous les autres interprètes, menés d’une main
ferme, apportent dans leur jeu ce fini, ce talent, cette présence qui assureront
le succès commercial de l’œuvre, tout en accentuant, rançon inévitable, son
aspect standard. Nino Rota, musicien en titre de Fellini, n’a guère dû se creu-
ser la tête, mais les opérateurs Jack Cardiff et Aldo Tonti ont eu à cœur, par
une photo sans bavures, d’apporter, dans leur rayon, une contribution non
négligeable à la limitation des dégâts.
robert lachenay
Il y aurait plusieurs façons de raconter Baby Doll, mais je crois que l’in-
trigue, imaginée par Tennessee Williams et filmée par Elia Kazan, n’est qu’un
prétexte pour le premier à peindre un portrait de femme et pour le second à
diriger une actrice.
Il y a là cependant quelque chose d’assez nouveau à l’écran et qui s’har-
monise bien avec le genre de recherches poursuivies par les cinéastes qui
nous ont intrigués cette année. Carroll Baker, l’héroïne de Baby Doll, se fait
sa petite place au sunlight aux côtés de la Marilyn Monroe de Bus Stop, de
la Brigitte Bardot de Et Dieu… créa la femme et de l’Ingrid Bergman d’Elena
et les Hommes.
Ce qu’il y a ici de neuf et de relativement audacieux, c’est que seul le sexe
est concerné, les sentiments exposés, essentiellement la jalousie de Karl Mal-
den, ne donnant lieu qu’à une dérision concertée et féroce.
Si l’on excepte les vingt premières minutes d’exposition, les plus faibles,
le film est constitué très exactement de deux longues scènes ; dès le début,
nous savons que Baby Doll, orpheline, a épousé Malden qui pourrait être, à
la rigueur, son père et ne l’aime pas – elle aime seulement sucer son pouce
dans le berceau de son enfance – et qu’elle n’est sa femme que sur le papier ;
la première partie brosse donc le portrait de cette femme-enfant, vierge archi-
vierge, et de la diabolique tentative de séduction dont elle est l’objet de la part
d’un malicieux Sicilien qui a prudemment éloigné le mari.
À la moitié du film, la vierge est vaincue, Baby Doll cède et, devenue
femme, elle s’éveille à l’univers de la conscience, va prendre ses responsabi-
lités, aux dépens de son sinistre époux.
Moins sentimental qu’À l’est d’Éden, moins réussi peut-être mais plus
« fort », le nouveau film de Kazan n’atteindra qu’un public intellectuel, fami-
liarisé avec Broadway et le théâtre de Tennessee Williams ; personnellement,
je déplore que Baby Doll ne soit ni en couleurs ni en CinémaScope, bien que
la photo de Boris Kaufman soit très belle.
Il y a évidemment beaucoup de complaisances dans cette cruauté fabri-
quée, beaucoup d’excentricités exhibitionnistes, et l’on serait tenté de blâmer
l’aspect malsain et décadent de l’affaire si l’on n’était tenu sous le charme
constamment par le ton extraordinairement débridé et surtout, surtout, par la
magnifique direction d’acteurs, la plus ferme qui soit, la plus inventive aussi.
Ce qui ennuie Kazan et ce qu’il ne sait mener à bien, ce sont les scènes
de transition à plusieurs personnages ; ici, il a réussi à les escamoter – sauf
au début du film – et dès que le Sicilien commence sa cour, nous regardons
un film dans lequel chaque geste et chaque regard comptent, admirables de
précision, nous regardons un film magistralement dominé par un seul homme,
à coup sûr génial.
Le talent de Kazan, d’ordre essentiellement décoratif, sert mieux les
sujets de ce genre – genre Broadway pourrait-on écrire en simplifiant –
que les laborieux plaidoyers sociaux forcément déshonnêtes, les dés étant
truqués.
Nous savons désormais qu’Elia Kazan n’a rien d’autre à nous dire que
ce que nous disent les scénaristes de ses films, qu’il est l’homme de la pure
direction d’acteurs, celui qui sait le mieux les révéler à eux-mêmes.
308 Chroniques d’Arts-Spectacles
Nous reverrons certainement Carroll Baker, Karl Malden était une vieille
connaissance, et surtout Eli Wallach, le séducteur magnifique.
françois truffaut
Dans une interview qu’il m’accorda il y a deux ans, Jules Dassin, à propos
de son ami Nicholas Ray, déclarait : « Nick Ray a commencé avant nous au
théâtre. Il a disparu pendant un certain temps et il a fait des voyages dans
tous les coins d’Amérique, découvrant des endroits inconnus des Américains
eux-mêmes, et il s’est intéressé à leur folklore. Il a ramené des montagnes de
matériel, des chansons, des danses, des documents sur les mœurs régionales
et il était très content qu’on l’ait oublié, très content d’avoir laissé croire qu’il
avait renoncé à une vie artistique, au théâtre et au cinéma1. »
On comprendra mieux ainsi ce qui a intéressé Nicholas Ray dans L’Ardente
Gitane, qu’il réalisa immédiatement après La Fureur de vivre, sans avoir le
temps matériel de réécrire entièrement le scénario de Jesse Lasky 2, presque
aussi intéressant que celui de Johnny Guitare, mais d’une écriture moins bril-
lante. Vers la fin du tournage, Nicholas Ray se brouilla avec les producteurs
et cessa de s’occuper de ce film qu’il n’a même, peut-être, jamais vu.
Il n’empêche qu’un film de Nicholas Ray est toujours passionnant et
celui-là vaut bien À l’ombre des potences 3, par exemple.
Jane Russell est ici, selon la formule consacrée, une gitane bien roulée.
Avec son père et son frère, elle épouse un gitan dans chaque ville et toute la
famille « lève le pied » et file en voiture juste avant la consécration, sitôt que
le père est en possession de la dot, Annie Caldash (Russell) feignant d’être
souffrante aux noces.
Cette fois, le fiancé, Cornel Wilde, gitan très américanisé, civilisé, profes-
seur de danses up to date, est dans la combine, contraint à ce mariage par son
frère, chef des gitans.
1. François Truffaut, Claude Chabrol, « Entretien avec Jules Dassin », Cahiers du cinéma n° 46,
avril 1955. Citation exacte : « Nick Ray a commencé avant nous tous, au théâtre. Il a disparu pendant
un certain temps et il a fait des voyages dans tous les coins d’Amérique, des endroits inconnus des
Américains, et il s’intéressait à leur folklore. Il a ramassé des montagnes de matériel, de chansons,
des danses, des mœurs régionales, et il était très content. Très content aussi qu’on l’ait oublié. On
parlait de Nick Ray comme d’un grand talent, mais nous pensions tous qu’il avait renoncé à une
vie de théâtre, une vie formelle, et au cinéma. »
2. Jesse L. Lasky Jr (1910‑1988).
3. Run for Cover (1955).
Le cinéma est-il un art ou une industrie ? 309
Que Cornel Wilde ne veuille pas d’elle suffit à piquer au vif l’ardente gitane
en question, qui laissera la cérémonie se dérouler normalement et s’emploiera
dans les jours suivants à gagner l’amour de son mari, à force de ruses amou-
reuses, de danses au lasso endiablées, à force de bagarres et de vaisselle brisée,
bref, selon une entreprise de séduction menée d’une maîtresse main.
Tout le film est fait sur les contrastes et les paradoxes qui naissent de la
situation d’une tribu de gitans dans une grande ville, en l’occurrence Los
Angeles. La chiromancie ne suffisant plus à les nourrir, les Torino ont ajouté
sur leur boutique : psychoanalysis. Leur fils cadet, Cornel Wilde, rentre à la
maison en voiture américaine pilotée par une poupée oxygénée. Une danse
gitane en pleine rue sera rythmée par des claquements de mains sur les phares
des voitures gardées là, etc.
Ce qu’il y a de meilleur dans le film, c’est le personnage de Jane Russell et le
jeu de cette belle actrice, qui trouve ici son meilleur rôle. On voit que Nicholas
Ray s’est particulièrement employé à la diriger mieux qu’elle ne l’est ailleurs.
Je ne suis pas systématiquement hostile au doublage des films, mais la
postsynchronisation de celui-ci est effarante. Un exemple : « Une bombe ?
Plutôt une bombe… à rien ! » Cependant, il n’y a pas lieu de regretter que
L’Ardente Gitane ne sorte pas aux Champs-Élysées, où il eût été aussi mal
accueilli, probablement, que Johnny Guitare.
Malgré le sabotage des doubleurs, le ton demeure et c’est ce qu’il y a de
plus intéressant dans L’Ardente Gitane, qui est le seul film de Nick Ray dans
lequel la gaieté prime l’amertume. Après La Fureur de vivre, Ray nous offre sa
joie de vivre avec ce film endiablé, intelligent, débordant de santé et de vie,
dont la sortie précède d’un mois celle de Bigger than Life (Derrière le miroir),
qui donnera lieu à une pittoresque polémique dans la critique française.
françois truffaut
1. L’article fut publié avec cette phrase d’accroche : « Un faux problème paralyse la production. Le
cinéma est-il un art ou une industrie ? Ni l’un ni l’autre, mais un art industriel. »
2. Note de F. T. : « France Film International, revue bimensuelle, 4, rue Robert-Estienne, Paris VIIIe. »
La même rue où il installera plus tard les bureaux des Films du Carrosse, sa société de production
créée en juillet 1957.
310 Chroniques d’Arts-Spectacles
L’esthétique du commercial
Toutefois, il ne faut pas s’imaginer que le commerce, l’industrie, les chiffres
ne préoccupent pas le critique, le cinéphile, le cinémane, et Claude Autant-
Lara serait bien étonné d’apprendre que c’est avec la fébrilité d’un turfiste
que chaque semaine depuis trois mois, je consultais les tableaux de recettes
des exclusivités parisiennes, attendant que sa belle Traversée de Paris devançât
une Gervaise dont je ne nie certes pas les mérites3.
« Par ailleurs, le cinéma est une industrie. » André Malraux terminait par
cette phrase son Esquisse d’une psychologie du cinéma. En fait, je ne crois pas
que ce soit la meilleure façon de poser le problème que d’opposer toujours
l’art à l’argent, l’esthétique à l’industrie, la beauté au commerce. Cette dualité
n’existe pas, ce serait trop simple, les rapports entre l’art cinématographique
et l’industrie cinématographique sont aussi variés, contradictoires, dérou-
tants, charmants et subtils que des rapports d’amoureux.
Le producteur dit au metteur en scène : « Faites-moi un film très beau »
et le metteur en scène répond : « Je vais vous faire un film très commercial. »
C’est ici que s’établissent les délicats rapports d’amoureux transis, chacun
croyant tenir à l’autre le langage propre à le séduire. Cette notion, bien mys-
térieuse, du film commercial, Jean Renoir en a donné une définition bien
séduisante : « Le mot commercial, dans la bouche des producteurs, définit
d’abord une esthétique ; pour “eux”, Ulysse est un film commercial malgré
qu’il n’ait pas fait un sou, mais La Strada demeure un film anticommercial
Les réalisateurs
Ceux qui déclarent : « Je me moque de la qualité, je veux être “commer-
cial” afin de pouvoir tourner d’autres films qui permettront à l’industrie de
survivre et aux techniciens que j’emploie de manger à leur faim… », ceux-là
sont les ratés de la profession ; besogneux de la caméra, ils se mentent à
eux-mêmes en feignant de croire que la beauté est incompatible avec la ren-
tabilité ; ils oublient qu’Alfred Hitchcock, René Clément, René Clair, Claude
Autant-Lara, Jacques-Yves Cousteau ont fait gagner en 19561, aux techniciens
et aux acteurs qu’ils ont fait travailler, aux producteurs qui ont financé leurs
films et aux exploitants qui les ont projetés, plus d’argent qu’eux dans toute
leur carrière.
Parmi les metteurs en scène soucieux de qualité, il y a, d’une part, ceux
qui pensent à l’industrie en faisant leurs films et, d’autre part, ceux qui n’y
pensent pas.
Les premiers sont désireux de faire coïncider leur ambition artistique avec
les désirs du public, la nécessité de faire commercial devenant une discipline
esthétique supplémentaire 2, les autres tournent leurs films à leur idée en
espérant seulement que le public voudra bien entrer dans leur jeu3.
Il est bon, selon moi, qu’un metteur en scène aime l’argent, car, en le
payant au pourcentage, son producteur obtiendra de lui des miracles ; il est
1. Note de F. T. : « En effet, La Main au collet, Gervaise, Les Grandes Manœuvres, L’Homme qui en
savait trop, La Traversée de Paris et Le Monde du silence sont parmi les dix films qui ont rapporté
le plus d’argent en France, l’année passée. »
2. Note de F. T. : « “Si une scène me plaît à tourner, elle doit plaire au public.” (Otto Preminger) ;
“Un cinéma, c’est des tas de fauteuils vides qu’il faut remplir.” (Alfred Hitchcock). »
3. Note de F. T. : « “Si je flanquais dix détails supplémentaires, tout deviendrait clair dans mes films,
mais je ne le veux pas. Rien de plus facile que de faire les gros plans. Je ne tourne pas de gros
plans afin de ne pas avoir la tentation de les mettre dans le montage final !” (Roberto Rossellini). »
312 Chroniques d’Arts-Spectacles
bien connu, par contre, qu’il faut avoir un sacré mépris de l’argent pour gas-
piller sans scrupule celui des autres1.
D’ailleurs, y a-t‑il des metteurs en scène franchement anticommerciaux ?
Je ne le crois pas. Il y a ceux qui seront toujours commerciaux, soit qu’ils ne
prennent que des risques limités, soit que leur tempérament coïncide avec
celui du public. Il faudrait, à ce propos, mentionner le courage qu’il y a parfois
à renoncer à un succès certain au profit de « risques calculés » ; après Du
rififi chez les hommes, Jules Dassin pouvait entreprendre avec la certitude du
succès n’importe quelle diabolique histoire d’espions ; au lieu de quoi, il a
tenté avec son producteur associé une entreprise très audacieuse : Le Christ
recrucifié. Bravo !
Les producteurs
Plutôt que des films bien ou mal réalisés, cet article traite des films bien
ou mal produits. La Traversée de Paris, Un condamné à mort s’est échappé, Et
Dieu… créa la femme, Gervaise sont des films bien produits car leur standing
commercial est à la mesure de leur ambition artistique : ils paraissent même
avoir coûté plus cher que leur prix réel.
L’Homme et l’Enfant, Une fée… pas comme les autres 2 et Till l’Espiègle sont
des films mal produits car le succès du premier ne repose que sur Eddie
Constantine, celui du second qu’au Ballon rouge qui l’accompagne3, le troi-
sième étant carrément une mauvaise affaire. Ces trois films, et bien d’autres :
Honoré de Marseille 4, La mariée est trop belle, Club de femmes 5, par la confusion
qui présida à leur conception, leur production, leur réalisation, semblent avoir
coûté trois ou quatre fois moins que leur prix réel, par l’incapacité de leur
metteur en scène à mettre en valeur les décors, les acteurs, les costumes, etc.
Le Sang à la tête 6 serait un bon exemple de mauvais film bien produit.
Malgré son extraordinaire succès – un peu plus de deux cents millions en sept
semaines d’exclusivité sur Paris – Notre-Dame de Paris eût coûté moins et rap-
porté davantage, tourné plus rapidement, plus nerveusement avec beaucoup
plus de fougue, d’émotion, de santé, de jeunesse et de chaleur par Abel Gance.
Lorsqu’un film « marche », le producteur hausse le col, lorsqu’il se
« ramasse », le producteur accable le metteur en scène et crie au voleur. Et
1. Note de F. T. : « En Amérique, Aldrich, Preminger, Hawks, Chaplin et Hitchcock sont leur propre
producteur. Ils sont d’aussi bons financiers qu’ils sont de bons artistes. En France, Clouzot est son
propre producteur. Certains réalisateurs français parmi les meilleurs envisagent de fonder une
maison de production. »
2. Respectivement signés : Raoul André (1956) et Jean Tourane (1956).
3. Le court métrage d’Albert Lamorisse fut présenté avec Une fée… pas comme les autres.
4. De Maurice Regamey (1956).
5. De Ralph Habib (1956).
6. De Gilles Grangier (1956).
Le cinéma est-il un art ou une industrie ? 313
1. Cino Del Duca (1899‑1967), que Truffaut mentionnera p. 322, était coproducteur de ce film
d’Autant-Lara, avec la Société Nouvelle des Établissements Gaumont, Del Duca Films et Alain
Poiré comme producteur délégué.
2. Albert Caraco (1908‑1997), producteur de cinéma français. Administrateur de la société Gamma
Films, il fut à ce titre coproducteur et producteur délégué de Lola Montès.
314 Chroniques d’Arts-Spectacles
que l’essentiel, ce à quoi ressemblera le film une fois achevé, se passe à gauche.
C’est ainsi que Fritz Lang, qu’Hollywood n’a jamais domestiqué, a pour habi-
tude d’insérer dans la colonne de gauche des injures à l’adresse du producteur ;
si celui-ci lui rend le script avec un sourire réjoui, c’est qu’il y a un mauvais
producteur de plus, et Fritz Lang dès lors en profite pour faire ce qu’il veut.
Le savetier et le financier
Cet instinct, cette intuition, ce flair qui font défaut à certains producteurs
sont remplacés par une méfiance irraisonnée, aveugle et dangereuse comme
le racisme ; ainsi donc, on ne lit pas les découpages ou distraitement, mais
l’on se méfie ; le mauvais producteur est celui qui ne sait qu’une chose ; dans
la corporation s’insinuent des individus louches qui prétendent, en douce,
faire de l’art. Comme il convient de se protéger d’eux – mais comment ? –,
lorsqu’un scénariste chevelu aura terminé son travail sur un premier scénario,
celui-ci sera confié à un second scénariste, chauve, puis à un troisième coiffé
en brosse et enfin à un barbu. Du choc de personnalités aussi contradictoires,
il résultera un film conforme aux obscurs désirs de la masse ; mis dans l’im-
possibilité de chanter, le savetier « la bouclera » et le financier pourra dormir
tranquille sur ses deux oreilles d’âne, d’un sommeil qui lui aura coûté cher.
Dans le cas d’Un condamné à mort s’est échappé, la réussite revient évi-
demment au seul Robert Bresson. Un autre film qui « marche » bien est
Honoré de Marseille, première réalisation de Maurice Regamey, interprété
par Fernandel. Mais si Maurice Regamey avait dû tourner le film de Bresson
– même scénario, mêmes acteurs, même budget –, le film serait insortable et
Regamey ne referait plus un film de sa vie.
La solution est peut-être là : obliger tout cinéaste réalisant son premier
film à tourner une entreprise proche d’Un condamné à mort s’est échappé ;
acteurs inconnus, pas d’érotisme, pas de violence, budget moyen. Tous ceux
qui sortiraient victorieux de cette épreuve prouveraient du même coup qu’ils
sont aptes à tourner des productions plus importantes.
En définitive, il n’y a pas de crise et pas de problèmes. Les cinéastes sont
des artistes et comme tels des individualistes. Chaque cas est donc un cas
particulier et l’un dans l’autre le cinéma français se porte bien.
Y aurait-il un problème que je ne serais pas qualifié pour proposer des
solutions. J’ai tenté seulement de renouveler un peu ce vieux thème : l’art
contre l’argent. Tout film est fait par un savetier et un financier. Au premier
de savoir chanter, au second de savoir faire chanter le premier !
françois truffaut
Nick Ray dans Derrière le miroir… 315
Dieu a eu tort !
Si Nicholas Ray a bénéficié, pour tourner Derrière le miroir, d’une si grande
liberté, c’est qu’il avait pour producteur la vedette du film, James Mason.
Celui-ci avait acheté les droits de la relation, parue dans le New Yorker, d’un
fait divers authentique : un instituteur atteint d’une inflammation des artères
fut soigné à la cortisone, nouveau médicament encore au stade d’expérimen-
tation mais déjà baptisé drogue miracle. Bien qu’il respectât scrupuleusement
les doses prescrites, il s’achemina peu à peu vers la folie des grandeurs ; il
devint hargneux, excité, paranoïaque, exalté ; il entreprit fébrilement des tra-
vaux utopiques en vue de réformer l’enseignement ; véritable tyran domes-
tique, il terrorisait son entourage jusqu’à ce qu’on le ramenât en clinique où
il subit un nouveau traitement.
Dans leur premier scénario, Cyril Hume et Richard Maibaum faisaient
du héros un petit cousin de Jekyll et Hyde, le jour parfaitement équilibré, la
1. L’article est paru sous ce titre intégral : « Pour la première fois avec lucidité et franchise, Nick
Ray dans Derrière le miroir montre l’intellectuel, dans son intimité, fort de la supériorité de son
vocabulaire ».
2. The True Story of Jesse James (Jesse James, le brigand bien-aimé). À l’heure où Truffaut écrit,
ni le titre américain définitif ni le titre d’exploitation français ne sont encore fixés.
316 Chroniques d’Arts-Spectacles
nuit brute épaisse qui casse tout. Nicholas Ray préféra revenir à la véritable
histoire en la prolongeant dramatiquement le plus loin possible.
Instituteur mal rétribué, Ed Avery, à l’insu de sa femme et de son fils,
travaille plusieurs soirs par semaine comme standardiste à une station de
taxis. Surmené, il tombe malade : inflammation des artères, cortisone. Sous la
pression des associations médicales, extrêmement puissantes aux États-Unis
et très hostiles au film, Nick Ray dut concéder un détail du scénario ; dans le
film, en effet, Ed Avery dépasse la dose prescrite pour retrouver plus souvent
l’état euphorique que lui procure la cortisone, dont il use bientôt comme
d’une drogue.
Son comportement n’est plus le même ; il prend de l’assurance, affiche
un contentement de soi qu’on ne lui connaissait pas ; un jour, chez un grand
couturier, il oblige sa femme à accepter deux robes qu’il n’a cependant pas
les moyens de lui offrir ; puis il critique tout le monde, devient méprisant et
exagérément irritable.
Bientôt, comme dans le fait divers, il prétend s’être découvert une
mission : il doit réformer l’enseignement ; il va écrire une série d’articles
retentissants, etc. Il expérimente sur son jeune fils ses nouveaux principes
d’éducation ; il fera de lui un génie ; commence alors, pour la mère et le fils,
un calvaire quotidien. Les scènes familiales redoublent de violence ; Ed Avery,
un jour, surprend son fils en train de confisquer les cachets de cortisone. Peu
après, ayant entendu à l’église un sermon sur Abraham, il se prend pour un
grand théologien et décide de renouveler sur son fils le geste du Père de la
foi. Son épouse tente de le détourner de cette idée : « Dieu n’a pas voulu
qu’Abraham sacrifie son fils », et Avery répond sublimement : « Dieu a eu
tort ! » Mais au moment où il s’élance, une paire de ciseaux à la main, pour
sacrifier son fils, il est saisi par un vertige. Dieu intervient et Avery entrevoit
une boule de feu tournoyant, celle dont parle la Genèse : « Quand le soleil
fut couché et que les ténèbres s’étendirent, voici qu’un feu passa entre les
animaux partagés. » Finalement, Ed Avery, revenu à lui, est terrassé par un
de ses voisins et plus tard sa femme et son fils viennent lui rendre visite à la
clinique d’où il ressortira guéri.
Tel est le scénario que plusieurs de mes confrères ont jugé rocambolesque
après la présentation de Derrière le miroir à Venise. Leur argument est qu’on
ne peut construire une tragédie sur un fait aussi anodin que celui-ci : un
homme dépasse la dose prescrite de cortisone. En fait, Nicholas Ray n’a
pas voulu faire une tragédie ni même raconter une histoire vraisemblable et
psychologique : il a conçu son film comme une fable, il a filmé une idée, un
raisonnement, une supposition. Au lieu de cortisone, il pourrait s’agir d’alcool
par exemple, l’essentiel n’étant pas le prétexte choisi, mais le prolongement
de ce prétexte.
Nick Ray a voulu montrer que le public a tort de croire aux miracles de
Nick Ray dans Derrière le miroir… 317
1. Note de F. T. : « They Live by Night (Les Amants de la nuit), Knock on Any Door (Les Ruelles du
malheur), In a Lonely Place (Le Violent), On Dangerous Ground (La Maison dans l’ombre), The Lusty
Men (Les IndomptabIes), Johnny Guitare, Run for Cover (À l’ombre des potences), Rebel without
a Cause (La Fureur de vivre), etc. »
318 Chroniques d’Arts-Spectacles
d’inventer des péripéties, les auteurs ont préféré décrire l’évolution du mal
d’Avery en nous montrant ses réactions devant les faits de la vie quotidienne :
par exemple, un matin, Avery prend à partie le livreur de lait et l’accuse de
faire vibrer sciemment les bouteilles dans le panier de métal, pour l’embêter,
pour l’empêcher de travailler, par jalousie sans doute.
La progression est très bien marquée par des notations de plus en plus
graves et c’est une idée admirable que d’avoir recouru au sacrifice d’Abra-
ham pour mener le personnage au bout de lui-même ; là encore la logique
commande tout ; Avery croit qu’il a une mission et qu’il est seul à voir clair
dans le monde, qu’il est élu. Trop lucide pour se croire un Dieu, Avery se
choisit Abraham parce qu’Abraham était « l’ami de Dieu », celui à qui Dieu
a parlé avec une fréquence et une majestueuse familiarité dont il n’a usé avec
personne d’autre.
Lorsque Avery éprouve le besoin de quitter sa femme pour vivre à l’hôtel
afin de mieux travailler à sauver le monde, peut-être pense-t‑il à ces phrases
de la Genèse : « Quitte ton pays, ta parenté et va dans le pays que je t’indi-
querai. Je ferai de toi un grand peuple, je te bénirai, je magnifierai ton nom qui
servira de bénédiction. » La paire de ciseaux dont, à la fin du film, il s’empare
pour immoler son fils serait alors le symbole de la circoncision : « … Et voici
mon alliance : que tout garçon de ta race soit circoncis… Ce sera le signe de
l’alliance entre moi et vous… »
Mais j’extrapole peut-être et l’on n’en finirait pas avec un film aussi riche…
Le personnage d’Avery est très voisin de Francisco d’El, de Luis Buñuel,
et les deux films ne sont pas sans rapport. La scène qui nous montre Avery se
regardant avec satisfaction dans la glace de la salle de bains, serviette autour
du cou, sourire et cigarette désinvoltes, tandis que sa femme monte bouilloire
par bouilloire l’eau chaude pour le bain pourrait être dans le film de Buñuel ;
par contre, Cordova se faisant photographier à son tour, dans El, cela s’insé-
rerait très bien dans ce film-ci.
même de rééditer sur lui le geste d’Abraham, mais Dieu cette fois encore
intervient et tout rentre dans l’ordre.
Ce scénario n’est qu’un prétexte à brosser devant nous le portrait d’un
mégalomane, d’un homme ordinaire dont le cerveau, sous l’effet d’un exci-
tant, chemine inexorablement vers le carrefour où se rejoignent la lucidité
et la folie. Qu’il s’agisse d’une aventure exceptionnelle ne change rien à la
force de la démonstration et l’on imaginerait tout aussi bien un lycéen qui,
à l’approche du bachot, aurait abusé du Maxiton et dont la première crise se
déclencherait aux dépens de l’examinateur. (Cela est si vrai que le Maxiton,
depuis deux ans, n’est plus délivré que sur ordonnance.)
Il n’y a rien de psychanalytique et tout le monde devrait être touché par ce
film puisque tout le monde a été, une fois au moins dans sa vie, suffisamment
éméché pour exprimer tout haut des pensées qu’ordinairement on garde par-
devers soi. Tout le monde, un soir de réveillon, a mis les pieds dans le plat,
trahi ses rêves, ses ambitions, ses humiliations, ses espoirs. Tout le monde,
un jour ou l’autre, a connu cet état de surexcitation, quelques heures pen-
dant lesquelles on se sent plus intelligent, plus fort, entreprenant, audacieux,
capable de grandes choses, bigger than life 1.
Ce que l’on demande à trouver dans un film : des personnages solidement
fabriqués, un style, un minimum de fantaisie et une certaine vérité des gestes
et des sentiments est là. Peut-être le personnage de l’épouse est-il un peu flou,
un peu contradictoire, mais celui de l’instituteur est d’une fermeté de trait
exemplaire ; il suffit de lire une biographie d’Hitler, de Balzac, de Napoléon
ou de Dostoïevski, pour retrouver toutes les particularités du personnage
interprété par James Mason.
Le jeu de Mason est d’une netteté et d’une précision extraordinaires ; sous
la direction magistrale de Nicholas Ray, cet acteur bénéficie de trois ou quatre
des plus beaux gros plans de visage que j’ai eu l’occasion d’admirer depuis
que le CinémaScope existe. La mise en scène nerveuse, incisive imprime
au film une très grande rapidité ; l’écran est balayé par de courtes scènes
dont aucune n’est extérieure au personnage d’Ed Avery. Derrière le miroir
est le contraire d’un film décoratif, mais cependant les moindres détails, qu’il
s’agisse du décor, des vêtements, des accessoires et des attitudes, sont d’une
beauté stupéfiante ; les couleurs et la photo de Joe MacDonald sont parfaites.
Si Derrière le miroir déroute, c’est que les films ressemblent trop les uns
aux autres pour que l’un d’eux, trop neuf, s’impose d’emblée ; mais le devoir
d’un critique n’est-il pas de servir d’intermédiaire entre les auteurs d’un tel
film et le public auquel il est destiné ?
françois truffaut
La presse du cœur presse les cœurs comme des éponges. Atout cœur,
Rêves, Confidences, Nous Deux, Intimité, pour trente francs, six heures de
lecture arrosée de vos larmes, mesdemoiselles. L’orpheline recueillie par
son parrain, modeste pêcheur sur un rocher breton, contre lequel viennent
se briser les lames de la Manche en furie, a été remarquée par Norbert de
La Globule, le fils du château, qu’on appelle Monsieur Norbert dans le pays.
Douce idylle. Cela c’est le film que financerait M. Del Duca1 s’il était aussi
avisé producteur qu’il est éditeur avisé. Il y a dans cette fameuse presse du
cœur un certain style, un certain ton que je regrette de ne pas retrouver plus
souvent au cinéma dans les œuvres mineures. Un bon mélo, bien filmé par
un cinéaste n’ayant pas peur des paroxysmes, serait plus proche de Balzac
que le Crime et Châtiment de Charles Spaak et Georges Lampin ne l’est de
Dostoïevski.
Tout cela m’amène à Écrit sur du vent, qui représente ce que l’on a fait
de mieux dans cette direction car, plastiquement autant qu’intellectuel-
lement, nous tenons là l’équivalent exact d’un très bon roman-photo en
couleurs.
Robert Stack, fils alcoolique d’un richissime magnat des pétroles, et son
ami d’enfance Rock Hudson, homme de confiance de son père, font la
connaissance de Lauren Bacall, secrétaire prestigieuse. Stack épouse Lauren
Bacall, qui le guérit de ses complexes d’infériorité et l’empêche de boire.
La sœur de Stack, Dorothy Malone, est une nymphomane, amoureuse sans
espoir du probe, du droit, du parfait Rock Hudson, amoureux lui-même, on
le savait, de Lauren Bacall, épouse de son meilleur ami.
Robert Stack, dont l’organisme est intoxiqué par l’alcool, apprend par
son toubib qu’il est partiellement impuissant ou plus exactement stérile par
intermittence. C’est pourquoi, le soir où Lauren Bacall lui annoncera qu’elle
attend un heureux événement, il se croira bafoué par son meilleur ami, encou-
ragé dans ses soupçons par sa perfide sœurette, de plus en plus échauffée à
mesure qu’avance le film. Bagarres, coups de revolver, courses haletantes dans
la nuit, bouteilles bues et puis cassées, en définitive Stack se tue lui-même
par accident – le vieux truc de la confusion à la faveur du désarmement. La
belle Dorothy rachètera ses dix ans de débauche en expliquant la vérité au
1. Cino Del Duca et son frère Simone étaient aussi éditeurs de presse. Ils importèrent d’Italie le
modèle du roman dessiné, puis le roman-photo à base d’histoires vécues (Intimité, Nous Deux, etc.),
qui connut un très grand succès dans la France de l’après-guerre.
Écrit sur du vent de Douglas Sirk 323
tribunal, de façon que Rock Hudson et Lauren Bacall, jolie veuve en vérité,
puissent filer le parfait amour.
Douglas Sirk, qui est un homme tout ce qu’il y a de malin, nous montre,
pour terminer, Dorothy Malone, la nymphomane, sanglée dans un tailleur des
plus stricts, assise à la place de feu son père, caressant de ses doigts menus
un petit puits de pétrole en or, symbole synthétique de ses nouvelles préoc-
cupations.
Douglas Sirk n’est pas le premier venu. Ce Danois, né avec le siècle à
Hambourg, s’adonna à la peinture à Copenhague, puis à la mise en scène
théâtrale à Berlin. Il tourna des films en Allemagne, en Espagne et en Autriche
avant de gagner Hollywood, où il se fit la main avec d’excellents petits films
que les cinéphiles parisiens connaissent bien : L’Aveu, Des filles disparaissent,
L’Homme aux lunettes d’écaille, Jenny, femme marquée, Tempête sur la colline,
Le Sous-Marin mystérieux et Capitaine Mystère. Tous ses films, dont aucun
n’atteint à la virtuosité de celui-ci, ont cependant les mêmes qualités de net-
teté, de fantaisie. Voilà du cinéma qui n’a pas honte d’en être, du cinéma sans
complexes, sans bavures, de la belle ouvrage.
Mais c’est plastiquement qu’Écrit sur du vent mérite qu’on s’y arrête ; les
vieux critiques ont souvent déclaré : il y aura de bons films en couleurs quand
les peintres s’en mêleront. Quelle ânerie ! La qualité de la couleur au cinéma
n’a aucun rapport ni avec le goût des peintres ni même avec le bon goût. On
voit ici Robert Stack dans la pénombre d’une chambre bleue s’élancer dans
un couloir rouge et s’engouffrer dans un taxi jaune qui le dépose devant un
avion acier. Toutes ces teintes sont vives, franches, vernies, laquées à faire
hurler n’importe quel peintre, mais ce sont les couleurs du xxe siècle, celles
de l’Amérique, les couleurs d’une civilisation basée sur le luxe et le confort,
des couleurs industrielles qui nous rappellent que nous vivons à l’âge des
matières plastiques.
Il n’y a plus que Lo Duca1 pour croire qu’on n’a pas fait mieux dans la
couleur que La Porte de l’enfer 2. Nous avons été comblés davantage par la
photo de Picnic (James Wong Howe), de Paris, Palace Hôtel (Philippe Agos-
tini), d’Et Dieu… créa la femme (Armand Thirard), des Deux Rouquines dans
la bagarre (John Alton). Ici, William Mellor 3, sous la direction de Douglas
Sirk, s’est surpassé.
À l’amateur de films qui ne voit chaque année que les quinze ou vingt
chefs-d’œuvre incontestables, je ne recommande pas Écrit sur du vent, dont
la naïveté feinte ou non et la sottise le heurteront. Par contre le cinémane
forcené, celui qui pardonne beaucoup à Hollywood parce que les films y sont
plus vivants, sortira de là ravi, ébloui, satisfait pour une soirée, en attendant
le prochain bon western.
f. t.
Dans l’appréciation que l’on porte sur les films, rien n’est plus subjectif
que les observations concernant le jeu des acteurs. On entend fréquemment,
dans la pénombre d’une salle, une spectatrice s’exclamer : « Comme elle joue
bien ! », à propos d’une actrice qui descend un escalier somptueux après
avoir revêtu une magnifique robe du soir. En fait, le jeu dans ce plan n’est
que très banal et la véritable difficulté pour cette même actrice sera, dans dix
minutes, de rire spontanément un verre de champagne à la main.
Le public, en croyant admirer un acteur, n’admire souvent que le scéna-
rio ou le dialogue quand ce n’est pas un détail vestimentaire ou un accord
musical. On rapporte souvent ce mot d’une spectatrice : « Ils ont eu raison
de choisir Arletty pour Madame Sans-Gêne parce que c’est une actrice qui
a de la répartie ! »
Le critique sait bien, lui, que le dialogue est écrit par un écrivain et non
inventé par l’acteur qui le prononce, mais il n’en est pas pour cela plus com-
pétent que le public à juger le jeu de cet acteur.
Dix critiques peuvent s’accorder à trouver tel film sublime, mais dès que
le moment sera venu de discuter de l’interprétation, plus personne ne sera
d’accord. Les acteurs eux-mêmes, incapables de se bien juger, sont souvent
très injustes avec leurs camarades. Là encore il n’y a pas de règles, pas de lois
et l’on ne peut que tâtonner, tourner autour de la question d’autant qu’il y a
toutes sortes de façons de jouer, une infinité de styles et aucun critère.
Robert Lachenay cite volontiers cette phrase que Jean Genet, écœuré par
ses contacts avec les acteurs pendant la mise en scène de Haute Surveillance,
puis des Bonnes, lui a dite : « Les acteurs ne savent exprimer qu’un seul sen-
timent : la peur, parce qu’ils sont exclusivement lâches. » Et Genet d’illustrer
judicieusement sa thèse en citant ces grands moments de cinéma que sont les
gifles reçues par Pierre Brasseur dans Le Quai des brumes, par Michel Auclair
dans Les Maudits, les tirades de Dalio : « J’veux pas mourir… pitié… » dans
Pépé le Moko, etc.
