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FRANÇOIS

TRUFFAUT
Chroniques
d’Arts 
Spectacles
1954-1958

Gallimard
chroniques d’arts-spectacles
(1954‑1958)
FRANÇOIS TRUFFAUT

Chroniques
d’Arts-Spectacles
(1954‑1958)

textes réunis et présentés


par bernard bastide

GALLIMARD
Carte de presse de François Truffaut, publiée avec l’aimable autorisation
de la Commission de la carte d’identité des journalistes professionnels.

© Éditions Gallimard, 2019.

Couverture : Photo © Raymond Cauchetier.


la critique selon truffaut  :
directe et sans concession

« Espérons que l’ensemble de ses articles sera un jour


publié […]. On ne connaît pas le Truffaut critique si on ne
connaît pas le côté polémiste, vengeur, mordant de ses articles
dans Arts 1. »

éric rohmer

« L’homme le plus haï de Paris2 » (Michel Aubriant), « un critique ter-


roriste3 » (Michel Mardore), « le fossoyeur du cinéma français 4 » : tels sont
quelques-uns des qualificatifs qui, au milieu des années 1950, désignent tous
explicitement un jeune critique cinématographique nommé François Truf-
faut. Mais comment en est-on arrivé là ?
Le mercredi 20 février 1952, quelques jours après son vingtième anniver-
saire, François Truffaut tourne la page de l’épisode le plus cauchemardesque
de sa jeune existence  : un engagement dans l’armée signé sur un coup de
tête, une affectation en Indochine suivie d’une désertion et enfin un renvoi
dans ses foyers à la suite d’un procès militaire. Recueilli par André Bazin5 et
sa femme Janine qu’il connaît depuis 1948, il habite désormais la modeste

1.  « La vie, c’était l’écran », Le Roman de François Truffaut, Cahiers du cinéma/Éditions de l’Étoile,
Paris, 1985, pp. 28‑36.
2.  Cinémonde, 1956 (s. d.), collection La Cinémathèque française/Fonds François Truffaut, TRUF‑
FAUT292-B165.
3.  « Les aveux de Jekyll-Truffaut », Les Lettres françaises, 25 janvier 1962.
4. Formule rapportée par Truffaut dans « François Truffaut » de Marcel Mithois, Réalités no 220,
mai 1964.
5.  Critique français de cinéma (1918‑1958). Cofondateur des Cahiers du cinéma, André Bazin eut une
grande influence sur les futurs réalisateurs de la Nouvelle Vague. Père spirituel de François Truffaut,
il le sauva de la délinquance, lui offrit un toit, un travail d’animateur culturel et accompagna ses pre‑
miers pas de critique. Il mourut le premier jour de tournage des Quatre Cents Coups, que Truffaut
lui dédia. Ses principaux textes critiques furent réunis après sa mort en quatre volumes (Qu’est-ce
que le cinéma ?, Éditions du Cerf, Paris, 1958‑1962) et sous forme de monographies (Orson Welles,
Éditions du Cerf, Paris, 1972 ; Jean Renoir, Champ libre, Paris, 1971 ; Charlie Chaplin, Éditions du
Cerf, 1973). Ses Écrits complets sont parus en 2018 sous la direction d’Hervé Joubert-Laurencin
(Macula, Paris). Dudley Andrew lui a consacré une biographie, qui fut préfacée par François Truffaut :
André Bazin, Cahiers du cinéma/Cinémathèque française, Paris, 1983).
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chambre mansardée de leur maison à Bry-sur-Marne. Peu à peu, dans cet


environnement familial, il reprend goût à la vie en dévorant la bibliothèque
de son protecteur et en fréquentant assidûment les séances du Ciné-club du
Quartier latin. « La vie, c’était l’écran, c’était le cinéma1 », dira Éric Rohmer
pour définir ces années-là. Mais, très vite, la nécessité de trouver un travail
canalise toute l’énergie de Truffaut. Grâce à son réseau, il effectue quelques
piges pour la revue Cinémonde 2 et trouve un emploi d’assistant réalisateur au
service cinématographique du ministère de l’Agriculture.
« Un jour, j’ai dit à Bazin : “Je crois que je pourrais écrire un peu sur le
cinéma.” Il m’a dit d’essayer et a publié mes premiers articles dans les Cahiers
du cinéma 3. » Fondée en avril 1951 par Jacques Doniol-Valcroze, Joseph-Marie
Lo Duca et André Bazin, la revue spécialisée à couverture jaune doré accueille
le premier article de Truffaut dans son numéro 21, daté de mars 1953 ; il s’agit
d’une critique du Masque arraché (Sudden Fear) de David Miller, parue sous
le titre : « Les extrêmes me touchent 4 ».
Mais, dès son retour à la vie civile, Truffaut a entrepris la rédaction d’un
long texte consacré au cinéma français d’après-guerre. Au fil des mois, celui-ci
connaîtra de nombreuses versions, amendées en suivant les précieux conseils
de son mentor, André Bazin. Et, un beau jour de janvier 1954, Truffaut entre
soudain dans la lumière en donnant un grand coup de pied dans la fourmi-
lière de l’industrie cinématographique hexagonale. Publié dans les Cahiers du
cinéma après deux ans de gestation, son article intitulé « Une certaine ten-
dance du cinéma français5 » se présente comme un violent pamphlet contre
un cinéma dit de « tradition de la qualité » signé Jean Delannoy, Claude
Autant-Lara ou René Clément. À ces cinéastes qui font d’ordinaire consensus
dans la profession, Truffaut reproche de puiser leur prestige dans un usage
systématique de l’adaptation littéraire de romans classiques (Le Rouge et le
Noir) ou contemporains (Le Diable au corps). À leurs « complices » attitrés,
les scénaristes Jean Aurenche et Pierre Bost, il fait grief de pratiquer une
recherche d’équivalence entre procédés littéraires et cinématographiques
qui conduit inévitablement à une trahison de l’esprit de l’auteur. En contre-
point, Truffaut prend la défense d’une poignée de cinéastes nommés Jean
Renoir, Robert Bresson ou Jean Cocteau. Qu’est-ce qui les différencie  des
autres et les rend estimables à ses yeux ? « Ce sont des auteurs qui écrivent
souvent leurs dialogues et quelques-uns inventent eux-mêmes les histoires

1.  « La vie, c’était l’écran », op. cit.


2.  Truffaut publiera anonymement une série de six articles intitulée « Le sexe n’est pas tout », consa‑
crée aux « nouvelles bombes sexuelles » (Cinémonde no 988, 10 juillet 1953-no 995, 28 août 1953).
3.  Marcel Mithois, « François Truffaut », op. cit.
4.  Épigraphe de Morceaux choisis d’André Gide (1921).
5.  Cahiers du cinéma no 31, janvier  1954. Voir aussi Antoine de Baecque, « Comment François
Truffaut a écrit “Une certaine tendance du cinéma français” (1950‑1958) », La Cinéphilie, Fayard,
Paris, 2003, pp. 135‑167.
L a critique selon Truffaut 11

qu’ils mettent en scène. » Ce faisant, Truffaut jette les premières bases de la


fameuse « politique des auteurs », l’un des fondements esthétiques majeurs
de la Nouvelle Vague.
Le retentissement sans précédent de ce véritable brûlot aux accents mora-
lisateurs va à la fois provoquer la jalousie de nombreux confrères du jeune
critique et lui ouvrir les portes d’un certain nombre de tribunes (Radio-
Cinéma-Télévision, France-Observateur, Le Temps de Paris, La Parisienne, Le
Bulletin de Paris, Plaisir de France… et surtout l’hebdomadaire Arts).
Cet engagement pratique fut précédé d’une réflexion plus théorique, dont
son journal intime garde la trace à la date de novembre 1952 : « Comment
étudier un film ? Comment écrire ? » se demande alors l’apprenti critique,
dont les réponses se tintent d’une valeur programmatique :

1) Trouver le centre de gravité du film, l’axe autour duquel gravite la


pensée de l’auteur : un mot, un sentiment, une métaphore.
2) Tout le reste semblera ensuite avoir une nouvelle signification, s’orga-
nisant autour de ce mot choisi en fonction du sentiment qu’il évoque.
3) Ne pas expliquer le film mais le revivre.
4) Remplacer la description extérieure par la communion intérieure 1.

En février  1954, Truffaut est recruté comme pigiste régulier de la page


cinéma du journal Arts. Du jour au lendemain, il acquiert une indépendance
financière2 qui lui permet de quitter le domicile des Bazin à Bry-sur-Marne
et de louer « une minuscule chambre rue des Martyrs (Paris IXe  )3 ». La
relation filiale qu’il a tissée avec Bazin ne se distend pas pour autant, comme
en atteste Claude de Givray, ami et collaborateur du cinéaste  : « Un jour
que j’étais allé chercher François dans sa chambre d’hôtel, je l’ai trouvé au
téléphone avec Bazin. Ils avaient vu le même film, la veille ou l’avant-veille,
chacun de leur côté, et c’était émouvant de les entendre d’abord échanger
leur point de vue, puis affûter leurs critiques respectives 4. »
Fondé en 1952 par le galeriste Georges Wildenstein, Arts est, à sa créa-
tion, principalement un support de communication destiné à médiatiser les
grandes expositions d’arts plastiques organisées par le marchand. Le vent
tourne en 1954 avec l’arrivée aux commandes de l’écrivain et essayiste Jacques
Laurent. Figure de proue du mouvement littéraire des Hussards, l’homme est
un pourfendeur de l’engagement sartrien et un fervent défenseur de l’Algérie

1.  Journal intime 1951‑1952 (inédit), cité par Antoine de Baecque, Philippe Chevallier (dir.), Diction-
naire de la pensée au cinéma, PUF, Paris, 2016, p. 715.
2. Pour l’année 1954, le montant total de ses piges à Arts s’élève à 212 950  F, soit un revenu
mensuel moyen de 21 000 F.
3.  Aline Desjardins s’entretient avec François Truffaut (1971), Ramsay, « Ramsay poche Cinéma »,
Paris, 1987, p. 25.
4.  Entretien téléphonique avec Claude de Givray, 6 juillet 2017.
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française. Mettant à profit les royalties engrangées par le succès planétaire


de la saga des Caroline chérie – publiée sous le pseudonyme de Cecil Saint-
Laurent –, il crée en 1953 la revue littéraire La Parisienne, puis rachète Arts.
Son ambition ? Faire de l’hebdomadaire « une feuille d’humeur et de parti-
pris ». Pour ce faire, il va recruter quelques-unes des meilleures plumes de
la droite intellectuelle française (Roger Nimier, Antoine Blondin…) et s’en-
tourer de quelques collaborateurs expérimentés. André Parinaud, qui a déjà
publié un ouvrage sur Colette et des entretiens avec André Breton1, est dési-
gné rédacteur en chef. Son ami Jean Aurel, diplômé de l’IDHEC, est nommé
responsable de la page cinéma. Marc Hérisse, quant à lui, assure le secrétariat
d’édition. Pour étoffer la rédaction, Laurent ne tarde pas à recruter de jeunes
collaborateurs ambitieux, Truffaut en tête. Une fois dans la place, ce dernier
fera peu à peu entrer tous ses camarades des Cahiers du cinéma –  Jacques
Doniol-Valcroze, Éric Rohmer, Jean Domarchi, Jacques Rivette, Claude de
Givray, Charles Bitsch, Jean-Luc Godard – afin de maintenir la publication
sous influence. Pendant toutes ces années, Jacques Laurent demeurera un
indéfectible soutien de Truffaut, encourageant sans retenue ses audaces et
« couvrant » sans état d’âme ses dérapages.
D’emblée, Truffaut se sent comme un poisson dans l’eau au sein de la
rédaction d’Arts. Lui qui reconnaît savoir mieux « attaquer que défendre2 »
est séduit par le ton résolument polémique, voire provocateur du journal.
Profitant de son statut de protégé, il va inventer une critique cinéma directe
et sans concession –  inédite dans la presse de l’époque  –, entreprendre le
pilonnage intensif et systématique de toutes les professions (critique, scéna-
riste, réalisateur, etc.) et des institutions (festivals, syndicats, CNC, etc.) sur
lesquelles repose l’industrie cinématographique française. Mais la fréquence
et la virulence de ses articles négatifs ne doivent pas pour autant faire oublier
l’autre facette de sa personnalité  : « Quand j’aimais un film, je pouvais le
défendre avec plus d’énergie que n’importe qui. Je crois que sur des films
que j’aimais, je faisais couramment cinq ou six articles ; ça devenait pratique-
ment une vraie campagne de presse qui se suivait de semaine en semaine, par
exemple pour vanter les mérites de Lola Montès ou d’Un condamné à mort s’est
échappé, comme un feuilleton à suivre dans le journal Arts 3. »
Contrairement à ce qu’affirme Raymond Borde, on ne saurait donc résu-
mer le Truffaut critique des années 1950 à « une sorte de Bazin méchant 4 ».
Plus que la critique spiritualiste de celui-ci, c’est plutôt le mordant de la

1.  Germaine Beaumont, André Parinaud, Colette par elle-même, Seuil, Paris, « Écrivains de
toujours » no 5, 1951. André Breton, Entretiens (1913‑1952), Gallimard, Paris, « Le Point du jour »,
1952.
2. Émissions François Truffaut  : texte brut, Cinémathèque de Belgique/Radio-Télévision belge,
1961‑1962, collection La Cinémathèque française/Fonds François Truffaut, TRUFFAUT644-B355.
3.  Aline Desjardins s’entretient avec François Truffaut, op. cit., p. 24.
4.  « Cinéma français d’aujourd’hui », Premier Plan no 10, juin 1960, p. 8.
L a critique selon Truffaut 13

critique littéraire de droite qui va l’inspirer. Refusant toute approche théo-


rique du cinéma, il trace son sillon en cultivant ses goûts et en affichant
violemment ses dégoûts, porté par une conviction qui ne le quittera pas
durant ces années-là  : « Un film, pour être réussi, doit exprimer simul-
tanément une idée du monde et une idée du cinéma 1. » Dans cette époque
coincée entre guerre froide et guerre d’Algérie, il tourne délibérément le
dos à la « chose politique » pour positionner la critique sur un terrain
purement esthétique.
À cheval sur deux publications à la fois différentes et complémentaires,
Truffaut comprend très vite quel parti il pourra tirer de cette position straté-
gique. Si les Cahiers du cinéma sont une sorte d’incubateur pour cinéphiles
dans lequel se mitonnent les théories et se préparent les révolutions esthé-
tiques futures, Arts va devenir la vitrine, le lieu de divulgation et de vulgarisa-
tion de ces théories. Aux centaines d’abonnés des Cahiers vont répondre les
milliers de lecteurs d’Arts aux accroches vengeresses et aux pages assassines :
près de 50 000 exemplaires vendus en 1954 (à l’arrivée de Truffaut) et pas
moins de 67 000 en 1958 (à son départ)2. En 1954, Arts occupe déjà le peloton
de tête des hebdomadaires culturels dotés d’une rubrique cinéma influente,
jouant ainsi dans la cour des grands aux côtés du Figaro littéraire, des Nouvelles
littéraires et des Lettres françaises 3.
Il n’est pas rare que Truffaut signe la critique d’un même film d’abord
dans l’hebdomadaire, puis dans le mensuel. C’est le cas notamment pour
Lola Montès, La Comtesse aux pieds nus et Johnny Guitare. Si les articles de
l’hebdomadaire sont dépourvus de termes techniques et possèdent un niveau
de langue moins soutenu qu’aux Cahiers, il est une différence majeure qui va
frapper le jeune critique : la nécessité – et la difficulté – de raconter le sujet
du film à ses lecteurs d’Arts. Truffaut s’en explique  : « J’ai dû m’obliger à
consulter un synopsis (au début, tout au moins), car j’avais du mal à résumer
l’action. Cela m’a fait apparaître tous les défauts de certains scénarios, de
certains principes, de certains trucs de récits. Tous les poncifs m’ont sauté à
la figure. Ça a été pour moi la période la plus riche, elle correspondait un peu,
je crois, à ce que doit être l’expérience d’un scénariste. Cela m’a amené à voir
plus clair, même dans mes goûts, mes choix, mes partis pris 4. »
Dès son arrivée à Arts, Truffaut a des journées de travail bien remplies.
Il doit s’occuper du secrétariat de rédaction et assister aux réunions quoti-
diennes des Cahiers, mais aussi préparer et enregistrer des entretiens avec des

1.  François Truffaut, « À quoi rêvent les critiques ? », Les Films de ma vie, Flammarion, Paris, 1975,
p. 17.
2.  Cahiers de l’Institut français de la presse. Tirages des journaux sous la IVe République (août 1944-
juin 1958), en ligne sur Gallica.fr.
3. Les critiques cinéma de ces trois périodiques sont respectivement Claude Mauriac, Georges
Charensol et Georges Sadoul.
4.  Collectif, « François Truffaut », Cahiers du cinéma no 138, décembre 1962.
14 Chroniques d’Arts-Spectacles

metteurs en scène, voir ou revoir des films, rédiger des critiques pour une
demi-douzaine de publications… L’image qui s’impose à nous est celle d’un
jeune homme à l’activité débordante, dopé au café noir et au tabac, lancé dans
une course effrénée qui ne semble jamais devoir s’arrêter et auquel le temps
de l’écriture offre de rares moments de répit. S’ils sont pensés en amont, ses
articles pour Arts sont, la plupart du temps, rédigés à la dernière minute et à
toute vitesse, dans la fièvre du bouclage. « J’écrivais dans la nuit du vendredi
au samedi, de préférence au milieu du bruit, dans les bistrots de la place
Clichy 1 », confiera Truffaut. Certains articles sont remis à la rédaction sous
forme manuscrite, d’autres dactylographiés dans son bureau des Cahiers, sur
une imposante Underwood. « Plusieurs fois, nous sommes allés les apporter
tous les deux à l’imprimerie du journal, rue du Croissant (Paris  IIe) », se
souvient Madeleine Morgenstern, qui fut son épouse2. Pris en charge par des
ouvriers typographes, ils sont alors directement composés au plomb sur des
machines Linotype.
La fatigue aidant, il n’est pas rare que, dans un article, Truffaut affuble un
comédien d’un autre prénom (Suzy Desmarets au lieu de Sophie) ou qu’il
inverse les prénoms de deux réalisateurs (Delbert Mann au lieu de Daniel
Mann). En avril 1956, il ajoute à sa critique de Voici le temps des assassins ce
post-scriptum : « Je dois m’excuser auprès des lecteurs pour les innombrables
erreurs de prénoms qui, à la faveur d’un travail nocturne et tout à la fois
intensif, s’insinuent dans mes articles avec une obstination qui deviendrait
vite irritante 3. »
De menus indices permettent de mesurer l’accroissement progressif de la
notoriété de Truffaut au sein de la rédaction d’Arts. Ses premiers textes – tous
anonymes  – sont de brèves critiques de productions modestes, manquant
pour la plupart de visibilité médiatique. Même son premier article d’opinion4,
publié au moment du Festival de Cannes 1954, paraît sans signature. Il faudra
attendre « Premier bilan du Cinémascope5 », en juillet 1954, pour qu’appa-
raisse enfin le nom de François Truffaut au bas du texte. Le mois suivant, le
critique prend le contrôle de la rubrique « Le secret professionnel », créée
à l’origine par Pierre Marcabru et Jean-Pierre Vivet, et destinée à donner
un éclairage un peu décalé, moins frontal sur l’actualité cinématographique.
Une nouvelle marche de son ascension au sein de la rédaction est gravie en
février 1955 lorsqu’il accède à la rubrique « Le film de la semaine » – la plus
valorisée dans la page cinéma – avec sa critique du Crime était presque parfait

1. Marcel Mithois, entretien avec François Truffaut, 1964, tapuscrit, collection La Cinémathèque
française/Fonds François Truffaut, TRUFFAUT300-B171.
2.  Entretien téléphonique avec l’auteur, 7 juillet 2017.
3.  Arts no 564, 18‑24 avril 1956.
4.  « Où en est le cinéma français ? Bilans et perspectives à l’occasion du Festival de Cannes », Arts
no 455, 17‑23 mars 1954.
5.  Arts no 474, 28 juillet-3 août 1954.
L a critique selon Truffaut 15

d’Alfred Hitchcock 1. La notoriété venant, certains de ses articles d’Arts seront


repris dans des titres de la presse quotidienne régionale, d’autres seront même
traduits dans des périodiques étrangers.
Durant ces cinq années d’intense collaboration, Truffaut va user de façon
concomitante mais avec des fréquences variables d’au moins trois pseudo-
nymes : principalement Robert Lachenay, nom de son ami d’enfance, plus
rarement Louis Chabert, en référence au Colonel Chabert de Balzac, ou Robert
de La Chesnaye, personnage interprété par Marcel Dalio dans La Règle du jeu
de Jean Renoir (1939). Pour quelles raisons le critique use-t‑il tantôt d’une
signature, tantôt d’une autre ? Dans les Cahiers du cinéma, Truffaut a souvent
signé « Robert Lachenay » des textes où il est question d’érotisme ou de
sensualité. Mais dans Arts, sur les dizaines d’articles signés Lachenay, un seul 2
suggère une connotation semblable  : celui qui est consacré au livre de Lo
Duca, L’Érotisme au cinéma. Il faut donc chercher ailleurs l’explication. Pour
Claude Gauteur, entré comme rédacteur à Arts en septembre 1958, cela par-
ticipait tout simplement de la stratégie d’infiltration de la rédaction : « Faire
croire qu’ils étaient plusieurs, qu’il y avait tout un groupe de collaborateurs
autour de Truffaut 3. »
Désireux de ne voir sur les écrans que des films ressemblant à ceux qu’il
a lui-même envie de réaliser, Truffaut n’hésite pas à user de toute une pano-
plie d’arguments fallacieux pour détourner les spectateurs des œuvres qui
n’ont pas son assentiment  : « À l’époque, j’étais si passionné, si virulent,
si véhément enfin que je voulais à toute force empêcher le public de voir
un film que je jugeais mauvais ; dans mes critiques, je devenais presque de
mauvaise foi en disant  : “N’allez pas le voir. La copie est floue, le son est
dégueulasse4.” »
Quand les critères techniques ne lui semblent pas suffisants pour parvenir
à ses fins, Truffaut accuse le cinéaste de plagier de façon éhontée un auteur
classique du cinéma. Dans Huis clos, Jacqueline Audry est ainsi accusée de
plagier les images d’Orphée de Jean Cocteau ; Piège pour une canaille de Ken
Hugues : les films d’Alfred Hitchcock ; L’Énigmatique Monsieur D de Shel-
ton Reynolds  : l’œuvre entière d’Orson Welles5,  etc. Mais, très vite, c’est
le cinéaste espagnol Juan Antonio Bardem qui va devenir sa tête de Turc
favorite. Pour chacun de ses films, le critique s’attache à trouver un presti-
gieux « modèle » qu’il aurait honteusement pillé : Mort d’un cycliste serait
un plagiat de Chronique d’un amour d’Antonioni, Comicos aurait emprunté

1.  Arts no 502, 9‑15 février 1955.


2.  « La dynamique de l’érotisme », Arts no 601, 9‑15 janvier 1957.
3.  Entretien avec l’auteur, 6 juillet 2017.
4.  Isaure de Saint Pierre, « La Nouvelle Vague a 25  ans… et Truffaut fête son 50e  anniversaire »,
VSD, 25 février 1982.
5. Respectivement  : Arts no 497, 5‑11 janvier  1955 ; Arts no 565, 25  avril-1er  mai 1956 ; Arts no 578,
25‑31 juillet 1956.
16 Chroniques d’Arts-Spectacles

des scènes à Ève de Mankiewicz et Grand’ Rue aurait « une douzaine de plans
calqués sur une scène fameuse des Vitelloni et d’Il Bidone 1 » de Fellini.
Quelques années plus tard, Truffaut reviendra sur ces pratiques afin de
s’amender : « Je crois que le ton de mes critiques contre Bardem était exces-
sif, comme mes critiques contre De Sica, René Clément ou John Huston, à
proportion de mes éloges, eux aussi excessifs. Je regrette sincèrement l’accu-
sation de plagiat […]. Le travail d’un critique ne consiste pas à dire : “C’est
copié sur tel film”, mais à expliquer intelligemment pourquoi c’est moins
bien que le modèle2. »
Une affaire de ce type lui attirera les foudres de sa rédaction. Dans un
article particulièrement virulent consacré aux Aristocrates de Denys de La
Patellière, Truffaut soutient que « la musique de René Cloërec plagie (je
dis bien plagie) celle que Grunenwald écrivit pour les films de Robert Bres-
son3 ». André Parinaud, ulcéré par cette affirmation susceptible de tomber
sous le coup de la loi, lui adresse aussitôt une lettre destinée à recadrer son
collaborateur : « Si Cloërec avait déposé une plainte, nous étions passibles,
devant n’importe quel tribunal, de quelques millions en dommages-intérêts.
Je t’interdis désormais d’employer dans tes articles publiés dans Arts le mot
“plagié”. Cela fait partie de l’abc du métier 4. »
Deux semaines plus tard, sous le titre « Dont acte », c’est un Truffaut
contrit qui publiera la lettre du musicien récusant fermement toute tentative
de plagiat en la faisant suivre de ce mea culpa : « Comme la lettre de M. René
Cloërec le prouve, il ne s’agit de toute évidence que d’une rencontre entre
deux excellents compositeurs au lieu d’un “plagiat” comme j’ai commis l’er-
reur de l’écrire. Que M. Cloërec – dont j’ai toujours présentes à la mémoire
les belles partitions qu’il écrivit pour Douce et Le Diable au corps et d’autres
grands films – veuille bien accepter mes excuses les plus sincères 5. »

Bilans du cinéma français


Plusieurs fois par an, notamment à l’occasion de grands festivals ou en fin
d’année, Truffaut dresse un état des lieux sans concession de la production
nationale, avec le ton grave d’un médecin observant la courbe de température
d’un malade en soins palliatifs.

1. François Truffaut, « Venise, festival courageux, donne un exemple d’austérité », Arts no 584,
12‑18 septembre 1956.
2.  Jose Sagre, « Replica de Truffaut a Bardem », El Mundo Deportivo, 10 mai 1963. Citation tirée de
la retranscription en français de cet entretien, collection La Cinémathèque française/Fonds François
Truffaut, TRUFFAUT300-B171.
3. « Les Aristocrates », Arts no 539, 26 octobre-1er  novembre 1955.
4. Lettre d’André Parinaud à François Truffaut, 2  novembre 1955, collection La Cinémathèque
française/Fonds François Truffaut, TRUFFAUT627-B352.
5.  Arts no 541, 9‑15 novembre 1955.
L a critique selon Truffaut 17

Publié en mars 1954, son « Bilan et perspectives à l’occasion du Festi-


val de Cannes1 » se présente comme une version grand public d’« Une
certaine tendance du cinéma français ». Avec une tonalité cette fois plus
pédagogique que pamphlétaire, Truffaut se lance dans une entreprise de
classement des cinéastes français  : révélés sous l’Occupation, découverts
après guerre, revenus des États-Unis, etc. Il souligne le règne de l’adapta-
tion littéraire intervenu après le succès public de La Symphonie pastorale de
Jean Delannoy et explique « la méthode dite d’équivalence » d’Aurenche
et Bost.
Un an plus tard, son article « Crise d’ambition du cinéma français 2 » dur-
cit le ton. À l’occasion de l’attribution du prix Louis-Delluc aux Diaboliques
d’Henri-Georges Clouzot et alors que vient d’être votée une « loi d’aide à
la qualité 3 », Truffaut déplore que « le jury du prix Delluc n’a[it] chaque
année qu’une demi-douzaine de films à visionner sur une production annuelle
de soixante à cent films ». Pour quelle raison ? Le manque d’ambition de
l’industrie cinématographique française dans son ensemble. À partir de là,
Truffaut se lance dans une nouvelle classification, en quatre catégories, des
« quatre-vingt-neuf metteurs en scène français ou travaillant en France […] :
metteurs en scène ambitieux, metteurs en scène semi-ambitieux, metteurs
en scène commerciaux honnêtes, metteurs en scène délibérément commer-
ciaux ».
À la fin de l’année suivante, il mesure le chemin parcouru et dresse un bilan
positif dans le domaine des films à budget moyen : « … l’année qui s’achève
a été excellente, supérieure en tout cas aux précédentes4. » Constatant
qu’Et Dieu… créa la femme fait souffler un vent nouveau sur le cinéma fran-
çais, Truffaut prédit des bouleversements futurs  : « …  les bons films de
demain seront plus différents les uns des autres, plus intelligents, plus sincères
et plus personnels5. »
L’année 1957 va marquer un virage  : ses bilans du cinéma français vont
désormais bénéficier d’une visibilité nouvelle et atteindre un degré de
virulence sans précédent. D’abord cantonnés à la page 5 en 1955, ils grignotent
peu à peu du terrain pour se retrouver en page 3 en 1956 avant d’éclater à la
une l’année suivante, traduisant ainsi la popularité rapidement acquise par le
jeune polémiste auprès de son lectorat. À l’occasion du Xe Festival de Cannes,
l’hebdomadaire publie un numéro spécial. On y trouve un long pamphlet
de Truffaut intitulé « Vous êtes tous témoins dans ce procès  : le cinéma

1.  « Où en est le cinéma français ? » op. cit.


2.  Arts no 509, 30 mars-5 avril 1955.
3.  Loi du 6 août 1953 portant sur la création d’un fonds de développement de l’industrie cinéma‑
tographique. Le décret d’application est paru le 27 avril 1954. Voir Histoire économique du cinéma
français de Laurent Creton, CNRS Éditions, Paris, 2004.
4.  « En 1956, cinq grands films, sept bons films », Arts no 598, 19‑25 décembre 1956.
5.  Ibid.
18 Chroniques d’Arts-Spectacles

français crève sous les fausses légendes1 », nouveau constat de la médiocrité


de la production hexagonale. Avec ce titre au parfum de scandale qui claque
en capitales sur six colonnes à la une, Truffaut semble désormais s’ériger en
juge et user d’un niveau de langue familier. Mais, contrairement à ce que l’on
pourrait croire, le titre n’est pas de son cru. « Très souvent, François n’était
pas très content des titres choisis, se souvient Madeleine Morgenstern. Même
si le corps de l’article contenait la phrase en question, André Parinaud la met-
tait en exergue de la façon la plus voyante et la plus accrocheuse qui soit 2. »
Quelques mois plus tard, Truffaut ajoute une sorte d’addendum à son article.
« Le règne du cochon de payant est terminé 3 » enfonce le clou : le critique
regrette que certains cinéastes (La Patellière, Carlo Rim, Clouzot), bafouant
toute « morale artistique », manifestent un singulier mépris à la fois pour
leurs personnages et leurs spectateurs.
Le bilan4 qu’il tire de l’année écoulée n’est donc pas fameux. Le critique
revient sur « les tripatouillages que ses producteurs font subir à Lola Mon-
tès », sur la censure qui frappe Méfiez-vous fillettes d’Yves Allégret et sur
l’échec artistique de deux films pourtant très attendus : Œil pour œil d’André
Cayatte et Les Espions d’Henri-Georges Clouzot. Néanmoins, il annonce le
lancement, le 14 décembre, du tournage du premier long métrage de Claude
Chabrol, alors critique aux Cahiers du cinéma. Truffaut en est sûr : « Le Beau
Serge […] sera le film le plus courageux de l’année 19585. »
Alors que s’ouvre l’année 1958, le rapport de force semble définitivement
inversé. Truffaut n’en est plus à échafauder des plans de bataille pour battre
en brèche la qualité française, il peut désormais constater la floraison sur
les écrans d’une série de courts métrages qui font souffler un vent nouveau
sur le cinéma français. Dans l’édition du 8 janvier, deux textes en forme de
diptyque se répondent habilement. Signé Truffaut, « Seule la crise sauvera
le cinéma6 » analyse la fuite en avant d’une industrie gangrenée par des pro-
blèmes structurels. Les salaires exorbitants des réalisateurs chevronnés conju-
gués à l’augmentation exponentielle des budgets de production génèrent des
films impossibles à rentabiliser. Les jeunes réalisateurs, appelés à la rescousse
pour éponger le déficit, réussiront mais à une condition : ne pas se contenter
de dupliquer, en version misérabiliste, les mêmes recettes d’un cinéma popu-
laire usé jusqu’à la corde par leurs aînés. Comment sortir de cette impasse ?
Truffaut esquisse un plan de bataille à la fois esthétique et moral, économique
et technique aux allures de bande-annonce de ce que sera la Nouvelle Vague.

1.  Arts no 619, 15‑21 mai 1957.


2.  Entretien téléphonique avec l’auteur, 7  juillet 2017. Dans cet exemple précis, la phrase qui a
servi de titre ne figure pas dans le corps de l’article.
3.  Arts no 643, 6‑12 novembre 1957.
4.  « Mon bilan : une mauvaise année pour le cinéma français », Arts no 651, 1er-7 janvier 1958.
5.  Ibid.
6.  Arts no 652, 8‑14 janvier 1958.
L a critique selon Truffaut 19

Il encourage les jeunes cinéastes à tourner en décors naturels plutôt qu’en


studio, à donner à leurs dialogues les accents du vécu et à ne plus se risquer
à de stériles compromis avec l’industrie cinématographique.
Signé Lachenay, « Voici les trente nouveaux noms du cinéma français »
se propose, quant à lui, de cartographier la situation du « jeune cinéma »
en classant cette fois les nouveaux impétrants en fonction de leurs origines
professionnelles : l’assistanat, le court métrage, le scénario, la critique ou la
télévision. Comme on pouvait s’y attendre, le groupe des Cahiers du cinéma
(Chabrol, Rivette, Truffaut, Godard) s’y taille la part du lion et semble annon-
cer des lendemains qui chantent. « Il ne nous reste plus qu’à souhaiter que la
plus grande part de ce nouveau groupe constitue le peloton de tête de l’an-
née 19591 ! » Démarche personnelle ou pression de sa direction ? Toujours
est-il que, la semaine suivante, « Il est trop tôt pour secouer le cocotier… »
­viendra apporter un bémol à cet excès de jeunisme en affirmant que, la plupart
des grands cinéastes mondiaux étant des quinquagénaires ou des sexagénaires,
la relève générationnelle tant espérée est encore loin d’être assurée 2.

De quelques cinéastes français


Pendant les cinq années que Truffaut passera à Arts, trois cinéastes français
de naissance ou d’adoption – dont deux décéderont durant cette période –
occupent une place de choix et éclairent les différences facettes de la sen-
sibilité du critique. À la tête d’une œuvre importante, mais sans bénéficier
encore de la reconnaissance critique et publique à laquelle on pouvait légi-
timement s’attendre, tous trois seront des pierres d’angle de la « politique
des auteurs » amorcée dans les Cahiers du cinéma et que Truffaut va peu à
peu s’attacher à développer. En tête, on trouve Jean Renoir, « le plus grand
et le plus jeune cinéaste au monde3 ». Tandis que des affinités électives le
relient à l’homme, Truffaut s’investit d’une mission : défendre des films qui,
jugés trop en avance sur leur temps, ne sont pas toujours parvenus à obtenir
les suffrages du public. Sa stratégie est claire : assombrir à dessein le tableau
afin de s’ériger en chevalier blanc : « Il est à peine exagéré d’écrire que Jean
Renoir est un cinéaste “maudit”. Sur les trente-deux films qu’il a réalisés en
trente-trois années, cinq ou six seulement ont obtenu le succès international
que presque tous, selon moi, méritaient 4. »
À l’occasion de reprises ou de rétrospectives, le critique réévalue son œuvre

1.  Ibid.
2.  « Il est trop tôt pour secouer le cocotier. Les dix plus grands cinéastes du monde ont plus de
50 ans », Arts no 653, 15‑21 janvier 1958.
3.  Ibid.
4.  « Comme il y a vingt ans, La Grande Illusion de Jean Renoir est d’une brûlante actualité », Arts
no 691, 8‑14 octobre 1958.
20 Chroniques d’Arts-Spectacles

d’avant-guerre. Tourné en décors naturels à Marseille, Toni (1935) est analysé


comme « un film pivot, un départ vers une autre direction » qui préfigure le
néoréalisme italien1. Curieusement, Truffaut se montre plus réservé sur La
Grande Illusion qu’il juge « passablement démodé », reprochant à Renoir
d’avoir « quelque peu sacrifié la poésie à la psychologie2 ».
Mais c’est bien sûr l’actualité brûlante de Renoir que le jeune admirateur
traque à coups d’entretiens, de reportages en studio et de critiques. Dans ce
registre, deux productions célébrant le monde du spectacle vont brillamment
célébrer le retour du cinéaste en Europe : Le Carrosse d’or (1953) et French
Cancan (1954). Comparant les deux œuvres, Truffaut n’a aucun mal à affirmer
sa préférence : « French Cancan est un hommage au music-hall comme Le
Carrosse d’or en était un à la commedia dell’arte. Le succès de French Cancan
étant d’avance assuré, je crois pouvoir faire l’aveu de ma préférence pour Le
Carrosse d’or, film infiniment plus riche, plus neuf, plus beau 3. »
L’amour que Truffaut portait à ce dernier film le conduira à lui consa-
crer l’une de ses plus fines analyses sémiologiques. Publié dans la rubrique
« Le secret professionnel », « Le jeu des boîtes » s’applique à éclairer l’em-
boîtement des récits sur lequel repose toute l’architecture du Carrosse d’or,
questionnant le trouble savamment entretenu par la mise en scène entre les
épisodes tirés de la vie de la troupe et ceux déroulant les représentations
théâtrales.
À côté de Renoir, Sacha Guitry enrichit cette « sainte trinité » cinémato-
graphique. Un souvenir marquant relie Truffaut au cinéaste : un beau jour de
1945, alors qu’il n’a que treize ans, il échappe aux turpitudes du foyer familial
pour trouver refuge dans la salle du Champollion où il verra et reverra en
boucle, un après-midi durant, Le Roman d’un tricheur. À partir de cet événe-
ment fondateur, il n’aura de cesse d’explorer toute l’œuvre passée et future du
« maître », lui demeurera d’une fidélité sans failles, tout en le classant dans
la catégorie, au demeurant peu flatteuse, des « commerciaux honnêtes4 ».
La partie de l’œuvre qu’il est amené à chroniquer dans les colonnes d’Arts
est celle d’un Guitry vieillissant et en perte d’autonomie physique. Qu’im-
porte. Sacré par Truffaut pionnier de la politique des auteurs, Guitry est
défendu bec et ongles, même dans ses pires égarements. Dans Si Paris nous
était conté (1956), le critique salue un talent « décuplé sur le tard par une méchan­
ceté du meilleur goût5 ». Même « bâclé en quelques jours par des joyeux
lurons », Assassins et Voleurs (1957) est qualifié d’« œuvre importante6 ». Un

1. « Toni », Arts no 572, 13‑19 juin 1956.


2.  « Comme il y a vingt ans, La Grande Illusion de Jean Renoir est d’une brûlante actualité », op. cit.
3.  François Truffaut, « French Cancan », Arts no 514, 4‑10 mai 1955.
4.  « Crise d’ambition du cinéma français », Arts no 509, 30 mars-5 avril 1955.
5. « Si Paris nous était conté », Arts no 553, 8‑14 février 1956.
6. « Assassins et Voleurs », Arts no 606, 13‑19 février 1957.
L a critique selon Truffaut 21

a­ veuglement, teinté de mauvaise foi, qui le conduira même à défendre, contre


la quasi-totalité de la critique, Les trois font la paire (1957), ce film « plein
d’imprévu, de surprises, d’inventions et de contrastes1 ».
La disparition de Guitry le 24 juillet 1957, alors que Truffaut s’apprête à
donner le premier tour de manivelle des Mistons, lui inspire un beau portrait
en forme d’hommage dans lequel il chante les louanges d’un réalisateur dont
il admire par-dessus tout la désinvolture et la liberté de pensée : « Il fit tou-
jours du Sacha Guitry, c’est-à-dire qu’à la faveur d’une trouvaille générale-
ment cocasse, il brodait sur des thèmes qui lui étaient personnels : les bienfaits
de l’inconstance amoureuse, l’utilité sociale des asociaux : voleurs, assassins,
gigolos et rombières, toujours le paradoxe de la vie et c’est bien parce que la
vie est paradoxale que Sacha Guitry fut un cinéaste réaliste 2. »
Max Ophuls vient compléter la  trinité. Prêt à le défendre auprès de ses
amis des Cahiers du cinéma qui se montrent très timorés, Truffaut lui écrit, en
novembre 1954, dans le cadre d’une enquête sur la censure, puis le rencontre
pour la première fois en 1955. D’abord méfiant, Ophuls va tomber sous le
charme du jeune critique et lui ouvrir son cœur. Il a si bien deviné le désir
secret de son interlocuteur qu’il tente de le faire embaucher comme assistant
stagiaire sur le tournage de Lola Montès. Mais, en raison de diverses entraves
syndicales, Truffaut est contraint de décliner l’offre. Le plus chagriné des deux
sera sans doute Ophuls : « La prochaine fois, il faudrait vous utiliser plus tôt,
du côté des auteurs plutôt que du côté des assistants […]. J’ai le sentiment,
sans pouvoir l’expliquer, que vous deviendrez un personnage important du
côté de la création cinématographique et que votre changement – de la cri-
tique à la production – se fera sans heurt 3. »
Critiques, entretiens, hommage et rétrospective…  : sous la plume de
Truffaut s’organise une défense et illustration de l’œuvre d’Ophuls dans les
colonnes d’Arts. Alors que Lola Montès s’apprête à dérouter le public et à
diviser la critique, Truffaut se lance à corps perdu dans ce qu’il a baptisé
la « bataille du Marignan4 ». « Faudra-t‑il combattre, nous combattrons.
Faudra-t‑il polémiquer, nous polémiquerons5 ! » En amont de la sortie du
film, il publie une « Rencontre avec Max Ophuls » qui donne la parole au
créateur et fait briller ses qualités : « … exigence vis-à-vis de soi-même, un
sens très rare de la direction d’acteurs, une fidélité inébranlable à un certain
nombre de thèmes et une science technique absolument personnelle 6 ». Pour
fêter dignement la sortie du film lors des fêtes de Noël 1955, Truffaut lui

1. « Les trois font la paire », Arts no 621, 29 mai-4 juin 1957.


2.  « Sacha Guitry fut un grand cinéaste réaliste », Arts no 630, 31 juillet-6 août 1957.
3.  Lettre de Max Ophuls à François Truffaut, 17 février 1955, collection La Cinémathèque française/
Fonds François Truffaut, TRUFFAUT628-B353.
4.  Le cinéma parisien où le film est projeté.
5. « Lola Montès de Max Ophuls », Arts no 548, 28 décembre 1955‑3 janvier 1956.
6.  « Rencontre avec Max Ophuls », Arts no 517, 25‑31 mai 1955.
22 Chroniques d’Arts-Spectacles

consacre un article enflammé dans lequel il égrène toutes les raisons d’aimer


ce chef-d’œuvre : la construction éclatée du récit, une bande-son foisonnante
et un portrait de femme scandaleuse1. Mais c’est en vain que Truffaut a jeté
toutes ses forces dans la bataille : le film est un tel échec public qu’il est très
vite retiré de l’affiche. Quand, un an plus tard, il est charcuté par ses pro-
ducteurs à l’insu d’Ophuls – alors en villégiature à Baden-Baden –, Truffaut
lui adresse un télégramme pour l’en informer. Et c’est un cinéaste fatigué et
désabusé qui lui répond en retour : « Je ne peux pas m’imaginer des techni-
ciens français qui feraient de telles besognes derrière le dos d’un metteur en
scène […]. Je suis en train – je ne réussis pas encore – de me dégager de cette
Lola qui, en Allemagne, trouve les mêmes orages, paniques, enthousiasmes,
désespoirs, espoirs… qu’à Paris 2… »
Qu’importe, Truffaut continue la lutte dans les pages d’Arts. « Les mar-
chands du temple ont préféré retirer le film pour nous le montrer aujourd’hui
amputé de vingt minutes et dans un nouveau montage ridicule et incohé-
rent 3 », écrit-il, furieux, à la sortie de cette nouvelle version.
Quand le combat se solde, le 26 mars 1957, par le décès d’Ophuls, Truffaut
lui consacre un long article en forme d’hommage dans lequel il retrace une
carrière aussi riche que chaotique, à cheval sur plusieurs pays. À travers son
analyse de la direction d’acteurs, il s’attache surtout à détruire la légende d’un
Ophuls « cinéaste décoratif ». Si ses interprètes sont traqués par de longs
travellings épousant leurs déambulations, astreints à des efforts physiques
et parfois masqués par des éléments de décor, ce n’est pas pour épater la
galerie, mais pour assurer la vérité de leur jeu. Contre toute attente, Truf-
faut défend l’image d’un Ophuls réaliste attaché à dépeindre « la femme
hyperféminine »  : « Max Ophuls était pour quelques-uns d’entre nous le
meilleur cinéaste français avec Jean Renoir, la perte est immense d’un artiste
balzacien qui s’était fait l’avocat de ses héroïnes, le complice des femmes,
notre cinéaste de chevet 4. »

Le goût des polémiques


C’est sans doute en fomentant deux polémiques restées célèbres – celles
qui l’opposeront à Jean Delannoy et à Claude Autant-Lara  – que Truf-
faut dévoile le mieux sa stratégie  : entrer dans la carrière en ayant évincé
quelques-uns de ses aînés.

1. « Lola Montès de Max Ophuls », op. cit.


2.  Lettre manuscrite de Max Ophuls à François Truffaut, 21 janvier 1957, collection La Cinémathèque
française/Fonds François Truffaut, TRUFFAUT628-B353.
3. Anonyme, « Le scandale de Lola Montès », Arts no 606, 13‑19 février  1957. Les producteurs
avaient notamment supprimé tous les flash-back du film afin de lui donner une structure linéaire.
4.  « Avec Max Ophuls, nous perdons un de nos meilleurs cinéastes », Arts no 613, 3‑9 avril 1957.
L a critique selon Truffaut 23

En 1955, Delannoy réalise Chiens perdus sans collier, adaptation par


Aurenche et Bost du roman éponyme de Gilbert Cesbron. Dès sa présen-
tation à la Mostra de Venise, en septembre, Truffaut instille ses premières
piques assassines. « Je ne vois pas comment on peut se retenir d’écrire que
Chiens perdus sans collier fait reculer les bornes de l’insignifiance1. » Deux
mois plus tard, la sortie du film lui permet de laisser éclater toute sa virulence.
Le critique déteste, sans appel, cette vision paternaliste, misérabiliste et gei-
gnarde de l’enfance malheureuse, vision qui réveille sans doute des blessures
intimes. « Chiens perdus sans collier n’est pas un film raté, c’est un forfait
perpétré selon certaines règles. En un savant dosage, on retrouve ici tous les
poncifs du film d’enfants : cruauté de bazar, les enfants qui s’aiment, le petit
qui admire le grand, celui qui est battu, celui dont la mère fait le trottoir et
celui qui n’a pas de mère2 », s’emporte-t‑il.
La publication de l’article entraîne logiquement une lettre de protesta-
tion de Jean Delannoy adressée personnellement au critique. « Monsieur,
ce que vous avez écrit à propos de Chiens perdus sans collier, des scénaristes
Jean Aurenche et Pierre Bost, de Jean Gabin, des jeunes acteurs du film et
de moi-même, est d’une telle bassesse qu’en vingt ans de métier je n’ai pas
rencontré la pareille. C’est un record que vous venez de battre. Cela valait
d’être signalé… »
Fin stratège, Truffaut va s’appliquer à porter la polémique sur la place
publique et à la mettre en scène. Deux semaines plus tard, il publie la lettre
de Delannoy – le droit de réponse l’y contraignait –, mais en prenant soin de
la faire précéder d’un chapeau dans lequel il reprend la main : « Ma critique
du film Chiens perdus sans collier ne m’a valu qu’une lettre de protestation :
elle est signée Jean Delannoy. Les statistiques publiées par notre confrère
Le Film français montrent que Chiens perdus sans collier a battu les records
de recette pour l’exclusivité parisienne […]. M. Jean Delannoy […] est le
cinéaste français le plus commercial ; que lui faut-il de plus ? Une critique una-
nimement élogieuse ? Impossible ! […]. À la lettre, recommandée, de Jean
Delannoy, j’en oppose, en guise de réponse, trois autres que leurs signataires
n’ont “recommandées” qu’à la grâce de Dieu. Je certifie n’avoir reçu – non
plus que la direction d’Arts  – aucune lettre favorable à Chiens perdus sans
collier (hormis celle de l’auteur), sans quoi je l’eusse publiée, non par estime
de Jean Delannoy, mais pour le bon équilibre de cette vaine polémique3. »
Les autres missives abondent dans le même sens : faire valider par le peuple
des lecteurs-spectateurs la justesse de l’analyse de Truffaut et saluer son cou-
rage éditorial. L’une d’elles, signée Henri Agel, est lestée d’une force parti-
culière liée à l’identité même de son auteur, alors « professeur de lettres à la

1.  « Angine, orage et polémique au festival de Venise », Arts no 533, 14‑20 septembre 1955.
2. « Chiens perdus sans collier de Jean Delannoy », Arts no 541, 9‑15 novembre 1955.
3.  « Courrier des lecteurs à propos de Chiens perdus sans collier », Arts no 543, 23‑29 novembre 1955.
24 Chroniques d’Arts-Spectacles

classe préparatoire à l’IDHEC, au lycée Voltaire » comme il est précisé dans


la signature ; elle apporte avec elle la caution du « monde savant » à laquelle
l’autodidacte Truffaut n’a pas dû manquer d’être sensible.
Sa querelle avec Delannoy se poursuivra avec la réalisation de son premier
film Les Mistons (1957), dans lequel l’affiche de Chiens perdus sans collier est
lacérée par une bande de gamins espiègles chantant « Colliers perdus sans
chien… ». Prolongement, par des voies cinématographiques, du geste cri-
tique amorcé deux ans plus tôt.
Si la polémique qui l’opposait à Delannoy était frontale et sans appel, celle
qui l’affrontera à Claude Autant-Lara sera plus ambiguë, le critique n’ayant
de cesse de souffler par alternance le chaud et le froid, de flatter parfois le
cinéaste pour pouvoir mieux, ensuite, le pousser dans ses retranchements.
En novembre  1954, quelques mois après la parution d’« Une certaine
tendance du cinéma français », Truffaut trouve, avec la sortie du Rouge et
le Noir, l’occasion d’illustrer sa thèse avec un exemple précis. Trop content
de saisir la perche tendue, il consacre au film deux articles consécutifs dans
les colonnes d’Arts 1. Dans le premier, focalisé sur le travail d’adaptation,
Truffaut reproche surtout aux scénaristes d’avoir édulcoré l’œuvre originale
à coups de « déplacements » et de « petits changements radicaux » : « Le
film devient quelque chose comme Le Rose et le Gris car, tout étant dilué, ce
qui était chez Stendhal infâme devient ici rusé ou délirant. » Dans le second,
plus centré sur la réalisation, il reproche à Autant-Lara une « crispation »
dans la mise en scène et la direction d’acteurs qui conduit à faire du Rouge et
le Noir « essentiellement un film sans âme ».
Début 1956, la sortie de Marguerite de la nuit lui offre l’opportunité d’atta-
quer non plus les adaptateurs de l’œuvre littéraire mais Autant-Lara de façon
plus frontale. Balayant d’un trait de plume le fait que le film soit également
une adaptation – d’un roman de Mac Orlan en l’occurrence –, Truffaut se
focalise cette fois sur des critères purement cinématographiques : la laideur
de l’image et une direction d’acteurs sans vie. Pour lui, le jugement est sans
appel : ce film personnel « constitue un échec pur et simple […] dont l’au-
teur porte la pleine responsabilité 2 ».
À la fin de l’année 1956, la présentation à Venise, puis la sortie en salles
de La Traversée de Paris font souffler un vent nouveau  : une fois n’est pas
coutume, Truffaut a beaucoup aimé le dernier opus d’Autant-Lara et ne
se prive pas de le faire savoir. Dans sa chronique festivalière, il déploie les
grandes orgues et qualifie le film de « meilleur Claude Autant-Lara3 ». Peu
après, il lui consacre pas moins de deux articles. Le premier applaudit la

1.  « Le Rose et le Gris », Arts no 488, 3‑9 novembre 1954. « Le Rouge et le Noir (suite) », Arts no 489,
10‑16 novembre 1954.
2. « Marguerite de la nuit », Arts no 552, 25‑31 janvier 1956.
3.  « Venise, festival courageux, donne un exemple d’austérité », Arts no 584, 12‑18 septembre 1956.
L a critique selon Truffaut 25

p­ arfaite  ­adéquation entre le tempérament du cinéaste et la thématique du


film : « Autant-Lara a enfin trouvé le sujet de sa vie, un scénario à sa ressem-
blance et que la truculence, l’exagération, la hargne, la vulgarité, l’outrance
loin de desservir ont haussé jusqu’à l’épique1. » Le second lui permet de
revenir sur son cheval de bataille favori  : l’adaptation. Truffaut salue « le
travail de cordonnier d’Aurenche et Bost […] sa perfection que ce soit dans le
ressemelage, le ferrage ou le cloutage ». Débordé par son enthousiasme, il en
vient même à préférer le film à la nouvelle de Marcel Aymé, dont Autant-Lara
s’est inspiré. « Indépendamment du fait que le film me paraît, davantage que
la nouvelle, chargé d’intentions, il est plus subtil que le texte dans la mesure
où le narrateur n’existe plus 2. »
Comment expliquer un tel revirement ? Contrairement aux apparences,
Truffaut n’est pas en train de désavouer ses prises de position passées ou de
mettre de l’eau dans son vin. Plus simplement, il semble se féliciter qu’un
cinéaste estampillé « qualité française » délaisse pour un temps le registre des
grandes adaptations littéraires (Stendhal, Radiguet, Colette) pour investir des
territoires moins balisés et plus en adéquation avec sa personnalité profonde,
en somme proches du cinéma d’auteur.
Si enflammée soit-elle, cette « déclaration » laisse Autant-Lara de marbre
ou tout au moins silencieux. Contre toute attente, c’est lui qui, au printemps
1957, reprend la main en lançant une nouvelle polémique. Le 12  mai 1957,
Erich von Stroheim décède à son domicile de Maurepas (Yvelines). Invité
peu après à lui rendre hommage dans une émission de radio, Autant-Lara en
profite pour commenter un article de Truffaut récemment paru dans Arts,
dans lequel il affirme que « la censure politique n’existe pas3 » : « Alors que
ce matin j’assistais aux funérailles du cinéaste maudit Erich von Stroheim, je
pensais à ce jeune voyou du journalisme qui prétend avec impudence qu’il
n’y a pas de censure et j’avais envie de le prendre par les oreilles et de l’ame-
ner devant la tombe de l’auteur des Rapaces pour lui montrer la tombe d’un
cinéaste qui fut la victime par excellence de la censure 4… »
Plutôt que de s’attaquer à la plaie à vif, Truffaut s’offre le luxe de laisser
passer quelques jours. Après avoir affûté sa plume, il publie, le 19 juin, l’un
des textes les plus virulents de sa carrière de critique : « Claude Autant-Lara,
faux martyr, n’est qu’un cinéaste bourgeois5 ». Parodiant le ton moralisateur
du cinéaste, il oppose à la stature d’Erich von Stroheim la figure tutélaire de
l’auteur de L’Atalante : « Jean Vigo, sur la tombe duquel j’aimerais traîner

1. « La Traversée de Paris », Arts no 591, 31 octobre-6 novembre 1956.