Il y a dans la remarque de Genet quelque chose de juste et d’injuste. Effec-
tivement, les acteurs sont généralement assez faibles de caractère, ils sont des
enfants et c’est pourquoi leur personnalité est encore indécise. Leur vulné-
Tout le monde peut devenir un grand acteur de cinéma 325
rabilité vient souvent d’une sensibilité excessive grâce à laquelle ils peuvent
être, ou devenir, de bons acteurs.
En principe, un acteur est un monsieur charmant, très à l’aise, courtois,
dont la personnalité est interchangeable et qui sourit toujours. Il sourit parce
qu’il le doit à son public (le vieux truc du clown amer qui rit sous son masque
farineux vaut aussi pour les acteurs). Il suit de là que l’air dur, préoccupé,
grave, soucieux enfin, est incompatible avec le métier de comédien. C’est
justement pourquoi je suis tout particulièrement touché par ceux d’entre les
acteurs qui conservent, même en jouant, ce regard assez dur du Monsieur qui
fait bien son travail mais qui n’est pas là pour rigoler : Raymond Bussières,
Yves Montand, Jean-Marc Thibault, André Valmy, François Périer, Jacques
Duby. Ces acteurs, dont la sévérité fait des anti-acteurs, amènent toujours avec
eux une plus grande vérité grâce à quoi ils ne seront pas mauvais, même dans
un rôle qui ne leur convient pas et où ils sont mal dirigés.
Combien de fois m’est-il arrivé de penser devant un écran : « Vraiment,
X… n’est pas et ne sera jamais un acteur ; il devrait changer de métier… ! »
Cela, je me suis toujours bien gardé de l’écrire, d’abord parce que les acteurs
ne sont pas tous des intellectuels et qu’il faut éviter de heurter leur sensibi-
lité, ensuite parce qu’il importe plutôt de blâmer le metteur en scène qui n’a
pas su les diriger. D’ailleurs, on n’a pas le droit de conseiller à un acteur de
renoncer, parce que n’importe lequel, un jour ou l’autre, trouvera le rôle de
sa vie et le metteur en scène adéquat. Quelques exemples : Jean Danet1 est
un bel homme mais qui semble, en tant qu’acteur, manquer singulièrement
de réceptivité, d’invention, de spontanéité, en un mot de vérité. Depuis que
Bresson lui a donné un petit rôle dans le Journal d’un curé de campagne et
qu’il veut lui faire interpréter son Lancelot 2, j’ai la certitude que Danet sera
excellent au moins deux fois au cours de sa carrière, que je souhaite longue.
Dans le même ordre d’idées, Henri Vidal3 fut parfait dans le Jules César monté
en Arles par Jean Renoir. Imposé par Marcel Carné, Roland Lesaffre, boxeur,
progressa très vite et fut mieux que bon dans Casque d’or. Imposé par Jean
Cocteau, Édouard Dermit 4, sans devenir le nouveau Jean Marais souhaité, fut
hallucinant de justesse dans le rôle de Paul des Enfants terribles.
1. Comédien, metteur en scène et directeur de théâtre, Jean Danet (1924‑2001) a joué dans des
films de Robert Bresson, Sacha Guitry, Jean Delannoy, Claude Autant-Lara, etc.
2. Bresson ne tournera Lancelot du lac qu’en 1974, avec Luc Simon dans le rôle-titre.
3. Comédien français de théâtre et de cinéma (1919‑1959), découvert dans Les Maudits de René
Clément (1947). Il interprétera Jules César dans la pièce éponyme mise en scène par Jean Renoir,
le 10 juillet 1954 dans les arènes d’Arles : « À l’exception d’Henri Vidal (César), qui fut franchement
mauvais, l’interprétation fut dans l’ensemble excellente », note André Bazin dans le « Petit Journal
intime du cinéma » (Cahiers du cinéma n° 38, août-septembre 1954).
4. Édouard Dermit (1925‑1995) devient acteur après sa rencontre avec Jean Cocteau en juillet 1947.
Il joue dans Orphée puis Le Testament d’Orphée, de Cocteau, Les Enfants terribles de Jean-Pierre
Melville, avant de se tourner vers la peinture. Après la mort de Cocteau (1963), il se consacre entiè‑
rement à l’œuvre du poète, dont il était devenu le fils adoptif, puis l’héritier. Il apparaît une dernière
fois à l’écran en 1964 dans Thomas l’imposteur de Georges Franju, adapté du roman de Cocteau.
326 Chroniques d’Arts-Spectacles
Jean Renoir l’a dit souvent : « Le metteur en scène doit révéler les acteurs
à eux-mêmes1. » En effet, il est fort irritant de voir des comédiens tenir les
rôles exactement contraires à leur tempérament. Quand des producteurs
envisagèrent de porter Au bon beurre 2 à l’écran, Jean Dutourd leur suggéra
d’engager Edwige Feuillère pour le rôle de la crémière ; les hommes d’affaires
lui répondirent : « Comment ? La grande dame du cinéma français dans un
rôle d’épicière, vous n’y pensez pas3 ? » Il est bien évident, cependant, que
Dutourd avait raison, comme Ophuls a eu raison d’utiliser Madeleine Renaud
en tenancière de la Maison Tellier 4.
Curd Jürgens est le plus mauvais acteur du monde lorsqu’il joue Super-
man (Le Général du diable, Michel Strogoff, Les héros sont fatigués), mais il
est parfait dans le rôle d’un pauvre garçon velléitaire grisé par la lecture
des comics dont Superman est le héros (Les Rats). Du reste, quand un
acteur devient trop solennel, il suffit de lui donner un rôle comique ou
légèrement ironique pour qu’il redevienne excellent. C’est dans ce sens
qu’il faudrait désormais utiliser Pierre Fresnay, Gérard Philipe et quelques
autres.
1. « Il faut les révéler à eux-mêmes. Je crois que c’est cela le grand devoir, le grand travail du
metteur en scène vis-à-vis de l’acteur » (Jean Renoir, « Voici comment je fais un film », Arts n° 470,
30 juin-6 juillet 1954).
2. Roman de Jean Dutourd (Gallimard, Paris, 1952).
3. À la suite de l’article, Jean Dutourd écrivit à Truffaut : « Ce que vous dîtes de Mme Feuillère dans
le dernier n° d’Arts m’a beaucoup amusé. Il y a bien quinze ans que je pense que cette personne
a la distinction d’une charcutière et qu’elle joue faux. Je le dis de temps à autre, quand l’occasion
s’en présente dans mes papiers, mais jamais avec la vigueur vengeresse et la cocasserie que vous y
avez mises. Je vous félicite » (Lettre de Jean Dutourd à François Truffaut, 12 mars [1957], collection
La Cinémathèque française/Fonds François Truffaut, TRUFFAUT627-B352.)
4. Dans La Maison Tellier, l’un des trois épisodes, adaptés de nouvelles de Maupassant, qui com‑
posent Le Plaisir de Max Ophuls (1952).
Lola Montès de Max Ophuls 327
un petit rôle de Pardonnez nos offenses, une jeune et jolie actrice extraordinai-
rement inventive. Son jeu est varié, spirituel.
Daniel Ivernel n’est pas un jeune premier ; c’est pourquoi, sans doute,
on ne lui a jamais confié un rôle de vedette ; cependant, à cet unique acteur
français capable de jouer réellement la violence et la colère, tous les rôles
tenus naguère par Harry Baur ou Emil Jannings conviendraient. Ivernel, admi-
rable au TNP dans La Mort de Danton1, n’eut qu’un ou deux bons rôles sur
les écrans : Madame du Barry de Christian-Jaque et Monte-Cristo2 de Robert
Vernay.
Jean-Claude Brialy, amant mondain et veule dans Le Coup du berger de
Jacques Rivette et second rôle comique dans L’Ami de la famille de Jack Pino-
teau (dont un excellent extrait a été projeté à la TV), est un jeune comédien
au jeu franc, rapide et sans ruse, et qui fera certainement parler de lui.
Jean Poiret, enfin, que j’ai admiré déjà trois fois dans Assassins et Voleurs,
est pour moi la révélation du moment. La caméra n’existe pas pour lui, et
le moi décontracté, à la mode depuis que le complexe l’est aussi, pourrait
avoir été inventé pour lui. Sa démarche, ses sourires entendus, son baratin
d’homme à femmes, voluptueux et ricaneur, cette nuance de parodie dans le
regard, cette aisance suprême, cette désinvolture insolente, cette intelligence
de tous les instants, font de lui une sorte de Cary Grant français, capable très
certainement de passer de la comédie au drame au cours d’un même film,
l’acteur le plus juste actuellement. Que les producteurs songent que le jeu de
Poiret n’entre pas pour peu dans le très grand succès d’Assassins et Voleurs
et que Poiret lui-même songe à s’écrire de bons scénarios puisqu’il en est
capable.
françois truffaut
1. Pièce de Georg Büchner, mise en scène de Jean Vilar, créée au Palais de Chaillot le 14 avril 1953.
2. Le Comte de Monte-Cristo (1943).
328 Chroniques d’Arts-Spectacles
1. La Joie de vivre (1952‑1960) : émission télévisée de variété française créée par Henri Spade et
Robert Chazal.
2. 36 Chandelles (1952‑1958) : émission télévisée de variété française animée par Jean Nohain.
3. Le rôle de Franz Liszt est interprété par l’acteur allemand Will Quadflieg (1914‑2003).
Lola Montès de Max Ophuls 329
Un film logique
Voici, découpée en séquences, la version originale de Lola Montès, celle
que l’on peut revoir au Studio 28 :
1) Le dernier plan du film : Lola dans sa cage (avec une phrase de com-
mentaire intérieur rajoutée, du genre : voilà où j’en suis, moi, Lola
Montès…).
2) Son enfance et son mariage (légères coupures).
3) Épisode Franz Liszt (coupures).
4) Lola, en Bavière (coupures).
5) Quelques morceaux de cirque, mis bout à bout, tant bien que mal, et
cette dernière phrase de Lola : « Et voilà ! Mais si une occasion se
présente, je vous jure que je ne la laisserai pas passer. »
Il va sans dire que c’est la version intégrale, celle projetée au Studio 28,
que je vous recommande d’aller voir ou revoir et non la version nouvelle et
mutilée projetée aux Champs-Élysées.
Vieux d’un peu plus d’un an, Lola Montès demeure le meilleur film en
CinémaScope et, en tout cas, un chef-d’œuvre d’intelligence, de goût et de
sensibilité.
f. t.
1. L’article est sous-titré : « Cinq académiciens dans le jury où la littérature dominera ».
Que sera le Festival de Cannes 57 ? 331
La sélection
En ce qui concerne la France, la Commission de sélection devra c hoisir
entre Celui qui doit mourir de Jules Dassin, Les Aventures d’Arsène Lupin de
Jacques Becker, Mort en fraude de Marcel Camus, Œil pour œil d’André
Cayatte, Les Sorcières de Salem de Raymond Rouleau et Le Cas du docteur
Laurent de Jean-Paul Le Chanois.
En Italie, le film désigné sera choisi entre les dernières œuvres de Castel-
lani, Fellini, Lattuada et Antonioni 3.
À l’exception de l’Italie et de la France où fonctionne une Commission de
sélection, les films sont désignés dans chaque pays par le gouvernement et,
dans les pays de l’Est, par la Direction du cinéma.
Le jury
Le jury des films de long métrage sera composé de onze personnalités fran-
çaises ou étrangères désignées par le gouvernement français, sur proposition du
Conseil d’administration. Pour célébrer le dixième anniversaire du festival, on
a eu l’idée de faire appel aux présidents des jurys précédents. C’est ainsi que la
littérature française régnera en maîtresse dans un jury composé probablement de
MM. Jean Cocteau, André Maurois, Jules Romains, Maurice Genevoix, Marcel
Pagnol, Georges Huisman et Maurice Lehmann. On parle, parmi les jurés étran-
gers, du grand metteur en scène de Géant : George Stevens, et de Dolores del Rio.
Le jury pour les courts métrages comprendra : Claude Aveline, Albert
Lamorisse, deux jurés étrangers et un technicien4.
On notera avec satisfaction la disparition dans le règlement du fameux
article 5 qui suscita tant d’incidents diplomatiques puisqu’il permettait le
retrait de films susceptibles de choquer telle autre nation.
Les prix
Le jury chargé des films de long métrage doit attribuer :
La Palme d’or du Festival international du film 1957, décernée au meilleur
film de long métrage.
aux spectateurs ! Pour nous montrer que le fils aura le caractère de sa maman
et qu’au lieu de diriger le ranch il choisira d’être docteur, on nous le montre,
bambin de deux ans, hurler quand son père l’assoit sur un cheval et se diriger
avec empressement vers une panoplie de médecin, caresser rêveusement un
stéthoscope. Se livrer à des facéties de ce genre, c’est vraiment prendre le
public pour ce qu’il est !
Je n’ai guère aimé les précédents films de George Stevens, surtout
Shane 1 ; on retrouve dans Géant la même vulgarité, le même penchant pour
les effets trop faciles ; dans Shane, au cours d’une scène où l’on comprend
qu’Alan Ladd et Jean Arthur s’aiment d’un amour impossible, on aper-
çoit au fond du cadrage deux vaches qui se frottent le museau. À la fin de
Géant, derrière un petit Texien et un petit Mexicain qui grandissent côte
à côte, on peut voir un mouton noir et un mouton blanc qui fraternisent.
C’est à coups de symboles aussi grossiers qu’avance péniblement ce film si
désespérément étiré qu’on aurait le temps, entre chaque réplique, d’avaler
un café noir au bistrot du coin si les ouvreuses du Normandie délivraient
des tickets de sortie.
Stevens est un tricheur, un truqueur, il y a dans Géant une bagarre réglée
exactement comme celle de Shane ; si on la regarde de très près, on s’aper-
çoit qu’un détail du mobilier masque toujours le coup de poing ; on cadre
systématiquement celui qui donne le coup de poing plutôt que celui qui le
reçoit ; on détourne l’attention sur les objets qui voltigent et tous les coups,
invisibles, sont perçus par l’oreille, car c’est une de ces bagarres qui font rire si
l’on arrête le son. Tout le film est mis en scène de cette manière : dérobades,
combines, petites astuces pour filmer le plus facile.
Une tranche de vie entre deux tranches de morale, et quelle morale : Géant
est composé de trois sandwichs.
Pour montrer le vieillissement des personnages, les cheveux bleuissent
d’une scène à l’autre ; après les naissances et les mariages et après les morts :
enterrement au crépuscule en ombres chinoises, cela est le côté son et lumière,
féerie des eaux, continent perdu de l’affaire. Les chansons J’irai revoir ma
blonde, Ce n’est qu’un au revoir, mes frères, quelques hymnes américains et
marches funèbres, tout ce qui plaît en somme.
On ne rate pas une occasion de chanter les louanges de l’Amérique :
« leur » grand pays, les traditions, le progrès, le modernisme donnent lieu à
de grandes phrases creuses entendues cent fois : « Mon grand-père et mon
père ont fait comme cela et notre fils continuera… » Quant aux questions
raciales, elles sont abordées avec l’hypocrisie habituelle. Scarlett O’Hara2
fouettait ses domestiques nègres, c’était il y a vingt ans. Elizabeth Taylor,
1. Sorti en France en octobre 1953 sous le titre : L’Homme des vallées perdues.
2. Personnage principal d’Autant en emporte le vent (Gone with the Wind) de Margaret Mitchell
(1936), interprété par Vivien Leigh dans le film éponyme de Victor Fleming (1939).
Les Aventures d’Arsène Lupin de Jacques Becker 335
Si Les Aventures d’Arsène Lupin avait été réalisé et montré en 1954, il eût
constitué un film français « important », un de ceux qu’il faut louer systéma-
tiquement, fût-ce en feignant d’en ignorer les défauts ; mais nous sommes à un
tournant du cinéma français et Nuit et Brouillard, Lola Montès, Un condamné
1. Yves Vincent (1921‑2016), comédien français spécialisé dans les seconds rôles.
336 Chroniques d’Arts-Spectacles
à mort s’est échappé, La Traversée de Paris, Courte Tête 1 nous ont rendus plus
exigeants sur le choix des sujets et la façon de les traiter.
Arsène Lupin est un film agréable qui vous fera passer une soirée agréable,
mais la question se pose de savoir ce qu’il y a au-delà de cet agrément.
Le point faible du film, c’est évidemment le scénario. On sait que Becker
est un cinéaste intimiste et réaliste, épris de vraisemblance et de vérité quoti-
dienne ; sur d’aussi minces prétextes qu’un billet de loterie ou qu’un gilet de
smoking, il nous a offert Antoine et Antoinette, Édouard et Caroline, Touchez
pas au grisbi, dont le succès bien mérité tournait autour du vieillissement de
Max le Menteur, sa lassitude, sa première paire de lunettes « pour lire », ses
petites habitudes, les bons restaurants, l’embourgeoisement sympathique
d’un truand fatigué et qui songe à prendre sa retraite.
Mais le meilleur film de Jacques Becker, c’est celui dans lequel il a dépassé
ses limites, c’est Casque d’or, malheureusement incompris en France lors de
sa sortie, film rapide, tragique, puissant, d’une force et d’une intelligence de
tous les instants.
Arsène Lupin, ce nom évoque pour tout le monde un personnage presque
intouchable. Becker a certes bien le droit de l’estimer démodé et de le recons-
truire à sa manière, mais l’a-t‑il seulement reconstruit ?
Arsène Lupin, celui de Maurice Leblanc, est un personnage fort et forcené ;
lorsqu’il est amoureux, tout devient possible ; Lupin, incapable de vulgarité
et de mesquinerie, peut se montrer plus orgueilleux, méprisant et fièrement
théâtral que le Maître de Santiago2 lui-même. On l’aime et on l’admire, on
le craint et on le respecte.
Arsène le Menteur
À l’Arsène Lupin de notre enfance, Jacques Becker en a substitué un autre
qui n’est qu’une transposition de Max le Menteur, mais le procédé de style
qui haussait Touchez pas au grisbi rabaisse le fils de Maurice Leblanc à tel
point que le personnage fort dont nous parlions est devenu un personnage
faible, imprécis, flou, j’oserai écrire inexistant.
Arsène Lupin rentre chez lui, place un disque sur son phonographe, se
déshabille, se regarde dans la glace, chantonne peut-être, traite avec fami-
liarité et gentillesse sa domesticité, tout cela était déjà dans Touchez pas au
grisbi et ici nous ennuie. Je vois bien que Becker, qui avait mis beaucoup de
lui-même dans le personnage de Max le Menteur, s’est de nouveau identi-
fié à son personnage, mais cette fois je me sens frustré. À force de ne plus
1. De Norbert Carbonnaux (1956). Truffaut lui a consacré une critique dans Arts n° 609,
6‑12 mars 1957.
2. Don Alvaro Dabo, grand maître de l’ordre de Santiago, dans la pièce d’Henry de Montherlant
(1947), créée au théâtre Hébertot (Paris), le 26 janvier 1948.
Les Aventures d’Arsène Lupin de Jacques Becker 337
Trop anodin
Ce scénario, si terriblement anodin, ne comporte pas plus de six ou huit
bonnes idées si maladroitement introduites et développées que, pour nous
1. Le charpentier Georges Manda, interprété par Serge Reggiani, et le couturier Philippe Clarence,
interprété par Raymond Rouleau.
338 Chroniques d’Arts-Spectacles
les imposer, Jacques Becker et Albert Simonin ont été contraints d’in-
venter quarante notations annexes qui embrouillent tout et alourdissent
un film déjà handicapé par le manque de désinvolture et de légèreté du
propos.
Les Aventures d’Arsène Lupin est fait de quatre ou cinq cents plans plus
soignés les uns que les autres, jolis et bien composés, mais il en résulte quand
même un film qui n’a pas de ligne, pas de rythme, pas de souffle, et l’on passe
son temps à regarder les bibelots, les fauteuils, la baignoire, le gramophone,
les vêtements. L’ensemble est mou, sans vigueur et sans force ; ce qui est
important est trop léger, ce qui devrait être léger est trop lourd. Citons Coc-
teau : « Tout ce qui n’est pas cru reste décoratif 1. » Arsène Lupin est un film
décoratif.
Arsène Lupin est une bouteille d’eau minérale : cela rafraîchit et cela pétille,
mais on peut préférer le champagne.
Il est temps d’en venir à l’aspect positif de l’entreprise. Liselotte Pul-
ver est charmante, Otto Hasse est très bien. Ce qui sauve le film et justifie
absolument le déplacement, c’est Robert Lamoureux qui est magnifique,
pour la première fois en couleurs. Regardez bien son visage nerveux, son
regard lucide et profond ; Robert Lamoureux aurait parfaitement interprété
le véritable Arsène Lupin, celui des colères et des désespoirs, un Arsène Lupin
bondissant, alerte et dynamique, féroce et sentimental jusqu’aux larmes,
vengeur et cruel, le Lupin prestigieux qui reste à faire. Lamoureux n’est
pas seulement un amuseur et je suis certain qu’il est un acteur dramatique
capable de fasciner et d’émouvoir, un comédien pathétique, capable de vio-
lence et de lyrisme ; il serait merveilleux dans la bande à Bonnot ou dans la
vie tragique d’un anarchiste. Il aurait pu jouer dans Casque d’or ; il mérite
de très bons rôles.
C’est d’ailleurs le mérite essentiel de Jacques Becker que d’avoir choisi
Robert Lamoureux, de l’avoir si bien dirigé et « mis en valeur ».
françois truffaut
1. Le film sera finalement réalisé par Jacques Becker sous le titre : Montparnasse 19 ou Les Amants
de Montparnasse.
2. Sorti en France en 1934 sous le titre : La Dame de tout le monde.
340 Chroniques d’Arts-Spectacles
1. Tourné en 1948 et sorti en France en 2010 sous le titre : Pris au piège.
2. Max Ophuls avait le projet d’adapter l’opérette de Florimond Hervé, Mam’zelle Nitouche, après
avoir achevé la réalisation de Madame de… (1953). Mais les audaces formelles et narratives qu’il
envisageait – passage du noir et blanc à la couleur, démultiplication d’un même personnage, etc. –
rebutèrent Robert Hakim, son producteur, qui préféra confier le projet à Yves Allégret.
Avec Max Ophuls, nous perdons un de nos meilleurs cinéastes 341
1. Citation de Victor Hugo : « Quels tristes lendemains laisse le bal folâtre ! » (Les Orientales, 1829)
342 Chroniques d’Arts-Spectacles
Si, après Lola Montès, il reçut tant de lettres de jeunes cinéphiles, si les
ciné-clubs le découvrirent à ce moment, c’est que pour la première fois,
à ses thèmes habituels, la femme usée prématurément, fièvreuse, incom-
prise, il avait superposé des préoccupations tout à fait actuelles : la cruauté
des formes modernes du spectacle, l’exploitation abusive des biographies
romancées, les jeux indiscrets, jeu des questions, parade des amants, journa-
lisme à scandale, surmenages, dépressions nerveuses. Il me confia qu’il avait
écrit le scénario de Lola Montès en y intégrant presque systématiquement
tout ce qui l’avait inquiété, troublé dans les journaux pendant trois mois :
divorces hollywoodiens, tentative de suicide de Judy Garland, l’aventure de
Rita Hayworth, les cirques américains à trois pistes, l’avènement du Ciné-
maScope et du Cinérama, la surenchère sur la publicité, les hyperboles de
la vie moderne.
Inquiété par Lola Montès, le producteur 1 de Modigliani imposa à Max Ophuls
la collaboration d’un scénariste blasé jadis prestigieux, au métier consommé,
Henri Jeanson ; c’est lui qui devait freiner l’enthousiasme d’Ophuls, le diri-
ger. Ce qu’il y a d’extraordinaire et d’émouvant dans l’aventure, c’est que,
au contact du bouillonnement ophulsien, Henri Jeanson retrouva sa verve
ancienne : le très beau script de Modigliani est le résultat d’une collaboration
inattendue mais effective, la multiplication de deux enthousiasmes moins
contradictoires qu’on ne l’eût cru d’emblée2.
Max Ophuls escomptait que le succès de Modigliani lui rendrait une cote
commerciale grâce à laquelle il pourrait fonder – associé avec Danielle Dar-
rieux – une maison de production indépendante. « Leur » premier film eût
été Histoire d’aimer d’après le très bon roman de Louise de Vilmorin3.
Max Ophuls était pour quelques-uns d’entre nous le meilleur cinéaste fran-
çais avec Jean Renoir, la perte est immense d’un artiste balzacien qui s’était
fait l’avocat de ses héroïnes, le complice des femmes, notre cinéaste de chevet.
françois truffaut
Je serai bref mais élogieux. La Blonde et Moi 1 est davantage qu’un bon film,
davantage aussi qu’un film drôle, davantage qu’une excellente parodie, une
sorte de chef-d’œuvre du genre.
Après Chéri, ne fais pas le zouave et Artistes et Modèles, j’écrivais ici même
et je n’ai pas à vous prier de m’excuser de me citer puisque c’est pour me
contredire : « Faute de nous décevoir ou de nous passionner, Frank Tashlin
nous intrigue2. » Cette fois, il n’y a plus aucun doute, Tashlin nous passionne.
De quoi est-il question ? D’une variante, ou si l’on veut de variations sur
le thème de Pygmalion. Le sculpteur ici s’éprend d’un modèle qu’il renonce
à statufier. Il s’agit pour le joyeux luron de Sept Ans de réflexion 3, imprésa-
rio sombrant dans l’alcoolisme par amour déçu, de faire une vedette4 d’une
poupée oxygénée, protégée par un ancien gangster. La poupée en question,
aux antipodes de Baby Doll, ne rêve, contrairement aux apparences, qu’à
confectionner des petits plats pour un bon mari qui lui fera une flopée de
gosses ; elle ne sait pas ou ne veut pas chanter, à tel point que lorsqu’elle
pousse la gamme à ré, les ampoules électriques éclatent. Tout se termine le
mieux du monde, Dieu soit loué, car l’efficacité de Tashlin est telle qu’une fin
malheureuse dans un de ses films causerait probablement plus d’un suicide.
L’histoire, truffée de 347 gags – Tashlin les a dénombrés lui-même –, est
jalonnée de sept ou huit numéros musicaux stupéfiants de mise en place et
qui anoblissent le rock’n’roll tout en le ridiculisant.
J’en viens au point crucial : la parodie au cinéma est un genre mineur
puisqu’elle ne peut nous procurer qu’un petit plaisir vengeur, comme un bon
numéro de cabaret ; une parodie emporte notre adhésion de l’instant par sur-
prise, par complicité, mais elle est toujours décevante à revoir puisque fondée
sur la caricature, donc sur une surenchère de la laideur. Si Frank Tashlin est
un grand cinéaste, c’est qu’il a résolu le problème de la comédie satirique et
même critique ; plutôt que de se moquer en démystifiant par l’enlaidisse-
ment, il surenchérit sur les outrances de la chose parodiée. Par exemple le
rock’n’roll, dans ce film. Les numéros qu’il a choisis sont le comble de la sot-
tise, de l’hystérie braillante et de la perversion du goût ; en les stylisant par des
couleurs plus vives, en raffermissant le rythme, en les syncopant, en les mar-
telant littéralement, il les amène jusqu’à un degré où ils retrouvent une force
et même une pureté dont ils étaient totalement dépourvus. Dans La Blonde
et Moi, le rock’n’roll devient quelque chose d’extrêmement raffiné et, dans
son genre, sublime.
C’est en somme la leçon du Hawks de Les hommes préfèrent les blondes
administrée plus radicalement ici ; le mot « leçon » n’est pas là par hasard ;
il ne s’agit plus de moquer, mais de dépasser en utilisant les mêmes armes.
Vous voulez du rock, eh bien en voilà !
Le travail sur le scénario et sur les personnages est identique ; Tashlin
renforce la plastique de Jayne Mansfield avec de faux seins et le reste, mais au
lieu de la ridiculiser, il en fait un personnage prodigieusement sympathique
et émouvant, comme la Marilyn de Bus Stop. C’est ici que Billy Wilder, avec
ses Sept Ans de réflexion, fait figure de vieux chansonnier grivois, dépassé par
les événements.
La Blonde et Moi est d’une drôlerie de tous les instants, mais aussi d’une
beauté de toutes les images ; le pique-nique sur la plage où Jayne Mansfield
parle de son père bagnard et de son adolescence crasseuse, en maillot de bain
devant la mer est, à cet égard, exemplaire.
Ayant eu la chance de voir trois fois La Blonde et Moi avant de rédiger
ces notes, j’ai pu constater que ce film, comme les plus grands, a le mérite
de paraître plus beau et plus réussi à chaque nouvelle vision ; à le revoir, on
rit moins, évidemment, mais on aime davantage et l’on peut même ressentir
une certaine émotion.
Voilà en tout cas le meilleur film américain du moment.
f. t.
Il y a deux ans et demi de cela, mon ami Claude Chabrol et moi avons fait
la connaissance d’Alfred Hitchcock en tombant tous deux dans le bassin gelé
du studio de Saint-Maurice2, sous le regard narquois puis compatissant du
« maître de l’angoisse ». Quelques heures plus tard, détrempés, nous l’allions
retrouver avec un nouveau magnétophone, l’autre littéralement noyé étant
à jamais inutilisable.
1. L’article est paru sous ce titre intégral : « Avec Le Faux Coupable, Hitchcock nous offre le plus
grand film de sa carrière ».
2. Les studios de Saint-Maurice (Val-de-Marne), qui ont accueilli de nombreux tournages entre 1930
et 1971 (Les Visiteurs du soir, La Belle et la Bête, La Traversée de Paris, La Folie des grandeurs…),
ont disparu en 1971, à la suite d’un incendie. C’est dans ces studios qu’à l’hiver 1954, Truffaut et
Chabrol rencontrèrent pour la première fois Alfred Hitchcock – en pleine postsynchronisation de
La Main au collet – pour un entretien à paraître dans les Cahiers du cinéma.
Le Faux Coupable d’Alfred Hitchcock 345
1. François Truffaut, Claude Chabrol, « Entretien avec Alfred Hitchcock », Cahiers du cinéma n° 44,
février 1955.
2. Ibid.
346 Chroniques d’Arts-Spectacles
à l’état brut et, comme dirait Bresson, « sans ornements1 ». Hitchcock n’est
pas fou et si The Wrong Man est son premier film en noir et blanc depuis I
Confess, tourné économiquement devant des découvertes2 photographiques et
dans les rues, dans le métro, dans les lieux mêmes de l’action enfin, c’est qu’il
sentait bien qu’il faisait un film difficile et relativement moins commercial
que les films précédents. Son film terminé, Hitchcock fut sans doute inquiet
puisqu’il renonça à son habituelle apparition en cours de film pour nous
montrer sa silhouette avant le générique et nous avertir qu’il nous offre cette
fois un film assez différent et dont les faits sont authentiques.
1. L’expression est extraite de la note manuscrite de Robert Bresson figurant à l’ouverture de son
film, Un condamné à mort s’est échappé : « Cette histoire est véritable. Je la donne comme elle
est, sans ornements. »
2. Au cinéma, la « découverte » appartient à la famille des effets spéciaux. Il s’agit d’une toile peinte
ou d’une photographie qui, placée derrière une ouverture de décor de studio – une fenêtre par
exemple –, permet de simuler un arrière-plan (façade d’immeubles, forêt, etc.).
Le Faux Coupable d’Alfred Hitchcock 347
La providence
Hitchcock, le metteur en scène le plus soucieux de renouvellement, a donc
cette fois voulu faire éprouver au public un choc émotionnel d’une nature
différente et plus noble évidemment que le fameux frisson habituel. Ultime
point commun : Hitchcock et Bresson ont basé leur film sur une de ces coïn-
cidences qui font hurler les scénaristes consciencieux : le lieutenant Fontaine
s’évade miraculeusement, l’intervention stupide d’un juré impitoyable sauve
Fonda ; à ce miracle authentique, Hitchcock en a ajouté un autre de son cru
et qui choquera certainement mes confrères : Fonda (dans le film il s’appelle
Balestrero) est perdu ; il attend son second procès, mais il n’a pu trouver
aucune preuve de son innocence ; sa femme est à l’asile et sa mère lui dit :
« Tu devrais prier. »
Fonda, devant une image pieuse, devant Jésus-Christ, va prier : « Mon
Dieu, seul un miracle peut me sauver. » Gros plan du Christ, gros plan de
Fonda et, en fondu enchaîné, un plan de rue montrant un homme qui res-
semble vaguement à Fonda et qui avance jusqu’à ce que la caméra le cadre en
gros plan, son visage ne faisant plus qu’un avec celui de Fonda. Ce plan est
certainement le plus beau de toute l’œuvre d’Hitchcock et la résume ; c’est
le transfert de culpabilité, le thème du double, déchiffrable en clair depuis
ses premières œuvres anglaises jusqu’aux toutes dernières, amélioré, enrichi,
approfondi de film en film. C’est avec cette affirmation de la croyance en la
Providence – dans l’œuvre d’Hitchcock aussi le vent souffle où il veut – que
cessent les similitudes.
Bresson, c’était un dialogue entre l’âme et les objets, les rapports de
l’une aux autres. Hitchcock est plus humain, obsédé depuis toujours par
l’innocence et la culpabilité, réellement angoissé par l’erreur judiciaire. En
exergue au Faux Coupable, il aurait dû placer cette « pensée » de Pascal :
« La justice et la vérité sont deux pointes si subtiles que nos instruments
sont trop émoussés pour y toucher exactement ; s’ils y arrivent, ils en
écachent la pointe et appuient tout autour, plus sur le faux que sur le
vrai. »
348 Chroniques d’Arts-Spectacles
Hitchcock nous offre un film sur la fonction d’accusé, sur le rôle d’accusé,
sur l’homme accusé et sur la fragilité des témoignages humains et de la jus-
tice ; ce film n’a de documentaire que l’apparence et dans son pessimisme,
son scepticisme, je le crois plus proche de Nuit et Brouillard que des films
d’André Cayatte. De toute manière, c’est probablement son meilleur film,
celui qui va le plus loin dans une direction qu’Hitchcock a choisi de suivre
il y a bien longtemps.
françois truffaut
malsain d’un homme à qui le mariage fera certainement le plus grand bien,
même si la mariée est trop belle.
Vague parabole, gonflée à l’extrême et surchargée jusqu’au bluff d’inten-
tions imprécises, Les Sorcières de Salem ne prouvent rien tout en donnant
l’impression de vouloir à tout prix prouver quelque chose. Financé en partie
avec des capitaux de l’Allemagne de l’Est, tout comme Till l’Espiègle, ce film
semble souffrir de certains impératifs plus ou moins politiques ; ceci explique
peut-être que le personnage du curé sympathique, joué à la scène par Pierre
Mondy, ait disparu, ceci explique aussi que Jean-Paul Sartre se soit substitué
à Marcel Aymé 1.
L’ensemble est d’une lenteur qui, pour être concertée, n’en est pas
moins pénible ; ce qu’il y a de pire, ce qui gâche une grande partie des
films français récents (je veux parler de Till l’Espiègle aussi bien que des
Aventures d’Arsène Lupin ou de Celui qui doit mourir), c’est une effroyable
solennité, une absence totale de fantaisie et de spontanéité. Le travail de
Raymond Rouleau est certes considérable, la technique est très solide, le
jeu est homogène, mais l’ensemble reste glacial et sans verve ; rien n’arrive
jamais qui surprenne ou ravisse et l’on se trouve au mot fin dans le triste
état de penser beaucoup de mal d’un film qui – scénario mis à part – n’a
aucun défaut important.
Simone Signoret est une des rares actrices françaises dont la voix soit
aussi ferme et aussi juste ; elle est très bien. Mylène Demongeot est une
très belle jeune fille dans la direction de qui Raymond Rouleau a mis le
meilleur de son travail ; elle est excellente et très bien photographiée par
Claude Renoir. La meilleure scène du film, quoique bien intentionnelle,
est celle où Mylène Demongeot caresse la poitrine d’Yves Montand dans
sa prison.
Raymond Rouleau n’est pas un faiseur de films, mais un artiste ; tou-
tefois je doute que son apport au cinéma puisse compter réellement, car
il n’a pas grand-chose de neuf à nous raconter et sa façon de raconter
rejoint le style de René Clément, solide, nerveux, mais sans grâce et sans
invention.
Hanns Eisler a repris trop souvent sa magnifique partition de Nuit et Brouil-
lard, à tel point que des images de charniers et de crématoires se superpo-
saient parfois dans mon esprit à celles des Sorcières de Salem. Le moins bon
de tous les comédiens dirigés par Raymond Rouleau est Raymond Rouleau
lui-même, ce qui n’est qu’à demi paradoxal.
f. t.
1. Jean-Paul Sartre est crédité comme l’auteur du scénario, adapté de la pièce d’Arthur Miller.
350 Chroniques d’Arts-Spectacles
1. L’article est paru sous le titre : « La Harpe birmane », titre retenu pour la présentation à Cannes
du film (Biruma no tategoto).
2. Respectivement signés : Teinosuke Kinugasa (Jigokumon, 1953, Grand Prix du Festival de Cannes
1954), Akira Kurosawa (Ikimono no Kiroku, 1954), Akira Kurosawa (Shichinin no samurai, 1954),
Tadashi Imai (1956) et Akira Kurosawa (1950, Lion d’or à la Mostra de Venise 1951).
Au Festival de Cannes 351
Au Festival de Cannes
Arts no 618, 8‑14 mai 1957
Le Xe Festival de Cannes s’est ouvert sur un film projeté hors compéti-
tion : Le Tour du monde en 80 jours, réalisé par l’Anglais Michael Anderson
et surtout produit par Michael Todd, qui est un homme étonnant, baratineur
génial, d’un esprit étourdissant, homme d’affaires inspiré et, ce qui ne gâte
rien, l’époux de la belle Elizabeth Taylor.
Fils d’un rabbin polonais, élevé à Chicago, Mike Todd a débuté dans les
affaires à l’âge de 8 ans en gagnant une petite fortune au poker. À 12 ans,
il était installé et dirigeait des parties de « craps ». Plus tard, devenu pro-
priétaire d’un champ de courses, il le perd en jouant toute sa fortune sur un
cheval.
En 1933, à la foire de Chicago, il débute dans l’art du spectacle en réglant un
numéro financé par lui, La Danse de la flamme. Une danseuse habillée de tulle
transparent figurait un papillon tournant autour d’une bougie jusqu’à ce que
ses voiles prennent feu et qu’elle doive s’enfuir presque nue dans les coulisses.
Triomphe. On devine la suite. Plusieurs faillites, plusieurs milliards gagnés sur
une idée jusqu’à l’aventure du Cinérama qui fut décisive ; mais Todd n’aime
pas exploiter trop longtemps le même filon ; il revend l’affaire Cinérama et
place jusqu’à son dernier sou et le dernier sou de plusieurs autres dans Le
352 Chroniques d’Arts-Spectacles
1. Procédé de cinéma en format large, inventé en 1955, qui utilise un film de 65 mm à la prise de
vues et de 70 mm à la projection. L’acronyme combine le nom de son concepteur, le producteur
de théâtre et de cinéma Michael Todd (1907‑1958), et les initiales d’American Optical, la société
d’optique qui exploita le brevet.
2. Nom donné, aux États-Unis, aux salles d’art et essai spécialisées dans l’exploitation d’œuvres
cinématographiques produites par des sociétés indépendantes ou étrangères ; elles connurent
une période d’expansion du début des années cinquante à la fin des années soixante avant de
décliner inexorablement.
3. Continente perduto, documentaire italien de Leonardo Bonzi, Enrico Gras et Giorgio Moser
(1954). Prix spécial du jury au Festival de Cannes 1955.
4. Organisation française – créée en 1945 par le réalisateur Camille Kiesgen – dont le slogan, « À
l’écran, un film. Sur scène, l’auteur », éclaire bien le concept : des explorateurs commentent, en
direct dans une salle de cinéma, un film qu’ils ont tourné lors d’une expédition. Depuis sa création,
Au Festival de Cannes 353
Connaissance du monde (CDM) a accueilli nombre de conférenciers célèbres, tels Paul-Émile Victor,
le commandant Cousteau, Maurice Herzog ou Haroun Tazieff.
1. L’un des sketches interprétés par l’acteur Jean Richard (1921‑2001), futur commissaire Maigret
à la télévision (1967‑1990).
2. Renoir n’a jamais fait de mise en scène au Châtelet. Mais Truffaut pense ici aux opérettes qui
triomphaient alors au Châtelet, combiné au côté foutraque de Renoir. L’idée est d’évoquer un
produit décalé, pas ce que le public attend d’ordinaire.
354 Chroniques d’Arts-Spectacles
pour un film qui témoigne d’une confusion d’esprit dont on connaît peu
d’exemples dans l’histoire du cinéma.
Procédons par ordre : à Lykovrysi, village grec dominé par les Turcs, on
s’apprête comme chaque année à reconstituer le Mystère de la Passion. Le
pope Fernand Ledoux distribue les rôles : la prostituée locale sera Marie-
Madeleine ; le berger bègue sera le Christ ; le forgeron sera Judas ; le fils du
seigneur, le sellier et le cafetier assumant respectivement les rôles de Pierre,
Jacques et Jean.
La population d’un autre village incendié par les Turcs arrive, guidée par le
pope Jean Servais : ils sont mourants de fatigue et de faim. Fernand Ledoux
les chasse en faisant croire qu’ils ont le choléra. Ils s’installent non loin de
là, sur la Sarakhina et tentent d’édifier un village, secourus par certains habi-
tants de Lykovrysi qui agissent dans l’esprit des personnages de la Passion
qu’ils sont chargés d’incarner. Le tout se termine, comme on l’a deviné dès
la première bobine, par la mort du Christ, poignardé par Judas, tandis que la
population s’éveille à l’univers de la conscience humaine et gronde pour un
avenir meilleur, tout de justice et de paix.
Je dois avouer que ce genre de sujet, des hommes de tous les jours amenés
à se dépasser en s’identifiant aux personnages qu’ils incarnent, m’irrite pour
ce qu’il est toujours cousu de fil blanc. Sachant d’avance ce qui doit arriver,
sachant que Judas va trahir le Christ, on ne prête attention qu’à la manière
dont, ici, le forgeron va s’y prendre pour trahir le berger ; on est forcément
déçu car la ficelle est d’autant plus épaisse qu’on nous convie à la regarder
en gros plan. Je porte plus d’intérêt à une histoire si je devine moi-même que
tel personnage figure le Christ. Les dés sont d’avance pipés dans ce film qui
prouve… quoi au juste ? Que la vraie foi vaut mieux que la mauvaise ? Que
la charité bien ordonnée commence par autrui ?
La vérité est que Dassin est un Américain et que beaucoup d’Américains
sont des enfants. Comme les enfants ont plus d’esprit, de fantaisie et d’in-
tuition que les adultes, le cinéma hollywoodien est cent fois plus vivant que
le nôtre. Mais quand des enfants imitent les adultes, cela peut évidemment
donner Mozart, mais aussi bien Minou Drouet ! Quand les Américains
(Faulkner excepté) entreprennent de « repenser » le monde, ils sont portés
naturellement vers la gauche et les Américains de gauche sont ce qu’il y a de
plus enfantin au monde.
Celui qui doit mourir, adapté du Christ recrucifié de Nikos Kazantzakis1 par
Jules Dassin et Ben Barzman2, tous deux courageux adversaires de McCarthy,
passe le mur de la naïveté, du primarisme et de la sentimentalité. Quel
1. La première traduction française du roman est parue chez Plon, en 1955.
2. Scénariste et romancier américain (1910‑1989), collaborateur de Joseph Losey (Le Garçon aux
cheveux verts) et Edward Dmytryk (Donnez-nous aujourd’hui). Chassé des États-Unis en 1949 par
le maccarthysme, il s’installa à Londres, puis à Cannes.
Au Festival de Cannes 355
françois truffaut
1. Père Aimé Duval (1918‑1984), prêtre jésuite français, chanteur-compositeur et guitariste, très
populaire dans les années 1950‑1960.
2. Respectivement signés : Delbert Mann (The Bachelor Party, 1957), Grigori Tchoukhraï (Sorok
pervyy, 1956) et Andrzej Wajda (Kanal, 1957).
3. L’article est paru sous ce titre complet : « Vous êtes tous témoins dans ce procès : le cinéma
français crève sous les fausses légendes ».
Le cinéma français crève sous les fausses légendes 357
des « petits bobos » du Septième Art. Nous entrons dans le vif, sans ménager les
hommes et leurs méthodes. Pour nous, la vérité est inséparable de la sévérité. Ce
numéro spécial coïncide avec le Xe anniversaire du Festival de Cannes, dont le faste
voudrait prouver l’apparente prospérité du cinéma français et dissimuler la nette
déception du public à peine voilée par la critique : il y a trop de films médiocres.
François Truffaut et ses collaborateurs présentent ici le résultat de leur étude, qui
est aussi une profession de foi dans l’avenir du cinéma.
Il n’est donc pas exagéré de prétendre que Max Ophuls était son propre
chef opérateur, d’autant que l’on retrouve le même style de photo dans tous
ses films alors que Christian Matras a fait dans Till l’Espiègle, par exemple,
une photo en couleurs excellente mais très différente.
Une autre fois, j’allai voir Ophuls au studio ; il préparait un plan qu’il tour-
nerait l’après-midi. Le décor représentait l’appartement de Martine Carol à
Nice où Peter Ustinov vient lui proposer de jouer sa vie dans son cirque. Le
long de l’escalier – l’œuvre d’Ophuls est pleine d’escaliers parce que l’action
de grimper des marches est encore plus physique que la marche – il y avait de
petits carreaux transparents. Ophuls se disputait avec son directeur de pro-
duction, son vieil ami Ralph Baum : « Ralph, je veux des carreaux de couleur,
de plusieurs couleurs à la place de ceux-ci ! » Le directeur de production
faisait son travail, qui est de concilier les désirs artistiques du metteur en
scène et les impératifs financiers du producteur : « Max, ces carreaux, on ne
les verra même pas sur l’écran puisque le mouvement de grue est trop rapide
et que l’on voit très vite apparaître Ustinov en haut de l’escalier. – Ralph, je
tiens à ces carreaux de couleur, absolument ! »
À part moi, je donnai raison à Ralph Baum, tant il semblait évident que ce
détail n’était pas important.
Le jour où j’ai vu le film pour la première fois – jour à marquer d’une
pierre blanche –, j’ai constaté qu’après mon départ du plateau Ophuls avait
obtenu gain de cause : j’ai vu la silhouette d’Ustinov se profiler derrière les
carreaux de couleur, grimper l’escalier pesamment – comme un éléphant –
accompagné d’une musique de cirque et j’ai compris l’intention d’Ophuls :
Ustinov est l’homme du cirque et son arrivée dans la vie de Lola devait
évoquer l’ambiance du cirque, non seulement par la musique, mais aussi par
les couleurs différentes, l’ambiance multicolore de la piste, les projecteurs
teintés.
Les metteurs en scène, dont j’ai déjà dit qu’ils pensent en images, répu-
gnent à s’expliquer par les mots, ils sont généralement aussi pudiques que les
scénaristes le sont peu, d’où le refus de Max Ophuls à expliquer ses intentions
à ses plus proches collaborateurs1.
Jean Renoir, qui est très proche de Max Ophuls, procède de manière diffé-
rente ; il n’est pas autoritaire, il ne sait pas d’avance ce qu’il veut obtenir, mais
il feint de le trouver en même temps que ses collaborateurs et ses interprètes,
1. Note de F. T. : « Les scénaristes sont des “baratineurs”. Ils glissent dans les dialogues de films
les phrases définitives des romans qu’ils n’auront jamais le courage d’écrire. Si le film est mauvais,
le scénariste se défend en disant qu’il ne reste plus rien de son travail. S’il est bon, il se plaint que
le prestige n’en rejaillisse que sur le seul metteur en scène. Jean Ferry reproche aux critiques de
le juger sur des dialogues de commande du genre Bonjour Paris, Bonjour l’amour, mais, lorsqu’il
écrit délibérément pour un metteur en scène de qualité, cela donne par exemple : “Il me croit
vierge et dans le civil il est professeur de psychologie !” (Manon). » Le film de Ralph Baum (1957)
s’intitule en fait Bonsoir Paris, bonjour l’amour ; Manon est un film d’Henri-Georges Clouzot (1949).
Le cinéma français crève sous les fausses légendes 359
grâce à eux, alors qu’il n’en est rien. Renoir déclare toujours qu’il n’est pas
l’auteur de ses films, que ce sont les amis qui ont tout fait, tout trouvé, qu’un
film est une œuvre collective, mais il n’en pense rien et je crois bien que sa
femme elle-même, Dido Renoir, qui travaille à ses côtés depuis la conception
du film jusqu’à la livraison de la « copie zéro », ne soupçonne pas que ce
qui se trame dans le cerveau de son mari n’a aucun rapport avec ce qui est
écrit sur le scénario, aucun rapport avec la « fantaisie musicale » annoncée
au générique, aucun rapport avec ce à quoi s’attend le producteur : il y avait
tellement de rires, de cris et de fous rires sur le plateau d’Elena et les Hommes
que tout le monde, visiteurs, interprètes, techniciens, s’attendait à un film
désopilant.
Si le beau film de Renoir ne rencontre qu’un accueil assez froid, c’est qu’il
est aussi personnel qu’une empreinte digitale, plus personnel même que ne
le voudrait Renoir qui, tout en ayant conservé le désir de s’amuser et d’amu-
ser ses semblables, est devenu très pessimiste en vieillissant, très amer en
s’apercevant qu’il avait surestimé ses contemporains et que la bonne volonté
de quelques-uns ne peut rien contre le pourrissement du monde politique et
la volonté des hommes d’aujourd’hui de ne pas chercher la conciliation, la
paix, la sagesse. Elena et les Hommes est bien un film de Renoir, le film d’un
homme extraordinairement fin et confiant, qui a accepté une guerre mais
refusé la seconde (annoncée par lui dans La Règle du jeu 1), que la lecture des
journaux écœure et poursuit jusque dans son travail, un homme qui, parce
qu’il est né à Montmartre, résiste à son désir de s’installer aux Indes et qui
adopte un compromis : une petite maison en bois, construite de plain-pied,
en Amérique, où il retrouve la sérénité quelques mois par an.
Il suffirait de voir Elena et les Hommes en sachant que c’est un film sérieux
pour que tout devienne clair. Mais plus ce qu’un grand artiste veut dire est
sérieux, plus il s’efforce de le dire légèrement, toujours par pudeur et dans le
cas de Renoir par humilité. Elena n’est pas un film d’équipe malgré le grand
talent de Claude Renoir, Ingrid Bergman, etc.
Le niveau moyen des films dans les pays dont nous connaissons l’ensemble
de la production est assez bas. Les producteurs pensent sincèrement que l’on
manque de scénaristes inventifs et talentueux, les scénaristes pensent qu’il
n’est pas nécessaire de se creuser la tête pour des réalisateurs qui affadiront
leur pensée, des producteurs qui émasculeront leurs sujets. Les metteurs en
scène invoqueront la censure politique ou celle des mœurs et systématique-
ment la censure financière des producteurs, celle enfin dont les lois tacites
sont édictées par le crétinisme du public.
De la même façon que j’ai prétendu que le film n’est pas une œuvre collec-
1. « C’est un film de guerre, et pourtant pas une allusion à la guerre n’y est faite », déclarait Jean
Renoir dans Ma Vie et Mes Films (Flammarion, Paris, 1974) à propos de La Règle du jeu, tourné
du 22 février au 19 mai 1939, soit quelques mois avant le début de la Seconde Guerre mondiale.
360 Chroniques d’Arts-Spectacles
mettra pas en colère, m’est dicté par un amour profond, total, du cinéma et le
mépris de ceux qui en vivent sans l’aimer. Il n’y a pas de crise du cinéma, car
s’il y avait une crise, les producteurs cesseraient de produire, ce qui n’est pas le
cas, le chiffre des investissements grimpant chaque année, en même temps il est
vrai que celui des déficits, mais là réside le divin mystère… S’il y avait une crise
du cinéma, ce serait une crise d’hommes et non une crise de sujets – les sujets
ne sont pas des légumes qui poussent bien ou mal selon le temps qu’il fait.
1. Film américain de Raymond Abrashkin, Ruth Orkin et Morris Engel, Lion d’argent à la Mostra de
Venise 1953. Son tournage en décors naturels à Brooklyn et Coney Island, l’été 1952, avec peu de
moyens et une approche quasi documentaire, frappa beaucoup les jeunes critiques des Cahiers du
cinéma, qui placèrent une photo du film en couverture de leur n° 31, janvier 1954. Truffaut déclara
même : « Notre Nouvelle Vague n’aurait jamais eu lieu si le jeune Américain Morris Engel ne nous
avait pas montré la voie de la production indépendante avec son beau film, Le Petit Fugitif » (The
New Yorker, 20 février 1960.)
2. Rod E. Geiger (1915‑2000), producteur et réalisateur américain qui fit découvrir les films néo
réalistes aux États-Unis.
364 Chroniques d’Arts-Spectacles
Rome, ville ouverte, petit budget, tournage rapide, liberté totale, connut bien
des échecs commerciaux. Contrairement à Pagliero, Lattuada, Blasetti, De
Sica, De Santis, il n’accepta jamais un film de commande et l’an dernier il
quitta la Jamaïque au deuxième jour de tournage de Sea Wife parce que la
femme du producteur exigeait qu’il filmât un cyclone pour corser l’ensemble !
Roberto Rossellini depuis quatre mois est aux Indes, où il tourne huit his-
toires qui illustreront les principaux problèmes sociaux et religieux propres à
ce pays1. Je suis certain que ce film imposera de nouveau le nom de Rossellini
dans le cinéma mondial, parce qu’il procède d’une vision claire, nette et lucide
de ce dont a besoin le cinéma pour dépasser l’historiette et le mélodrame.
Je ferme la parenthèse rossellinienne en exprimant le vœu de voir naître en
France des entreprises aussi radicalement révolutionnaires que celle de Rome,
ville ouverte. Le moment est venu car l’édifice est branlant ; les derniers films
de Fernandel et de Jean Gabin vont faire perdre de l’argent à leurs produc-
teurs, ce qui est tout à fait réjouissant car on hésitera désormais à faire tourner
n’importe quoi par n’importe qui sur leur seul nom, ce qui donne à Brigitte
Bardot la première place dans le box-office.
1. À partir de février 1957, Roberto Rossellini effectue un long séjour de plusieurs mois en Inde.
Il en rapporte un important matériau filmique qui fournira la matière de plusieurs œuvres docu‑
mentaires. Présenté hors compétition au Festival de Cannes le 9 mai 1959, Inde, terre mère (India
Matri Bhumi) est un long métrage sorti en salles en Italie, en mars 1960. Par ailleurs, Rossellini a
réalisé pour la télévision deux séries de dix épisodes chacune : L’India vista da Rossellini pour la
RAI italienne (1959) et J’ai fait un beau voyage pour l’ORTF française (1959).
Le cinéma français crève sous les fausses légendes 365
1. Dans Esquisse d’une psychologie du cinéma (Gallimard, Paris, 1945), André Malraux exprime
sa conception de la « star », qui « n’est en aucune façon une actrice qui fait du cinéma. C’est une
personne capable d’un minimum de talent dramatique, dont le visage exprime, symbolise, incarne
un instinct collectif : Marlene Dietrich n’est pas une actrice, comme Sarah Bernhardt, c’est un
mythe comme Phryné […]. Les stars connaissent obscurément les mythes qu’ils ou elles incarnent,
et exigent des scénarios capables de les continuer ».
366 Chroniques d’Arts-Spectacles
c’est pour Brigitte Bardot que le public se dérange et pour elle seulement,
on n’a pas le droit de dire qu’elle est trop payée puisqu’elle est le film à elle
seule et il me semble que c’est la moindre des choses que d’adapter le film à
son personnage plutôt que le contraire.
Je trouve très bien que Brigitte Bardot ne soit pas une actrice de théâtre
capable de tout faire, de même que je préfère Magali Noël, qui chante faux en
soufflant que cela en devient pathétique des chansons de Boris Vian, à douze
chanteuses capables de vocalises extraordinaires. Le style, c’est la femme !
1. Note de F. T. : « Actuellement le rêve de tout mauvais metteur en scène français est d’avoir
pour scénaristes-dialoguistes Jean Aurenche et Pierre Bost, gage presque certain de réussite
commerciale, tandis que le rêve de certains bons metteurs en scène français est d’avoir un succès
sans le secours d’Aurenche et Bost. (C’est le drame de René Clément, Jean Delannoy et Claude
Autant-Lara.) »
2. Note de F. T. : « Le film d’équipe : un bon scénario bien mis en valeur, bien joué, etc., ne peut
donner que des réussites éphémères, des films qui font illusion à leur sortie et qui sont rigoureu‑
sement invisibles dix ans plus tard (cf. Les Visiteurs du soir, Brève Rencontre, Quatre Pas dans les
nuages, The Lost Week-End, etc.). Le film de metteur en scène ne vise pas à la perfection ; il est
moins homogène mais plus vivant, il est plus beau à revoir (La Règle du jeu, L’Atalante, Un grand
amour de Beethoven, Notorious, Amore, Le Plaisir). Le film de scénariste vise à une fausse perfection
tandis que le film de metteur en scène sacrifie toujours quelque chose : la psychologie (Renoir), la
vraisemblance (Hitchcock), le confort (Ophuls), les détails (Rossellini), la logique (Astruc), etc. On
dit toujours : “Renoir est inégal”, bien sûr et c’est ce qui fait sa force. »
Le cinéma français crève sous les fausses légendes 367
1. Dans un entretien avec François Truffaut et Jacques Rivette, Jacques Becker déclarait : « J’ai‑
merais aussi pouvoir faire une fois mon petit Flaherty… Je voudrais, à partir d’un budget modeste,
qu’on me confie un opérateur, de la pellicule Eastmancolor et aller tourner tranquillement mon petit
Nanouk marocain » (Cahiers du cinéma n° 32, février 1954). Consacré à une famille inuit, Nanouk
l’Esquimau de Robert Flaherty (1922) est un film documentaire, dont le tournage artisanal en décors
naturels a inspiré plusieurs générations de cinéastes français.
368 Chroniques d’Arts-Spectacles
Le meilleur film que l’on puisse voir ici se projette dans un petit cinéma
de la ville et ne fait point partie de la compétition : The Wrong Man, bien
que montré en version française, a rallié les suffrages d’Annette Wademant,
Gérard Blain, Roger Leenhardt, André Bazin, Claude Mauriac, Jean-Claude
Brialy, Alexandre Astruc et bien d’autres encore.
Le jury, composé de Jean Cocteau, Jules Romains, Maurice Lehmann, Maurice
Genevoix, Marcel Pagnol, Georges Huisman, Michael Powell, George Stevens,
Vladimir Voltchek, est présidé par André Maurois et vice-présidé par Dolores del
Rio. Il s’agit donc, comme on le voit, d’un aréopage incompétent à cinquante
pour cent, un jury qui somnole à la première séance de l’après-midi (c’est
l’heure de la sieste) et qui, pour se « faire une idée », se jette tous les matins
sur les comptes rendus du Figaro téléphonés, hélas, par le plus endormi de mes
confrères, Louis Chauvet lui-même, le Delannoy de la pointe Bic à courte vue.
Je mène actuellement ma petite enquête sur le sort d’Un condamné à mort
s’est échappé, qui sera projeté ici en matinée et non en soirée, victime d’une
hostilité systématique de la part de certains jurés, dont je dévoilerai les noms
et les agissements la semaine prochaine.
jusqu’à trois heures du matin, dans les bars proches du Palais, la création de
Giulietta Masina dans ce film a été âprement discutée. À ce propos, déplo-
rons chez les festivaliers, producteurs, distributeurs, techniciens, acteurs
et critiques, la manie effrénée de vouloir contribuer à la « création » des
films par l’apport négatif de coups de ciseaux. Après chaque film projeté
ici, j’ai entendu : « Pas mal, mais on pourrait couper une demi-heure. »
Ça donne même quelquefois : « Avec une paire de ciseaux, je me charge
de sauver son film ! »
Une paire de ciseaux à la main, chacun se découvre une vocation d’auteur
de film et je trouve cela haïssable. Il y a certes des fléchissements dans le film
de Fellini mais, pour peu que l’on aime le cinéma, il y a plus de plaisir et de
profit à retirer de « la demi-heure en trop » de Cabiria que de l’intégralité
des deux films anglais projetés ici1.
Je suis partisan de défendre ou d’attaquer les films en bloc, l’esprit de
l’œuvre, le ton, le style, la respiration primant le mesquin recensement des
bonnes scènes et des moins bonnes.
Effectivement, Les Nuits de Cabiria est sans doute le plus inégal des films
de Fellini, mais les moments forts y sont tellement plus intenses qu’il devient
pour moi son meilleur film.
Fellini a pris beaucoup de risques en poussant Les Nuits de Cabiria dans
différentes directions, en renonçant d’emblée à l’unité de ton pour expéri-
menter plusieurs domaines très difficiles.
Quelle santé chez Fellini, quelle domination bonhomme de la scène, quelle
tranquille maîtrise et quelle invention amusée !
Giulietta Masina est Cabiria, cocasse petite prostituée romaine, naïve et
confiante, ballottée par la vie, meurtrie par les hommes, mais toujours candide
et pure. Cabiria est une création fellinienne qui complète très logiquement la
Gelsomina de La Strada, mais la technique du personnage et du jeu est, cette
fois, proprement chaplinesque.
Le personnage de Cabiria horripilera tous ceux qui attendent d’un film
autre chose que des émotions vives et insolites ; il n’empêche que Giulietta
Masina, même si elle doit bientôt devenir agaçante et conventionnelle, aura
marqué à elle seule un « moment » du cinéma, comme James Dean ou
Robert Le Vigan. J’aime Fellini, et puisque Giulietta Masina inspire Fellini,
j’aime aussi Giulietta Masina. Il s’agit là encore d’un comique d’observation
qui débouche constamment sur des inventions baroques ; n’attachant pas un
prix très grand au comique d’observation, ce qui me touche le plus, c’est le
mouvement final de chaque épisode lorsque les événements se précipitent et
que la cocasserie vire au tragique. À cet égard, la fin du film – Cabiria ayant
1. High Tide at Noon de Philip Leacock (1957) et Commando sur le Yang-Tsé (Yangtse Incident :
The Story of H. M. S. Amethyst) de Michael Anderson (1957).
370 Chroniques d’Arts-Spectacles
1. Henry Lejeune, P.-D.G. de la société Cinextension, enverra un rectificatif : « M. Truffaut a écrit
que M. Favre Le Bret était le producteur du film Le Souffle du désir. Cette allégation est absolument
contraire à la vérité, et il n’y a pas d’autre producteur de ce film, en dehors de la société Gamma,
que moi-même. » (Arts n° 623, 12‑18 juin 1957)
2. Sissi face à son destin d’Ernst Marischka (1957), dernier volet de la trilogie des Sissi.
3. Henri Langlois publiera un droit de réponse : « La faute n’en incombe pas à M. Favre Le Bret,
mais à des circonstances fortuites dont nous ne sommes responsables ni l’un ni l’autre. » (Arts
n° 623, 12‑18 juin 1957)
372 Chroniques d’Arts-Spectacles
films américains, tous en soirée. Or, il est bien connu que plus on flatte
les Américains, plus ils vous méprisent et pour obtenir davantage l’année
prochaine, Hollywood n’a pas envoyé une seule vedette à ce festival. Les
nations brimées, la Suède, l’Italie et, naturellement, la France, en ont fait
autant, condamnant les photographes à une inaction forcée et coûteuse. (Une
agence qui, l’an passé, grâce à Kim Novak, Brigitte Bardot, etc., avait dépensé
600 000 francs en bélinogrammes1, n’a pas dépassé cette année la somme de
100 000 francs.) On a donc beaucoup moins parlé du festival cette année et
l’échec a été évident pour la presse du monde entier, forcément mécontente.
Si les acteurs désertent le festival, c’est aussi qu’on ne les reçoit pas tou-
jours très bien. Les noms et les visages de trois jeunes comédiens français
ayant tourné dans deux ou trois films importants étaient inconnus de M. Ray-
mond Alexandre, chargé d’accueillir les acteurs. Brigitte Bardot eut parfai-
tement raison de ne pas se déranger cette année de Nice où elle tournait,
puisque l’année dernière MM. Cravenne2 et Favre Le Bret lui firent quitter
le festival après trois jours de présence.
La coutume veut que chaque année, les membres du jury élisent pour
président le plus respectable d’entre eux, le plus âgé ; comme il s’agit essen-
tiellement d’arbitrer, on désigne généralement une personnalité assez neutre,
peu familiarisée aux choses cinématographiques. En constituant le jury de
ce Xe Festival des anciens présidents, on obtenait un aréopage parfaitement
incompétent et profane, acquis aux plus persuasifs, attentif aux suggestions et
soumis aux pressions. André Maurois défendait Sissi. Marcel Pagnol militait
pour Qivitoq 3. Maurice Lehmann défendait La Vallée de la paix et faisait cam-
pagne contre Bresson : « Pas assez Châtelet 4 ! » ; c’était un jury en délire et
au milieu de cette volière, Cocteau n’avait pas la tâche aisée.
Si l’on songe que Favre Le Bret, très affairé, n’a guère de contact chaque
année qu’avec le président du jury, on comprendra que son « jury de pré-
sidents » constituait l’habileté suprême : un jury qu’il pouvait manier à sa
guise, c’est-à-dire pour le plus grand profit de ces fameux Américains qui
enverront peut-être un jour les vedettes souhaitées5 !…
1. Image téléphotographique en noir et blanc reçue par le moyen d’un bélinographe, appareil
permettant la transmission à distance de photographies.
2. Georges Cravenne (1914‑2009), publicitaire, journaliste et producteur de cinéma français, créateur
des Césars du cinéma et des Molières du théâtre. En 1957, à la tête de son agence Diffusion et
Publicité, il était l’attaché de presse de plusieurs grands réalisateurs et acteurs français, notamment
Brigitte Bardot.
3. Un film danois d’Erik Balling (1956).
4. Maurice Lehmann publiera un droit de réponse : « Je n’ai jamais tenu les propos que me prête
votre rédacteur […] Un critique a le droit de juger comme il l’entend, mais n’a pas le droit de faire
tenir à l’un des jurés des propos inventés de toutes pièces et d’une stupidité telle que cela devient
offensant » (Arts n° 623, 12‑18 juin 1957).
5. Jean Cocteau, président d’honneur du Festival de Cannes, écrira à André Parinaud : « Je peux
affirmer que Favre Le Bret ne s’occupe des conciliabules du jury en aucune circonstance, qu’il se
consacre à sa tâche administrative, si ingrate » (Arts n° 623, 12‑18 juin 1957).
Cannes : un échec dominé par les compromis, les combines et les faux pas 373
Pour donner une idée des erreurs que peut commettre le comité directeur
du festival, rappelons que l’an dernier L’Homme au complet gris 1, dont la
médiocrité ne pouvait davantage se remarquer que dans une compétition
fondée sur la qualité, fut invité au détriment de Picnic, jugé « indigne d’un
festival » par une dizaine de sélectionneurs ahuris.
Le système d’un seul film par pays, respecté sauf en ce qui concerne les
nations susceptibles d’envoyer des vedettes, est mauvais car la direction natio-
nale de chaque nation délègue de préférence un film officiel, académique,
quelquefois même de propagande ; pour offrir aux observateurs les plus atten-
tifs un panorama de ce qui est réalisé de meilleur dans tous les studios du
monde, c’est trois ou quatre films par nation qu’il faudrait inviter à raison de
cinq projections par jour (après dix minutes il est facile de savoir si un film
vaut d’être vu et si par hasard on manquait un chef-d’œuvre, il serait facile de
se le faire reprojeter plus tard). Mais, je le répète, le festival est organisé par
des virtuoses du baisemain et qui n’aiment pas le cinéma (ceci évidemment
n’exclut pas cela mais…).
Le drame dans tout cela, c’est que le retentissement de cet échec va engen-
drer une grande méfiance de la part des distributeurs, des réalisateurs, des
journalistes, des vedettes, et c’est pourquoi l’avenir du Festival de Cannes
nous paraît fort compromis à moins d’envisager des solutions radicales :
a) Inviter plusieurs films par pays en insistant sur notre désir de rece-
voir des œuvres ambitieuses et en usant du droit de refuser certains
films pour insuffisance artistique ; cette année on pouvait refuser :
La Vallée de la paix (yougoslave), Terre2 (bulgare), Sissi (autrichien),
Deux Aveux3 (hongrois), Faustina4 (espagnol), Vers l’inconnu ?5 (liba-
nais), Gens de rizière (japonais), Marée haute à midi (anglais), Yangtse
Incident (anglais), Le Toit du Japon6 (japonais), La Loi du Seigneur
(américain), Funny Face 7 (américain), Same Jakki8 (norvégien), ou
demander leur remplacement par des œuvres plus conséquentes ;
b) Insister auprès des producteurs des films invités pour que les inter-
prètes et le réalisateur assistent aux festivités ;
c) Délaisser quelque peu la « politique des copains » et ménager moins
1. The Man in the Gray Flannel Suit de Nunnally Johnson (1956).
2. La Terre (Zemya) de Zahari Zhandov.
3. Két vallomás de Marton Keleti (inédit en France). La presse cannoise le désigne sous les titres :
Deux Aveux ou Deux Confessions.
4. Faustina de José Luis Saenz de Heredia (inédit en France).
5. Illa ayn de Georges Michel Nasser (inédit en France).
6. Shiroi Sanmyaku, documentaire de Sadao Imamura, est sorti en salles sous le titre : La Montagne
sauvage.
7. Drôle de frimousse de Stanley Donen (1957).
8. Documentaire du zoologiste norvégien Per Host, qui fut exploité en France sous ces deux titres :
Une année avec les Lapons et Avec les Lapons nomades.
374 Chroniques d’Arts-Spectacles
françois truffaut
1. Favre Le Bret ne répondit pas personnellement aux attaques de Truffaut. Dans un premier temps,
Arts publia quatre lettres de protestation, sous ce titre ironique : « Le droit de réponse : une superpro‑
duction à sketches avec la vedette internationale Favre Le Bret ». Dans l’une d’elles, Jean Cocteau affir‑
mait que « Favre Le Bret ne s’occupe des conciliabules du jury en aucune circonstance » et que « les
membres du jury 1957 sont au-dessus de toute intrigue » (Arts n° 623, 12‑18 juin 1957). Dans un second
temps, le journal publia un droit de réponse officiel, signé Guy Desson, président du Conseil d’admi‑
nistration du Festival de Cannes : « Le Conseil […] tient à s’élever à son tour contre des allégations
calomnieuses pour un jury dont l’indépendance n’est pas à démontrer et particulièrement déplacées
à l’égard des personnalités étrangères qui avaient accepté d’en faire partie. Quant aux attaques visant
personnellement le délégué général du festival, est-il besoin d’ajouter que le Conseil d’administration
du Festival international du film, seul responsable de cette manifestation, les prendrait volontiers à
son compte si elles ne relevaient de la fantaisie la plus gratuite ? » (Arts n° 625, 26 juin-2 juillet 1957).
2. Allusion à l’un des petits métiers effectués par le jeune Truffaut en 1946 et 1947.
Nous sommes tous des condamnés 375
De plus, il faut sinon du courage, en tout cas une certaine audace plus ou
moins consciente pour éreinter le film d’un cinéaste que l’on connaît bien et
avec qui on a plusieurs fois déjeuné. Mais comme après deux ans de ce travail
on connaît beaucoup trop de monde dans ce milieu, il faut bien choisir entre
la lâcheté et la muflerie. J’ai choisi la muflerie.
Je prévois un éclatement prochain de la critique, tout simplement parce
que les films deviendront trop intelligents pour être jugés par des semi-
intellectuels en qui la fréquentation exclusivement professionnelle des salles de
cinéma aura tué toute réceptivité, toute sensibilité, toute fraîcheur. Le public,
avec son bon sens, sa curiosité et sa fantaisie, deviendra alors le juge souverain
et ce sera très bien ainsi.
françois truffaut
1. Gerald McBoing ! Boing ! on Planet Moo (1956) : court métrage d’animation de la série Gerald
McBoing-Boing, réalisée par Robert Cannon. Elle raconte les aventures d’un petit garçon qui s’ex‑
prime non pas avec des mots, mais avec des effets sonores.
Sait-on jamais… de Roger Vadim 377
françois truffaut
Dans le numéro spécial d’Arts sur le cinéma (no 619), je suis parti en guerre
contre ce que je crois être une légende : la censure cinématographique1. J’ai
écrit textuellement : la censure n’existe que pour les lâches et Claude Autant-
Lara s’est senti concerné. J’ai trouvé dans Cinémonde sous la signature d’un
potineur froufroutant, Jean Vietti 2, les propos qu’Autant-Lara tint à la radio au
cours d’une émission consacrée au regretté Erich von Stroheim : « Alors que
ce matin, j’assistais aux funérailles du cinéaste maudit Erich von Stroheim, je
pensais à ce jeune voyou du journalisme qui prétend avec impudence qu’il
n’y a pas de censure et j’avais envie de le prendre par les oreilles et de l’ame-
ner devant la tombe de l’auteur des Rapaces pour lui montrer la tombe d’un
cinéaste qui fut la victime par excellence de la censure3… »
Ce qui frappe d’emblée dans le propos de Claude Autant-Lara, c’est l’ex-
pression « jeune voyou ». D’accord pour « jeune » puisque je pourrais
avoir l’infortune d’être le petit-fils d’Autant-Lara, mais pas d’accord pour
« voyou », mot stupide et imprécis. Dans les films d’Autant-Lara, et prin-
cipalement dans Le Diable au corps, l’expression injurieuse « jeune voyou »
est proférée par les personnages antipathiques à l’endroit du jeune héros
sympathique : en effet, « jeune voyou » constitue une expression périmée
qui mène bon train à la Légion d’honneur et à la maison de campagne.
Lorsque j’écris que la liberté d’expression est totale pour un grand cinéaste,
Claude Autant-Lara ne devrait pas se sentir concerné, car il n’est pas un
« grand cinéaste », mais un metteur en scène « appliqué » de scénarios
écrits par d’autres ; il n’est pas un auteur de films, mais un illustrateur de textes.