2. « La Traversée de Paris, adaptation idéale », Arts no 592, 7‑13 novembre 1956.
3.  « Vous êtes tous témoins dans ce procès : le cinéma français crève sous les fausses légendes »,
op. cit.
4.  Claude Autant-Lara, émission radiophonique non identifiée. Ses propos sont repris dans « La
Rage au corps » de Jean Vietti, Cinémonde no 1191, 6 juin 1957.
5.  Arts no 624, 19‑25 juin 1957.
26 Chroniques d’Arts-Spectacles

Autant-Lara par les oreilles, n’hésita pas à financer lui-même son premier
film, À propos de Nice, et lorsqu’il tourna Zéro de conduite, il ne se demanda
pas si la censure l’interdirait ou non – à vrai dire le film fut interdit pendant
douze ans ! –, mais il le tourna de toute façon car l’essentiel est bien que le
film existe1. »
Sans doute intimement blessé par le terme de « jeune voyou » dont il a
été affublé par son aîné, Truffaut renoue avec le ton virulent de ses débuts ; il
passe au crible la carrière passée, présente et future du cinéaste à la lumière de
la censure afin de prouver qu’Autant-Lara n’a jamais fait que s’abriter derrière
elle pour masquer son manque d’audace. Le Diable au corps ? C’est Autant-
Lara lui-même qui a censuré l’œuvre de Radiguet en « supprimant purement
et simplement toutes les audaces du livre ». La Traversée de Paris ? Le film
a effectué une habile translation temporelle qui évite ainsi au cinéaste de se
confronter à l’époque présente. Tu ne tueras point (projet sur un objecteur
de conscience) ? Au lieu de prétendre chercher vainement un producteur,
Autant-Lara pourrait utiliser ses confortables cachets pour s’autoproduire.
Et de conclure ironiquement : « La censure existe puisqu’elle “arrange” tel-
lement Claude Autant-Lara2 ! »
La réponse ne se fait pas attendre. Le 25 juin, le cinéaste adresse au direc-
teur d’Arts une lettre indignée qui le « met en demeure de publier [sa]
réplique ». Sa stratégie ? Prouver par l’exemple que « les opinions de ce
monsieur [Truffaut] sur les films sont aussi fluctuantes que les jugements
qu’il porte sur les réalisateurs 3 ». Autant-Lara fournit deux textes pour étayer
sa démonstration : une lettre de Truffaut datée du 24 septembre 1956 disant
« avoir vu – et admiré – La Traversée de Paris à Venise », un article du même,
daté du 19 juin 1957, affirmant qu’« avec beaucoup de justesse, Rivette exé-
cute La Traversée de Paris ».
Dans le même numéro, un nouvel article de Truffaut, « Autant pour
Lara 4 », retrace l’historique de la querelle qui oppose les deux hommes en
portant à la connaissance des lecteurs d’Arts un échange épistolier demeuré
jusqu’ici privé  : en septembre  1956, Truffaut avait adressé au cinéaste un
article de presse évoquant un fait divers – après qu’elle eut perdu la foi, un
homme avait fait interner son épouse dans un hôpital psychiatrique  – en
lui suggérant d’en faire un film. Perfidement, Autant-Lara analyse cet envoi
comme une « offre de service » et explique le revirement critique de Truffaut
par son refus d’y donner suite.
Après cet ultime combat, les deux hommes enterrent la hache de guerre.

1.  François Truffaut, « Claude Autant-Lara, faux martyr, n’est qu’un cinéaste bourgeois », Arts no 624,
19‑25 juin 1957.
2.  Ibid.
3.  « La lettre perdue », Arts no 626, 3‑9 juillet 1957.
4.  Arts no 626, 3‑9 juillet 1957.
L a critique selon Truffaut 27

En septembre 1958, à l’occasion de la présentation à Venise d’En cas de mal-


heur, Truffaut reprend, sur un ton désormais apaisé et modéré, son éloge
de l’œuvre d’Autant-Lara amorcé avec La Traversée de Paris. Tout en étant
pleinement conscient que le film (opus tardif de l’école naturaliste) ne répond
pas à l’idéal éthique qu’il avait forgé à ses débuts de critique : « Il y a quelques
années, la pureté de mes vingt ans aurait condamné un tel film en bloc, rageu-
sement et c’est avec un peu d’amertume que je me surprends aujourd’hui à
admirer, même partiellement, un film plus intelligent que beau, plus adroit
que noble, plus rusé que sensible1. »
Là où le critique surprend, c’est en procédant lui-même – et contre toute
attente – à une réhabilitation du trio Autant-Lara, Aurenche et Bost, qui plus
est par une entrée pour le moins inattendue : « [Ils] sont devenus très forts :
si leurs noms doivent rester dans l’histoire du cinéma, ce sera moins pour
avoir fait avancer le cinéma que pour avoir fait avancer le public. »
Ainsi donc, sous la plume de Truffaut, si les deux scénaristes se taillent
malgré tout une place « dans l’histoire du cinéma », ce n’est pas pour leurs
méthodes d’adaptation, qu’il n’a cessé de juger obsolètes et de combattre,
mais parce qu’ils ont contribué à former le regard du spectateur. Leurs scé-
narios structurés et leurs dialogues familiers ont fourni le terreau dans lequel
a éclos un cinéma moderne, celui d’Ingmar Bergman – cité comme exemple
d’un cinéma « audacieux » –, mais aussi celui du « jeune cinéma », évoqué
en filigrane – qui commence à fleurir sur les écrans alors que paraît l’article.

À la découverte du « jeune cinéma »


À côté de ses attaques répétées contre la « qualité française », la tribune
hebdomadaire d’Arts va être l’occasion, pour Truffaut, de donner une visibi-
lité plus grande à la jeune génération de cinéastes qui commence à émerger
malgré la frilosité des producteurs et à réclamer avec insistance une place
pour eux.
Dans un premier temps, pour des raisons principalement économiques,
c’est le format court qui va devenir le territoire d’expérimentation privilégié
de la plupart des apprentis réalisateurs venus de l’assistanat, de la critique
ou du journalisme.
En novembre  1956, les IIe  Journées internationales du court métrage de
Tours offrent à Truffaut une sorte de vitrine du « jeune cinéma », dans
laquelle les critiques des Cahiers du cinéma (Rivette) et leurs sympathisants
(Marker, Resnais, Demy) brillent, au sein de la compétition, d’un éclat sin-
gulier. Dans sa chronique du festival, Truffaut rend un hommage appuyé à
Rivette, son plus proche ami dans les années 1950 et le premier critique de la

1.  « Louis Malle a filmé la première nuit d’amour au cinéma », Arts no 687, 10‑16 septembre 1958.
28 Chroniques d’Arts-Spectacles

bande à avoir franchi le pas de la réalisation avec Le Coup du berger : « J’aime


avant tout le ton ironique et insolite de cette histoire basée sur un fait divers
admirablement mis en scène et fort bien joué 1. »
Dans la même lignée, il salue aussi l’intelligence et le tour de force que
représente la première réalisation de Jacques Demy, Le Sabotier du Val de
Loire. S’il reste peu sensible à l’exotisme suranné et au pur exercice de style
que représente à ses yeux Dimanche à Pékin de Chris Marker, l’amoureux des
livres tombe littéralement sous le charme de Toute la mémoire du monde, le
court métrage qu’Alain Resnais a consacré aux entrailles de la Bibliothèque
nationale : « Ces livres entassés, étiquetés, numérotés, identifiés, vaccinés,
entretenus, microfilmés, ces piles et ces caisses sortent tout droit d’un autre
Xanadu, d’un Buchenwald de la pensée 2. » Cette allusion au camp d’exter-
mination n’est pas venue par hasard sous sa plume. Quelques mois plus tôt,
Truffaut a consacré un long entretien au cinéaste afin de retracer sa carrière et
de souligner la probité de Nuit et Brouillard, récemment couronné par le prix
Jean-Vigo : « … un film sublime dont il est très difficile de parler […]. Toute
[sa] force réside dans le ton adapté par les auteurs : une douceur terrifiante ;
on sort de là “ravagé”, confus et pas très content de soi 3. »
Parce que Nuit et Brouillard est un film dont il est « bon de parler chaque
fois que l’occasion se présente », Truffaut l’évoquera à nouveau par pure
bravade dans son compte rendu du Festival de Cannes 1956, alors même
qu’il vient d’être retiré de la compétition, suite à des pressions exercées par
l’ambassade de la République fédérale d’Allemagne 4.
Du côté des longs métrages, Truffaut va s’attacher à mettre en valeur dans
ses articles des films qui innovent dans le domaine de l’écriture, de l’adapta-
tion, de la mise en scène ou de la production.
À ce titre, l’année 1956 s’avère riche en révélations. Dès janvier, Agnès
Varda, une jeune photographe du Théâtre national populaire, présente au
Studio Parnasse un film qu’elle a écrit, produit et réalisé en décors naturels.
Son titre, La Pointe courte, est emprunté au nom d’un hameau de pêcheurs
de Sète (Hérault). Si Truffaut commence par saluer cette « œuvre expéri-
mentale ambitieuse, probe et intelligente », il se montre vite agacé par son
esthétisme trop appuyé, des répliques jugées théâtrales et une direction d’ac-
teurs manquant de fermeté 5. Il donnera la vraie raison de défendre ce film
un an plus tard, à l’occasion d’une réflexion sur l’état du cinéma français.
Focalisé cette fois sur la seule dimension économique du projet, Truffaut met
en valeur la parfaite adéquation entre le mode de production de La Pointe

1.  « Renaissance du court métrage », Arts no 594, 21‑27 novembre 1956.


2.  Ibid.
3.  « Rencontre avec Alain Resnais », Arts no 556, 22‑28 février 1956.
4.  « Journal du Festival de Cannes 1956 : une histoire de fous », Arts no 567, 9‑15 mai 1956.
5. « La Pointe courte », Arts no 550, 11‑17 janvier 1956.
L a critique selon Truffaut 29

courte – un financement coopératif de dix millions avec acteurs et techniciens


en participation – et son économie générale. Un seul regret vient entacher
la démarche  : le fait que le film « s’adresse malheureusement à une clien-
tèle restreinte1 ». On est là au cœur de la stratégie du « jeune cinéma » en
gestation : prôner l’autoproduction et une réduction significative des coûts
sans pour autant rogner sur les qualités esthétiques du film ni renoncer à la
conquête d’un large public.
« Tout Paris l’a vu, tout Paris en parle, s’exclame Truffaut, imitant le cri
des bateleurs. Il y a ceux qui se lamentent – “ce n’est même pas cochon !” – et
ceux qui s’offusquent – “c’est indécent !” 2. » À la fin de cette même année
1956, lorsque Et Dieu… créa la femme –  le premier long métrage de Roger
Vadim avec Brigitte Bardot en vedette  – apparaît sur les écrans, il est pré-
cédé d’un parfum de soufre et déjà mutilé par une série de coupes imposées
par la commission de censure. À la différence de la plupart de ses confrères
qui sont vent debout contre le film et accusent Vadim de « prostituer sa
femme » à l’écran, Truffaut comprend que l’œuvre, à la fois amorale et puri-
taine, fait souffler un vent nouveau. Jusqu’alors, les cinéastes se contentaient
de concentrer la dimension érotique de leur propos dans les dialogues, ce
qui conduisait immanquablement à la vulgarité. En phase avec sa génération,
Vadim renouvelle en profondeur la façon d’écrire des scénarios : jouant de
façon sincère la carte du réalisme, il montre des corps dénudés à l’écran sans
ressentir, contrairement à ses confrères, le besoin d’user de subterfuges éculés
pour le faire. Et « Vadim est l’un des très rares en France à accorder une place
si importante à la nature, à la mer, au soleil et au vent 3 ». Bref, à préférer les
décors naturels à une époque où l’usage des studios de cinéma est encore
largement majoritaire.
À la même date, la découverte d’Un condamné à mort s’est échappé de
Robert Bresson – à qui Truffaut a rendu visite quelques mois plus tôt sur le
plateau – provoque en lui un choc, remet en cause ses conceptions de la mise
en scène et de la direction d’acteurs. En lieu et place de l’habituel théâtre
photographié, Bresson propose un cinématographe délivré de ses intrigues
littéraires, évoluant selon des rythmes purement musicaux et des associa-
tions subtiles d’éléments visuels et sonores. Désormais débarrassés de toute
intention, parlant d’une voix blanche, les « modèles » de Bresson ont, selon
Truffaut, plus de chances de franchir sans dommages la barrière du temps que
les jeux trop apprêtés d’un James Dean ou d’une Anna Magnani. Mais quelle
postérité peut-on accorder au cinéaste lui-même ? Dans son reportage sur le

1.  « Vous êtes tous témoins dans ce procès : le cinéma français crève sous les fausses légendes »,
op. cit.
2. « Et Dieu… créa la femme », Arts no 596, 5‑11 décembre 1956.
3. « Les critiques de cinéma sont des misogynes. B.  B. est victime d’une cabale », Arts no 597,
12‑18 décembre 1956.
30 Chroniques d’Arts-Spectacles

tournage, bien que séduit par la radicalité de Bresson, Truffaut avait ferme-
ment écarté toute possibilité pour l’industrie cinématographique de dupliquer
ce « prototype » afin de donner naissance à une « école Bresson » : « Les
théories de Bresson ne laissent pas d’être passionnantes, mais elles sont si
personnelles qu’elles ne conviennent qu’à lui seul […]. Une conception à
ce point théorique, mathématique, musicale et surtout ascétique du cinéma
ne saurait engendrer une “tendance” 1. »
Quelques mois plus tard, le visionnage d’Un condamné à mort s’est échappé
ébranle ses certitudes et l’oblige à infléchir sa position. S’il est toujours aussi
sceptique sur la reproductibilité du « modèle Bresson », il constate que le
cinéaste remet en cause non seulement la « tradition de la qualité », mais plus
largement la pratique du spectacle cinématographique dans son ensemble :
« Une influence de Bresson sur les cinéastes français – ou étrangers – actuels
me paraît inconcevable et, cependant, à la faveur d’un film comme celui-ci,
on perçoit plus nettement les limites de l’autre cinéma. Un condamné à mort
s’est échappé risque de nous rendre trop exigeants et même sévères pour la
gentillesse de Jacques Becker, la cruauté d’Henri-Georges Clouzot, l’esprit
de René Clair, le soin de René Clément 2. »
Varda, Vadim, Bresson : le temps a donné raison à Truffaut et accordé à
ces cinéastes un rôle – d’importance certes différente – dans la mutation du
cinéma français des années 1950. Mais, dans sa quête inlassable de nouveauté
cinématographique, le critique a bien sûr commis quelques inévitables fautes
de goût et autres erreurs de jugement. À la sortie de Toute la ville accuse (1956),
Truffaut conclut sa critique par un optimisme de mauvais aloi : « Nous atten-
drons impatiemment les autres films de Claude Boissol, le cinéaste qui a su,
dès son premier travail, conquérir et mériter sa liberté 3. » Il déchantera dès
la sortie de son film suivant, La Peau de l’ours. Que lui dire quand il affirme,
de façon péremptoire, qu’il y a, dans Courte Tête de Norbert Carbonnaux,
« dix fois plus d’invention, de fantaisie et de nouveauté que dans Les Belles
de nuit ou Les Grandes Manœuvres 4 » ? Sans doute qu’un peu plus de mesure
aurait été grandement souhaitable. Dans le même registre, Truffaut voue
une tendresse particulière à Alex Joffé, tendresse qui frise l’aveuglement  :
« Les Hussards […] nous confirment qu’il faut voir en Alex Joffé le seul bon
réalisateur de comédies avec, bien sûr, Jacques Becker 5. » On imagine que
l’auteur de Casque d’or a dû particulièrement goûter ce rapprochement aussi
inattendu qu’incongru…

1.  « Bresson tourne Un condamné à mort s’est échappé », Arts no 574, 27 juin-3 juillet 1956.
2. « Depuis Bresson, nous savons qu’il y a quelque chose de nouveau dans l’art du film », Arts
no 596, 5‑11 décembre 1956.
3. « Toute la ville accuse », Arts no 570, 30 mai-5 juin 1956.
4. « Courte Tête », Arts no 609, 6‑12 mars 1957.
5. « Les Hussards », Arts no 547, 21‑27 décembre 1955.
L a critique selon Truffaut 31

Pleins feux sur la critique


Au centre d’un pamphlet ou au détour d’une critique, Truffaut ne cesse
de fustiger la médiocrité de ses confrères. Dans un brûlot intitulé Les Sept
Péchés capitaux de la critique 1, il s’amuse à les présenter comme des bêtes
curieuses, à la manière d’un commentateur de film animalier. « Qu’est-ce
que le critique ? Que mange-t‑il ? Quels sont ses mœurs, ses goûts et ses
manies ? » Mais ce ton badin ne tarde pas à se durcir quand il se met en
tête de lister les principaux défauts de ses aînés Georges Sadoul et Georges
Charensol 2, avec un soin d’entomologiste : ignorance crasse de l’histoire du
cinéma (incapables d’identifier un remake, d’attribuer un film à son véritable
réalisateur), méconnaissance de la technique du cinéma (vocabulaire, répar-
tition des fonctions sur un plateau), chauvinisme éhonté (indulgence avérée
pour les films français), voire gâtisme (« le cinéma devient trop compliqué
pour des cerveaux qui donnèrent en 1925 le meilleur d’eux-mêmes »).
En octobre 1955, après avoir une nouvelle fois déploré « toute l’inculture
des critiques de films3 » dans un article consacré à Comicos de J.  A. Bar-
dem, Truffaut se fait vertement tancer par Jean Néry, journaliste à Franc-
Tireur et président de l’Association française de la critique de cinéma et de
télévision. Agacé par ces nombreuses flèches décochées à l’encontre de la
profession, Jean Néry presse Truffaut –  que ses deux prestigieux parrains,
Bazin et Doniol-Valcroze, auraient dû protéger de toute attaque  – de tirer
les conséquences de ses diatribes et de démissionner de l’AFCCT  : « Je
suppose donc qu’il vous est pénible de rester en leur compagnie au sein de
notre association où nous cherchons beaucoup plus à développer l’estime
réciproque que le mépris systématique. Aussi comprendrais-je fort bien vos
raisons si vous m’adressiez votre démission d’un groupement dont le seul
membre paraissant trouver grâce à vos yeux est vous-même et qui, je vous
le rappelle, est précisément l’association de ces critiques de films dont vous
affichez si fréquemment de vous désolidariser 4. »
Ce courrier de Jean Néry éclaire sans ambiguïté la position de ce puis-
sant organisme corporatif : il s’agit, toute affaire cessante, de l’amputer d’un
membre exogène qui, par ses attaques frontales, menace la stabilité même de
l’institution. Mais Truffaut, qui n’est pas du genre à se laisser intimider pour si
peu, réplique quelques jours plus tard en passant à l’offensive : « Il ne m’est

1.  Arts no 523, 6‑12 juillet 1955.


2. Respectivement titulaires de la page cinéma dans Les Lettres françaises et Les Nouvelles lit-
téraires.
3.  « Il faut toute l’inculture des critiques de films pour que soit possible et rentable “l’imposture
Bardem” » (Arts no 539, 26 octobre-1er novembre 1955). Truffaut reproche au cinéaste d’avoir plagié
All about Eve de Joseph L. Mankiewicz, et aux critiques de ne pas s’en être rendu compte.
4.  Lettre à François Truffaut, 27 octobre 1955, collection La Cinémathèque française/Fonds François
Truffaut, TRUFFAUT627B352.
32 Chroniques d’Arts-Spectacles

pas “pénible” de rester au sein de l’Association, dont le but, à mes yeux, n’est
pas plus de “développer l’estime réciproque” que le “mépris systématique”,
mais bien plutôt de protéger l’exercice de la critique contre les éventuelles
(ou permanentes) pressions politiques, policières, de censure ou de publicité.
L’ACCTV [sic], si je ne m’abuse, ressortit [sic] du syndicat plutôt que de
l’amicale et je n’en partirai qu’exclu par “l’unanimité du conseil” 1. En toute
franchise, je me considère comme un excellent – quoique provisoire – cri-
tique, un de ceux qui justifient et honorent l’ACCTV [sic], mais comme il ne
m’appartient pas d’en juger, j’ai cru bon [de] joindre à la présente quelques
témoignages de lecteurs, d’amis et de confrères 2. » Fin stratège, Truffaut a
pris soin d’étoffer son envoi en joignant quelques copies de lettres – signées
Henri Agel, Claude Mauriac, Max Ophuls, Maurice Bessy, Fritz Lang, Nicho-
las Ray ou encore Roger Leenhardt –, vantant avec une belle unanimité les
mérites de son travail critique.
Dans sa lutte contre une corporation tout entière, Truffaut bénéficie aussi
de quelques soutiens de poids, à l’intérieur comme à l’extérieur de sa rédac-
tion. Son principal défenseur est Jacques Laurent, le directeur de l’hebdo-
madaire qui, en 1956, décrit la « nouvelle critique » comme une nouvelle
religion dont l’éthique et l’esthétique ont pris corps dans les catacombes de
la Cinémathèque française ; Truffaut y est adoubé et décrit comme « un
vaillant et clairvoyant hussard », voire un frère d’armes, dans le domaine
cinématographique, du critique littéraire Roger Nimier. « Il y a deux sortes
de critique de cinéma. D’abord une critique dont l’enseigne pourrait être
“cuisine bourgeoise”. Elle est brave fille, désireuse de s’accorder avec les
goûts du gros public et pratiquée par des gens pour qui le cinéma n’est pas
une religion, mais un passe-temps agréable. Et puis il y a une intelligentsia
qui pratique la critique à l’état furieux. Truffaut est un des représentants les
plus doués de cette dernière sorte de critique, phénomène récent qu’on n’a
guère eu l’occasion d’examiner […]. L’intelligentsia dont je parle se croit,
ou se veut en état de belligérance. Tous les assauts lui sont bons puisque le
dieu du cinéma reconnaîtra les siens. Qu’elle approuve ou qu’elle condamne,
cette critique est furieuse parce que, jugeant les films à travers une éthique et
une esthétique qu’elle s’est formées à la cinémathèque, elle est en général en
désaccord avec les recettes cinématographiques, c’est-à-dire avec le public3. »
Un autre soutien, plus inattendu, se manifeste en novembre 1955, alors que
Truffaut vient de publier son pamphlet sur Chiens perdus sans collier de Jean

1.  En post-scriptum, Truffaut rappelle l’article V des statuts de l’association précisant que « la radia‑
tion ne peut être prononcée […] qu’à l’unanimité du conseil d’administration pour les membres
actifs ».
2.  Lettre à Jean Néry, 17  novembre 1955, collection La Cinémathèque française/Fonds François
Truffaut, TRUFFAUT627B352.
3.  « La critique des catacombes », Arts no 552, 25‑31 janvier 1956.
L a critique selon Truffaut 33

Delannoy. Il s’agit de Lucien Rebatet, l’écrivain collaborationniste auteur des


Tribus du cinéma et du théâtre (1941), ancien critique cinématographique de
L’Action française et de Je suis partout. Se targuant d’une recommandation
de son « vieil ami Jacques Becker », il écrit à Truffaut une première lettre
enflammée  : « Voilà un an que j’ai envie de vous voir parce que vous me
rappelez le jeune Vinneuil 1 des années 30 […]. Mais cette envie devient de
plus en plus grande après votre papier sur l’insupportable Cesbron et sur
Delannoy 2. J’ai déjà écrit vingt fois, jadis et naguère, ce que vous dites si
énergiquement aujourd’hui. Delannoy fait partie de ces jeunes bourgeois si
médiocres au lycée qu’il n’y avait que deux issues pour eux : Saint-Cyr, ou
le cinéma3. »
Une fois le contact établi, une relation épistolaire centrée autour de leur
activité de critique cinématographique va se nouer entre les deux hommes.
Désormais collaborateur régulier de l’hebdomadaire Dimanche matin, Lucien
Rebatet prête à Truffaut ses propres livres (Les Deux Étendards) et ne se
prive pas de demander de « petits tuyaux d’ordre américain4 » à son cadet
qui lui conseille certains films comme Le Bandit d’Edgar G. Ulmer. La rela-
tion amicale éclatera au grand jour lors de la publication d’une série de cinq
échanges informels consacrés à l’état du cinéma français, « Le jeune amateur
et le vieux critique », qui paraîtra à l’été 1957 dans les colonnes de l’hebdo-
madaire Dimanche matin 5.

Le cinéma européen
Le cinéma européen dans son ensemble ne jouit pas d’une grande visibilité
sur les écrans français de l’après-guerre. C’est donc autant dans les festivals
internationaux (Cannes, Venise, Berlin) que dans les salles commerciales que
Truffaut découvre quelques rares films italiens, anglais ou espagnols.
« Il y a d’un côté Rossellini, de l’autre le cinéma italien6 », a rapporté un
jour un critique transalpin. C’est aussi le sentiment que l’on ressent en lisant
les articles que Truffaut consacre à cette cinématographie dans les pages
d’Arts. « Mon père italien » était le vocable sous lequel il aimait désigner
ce cinéaste qu’il admire depuis sa découverte d’Allemagne année zéro, à dix-

1.  François Vinneuil, pseudonyme de Lucien Rebatet.


2. « Chiens perdus sans collier », Arts no 541, 9‑15 novembre. Jean Delannoy a adapté le roman
éponyme de Gilbert Cesbron.
3.  Lettre de Lucien Rebatet à François Truffaut, 25  novembre 1955, collection La Cinémathèque
française/Fonds François Truffaut, TRUFFAUT627B352.
4.  Ibid.
5.  François Vinneuil, « Le jeune amateur et le vieux critique », Dimanche matin, nos 222‑223, 4‑11
août 1957 – no 227, 8 septembre 1957.
6.  « Roberto Rossellini : je ne suis pas le père du néoréalisme », Arts no 468, 16‑22 juin 1954. Dans cet
entretien avec Truffaut, Roberto Rossellini déclarait en effet : « “Il y a d’un côté Rossellini, de l’autre
le cinéma italien.” Voilà ce qu’un critique a écrit un jour à mon sujet, et c’est terriblement exact… »
34 Chroniques d’Arts-Spectacles

sept ans. « Les films de Rossellini ne racontent pas des histoires en images,
mais peignent des caractères qui se modifient au contact de certaines réalités
géographiques, sociales, spirituelles ou politiques1 », écrit-il. En mars 1954, la
sortie parisienne du film collectif Nous les femmes donne au critique l’occa-
sion de faire la connaissance du cinéaste. Ému par sa fragilité et son désarroi,
Truffaut va, au cours des années suivantes, multiplier les entretiens, essais et
critiques pour défendre son œuvre.
En juin 1954, il suit les préparatifs de la mise en scène de l’opéra Jeanne
au bûcher et interviewe Rossellini pour Arts. Contre toute attente, celui-ci
s’y refuse à endosser la paternité du mouvement néoréaliste et se désolida-
rise des autres cinéastes italiens de sa génération. « Mon néoréalisme n’est
pas autre chose qu’une position morale qui tient en trois mots : l’amour du
prochain2. »
Quelques mois plus tard, en annonçant les grands films de l’année 1955, le
critique claironne avec enthousiasme qu’« on pourra voir cette année cinq
films de Rossellini 3 » : Amore, Où est la liberté ?, Jeanne au bûcher, La Peur et
Voyage en Italie. Truffaut interviewe à nouveau le cinéaste en janvier 1955, alors
qu’il envisage de tourner « une Carmen absolument fidèle à Mérimée 4 ».
C’est à cette époque que le critique devient – en parallèle à son métier de
journaliste – l’assistant de Rossellini pendant près de deux ans et pour une
dizaine de projets qui resteront lettre morte. « J’ai énormément appris avec
lui, dira-t‑il. Il m’a beaucoup refroidi sur le cinéma américain qu’il haïssait, et
m’a donné le goût de la simplicité, de la clarté et de la logique5. »
Au printemps 1955, Truffaut est frappé par la modernité du Voyage en Italie
et comprend tout de suite qu’il inaugure une nouvelle ère cinématographique.
« Ce film ressemble à ceux que l’on tournera dans dix ans, écrit-il. Quand
les metteurs en scène du monde entier renonceront à imiter la forme roma-
nesque au profit de la confession filmée et de l’essai 6. » L’admiration de
Truffaut ne faiblit pas quand L’Amore, qui réunit deux segments interprétés
par Anna Magnani, sort enfin sur les écrans français en avril 1956, après sept
ans de purgatoire ; pour lui, le film « est un chef-d’œuvre en même temps
qu’une tentative exceptionnelle dans l’histoire du cinéma7 ». Trois mois plus
tard, il se félicite de l’apparition sur les écrans de La Peur, adapté d’une nou-
velle de Stefan Zweig. Rossellini a su rester fidèle à ses thèmes (les couples

1. « La Peur », Arts no 576, 11‑17 juillet 1956.


2.  « Roberto Rossellini : je ne suis pas le père du néoréalisme », op. cit.
3.  Robert Lachenay [François Truffaut], « Ce que vous verrez en 1955 », Arts no 497, 5‑11 janvier 1955.
En définitive, seuls Jeanne au bûcher et Voyage en Italie sortiront en salles en France cette année-là.
4.  « Rossellini 55 » (entretien), Arts no 499, 19‑25 janvier 1955.
5.  François Truffaut, propos rapportés par Anne Gillain dans Le Cinéma selon François Truffaut,
Flammarion, Paris, 1988, p. 33.
6. « Le Voyage en Italie », Arts no 512, 20‑26 avril 1955.
7. « Amore », Arts no 562, 4‑10 avril 1956.
L a critique selon Truffaut 35

désunis, la honte, la confession) et laisser affleurer des images symbolistes,


mais en s’appuyant cette fois sur une intrigue plus romanesque, susceptible
d’attirer un plus large public1.
À côté de Rossellini, les autres cinéastes néoréalistes sont souvent malme-
nés par le jeune critique. Truffaut déteste tout particulièrement Vittorio De
Sica, à qui il reproche principalement une peinture de la misère jugée caricatu-
rale et condescendante ; il ne voit en effet dans le cinéaste que « la marquise
qui s’encanaille dans les taudis ou la baronne en vadrouille chez les nécessi-
teux 2 ». Le seul à être épargné est Renato Castellani qui, avec son adaptation
de Roméo et Juliette, parvient à conjuguer spontanéité et professionnalisme,
offrant ainsi « tous les avantages du néoréalisme sans les inconvénients3 ».
Federico Fellini bénéficie, quant à lui, d’une bienveillance qui ira cres-
cendo au fil des ans. Truffaut commente pour la première fois son travail au
printemps 1954, avec la sortie des Vitelloni. Frappé par une mise en scène et
un scénario aussi nonchalants et mollassons que ses personnages de « jeunes
veaux », le film ne suscite chez lui qu’une adhésion modérée4. L’année sui-
vante, il apprécie la rupture de ton opérée au sein d’Il Bidone – qui « com-
mence comme Les Pieds nickelés et se termine comme le Journal d’un curé
de campagne » – et regrette vivement que le film ne figure pas au palmarès
de la Mostra5. Découvert au Festival de Cannes 1957, Les Nuits de Cabiria
soulève son enthousiasme ; même s’il concède quelques faiblesses au film,
« les moments forts y sont tellement plus intenses qu’il devient pour [lui]
son meilleur 6 ».
Sous la plume de Truffaut, le cinéma britannique ne bénéficiera pas de
la même bienveillance. « Dire que le cinéma anglais est mort serait exces-
sif puisque aussi bien il n’a jamais existé 7. » « Il y a beau temps que le
cinéma anglais a subi le sort de Carthage8. » « Un film perd d’avance à
être anglais9. » Ses phrases assassines et ses sarcasmes accablent le cinéma
britannique des années 1950. Pour lui, les films anglais sont tous indifférem-
ment incolores, inodores et sans saveur. Leurs scénarios s’affranchissent trop
librement des contraintes du réalisme et leurs mises en scène ne parviennent
pas à définir un style et à s’y tenir. Seul Le Grand Chantage d’Alexander
Mackendrick semble bénéficier d’un régime d’exception. Truffaut salue en
effet la prestation de Tony Curtis, la photographie de James Wong Howe et

1. « La Peur », op. cit.


2. « L’Or de Naples », Arts no 516, 18‑24 mai 1955.
3. « Roméo et Juliette », Arts no 492, 1er-7 décembre 1954.
4. « Les Inutiles », Arts no 461, 28 avril-4 mai 1954.
5.  « Venise : triomphe des jeunes cinéastes », Arts no 534, 21‑27 septembre 1955.
6.  « Je vote pour Les Nuits de Cabiria », Arts no 619, 15‑21 mai 1957.
7. « Trois Meurtres », Arts no 504, 23 février-1er  mars 1955.
8.  « Festival de Cannes : un palmarès ridicule », Arts no 568, 16‑22 mai 1956.
9. « Le Monstre », Arts no 615, 17‑23 avril 1957.
36 Chroniques d’Arts-Spectacles

un montage trépidant. Mais la raison de cette indulgence ne tarde pas à être


révélée aux lecteurs : le film est… une production américaine1 ! Les acteurs
anglais n’échappent pas non plus à la curée. Ainsi, « Diana Dors ressemble
à ce que peut voir Marilyn lorsqu’elle se regarde à la Foire du Trône devant
un miroir déformant 2 ». Dans ce jeu de massacre généralisé, seule une poi-
gnée de cinéastes sont épargnés  : Laurence Olivier, Thorold Dickinson et
Carol Reed3.
« Le cinéma espagnol n’existe pas, pourquoi donc l’inventer 4 ? » s’ex-
clame Truffaut en 1957. Cette cinématographie, déjà peu prisée des distribu-
teurs français, ne va pas bénéficier non plus d’une grande visibilité dans les
pages d’Arts. Mais c’est avec un film espagnol, La Guerre de Dieu de Rafael
Gil, que Truffaut inaugure sa collaboration à l’hebdomadaire. Il a beau recon-
naître qu’il s’agit d’une des meilleures productions espagnoles du moment,
il la condamne en raison d’un scénario rudimentaire et d’un réalisateur
dépourvu de talent, qualifié de « Delannoy espagnol ». Seul crédit : la pré-
sence lumineuse de Claude Laydu, l’interprète du Journal d’un curé de cam-
pagne, « façonné par Bresson5 ».
De manière générale, les productions espagnoles sont traitées sans ména-
gement. Comicos de Juan Antonio Bardem (1955) –  portrait d’une jeune
comédienne ambitieuse – est d’entrée de jeu qualifié d’« exécrable » et soup-
çonné de plagiat 6. Calabuig, conte de Luis Garcia Berlanga (1957) autour de la
bombe atomique, ne rallie pas non plus ses suffrages. En dépit d’un scénario
travaillé, Truffaut juge l’interprétation faible et le film « bébête, la fausseté des
personnages compromettant, dès le départ, l’équilibre de l’entreprise7 ». Seul
Luis Buñuel, le maître espagnol en exil au Mexique, échappe à ses foudres. En
juin 1954, Truffaut salue la sortie de Tourments (El) : « une grande œuvre du
cinéma moderne » dotée d’une dimension autobiographique. Plus largement,
elle lui permet de mesurer le chemin parcouru par le cinéaste aragonais entre
ses premiers films d’avant-garde des années 1920 réservés à une élite (Un chien
andalou, L’Âge d’or) et ses œuvres contemporaines produites dans un cadre
commercial, de « la révolution au moralisme8 » selon l’expression de Bazin.
Quelques mois plus tard, la sortie des Aventures de Robinson Crusoé douche
son enthousiasme. Si Buñuel a conservé le thème de la solitude cher à Defoe,
le critique regrette qu’il ait escamoté les rapports de l’homme avec la nature
et se soit contenté d’observer en entomologiste la lente métamorphose d’un

1. « Le Grand Chantage », Arts no 652, 8‑14 janvier 1958.


2.  « Festival de Cannes : un palmarès ridicule », op. cit.
3. « Trois Meurtres », op. cit.
4. « Calabuig », Arts no 613, 3‑9 avril 1957.
5. « La Guerra de Dios », Arts no 452, 24 février-2 mars 1954.
6. « Comicos », Arts no 539, 26 octobre-1er  novembre 1955.
7. « Calabuig », op. cit.
8.  « Une grande œuvre : El de Buñuel », Arts no 467, 9‑15 juin 1954.
L a critique selon Truffaut 37

Robinson peu à peu gangrené par la crainte et la terreur. Au final, « il serait
faux de voir dans ce film une œuvre importante de Buñuel ; dans son genre,
elle sera probablement sans suite1 ». L’année suivante, alors que le cinéaste
vient de présenter en séance privée La Vie criminelle d’Archibald de la Cruz
et s’apprête à commencer le tournage de Cela s’appelle l’aurore, Truffaut le
rencontre à Paris. Il évoque avec lui sa carrière mexicaine : des films destinés
à un marché intérieur et tournés avec peu de moyens, en seulement cinq
semaines. Buñuel y brosse aussi à grands traits son esthétique : il déteste « les
films de cadrage », leur préférant les « plans longs, les prises de vues en conti-
nuité » ; et il exècre la musique purement utilitaire, destinée à accompagner
une cavalcade ou une étreinte2.

Le cinéma américain
Après le cinéma français, c’est bien sûr le cinéma américain dont « la
presse spécialisée annonce assez régulièrement la mort 3 » qui se taille la part
du lion dans les chroniques d’Arts signées Truffaut. Il y a deux raisons princi-
pales à cela : l’une affective, l’autre conjoncturelle. La génération de Truffaut
a nourri sa cinéphilie d’une consommation importante de films américains,
attisée par l’effet de manque, conséquence directe de leur absence pendant la
guerre. À la Libération, le cinéma américain va littéralement déferler sur les
écrans français, aussi bien dans les salles commerciales, les cinémas d’essai, les
ciné-clubs qu’à la Cinémathèque française. À la production contemporaine,
déjà très conséquente, va s’ajouter toute la production des années de guerre,
les films de Welles, Huston, Wyler, Cukor,  etc., restés jusqu’ici inédits en
France.
Dans les pages d’Arts, Truffaut va se lancer dans un historique des princi-
paux genres cinématographiques américains (comédie américaine4, western
et comédie5), dresser un portrait de ses principales icônes (Marilyn Mon-
roe6, James Dean7, Humphrey Bogart 8), chanter les louanges de ses cinéastes
préférés –  Alfred Hitchcock, Fritz Lang, Howard Hawks, Otto Preminger,
Raoul Walsh, Anthony Mann  –, mais aussi accompagner la découverte de
jeunes talents comme Robert Aldrich, Nicholas Ray, Joshua Logan ou Samuel

1.  J. A. [Jean Aurel] et F. T. [François Truffaut], « Robinson Crusoé », Arts no 479, 1er-7 septembre
1954.
2.  « Rencontre avec Luis Buñuel », Arts no 526, 27 juillet-2 août 1955.
3.  « La comédie américaine », Arts no 480, 8‑14 septembre 1954.
4.  Ibid.
5.  « Western et comédie », Arts no 481, 15‑21 septembre 1954.
6.  Robert Lachenay [François Truffaut], « Présence de Marilyn Monroe », Arts no 582, 29 août-4 sep‑
tembre 1956.
7.  « James Dean est mort », Arts no 563, 11‑17 avril 1956.
8.  Robert Lachenay [François Truffaut], « Mauvais élève, mauvais marin, mauvais mari. L’écran fit de
Bogart le meilleur en tout », Arts no 603, 23‑29 janvier 1957.
38 Chroniques d’Arts-Spectacles

­ uller. Autant de cinéastes qui, selon la belle expression de Robert Benayoun,


F
« jouissent de l’immunité parlementaire1 ».
Dans les années 1950, alors qu’il est déjà au sommet de sa créativité comme
réalisateur de films, Hitchcock devient également une silhouette familière du
petit écran grâce à la série « Alfred Hitchcock présente ». Mais la critique,
aussi bien américaine qu’européenne, juge de haut son succès public et per-
siste à le considérer surtout comme un habile technicien doté d’un solide sens
de l’humour so british. Admirateur de longue date du « maître du suspense »
auquel il consacrera quelques années plus tard un livre2, Truffaut multiplie
les articles, entretiens et portraits, dont une douzaine, de taille variable, dans
les seules pages d’Arts. Désireux d’ériger Hitchcock en auteur-metteur en
scène à part entière, il traque sans répit les thèmes qui relient ses films entre
eux –  comme l’échange de délits (L’Inconnu du Nord-Express, La Main au
collet, etc.)3 – et soutient que la compréhension d’un film d’Hitchcock ne peut
être complète qu’à la vision de ses deux suivants 4. Côté mise en scène, il décrit
le lent processus de dépouillement qui a conduit Hitchcock à pratiquer, de
film en film, une ascèse aussi bien technique que morale5 ; enfin, il souligne
son aisance à dompter les nouveaux procédés techniques dès leur apparition
sur le marché : son, couleur, VistaVision, 3D relief 6, etc.
Autre figure classique importante : Fritz Lang. Pour Truffaut, l’affaire est
entendue : le cinéaste « n’est pas seulement un artiste génial, mais [c’est]
aussi le plus isolé et le plus incompris des artistes contemporains7 ». « Ne pas
aimer Fritz Lang, c’est ne pas le comprendre et ne pas le comprendre, c’est ne
pas comprendre le cinéma8. » Selon le critique, c’est son caractère indocile
qui l’a privé d’une salutaire indépendance et l’a obligé à diriger des films de
série B aux scénarios mal construits, dont il a écrit les dialogues dans l’ur-
gence. En ce qui concerne l’œuvre, Truffaut en propose un découpage en trois
périodes distinctes : celle des héros-victimes, personnages vivant en marge
de la société (M le Maudit, J’ai le droit de vivre), puis celle des héros-vengeurs
amenés à laver dans le sang la mort injuste d’un proche (Chasse à l’homme,
Cape et Poignard), enfin celle de l’homme foncièrement mauvais, marqué par
le sceau du péché originel (La Cinquième Victime, L’Invraisemblable Vérité)9.

1. Robert Benayoun, « Un peu d’ethnologie ou l’art d’être grand-père », L’Écran no 2, février-
mars 1958.
2.  Hitchcock-Truffaut : édition définitive, Gallimard, Paris, 2000 (1re édition : Robert Laffont, 1966).
3. « La Main au collet », Arts no 548, 28 décembre 1955‑3 janvier 1956.
4. « Réalisateur de 45 films en 34  ans, Hitchcock est le plus grand “inventeur de formes” de
l’époque », Arts no 647, 4‑10 décembre 1957.
5. « La Main au collet », op. cit.
6.  « Festival Hitchcock à la Cinémathèque », Arts no 571, 6‑12 juin 1956.
7. « Vingt ans après sa sortie  : J’ai le droit de vivre reste un film jeune », Arts no 657, 12‑18
février 1958.
8. « La Cinquième Victime », Arts no 581, 22‑28 août 1956.
9.  « Vingt ans après sa sortie : J’ai le droit de vivre reste un film jeune », op. cit.
L a critique selon Truffaut 39

Sa critique de Désirs humains (1954) repose principalement sur une compa-


raison avec La Bête humaine de Renoir, adapté du même roman de Zola. Truf-
faut met en lumière les convergences (thèmes communs, goût des héroïnes
félines), mais souligne combien le film de Lang se distingue par une transpo-
sition contemporaine (référence à la guerre de Corée), use d’une esthétique
et de rythmes différents de ceux de Renoir. La Cinquième Victime (1956) est
l’occasion pour lui de saluer « l’extraordinaire précision de la direction d’ac-
teurs, la majesté des cadrages […], le brio des dialogues et de la musique1 ».
En redécouvrant J’ai le droit de vivre, ce qui retient son attention, ce sont les
qualités de dépouillement, de rigueur et de sincérité dans la représentation de
la violence. Pour Truffaut, c’est une certitude : vingt ans après sa réalisation,
« le film n’a pas pris une ride2 ».
Estampillé comme « le plus sous-estimé des cinéastes hollywoodiens3 »,
Howard Hawks bénéficie également d’une attention particulière dans les
colonnes d’Arts. En 1954, Truffaut rapporte que la critique n’en finit pas de
se déchirer autour de la sortie des Hommes préfèrent les blondes. S’agit-il d’une
œuvre intellectuelle ou d’une gentille pochade sans conséquence ? Pour Truf-
faut, le doute n’est pas permis : Hawks est bel et bien un cinéaste intellec-
tuel. En témoignent sa prestigieuse filmographie riche en chefs-d’œuvre, le
fait qu’il soit le seul metteur en scène avec lequel Faulkner 4 ait accepté de
travailler et la dimension moraliste d’une œuvre partagée entre l’apologie
de l’homme et la dénonciation de sa veulerie. Truffaut n’est jamais à court
de superlatifs : Les hommes préfèrent les blondes « est une œuvre méchante
et rigoureuse, intelligente et pitoyable5 », Scarface (1931) – dont il propose
une intelligente analyse sémiologique – est riche en « beautés évidentes [et]
abonde en trouvailles sonores6 », enfin, La Terre des pharaons (1955), à défaut
d’être le meilleur film d’Hawks, est magnifié par le format CinémaScope et
« apporte beaucoup de nouveautés et beaucoup d’intelligence7 ».
Parmi les pionniers du cinéma américain encore en activité dans les années
1950, Truffaut manifeste – contre toute attente – une singulière aversion pour
le vétéran John Ford, qu’il décrit, sans ménagement, comme un dinosaure
« sénile et rabâcheur », porteur de valeurs humaines démonétisées depuis
belle lurette8, et qu’il affuble du titre peu glorieux de « plus surestimé des
cinéastes de seconde zone9 ». À La Prisonnière du désert, qui ne suscite en

1. « La Cinquième Victime », op. cit.


2.  « Vingt ans après sa sortie : J’ai le droit de vivre reste un film jeune », op. cit.
3.  François Truffaut, « Reprises », Arts no 529, 17‑23 août 1955.
4.  William Faulkner, romancier et nouvelliste américain (1897‑1962), auteur du scénario de La Terre
des pharaons d’Howard Hawks (1955).
5.  « Howard Hawks intellectuel », Arts no 477, 18‑24 août 1954.
6.  « Reprises  », op. cit.
7. « La Terre des pharaons », Arts no 542, 16‑22 novembre 1955.
8. « La Prisonnière du désert », Arts no 581, 22‑28 août 1956.
9. « Ce n’est qu’un au revoir », Arts no 527, 3‑9 août 1955.
40 Chroniques d’Arts-Spectacles

lui qu’un irrépressible « ennui fordien », il déclare préférer de beaucoup La


Route du tabac, qualifié de « meilleur film de John Ford1 ». Comment Truf-
faut a-t‑il été amené à commettre une telle erreur de jugement ? Quelques
années plus tard, il reviendra sur les raisons de son rejet de l’univers même
de John Ford, plus que de son esthétique : « Ce que je n’aimais pas, c’était
son matériel : la familiarité avec les femmes, les sergents rouspéteurs et le côté
claques sur les fesses. Et puis j’ai revu L’Homme tranquille à la télévision et
j’ai été émerveillé. C’est un film que j’avais détesté et, en fait, c’est du Renoir
américain2. »
Dans la génération des jeunes cinéastes américains émergeants, Truffaut
va notamment jeter son dévolu sur Robert Aldrich, 35 ans, ancien assistant
réalisateur de Renoir pour L’Homme du Sud (1945) et de Chaplin pour Les
Feux de la rampe (1952). Truffaut le rencontre pour la première fois à la
Mostra de Venise 1955, réalise plusieurs entretiens avec lui 3 et effectue, en
1958, un reportage sur le tournage de Tout près de Satan, à Berlin4. « Je ne
suis pas seul à tenir Robert Aldrich pour un des trois ou quatre cinéastes
américains actuels5 », affirme le critique en 1956. Le cinéaste a été révélé au
public français un an plus tôt. Par les hasards de la distribution, pas moins
de cinq de ses films sortent en tir groupé sur les écrans hexagonaux cette
année-là : Alerte à Singapour, Bronco Apache, Vera Cruz, En quatrième vitesse
et Le Grand Couteau. Quel thème souterrain relie tous ces films ? La peinture
d’un monde décadent où quelques hommes échappent à la corruption en
choisissant la mort.
Le premier film auquel Truffaut consacre un article est En quatrième vitesse.
Même s’il ménage quelques réserves, il admire sa richesse d’invention et
affirme qu’il s’agit du « film américain le plus original depuis La Dame de
Shanghai d’Orson Welles6 ». Découvert à Venise, Le Grand Couteau est
salué pour son interprétation exceptionnelle et la justesse de sa peinture
d’Hollywood ; pour Truffaut, il s’agit, sans contestation possible, du « film
américain le plus raffiné et le plus intelligent que l’on nous ait offert depuis
plusieurs mois7 ». L’année suivante, le film de guerre Attaque (1956), pourtant
malmené par la critique, est selon lui « une œuvre audacieuse et forte, dont
la violence est parfaitement justifiée8 ». Cette même année, pour éponger la
dette causée par l’échec public du Grand Couteau, Aldrich accepte de tourner

1. « La Route du tabac », Arts no 515, 11‑17 mai 1955.


2.  Jean-Louis Comolli, « François Truffaut ou le juste milieu », Cahiers du cinéma no 190, mai 1967.
3.  « Robert Aldrich : nous subissons la dictature des vedettes. Il devient impossible de faire de bons
films », Arts no 614, 10‑16 avril 1957.
4.  « J’ai vu tourner Robert Aldrich dans les ruines de Berlin », Arts no 660, 5‑11 mars 1958.
5. « Attaque », Arts no 588, 10‑16 octobre 1956.
6. « En quatrième vitesse », Arts no 534, 21‑27 septembre 1955.
7. « Le Grand Couteau », Arts no 544, 30 novembre-6 décembre 1955.
8. « Attaque », op. cit.
L a critique selon Truffaut 41

un film de commande, Feuilles d’automne. Truffaut ne manque pas de saluer


un film « plutôt réussi et [qui] vaut d’être vu », dont il admire par-dessus
tout « la précision de la direction d’acteurs1 ». Dans ce registre, Truffaut se
montre véritablement fasciné par la façon dont « Robert Aldrich a utilisé
Joan Crawford sur sa monstruosité, sur sa face de martienne apeurée, sur son
visage d’acier, crispé et mu par des éclairs furieux 2 ».
Mais, en définitive, Truffaut a bien conscience que l’« américanophilie »
galopante qu’il manifeste à longueur de semaine dans les pages d’Arts n’est
pas du goût de tout le monde et imagine une pirouette pour tenter de se
dédouaner : « À ceux qu’irrite l’admiration que les jeunes cinéphiles portent
au cinéma américain, il serait bon de faire remarquer que les meilleurs films
hollywoodiens sont quelquefois signés de l’Anglais Hitchcock, du Grec
Kazan, du Danois Sirk, du Hongrois Benedek, de l’Italien Capra, du Russe
Milestone, des Viennois Preminger, Ulmer, Zinnemann, Wilder, Sternberg
et Fritz Lang 3 ! »

La vie après la critique


Alors qu’il exerçait son activité de journaliste spécialisé dans le cinéma,
Truffaut a toujours laissé entendre que ce métier n’était pour lui qu’un
viatique et qu’il ne l’exercerait pas toute sa vie. En juillet  1957, les choses
semblent se préciser : « Il est probable que j’abandonnerai un jour la critique
au profit d’activités plus créatrices, mais ce ne sera ni pour être scénariste ni
pour être assistant 4. » Bien que vague, la prophétie n’est pas lancée au hasard.
À cette date, Truffaut est en pleins préparatifs de son premier court métrage
professionnel, Les Mistons, dont il commencera le tournage à Nîmes, un mois
plus tard5. Cette première expérience de production, de mise en scène, de
direction d’acteurs et de post-production traduit un premier éloignement du
monde de la critique au profit de la réalisation.
En 1958, le temps qu’il consacre désormais à l’écriture de ses projets cinéma-
tographiques – Temps chaud, puis Les Quatre Cents Coups – est logiquement
supérieur à celui dévolu à l’écriture d’articles.  Conséquence  logique  : cette
année-là, on ne compte plus que trente-six articles signés Truffaut dans les
pages d’Arts, contre quatre-vingt-cinq l’année précédente. Désormais, il s’at-
tache moins à attaquer des confrères qu’à défendre des cinéastes émergeants
comme Alexandre Astruc ou Louis Malle. Désireux, malgré ses nouveaux enga-
gements professionnels, de conserver cette vitrine offerte au « jeune cinéma »,

1. « Feuilles d’automne », Arts no 594, 21‑27 novembre 1956.


2.  « À Berlin : les Américains raflent tout », Arts no 577, 18‑24 juillet 1956.
3.  « Vingt ans après sa sortie : J’ai le droit de vivre reste un film jeune », op. cit.
4.  « Autant pour Lara », op. cit.
5. Voir Les Mistons de François Truffaut de Bernard Bastide, Atelier Baie, Nîmes, 2015.
42 Chroniques d’Arts-Spectacles

Truffaut continue à diriger à distance la page cinéma d’Arts et charge ses cama-
rades des Cahiers – Éric Rohmer, Jacques Rivette, Charles Bitsch – de perpé-
tuer sa ligne éditoriale. Son expérience de l’écriture journalistique conjuguée
à sa première expérience de réalisation vont avoir une incidence indéniable
sur sa façon d’écrire : « J’en suis venu à disséquer les films à ce point que, lors
de ma dernière année à Arts, ce n’était plus de la critique à proprement parler,
mais déjà de la critique de metteur en scène que je faisais1. »
À relire cette « cuvée 1958 », on constate en effet que ses articles évoquent
moins le regard d’un critique sur le cinéma contemporain que celui d’un
metteur en scène qui, analysant chaque film, s’interroge, de l’intérieur, sur le
bien-fondé des choix de production, de mise en scène et de direction d’ac-
teurs – tout en jetant ainsi, en filigrane, les bases des grands principes esthé-
tiques de la Nouvelle Vague en train d’éclore.
La critique de La Marque de Val Guest2, film de science-fiction britannique,
permet d’abord à Truffaut de baliser à grandes enjambées le territoire dans
lequel il a désormais envie de se projeter  : un cinéma de fiction d’essence
réaliste qui exclut d’entrée la science-fiction, jugée trop « fantaisiste », le
cinéma documentaire et les films d’amateur. À l’intérieur d’un périmètre ainsi
délimité, la sélection du sujet est considérée comme cruciale et non dénuée
d’ambitions. Pas question de singer ses aînés en tournant, par exemple, des
films de série noire fauchés. « Il faut filmer des idées qui deviendront des
images et non filmer des images qui seront trahies par d’autres images3. » Au
producteur Raoul Lévy qui affirme que faire un film, c’est « réunir des gens
qui n’ont aucune envie de travailler ensemble », Truffaut oppose un contre-
exemple, celui de Jacques Tati qui, pour Mon oncle, « a préparé pendant
trois ans, tourné pendant plusieurs mois, monté pendant un an et demi 4 ».
Il défend ainsi l’image d’un réalisateur auteur complet de son œuvre  : de
l’écriture au montage, en passant par la réalisation. Ses goûts en matière de
mise en scène proprement dite éclatent quand il fait l’éloge de Prisonnier de
la peur de Robert Mulligan en soulignant le caractère réaliste de l’œuvre, la
justesse de son cadre et la stylisation du jeu de ses acteurs5.
L’échec esthétique de Tamango de John Berry lui fait amèrement regret-
ter que le film ait été tourné en studio en France –  avec « trois planches
clouées » en guise de bateau et du papier bleu en guise de ciel – et non pas
en décors naturels en Afrique noire où le projet aurait pu déployer une plus
grande sincérité 6.