Je sais bien que la censure existe, mais je sais aussi qu’elle est moins dan-
gereuse qu’on le prétend et qu’il est malhonnête pour un cinéaste français
de se protéger derrière elle pour justifier une démission intellectuelle dont
les raisons sont tout autres.
Je connais Claude Autant-Lara depuis longtemps et bien souvent je l’ai
vu présenter ses œuvres dans des ciné-clubs ; le rite est immuable. Le maître
présente son dernier chef-d’œuvre qu’il a réalisé envers et contre tous ; il
s’en prend ensuite aux producteurs, à la censure, aux acteurs, bref à tous les
1. Voir p. 356 : « Vous êtes tous témoins dans ce procès : le cinéma français crève sous les fausses
légendes ».
2. Jean Vietti (1923‑1975), journaliste et scénariste, collaborateur à Filmagazine, Cinémonde et
Ciné Revue.
3. Jean Vietti, « La Rage au corps », Cinémonde n° 1191, 6 juin 1957.
Claude Autant-Lara, faux martyr, n’est qu’un cinéaste bourgeois 379
1. Paolo Gobetti, « Un critique s’accuse… », Arts n° 599, 26 décembre 1956‑1er janvier 1957.
380 Chroniques d’Arts-Spectacles
ne veulent pas ; ils veulent, d’une part, continuer à gagner de l’argent, d’autre
part, continuer à faire des films de prestige. » Un peu plus loin, avec beaucoup
de justesse, Rivette exécute La Traversée de Paris : « La grande faiblesse de
La Traversée de Paris, c’est de porter un témoignage qui est effectivement
assez juste, sur une certaine société, mais ce n’est pas celle de maintenant.
Et ce n’est pas non plus celle de 1943, dans laquelle est située la nouvelle de
Marcel Aymé. J’ai l’impression que c’est plutôt celle de 1930. Ce rapport,
très montmartrois, de l’artiste et du bourgeois, est un thème de 1930 qui est
artificiellement situé en 1943, et qui est filmé en 19561. »
1. Propos de Jacques Rivette recueillis dans « Six personnages en quête d’auteurs : débat sur le
cinéma français », Cahiers du cinéma n° 71, mai 1957.
2. Claude Autant-Lara réalisera Tu ne tueras point ou L’Objecteur en 1960 dans les Studios Kojutniar
de Belgrade. Présenté à la Mostra de Venise 1961 sous pavillon yougoslave, le film sera interdit
en France jusqu’en 1963.
3. Le projet d’Alain Resnais ne verra pas le jour. Il faudra attendre 1973 pour que Charles Belmont et
Marielle Issartel réalisent Histoires d’A, documentaire militant pour la libéralisation de l’avortement.
Claude Autant-Lara, faux martyr, n’est qu’un cinéaste bourgeois 381
la censure l’interdirait ou non – à vrai dire le film fut interdit pendant douze
ans ! –, mais il le tourna de toute façon car l’essentiel est bien que le film existe.
Le « Père Courage »
Par ailleurs, le seul long métrage interdit en France depuis le regroupe-
ment de la censure, après la Libération, va enfin sortir moyennant quelques
coupures ; il s’agit du Bel Ami que Louis Daquin a eu le courage de tourner
en Autriche avec des capitaux de l’Est 1 !
Le mot « courage » revient souvent dans cet article consacré à celui
qui manque à Claude Autant-Lara. Il n’a que le courage de rouspéter et de
dénigrer systématiquement tout et tout le monde. Un assistant de Claude
Autant-Lara eut l’occasion récemment de dîner avec Jacques Becker ; il
fut littéralement sidéré : « Je ne croyais pas, me dit-il, qu’il soit possible
de parler avec un metteur en scène d’autres films que les siens ! » Pendant
tout le dîner, Becker lui avait chanté les louanges de Renoir, de Bresson et
même d’Autant-Lara, dont il admire vraiment La Traversée de Paris. Il me dit
encore : « Si l’on prononce devant Autant-Lara le nom de n’importe lequel
de ses confrères pour en faire l’éloge, il devient rouge de jalousie et de rage. »
En conclusion, bien sûr que la censure existe puisqu’elle « arrange » tel-
lement Claude Autant-Lara ! Comme le déclarait Jacques Prévert la semaine
dernière ici même : « C’est cela qui est amusant : dire les choses sans en avoir
l’air, sans proclamer de message, en jonglant, en triomphant des censures et
de toutes les difficultés 2. »
Dans le film de Vadim Sait-on jamais…, qui pourtant ne se prétend pas
courageux, on peut entendre deux phrases qui auraient été à leur place dans
Le Diable au corps : « J’aime pas l’armée ! » et plus loin : « On s’engage plus
souvent par amour que par patriotisme. »
Effectivement, il faut un certain courage pour réussir à s’exprimer libre-
ment au cinéma, trop de courage peut-être pour des cerveaux qui donnèrent
en 1925 le meilleur d’eux-mêmes. En 1925, Claude Autant-Lara dessinait les
décors de Nana, le premier chef-d’œuvre de Jean Renoir.
françois truffaut
1. Bel Ami est sorti en juillet 1957 dans une version mutilée, après avoir été frappé par plusieurs
interdictions. Dans On ne tait pas ses silences (Les Éditeurs français réunis, Paris, 1980), Louis
Daquin explique le sort réservé à son film, qui « réalisé en coproduction avec l’Autriche, sera interdit
par la Commission de contrôle des films pendant quatre ans […], puis autorisé après cinquante
modifications de dialogue et la suppression de deux scènes mettant à nu les mobiles financiers et
politiques de l’occupation du Maroc […]. Cette adaptation de Bel Ami avait été un choix concerté et
un recul devant l’impossibilité de réaliser un film d’après un scénario original sur le colonialisme ! ».
2. Jacques Prévert, propos recueillis par André Parinaud, Arts n° 623, 12‑18 juin 1957.
382 Chroniques d’Arts-Spectacles
dans laquelle il affirmait « avoir vu – et admiré – La Traversée de Paris à Venise », alors que dans
son article d’Arts il écrivait qu’« avec beaucoup de justesse, Rivette exécute La Traversée de Paris ».
1. Philosophe et écrivaine française (1909‑1943), dont l’œuvre est imprégnée de mystique chré‑
tienne.
384 Chroniques d’Arts-Spectacles
Venise, deux fois à Paris au Colisée, une fois au Marivaux et tout récemment
au Scarlett. Il voudrait bien comprendre, le cher homme, pourquoi je l’ad-
mire tant tout en le chahutant un peu, par exemple lorsqu’il fait croire aux
étudiants de la Cité universitaire qu’il a tourné La Traversée de Paris dans les
rues au lieu qu’en studio !
Je reviens à cette lettre parce que sa réapparition à point nommé ressemble
un peu trop à un coup bas. Je lui signale que j’ai fait lire à Max Ophuls Le Lys
dans la vallée parce qu’il me semblait qu’il serait transporté. Il le fut et désira
en tirer un film1. Lorsque Jacques Becker, il y a deux ans, préparait Vacances en
novembre qu’il ne put tourner, je lui prêtai trois romans de Drieu la Rochelle,
pour l’ambiance 1914‑1918 : Gilles, La Valise vide, La Comédie de Charleroi. À
Nicholas Ray qui, spontanément, m’écrivit d’Hollywood pour me remercier
de ma critique de Johnny Guitare et qui me disait son vœu de venir tourner
en France, j’envoyai une nouvelle de Luigi Pirandello, La Lumière d’en face,
plagiée depuis par un producteur récemment décédé 2.
Au producteur Raoul Lévy, dont je venais d’éreinter un film, Pardonnez nos
offenses 3, je signalai au cours d’une rencontre un roman qui m’avait impres-
sionné : Les Mal Partis 4. Or, je ne connais ni l’auteur ni l’éditeur de ce roman
et, à cette époque, je n’avais jamais rencontré le cinéaste qui va prochaine-
ment en tirer un film : Roger Vadim5. Dans aucune de ces circonstances, il
n’a été question d’argent parce que je ne suis pas un intermédiaire, ni un
besogneux, ni un affairiste. Dans le même ordre d’idées, et sans qu’aucune
des parties n’ait eu la muflerie de considérer cela comme des « offres de
service », des producteurs comme Pierre Braunberger 6, Henri Bérard 7, des
cinéastes comme Julien Duvivier, Roberto Rossellini, Luis Buñuel, Alexandre
Astruc et Max Ophuls m’ont demandé de lire certains romans ou certains
scénarios destinés à faire des films, afin d’avoir mon avis. J’ajoute encore
qu’il est fréquent que je reçoive de la part de certains lecteurs des manuscrits
que l’on me demande de lire et de transmettre à tel cinéaste ou à tel autre
de mon choix ; c’est ainsi que j’ai eu l’occasion d’envoyer à Ingrid Bergman,
Robert Dorfmann, Annette Wademant, Robert Bresson, Abel Gance, Philippe
Lemaire, Jean Renoir, Alain Resnais, des sujets conçus pour eux ou pouvant
1. Le roman de Balzac sera adapté pour la télévision en 1970 par Marcel Cravenne.
2. Jacques Gauthier, producteur de La Lumière d’en face de Georges Lacombe (1955).
3. Pardonnez nos offenses de Robert Hossein (1956). Truffaut en signa la critique dans Arts n° 580,
8‑14 août 1956.
4. Roman de Jean-Baptiste Rossi (Robert Laffont, Paris, 1950).
5. Le roman sera finalement adapté à l’écran par son auteur, sous le pseudonyme de Sébastien
Japrisot, en 1976.
6. Surnommé Batala par Truffaut en référence à l’escroc séduisant et retors incarné par Jules Berry
dans Le Crime de Monsieur Lange (Jean Renoir, 1936), Pierre Braunberger (1905‑1990) est l’un
des trois producteurs emblématiques de la Nouvelle Vague, avec Anatole Dauman (1925‑1998) et
Georges de Beauregard (1920‑1984).
7. Henri Bérard (1906- ?), producteur notamment de Madame de… (1953) et Du rififi chez les
hommes (1954).
Gangsters, « filles », cinéastes, censeurs dans le même panier 385
1. À cette date, Truffaut a déjà écrit et réuni le financement de son premier court métrage, Les
Mistons, dont le tournage commencera à Nîmes, le 2 août 1957.
2. La commission était composée de représentants des différents ministères.
3. Le 20 juin 1957, la Commission de contrôle cinématographique frappe Méfiez-vous fillettes d’une
interdiction totale, deux jours avant la sortie en salles, et ceci en raison de son sujet : l’histoire d’une
pauvre fille tombée aux mains de proxénètes. Après la suppression de certaines scènes et répliques,
le film sortira le 5 juillet 1957, assorti d’une interdiction aux moins de 16 ans.
4. Écrivain et critique de cinéma (1926‑1996), collaborateur de Positif, Le Point et Le Nouvel Obser-
vateur, il est aussi l’auteur de monographies consacrées à Jerry Lewis, Tex Avery, Buster Keaton
et aux Marx Brothers.
386 Chroniques d’Arts-Spectacles
pur désœuvrement, choisissent parmi les usagers une tête de Turc du quart
d’heure ». Mais l’usager qui a des relations fait sauter les amendes à la Pré-
fecture de police et, dans le cinéma comme dans le milieu, on a des relations.
Justement et comme par hasard, l’un des gangsters de Méfiez-vous fillettes
déclare : « Heureusement qu’on a de belles relations ! » et tout évoque
Pirandello dans ce film sur les faux durs, écrit et réalisé par des faux durs,
interdit par des faux durs et autorisé par un ministre placide qui a compris
que tout cela n’a aucune importance et qu’il était bon de ramener les censeurs
à leur rôle de fantoches.
Rien dans les mains, rien dans les poches, rien dans la tête
Rien de ce qui est insincère n’a d’importance et Méfiez-vous fillettes est
un film insincère. Qui est Yves Allégret ? Le hardi parachutiste des Démons
de l’aube ou l’analyste acerbe de Manèges ? Le faux rigolard de Mam’zelle
Nitouche ou le boy-scout de La Meilleure Part ? Le faux dur de Méfiez-vous
fillettes ou le mufle irrespectueux qui prépare un nouveau film de gangsters
stupidement intitulé Sans attendre Godot 1 ? Rien de cela peut-être car Yves
Allégret, qui n’a pas plus d’idées de scénario qu’il n’a d’idées de mise en
scène, travaille sans préférence, sans goût, sans système, sans théorie, sans rien
dans les manches, rien dans les poches, rien dans les mains et rien dans la tête.
On ne peut pas tourner successivement La Meilleure Part en « y croyant » et
Méfiez-vous fillettes en « y croyant » également. On bluffe dans l’un ou l’autre
cas et je suis persuadé qu’Yves Allégret bluffe de toute façon.
Le scénario n’est pas bon, mais il était sauvable, à la condition toutefois de
faire appel à tout autre adaptateur que René Wheeler, qui salit généralement
tout ce qu’il touche.
Un auteur de films s’exprime par le regard qu’il porte sur ses personnages ;
ce regard, on le chercherait en vain dans Méfiez-vous fillettes, qui a été réalisé
par un aveugle. L’expression « censure intelligente » constitue probable-
ment une impropriété, mais en admettant que la chose soit possible et que la
commission soit composée d’une dizaine de personnes cultivées et sensibles
qui inviteraient systématiquement l’auteur d’un film « douteux » à venir se
justifier devant elle, Yves Allégret serait perdu car il ne pourrait répondre à
aucune de ces questions : le personnage joué par Robert Hossein est-il plus
sympathique que celui joué par Gérard Oury ? Pourquoi ? À quel moment et
par quel déclic humain Antonella Lualdi tombe-t‑elle amoureuse d’Hossein ?
Pourquoi la petite bonne que l’on nous montre revêtant sa première robe de
putain en est-elle venue là ?
1. Le roman éponyme de Jean Amila (Gallimard, Paris, 1956) sera adapté par Yves Allégret sous le
titre : Quand la femme s’en mêle (1957).
Gangsters, « filles », cinéastes, censeurs dans le même panier 387
vient à être enceinte (ce qui n’a rien d’exceptionnel si l’on sait ce qu’est une
chambre de bonne), perd tout à la fois et sa place et sa chambre. Sachant
qu’une chambre d’hôtel coûte au minimum 500 francs par jour, on peut tirer
des conclusions… Dans le même ordre d’idées, on pourrait, dans un film,
signaler qu’une dactylo gagne 27 000 francs par mois et une petite vendeuse un
peu moins (23 000 environ). En revenant au bon vieux principe de la chambre
à 15 ou 20 000 francs par mois, on pourrait tenter d’expliquer comment une
jeune femme, dans cette situation, doit s’y prendre pour boucler son mois ?
À Pigalle, les professionnelles « en carte » souffrent de la concurrence que
leur font, le samedi soir et le dimanche, quelques-unes de ces dactylos et de
ces vendeuses qui s’adonnent au putanat amateur pour payer leur chambre
d’hôtel. Comme elles ont dans leur sac des bulletins de salaire et une carte
de SS (aujourd’hui, lisez : Sécurité sociale), elles ne risquent pas de se laisser
rafler et les autres, les professionnelles, sont jalouses. D’où bagarres faciles,
coups de lime à ongles sur le visage plus souvent qu’on ne l’imagine. Sur
ce vaste sujet, il y a mille choses passionnantes à filmer sans tomber dans le
mélo ; il y a aussi les putains qui ne veulent pas « monter » avec les Nord-
Africains, craignant pour leur sac à main et, chronologiquement, un peu plus
tard, la façon dont, au commissariat, on interrogera le même Nord-Africain à
coups de genoux dans le dos, de manière à ce qu’il ne puisse pas faire établir
un constat médical en arrivant au dépôt. C’est ainsi que l’on pourrait braver
la censure, l’ennuyer et lui donner mauvaise conscience.
Mais tout cela, Yves Allégret s’en moque et sans doute l’ignore-t‑il, per-
suadé qu’il est qu’un film sur le « milieu » ne demande pas une certaine
connaissance du « milieu ». La clef de cette immense médiocrité du cinéma
français est peut-être là : les cinéastes français sont des bourgeois sans pro-
blèmes et qui ne connaissent la vie qu’à travers les potins ressassés de l’Élysée-
Club, sur l’escalator du Rex ou à la Kermesse aux étoiles : « Il paraît que le
critique Untel va épouser la fille du producteur Untel, et patati et patata 1… »
En Amérique, avant de venir à Hollywood, les scénaristes, les réalisateurs
ont vécu, ils ont couché dans les fossés, traversé leur pays, exercé vingt métiers,
travaillé de leurs mains ; ce n’est qu’après que certains s’embourgeoisent et
deviennent des piliers de bars.
Sans doute, il faut essayer d’avoir, d’une manière ou d’une autre, la « peau
de la commission de contrôle » où siègent, entre autres lascars, un représen-
tant de la famille française – quelle famille, grands dieux ? – et un représen-
1. Allusion à peine voilée au futur mariage, le 29 octobre 1957, de François Truffaut et Madeleine
Morgenstern, fille unique du distributeur Ignace Morgenstern (Cocinor). Ce dernier avait notam‑
ment distribué Chiens perdus sans collier (1955) et Notre-Dame de Paris (1956), deux films de Jean
Delannoy sévèrement attaqués par Truffaut. Il servira aussi de caution financière à son gendre pour
la post-production des Mistons (1957). Ce qui permettra à Delannoy d’ironiser sur le fait d’« avoir
contribué, dans une certaine mesure, à favoriser les débuts de mon adversaire le plus acharné »
(France-Soir, février 1958).
Gangsters, « filles », cinéastes, censeurs dans le même panier 389
françois truffaut
1. « La censure existe-t‑elle ? », Les Lettres françaises n° 678, 4‑10 juillet 1957.
2. Henri Lepage (1898‑1970), réalisateur et scénariste français, auteur de films de série B. Son dernier
film, Pas de grisbi pour Ricardo, venait de sortir sur les écrans.
3. Truffaut s’amuse de l’homonymie avec Henri Spade (1921‑2008), pionnier de la télévision fran‑
çaise, créateur notamment de La Joie de vivre (1952‑1960), première émission de variétés de
l’histoire du petit écran.
390 Chroniques d’Arts-Spectacles
Bazin s’excite, Bazin s’emballe, Bazin délire sur un petit western sympa-
thique mais sans plus, amusant mais sans plus, drôle et tout ce qu’on voudra
encore, sauf admirable1. Un western loué par André Bazin est garanti pro-
Indien, c’est entendu, mais de là à s’envoler, bigre non.
Souvent, ici même j’ai défendu, plus ou moins timidement, Budd Boetti-
cher 2, dont on attend toujours mieux la prochaine fois, ce vieux matador qui
a quitté l’arène pour le studio, troquant la muleta pour le chapeau à visière du
great director. On pouvait, sans trop se chatouiller, prendre un certain plaisir à
ces deux films tauromachiques : La Dame et le Toréador, Le Brave et la Belle,
sourire à ses westerns : Le Déserteur de Fort Alamo, Le Traître du Texas, son
meilleur film demeurant, à mon goût, la petite bande policière qu’il produisit
lui-même : Le tueur s’est évadé et dans laquelle le charmant Wendell Corey,
déguisé en femme, trottinait cocassement devant les mitraillettes de toutes
les polices du monde.
Décréter, comme le fait André Bazin, que Sept Hommes à abattre 3 est l’un
des trois meilleurs westerns produits par Hollywood depuis dix ans, c’est faire
peu de cas, trop peu, de Johnny Guitare, Bronco Apache, Vera Cruz, Le Bandit,
Rancho Notorious, La Captive aux yeux clairs, Rivière sans retour, L’Appât et
tant d’autres. Un bon scénario ne fait pas un bon film et j’ai la conviction
que le dialoguiste4 de Sept Hommes à abattre a dû rager plus d’une fois dans
l’ombre devant cette mise en scène timide et gauche qui alourdit toutes les
subtilités d’un texte par instants excellent.
Je résume mal les sujets de films et celui-ci est des plus traditionnels, pour
ne pas dire classiques ; il s’agit pour le vieux Randolph Scott, shérif au veu-
vage encore frais, de retrouver les bandits qui ont volé un coffre rempli d’or
après avoir tué sa propre femme. Une autre dame est sur la route qui devient
veuve à son tour, à point nommé pour que ses grands yeux brillent comme
une demande en remariage.
Toute la subtilité du film est amenée par le seul acteur moderne de ce
western qui remet en selle les vieilles gloires (Randolph Scott et Gail Russell),
1. « Sept Hommes à abattre est peut-être le meilleur western que j’ai vu depuis la guerre, le plus
raffiné et le moins esthète, le plus simple et le plus beau » (André Bazin, « Un western exemplaire »,
Cahiers du cinéma n° 74, août-septembre 1957).
2. Oscar Boetticher Jr, dit Budd Boetticher (1916‑2001). Réalisateur américain connu pour une série
de westerns indépendants interprétés par Randolph Scott et pour une trilogie sur la tauromachie
(La Dame et le Toréador, Le Brave et la Belle, Arruza).
3. Titre original : Seven Men from now.
4. Burt Kennedy (1922‑2001), scénariste et dialoguiste du film.
Sacha Guitry fut un grand cinéaste réaliste 391
françois truffaut
Le Tout-Paris n’aime pas les mélanges, les transferts, les violonistes d’In-
gres. Jean Renoir écrit-il une pièce ? On la décrète cinématographique,
antithéâtrale ; de la même façon, Jean Cocteau ne sera qu’un acrobate, un
touche-à-tout 2 et si j’en crois la légende, on voulait interdire au romancier
Jean Giraudoux d’écrire pour le théâtre. Ces tabous, ces interdits, ces éti-
quettes obligatoires sont le fait des médiocres, d’imbéciles, jaloux de leur
petite spécialité. En ce qui concerne le cinéma, c’est l’appareillage compliqué
qui est le plus souvent invoqué.
Sacha Guitry3 n’avait pas de complexes et c’est tant mieux pour le cinéma
français qui lui doit ainsi une douzaine de bons films, dont les meilleurs (de
ceux que j’ai pu voir) sont probablement : Ceux de chez nous, Le Roman d’un
tricheur, Faisons un rêve, Désiré, Remontons les Champs-Élysées, Ils étaient neuf
célibataires, Deburau, Assassins et Voleurs et le tout dernier, Les trois font la
paire.
1. Allusion au film de Federico Fellini (1953). Les vitelloni (littéralement « grands veaux ») désignent
des jeunes gens menant une vie désœuvrée.
2. Expression souvent utilisée pour désigner Cocteau et reprise par lui-même dans son Discours
de réception à l’Académie française (1955) : « Messieurs, vous adoptez un poète sans craindre
qu’on ne vous fasse reproche d’avoir accepté un touche-à-tout, un homme orchestre, un Paganini
du violon d’Ingres. » Cocteau reconnaît dans sa virtuosité et la variété de ses activités (poète, des‑
sinateur, peintre, cinéaste, romancier, etc.) un « acharnement à n’abandonner un thème qu’après
l’avoir retourné en tous sens ».
3. Sacha Guitry vient de décéder, le 24 juillet 1957.
392 Chroniques d’Arts-Spectacles
le paradoxe de la vie et c’est bien parce que la vie est paradoxale que Sacha
Guitry fut un cinéaste réaliste.
Un regard lucide
Le cinéma vit, se survit et se suicide par un certain nombre de clichés
qui compliquent la tâche des scénaristes toujours fatigués d’avance. Dans la
production courante, un voleur ne saurait être un personnage sympathique à
moins qu’il ne vole par héroïsme et générosité comme Mandrin, Cartouche
ou Arsène Lupin. De même, la femme adultère doit être forcément antipa-
thique, à moins que son mari ne soit une ordure vivante ou un minus et son
amant un jeune premier prestigieux. Si tant de films sont d’avance mauvais et
exaspérants, c’est par leur servile observance de ces règles soi-disant dictées
par le goût du public. Devant presque tous les films, un spectateur pas même
subversif mais seulement civilisé réagira a contrario et sympathisera avec les
personnages que les auteurs ont voulus odieux, tellement les personnages
voulus sympathiques seront mièvres et laborieux.
Avec Sacha Guitry, comme avec Renoir – auquel il s’apparente par certains
points : une misogynie amoureuse accrue, d’une année sur l’autre, l’idée que
seul le grain de la peau de la femme que l’on aime compte1 –, cette notion de
personnages sympathiques ou antipathiques disparaît au profit d’un regard
plus indulgent mais aussi plus lucide sur la vie comme elle est : une comédie
aux cent actes divers et dont l’écran nous offre la plus juste peinture.
Les dialogues de films, les scènes d’amour, les rapports sentimentaux
dans la plupart des films, du Quai des brumes aux Grandes Manœuvres, sont
d’une fausseté incroyable. Dans les films de Sacha Guitry, la vérité surgissait
brusquement à la fin de chaque scène avec une telle force que l’on sursaute
presque. Dans Le Nouveau Testament, le jeune gigolo invité à dîner arrive
avant l’heure ; le mari peut venir d’un instant à l’autre et le gigolo propose à
la rombière : « Allez, si on faisait l’amour ? Si, si derrière la porte, très vite, j’te
jure qu’on a le temps. » Le même personnage dans Le Roman d’un tricheur
est liftier ; dans l’ascenseur, Marguerite Moreno le remarque. En bas, tout
le monde attend l’ascenseur qui ne redescend pas ; lorsque enfin il arrive, le
petit liftier regarde sa belle montre toute neuve.
Après plusieurs films franchement médiocres : Toâ, Aux deux colombes, il
y eut une bonne surprise : La Poison. L’idée était empruntée à un fait divers
insolite : ayant décidé de tuer sa femme, un homme consulte un avocat en
1. Citation de Jean Renoir à propos d’Elena (Ingrid Bergman), l’héroïne de son film Elena et les
Hommes (1956) qu’il compare à Vénus : « Les dieux de l’Olympe […] aiment à nous rappeler cer‑
taines vérités essentielles. Ils aiment à nous rappeler que seuls la beauté, la chair, les yeux d’une
femme comptent, les divins mystères du grain de la peau de la femme que l’on aime » (Écrits
1926‑1971, Belfond, 1974).
394 Chroniques d’Arts-Spectacles
lui faisant croire que le meurtre est déjà consommé ; fort des remarques du
« baveux » qui sont pour lui autant de conseils involontaires, il poignarde
son épouse ayant pour lui toutes les circonstances atténuantes possibles et
c’est l’acquittement.
On trouve là le thème habituel de Sacha : faire de sang-froid, cyniquement
ce qui s’accomplit généralement dans l’ivresse ou la colère, tourner la loi et
se mettre en règle avec la société en jouant son jeu. Mais cette fois, ce qui
importait, c’étaient les scènes de ménage entre les deux vieux époux, d’une
âpreté et d’une cruauté qui faisaient penser à certains moments de ce qu’on
a fait de mieux dans le genre au cinéma : L’Atalante de Jean Vigo, Folies de
femmes d’Erich von Stroheim. La femme, la poison insultant Michel Simon le
traitant de c…, d’em…, sa hargne décuplée par son calme avant le meurtre,
voilà une sortie qui littéralement nous sidérait.
Dans Les trois font la paire, que Sacha Guitry mourant1 n’a même pas dirigé,
il est indiscutable que Sophie Desmarets, Darry Cowl, Philippe Nicaud, Clé-
ment Duhour, Jean Rigaux donnaient le meilleur d’eux-mêmes. Pourquoi ?
Tout simplement parce que le dialogue était si juste, si vrai qu’il ne pouvait
être mal dit et que les comédiens livrés à eux-mêmes trouvaient tout naturel-
lement le ton adéquat, celui dans lequel il avait été écrit. Il n’est pas inutile
de rappeler cette scène bouffonne de Jean Rigaux couché sur son lit de mort,
habillé en grand officier, dans le costume de son rôle préféré. Sacha Guitry,
que l’on disait prétentieux et fat, savait se moquer de lui-même et de la mort
à l’occasion.
Le culte de l’amitié
La délicatesse, l’humanité de Sacha Guitry, on en trouve la preuve toute
récente dans cette scène de Si Paris nous était conté, lorsque le sosie d’Henri IV,
qui risquait sa vie chaque jour en doublant son roi à la ville, rentre chez lui
après le forfait de Ravaillac, accueilli par sa femme en larmes qui l’embrasse
en disant : « Enfin nous sommes délivrés de ce cauchemar ! »
Sacha Guitry est aussi le cinéaste qui a le mieux filmé la mort et celles,
innombrables, de Si Paris… étaient hallucinantes.
Il y a enfin, malgré cette immense dérision de l’amour à travers toute son
œuvre, un culte de l’amitié et de l’admiration presque bouleversant. Le pre-
mier film de Sacha Guitry, Ceux de chez nous, nous montre « en muet » les
artistes que le jeune Sacha admirait le plus : Octave Mirbeau, Auguste Renoir,
Claude Monet, Auguste Rodin, Edgar Degas, Camille Saint-Saëns, Anatole
1. Sacha Guitry a écrit et effectué le découpage du film ; mais, déjà très malade au moment du
tournage, en janvier-février 1957, il dut en confier la réalisation à Clément Duhour, son producteur
exécutif. Guitry apparaît toutefois à deux reprises dans le film : au début – où il téléphone à son
ami Albert Willemetz – et à la fin. Il s’agit là de sa dernière apparition à l’écran.
Œil pour œil d’André Cayatte 395
France. Dans son dernier, Les trois font la paire, il rend hommage à Simenon,
Alfred Jarry et Michel Simon. La dernière image cinématographique que nous
connaissons de lui, c’est le prologue de ce film lorsqu’il téléphone à son vieil
ami Albert Willemetz et lui fait ses adieux tout en courbant un peu le visage
pour que sa maigreur ne nous émeuve point trop.
Il y a deux ans, pendant le tournage d’Assassins et Voleurs, je voulus inter-
viewer Sacha Guitry ; le secrétaire me répondit que c’était possible à la condi-
tion de préparer mes questions et de les faire lire au maître préalablement.
Stupidement je refusai ; j’étais idiot ce jour-là1.
françois truffaut
Œil pour œil est l’un de ces films que l’on n’ose guère attaquer ; il y a l’ad-
mirable campagne de presse, le prestige de l’auteur, sa réputation de maître
du barreau toujours assis entre deux chaises, sa fameuse intégrité morale, la
pureté de ses intentions, son courage et surtout, surtout, la somme d’efforts
qu’une telle œuvre représente.
Il faut deux heures pour voir le film, encore autant pour y réfléchir et
l’éreinter et l’on sait qu’il s’agit d’un travail considérable, de plusieurs mois.
Mais Œil pour œil est un film trop laid, trop bête, trop naïf, trop ennuyeux
et trop mauvais pour qu’on ne s’explique pas franchement. Oui, d’accord,
on sait, il y a eu le travail, la sueur, la chaleur, le temps et l’argent dépensés,
l’énergie et tout ce qu’on voudra encore, deux caméras cassées, mais lorsque
l’on juge une œuvre d’art, le travail est ce que l’on doit admirer en dernier lieu
après avoir vanté la beauté, l’intelligence, la lucidité, l’imagination, la force, la
noblesse, c’est-à-dire tout ce dont Œil pour œil est dépourvu.
1. Ce sera en effet l’un des grands regrets de Truffaut de n’avoir jamais rencontré Sacha Guitry,
l’un de ses « maîtres », découvert en 1945 avec Le Roman d’un tricheur et auquel il restera toujours
fidèle. À sa disparition, il est l’un des rares critiques à saluer la cohérence de son parcours et de
son œuvre cinématographique. Vingt ans plus tard, il reprendra et développera ses arguments dans
sa préface à l’ouvrage de Guitry, Le Cinéma et Moi (Ramsay, 1977).
2. L’article fut publié avec cette phrase d’accroche : « Avec Œil pour Œil, Cayatte et Curd Jürgens
font reculer les bornes du grotesque à l’écran. »
396 Chroniques d’Arts-Spectacles
1. Christian Matras, directeur de la photographie français (1903‑1977). Depuis ses débuts en 1928, il
a collaboré avec les plus grands cinéastes français (Duvivier, Renoir, Christian-Jaque, Cocteau, etc.)
et signé la photographie de tous les films français d’Ophuls des années 1950 (La Ronde, Le Plaisir,
Madame de…, Lola Montès).
Œil pour œil d’André Cayatte 397
Un réalisme superficiel
Cayatte échoue dans le traitement du thème lui-même ; aucune progres-
sion ni dans les événements, ni dans les caractères ; un sujet aussi théorique
ne saurait se contenter d’une illustration aussi superficiellement réaliste ;
1. Citation exacte : « Ce documentaire exige que l’on prenne position, car il met les points sur
les i. S’il n’engage pas un artiste, il engage du moins un homme. Ceci vaut bien cela. » (« Vers un
cinéma social. Présentation de À propos de Nice », texte prononcé au théâtre du Vieux-Colombier,
Paris, le 14 juin 1931, lors de la seconde projection du film. Œuvre de cinéma. Préface de François
Truffaut. La Cinémathèque française/Lherminier, Paris, 1985, p. 67).
2. En fait, François Truffaut juxtapose ici dans une seule citation deux extraits provenant d’un
même article d’André Bazin : « La cybernétique d’André Cayatte », paru dans les Cahiers du
cinéma no 36, juin 1954, puis repris dans Écrits complets II, André Bazin, Macula, 2017, pp. 1524-
1527.
3. Jeu de mots à partir de la citation de Pascal : « L’homme n’est qu’un roseau, le plus faible de la
nature, mais c’est un roseau pensant » (Pensées, fragment 38, édition Léon Brunschwicg).
398 Chroniques d’Arts-Spectacles
1. Œil pour œil est tiré d’un roman éponyme de Vahé Katcha (1928‑2003), écrivain et scénariste
français d’origine arménienne.
2. Cinéma parisien où le film a été présenté avec le procédé VistaVision (défilement horizontal des
images), lancé par la firme américaine Paramount pour concurrencer le CinémaScope.
Un homme dans la foule d’Elia Kazan 399
Elia Kazan, qui avait signé, il y a quelques années, le film le plus déma-
gogique jamais tourné en Amérique, Sur les quais, nous offre cette fois le
premier grand film contre la démagogie dans toutes ses formes et dans tous
les domaines.
Un homme dans la foule 1, que je tiens pour une grande et belle œuvre dont
l’importance dépasse le cadre de la critique cinématographique, a vivement
déplu au public américain comme du reste au public français, tout simple-
ment parce qu’il se situe aux antipodes de Sur les quais et qu’on y attaque
aujourd’hui ceux-là mêmes que l’on flattait hier.
Est-ce à dire que Budd Schulberg et Elia Kazan ont retourné leur veste ?
Non pas, mais Sur les quais, scénario qui passa de main en main pendant
cinq ans, parvint au stade final tellement édulcoré que de l’œuvre antifasciste
prévue il ne restait au contraire qu’une bande inconsciemment mais effecti-
vement fascisante.
Mais cette fois-ci, Schulberg et Kazan, étant leurs propres producteurs,
ont pu nous offrir un film absolument conforme aux intentions initiales : le
résultat est sensationnel.
La démagogie, parce qu’elle implique une certaine euphorie, un côté bon
enfant et familier, est d’abord américaine. En France, elle s’installe lentement
mais sûrement dans le journalisme, la radio et la télévision par la force des
choses puisque ces différents procédés de diffusion s’inspirent chaque jour
un peu plus des méthodes américaines.
Tout cela commence parce qu’une jolie fille, nièce du propriétaire d’une
petite station de radio, a eu l’idée d’une émission : Un homme dans la foule ;
il s’agit de laisser parler, chanter et cracher dans le micro un homme de la
rue. C’est ainsi que, dans une prison, elle dégote une brute hirsute et il y a
là, dans cette scène, selon moi le moment le plus important du film, le déclic
qui précipitera Rhodes du mauvais côté ; la petite speakerine lui demande
son nom ; il répond : « Rhodes. – Rhodes comment ? – Eh bien, Rhodes,
quoi ! » La fille alors parle dans le micro et dit : « Il s’appelle Rhodes, mais
se surnomme Lonesome (le Solitaire). »
Tout l’esprit du film est présent dans ces quatre phrases. Cette petite roue-
rie journalistique déclenche tout le mécanisme ; cette fille est honnête, brave
et tout ce que l’on voudra, mais toute la bassesse du monde s’exprime quand
même dans sa petite trouvaille : « Il se surnomme Lonesome. » Et Rhodes ?
On guette alors sa réaction. Il peut se fâcher et reprendre son chemin. En fait,
il regarde la fille, Patricia Neal, se tait, hésite probablement et choisit de rire
aux éclats. Dès lors, quoi qu’il arrive, quelle que soit sa noirceur à lui, sa pureté
à elle, on ne pourra plus la plaindre car c’est elle qui représente la corruption
et lui le corrompu. C’est lui qui est à plaindre jusqu’au bout de la projection.
Rhodes devant le micro, comment se comportera-t‑il ? Il s’ébroue et ne se
laisse pas démonter. Chansonnettes improvisées et non conformistes, petit
baratin familier et inhabituel qui plaît aux auditrices ; il leur parle de sa mère,
des lessives qui abîment les doigts, de la vaisselle toujours recommencée ;
il séduit, il étonne, il embobine, il met dans sa poche peu à peu, carrément,
l’Amérique.