1.  Collectif, « François Truffaut », op. cit.


2. « La Marque », Arts no 666, 16‑22 avril 1958.
3.  Ibid.
4.  « Cannes : le festival passe son conseil de révision », Arts no 668, 30 avril-6 mai 1958.
5. « Prisonnier de la peur », Arts no 651, 1er-7 janvier 1958.
6.  « On a trahi Mérimée ! Navet somptueux, Tamango est devenu un monument d’ennui », Arts
no 655, 29 janvier-4 février 1958.
L a critique selon Truffaut 43

Concernant la direction d’acteurs, Truffaut salue dans Bonjour tristesse


d’Otto Preminger une adaptation réussie, pour avoir permis de « favoriser
l’exhibition de Jean Seberg » par tous les moyens possibles et imaginables
qu’offre le cinéma. Or, selon Truffaut, « le travail du metteur en scène
consiste à faire faire de jolies choses à de jolies femmes1 ». La formule fera
florès.
En 1967, le réalisateur François Truffaut, à la tête d’une œuvre cinémato-
graphique qui compte déjà cinq longs métrages, tournera définitivement la
page de ses années de critique au ton mordant : « Je n’écrirais plus certains
articles que j’écrivais autrefois quand j’étais critique. Je me sens aujourd’hui
solidaire de tous les gens qui font le même métier que moi. Leurs échecs
m’attristent et je me réjouis de leurs succès. L’idéal serait que tous les films
aient du succès… même ceux d’Audiard et de Delannoy 2 ! »
Désormais, il ne prendra plus la plume que de façon très sporadique, le
plus souvent pour défendre le film fragile d’un camarade ou célébrer quelque
cinéaste illustre figurant dans son panthéon.
bernard bastide

1. « Bonjour tristesse est un poème d’amour de Preminger à Jean Seberg », Arts no 661, 12‑18
mars 1958.
2.  Michel Aubriant, « Ce que je n’ai pas osé dire à François Truffaut », s. t., avril 1967, collection La
Cinémathèque française/Fonds François Truffaut, TRUFFAUT292-B165.
note sur l ’ édition

Entre février  1954 et décembre  1958, François Truffaut a publié dans les
pages d’Arts-Spectacles environ quatre cent soixante articles, d’une longueur
très variable. Nous avons choisi de ne pas prendre en compte ici les reportages
sur un tournage, notices bio-filmographiques, notes de lecture ni tous les
entretiens. Nous avons conservé tous ses pamphlets et une très grande partie
de ses critiques, éliminant principalement celles consacrées à des films jugés
mineurs ou dépourvus de visibilité aujourd’hui (absence d’édition vidéogra-
phique, entre autres).
« Premier bilan du CinémaScope » (Arts no 474, 28 juillet 1954) est le
premier article portant la signature de François Truffaut. Pour identifier
les articles anonymes qu’il a écrits et publiés précédemment, entre février
et juillet  1954, nous avons pris comme référence ses bordereaux de piges
déposés dans le fonds François Truffaut de la Cinémathèque française. En
plus de ces articles anonymes et de ceux signés « François Truffaut » ou
« F. T. », nous avons choisi d’intégrer ici les articles signés de deux de ses
pseudonymes : principalement Robert Lachenay (R. L.) et plus rarement
Louis Chabert.
Les manuscrits originaux n’ayant pas été conservés, il nous a été difficile
de déterminer si c’est Truffaut lui-même ou bien un secrétaire de rédaction
qui forgeait les titres. Pour les articles thématiques, nous avons donc choisi
de reproduire à l’identique le titre paru dans le périodique. Pour les articles
consacrés à un film, plusieurs formes ayant été successivement retenues par
la rédaction de l’hebdomadaire, nous avons conservé, par souci d’uniformi-
sation, le plus couramment utilisé –  dans la majeure partie des cas le titre
français  – et, le cas échéant, précisé en note le titre original (quand il ne
s’agissait pas d’une traduction littérale), ainsi que les sous-titres et phrases
d’accroche tels que parus dans la revue.
Dans un souci d’allègement, nous avons choisi de resserrer à la seule men-
tion Arts le titre de la revue Arts-Spectacles dans toutes les références biblio-
graphiques s’y référant.
Du point de vue de la forme, des corrections silencieuses ont été apportées
46 Chroniques d’Arts-Spectacles

là où apparaissaient des erreurs sans importance (coquilles, ponctuation,


omissions accidentelles, etc.).
Pour son anthologie critique, Les Films de ma vie (Flammarion, 1975) – flo-
rilège de ses textes parus notamment dans Arts –, Truffaut avait fait le choix
d’en amender, voire d’en réécrire partiellement certains. Notre projet étant
de produire une anthologie de ses écrits parus dans Arts, nous avons privilégié
leur forme originale.
b.  b.
 

La Guerra de Dios de Rafael Gil


Arts no 452, 24 février-2 mars 1954

Nous ignorons tout du cinéma espagnol et ne voyons en France que deux


ou trois des soixante films qui constituent sa production annuelle.
Voici donc La Guerre de Dieu 1 qui nous arrive, précédé d’une excellente
réputation et de quatre grands prix, glanés au hasard des biennales et festivals
européens.
Le jeune curé André, ordonné prêtre, est chargé de guider la paroisse
d’Aldemoz, petit village minier. La discorde règne entre les mineurs et les
propriétaires de la mine. Dom André prêchera, sans être écouté, la loi de
l’amour du prochain, ne parvenant qu’à se faire détester de l’un et l’autre
clans. L’ambiance du village se situe aux antipodes du commandement du
Christ : « Aimez-vous les uns les autres. »
L’éboulement d’une galerie abandonnée manque d’ensevelir vivants le
propriétaire de la mine, deux ou trois des ouvriers d’entre les plus révoltés
et Dom André lui-même. Devant la perspective de la mort, chacun confesse
ses torts ; les revendications sociales, la lutte des classes n’ont plus de raison
d’être. À l’extérieur, tous se réconcilient pareillement pour assurer le sauve-
tage, et y parviennent. Dom André a gagné tous les cœurs, et par conséquent
les âmes : il refusera d’être nommé chanoine pour demeurer à Aldemoz et y
faire fructifier la bonne graine de la fraternité chrétienne.
Mieux mis en scène que Bienvenue Mr Marshall 2, ce film semble être une
des meilleures productions espagnoles. Et cependant on est loin du Journal
d’un curé de campagne, dont on s’inspire visiblement : Rafael Gil, qui signe
sa réalisation, fait penser à un Delannoy espagnol et non à un Bresson. Le

1.  Exploité aussi en France sous le titre : Hommes en détresse, La Guerra de Dios a reçu la Coquille
d’or au Festival de Saint-Sébastien 1953 et le Lion de bronze à la Mostra de Venise 1953.
2.  Bienvenido Mister Marshall ! de Luis Garcia Berlanga, sorti en France le 17 juillet 1953.
48 Chroniques d’Arts-Spectacles

scénario est pour le moins rudimentaire et de construction simpliste. Rien


n’est résolu, mais le problème – puisque problème il y avait – ne pouvait être
qu’escamoté dès le départ de cette curieuse entreprise destinée à montrer le
sens social du clergé espagnol.
En définitive, le film vaut surtout par la présence de Claude Laydu dans le
rôle de Dom André. Avant que de paraître pour la première fois à l’écran dans
le Journal d’un curé de campagne, Claude Laydu travailla six mois sous la direc-
tion de Robert Bresson, puis six mois encore pendant le tournage de ce film.
Robert Bresson a « fabriqué » un personnage. Ces regards empreints de
la plus absolue humilité, ce profil vif constamment incliné, le menton frôlant
la poitrine, cette face tourmentée et cependant paisible, c’est le visage de
Claude Laydu façonné par Bresson, celui-là même de la grâce.

anonyme

Touchez pas au grisbi de Jacques Becker


Arts no 455, 17 mars 1954

Max le menteur (Jean Gabin), truand de grande envergure, a réussi une


affaire qui, en lui rapportant un boni de cinquante briques (lisez cinquante
millions), marque comme le couronnement d’une carrière fertile en coups
durs.
Max aimerait que cette affaire fût la dernière : il veut prendre sa retraite
pour jouir enfin d’une vieillesse paisible. Il est sur le point de réaliser son
vieux rêve quand une bande rivale enlève Riton (René Dary), l’unique ami
de Max, et ne le rendra vivant qu’en échange du grisbi, concrétisé par les
quatre-vingt-dix-huit kilos d’or.
L’amitié passera avant les affaires, mais par un malheureux concours de cir-
constances, Riton trouvera la mort tandis que le grisbi réintégrera les coffres
de l’État, propriétaire initial du magot.
Que reste-t‑il du livre d’Albert Simonin, dont le film est adapté 1 ? L’argot
– un peu littéraire – de Simonin eût nécessité un perpétuel sous-titrage ; les
auteurs lui ont donc substitué un langage plus économe d’expressions pitto-
resques, un langage réduit à l’essentiel. L’action, elle aussi, a été très décantée.
Les admirateurs du livre de Simonin auraient bien tort d’être déçus. Jacques
Becker et Albert Simonin lui-même ont éprouvé le besoin de suivre une autre
direction. Touchez pas au grisbi est devenu du James Hadley Chase rewrité
par Marcel Jouhandeau. Les aventures pittoresques de Max le menteur et de

1.  Touchez pas au grisbi, Gallimard, « Série Noire » no 148, Paris, 1953.
Le Manteau d’Alberto Lattuada 49

son ami Riton ont donné ce film étonnant « sur » le vieillissement et l’amitié.
Jacques Becker déclarait récemment : « Ce qui m’intéresse, ce sont d’abord
les personnages. »
Les sentiments prennent le pas continuellement sur les péripéties d’une
intrigue volontairement linéaire. Paradoxalement, Touchez pas au grisbi, que
la publicité présente comme le film de gangsters type, est en réalité le film
français le plus « intérieur » de l’année ; Max le menteur se comporte non
pas en truand mais en homme approchant de la cinquantaine, soucieux de se
retirer, chaussant des lunettes « pour lire », aimant les disques et les voitures.
Les producteurs du Grisbi ne l’ont pas présenté pour le Festival de Cannes,
redoutant qu’un film sur le « milieu » représente maladroitement la France ;
on peut faire des réserves sur ce point, en effet ; Jean Wiener, qui a écrit pour
ce film une excellente musique où le piano scande la démarche lasse d’un
Gabin, résume ainsi le Grisbi : « C’est la majesté dans la crapulerie. »

anonyme

Le Manteau d’Alberto Lattuada


Arts no 455, 17 mars 1954

Carmine de Carmine, petit employé de mairie, timide et zélé, obtient, à


la suite d’un malentendu, une prime qui lui permet de s’acheter le manteau
neuf dont il rêve. Le vol de ce manteau plonge Carmine dans un chagrin si
profond que – le froid aidant – il en meurt.
Deux films avant celui-ci ont été adaptés du conte de Nicolas Gogol, Le
Manteau. Le premier a été réalisé en 1926 par deux metteurs en scène russes :
Grigori Kozintsev et Leonid Trauberg. Le second est un mimodrame de Mar-
cel Marceau en Agfacolor, tourné en Allemagne en 1952 et présenté l’année
dernière au Cinéma d’essai 1.
Il cappotto, troisième du nom, est un film italien d’Alberto Lattuada. Il
n’a pas fallu moins de sept scénaristes pour en écrire l’adaptation ; ceux-ci
– parmi lesquels figurent Cesare Zavattini et Lattuada lui-même – ont trans-
posé l’action en Italie du Nord.
Il est curieux de noter que, par trois fois, des cinéastes de différentes natio-
nalités se sont intéressés à ce conte de Gogol qui, ayant les dimensions et
la structure d’une nouvelle, ne peut faire l’objet d’un long métrage qu’à la

1.  Au début des années 1950, la collaboration entre des critiques de cinéma et des exploitants
parisiens permit la programmation, dans quelques salles (Les Ursulines, Studio de l’Étoile, Studio
Parnasse, etc.), d’un « Cinéma d’essai » : films inédits ou de répertoire jusqu’alors invisibles. Cela
conduisit à la création, en 1955, de l’Association française des cinémas d’essai (AFCAE).
50 Chroniques d’Arts-Spectacles

condition qu’y soient incorporés de nouveaux éléments. En effet, Kozintsev


et Trauberg dans leur adaptation durent faire appel à une autre nouvelle de
Gogol : La Perspective Nevski. Les auteurs d’Il cappotto, s’ils sont restés fidèles
à l’œuvre initiale, ne l’ont pas moins augmentée d’épisodes de leur invention
(principalement les funérailles de Carmine).
Qui verrait ce film sans en connaître la source pourrait croire que les
cinéastes italiens sont partis d’une œuvre de Pirandello. À la lumière de ce
rapprochement, on découvre à quel point Gogol et Pirandello sont proches
l’un de l’autre.
Comme Giuseppe De Santis, Pietro Germi et Luchino Visconti, Alberto
Lattuada est un metteur en scène italien venu au cinéma durant ces dix der-
nières années. Ces jeunes réalisateurs ont en commun une même esthétique,
dont le réalisme poétique – tel qu’il régnait en France avant la guerre avec Le
Quai des brumes – et le néoréalisme sont les composants essentiels.
Le Manteau est réalisé selon cette recette ; il en résulte un film d’une forme
surannée et d’un esthétisme plastique un peu vain. Les références de l’ouvrage
sont un peu trop visibles (principalement de fréquents emprunts aux films de
De Sica et plus particulièrement Miracle à Milan).
Renato Rascel, comique troupier, trouve ici son premier rôle intéressant
et s’en révèle fort digne en tout point.
Le Cinéma d’essai qui présente ce film le fait précéder d’un excellent court
métrage de Jean Vidal sur l’enseignement, Écoliers d’hier et d’aujourd’hui.

anonyme

Où en est le cinéma français1 ?


Arts no 455, 17‑23 mars 1954

Chaque année, une centaine de films français voient le jour, mais tout le
monde s’accorde pour considérer qu’une dizaine seulement d’entre eux sont
conçus avec des « intentions artistiques » et donnent le ton à l’ensemble.
Depuis 1944, le public s’est habitué à retrouver en tête du peloton des met-
teurs en scène de premier plan une quinzaine de noms qui composent pour
lui le palmarès des meilleurs artistes du cinéma français. Pourquoi aucun de
ces « grands » n’est-il à Cannes ?
On s’imagine qu’un festival de cinéma devrait être à la fois une sorte de
baromètre économique de la profession en même temps qu’une sélection

1.  L’article est paru sous ce titre complet : « Où en est le cinéma français ? Bilan et perspectives à
l’occasion du Festival de Cannes ».
Où en est le cinéma français ? 51

des meilleurs films. En fait, cet idéal n’a jamais été approché et cette année,
au moment où s’est établie la sélection pour le festival, le jury s’est prononcé
en choisissant uniquement parmi les dernières productions. Il faut donc se
garder de conclure de ce simple incident que le cinéma français manque de
ressources.
Il est intéressant de constater que les trois metteurs en scène qui, il y a dix
ans, dominaient leur profession, s’étant révélés durant l’Occupation par l’ori-
ginalité de leurs productions, ont tenu les promesses que leur talent laissait
espérer. À cette époque, Henri-Georges Clouzot avait réalisé L’assassin habite
au 21 (1941) et surtout Le Corbeau (1943), premier film français dit de réalisme
psychologique, genre qui devait par la suite éclipser la tendance du réalisme
poétique illustré par le couple Carné-Prévert et dont Le Quai des brumes
(1938) avait été l’exemple le plus typique. Pour Clouzot, la poésie d’un décor
ou d’une situation avait moins d’intérêt que l’évolution des personnages, et
c’est à travers la réalité de leur psychologie, exprimée en images, qu’il voulait
raconter une histoire. Il considérait ses films comme de petits romans.
Le nom de Robert Bresson s’est fait connaître par le succès des Anges du
péché (1943), premier film français traitant des problèmes de la foi avec une
authenticité accessible au grand public. Jacques Becker, lui, avait été le met-
teur en scène de Dernier Atout (1942), tentative réussie de production « à
l’américaine » au moment où le public français était privé de réalisations de
ce genre.
L’après-guerre fut également marquée par la révélation de trois nouveaux
talents : celui de René Clément, consacré par La Bataille du rail (1945), film
néoréaliste, c’est-à-dire tourné sur le vif et sans acteur ; cependant que Marcel
Pagliero1, dès sa première production, La nuit porte conseil (1947), affirmait
ses conceptions sartriennes du cinéma. Dans un genre voisin, Yves Allégret,
metteur en scène de Dédée d’Anvers (1948), se caractérisait par une tendance
pessimiste et même « noire ». Mais ces espoirs étaient encore frêles et il
était difficile alors de dégager des lignes de force dans la production ciné-
matographique française qui, par ailleurs, révélait une situation économique
délicate, ses prix de revient, son organisation et ses principes de productivité
constituant de graves handicaps.
Les critiques et le public attendaient pour se faire une opinion le retour
« des grands » qui avaient émigré aux États-Unis pendant l’Occupation. Il
faut se souvenir avec quelle ferveur étaient alors accueillis les films tournés

1.  Réalisateur, scénariste et acteur français d’origine italienne (1907‑1980). Sa première réalisation,
La nuit porte conseil (Roma citta libera, 1947), est une comédie spirituelle, influencée par l’exis‑
tentialisme sartrien. En 1945, Rossellini lui confie le rôle principal de Rome, ville ouverte, celui de
l’ingénieur communiste Manfredi, chef de la Résistance. Puis, en France, Pagliero joue dans Les
jeux sont faits de Jean Delannoy (1947), sur un scénario coécrit et dialogué par Jean-Paul Sartre,
qui, en signe d’amitié, lui confiera la coréalisation, avec Charles Brabant, de sa pièce, La P…
respectueuse (1952).
52 Chroniques d’Arts-Spectacles

par Jean Renoir qui, affirmant une prodigieuse technique et un étonnant


don de conteur, avait réalisé La Femme sur la plage (1943), L’Homme du Sud
(1944), Le Journal d’une femme de chambre (1945). René Clair qui, dès 1935,
avait travaillé en Angleterre et aux États-Unis, nous laissait supposer qu’il avait
renouvelé son genre en alliant à sa poésie très personnelle les ressources de la
merveilleuse « mécanique hollywoodienne » dans Ma femme est une sorcière
(1942), C’est arrivé demain (1944), Dix Petits Indiens (1945). Julien Duvivier,
le Cecil B. DeMille français, réalisateur du célèbre Golgotha (1935), paraissait
avoir tiré grand profit lui aussi de la technique américaine avec Lydia (1941),
Six Destins (1942) et Obsessions (1943). Leurs arrivées dans nos studios étaient
très attendues, on espérait une véritable émulation entre ces « revenants »
et les « anciens » tels que Christian-Jaque, grand spécialiste de films « com-
merciaux » qui, durant l’Occupation, réalisa L’Assassinat du Père Noël (1942),
La Symphonie fantastique (1943), Carmen (1944), un Autant-Lara qui avait pris
un nouveau départ en 1943 avec Douce, un Marcel Carné dont Les Visiteurs du
soir avaient été salués en 1943 comme un grand classique, un Jean Delannoy
qui s’était signalé avec Pontcarral, colonel d’empire (1942) et L’Éternel Retour
(1943). C’est sur cette pléiade que se portait l’attention.

Promotion du cinéma d’équipe


Certains critiques citaient également pour mémoire Abel Gance, le plus
lyrique des metteurs en scène français, dont on se souvenait encore de Para-
dis perdu, réalisé peu avant guerre, succès éclipsé par l’échec retentissant de
Vénus aveugle en 1942. Marcel Pagnol semblait, lui, bien décidé à porter son
théâtre au cinéma. Quant à André Cayatte, dans ses adaptations de La Fausse
Maîtresse (1942) et de Pierre et Jean (1943), du Bonheur des Dames (1943), il
ne laissait pas deviner sa vraie personnalité.
En 1946, le succès retentissant de La Symphonie pastorale, mise en scène
par Jean Delannoy, d’après l’adaptation du roman d’André Gide par Jean
Aurenche et Pierre Bost, constitue un événement. Le public avait d’enthou-
siasme reconnu sous les traits de Michèle Morgan l’héroïne de Gide. Il appa-
rut, dès ce moment, que l’adaptation romanesque pouvait être réhabilitée
sur un plan artistique et devenir un genre commercial très rentable. Il faut se
souvenir qu’avant guerre l’adaptation romanesque ne convenait absolument
pas au public, qui semblait ne pas trouver dans un film ce qu’il avait aimé
dans le livre.
Durant l’Occupation, les scénaristes obligés de choisir soigneusement leur
sujet, pour éviter les impératifs politiques du moment, avaient fait quelques
tentatives pour exploiter le succès littéraire de quelques grands romans. Mais
aucun des films tournés alors n’était très convaincant. La Symphonie pasto-
rale modifia l’opinion des producteurs et des metteurs en scène et ce fut en
Où en est le cinéma français ? 53

cascade la réussite du Diable au corps (1947), adapté du roman de Raymond


Radiguet par Aurenche et Bost avec Autant-Lara comme metteur en scène ;
du Château de verre en 1949, adapté du roman de Vicki Baum, mis en scène
par René Clément avec Jean Aurenche comme scénariste ; de Dieu a besoin
des hommes en 1949, extrait du roman d’Henri Queffélec1 par Aurenche et
Bost, et mis en scène par Delannoy ; de Jeux interdits en 1952, d’après le livre
de François Boyer, tourné par René Clément avec encore Aurenche et Bost ;
du Blé en herbe en 1953, d’après le roman de Colette, réalisé par Autant-Lara,
toujours avec Aurenche et Bost.
La collaboration Aurenche et Bost, à partir de La Symphonie pastorale,
marque une date dans l’histoire du cinéma français de cette décennie. Ces
deux scénaristes apparaissent comme les promoteurs d’un genre que l’on
pourrait définir par l’expression « cinéma d’équipe ». Dans cette formule,
l’activité du scénariste est prépondérante, le metteur en scène apparaissant
comme un technicien qui met le texte en images.
Durant six ans, Aurenche et Bost réalisent ainsi la plupart des grands films
français. Un examen de leurs conceptions cinématographiques est donc
important. Tous deux viennent de la littérature et ambitionnent d’introduire
la subtilité du roman dans le film. Mais l’histoire les intéresse moins que l’es-
prit du livre, aussi n’hésitent-ils pas à pratiquer la méthode dite d’équivalence
qui consiste à modifier une intrigue tout en restituant par des scènes « équi-
valentes » les principes d’une action. Il semble que très souvent les résultats
soient en deçà du roman. André Gide et Georges Bernanos avaient été, l’un
fort mécontent et l’autre formellement opposé à l’adaptation faite de leurs
œuvres, considérant que les simplifications ou les modifications imposées par
le genre dénaturaient le sens de l’ouvrage.
L’échec de La Chartreuse de Parme de Christian-Jaque (1948), mauvaise
adaptation qui ne reçut pas un bon accueil du public, ne découragea ni les
producteurs ni les scénaristes. Une autre équipe, celle d’Yves Allégret-Jacques
Sigurd, appliqua avec succès le principe du réalisme psychologique, mais en
ignorant alors systématiquement le roman. Partant de scénarios originaux de
Sigurd, Yves Allégret tourna Dédée d’Anvers (1948), Une si jolie petite plage
(1949), Manèges (1950), Les miracles n’ont lieu qu’une fois (1951), La Jeune Folle
(1952). Tous ces films finissent mal. Leur caractère noir est très accentué. Pour
ces deux coéquipiers, le pessimisme est un critère de qualité.
Dans la formule du réalisme psychologique né de l’école du « cinéma
d’équipe », il faut également ranger les films à thèse. André Cayatte, romancier
et avocat, se spécialise dès 1950 dans ce genre avec Justice est faite, qui traite
de l’euthanasie et de la responsabilité des jurés. Les excellents résultats com-
merciaux obtenus par cette réalisation décideront sans doute Léonide Moguy,

1.  Un recteur de l’île de Sein, Stock, Paris, 1944.


54 Chroniques d’Arts-Spectacles

qui avait déjà tourné avant guerre Prison sans barreaux (1938), à se consacrer à la
formule avec Demain il sera trop tard (1950) et Demain est un autre jour (1951),
où il traite de l’éducation maternelle. Yves Ciampi, venu lui de la médecine,
tourne en 1951 Un grand patron, en 1952 L’Esclave, où sont abordés les problèmes
de la drogue, et en 1953 Le Guérisseur. Ralph Habib expose les problèmes de la
prostitution clandestine avec Les Compagnes de la nuit, en 1953. Il y a un mois,
on a vu de lui La Rage au corps, qui traite de la nymphomanie.
On peut également rattacher à cette catégorie les films sociaux de Louis
Daquin avec Le Point du jour (1949), qui présente une étude du milieu des
mineurs ; de Marcel Pagliero avec Un homme marche dans la ville (1949), Les
Amants de bras-mort (1951) et La P… respectueuse (1952).
Dans toutes ces réalisations, la volonté de témoignage est évidente, comme
le sont également les idées politiques et sociales de Marcel Carné dans Les
Enfants du paradis (1945) et Thérèse Raquin (1953). On peut considérer par
ailleurs que Juliette ou la Clef des songes (1950) est une tentative de Carné pour
remettre à la mode sa formule de réalisme poétique qu’il avait réussie avant
guerre. Le public ne répondit pas à son attente.
De 1944 à 1952, le cinéma d’équipe et sa formule de réalisme psychologique
obtint un succès croissant. Lorsque Jean Delannoy tourna La Symphonie pas-
torale et Claude Autant-Lara Le Diable au corps, on crut assister à une longue
série de chefs-d’œuvre, mais il apparut peu à peu que ce genre ne se renouve-
lait pas. Ces deux metteurs en scène ont surtout exploité une formule. Dieu a
besoin des hommes répète la technique de La Symphonie pastorale, comme Le
Blé en herbe celle du Diable au corps. On pourrait multiplier les exemples. Par
contre, se sont affirmés durant cette période l’originalité et le succès d’une
autre formule, celle du « cinéma d’auteur ».
De 1930 à 1940, le cinéma français ne comptait que deux auteurs, Jean
Renoir et René Clair. René Clair tient dans notre cinéma, on l’a dit, une
place très particulière. Il a travaillé en marge de toutes les écoles et n’a pas eu
d’émules. Bien que son activité aux États-Unis n’ait pas, comme on pouvait le
supposer, fait évoluer sa technique, chacun de ses films depuis la Libération
– Le silence est d’or, La Beauté du diable, Les Belles de nuit – a connu un grand
succès. Jean Renoir n’écrivit pas lui-même ses scénarios jusqu’à La Règle du
jeu (1939), mais sa technique toute d’improvisation lui permettait d’imposer
sa marque personnelle à toutes ses productions : Les Bas-Fonds (1936) et La
Grande Illusion (1937), dont Charles Spaak avait écrit les scénarios, furent ainsi
entièrement transformés durant le tournage. Dans Le Carrosse d’or (1953),
son premier film tourné dans les studios européens depuis 1939, il apparaît
comme un artiste de premier plan, capable de faire évoluer à la fois les for-
mules techniques et esthétiques.
Où en est le cinéma français ? 55

Les auteurs triomphent


À ces maîtres du genre sont venus s’adjoindre toute une série de grands
auteurs cinématographiques. Jean Cocteau, qui avait réalisé en 1931 un des
meilleurs films d’avant-garde avec Le Sang d’un poète et qui tourna en 1945 La
Belle et la Bête, film féerique et poétique, puis L’Aigle à deux têtes en 1948, expé-
rience de théâtre cinématographique suivi des Parents terribles et d’Orphée,
en 1950, traite au cinéma les thèmes qui ont consacré sa gloire poétique et
romanesque. Il se range aujourd’hui parmi les grands du « cinéma d’auteur »
avec Henri-Georges Clouzot qui, après avoir réalisé Quai des Orfèvres (1947),
Miquette et sa mère (1949), tourna Manon (1950), où il montre tous les aspects
artistiques de son talent, et Le Salaire de la peur (1952), premier film français
capable de concurrencer les meilleures productions hollywoodiennes. Robert
Bresson est également un auteur complet qui cherche à épurer un scénario de
tout ce qui pourrait distraire le spectateur de la vie intérieure des personnages
qu’il crée. Les Dames du bois de Boulogne (1945), Journal d’un curé de campagne
(1951) sont ses meilleures réalisations. Jacques Becker s’intéresse lui aussi
aux personnages. Il possède deux thèmes favoris : la comédie à l’américaine
comme Antoine et Antoinette (1947), Rendez-vous de juillet (1949), Édouard
et Caroline (1951) et les aventures policières, Casque d’or (1952), Touchez pas
au grisbi (1954). Max Ophuls est revenu d’Amérique pour tourner La Ronde
(1950), Le Plaisir (1952), adapté de trois nouvelles de Guy de Maupassant
qui n’étaient pour lui que prétexte à diriger les acteurs en extérieur, puis
Madame de… (1953), d’après le petit livre de Louise de Vilmorin. Ce metteur
en scène qui a perfectionné son métier dans tous les studios du monde est
un des techniciens les plus complets du cinéma français, on peut le ranger
sur ce plan parmi les auteurs. Il est à l’art cinématographique ce que Jacques
Tati est au genre comique. On se rappelle que lorsque Jour de fête est apparu
en 1949, la critique affirma que nous venions de découvrir un des gagmen
les plus inventifs. Les Vacances de Monsieur Hulot, en 1953, ont confirmé ce
jugement ; il semble que Jacques Tati ait redonné une actualité à la tradition
comique issue de Mack Sennett 1.

Désaffection du public
Le succès et l’originalité du cinéma d’auteur n’ont cessé de s’affirmer
alors même que sur le plan commercial et esthétique le cinéma d’équipe et
ses formules semblaient passés de mode. En effet, Renoir, Bresson, Becker,

1.  Acteur, réalisateur et producteur américain de films burlesques (1880‑1960). Baptisé « le roi de
la comédie », il forgea un comique enraciné dans la vie quotidienne, mais fondé sur l’absurde, l’in‑
vraisemblable et la destruction. On lui doit la formation de nombreux comiques (Mabel Normand,
Fatty Arbuckle, etc.) et la découverte de Charlie Chaplin.
56 Chroniques d’Arts-Spectacles

Ophuls, Cocteau, Clouzot et Tati progressent de film en film sur le plan de


la technique comme sur celui de l’inspiration. Nous assistons sans doute à la
promotion du scénariste-metteur en scène qui, connaissant parfaitement à la
fois les ressources de l’acteur et de la caméra, cherche à exprimer exactement
ce qu’il veut dire sans recourir à aucune formule.
Malgré Cannes et la faiblesse de la sélection française, il n’y a donc pas
de crise du cinéma français. Par contre, sur le plan économique, la situation
paraît grave et il n’est pas inutile de conclure ce panorama en soulignant
quelques aspects du problème.
Il faut noter tout d’abord une nette désaffection du public pour le cinéma.
En 1947, on comptait 420 millions d’entrées, en 1951 on enregistrait seulement
372  millions. Cette diminution peut s’expliquer par l’évolution du goût du
public qui témoigne d’une plus grande exigence (avant la guerre on allait
« au cinéma », aujourd’hui on va « voir un film »). Cette exigence plaide
en faveur du cinéma d’auteur, soulignons-le. Mais l’équipement désuet de la
plupart des salles est aussi une des raisons de la désaffection du public.
L’esprit routinier qui semble paralyser les directeurs de salles se retrouve
également à un échelon supérieur, sur le plan par exemple de la politique
générale de l’organisation de cette industrie. Lorsqu’en 1948 la crise du
cinéma semblait profonde, les États-Unis proposèrent de réaliser en France
tout un programme de films, mais les professionnels français s’opposèrent
violemment à ce plan. Résultat : les producteurs américains ont appliqué leurs
programmes en Italie et ce pays, dont tous les studios avaient été détruits par
la guerre, se trouve aujourd’hui le mieux équipé d’Europe, ce qui explique que
80 % des films français importants soient des coproductions franco-italiennes.
La superfiscalité, l’insuffisance du marché extérieur sont également des causes
profondes qui peuvent expliquer la faiblesse économique de cette industrie.

anonyme

Tant qu’il y aura des hommes de Fred Zinnemann


Arts no 457, 31 mars-6 avril 1954

L’action se passe en 1941, à Honolulu. Le soldat Robert Prewitt (Mont-


gomery Clift), ancien champion de boxe, ayant grièvement blessé un adver-
saire, refuse de faire partie de l’équipe « sportive » de sa compagnie. Ce
refus l’amène à essuyer de cruelles et incessantes brimades de la part de ses
compagnons, encouragés par le capitaine de la compagnie et le sergent-chef
Milton Warden (Burt Lancaster).
Seul le soldat Maggio (Frank Sinatra) témoigne à Prewitt quelque amitié.
Tant qu’il y aura des hommes de Fred Zinnemann 57

Maggio, un soir qu’il est ivre, se bat contre deux soldats de la police militaire ;
on l’enferme en prison d’où il s’évade et meurt épuisé par les traitements
qu’il a subis.
À ce moment se déclenche l’attaque japonaise sur Pearl Harbour ; Prewitt
– qui a tué le sergent responsable de la mort de son ami – trouvera lui-même
la mort en tentant de rejoindre le front, tandis que Milton Warden fera les
preuves de son héroïsme.
Lorène (une entraîneuse, maîtresse de Prewitt) et Karen (femme du capi-
taine et maîtresse de Warden) se retrouveront sur le bateau qui rapatrie les
civils, ayant l’une comme l’autre perdu l’homme qu’elles aimaient.
On sait que ce film, tiré d’un roman à succès de James Jones, a battu
un peu partout dans le monde les records d’affluence à l’exclusivité (vingt
semaines dans la plus grande salle new-yorkaise), les critiques américains lui
ont décerné trois grands prix et à l’heure qu’il est, huit oscars viennent de lui
être attribués ; par ailleurs, Tant qu’il y aura des hommes 1 part grand favori
pour le Grand Prix de l’actuel Festival de Cannes.
L’œuvre n’est pas assez violente pour mériter l’étiquette de « réquisitoire
impitoyable » contre l’armée US. Tout s’arrête à mi-chemin, que ce soit l’au-
dace, la passion ou l’émotion. La direction d’acteurs, assez molle, ne permet
pas à Deborah Kerr, Donna Reed et Burt Lancaster de donner le meilleur
d’eux-mêmes. En revanche, Montgomery Clift est parfait. La photo n’est pas
très belle, la mise en scène de Zinnemann reste impersonnelle en dépit de
quelques effets plus ou moins heureux. Les scènes de bagarres sont toujours
escamotées, mais la séquence du bombardement par les Japonais de la caserne
s’ouvre par deux ou trois plans admirables de précision et d’intensité.
Le dialogue reste toujours très littéraire, mais cette littérature est celle du
best-seller ; exemple : « On ne ment jamais lorsque l’on dit que l’on est seul. »
L’œuvre n’est pas indifférente et il serait excessif de prétendre que la presse
et le public américains se sont trompés, mais il est bon de rappeler ici que bien
des films nous sont arrivés d’Amérique chargés de prix et qui sont tombés,
sinon dans l’oubli, du moins dans un silence poli (The Lost Weekend –  Le
Poison 2 en est l’exemple le plus typique).
Les films peuvent être importants par la place qu’ils occupent dans l’his-
toire du cinéma ou encore par le succès qu’ils rencontrent à leur sortie. Tant
qu’il y aura des hommes est de ceux qui défraient l’actualité. Reste à savoir s’il
résistera à l’épreuve du temps.
anonyme

1.  Titre original : From Here to Eternity.


2.  Film de Billy Wilder sorti en France en février 1947, Oscar du meilleur film 1946 et Grand Prix
du Festival de Cannes 1946.
58 Chroniques d’Arts-Spectacles

Vacances romaines de William Wyler

Arts no 458, 7‑13 avril 1954

La princesse Anne, héritière du trône d’un pays imaginaire, séjourne à


Rome. La présence des hauts dignitaires de la cour et de sa dame d’honneur,
les réceptions officielles, le protocole, lui pèsent. C’est l’escapade ; elle se pro-
mène incognito dans la Ville éternelle. Comme elle s’est endormie et qu’elle
est sans argent, un jeune journaliste américain (Gregory Peck) la recueille
chez lui pour la nuit. Elle lui cache son identité, il feint de la croire ; l’escapade
se prolongera d’une journée, Joe voulant réussir le reportage de sa vie, Anne
s’accordant encore quelques heures de liberté. On devine que l’amour aura
son mot à dire dans cette affaire, en dépit de quoi Anne reviendra sagement
au royal domicile tandis que Joe renoncera à son reportage, soucieux l’un et
l’autre de ne point ternir une si belle aventure.
Voilà un film qu’il est indispensable de voir si l’on veut se faire une idée pré-
cise de la courbe qu’a suivie la comédie américaine depuis vingt ans. Vacances
romaines, en effet, emprunte son thème à deux (au moins) des plus célèbres
comédies d’avant-guerre : New York-Miami et L’Extravagant Mr. Deeds. Dans
le premier, il s’agissait d’une fille de milliardaire en escapade qui s’éprenait
d’un journaliste ; dans le second, un jeune homme lunaire devenait soudai-
nement très riche et manquait de finir ses jours à l’asile par la faute d’une
journaliste avide de célébrité. L’un et l’autre de ces films réalisés par Frank
Capra se terminaient par un mariage, l’amour triomphant de la différence de
classes et le journalisme étant dans les deux cas durement stigmatisé. Il en
allait ainsi de toutes les comédies d’avant-guerre. On riait dès le départ, on
riait encore à la fin et l’on pleurait entre deux.
Il y a eu la guerre. Le cinéma a évolué sous l’effet d’une pression interne,
l’art du film est devenu majeur. La comédie américaine, qui était toute loufo-
querie, toute insouciance, n’y a survécu qu’en se renouvelant complètement.
Qu’on en juge : au personnage traditionnel de la fille de milliardaire, les
auteurs de Roman Holiday substituent celui d’une princesse royale séjournant
en Europe, parfaitement au courant de la vie politique (quelques allusions
sont glissées au passage concernant l’ONU). Voilà donc une action et des
personnages très situés dans le temps et même dans l’Histoire puisque Anne
est un personnage historique. De plus, le film n’est pas tourné en studio mais à
la manière néoréaliste : dans les rues de Rome, les figurants étant les badauds
de la ville. Dernier détail, mais non des moindres : la fin heureuse (happy end)
était de rigueur. Roman Holiday se termine très amèrement.
Mais ce qu’il ne faut pas oublier, c’est que Vacances romaines n’est pas
le film d’un cinéaste spécialisé dans la comédie comme l’étaient ou le sont
Le palmarès de Cannes 59

encore Frank Capra, Preston Sturges, Leo McCarey, George Cukor ; c’est un
film de William Wyler, natif de Mulhouse émigré en Californie, grand maître
du film psychologique, auteur de La Vipère, des Plus Belles Années de notre vie
et de quelques autres bandes moins heureuses.
William Wyler n’a pas un tempérament comique ; il travaille ici sur l’his-
toire d’un nouvelliste1, adaptée par un scénariste chevronné (John Dighton) ;
son talent réside davantage dans sa minutie, sa précision que dans sa verve.
C’est sans doute une des raisons pour lesquelles son film est teinté d’éléments
contradictoires. Si le jeu de Gregory Peck n’atteint pas à la profondeur de
celui de Gary Cooper, Audrey Hepburn en revanche (qui fait acclamer Jean
Giraudoux à Broadway 2) se révèle une comédienne extraordinaire autant
que ravissante. Georges Auric a écrit pour ce film une très belle musique ; la
photo est parfaite, due à Franz Planer et au Français Henri Alekan. Vacances
romaines est un film du genre de ceux qui ne sauraient déplaire à quiconque.
P.-S. Nous apprenons que Vacances romaines est interdit en Angleterre, la
famille royale ayant cru devoir établir une relation entre l’intrigue racontée
dans ce film et l’aventure survenue à la princesse Margaret et au capitaine
Townsend 3.
anonyme

Le palmarès de Cannes
Arts no 459, 14‑20 avril 1954

C’est sans enthousiasme aucun que Jean Cocteau a lu le palmarès du


VIIe Festival de Cannes. Il était difficile d’attribuer le Grand Prix à Tant qu’il
y aura des hommes (raisons esthétiques) comme il était impossible de ne
lui décerner qu’un prix secondaire (disons psychologiques). Le jury a donc
recouru à l’expédient désormais rituel qui consiste à déclarer le film encom-
brant « hors concours ».
En conséquence, c’est le film japonais La Porte de l’enfer 4 qui remporte le
Prix du festival. La suite du palmarès témoigne du souci des jurés de n’oublier

1. Il s’agit d’un scénario original de Dalton Trumbo (1905‑1976), scénariste et réalisateur améri‑
cain, crédité sous le pseudonyme d’Ian McLellan Hunter (1915‑1991). En 1947, pour avoir refusé
de témoigner devant la Commission des activités anti-américaines, dix professionnels du cinéma,
les Dix d’Hollywood, furent inscrits sur une liste noire et interdits de travail. Cette liste noire sera
abolie en 1954, mais il faudra attendre 1992 pour que le nom de Dalton Trumbo soit rétabli au
générique de Vacances romaines.
2.  De février à juin  1954, Audrey Hepburn interprète Ondine de Jean Giraudoux au 46th Street
Theatre, à New York, dans une mise en scène d’Alfred Lunt.
3.  Au début des années 1950, l’idylle malheureuse entre l’aviateur Peter Townsend et la princesse
Margaret, sœur cadette de la reine Elizabeth II, alimentait les gazettes.
4.  Jigokumon de Teinosuke Kinugasa.
60 Chroniques d’Arts-Spectacles

aucune nation : les prix internationaux vont à l’Autriche pour Le Dernier Pont 1
(avec une mention spéciale pour l’actrice Maria Schell) ; à l’Amérique pour
Le Désert vivant 2 (avec mention pour la photo) ; à l’Inde, pour Deux Hectares
de terre 3 ; à l’Italie pour Le Carrousel fantastique 4 et La Chronique des pauvres
amants 5 ; à la Pologne, pour Les Cinq de la rue Barska 6 ; à la Suède, La Grande
Aventure 7 ; à l’URSS, pour Scanderbeg 8 (avec mention pour Sergueï Youtke-
vitch, le réalisateur) ; à la France, enfin, pour Avant le déluge 9.
Le jury avait volontairement oublié le film anglais de René Clément, Mon-
sieur Ripois, étant admis que le Prix de la critique internationale lui revenait
automatiquement. Hélas, les critiques étrangers, plus royalistes que le roi,
brouillèrent les cartes en attribuant le prix à Avant le déluge (déjà cité au
palmarès). Les jurés durent, en hâte, créer un Prix spécial pour que figure
au palmarès Monsieur Ripois, que beaucoup considèrent comme le seul chef-
d’œuvre de ce VIIe Festival de Cannes.
anonyme

L’Équipée sauvage de László Benedek


Arts no 460, 21‑27 avril 1954

Une bande de jeunes voyous ayant à sa tête Marlon Brando a constitué


une sorte de club de motocyclistes ; inconscients du danger, ces garçons se
livrent à toutes sortes d’excentricités, semant la terreur partout où ils passent.
Ils arrivent dans une petite ville où, ayant causé un accident, ils devront pas-
ser la nuit. Ils envahissent un débit de boisson, chahutant les filles, cassant
les vitrines. Un autre club rival vient à s’arrêter dans la ville. Bagarres. La
lâcheté des habitants, la défaillance de la police locale aggraveront encore la
situation. Marlon Brando sera sur le point d’être lynché ; il s’échappe sur sa
moto, un bourgeois lui lance un tire-pneu, il tombe, et la moto continuant sa
route tue un vieillard. Les habitants essaieront de faire inculper Brando, mais
échoueront grâce au témoignage favorable du policier et de sa fille, fascinée
par Brando. Et la ville retrouvera son calme.
Ce film a été produit par Stanley Kramer qui, depuis cinq ou six ans, a créé

1.  Die Letzte Brücke d’Helmut Käutner.


2.  The Living Desert, documentaire de James Algar.
3.  Do Bigha Zamin de Bimal Roy.
4.  Carosello Napoletano d’Ettore Giannini.
5.  Cronache di poveri amanti de Carlo Lizzani.
6.  Piatka z ulicy Barskiej d’Aleksander Ford.
7.  Det stora aventyret d’Arne Sucksdorff.
8.  Scanderberg l’Indomptable (Veliki voin Albanii Skanderberg).
9.  D’André Cayatte.
L’Équipée sauvage de László Benedek 61

à Hollywood une firme indépendante ; cette firme, qui fonctionne en marge


des normes commerciales et artistiques du cinéma américain, s’est donné
pour but de produire des films à bon marché, de meilleure qualité artistique
et d’en confier la réalisation à de jeunes metteurs en scène. Toutes sortes de
films ont vu ainsi le jour, dont les plus célèbres sont : Le Champion, Le train
sifflera trois fois, Sacré Printemps, Mort d’un commis voyageur, The Four Poster 1.
Cette formule anticommerciale est trop séduisante pour être sans défaut. Le
reproche le plus grave que l’on puisse formuler à l’égard de Stanley Kramer,
c’est d’avoir placé des caméras entre les mains d’amateurs qui, pour dédaigner
Hollywood et la machinerie commerciale, ne se rendent pas toujours compte
que la mise en scène est un métier et qu’Hollywood est l’endroit du monde
où ce métier s’apprend le mieux et, malgré tout, triomphe. C’est ainsi que
l’on a pu dire que les productions Stanley Kramer étaient à côté du cinéma :
Le train sifflera trois fois est un faux western comme The Four Poster et Sacré
Printemps sont de fausses comédies américaines.
L’Équipée sauvage 2 est certainement le film où les possibilités et les limites
de ce mode de travail se font le plus extraordinairement sentir. Ce film est mis
en scène par László Benedek, dont nous connaissons déjà Mort d’un commis
voyageur, film bavard et grinçant, maladroit et revendicateur. László Benedek
est le type même de l’amateur épris de cinéma, conscient de ses possibilités,
mais impuissant à maîtriser une technique qu’il n’apprit jamais. On aura
remarqué combien le scénario de L’Équipée sauvage est inhabituel et insolite ;
si l’on imagine l’étonnant effet visuel que constituent les périples de quinze
jeunes motards endiablés sur une route américaine, on se fera une idée assez
précise du climat de ce film, étrange et original entre tous. Voilà donc un film
d’une très grande rareté, dont le scénario ouvrait toutes les portes du fantas-
tique et de la poésie et qui ne parvient pas à être poétique par l’ignorance où
se trouve le réalisateur des moyens à employer pour y parvenir.
Tout demeure donc extrêmement théorique, à l’état d’intentions, mais ces
intentions et cette théorie sont si neuves que l’on se trouve comme physi-
quement gêné de ne pouvoir entrer dans le jeu où les auteurs nous convient.
Il est regrettable également que le scénariste John Paxton et László Benedek
aient quelque peu sacrifié à la mode en construisant leur film comme un
« constat », en se refusant de prendre parti et de conclure. Ces jeunes « cas-
seurs » nous sont odieux, mais les habitants de la ville ne le sont pas moins,
tant est grande leur lâcheté.
L’Équipée sauvage veut-il être un réquisitoire contre un aspect de la vie
américaine ? Il ne semble pas et cependant, tel qu’il se présente au spectateur,
ce film justifierait assez bien cet exergue de Rivarol  : « Quand les peuples

1.  D’Irving Reis (1952), inédit en France.


2.  Titre original : The Wild One.
62 Chroniques d’Arts-Spectacles

cessent d’estimer, ils cessent d’obéir 1. » Marlon Brando est excellent malgré
que son rôle soit assombri d’une misogynie excessive. Mary Murphy n’est
pas seulement ravissante : elle conserve au fond du regard une petite flamme
triste qui la rend à tous émouvante. On ne peut se retenir de penser, en voyant
L’Équipée sauvage, qu’un très bon metteur en scène eût pu en faire l’un des
plus grands films américains de ces dernières années.
anonyme

Mam’zelle Nitouche d’Yves Allégret


Arts no 460, 21‑27 avril 1954

L’opérette2 de Meilhac et Milhaud, mise en musique par Hervé, est trop


connue pour qu’il soit nécessaire de la raconter en détail. On se souvient
que Célestin, organiste d’un couvent de jeunes filles, mène une double vie
puisque, sous le nom de Floridor, il préside toutes les nuits aux répétitions
d’une opérette légère dont il est l’auteur. Là-dessus une de ces jeunes filles,
Denise de Flavigny, doit partir pour Paris accompagnée par Célestin, lequel
ne peut manquer le soir même la générale de son opérette. À la suite d’un
imbroglio qu’il est inutile de démêler ici, Denise se trouve remplacer la chan-
teuse défaillante, puis tomber amoureuse d’un jeune lieutenant qui est préci-
sément le fiancé que ses parents lui destinaient, tandis que Célestin-Floridor
trouvera lui aussi l’amour et la célébrité.
Il est bon de rappeler que c’est Max Ophuls qui devait réaliser ce film ; Max
Ophuls s’étant désisté, le producteur lui demanda de désigner un remplaçant :
« Allégret, bien sûr », déclara Max Ophuls (en pensant à Marc Allégret,
qui avait, en 1931, tourné la première version de Mam’zelle Nitouche). Le
producteur pensa à Yves Allégret, qui est le frère du précédent, lui téléphona
et l’engagea. C’est ainsi qu’Yves Allégret, metteur en scène de Manèges et
des Orgueilleux, spécialiste des films noirs, s’est trouvé réaliser ce film qui
eût mieux convenu à son frère Marc, auteur de nombreuses comédies. Cette
petite histoire du genre de celles qui n’adviennent que dans les milieux
cinématographiques est exemplaire. Il peut sembler en effet que pour être
assez différent des sujets qu’Yves Allégret aime à tourner, celui de Mam’zelle
Nitouche ne présentait aucune difficulté pour ce metteur en scène chevronné.
« Qui peut le plus, peut le moins », dit-on. Précisément, à mesurer l’étendue
de l’échec que constitue ce remake de Mam’zelle Nitouche, on peut se deman-
der si cette entreprise n’exigeait pas plus de qualités et de goûts que tels films

1.  Mémoires de Rivarol, Baudouin Frères, Paris, 1824, p. 92.


2.  Créée au Théâtre des Variétés (Paris), le 26 janvier 1883.
Les Vitelloni de Federico Fellini 63

noirs, assez faciles au fond lorsqu’on en a trouvé la recette. Une histoire amère
et désespérée peut être mise en scène de façon assez banale, sans interven-
tion, sans une excellente direction d’acteurs. L’amertume, la désespérance
et le pessimisme systématiques du tandem Yves Allégret-Jacques Sigurd se
suffisent à eux-mêmes.
Avec Mam’zelle Nitouche, il fallait inventer des gags, les mettre en valeur,
ménager des surprises, des rebondissements et surtout faire rire. Or, Mam’zelle
Nitouche est peut-être le seul film de Fernandel où l’on ne rit jamais. Tous les
effets tombent à côté : le mécanisme comique qui doit provoquer l’adhésion
du spectateur ne se déclenche à aucun moment ou, s’il se déclenche, c’est à
contretemps. Fernandel n’est donc pas drôle. Pier Angeli est charmante mais
pas davantage ne fait rire, Michèle Cordoue est d’une excessive vulgarité.
Les décors de Jean d’Eaubonne sont de très bon goût et l’opérateur Armand
Thirard parvient toujours à maîtriser le redoutable procédé qu’est l’Eastman-
color qui manque à chaque instant de « virer » au bleu le plus « délavé ».
L’adaptation de Marcel Achard ne semble guère judicieuse. Il est à craindre
que les admirateurs de Fernandel, comme ceux de l’opérette, éprouvent une
sensible déconvenue ; la preuve est faite une fois de plus qu’il est plus malaisé
de faire une œuvre amusante que de réaliser des films noirs.
anonyme

Les Vitelloni de Federico Fellini


Arts no 461, 28 avril-4 mai 1954

On appelle les « Vitelloni » –  ce qui veut dire « grands veaux » – des


jeunes hommes approchant de la trentaine et dont la seule raison de vivre est
d’y parvenir sans travailler. Dans une petite ville de province italienne sévit
un groupe de Vitelloni dont le chef incontesté est Fausto (Franco Fabrizi).
Fausto est contraint d’épouser Sandra (Leonora Ruffo), qui attend un enfant
de lui. Le père de Sandra trouve pour Fausto un emploi de garçon de magasin.
On devine que Fausto ne s’accommode guère de ce travail et un soir qu’il se
risque à faire la cour à la femme de son patron, celui-ci lui signifie son congé.
Il s’en va donc retrouver ses acolytes et la vie recommence, de bars en plages,
de plages en hôtels, etc. Un soir, Sandra – qui a accouché – se sauve chez le
père de Fausto, lequel reviendra chercher sa femme, trouvera un emploi et
tentera d’adopter une vie plus familiale. Le frère de Sandra partira un matin à
la recherche d’une existence meilleure et le groupe des Vitelloni se disloquera
de lui-même.
Il serait vain de chercher dans ce film une construction rigoureuse du scé-
nario, une étude psychologique des personnages ou une intrigue fortement
64 Chroniques d’Arts-Spectacles

charpentée. Les auteurs n’ont pas eu d’autres ambitions que celle de nous
faire sourire d’un comportement dont on trouverait chez nous l’équivalent
dans la jeunesse désœuvrée de Saint-Germain-des-Prés. Mais les Vitelloni
n’ont guère de prétentions à l’intellectualisme. Ce film nous présente en
quelque sorte les sciuscias 1 de De Sica parvenus à l’âge adulte. Un meilleur
film, Sous le soleil de Rome 2, nous montrait la période intermédiaire.
Le film, signé du célèbre scénariste du Miracle 3, Federico Fellini, aurait pu
être écrit et réalisé par des Vitelloni, tant il y a de nonchalance et de mollesse
dans la conception du scénario et dans la mise en scène. Bien des cinéastes
italiens sont des Vitelloni ; ils abordent le cinéma en amateurs, en dilettantes,
ne se souciant ni des règles, ni des normes, ce qui n’est pas un vice rédhibi-
toire à condition d’avoir du génie ; et le génie lui-même se dispense-t‑il de
toute discipline ?
Quoi qu’il en soit, Les Vitelloni sont un film agréable puisque, en Italie, les
acteurs sont assez spontanés pour sortir victorieux d’une direction d’acteurs
inexistante, les paysages assez purs pour être photogéniques, en dépit d’un
opérateur hâtif, la bonne humeur assez communicante pour passer d’elle-
même l’écran et s’installer, comme chez elle, dans l’esprit reposé des specta-
teurs point trop exigeants.
anonyme

L’Amour d’une femme de Jean Grémillon


Arts no 461, 28 avril-4 mai 1954

Marie Prieur (Micheline Presle), diplômée de la faculté de médecine, s’ins-


talle dans l’île d’Ouessant. Une intrigue qu’elle noue avec un ingénieur italien
(Massimo Girotti) risque de lui valoir dans l’île une détestable réputation,
d’autant que les gens de l’endroit ne sont guère portés à prendre au sérieux
les femmes qui exercent des métiers d’hommes. C’est du moins ainsi que lui
présente les choses sa seule confidente, Mlle Leblanc (Gaby Morlay), insti-
tutrice dans l’île depuis vingt-cinq ans. L’ingénieur Lorenzi demande Marie
en mariage ; celle-ci refuse sur les conseils de Mlle Leblanc, laquelle meurt
subitement peu de temps après.
La peur de la solitude amène Marie à opérer un revirement : oui, elle épou-

1.  Sciuscia de Vittorio De Sica (1946) raconte les mésaventures de deux jeunes cireurs de chaus‑
sures dans la Rome de l’après-guerre – l’italien sciuscia est un dérivé phonétique de l’anglais shoe
shine, cireur de chaussures.
2.  Sotto il sole di Roma de Renato Castellani (1948).
3.  Il Miracolo, l’un des deux segments (avec La Voix humaine) du film de Roberto Rossellini L’Amore
ou Amore (1948).
L’Amour d’une femme de Jean Grémillon 65

sera Lorenzi et abandonnera son métier pour le suivre en Italie. Mais avant
de partir, Marie réussit, dans des circonstances particulièrement difficiles,
l’opération d’une hernie, donnant aux îliens une éclatante preuve de son
courage et de sa valeur. Lorenzi, dès lors convaincu qu’il n’a pas le droit
d’arracher Marie à sa vocation, quitte l’île où Marie demeurera, se faisant une
nouvelle confidente en la personne de la jeune institutrice venue remplacer
Mlle Leblanc.
Le Cinéma d’essai, qui se consacre à révéler au public des films qui, par
leur originalité, trouveraient difficilement audience auprès du grand public,
a programmé ce film que signe cependant un réalisateur consacré, Jean
Grémillon. En effet, terminé depuis environ un an, il ne s’est pas trouvé un
exploitant parisien pour oser afficher L’Amour d’une femme. Voilà donc un
film « maudit ». Par son sujet, L’Amour d’une femme est aussi de ces films
que l’on dit courageux pour ce que rien de ce que le public aime à voir n’y
figure. Et pourtant, ce thème n’est rare que par le problème de la vocation
féministe qu’il affleure, car si l’on remplace l’obstacle « vocation » par celui
de la situation financière des héros, on se trouve en face de l’histoire cent
fois contée de l’amour contrarié. On reconnaît cependant dans ce scénario
le goût de l’auteur du Ciel est à vous, pour les thèmes sociaux et la peinture
d’une sorte de sainteté laïque. C’est en cela que la Marie Prieur de L’Amour
d’une femme est une cousine de l’aviatrice du Ciel est à vous.
Ce qui apparente L’Amour d’une femme à un mélodrame, ce qui en fait
une œuvre sans style et sans classe, c’est la présence de certains éléments, de
certains détails, extérieurs à l’intrigue, usés, trop chers à Jean Grémillon ; en
particulier le rôle et le jeu de Gaby Morlay accentuent ce côté mélodrame,
tandis que le rôle et le jeu de Julien Carette entraînent le film vers la cari-
cature. L’interprétation demeure constamment en deçà du réalisme. On
retrouve dans la photo, dans l’ambiance, dans le cadre de l’île d’Ouessant,
le pessimisme et la noirceur un peu faciles de bien des films français actuels.
Quant au style même du film, il demeure très « avant-guerre » ; rien n’em-
pêcherait L’Amour d’une femme d’avoir été tourné en 1934, par exemple, et
le cinéma évolue trop vite pour que l’on ne tienne pas compte des progrès
immenses qu’il a accomplis dans tous les domaines et à tous les stades de la
réalisation d’un film, depuis la construction d’un scénario jusqu’à la mise en
scène et la direction d’acteurs.
En dépit de tout cela, L’Amour d’une femme est une entreprise probe et
honnête, aucunement inférieure aux meilleurs films de son auteur, mais s’il
faut souhaiter que le public ne la boude point, on ne saurait reprocher à ce
public de préférer des réalisations plus neuves d’esprit et de conception.

anonyme
66 Chroniques d’Arts-Spectacles

Fille d’amour de Vittorio Cottafavi

Arts no 461, 28 avril-4 mai 1954

Jeune ingénieur provincial, Carlo Rivelli débarque à Milan tel à Paris Ras-
tignac, laissant dans sa petite ville natale parents, amis et fiancée. Passant sa
première soirée dans un cabaret à la mode, il fait la connaissance de Rita,
grande courtisane qui opère dans la haute société milanaise, égrenant der-
rière elle une foule d’amants milliardaires, prêts à mourir ou à s’entre-tuer
sur un de ses regards. On devine aisément la suite  : Rita trouve en Carlo
une fraîcheur, une sincérité à quoi elle n’est guère accoutumée et ce sera
l’Amour, majuscule.
Hélas ! l’un des vieux amants de Rita échafaude une machination dia-
bolique qu’il consent à ne pas mettre à exécution si Rita signifie au jeune
homme son congé, feignant de s’être amusée de lui. Si elle refuse, ce
méchant homme s’emploiera à ruiner Carlo et sa famille. Rita, définitive-
ment convertie, se sacrifie, mène dès lors une lamentable existence, s’en
va toussant par les rues et les boulevards pour finalement mourir en sana-
torium. Le méchant homme, devenu bon, raconte à Carlo par le menu les
épisodes ultérieurs de la vie de Rita. Mais Carlo a épousé sa fiancée, il est
heureux, nous dit-on, aussi Rita sera-t‑elle la seule victime de cette roma-
nesque aventure.
Ce genre de films est de ceux qui ravissent bien des spectateurs, mais aux-
quels les critiques, quand ils s’y rendent, en rendent compte la mort dans
l’âme. Fille d’amour est donc l’exception qui confirme la règle puisqu’il est, en
fin de compte, l’un des meilleurs films italiens parus depuis le début de l’an-
née sur les écrans parisiens. Les auteurs, qui lui ont donné, en guise de sous-
titre : Traviata’ 53, ne songent pas un instant à dissimuler qu’ils démarquent
avec Fille d’amour un gros morceau sinon un morceau de choix de notre
littérature romantique, La Dame aux camélias.
Cette histoire de nos jours, insensée, invraisemblable et mélodramatique,
Vittorio Cottafavi l’a rendue sensée, vraisemblable et réellement dramatique.
Au service d’une affabulation plus hautaine, la mise en scène apprêtée, sco-
laire de ce film ne serait pas exempte de reproches, mais tout ce soin, cette
application, cette recherche du bon goût témoignent dans ce mélodrama-
tique contexte d’une ambition plus que louable. La caractéristique du cinéma
italien de qualité étant l’originalité des sujets, gâchée par la médiocrité de
la technique, on comprendra comment ce film, qui est tout le contraire, se
trouve être, à bien des égards, mille fois plus intéressant à voir que les films
de Giuseppe De Santis, Alberto Lattuada, Pietro Germi, Luchino Visconti
et de bien d’autres réalisateurs exagérément loués par les « connaisseurs ».
Comment épouser un millionnaire de Jean Negulesco 67

Imbroglio théorique s’il en fut, La Dame aux camélias, sorte de Phèdre du


pauvre, trouve ici dans ses moindres détails, une vérité, une humanité nou-
velles grâce à une perpétuelle invention dans le jeu des acteurs, leurs attitudes,
leurs gestes, leurs regards. Le choix des extérieurs ou intérieurs réels et des
décors est la marque du bon goût des auteurs.
Barbara Laage trouve ici son meilleur rôle en se départissant de l’excessive
réserve de ses créations antérieures.
Une ombre au tableau : la musique qui, pour être de qualité, n’en est pas
moins envahissante et inadéquate. La photo, en revanche, est parfaite.
La production italienne comme déjà l’américaine va-t‑elle dans l’avenir
nous ménager des surprises de ce genre ? Il nous faut, en tout cas, l’espérer.

anonyme

Comment épouser un millionnaire


de Jean Negulesco
Arts no 462, 5‑11 mai 1954

Trois mannequins  : Charlotte, Toc Toc et Paula1 s’associent, louent un


somptueux appartement ; d’une immense baie vitrée, elles contemplent la
ville en lui lançant pour virtuel défi : à nous deux, New York !
Un duel sans merci s’engage alors, les trois héroïnes étant les Dianes chas-
seresses, les millionnaires (célibataires) étant le gibier.
Les trois Rastignac en jupons perdent la première manche : les millionnaires
se font rares (surtout célibataires), l’appartement est loué mille dollars par mois,
payables à une agence, l’actuel propriétaire voyageant en Europe pour échapper
au fisc. Charlotte (Lauren Bacall) profite de la situation en vendant les meubles.
C’est Toc Toc qui la première « tire » un propriétaire du Texas et « l’abat au
pied de l’affût » de Charlotte.
Ce millionnaire (William Powell) en connaît d’autres  : Toc Toc (Betty
Grable) en « vise » un et le « descend »  : hélas, celui-là est marié (Fred
Clark). Quant à Paula (Marilyn Monroe), myope comme une taupe, se refu-
sant de porter des lunettes, elle se laisse appâter par un propriétaire pétrolifère
sans s’apercevoir qu’il est borgne (Alex D’Arcy).
Après bien des péripéties, plus folles les unes que les autres, Paula se trouve
mariée au propriétaire de l’appartement (qui sera peut-être riche), Toc Toc a
épousé le chauffeur de son millionnaire (déjà marié). Quant à Charlotte, elle

1. Dans la version originale (How to Marry a Millionaire), les trois héroïnes sont prénommées  :
Schatze (Lauren Bacall), Loco (Betty Grable) et Pola (Marilyn Monroe).
68 Chroniques d’Arts-Spectacles

s’est amourachée d’un jeune garçon qu’elle croit sans le sou ; elle l’épouse et
c’est après la cérémonie qu’il lui apprend qu’il est non pas millionnaire mais
plusieurs fois milliardaire. Quoi qu’il en soit, l’amour a triomphé sur tous les
tableaux de cette chasse à la richesse.
Il faut reconnaître que l’on ne prêterait qu’une attention amusée mais
distraite à ce film s’il n’était tourné en CinémaScope ; il s’agit d’une comédie
assez agréable mais sans plus, bien jouée, convenablement mise en scène.
Mais il s’agit surtout du troisième CinémaScope1 présenté à Paris, sans
nul doute supérieur aux deux précédents. La couleur est, cette fois, aussi
bonne que dans les films « plats » ; l’image est parfaitement « piquée »,
les teintes sont franches et ne virent plus au bleu ; le flou sur les côtés a
totalement disparu. La Tunique était un film biblique, Tempête sous la mer
un film d’aventures ; Comment épouser un millionnaire introduit la vision
large en appartement, dans la vie citadine et, de l’intrusion dans la vie quoti-
dienne d’un procédé dont Howard Hawks a pu dire qu’il servait les scénarios
inhumains, le CinémaScope2 sort grandi et un million de fois vainqueur.
Le réalisateur Jean Negulesco a volontairement filmé tout ce qui semble le
moins se prêter au procédé (gratte-ciel, intérieur d’avion, escaliers,  etc.),
nous prouvant ainsi qu’il est naïf de croire que le CinémaScope réclame
des sujets spéciaux.
Il nous a fallu quinze ans avant d’admettre que tous les scénarios peuvent
se tourner en couleurs ; combien de lustres seront-ils nécessaires à faire
triompher l’idée selon quoi le procédé Chrétien3, comme la couleur,
comme tous les perfectionnements dont s’enrichit le cinéma, se place
d’emblée au service du réalisme ? Plus encore que pour la couleur, le Ciné-
maScope exige de la part des metteurs en scène une plus grande assurance,
une plus grande habileté, en un mot davantage d’honnêteté et de talent.
Félicitons-nous de l’épuration que ce procédé ne manquera de provoquer
dans une profession où la médiocrité trouvait depuis trop longtemps pré-
texte à s’installer.
anonyme

1. Après La Tunique (The Robe) d’Henry Koster (1953) et Tempête sous la mer (Beneath the 12-Mile
Reef) de Robert D. Webb (1953).
2.  Plusieurs vétérans du cinéma hollywoodien – notamment John Ford, Howard Hawks et Preston
Sturges – se montrèrent très réservés sur l’usage du CinémaScope. « Je ne crois pas [qu’il] soit un
bon medium, déclara Hawks. Je pense que ça détourne l’attention et que c’est difficile à monter. Si
ça avait été un bon format, les peintres s’en seraient servis plus souvent. » (Les Maîtres d’Hollywood.
Entretiens avec Peter Bogdanovich, traduit de l’anglais [États-Unis] par Mathilde Trichet et Charles
Villalon, Capricci, Nantes, 2018, p. 392.)
3. Henri Chrétien (1879‑1956), astronome et ingénieur opticien français, inventeur en 1926 de
l’hypergonar, un objectif anamorphoseur commercialisé sous le nom de CinémaScope par la 20th
Century Fox, à partir de 1953.
Le Grand Jeu de Robert Siodmak 69

Le Grand Jeu de Robert Siodmak

Arts no 463, 12‑18 mai 1954

Un jeune homme de bonne famille, endetté par le luxe dont il entoure sa


maîtresse, est amené à s’engager dans la Légion. Le souvenir de Silvia hante
ses nuits depuis cinq ans. Il rencontre une entraîneuse qui ressemble comme
une goutte d’eau à celle-ci. Héléna – c’est son nom – est amnésique : est-elle
Silvia ? n’est-elle pas Silvia ? Qu’importe ; le mystère et l’attrait de l’inconnue
aidant, Pierre, démobilisé, s’essaiera à l’aimer. Hélas, il se retrouve en face de
la vraie Silvia, qui a « refait » sa vie dans la « sécurité ». Cette rencontre, qui
ôte à la gentille Héléna toute ambiguïté, détruit du même coup l’image que
Pierre s’était faite de Silvia, enjolivée par les rêves de mille nuits, et c’est la
mort dans l’âme qu’il se réengagera, la mort véritable ne tardant pas à venir
le frapper.
Aussi bon serait-il, un remake souffrira toujours d’être considéré comme
une œuvre de seconde main et les auteurs devront supporter l’inévitable
comparaison que ne manqueront pas de faire les critiques et les cinéphiles
avec l’œuvre originale. Lorsqu’il s’agit d’un film tiré d’un livre, les auteurs
n’ont pas trop d’hésitations à avoir puisqu’un réalisateur peut prétendre
tourner un Diable au corps ou une Symphonie pastorale à la fois meilleur et
plus fidèle que le précédent. Il n’en va pas de même lorsqu’il s’agit d’un scé-
nario original et que de ce scénario est né un grand film. Ce cas est celui du
Grand Jeu, qui fut le meilleur film de Jacques Feyder, le seul peut-être de ce
réalisateur (assez démodé aujourd’hui) à n’avoir pas trop vieilli. L’histoire
imaginée en 1934, par Jacques Feyder et Charles Spaak, était effectivement
très neuve à cette époque, le traitement de Feyder était fort rigoureux, l’œuvre
était très construite, admirablement jouée par des acteurs consacrés : Pierre
Richard-Willm, Marie Bell, Charles Vanel et Françoise Rosay, extraordinai-
rement « décoré » par Lazare Meerson, le premier Grand Jeu était donc
un chef-d’œuvre. Si ce film est démodé aujourd’hui, c’est que ce style de
films est démodé, lui aussi. Le romantisme de la Légion étrangère reste lié à
l’avant-guerre, de même que les thèmes qui furent longtemps ceux de tout le
cinéma français de qualité : la fatalité, le destin dans un contexte qui se voulait
tout à la fois réaliste, psychologique et poétique. Construit sur ces données, le
problème d’un remake restait comme on le voit insoluble, donc inopportun.
Ce vice rédhibitoire n’a point tourmenté la conscience professionnelle de
Charles Spaak, qui a accepté d’écrire le second scénario en le « rajeunissant »
et en l’actualisant. Le jeune homme de bonne famille est devenu un avocat
véreux, son entrée à la Légion ne correspond plus au sens de l’honneur mais
au simple découragement.
70 Chroniques d’Arts-Spectacles

Ces transformations ne sont qu’extérieures ; elles n’ont pas même le mérite


de faire oublier l’œuvre démarquée ; en revanche, elles présentent plusieurs
inconvénients : l’intrigue du film est à présent tissée d’invraisemblances, les
rapports des personnages entre eux sont dénués de toute subtilité, les carac-
tères ne sont plus qu’esquissés et de façon grossière.
La mise en scène est signée de Robert Siodmak, dont les meilleurs films
restent ceux qu’il a tournés à Hollywood (Les Tueurs, Les Mains qui tuent,
Deux Mains, la nuit, etc.). Il est regrettable que son retour dans les studios
parisiens (où il tourna Mister Flow, en 1936) marque la réalisation du plus
mauvais film de sa carrière.
Le Grand Jeu 1954 est réalisé en couleurs, selon le procédé Eastmancolor
qui se révèle ici supérieur à ce qu’il fut ailleurs (Si Versailles m’était conté, etc.).
La distribution groupe l’excellente et jolie Gina Lollobrigida, Jean-Claude
Pascal, qui pastiche vainement la diction de Pierre Fresnay, Arletty, qui s’en-
nuie et émet sentencieusement les aphorismes de quatre sous dont le dialogue
abonde, et Raymond Pellegrin, qui trouve dans le rôle tenu par Charles Vanel
un emploi nouveau pour lui et s’y révèle excellent.
Le Grand Jeu est donc un film qui se place sous le signe de l’erreur ; c’est
une erreur que de l’avoir entrepris, erreur encore d’avoir fait appel à Charles
Spaak pour en écrire le scénario. Il est possible cependant que les jeunes
spectateurs –  ceux qui ne fréquentaient point les salles obscures avant la
guerre  – ne se trouvent point insatisfaits  : c’est tout le bien que l’on peut
souhaiter au Grand Jeu 1954.
anonyme

Pain, Amour et Fantaisie de Luigi Comencini


Arts no 465, 26 mai-1er juin 1954

Un avertissement précède le film expliquant que dans tout le sud de l’Italie


les carabiniers doivent, sous peine de mutation immédiate, se garder de tout
contact avec l’élément féminin de l’endroit, « même pour le bon motif ».
Le brigadier Antonio Carotenuto (Vittorio De Sica) vient d’être affecté au
commandement du poste local ; il est – dès son arrivée – frappé par la beauté
assez agressive d’une jeune fille du village, la Bersagliera (Gina Lollobrigida),
laquelle est secrètement éprise du timide carabinier Stelluti (Roberto Risso).
À la suite de divers incidents, dont la relation détaillée serait trop fastidieuse,
tout s’arrangera au mieux des intérêts de chacun, Stelluti épousant la pétu-
lante Bersagliera, tandis que de son côté Antonio convolera en justes noces
avec l’accorte sage-femme de la région.
Comme on le voit, tout cela est totalement dénué de prétentions ; il s’agit
Monsieur Ripois de René Clément 71

seulement de faire sourire et reconnaissons que les auteurs de Pain, Amour et


Fantaisie 1 y sont parvenus.
Luigi Comencini a rempli très honnêtement sa tâche de metteur en scène.
Déplorons seulement que l’œuvre ne soit pas un peu plus ambitieuse ; la
comédie n’est en aucune façon un genre mineur. Il eût suffi d’aller un peu
plus avant pour réussir une manière de petit chef-d’œuvre. Quoi qu’il en soit,
voilà un spectacle qui atteint pleinement son but : divertir.
anonyme

Monsieur Ripois de René Clément


Arts no 465, 26 mai-1er juin 1954

M. Ripois (Gérard Philipe) est un Français émigré à Londres ; sur le point


de divorcer, mettant à profit l’absence de son épouse, il a attiré dans l’appar-
tement conjugal une jeune femme, Patricia (Natasha Parry), amie de Cathe-
rine Ripois (Valerie Hobson). Comme Pat se révèle hostile au flirt, Ripois
entreprend de se confesser à elle en lui narrant par le menu tous les détails
de sa vie sentimentale ; il y eut Anne (Margaret Johnston), son « chef » de
bureau, qu’il séduisit pour avoir la paix dans le travail ; il ne réussit alors qu’à
installer l’ambiance du bureau jusque dans sa vie privée. Puis il y eut Norah
(Joan Greenwood), dont il abusa en lui promettant le mariage ; il changea
de logement à trois jours des fiançailles ; puis ce fut une Française : Marcelle
(Germaine Montero), prostituée de son état, brave fille aux crochets de qui il
vécut quelque temps, jusqu’au jour où il partit en emportant ses économies. Il
y eut encore Diana (Diana Decker), une voisine, puis Catherine, qu’il épousa
(pour sa fortune), et enfin Patricia, qui lui résiste encore. Comme elle est sur
le point de céder, Ripois simule un suicide et tombe réellement ; il est blessé.
Catherine s’imaginera que c’est pour elle qu’il a voulu mourir ; aussi, pour la
vie, poussera-t‑elle la petite voiture d’où, infirme, Ripois ne pourra plus que
regarder passer les femmes.
Monsieur Ripois et la Némésis, roman de Louis Hémon, est une manière
de chef-d’œuvre : quelque chose comme du Queneau, mais le Queneau des
grands jours, celui d’Odile ou de Loin de Rueil. M. Ripois – celui d’Hémon –
n’est pas un séducteur ; il n’a rien d’un Don Juan ; les femmes ne le sollicitent
pas ; il n’est pas un « homme couvert de femmes », il est le « coureur » type,
l’obsédé ; dans ses multiples aventures, le « sentiment » n’a aucune part ;
M. Ripois est un maniaque, un méthodique, son comportement relève d’une
mécanique de la séduction ; il en va de l’amour chez lui comme du meurtre

1.  Titre original : Pane, amore e fantasia.


72 Chroniques d’Arts-Spectacles

chez Landru : il semble qu’un fichier bien tenu et un rigoureux mouvement


d’horlogerie leur tiennent lieu de cœur et d’âme. Mais Louis Hémon –  le
point est d’importance – avait autant de sensibilité que son héros en man-
quait ; il y a de tout dans le livre : du sordide, du pitoyable, de la cruauté, et
derrière tout cela une étonnante générosité, mieux  : la bonté authentique
d’un très grand écrivain.
On ne peut exiger d’un film tiré d’un roman qu’il demeure à la lettre fidèle
à l’ouvrage original ; on admet fort bien qu’il y ait des scènes intournables et
qu’il faille recourir à des « équivalences » ; encore aime-t‑on comprendre
les raisons qui incitent les auteurs d’un film à transformer l’intrigue ; or,
l’adaptation de Monsieur Ripois, signée d’Hugh Mills et René Clément, est
loin d’être satisfaisante ; elle va souvent dans le sens de la facilité et de la
timidité.
En devenant « André » Ripois, « Amédée » Ripois a perdu l’essentiel
de son ambiguïté. Amédée Ripois était un monstre de cruauté inconsciente,
un être odieux, « en deçà de l’homme ». André Ripois n’est qu’un farfelu
cynique (et l’on pense au Dennis Price de Noblesse oblige 1, dont René Clé-
ment s’est visiblement inspiré).
De même, les lecteurs du livre déploreront la suppression du person-
nage féminin le plus attachant, Ella, dont la mort contraint Ripois à prendre
conscience de l’effroyable ratage qu’a été jusqu’alors son existence.
L’infidélité à la lettre s’accompagne donc ici d’une infidélité à l’esprit  :
M. Ripois n’a pas d’âme, mais le livre en possède une ; or, il semble que René
Clément, établissant une confusion entre la « cruauté » et le « cynisme »,
ait réalisé un « film sans âme ». Cet affadissement du fond trouve sa corres-
pondance dans l’écriture même du film : autant le style du roman était souple,
incisif et rapide, autant celui du film est studieux, appliqué et parfois même
assez pesant (cf. la peinture de la misère – l’épisode de Marcelle). Mais il ne
convient sans doute point d’être aussi sévère pour un film qui, malgré tout,
résonne comme étrangement neuf dans la production anglaise (il s’agit en
effet d’un film anglais). Monsieur Ripois est aussi le meilleur film de l’auteur
de Jeux interdits, le premier en tout cas à se ranger hors de toutes tendances
et de toutes modes.
Si l’on analyse le plaisir que l’on prend à ce spectacle (car on y prend un
plaisir réel), on s’aperçoit que les situations, assez inattendues, et les très bons
dialogues de Raymond Queneau y sont la plus grande part, tandis que le jeu
des acteurs ne dépasse jamais une honnête drôlerie. La musique de Roman
Vlad est excellente, ainsi que la photo due à Oswald Morris.
Les spectateurs qui n’auront pas lu le livre trouveront en Monsieur Ripois
(sans la Némésis) un film agréable, brillant, mais ne pouvant mesurer l’écart

1.  Kind Hearts and Coronets de Robert Hamer (1949).


Une grande œuvre : El de Buñuel 73

de subtilité, d’intelligence et surtout de sensibilité qui sépare le film du livre,


ils ne sauront jamais à côté de quel chef-d’œuvre les cinéastes sont passés.

anonyme

Une grande œuvre : El de Buñuel


Arts no 467, 9‑15 juin 1954

Francisco (Arturo de Cordova) est un riche propriétaire foncier de Mexico,


fervent chrétien, homme de bien, et homme « bien » dans l’acception sociale
des termes. Il rencontre dans une église une jeune femme dont il a remarqué,
en se penchant, les pieds emprisonnés dans de sobres chaussures à talons
fins et hauts. Le voici violemment amoureux. Il découvre que Gloria (Delia
Garcés) est fiancée à l’un de ses amis. Très vite, il la séduit et l’épouse.
À quelques mois de là, Gloria éperdue rencontre son premier fiancé et lui
fait le récit de sa vie conjugale : Francisco est un déséquilibré, un instable, un
sadique, un obsédé animé d’une jalousie maladive. Mais Francisco sait aussi,
à ses heures, être attentif et tendre, c’est pourquoi Gloria répugne à le quit-
ter. Elle subit bientôt de nouveaux et cruels sévices et un soir où Francisco a
poussé ses violences au comble, Gloria s’enfuit et Francisco dès lors devient
la proie d’hallucinations qui l’amènent à tenter d’étrangler un prêtre devant
l’autel où il officie (sur le lieu même où Francisco remarqua les chevilles de
Gloria). Quelques années plus tard, Gloria, accompagnée de son premier
fiancé qu’elle a épousé, se rend au couvent où, à la suite d’un traitement
thérapeutique, Francisco s’est retiré ; elle y trouve un homme qui donne à
ses frères l’exemple de la ferveur et du recueillement.
Il ne faudrait pas arguer de l’extravagance de ce scénario pour rejeter sans
autre forme de procès un film qui est sans doute le meilleur de son auteur et
une grande œuvre.
En voyant Un chien andalou et L’Âge d’or, qui sont les premiers films de
Luis Buñuel, il est difficile de les trouver supérieurs aux autres films d’avant-
garde de la même époque (Entr’acte, La Coquille et le Clergyman, Ballet méca-
nique, etc.). Ce genre n’allait pas alors sans facilités et il semble que le génie
d’un cinéaste s’affirme bien davantage lorsqu’il doit surmonter le handicap du
film commercial. Si la rencontre sur une table d’opérations d’un parapluie et
d’une brosse à dents1 est, pour certains, émouvante, pour de nombreux autres
la subtilité des rapports entre deux personnages de chair et d’os, deux regards

1.  Truffaut s’amuse à détourner cette citation de Lautréamont  : « Beau […] comme la rencontre
fortuite sur une table de dissection d’une machine à coudre et d’un parapluie ! » (Les Chants de
Maldoror).
74 Chroniques d’Arts-Spectacles

qui se croisent le sont davantage. Du Chien andalou à Robinson Crusoé ou à


El 1, Buñuel a parcouru, comme le dit justement André Bazin, l’itinéraire de
la « Révolution au Moralisme ».
El n’est ni un film anticlérical ni un film surréaliste, ce n’est pas non plus un
réquisitoire, un constat ou un pamphlet. Si Buñuel avait voulu faire le procès
du puritanisme et de la jalousie, il eût pris soin de tracer – avec le personnage
du premier fiancé – le portrait de l’homme équilibré et sain parce que athée et
dépourvu de tous préjugés sociaux. Il n’en a rien fait ; au contraire, il semble
bien qu’à travers le récit de Gloria qui se croit incomprise, c’est Francisco
qui souffre de l’être plus qu’aucun homme au monde. Il est même permis de
penser qu’El comporte quantité de notations autobiographiques. Comme
Citizen Kane, Le Sang d’un poète, Les Dames du bois de Boulogne, El prend la
place qui est déjà la sienne : une grande œuvre du cinéma moderne.

anonyme

Premier bilan du CinémaScope


Arts no 474, 28 juillet-3 août 1954

Le 18 juin 1953, au Rex, première démonstration de CinémaScope. Jeudi


dernier, au Normandie, bulletin de victoire. En quatorze mois, le procédé du
professeur Chrétien2 s’est imposé dans le monde entier ; les principales firmes
américaines l’ont adopté. Une trentaine de films en CinémaScope sont déjà
tournés, une cinquantaine d’autres sont en préparation. En ce qui concerne
la France, Henri-Georges Clouzot et René Clément 3 se préparent à réaliser
leur prochain film en CinémaScope ; Jacques Becker, Claude Autant-Lara et
Yves Allégret suivront très prochainement.
Il semble donc que le moment est venu d’esquisser un premier et provi-
soire bilan de l’activité « cinémascopique » pour 1953‑1954.
Rappelons d’abord à ceux de nos lecteurs qui n’auraient point vu de films
en CinémaScope qu’il s’agit d’un élargissement du cadre de l’écran, obtenu
à la prise de vue par « anamorphose de l’image ». Une lentille spéciale sup-
prime la compression et on obtient ainsi une image de 1 x 2,55 à la place du
rapport de 3 x 4 de l’écran normal. L’« anamorphose » de l’image est rendue
possible par l’emploi d’un objectif appelé l’hypergonar, inventé il y a plus de
vingt ans par le professeur Henri Chrétien. À la nouvelle largeur de l’écran
s’ajoutent deux innovations : le nouvel écran d’une très grande luminosité

1.  Qui fut aussi exploité en France sous le titre : Tourments.


2.  Voir n. 3 p. 68.
3.  Le Mystère Picasso (1955) et Gervaise (1956), qui sera finalement tourné en format standard.
Premier bilan du CinémaScope 75

(Miracle Mirror Screen) et le son stéréophonique magnétique qui permet


un réel relief sonore.

Le pour et le contre
Il serait trop long et fastidieux d’énumérer ici les arguments « pour » et les
arguments « contre » le CinémaScope. On ne lutte pas contre une réalité :
le CinémaScope est une réalité et, à se jeter dans la polémique, on risque fort
de sombrer dans le ridicule comme, il y a vingt-cinq ans, les détracteurs du
parlant. Il a bien fallu une dizaine d’années pour faire admettre que la couleur
était un procédé réaliste et ne servait pas seulement les sujets fantastiques
mais tous les sujets ; ne nous plaignons pas si quelques lustres sont nécessaires
avant qu’il soit reconnu que le CinémaScope, comme tous les perfectionne-
ments techniques, va lui aussi dans le sens d’un plus grand réalisme. Il ne
s’agit pas, comme beaucoup l’ont cru, de faire de l’écran la piste d’un cirque
en multipliant les péripéties ou en les répartissant sur un champ visuel plus
large. À vrai dire, il importe peu que les extrémités de droite ou de gauche
soient très utilisées ; ce qui compte c’est que nous participions davantage à
l’action en marche vers une réalité accrue.
Il entrait quelque passion dans le flot des réserves qui recouvrit La Tunique.
Certes, l’anecdote était bien mélodramatique, mais le premier film parlant et chan-
tant, Le Chanteur de jazz (1927), ne fut-il pas plutôt le premier film « braillant » ?
Les critiques les moins inventifs n’ont rien trouvé de mieux à dire que
« CinémaScope ou non, le problème est d’avoir un bon scénario ». Si tous
les gens qui, depuis 1895, ont fait du cinéma ce qu’il est avaient tenu un rai-
sonnement semblable, il est bien évident que le parlant et la couleur – ainsi
que le CinémaScope – n’auraient jamais été inventés.
Depuis la démonstration de jeudi dernier, personne ne pourra plus se
réfugier devant le rituel et agaçant : ce n’est pas encore au point. Toutes les
imperfections techniques qui subsistaient jusqu’au troisième film en Ciné-
maScope (Comment épouser un millionnaire) ont totalement disparu. L’image
est absolument nette sur toute la largeur. Plus de flou sur les côtés. La photo
est désormais parfaitement « piquée ». Les couleurs ont perdu cette domi-
nante ocre qui était si envahissante dans Tempête sous la mer. Le très grand
talent d’opérateurs tels que Joseph LaShelle, Joseph MacDonald, Lucien
Ballard vaut à la nouvelle image CinémaScope une profondeur de champ
inconnue jusqu’alors, désirée de tous les grands metteurs en scène, et même,
grâce à certains subterfuges de cadrages, un effet de relief assez prononcé.
C’est ainsi que commercialement et techniquement, la 20th Century Fox a
triomphé, et il reste à gagner la troisième manche, celle de l’esthétique.
76 Chroniques d’Arts-Spectacles

Les inconvénients du CinémaScope


Il ne faut pas oublier que le CinémaScope est arrivé en pleine crise, au
moment où plusieurs studios fermaient leurs portes et que d’autres se ven-
daient au plus offrant (en l’occurrence à la télévision). Le procédé Chrétien
constituait la dernière chance, la carte ultime que l’on abat sans ruse, en
« y allant à fond ». Le CinémaScope s’emploie à enrayer la désertion des
salles, non à ramener au cinéma ceux qui n’y vont plus, rivés qu’ils sont à
leurs fauteuils, en face de leurs faux cinémas à domicile. On peut craindre
que le resserrement des budgets crée une sorte de style impersonnel dont le
faux luxe serait la caractéristique essentielle. Les extraits que l’on a pu voir
de L’Égyptien (production personnelle de Darryl F.  Zanuck) confirment
cette hypothèse.
Il est à prévoir que, pendant au moins deux ans, les écrans du monde entier
vont être envahis par les films bibliques et moyenâgeux. Passé cet âge ingrat,
il faut espérer que le CinémaScope s’élancera à la conquête d’un univers
plus moderne. La preuve est déjà faite que l’écran large atteint son efficacité
totale lorsqu’il nous révèle les ascenseurs, les téléphones, les buildings, les
longues limousines, la Cinquième Avenue, le port de New York, les avions
(cf. Comment épouser un millionnaire).
En fait, les théories ne peuvent être émises qu’avec prudence, le Ciné-
maScope, cet enfant terrible, s’ingéniant à les contredire aussitôt. Il en va du
CinémaScope comme des films en couleurs, comme de tous les films  : les
bons metteurs en scène continueront à faire de bons films.

À quand une œuvre valable ?


Verrons-nous bientôt un chef-d’œuvre en CinémaScope ? Telle est la
question qui revient le plus souvent sur les lèvres de ceux qui ne veulent
pas encore prendre parti. Or, nous avons pu voir en projection privée
un film excellent, irréalisable en écran normal  : Rivière sans retour, où
Marilyn Monroe en guêpière et blue-jean descend en radeau une rivière
canadienne. C’est Otto Preminger, le réalisateur de La lune est bleue 1, qui
l’a tourné et c’est son premier CinémaScope. Plus intéressant encore sera
sans doute un des CinémaScope produits par la Warner Bros., firme qui,
six mois après la Fox, a adopté le procédé Chrétien. Il s’agit de La Terre
des pharaons, réalisé par l’un des meilleurs metteurs en scène américains
actuels, Howard Hawks, sur un scénario original de William Faulkner.
Nous avons pu voir quelques images extraordinaires de ce film qui prend
pour sujet la construction de la première pyramide. Nous avons vu des

1.  En fait : La lune était bleue (The Moon is Blue), 1953.


Le film de Jeanne au bûcher 77

milliers de figurants transporter les pierres ; le plan le plus prometteur


nous montrait une centaine d’Égyptiens, la tête et les membres de profil
et le corps de face comme sur les gravures, tailler la pierre à petits coups
de marteau. Notons que La Terre des pharaons est le premier scénario
original de William Faulkner. Ce film, au générique duquel seront asso-
ciés les noms du plus grand écrivain et du plus grand cinéaste américain,
risque bien d’être ce premier chef-d’œuvre « cinémascopique » attendu
et l’hypergonar, ainsi, aura gagné la troisième manche d’une bataille de
dix-huit mois.
françois truffaut

Le film de Jeanne au bûcher


Arts no 474, 28 juillet-3 août 1954

Vendredi dernier, dans une petite salle des Champs-Élysées, Ingrid


Bergman présentait à une dizaine d’invités le film que Roberto Rossel-
lini a tourné d’après l’oratorio de Paul Claudel et Arthur Honegger, et
dont elle est la vedette  : Jeanne au bûcher. Roberto Rossellini, absent de
Paris, avait délégué, avec son épouse, leur fils Robertino, cinq ans. Ce beau
film, tourné en Gevacolor, risque bien d’être un échec commercial plus
retentissant encore que Les Onze Fioretti de François d’Assise. C’est une
œuvre primitive, naïve comme un miracle du Moyen Âge, extrêmement
audacieuse et de conception cinématographique entièrement neuve. Ros-
sellini a utilisé toutes sortes de trucages extrêmement simples pour donner
l’illusion d’une passion vue du paradis ; dans les nuages, les anges forment
des rondes ; il en résulte un long poème cinématographique auquel les uns
reprocheront son mauvais goût, les autres son abstraction. Et cependant
Roberto Rossellini, de retour à Paris, nous a déclaré : « Ce n’est pas du
théâtre filmé. C’est du néoréalisme dans le sens où je l’ai pratiqué depuis
Rome, ville ouverte 1. »
Il est dommage que ce film n’ait pas été tourné en CinémaScope, comme
le désirait Rossellini, car c’eût été un pont jeté entre le cinéma primitif (les
trucages de Jeanne au bûcher évoquent Méliès) et les plus récentes perfections
techniques du septième art.
anonyme

1.  Citation exacte : « Ce n’est pas du tout du théâtre filmé, c’est du cinéma et je dirais même que
c’est du néoréalisme dans le sens où je l’ai toujours tenté. » (Propos recueillis par Maurice Schérer
et François Truffaut, Cahiers du cinéma no 37, juillet 1954.)
78 Chroniques d’Arts-Spectacles

Howard Hawks intellectuel

Arts no 477, 18‑24 août 1954

Les gens qui ont pour métier – ou pour passion – de voir des films et d’en
parler ont, depuis deux semaines, un sujet de préoccupation qui les divise et
les oppose : Les hommes préfèrent les blondes, film américain en Technicolor
d’Howard Hawks, est-il une œuvre intellectuelle ou une pochade ? Les polé-
miques sont engagées : Jacques Rivette, Jean Domarchi, Maurice Schérer 1,
Jacques Doniol-Valcroze et l’anonyme chroniqueur de L’Express croient au
génie d’Hawks et optent donc pour la thèse : film abstrait, voire métaphysique.
Jean Néry, Jean de Baroncelli et Georges Charensol soutiennent la thèse
adverse : pochade gentille et vulgaire. Quant à François Vinneuil 2, son article
dans Dimanche matin sert et les uns et les autres puisque, s’il a été sensible
au côté démesuré et monstrueux du film qu’il juge comme une fausse comé-
die, il nie que Hawks soit un moraliste et, selon lui, l’abjection étalée là l’est
inconsciemment.
S’il m’est permis ici de prendre position dans ce débat, je dois sans feinte
me ranger de suite du côté des tenants d’Hawks intellectuel. Pour mémoire,
je citerai d’abord quelques titres jalons de la carrière de ce cinéaste au presti-
gieux passé et au présent contesté : Scarface, Seuls les anges ont des ailes, Sergent
York, L’Impossible Monsieur Bébé, Allez coucher ailleurs, La Rivière rouge, La
Captive aux yeux clairs, Chérie je me sens rajeunir. Howard Hawks – le point
est d’importance – est le seul metteur en scène avec qui William Faulkner ait
accepté de travailler3 . Son œuvre se divise en films d’aventure et en comé-

1.  Maurice Schérer, dit Éric Rohmer (1920‑2010), critique et réalisateur français. Rencontré par Truf‑
faut au Festival du Film maudit de Biarritz (1949), Rohmer incarne la figure de l’aîné protecteur et
cultivé. Ensemble, ils collaborent aux Cahiers du cinéma et à Arts. Devenu réalisateur au début des
années 1950, Rohmer signe une œuvre sensible et singulière, dominée par les questions morales
et découpée en ensembles thématiques : Six Contes moraux (1962‑1972), Comédies et Proverbes
(1981‑1987), Contes des quatre saisons (1990‑1998)…
2. Pseudoyme de Lucien Rebatet (1903‑1972), écrivain, critique musical et cinématographique
(notamment à Je suis partout). Auteur de pamphlets antisémites, dont Les Tribus du cinéma et du
théâtre (Nouvelles Éditions françaises, 1941) et Les Décombres (Grasset, 1942), il sera condamné à
mort à la Libération, puis gracié. En 1955, Rebatet écrit à Truffaut pour lui dire combien il admire
son travail critique à Arts. Une amitié épistolaire se lie entre les deux hommes, qui se traduira par
la publication, l’été 1957, dans l’hebdomadaire Dimanche matin, d’une série d’échanges, « Le jeune
amateur et le vieux critique ».
3.  Invité à Hollywood dès le début des années 1930, William Faulkner collabora aux scénarios et/
ou dialogues d’une vingtaine de films, dont les plus célèbres sont Le Port de l’angoisse (To Have
and Have not, 1944), Le Grand Sommeil (The Big Sleep, 1946) et La Terre des pharaons (Land of
the Pharaohs, 1955), signés Hawks. « Nous sommes de très vieux amis et travaillons facilement
ensemble. Nous nous comprenons très bien l’un l’autre, et chaque fois que j’ai besoin d’une aide
quelconque, je fais appel à Faulkner. Il a fait trois ou quatre scénarios pour moi, mais m’a également
aidé pour beaucoup d’autres. » (Entretien avec Howard Hawks par Jacques Becker, Jacques Rivette
et François Truffaut, Cahiers du cinéma no 56, février 1956.)
Howard Hawks intellectuel 79

dies. Les premiers font l’apologie de l’homme, célèbrent son intelligence, sa


grandeur physique et morale. Les seconds témoignent de la dégénérescence
et de la veulerie de ces mêmes hommes au sein de la civilisation moderne.
Howard Hawks est donc, à sa manière, un moraliste, et Les hommes préfèrent
les blondes, bien loin d’être un divertissement cynique et aimable, est une
œuvre méchante et rigoureuse, intelligente et impitoyable.

Muscles et diamants
On connaît l’anecdote, sa minceur apparente : Lorelei la blonde et Dorothy
la brune avancent dans la vie, entraînant dans leur sillage une brochette de
milliardaires dévotement admiratifs. Lorelei aime par-dessus tout les dia-
mants, et Dorothy les muscles masculins. Après bien des péripéties, elles
épouseront, sur le bateau qui les ramène en Amérique, l’une un milliardaire
quelque peu abruti, l’autre un viril mais désargenté serviteur de la loi. On rit
fort peu à ce film. Non pas que le scénario ou la mise en scène soient faibles,
bien au contraire ; le rire presque toujours se paralyse dans la gorge, l’amuse-
ment devient gêne, et c’est ici que la thèse « film intellectuel » risque bien de
triompher. À travers tous ses films, drames ou comédies, westerns ou thrillers,
Howard Hawks a pour principe « d’aller toujours jusqu’au bout », et bien
des scènes qui peuvent sembler mièvres au départ, poussées ici à leur ultime
aboutissement logique, deviennent du même coup monstrueuses, quasiment
insupportables.
C’est alors que Lorelei et Dorothy cessent d’être des personnages pour
devenir plus encore que des symboles, des entités  : elles sont la blonde et
la brune, la rapacité et la luxure, la frigide et la nymphomane. Les intentions
réelles des auteurs (Charles Lederer, scénariste favori d’Hawks et Hawks
lui-même) deviennent assez visibles dans les deux scènes centrales du film, et
ces scènes atteignent à un tel délire, à une telle abstraction, que deux chansons
ne suffisent pas à justifier leur irréalité. C’est d’abord une longue séquence
dans la piscine du navire où Jane Russell chante au milieu d’une vingtaine
d’athlètes s’exhibant en slip, tendant à l’adresse de Dorothy les muscles de
leurs bras, faisant valoir leur personne physique sous le prétexte de tractions
des bras, etc. La seconde scène représente Marilyn Monroe chantant « Le
meilleur ami de la femme, c’est le diamant », entourée de cinq éphèbes en
smoking, tenant dans leur main droite une rivière de diamants et dans la
main gauche un revolver dont ils se tireront une balle dans la tête après que
Marilyn les eut souffletés de son éventail diamanté. C’est au cours de la même
scène que les éclairages rouges s’estompent brutalement pour laisser la place
à un unique projecteur diffusant une lumière d’église, et qu’aussitôt les vingt
messieurs se jettent à genoux dans une pose extatique. Je citerai aussi comme
significatif ce plan où Lorelei vient de se faire offrir une tiare de diamants, la
80 Chroniques d’Arts-Spectacles

cache dans son dos en la tenant horizontalement comme pour couronner du


même coup l’objet de ses efforts.

Rires et grincements
Cet éclatement de genres, à quoi s’emploient les meilleurs de nos artistes
modernes, nul mieux que Hawks dans le domaine du cinéma n’y contribue,
et je n’en donnerai pour preuve que le sketch burlesque adapté d’O. Henry
que la Century Fox retira de l’exploitation parce qu’il ne faisait rire per-
sonne1. L’anecdote en était singulièrement riche et typique d’Hawks par
les thèmes qui lui sont chers de l’enfant-monstre et des adultes infantiles :
des kidnappeurs s’emparaient d’un gosse, lequel se révélait si odieux qu’ils
offraient vainement de l’argent à ses parents pour le leur restituer.
En conclusion, le comique d’Hawks, quel que soit le parti où l’on se range
dans cette polémique bien champs-élyséenne, apparaît donc comme extrê-
mement neuf et original, d’essence tout intellectuelle, régi par des lois qui
relèvent vraisemblablement davantage d’une mécanique de l’absurde très au
point que des impératifs commerciaux, et que l’on rie à ce film ou que l’on
y grince admirativement des dents, on ne saurait en tout cas s’y ennuyer.

françois truffaut

Les mathématiciens du rire


Arts no 478, 25‑31 août 1954

Une salle des Champs-Élysées vient de reprendre l’un après l’autre les
deux plus grands succès d’avant-guerre des Marx Brothers : Animal Crackers
(L’Explorateur en folie) et Monkey Business (Monnaie de singe). Dans le même
temps, une salle des boulevards affiche  : Duck Soup (La Soupe au canard).
Ces trois films, malgré leurs vingt ans d’âge, parviennent à secouer de rire
quelques milliers de personnes tous les jours, gageure à laquelle aspirent, sans
y parvenir, tant d’acteurs et de cinéastes modernes.
Si les Frères Marx occupent déjà dans l’histoire du cinéma une place de
choix, c’est que leur comique conserve une efficacité qui les abrite des injures
du temps, du vieillissement des techniques. Comique personnel et unique,
inimité et d’ailleurs inimitable.
L’inhumain est leur domaine, l’absurde leur matière première, la dérision

1.  Lors de l’exploitation de La Sarabande des pantins (O. Henry’s Full House), film à sketches inspiré
de nouvelles de l’écrivain américain O.  Henry, la production retira des copies l’avant-dernier, La
Rançon du chef rouge, réalisé par Howard Hawks.
Les mathématiciens du rire 81

leur arme. La force de leur comique réside sans doute en ce qu’il ne connaît
pas d’interdits : avec eux, on peut rire des morts et des aveugles. Le comique
vulgaire, le plus couramment pratiqué, nous amuse au détriment de la bêtise.
Les Marx défient l’intelligence, la ridiculisent et, inexorablement, sortent
vainqueurs de ces duels engagés contre la logique et le bon sens. Comique
inépuisable encore en ce qu’il emprunte à parts égales au verbal comme au
visuel, le second multipliant le premier. Chacun des films qu’ils tournèrent
de 1930 à 1940 sous la direction des metteurs en scène les plus divers : Leo
McCarey, Sam Wood, Edward Buzzell, Victor Heerman, atteint un degré
maximum d’efficacité par l’intelligence dans le dosage des gags, l’ingéniosité
de la construction, l’habileté diabolique du rythme.
Écartons Zeppo, qui ne parut que dans les premiers films, il nous reste
Groucho, Harpo, Chico, trois clowns à l’état pur, qui ont sur Chaplin une
extraordinaire supériorité : celle de n’avoir jamais cherché à émouvoir ; oui,
ils renoncèrent, même sur la fin, à user de cette facilité à quoi cèdent bien
des comiques en vieillissant.
Groucho, Harpo et Chico. À eux trois, ils mirent au point une cinématique,
une science de la gesticulation d’une richesse inventive dont on ne trouve pas
d’équivalent. Sur un tempo endiablé, ils accumulent les trouvailles gymniques
les plus inattendues et réjouissantes. Groucho marche volontiers à l’indienne,
la tête fixe, le regard suivant la trajectoire indiquée par le cigare. Sa muflerie
est proverbiale : « J’ai passé une excellente soirée, dit-il à son hôtesse, mais
ce n’était pas celle-ci. » Il est celui par qui le scandale arrive ; il « jette des
froids » à pleine dose. Il sait l’art de s’asseoir à l’endroit même où il ne le
faut pas : sur les genoux des dames mûres et multimillionnaires : « Je vous
aime… pour vos millions… de charmes. » Harpo est muet et agite, pour
se faire comprendre, une exubérante tignasse blonde. Son « coup favori »
est d’arriver à accrocher sa jambe au bras du voisin, comme pour illustrer
l’expression : tenir la jambe. Le fin du fin est d’arriver à exaspérer ce voisin
jusqu’à ce que lui-même donne à tenir sa propre jambe. Harpo est le gaffeur,
celui qui compromet les entreprises de ses acolytes ; il sera toujours prêt à les
abandonner pour « courser » une fille qui passe. Il pince aussi sa harpe, une
ou deux fois par film. Chico est sans doute le moins « visuel » des trois frères.
Il a cependant lui aussi sa spécialité : il « fait les poches » avec une dextérité
remarquable ; le plus souvent, il donne la réplique à Groucho :
« C’est très simple, un enfant de quatre ans comprendrait, n’est-ce pas ?
— Certes.
—  Alors, qu’on m’emmène un enfant de quatre ans. »
Les Marx Brothers ont, dans le monde entier, des admirateurs fanatiques,
qui s’abordent en marchant comme Groucho, et tombent en arrière comme
Harpo. Tout en s’entretenant du dernier film des Marx, ils se livrent aux plai-
santeries favorites de ceux-là et se « font le coup de la jambe ». En France,
82 Chroniques d’Arts-Spectacles

les admirateurs des Frères Marx s’intitulent eux-mêmes, par dérision, les
Marxistes. Souvent ils se racontent ce gag magnifique d’Une nuit à Casablanca
où les Marx parodiaient les films américains d’espionnage et plus particuliè-
rement Casablanca. Harpo est dans la rue, un bras appuyé contre un mur.
Groucho passe par là et lui dit : « Alors, tu tiens le mur ? » Harpo fait oui
de la tête. Mais Groucho le tire par la manche, l’entraîne et, aussitôt, le mur
s’écroule.
On sait qu’hélas ! le trio s’est disloqué après quelques films d’une veine
moins heureuse (Un jour au cirque, La Pêche au trésor), et c’est infiniment
dommage car leurs films de 1930 à 1940, à les revoir aujourd’hui, ayant gardé
toute leur saveur, il est bien évident que, soutenus par de bons scénaristes et
metteurs en scène, les Marx Brothers pourraient, aujourd’hui encore, occuper
dans le cinéma burlesque la place laissée vide malgré les pitreries des deux
nigauds1 et autres.
françois truffaut

Sir Abel Gance


Arts no 479, 1er‑7 septembre 1954

Depuis un an, les manifestations se multiplient en faveur d’Abel Gance.