Il passe de la radio à la télévision et son destin le hisse chaque jour à moins
que ce ne soit sa spontanéité ; il est franc, il met les pieds dans le plat, amène
une négresse devant la caméra, une autre fois décrie la marque de matelas
qui finance l’émission. En Amérique, la politique toujours débouche sur le
spectacle comme le spectacle sur la publicité, et Lonesome bientôt se trouve
sollicité par les candidats à la présidence peut-être. À cet égard, la scène où il
éduque, en l’humiliant, un vieux général politicien est sublime ; il lui explique
comment plaire : ne pas garder les lèvres serrées, savoir se moquer de soi-
même, se présenter devant la caméra avec un petit animal, chien ou chat,
dans les bras.
Suprêmement intelligent
Il y a entre tous les paliers de cette montée à la gloire, une vie de kermesse,
de larbins, de draps défaits, une agitation dérisoire et forcenée ; les filles se
couchent sur un regard de Lonesome ; plus il est aimé du public, plus il est
détesté derrière les coulisses par tous ceux que sa forte nature fait vivre. Et
Patricia Neal, trompée plusieurs fois par jour, en apprentie sorcière qu’elle
est, s’accroche de toutes ses forces à Lonesome, qui est son petit enfant, son
petit bébé fragile chaque fois qu’elle peut le rencontrer cinq minutes.
La fin nécessairement fabriquée sonne aussi vraie, aussi juste que le reste,
car il est vrai que ces baudruches se dégonflent bien vite comme le prouve le
capricieux destin du sénateur McCarthy1, auquel nos auteurs ont constam-
ment pensé.
1. Joseph McCarthy (1908‑1957), homme politique américain, sénateur de l’État du Wisconsin. Il
mena, de 1950 à 1954, une violente chasse aux communistes avant d’être censuré par le Sénat
américain.
Un roi à New York de Charlie Chaplin 401
Qu’Un homme dans la foule soit dirigé par Elia Kazan signifie assez que ce
film est joué mieux qu’à la perfection. L’interprétation d’Andy Griffith est une
performance certes, mais une performance de Kazan, car jamais un comédien
ne fut porté à bout de bras tout le long d’une œuvre comme ici.
Sans doute n’est-ce point là un film homogène mais au diable l’homogé-
néité ! (Clouzot, Duvivier et Clair 1 nous ont assez gâtés là-dessus ce mois-ci.)
Ce qui importe ici, ce n’est pas la structure de l’œuvre mais, outre sa perfection
formelle, son esprit, inattaquable, sa force, et j’ose dire sa nécessité. Les habituels
défauts des films honnêtes sont leur mollesse, leur timidité, leur neutralité peu
esthétique ; celui-ci est passionné, forcené, puissant, inexorable comme une
« mythologie » de Roland Barthes 2 et comme elle suprêmement intelligent.
françois truffaut
C’est entendu : Charlot ne nous fait plus rire. Mais Louis Chauvet4 et
André Lang 5, par contre, n’ont pas fini de m’amuser. Ce qu’il y a de plus
cocasse dans leur compte rendu, comme dans tous ceux défavorables à Un roi
à New York, ce sont les allusions à la faiblesse du scénario. Autant reprocher
au Nouveau Testament de manquer de suspense. Ce n’est pas tout à fait par
hasard que je cite le Nouveau Testament : le roi Shahdov, monarque détrôné,
arrive à New York, ayant réussi à sauver sa tête et les fonds de la trésorerie
royale. Il apprend, le lendemain, que son Premier ministre s’est fait la malle
en emportant l’argent. Le roi est complètement ruiné. L’auteur de cette scène
est-il Charlie Chaplin ou bien saint Matthieu qui nous rapporte la parabole
des talents6 ? Un homme, sur le point de faire un voyage, confie sa fortune à
ses serviteurs : l’un d’eux lui joue un tour identique et l’homme le sermonne
ainsi : « Méchant et lâche serviteur ! Que n’avez-vous donc mis à la banque
l’argent que je vous donnai en partant ? »
1. En ce mois d’octobre 1957 sont sortis sur les écrans français : Les Espions (Clouzot), Pot-Bouille
(Duvivier) et Porte des Lilas (Clair).
2. Mythologies de Roland Barthes est paru au Seuil cette même année 1957.
3. L’article fut publié avec cette phrase d’accroche : « Un roi à New York est un film génial. Le
secret de Charlie Chaplin, c’est sa bonté. »
4. « Un roi à New York », Le Figaro, 25 octobre 1957.
5. « Un roi à New York », France-Soir, 26 octobre 1957.
6. La parabole des talents (Évangile selon Matthieu, XXV, 14‑30) illustre l’obligation, pour les chré‑
tiens, de ne pas gâcher les dons qu’ils ont reçus de Dieu et de s’engager à faire grandir son
royaume.
402 Chroniques d’Arts-Spectacles
1. Citation exacte : « Mais je suis un poète qui sait que l’œuvre d’art doit résoudre le drame, non
l’exposer » (Jean Genet, « Lettre à Léonor Fini », Fragments… et autres textes, Loyau, Paris, 1950).
Le règne du cochon de payant est terminé 405
1. L’article fut publié avec cette phrase d’accroche : « Clouzot, Carlo Rim (et quelques autres),
cessez de mépriser le cinéma, les artistes et le public ! »
2. De Paul Cadéac (1954).
3. D’André Hunebelle (1956).
406 Chroniques d’Arts-Spectacles
« Est infâme tout ce qui est inachevé 1 », dit Jean Genet, et André Gide :
« Que chacun suive sa pente pourvu que ce soit en remontant 2. » Ainsi,
Michel Audiard, qui n’est au fond que le Jeanson du pauvre, ne parvient jamais
à s’échapper de la bassesse alors que Jeanson, dans Pot-Bouille – film surpre-
nant de baroque, parodie échevelée de Gervaise, admirablement conduite par
Julien Duvivier –, réussit en utilisant les mêmes éléments : mépris, cynisme
et mots d’esprit, à faire une œuvre qui n’est évidemment pas très généreuse
mais forte et « critique », simplement parce que le dosage est constamment
juste et aussi que Jeanson ne méprise pas son travail.
On peut, comme Bresson, Astruc, Rossellini, Nicholas Ray, Carl Dreyer,
Fritz Lang, Tati et quelques autres, ne jamais se soucier du public et espérer
seulement que l’on sera compris, mais si, comme Renoir, Clément, Clouzot,
Becker, Hitchcock, Duvivier, De Sica et la plupart des cinéastes en exercice,
on cherche résolument à plaire, il importe de ne pas mépriser le public en le
sous-estimant. Il faut traiter le spectateur comme son égal et je crois ferme-
ment à cette règle : dans un film ne rien mettre pour faire rire qui ne vous
fasse rire vous-même, pour vous faire pleurer qui ne vous émeuve.
Ce qui condamne d’avance pour insincérité n’importe quel film de Jean
Delannoy, René Clément et maintenant je crois Henri-Georges Clouzot,
c’est que plus rien ne les amuse, ni ne les émeut. À cet égard, il faut recom-
mander fortement la lecture du livre de Michel Cournot 3, consacré à la réa-
lisation des Espions : c’est un reportage magistral, remarquablement écrit,
d’une valeur critique rarement atteinte par d’autres ouvrages spécialisés ;
l’auteur vous donne le coup de foudre pour l’ingénieur du son William Sivel,
mais risque fort de dégonfler votre enthousiasme sur Clouzot ; on y voit
l’auteur de Manon s’interroger sans cesse sur les réactions du public et se
tromper avec une lourdeur que sanctionne nettement l’échec commercial
des Espions. Le Premier Spectateur – c’est le titre du livre de Michel Cour-
not – se résume à la description d’un abus de pouvoir constant de la part
de Clouzot, scénariste-réalisateur-producteur, à l’égard d’une équipe qui
dépend de lui et qu’il terrorise à force de colères naïves, d’injustices et de
décrets péremptoires qui n’ont aucun rapport avec l’amour du travail ou la
conscience professionnelle.
C’est son mépris des critiques – là-dessus je l’approuve – qui a incité Clou-
zot à annoncer que Les Espions serait un film kafkaïen, c’est son mépris du
public qui l’a empêché de faire un film réellement kafkaïen (à force de conces-
sions), et c’est son mépris des acteurs qui a compromis le style de l’interpréta-
1. Citation exacte : « C’est parce qu’elle n’est pas achevée qu’une action est infâme » (Journal du
voleur, Gallimard, Paris, 1949).
2. Citation exacte : « Il est bon de suivre sa pente pourvu que ce soit en montant » (Les Faux-
Monnayeurs, NRF, Paris, 1925).
3. Le Premier Spectateur, Gallimard, Paris, 1957.
Le règne du cochon de payant est terminé 407
tion (on sent très bien Gérard Séty terrorisé, non par les espions de l’histoire,
mais par Clouzot).
Ce qui gêne les spectateurs en voyant Les Espions, c’est d’abord de sentir
que Clouzot leur raconte une histoire à laquelle lui-même ne croit pas. Le
tournage de ce film fut éprouvant et tout ce que l’on voudra encore, sauf
exaltant, et il n’y a aucune raison pour qu’un pensum devienne une œuvre
pleine de fantaisie.
Presque tous les films faisant le récit d’aventures exceptionnelles, il entre
tout naturellement un peu de folie dans tous les films et pour que cette folie
nous gagne à notre tour, il importe qu’elle soit spontanée. Renoir a déclaré un
jour : « Comme j’ai dû recevoir un coup sur le cigare étant jeune, j’ai intérêt
à montrer dans mes films des gens qui ont reçu un coup sur le cigare1. »
Parole admirable ! Si le cinéma anglais est si médiocre depuis toujours, c’est
probablement qu’il nous présente des histoires loufoques racontées par des
gens raisonnables.
Lorsque, dans Ce Joli Monde, Yves Deniaud, gangster, explique que son fils
« a mal tourné : il est devenu honnête ! », il n’y a là qu’un poncif et c’est
pourquoi ce film n’amuse que les gens qui n’ont pas le sens de l’humour,
c’est-à-dire tous ceux pour qui ce genre d’astuces est encore inédit. Mais
Carlo Rim sait très bien qu’il s’agit là d’un poncif et que son film entier n’est
qu’une poubelle à poncifs. Seul un solide mépris de son public l’empêche de
chercher à le divertir par des moyens plus neufs et il est donc un peu agaçant
de lire sous la plume d’André Lang 2 (toujours lui) que « Carlo Rim devient,
avec Ce Joli Monde, l’égal de Jacques Tati 3 » !
Dans plusieurs interviews, Clouzot, à propos des Espions, s’interroge :
« Il s’agit de savoir si le cinéma est un art adulte ou non4 ? » À sa ques-
tion répondent assez nettement, me semble-t‑il, de jeunes metteurs en scène
comme Elia Kazan, Sidney Lumet, Frank Tashlin, Federico Fellini, qui nous
offrent au même moment des films aussi différents que Un homme dans la
foule, Douze Hommes en colère, La Blonde explosive et Les Nuits de Cabiria,
œuvres adultes et audacieuses, intelligentes et fortes qui ne cherchent pas
à embobiner le public en le flattant, mais qui font appel honnêtement à son
intelligence, à sa raison et à sa sensibilité.
1. Citation exacte : « Comme j’ai dû recevoir un coup sur le cigare, cela me convient mieux de mon‑
trer des personnages qui ont reçu un coup sur le cigare » (« Enquête sur la censure et l’érotisme »,
François Truffaut, Jacques Doniol-Valcroze, Cahiers du cinéma n° 42, décembre 1954).
2. Journaliste et dramaturge français (1893‑1986). À cette date, il collaborait principalement à
France-Soir et au Figaro.
3. « Carlo Rim est, au même titre que Jacques Tati, venu après lui, un des rares auteurs comiques et
satiriques complets de l’écran international » (André Lang, « Ce Joli Monde », France-Soir, 2 octobre
1957).
4. « … à Venise quand Clouzot me déclarait l’autre jour : “Il s’agit de savoir si le cinéma est un art
adulte”, entendant par là, je suppose, capable de rivaliser en intelligence et en signification avec
la littérature, notamment » (André Bazin, « Les Espions », France-Observateur, 17 octobre 1957).
408 Chroniques d’Arts-Spectacles
Jean Cocteau a bien raison d’affirmer si souvent que le snobisme est un mal
nécessaire. Lancé par les snobs, Darry Cowl est devenu en trois ans l’idole
du public le plus vaste, le B. B. mâle, et si les snobs, à présent, le décrient,
cela n’a pas d’importance ; ceci écrit, avouons qu’il faut beaucoup de fidélité
pour continuer à « soutenir » Darry Cowl après tous ces affreux petits films
qui s’intitulent : Cinq Millions comptant, Fric-frac en dentelles, À pied, à cheval
et en voiture, Fumée blonde ou insignifiants comme L’Ami de la famille, Ce Joli
Monde, Les Lavandières du Portugal.
Avec Le Triporteur, la déception est d’autant plus vive que l’espoir était
grand ; L’Ami de la famille était un film soigné 2, tiré d’une mauvaise pièce3 :
un très honorable pensum. On pouvait imaginer que le jeune réalisateur
Pinoteau donnerait libre cours à sa fantaisie, mais on se demande mainte-
nant si Pinoteau est capable de fantaisie. Le sujet du roman de René Fallet
était excellent 4, comme tous les canevas comiques basés sur l’idée d’itiné-
raire (du Mécano de la Générale à Un vrai cinglé de cinéma). Dès l’adaptation,
c’est le gâchis, l’affadissement, la sottise. Dans le roman, le héros, livreur
pâtissier dans le Midi, monte à Paris en triporteur pour assister à la Coupe
de France ; dans le film, l’itinéraire est imprécis, le lieu d’arrivée étant Nice
et le point de départ un petit village imaginaire dans le Midi ! C’est-à-dire
que, pour tourner près de Nice (où furent également tournés les « inté-
rieurs »), on a sacrifié du roman les meilleurs éléments : la performance,
l’effort, la traversée de la France, la découverte de Paris, la conquête de la
capitale ! D’emblée, Pinoteau s’engageait dans une entreprise dont l’intérêt
spectaculaire était réduit de moitié par la faute de cette adaptation mesquine
et sotte.
Bénéficiant cette fois de la couleur, Pinoteau pouvait nous montrer la
1. L’article fut publié avec cette phrase d’accroche : « Malgré Darry Cowl, Jack Pinoteau n’a fait du
Triporteur qu’un film fade, gauche et appliqué. »
2. François Truffaut lui a consacré une critique parue dans Arts n° 627, 10‑16 juillet 1957.
3. Comédie éponyme de Jacques Sommet, créée le 29 mars 1955 au théâtre de la Comédie-
Caumartin (Paris) dans une mise en scène de Bernard Blier.
4. Le Triporteur, Denoël, Paris, 1951.
Le Triporteur de Jack Pinoteau 409
que Le Triporteur ne soit pas l’exemple rêvé pour étayer une démonstra-
tion qui resterait théorique si, après l’excellent Courte Tête, Carbonnaux
n’avait tourné Le Temps des œufs durs sur lequel désormais nous reportons
nos espoirs1.
robert lachenay
1. Le Temps des œufs durs sortira sur les écrans français le 19 mars 1958.
2. L’article fut publié sous ce titre complet : « Seule la crise sauvera le cinéma français. Il faut filmer
autre chose avec un autre esprit et d’autres méthodes ».
Seule la crise sauvera le cinéma français 411
françois truffaut
Si l’on considère les jeunes cinéastes qui ont tourné cette année leur pre-
mier court métrage ou grand film, ceux qui ont tourné le second ou troisième
grand film, ceux qui viennent à la mise en scène actuellement par : a) l’assis-
tanat, b) le court métrage, c) le scénario, d) la critique, e) la télévision, c’est
une trentaine de noms qu’il convient de passer en revue.
a) Les assistants. Ils sont souvent blasés par un trop long et trop triste
apprentissage inutile et servile pendant lequel ils n’ont appris que des
« trucs ». Généralement cyniques, la mise en scène est pour eux un
métier plutôt qu’une vocation, un gagne-pain plutôt qu’une aventure.
Ils ont un peu la mentalité fonctionnaire. Michel Boisrond illustre assez
bien tout ce qui précède ; comme l’a remarqué Claude Mauriac, Une
Parisienne est un film de vieux. Jack Pinoteau est plus naïf que Boisrond,
Voici les trente nouveaux noms du cinéma français 413
plus sincère aussi, mais encore moins artiste. Marcel Camus a déçu avec
son Mort en fraude glacial et académique, mais il peut se racheter avec
l’Orphée brésilien1 qu’il tourne actuellement. Pierre Kast n’a pas égalé
René Clair avec Un amour de poche, qui présente le même inconvénient
que beaucoup de comédies anglaises : un postulat de base original et
rien d’autre pour « nourrir » le film.
On peut placer beaucoup d’espoir en deux jeunes réalisateurs qui ont
tourné leur premier film cette année : Jean-François Hauduroy (assis-
tant de Becker), qui va tourner Le Capitaine Fracasse 2, et Jean Valère
(assistant d’Ophuls), qui réalisera un film policier à Hambourg3.
b) Du court métrage. Les qualités qui font un court métrage n’ont aucun
rapport avec celles qu’exige un grand film et les scènes « jouées »
dans les films d’Henri Fabiani, Jean Rouch, Albert Lamorisse, Paul
Paviot, etc. sont consternantes de maladresse. Georges Franju va sans
doute tourner son premier long métrage avec La Tête contre les murs.
Ce passage du court au long métrage, deux réalisateurs talentueux
l’ont effectué : Édouard Molinaro avec Le Dos au mur, film noir, et
Jacques Baratier avec Goha le simple 4.
c) Du scénario. Les scénaristes sont complexés. Ils souffrent d’être tou-
jours trahis, toujours incompris, toujours édulcorés. Terrifiés par la
technique, ils n’osent franchir le Rubicon. Effectivement, Claude
Boissol ne s’est pas révélé très heureux dans l’art de la mise en scène
avec La Peau de l’ours. Attendons impatiemment le passage à la réa-
lisation de Jean Aurel 5, Annette Wademant 6 et ceux de nos scéna-
ristes qui auraient quelque chose à exprimer. Vadim reste, à ce jour,
l’exemple le plus heureux d’un scénariste passé metteur en scène.
d) De la critique. Le danger de ce côté-là ? L’esthétisme, la théorie,
l’exercice de style, les effets gratuits. Attendons tous Une vie pour
cataloguer nettement Alexandre Astruc, si controversé lors de ses
débuts ! Claude Chabrol, coauteur d’un ouvrage sur Alfred Hitch
cock7 et rédacteur aux Cahiers du cinéma, tourne actuellement un
long métrage dans un village de la Creuse, Le Beau Serge. Chabrol,
1. Orfeu Negro, qui recevra la Palme d’or au Festival de Cannes 1959 et l’oscar du meilleur film
étranger 1960.
2. Le film sera finalement réalisé en 1960 par Pierre Gaspard-Huit.
3. Une allusion possible au premier film de Jean Valère, La Sentence (1959), qui raconte la dernière
heure de quatre résistants arrêtés et fusillés par les Allemands. Film auquel ont participé deux futurs col‑
laborateurs de Truffaut : le dialoguiste Marcel Moussy et le directeur de la photographie Henri Decae.
4. Sorti en salles en mai 1959 sous le titre : Goha.
5. Après quelques courts métrages, Jean Aurel (1925‑1996) passera tardivement au long métrage
avec De l’amour (1964).
6. La scénariste belge (1928‑2017) ne passera jamais à la réalisation.
7. Éric Rohmer, Claude Chabrol, Hitchcock, Éditions universitaires, Paris, 1957 ; Ramsay Poche
Cinéma, 2006.
414 Chroniques d’Arts-Spectacles
1. Arts, n° 630, 31 juillet-6 août 1957 ; n° 633, 28 août-3 septembre 1957. Et c’est Jacques Audiberti
qui signera dans Arts (n° 696, 12-18 novembre 1958) la critique des Mistons (1957), court métrage
adapté d’une nouvelle de Maurice Pons et tourné en décors naturels.
2. Charlotte et Véronique ou Tous les garçons s’appellent Patrick de Jean-Luc Godard (1957). Par
un étrange lapsus, Truffaut a omis de citer le nom du réalisateur.
3. Sic. Ce film, qui est bien d’Agnès Varda, est sorti sous le titre : Ô saisons, ô châteaux, emprunté
à Rimbaud. En écrivant « d’après Varda », Truffaut veut sans doute mettre l’accent sur la dimension
subjective du regard de la cinéaste sur cette région.
4. La Vie et l’Œuvre d’André Malraux (1957).
5. De Sophie Cathala (Gallimard, Paris, 1957). Ce projet d’adaptation ne verra pas le jour.
Le Grand Chantage d’Alexander Mackendrick 415
1. L’usage du pseudonyme Robert Lachenay en signature de cet article permet ici à Truffaut de se
désigner nommément dans le « peloton de tête » des nouveaux cinéastes.
2. Référence au film de John Huston The Asphalt Jungle (Quand la ville dort, 1950).
416 Chroniques d’Arts-Spectacles
Lancaster par les basques. Il est son esclave docile et sans cesse humilié,
il empoche de tous côtés de l’argent qui lui brûle les mains puisque notre
potineur – aussi célèbre que notre B. B. nationale et, comme elle, désigné
par ses seules initiales J. J. – publie les échos « rabattus » au gré de son
humeur qui est, le plus souvent, massacrante. D’où l’embarras permanent
de notre Tony, qui ne parvient jamais à faire quinze mètres dans la rue
sans se faire traiter de fripouille. Mettez-vous à sa place ou plutôt restez à
la vôtre, de spectateur, et convenez que ce métier n’en est pas un, tout juste
un expédient.
Comme il faut bien que Clifford Odets – que sa générosité fougueuse
et simplificatrice conduit souvent, comme chez nous Morvan Lebesque1
enchaîné au Canard, à une indignation systématique car trop automatique-
ment déclenchée – introduise, tôt ou tard, son doux parfum de tragédie
grecque – j’allais écrire de tragédie en tics – J. J. découvre son talon d’Achille,
une frangine depuis toujours idolâtrée, quasi incestueusement et qui, godi-
che bien intentionnée, est amoureuse d’un pinceur de guitare, doux, effacé,
modeste, incorruptible.
Comment le mélomane amoureux déchaîne contre lui la colère de J. J.,
comment, par excès de zèle, cet âne de Tony Curtis vient finalement grossir
l’hécatombe dernière édition, c’est ce que vous comprendrez en allant voir
Le Grand Chantage, à condition toutefois de savoir lire entre les lignes d’un
sous-titrage stupidement approximatif, infidèle et insuffisant.
On ne s’ennuie pas une seconde, il est impossible de prévoir l’issue de
chaque scène et cependant tout paraît cousu de fil blanc et l’est effecti
vement.
Ce qu’il y a, toutefois, d’épatant, c’est le numéro d’exhibition de Tony
Curtis, baby doll à peine masculinisé, numéro déjà brillamment amorcé dans
d’excellents petits films de série tel L’Extravagant Monsieur Cory 2. C’est un
jeu sautillant, riche de petits gestes inutiles, nerveux, fébriles, à peine esquis-
sés, d’un besogneux apeuré qui remue du vent, rien que du vent. Un seul
regret : ce personnage qui fuit dans la nuit humide son destin tuméfié, fait
trop penser à Richard Widmark, son inoubliable silhouette de combinard tout
au long du meilleur film de Jules Dassin : Les Forbans de la nuit 3.
Seconde attraction : la photo audacieuse de James Wong Howe qui saisit
les protagonistes en pleine rue, au milieu des voitures, sans complexe et en
pleine liberté, dans un incessant parti pris de mouvement, souligné encore
par un montage trépidant et dynamique à souhait.
Par rapport au Grand Couteau, tellement affiné par Robert Aldrich,
1. Journaliste et essayiste français (1911‑1970), collaborateur de Je suis partout, puis du Canard
enchaîné.
2. Mister Cory de Blake Edwards (1957).
3. Night and the City de Jules Dassin (1950).
Les dix plus grands cinéastes du monde ont plus de 50 ans 417
Il est bien connu que la France est le pays où l’on fait le plus difficilement
confiance aux jeunes ; nous connaissons tous des employés de bureau, des
fonctionnaires, des avocats, des chefs d’entreprise et jusqu’à des artistes qui
attendent impatiemment leurs premiers cheveux blancs pour être enfin « pris
au sérieux », respectés, la belle affaire ! Un littérateur comme Jean Dutourd
semble avoir fourni un bel effort pour faire oublier qu’il était un « jeune
romancier » : ne contestons pas sa réussite.
Mais actuellement, et dans tous les domaines artistiques, la jeunesse béné-
ficie de la cote d’amour : nous assistons au coup de foudre collectif d’un pays
pour ses enfants, tel qu’il s’en produit un par siècle en France, un par an en
Amérique !
Les producteurs de films, par exemple, ne jurent plus que par les jeunes et
nous avons vu pourquoi la semaine dernière. On ne parle plus des dangers
de l’inexpérience, mais des beautés de la maladresse. Le métier ? Pouah !
La fraîche spontanéité ? Bravo ! Tout va bien et je serais le dernier à me
plaindre d’un tel état de choses ou, plus exactement, je serais le dernier si…
la critique cinématographique dans son ensemble n’était point si prompte à
entonner une chanson dont elle ignore la musique si elle en connut jamais les
paroles ; autrement dit, s’il n’y avait que Jean Delannoy à déloger du cocotier,
j’irais volontiers, moi aussi, de ma secousse en buvant du petit-lait, mais je
me suis aperçu qu’en alignant les uns au-dessous des autres les noms des dix
plus grands cinéastes mondiaux actuellement en exercice, j’obtenais une liste
panachant les sexa et les quinquagénaires.
Jugez-en plutôt : Charlie Chaplin (1889), Jean Renoir (1894), Carl Dreyer
(1889), Roberto Rossellini (1906), Alfred Hitchcock (1899), Josef von Stern-
berg (1894), Luis Buñuel (1900), Robert Bresson (1901), Abel Gance (1889)
et Fritz Lang (1890). Eh quoi ? Vous n’êtes pas convaincu ? Cette liste n’est
pas la vôtre ? Vous voudriez y voir figurer aussi King Vidor (1894), René Clair
(1898), Henri-Georges Clouzot (1907), Jean Cocteau (1889), Jacques Becker
1. L’article fut publié sous ce titre complet : « Il est trop tôt pour secouer le cocotier. Les dix plus
grands cinéastes du monde ont plus de 50 ans ».
418 Chroniques d’Arts-Spectacles
(1906), Edgar G. Ulmer (1900), Howard Hawks (1896) et notre grand Jacques
Tati, qui fêtera son demi-siècle avec la sortie de Mon oncle ?
Si l’on excepte les 43 beaux étés d’Orson Welles, quel cinéaste de moins
de 50 ans peut être considéré comme génial ?
n’est pas autre chose, en vertu de laquelle il n’y a ni bons ni mauvais films
mais seulement bons et mauvais cinéastes.
Selon une définition de René Clair lui-même, un film ne serait qu’une
histoire racontée en images ; le grand public et la critique partagent le point
de vue de René Clair et ce que l’on ne pardonne pas à Elena et les Hommes,
Un roi à New York, Europe 51, Ordet ou Le Faux Coupable, c’est de racon-
ter le monde au lieu de raconter une « bonne histoire ». Cependant, s’il
n’effectue pas, à un moment ou l’autre de sa carrière, ce passage des idées
particulières aux idées générales, un artiste piétine et devient rapidement
inutile puisqu’il ne peut apporter de contribution effective à l’art qu’il a
choisi de servir.
Lorsqu’on débute dans le cinéma, on est extraordinairement servi par ses
limites ; l’ignorance est une force et dans la mesure même où l’écran est,
non pas une fenêtre mais un cache, plus notre univers est restreint, plus nous
serons à l’aise pour résumer la vie à l’intérieur de cet écran. Le difficile, c’est le
choix et il est encore plus malaisé de rejeter ce que l’on connaît et que l’on ne
veut pas utiliser que d’assimiler ce que l’on apprend. D’où la force des œuvres
de jeunesse. Mais comme tous les jours, malgré tout, on s’enrichit, les intérêts
se déplacent en même temps que les curiosités s’éveillent ; il faut donc toute
l’immense ingénuité d’un Julien Duvivier pour tourner cinquante films en
trente ans, faisant alterner histoires policières, sentimentales et comiques
sans jamais y glisser une idée, un point de vue, une intention, ne parlons pas
même de message.
Quelle que soit l’histoire racontée – puisqu’il faut bien raconter une his-
toire –, l’idée profonde qui anime un film doit pouvoir se résumer en deux
ou trois mots : Lola Montès ou le surmenage, Elena et les Hommes ou les périls
de Vénus, Un roi à New York ou l’ère du mouchardage, Le Faux Coupable ou
la rédemption, Monsieur Arkadin ou la noblesse, L’Invraisemblable Vérité ou
la tache originelle.
C’est pourquoi je suis persuadé que si le renouvellement de notre cinéma
devra tout à l’apport de jeunes cinéastes doués et intelligents tels qu’Alexandre
Astruc ou Roger Vadim, les plus jeunes qui viennent à présent doivent se
réclamer, non d’Astruc et de Vadim, mais de ceux qui furent leurs maîtres :
Renoir, Welles, Cocteau, Lang, Sternberg.
Raymond Radiguet apprit à Jean Cocteau à se méfier des avant-gardes :
« Il faut copier les chefs-d’œuvre1 », disait-il.
françois truffaut
1. La citation complète est : « Il faut copier les chefs-d’œuvre, car c’est par où cela nous est impos‑
sible que nous innoverons » (Propos rapportés par Jean Cocteau dans Cocteau par lui-même,
d’André Fraigneau, Seuil, Paris, 1965, p. 46).
420 Chroniques d’Arts-Spectacles
1. L’article fut publié avec cette phrase d’accroche : « Vingt ans après sa sortie, J’ai le droit de
vivre reste un film jeune. »
2. Sous cette étiquette de « Viennois », Truffaut regroupe en fait des cinéastes originaires de divers
pays d’Europe de l’Est qui se sont installés dans leur jeunesse à Vienne (Preminger, Ulmer, Wilder)
ou sont véritablement nés à Vienne (Zinnemann, Sternberg, Lang).
3. Titre original : You only Live once.
J’ai le droit de vivre de Fritz Lang 421
1. Interdit en effet à la Radio française, L’Enfant criminel fut publié en 1949, puis réédité en 2014
par L’Arbalète/Gallimard.
Bonjour tristesse d’Otto Preminger 423
encore les derniers films de Fritz Lang à la lumière de celui-là, car cet homme
n’est pas seulement un artiste génial, mais aussi le plus isolé et le plus incom-
pris des cinéastes contemporains.
françois truffaut
1. L’article fut publié avec cette phrase d’accroche : « Bonjour tristesse est un poème d’amour de
Preminger à Jean Seberg. »
2. Allusion à Monsieur Teste de Paul Valéry.
3. Voir n. 1 p. 233.
4. Jacques Rivette, « Rencontre avec Otto Preminger », Cahiers du cinéma n° 29, décembre 1953. Le
cinéaste offre des propos si lapidaires que l’interviewer a délaissé les questions-réponses habituelles
de l’entretien, pour proposer une synthèse au style indirect ponctuée de rares incises au style direct.
424 Chroniques d’Arts-Spectacles
comme celle que je ne nommerai pas1 et dont on ne sait s’il faut l’attribuer à
Pierre Boulle, David Lean, Alec Guinness ou Sam Spiegel.
Avez-vous remarqué comment la stérilité inhérente à leur fonction conduit
les critiques à s’occuper toujours du personnage plutôt que de l’acteur qui
l’incarne ? C’est certainement une sécheresse prétentieuse qui leur fait préfé-
rer le scénario au film lui-même, les intentions au résultat, l’idée au geste, bref
l’abstrait au concret. Et pourtant le metteur en scène, lui, travaille sur ce que
les militaires nomment « le matériel humain ». Un romancier parlant de ses
personnages m’a toujours semblé ridicule, jamais un réalisateur parlant de ses
interprètes. C’est probablement pourquoi je préfère le cinéma à la littérature.
Le cinéma est un art de la femme, c’est-à-dire de l’actrice. Le travail du
metteur en scène consiste à faire faire de jolies choses à de jolies femmes, et
pour moi les grands moments du cinéma sont la coïncidence entre les dons
d’un metteur en scène et ceux d’une comédienne dirigée par lui : Griffith
et Lillian Gish, Sternberg et Marlene, Fritz Lang et Joan Bennett, Renoir et
Simone Simon, Hitchcock et Joan Fontaine, Rossellini et Magnani, Ophuls et
Danielle Darrieux, Fellini et Masina, Vadim et B. B. Nous pouvons désormais
ajouter Preminger et Jean Seberg.
1. Référence au Pont de la rivière Kwaï de David Lean (1957), d’après le roman de Pierre Boulle,
interprété par Alec Guinness et produit par Sam Spiegel.
2. L’héroïne du roman de Françoise Sagan.
3. Vingt-Quatre Heures au Mans de Michel Gast (1958).
Bonjour tristesse d’Otto Preminger 425
1. Allusion au groupe Ray Ventura et ses Collégiens, composé de jeunes musiciens et chanteurs.
Le compositeur Ray Ventura (1908‑1979) fut aussi producteur de cinéma.
2. Film d’Otto Preminger (1957), d’après la pièce de George Bernard Shaw.
3. Pierre Cauchon (1371‑1442), l’ordonnateur du procès de Jeanne d’Arc, à Rouen.
4. Voir n. 6 p. 221.
Les Sentiers de la gloire de Stanley Kubrick 427
porte sur ses petites épaules tout ce film qui n’est d’ailleurs qu’un poème
d’amour que lui dédie Otto Preminger.
françois truffaut
J’ai donc vu Les Sentiers de la gloire (Paths of Glory), film américain indé-
pendant réalisé en Belgique, les autorités françaises ayant refusé l’autorisation
de tournage en France aux cinéastes qui n’ont, je crois, pas même l’intention
de soumettre leur production achevée au contrôle de la commission de cen-
sure 1 !
Paths of Glory est adapté d’un roman qui porte ce titre 2, lequel ne fait
qu’articuler un fait vrai et qui entache assez clandestinement la petite histoire
de la guerre 1914‑1918.
1. Organisée à Bruxelles le 21 février 1958, la première présentation européenne du film souleva un
tollé dans la presse. Selon certaines sources, c’est là que Truffaut l’aurait découvert ; selon d’autres,
il aurait assisté à une projection au ministère de la Défense (Paris), grâce à une complicité dans la
place. Quoi qu’il en soit, le film l’a marqué durablement. Lors de la préparation de Jules et Jim
(1961), il écrira à Stanley Kubrick pour lui demander l’autorisation d’utiliser le long travelling de
l’attaque des Sentiers de la gloire, qui « mieux que n’importe quel document d’archive, pourrait
résumer dans mon histoire, en quelques secondes, toute la guerre de 1914‑1918 ». Devant son
refus, Truffaut se rabattra sur des images d’actualités. Dans Vivement dimanche ! (1983), Barbara
(Fanny Ardant) et Julien (Jean-Louis Trintignant) découvrent dans la presse une publicité annon‑
çant une projection des Sentiers de la gloire dans le cinéma local. « C’est un film de guerre, leur
explique la caissière au téléphone. Ça se passe en 14‑18, c’est les Français qui se battent contre
les Allemands […]. Il y a de l’amour, il y a de la bagarre, et puis des chansons et des sentiments,
et tutti quanti ! »
2. De l’Américain Humphrey Cobb (1935). Les Sentiers de la gloire, Seghers, Paris, 1958.
3. Convoqué devant la Commission en 1947, Adolphe Menjou y manifesta un anticommunisme
virulent ; il participa à l’Alliance cinématographique pour la protection des idéaux américains,
structure d’inspiration maccarthyste.
428 Chroniques d’Arts-Spectacles
de sacrifier inutilement ses hommes, puis cède enfin après que Menjou lui a
promis je ne sais quel avantage.
C’est ainsi que le général envoie délibérément à la mort toute une compa-
gnie de braves, menée superbement par le colonel Kirk Douglas.
La peau du général
La fourmilière était réellement imprenable, d’où affreuse, sanglante et cri-
minelle hécatombe ; cette attaque désespérée constitue la meilleure partie
du film. Au plus fort de son dépit, le général commande un tir d’artillerie sur
ses propres troupes démantelées ; refus des artilleurs. Au retour des rescapés,
le général en fait fusiller trois pour l’exemple, choisis au hasard. Le film se ter-
mine sur cette exécution ; l’un des trois, blessé après une bagarre en prison,
ayant voulu massacrer l’aumônier, est ficelé sur une civière !
Et Kirk Douglas, rageur, bien décidé à « avoir la peau » du général du
diable, médite à voix haute cette pensée de Samuel Johnson : « Le patrio-
tisme est l’ultime refuge des gredins. »
Ainsi donc, ce film qui, à la demande des anciens combattants belges, a été
retiré d’une salle bruxelloise, ne sortira jamais en France1 – tant qu’il y aura
des militaires en tout cas – et c’est dommage car il est fort beau et à divers
points de vue. Il est admirablement mis en scène, mieux encore que The Kil-
ling, sorti à Paris sous le titre d’Ultime Razzia, en plans longs, très mobiles.
La photo, splendide, parvient à retrouver le style plastique de l’époque – on
pense à la guerre de 1914‑1918 telle qu’en témoigne par exemple une collection
de L’Illustration 2. Le jeu, très homogène, très contrôlé, n’est jamais empha-
tique ni théâtral, bref c’est du beau travail.