Le cinéma Le Cardinet 2 vient d’organiser une série de projections de ses
anciens films3, une exposition lui a été consacrée4, le Gaumont-Palace a
hébergé quelques jours son triple écran, la critique enfin ne cesse de chanter
ses louanges, mais on peut redouter cependant que les dernières notes du
concert ne s’égrènent plus discrètement lorsque La Tour de Nesle, qu’il tourne
actuellement après un silence forcé de douze ans, sortira sur les écrans5.
Avec une louable et touchante humanité, la presse d’aujourd’hui déplore
ce silence et, dans son bel enthousiasme, n’omet qu’un seul détail : si Abel
Gance a cessé de travailler en 1942, ayant réalisé successivement Lucrèce Bor-
gia (1935), Un grand amour de Beethoven (1936), J’accuse (1937), Paradis perdu
(1938), La Vénus aveugle (1940) et Le Capitaine Fracasse (1942), c’est qu’après
le succès mondial de Napoléon (la version parlante de 1934) la critique s’était

1.  Surnom donné en France au célèbre duo de comiques américains Bud Abbott et Lou Costello,
actif de 1941 à 1956.
2.  Le Cardinet (1942‑1958), situé au 112 bis-113 ter, rue Cardinet, Paris XVIIe.
3.  Seuls deux films d’Abel Gance sont ressortis sur les écrans du Cardinet  : Un grand amour de
Beethoven (1936) et La Folie du docteur Tube (1915). D’autres seront présentés en extraits, en
complément de programme  : Napoléon (1926), La Fin du monde (1931), Le Capitaine Fracasse
(1942) et La Roue (1923).
4.  Cette exposition de photographies et d’archives s’est tenue également au Cardinet, en juillet-
août 1954.
5.  Tourné en juillet-août 1954, La Tour de Nesle sortira sur les écrans français le 18 mars 1955.
Sir Abel Gance 83

plu, cédant aux insondables « lois de l’alternance », à éreinter systématique-


ment, l’un après l’autre, tous les films parlants de Gance. Éreinter est d’ailleurs
un mot trop modeste si l’on songe aux « ricanements » qui accueillirent
Paradis perdu, au « torrent d’injures » déversé sur La Vénus aveugle.
Avant de poursuivre ma défense des films parlants d’Abel Gance, je dois
peut-être faire l’aveu suivant : je crois à la « politique des auteurs1 » ou, si
l’on préfère, je me refuse à faire miennes les théories si prisées dans la critique
cinématographique du « vieillissement » des grands cinéastes, voire de leur
« gâtisme », je ne crois pas davantage au tarissement du génie des émigrés :
Fritz Lang, Luis Buñuel ou Alfred Hitchcock.
Or, Abel Gance fut la victime de cette idée selon laquelle les grands réa-
lisateurs du muet ne sauraient s’adapter à la technique du cinéma sonore et
ce qu’à propos de Napoléon on avait nommé lyrisme, souffle épique, sens
des paroxysmes, devenait, appliqué à Paradis perdu ou Un grand amour de
Beethoven, mauvais goût, excès, mélodrame, grandiloquence. Et, cependant,
c’était bien le même Abel Gance, le même lyrisme, le même souffle épique et
les mêmes paroxysmes, accrus, il est vrai, par une bande sonore assez délirante
mais également riche d’inventions de toutes sortes.
Avec le cinéma parlant est née toute une école : le réalisme poétique, suivi
de près par le réalisme psychologique ; c’est, sans nul doute, au nom de ces
nouvelles esthétiques que la critique a répudié Abel Gance et, avec lui, ses
films « pleins de bruit et de fureur ». Abel Gance, condamné à se taire, pou-
vait sembler comme virtuellement enterré. Et, cependant, il fait croire que
le temps a travaillé pour lui puisqu’aujourd’hui il bénéficie de l’appui et de
la ferveur de toute une génération – la plus fraîche en date. À revoir Lucrèce
Borgia, Paradis perdu, Beethoven et Fracasse, on s’aperçoit que chaque plan,
chaque scène, chaque image possèdent une force intérieure, une efficacité
qui ne diminuent pas avec les années. Et l’on se prend à chercher (sans rien
trouver) quelque chose de plus grand dans le cinéma français de 1930 à 1940
que les gros plans de Micheline Presle dans Paradis perdu (film tourné en 21
jours), les mouvements de foule de Lucrèce Borgia (tourné en 19 jours) et le
jeu d’Harry Baur dans Un grand amour de Beethoven.
Les historiens ont très justement nommé Gance le « Victor Hugo du
cinéma » et si l’on songe à quels revirements parmi la jeunesse est sujette
l’importance d’Hugo, on comprendra pourquoi, au gré des modes et des sai-
sons, Abel Gance est traité de « mystificateur » ou de « génial visionnaire ».
Et puisque Victor Hugo revient à la mode, il est normal que son correspon-
dant dans l’art du film trouve des témoignages admiratifs.
Le cinéma muet était un art du geste. L’histoire comptait peu. L’art du film
était le jeu de l’acteur et c’est à cette époque que s’affirmèrent les talents, les

1.  Voir p. 11 et s.


84 Chroniques d’Arts-Spectacles

dons les plus durables. Abel Gance est avant tout un extraordinaire directeur
d’acteurs ; les tournages de ses films étaient déjà un spectacle et l’on se plaît à
citer celui de Napoléon, où la caméra n’obéissait plus au rituel « moteur » qui
eût été inaudible parmi l’immense figuration, mais au revolver et à la sirène.
Avant que de filmer une scène de bataille, Gance n’omettait jamais d’adresser
à ses troupes d’un jour une proclamation du genre  : « Soldats de l’armée
d’Italie, le film que vous tournez fera le tour du monde », et c’est vrai ! Les
larmes qui coulent sur le visage de l’héroïne de Paradis perdu n’étaient pas
de la glycérine et le visage d’Harry Baur, dans Un grand amour de Beethoven,
ne semble-t‑il pas taillé dans le bronze ?
Vingt ans après Napoléon, Abel Gance reste notre grand cinéaste lyrique
et ses projets (La Divine Tragédie, par exemple) sont d’une telle ampleur que
seul un cinéma effectivement soutenu par un gouvernement permettrait de les
mener à bien. C’est à peu près ce que Jacques Becker exprimait récemment :
« En Angleterre, disait-il, Abel Gance s’appellerait sir Abel Gance et aurait
à sa disposition des crédits illimités pour porter haut et loin dans le monde
le prestige de son pays. » Il n’en est rien, hélas ! Mais aujourd’hui que Jean
Renoir et Abel Gance effectuent presque ensemble leur retour sur les pla-
teaux français, tout semble être rentré dans l’ordre et félicitons-nous qu’Abel
Gance, dont le désordre même est génial, ait survécu à sa longue disgrâce1.

françois truffaut

Il y a dix ans, Robert Bresson…


Arts no 482, 22‑28 septembre 1954

Il n’y a pas tout à fait dix ans de cela, un après-midi que je séchais le cinéma
pour traîner au lycée 2, notre professeur de lettres arriva et nous dit : « J’ai vu
hier soir le film le plus stupide qui soit : Les Dames du bois de Boulogne ; il y
a là-dedans un type qui résout ses ennuis sentimentaux en faisant cinquante
kilomètres en voiture ; je ne sais rien de plus grotesque. » La critique ne fut
pas plus tendre. Le public ne vint pas ou s’il vint ce fut pour saluer d’un rica-

1.  Suite à la parution de l’article, Abel Gance écrit à Truffaut : « Mon cher ami, Le plus grand plaisir
que j’éprouve à la lecture de votre article paru ce jour dans Arts, c’est de penser que votre géné‑
ration se rapproche de moi et que je pourrais, pour peu que l’on m’en donne l’occasion, opérer
une véritable révolution dans la conception actuelle figée de la cinématographie mondiale. » (Lettre
d’Abel Gance à François Truffaut, 3 septembre 1954, collection La Cinémathèque française/Fonds
François Truffaut, TRUFFAUT628-B353.)
2.  Truffaut évoque avec humour ses années de collégien, qui serviront de matériau à son premier
long métrage, Les Quatre Cents Coups. Avec la complicité de son ami Robert Lachenay, il n’était
pas rare qu’il sèche les cours pour s’engouffrer, dès la première séance du matin, dans l’un des
nombreux cinémas de la place Clichy ou de la rue Rochechouart.
Il y a dix ans, Robert Bresson… 85

nement l’une après l’autre toutes les répliques de Jean Cocteau. Le produc-
teur Raoul Ploquin fut ruiné et mit sept ans à se relever. L’échec était total :
Les Dames n’eurent pas droit à la plus modeste bataille d’Hernani.
Le Cinéma d’essai vient de programmer le film de Bresson dans le cadre
d’une rétrospective1 et j’apprends que le public y est venu plus nombreux
qu’à tous les autres programmes de la saison, que les séances se déroulèrent
calmement et même le film fut quelquefois applaudi. C’est que, selon l’ex-
pression de Cocteau, ce film « a gagné son procès en appel » ; après l’échec
de la distribution commerciale, Les Dames du bois de Boulogne fut projeté
dans les ciné-clubs ; presque tous les critiques firent amende honorable en
revoyant le film ; aujourd’hui – et le Journal d’un curé de campagne a triomphé
des ultimes réticences – Robert Bresson est considéré comme l’un des trois
ou quatre plus grands metteurs en scène français.
Le premier film de Bresson, Les Anges du péché, sur un scénario du Révé-
rend Père Bruckberger 2, dialogué par Jean Giraudoux, avait, dès sa sortie en
1943, rallié les suffrages. Pour Les Dames, Bresson était parti d’un épisode de
Jacques le Fataliste de Diderot, l’aventure de Madame de La Pommeraye et
du marquis des Arcis. L’adaptation est à la fois très fidèle et très peu. Très
fidèle dans la mesure où des phrases entières de Diderot subsistent. On a
coutume de sous-estimer la part de Cocteau, qui sut pour l’occasion devenir
un rewriter de génie. Exemple : Diderot : « L’histoire de votre cœur est mot
à mot l’histoire du mien. » Cocteau : « L’histoire de votre cœur est mot à
mot la triste histoire du mien. »
Dans le conte de Diderot, tous les personnages rivalisent de bassesses.
Madame de La Pommeraye est la vengeance, c’est un personnage racinien
et pur dans la mesure où Phèdre est pure, mais Madame Duquênoi et sa fille,
jouant les dévotes, ne vont-elles pas jusqu’à se confesser en prévoyant que le
marquis achètera leur confesseur pour tout savoir qui les concerne ?
Lorsque l’hôtesse de Diderot a terminé son histoire, le maître de Jacques
lui dit : « Notre hôtesse, vous narrez assez bien ; mais vous n’êtes pas encore
profonde dans l’art dramatique. Si vous vouliez que cette jeune fille intéressât,
il fallait lui donner de la franchise et nous la montrer victime innocente et
forcée de sa mère et de La Pommeraye, il fallait que les traitements les plus
cruels l’entraînassent malgré qu’elle en eût, à concourir à une suite de forfaits
continus pendant une année […]. Quand on introduit un personnage sur

1.  Les Dames du bois de Boulogne fut repris au Studio de l’Étoile du 8 au 22 septembre 1954.
2.  Raymond Léopold Bruckberger, dit le Père Bruck (1907‑1998), est un prêtre dominicain qui s’est
illustré dans le domaine de la littérature (auteur, traducteur) et du cinéma (adaptateur, réalisateur).
En 1943, il inaugure sa carrière cinématographique en cosignant, avec Jean Giraudoux, le scéna‑
rio des Anges du péché de Robert Bresson. Selon Truffaut, ce premier film avait « rallié tous les
suffrages » (Les Films de ma vie, op. cit., p. 209). En 1960, il coréalise, avec Philippe Agostini, son
unique long métrage : Le Dialogue des Carmélites (1960), adapté de la pièce de Georges Bernanos.
Voir Le Cinéma du Père Bruck de Max Brunel, Ateliers de la Licorne, Clermont-L’Hérault, 1998.
86 Chroniques d’Arts-Spectacles

la scène, il faut que son rôle soit un […]. Vous avez péché contre les règles
d’Aristote, d’Horace, de Vida et de Le Bossu. » Ce qu’il y a de plus étonnant
dans l’adaptation de Cocteau et Bresson, et ce qui la fait à la fois infidèle et
fidèle, c’est qu’on y a tenu compte des observations du maître de Jacques :
Agnès est franche, elle est l’innocente victime d’Hélène. Quant à Jean Coc-
teau, sa part est celle du lion : dès la première réplique, sa griffe est là : « Je
n’ai pas réussi à vous distraire, vous souffrez ? » Puis : « Il n’y a pas d’amour,
il n’y a que des preuves d’amour » (attribué à Reverdy 1) ; plus loin encore :
« J’aime l’or, il vous ressemble, chaud, froid, clair, sombre, incorruptible. »
Mais si l’on ne connaît pas le texte de Diderot, on peut s’y tromper.
Comme Giraudoux donnait aux Anges du péché son dynamisme, Cocteau
donne aux Dames le côté « très vivant » du film. Pour peu que l’on ait bien
en mémoire tous les films que tourna Cocteau depuis 1945, on ne peut man-
quer d’être frappé par les similitudes ; les rapports de Paul Bernard et d’Élina
Labourdette dans Les Dames sont très exactement ceux de Josette Day et
Jean Marais dans La Belle et la Bête : un amour qui va jusqu’à la soumission,
la dévotion. Maria Casarès évoque irrésistiblement la Nicole Stéphane des
Enfants terribles lorsqu’elle prononce ces phrases qui sont le leitmotiv du
théâtre de Cocteau : « Et surtout ne me remerciez pas » ou « Ne me démo-
lissez pas mes échafaudages ».
Pour rompre un peu la monotonie des épithètes du genre : magicien, acro-
bate, il y aurait à entreprendre une étude du réalisme chez Cocteau. Cela
commence par le côté « très parlé » de ses dialogues et qui prête parfois à
sourire : « Je ne puis vous recevoir, entrez. » C’est ce sens aigu du réalisme
qui, poussé à ses limites, introduit l’insolite : c’est ainsi que vingt ans après
avoir écrit Les Enfants terribles, Cocteau peut en faire un film sans changer
un mot du dialogue et que ce dialogue, les acteurs le « sortent » avec une
vérité extraordinaire. Une trouvaille excellente et qui frise le baroque sans être
ridicule est celle où Maria Casarès descend l’escalier tout en parlant à Paul
Bernard, qui s’enfuit par l’ascenseur : « Pourquoi partez-vous ? – Je n’aime
pas le piano… »
La part de Bresson n’est pas pour autant négligeable. Commencé avant
la Libération, le film fut abandonné, puis repris et terminé (partiellement
recommencé) quelques mois plus tard. Le travail de mise en scène reste, mal-
gré les années, extrêmement théorique. N’est-ce pas Cocteau lui-même qui
disait : « Ce n’est pas un film, mais un squelette de film » ? C’est ainsi que
l’on est davantage intéressé par les intentions de Bresson que par son travail.
Les Dames du bois de Boulogne est un exercice de style comme Madame de…

1.  Cette maxime aurait été écrite vers 1920 par le poète français Pierre Reverdy (1889‑1960), pour
une pièce non représentée. « Elle figure dans Les Dames du bois de Boulogne comme un hommage
à ce grand poète et à ce grand ami », dira Jean Cocteau (Carrefour, 19 octobre 1945), qui la citera
souvent dans ses écrits, entretiens et discours, au point de la faire sienne.
Ouragan sur le Caine d’Edward Dmytryk 87

(le livre). Mais si chez Louise de Vilmorin1 c’est l’aisance et la facilité qu’il
convient d’abord d’admirer, chez Bresson, au contraire, c’est l’obstination et
le très laborieux travail d’épuration qui forcent le respect.
Il me semble que le Journal d’un curé de campagne, dont chaque plan a la
qualité d’une poignée de terre, de terre bernanosienne, est le meilleur film
de Bresson. Il nous faut attendre La Princesse de Clèves 2, qu’il tournera l’an
prochain, pour connaître enfin la vraie personnalité de Robert Bresson, pour
apprécier toute la mesure de son talent, privé, cette fois, d’un carcan nommé
successivement : Giraudoux, Cocteau et Bernanos.
françois truffaut

Ouragan sur le Caine d’Edward Dmytryk


Arts no 484, 6‑12 octobre 1954

L’action se passe pendant la Seconde Guerre mondiale sur le navire Le


Caine. Le commandant de ce bateau présente, à la faveur de divers incidents,
tous les symptômes sinon de la folie, du moins de la paranoïa aiguë ; les offi-
ciers puis l’équipage ne tardent pas à être convaincus de son ­irresponsabilité
mentale. Au cours d’un ouragan, comme le commandant ordonne une
manœuvre qui compromet la vie du navire, le second s’empare du comman-
dement en vertu de l’article 184 du Code de l’officier de marine, et ramène
le navire à bon port. Le commandant du Caine ayant été reconnu sain d’es-
prit par une commission psychiatrique, son second est considéré comme un
mutin et déféré devant le conseil de guerre. Sa cause semble perdue jusqu’à
ce que le commandant, venant témoigner, se trahisse. Sa manie de la persé-
cution, son inquiétude, son besoin de domination, sa névrose enfin, appa-
raissent en clair derrière chacun de ses propos. Il est révoqué de la marine et
le second est acquitté.
Certains comparent fort justement Edward Dmytryk à André Cayatte. En
effet, chez le réalisateur de Crossfire comme chez celui d’Avant le déluge, on
remarque la même ambition : faire des films qui démontrent. Les deux réalisa-
teurs ont en commun les mêmes défauts : absence de goût, absence d’habileté
technique, absence de sensibilité, la direction d’acteurs laissée au hasard du

1.  Femme de lettres française (1902‑1969). Auteur, entre autres, de Madame de… (qui fut adapté
par Max Ophuls) et de La Lettre dans un taxi, elle a travaillé aussi pour le cinéma, comme actrice
et en tant que scénariste et dialoguiste (Les Amants de Louis Malle…).
2.  Le roman de Madame de La Fayette sera, dans un premier temps, adapté par Albert Camus.
« Je travaille pour un nommé Bresson à des dialogues de La Princesse de Clèves. Ça m’abrutit, tant
c’est dérisoire. Mais j’avais besoin de cet argent », écrit l’écrivain à son ami René Char, le 25 mai
1954 (Correspondance 1946‑1959, Gallimard, 2007). Resté sans suite, le projet sera repris et mené
à bien par Jean Delannoy en 1960, avec Jean Cocteau comme adaptateur.
88 Chroniques d’Arts-Spectacles

talent de ceux-ci. Cependant Ouragan sur le Caine 1, revenu de Venise chargé de


lauriers, risque bien d’être le meilleur film de Dmytryk dans la mesure où le scé-
nario est supérieur à ceux de Crossfire, Give Us This Day, Murder, My Sweet, etc.
On ne manquera pas d’évoquer Tant qu’il y aura des hommes à propos
d’Ouragan sur le Caine. Ici comme là on reconnaît le naïf désir d’Hollywood
d’accéder au cinéma intellectuel par le truchement du best-seller de l’année.
Mais si le film de Dmytryk semble plus intéressant que celui de Zinnemann,
c’est que le scénario en est réellement plus original et que les bonnes scènes
y sont meilleures si les mauvaises sont pires. Il est probable que le plaisir que
l’on prend à Ouragan sur le Caine provienne de l’imprécision des auteurs
quant à ce qu’ils entendent nous démontrer.
Notre sympathie de spectateur oscille de l’un à l’autre des personnages de ce
drame pour se fixer sur celui qui nous semble en mauvaise posture, et ce n’est
jamais le même. Le film achevé, on ne sait plus que penser de ce commandant
– admirablement interprété par Humphrey Bogart – s’il est fou ou si, avec le
second, nous avons commis l’erreur de le croire tel. La couleur n’est pas plus
qu’acceptable, et la distribution inégale. Les vedettes, fortes de leur métier,
sont excellentes  : José Ferrer, Humphrey Bogart ; Fred MacMurray et Van
Johnson le sont moins. Quant au jeune officier et sa fiancée, dont on apprend
au générique que ce sont les débuts à l’écran, ils sont proprement exécrables.
Grâce à deux morceaux de bravoure, l’ouragan et le témoignage du com-
mandant, Ouragan sur le Caine peut être vu sans regrets.

françois truffaut

Le Rose et le Gris
Arts no 488, 3‑9 novembre 1954

Avec une belle constance revient semestriellement sur le tapis critique le


faux mais fameux problème de l’adaptation. L’adaptation fait-elle ou non le
larron ? Et chacun d’y aller de sa petite idée. Historiquement, je distinguerai
trois stades :

1o De 1900 à 1943, on adapte à tour de bras, sous les huées de la critique
et du public averti : « Si vous avez lu le roman, vous serez déçu. »
2o De 1943 à 1950, c’est le règne de « l’adaptation intelligente ». Jean
Aurenche et Pierre Bost, littérateurs eux-mêmes, suscitent une série de
chefs-d’œuvre – ou de films décrétés tels – et opèrent cette révolution :

1.  Titre original : The Caine Mutiny.


Le Rose et le Gris 89

la fidélité à la lettre ne compte plus, mais seulement celle, plus subtile, à


l’esprit.
3o De 1951 à nos jours. La critique enfin s’avise que, pour séduisant qu’il
soit, le programme d’Aurenche et Bost est loin d’avoir tenu ses pro-
messes et, à la faveur de demi-ratages, se prend à douter rétrospective-
ment à la « fidélité à l’esprit » de films comme Le Diable au corps de
Claude Autant-Lara ou de La Symphonie pastorale de Jean Delannoy.

La première séquence du Rouge et le Noir offre un curieux exemple de


déplacement puisqu’il s’agit de la déclaration faite par Julien aux jurés qui
vont le condamner, scène qui trouve sa place exacte dans les trente dernières
pages du roman. Ainsi, dès la première minute, le film se présente comme un
seul retour en arrière démentant ainsi l’exergue de Saint-Réal placé en tête du
livre : « Un roman, c’est un miroir qu’on promène le long d’un chemin » ;
le film, dès lors, ne sera plus qu’un chemin que l’on promènera devant un
miroir. Le Rouge et le Noir comme La Chartreuse de Parme étant d’abord les
livres d’un conteur, le déroulement de l’action y est chronologique.
Il n’est pas une situation, pas un thème, pas un motif dans le premier
volume du roman qui ne trouve dans le second tome sa répétition, sa cor-
respondance, sa rime. Puisqu’il était impossible de tout transposer à l’écran
– une adaptation à peu près fidèle demanderait douze heures de projection –,
on pouvait espérer qu’Aurenche et Bost respecteraient en tout cas l’ossature
du livre en conservant précisément la construction stendhalienne. Il n’en
est rien, hélas ! ou presque. À vrai dire, il n’y a plus de première partie dans
le film. Elle est devenue un schéma. Les cent cinquante premières pages du
livre font l’objet non pas de scènes, mais de plans assez brefs, chacun d’eux
contenant la valeur d’un chapitre, extraordinairement comprimé.
Devant une succession de plans résumant l’arrivée de Julien, la présentation
aux enfants, les « propositions » d’Élisa, la main saisie de Mme de Rênal, les
lettres anonymes, le départ de Julien, on se prend à évoquer ces burlesques
du muet où, par le sortilège de l’accéléré, une maison de six étages se bâtissait
dans le même temps qu’un des ouvriers se roulait une cigarette. Et cepen-
dant, de cette première partie du film, une dizaine de personnages ont disparu :
Mme  Derville, M.  Valenod, M.  de Moirod, M.  Appert,  etc. Dès la onzième
page du livre, il est question du marquis de La Mole qui, en une lettre adressée
au curé Chélan, se révèle l’ennemi de M.  de Rênal comme Mathilde de La
Mole, plus tard, au terme de l’histoire, sera l’ennemie de Mme de Rênal. Cette
« rime » a disparu, comme du reste la scène qui nous montrait Julien entrant
dans l’église de Verrières et trouvant un morceau de papier : « “Détails de l’exé-
cution et des derniers moments de Louis Jenrel exécuté à Besançon le…” […]
Qui a pu mettre ce papier là ? dit Julien. Pauvre malheureux, ajouta-t‑il avec un
soupir, son nom finit comme le mien ! » De n’avoir pas conservé cette première
90 Chroniques d’Arts-Spectacles

scène à l’église ni la seconde où, dans la cathédrale de Besançon, Mme de Rênal


retrouve Julien et s’évanouit à sa vue, ôte à la troisième partie – celle du coup
de feu sur Mme de Rênal – l’essentiel de sa signification puisque le destin de
Julien se noue et se boucle à l’intérieur de l’église de Verrières.
De même, les trois scènes d’échelle dont seule la dernière subsiste. Il
était important que Julien visitât nuitamment Mathilde, comme auparavant
Mme de Rênal : « Il alla reconnaître la situation et le poids de l’échelle. C’est
un instrument, se dit-il en riant, dont il est dans mon destin de me servir, ici
comme à Verrières. »
Pour en terminer avec l’adaptation proprement dite, je signalerai quelques
petits changements radicaux parfaitement inexplicables :
Dans le livre, les enfants Rênal ne voient pas arriver Julien. Ici c’est le
contraire.
Dans le livre, la première lettre anonyme est composée par M. Valenod et
la seconde par Julien et Mme de Rênal, sur le papier à lettres de M. Valenod.
Ici, c’est Élisa l’anonymographe.
Dans le livre, on demande à Julien, lorsqu’il arrive au séminaire, de se
choisir un confesseur. Ici c’est lui qui demande  : « Je peux choisir mon
confesseur ? »
Dans le livre, Julien ignore les lettres que Mme de Rênal lui a écrites au
séminaire. Ici l’abbé les lui montre et les lui fait brûler. Pourquoi ces change-
ments ? Si l’on cherche à les justifier, on ne trouve que des raisons mesquines
ou basses  : par exemple qu’Aurenche et Bost se sont complu à « amélio-
rer » Stendhal. En adaptation, il n’est pas de règles. Au fond, on peut tout
se permettre, sauf le rapetissement de l’œuvre adaptée. Après l’adaptation,
les dialogues concourent à l’affadissement de l’œuvre. M. de Rênal : « Sorel,
allez me chercher mes lunettes et, pendant que vous y êtes, amenez-moi aussi
mon journal. » Julien, à l’abbé Pirard : « On dit que vous n’avez rien mis de
côté pendant les dix ans que vous avez passés au séminaire. » Le texte de la
première lettre anonyme : « Le petit paysan que vous avez introduit couche
avec votre femme » est à la fois une vulgarité inutile et une invraisemblance
psychologique.
Le film devient quelque chose comme Le Rose et le Gris 1 car, tout étant
dilué, ce qui était chez Stendhal infâme ou sublime devient ici rusé ou délirant.
Le cinéma a de commun avec l’amour qu’il ne connaît jamais de lois,
aussi bien n’eussé-je pas songé à disséquer Le Rouge et le Noir si Autant-Lara,
Aurenche et Bost nous avaient offert un chef-d’œuvre.
Mais Le Rouge et le Noir est un film important en ce qu’il sonne le glas
d’une forme de cinéma de scénaristes. Jean Aurenche et Pierre Bost, après

1. Allusion à cette adaptation édulcorée du Rouge et le Noir de Stendhal, cité par Truffaut en
exergue de cet article : « Ils ne savent toucher le cœur qu’en le froissant. »
Le Rouge et le Noir (suite) 91

Jacques Prévert, ont introduit dans le cinéma français la notion de « qualité »


dont on mesure aujourd’hui les limites. Films d’équipes, où le rôle des scéna-
ristes est primordial, La Symphonie pastorale, Le Diable au corps, Jeux interdits,
Le Blé en herbe et Le Rouge et le Noir sont des films de qualité. En revanche, Le
Carrosse d’or, Journal d’un curé de campagne, Les Vacances de monsieur Hulot
sont davantage et mieux que cela : des films d’auteur. Vive donc Renoir, Bres-
son, Cocteau, Becker, Tati, Gance et Ophuls : notre génération sera d’abord
celle des metteurs en scène.
françois truffaut

Le Rouge et le Noir (suite)


Arts no 489, 10‑16 novembre 1954

Dans Le Figaro littéraire, Henri Martineau remarque très justement que


Julien Sorel est devenu à l’écran un « Monsieur Ripois 1830 » : « La faute
en incombe avant tout aux dialoguistes qui se sont acharnés à faire de
Julien un personnage sournois, vindicatif, sans aucune sincérité1. » En
revoyant une seconde fois le film, on s’aperçoit que le personnage inter-
prété par Gérard Philipe n’est pas Julien Sorel mais plutôt le frère jumeau
de François du Diable au corps (le film) et de Phil du Blé en herbe (le film).
Au-dessus des romans adaptés, les héros véritables –  ceux des romans  –
forment une ronde autour d’un personnage, toujours le même, et auquel
ils refusent de s’identifier : Julien, François, Phil : ce sont tous des révoltés,
des sournois, des insincères et ce qui est plus grave  : des inconscients.
Tout se passe comme si les « adaptateurs », triant le bon grain de l’ivraie,
prenaient à leur compte le bon grain, laissaient –  sous l’objectif devenu
microscope – se débattre leurs personnages, devenus des insectes « inté-
ressants à étudier ». Par ailleurs, l’anticléricalisme de Stendhal me paraît
rigoureusement incompatible avec celui de Claude Autant-Lara, Aurenche et
Bost. Stendhal oppose à un monde mort un monde débordant de vitalité, et
cela en déployant, dans les attaques contre l’Église et la religion, une verve qui
en assure l’efficacité. La collaboration d’Autant-Lara, d’Aurenche et Bost, de
Douce jusqu’au Rouge et le Noir, en passant par Le Diable au corps, L’Auberge
rouge et Le Blé en herbe, a créé un anticléricalisme frénétique, obsessionnel,
crispé, assez proche dans sa formulation de la rancune des défroqués. Cela
demeure théorique, systématique, donc sans effets, aux antipodes en tout cas
de la verve stendhalienne.

1. « Le Rouge et le Noir à l’écran… Et Stendhal, une fois de plus, n’a pas de chance avec le cinéma »,
Le Figaro littéraire, 6 novembre 1954.
92 Chroniques d’Arts-Spectacles

Cette crispation, on la retrouve dans la mise en scène et la direction


des acteurs ; elle est une constante du style de Claude Autant-Lara. Le
jeu des acteurs est mécanisé, automatique, outré jusqu’à la caricature. Les
personnages sont toujours analysés dans leurs défaillances, jamais dans
leurs élans. Le beau rôle, on se le réserve de l’autre côté de la caméra,
mais sur l’écran tout n’est que noirceur, lâcheté, bassesse (cf. M. de Rênal,
le marquis de La Mole et même les personnages de premier plan). Si les
« jeunes » conservent malgré tout quelque allure au détriment de leurs
aînés, c’est en référence à l’esthétique prévertienne des « enfants qui
s’aiment » chère au cinéma français, bien éloignée elle aussi de l’esprit
stendhalien1.
Dans Le Rouge et le Noir tout est morne, mort ; des cadavres élégants se
promènent dans des décors de salles de bains, meublés de réfrigérateurs, en
un univers de matière plastique. Tout cela est glacial, funèbre. Et soudain nous
découvrons que ce style malaisé à définir nous est familier depuis la vogue
des théâtres de la rive gauche : Claude Autant-Lara est, de toute évidence, le
Ionesco du cinéma, mâtiné d’Adamov. C’est pourquoi, joué par des marion-
nettes dépourvues de cœur, Le Rouge et le Noir est d’abord et essentiellement
un film sans âme.
françois truffaut

Roméo et Juliette de Renato Castellani 2


Arts no 492, 1er-7 décembre 1954

L’œuvre de Renato Castellani offre tous les avantages du néoréalisme sans


les inconvénients. Ses films sont pleins de verve, de santé, de spontanéité,
mais ils ne sont pas la résultante d’une conception amateuriste du cinéma. Si
l’on excepte Roberto Rossellini, qui s’est créé un style bien à lui, Castellani
est peut-être le seul cinéaste italien à ne pas mépriser la technique, le seul en
tout cas à en user magistralement. C’est à ce souci de la perfection formelle
qu’il doit d’avoir pu entreprendre et mener à bien une entreprise aussi excep-
tionnelle que son Roméo et Juliette.
Roméo et Juliette est un film néoréaliste dans la mesure où il est conçu et
dirigé suivant les règles d’un réalisme renouvelé. Contrairement à ce que
peuvent imaginer certains de nos confrères, le néoréalisme ne consiste pas

1.  Truffaut fait ici référence au tandem formé par Jacques Prévert et Marcel Carné depuis Drôle de
drame (1937). Les Portes de la nuit (1946) a révélé les deux chansons célèbres de Prévert et Joseph
Kosma, Les Feuilles mortes et Les Enfants qui s’aiment.
2. Cet article est paru en fait sous le titre  : « Le film de Castellani », dans un dossier anonyme
intitulé « Roméo et Juliette à l’écran ».
Roméo et Juliette de Renato Castellani 93

à montrer des mendiants qui aspirent à la richesse et des prostituées candi-


dates au suicide, en usant d’une technique hasardeuse et d’une photo la plus
laide possible (pour faire plus vrai). Le néoréalisme est une nouvelle vision
des choses et des gens et surtout une façon neuve de les montrer ; cette
nouveauté n’implique ni le misérabilisme quant au fond, ni la négligence
quant à la forme.
On voit que ce n’est pas nous qui reprocherons à Castellani le choix de
son sujet ni la façon dont il l’a traité. Entre l’académisme glacial de Laurence
Olivier et la fougueuse intelligence d’Orson Welles se situera désormais la
belle œuvre de Castellani, qui peut se définir comme l’or sous la plume de
Jean Cocteau : « … chaud, froid, clair, sombre, incorruptible1. » Tourné à
Vérone, pour les extérieurs, à Londres pour les intérieurs, Roméo et Juliette
est le film le moins italien et le moins anglais qui fût jamais tourné. On
parlera du souci de plasticité qui a animé Castellani, certains évoqueront
Pisanello, d’autres les Flamands et surtout Vermeer. Ce serait restreindre
ce film que de s’arrêter à des comparaisons picturales. Habillés par Leonor
Fini, les acteurs se meuvent dans des décors de Giorgio Venzi – quand ce
n’est pas dans Vérone – extraordinairement dirigés par Castellani, qui sait
la valeur d’un regard, d’une pression de main, d’une inclinaison du visage.
Un tel travail a la précision et le fini des dentelles les plus rares. Le moindre
geste est réglé à un centimètre près. De même les cadrages et les mouve-
ments d’appareil.
Depuis Le Carrosse d’or de Jean Renoir on attendait vainement d’autres
films où le Technicolor dans sa moindre nuance répondrait avec une telle
fidélité aux désirs du metteur en scène ; là s’arrête la comparaison avec Le
Carrosse d’or car les teintes recherchées ici sont les couleurs intermédiaires ;
il y a une infinité de beiges, de marron, de verts et de gris inconnus jusqu’alors
à l’écran. Susan Shentall est une merveilleuse Juliette et Laurence Harvey un
Roméo très acceptable. Tous les acteurs ont manifestement été choisis en
fonction de leur visage et de leurs attitudes. La photo due à Robert Krasker
est parfaite.
Le néoréalisme mène à tout à condition d’en sortir ; c’est le propre des
maîtres que de s’évader les premiers des écoles qu’ils ont créées ; après
Roberto Rossellini, Renato Castellani nous en apporte une nouvelle confir-
mation. Grâce à ces deux créateurs, il y aura encore de beaux jours pour le
cinéma italien.
françois truffaut

1.  Dialogue tiré du film Les Dames du bois de Boulogne de Robert Bresson.
94 Chroniques d’Arts-Spectacles

Jules Dassin et le Rififi

Arts no 494, 15‑21 décembre 1954

La sortie à Paris, en 1947, de La Cité sans voiles (Naked City) nous fit
connaître le nom de Jules Dassin. Naked City était un film policier à caractère
documentaire, tourné presque entièrement en décors naturels et, pour les
extérieurs, dans les rues de New York. Ce n’était pas la première fois que l’on
tournait dans les rues aux États-Unis, mais cette fois il n’y avait pas de barrages
de police, pas de sunlights et pas d’attroupements. Les caméras étaient dissi-
mulées dans des voitures qui suivaient les acteurs – peu connus –, lesquels se
promenaient dans la rue, couraient, en un mot jouaient, mêlés à la foule des
passants. Renseignements pris, on sut que Jules Dassin avait tourné d’autres
films, cinq pour être précis, dont seul l’amusant Fantôme de Canterville 1 devait
sortir en France. Dès Naked City, chaque nouveau « Dassin » était impa-
tiemment attendu ; cette attente ne fut jamais déçue, bien au contraire. Ce
furent Les Démons de la liberté (Brute Force) qui racontait une révolte dans
une prison, Les Bas-Fonds de Frisco, sur les camionneurs à San Francisco, et
surtout Les Forbans de la nuit, qui est très nettement le meilleur de ces films.
Tourné dans Londres selon les mêmes principes que La Cité sans voiles,
mais de nuit et avec une intrigue plus romanesque, Les Forbans de la nuit nous
montrait Richard Widmark, aventurier mégalomane courant dans les rues de
la ville, cherchant désespérément à monter une affaire « sensationnelle », la
ratant de justesse et mourant abattu par des gangsters. La plus belle idée du
film était celle-ci : Widmark avait toute sa vie vécu aux crochets de Gene Tier-
ney ; sa tête était mise à prix et tout espoir d’échapper aux tueurs était vain, il
s’élançait au-devant de ceux-ci en criant : « C’est elle qui m’a dénoncé », afin
qu’on donne la prime à la femme qui avait gâché sa vie pour lui. Il me souvient
même qu’avant de mourir, il disait : « C’est la première fois de ma vie que je
réussis une affaire2. » Un véritable souffle épique – que la fin de Naked City
et certaines scènes des Bas-Fonds de Frisco avaient laissé pressentir – traversait
ce film, qui rencontra cependant moins de succès que les précédents.
Ayant refusé de « converser » avec McCarthy 3, Jules Dassin se trouva sans
emploi et décida de venir travailler en France. Cela n’alla pas sans difficultés. Il

1.  The Canterville Ghost de Jules Dassin et Norman Z. McLeod (1944), sorti en France en 1950.
2.  Truffaut déforme légèrement le déroulement des faits. Dans le film, Mary (Gene Tierney) vient
retrouver Harry (Richard Widmark) dans sa planque et lui donne de l’argent pour l’aider à s’enfuir.
Se sachant perdu, Harry lui suggère de le dénoncer afin de toucher la prime de 1000 £. « Pour la
première fois de ma vie, lui dit-il, j’ai un plan sans faille. » Pour donner du crédit à ce scénario, il
sort de sa planque en hurlant : « Elle me livre ! Elle me vend pour 1000 £ ! »
3.  Dénoncé par Edward Dmytryk devant la Commission des activités anti-américaines, Jules Das‑
sin fut soupçonné d’être un sympathisant du Parti communiste américain et placé sur liste noire.
Jules Dassin et le Rififi 95

devait mettre en scène L’Ennemi public numéro un, dont Fernandel et Zsa-Zsa
Gabor étaient les vedettes. Sur un télégramme menaçant d’Hollywood, la star
américaine refusa de tourner si Dassin réalisait le film, Fernandel « suivit »
et l’auteur des Forbans de la nuit se retira, cédant sa place à Henri Verneuil
qu’une telle succession n’intimida point.
On se demanda dès lors si Jules Dassin pourrait tourner chez nous. Un
second projet, Du rififi chez les hommes, d’après un roman argotique dans la
tradition Grisbi, aboutit celui-là et se trouve même en voie d’achèvement.
On m’avait dit  : « Vous allez voir Dassin ? Vous n’en tirerez pas trois
mots. C’est un grand cinéaste peut-être, mais à l’égard des journalistes il est
d’une désinvolture qui frise la grossièreté. » Dans la presse, des échos peu
tendres confirmaient ces dires. Je n’en ai que plus de satisfactions à affirmer
ici que M. Jules Dassin est un homme exquis, d’une courtoisie parfaite et d’un
commerce à la fois instructif et agréable. Au cours des trois visites que j’ai
faites au studio de Courbevoie ou en extérieurs dans Paris, j’ai pu échanger
avec lui quelques phrases entre deux prises de vues. Dans un « français »
de fraîche date mais honnête, mélangé de parler Grisbi (forcément), il m’a
assuré que le tournage dans les rues n’offrait pas plus de difficultés à Paris qu’à
Londres ou qu’à New York. Oui, il est très satisfait du scénario, dont il a fait
lui-même l’adaptation avec Auguste Le Breton, auteur du livre. Comme celle
des Forbans de la nuit, l’action du Rififi est très « ramassée ». Préparation du
cambriolage d’une bijouterie, le cambriolage, vol des bijoux par une bande
rivale, règlements de comptes, cadavres hugoliens : Fin.
La scène la plus étonnante que j’aie vu tourner se déroulait à la station de
métro Port-Royal. Le trafic était normal. La caméra était sur le quai, légère-
ment en retrait de l’escalier. Les métros se succédaient normalement, sans que
les voyageurs qui en descendaient puissent s’apercevoir de quoi il retournait
(si j’ose dire). Par contre, les voyageurs arrivant sur le quai pour prendre le
métro ne tardaient pas à découvrir la caméra et à la regarder bien en face – ce
qu’il ne faut pas faire.
Mais ils ne se doutaient pas une seconde qu’on ne les filmait que lorsque
le train arrivait en gare, c’est-à-dire au moment précis où il leur fallait détour-
ner leur regard de l’objectif, sous peine de rater leur métro, luxe qu’aucun
Parisien ne s’offre plus. De plus la caméra, au moment où le train stoppait,
suivait en « panoramique » Jean Servais, qui montait l’escalier, réfléchissait
et redescendait sur le quai tandis que montaient à leur tour les voyageurs
figurants bénévoles puisque involontaires.
Il y eut encore des scènes de nuit à Pigalle, des scènes de jour à Belleville,
bref dans tous les quartiers, ou presque, de Paris.
De cet océan de films « noirs » sortis, en tournage ou en préparation, seul
à ce jour surnage l’excellent Touchez pas au grisbi de Jacques Becker. Espé-
rons que le public, s’il se lassera vite de Lemmy Caution et de ses acolytes,
96 Chroniques d’Arts-Spectacles

ne boudera pas ce film que l’on appelle déjà familièrement Le Rififi et dont il
semble réellement que ce sera un « thriller » pas comme les autres.

françois truffaut

Ali Baba et les Quarante Voleurs de Jacques Becker


Arts no 495, 22‑28 décembre 1954

« Il était une fois, dans une petite ville d’Orient, un homme satisfait parce
qu’il conduisait son âne à son gré… Il s’appelait Ali Baba… » Ali Baba, c’est
Fernandel dans le nouveau film de Jacques Becker, adapté par lui-même,
Marc Maurette et Cesare Zavattini, du conte fameux des Mille et Une Nuits.
Lorsqu’Ali Baba aura, par le plus grand des hasards, découvert l’existence
des quarante voleurs et de leur caverne emplie d’or et de pierreries, il pourra,
grâce à un petit « prélèvement », devenir l’homme le plus riche de la ville,
envoyer au diable son maître Cassim et « affranchir » la belle Morgiane dont
il est épris. Le chef des voleurs – déguisé en mendiant – et Cassim choisiront
pour accomplir leur vengeance le soir où Ali Baba épouse Morgiane. Mais
Ali, assisté des habitants de la ville qui sont autant d’amis reconnaissants,
triomphera et, décidant de partager ses richesses, il conduira tout ce monde
devant la caverne. On devine la suite : c’est une ruée sauvage à la suite de quoi
Morgiane vient « récupérer » son Ali Baba, évanoui au milieu de la caverne
dévastée, pillée. Juché sur son âne, Morgiane trottant à ses côtés, Ali Baba
s’éloigne vers une vie toute de pauvreté et de bonheur.
Il serait malvenu de discuter l’adaptation de ce conte. Ne déplorons pas,
cette fois, une infidélité dont la nécessité est évidente. Il fallait, au départ
de l’entreprise, adopter un parti pris, convenir d’un style. Jacques Becker a
choisi la farce marseillaise. En effet, à part Dieter Borsche (Abdul, le chef des
voleurs) qui est allemand et Samia Gamal (Morgiane) qui est égyptienne,
tous les acteurs de ce film sont marseillais : Fernandel, Henri Vilbert, Del-
mont, Ardisson,  etc. C’est donc sous le signe de la bonne humeur que se
place Ali Baba.
Ali Baba est un palier important dans l’œuvre de Becker, d’abord parce
qu’il s’agit de son premier film en couleurs, ensuite parce qu’il fut l’occasion
de s’essayer à un genre inconnu pour lui jusqu’alors : la comédie-farce.
Ali Baba n’est pas un film « ambitieux », c’est un divertissement réussi.
Réussite technique : la couleur (procédé Eastmancolor) est irréprochable et
d’un goût parfait. Les extérieurs, tournés au Maroc1, donnent un côté « wes-

1.  Principalement à Agadir, Taroudant et Ouarzazate.


Rebecca d’Alfred Hitchcock 97

tern » inhabituel dans les films français. Ali Baba est une longue suite de
prouesses techniques, c’est avec Monsieur Ripois de René Clément et Touchez
pas au grisbi du même Jacques Becker, le film français le mieux mis en scène
de l’année.
Il faut bien mentionner quelques points faibles  : d’abord l’interpréta-
tion très insuffisante d’Henri Vilbert, puis la musique de Paul Misraki trop
« Gaumont-Palace » à mon gré et enfin la construction trop peu rigoureuse
du scénario. Mais ce ne sont que des détails, le travail de Becker et l’interpré-
tation de Fernandel dominant le reste du film.
Fernandel, comme Gabin, Michel Simon, ou naguère Raimu et plus géné-
ralement comme tous les acteurs venus au cinéma par le music-hall, est arrivé,
après vingt-cinq ans de métier, à une sûreté de soi, une connaissance de ses
possibilités, un sens de l’efficacité extraordinaires ; chaque mimique, chaque
grimace, l’angle d’ouverture de la bouche sur la fin d’une phrase, l’abaisse-
ment complice d’une paupière, tout est mesuré au millimètre. On peut ne pas
aimer cela, mais comment ne pas reconnaître qu’il y a là une technique de
l’achevé, de la perfection qui force le respect et l’admiration ? Samia Gamal
est charmante, Dieter Borsche est à la fois terrifiant et bonhomme.
Au terme de cette année, il convient peut-être de remarquer que l’on doit
à Jacques Becker les deux meilleures soirées (cinématographiques françaises)
pour 1954. L’année s’est ouverte sur son excellent Touchez pas au grisbi, elle
s’achève par son Ali Baba, qui est aussi un beau cadeau de Noël aux enfants
de France… et d’ailleurs.
En dépit de leur diversité apparente, le Grisbi, gris et noir, et Ali Baba,
rouge et or, se rejoignent par l’affection continue que Jacques Becker porte
à ses personnages.
françois truffaut

Rebecca d’Alfred Hitchcock


Arts no 495, 22‑28 décembre 1954

C’est une reprise importante que celle du premier film américain d’Alfred
Hitchcock. Dès sa sortie1, Rebecca se montrait à la fois supérieur au roman
à succès dont il est tiré, supérieur aussi aux films que le même Hitchcock
avait réalisés dans son Angleterre natale. Il n’empêche qu’à la lumière des
douze ou treize films américains du même auteur sortis depuis 1945, les
« Hitchcockiens » attentifs goûteront mieux en sa reprise cette Rebecca qui

1.  Adapté en 1939 du roman éponyme de Daphné Du Maurier, Rebecca n’est sorti en France que
le 22 mai 1947.
98 Chroniques d’Arts-Spectacles

préfigure de façon extraordinairement précise Soupçons et surtout Under


Capricorn 1, généralement considéré comme son chef-d’œuvre. Dès ce pre-
mier film hollywoodien apparaissent les thèmes que l’on retrouvera ensuite
dans tous les « Hitchcock seconde période » : du soupçon, de la fascination
d’un être sur un autre, du salut par l’aveu d’un secret. On attend impatiem-
ment la reprise d’un autre film d’Hitchcock  : Notorious (Les Enchaînés). Il
faut avoir vu Rebecca, il faut surtout l’avoir revu.
f.  t.

Le jeu des boîtes


Arts no 496, 29 décembre 1954‑4 janvier 1955

Avant que les chroniques cinématographiques soient pleines des louanges


de Jean Renoir et de son nouveau film, French Cancan, qu’il vient d’achever
de tourner cette semaine, j’aimerais « faire le point » sur Le Carrosse d’or
qui, pour n’avoir enchanté ni la presse ni le public, ne m’en apparaît pas
moins comme le film le plus important d’une œuvre déjà longue et reconnue
essentielle.
À vrai dire, la critique, devant Le Carrosse d’or, ne fut pas exactement défa-
vorable mais déconcertée et jusqu’en ses éloges embarrassée. Pourquoi Jean
Renoir avait-il tourné ce film ? Qu’avait-il voulu dire ? Un critique américain
compara Le Carrosse d’or à ces boîtes que l’on ouvre, à l’intérieur desquelles
on trouve une autre boîte que l’on ouvre et ainsi de suite. Et Renoir de nous
dire  : « Remarquez que ce critique m’a fait très plaisir en disant cela ; lui
considère que c’est un défaut et qu’un film ne devrait pas être fait ainsi ; moi,
personnellement, je trouve cela très intéressant, le jeu des boîtes2. »
Le début du Carrosse d’or nous présente en effet un rideau qui se lève sur
un second rideau qui se lève à son tour sur un escalier à trois paliers, l’entre-
sol n’étant autre chose que la scène du théâtre. Nous sommes à ce moment
spectateurs de théâtre. Un travelling nous entraîne de notre fauteuil sur la
scène puis, au premier étage, dans les appartements royaux. Alors seulement
nous sommes au cinéma. On songe à cette boutade de Dali : « On frappe les
trois coups. Le rideau se lève sur un second rideau peint par Salvador Dali. »
Le Carrosse du Saint-Sacrement de Prosper Mérimée étant une saynète,
la Périchole3, personnage principal de cette pièce, étant une comédienne, il
était normal qu’un film inspiré de ce texte se déroulât dans un climat drama-

1.  Sorti en France, le 15 septembre 1950, sous le titre : Les Amants du Capricorne.
2. Jacques Rivette, François Truffaut, « Entretien avec Jean Renoir », Cahiers du cinéma no 35,
mai 1954.
3.  Personnage inspiré de la chanteuse et comédienne péruvienne Micaela Villegas (1748‑1819), sur‑
Le jeu des boîtes 99

tique participant à la fois du théâtre et de la vie. Là encore, les indications


de Jean Renoir nous sont précieuses : « Au point de vue du jeu des acteurs,
j’ai demandé à ceux qui représentaient des rôles dans la vie de jouer avec un
peu d’exagération, de façon à donner à la vie le côté théâtral me permettant
d’établir cette confusion1. » C’est pourquoi Le Carrosse d’or est construit
comme une pièce en trois actes. Le premier acte se termine sur la révérence de
Camilla au vice-roi. À la fin du second acte, nous revenons de nouveau dans
l’escalier-carrefour qui mène, selon le bon plaisir de l’objectif, à la Cour, dans
la ville ou sur la scène et subséquemment devant l’écran. Camilla, après avoir
humilié son amant royal, s’en va pour la corrida et s’adressant à la Cour – côté
Cour et côté public – « lorsque le second acte se termine et que Colombine
est seule, qu’elle est mise à la porte par ses maîtres, il y a une tradition que
vous semblez ignorer… les comédiens se mettent en rang et saluent ».
À ce moment, les dames de la Cour et les messieurs saluent Camilla-
Colombine, l’actrice, mais eux, les courtisans, ne sont que les comédiens du
film et non ceux de la commedia dell’arte. C’est donc, cette fois, Jean Renoir
qui s’adresse aux courtisans par l’intermédiaire d’Anna Magnani. De même
qu’à travers les courtisans, c’est peut-être à nous, public du film, que s’adresse
l’auteur nous priant d’applaudir les comédiens –  les vrais et les faux  – qui
tous l’ont si bien servi. L’action du Carrosse d’or trouve son dénouement sur
l’escalier fameux. Après le petit discours de l’Évêque – rédigé dans un fran-
çais plus châtié encore que celui de Mérimée – le film tout entier se retourne
comme un gant, mais le gant s’étant déjà retourné dès les premières minutes,
le voilà « à l’endroit » et tout rentre dans l’ordre. Un premier rideau tombe
devant les comédiens et la Cour. Un second rideau tombe devant lequel
vient prendre place Don Antonio, chef de la troupe de la commedia dell’arte,
« régal des têtes couronnées de la vieille Europe ». Don Antonio vient nous
saluer : « Mesdames et Messieurs, pour célébrer la victoire de Camilla sur
les intrigues de la Cour, j’aurais voulu vous présenter un mélodrame dans le
style italien, mais Camilla est en retard… Camilla… Camilla en scène… »
Camilla arrive ; Don Antonio s’adresse à elle : « Tu n’es pas faite pour ce
qu’on appelle la vie, ta place est parmi nous les acteurs, les acrobates, les
mimes, les clowns, les saltimbanques. Ton bonheur, tu le trouveras seulement
sur une scène, chaque soir pendant deux petites heures en faisant ton métier
d’actrice ; c’est-à-dire en t’oubliant toi-même. À travers les personnages que
tu incarneras, tu découvriras peut-être la vraie Camilla. »
Qui connaît un peu Jean Renoir ne peut qu’être frappé par le côté « tes-
tament artistique » de ces paroles. Avant la guerre, Jean Renoir jouait dans
ses films. Il y a renoncé aujourd’hui, mais il me plaît de penser qu’ici Don

nommée la Perricholi – déformation de perra chola (la chienne indigène) – par son amant le vice-roi
Amat. Son destin a été immortalisé par l’opéra-bouffe de Jacques Offenbach, La Périchole (1868).
1.  Jacques Rivette, François Truffaut, « Entretien avec Jean Renoir », op. cit.
100 Chroniques d’Arts-Spectacles

Antonio c’est lui. Le Carrosse d’or, avec sa longue et admirable séquence des
répétitions, est sans nul doute le seul film à traiter de l’intérieur le périlleux
sujet du théâtre, et selon la formule plus générale de Jean Renoir, l’art, le
métier du spectacle. Tombe le dernier rideau, les boîtes sont rentrées les unes
dans les autres. « L’intéressant jeu des boîtes » est terminé et si le public n’a
pas compris le « message », c’est que l’auteur l’a voulu ainsi. Le message du
Carrosse d’or, il nous l’a donné lui-même : « Ce désir de civilisation était le
grand moteur qui m’a poussé dans la fabrication du Carrosse 1. »
Si, par la construction du scénario, son extraordinaire ingéniosité, Le Car-
rosse d’or nous apparaît comme absolument neuf, la mise en place, la forme,
la mise en scène enfin, ici plus qu’ailleurs rigoureusement inséparable du
sujet, participent de cette nouveauté, de cette « modernité », a pu écrire
Jacques Rivette.
Bien avant que l’emploi en fût généralisé par Hollywood en 1940 (Orson
Welles, William Wyler), Jean Renoir avait coutume d’utiliser dans ses films
toute la profondeur de champ possible. On trouverait dans Tire-au-flanc
(1929), Boudu sauvé des eaux (1932), Madame Bovary (1934), de nombreux
exemples de mises en scène en profondeur. La Règle du jeu (1939) marque
l’aboutissement de cette technique portée à sa perfection. S’il existe de
nombreuses similitudes entre La Règle du jeu et Le Carrosse d’or (une femme
et trois hommes, une poursuite, maîtres et valets,  etc.), la mise en scène
est rigoureusement contraire. Dans Le Carrosse d’or, pas de travellings ou
imperceptibles, pas de « quatrième côté », pas de pivotements de l’objectif.
La caméra est fixée face à la scène du théâtre ou face à la scène à filmer et
elle enregistre. Le Carrosse d’or est absolument plat (je veux dire que la mise
en scène en est plane mais non plate). C’est un film à deux dimensions.
Tout s’y installe et se met en place par la hauteur – grâce à l’escalier – et
par la largeur. Cette mise en scène qui contredit si parfaitement les théories
critiques récentes du plan-séquence, de la continuité, etc. n’en marque pas
pour autant un retour à la vieille technique « cinéma art du montage »,
lancée par Malraux dans son Esquisse d’une psychologie du cinéma 2. Dans
Le Carrosse au contraire l’image est reine, le plan a son autonomie. Tout le
film est une suite de gestes. À chaque geste, chaque attitude, suffit son plan.
Renoir glisse de l’un à l’autre sans heurt, comme on feuillette un album
d’esquisses. Au lieu de partir de l’immobilité, à l’attitude prise, adoptée.
Le message du Carrosse d’or est aussi dans sa forme. Le « jeu de boîtes »
n’est pas qu’extérieur.

1.  Ibid.
2.  Texte écrit en 1939, publié dans la revue Verve no 8 (1940), puis aux Éditions Gallimard (1947),
dans lequel, selon Malraux, le découpage marque la naissance du cinéma en tant qu’art et valorise
les cinéastes soviétiques du cinéma muet, qui considéraient le montage comme la phase la plus
importante de l’écriture cinématographique.
Huis clos de Jacqueline Audry 101

C’est ainsi qu’il en va du Carrosse comme de Paludes 1 ; on en peut donner


toutes les définitions possibles sans se tromper. Tout est dans Le Carrosse
d’or. C’est par exemple l’histoire de quatre personnages qui cherchent leur
signification et la trouvent par la souffrance et l’apaisement ; le vice-roi aura
appris à souffrir de jalousie « comme un homme normal », Felipe trouvera
la paix dans l’exil volontaire, Ramon retournera dans l’arène et Camilla com-
prendra que sa place est sur les planches puisqu’elle « n’est pas faite pour ce
qu’on appelle la vie ». Il ne faut pas oublier le carrosse, objet d’ornement et
de convoitises, qui tombera entre les mains les meilleures, celles de l’Église,
et qui, de cette manière, servira enfin à quelque chose.
françois truffaut

Huis clos de Jacqueline Audry


Arts no 497, 5‑11 janvier 1955

Le théâtre de Jean-Paul Sartre n’est sans doute ni très beau ni très grand ;
encore a-t‑il le mérite d’être simple et intelligent (tout le monde peut le
comprendre).
Du film tiré de Huis clos par Pierre Laroche et Jacqueline Audry 2, il se
dégage pourtant une impression de puérilité mêlée de niaiserie. Pourquoi ?
Considérons d’abord l’adaptation. Huis clos est une pièce en un acte avec
quatre personnages dans un seul décor. Dans le volume I du Théâtre de Sartre
(NRF), Huis clos occupe cinquante pages. Pierre Laroche n’a pas conservé
la moitié de ces cinquante pages ; or, comme le film dure deux fois plus de
temps que la pièce et que l’on ne cesse d’y parler, il faut bien supposer qu’un
quart seulement du texte de ce film est de Sartre. Ce quart est le meilleur.
Quant au reste… nous y reviendrons.
Il n’existe pas de règles en matière d’adaptation si ce n’est celle élémentaire
de convenir au départ d’un parti pris, d’un style et de s’y tenir. Le parti pris
adopté par Pierre Laroche semble avoir été de « dédramatiser » la pièce, de
la « déthéâtraliser » afin d’en faire « du cinéma ». Pour cela, Pierre Laroche
a écrit une séquence d’introduction qui nous montre une douzaine de person-
nages – dont les trois héros de la pièce – sortant d’un ascenseur, remplissant
leur fiche à la réception d’un grand hôtel. Cela n’est certes pas très original,
mais permet d’inscrire sur l’affiche du film le nom d’une brochette d’acteurs
un peu connus. Seconde invention  : chacun des personnages de la pièce

1.  D’André Gide, 1895.


2.  Pierre Laroche (1902‑1962), scénariste et journaliste. Coauteur entre autres, avec Jacques Prévert,
du scénario des Visiteurs du soir, et des dialogues de la plupart des films de la réalisatrice Jacqueline
Audry (1908‑1977), son épouse.
102 Chroniques d’Arts-Spectacles

voyait de temps à autre des scènes de « la vie » le concernant et les décrivait
et commentait à ses compagnons. Pierre Laroche, toujours décidé à faire « du
cinéma », mais soucieux d’éviter le bon vieux procédé du retour en arrière
ou arrière-évocation avec commentaire « off », se refusant aussi l’audacieuse
solution de la fidélité absolue, a préféré imaginer qu’un écran de cinéma se
dessine dans le mur sur lequel se projettent les images que Sartre nous laissait
deviner et bien d’autres images inventées pour « améliorer » Sartre. Si les
très bonnes tirades de Garcin sur le sommeil, les paupières, la peur, la « vie
sans coupures », les meilleures répliques d’Inès sur la bouche de Garcin qui
« tourne comme une toupie », « je veux choisir mon enfer », ont disparu,
Pierre Laroche, en revanche, ne reculant devant aucun sacrifice, s’est offert
le luxe d’introduire des inventions « poétiques ». Exemple : la glace. « Pas
de glace, pas de fenêtre naturellement » (Huis clos, p.  116). Dans le film, il
y a glace et fenêtre. La fenêtre est une invention poétique parce qu’ouverte
sur les nuages. Quant à la glace, ah ! la glace… Garcin-Franck Villard passe
devant elle, mais son image ne s’y réfléchit pas. Parce qu’il est mort ! Pierre
Laroche doit être fier de cette trouvaille, la seule de tout le film. Malheureu-
sement elle est de Cocteau et avait bien plus d’allure dans Orphée. Le miroir
de Pierre Laroche ferait bien de réfléchir davantage avant de renvoyer les
images de Jean Cocteau1 !
Indépendamment de l’emprunt abusif qu’elle constitue, cette scène de
la glace a ceci de ridicule qu’on voit sur le plancher et les murs l’ombre de
Franck Villard répétée trois fois (en raison de la photo peu soignée). Si Garcin
n’a plus de reflet, comment peut-il avoir une ombre et surtout trois ombres ?
L’inexistence aussi précède-t‑elle l’essence ?
Le dernier plan de Huis clos est également emprunté à Cocteau. Ce lent
travelling vertical qui nous fait quitter la pièce par le plafond et qui se prolonge
très haut, c’est le dernier plan des Enfants terribles ! Il eût été absolument
salutaire pour le film que Jacqueline Audry s’inspirât elle aussi de Jean Coc-
teau pour la direction d’acteurs, la beauté des cadrages, le rythme du film et
le sens des mouvements d’appareils ! La mise en scène appelait également un
parti pris. Il s’en offrait plusieurs. Ou bien un découpage très saccadé, riche
en numéros, chaque changement de plan ponctuant les répliques (comme
l’Othello d’Orson Welles), ou bien au contraire des plans très longs où l’appa-
reil eût suivi de très près l’acteur récitant, voire déclamant son texte (comme
Under Capricorn d’Alfred Hitchcock). Voilà deux possibilités. Il y en avait
d’autres. Jacqueline Audry n’en a choisi aucune. Les plans sont très longs ou
très courts, sans raison. On passe du plan d’ensemble au plan moyen, du plan
moyen au gros plan et l’on recommence. On devine la hâte, la précipitation,

1.  « Les miroirs feraient bien de réfléchir un peu plus avant de renvoyer les images » (Le Sang d’un
poète, film de Jean Cocteau, 1930).
Le crime était presque parfait d’Alfred Hitchcock 103

le travail « à l’économie » ; la mise en place n’est pas faite, la scène insuffi-
samment répétée. La direction d’acteurs, le hiératisme de leur jeu évoquent
(toutes proportions gardées) ceux d’un CinémaScope biblique. La présence
d’Yves Deniaud donne au film un côté Leguignon garçon d’étage 1 assez inat-
tendu. Les spectateurs ne s’esclaffent pas sur le texte de Sartre ni même sur
celui de Laroche, mais sur le jeu des interprètes. Ne les accablons pas puisqu’il
est trop visible qu’on ne les dirigeait pas. Ils font ce qu’ils peuvent. Félicitons
Franck Villard d’avoir « pu » un peu plus que les autres.
La désinvolture, le recours permanent aux solutions les plus faciles et les
plus faussement audacieuses sur le double plan de l’adaptation et de la mise
en scène font de Huis clos un échec total et un film sans style. Les héros de
Sartre sont damnés de nouveau et cette fois dans l’enfer de l’adaptation.
« Les morts, les pauvres morts, ont de grandes douleurs2. »

françois truffaut

Le crime était presque parfait d’Alfred Hitchcock


Arts no 502, 9‑15 février 1955

Les hasards de la distribution faisant paraître sur les écrans le film d’Al-
fred Hitchcock quelques jours après celui d’Henri-Georges Clouzot, mes
confrères ne manqueront pas de se livrer au jeu commode des comparaisons
et, ce qui d’avance me chagrine, c’est la certitude que cela sera au détriment
de Dial M for Murder qui, en français, est devenu Le crime était presque par-
fait. Il n’est pas question ici de diminuer les mérites de Clouzot qui sont
immenses ; simplement ferais-je remarquer que Les Diaboliques reposent sur
une astuce alors que le film d’Hitchcock nous présente d’emblée l’assassin et
ses projets, on ne peut comparer équitablement qu’une première vision de
Dial M for Murder à une seconde vision des Diaboliques. On aura deviné que
ma préférence va au maître plutôt qu’à l’élève, si doué soit-il.
Connaît-on l’argument ? Craignant que son épouse infidèle mais fortunée
(Grace Kelly) ne le quitte, un joueur de tennis désargenté (Ray Milland)
projette de la tuer afin d’hériter. Usant de chantage, il persuade un aventurier
besogneux d’étrangler sa femme à l’heure précise où lui-même s’affichera
dans un club en compagnie de son rival, auteur de romans policiers (Robert
Cummings). Comment la situation se renversera, l’épouse tuant celui qui
venait l’assassiner, comment le mari parviendra à faire condamner à mort

1.  Au début des années 1950, Yves Deniaud interprète le personnage de Diogène Leguignon dans
deux comédies de Maurice Labro (Monsieur Leguignon lampiste, Leguignon guérisseur).
2.  Charles Baudelaire, « La servante au grand cœur dont vous étiez jalouse », Les Fleurs du mal.
104 Chroniques d’Arts-Spectacles

celle qu’il voulait supprimer, comment enfin il sera confondu par une clef de
verrou qui est aussi la clef du film, c’est ce que vous saurez en allant voir Le
crime était presque parfait.
On sait que Dial M for Murder est adapté d’une pièce anglaise qui s’est
jouée l’an passé à Paris sous le titre Crime parfait 1. Hitchcock a donc filmé la
pièce en l’enrichissant des thèmes qui lui sont personnels 2. Dès les premières
minutes on assiste, comme au début de L’Inconnu du Nord-Express, à une
conversation qui préside à l’échange de meurtres, mais ici un des meurtres
ayant déjà été perpétré, Ray Milland troque un passé douteux contre un crime
à commettre. Ce thème habituel à Hitchcock, on le retrouve ici « au carré »
puisqu’il y aura ensuite substitution de victime.
Alfred Hitchcock a tourné Dial M for Murder en trois dimensions (relief
Polaroïd)3. Le peu de succès de ce procédé nous vaut de voir le film « en
plat », ce qui est dommage car l’auteur d’I Confess était le premier réalisa-
teur – et le seul – à avoir mis en scène son film en fonction des possibilités
spectaculaires du procédé. Hitchcock, en effet, avait imaginé une fosse, sur
le plateau d’où il filma de nombreux plans en contre-plongée, à ras de terre.
Espérons qu’il se trouvera un exploitant parisien avisé pour programmer ce
film en double bande et le projeter en relief 4.
Hitchcock fait de la couleur une utilisation particulièrement remarquable.
Un exemple : l’épouse infidèle a une robe rouge. Il n’y a rien d’autre de rouge
dans le film jusqu’au moment où l’héroïne comparaît devant le tribunal. L’ap-
pareil alors la cadre en plan rapproché sur fond neutre ; sur ce fond tournoient
et se fondent les dominantes du film : le vert (qui baignait la préparation du
crime), le bleu du crime, puis le rouge qui revient, envahissant l’écran, deve-
nant la couleur de l’adultère.
Dans l’œuvre d’Hitchcock, Dial M for Murder est un divertissement de
goût et d’une rare qualité. C’est en vérité une partie d’échecs où chacun
pousse plus ou moins ingénieusement son pion. Le meurtrier réel (Ray Mil-
land) prévoit « deux coups d’avance », l’amant romancier stupide un coup
seulement et si le policier triomphe, c’est qu’il prévoyait trois coups d’avance.
Ce qui frappe dans les derniers films d’Hitchcock et qui hausse la moindre
intrigue policière à un degré supérieur, c’est l’extraordinaire mépris dans
lequel il tient ses personnages. Comme Balzac, il exalte la femme ou l’abaisse

1.  Une pièce de Frederick Knott, mise en scène par Georges Vitaly, créée au Théâtre des Ambas‑
sadeurs le 23 mars 1953.
2.  Dans ses entretiens avec Truffaut, Hitchcock manifeste peu d’enthousiasme pour ce film tourné
rapidement, en remplacement d’un projet personnel inabouti. « J’ai découvert que la Warner Bros.
avait acheté les droits d’une pièce à succès à Broadway, Dial M for Murder, et immédiatement
j’ai dit : “Je prends ça”, car je savais que là-dessus je pouvais naviguer. » (Hitchcock-Truffaut, op.
cit., p. 175.)
3.  Système binoculaire inventé au début des années 1950, nécessitant l’usage de lunettes polari‑
santes lors du visionnage.
4.  Le film ne sera exploité dans sa version en relief qu’en 2008 à l’Action Christine (Paris VIe ).
Trois comédiens de génie 105

plus bas que terre ; puritain, il accable la femme adultère. Il est impossible ici
de s’identifier à l’un ou l’autre des personnages, tous médiocres.
Nous sommes quelques-uns à voir dans tous les films d’Hitchcock – même
les plus anodins – un prolongement d’ordre métaphysique ; on nous répond :
« C’est vous qui mettez cela, le réalisateur n’y est pour rien. » Alors je
demande aux sceptiques de m’expliquer par quel hasard on relève, dans Dial
M for Murder, cette phrase qui n’est pas dans la pièce et qui résume toute la
« thématiqu’hitchcockienne » : « Vous me fasciniez et parfois même il me
semblait que vous m’apparteniez. »
Non, ce diable d’homme n’a pas encore livré tous ses secrets, mais chaque
nouveau film de lui nous aide à mieux comprendre une œuvre qui est fort
riche et l’une des plus subtiles du cinéma contemporain.

françois truffaut

Trois comédiens de génie


Arts no 503, 16‑22 février 1955

Je sais bien qu’il est d’usage, dans les ciné-clubs par exemple, de mépri-
ser les acteurs pour n’accorder de l’estime qu’au metteur en scène. Mais,
outre qu’il ne faut voir là qu’une réaction un peu naïve et maladroite contre
l’idolâtrie des foules à l’égard des vedettes, c’est mal comprendre le rôle du
metteur en scène que d’imaginer celui-ci plus attentif à disposer des objets
à l’intérieur du cadre et à trouver des angles savants, que d’amener l’acteur
à jouer le mieux possible son rôle. Ce n’est pas pour rien qu’à Hollywood le
metteur en scène a le titre de director.
Il suffit de lire des textes de Jean Renoir ou de le voir travailler pour s’en
rendre compte. Renoir, s’il improvise constamment sur le plateau, s’il trans-
forme les personnages, les dialogues, ce n’est nullement pour améliorer son
scénario mais pour le plier davantage à la personnalité de l’acteur. Il est fré-
quent de l’entendre réclamer le silence, de se fâcher pour l’obtenir et d’ajou-
ter  : « Les acteurs ne peuvent travailler dans ce bruit et je vous rappelle,
messieurs, que nous sommes à la disposition des acteurs. » On a critiqué
quelquefois les dialogues de Jean Renoir, mais toujours à tort car il les écrit,
les transforme, les invente au dernier moment, sans rechercher aucun effet
littéraire ou autre, mais simplement et très subtilement pour obliger l’acteur à
être bon, à donner son maximum. Pour obtenir l’expression parfaite d’un senti-
ment donné, Renoir sacrifierait volontiers la vraisemblance d’une situation, la
solidité initiale d’un scénario, la qualité de la photo, ou la justesse d’un raccord
car, avec lui, l’acteur est roi. De même, il n’écarte jamais leurs suggestions :
106 Chroniques d’Arts-Spectacles

« Cela irait mieux si je pouvais faire comme ceci, il me semble –  Eh bien,


faites-le ; vous avez raison, ce sera sûrement très bien. » Et le résultat s’étale
sur l’écran, irréprochable toujours, souvent parfait, comme si tout cela avait été
réglé au millimètre. Triomphe de l’acteur et de son corps, plissement d’un nez,
contraction d’une bouche, sourire en coin, une paupière s’abaisse, une autre
s’entrouvre, rejet en arrière d’une chevelure abondante : le cinéma est cela.
L’homme qui a une vie publique a une double vie. Par là s’apparentent aux
acteurs les politiciens, les écrivains, les artistes, les héros de la guerre et ceux
de l’aventure, les hommes que l’on peut dire « du jour » pendant un laps
de temps assez long. Parmi ces comédiens amateurs, il y a des vedettes et des
cabots, des faux talents. De manière générale, leur talent d’acteur va de pair
avec la justification de leur célébrité. Laniel1 a un physique « intéressant »,
Bidault 2, une cinématique. Les grands écrivains jouent mieux que les écrivains
mineurs. Lorsque les distributeurs du film de Marc Allégret 3 sur André Gide
ramenèrent la bande aux dimensions d’un moyen métrage, ils coupèrent la
conversation entre Gide et Schlumberger 4 parce que le second ne passait pas
l’écran. Rien à faire. En face d’un Gide magnifiquement à l’aise, détendu, se
« paniquait » le pauvre Schlumberger convulsé par le trac, comme en transe
à l’issue d’une danse de possession, bredouillant, s’empêtrant dans un texte
facile à dire et d’avance convenu.

L’angoisse
C’est donc de trois grands comédiens amateurs que je parlerai  : André
Gide, Alain Bombard et François Mauriac.
Grâce au film d’Allégret, les générations futures verront l’auteur de Paludes
comme un sage oriental qui aurait été champion de lutte gréco-romaine.
Face à la caméra, aucune gêne : il se donne en spectacle puisque aussi bien
c’est cela que l’on attend de lui. Il nous fait visiter son appartement de la rue
Vaneau. Diction lente, articulation parfaite, syllabes détachées. La leçon de
piano avec Annik Morice5  : « Recommencez, mademoiselle. Vous pouvez
donner à ce scherzo plus d’ho-mo-gé-né-i-té. » Sur la fin de cette prise très
longue, tournée en continuité à l’aide de deux caméras se relayant, il est
fatigué : très calmement il se retourne, regarde la caméra fixement, lève une
main et dit : « Coupez. » Remercions Allégret d’avoir laissé ce commande-
ment superbe.

1.  Joseph Laniel (1889‑1975), président du Conseil sous la IVe République.


2.  Georges Bidault (1899‑1983), ministre et président du Conseil sous la IVe République.
3.  Avec André Gide, documentaire (1952).
4.  Jean Schlumberger (1877‑1968), éditeur et écrivain français, voisin et ami d’André Gide.
5.  Cette jeune pianiste (née en 1933) deviendra plus tard actrice (Suzanne Simonin, la Religieuse
de Diderot de Jacques Rivette, 1966 ; La Collectionneuse d’Éric Rohmer, 1967…) et réalisatrice
(L’Exécutée, court métrage, 1984).
Trois comédiens de génie 107

La mer est bleue, le ciel est blanc, la chemise du naufragé volontaire est
rouge. Tout seul au milieu de l’océan, Alain Bombard1 vit son humble aventure
tricolore. Sur son canot – il dit « mon transatlantique » – il est le seul maître
à bord après Dieu. À l’aide d’une petite caméra 16 mm, il se filme de temps
à autre mais jamais agissant puisque aussitôt qu’il se passe quelque chose, il
lui faut bien poser l’appareil. Il se filme donc en pointillé. Voici mon mât, ma
voile, mon plancton, mes livres et ma radio. Parfois, tenant à bout de bras
sa caméra, il filme son visage et le public est déçu parce qu’enfin il devrait
maigrir à se nourrir comme cela ! Le pauvre Bombard, au lieu de dépérir,
engraisse. Sa barbe pousse mais, sous elle, le visage se gonfle et devient bouffi
comme celui des déportés après leur réadaptation. Bombard qui, à l’instar du
Bonhomme Michelin, enfle à vue d’œil, ne suscite chez le spectateur champs-
élyséen aucune compassion et c’est dommage. Il faut manquer singulièrement
d’imagination pour n’entrevoir pas en un éclair ce qu’il peut y avoir de fabuleux
dans le fait d’écouter une fugue de Bach sur un radeau avec, autour de soi, de la
flotte à perte de vue et aucune terre, aucun autre « cherzauditeur » que trois,
quatre oiseaux aquatiques et, de-ci de-là, quelques baleines. Bombard avait sa
caméra à la main lorsque la voile se mit à craquer et à céder. Cette déchirure
est l’un des plus beaux plans de cinéma que je connaisse : l’écran, tout à coup,
semble s’éventrer. Et le commentaire nous dit : « Ma voile m’abandonne. Je
possède en tout et pour tout du fil noir et je rapetasse plutôt que je recouds.
Que ferai-je si de nouveau elle m’abandonne ? Elle est mon seul moteur, elle
est mon seul espoir. » Puis c’est le cri colombien : « Terre, terre ! » et Bom-
bard, grand explorateur, grand écrivain, donc grand acteur, termine ainsi sa
tirade : « Pendant 65 jours, d’un seul tenant, sur ce frêle esquif, j’ai survécu en
tirant exclusivement ma substance de la mer. Cette mer, vers laquelle je vais me
retourner pour un ultime adieu, cette mer cruelle qui pendant deux mois a été
pour moi la seule amie et dont je me suis nourri et que j’ai étreinte jusqu’à ce
qu’elle me livre le secret de ses naufrages et de ses morts, ses secrets… et que
la foi en la vie et l’obstination de l’homme fassent reculer le visage de la mort. »
Si j’étais à moi tout seul un jury de je ne sais quel festival à statuettes, je
donnerais à François Mauriac l’Oscar du plus mauvais scénariste et celui du
meilleur acteur. Roger Leenhardt a tourné un moyen métrage sur François
Mauriac qu’il a appelé judicieusement François Mauriac 2, et dont Claude
Martine3 a dit ici tout le bien qu’il fallait penser. J’avoue que si ma préférence

1. En 1951, ce médecin et biologiste français tente à 28  ans la traversée de l’Atlantique sur un
canot pneumatique, sans eau et sans vivres. Il en rapportera un film, Naufragé volontaire (1953), et
un livre éponyme (Éditions de Paris, 1953).
2.  Ce film fut présenté en première exclusivité à partir du 16 mai 1956 au Studio de l’Étoile, dans
le même programme que Nuit et Brouillard d’Alain Resnais (1955) et Un siècle d’or de Paul Hae‑
saerts (1953).
3. Écrivaine et auteure dramatique (1919‑2000). « François Mauriac de Roger Leenhardt », Arts
no 494, 15‑21 décembre 1954.
108 Chroniques d’Arts-Spectacles

littéraire va à l’auteur de Paludes, celui de Thérèse Desqueyroux, en revanche,


me semble bien meilleur comédien. Le film de Roger Leenhardt me fait pen-
ser au célèbre documentaire italien sur la mante religieuse1 : qu’est-ce que le
François Mauriac, où ça vit, ce que ça mange et pourquoi, et comment ? Sur
l’écran, vous trouverez toutes les réponses.
Les accents d’acteurs sont un attrait indiscutable. Elvire Popesco a construit
toute sa carrière sur son accent. On connaît la voix extraordinaire de Simone
Simon, le zézaiement de Gloria Grahame. La voix de François Mauriac lui
confère, à l’écran, d’emblée, un talent d’acteur : « Je parlerai avec cette voix
blessée qui n’est pas celle que Dieu m’avait donnée ; mais il a fallu un jour
que le chirurgien m’enlevât une corde vocale. » François Mauriac a la voix
de Marianne Oswald 2, qui dut subir, je crois bien, une opération du même
genre. Comme Gide, Mauriac nous fait visiter sa maison, suivi ou précédé de
la caméra diligente de Roger Leenhardt : « Voici le verre d’eau qui tremblait
au passage des express dans la sombre maison de mon grand-père à Langon
où j’ai situé Genitrix, le coffret de pierres de lune de ma grand-mère… » Il est
un acteur auquel Mauriac ressemble étonnamment, c’est Marcel Lévesque3
qui était si drôle dans Le Crime de Monsieur Lange. Comme lui, Mauriac
pourrait chanter : « J’ai la pomme d’Adam qui remonte qui remonte / J’ai
la pomme d’Adam qui remonte et redescend. »
Au calme de Gide s’oppose, chez Mauriac, une angoisse dont il ne se
départit jamais ; les muscles se tendent, chaque syllabe contracte son visage ;
Mauriac semble sur le point de se déchirer sitôt qu’il ouvre la bouche, mais
c’est qu’il ne parle pas pour ne rien dire. Le meilleur passage du film est
une conversation entre Mauriac et un dominicain, le R. P. Laval : « Regar-
dez ce village, ce pays landais d’où sont sortis tous mes personnages ; eh
bien ! au fond croyez-vous que j’aie troublé beaucoup de gens parmi tous
ceux qui habitent sous ces toits ?… Sincèrement, je ne le crois pas et après
tout l’aurais-je fait ?… Ne pensez-vous pas que ce qu’il y a de plus triste au
monde ce n’est pas l’angoisse humaine, mais c’est que tant d’hommes au
monde ne ressentent pas d’angoisse ! » Ces paroles semblent s’adresser au
Bouddha génial : Gide. Se fût-il converti à deux doigts de la fin, je l’imagine
prononçant quelque chose du genre  : « Ah ! Seigneur, quel repos ! Quel
apaisement divin ! »

1.  La Mante religieuse d’Alberto Ancilotto (1952), documentaire qui avait charmé les surréalistes,
dont Ado Kyrou (voir Le Surréalisme au cinéma, Le Terrain Vague, Paris, 1963, pp. 201‑202).
2.  Chanteuse et actrice française, Marianne Oswald (1901‑1985) avait subi une opération du goitre
thyroïdien, avant d’entamer sa carrière à Berlin. Fervent admirateur de son talent, François Truffaut
produira un film avec elle : Anna, la bonne (1959), un court métrage de Claude Jutra, d’après « une
chanson parlée » que Cocteau avait écrite pour elle en 1935.
3.  Scénariste et acteur français (1877‑1962), grand interprète des films de Louis Feuillade, entre
1913 et 1918 (La Vie drôle, Les Vampires, Judex…).
Johnny Guitare de Nicholas Ray 109

Le geste
Mauriac, avant de quitter l’écran, se trompe du tout au tout lorsqu’il ter-
mine en ces termes : « On racontera aussi, sous mon nom, l’histoire d’un
personnage fabriqué d’après des données fausses et de fausses confidences.
Mais l’homme que je suis devenu restera inconnu et ce n’est pas de ces pay-
sages et de cette maison, ni de ce film, que nous devons attendre son secret. »
Quelle méconnaissance du cinéma et de ses pouvoirs ! Le petit film de Roger
Leenhardt nous en apprend bien plus sur le grand homme que de relire ses
œuvres complètes !
Devant l’objectif, un front qui s’incline, une voix qui se feutre, une joue
qui se creuse ne mentent pas. Grâce aux trois films qui leur sont consacrés,
Gide, Bombard et Mauriac prendront place, pour les futures générations de
cinéphiles, aux côtés de Lillian Gish, de Douglas Fairbanks, de Chaplin, de
Janet Gaynor, de Greta Garbo, de Louise Brooks, de Richard Barthelmess,
d’Emil Jannings, de Brigitte Helm, de Catherine Hessling et de tous ceux et
toutes celles qui font de l’histoire du cinéma une fabuleuse histoire de geste,
un chant qui ne finira que lorsque le dernier moteur de la dernière caméra
s’arrêtera de ronronner.
françois truffaut

Johnny Guitare de Nicholas Ray


Arts no 504, 23 février-1er mars 1955

Il n’est pas nécessaire de raconter ici le scénario de Johnny Guitare. Pour


qui se fie aux apparences, il s’agit presque d’un western comme les autres. Il y
a le pinceur de guitare qui tire plus vite que les autres et marche dans la vie en
enjambant les cadavres de ceux qui tirent moins vite, la tenancière d’un tripot
qui « brûle le premier qui fait un pas », la diligence attaquée, le lynchage, la
poursuite et les bagarres. Le travail du critique ne consiste-t‑il pas justement
à ne pas se fier aux apparences ?
Pour comprendre et apprécier comme il convient Johnny Guitare, il importe
de bien connaître Nicholas Ray, qui est certainement l’un des meilleurs
cinéastes américains de la jeune génération, celle des Jules Dassin, Robert
Wise, Joseph Losey. Comme tous les grands metteurs en scène, Nicholas
Ray, à travers tous ses films, reste fidèle à un certain nombre de thèmes qui
lui sont personnels. Les héros respectifs des Ruelles du malheur, des Amants
de la nuit, du Violent, de La Maison dans l’ombre et des Indomptables, Johnny
Guitare lui-même sont des hommes seuls et désabusés ; violents, ils sont
las de se battre, mais leur destin frappeur sait bien les y contraindre. C’est
110 Chroniques d’Arts-Spectacles

donc toujours de violence et de solitude morale qu’il s’agit, dans un univers


désespéré où rien n’arrive que d’amer. En filigrane de ces thèmes et d’une
mise en scène très inventive et cependant sans effets extérieurs, apparaît très
clairement la personnalité de l’auteur qu’il est aisé de deviner, hypersensible
et d’une sincérité absolue.
Pour autant que l’on puisse distinguer deux familles de cinéastes, les céré-
braux et les instinctifs, je classerais d’emblée Nick Ray dans la seconde, celle
du cœur. Et, cependant, on devine un intellectuel mais qui sait abstraire de
l’esprit tout ce qui ne vient pas du cœur.
Certes, Johnny Guitare n’est pas le meilleur film de son auteur. À tous
points de vue, Les Amants de la nuit, La Maison dans l’ombre et Le Violent
étaient plus purs, mais lorsque l’on a la chance de se trouver en face d’un
véritable auteur de films, la notion de film réussi ou raté n’a plus guère de sens.
Il suffit de deux scènes sentimentales entre Sterling Hayden et Joan Crawford
pour se rendre compte à quel point Nicholas Ray est doué.
Il y a deux films dans Johnny Guitare  : celui de Ray (les rapports entre
les deux hommes et les deux femmes, la violence et l’amertume) et tout un
bric-à-brac extravagant du style « Josef von Sternberg » absolument extérieur
à l’œuvre de Ray mais qui, ici, n’en est pas moins attachant. C’est ainsi que
l’on peut voir Joan Crawford, en robe blanche, jouer du piano dans un salon
caverneux avec, à côté d’elle, des chandeliers et un revolver. Johnny Guitare est
un western irréel, féerique, la belle et la bête du western, un rêve de l’Ouest.
Les cow-boys s’y évanouissent et meurent avec des grâces de danseuses. La
couleur (par Trucolor) contribue au dépaysement ; les teintes sont vives,
toujours inattendues, quelquefois très belles.
Le public des Champs-Élysées n’a pas tort d’accueillir Johnny Guitare
par des ricanements. Dans cinq ans, il se pressera pour applaudir ce film au
Cinéma d’essai (cf. Les Dames du bois de Boulogne). Le public de la place
Pigalle « marche » très bien à la version doublée de Johnny Guitare. Pour
les Champs-Élysées, il manque le clin d’œil hustonien1.
Johnny Guitare –  et ceci explique la dispersion du film  – a été fait sur
mesure pour Joan Crawford comme L’Ange des maudits de Fritz Lang pour
Marlène Dietrich. Joan Crawford fut l’une des plus belles femmes d’Hol-
lywood ; elle est aujourd’hui hors des limites de la beauté. Elle est deve-
nue irréelle, comme le fantôme d’elle-même. Le blanc a envahi ses yeux, les
muscles son visage. Volonté de fer (sens figuré), visage d’acier (sens à peine
figuré). Elle est un phénomène. Elle se virilise en vieillissant. Son jeu crispé,
tendu, poussé jusqu’au paroxysme par Nicholas Ray constitue, à lui seul, un

1.  L’expression semble évoquer ces films dans lesquels les cinéastes s’assurent, par quelque effet
appuyé, la complicité factice de leurs spectateurs. Selon Jean-Claude Allais, « le clin d’œil hustonien
peut être compris comme un trait assez gros, mais efficace, hérité de Mark Twain ou du tall tale de
la frontière, et fondé sur l’outrance, l’exagération et le grotesque » (Premier Plan no 6, février 1960).
Napoléon d’Abel Gance 111

étrange et fascinant spectacle. Johnny Guitare, avec son admirable musique,


ses personnages désemparés, son cadre insolite, son thème nostalgique et
sentimental, sa couleur poétique, sa mise en scène intelligente et fine est bien
« le film de la semaine »1.
françois truffaut

Napoléon d’Abel Gance


Arts no 505, 2‑8 mars 1955

Cette fois, « le film de la semaine » est vieux de vingt-huit ans. On n’a pas
toutes les semaines l’occasion de faire la critique d’un film comme Napoléon.
Ni tous les mois. Ni, hélas, tous les ans. C’est pourquoi il serait un peu ridicule
d’en rendre compte comme on le fait de la production courante, en triant les
bons éléments et les moins bons, en cherchant je ne sais quelle paille dans
l’œil d’Abel Gance. Il faut parler de Napoléon comme d’un bloc, un monu-
ment inattaquable. Il faut aussi –  c’est essentiel  – en parler avec humilité.
Quel film actuel, français ou étranger, loué unanimement par la presse et le
public, pourra être projeté dans vingt-huit ans et susciter – comme hier soir
Napoléon – les applaudissements de toute une salle composée essentiellement
de cinéastes et de critiques ?
On sait qu’en 1934, Abel Gance effectua la sonorisation de Napoléon. Il
filma de nombreuses scènes supplémentaires, ce qui lui permettait de trans-
former les scènes muettes en récit. Il tourna également beaucoup de plans
« d’insert » des rôles « éloquents » : ceux de Robespierre, Saint-Just et sur-
tout Marat incarné par celui qui eût pu devenir le plus grand acteur français :
Antonin Artaud. Les critiques de l’époque se plurent à dénigrer la version
sonore de Napoléon, et je me garderai bien de les suivre car, sans elle, nous
aurions été privés de scènes aussi extraordinaires que le long monologue de
Théroigne de Méricourt (Sylvie Gance), tous les plans sur Antonin Artaud,
ceux sur Sokoloff 2 et bien d’autres. Je crois même que le don prodigieux
de Gance pour diriger les acteurs appelait le parlant pour donner sa pleine
mesure.
C’est cette version sonore, spécialement remontée par Abel Gance lui-

1.  Voici un extrait d’une lettre adressée par Truffaut au distributeur René Chateau, le 16 décembre
1974 : « Je vous envoie ci-joint la photocopie de mon autographe de James Dean. Nous ne devons
pas être tellement nombreux en France à disposer d’un tel document. J’avais écrit dans Arts un
article très élogieux sur Johnny Guitar et je crois me souvenir que quelqu’un a fait lire cet article à
Nicholas Ray sur le plateau de tournage de Rebel without a Cause, ce qui a donné l’idée à Nicholas
Ray de me présenter à Jimmy Dean par écrit et de le faire signer… »
2. Vladimir Sokoloff (1889‑1962), acteur d’origine russe qui, lui, ne figurait pas dans la version
muette de 1927.
112 Chroniques d’Arts-Spectacles

même, qui nous a été présentée au Studio 281. Il manque La Jeunesse de


Bonaparte, premier épisode du film, car la projection intégrale durerait six
ou sept heures. C’est essentiellement Bonaparte et la Terreur que l’on peut
voir. Lorsqu’il écrivit le scénario de Napoléon, Abel Gance s’aperçut pour la
première fois que l’écran était trop étroit pour l’envergure du sujet.
C’est alors qu’il inventa le « triple écran », qui n’est autre qu’un combiné
des procédés CinémaScope et Cinérama qui nous arrivent trente ans plus
tard d’Amérique. Le siège de Toulon, le départ de l’armée d’Italie furent ainsi
filmés à l’aide de trois caméras, procurant au spectateur un angle de vision
de cent degrés. Il arrive que les images de côté soient absolument différentes
de l’image centrale, l’encadrant, la commentant, lui servant de support. Dans
les scènes du départ de l’armée d’Italie, nous pouvons voir une dizaine de
plans qui donnent une sensation de relief et de proximité telle que les douze
ou quinze CinémaScope projetés à Paris depuis un an et demi n’ont su nous
procurer.
« J’ai filmé Napoléon parce qu’il était un paroxysme dans une époque qui
était elle-même un paroxysme dans le temps » (Abel Gance).
En effet, le film se présente comme un long poème lyrique, une gerbe de
paroxysmes, une suite de bas-reliefs animés. Je ne vois que Griffith (avec Les
Deux Orphelines) et Jean Renoir (avec La Marseillaise) qui aient aussi bien
reconstitué à l’écran l’épisode de la Terreur.
Il n’est pas, dans Napoléon, une scène qui ne nous donne à penser qu’elle
est le clou du film, pas un plan qui ne soit chargé d’émotion, pas un acteur qui
ne donne le meilleur de lui-même. Il est à craindre que lorsque tous les Pari-
siens auront gravi la petite rue Tholozé pour voir ou revoir le Napoléon d’Abel
Gance, celui colorié de Sacha Guitry fera figure d’usurpateur. En attendant,
c’est dans cette petite salle montmartroise que, sonore et sur triple écran,
Napoléon vous est réellement conté. Y aller est le plus sûr moyen de voir un
chef-d’œuvre cette année.
françois truffaut

La Tour de Nesle d’Abel Gance


Arts no 508, 23‑29 mars 1955

Pendant que Louis X le Hutin s’adonne au jeu de paume à la campagne,


la reine Marguerite de Bourgogne assure, dans la capitale, le royal intérim,
c’est-à-dire la Régence.

1. Cinéma situé au 10, rue Tholozé (Paris XVIIIe), inauguré le 10  février 1928, spécialisé dans le
cinéma de recherche et d’avant-garde.
La Tour de Nesle d’Abel Gance 113

Tous les jours, on retrouve dans la Seine les cadavres de beaux et jeunes
seigneurs. La police recherche les saigneurs. Un beau soir, trois hommes se
trouvent à la Tour de Nesle, appâtés par un rendez-vous galant. À leur vue
s’offrent trois lits ; sur ces trois lits s’offrent trois femmes splendides, com-
plètement nues dans la version primitive interdite par la censure française
(coquillées), à demi nues dans les copies pour l’exportation, invisibles pour
les moins de seize ans. Parmi ces trois hommes se trouve Buridan, qui fut
autrefois l’amant de la reine et lui fit deux enfants dont on ne sait pas ce
qu’ils devinrent.
Parmi ces trois femmes, la reine qui assurait de cette manière la Régence
et qui, dans son amant de hasard, reconnaîtra un de ses fils. On devine le
dénouement de l’imbroglio, l’autre étant le favori de la reine. Fruits d’un
amour coupable, ils périront tous deux.
Lorsqu’on est un grand metteur en scène et qu’on se trouve amené, forcé
après douze ans de chômage, de tourner un tel scénario, deux solutions sont
possibles : ou bien traiter le sujet en parodie, ou bien le pousser à ses extrêmes
limites dans le sens même du mélodrame. C’est la seconde possibilité qu’a
choisie Abel Gance, solution plus difficile, mais aussi plus courageuse et, à
la fin du compte, plus intelligente et profitable. « Avec La Tour de Nesle, j’ai
voulu tourner un western de cape et d’épée », dit l’auteur lui-même.
La Tour de Nesle débute en effet par un « Holà ! Tavernier du diable ! »
de la meilleure tradition.
La Centrale catholique, qui se charge de donner aux films des cotes
morales, est en émoi. La Tour de Nesle, du point de vue de l’érotisme, dépasse
largement ce que l’on a l’habitude de voir. Il faut inventer une cote nouvelle,
prévenir les parents qui pourraient s’y égarer, quelle histoire, mon Dieu ! À
une récente enquête sur l’érotisme au cinéma, Abel Gance répondit : « Si
nous avions les coudées franches pour l’érotisme, nous ferions les plus beaux
films du monde. » Regrettons que la censure se soit montrée cette fois encore
peu indulgente puisque tel qu’il est le film ne tient pas toutes les promesses
des photos punaisées à l’entrée de la salle. Nous sommes frustrés dans notre
attente, déçus de nos espérances car le cinéma c’est aussi l’érotisme.
À part quoi le film est d’une santé et d’une jeunesse extraordinaires. Abel
Gance nous mène à La Tour de Nesle à un train d’enfer. Le rythme est très
soutenu à l’intérieur des plans, d’abord où tout est mouvement perpétuel,
entre les plans ensuite, grâce à un sens très aigu du montage et de ses possi-
bilités. Les plans réalisés à l’aide du pictographe1 sont fort beaux et rappellent
les miniatures de l’Henry V de Laurence Olivier.
Le jeu des acteurs est, lui aussi, poussé au paroxysme. Pierre Brasseur
donne libre cours à sa verve qui atteint parfois au délire. Silvana Pampanini,

1.  Appareil optique utilisé pour remplacer les décors par de simples dessins ou photographies.
114 Chroniques d’Arts-Spectacles

qui n’est qu’une Lollobrigida au rabais, devient sous la férule d’Abel Gance
une actrice étonnante, crispée jusqu’à la monstruosité, irréelle et tragique.
Pour la première fois, le procédé Gévacolor donne des résultats mieux que
satisfaisants. La photo est presque continuellement parfaite et quelquefois
d’une grande beauté. Abel Gance a pallié l’absence de moyens matériels avec
une ingéniosité extrême. Avec ce film, l’auteur de Napoléon et d’Un grand
amour de Beethoven prouve qu’il n’a rien perdu de son talent – je puis dire
de son génie – et qu’il ne lui reste plus qu’à attendre qu’on veuille bien lui
confier une tâche plus sérieuse et plus digne de lui.
françois truffaut

Crise d’ambition du cinéma français


Arts no 509, 30 mars-5 avril 1955

Chaque année, les jurés du prix Goncourt nous font savoir par voie de
presse qu’ils ont à lire cent cinquante ou deux cents ouvrages et je suppose
que Jacques Laurent1 ne serait pas embarrassé de citer une cinquantaine de
romans parus en 1954 qualitativement sinon quantitativement supérieurs aux
fameux Mandarins 2. J’aurais, pour ma part, plus de difficultés à citer – toujours
pour 1954 – cinq films français supérieurs aux Diaboliques 3.
Le prix Louis-Delluc 4, qui cette année a couronné Les Diaboliques, est
en quelque sorte le Goncourt du cinéma. Ces deux prix sont décernés par
des minorités intelligentes, à l’intérieur de quoi – nous dit André Malraux –
« siège toujours une majorité d’imbéciles5 » ! Le jury du Delluc n’échappe
pas à la règle, dont trois membres sur douze sont compétents, mais les autres
n’étant pas absolument dépourvus de tout jugement. Eh bien, le jury du prix
Delluc n’a chaque année qu’une demi-douzaine de films à visionner sur une
production annuelle de soixante à cent films. Si nos confrères littéraires ont
à déplorer, dans leurs chroniques, le lent suicide du roman par excès d’ambi-
tion, le cinéma en revanche souffre du mal contraire : le manque d’ambition.
(Ceci ne tend nullement à démontrer la supériorité du roman moderne
sur le film moderne. Je cherche encore quel roman français, depuis dix ans,

1.  Jacques Laurent (1919‑2000), journaliste et écrivain sous le pseudonyme de Cecil Saint-Laurent,
associé au mouvement littéraire des Hussards et directeur de la publication d’Arts.
2.  Roman de Simone de Beauvoir (Gallimard, 1954), prix Goncourt 1954.
3.  D’Henri-Georges Clouzot (1954), avec Simone Signoret, Véra Clouzot, Paul Meurisse, d’après
Celle qui n’était plus de Boileau-Narcejac.
4. Décerné chaque année, depuis 1937, à un film français, il est ainsi nommé en hommage au
réalisateur et critique français Louis Delluc (1890‑1924).
5. Citation exacte  : « Une minorité comporte encore une majorité d’imbéciles » (La Condition
humaine, Gallimard, 1933).
Crise d’ambition du cinéma français 115

me restituera le vertige, les sensations de plénitude, d’intelligence, de beauté,


de simplicité, d’ambiguïté que me procure Le Carrosse d’or de Jean Renoir.
Je n’ignore pas cependant que pour beaucoup d’écrivains, « le cinéma, c’est
le confort des fesses1 », comme l’a dit Georges Duhamel, qui s’y connaît.)
Lorsqu’on parle de la crise du cinéma français, on accuse tour à tour les
producteurs, le coût des films, le bilinguisme, le public, les exploitants, mais
toute accusation systématique est forcément suspecte puisque l’on peut citer
des cas où un public, une coproduction, un exploitant, un film cher eurent,
chacun à leur manière, du génie.
Je vais essayer de montrer comment tout peut se ramener au seul facteur
ambition, et comment, grâce à l’ambition retrouvée, notre cinéma national
pourrait assurer son salut. Bien sûr, je ne veux point faire du mot « ambi-
tion » le synonyme de qualité, mais l’état de la production est tel qu’on peut
considérer que le cinéma français serait le plus grand du monde si simplement
un metteur en scène sur deux aspirait au prix Louis-Delluc, quels que soient
ses dons et son talent. Nous autres, critiques cinématographiques, devrions
avoir honte d’écrire si souvent : « Voilà un bon petit film sans prétentions. »
Il faut que vienne l’âge des cinéastes prétentieux et des critiques exigeants.
J’ai recensé quatre-vingt-neuf metteurs en scène français ou travaillant
régulièrement en France. Je les ai répartis dans quatre groupes :

1. Metteurs en scène ambitieux ;


2. Metteurs en scène semi-ambitieux ;
3. Metteurs en scène commerciaux honnêtes (limitant leur ambition à
une réussite commerciale, mais soucieux de donner au public un
produit de bonne qualité) ;
4. Metteurs en scène délibérément commerciaux (ne se souciant que
d’assurer la rentabilité maximum d’un produit insuffisamment tra-
vaillé. Aucune ambition esthétique ou… le résultat obtenu est tel
que c’est tout comme).

Classement
Avant d’entrer dans le vif du sujet, je dois peut-être m’excuser auprès des
cinéastes que je vais citer d’avoir à les étiqueter, classifier, brasser, mais mon
propos est d’ordre général et statistique, plutôt qu’esthétique.
1. Ambitieux : Yves Allégret, Alexandre Astruc, Claude Autant-Lara, Jacques
Becker, Robert Bresson, Marcel Carné, André Cayatte, René Clair, René Clé-
ment, Henri-Georges Clouzot, Jean Cocteau, Abel Gance, Jean Grémillon,
Roger Leenhardt, Max Ophuls, Jean Renoir et Jacques Tati.

1.  Scènes de la vie future, Mercure de France, 1930.


116 Chroniques d’Arts-Spectacles

La voilà bien, la vraie « qualité française ». Voilà dix-sept cinéastes qui


peuvent se dire  : « Je suis en train de tourner le meilleur film français de
l’année. » Ils en ont le droit.
Il y a donc dix-sept cinéastes ambitieux en France. Ce ne serait pas mal et
même ce serait parfait si à ce chiffre correspondait celui de dix-sept bons films
chaque année. En réalité, ces réalisateurs – par le jeu même de leur exigence
esthétique – n’ont tourné que soixante-treize films en dix ans. (Précisons que
l’ambition engendre à coup sûr la qualité mais non la réussite. Exemples  :
L’Air de Paris, L’Amour d’une femme, Mam’zelle Nitouche, La Beauté du
diable.) Regrettons aussi que neuf ou dix seulement de ces dix-sept cinéastes
soient les auteurs complets de leurs films. Les films d’Yves Allégret, Claude
Autant-Lara, Marcel Carné, André Cayatte et René Clément sont d’abord des
films de Charles Spaak, Jacques Sigurd, Jean Aurenche et Pierre Bost. Or, le
cinéma dit « de scénaristes » est appelé à disparaître : « Je l’ai déjà dit, je
pense que le temps des metteurs en scène est fini, et que voici venir celui des
auteurs. On écrira soi-même son histoire, puis on ira soi-même la porter sur
le plateau pour la réaliser. » (Jean Renoir)
2.  Semi-ambitieux  : Marc Allégret, Hervé Bromberger, Norbert Carbon-
naux, Yves Ciampi, Louis Daquin, Jean Delannoy, Léo Joannon, Alex Joffé,
Jean-Pierre Melville, Marcel Pagliero, Marcel Pagnol, Carlo Rim, Georges
Rouquier, Claude Vermorel et René Wheeler.
Voilà quinze cinéastes –  dont quelques-uns ne seront peut-être pas très
contents d’être « classés » dans cette catégorie plutôt que la précédente,
mais un travail de ce genre ne va pas sans un peu d’arbitraire, et par ailleurs
je pense sincèrement que l’œuvre semi-ambitieuse de Marc Allégret comptera
plus dans l’histoire du cinéma que celle, ambitieuse, de son frère Yves. Il ne
s’agit ici que de tenter une discrimination des intentions. Ces quinze cinéastes
ont tourné cinquante-deux films en dix ans.
3.  Commerciaux honnêtes  : Raymond Bernard, Bernard Borderie, Henri
Calef, Maurice Cloche, Guy Lefranc, Léonide Moguy, Richard Pottier, Jean
Sacha, Robert Vernay, Henri Verneuil, Jacqueline Audry, Pierre Billon,
Jean-Paul Le Chanois, Jean Dréville, Robert Darène, Georges Lampin, Jean
Devaivre, Christian-Jaque, Jack Pinoteau, René Chanas, Dimitri Kirsanoff,
André Zwobada, Henri Decoin, Sacha Guitry, Julien Duvivier, Georges
Lacombe, André Hunebelle.
Déplorons de trouver ici les noms de Raymond Bernard, Christian-
Jaque, Sacha Guitry et Julien Duvivier qui, avant guerre, surent se mon-
trer aussi bons commerçants et cependant meilleurs artistes. Entre ces
vingt-sept « commerciaux honnêtes » et ceux qui vont suivre, la discrimi-
nation est malaisée. Notons cependant que leurs films sont de meilleure
qualité sans que les intentions le soient obligatoirement. Henri Verneuil
ou Christian-Jaque ont de plus importants devis qu’André Berthomieu
Crise d’ambition du cinéma français 117

ou Jean Stelli. En dix ans, les « commerciaux honnêtes » ont tourné cent
quatre-vingt-dix films.
4.  Délibérément commerciaux  : Raoul André, André Berthomieu, Robert
Bibal, Roger Blanc, Jean Boyer, Georges Combret, Émile Couzinet, Henri
Lepage, Jean Loubignac, Pierre Louis, Georges Péclet, Alfred Rode, Willy
Rozier, Christian Stengel, Jean Stelli, Marcel Blistène, Maurice Cam, François
Campaux, Jean Laviron, André Hugon, Marcel L’Herbier, Roger Richebé,
Jacques Daniel-Norman, Jacques Daroy, Jean Gourguet, Gilles Grangier,
Maurice Labro, René Jayet, André Haguet… et quelques autres.
Il est difficile d’accorder un grand intérêt aux trente « cinéastes » de cette
liste, à des « cinéastes » qui ne répugnent pas de signer Le Feu dans la peau,
Au diable la vertu, Le Père de Mademoiselle, Le Congrès des belles-mères, Piédalu
député, Les Clandestines, etc.
Bien sûr, ils répondront –  ceux-là répondent toujours  – que leurs films
ne ruinent aucun producteur (parbleu le tiers de cette liste est composé de
réalisateurs-producteurs !), qu’ils font travailler –  donc vivre  – un certain
nombre de techniciens et ouvriers à qui, chaque année, ils versent un salaire
de tel chiffre. Tout cela leur vaudra peut-être le ciel, mais c’est seulement
de leurs intentions artistiques qu’il s’agit. Ils n’aspirent qu’à tourner tou-
jours plus vite avec le minimum de moyens et de soins possible un plus
grand nombre de films chaque année, pour le maximum de profit(s). Ils
sont prêts, sur un signe favorable, à passer du genre « Palais-Royal » à la
« série noire » et bientôt à la « science-fiction ». À leur dixième ou quin-
zième film, tout se passe comme s’ils ignoraient (ou voulaient ignorer) ce
qu’est un scénario « qui se tient », une photo homogène, un jeu d’acteurs
correct. Quelques-uns d’entre eux passeront sûrement dans « la tradition
de la qualité » à la faveur d’un scénario moins puéril, mais il se trouvera
toujours de jeunes recrues pour reprendre et brandir le fanion de la médio-
crité. La mauvaise herbe, c’est bien connu, est plus luxuriante que la bonne
et, en dix ans, ces cinéastes ont exécuté deux cent quarante-sept films, ce
qui nous donne une moyenne par réalisateur de 8,3 contre des moyennes de
4,29 pour les ambitieux, de 3,46 pour les semi-ambitieux et de 7,03 pour les
commerciaux honnêtes.
On comprend que tout irait déjà beaucoup mieux si l’on parvenait à écarter
de la production les films uniquement « commerciaux ». Bien sûr, il n’est
pas question – sous prétexte de réformer le cinéma français – d’empêcher nos
trente « délibérément commerciaux » d’exercer une profession pour laquelle
ils ont peut-être plus de goût et d’amour que leurs films ne le laissent paraître.
Et le public ? Laissons-le tranquille. Il est utopique d’espérer l’éduquer
et l’amener à choisir ce qu’il va voir. Il a autre chose à faire et puisque c’est
d’une réforme de la production qu’il s’agit et non du degré d’intellectualité
du Français moyen, il vaut mieux faire en sorte de supprimer les mauvais
118 Chroniques d’Arts-Spectacles

films. Comment ? Grâce à l’ambition retrouvée ou, si l’on veut, à une exigence
artistique plus grande, à tous les échelons.

1. Les vedettes
La puissance des vedettes est, comme l’on sait, immense. Sans le concours
de Jean Marais, Jean Cocteau n’aurait pu imposer au public quatre films
aussi exceptionnels que La Belle et la Bête, L’Aigle à deux têtes, Les Parents
terribles et Orphée. Fort bien, mais si Jean Marais, qui est intelligent, avait su
refuser de jouer dans Le Dortoir des grandes, L’Appel du destin et Les Amants
de minuit, ces trois navets n’auraient peut-être pas vu le jour. De même, un
grand acteur comme Jean Gabin est suffisamment sollicité pour s’abstenir de
prêter son concours à des entreprises comme Miroir, Leur Dernière Nuit et La
Vierge du Rhin. Des Grisbi et des French Cancan font plus pour son prestige.
On voit l’étendue du pouvoir des vedettes, et à quel point ce pouvoir pourrait
s’exercer favorablement à l’amélioration du cinéma en général.

2. Les producteurs
Il y a ceux qui convoquent Stendhal à leur bureau demain matin. Parado-
xalement, ce sont ceux qui aspirent à la qualité, à des statuettes dorées, alors
que bien d’autres qui savent lire, écrire et compter ont une telle peur de se
tromper en jouant la qualité qu’ils préfèrent y renoncer d’emblée. Il n’em-
pêche que l’idéal serait d’avoir pour producteurs des hommes de la valeur de
Gaston Gallimard, René Julliard, Bernard Grasset. Dès lors, avec José Corti,
nous aurions un Stanley Kramer français. On sait que ces éditeurs, en plus
de leurs qualités morales et intellectuelles, sont aussi des hommes d’affaires
avisés.

3. Les exploitants
Pour la grande majorité, ce ne sont que des bistrotiers. Beaucoup ne
connaissent même pas les films qu’ils programment. « Mon public, il veut
du Maître de forges 1. » Une dizaine d’exploitants parisiens ont joué la qualité
et ont gagné (le Cardinet – le Studio Parnasse – le Bonaparte – la Pagode – le
Mac Mahon – le Studio Bertrand – le Studio 28 – le Studio de l’Étoile – les
Reflets – le Panthéon et quelques autres). S’il fallait, pour diriger une salle et
la programmer, être titulaire du brevet élémentaire, bien des choses seraient
changées…

1.  Film de Fernand Rivers (1947), adapté du roman homonyme de Georges Ohnet (1882), quin‑
tessence du film populaire à caractère social.
Fenêtre sur cour d’Alfred Hitchcock 119

Je sais bien qu’il existe, dans le domaine de la chose imprimée et même


dans celui du roman, un déchet considérable et sans doute supérieur au pour-
centage de mauvais films, mais, par le jeu des collections, des prix littéraires,
et disons-le, de la critique, les hiérarchies s’établissent d’elles-mêmes. « Les
films naissent libres et égaux en droits1 », a très bien dit André Bazin. Et c’est
là qu’est le drame. Un mauvais film peut succéder à un bon, être projeté dans
la même salle. Les critiques lui consacreront le même nombre de lignes. (Pour
être juste, il faut ajouter que le mauvais film aura coûté la même somme d’ef-
forts, aura mobilisé un nombre égal de techniciens, d’artistes et d’ouvriers.)