La faiblesse du film, ce qui l’empêche d’être un réquisitoire irréfutable,
c’est une certaine invraisemblance psychologique dans le comportement des
« méchants » ; il y eut certainement en 1914‑1918 des « crimes de guerre »
semblables, des tirs dirigés sur nos troupes, mais par erreur, par ignorance et
par confusion plutôt que par ambition personnelle. La lâcheté est une chose
et le cynisme une autre ; ce général à la fois lâche et cynique est peu vraisem-
blable ; le scénario eût été plus logique si un officier lâche, pris de panique,
avait fait tirer sur ses troupes et qu’un autre officier eût fait fusiller trois des
rescapés pour l’exemple.
1. Soucieuses de ne pas apparaître comme des censeurs, les autorités françaises vont, dans l’ombre,
effectuer des manœuvres diplomatiques afin de bannir le film des écrans français pendant dix-sept
ans. Après deux nouvelles tentatives infructueuses d’immatriculation en 1969 et 1972, le film sortira
enfin sur les écrans français le 26 mars 1975, soit quelques mois après une allocution du nouveau
président de la République, Valéry Giscard d’Estaing, qui annonçait, le 28 avril 1974, la disparition
de la censure politique.
2. Hebdomadaire français (1843‑1944), célèbre pour la place laissée au dessin, puis à la photographie.
Redécouvrons Max Ophuls, cinéaste des sentiments éternels 429
1. La Question d’Henri Alleg (Les Éditions de Minuit, Paris, 1958) dénonce la torture des civils
pendant la guerre d’Algérie. Ce livre a été porté à l’écran en 1977 par Laurent Heynemann.
2. Dans un autre article consacré aux Sentiers de la gloire (« Après vision », signé R. L. [Robert
Lachenay], Cahiers du cinéma n° 82, avril 1958), Truffaut dira : « La seule audace de ce film est qu’il
s’en prend à l’armée française, la seule qui n’est jamais été mise en cause à l’écran », avant de lui
accorder « un certain rythme martelé très séduisant, une rapidité forcenée et, convenons-en, un
souffle cinématographique ».
430 Chroniques d’Arts-Spectacles
L’Exilé, avec Douglas Fairbanks Jr, Lettre d’une inconnue d’après Stefan Zweig
sont deux films irréprochables, de même que le fameux Caught, jamais sorti
en France1.
La seconde période française de Max Ophuls est marquée par quatre films,
dont on s’aperçoit à les revoir qu’ils furent singulièrement sous-estimés, bien
que l’un d’eux – La Ronde – ait été l’un des plus grands succès commerciaux
de l’après-guerre. Ces quatre films témoignent de la réussite de Max Ophuls à
sauvegarder sa liberté d’expression à l’intérieur d’un genre de films redoutable
entre tous, la grande production à visées internationales.
Le goût du luxe chez Max Ophuls masquait, en réalité, une grande pudeur ;
ce qu’il recherchait – un tempo, une courbe – était si frêle et cependant
tellement précis qu’il fallait abriter cela dans un emballage disproportionné,
comme un bijou précieux que l’on enfouirait dans quinze écrins toujours plus
vastes, s’emboîtant les uns dans les autres.
Si Lola Montès, qui est devenu, tout comme Zéro de conduite ou La Règle du
jeu, un classique des ciné-clubs, suscita l’enthousiasme des jeunes cinéphiles,
c’est que Max Ophuls, conscient de l’impossibilité que représentait un film
bâti sur Martine Carol, la réduisit au rôle d’une statue de plâtre humiliée et
bourra son film d’idées générales jusqu’à en faire un essai poétique sur le
monde moderne, la publicité, la gloire préfabriquée, la cruauté des formes
actuelles du spectacle ; jeux des questions, parades des amants, l’exploitation
de la vie privée, les joies de vivre, les émissions publicitaires, etc.
Lola Montès est le plus grand film de dérision jamais tourné mais, au lieu
de se présenter comme une œuvre confidentielle, de laboratoire – comme
Les Chaises de Ionesco par exemple –, c’est une superproduction à la portée
de tous et Peter Ustinov, dans un article, explique assez bien ce phénomène
de disproportion : « Il était le plus introspectif des metteurs en scène, un
horloger qui n’a d’autre ambition que de fabriquer la plus petite montre du
monde et s’en va ensuite, dans un soudain éclair de perversité, la poser au
sommet d’une cathédrale2. »
On a souvent décrit Max Ophuls comme un maniaque de la caméra, un
forcené du travelling ; en réalité, il sacrifiait tout à l’acteur et il s’était rendu
compte que les comédiens sont plus justes dans leur expression s’ils subissent,
en jouant, une contrainte physique naturelle, d’où ces escaliers dévalés, ces
danses effrénées, ces longs trajets, ces poursuites dans les couloirs et ces
portes claquées.
Les objets, les éléments de décor, placés entre l’acteur immobile et la
caméra, participaient d’une même recherche réaliste, car Max Ophuls
pensait qu’il n’y a aucune comparaison entre le jeu d’un acteur face à la
1. Pris au piège (1949) ne sortira sur les écrans français que le 30 janvier 2010.
2. « La plus petite montre du monde », Cahiers du cinéma n° 81, mars 1958.
432 Chroniques d’Arts-Spectacles
caméra et le jeu du même acteur qui sait qu’une plante verte, une branche
d’arbre, un tuyau de poêle, un cordage, une grille ou un voile masque
partiellement son visage ; l’effort qu’il accomplit alors pour triompher
de ce handicap lui donne des intonations plus vraies, une expression plus
précise.
L’homogénéité du jeu dans les films de Max Ophuls est extrême : jamais
Jean Gabin, Gaby Morlay, Pierre Brasseur, Daniel Gélin n’ont été meilleurs
que dans Le Plaisir. Comparez Charles Boyer et De Sica dans Madame de…,
et dans les films qu’ils ont tournés depuis ! Quant à Danielle Darrieux, elle fut
grâce à Max Ophuls la meilleure actrice française de ces dernières années. Peter
Ustinov dit encore : « Il interrompait parfois une scène à cause d’un battement
de paupière excessif, aussi déplacé qu’une fanfare dans un enterrement 1. »
Ces exemples devraient suffire à démentir la réputation de cinéaste déco-
ratif et superficiel dont souffrait Max Ophuls, artiste admirable, seulement
préoccupé, comme les plus grands, de vérité humaine.
françois truffaut
Rendre compte des Girls constitue une corvée à laquelle on ne peut com-
parer que celle infligée aux lycéens de septième lorsqu’on leur commande
une composition française de ce genre : « Vous avez passé un dimanche à la
campagne ; il faisait beau, le soleil brillait, vous avez cueilli des fleurs. Décrivez
vos impressions. »
Une comédie musicale américaine, lorsqu’elle est réussie, parvient à créer
dans la salle une ambiance purement euphorique ; elle nous installe dans un
confort intellectuel absolu. Le sens critique succombe sitôt que nous en avons
littéralement « plein la vue » ; tant d’élégance, de goût et de raffinement ne
sauraient nous lier au film platoniquement et très vite nous offrons au réali-
sateur, en échange de ce ravissement, toute la crédulité, toute la bonne foi,
toute l’adhésion possibles. Un rapport quasiment amoureux s’établit donc
entre un film musical et le public qui le regarde, à tel point que Les Girls
constitue le cadeau le plus rare, le plus sentimental, le plus civilisé que le
cinéma hollywoodien puisse offrir au cinéma invétéré.
Je ne sais si George Cukor a vu Lola Montès, mais je suis certain que Max
Ophuls aurait aimé passionnément Les Girls, qui pourrait être également
1. Ibid.
Cannes : le cinéma passe son conseil de révision 433
dédié aux femmes, à l’art du spectacle et plus précisément aux femmes qui
servent l’art du spectacle.
Le canevas ? Gene Kelly a été l’animateur d’une troupe qui parcourut toute
l’Europe et dont les vedettes étaient une Américaine : Mitzi Gaynor, une
Anglaise : Kay Kendall et une Française : Taina Elg. La troupe s’est dispersée.
Plusieurs années ont passé lorsqu’un petit scandale londonien éclate : Kay Ken-
dall, mariée, a publié ses Mémoires et Taina Elg, s’estimant diffamée, l’attaque en
justice. À la faveur du procès, trois retours en arrière nous donneront la clef senti-
mentale qui ouvrait les cœurs dansants ; nous apprenons que nos trois girls furent
amoureuses de leur patron, Gene Kelly, et alternativement payées de retour !
Tout cela nous est dit, ou parfois chanté, souvent dansé par ces trois
exquises créatures, dont les plus difficiles à oublier sont Taina Elg, la plus
attractive, et Kay Kendall, la plus spirituelle. Seule Mitzi Gaynor déçoit, un
peu trop Dany Robin yankee. Gene Kelly se ressemble, toujours souriant, tou-
jours canaille. Au contraire d’Eddie Constantine qui, sympathique d’emblée,
nous devient progressivement odieux à mesure que l’on s’aperçoit qu’il ne
sait rien faire, Gene Kelly commence toujours par nous heurter pour mieux
nous séduire et finalement nous mettre dans sa poche.
George Cukor, qui est avec Elia Kazan le meilleur directeur d’acteurs hol-
lywoodien, dirige tout cela tambour battant et, avec l’aide de son opérateur
Robert Surtees, retrouve souvent la veine plastique d’A Star Is Born 1, son
meilleur film. La musique de Cole Porter – qui travaille en ce moment pour
Bardot, Sinatra et Vadim2 – participe de la griserie générale. Il y aurait bien
en chinoisant quelques réserves de détails à formuler, mais « qu’est-ce que
cela fait puisque tout est grâce3 » ?
françois truffaut
1. De George Cukor, sorti en France le 26 avril 1955 sous le titre : Une étoile est née.
2. Produit par Raoul Lévy et intitulé Paris by Night, le film de Roger Vadim aurait réuni pour la
première fois à l’écran Frank Sinatra et Brigitte Bardot. Mais le projet ne vit pas le jour, car Sinatra
refusa de se rendre à Paris pour le tournage et Bardot de faire le voyage à Hollywood.
3. Référence aux derniers mots prononcés par le jeune prêtre, à la fin du Journal d’un curé de
campagne de Georges Bernanos : « Qu’est-ce que cela fait ? Tout est grâce. »
434 Chroniques d’Arts-Spectacles
Si l’échec était évident l’an dernier, c’est qu’il était essentiellement éco-
nomique : pas de vedettes, pas de photos, peu d’affaires conclues, beaucoup
de mécontents.
Cette année, le Festival de Cannes sera d’autant plus important qu’il
constituera une sorte de visite médicale pour le cinéma européen en crise ;
il s’agira de prendre la température de la production, de l’ausculter et d’établir
un diagnostic. Pourquoi le cinéma traverse-t‑il une crise ? Sans doute parce
que les films ne ressemblent pas à ce qu’attend le public ou justement parce
qu’ils ressemblent trop à ce que le public attend, ce qui revient au même.
Après la Libération, le cinéma français est devenu très prospère, non que
les films étaient meilleurs qu’aujourd’hui, mais ils constituaient la distrac-
tion numéro un. Les gens étaient mal nourris, mal chauffés, mal logés. Le
cinéma représentait l’évasion idéale. Puis sont apparus les appartements neufs
payables en vingt ans, les scooters à crédit et même les vêtements, les frigi-
daires sans oublier naturellement la télévision dont nous reparlerons.
Voilà pour les raisons économiques. Mais il y a aussi, me semble-t‑il, des
raisons esthétiques à la désaffection du public. Il y a certainement trop de
mauvais films et trop de mauvais réalisateurs, mais il y a aussi trop de mau-
vais producteurs. La plus stupide définition du métier de producteur est
certainement celle donnée au cours d’une interview pour Le Film français
par l’un d’eux, Raoul Lévy : « Le producteur doit réunir des gens qui n’ont
aucune envie de travailler ensemble et les convaincre de faire un film. » Cette
méthode me paraît désastreuse pour ce qu’elle conduit à des entreprises
comme Les Bijoutiers du clair de lune (la plus cruelle déception de l’année)
ou même Montparnasse 19 que devait tourner Ophuls 1, Thérèse Étienne 2 que
devait tourner Buñuel, Tamango 3 et La Bonne Tisane 4 que personne ne devait
tourner.
Selon moi, un bon producteur est celui qui devine que Becker ne peut pas
tourner le film d’un autre, que Vadim, dont le tempérament est décoratif,
ne peut réussir un film tragique ou simplement grave, qu’on ne peut faire
jouer ensemble Gabin et Bardot sans obtenir quelque chose de monstrueux,
qu’on ne peut tourner un film d’aventures dans trois décors (Tamango) et
que Ralph Habib serait plus à l’aise pour filmer un James Hadley Chase (il
s’y passe beaucoup de choses) qu’un Simenon (où il s’en passe très peu),
c’est-à-dire Le Passager clandestin. Le bon producteur est celui qui confie
une comédie au cinéaste qui a le sens de l’humour, un film policier à celui
qui n’est qu’un bon technicien, un film d’amour à celui qui a du cœur et un
film poétique à personne parce que cela rate toujours : Marguerite de la nuit,
Le Pays d’où je viens 1, Juliette ou la Clé des songes 2 et que la poésie au cinéma
surgit quelquefois mais jamais quand on la sollicite !
La peur du risque
Le cinéma français actuellement se résume à ceci : quatre vedettes qu’il faut
payer une cinquantaine de millions par film et qui les méritent puisque les
producteurs avec elles ont la certitude de ne pas prendre de risques. Comme
tous les producteurs sont désireux de ne travailler qu’avec ces vedettes, on
peut affirmer, sans presque exagérer, que les cent vingt films que nous pro-
duisons chaque année sont conçus pour Fernandel, Gabin, Bardot, Michèle
Morgan et Gérard Philipe. Chacune de ces stars ne pouvant tourner plus de
trois ou quatre films par an, les moins généreux ou les moins avisés de nos
producteurs se retrouvent fréquemment avec des films déjà préparés qu’il faut
tourner même sans vedettes pour ne pas perdre l’argent investi dans l’écriture
du scénario et la préparation du film. C’est ainsi qu’au dernier moment des
acteurs souvent plus doués que les vedettes précitées sont requis pour les
remplacer. C’est Fernandel qui devait jouer dans La Traversée de Paris et non
Bourvil. C’est Michèle Morgan et non Jeanne Moreau, qui était prévue pour
Le Dos au mur. C’est Brigitte Bardot et non Françoise Arnoul, qui devait être
La Chatte 3. Le premier Modigliani était Mel Ferrer et non Gérard Philipe. Et
c’est ainsi que Charles Vanel remplace Gabin (Rafles sur la ville 4), tandis que
Pierre Vaneck hérite des rôles refusés par Gérard Philipe !
On peut dire que presque tous les films tournés en France le sont de cette
manière, c’est-à-dire sans aucun risque au stade de la conception, avec le
maximum de risques au stade de la réalisation, le hasard faisant le reste, les
miracles toujours possibles, et aussi le talent du metteur en scène sur lequel
toutefois aucun producteur n’aurait cru devoir miser en montant sa combine.
1. De Marcel Carné (1956). Truffaut en a publié une critique dans Arts n° 591, 31 octobre-6 novembre
1956.
2. De Marcel Carné (1951).
3. D’Henri Decoin (1958), d’après l’histoire de l’espionne Mathilde Carré.
4. De Pierre Chenal (1958), d’après le roman éponyme d’Auguste Le Breton.
Cannes : le cinéma passe son conseil de révision 437
1. Truffaut évoque ici le principe du pay-per-view ou télévision à la carte développé aux États-Unis
à partir de 1951 ; les événements sportifs et les films étaient les deux programmes privilégiés par
ce nouveau mode de diffusion.
438 Chroniques d’Arts-Spectacles
1. La télégraphie sans fil permettant d’écrire à distance en utilisant des ondes électromagnétiques.
2. Les principes de la VHS et des vidéo-clubs naîtront une vingtaine d’années plus tard.
3. L’article fut publié sous ce titre complet : « Pas encore de surprise à Cannes. Le cinéma trahi
pour les beaux yeux de Sophia Loren ».
4. « Marek Hlasko, 25 ans, romancier polonais », L’Express n° 357, 17 avril 1958.
Le cinéma trahi pour les beaux yeux de Sophia Loren 439
Une infidélité
C’est généralement chaque année le choix des films américains qui laisse le
plus à désirer et l’on s’en rend d’autant mieux compte que nous voyons, à Paris,
beaucoup plus de très bons films américains que de toute autre nationalité.
Comme chaque année, j’ai commencé mon séjour de festivalier par une
infidélité, en allant voir dans un petit cinéma de la ville le plus beau film que
Douglas Sirk a tiré du roman de Faulkner, Pylône, La Ronde de l’aube 1. C’est
un CinémaScope noir et blanc, mis en scène avec une mobilité admirable.
Dorothy Malone y est parfaite ; sa descente en parachute, vêtue seulement
d’une robe blanche, restera un grand moment du cinéma… d’aviation !
Les festivités officielles se sont ouvertes avec le court métrage d’Henri Gruel,
La Joconde : histoire d’une obsession, et le film suédois tourné aux Indes par Arne
Sucksdorff, L’Arc et la Flûte 2. Beaucoup de vedettes sont venues faire risette sur
scène avant le spectacle : Sylva Koscina, Danielle Darrieux, Bella Darvi, Élisabeth
Manet, Anne Vernon, Anouk Aimée, Mitzi Gaynor, Cosetta Greco, Giani Espo-
sito, Maurice Ronet, Jacques Sernas, Barbara Laage et bien d’autres. Devant
l’écran, davantage de plantes vertes que l’an passé, mais moins hautes, comme
fraîchement taillées. Les vingt-cinq mètres d’hortensias devant l’écran ne gênent
plus la lecture des sous-titres que pour les spectateurs des trois premiers rangs
d’orchestre, c’est-à-dire les journalistes retardataires. Alors de quoi se plaindre ?
Henri Gruel est bien l’un des réalisateurs français les plus sympathiques
et comme son film La Joconde, consacré aux méfaits de la Jocondomanie, lui
ressemble, nous avons eu bien du plaisir à le revoir ici, même savamment
coupaillé. Un pari sur ce que Louis Chauvet penserait de La Joconde a été
annulé puisque notre confrère du Figaro a préféré passer sous silence cette
pochade subversive !
Trop appliqué
L’Arc et la Flûte, dont on attendait trop, a généralement déçu. On savait
que l’excellent documentariste suédois était resté une année entière parmi
une tribu indienne pour filmer le combat de tout un village contre un léopard
anthropophage.
Cette œuvre, incroyablement soignée et concertée, ne possède pas assez
d’authenticité pour que sa sobriété apparaisse comme une vertu et pas assez
de force pour créer une véritable émotion. On sent trop, par exemple, qu’à
un plan de léopard déambulant sur les rochers répond un gros plan d’en-
fants tourné deux mois plus tard, lorsque Sucksdorff, après avoir visionné le
premier plan (développé et tiré à des milliers de kilomètres de là), sait enfin
dans quelle direction doit aller le regard du gosse pour « raccorder ». Le
style de montage est lui-même fort démodé qui s’efforce de « dramatiser »
le documentaire pour lui donner la structure d’un film de fiction.
Évidemment, Sucksdorff a le mérite d’être tout à la fois le producteur, le
scénariste, le réalisateur et l’opérateur de L’Arc et la Flûte, qui est tout bon-
nement un film de photographe appliqué. Le commentaire, lu tour à tour
par Martine Sarcey et Michel Auclair, donne dans tous les poncifs du film
exotique ; c’est, durant une heure et demie, un flot de mauvaise littérature
du genre : « Il sait bien, machinchose, que la nuit épaisse va bientôt tout
envelopper de son mystère, libérant les forces du mal que les dieux de la
forêt ont emprisonnées pour contrarier le génie de la pluie bienfaisante et de
l’orage qui est bon comme la lune car la jungle, habitée par l’esprit néfaste,
ne dort que d’un œil et c’est pourquoi il veille, machinchose, pendant que
dorment ses compagnons du silence, etc. »
tous ses actes. Nous l’approuvons jusque dans ses contradictions et ses revi-
rements. Son comportement est régi avec une force morale instinctive, per-
sonnelle et constamment réinventée.
Tatiana Samoïlova interprète ce rôle avec un procédé et une grâce qui lui
vaudront certainement le Prix de la meilleure actrice1 ; son jeu, qui ajoute à
la subtilité du rôle, est nerveux, bondissant, poétique, animal, étrangement
rythmé.
La mise en scène est d’une virtuosité stupéfiante, riche, aux longs mouve-
ments d’appareil quasiment inexplicables, tel celui qui, en un seul plan, nous
montre Véronique à l’intérieur d’un autobus en marche, la précède lorsqu’elle
descend dans la rue et qu’elle se fraie un chemin à travers la foule, pour ne
la quitter enfin que quand elle court dans l’avenue, au milieu des tanks qui
partent vers le front.
1. Le film obtint la Palme d’or « pour son humanisme, pour son unité et sa haute qualité artistique »,
et la comédienne principale une « mention spéciale d’interprétation ».
442 Chroniques d’Arts-Spectacles
françois truffaut
Deux exceptions
On a tellement dit que le cinéma est esclave de l’argent que c’est devenu
un peu vrai. Ce qui est devenu hors de prix, c’est le temps. Les vedettes
sont « chères de l’heure », les techniciens aussi, toujours plus nombreux,
et la fabuleuse location des studios. C’est pourquoi le hasard joue un rôle
si important dans la création cinématographique, favorable aux gens doués,
défavorable aux autres.
Quoi qu’il en soit, certains réalisateurs n’admettent pas l’intrusion du
hasard dans leurs travaux, désirent contrôler, dominer leur œuvre de A à Z,
tourner à nouveau un plan raté ou toute une scène mal conduite, vingt fois
1. L’article fut publié avec cette phrase d’accroche : « Son film Mon Oncle est un Grand Prix pos‑
sible, mais il n’a pas comblé tous les espoirs. L’Eau vive de François Villiers est une version trop
“officielle” de l’œuvre de Jean Giono. »
Cannes s’endort malgré Jacques Tati 443
sur la Moritone1 remettre leur ouvrage… Pour ceux-là, une seule solution :
prendre leur temps, tout leur temps, tout le temps qu’il faut. Comment cela ?
En dévaluant le temps de cinéma, en le rendant vingt ou trente fois moins
coûteux par la double suppression des vedettes et des studios.
Deux seuls réalisateurs pratiquent cette politique du contrôle absolu,
Robert Bresson et Jacques Tati. Voilà où je voulais en venir : dans les cir-
constances actuelles, étant donné la manière hasardeuse, chanceuse, miracu-
leuse, approximative, confuse et loufoque dont se font les films, une œuvre de
Bresson ou de Tati est forcément géniale a priori, simplement par l’autorité
rarissime avec laquelle s’impose, de la première image jusqu’au mot fin, une
volonté unique et absolue, celle qui en principe ordonne ou devrait ordonner
n’importe quelle œuvre à prétention artistique.
C’est pourquoi l’on ne peut juger Mon Oncle que par rapport aux autres
films de Tati. Convenons que Mon Oncle, ici, n’a pas comblé tous les espoirs ;
c’était le Grand Prix probable ; c’est devenu un Grand Prix possible.
L’humour de Tati est extrêmement restrictif déjà parce qu’il se limite
volontairement au seul comique d’observation, à l’exclusion de toutes les
trouvailles qui ne relèveraient que du burlesque pur. Même à l’intérieur du
comique d’observation, Tati opère une seconde censure, celle de l’invrai-
semblance. Il s’interdit aussi l’observation basée sur les caractères des per-
sonnages, c’est-à-dire l’observation humaine puisqu’il se refuse le découpage
classique, la construction dramatique des scènes et la psychologie des person-
nages. Son comique ne porte que sur les faits de la vie courante, légèrement
déviés, mais placés en situations toujours crédibles.
Au début de sa carrière, cela devait être inconscient, intuitif. Entre trois
gags, il préférait le plus vraisemblable, le moins fabriqué, mais il les filmait
tous les trois. Maintenant, sa répugnance pour la fantaisie pure, son goût du
vrai-vraiment-vraisemblable est devenu un système, analysable comme tous
les systèmes et critiquable également. On aimait ou l’on détestait Les Vacances
de Monsieur Hulot, mais on ne pouvait formuler de réserves ; c’était plein,
logique, dense, un beau bloc inattaquable. Avec Mon Oncle, au contraire, l’har-
monie n’est pas créée, le charme n’est pas total. On admire telle séquence,
on souffre pendant telle autre, les répétitions agacent ; on est impatient de
quitter l’usine pour retrouver Saint-Maur, on se surprend dans l’ombre à
couper les cheveux en quatre.
Comme Chaplin avec Les Temps modernes, comme René Clair avec À nous
la liberté, Tati entreprend le brassage des idées générales avec un film qui
concerne notre époque, mais sans nous la montrer puisque les deux mondes
en opposition sont celui d’il y a vingt ans et celui dans lequel on vivra dans
1. Table de montage à défilement vertical, munie d’un petit écran dépoli, très utilisée dans les
studios français à partir des années 1940.
444 Chroniques d’Arts-Spectacles
vingt ans. Toute la partie Saint-Maur – la vie des petites gens de la rue, le
marché, les enfants – est charmante, jolie, agréable à regarder, vraiment réus-
sie. La partie moderne, la maison des Arpel, l’usine sont parfois insistantes,
gênantes, sans doute par souci d’aller jusqu’au bout. Le canevas n’a beau
constituer qu’un prétexte, il ne laisse pas plusieurs fois d’être encombrant ; la
cuisine moderne est drôle la première fois, un peu moins la seconde, plus du
tout la troisième. Tati ne tolère pas l’ellipse et cela conduit à une surcharge
toujours plus accélérée sur la pente du film. Ainsi, le poisson métallique qui
crache de l’eau lorsque quelqu’un vient, sauf s’il s’agit d’un livreur ou de
M. Arpel, devient franchement superflu aux deux tiers du film lorsqu’on en
a compris le principe et épuisé toutes les ressources. Cependant, Tati ne
peut l’enlever du décor, ni renoncer à s’en servir : ce ne serait plus logique ;
simplement faudrait-il dès lors l’escamoter, ce qui est impossible dans la mise
en scène qu’il pratique : larges plans fixes qui correspondent à la vision du
visiteur, pas de gros plan parce que, dans la vie, on ne s’approche pas sous
le nez des gens, etc.
De même le cliquetis des chaussures de Mme Arpel est amusant au début,
presque exaspérant sur la fin. Ce n’est pas que Tati soit à court de gags ou
qu’il tire sur les mêmes ficelles, mais que son parti pris esthétique, sa logique
démentielle le conduisent à une vision du monde totalement déformée, qua-
siment obsessionnelle. Plus il cherche à se rapprocher de la vie, plus il s’en
éloigne car la vie n’est pas logique (dans la vie on s’habitue aux bruits jusqu’à
ne plus les entendre) et finalement, il crée un univers délirant, cauchemardes-
que, concentrationnaire qui, bientôt, paralyse le rire plus facilement qu’il ne
l’engendre.
Par exemple, vous croyez que L’Eau vive représente la France ? Eh bien,
pas du tout. Ce film représente l’Électricité de France, ce qui n’est tout de
même pas la même chose ! Tout comme La Meilleure Part d’Yves Allégret,
L’Eau vive, financé au départ par l’EDF, a pour objet de nous faire apprécier
les travaux d’irrigation de la Durance. Si le travail de réalisation de François
Villiers avait été correct, le film eût été sauvé du ridicule et projetable ici, grâce
à l’ingéniosité du scénario-prétexte de Jean Giono, mais ce n’est, hélas ! pas
le cas. L’Eau vive, qui n’avait pas été « retenu » par les membres de la Com-
mission de sélection, a été imposé purement et simplement par un ministre.
Jean Giono a inventé une histoire qui semble très adroite si l’on sait qu’il
s’agit d’une commande, mais qui peut sembler assez gratuite si, ignorant les
données du problème, on croit se trouver devant un pur film de fiction.
Une jeune fille mineure hérite de trente millions dont voudrait bien la
déposséder sa nombreuse famille. En attendant sa majorité, elle va partager
la vie de ses oncles, cousins, tantes et cousines de Cavaillon ou de Roche-
brune, à raison de quelques mois dans chaque foyer. Comme tout le monde
est concerné par les travaux d’équipement hydroélectrique de la Durance,
on connaîtra ainsi tous les points de vue de chacun. Chacun s’estimant lésé
malgré les dédommagements offerts par l’État pour la disparition d’une ville,
d’un village et de quelques hameaux engloutis.
On voit la suprême habileté de Giono qui, avec cette intrigue (peut-être
influencée par un chef-d’œuvre de Balzac, Ursule Mirouët 1, et certainement
par ses observations au cours du procès Dominici), parvient à nous faire
mesurer l’importance économique de ce bouleversement géographique en
identifiant la fille, Hortense, à la Durance. Et c’est ici que l’on s’aperçoit que
Giono est l’écrivain français qui pourrait apporter le plus au cinéma, celui
également qui se trouve le plus proche d’un Jean Renoir par la vigueur, la
santé et la simplicité avec lesquelles il aborde la vie. De La Fille de l’eau à
Orvet, en passant par Swamp Water 2, Le Fleuve et Partie de campagne, Jean
Renoir a toujours expliqué l’eau et l’âme féminine en les comparant, en les
renvoyant l’une à l’autre par le jeu des symboles.
Giono a mené cette idée très loin dans le détail, en inventant de faire se
mouvoir Pascale Audret aquatiquement, juchée sur un scooter épousant les
lacets de la route, courant sur la passerelle du barrage et se glissant dans un
interstice de béton mal armé. Lorsque, par exemple, les nouveaux Dominici
forcent un gros garçon qui pilote un bulldozer à rejoindre, pour la violer,
Pascale Audret dans sa chambre, Giono désire visualiser à la lettre cette inten-
tion : le progrès pousse les bulldozers dans le lit de la Durance.
1. Le scénario de Giono et le roman de Balzac ont en commun de placer au centre de leur récit
un personnage – Hortense et Ursule –, dont l’héritage est contesté et convoité par des membres
de sa propre famille.
2. Sorti en France en 1948 sous le titre : L’Étang tragique.
446 Chroniques d’Arts-Spectacles
Autriche
Le comité du festival a le droit de refuser un film s’il le juge d’une qua-
lité insuffisante à maintenir le prestige artistique de la manifestation. Ce
droit, comme on s’en doute, il n’en use jamais et c’est pourquoi un nouveau
Sissi a été projeté ici, en compétition. J’ai pensé que la direction d’Arts non
plus que les lecteurs ne me tiendraient rigueur d’une abstention qui ne fut
point solitaire. Je n’ai pas vu Sissi tuberculeuse, le dernier crachoir de la série
impériale1.
Argentine
Un petit film argentin nous a bien amusé : Rosaura à dix heures 2, qu’un
certain Mario Soffici a réalisé dans l’admiration éperdue de Luigi Pirandello.
Il s’agit d’une histoire sentimentale racontée à un policier par diverses per-
sonnes et dont l’essentiel se déroule dans une pension de famille que feu
Mathias Pascal aurait bien volontiers hantée. Camilio est un petit homme
timoré qui s’écrit à lui-même des lettres d’amour pour susciter la jalousie de
celle qu’il aime, la fille de sa propre tôlière. (La mère et la fille sont précisé-
ment amoureuses de lui ainsi, du reste, que la bonne de la pension, mais il est
à cent lieues de s’en douter.) D’après la photo plus ou moins pornographique
d’une prostituée qu’il visite chaque jeudi et qui se trouve en prison, il peint
un joli portrait de la femme idéale, Rosaura, mais qu’il n’ira pas, contrai-
rement à Gogol, jusqu’à concrétiser en mannequin caoutchouté. Un beau
jour, la prostituée sortant de prison débarque à la pension où tout le monde
l’accueille comme la prestigieuse Rosaura, vierge amoureuse ayant déserté le
familial logis pour rejoindre son prince charmant. Épousailles forcées, suivies
immédiatement de l’assassinat de Rosaura, dont le coupable nous est livré à
la dernière minute.
Dernière heure
L’Auberge du Spessart 1 : trop typiquement allemand, nous révèle toutefois
en Kurt Hoffmann un indiscutable tempérament de metteur en scène que
l’on aimerait voir s’exercer sur un sujet plus ambitieux.
Les Jeunes Maris 2 : film italien de Mauro Bolognini, le réalisateur des Amou-
reux, a vivement déplu. Il est essentiellement constitué de pauvres variations
sur le thème des Vitelloni. L’impression créée : délibérement homosexuel.
Je parlerai plus longuement samedi prochain de Goha le simple de Jacques
Baratier 3, qui constitue une heureuse surprise franco-tunisienne et des Frères
Karamazov de Richard Brooks, académique et ennuyeux, mais honnête et
jamais ridicule. Le film le plus attendu est maintenant celui d’Ingmar Berg-
man : Au seuil de la vie, dont l’action se déroule entièrement dans la salle
d’accouchement d’une maternité suédoise.
françois truffaut
1. Das Wirtshaus im Spessart de Kurt Hoffmann (1958), d’après un conte de Wilhem Hauff.
2. Giovani mariti (1958).
3. Sorti en mai 1959 sous le titre : Goha.
4. Respectivement signés : Ingmar Bergman, Mikhaïl Kalatozov, Jacques Tati et Jacques Baratier.
448 Chroniques d’Arts-Spectacles
des bons films est difficile. Qu’il me permette de lui signaler quelques titres
qui, selon moi, auraient pu sauver le caractère artistique de la compétition
cannoise.
états-unis : Wind across the Everglades de Nicholas Ray 1 (tout comme
Un homme dans la foule, écrit et produit par Budd Schulberg), Le Petit Arpent
du bon Dieu 2 d’Anthony Mann, Vertigo d’Alfred Hitchcock, Car sauvage est le
vent de George Cukor, Stage Struck de Sidney Lumet 3 (tout comme Douze
Hommes en colère, produit et interprété par Henry Fonda) et Touch of Evil4,
écrit, réalisé et interprété par Orson Welles.
allemagne : Plutôt que L’Auberge du Spessart, opérette inexportable,
La Nuit quand le diable venait de Robert Siodmak, candidat à l’oscar 5, qui
connaîtra une carrière internationale.
italie : Fortunella d’Eduardo De Filippo (avec Giulietta Masina) ou le
dernier De Santis6.
france : Le Beau Serge de Claude Chabrol avait plus de chances de figu-
rer au palmarès que L’Eau vive, dont le caractère propagandiste a fortement
choqué le jury.
japon : Il n’y avait que l’embarras du choix parmi la production de ce
pays, beaucoup plus abondante que la nôtre. Tout valait mieux certainement
que ce Pays de la neige si ridicule que quelques heures avant la projection,
Yves Ciampi, époux de la vedette féminine, amputait le film de ses scènes les
plus grotesques.
pologne : Là encore, il n’y avait qu’à choisir, la production polonaise
étant la plus intéressante actuellement parmi les pays de l’Est. On dit grand
bien des dernières réalisations d’Andrzej Munk, Andrzej Wajda, Stanislaw
Lenartowicz, Wojciech Has, etc. L’absence de tout film polonais à Cannes
est quasiment scandaleuse.
Les vedettes ayant ignoré le festival l’an dernier, les organisateurs se sont
livrés cette fois au racolage des acteurs. Chaque soir, sur scène, Marcel Idzko-
wski, d’une voix chevrotante, présentait en bêtifiant gauchement les vedettes
arrivées dans la journée ; il ne savait quelles questions leur poser, comment
les faire parler ni comment les congédier et l’exhibition devenait chaque soir
plus lamentable. Le soir où Luis Mariano se trémoussait devant les maudits
hortensias, un confrère étranger cria de la salle : « Vive le Septième Art ! »
Le Festival de Cannes a perdu toute vitalité : il est si bien organisé que le
cinéma français s’y compartimente en deux jours comme toute l’année aux
1. Acteur français d’origine géorgienne (1919‑2012), auquel Truffaut confiera le rôle de Plyne, le
patron du cabaret, dans Tirez sur le pianiste (1960).
450 Chroniques d’Arts-Spectacles
1. Montgomery Clift (1920‑1966), acteur américain. Spécialisé dans les personnages mal dans leur
peau (Le Beau Serge, Les Cousins), Gérard Blain était surnommé le « James Dean français », en
référence à l’acteur dont il partageait le goût pour les blousons noirs et les voitures de course.
2. Sorti en France en 1958 sous le titre : Jeux d’été.
3. Écrivaine et scénariste suédoise (1916‑2000), entre autres pour Ingmar Bergman (Au seuil de la
vie, La Source).
Si des modifications radicales n’interviennent pas, le prochain festival est… 451
1. Ulla Isaksson, Folket i Bild noS 19‑25, 1958. Référence mentionnée dans The Ingmar Bergman
Archives, Paul Duncan, Bengt Wanselius (éd.), Tachen, 2008.
2. Poète et auteur dramatique libanais d’expression française (1905‑1989).
452 Chroniques d’Arts-Spectacles
homme de grand talent qui n’est pas un artiste. Barrage contre le Pacifique 1,
qui a été montré ici, est loin d’atteindre à la qualité des Cigognes, mais c’est
le même genre de cinéma, dans les deux cas, une entreprise qui confine à la
performance physique, mais où la grâce n’intervient jamais.