Pas de conclusion
En Amérique, on distingue, dans la production, les films de série A (Tant
qu’il y aura des hommes – Sur les quais – Vacances romaines) ; de série B (Le
crime était presque parfait – Une femme qui s’affiche) ; de série C (La Brigade
héroïque – Johnny Guitare – Phfft, etc.). La qualité technique d’Hollywood,
le « métier » des scénaristes font que les films de série B et C sont souvent
meilleurs que ceux de série A. Pour Hollywood, la discrimination des inten-
tions serait vaine, un petit western d’Anthony Mann étant bien supérieur à
une production aussi ambitieuse que Sur les quais. En France, il n’en est pas
de même, nous n’avons pas d’excellents fabricants de petits films. Les bons
cinéastes sont aussi les plus ambitieux.
Je n’aurai pas l’audace de conclure en proposant telle ou telle réforme,
impossible sinon vaine. J’ai tenté seulement d’esquisser un tableau de la situa-
tion telle qu’elle se présente aujourd’hui, à la veille de l’application d’une
certaine « loi d’aide à la qualité 2 » qui peut effectivement changer bien des
choses, rattraper bien des égarements, dissiper un peu de cette fabuleuse
confusion dans le cinéma français.
françois truffaut

Fenêtre sur cour d’Alfred Hitchcock


Arts no 510, 6‑12 avril 1955

Ce n’est pas en résumant l’intrigue de Fenêtre sur cour 3 que l’on peut
faire apparaître la totale nouveauté de l’entreprise, irracontable en sa com-

1.  « Pas de fossé entre un “cinéma de l’élite” et un “cinéma populaire” », Radio-Cinéma-Télévision


no 124, 1er juin 1952. Cet article d’André Bazin faisait partie d’une série intitulée : « Où va le cinéma ? »
Repris dans Écrits complets I, André Bazin, Macula, Paris, 2017, pp. 940-941.
2.  Voir n. 3 p. 17.
3.  Titre original : Rear Window.
120 Chroniques d’Arts-Spectacles

plexité. Cloué sur sa chaise longue à la suite d’une jambe cassée, le reporter-
photographe Jeffries (James Stewart) observe, par la fenêtre, le comportement
de ses voisins. Un beau jour, il acquiert la conviction que l’un d’eux a tué sa
femme irascible, odieuse et malade. L’enquête qu’il mène, bien qu’immobi-
lisé dans le plâtre, est un peu le sujet du film. Il faudrait parler aussi d’une
prestigieuse jeune femme (Grace Kelly) qui aimerait bien épouser Jeffries et
aussi des voisins d’en face, un par un. Il y a le ménage sans enfant que vient
bouleverser la mort d’un petit chien « empoisonné », la demoiselle quelque
peu exhibitionniste, une esseulée et un compositeur maudit qui, sur la fin,
uniront leurs deux tentations de suicide et fonderont peut-être un foyer, les
jeunes époux qui font l’amour à longueur de journée et enfin l’assassin et
sa victime.
Je vois bien qu’ainsi résumé le scénario doit sembler plus astucieux que
profond et cependant j’ai la conviction que ce film est l’un des plus impor-
tants des dix-sept qu’Hitchcock a tournés à Hollywood, l’un des rares en
tout cas à ne contenir aucune faille, aucune faiblesse, aucune concession. Par
exemple, il est évident que tout le film tourne autour de l’idée de mariage.
Lorsque Grace Kelly s’introduira dans l’appartement du criminel présumé, la
preuve qu’elle est venue y chercher est une alliance, celle de la femme assas-
sinée ; Grace Kelly se la passe au doigt tandis que, de l’autre côté de la cour,
James Stewart suit ses mouvements avec les jumelles. Mais rien n’indique à
la fin du film qu’ils s’épouseront et Fenêtre sur cour, au-delà du pessimisme,
est l’un des films les plus cruels qu’on ait jamais tournés. Stewart, en effet, ne
braque ses jumelles sur ses voisins que pour les saisir dans leurs moments de
déchéance, lorsqu’ils se trouvent dans les postures les plus ridicules, lorsqu’ils
apparaissent grotesques ou même odieux.
La construction du film est très nettement musicale où plusieurs thèmes
s’imbriquent et se répondent parfaitement, ceux du mariage, du suicide, de
la déchéance et de la mort, baignés dans un érotisme très raffiné (la sono-
risation des baisers est extraordinairement précise et réaliste)1. L’impassibi-
lité d’Hitch­cock, son « objectivité » ne sont qu’apparentes ; c’est dans le
traitement du scénario, la mise en scène, la direction d’acteurs, les détails et
surtout un ton très insolite participant du réalisme, de la poésie, de l’humour
macabre et de la pure féerie que se révèlent un effroyable mépris, un dégoût
du monde qui passe les limites de la misanthropie.
Fenêtre sur cour est le film de l’indiscrétion, de l’intimité violée et surprise
dans son caractère le plus infamant, le film du bonheur impossible, de la
bassesse quotidienne, le film du linge sale qui se laverait dans la cour, c’est

1.  Dans ses entretiens avec Truffaut, Hitchcock met en valeur la dimension visuelle du film, portrait
d’un photographe-voyeur, au détriment du dialogue, qui « doit être un bruit parmi les autres, un
bruit qui sort de la bouche des personnages dont les actions et les regards racontent une histoire
visuelle » (Hitchcock-Truffaut, op. cit., p. 183).
Du rififi chez les hommes de Jules Dassin 121

– disons-le – le film de la solitude morale, une extraordinaire et déprimante


« symphonie du mépris ».
On a souvent parlé de sadisme à propos d’Hitchcock. Je crois que la vérité
est plus complexe et que Fenêtre sur cour est le premier film où notre auteur se
trahit à ce point. Pour le héros de L’Ombre d’un doute, le monde était composé
de « porcs ». Il me semble aujourd’hui que c’est Hitchcock lui-même qui
s’exprimait ainsi derrière son personnage. Qu’on ne dise pas que j’extrapole,
la sincérité dans Fenêtre sur cour éclate à chaque plan, d’autant que le ton, tou-
jours plus grave, des films d’Hitchcock va exactement à l’encontre de leur inté-
rêt spectaculaire, donc commercial. Oui, il s’agit bien de l’attitude morale d’un
auteur qui regarde le monde avec la sévérité excessive d’un puritain obsédé.
Devant un tel film, si étrange et si neuf, on oublie un peu la technique qui
est d’une virtuosité étourdissante ; chaque plan est, à lui seul, une gageure
victorieusement tenue ; l’effort de renouvellement, de nouveauté affecte aussi
bien les mouvements d’appareil, les trucages, les décors, que la couleur (ah !
les lunettes dorées de l’assassin, éclairées dans le noir par la lueur intermit-
tente d’une cigarette !).
Qui a parfaitement et totalement compris Fenêtre sur cour (c’est impossible
en une seule vision) peut s’indigner et refuser d’entrer dans un jeu dont le
mépris des personnages est la règle, mais il est assez rare de trouver dans un
film une idée du monde aussi précise pour s’incliner ici devant la réussite qui
est indiscutable.
Pour clarifier Fenêtre sur cour, je propose cette parabole ; la cour c’est le
monde, le reporter-photographe c’est le cinéaste, les jumelles figurent la
caméra et ses objectifs. Et Hitchcock dans tout cela ? Il est celui dont on
aime se savoir haï.
françois truffaut

Du rififi chez les hommes de Jules Dassin


Arts no 512, 20‑26 avril 1955

Du rififi chez les hommes, dernier film de Jules Dassin, qui est venu au cinéma
par la mise en scène de théâtre, a la rigueur des tragédies classiques. Premier
acte : préparation d’un hold-up, deuxième acte : la « consommation » du
hold-up, troisième acte : châtiment, vengeance, hécatombe hugolienne.
Pour aimer le Rififi et chanter ses louanges, il n’est pas nécessaire d’in-
voquer la modestie des moyens matériels de l’entreprise, mais il n’est pas
inutile de la signaler, ne serait-ce que pour montrer que la réussite d’un film
dépend davantage du metteur en scène que de l’ampleur de la production,
de la présence au générique d’interprètes à la « renommée mondiale », de
122 Chroniques d’Arts-Spectacles

Peter Cheyney et d’un chanteur qui se retourne toutes les vingt secondes vers
les spectateurs en leur susurrant : « Vous pigez1 ? »
Du plus mauvais roman « noir »2 qu’il m’ait été donné de lire, Jules Dassin
a tiré le meilleur film « noir » qu’il m’ait été donné de voir. Non, en vérité,
il n’est pas de genres mineurs et les cinéastes qui ont raté Votre dévoué Blake,
Les Clandestines, Bonnes à tuer, Pas de souris dans le bizness, Série noire 3, etc.,
ne doivent s’en prendre qu’à eux-mêmes.
Sous le vent et la pluie, Jules Dassin a tourné dans les rues et nous révèle
Paris comme il a révélé Londres aux Anglais (Les Forbans de la nuit) et New
York aux Américains (La Cité sans voiles). Il serait injuste de ne pas associer
à la réussite du film le chef opérateur Philippe Agostini, qui a véritablement
effectué des prouesses en tournant dans des conditions aussi inhabituelles :
intérieurs réels de bistros, extérieurs de nuit sans projecteurs, quai du métro
Port-Royal, décors exigus, etc.
Le Rififi se place sous le signe de l’intelligence : scénario, dialogues, décors,
musique, choix des acteurs. Jean Servais, Robert Manuel et Jules Dassin sont
parfaits. Les défaillances affectent la distribution féminine, inégale, et la chan-
son, proprement exécrable.
Quant à la mise en scène, c’est une merveille d’adresse et d’inventions. Le
Rififi est fait de trois morceaux de bravoure savamment développés. Chaque
plan répond à la question  : comment ? Et Jules Dassin reste fidèle à son
style qui allie le documentaire au lyrisme. On ne parle plus dans Paris que
du hold-up silencieux, splendidement bruité, où les objets, les gestes et les
regards composent un ballet extraordinairement réglé.
Mais pour moi la plus sûre valeur du film est ailleurs, dans le ton de l’œuvre.
Les personnages du Rififi ne sont pas méprisables. La relative libéralité de la
censure française a permis à Dassin de faire un film sans complaisances, immoral
peut-être (?), mais profondément noble, tragique, chaleureux, humain. Derrière
le sourire amer de Jean Servais, méridional de Robert Manuel, triste avec des
éclairs de gaieté de Jules Dassin lui-même, on devine le cinéaste, un homme
tendre et indulgent, doux et confiant, capable de nous raconter un jour l’histoire
plus exaltante de personnages mieux servis par leur destin. C’est cela qu’il ne
faut pas oublier, c’est de cela qu’il faut remercier Jules Dassin, c’est cela enfin qui
justifie amplement la présence au Festival de Cannes du Rififi chez les hommes 4.

françois truffaut

1.  L’auteur britannique Peter Cheyney (1896‑1951) est le créateur du personnage de l’agent secret
Lemmy Caution, incarné par le chanteur-acteur américain Eddie Constantine (La Môme vert-de-gris
et Les femmes s’en balancent de Bernard Borderie, Vous pigez ? de Pierre Chevalier…).
2.  Du rififi chez les hommes est adapté du roman éponyme d’Auguste Le Breton (Gallimard, 1953).
3.  Respectivement signés : Jean Laviron, Raoul André, Henri Decoin, Henri Lepage et Pierre Foucaud.
4.  Voir aussi l’article « Jules Dassin et le Rififi », p. 94.
Voyage en Italie de Roberto Rossellini 123

Voyage en Italie de Roberto Rossellini

Arts no 512, 20‑26 avril 1955

Un couple anglais (George Sanders et Ingrid Bergman) vient à Naples


pour recueillir un héritage. L’atmosphère italienne révèle d’abord l’incom-
patibilité de leur caractère. Aux discussions aigres-douces succèdent les dis-
putes, on envisage le divorce. Mais, au contact des beautés de l’Italie antique,
le sentiment de la vie éternelle dont Naples est tout imprégnée se fait jour,
et c’est l’Italie qui viendra resserrer les liens qu’elle faillit rompre. Mieux
qu’une réconciliation, c’est une véritable consécration qui s’opère, l’union
d’Alexandre et Isabelle désormais sera indéfectible.
À travers la gaucherie de ce résumé, on discerne peut-être l’étrangeté de
ce film par lequel Roberto Rossellini s’affirme à la pointe de son évolution.
Ce qui frappe d’emblée, c’est la nouveauté de l’entreprise, son audace. Pour
bien s’en rendre compte, il suffit d’imaginer la « bombe » que constituerait,
après cinquante ans de littérature « Série Noire », l’intrusion d’un livre de
Jacques Chardonne1, par exemple Vivre à Madère.
Voilà donc un film qui s’ouvre sur un couple en voyage et qui se termine
pareillement sans que des événements extérieurs soient venus encombrer la
construction dramatique tout entière ordonnée autour de divers sentiments
et de leur évolution.
Voyage en Italie 2 n’évoque en rien ce qui a déjà été fait dans le cinéma.
Moins « original » peut-être que La Strada 3, mais, je le crois, plus réellement
« neuf », ce film ressemble à ceux que l’on tournera dans dix ans, quand les
metteurs en scène du monde entier renonceront à imiter la forme romanesque
au profit de la confession filmée et de l’essai. Il faudra d’abord s’affranchir
d’un certain nombre de contraintes parmi quoi : le scénario « bien bouclé »
à péripéties, la photographie brillante, homogène dans la banalité, les angles
rares, les cadrages insolites, les effets dramatiques soulignant l’action, le dia-
logue percutant et une distribution « internationale ».
Itinéraire spirituel, Voyage en Italie est, en même temps, le journal intime
d’un couple, une suite de variations sur le mariage, un poème à la gloire de
l’Italie. Un cinéaste qui aime son pays le regarde et nous invite à le regarder
avec lui : d’où ces visites au musée de Naples, aux ruines de Pompéi, ces fré-
quentes promenades en voiture dans les rues de la ville au cours desquelles
l’épouse se surprend à envier les femmes enceintes qui passent. Notons paral-

1.  Écrivain français (1884‑1968), auteur notamment des Destinées sentimentales (Grasset, 1934‑1936),
membre des Hussards et collaborateur de l’hebdomadaire Arts.
2.  Titre original : Viaggio in Italia.
3.  De Federico Fellini (1954).
124 Chroniques d’Arts-Spectacles

lèlement le thème de la mort, exprimé par la découverte d’un couple pétrifié


à Pompéi, les ossements, les cendres, la poussière.
Voyage en Italie bénéficie d’une admirable mise en scène qui « montre » au
lieu de démontrer, qui indique au lieu de suggérer, mise en scène directe, inci-
sive, souple et linéaire. Par instants, des pointes d’émotion viennent libérer le
cœur oppressé par une tension dramatique continue qui agit « physiquement »
sur le spectateur. Metteur en scène nerveux, Roberto Rossellini agit sur nos nerfs
et ceux de ses interprètes qui jouent « à chaud », presque sans répétitions. La
très belle musique de Renzo Rossellini1, la photo éblouissante, ensoleillée, la flui-
dité des mouvements d’appareils concourent à créer et entretenir cette tension.
Il entrait bien dans la mission du Cinéma d’essai de découvrir et révéler ce
film qui offre au cinéma de nouvelles et plus riches perspectives. Voilà donc
pour le cinéma une source d’enrichissements et pour le public un spectacle
d’une rare qualité.
f.  t.

Cannes : palmarès anticipé selon les règles du jeu


Arts no 513, 27 avril-3 mai 1955

Le malentendu n’est pas dissipé. Les critiques cinématographiques s’obsti-


nent à croire qu’ils sont concernés par les festivals. Bien sûr ils y sont « invités »
et la gratuité du manger, du boire et du dormir vient justement récompenser
leur zèle, mais ces kilomètres de pellicule sur lesquels ils sont autorisés à émettre
un jugement esthétique ne sont venus là que pour être achetés, loués, vendus,
échangés. Les festivals sont des foires aux films et rien d’autre. Comment en
irait-il autrement ? Si les petits pays envoient à Cannes leur(s) meilleur(s)
film(s), ce n’est pas le cas des États-Unis, de l’Italie et de la France. Faut-il rap-
peler que le film de Jean Renoir, French Cancan, ne sera pas présenté à Cannes ?
Les films « proposés » pour le Festival de Cannes doivent tout d’abord
subir l’épreuve des commissions de sélection. Si l’on sait que cette année
certains jurés de présélection voulaient envoyer Razzia sur la chnouf plutôt
que Du rififi chez les hommes, on comprendra l’opportunité de l’expression
subir l’épreuve.
C’est une certitude : les quarante films de toutes nationalités présentés au
Festival de Cannes ne sauraient donner qu’une idée imprécise de ce qui se
fait de plus intéressant dans le cinéma mondial.

1.  Compositeur italien (1908‑1982), frère du cinéaste Roberto Rossellini, dont il composa une grande
partie des musiques de ses films, du Navire blanc (1942) à Vive l’Italie ! (1961).
Cannes : palmarès anticipé selon les règles du jeu 125

Des prix pour tout le monde


À l’issue du festival, des prix honorifiques seront distribués ; le meunier,
son fils, de même que l’âne, seront récompensés, de manière à contenter tout
le monde et son père. Comme il y a une psychologie du Goncourt, il y a une
psychologie des oscars, donc une psychologie des festivals.
Un exemple  : le Prix du meilleur acteur n’ira pas, comme on pourrait le
croire, à celui qui se sera « tiré » le plus honorablement d’un rôle difficile,
mais à coup sûr à celui qui aura facilement brillé dans un rôle de composi-
tion (le jeune acteur qui joue un vieillard, la belle vamp qui joue un laideron,
l’acteur qui joue un aveugle). Starlettes, affublez-vous d’une fausse barbe et
vous aurez votre grand prix d’interprétation !
Partant de ce principe et revêtant la peau d’âne d’un juré, nous pouvons nous
livrer au jeu plaisant des pronostics et ceci avec d’autant plus « d’objectivité »
qu’hormis le Rififi nous n’avons vu aucun des quarante films en compétition.

Le meilleur acteur est le plus laid


Le Prix du meilleur acteur pourrait fort bien échoir à Bing Crosby qui, dans
Une fille de la province, film américain de George Seaton, tient le rôle d’un
alcoolique. Ernest Borgnine serait encore plus indiqué, qui joue le rôle d’un
garçon boucher, laid et sentimental dans Marty, de Delbert Mann. D’ailleurs,
Borgnine tient un petit rôle dans un autre film présenté également à Cannes :
Un homme est passé de John Sturges. À propos de ce dernier film, on éprou-
vera irrésistiblement la tentation de le comparer au Train sifflera trois fois, film
avec lequel il n’a sûrement aucun rapport.
Une troisième possibilité s’offre avec Jean Servais, le gangster tuber-
culeux du Rififi. (La présence à Cannes du Rififi, premier film français de
l’ex-Hollywoodien Jules Dassin, posera toutes sortes de problèmes diplo-
matiques.)
Le Prix d’interprétation féminine peut échoir à Deborah Kerr, femme adul-
tère du Fond du problème, film anglais de George More O’Ferrall. L’autre film
anglais, L’Enfant et la Licorne de Carol Reed, choquera pour le démarquage
que l’on y décèlera de Jeux interdits.
Le Prix du scénario ira peut-être à Marty pour l’apparente originalité de
son scénario.
Le Dossier noir, dernier « réquisitoire impitoyable » d’André Cayatte, ne
satisfera pas tout le monde : c’est un film difficile à couronner pour toutes sortes
de raisons. Quant au Rififi, j’imagine assez le jury se « débrouillant » pour ne
rien lui donner après s’être entendu avec la presse pour que lui soit attribué le
Prix de la critique internationale, qui a l’intérêt de n’engager rien de politique.
126 Chroniques d’Arts-Spectacles

Si je ne parle pas du Roméo et Juliette 1 soviétique ni des films orientaux et


sud-américains, c’est que nous ne connaissons que leur titre. Une révélation
exotique est toujours possible. Il est « obligatoire » cette année de donner
un prix à l’un des deux films russes 2.
Continent perdu 3, documentaire italien en CinémaScope, peut recevoir
le Prix de la photographie, à moins que l’on parvienne à couronner L’Or de
Naples, film à sketches de Vittorio De Sica.
Et le Grand Prix ? Il est impossible à prévoir cette année par manque d’out-
siders du genre Le Salaire de la peur ou Tant qu’il y aura des hommes.
Le film qui fera sensation est le CinémaScope d’Elia Kazan, À l’est d’Éden,
l’histoire de Caïn et Abel revue par John Steinbeck. S’il fait partie de la com-
pétition – ce qui n’est pas certain –, il aura certainement « quelque chose »,
peut-être le Prix de la mise en scène 4.

Une tâche délicate


On peut prévoir que la tâche du jury sera cette année plus délicate que
jamais. La participation française donnera aux jurés du fil à retordre, c’est-
à-dire des nuits blanches en perspective. Pour des raisons de « politique
intérieure », Le Dossier noir pose quelques problèmes ; de même le Rififi
pour des raisons de politique « extérieure ». La grande attraction cannoise
sera certainement la panique qui s’emparera et des jurés et des personnalités
officielles au moment des ultimes délibérations. Le VIIIe Festival de Cannes
est ouvert.
robert lachenay

Oasis d’Yves Allégret


Arts no 513, 27 avril-3 mai 1955

Si l’on se demande à quoi peut ressembler le plus mauvais film d’un met-
teur en scène fort coté et néanmoins exceptionnellement peu doué, il faut
aller voir Oasis, d’Yves Allégret.
Faut-il raconter un scénario auquel chaque plan apporte une nouvelle

1.  Film-ballet soviétique de Leo Arnchtam (1955), sur une musique de Sergueï Prokofiev, avec les
danseurs de la troupe du théâtre Bolchoï.
2. Le Roméo et Juliette et Une grande famille (Bolchaya Semya) de Joseph Heifitz.
3.  Continento perduto d’Enrico Gras et Giorgio Moser (1955).
4.  Le Festival de Cannes 1955 a attribué la Palme d’or à Marty de Delbert Mann, le Prix spécial
du jury à Continent perdu (Continente perduto) de Leonardo Bonzi, Enrico Gras et Giorgio Moser,
le Prix de la mise en scène (ex æquo) à Sergueï Vassiliev pour Les Héros de Chipka (Gueroite na
Chipka) et Jules Dassin pour Du rififi chez les hommes.
Oasis d’Yves Allégret 127

invraisemblance ? Quelle sombre histoire que celle de ce fabricant d’or


espionné par deux femmes qu’il a « levées » sur la Côte d’Azur ! Ce scénario
insensé, grotesque, bâclé en quelques jours, nous le devons aux frères Kessel1.
Auraient-ils écrit en un après-midi les scénarios de Fortune carrée, Les Amants
du Tage et Oasis que je n’en serais nullement surpris.
Première faute de la part d’Yves Allégret : on ne donne pas le premier tour
de manivelle d’un film dont le scénario reste à faire. Mes confrères ne man-
queront pas de s’interroger sur l’échec d’Oasis comme ils l’ont fait sur celui de
Mam’zelle Nitouche : « Comment le réalisateur de Manèges ou des Orgueilleux
peut-il s’être trompé à ce point ? » Eh, mon Dieu, où est la différence ?
Yves Allégret fait partie de ces cinéastes pour qui la réussite ou l’échec sont
fonction des scénarios qu’ils choisissent. Il n’est pas un « auteur » de films.
Yves Allégret a donc eu la chance avec Manèges, Une si jolie petite plage et Les
Orgueilleux d’avoir à « mettre en images » des scénarios assez littéraires,
sobres et secs où, en fait, il se passait visuellement assez peu de choses, sinon
rien. Il suffisait que la photo fût homogène, l’interprétation correcte, le mon-
tage serré, le dialogue acerbe : l’affaire était enlevée, le grand public se pâmait.
On chercherait en vain dans toute l’œuvre d’Yves Allégret une idée de
mise en scène, une petite invention, une trouvaille, un signe de bonne santé,
d’une verve salvatrice ! Rien, vous dis-je !
Dans la mesure où l’art de la mise en scène se confond avec le sens de l’ef-
ficacité, on comprendra qu’il est plus difficile de réussir un western ou un film
d’aventures qu’un film pseudo-psychologique ou même psychologique tout
simplement. D’où le double échec de Mam’zelle Nitouche et d’Oasis, films de
genres mineurs peut-être, mais plus profondément « spectaculaires » qu’Une
si jolie petite plage ou Manèges. Voilà pourquoi la réputation d’Yves Allégret
me paraît reposer sur un malentendu, pourquoi j’ose affirmer, au début de
cet article, qu’il est « exceptionnellement peu doué ».
Il faut parler d’Oasis ? D’accord ! Oasis est un film en CinémaScope ;
c’est-à-dire que les plans sont deux fois plus longs et que l’on y voit deux
fois plus de choses et de gens. Autrefois, on « cadrait » un personnage, celui
qui parle, puis celui qui répond. Cela donnait de longues scènes en champ-
contrechamp. Aujourd’hui, il y a couramment, dans Oasis, trois ou quatre
personnages dans le même plan. L’un parle. Bien. Que font les autres ? Ils
regardent les autres, attendant de parler à leur tour. Tout va bien tant que
le spectateur ne regarde que Michèle Morgan ou Pierre Brasseur parlant,
mais si, d’aventure, on se prend à regarder toute l’image dans son étendue
cinémascopique, que se passe-t‑il ? Eh bien, l’on s’aperçoit que les acteurs
qui ne parlent pas s’ennuient à mourir et l’on ne tarde pas à partager leur
sort. On sent trop visiblement qu’aucune autre indication ne leur fut donnée

1.  Joseph et Georges Kessel, d’après Le Commandant de John Knittel (Albin Michel, 1948).
128 Chroniques d’Arts-Spectacles

que celle-ci, élémentaire : « Ne regardez pas la caméra » ; d’où ces regards
fuyants, hypocrites et gênants au possible. Ce n’est pas tout. Lorsque Pierre
Brasseur, Cornell Borchers, Michèle Morgan sont assis à une table de café,
il y a derrière eux des figurants qui sont censés boire un verre ou jouer de la
musique et alors là, c’est pire que tout. Littéralement ils ne savent que faire
et même je jurerais qu’ils se demandent encore, à l’heure qu’il est, ce que
l’on attendait d’eux.
En vérité, je n’ai jamais vu de film dépourvu à ce point du réalisme le plus
élémentaire, aussi dénué d’ambiance. Le CinémaScope, indiscutablement,
pose des problèmes de mise en scène ; c’est trop peu de dire qu’Yves Allégret
ne les a pas résolus puisqu’il les a purement évincés.
Il y a dans Oasis deux sortes de plans : ceux où les personnages sont debout
et ceux où ils sont assis. Les premiers sont des plans de raccord, il ne s’y passe
rien. Les seconds favorisent le dialogue qui assume seul la progression de
l’intrigue ; il ne s’y passe rien non plus.
Est-ce le CinémaScope qui a le maléfique pouvoir de tout frapper autour de
soi de fadeur et d’insipidité ? Franchement, je ne le crois pas. Les perfection-
nements techniques du cinéma (son, couleur, CinémaScope) ont, a priori, cet
intérêt d’exiger des cinéastes qu’ils donnent le maximum d’eux-mêmes. Le
CinémaScope ne révélera pas mais confirmera que tel cinéaste est plus doué
que tel autre. Cet immense écran, il faut apprendre à l’habiter, le meubler et
lui insuffler un peu de vie. Il faut sans doute commencer par croire en quelque
chose pour y faire croire le public. Oasis est une entreprise trop évidemment
insincère « au départ » pour présenter quelque intérêt « à l’arrivée ».

françois  truffaut

French Cancan de Jean Renoir


Arts no 514, 4‑10 mai 1955

On ne raconte pas un film de Jean Renoir sans l’affadir. Plutôt qu’une


histoire linéaire et suivie, l’auteur d’Orvet 1 nous offre, cette fois encore, un
« divertissement » dont la construction n’est régie que par une seule loi
qui pourrait se définir ainsi : l’équilibre dans la démesure. Chaque élément du
scénario ou du décor a une valeur égale, la robe que porte une actrice peut
être plus importante que le texte qu’elle prononce ; au cours d’un moment
solennel ou émouvant, un détail cocasse viendra « équilibrer » la scène, ou

1.  Pièce en trois actes que Jean Renoir venait de créer au Théâtre de la Renaissance (Paris), le
12 mars 1955.
French Cancan de Jean Renoir 129

inversement. D’où la multiplication des situations, des détails et notations de


toutes sortes qui fait un scénario proprement inracontable.
Qu’on sache seulement qu’il est question d’un épisode de la vie d’un cer-
tain Henri Danglard, qui fonda le Moulin-Rouge et créa le french cancan.
Danglard consacre sa vie au music-hall, découvre de jeunes talents, danseuses
ou chanteuses, et en « fait » des vedettes. Qu’il devienne, pour un temps, leur
amant et les voilà exclusives, possessives, jalouses, capricieuses et insuppor-
tables. Mais Danglard ne s’attache pas, il n’est l’époux que des muses et seule
compte la réussite de ses spectacles. Cet amour exclusif du métier, l’inculquer
aux artistes qu’il découvre et révèle, est son but.
On aura reconnu la parenté de ce thème avec celui du Carrosse d’or : la
vocation du spectacle triomphant des petits démêlés sentimentaux. French
Cancan est un hommage au music-hall comme Le Carrosse d’or en était un à
la commedia dell’arte. Le succès de French Cancan étant d’avance assuré, je
crois pouvoir faire l’aveu de ma préférence pour Le Carrosse d’or, film infini-
ment plus riche, plus neuf, plus beau. Pour être extérieures à Jean Renoir, les
faiblesses de French Cancan n’en sont pas moins regrettables ; elles affectent
en premier lieu la distribution. Giani Esposito, Philippe Clay, Pierre Olaf,
Jacques Jouanneau, Max Dalban, Valentine Tessier et Annik Morice sont
excellents, irréprochables. Par contre Jean Gabin, Maria Félix, Jean-Roger
Caussimon, Michel Piccoli et Jean Parédès ne m’ont pas paru donner le
« maximum » d’eux-mêmes. Restent Françoise Arnoul et Franco Pastorino,
qui sont deux « cas ». La première est agréable à regarder, mais ne peut
donner que ce qu’elle a, c’est-à-dire une silhouette agréable. Son jeu est par
trop « en deçà » du rôle. Quant à Franco Pastorino dans le rôle du petit
boulanger, il illustre parfaitement la plaie des coproductions. Avec ce système
de productions internationales à gros budget, le metteur en scène se voit
imposer la moitié de ses interprètes et l’on arrive ainsi à des invraisemblances
criantes : si nous pouvons admettre que le prince Alexandre est amoureux de
Nini, laquelle lui préfère Paulo, il est rigoureusement inadmissible que Giani
Esposito soit follement amoureux de Françoise Arnoul, laquelle lui préfère
Franco Pastorino !
French Cancan étant une « comédie musicale », on peut également mar-
quer quelque sévérité à l’égard de M. van Parys1, qui se livre à des pastiches
1900 bien fades. Les chansons de Jean Renoir que chante Philippe Clay méri-
taient une meilleure musique.
Mais il est temps d’en venir aux éléments plus positifs de l’entreprise  :
French Cancan marquera une date dans l’histoire de la couleur au cinéma.
Jean Renoir n’a pas voulu faire un film pictural et, sous ce rapport, French

1.  Georges van Parys (1902‑1971), compositeur d’opérettes (Lulu, L’Eau à la bouche…), de chansons
populaires (La Complainte de la butte, La Complainte des infidèles…) et de musiques de films,
notamment pour René Clair, Jean Renoir et Henri Decoin.
130 Chroniques d’Arts-Spectacles

Cancan se présente comme un « anti-Moulin-Rouge ». On ne trouvera pas


ici, comme dans le film de John Huston, des mélanges de couleurs obtenus
par des filtres de gélatine : rien que des couleurs pures. Chaque plan est une
« image d’Épinal » en mouvement. Ah ! les beaux noirs, les beaux marron,
les beaux beiges ! Il y a dans le cours de danse de la Mère Guibole de bien
jolies attitudes « à la Degas ».
Le french cancan final est un véritable tour de force, un long morceau de
bravoure qui emporte l’adhésion de toute la salle. Si French Cancan n’aura
pas, dans l’œuvre de Renoir, l’importance de La Règle du jeu ou du Carrosse
d’or, c’est néanmoins un film très brillant, très enlevé où l’on retrouve toute
la puissance de Jean Renoir, sa belle santé et sa jeunesse.

françois truffaut

Du Rififi à la compétence
Arts no 516, 18‑24 mai 1955

Lors d’une récente conférence de presse, Jean Renoir combattait violem-


ment l’idée selon quoi personne n’est indispensable : « Tout le monde est
indispensable ; chacun possède son trésor individuel… Un film se prépare
comme un cambriolage ; plutôt que des collaborateurs, il faut des com-
plices. »
Au sortir du très beau film de Jules Dassin, Du rififi chez les hommes, je res-
sassais les paroles de Jean Renoir. Voilà un film où quatre complices préparent
et exécutent un cambriolage à la réussite duquel chacun d’eux est indispen-
sable. Cette histoire est la projection – au double sens du mot, géométrique
et cinématographique – d’un travail aussi minutieusement mis au point. Les
quatre complices du Rififi étaient sept, mais Philippe Agostini, Auguste Le
Breton et Georges Auric ont travaillé dans l’ombre et n’apparaissent qu’au
générique. On voit que je joue au jeu des boîtes, mais avouez que tout m’y
convie. En effet, le Rififi est le seul film à susciter des spectateurs ces paroles
qui sont autant de malentendus : « Ah, la belle ouvrage ; pour du beau bou-
lot, c’est du beau boulot. » Le compliment s’adresse aux techniciens, bien
sûr, mais lesquels ? Ceux du film ou ceux du cambriolage ? Ajoutez à cela
que Jules Dassin tient dans l’affaire un double rôle, celui de réalisateur du
film derrière la caméra, et celui de César le Milanais, réalisateur du cambrio-
lage sur l’écran, et vous conviendrez que la confusion est extrême, totale et
sublimement pirandellienne.
Un film étant l’œuvre de trente techniciens, pères de famille pour la plu-
part, il est un peu scandaleux que l’écran n’ait le plus souvent à nous offrir
Du Rififi à la compétence 131

que l’histoire de marionnettes dépourvues de cœur et d’âme, sans existence


même fictive. J’aime qu’à défaut de véritables héros, un film nous offre des
personnages qui existent justement par leur indispensabilité ; leur compé-
tence en une spécialité quelconque sera le gage le plus sûr de leur existence.
L’œuvre de Balzac est pleine de spécialistes, de personnages qui connaissent
la finance, les champs, l’usure, le journalisme ou la politique mieux que per-
sonne. L’histoire du cinéma compte quelques personnages « compétents » ;
on se souvient du Sergent York 1, le plus grand tireur de la vallée du Tennessee
qui, passant son doigt sur sa langue, mouillait le cran de mire avant d’épauler
pour éviter la brillance sur le guidon. Et, dans La Captive aux yeux clairs 2,
que deviendrait l’équipage sans Arthur Hunnicutt 3, seul à connaître les us
et coutumes des Indiens « Pieds Noirs », seul à connaître le Missouri, ses
périls et ses pièges ? C’est qu’il connaît le vieux, il a la science, il sait la forêt,
il sait les Indiens, il sait le fleuve. Il est compétent.
Avec la civilisation, le machinisme, le progrès se perdent le sens de la nature
et l’usage des sens. Le petit paysan d’aujourd’hui saura lire, écrire et comp-
ter, mais il n’aura pas, comme son grand-père, le sens des arbres, de l’eau et
de la culture. Qu’au moins l’on se rattrape – au cinéma – sur les spécialités
modernes. Le Pierrot mon ami de Raymond Queneau4 est imbattable au bil-
lard électrique : « Il en tête un peu », dit-on de lui. Que l’on pense un instant
à tous les rôles d’Humphrey Bogart, comme il adhère aux choses, comme il
porte avec naturel : chapeau, torche électrique, Lauren Bacall, luge, cigarette
et menottes.
Je me suis éloigné du Rififi pour mieux y revenir et l’aborder de front. On
verra que, dans ce film, tous les gestes que sollicite la pratique du camping, de
la chirurgie, de la détection des mines, de la spéléologie et de la métallurgie
se trouvent mis au service d’un exercice quotidien et cependant méconnu,
qui devient en quelque sorte la synthèse de toutes les grandes spécialités
modernes : le cambriolage.
Le cambriolage est décidé  : « Pour le coffre, il faut un spécialiste ; tu
connais César le Milanais 5 ? » Arrivée de César-Jules Dassin. On « répète »

1.  Sergeant York d’Howard Hawks (1941), d’après l’histoire d’Alvin Cullum York (1887‑1964), l’un
des soldats américains les plus décorés de la Première Guerre mondiale.
2.  The Big Sky d’Howard Hawks (1952).
3.  Acteur américain (1910‑1979) qui apparaît dans de nombreux westerns (1942‑1945). Il incarne ici
Zeb Calloway, un trappeur qui connaît les territoires indiens – rôle qui lui valut une nomination à
l’Oscar du meilleur second rôle.
4. Écrivain français (1903‑1976) et cofondateur de l’OuLiPo.  Truffaut le rencontre au ciné-club
Objectif 49 et noue des liens amicaux avec lui. L’œuvre de Queneau sera une source d’inspiration
pour le cinéaste qui, en guise d’hommage, fera figurer son portrait dans la chapelle consacrée aux
êtres chers de La Chambre verte. Le billard électrique est une passion que Queneau partageait
avec les critiques des Cahiers du cinéma, futurs réalisateurs : « La Nouvelle Vague se résumait-elle à
l’amour des billards électriques (vous ne disiez pas “flipper”, surtout pas) ? » se demande d’ailleurs
Éric Neuhoff dans sa Lettre ouverte à François Truffaut (Albin Michel, Paris, 1987).
5.  Voici le dialogue exact, prononcé par Tony le Stéphanois (Jean Servais)  : « Il faut se mouiller
132 Chroniques d’Arts-Spectacles

le cambriolage. Le hic, c’est le signal d’alarme. On suggère : il faudrait faire


couler sur la sonnerie la suie d’une bougie ; cette idée en amène une autre ;
la mousse de l’extincteur introduite par les fentes du signal d’alarme fera
l’affaire. Essai concluant. C’est le jour J, l’heure H, la minute M. L’opération
se déroule en quatre temps : a) mise en place ; b) percement du plancher-
plafond ; c) percement du coffre ; d) départ. On commence par réveiller les
concierges, les bâillonner et les transporter à l’appartement. On troque les
chaussures contre des espadrilles ; les couvertures du lit viennent calfeutrer
les fenêtres ; on travaillera en pleine lumière. Préparation du matériel. Le
marteau frappeur sera entouré d’une épaisse chaussette de laine pour réduire
le bruit. Un choc trop fort peut déclencher un autre signal d’alarme (c’est la
détection des mines). Des tubes s’emboîtent, de petits outils s’ajustent (c’est
le camping).
Nos cambrioleurs sont gantés. L’un d’eux s’attaque au plancher de l’appar-
tement (qui est, en même temps, le plafond de la bijouterie) ; de droite et de
gauche, on lui passe délicatement les instruments les plus perfectionnés (c’est
la chirurgie). Un petit trou est enfin percé qu’on vérifie avec un mouchoir
qui se gonfle sous l’appel d’air. Puis c’est le joli coup du parapluie. À l’aide
d’une corde à nœuds, César se laisse descendre (c’est de la spéléologie, la
bijouterie étant la chambre aux stalactites de diamants et l’appartement le
camp de base). Le coffre couché sur le ventre, on trace les cotes. On perce
quatre trous, quatre ponctions lombaires.
Foin du chalumeau ancestral et du chiffre trouvé au « pifomètre » ; ici, on
travaille dans la précision. C’est donc une fraiseuse très perfectionnée qui fera
« parler » le coffre en lui ouvrant le dos. Une mèche casse, on la remplace :
« C’est une mèche de 3,5 », disait un spectateur, derrière moi. L’ouverture
est enfin pratiquée, suffisante pour y passer la main. On extrait l’appendice :
un petit sac de bijoux et c’est à l’envers que s’effectue la même opération,
plus rapidement toutefois puisqu’il n’est pas plus question de ressouder le
coffre que de reboucher le plafond, décalfeutrer les fenêtres ou débâillonner
les concierges. Il s’agit de « se faire la malle » et au plus vite ! On connaît
la suite du film ; sa relation, en tout cas, n’a rien à faire ici, l’essentiel étant
la nouveauté de ce phénomène : mille spectateurs dans une salle ne battent
plus que d’un même cœur, frémissant de crainte et étouffant de petits cris
d’admiration pour quatre hommes qui se livrent sous leurs yeux à un acte
qu’avec toutes les morales et toutes les polices ils réprouvent. Tout cela, oui,
parce que Jules Dassin, grâce à son extraordinaire talent, a réussi pendant
vingt-huit minutes à nous convaincre de la valeur morale, professionnelle et
même de l’utilité sociale de ces complices au sein de notre civilisation.

pour du solide : le fonds de commerce, le coffre ! Bien sûr, cela demande une sacrée préparation :
dégoter leur vacherie de système d’alarme et, surtout, un spécialiste pour le coffre. Déjà entendu
parler de César le Milanais ? »
Le Dossier noir d’André Cayatte 133

Ils sont quatre spécialistes, mais la sueur qui leur coule du visage, les regards
tristes ou d’une gaieté enfantine qu’ils échangent, nous disent assez que ce
sont aussi des hommes. Ils ont leur trésor – au double sens du mot, concret
et virtuel – ils sont, à leur manière, indispensables, irremplaçables, compétents,
oui, ils sont des hommes avec toute la dignité que cela suppose et comporte.

françois truffaut

Le Dossier noir d’André Cayatte


Arts no 517, 25‑31 mai 1955

André Cayatte commence à lasser sérieusement son monde. Il s’est éti-


queté lui-même cinéaste à thèse et comme on lui a assez prouvé que ses
thèses étant truquées, ses films l’étaient forcément, il déclare : « Il ne s’agit
plus, cette fois, d’un film à thèse ; je n’ai rien voulu démontrer ni prouver. »
André Cayatte « retourne sa veste » pour nous faire croire qu’il en a changé ;
démontrant qu’il ne démontre plus, il démontre encore. Que voulez-vous,
« on » a ça dans le sang ! C’est une chance que Cayatte ne s’attaque pas à la
littérature : il serait capable, à l’écran, d’acquitter Julien Sorel ; Emma Bovary
en serait quitte pour la « préventive » et le petit Oliver Twist irait se faire
« rééduquer » à Savigny 1.
Si l’artiste est un briseur de vitres, l’avocat est un vitrier. L’incompatibilité
est donc totale. Il se trouve précisément que si les gens de cinéma prennent
Cayatte pour un avocat, les gens de robe le prennent pour un cinéaste.
André Cayatte serait-il un traître ? En tout cas, il est une « fière raquette »
au double jeu.
Le Dossier noir est le récit d’une enquête pour meurtre. La police, tant à
l’échelon local que régional et parisien, trouve plusieurs coupables et recueille
autant d’aveux. Mais, comme il n’y avait pas eu meurtre, l’incompétence dou-
blement frappante de la police est ainsi démontrée en même temps qu’exposé
le « problème » du juge d’instruction.
Si je reprochais à André Cayatte de n’apporter point de « solutions », il
me répondrait que cela n’est pas la tâche de l’artiste, à quoi je rétorquerais
qu’il n’est pas un artiste. De cette accusation, l’auteur ferait justice en brandis-
sant les statuettes dorées dont sa carrière est jalonnée. Allons, André Cayatte

1.  Savigny-sur-Orge (Essonne) abritait alors un Centre d’éducation surveillée pour mineurs délin‑
quants. L’allusion masque un épisode autobiographique  : en 1948, suite à la faillite du Cercle
Cinémane, le ciné-club qu’il avait fondé avec son ami Robert Lachenay, le jeune Truffaut fut placé
au Centre d’observation des mineurs de Paris, à Villejuif (Val-de-Marne). Cet épisode sera mis en
scène dans Les Quatre Cents Coups (1959).
134 Chroniques d’Arts-Spectacles

est décidément très fort ; il sait l’art de se garer à droite comme à gauche.
Cependant, l’on peut toujours mettre en doute la formulation de son exposé,
mais c’est presque trop facile !
Le Dossier noir est un échiquier dont les pions sont les personnages ; cet
échiquier a été bâti par Charles Spaak1, il y manque donc des cases ; le même
Charles Spaak ayant taillé les pions, ne nous étonnons pas de ne pouvoir dis-
tinguer du cheval ou de la reine lequel est le plus fou. André Cayatte, de son
côté, utilise alternativement toutes les formes possibles de narration, troquant
l’une pour l’autre selon les nécessités de l’instant ; c’est pourquoi Le Dossier
noir évoque tour à tour les bandes dessinées du genre Le crime ne paie pas2, une
enquête de Pierre Scize3, un problème de mots croisés, un dessin humoristique,
un fait divers romancé dans Ici Paris, un jeu de L’Express, que sais-je encore ?
Ce n’est d’ailleurs pas que le principe soit a priori condamnable ; le cinéma
est maintenant en âge d’aborder une forme de récit plus libre qui emprunterait
au roman, au journalisme, à la plaidoirie et au documentaire. Que je veuille
tourner demain un film sur l’arithmétique, les producteurs seront d’accord si
je puis obtenir Michèle Morgan, Gérard Philipe et Fernandel dans les différents
rôles de la règle de trois. Il y aurait donc place, dans le cinéma français, pour un
film comme Le Dossier noir, mais encore faudrait-il que son intérêt esthétique fût
à la mesure de sa fabuleuse ambition et aussi qu’on ne sollicitât point d’avance
notre admiration au nom de je ne sais quelle audace, quel courage, quelle dif-
ficulté ; l’audace, le courage et la difficulté étant d’abord de faire un bon film.
Malheureusement, Le Dossier noir est un mauvais film et même plus mau-
vais que les mauvais, plus mauvais que Napoléon, Oasis ou Le Pain vivant 4.
Pour faire un jour un bon film, il faudrait qu’André Cayatte :

1o… qui est sincère se prive de la collaboration de Charles Spaak (qui ne


l’est pas) et écrive seul scénario et dialogues. En effet, Spaak ne peut
apporter, dans une entreprise de ce genre, que d’inutiles maladresses
de construction, astuces de scénariste et aphorismes de goût douteux ;
2o… renonce à utiliser tous les acteurs de seconds rôles du cinéma français
qui, concierges, gendarmes, toubibs et bistrotiers depuis vingt-cinq ans,
amènent dans un film tous les inconvénients des vedettes sans aucun de
leurs avantages, leur jeu plein de « trucs de métier » et de ficelles (Le
Dossier noir est le film français le plus mal joué de l’année) ;
o
3 … que sa technique soit plus efficace en même temps que plus sobre. Ces

1.  Scénariste belge (1903‑1975), collaborateur attitré du réalisme poétique (Jacques Feyder, Jean
Grémillon, Julien Duvivier…). Avec Jean Aurenche et Pierre Bost, il fut la cible des attaques de
Truffaut contre les scénaristes véristes, notamment dans son pamphlet « Une certaine tendance
du cinéma français » (1954).
2.  Bande dessinée relatant des affaires criminelles, publiée dans le quotidien France-Soir.
3.  Pierre Scize (1894‑1956), journaliste français, titulaire de la chronique judiciaire du Figaro.
4.  Respectivement signés : Sacha Guitry, Yves Allégret et Jean Mousselle.
La prime à la qualité va-t‑elle réformer le cinéma français ? 135

continuels reflets de personnages dans les glaces constituent une perte


de temps pour l’opérateur, le cadreur… et le public (et quand on tolère
l’ombre du micro sur le visage d’un acteur, ces préciosités sont inutiles) ;
o
4 … que l’ensemble soit plus dépouillé, épuré des petits détails sordides
qui sont là pour « faire bien ». (Vêtements et mobilier crasseux, murs
suintants, etc.) Dans un contexte abstrait où tout ce qui se veut réaliste
est grotesque de fausseté, chaque petit détail concret apparaît comme
une rouerie superflue. Exemples : une réplique comme « papa est au
sana et maman fait des lessives » ou le réveil du petit Fourcade avec
un Mickey qui bat les secondes ;
5o… cesse de croire que ce qui est lent est grave, et gai ce qui est rapide.
Rien n’est plus stupide et vain que le rythme du Dossier noir ;
6o… demande à Jean Bourgoin, qui est un bon opérateur, de faire une
belle photo au lieu de ces cartes postales misérabilistes ;
7o… comprenne que ce n’est pas en prenant toujours les mêmes acteurs
et techniciens, en conservant d’un film à l’autre les mêmes situations,
les mêmes personnages (qui portent le même nom), qu’il sera le Bal-
zac du cinéma !
8o… qu’il cesse de courtiser les jeunes générations au détriment des
« parents » ; cette manie relève de la démagogie et les films de
Cayatte sont quand même des films de « parents ».

Il me faut arrêter ici une énumération que je pourrais prolonger à longueur


de colonnes, mais tout est dit ou presque lorsqu’on a déploré que chaque
film d’André Cayatte soit pire que le précédent et constaté que Le Dossier
noir n’échappe pas à la règle.
françois truffaut

La prime à la qualité va-t‑elle réformer


le cinéma français ?
Arts no 519, 8‑14 juin 1955

La loi numéro 53‑684 du 6 août 1953 – dite « loi d’aide1 » – prévoyait la


création d’un fonds de développement de l’industrie cinématographique  :
trois décrets-lois (du 20 mai 1955) viennent modifier et améliorer cette loi.
C’est, tout d’abord, l’augmentation du prix des places  : au-dessus de
130  francs, le spectateur paiera son fauteuil 10 ou 20  francs plus cher. Au-
dessous de 130 francs, pas d’augmentation.

1.  Voir n. 3 p. 17.


136 Chroniques d’Arts-Spectacles

L’argent ainsi récupéré constituera ce fonds d’aide et pourra servir aussi


bien à moderniser les salles qu’à améliorer le budget des festivals. Le plus
important est le concours financier qu’on pourra assurer « aux films français
de nature à servir la cause du cinéma français ou à ouvrir des perspectives
nouvelles à l’art cinématographique ou à faire connaître les grands thèmes
et problèmes de l’Union française ». Ce concours ne pourra être inférieur à
quinze millions par film, mais pourra atteindre cinquante millions. (Rappe-
lons que le coût moyen d’un film français est de cent dix millions.)
En réalité, les choses ne se passeront pas aussi simplement, mais feignons
de le croire et discutons dans l’abstrait. On peut imaginer que, mise en vigueur
depuis un an, la « loi d’aide » aurait récompensé des films aussi différents
que Touchez pas au grisbi, Du rififi chez les hommes, French Cancan, Le Pain
vivant, La Tour de Nesle, Les Diaboliques, Le Rouge et le Noir, Châteaux en
Espagne et quelques autres.
Le jury – quel soit-il – n’encouragera pas la qualité, nul n’étant capable de
la définir donc de la discerner mais au mieux de la pressentir. On devine qu’il
s’agira moins d’une « prime à la qualité » qu’à l’apparence de la « qualité »,
aux signes « extérieurs » de « richesse intérieure », disons une prime « à
l’ambition ». Au nom de quoi pourrait-on refuser d’accorder une prime à la
qualité à un film comme Le Pain vivant, qui constituait une entreprise cou-
rageuse et méritoire en même temps qu’un échec esthétique consternant ?
On remarquera encore qu’un film comme Du rififi chez les hommes, qui bat
les records de recettes, n’a pas besoin d’être aidé, mais qu’il est bon cependant
de récompenser, par avance, un producteur qui a compris qu’en confiant un
film à Jules Dassin, ce film serait, par la force des choses, meilleur que s’il était
mis en scène par Henri Decoin, par exemple.
Cette prime va donc créer une surenchère, dont les meilleurs metteurs en
scène feront l’objet. Et même, si tout se passe bien, on peut espérer que dans
un an ou deux, les films qui, par leur bassesse et leur sottise, déshonorent
la production française disparaîtront (Crime au concert Mayol, Les Clandes-
tines, Le Père de Mademoiselle, La Cage aux souris, Trois Jours de bringue à
Paris, Minuit… Champs-Élysées, Des quintuplés au pensionnat, Piédalu député,
Soirs de Paris, etc.). Mais que deviendront les Jean Laviron, les Roger Blanc,
les Marcel L’Herbier, les Raoul André qui « exécutaient » ces films ? Ce
n’est pas une loi qui leur donnera le talent qu’ils n’ont pas ! Cependant, ils
entreront dans la « tradition de la qualité », à la faveur d’un nouveau choix
de scénarios. Comme Ralph Habib est passé des Compagnes de la nuit aux
Hommes en blanc, ils troqueront les « scénarios cochons » contre les adapta-
tions de best-sellers : toutes les œuvres d’Henri Queffélec, Gilbert Cesbron,
André Soubiran, Michel de Saint-Pierre, Joseph Kessel, Gilbert Dupré, Pierre
Daninos, Jean Duché y passeront les unes après les autres. L’amélioration ne
sera qu’extérieure, mais quand les apparences sont sauves, on peut considérer
Futures Vedettes de Marc Allégret 137

qu’il y a amélioration : le cinéma français sera toujours un sale gosse, mais


un sale gosse débarbouillé.
f.  t.

Futures Vedettes de Marc Allégret


Arts no 521, 22‑28 juin 1955

Futures Vedettes n’est pas « le film de la semaine » ni d’aucune autre.