Mon Oncle est extrêmement instructif ; une seconde vision ne bouleverse
pas grand-chose du jugement premier. Ce qui est bon devient meilleur, mais
ce qui ne l’est pas devient pire. L’ascèse du travail de Tati est d’autant plus
difficilement acceptable qu’elle s’exerce dans le genre comique, c’est-à-dire
le seul qui justifie le slogan : « Le public a toujours raison. » C’est-à-dire que
seule l’efficacité étant recherchée, tous les moyens pour faire rire sont bons :
l’humoriste est censé faire flèche de tout bois.
Tati refuse la structure de tous les autres films, mais ces films existent et
nous ont façonnés. Mon Oncle pourra satisfaire pleinement les gens qui ne se
dérangent que pour voir les films de Tati : il en existe. Mon grand-père, par
exemple, n’allait voir que les films de Charlie Chaplin. Mon Oncle est en réalité
un hymne à la lenteur de vivre et partant à la lenteur d’esprit. Si le film n’était
tout du long que la chronique de Saint-Maur, le succès serait total. N’oublions
pas que Jour de fête n’était pas autre chose que la chronique d’un village et Les
Vacances de Monsieur Hulot celle d’une plage. Le comique de Tati est un pur
comique d’observation. Or, dans Mon Oncle, qui ne concerne pas notre époque,
s’opposent deux sortes d’observation : celle de la vie passée (Saint-Maur) et
celle de la vie future (l’usine, la maison des Arpel). S’il est facile de nous faire
rire de nos manies, passées ou présentes, il est malaisé de nous faire rire de nos
manies futures, c’est-à-dire de celles dont nous serons victimes lorsque tous les
Français seront bien logés. C’est par là que Mon Oncle est un film réactionnaire.
De toute manière, Mon Oncle constitue une œuvre passionnante que j’irai
certainement revoir une troisième fois puis une quatrième, tant il est bon
et rare de voir surgir un film qui ressemble aussi peu aux autres. Je voudrais
avoir donné envie d’aller voir Mon Oncle, persuadé qu’on ne peut aimer le
cinéma et ignorer ce film.
1. De René Clément (1958), d’après le roman éponyme de Marguerite Duras. Une production
italo-américaine avec, comme titre original, This Angry Age.
2. Référence au vers de Mallarmé dans Brise marine : « La chair est triste, hélas ! et j’ai lu tous
les livres. »
454 Chroniques d’Arts-Spectacles
et j’ai bien entendu parler de Dostoïevski, dont le roman est ici ramené à une
histoire d’amour entre Dimitri Karamazov (Yul Brynner) et Gruschenka (Maria
Schell). Richard Brooks a réalisé son film avec beaucoup de minutie et d’hon-
nêteté, mais rien de grand n’en résulte. Quand Ivan (Richard Basehart) blas-
phème, son visage est dans l’ombre. Un prêtre lui tend-il la main qu’il émerge
dans la lumière. Tout est à l’avenant, projecteurs rouges pour faire tsariste, et
noirs pour faire plus russe. Le Métrocolor 1 est en retard d’une rame sur Tech-
nicolor, la direction d’acteurs est fort adroite, surtout en ce qui concerne les
hommes. Voilà ce que je pense des Frères Karamazov, en anglais The Brothers
Karamazov, en italien I Fratelli Karamazov, en espagnol Los Hermanos Kara-
mazov, en suédois Broderna Karamazov, et en portugais Os Irmaos Karamazov.
françois truffaut
Orson, le troubadour
Eh quoi ! me direz-vous, que de foin pour un petit film policier alimentaire,
dont Welles écrivit le scénario et les dialogues en huit jours, dont il n’eut pas
1. L’article fut publié avec cette phrase d’accroche : « Avec La Soif du mal, Orson Welles fait d’un
roman policier minable une œuvre d’art. »
456 Chroniques d’Arts-Spectacles
même le droit de surveiller le montage final dans lequel on inséra une dizaine
de plans explicatifs qu’il s’était refusé à tourner, ce film de commande qu’il
n’a lui-même jamais vu achevé et qu’il renie avec violence !
Je sais tout cela mais aussi que l’esclave qui brise un soir ses chaînes
vaut mieux que celui qui ne se sait pas enchaîné et que ce film, Touch of
Evil, est le plus libre qu’on puisse voir. Du Barrage contre le Pacifique, René
Clément a tout dominé ; il a monté lui-même le film, choisi la musique,
mixé, cent fois coupaillé. Il n’empêche que c’est Clément l’esclave et Orson
Welles le troubadour. Je vous recommande ici, chaleureusement, les films
de troubadours.
Orson Welles a adapté pour l’écran un lamentable petit roman policier
publié en français sous le titre Manque de pot 1 en simplifiant à l’extrême l’im-
broglio criminel jusqu’à le faire coïncider avec son canevas favori : le portrait
d’un monstre paradoxal, interprété par lui, à la faveur duquel se dessine la
plus simple des morales, celle de l’absolu et de la pureté des absolus. Génie
capricieux, Orson Welles prêche pour sa paroisse et semble nous dire en
clair : je m’excuse d’être un salaud, ce n’est pas ma faute si je suis un génie,
je me meurs, aimez-moi.
Comme dans Citizen Kane, Le Criminel, La Splendeur des Amberson et Mon-
sieur Arkadin, deux personnages s’affrontent, le monstre et le sympathique
jeune premier. Il s’agit en rendant le monstre de plus en plus… monstrueux
et le jeune premier de plus en plus sympathique de nous amener tout de
même, finalement, à verser une larme virtuelle sur le cadavre du monstre
prestigieux : le monde ne tolère pas l’exception mais l’exception, fût-elle
néfaste, est l’ultime refuge de la pureté.
Orson Welles s’est donné le rôle d’un policier brutal et avide, un as de l’en-
quête, très réputé. Comme il n’est mû que par sa seule intuition, il démasque
les meurtriers sans avoir besoin de preuves. Mais l’appareil judiciaire, com-
posé de médiocres, ne peut condamner un homme sans preuves. Aussi, l’ins-
pecteur Quinlan – c’est Welles – s’est-il habitué à fabriquer des preuves, à
susciter de faux témoignages pour faire triompher son point de vue, pour faire
triompher donc la justice.
Après l’explosion de la bombe dans la voiture, il suffit qu’un policier améri-
cain en voyage de noces (Charlton Heston) vienne s’immiscer dans l’enquête
pour que tout aille de travers. Une lutte féroce s’engage donc entre les deux
policiers. Charlton Heston trouve des preuves contre Orson Welles, tandis
que celui-ci fabrique des preuves contre lui ; bientôt, et après une séquence
délirante dans laquelle Orson Welles nous prouve qu’il adapterait les romans
de Sade comme personne, la femme de Charlton Heston est trouvée dans
un hôtel, nue et droguée, apparemment responsable du meurtre d’Akim
amiroff, tué, en réalité, par l’inspecteur Quinlan qu’il assista dans cette
T
mise en scène démoniaque.
Comme dans Monsieur Arkadin, le personnage sympathique est amené
à commettre une menue bassesse pour perdre le monstre : Charlton Hes-
ton enregistre sur un magnétophone les quelques phrases décisives, preuves
suffisantes pour abattre Welles. L’esprit du film se résume très bien dans cet
épilogue : le mouchardage et la médiocrité ont triomphé de l’intuition et de la
justice absolue. Le monde est affreusement relatif, approximatif, malhonnête
dans sa morale, impur dans son équité.
Si j’ai employé plusieurs fois le mot « monstre », c’est pour mieux souli-
gner le caractère féerique de ce film et de tous les films de Welles. Tous les
cinéastes qui ne sont pas des « artistes » recourent à la psychologie pour
donner le change et le succès commercial des films psychologiques peut sem-
bler leur donner raison. « Tout grand art est abstrait 1 », a dit Jean Renoir et
l’on n’atteint pas l’abstraction en passant par la psychologie, au contraire. Par
contre, l’abstraction débouche tôt ou tard sur la morale, sur la seule morale
qui nous préoccupe, celle sans cesse inventée et réinventée par les artistes.
Tout cela recoupe très exactement le propos d’Orson Welles : aux
médiocres les preuves, aux autres l’intuition. Voilà la source du grand malen-
tendu et si le comité directeur du Festival de Cannes avait eu la sagesse d’in-
viter La Soif du mal plutôt que Les Feux de l’été 2 (où Welles n’est qu’acteur),
le jury aurait-il eu la sagesse d’y voir précisément toute la sagesse du monde ?
La Soif du mal nous réveille et vient nous rappeler que, parmi les pionniers
du cinéma, il y eut un certain Georges Méliès, un certain Louis Feuillade.
C’est un film magique qui nous fait penser aux contes de fées : La Belle et
la Bête, Le Petit Poucet, et aux fables de La Fontaine. C’est un film qui nous
humilie un peu parce qu’il est celui d’un homme qui pense beaucoup plus vite
que nous, beaucoup mieux et qui nous jette à la figure une image merveilleuse
alors que nous sommes encore sous l’éblouissement de la précédente. D’où
cette rapidité, ce vertige, cette accélération qui nous entraînent vers l’ivresse.
Qu’il nous reste toutefois suffisamment de goût, de sensibilité et d’intui-
tion pour admettre que cela est grand et que cela est beau. Si des confrères
critiques s’avisent de chercher des preuves contre ce film qui est une évidence
d’art et rien d’autre, nous assisterons au spectacle grotesque de lilliputiens
critiquant Gulliver.
françois truffaut
1. Jacques Rivette, François Truffaut, « Nouvel entretien avec Jean Renoir », Cahiers du cinéma
n° 78, Noël 1957, où le cinéaste affirme : « Cézanne, Renoir ou Raphaël sont des peintres abstraits,
on ne peut pas les juger par la ressemblance de leurs tableaux avec leurs modèles. »
2. The Long, Hot Summer, de Martin Ritt (1958), d’après Le Hameau de William Faulkner.
458 Chroniques d’Arts-Spectacles
Auteur complet
Cette débordante activité ne l’a pas empêché de tourner dix-neuf films en
treize ans, ce qui paraît d’autant plus vertigineux qu’il en est généralement
l’auteur complet : scénario, dialogue, mise en scène. De ces dix-neuf films, six
seulement ont été exploités commercialement en France : L’Éternel Mirage,
Un été avec Monika, Sourires d’une nuit d’été, La Nuit des forains, Le Septième
Sceau et Sommarlek 4. Grâce aux prix que Bergman, depuis trois ans, remporte
dans les festivals, grâce aux succès que ses films rencontrent auprès du public
de plus en plus nombreux des cinémas « d’art et d’essai » (dix-huit salles
inscrites à Paris), plusieurs de ses œuvres anciennes sortiront en exclusivité
au cours de la prochaine saison. À mon avis, les plus susceptibles de trouver
une audience aussi importante que, par exemple, Sourires d’une nuit d’été,
sont Une leçon d’amour (étourdissante comédie à la Lubitsch), L’Attente des
femmes et Rêves de femmes, comédie plus teintée d’amertume. Deux autres
films, plus ambitieux mais inégaux, pourraient prétendre à la carrière de La
1. Chassée de ses locaux de l’avenue de Messine au printemps 1955, la Cinémathèque française
a trouvé refuge, à partir du 1er décembre, dans la salle Jules-Ferry du Musée pédagogique, au 29,
rue d’Ulm, Paris Ve.
2. Ingmar Bergman a mis en scène Le Bal des voleurs (1948) et La Sauvage (1949) de Jean Anouilh
au Théâtre municipal de Göteborg, Médée (1950) au Théâtre Intima de Stockholm et Caligula
d’Albert Camus, en 1946, au Théâtre municipal de Göteborg.
3. Molière (Don Juan, L’École des femmes, Le Misanthrope), August Strindberg, Henrik Ibsen…
4. Sorti en France en avril 1958 sous le titre : Jeux d’été.
Le nouveau « grand du cinéma », Ingmar Bergman (40 ans-19 films)… 459
Nuit des forains, ce sont La Prison – qui raconte l’histoire d’un metteur en
scène de cinéma à qui son vieux professeur de mathématiques vient proposer
de tourner un film sur l’Enfer – et surtout La Soif 1, dans lequel un couple de
touristes suédois, à la faveur d’un voyage en train à travers l’Allemagne déchi-
quetée d’après-guerre, prend conscience de ses propres déchirements moraux.
Après le blasphème
Ingmar Bergman, en Suède, est maintenant considéré comme le grand
cinéaste national, mais il n’en fut pas toujours ainsi. Son premier contact avec
le cinéma eut lieu en 1944 lorsqu’il écrivit le scénario de Tourments que réalisa
Alf Sjöberg, le metteur en scène de Mademoiselle Julie. Il s’agissait des « tour-
ments » que faisait subir à ses élèves un professeur de latin nommé Caligula
(peu avant, Bergman avait mis en scène la pièce de Camus qui porte ce titre !).
L’année suivante, Bergman réalisait son premier film, Crise, qui décrivait les
malheurs d’une jeune fille que se disputent égoïstement sa vraie mère et sa
mère adoptive. Puis ce furent Il pleut sur notre amour, Ville portuaire, etc.
Les premiers films de Bergman choquèrent par leur pessimisme et leur
accent de révolte ; il s’agissait presque toujours d’un couple d’adolescents
cherchant le bonheur dans la fugue, aux prises avec la société bourgeoise.
Ces premières œuvres reçurent généralement un mauvais accueil. On traitait
Bergman de collégien subversif, on le soupçonnait de blasphème, il irritait
profondément.
Publicitaire en savon
Le premier film qui lui rapporta un réel succès critique n’a pas été projeté
à la Cinémathèque française : c’était, en 1948, Musique dans les ténèbres ;
l’histoire d’un pianiste qui devient aveugle pendant son service militaire et
qui, rendu à la vie civile, souffre des prévenances dont son infirmité est l’objet
jusqu’à ce qu’un rival amoureux le frappe par dépit. Il devient alors fou de
joie puisque quelqu’un enfin l’a traité comme un homme normal ! Bergman
était devenu assez coté lorsqu’en 1951 survint une crise dans l’industrie ciné-
matographique suédoise ; cette année-là, aucun film ne fut produit et, pour
vivre, Bergman réalisa neuf petits films publicitaires pour vanter les mérites
d’une marque de savon2.
L’année suivante, il reprit son vrai travail avec une ardeur accrue et réalisa
l’un de ses meilleurs films, L’Attente des femmes, probablement influencé par
le film de Joseph L. Mankiewicz, Lettre à trois femmes 3. D’ailleurs, l’œuvre de
1. Le film fut aussi distribué en France en 1961 sous le titre : La Fontaine d’Aréthuse.
2. Bris, « le savon qui tue les bactéries ».
3. A Letter to Three Wives, sorti en France en novembre 1949 sous le titre : Chaînes conjugales.
460 Chroniques d’Arts-Spectacles
Bergman est celle d’un cinéphile. À l’âge de dix ans, il consacrait ses loisirs à
faire fonctionner un petit projecteur dans lequel défilaient toujours les mêmes
bandes. Dans La Prison, il s’attendrit un moment sur ce souvenir d’enfance
en nous montrant un cinéaste qui, dans un grenier, se projette un vieux film
burlesque où l’on voit se poursuivre à l’accéléré un dormeur en chemise, un
agent de police et le diable lui-même. Actuellement, Ingmar possède une
cinémathèque privée riche de cent cinquante films réduits en 16 mm, et qu’il
projette parfois chez lui pour ses interprètes et ses collaborateurs.
Ingmar Bergman a regardé beaucoup de films américains et il semble avoir
subi l’influence d’Hitchcock ; on ne peut pas ne pas penser à Soupçons et à
Rich and Strange 1 en voyant La Soif par la manière de conduire très longtemps
une scène de dialogue entre un homme et une femme à force de petits gestes
presque imperceptibles et très vrais, mais avec un jeu de regards précis et
stylisé. C’est d’ailleurs à partir de 1948 – l’année de La Corde (The Rope) –
qu’Ingmar Bergman cessera de morceler son découpage, s’efforçant, par une
plus grande mobilité de la caméra et des acteurs, d’enregistrer les scènes
importantes en continuité.
Admirateur de Cocteau
Mais, au contraire de Juan Antonio Bardem, par exemple, dont chaque film
est influencé par un cinéaste différent et qui n’a jamais réussi à faire quoi que
ce soit de personnel ou d’intelligent, Ingmar Bergman assimile parfaitement
tout ce qui, chez lui, provient de son admiration pour Cocteau, Anouilh,
Hitchcock et le théâtre classique.
Comme l’œuvre d’Ophuls et de Renoir, celle de Bergman est dédiée à la
femme, mais si elle évoque plutôt Ophuls que Renoir, c’est que l’auteur de
La Nuit des forains, comme celui de Lola Montès, adopte plus volontiers le
point de vue des personnages féminins que celui des personnages masculins.
En d’autres termes et pour concrétiser cette nuance, disons que Renoir nous
convie à regarder ses héroïnes à travers les yeux de leurs partenaires mâles,
tandis qu’Ophuls et Bergman ont tendance à nous montrer les hommes tels
qu’ils se réfléchissent dans les prunelles féminines. Cela est particulièrement
sensible dans un film comme Sourires d’une nuit d’été, où les hommes sont
très stylisés et les femmes très nuancées.
Poésie rétroactive
Il y a beaucoup de poésie dans l’œuvre de Bergman, mais elle s’impose
après coup, l’essentiel résidant plutôt dans la quête d’une vérité, toujours plus
fructueuse. Le point fort de Bergman, c’est d’abord et avant tout la direction
d’acteurs. Il confie les rôles principaux de ses films aux cinq ou six acteurs
1. Entretien avec Ingmar Bergman, Bild Journalen, septembre 1956. Cité par Jean Béranger dans
« Les trois métamorphoses d’Ingmar Bergman », Cahiers du cinéma n° 74, août-septembre 1957.
462 Chroniques d’Arts-Spectacles
1. Margit Carlqvist (née en 1932), comédienne suédoise découverte dans Sourires d’une nuit d’été
d’Ingmar Bergman (1955).
2. Harriet Andersson (née en 1932), comédienne suédoise, interprète de Bergman au théâtre (Le
Canard sauvage, Le Journal d’Anne Frank), puis au cinéma, de Monika (1953) à Fanny et Alexandre
(1982).
3. L’article fut publié sous ce titre complet : « Le Dictateur va envoyer Charlot sur la lune. Vingt ans
après sa création, ce film qui fit scandale s’est noblement démodé ».
4. Projet de film imaginé par Chaplin un soir de Noël et resté sans suite : « Charlot sur la lune, le
désert sous un ciel noir, le visage de la lune apparaît, des personnages de contes et de légendes
viennent le rejoindre, même Dieu fait son apparition » (Michael Köhlmeier, Deux Messieurs sur la
plage, traduit de l’allemand (Autriche) par Stéphanie Lux, Jacqueline Chambon, 2015).
Le Dictateur va envoyer Charlot sur la lune 463
1. André Bazin, « Sur Le Dictateur : Pastiche et postiche ou Le néant pour une moustache », Esprit
n° 12, novembre 1945. Repris dans Qu’est-ce que le cinéma ? d’André Bazin, t. 1, Éditions du Cerf,
Paris, 1958, pp. 91‑95.
464 Chroniques d’Arts-Spectacles
1. Pierre Leprohon, Charles Chaplin, Les Nouvelles Éditions Debresse, Paris, 1957. Jean Mitry,
Charlot et la Fabulation chaplinesque, Éditions universitaires, Paris, 1957.
2. Présidée par Martin Dies Jr., la House Committee on Un-American Activities est une commis‑
sion d’enquête créée en mai 1938 par la Chambre des représentants des États-Unis, notamment
pour traquer les Germano-Américains proches du nazisme et les infiltrations du Parti communiste
américain dans la Work Projects Administration, l’agence fédérale instituée dans le cadre du
New Deal.
Astruc a manqué Une vie 465
françois truffaut
1. L’article fut publié avec ce titre complet : « Astruc a manqué Une vie. Le film reste à faire ».
466 Chroniques d’Arts-Spectacles
Le film russe a déçu1, de même que le suédois 2 et Le Petit Arpent du bon Dieu
d’Anthony Mann. Enfin le film polonais, Le Huitième Jour de la semaine 3,
semblait digne d’un festival pour les qualités de son scénario, comme du reste
La Fille Rosemarie 4, qui représentait l’Allemagne de l’Ouest et le film japonais
sur le conducteur de pousse-pousse5.
Arrivé trop tard pour me procurer des places pour la première soirée fran-
çaise, j’ai eu le privilège de voir le film d’Alexandre Astruc, Une vie, en plein
air, assis par terre dans les arènes situées derrière le Palais, au milieu du public
populaire. Il n’y avait plus un strapontin de libre, car la nouvelle s’était répan-
due parmi les Vénitiens que le film était sous-titré en italien ; des intrépides
étaient juchés dans les arbres et sur des échafaudages.
Une vie a été indiscutablement mieux accueilli que Les Mauvaises Rencontres
projeté – et récompensé – ici même il y a trois ans, mais il serait excessif d’af-
firmer que le nouveau film d’Astruc a comblé l’attente générale.
Astruc se trouve devant le même problème que Roger Vadim, l’un et
l’autre savent très bien ce qu’il ne faut pas faire – ou ne plus faire – au cinéma ;
ils luttent pour échapper aux différents systèmes de fabrication des films de
qualité, mais comme ils n’ont pas trouvé la solution, ils se tirent d’affaire en
gommant les effets grossiers, en fuyant les vulgarités, les mots d’auteur, les
facilités et les ficelles. Malheureusement, ils aboutissent ainsi, Vadim avec Les
Bijoutiers du clair de lune, Astruc avec Une vie, à nous présenter non un film
mais le squelette du film qu’ils aimeraient faire. Les Bijoutiers du clair de lune
comme Une vie ont ceci de commun de ressembler à des bandes-annonces :
la semaine prochaine, venez voir Les Bijoutiers ; la semaine prochaine, venez
voir Une vie.
asculin comme si, dans un tableau, la femme était peinte à l’aquarelle et son
m
partenaire dessiné au fusain. Astruc qui, à juste raison, se méfiait des numéros
à la Gervaise de Maria Schell et aussi parce qu’il ne peut se peindre lui-même
à travers les personnages masculins de ses films, a opté pour le point de vue
inverse, non moins intéressant, sinon plus. Le personnage principal dans son
film est celui de Julien (interprété par Christian Marquand), mais l’absurdité
du récit vient de ce que, vis-à-vis du spectateur, l’histoire est tout de même
racontée par Maria Schell, à la première personne, par le truchement d’un
commentaire envahissant et sans grâce.
Astruc ne peut réussir que les films qui lui tiennent profondément à cœur ;
malheureusement, sa situation dans le cinéma français l’oblige à accepter les
commandes ; c’est un cercle vicieux dont il ne sortira que par miracle, c’est-à-
dire par la coïncidence d’une commande avec son tempérament et aussi avec
les goûts du public, puisque ces trois éléments sont difficilement séparables.
Je reprocherai encore à Astruc la reprise littérale de certains effets qui,
dans Le Rideau cramoisi ou Les Mauvaises Rencontres, avaient le charme de la
juvénilité agressive : battements monstrueux de la pendule, l’amour en botte,
les comparses muets, maisons dans la nuit, etc.
Empêcher Maria Schell de grimacer, c’est bien ; la contraindre à bien jouer
eût été plus méritoire et c’est ainsi qu’Une vie, supérieur selon moi à Ger-
vaise, demeure très au-dessous d’une œuvre comme Nuits blanches 1, où tous
les problèmes plastiques, psychologiques et poétiques sont résolus avec une
maestria plus évidente qu’ici et cependant c’est Visconti que ce film évoque,
et particulièrement Senso, grâce à la splendeur plastique de chaque image et
le ton glacé de la narration ; il faut louer Christian Marquand, qui ressemble
de plus en plus à l’idée que l’on peut se faire de l’acteur qui nous manque en
France ; le temps est venu où il faut écrire des scénarios spécialement pour lui.
La projection d’Une vie a été précédée par celle de Pourvu qu’on ait l’ivresse,
court métrage français de Jean-Daniel Pollet, qui révèle ici des dons qui
appellent la comparaison avec Jean Vigo. Âgé de 21 ans, Jean-Daniel Pollet
montre une sensibilité et une force qui feront de lui l’un des quatre ou cinq
meilleurs cinéastes français d’ici peu. Pourvu qu’on ait l’ivresse a été tourné
en vingt-six semaines, les femmes disent les dimanches seulement, dans un
dancing nogentais. Le grotesque des danseurs pris sur le vif devient pathé-
tique dans cet effet poétique sur la solitude dansante.
françois truffaut
1. Le notti bianche de Luchino Visconti (1957), d’après Dostoïevski, avec Maria Schell et Marcello
Mastroianni.
468 Chroniques d’Arts-Spectacles
1. Référence à Chamfort : « L’amour, tel qu’il existe dans la société, n’est que l’échange de deux
fantaisies et le contact de deux épidermes » (Maximes et Pensées, Caractères et Anecdotes).
2. Allusion au film d’Albert Lamorisse, Le Ballon rouge. Voir p. 275.
Louis Malle a filmé la première nuit d’amour au cinéma 469
1. Louise de Vilmorin (1902‑1969) a coécrit le scénario et les dialogues des Amants, librement
adapté du court roman de Vivant Denon, Point de lendemain (1777).
470 Chroniques d’Arts-Spectacles
1. Il s’agit de la visite de la reine Elizabeth II et du prince Philip à Paris, du 8 au 11 avril 1957, invités
du président de la République française, René Coty.
472 Chroniques d’Arts-Spectacles
couches, de petits trous dans les portes des chambres d’hôtel, de « parties »
sinon « carrées » du moins « triangulaires », d’épouse complaisante, de
voyeurisme et de tout ce qui sent le péché originel (je suppose qu’Aurenche
y croit, non Lara…).
L’essentiel est que l’on en parle bien et sans tomber dans cette confusion
des sentiments et des désirs physiques qui rend neuf films sur dix insuppor-
tables. Les concessions ? Elles apparaissent telles par confrontation avec le
roman ; le personnage de l’épouse, par exemple, trop sentimental dans le
film, était meilleur dans le roman, plus vrai. Mais les concessions sont plus
souvent visuelles que verbales, c’est-à-dire le fait d’Autant-Lara plutôt que
des scénaristes. Par exemple, il est scandaleux de n’avoir pas osé filmer de
vrais baisers sur la bouche entre Bardot et Gabin puisque la situation et le
dialogue l’exigent. A-t‑on hésité, a-t‑on essayé, cela a-t‑il apparu choquant,
monstrueux ? Si oui, cela seul suffirait à condamner le film. Si non, pourquoi
cette abstention, pourquoi ces étreintes familiales que contredisent l’esprit
du film ?
Techniquement, Autant-Lara est en progrès : sa caméra virevolte, suit les
personnages toujours en mouvement ; sa technique se décongestionne en
même temps qu’elle se « déthéâtralise » ; le travail d’accélération sur Bardot
et Gabin, de freinage sur Edwige Feuillère, est parfait. Autant-Lara avec La
Traversée de Paris et ce film surclasse Henri-Georges Clouzot et René Clément
mais, comme eux, se ferme les portes de la poésie, donc du grand cinéma.
1. Traduction littérale du titre Weddings and Babies (1960) de Morris Engel, photographe et réa‑
lisateur américain (1918‑2005).
2. Avec Raymond Abrashkin et Ruth Orkin (The Little Fugitive, 1953).
3. Le film n’a jamais été distribué en France.
Louis Malle a filmé la première nuit d’amour au cinéma 473
Le Défi
Ce premier film de Francesco Rosi, qui fut assistant de Visconti – ne le
confondez pas avec Franco Rossi, l’auteur des Amis pour la vie –, est parfai-
tement décevant ; travail précis mais sec et sans vie d’un partisan laborieux
qui emprunte aux films sociaux américains leur caractère conventionnel pour
n’en conserver que l’aspect policier et bagarreur ; nous sommes en pleine
convention dans ce fait divers mal reconstitué et qui témoigne d’une résigna-
tion blasée fort antipathique chez un nouveau venu. On espérait un élève de
Visconti, ce n’est qu’un nouveau Lattuada qui arrive.
1. Nogiku no gotoki kimi nariki, sorti en France en mai 1956. Éric Rohmer lui consacra une critique
dans Arts n° 569, 23‑29 mai 1956.
2. La pièce de Samuel Beckett (1957).
Les festivals : un bluff 475
Loren était prévu dès le départ puisque les films américains et les films italiens
ne méritaient aucune récompense et qu’en couronnant Sophia Loren, vedette
italienne d’un film italien, tourné et distribué par les Américains1, le jury se
débarrassait de ces deux pays !
Et puis les festivals en tant que manifestations mondaines sont passable-
ment démodés : les femmes passent devant le contrôle avec un manteau
de soirée jeté sur une robe de plage, tant il leur paraît vain et fastidieux de
se déguiser tous les soirs pour sommeiller dans l’obscurité devant un film
japonais sans sous-titres ! Les mondains sont las des festivals et les antimon-
dains précisément n’ont jamais songé à les fréquenter ; du point de vue de
la production nationale, les festivals sont considérés comme dangereux car,
pour un réalisateur à haut standing, le risque de concourir et de ne pas être
couronné est devenu trop grave. René Clair, René Clément, Jacques Becker
et d’autres s’opposent à envoyer leurs films et certains palmarès délirants
leur donnent raison.
Finalement, il en va du festival comme un service militaire qui dégourdit
les paysans : ces manifestations ne servent plus que les petites nations qui
ont tout à y gagner et rien à y perdre ; il est objectivement injuste de ne rien
avoir donné à En cas de malheur, supérieur à L’Orchidée noire, à La Sfida 2, au
film anglais3 et probablement à L’Homme au pousse-pousse.
Il y a encore le problème des jurés, trop souvent choisis parmi les repré-
sentants du cinéma d’avant-guerre, donc souvent incompétents à juger de la
nouveauté d’un style. Alberto Lattuada, réalisateur italien spécialisé dans les
basses besognes, n’aurait pas dû figurer dans le jury de Venise, car Louis Malle
et Alexandre Astruc pourraient lui donner des leçons de courage, de probité et
de mise en scène, mais ne sauraient en recevoir de lui. Donc, absurdité d’un
système de sélection des films fondé sur la nouveauté face à un système de
récompense basé sur le caractère familial et conformiste des œuvres généra-
lement couronnées.
On a souvent parlé de la trompeuse optique des festivals. Aux Champs-
Élysées, un film comme Cette nuit-là 4 est sifflé ; on ne peut nier que ce soit
justice. Dans un festival, il serait applaudi une quinzaine de fois en cours
de projection car ponctué d’effets de caméra lesquels, dans le cadre d’une
manifestation internationale, apparaissent comme autant de mots d’auteur.
En effet, dans les festivals, les films deviennent des pièces de théâtre et l’on
n’y apprécie que la fausse audace, la fausse gageure, la fausse performance, le
faux paradoxe : la jolie femme qui s’enlaidit, celle qui joue une poivrote – un
françois truffaut
1. Respectivement : Michèle Morgan dans Le Miroir à deux faces d’André Cayatte (1958) ; Maria
Schell dans Gervaise de René Clément (1956) : Coupe Volpi de la meilleure interprétation féminine
à la Mostra de Venise 1956 ; Jean Gabin dans La nuit est mon royaume de Georges Lacombe
(1951) : Coupe Volpi de la meilleure interprétation masculine à la Mostra de Venise 1951 ; José
Ferrer (Toulouse-Lautrec) dans Moulin Rouge de John Huston (1952).
2. La venganza de Juan Antonio Bardem représentant l’Espagne au Festival de Cannes 1958. Le
film restera inédit en France.
La Grande Illusion de Jean Renoir 477
Il est à peine exagéré d’écrire que Jean Renoir est un cinéaste « maudit ».
Sur les trente-deux films qu’il a réalisés en trente-trois années, cinq ou six
seulement ont obtenu le succès international que presque tous, selon moi,
méritaient.
On a souvent remarqué que les films de Renoir arrivaient quelques années
trop tôt pour être parfaitement compris. Si La Grande Illusion a plu autant,
tout de suite, et partout, c’est tout d’abord qu’il s’agit du seul film dans lequel
Renoir ait quelque peu sacrifié la poésie à la psychologie ; de plus, il l’a tourné
à 43 ans, c’est-à-dire à un âge qui correspondait à celui du public européen.
Avant La Grande Illusion, ses films semblaient agressifs et juvéniles, après ils
parurent désenchantés et cinglants. Enfin, La Grande Illusion était un film his-
torique, c’est-à-dire en retard sur son temps puisque, un an plus tard, dans Le
Dictateur, Chaplin allait déjà brosser une peinture du nazisme et des guerres
modernes.
La Grande Illusion était très exactement un film de chevalerie, sur la guerre
considérée sinon comme un des beaux-arts du moins comme un sport, comme
une aventure où il s’agit de se mesurer plutôt que de se détruire. Les officiers
allemands du style Stroheim furent bientôt évincés de l’armée du IIIe Reich et
les officiers français du style Pierre Fresnay sont morts de vieillesse. La grande
illusion est donc celle qui consistait à croire que cette guerre serait la dernière.
À peine Dalio et Gabin ont-ils passé la frontière suisse à la fin du film qu’ils
parlent déjà de reprendre le combat ; il fallait toute la sagesse lucide de Renoir
pour oser terminer son dialogue sur cette idée logique, mais qui surprend
toujours lorsqu’on revoit le film.
La Grande Illusion est aussi un hommage à l’ingéniosité française, tout
comme cette histoire récente d’un prisonnier français qui, lors de la dernière
guerre, s’évada en traversant l’Allemagne aux côtés d’une vache2.
Condamner la guerre est à la portée de tout le monde, la raconter est plus
difficile. Dans La Grande Illusion, Renoir considère la guerre comme un fléau
naturel qui comporte ses beautés, comme la pluie, comme le feu, la forme
prime le fond et il s’agit, comme le dit Pierre Fresnay, « de faire la guerre
poliment ».
Comme dans Toni et Les Bas-Fonds qu’il venait de tourner, comme dans
1. L’article fut publié sous ce titre complet : « Comme il y a vingt ans, La Grande Illusion de Jean
Renoir est d’une brûlante actualité ». Le 6 octobre 1958, le Studio Publicis (Paris) en a programmé
la version intégrale.
2. Cette histoire vraie (1943) sera adaptée en 1959 par Henri Verneuil dans La Vache et le Prisonnier.
478 Chroniques d’Arts-Spectacles
P. S. – À ceux qui reprochent aux récents films de Jean Renoir de s’éloigner
des réalités du monde dans lequel nous vivons, je résume son dernier film,
Elena et les Hommes : à la veille de la Grande Guerre, les fêtes du 14 Juillet
1. Raoul Coutard (1924‑2016), qui fut reporter en Indochine avant de devenir l’un des plus fameux
chefs opérateurs de la Nouvelle Vague (À bout de souffle, Tirez sur le pianiste, Lola, etc).
Adieu à André Bazin 479
sont célébrées par une foule en délire qui acclame le général Rollan ; un
stupide incident diplomatique ayant créé une psychose de guerre, l’entou-
rage du général profite de l’occasion pour tenter de renverser le gouverne-
ment ; on chante dans la rue : « Et c’est ainsi que le destin l’a placé sur notre
chemin… », etc.
françois truffaut
André Bazin, qui vient de mourir à l’âge de quarante ans, était le meilleur
écrivain de cinéma en Europe. Depuis ce jour de 1948 où il me procura mon
premier travail de cinéphile à ses côtés1, je devins son fils adoptif et lui dois
ainsi tout ce qui est arrivé d’heureux dans ma vie par la suite.
Il m’a appris à écrire sur le cinéma, il a corrigé et publié mes premiers
articles et c’est grâce à lui que j’ai pu accéder à la mise en scène. Il est mort
quelques heures après la première journée de tournage de mon film2 ; quand
je suis arrivé à sa maison de Nogent, appelé au téléphone par son ami le père
Léger 3, il m’a regardé, mais ne pouvait déjà plus parler et souffrait terrible-
ment 4. La veille au soir, il regardait à la télévision Le Crime de M. Lange, en
prenant des notes pour le livre qu’il préparait sur l’œuvre de Jean Renoir 5.
S’il me faut tracer un portrait d’André Bazin, je dois penser à cette rubrique
d’un magazine américain : « L’homme le plus extraordinaire que j’ai connu ».
André Bazin, comme les personnages de Jean Giraudoux, était un homme
« d’avant le péché originel ». Tout le monde le savait honnête et bon, mais
son honnêteté et sa bonté surprenaient toujours, tant elles se manifestaient
pleinement ; parler avec lui, c’était comme pour un Hindou se baigner dans
le Gange. Il était tellement généreux qu’il m’arriva plusieurs fois, conversant
avec lui, de dénigrer telle ou telle de nos relations communes pour le seul
plaisir d’entendre le plaidoyer qu’immanquablement il allait prononcer.
Avec un cœur immense, il était la logique en action, l’homme de la raison
pure, un dialecticien merveilleux. Il croyait au pouvoir absolu de la discussion
et je l’ai vu amadouer jusqu’aux agents de police les plus matraqueurs ; assisté
1. Bazin avait embauché Truffaut comme « secrétaire particulier » de Travail et Culture, en 1949.
2. Les Quatre Cents Coups, premier long métrage de Truffaut (1959), dédié « à la mémoire d’André
Bazin ».
3. Guy Léger, père dominicain avec lequel Truffaut restera en contact toute sa vie. Il interprétera
le rôle du prêtre dans Ma nuit chez Maud d’Éric Rohmer (1969).
4. André Bazin est mort d’une leucémie dans la nuit du 10 au 11 novembre 1958.
5. Ce livre posthume paraîtra sous l’égide de Truffaut : Jean Renoir, Champ libre, Paris, 1971,
présenté par Truffaut et préfacé par Jean Renoir.
480 Chroniques d’Arts-Spectacles
(et non affligé) d’un bégaiement grâce auquel il se faisait écouter plus atten-
tivement, il désarmait la mauvaise foi en épousant d’abord la thèse adverse,
puis en la prolongeant mieux que l’interlocuteur n’aurait su le faire pour la
combattre enfin avec une rigueur exemplaire.
On ne retrouve cette intelligence et cette probité intellectuelle que dans
les articles de Jean-Paul Sartre, que Bazin admirait tout particulièrement.
La très mauvaise santé physique d’André n’avait d’égale que sa toujours
étonnante santé morale : il empruntait de l’argent à voix haute et en prê-
tait discrètement ; avec lui, tout devenait simple, clair et franc. Comme il
trouvait immoral de circuler seul dans une voiture à quatre places, il lui arri-
vait souvent, à l’arrêt d’autobus de Nogent, d’inviter trois voyageurs qu’il
déposait sur son chemin dans Paris ; lorsqu’il s’absentait de chez lui pour
plusieurs semaines avec sa femme et son petit garçon, il cherchait parmi ses
innombrables amis un couple mal logé à qui prêter sa maison, et un troisième
copain, piéton, pour lui prêter sa voiture.
Il aimait le cinéma, mais il aimait plus encore la vie, les gens, les bêtes,
les sciences, l’art, et il comptait l’an prochain réaliser un court métrage sur
les églises romanes peu connues en France ; il avait élevé chez lui toutes
sortes d’animaux, d’un caméléon jusqu’à un perroquet1, en passant par des
écureuils, des tortues, un crocodile et d’autres que je ne puis nommer faute
d’en connaître l’orthographe ; récemment, il nourrissait de force une espèce
de lézard, un iguane du Brésil, en lui faisant entrer dans la gueule des bouts
d’œuf dur à l’aide d’un bâtonnet. « Je crains, avouait-il récemment, de mourir
avant cette pauvre bête. »
Je ne sais si le monde est méchant ou juste, mais je suis certain que ce sont
des hommes comme Bazin qui le font meilleur car, à force de croire la vie
bonne et en agissant comme si elle l’était, André faisait du bien à tous ceux
qui l’approchaient et l’on compterait sur les doigts de la main les gens qui se
sont mal conduits à son égard ; chacun de ceux qui ont parlé ne fût-ce qu’une
fois avec Bazin peut se dire son « meilleur ami » puisque, à son contact, bou-
leversé par tant de pureté, il était impossible de ne pas lui donner le meilleur
de soi-même.
André Bazin était trop chaleureux pour que l’on puisse à son propos
aligner des phrases creuses du genre : « Toujours vivant… Présent parmi
nous, etc. » Il est mort et c’est une véritable désolation, un fait cruel et d’une
tristesse abominable. On ne peut que pleurer et le relire ; je trouve dans une
lettre récente quelques lignes qui témoignent de son attitude critique : « Je
regrette bien de n’avoir pu revoir avec vous, à la Cinémathèque, les films de
Mizoguchi. Je le place aussi haut que vous autres et je prétends l’aimer mieux
1. Coco était un perroquet arara muet rapporté clandestinement d’un séjour au Festival de Sao
Paulo (Brésil), en février 1954. Bazin lui consacra un texte savoureux, « De la difficulté d’être coco »
(Carrefour, 17 mars 1954 ; Cahiers du cinéma n° 91, janvier 1959).
Adieu à André Bazin 481
Dacqmine, Jacques : 168 43, 47, 52-54, 89, 116, 143-144, 154-156,
Dahlbeck, Eva : 451 169-170, 184, 210, 249, 366, 368, 406, 417
Dalban, Max : 129, 231 Delbez, Maurice : 414
Dalí, Salvador : 98 Della Noce, Luisa : 452
Dalio, Marcel : 15, 324, 477 Delmont, Édouard : 96, 231
Danet, Jean : 325 Delorme, Danièle : 208-209
Daniel-Norman, Jacques : 117 Delubac, Jacqueline : 392
Daninos, Pierre : 136 DeMille, Cecil B. : 52, 254-255
Daquin, Louis : 54, 116, 381 Demongeot, Mylène : 348-349
Darène, Robert : 116 Demy, Jacques : 27-28, 293, 414
Dargelos, Pierre : 268 Deniaud, Yves : 103, 407
Daroy, Jacques : 117 Dermit, Édouard : 325
Darrieux, Danielle : 190, 342, 424, 432, Descrières, Georges : 168
439 Desmarets, Sophie : 14, 190, 394
Darvi, Bella : 439 Desny, Ivan : 183, 328
Dary, René : 48 Devaivre, Jean : 116
Dassin, Jules : 94-95, 109, 121-122, 125, Devigny, André : 233
130-131, 136, 144, 189, 297, 308, 312, 331, Devos, Raymond : 409
353-356, 416 Dhéran, Bernard : 190
Dauphin, Claude : 163, 165 Dickinson, Thorold : 36
Daves, Delmer : 141 Diderot, Denis : 85-86
Davis, Bette : 284, 304 Dies Jr., Martin : 464
Davri, Serge : 449 Dieterle, William : 142
Dawes, Harry : 139 Dietrich, Marlene : 110, 353, 424
Day, Doris : 217 Dighton, John : 59
Day, Josette : 86 Disney, Walt : 255, 275
De Chirico, Giorgio : 363 Dmytryk, Edward : 87-88, 166, 243
De Coster, Charles : 290 Doat, Anne : 293
De Filippo, Eduardo : 448 Domarchi, Jean : 12, 78
De Santis, Giuseppe : 50, 66, 364, 448 Dominici, Gaston : 445
De Sica, Vittorio : 16, 35, 50, 64, 70, 126, Doniol-Valcroze, Jacques (Étienne
220, 223, 364, 406, 432 Loinod, dit) : 10, 12, 31, 78, 293, 301, 374
Dean, James : 29, 37, 111, 202, 204-207, Donskoï, Mark : 220
217, 265-269, 291, 297, 299, 335, 369 Dorfmann, Robert : 384
Debucourt, Jean : 200 Dors, Diana : 36, 220
Decker, Diana : 71 Dostoïevski, Fiodor : 179, 306, 321-322,
Decoin, Henri : 116, 136, 143, 184 454
Ded Rysel (André Adrien Grandvalet, Dougherty, Jim : 246
dit) : 170 Douglas, Kirk : 428-429
Defoe, Daniel : 36 Douy, Max : 165, 279, 356
Degas, Edgar : 394 Dréville, Jean : 116
Del Duca, Cino : 322 Dreyer, Carl Theodor : 153, 159, 184-185,
Delac, Charles : 212 188, 232, 250, 256-257, 375, 406, 417-418
Delair, Suzy : 262, 453 Drieu la Rochelle, Pierre : 384
Delannoy, Jean : 10, 17, 22-24, 32-33, 36, Drouet, Minou : 277, 354
490 Chroniques d’Arts-Spectacles
Dubreuilh, Simone : 298, 301, 303-304, Fellini, Federico : 16, 63-64, 159, 203-
310, 375 204, 250, 257, 259, 306, 331, 368-369,
Duby, Jacques : 325 379, 407, 424
Duché, Jean : 136 Ferber, Edna : 333
Dufy, Raoul : 223 Fernandel (Fernand Constantin, dit) :
Duhamel, Georges : 115 63, 95-97, 134, 144, 314, 364, 367, 398,
Duhour, Clément : 319-320, 394 409, 436
Duncan, Isadora : 269 Fernandez, Emilio : 193
Dupont, Jacques : 283 Ferrer, José : 88
Dupré, Gilbert : 136 Ferrer, Mel : 306, 436
Dutourd, Jean : 142, 326, 374, 417 Feuillade, Louis : 457
Duval, père Aimé : 356 Feuillère, Edwige : 205, 304, 326, 365,
Duvaleix, Christian : 409 410, 471-472
Duvivier, Julien : 52, 116, 208-209, 214, Feyder, Jacques (Jacques Frédérix, dit) :
283, 384, 392, 401, 406, 419 69, 231, 392
Dwan, Allan : 245 Fini, Leonor : 93
Flaherty, Robert : 367
Eaubonne, Jean d’ : 63, 183 Flaubert, Gustave : 199, 233, 469
Eiffel, Jean : 292 Flavigny, Denise de : 62
Eisenhower, Dwight D. : 239 Flon, Suzanne : 230
Eisenstein, Sergueï : 211, 355 Fonda, Henry : 306, 346-347, 420, 422,
Eisler, Hanns : 349 448
Elg, Taina : 433 Fontaine, Joan : 424
Elizabeth II : 471 Ford, Aleksander : 438
Engel, Morris : 363, 472 Ford, Glenn : 145, 147
Ermler, Fridrikh : 249 Ford, John : 39-40, 148-149, 244-245, 250
Esposito, Giani : 129, 163, 165, 439 France, Anatole : 394
Esway, Alexander : 273 Francen, Victor : 398
Étiévant, Yvette : 191 Franju, Georges : 413-414
Eyck, Peter van : 230 Fresnay, Pierre : 70, 167-168, 170, 205,
274, 289, 297, 299, 326, 477
Fabian, Françoise : 217 Frison-Roche, Roger : 143
Fabiani, Henri : 413 Fuller, Samuel : 189-190, 272
Fábri, Zoltán : 212, 221, 273 Funès, Louis de : 191, 261, 279, 409
Fabrizi, Aldo : 258
Fabrizi, Franco : 63, 250, 257 Gabin, Jean : 23, 48-49, 97, 118, 129, 147,
Fairbanks, Douglas : 109, 431 170, 191-192, 208-209, 260-261, 264, 278,
Fairbanks Junior, Douglas : 340 364, 383, 410, 432, 435-436, 452, 472, 477
Fallet, René : 408 Gabor, Zsa-Zsa : 95
Faulkner, William : 39, 76-78, 172, 354, Galichon, Maître : 292
439 Gallimard, Gaston : 118
Favre Le Bret, Roger : 221, 371-372, 447 Gamal, Samia : 96-97
Fayard, Arthème : 189 Gance, Abel : 52, 82-84, 91, 111-115, 160,
Fejos, Paul : 273 162, 207, 253, 288, 305, 312, 384, 417-418
Félix, Maria : 129, 171-172 Gance, Sylvie : 111
Index des noms 491
Hayward, Susan : 220, 222, 224 Huston, John : 16, 37, 130, 285-287
Hayworth, Rita : 342 Huston, Walter : 287
Heard, Gerald : 266 Hyams, Joe : 265
Hecht, Ben : 387
Hecht, Harold : 415 Ichikawa, Kon : 251, 350-351
Heerman, Victor : 81 Idzkowski, Marcel : 448
Helm, Brigitte : 109 Iglesias, Eugene : 196
Hémon, Louis : 71-72 Inge, William : 270
Henri IV : 394 Ionesco, Eugène : 431
Henriot, Émile : 145 Ioutkévitch, Sergueï : 211
Hepburn, Audrey : 59, 306 Isaksson, Ulla : 450-451
Hepburn, Katharine : 173-174 Ivens, Joris : 290
Hérisse, Marc : 12 Ivernel, Daniel : 326-327
Herrmann, Bernard : 217
Hessling, Catherine (Andrée Madeleine Jacob, Gilles : 286
Heuschling, dite) : 109, 300, 304-305 Jacques, Henry : 223, 451
Heston, Charlton : 456-457 Jannings, Emil : 109, 327
Hirsch, Robert : 353 Jarry, Alfred : 395
Hitchcock, Alfred : 15, 37-38, 41, 83, Jaubert, Maurice : 192
97-98, 102-105, 119-121, 142-143, 150, Jayet, René : 117
153-154, 163, 177-182, 185, 194, 198-199, Jeanne d’Arc : 238
217-218, 220, 225-227, 233, 242, 244, 262, Jeanson, Henri : 210, 213, 219, 290, 339,
273-275, 311, 313, 320, 344-348, 357, 406, 342, 406
413, 417-418, 420, 424, 448, 450, 460- Joannon, Léo : 116
461 Joffé, Alex : 30, 116, 172, 214, 300
Hitler, Adolf : 156, 321, 463-465 Johnson, Lee : 220
Hlasko, Marek : 438 Johnson, Samuel : 428
Hobson, Valerie : 71 Johnson, Van : 248
Hoffmann, Kurt : 447 Johnston, Margaret : 71
Holden, William : 269-270 Jones, James : 57
Homolka, Oskar : 306 Jones, Jennifer : 222
Honegger, Arthur : 77 Josipovici, Albert : 451
Horace : 86 Jost, François : 289
Hossein, Robert : 193-195, 320, 377, 386, Jouanneau, Jacques : 129, 326, 409
389 Jouhandeau, Marcel : 48
Hudson, Rock : 266, 322-323, 333, 335 Jouvet, Louis : 339
Hugo, Victor : 83 Julliard, René : 118
Hugon, André : 117 Jürgens, Curd : 172, 299-300, 326, 396-
Hugues, Howard : 140, 246 398
Hugues, Ken : 15
Huisman, Georges : 331, 368 Kafka, Franz : 367
Hume, Cyril : 315 Kast, Pierre : 411, 413
Hunebelle, André : 116, 301 Kaufman, Boris : 307
Hunnicutt, Arthur : 131 Käutner, Helmut : 156, 248-249
Hurdalek, George : 156 Kaye, Danny : 291
Index des noms 493
Kazan, Elia : 41, 126, 166, 205-206, 245, Lang, Fritz : 32, 37-39, 41, 83, 110, 146-147,
266, 270, 301, 306-307, 367, 399, 401, 165, 215, 217, 225, 241-245, 247, 314, 406,
407, 420, 433, 466 417-424
Kazantzakis, Nikos : 354 Langlois, Henri : 226, 353, 371, 458
Keigel, Léonard : 414 Laniel, Joseph : 106
Kelly, Gene : 189, 248 Lantier, Jacques : 146
Kelly, Grace : 103, 120, 179, 181, 433 Lardner, Ring : 259
Kendall, Kay : 433 Laroche, Pierre : 101-103
Kennedy, Arthur : 196 Larquey, Pierre : 190, 319
Kerr, Deborah : 57, 125, 426 LaShelle, Joseph : 75
Kessel, Georges : 127 Lasky, Jesse : 308
Kessel, Joseph : 127, 136 Lattuada, Alberto : 49-50, 66, 331, 364,
Khan, Ali : 210 473
Kinoshita, Keisuke : 474 Laudenbach, Roland : 168
Kirsanoff, Dimitri : 116 Laughton, Charles : 160, 224-225
Klein, William : 414 Laurent, Jacques (voir Cecil Saint-
Korda, Alexander : 223, 273 Laurent) : 11-12, 32, 114
Korda, Zoltan : 273 Laurents, Arthur : 424
Koscina, Sylva : 439 Lautner, Georges : 449
Kosma, Joseph : 192, 273, 295 Lavagnino, Francesco : 255
Koundouros, Nikos : 250 Laval, R. P. : 108
Kozintsev, Grigori : 49-50 Laviron, Jean : 117, 136
Kramer, Stanley : 60-61, 118 Laydu, Claude : 36, 48, 152, 233, 297-298
Krasker, Robert : 93 Lazareff, Pierre : 425
Kubrick, Stanley : 427, 429 Le Breton, Auguste : 95, 130
Kurosawa, Akira : 371, 481 Le Chanois, Jean-Paul (Jean-Paul
Kuypers, Rik : 215 Dreyfus, dit) : 116, 143, 283, 331
Kyrou, Ado : 374 Le Vigan, Robert : 369, 452
Lean, David : 173-174, 424
L’Herbier, Marcel : 117, 136, 189, 212 Lebesque, Morvan (Maurice Pierre
La Fontaine, Jean de : 275, 287, 457 Lebesque, dit) : 416
La Patellière, Denys de : 16, 18, 167- Leblanc, Maurice : 336
168, 184, 405 Lederer, Charles : 79
Laag, Barbara : 439 Ledoux, Fernand : 147, 354
Labro, Maurice : 117, 283 Leenhardt, Roger : 32, 107-109, 115, 160,
Lachenay, Robert : 15, 45, 84, 133, 324 292, 368
Lacombe, Georges : 116, 199, 201, 283, 364 Lefebvre, Robert : 165
Ladd, Alan : 334 Lefèvre, René : 200-201, 356
Lambertnon, Gavin : 315 Lefranc, Guy : 116
Lamorisse, Albert : 218, 275-277, 331, 413 Léger, père Guy : 479
Lamoureux, Robert : 190-191, 337-338 Lehmann, Maurice : 219, 331, 368, 372
Lampin, Georges : 116, 322 Lemaire, Maurice : 212
Lancaster, Burt : 56-57, 291, 415 Lemaire, Philippe : 164-165, 384
Landru, Henri Désiré : 72 Lemarchand, Jacques : 144
Lang, André : 143-144, 301, 374, 401, 407 Lenartowicz, Stanislaw : 448
494 Chroniques d’Arts-Spectacles
Tailleur, Roger : 310 Varda, Agnès : 28, 30, 185-187, 363, 380,
Tamiroff, Akim : 230 414
Taradash, Daniel : 270 Varennes, Jacques : 319-320
Tashlin, Frank : 343-344, 407, 409 Vassiliev, Sergueï : 210, 219
Tati, Jacques : 42, 55-56, 91, 115, 215, 253, Vedrès, Nicole : 292
274, 283, 288, 406-407, 409, 418, 437, Velo, Carlos : 252
442-444, 453 Ventura, Ray : 426
Taylor, Elizabeth : 266, 333-335, 351-352 Venzi, Giorgio : 93
Tchekhov, Anton : 159, 306 Verdier, J. : 292
Tennberg, Jean-Marc : 326 Verhavert, Roland : 215
Tessier, Valentine : 129 Vermeer, Johannes : 93
Thibault, Jean-Marc : 283, 325, 409 Vermorel, Claude : 116
Thirard, Armand : 63, 209, 300, 302, Vernay, Robert : 116, 327
323, 377 Verneuil, Henri : 95, 116, 191-192, 214
Thulin, Ingrid : 451 Vernon, Anne : 157, 439
Tierney, Gene : 94 Versois, Odile : 157
Todd, Michael : 351-353 Vian, Boris : 216, 366
Toland, Gregg : 284 Vida, Marco Girolamo : 86
Tolstoï, Léon : 305-306 Vidal, Gil : 409
Tonti, Aldo : 306 Vidal, Henri : 325
Töröcsik, Mari : 220, 224, 273 Vidal, Jean : 50, 365
Toto (Antonio De Curtis, dit) : 473 Vidas, Félix de : 212
Townsend, capitaine : 59 Vidor, King : 149, 305, 417
Trauberg, Leonid : 49-50 Vietti, Jean : 378
Trauner, Alexandre : 273 Vigo, Jean : 25, 183, 187, 380, 394, 397,
Trintignant, Jean-Louis : 300, 326 467
Trnka, Jiri : 222 Vilbert, Henri : 96-97
Trumbo, Dalton : 59, 243 Villard, Franck : 102-103
Villiers, François : 445-446
Ulmer, Edgar G. : 33, 41, 156, 196-197, Vilmorin, Louise de : 55, 87, 210, 217, 219,
418, 420 339, 342, 469
Ustinov, Peter : 182-183, 328-329, 358, Vincent, Yves : 335
431-432 Vinneuil, François (voir Lucien Reba-
tet) : 33, 78, 374
Vadim, Roger : 29-30, 137, 299-303, 364- Visconti, Luchino : 50, 66, 249, 466-
365, 367, 375-377, 381, 384, 409, 411, 413, 467, 473
419, 424, 433, 435, 466, 468 Vitry, Virginie : 293
Vaillard, Pierre-Jean : 319 Vivet, Jean-Pierre : 14, 264
Val Guest : 42 Vlad, Roman : 72
Valentin, Albert : 201 Voltchek, Vladimir : 368
Valère, Jean : 413
Valmy, André : 325 Wademant, Annette : 172, 357, 365, 368,
Van Dyke, W. S. : 150 384, 413
Vaneck, Pierre : 356, 436 Wajda, Andrzej : 370, 448
Vanel, Charles : 69-70, 436 Walbrook, Anton : 183, 328
500 Chroniques d’Arts-Spectacles
Appât, L’ : 244, 390 Bagarre pour une blonde (Scudda Hoo !
Appel du destin, L’ : 118 Scudda Hay !) : 246
Appelez-moi madame (Call Me Madam) : Bal des maudits, Le : 455
153 Ballet mécanique : 73
Après-midi d’un faune, L’ : 331 Ballon rouge, Le : 218, 275-277, 312
Arc et la Flûte, L’ (En djungelsaga) : 439- Bandit, Le (The Naked Dawn) : 33, 156,
440 196-197, 390
Arche de Noé, L’ : 223 Barrage contre le Pacifique (This Angry
Ardente Gitane, L’ (Hot Blood) : 308-309, Age) : 453, 456
315
Bas-Fonds de Frisco, Les : 94
Ariane (Love in the Afternoon) : 377
Bas-Fonds, Les : 477
Aristocrates, Les : 16, 167-168, 172
Bataille de fleurs : 221-222, 426
Artistes et Modèles : 343
Bataille du rail, La : 51, 271
Ascenseur pour l’échafaud : 414, 468
Asphalt Jungle, The (voir Quand la ville Beau Serge, Le : 18, 413, 448-450, 468
dort) Beauté du diable, La : 116
Assassin habite au 21, L’ : 51 Bel Ami : 381
Assassinat du Père Noël, L’ : 52 Bel Été, Le : 156
Assassins du dimanche, Les : 214, 224 Bel Indifférent, Le : 414
Assassins et Voleurs : 20, 319-320, 326-327, Belle et la Bête, La : 55, 86, 118, 276, 457
391, 395, 473 Belles de nuit, Les : 30
Atalante, L’ : 25, 394 Bells of St. Mary’s, The (voir Les Cloches
Attaque (Fragile Fox) : 40, 261-262, 264- de Sainte-Marie)
265, 271-272, 294-295, 429 Best Years of Our Lives, The (voir Les Plus
Attente des femmes, L’ : 458-459 Belles Années de notre vie)
Au Bonheur des Dames : 52 Bête humaine, La : 39, 146-147, 262, 284,
Au diable la vertu : 117, 361 360, 418
Au paradis des images : 294 Biens de ce monde, Les : 292
Au seuil de la vie : 447, 450-452, 454 Bienvenue Mr Marshall (Bienvenido Mister
Auberge de la Jamaïque, L’ : 226 Marshall) : 47, 257
Auberge du Spessart, L’ (Das Wirtshaus im Big Heat, The (voir Règlement de comptes)
Spessart) : 447 Big Knife, The (voir Le Grand Couteau)
Auberge rouge, L’ : 91, 260, 277
Big Sky, The (voir La Captive aux yeux
Autant en emporte le vent (Gone with the
clairs)
Wind) : 283-284, 306, 332-333
Big Sleep, The (voir Le Grand Sommeil)
Aux deux colombes : 393
Bigger than Life (voir Derrière le miroir)
Avant le déluge : 60, 87, 169, 202
Aventures d’Arsène Lupin, Les : 331, 335- Bijoutiers du clair de lune, Les : 375, 435,
336, 338, 349 466, 471
Aventures de Robinson Crusoé : 36 Blackboard Jungle (voir Graine de violence)
Aventures de Till l’Espiègle, Les (Till Blé en herbe, Le : 53-54, 91, 277, 281, 470
Eulenspiegel) : 290-291, 311-312, 349, 358 Blinkity Blank : 162-163
Aveu, L’ : 323 Blithe Spirit (voir L’Esprit s’amuse, ou
L’Espiègle Revenante)
Baby Doll (voir La Poupée de chair) Blonde et Moi, La (The Girl Can’t Help
Bachelor Party, The (voir La Nuit des it) : 343-344
maris) Blonde explosive, La : 407
Index des films 503
Chronique des pauvres amants, La : 60 Crime était presque parfait, Le (Dial M for
Ciel est à vous, Le : 65 Murder) : 14, 103-105, 119, 142, 179, 198
Cigale, La : 159 Crime ne paie pas, Le : 134
Cinq de la rue Barska, Les : 60 Criminel, Le : 456
Cinq Millions comptant : 283, 408 Crin-Blanc : 218, 276-277
Cinquième Victime, La : 38-39, 241-243, 421 Crise : 459
Cirque, Le : 250 Crossfire : 87-88
Cité sans voiles, La (Naked City) : 94, 122,
189 Dame aux camélias, La : 66-67
Citizen Kane : 74, 182, 230, 273, 329, 456 Dame de Shanghai, La : 40, 157-158
Clandestines, Les : 117, 122, 136 Dame de tout le monde, La (La signora di
Cloches de Sainte-Marie, Les (The Bells of tutti) : 339, 430
St. Mary’s) : 257 Dame et le Toréador, La : 390
Club de femmes : 312, 319, 326 Dames du bois de Boulogne, Les : 55, 74,
Cœur net, Le : 292 84-86, 110, 151, 158, 289
Comicos : 15, 31, 36, 258-259 Danse de la flamme, La : 351
Commando de la mort, Le (A Walk in the Danses de Chine : 294
Sun) : 272 De Mayerling à Sarajevo : 339
Comme une fleur des champs (Nogiku no De Pantin à Saint-Cloud : 294
gotoki kimi nariki) : 474 Deburau : 391
Comment épouser un millionnaire (How to Dédée d’Anvers : 51, 53
Marry a Millionaire) : 67-68, 75-76 Demain est un autre jour : 54
Compagnes de la nuit, Les : 54, 136 Demain il sera trop tard : 54
Comtesse aux pieds nus, La : 13, 138-141, Démon de la chair, Le (The Strange
143, 145, 252, 310, 329 Woman) : 156, 197
Condamné au silence (The Court-Martial Démon s’éveille la nuit, Le : 247
of Billy Mitchell) : 237-241 Démons de l’aube : 386
Congrès des belles-mères, Le : 117 Démons de la liberté, Les (Brute Force) : 94
Connaissance du monde : 352 Dernier Atout : 51
Contes de la lune vague après la pluie, Les : Dernier Pont, Le (Die Letzte Brücke) : 60
252, 258, 473 Dernière Chance, La : 271
Continent perdu : 126, 221, 253-254, 256, 352 Derrière le miroir (Bigger than Life) : 255-
Contrebandiers de Moonfleet, Les : 215 256, 263, 309, 315-317, 319-321
Coquille et le Clergyman, La : 73 Des filles disparaissent : 323
Corbeau, Le : 51 Des gens sans importance : 191-192, 214
Corde, La (The Rope) : 142, 185, 198, 228, Des quintuplés au pensionnat : 136
460 Désemparés, Les : 340
Coup du berger, Le : 28, 293, 327, 414 Désert vivant, Le (The Living Desert) : 60
Court-Martial of Billy Mitchell, The (voir Déserteur de Fort Alamo, Le : 390
Condamné au silence) Désir : 337
Courte Tête : 30, 336, 410 Désir sous les ormes : 439, 441
Cri de la victoire, Le : 149 Désiré : 391
Crime au concert Mayol : 136 Désirs humains : 39, 145-147
Crime de Monsieur Lange, Le : 108, 479 Destin se joue la nuit, Le (History Is Made
Crime et Châtiment : 179, 322 at Night) : 271
Index des films 505
Noblesse oblige (Kind Hearts and Coro- Pain, Amour et Fantaisie (Pane, amore e
nets) : 72 fantasia) : 70-71
Notorious (voir Les Enchaînés) Pain vivant, Le : 134, 136, 141, 187, 189
Notre-Dame de Paris : 310, 312, 319, 375 Païsa : 236
Nous les femmes : 34 Paradis perdu : 52, 82-84
Nous sommes tous des assassins : 397 Pardonnez nos offenses : 327, 384
Nouveau Testament, Le : 392-393 Parents terribles, Les : 55, 118
Nouveaux Maîtres, Les : 167 Paris, Palace Hôtel : 323, 377
Nuit des forains, La : 450, 458, 460-461 Partie de campagne : 445
Nuit des maris, La (The Bachelor Party) : Pas de pitié pour les caves ! : 371
356, 370 Pas de souris dans le bizness : 122
Nuit du chasseur, La : 224-225 Passager clandestin, Le : 435
Nuit et Brouillard : 28, 216, 224, 335, 348- Passe du diable, La : 283
349, 403, 422, 455, 463 Passion de Jeanne d’Arc, La : 289
Nuit porte conseil, La : 51 Passions juvéniles : 449
Nuit quand le diable venait, La : 448 Pather Panchali : 221
Nuits blanches : 306, 455, 467 Paths of Glory (voir Les Sentiers de la
Nuits de Cabiria, Les : 35, 368-369, 407 gloire)
Nuits de Chicago, Les : 192 Patrouille perdue, La : 149
Pays d’où je viens, Le : 311, 319, 377, 436
Oasis : 126-128, 134, 143 Pays de neige : 448
Obsessions : 52 Peau de l’ours, La : 30, 411, 413
Œil pour œil : 18, 283, 331, 395-396, 411 Pêche au trésor, La : 82
Œufs de l’autruche, Les : 405 Pension Mimosas : 231, 392
Ogre d’Athènes, L’ : 250-251 Pépé le Moko : 171, 324
Ombre d’un doute, L’ : 121 Père de Mademoiselle, Le : 117, 136
Ombres en plein jour : 350 Pères et Fils : 473
On the Bowery : 257 Petit Arpent du bon Dieu, Le (God’s Little
Onze Fioretti de François d’Assise, Les : Acre) : 439, 448, 466
77, 204 Petit Chaperon rouge, Le : 304
Or de Naples, L’ : 126 Petit Fugitif, Le : 257, 363, 368, 472
Orchidée noire, L’ : 475 Petit Poucet, Le : 457
Ordet (La Parole) : 153, 184-185, 250, 375, Petit Train du Far West, Le (A Ticket to
419 Tomahawk) : 247
Orgueilleux, Les : 62, 127, 171 Peur, La : 34, 235-237
Orphée : 15, 55, 102, 118 Phfft : 119, 213
Orphée (Orfeu Negro) : 413 Picnic : 224, 269-271, 301, 323, 373, 415, 439
Orvet : 128, 326, 445 Piédalu député : 117, 136
Othello : 102, 211 Pieds nickelés, Les : 35, 159
Où est la liberté ? : 34 Piège pour une canaille : 15
Ouragan sur le Caine (The Caine Mutiny) : Pierre et Jean : 52
87-88, 166 Pigeon, Le (I soliti ignoti) : 473
Plaisir, Le : 55, 302, 340, 430, 432
P… respectueuse, La : 54 Plus Belles Années de notre vie, Les (The
Pages arrachées au livre de Satan : 257 Best Years of Our Lives) : 59, 284, 333
Index des films 511
Rouge et le Noir, Le : 24, 89-92, 136, 140, Sergent York : 78, 131
184, 261, 277, 281, 470 Série noire : 122
Route du tabac, La : 40, 149 Seuls les anges ont des ailes : 78
Royaumes de ce monde : 160-161 Seven Year Itch, The (voir Sept Ans de
Rue de la honte, La : 258, 350 réflexion)
Rue rouge, La : 146-147 Seven Years in Tibet (voir Sept Ans d’aven-
Ruée vers l’or, La : 250, 403 tures au Tibet)
Ruelles du malheur, Les (Knock on Any Sfida, La : 475
Door) : 109 Si les oiseaux savaient : 350
Si Paris nous était conté : 20, 190, 208, 394
Sabotier du Val de Loire, Le : 28, 293 Si Versailles m’était conté : 70, 190
Sabrina : 471 Sissi face à son destin : 371-373, 446
Sacré Printemps : 61 Six Destins : 52
Sainte Colline de la victoire morale, La : Sœur Letizia (La Dernière Tentation) :
294 256-257
Sainte Jeanne : 426 Sœurs casse-cou, Les (Come to the Stable) :
Sait-on jamais… : 376-377, 381, 411 257
Salaire de la peur, Le : 55, 126, 171 Soif du mal, La (Touch of Evil) : 448, 455-
Salaire du péché, Le : 319 457
Salauds vont en enfer, Les : 193-194 Soif, La (La Fontaine d’Aréthuse) : 459
Sang à la tête, Le : 312 Soirs de Paris : 136
Sang d’un poète, Le : 55, 74, 158-159 Sorcières de Salem, Les : 283, 331, 348-349,
Sangsue, La : 216, 224 411
Sans attendre Godot : 386 SOS Noronha : 283, 411
Sans douleur : 283 Souffle du désir, Le : 371
Sans lendemain : 183, 339 Soupçons : 98, 198, 460
Scanderbeg l’Indomptable : 60 Soupe au canard, La (Duck Soup) : 80
Scarface : 39, 78, 151, 158, 387 Sourires d’une nuit d’été : 218, 224, 450,
Scipion l’Africain : 363 458, 460-461
Sciuscia : 169 Sous le ciel de Baya : 256
Scudda Hoo ! Scudda Hay ! (voir Bagarre Sous le soleil de Rome (Sotto il sole di
pour une blonde) Roma) : 64
Sea Wife : 364 Sous les yeux d’Occident : 138
Searchers, The (voir La Prisonnière du Sous-marin mystérieux, Le : 323
désert) Splendeur des Amberson, La : 456
Senso : 467 Statues meurent aussi, Les : 292, 380
Sentiers de la gloire, Les (Paths of Glory) : Stella : 476
427, 429 Strada, La : 123, 141, 159, 169, 182, 204, 310,
Sept Ans d’aventures au Tibet (Seven Years 369
in Tibet) : 221 Strange Woman, The (voir Le Démon de
Sept Ans de réflexion (The Seven Year la chair)
Itch) : 195-196, 247, 343-344 Strangers on a Train (voir L’Inconnu du
Sept Hommes à abattre : 390-391 Nord-Express)
Sept Samouraïs, Les : 350, 473 Stromboli : 184, 204, 236
Septième Sceau, Le : 370, 450-451, 458, 461 Summertime (voir Vacances à Venise)
Index des films 513
François Truffaut. Les Mistons, Bernard Bastide (dir.), Ciné-Sud, Nîmes, 1987.
Écrits sur le cinéma, suivi de Mémoires, Jacques de Baroncelli, Bernard Bastide (dir.),
Institut Jean Vigo, Perpignan, 1996.
Léonce Perret, Bernard Bastide, Jean A. Gili (dir.), AFRHC/Cineteca di Bologna, Paris-
Bologne, 2003.
Louis Feuillade. Retour aux sources : correspondance et archives, Alain Carou, Laurent
Le Forestier, Bernard Bastide, Corine Faugeron, Gilles Venhard (dir.), AFRHC/
Gaumont, Paris/Neuilly-sur-Seine, 2007.
Jacques de Baroncelli, Bernard Bastide, François de la Bretèque (dir.), AFRHC/Les
Mistons Productions, Paris, 2007.
Balade dans le Gard, Bernard Bastide (dir.), Éditions Alexandrines, Paris, 2008.
Le Gard des écrivains, Bernard Bastide (dir.), Éditions Alexandrines, Paris, 2014.
remerciements
Le Rose et le Gris 88
Le Rouge et le Noir (suite) 91
Roméo et Juliette de Renato Castellani 92
Jules Dassin et le Rififi 94
Ali Baba et les Quarante Voleurs de Jacques Becker 96
Rebecca d’Alfred Hitchcock 97
Le jeu des boîtes 98
Huis clos de Jacqueline Audry 101
Le crime était presque parfait d’Alfred Hitchcock 103
Trois comédiens de génie 105
Johnny Guitare de Nicholas Ray 109
Napoléon d’Abel Gance 111
La Tour de Nesle d’Abel Gance 112
Crise d’ambition du cinéma français 114
Fenêtre sur cour d’Alfred Hitchcock 119
Du rififi chez les hommes de Jules Dassin 121
Voyage en Italie de Roberto Rossellini 123
Cannes : palmarès anticipé selon les règles du jeu 124
Oasis d’Yves Allégret 126
French Cancan de Jean Renoir 128
Du Rififi à la compétence 130
Le Dossier noir d’André Cayatte 133
La prime à la qualité va-t‑elle réformer le cinéma français ? 135
Futures Vedettes de Marc Allégret 137
La Comtesse aux pieds nus de Joseph L. Mankiewicz 138
Les sept péchés capitaux de la critique 141
Désirs humains de Fritz Lang 145
Ce n’est qu’un au revoir de John Ford 148
Reprises 150
La Biennale de Venise : excellente première semaine 152
Angine, orage et polémique au festival de Venise 155
En quatrième vitesse de Robert Aldrich 157
Venise : triomphe des jeunes cinéastes 159
Le court métrage manque d’auteurs 160
Les Mauvaises Rencontres d’Alexandre Astruc 163
À l’est d’Éden d’Elia Kazan 166
Table 521
TRUFFAUT
Chroniques
d’Arts
Spectacles
1954-1958
Chroniques d’Arts-Spectacles
Gallimard
François Truffaut