Est-ce un film ? Assurément, il s’agit de pellicule impressionnée (elle est
bien la seule). Les vraies vedettes de Futures Vedettes ne sont pas celles que
vous croyez : les vraies vedettes ne sont pas sur l’écran ; il s’agit du ténor qui
a doublé Jean Marais et des chanteuses professionnelles qui ont prêté leurs
voix à la jolie bouche de Brigitte Bardot et à celle, pincée, d’Isabelle Pia ; je
citerai encore l’organiste et le pianiste (c’est peut-être le même) qui jouent
pour le compte d’Yves Robert. Il est dommage que Marc Allégret ne se soit
pas fait doubler pour la mise en scène ni les acteurs(trices) pour le jeu. Futures
Vedettes ou le triomphe des doublures ?
Je suis trop sévère, méchant peut-être ? Non pas, en colère seulement pour
le temps perdu, le leur, le mien, le vôtre éventuellement. Des francs, des lires
et des marks ont été gaspillés, auxquels, pour le public, vient s’ajouter le prix
du billet. Ce film de ventriloques relève davantage de la rubrique nécrologique
que de la cinématographique ; Isabelle Pia est un petit squelette enrhumé, sa
manière de ne pas jouer rejoint celle de Lana Marconi. Yves Robert est pétri-
fié ; France Roche1, affreusement gênée, jette des regards fuyants de chaque
côté de l’objectif. Ce Conservatoire évoque plutôt la morgue et Mischa Auer 2
un croque-mort.
On ne raconte pas une telle histoire, on ne s’y intéresse pas davantage
puisque Marc Allégret, Roger Vadim et France Roche ne se sont pas même
souciés de la construire. Les personnages font brusquement irruption dans
le décor, sans raisons ; à six heures du matin, dans Vienne enneigée, Jean
Marais et Isabelle Pia se rencontrent on ne sait trop comment. Vadim et
France Roche ont écrit un dialogue à leur ressemblance  : il dénonce des
lieux communs en les remplaçant par d’autres, exemple : « Qu’est-ce que tu

1.  France Roche (1921‑2013) fut journaliste et critique (Ciné Mondial, Cinémonde), actrice de second
plan et scénariste, notamment pour Michel Boisrond (Les Amours célèbres, 1961) et Édouard Moli‑
naro (La Chasse à l’homme, 1964).
2.  Mikhaïl Semionovitch Ounskovski, dit Mischa Auer (1905‑1967), acteur d’origine russe, inaugure
sa carrière à Hollywood en 1928. Puis il tourne également en Europe (Italie, France), à partir de
1949. Son rôle de Russe excentrique dans Vous ne l’emporterez pas avec vous (You Can’t Take It
with You) de Frank Capra (1938) a marqué la mémoire des cinéphiles. C’est sans doute son visage
émacié, de type slave, qui incite Truffaut à le comparer ici à un « croque-mort ».
138 Chroniques d’Arts-Spectacles

ressens ? » « Dans un roman ce serait le bonheur, mais en vérité c’est bien


plus que cela. »
La mise en scène de Marc Allégret est dépourvue de toutes inventions : on
sent le travail à la chaîne et si les plans « raccordent », c’est tout juste. On
éprouve l’impression d’assister à une séance de rushes. Y a-t‑il un cas Marc
Allégret ? Avant la guerre, il dota le cinéma français de quelques films qui – à
les revoir aujourd’hui – sont meilleurs que tous ceux qu’il a tournés depuis,
meilleurs aussi que ceux de son frère Yves. Lac aux dames, Sous les yeux d’Oc-
cident, Félicie Nanteuil et Entrée des artistes n’étaient pas indifférents ; c’étaient
des films agréables, soignés et souvent très bien joués. Comme je ne crois ni
au gâtisme ni au tarissement des cinéastes doués, il faut bien mettre tous ces
consternants échecs sur le compte de l’indifférence. Je crois que c’est cela :
Marc Allégret a perdu la foi et l’enthousiasme. Peut-être est-il de ces rares
cinéastes dont on peut penser qu’ils auraient mieux réussi à Hollywood, où
l’on ne contraint personne à diriger une jeune fille qui ne sait ni marcher ni
lever un bras ?
Ce film consacré aux jeunes artistes ne nous apporte aucune révélation. Et
cependant, Marc Allégret a la réputation d’être un « découvreur de vedettes »
(ce qui ne l’empêcha point de refuser Leslie Caron après lui avoir fait passer
un bout d’essai, il n’y a guère !). Futures Vedettes ne nous apporte que des
confirmations : Jean Marais, s’il n’est pas dirigé, s’ennuie et s’il s’ennuie, est
mauvais, Brigitte Bardot, au physique agréable et drôle, serait parfaite dans
une comédie américaine, Jean Wiener est un grand musicien.
Il n’y a rien de plus à dire de Futures Vedettes, sinon que le cinéma fran-
çais produira encore beaucoup de films de cette « non-qualité », tant que
le public n’aura pas appris à choisir et éventuellement à casser les fauteuils.

françois truffaut

La Comtesse aux pieds nus de


Joseph L. Mankiewicz
Arts no 522, 29 juin-5 juillet 1955

Trois cinéastes américains découvrent une extraordinaire danseuse espa-


gnole : Maria Vargas, qu’ils emmènent à Hollywood et « lancent » comme
vedette. Le producteur Kirk, démagogue, érotomane et bigot, fait à Maria,
qui le méprise, une cour sans espoir. Elle prend pour amants de beaux et
solides garçons qu’elle choisit de préférence parmi les cochers, les Tziganes
et les guitaristes.
Un beau jour, pour humilier Kirk, Maria accepte d’accompagner Bravano,
La Comtesse aux pieds nus de Joseph L. Mankiewicz 139

multimilliardaire sud-américain, le temps d’une croisière sur la Riviera. Bra-


vano n’aura pas plus de chance avec Maria que Kirk ; néanmoins, ce fat se
console à l’idée qu’il est son amant aux yeux du monde.
Bravano se révèle rapidement grotesque, imbécile et persécuté. Maria le
quitte au profit du comte Vincenzo Torlato-Favrini, dont elle est amoureuse
et payée de retour. Mariage. Le comte avoue à sa jeune épouse qu’il ne pourra
« l’aimer que de tout son cœur », une blessure de guerre l’ayant mutilé.
Maria prend alors une résolution audacieuse  : le plus beau cadeau qu’elle
puisse faire à son époux (dont la sœur est stérile) est un enfant. Elle s’emploie
donc à la réalisation de ce vœu lorsqu’elle est surprise par Vincenzo, qui la
tue ainsi que le chauffeur-bouc émissaire.
L’histoire est racontée tour à tour par plusieurs personnages, dont le met-
teur en scène Harry Dawes, qui fut le seul ami de Maria et son unique confi-
dent. Il arrivera trop tard pour dissiper le malentendu dont il devine l’issue
tragique.
Il serait déplacé de reprocher à Joseph L. Mankiewicz d’avoir abordé plu-
sieurs thèmes sans en traiter aucun puisque aussi bien son propos fut tout
autre. La Comtesse aux pieds nus est moins une satire d’Hollywood (mais la
plus violente qu’on ait jamais tournée), moins un film sur l’impuissance (elle
est surtout symbolique), moins un pamphlet sur la Riviera et ses hôtes qu’un
portrait de femme, l’un des plus beaux que nous ait offerts le cinéma, la femme
étant la plus belle qu’Hollywood nous ait envoyée 1.
Il s’agissait, pour Joseph L. Mankiewicz, de placer son héroïne dans quatre
situations différentes, quatre cadres, face à des personnages contradictoires et
d’examiner ses réactions ainsi que la morale qu’elle s’est fabriquée.
Maria Vargas n’est pas, comme on l’a écrit, une nymphomane : ce n’est
pas une perversion qui la pousse dans les bras d’hommes de petite condition,
mais un profond dégoût, une répulsion physique à l’égard des princes de
ce monde qui, producers, milliardaires, rois déchus ou oisifs, sont à ses yeux
autant de « malades ». Leur infirmité virtuelle à tous se trouve concrétisée
par l’impuissance de Vincenzo, dernier comte d’une prestigieuse lignée. (Ce
n’est pas par hasard que la sœur de Vincenzo est stérile.)
Puisque son destin lui fait trouver pour la première fois l’Amour avec ce
« babilan », il était logique de Maria Vargas recourût, pour lui assurer un
bonheur total, à une extravagance digne de sa peu commune personnalité.
Ce sujet n’est pas de ceux que l’on critique  : on le refuse en bloc ou
on l’accepte. Pour ma part, je l’accepte et l’apprécie pour tout ce qu’il
apporte de nouveauté, d’intelligence et de beauté. La première image de

1.  Truffaut évoque ici la grande comédienne américaine Ava Gardner (1922‑1990), la brune aux
yeux verts qui irradia de sa beauté le cinéma hollywoodien des années 1940‑1950 et fut baptisée
« le plus bel animal du monde » par le service publicitaire de La Comtesse aux pieds nus (The
Barefoot Contessa).
140 Chroniques d’Arts-Spectacles

La Comtesse aux pieds nus nous annonce une production « Figaro Incor-
porated » sur L’Indifférent 1 et quelques mesures des Noces. Ainsi, son goût
du « dix-huitième » a incité Mankiewicz à placer sous le triple patronage
de Beaumarchais, Watteau et Mozart ce film dont il est le scénariste, dia-
loguiste, metteur en scène et producteur. (Il est bien évident que La Com-
tesse aux pieds nus, tant par l’originalité de son intrigue que par la violence
des attaques contre Hollywood, n’aurait pu être produit ni par Zanuck, ni
par Hugues.) Il s’agit donc a priori d’une entreprise audacieuse, noble et
mille fois sympathique ; comme Yves Gibeau 2, en une saine vengeance,
réglait ses comptes avec l’armée, Mankiewicz règle les siens avec Hol-
lywood, qui l’avait condamné à n’être que brillant alors qu’il rêvait de
faire éclater les murs.
Grâce au succès de ses comédies psychologiques, Joseph L. Mankiewicz
s’était assuré à Hollywood une situation privilégiée : il n’en a que plus de
mérite d’avoir risqué une aventure plus originale et périlleuse d’autant
que La Comtesse aux pieds nus, comme on pouvait s’y attendre à la seule
lecture du sujet, est fort mal accueilli par ceux-là mêmes qu’enchantèrent
ses précédents films agréables et spirituels, mais aussi plus faciles  : Ève,
Chaînes conjugales, L’Affaire Cicéron. Que les spectateurs des Champs-
Élysées ricanent lorsque, sur l’écran, un monsieur fait à une dame l’aveu
de sa défectuosité corporelle, en dit long sur la part que prend le public à
la banalité et la vulgarité des scénarios habituels. Cela prouve encore que
le temps n’est pas venu où l’on pourra adapter Armance 3. Si, dans Le Rouge
et le Noir (film), Claude Autant-Lara n’a pas osé filmer Mathilde tenant sur
ses genoux la tête coupée de Julien Sorel, Mankiewicz, lui, se montre plus
stendhalien car l’initiative finale de la comtesse serait assez dans le caractère
de Mathilde de La Mole.
On a eu tort d’annoncer que La Comtesse aux pieds nus serait un film « à
clefs ». Bien sûr, il est aisé de reconnaître deux producers à qui celui du film
a emprunté quelques traits (démagogie, bigoterie et lubricité), mais Maria
Vargas n’est pas plus Rita que Bravano n’est Ali Khan. Ce qui est certain,
c’est que Joe Mankiewicz s’est avantageusement –  et justement  – dépeint
dans le personnage du scénariste-metteur en scène que joue admirablement
Humphrey Bogart.
Ce film subtil et intelligent est fort bien mis en scène, joué à la perfection
avec un rien de théâtral, les couleurs en sont belles (malgré le déplorable

1.  L’Indifférent, tableau d’Antoine Watteau peint en 1717, représentant un jeune homme vêtu d’un
habit de satin bleu clair.
2.  Écrivain français (1916‑1994), auteur d’Allons z’enfants, où il raconte ses souvenirs d’enfant de
troupe.
3.  Armance ou Quelques scènes d’un salon de Paris en 1827, roman de Stendhal paru en 1827.
Son héros, Olivier de Malivert, y souffre d’impuissance.
Les sept péchés capitaux de la critique 141

tirage des copies). La Comtesse aux pieds nus est le meilleur film que l’on
puisse voir actuellement.
françois truffaut

Les sept péchés capitaux de la critique


Arts no 523, 6‑12 juillet 1955

Il est toujours question des vedettes et des cinéastes, les goûts et dégoûts des
uns, les manies des autres. Cependant, il existe, en marge du cinéma, une profes-
sion ingrate, laborieuse et mal connue : celle de « critique cinématographique ».
Qu’est-ce que le critique ? Que mange-t‑il ? Quels sont ses mœurs, ses goûts et ses
manies ? L’article qui suit a pour but de faire mieux connaître cet artisan désin-
téressé qui travaille dans l’ombre des salles dites obscures.

L’appareil financier et publicitaire du cinéma, le prestige des vedettes sont


tels que la critique, fût-elle unanimement défavorable, serait impuissante à
enrayer la marche au succès d’un mauvais film à gros budget.
La critique n’est efficace qu’à l’égard des petits films ambitieux mais sans
grandes vedettes. Je citerai deux exemples opposés qui représentent deux
« cas limites » : Le Pain vivant et La Strada. Le sort de ces deux films dépen-
dait uniquement du jugement de la critique. Le premier a été unaniment
éreinté, ce qui a eu pour conséquence de stopper son exploitation. Jean Mous-
selle, réalisateur du Pain vivant, n’est pas près de se voir confier la mise en
scène d’un autre film. Quant à La Strada – dont on sait qu’il a battu tous les
records de « fréquentation des salles » – sans la critique, il n’aurait pas tenu
l’affiche plus de trois semaines ; au lieu de quoi il va rapporter dix ou quinze
fois ce qu’il a coûté.
L’influence de la critique ne s’exerçant que sur un film parmi vingt, il serait
dans l’ordre des choses que la critique cinématographique fût la plus libre,
donc la plus intelligente. On va voir qu’il n’en est rien et comment.

Ignorance de l’Histoire
1) Le critique se complaît dans l’ignorance totale de l’histoire du cinéma.
Il est facile de s’en rendre compte à la faveur du remake. Si le remake est
annoncé, officiel, le critique (pour paraître savant) écrira que l’on a « repris »
l’ancien film « plan par plan », ce qui ne s’est jamais produit. Si le remake
n’est pas annoncé, le critique ne s’en apercevra pas. (Exemple : Prisonniers du
marais de Jean Negulesco était le remake de L’Étang tragique de Jean Renoir,
La Flèche brisée de Delmer Daves celui de La Maison des étrangers de Joseph
142 Chroniques d’Arts-Spectacles

L. Mankiewicz.) Par ailleurs, le critique, avant de rédiger son papier, consulte


souvent les Histoires du cinéma ; comme elles fourmillent d’erreurs, il recopie
ces erreurs. Le mois dernier, de nombreux confrères, dont Jean Dutourd
(Carrefour 1) et François Nourissier (NRF2), ont attribué le Vulcano de Wil-
liam Dieterle à Roberto Rossellini 3. Ils avaient simplement trouvé ce faux
renseignement dans l’Histoire du cinéma de Georges Sadoul 4. On devine que
si le critique recopie des erreurs matérielles, il ne répugne guère de reprendre
à son compte des jugements qui ne valent guère mieux que la documentation
qui les accompagne. C’est encore Georges Sadoul (Les Lettres françaises) qui
attribuait au grand chef opérateur Robert Burks la paternité de la pièce : Dial
M for Murder 5.
2) Le critique cinématographique ignore non seulement l’histoire de son
art, mais aussi sa technique. Combien d’entre les critiques savent ce que sont
un « raccord dans l’axe » ou un « panoramique filé » ? Bien sûr, ils ne sont
pas tenus d’être très savants là-dessus, mais pourquoi feindre d’y connaître
quelque chose ? Quelques exemples :
Georges Charensol (Les Nouvelles littéraires) s’étonnait que l’on présentât
sur un écran normal Les hommes préfèrent les blondes qui, selon lui, était un film
en CinémaScope. Mon illustre confrère aurait dû savoir : a) que ce film a été
tourné avant le CinémaScope, b) que s’il avait été tourné en CinémaScope,
on ne pourrait le projeter autrement.
Le film d’Hitchcock, La Corde, comporte en tout et pour tout cinq
plans ; Le crime était presque parfait du même Hitchcock en comporte
environ quatre cents, ce qui n’a pas empêché Louis Chauvet (Le Figaro)
d’écrire  : « Le crime était presque parfait est une pièce policière filmée
comme La Corde d’un seul tenant ou presque. » J’ai montré à plusieurs de
mes confrères cette autre phrase récente de Louis Chauvet ; aucun n’ayant
pu lui trouver une signification, je la livre à la perspicacité des lecteurs  :
« J’ajoute qu’un metteur en scène soucieux de cinéma pur (?) aurait sans
doute préparé, puis exploité d’une manière plus énergique les épisodes

1. Hebdomadaire, puis trimestriel français (1944‑1946) d’inspiration démocrate-chrétienne, puis


gaulliste. Jean Dutourd (1920‑2011) y assura la rubrique cinéma de 1952 à 1962.
2.  La Nouvelle Nouvelle Revue française, à laquelle collaborait l’écrivain François Nourissier
(1927‑2011).
3.  À partir d’avril  1949, Roberto Rossellini tourne Stromboli (Stromboli, terra di Dio) sur cette île
des Éoliennes, avec sa nouvelle compagne, Ingrid Bergman. Deux mois plus tard, Anna Magnani,
son ancienne compagne, débute, sous la direction de William Dieterle, le tournage de Vulcano.
Les deux films, inspirés du même scénario de Renzo d’Avanzo, sortiront en salles en 1950, à six
mois d’intervalle. Mais la postérité a retenu Stromboli et oublié Vulcano.
4.  Dans son Histoire de l’art du cinéma : des origines à nos jours (Flammarion, Paris, 1953), Georges
Sadoul commet en effet une erreur : « La Saint-Sulpiciade sans conviction que furent Onze Fioretti
de Saint François d’Assise [sic pour Les Onze Fioretti de François d’Assise], ne déçut pas moins les
admirateurs de Païsa que Vulcano, interprété par la nouvelle femme de Rossellini, Ingrid Bergman. »
5.  Voir « Opération Hitchcock », Georges Sadoul, Les Lettres françaises no 555, 10‑17 février 1955.
Le crime était presque parfait d’Alfred Hitchcock est adapté d’une pièce de Frederick Knott.
Les sept péchés capitaux de la critique 143

angoissants par une autre disposition des éclairages (?) et sans nuire à
l’authenticité. » Louis Chauvet confond peut-être le metteur en scène et
le chef électricien ?

Balzac contre Frison-Roche


3) Le critique se définit par son absence totale d’imagination sans quoi
il ferait des films au lieu de les discuter. D’où le mépris qu’il professe pour
l’imagination des autres. Combien de fois relève-t‑on ces mots sous sa plume :
« À  part une courte pêche au thon, rien d’intéressant dans ce film » ou
« L’auteur aurait dû renoncer à son intrigue au profit d’un documentaire
sur les papillons » ? C’est en somme le triomphe de Frison-Roche1 sur Balzac
et de Norbert Casterets2 sur Stendhal. Jean-Jacques Gautier 3 est le champion
de cette forme de critique.
4) On ne « fait » pas une carrière de critique sans rencontrer un jour
ou l’autre Jean Delannoy, Henri Decoin, André Cayatte ou Jean-Paul Le
Chanois, alors que Joseph L. Mankiewicz, Alfred Hitchcock, Otto Preminger
ou Howard Hawks sont à des milliers de kilomètres. Il s’ensuit une sorte de
chauvinisme plus ou moins conscient.
André Lang (France-Soir), s’il n’est pas le plus grand critique, est en
revanche et de très loin le plus « patriote » ; à le lire régulièrement, on
s’aperçoit que rien de ce qui est français ne lui est indifférent ; voici quelques
critiques :
Le Village magique : « Ce village magique de toile et de soleil tout parfumé
d’air marin… »
Oasis : « Le résultat enchante l’œil. »
Le Port du désir : « Un film copieux et dynamique… »
Escale à Orly : « Comédie habilement et intelligemment conduite… »
Les Évadés : « … cette émouvante réussite justement honorée par le Grand
Prix du cinéma français… »
Futures Vedettes 4 : « Un sujet en or, traité avec esprit. »
On peut croire qu’André Lang, qui encourage les lecteurs de France-Soir à
aller voir tous ces films, n’a que le tort d’être trop indulgent ; voilà pourtant
ce qu’il écrit de La Comtesse aux pieds nus, film américain qui intrigue fort
ceux qu’il n’enthousiasme pas : « Le film est encore plus bête que le titre. »
Voilà un bien frêle argument et péremptoire.

1.  Roger Frison-Roche (1906‑1999), alpiniste et écrivain français.


2.  Spéléologue et écrivain français (1897‑1987).
3.  Jean-Jacques Gautier (1908‑1986), romancier français, critique dramatique et cinématographique
du Figaro.
4.  Films respectivement signés  : Jean-Paul Le Chanois, Yves Allégret, Edmond T.  Gréville, Jean
Dréville, Jean-Paul Le Chanois et Marc Allégret.
144 Chroniques d’Arts-Spectacles

Razzia sur la chnouf 1, dont André Lang a chanté les louanges, est-il un
titre plus intelligent ? Et que penser d’une pièce qui s’intitulerait Fragile 2 ?

La politique des auteurs


5) Le critique est insolent et professoral. Roger Régent 3, au sortir de Du
rififi chez les hommes, voulait conseiller à Jules Dassin de couper un quart
d’heure dans le hold-up scientifique. Et que resterait-il du Carrosse d’or si
chacun de ces messieurs avait pu couper telle scène qui le dérangeait, tel
plan qui l’ennuyait ?
La critique cinématographique a ses poncifs : « si ce film était signé Untel,
personne ne crierait au chef-d’œuvre » ou « la rigueur protestante de Jean
Delannoy » ou « Fernandel, acteur tragique ».
La critique fonctionne selon la « loi de l’alternance » ; selon Giraudoux : « Il
n’y a pas d’œuvres, il n’y a que des auteurs4 » ; pour le critique de cinéma, c’est
tout le contraire : il n’y a pas d’auteurs et il en va des films comme des mayon-
naises ; cela se rate ou se réussit. C’est là qu’intervient la loi de l’alternance.
La critique aime un film de Jean Renoir sur deux, systématiquement.
6) Le critique, qui ignore l’histoire du cinéma et sa technique, qui ne
connaît rien à la construction d’un scénario, ne peut juger que sur les appa-
rences, les signes extérieurs d’ambition.
Les critiques jugent les films sur les « intentions » de leurs auteurs. Leur
méconnaissance de l’histoire et de la technique du cinéma, ainsi que des
conditions d’écriture des films et de leur exécution, fait qu’ils (les critiques)
sont incapables de remonter aux intentions, à moins qu’elles ne soient évi-
dentes, annoncées sur l’affiche, à l’entrée de la salle. L’incompétence et les
préjugés font bon ménage. Il s’agit donc de juger sur leurs intentions des films
dont on n’arrive pas à retrouver les intentions !

Éclatement de la critique
7) Le cinéma – comme du reste tous les arts – devient trop compliqué pour
des cerveaux qui donnèrent en 1925 le meilleur d’eux-mêmes.
Il ne serait pas étonnant que l’on assistât bientôt à l’éclatement de la cri-
tique. Jacques Lemarchand 5 a confessé qu’il n’avait rien compris à la pièce

1.  D’Henri Decoin (1955).


2.  Pièce d’André Lang créée au Théâtre Fémina (Paris), le 17 janvier 1929.
3.  Critique cinématographique français (1904‑1989), collaborateur de L’Écran français puis de La
Revue des deux mondes.
4.  « Il n’y a plus d’œuvres, ou à peu près, en ce pays : il n’y a plus que des auteurs » (Jean Giraudoux,
Siegfried et le Limousin, Grasset, Paris, 1922). Le pays désigné était l’Allemagne.
5.  Écrivain français (1908‑1974), critique dramatique, collaborateur de Combat et de La Nouvelle
Revue française.
Désirs humains de Fritz Lang 145

Le Maître et la Servante 1, André Billy 2 a confessé sa perplexité devant Les


Portes dauphines 3 et M. Émile Henriot (de l’Académie française) la semaine
dernière confiait aux lecteurs du Monde qu’après deux lectures successives du
Voyeur 4, il se sentait incapable d’en raconter le sujet. À quand cette franchise
chez nos confrères du cinéma ? Lequel avouera n’avoir pas tout compris de
La Comtesse aux pieds nus ?
Dans l’état actuel des choses, il n’y a pas lieu de déplorer l’impuissance de
la critique cinématographique par rapport à la toute-puissance de la critique
dramatique.
En vérité, le critique cinématographique, lorsqu’il sort d’une salle, ne sait
que penser de ce qu’il vient de voir ; il quête un avis auprès de ses confrères :
le premier qui parle a raison, celui qui saura trouver une jolie « formule »
triomphe.
Avec un peu d’adresse, un critique « intelligent » qui désire « lancer » un
film « difficile » peut y parvenir en écrivant son papier avant ses confrères.
Sous leurs plumes il retrouvera, adapté sinon « repensé », l’essentiel de son
argumentation. Le cas s’est produit récemment pour un excellent film dont
je ne puis donner le titre.
Curieux exercice, curieuse profession. En vérité, je vous le dis : « N’atta-
chez pas trop d’importance aux critiques ! »
françois truffaut

Désirs humains de Fritz Lang


Arts no 524, 13‑19 juillet 1955

Carl Buckley (Broderick Crawford), chef de gare, après s’être querellé


avec son supérieur, est renvoyé. Il demande à sa jeune femme, Vicky (Gloria
Grahame), d’intervenir auprès d’un « grand patron » qu’elle connut adoles-
cente et sa mère mieux encore. Lorsque Vicky revient, tout est arrangé, mais
Carl, devinant à quel prix, met sur pied une machination à l’issue de quoi il
tue le grand patron sous les yeux de Vicky, dans le train qui les emmène tous
à Chicago.
Carl et Vicky, dans le train, ont été remarqués par Jeff (Glenn Ford),
employé aux chemins de fer. Carl envoie Vicky s’assurer du silence de Jeff
et, tout naturellement, ils deviennent amant et maîtresse, Jeff devinant ou

1.  Pièce d’Henri Lefebvre créée le 16 septembre 1954 au Théâtre des Mathurins (Paris). La critique
de Jacques Lemarchand fut publiée dans Le Figaro littéraire du 25 septembre 1954.
2.  Écrivain français (1882‑1971), collaborateur du Figaro littéraire.
3.  Roman de Michel Carrouges (Gallimard, Paris, 1954).
4.  Roman d’Alain Robbe-Grillet (Éditions de Minuit, Paris, 1955).
146 Chroniques d’Arts-Spectacles

a­ pprenant par bribes la vérité. Vicky aimerait que Jeff tuât Carl avec qui,
depuis le meurtre, la vie est devenue impossible. Jeff ne parvient pas à tuer
Carl, mais lui dérobe la lettre par laquelle il « tenait » Vicky et la rend à
celle-ci, en lui annonçant son intention de ne plus la revoir. Vicky s’enfuit
pour Chicago et prend un train dont elle ignore qu’il est piloté par Jeff. Carl
la rejoint dans le train et l’étrangle.
Le lecteur qui a « des images » comme celui qui a « des lettres » aura
reconnu, à peu de chose près, l’intrigue de La Bête humaine, le roman d’Émile
Zola comme le film que Jean Renoir en tira en 1938.
Désirs humains est un remake du film de Jean Renoir plutôt qu’une nou-
velle adaptation du roman de Zola. Chez Zola, Jacques Lantier se trouvait
dans la campagne et, regardant passer le train, apercevait en un éclair le geste
frappeur de l’assassin, assisté de sa femme. C’est Jean Renoir qui inventa de
placer le héros dans le couloir du train, de lui faire apercevoir la complice.
C’est par là que le générique de Désirs humains est quelque peu déshonnête,
car Alfred Hayes – dialoguiste de ce remake – pourrait fort bien n’avoir pas
ouvert le roman de Zola, tandis que sa parfaite connaissance du film de Renoir
est évidente.
Il serait ridicule « d’éreinter » le film de Fritz Lang au nom du savoir-
vivre et de la courtoisie dont les auteurs et producteurs de Human Desire
n’ont pas fait preuve dans cette affaire. Il y a quelques années de cela, Fritz
Lang, avec La Rue rouge, tournait un remake de La Chienne, encore un film
de Renoir !
À tout bien réfléchir, il semble que Jean Renoir et Fritz Lang aient en
commun le goût d’un même thème : vieux mari, jeune femme et amant (La
Chienne, La Bête humaine, La Femme sur la plage pour Renoir ; La Rue rouge,
La Femme au portrait, Human Desire pour Lang, etc.). Jean Renoir et Fritz
Lang ont aussi en commun une prédilection pour les actrices-chattes, les
héroïnes du type félin. Gloria Grahame est la parfaite réplique yankee de
Simone Simon1 et Joan Bennett fut une héroïne de Renoir comme de Lang2.
Là s’arrêtent les comparaisons, car l’auteur de La Bête humaine et celui de
Désirs humains ne cherchent pas la même chose. À l’égard du roman de Zola,
Renoir avait opéré ce qu’il est convenu de nommer une ascèse. Par rapport au
film de Jean Renoir, Fritz Lang renouvelle cette ascèse. Il n’y a – dans Désirs
humains – plus aucune trace de l’atavisme du héros ; cette fois, Jacques Lan-
tier, devenu Jeff Warren, revient du front de Corée, il est à peu près équilibré
d’autant que ce n’est plus lui qui tuera sa maîtresse, mais le mari.

1.  Actrice française (1911‑2005), qui fit carrière en Europe et à Hollywood, interprète, entre autres,
de La Féline (Cat People) de Jacques Tourneur (1942).
2.  Joan Bennett (1910‑1990) fut notamment l’interprète de La Femme sur la plage de Jean Renoir
(1947) et de plusieurs films de Fritz Lang, dont Chasse à l’homme (1941) et La Femme au portrait
(1944).
Désirs humains de Fritz Lang 147

Le roman de Zola se passe en 1869, le film de Jean Renoir en 1938 et celui


de Lang en 1954 ; la locomotive est devenue électrique, Glenn Ford la mène
avec la désinvolture d’un conducteur du métropolitain.
Sur sa conception de La Bête humaine, Jean Renoir s’est récemment
expliqué : « Ce qui m’a aidé à faire La Bête humaine, ce sont les explica-
tions que donne le héros sur son atavisme ; je me suis dit  : ce n’est pas
tellement beau, mais si un homme aussi beau que Jean Gabin disait cela
en extérieur, avec beaucoup d’horizon derrière et peut-être avec du vent,
cela pourrait prendre une certaine valeur. C’est la clef qui m’a aidé à faire
ce film1. »
C’est ainsi que travaille Jean Renoir, à la recherche d’un équilibre constant :
un détail cocasse compense une notation tragique, une chanson toujours
se laissera entendre après un meurtre ; des nuages courent derrière Gabin
racontant son « mal », des locomotives passent derrière la fenêtre de la petite
chambre où Fernand Ledoux se prend à soupçonner sa femme. S’il est sur-
tout question ici de Jean Renoir, ce n’est pas pour déprécier Fritz Lang, au
contraire. Son film plaira moins que La Bête humaine, mais je prétends que,
plus austère, il ne lui est pas inférieur.
Fritz Lang a tourné avec Human Desire un film très amer, désespéré.
Ici, pas de nuages, pas de locomotives en arrière-plan, mais une atmos-
phère constamment oppressante, des murs gris sans rien dans le décor
qui risquerait de distraire l’œil ; des éclairages violents, des volumes qui
s’affrontent : la carrure de Broderick Crawford contre la fragilité de Gloria
Grahame.
La Bête humaine était fait de plans longs et de scènes courtes, Désirs
humains est tout de plans courts et de scènes longues, d’où un rythme abso-
lument différent.
Deux thèmes se partagent l’œuvre de Fritz Lang : celui de la vengeance
cornélienne et celui du ménage mal assorti ; une brute et une perverse.
Désirs humains venant après La Rue rouge et La Femme au portrait possède
les mêmes qualités qui sont celles de Fritz Lang : c’est un film solide et fort,
un beau bloc dont les arêtes vives sont les lois du découpage classique ; les
cadrages sont francs, brutaux, chacun a sa beauté propre. Broderick Crawford
et Gloria Grahame sont dirigés « au doigt et à l’œil ». Kathleen Case est une
Micheline Presle américaine, belle et sensible.
Le hasard –  est-ce bien le hasard ?  – fait que La Bête humaine, réédité,
passe sur les écrans parisiens en même temps que Désirs humains sort en
exclusivité.
La confrontation de ces deux œuvres est extrêmement enrichissante qui

1.  Dans son Jean Renoir (Seghers, Paris, 1967, p.  79), Pierre Leprohon reprend cette citation du
cinéaste en évoquant, comme source, une « confidence faite en 1951 à André Bazin et Alexandre
Astruc ».
148 Chroniques d’Arts-Spectacles

révèle comment deux des plus grands cinéastes actuels, traitant le même
sujet, divergent sur la conception du fond comme sur celle de la forme, mais
réussissent l’un et l’autre un des meilleurs films de leur carrière.

françois truffaut

Ce n’est qu’un au revoir de John Ford


Arts no 527, 3‑9 août 1955

Tyrone Power est une brute irlandaise. L’esprit de finesse n’est point son
fort, non plus que l’esprit de géométrie. Il entre à West Point comme domes-
tique, mais un incident l’amène à s’engager. Une bagarre avec un caporal
lui vaut non d’être fusillé mais remarqué par une autre brute : Ward Bond,
« officier des sports ». Ty est à présent entraîneur ; il est un chef mais aussi
un père pour ses hommes, voire un frère, un ami, un confident ; comme il est
resté au fond de son âme un valet, il épouse une servante, Maureen O’Hara,
comme lui irlandaise.
Un jour, Maureen, en clinique, accouche d’un fils. À la maison, Tyrone fête
ce joyeux événement. Sûr qu’il sera cadet à West Point, celui-là ! Justement, les
cadets aux ordres de Tyrone lui apportent un petit sabre pour le petit garçon
qui, justement, est déjà en train de mourir dans son lit comme un vrai général.
Maureen ne pourra avoir d’autres enfants, mais elle se console de la mort
de son fils en regardant de son lit passer les cadets sous sa fenêtre ; pour elle,
ils sont des fils et même… etc.
Tyrone a empêché le cadet Bill Leslie de démissionner de West Point ; il
l’a invité à dîner chez lui, l’a présenté à une jeune institutrice, qui lui don-
nera des cours du soir et se fera épouser. Ils ont un enfant, mais comme le
père meurt à la guerre – grâce à Tyrone – l’enfant deviendra virtuellement
celui de Maureen O’Hara et de Power. Il sera cadet à son tour et gagnera
des galons sur les champs de bataille. La vieille Maureen O’Hara meurt
enfin et, mis à la retraite, Tyrone va raconter sa vie au président des États-
Unis en sollicitant de sa haute bienveillance le privilège de rester trouffion
à West Point.
Si j’ai raconté si largement le scénario de Ce n’est qu’un au revoir 1, c’est
que, mieux qu’un long pamphlet, il révèle le degré de sottise auquel atteint
le film. Plusieurs fois, pendant la projection, je me suis surpris à songer à
un sketch de Poiret et Serrault : Ponton, général, dans lequel une famille de
militaires décide, par vote secret, dans quelle arme sera versé un bambin

1.  Titre original : The Long Gray Line (1955).


Ce n’est qu’un au revoir de John Ford 149

de huit ans dont on n’imagine pas qu’il devienne autre chose que : colonel
comme papa, amiral comme pépé, ou aviateur comme tonton  : « Moi, je
trouve que le pompon lui irait bien ! – Pourquoi ? Il porterait aussi bien le
képi ! – Moi, je crois que l’aviation, pour Xavier, ce serait mieux ! C’est sain
et il y a de l’air. »
Au reste, même si Ce n’est qu’un au revoir n’était pas signé John Ford, on
reconnaîtrait aisément sa griffe à chaque image, non par la technique qui est
ici plus nulle que jamais, mais par le scénario qui foisonne en notations pail-
lardes, grivoises et cocardières, typiques des tempéraments irlandais, « ces
Marseillais du Nord ». Finissons-en avec la technique. Ce n’est qu’un au revoir
est un CinémaScope ; à droite et à gauche  : du vide coloré ; tout se passe
au centre, comme autrefois ! Le montage, particulièrement dans le match
de football, est hasardeux jusqu’au ridicule, la musique placée n’importe où
et n’importe comment, le jeu excessivement retenu et faussement sobre, les
mouvements d’appareils gauches et avares, voilà bien le film américain le plus
mal mis en scène de l’année.
C’est donc à John Ford, et lui seul, auquel il convient de s’en prendre ; il
suffit de songer à ce que Raoul Walsh a réussi à tirer récemment du Cri de
la victoire pour se rendre compte que le pire scénario peut être sauvé par la
mise en scène.
J’ai toujours tenu en piètre estime l’œuvre de John Ford pour ce qu’elle
est fondée sur la seule bonne humeur ; rien qui atteigne jamais à la truculence
ou à l’érotisme : tout demeure pittoresque et grivois. John Ford, c’est Saint-
Exupéry qui n’aurait pas dépassé la maternelle ; au lieu de rêver aux étoiles
et de converser avec le vide et les nuages, il « bave » devant les galons, les
insignes, les dorures et les bottes. John Ford fait aussi penser à Marcel Pagnol,
dont il a la faconde incontrôlée.
Au lieu de se lamenter sur le John Ford d’antan, on ferait mieux d’aller
revoir ses films et d’éprouver plus souvent leurs jugements. On s’apercevrait
que La Patrouille perdue est un film sinistre, Le Mouchard ne « tient » plus
que par la musique et Le Long Voyage par la photo, qu’il ne reste plus de
Qu’elle était verte ma vallée, des Raisins de la colère et de La Route au tabac que
des monuments d’ennui et que, tout compte fait, l’œuvre de Raoul Walsh,
d’Anthony Mann, de King Vidor tiendra une place plus importante dans
l’histoire du cinéma que celle de John Ford, le plus surestimé des cinéastes
de seconde zone.
françois truffaut
150 Chroniques d’Arts-Spectacles

Reprises

Arts no 529, 17‑23 août 1955

Aucun des trois films américains et anglais sortis cette semaine ne méritant
d’être analysé, nous avons choisi de commenter brièvement cinq films qui
passent en « reprises » dans une ou plusieurs salles parisiennes à partir du
mercredi 17 août.
Vieux d’une quinzaine d’années, La Proie du mort (Rage in Heaven) de
W. S. Van Dyke n’a pas été projeté à Paris depuis sept ans. Je ne l’ai vu qu’une
fois lors de sa sortie, en 1946, et il se peut qu’il ait beaucoup vieilli, d’autant
que le scénario était, me semble-t‑il, assez médiocre. Néanmoins, il y avait
là une actrice admirable et inconnue des spectateurs français, si belle et si
pathétique qu’on ne manquait, au sortir de la salle, d’aller regarder son nom
sur l’affiche : Ingrid Bergman. Cette nouvelle vision de La Proie du mort sera
donc pour certains comme un « pèlerinage aux sources ».
Ce bon vieux Sam (Good Sam) de Leo McCarey, l’auteur de Cette sacrée
vérité, est assurément l’une des quatre ou cinq meilleures comédies améri-
caines classiques. Gary Cooper y joue le rôle d’un homme qui ne rate jamais
l’occasion de rendre un service, même si cela doit entraîner mille catastrophes
sociales et domestiques. Plusieurs de mes confrères ont cru y voir une bio-
graphie filmée d’André Bazin. Quand le film, à une ou deux reprises, atteint à
l’émotion, le raffinement demeure et nous pleurons volontiers, d’autant que
nous allons rire trois minutes plus tard.
Jamais la thématique « hitchcockienne » ne nous est apparue avec autant
de clarté que dans L’Inconnu du Nord-Express (Strangers on a Train). Dans le
train qui va de Washington à New York, le champion de tennis Guy Haines
fait la connaissance d’un curieux personnage, Bruno. Guy voudrait divorcer
et n’y parvient pas. Bruno voudrait se débarrasser de son père, mais com-
ment ? Bruno propose à Guy cet étrange marché : « Je vous débarrasse de
votre femme et vous me débarrassez de mon père. Qu’est-ce qui fait prendre
les criminels ? Le mobile. Nous supprimons le mobile en échangeant nos
meurtres. Criss cross. »
En allant voir L’Inconnu du Nord-Express, vous saurez ce qui arrive à Guy
et Bruno, personnages plus diaboliques que ceux de Clouzot et combien plus
« consistants » !
Jamais suspense ne fut plus efficace que dans L’Inconnu du Nord-Express
(admirablement mis en scène), qui préfigure et annonce le film suivant d’Al-
fred Hitchcock, I Confess (La Loi du silence), dans lequel l’assassin supposé
et l’assassin réel sont également liés l’un à l’autre mais non plus par un pari
macabre mais par l’inviolable secret de la confession.
Reprises 151

Si Scarface n’est pas un film méconnu et figure en bonne place dans les
histoires du cinéma, son auteur, Howard Hawks, n’en est pas moins devenu
le plus sous-estimé des cinéastes hollywoodiens. Non, Scarface ne fut pas un
« coup de chance » et ses beautés évidentes ne doivent pas nous faire oublier
celles plus secrètes de The Big Sleep ou de Red River ou de The Big Sky 1.
Entrepris en 1930, Scarface abonde en trouvailles sonores. Il s’agit de la
biographie romancée d’Al Capone et de ses acolytes.
N’oublions pas qu’Howard Hawks est un moraliste sévère ; loin de mar-
quer quelques sympathies pour ses personnages, il les accable de tout son
mépris ; pour lui, Tony Camonte est un abruti, un dégénéré ; regardez
comme il a dirigé Paul Muni de manière à le faire ressembler à un singe,
les bras en demi-cercle, le visage grimaçant. On remarquera dans la mise
en scène de Scarface le thème des croix (sur les murs, sur les portes, par
les éclairages, etc.), obsession visuelle qui, à la manière d’un motif musical,
« orchestre » la balafre de Tony en évoquant la mort. Le plus beau plan de
l’histoire du cinéma est sans doute celui de la mort de Boris Karloff dans ce
film ; pour lancer une boule dans un jeu de quilles, il fléchit les jambes mais
ne se relèvera pas puisqu’une rafale de mitraillette achève le geste d’affaisse-
ment ; la caméra rattrape la boule qui renverse brutalement toutes les quilles,
sauf une qui tournoie longuement avant de tomber à son tour (il faut préciser
que Boris Karloff était le dernier survivant d’une bande rivale décimée par
Scarface).
Sans la possibilité de remonter aux intentions d’un auteur, il n’est pas
de critique possible. C’est pourquoi personne ne devrait écrire sur Robert
Bresson puisqu’il est le metteur en scène au monde le plus secret et dont le
secret précisément est le moins déchiffrable. Ses films n’en sont pas moins
admirables, aussi les admire-t‑on  mais avec moins de ferveur, sans doute,
que si l’on était « dans le coup ». Que cherche Robert Bresson ? Quel est
son but ? On devine que l’essentiel tourne autour de la direction d’acteurs
et que l’auteur des Dames du bois de Boulogne se propose de créer quelque
chose, un style qui ne puisse être comparé à rien de ce qui se fait par ailleurs,
mais encore ? N’est-ce pas pour le plaisir de voir les théoriciens s’élancer
sur une fausse piste qu’il a lancé un jour  : « Le cinéma est le mouvement
intérieur 2 » ? N’a-t‑on pas trop hâtivement interprété cette profession de foi
en concluant que c’est la vie intérieure de ses personnages, leur âme qui pré-

1. Respectivement Le Grand Sommeil (1946), La Rivière rouge (1948) et La Captive aux yeux clairs
(1952).
2.  Citation exacte : « Pour moi, le cinéma est mouvement intérieur. Dans le domaine intérieur, la
caméra prend tout. » (Jean Douchet : « “Pour moi, le cinéma est mouvement intérieur”, nous dit
Robert Bresson, qui achève de tourner le Journal d’un curé de campagne », Gazette du cinéma no 2,
juin 1950.) Le cinéaste reprendra ce concept dans ses Notes sur le cinématographe (Gallimard, Paris,
1975) : « Seuls les mondes qui se nouent et se dénouent à l’intérieur des personnages donnent au
film son mouvement : c’est ce mouvement que je m’efforce de rendre apparent. »
152 Chroniques d’Arts-Spectacles

occupe Bresson alors qu’il s’agit peut-être, plus subtilement, du mouvement


intérieur du film et de son rythme ? Jean Renoir dit souvent que le cinéma est
un art plus secret que la peinture et qu’un film est fait pour trois personnes.
Bresson, lui, n’a sans doute pas trois spectateurs dans le monde pour qui
son œuvre est sans mystère. Il fallait toute l’inconscience des critiques de
quotidiens pour parler des faiblesses de la direction d’acteurs dans le Journal
d’un curé de campagne. S’il suffit de trois répétitions et quatre « prises » pour
qu’un acteur joue « juste », on se doute bien que ce n’est pas pour se dis-
traire que Robert Bresson a fait recommencer jusqu’à trente-cinq fois certains
gestes de Claude Laydu dans le Curé. Le jeu des acteurs chez Robert Bresson
se situe bien au-delà du « juste » et du « faux ». Il suggère essentiellement
une attitude intemporelle, une posture, une « difficulté d’être », une qualité
de souffrance. Robert Bresson est peut-être un alchimiste qui travaillerait à
rebours : il part du mouvement pour atteindre l’immobilité, avec de l’or il
fait du sable, il tue l’acteur – dans le double sens du mot – et le choisit de
préférence peu vivant.
À vrai dire, on déprécie une œuvre à l’entamer contre le gré de l’auteur et
l’on peut goûter parfaitement le Journal d’un curé de campagne sans se poser
des énigmes. Bien qu’inclassable, l’œuvre de Robert Bresson est évidemment
fascinante, espérons surtout qu’elle ne se limitera pas seulement aux trois
« chefs-d’œuvre » que nous connaissons.
françois truffaut

La Biennale de Venise :
excellente première semaine
Arts no 532, 7‑13 septembre 1955

Le critique, en période de festival, doit, paraît-il, emprunter les stylos de


la commère, du sismographe, du rédacteur sportif, du chroniqueur de mode,
voire mondain, et quelques autres encore. Sacrifions donc aux traditions : il
fait beau à Venise et le fond de l’air n’est pas frais ; les dames sont élégantes
et c’est avec le sourire qu’elles offrent aux regards extasiés et rêveurs des
braves autochtones leurs quotidiennement multiples et somptueuses pelures
convenablement diamantées.
Le festival a ses us et coutumes que nul ici ne songe à transgresser. Le
public regarde les vedettes ou à défaut les journalistes. Les journalistes
regardent les vedettes ou, à défaut, les films. Les vedettes regardent si on les
regarde et sinon se regardent entre elles.
Tout est en ordre ou semble l’être. Mais il n’y a pas de bons festivals
sans un petit scandale et la XVIe  Mostra a le sien  : l’ambassadrice améri-
La Biennale de Venise : excellente première semaine 153

caine à Rome, déjà célèbre pour ses impairs et manques, a fait supprimer
de la sélection hollywoodienne Blackboard Jungle de Richard Brooks1 pour
ce qu’il révèle avec lucidité et pessimisme l’ambiance cruelle de certains
établissements scolaires des États-Unis. Ce film, que l’on sait violent et
généreux, était dit-on susceptible de remporter le Prix de la mise en scène.
On interprète le geste de Mrs. Clare Booth Luce2 comme une vengeance à
l’égard d’Hollywood qui la ridiculisa dans un excellent film musical : Call
Me Madam. On se console en signant des pétitions afin de voir le film hors
festival s’il le faut.
Et les films ? Nous les voyons dans leur langue d’origine, sous-titrés en ita-
lien. Faut-il chercher à comprendre le dialogue – allemand, anglais, danois ou
russe – ou vaut-il mieux tenter de déchiffrer le texte italien en bas de l’image ?
À ne point se décider – très vite – pour l’une ou l’autre solution, on risque de
ne plus rien comprendre du tout. Avant de fréquenter les festivals, je pensais
qu’il fallait à mes confrères une certaine audace pour juger un film japonais
sous-titré en italien. À présent, je me sens, à mon tour, très disposé à louer
ou éreinter des films dont je n’ai pas compris un mot du dialogue. C’est que
je me suis aperçu que, dispensé de la nécessité de suivre une intrigue mot à
mot, notre regard s’aiguise extraordinairement : plus rien de visuel ne nous
échappe, aucun détail, de sorte qu’en une seule vision nous pouvons avoir
d’une mise en scène la conscience aussi nette qu’ordinairement après trois
séances.
Ce système sert évidemment les critiques « formalistes » de préférence
aux autres.

Depuis le début du festival, nous avons pu voir trois films très importants :
Ordet, de Carl Th. Dreyer, To Catch a Thief 3 d’Alfred Hitchcock et Les Mau-
vaises Rencontres, d’Alexandre Astruc.
Ordet est le remake d’un film suédois 4 qui fit en 1946 une carrière éclair à
Paris. Il s’agit non pas d’un film à thèse, mais plutôt d’une sorte de parabole
filmée, une fable métaphysique qui prend pour sujet l’égarement où peuvent
conduire de vaines rivalités dogmatiques. La scène finale, un miracle, donne

1.  Sorti en France le 23 juillet 1955 sous le titre : Graine de violence.


2.  Journaliste, dramaturge et diplomate américaine (1903‑1987). Ambassadrice des États-Unis en
Italie (1953‑1956), elle menaça de boycotter la Mostra de Venise si le film de Richard Brooks y était
présenté. Appelez-moi madame (Call Me Madam) de Walter Lang (1953) raconte les aventures
d’une chanteuse américaine, intrigante et arriviste, nommée ambassadrice dans un pays imaginaire
d’Europe centrale, le Lichtenbourg. Certains journalistes y virent une allusion à Clare Booth Luce,
d’autres à Perle Mesta (1889‑1975), une diplomate américaine nommée ministre plénipotentiaire
à Luxembourg par Harry S.  Truman, en remerciement de son soutien. Sorti sous le titre  : Call
Her Madam, un documentaire de Paul Lesch (1997) retrace d’ailleurs le séjour de Perle Mesta au
Luxembourg.
3.  Sorti en France sous le titre : La Main au collet.
4.  La Parole (Ordet) de Gustaf Molander (1943).
154 Chroniques d’Arts-Spectacles

tout son sens à ce beau film difficile et austère dont on ne peut croire qu’il
sera oublié à l’heure du palmarès.
La Main au collet est le premier film d’Alfred Hitchcock réalisé en Vis-
taVision1. On sait peut-être qu’il fut tourné en grande partie sur la Côte
d’Azur. Il s’agit d’un Hitchcock rose, sans suspense, une sorte de comédie
policière, élégante et acerbe. On songe à Arsène Lupin, en applaudissant
aux exploits de Cary Grant. En dépit de la légèreté du propos, l’habileté de
« l’homme qui en savait trop » a triomphé des habituelles réticences. Pour
la première fois, un film d’Hitchcock est bien accueilli dans un festival. (Les
Enchaînés furent incompris à Cannes en 1946, comme Fenêtre sur cour, ici
même l’an dernier.)
De l’un des meilleurs Cecil Saint-Laurent (Une sacrée salade) Alexandre
Astruc a tiré un film qui a été l’un des plus applaudis depuis ce début de fes-
tival. Il ne faut surtout pas considérer Les Mauvaises Rencontres comme une
éblouissante prouesse technique, un exercice de style. Si son premier long
métrage fait d’Alexandre Astruc l’un des trois ou quatre meilleurs techni-
ciens français avec Jacques Becker, Henri-Georges Clouzot et Max Ophuls,
Les Mauvaises Rencontres est surtout le premier film à prendre pour thème
unique l’univers moral d’intellectuels qui se renient et se haïssent eux-mêmes
d’abord, puis entre eux. C’est un peu le mandarinat sous la politique ou
les illusions perdues. Chaque personnage se ment à lui-même et ment aux
autres ; lorsqu’il arrive à l’un d’eux de parler avec franchise, c’est par le
truchement de formules littéraires qui ne fait guère illusion. Les Mauvaises
Rencontres est un film lucide et généreux, sans aucun cynisme ni complai-
sance, avec ce rien de naïveté et de fracassant sans quoi un premier film ne
serait pas lui-même.
Comme Cecil Saint-Laurent a écrit Une sacrée salade à Venise, à l’hôtel
Danieli, l’idée lui est venue naturellement d’appeler son médecin marron
Danieli. Ici, le nom risquait de choquer ; aussi, sur le sous-titrage italien,
Danieli est-il devenu Daniély. Le film d’Alexandre Astruc a remporté un gros
succès, et de l’avis général, c’eût été extrêmement déplorable de le retirer de
la compétition.
Deux grandes vedettes sont attendues : Jean Delannoy et Ava Gardner.
La plus mauvaise plaisanterie du festival concerne les inondations dont
les rues de Venise auraient été les plus récentes victimes. Même ici, l’esprit
parisien ne perd pas ses droits.
françois truffaut

1.  Procédé de prises de vues cinématographiques en 35 mm lancé par Paramount en 1954 ; il se
caractérisait par un défilement horizontal de la pellicule et une image rectangulaire plus grande
que le format standard.
Angine, orage et polémique au festival de Venise 155

Angine, orage et polémique au festival de Venise

Arts no 533, 14‑20 septembre 1955

L’atmosphère de cette dernière semaine du festival est franchement peu


cordiale. Il y a d’abord quelques orages (au sens propre et mouillé du terme),
puis l’épidémie d’angines et enfin une espèce de guerre sournoise entre les
générations de critiques. Passons sur les orages qui n’affectent guère que
les dames ; certains prétendent que l’angine a été introduite au Lido par la
délégation soviétique qui se trouve effectivement alitée. Personnellement, je
ne suis debout que depuis ce matin après trois jours de traitement de choc.
Voici quelques éléments de mon bulletin de santé :
—  La guerre des critiques a commencé à la faveur d’une petite bataille
d’Hernani autour du film d’Alexandre Astruc, Les Mauvaises Rencontres. Les
jeunes critiques aiment ça, les autres guère. Là-dessus, Alexandre Astruc a
donné une conférence de presse qui s’est passée le mieux du monde. Louis
Chauvet, qui n’y assistait pas, en a cependant rendu compte dans Le Figaro
en termes désobligeants pour les critiques qui y avaient effectivement assisté.
Prié de s’expliquer, Louis Chauvet a déclaré que même lorsqu’il ne voit pas
les films dont il parle, il ne manque pas de se les faire raconter avant d’écrire
son papier. On l’a donc félicité.
—  La dernière trouvaille des metteurs en scène français consiste à venir
expliquer avant la projection pourquoi leur film est beau, pourquoi il faut
l’aimer. Yves Ciampi a rédigé une cinquantaine de lignes qui ont été tapées,
puis ronéotypées et enfin imprimées à l’intention des journalistes ; ainsi
s’achève cet auto-éloge  : « Très sincèrement, et je le dis sans la moindre
exagération, ce film représente le plus gros effort de ma carrière. J’ai voulu
donner à ma génération son film. C’est à elle que je dédie donc Les héros
sont fatigués. »
—  À moins d’avoir un ami qui ait collaboré au film soit comme artiste
soit comme technicien, à moins d’espérer un jour travailler sous la direction
de Jean Delannoy ou en collaboration avec Jean Aurenche et Pierre Bost 1, à
moins d’être sur le point de signer un contrat avec la Franco London Films,
je ne vois pas comment on peut se retenir d’écrire que Chiens perdus sans
collier fait reculer les bornes de l’insignifiance… Quelques heures avant la
projection, Jean Delannoy est venu nous montrer au bout d’une laisse le plus
photogénique de ces petits chiens perdus et retrouvés ; il s’est dressé sur ses

1.  Le cinéaste Jean Delannoy (1908‑2008) ainsi que les deux scénaristes Jean Aurenche (1903‑1992)
et Pierre Bost (1901‑1975) furent les principales cibles des attaques de Truffaut contre la « tradition
de la qualité », notamment dans son article « Une certaine tendance du cinéma français » (Cahiers
du cinéma no 31, janvier 1954).
156 Chroniques d’Arts-Spectacles

deux pattes, a fait le beau et sa mimique signifiait, le chéri : « Jean Delannoy


a du talent, Jean Delannoy a du… »
Voici maintenant, brièvement commentés, en les groupant par pays, les
films qui ont été projetés depuis une semaine, en essayant de mesurer les
chances qu’ils avaient de figurer au palmarès. Les lecteurs pourront ainsi
mesurer ma perspicacité.
allemagne – Un seul film mais qui ne repartira pas sans prix. Le Général
du diable était une extraordinaire pièce de George Hurdalek. Helmut Käutner,
seul bon metteur en scène allemand depuis quinze ans, en a tiré un film extrê-
mement dur et solide, incisif et fort. Il s’agit d’une histoire « vraie », celle
d’un général d’aviation aristocrate qui méprise le régime nazi et Hitler, mais
sans pour autant conspirer ou servir l’ennemi. Ayant à découvrir l’auteur de
plusieurs sabotages, il apprend que c’est son meilleur ami et pour n’avoir pas
à rédiger son rapport, se choisit une belle mort en piqué.
italie – Les Inséparables de Franco Rossi1 est un gentil petit film dans
l’esprit de Fellini, tout en comique d’observation, riche en notations amu-
santes ; il s’agit de l’amitié d’un petit garçon romain, fils d’artiste, avec un
petit Vénitien, fils de diplomate. Tant que l’auteur se contente de nous faire
sourire tout va bien, mais lorsqu’il entend nous tirer des larmes, ses moyens
sont trop faciles !
D’après « Entre femmes seules », l’une des trois nouvelles qui composent
Le Bel Été de Cesare Pavese, Michelangelo Antonioni a réalisé, avec Les
Amies 2, l’un des meilleurs films italiens actuels ; profondément tragique, néo-
réaliste, imprégné de l’idée de suicide, obsession que l’on retrouve dans toute
l’œuvre de Pavese, lui-même suicidé il y a cinq ans dans un hôtel de Turin.
Il conviendra de reparler longuement des Amies lors de sa sortie parisienne.
amérique – Le meilleur film de ce festival n’aura pas de prix puisqu’il
est passé hors compétition, en remplacement d’un film espagnol qui pou-
vait choquer les Russes. Il s’agit de The Naked Dawn (Aube nue 3) d’Edgar
G. Ulmer dont les amateurs de films américains se souviennent sans doute
du Démon de la chair 4. C’est un petit film de quatre sous, tourné dans deux
décors et en extérieurs réels, vraisemblablement en quatre semaines. « L’ac-
tion se déroule de nos jours à la frontière du Mexique et oppose deux amis
qui passent leur temps à se sauver réciproquement la vie ou à chercher à se
supprimer l’un l’autre pour les beaux yeux de la femme de l’un d’eux qui ne
sait plus très bien, au bout d’un quart d’heure de film, si elle aime son mari
ou l’autre. » Racontée de cette manière, l’entreprise peut paraître absurde
et, cependant, tout ce que les metteurs en scène sérieux depuis le début du

1.  Sorti en France le 17 octobre 1956 sous le titre : Amis pour la vie.
2.  Le amiche, sorti en France le 6 septembre 1957 sous le titre : Femmes entre elles.
3.  Sorti en France le 2 novembre 1955 sous le titre : Le Bandit.
4.  The Strange Woman (1946).
En quatrième vitesse de Robert Aldrich 157

festival sont venus nous affirmer avoir voulu mettre dans leur film de festival
se trouve dans celui-ci, sans qu’il soit nécessaire d’organiser trois cocktails
pour que nous le voyions : poésie, fraîcheur, fantaisie, violence.
angleterre –  La sélection anglaise confirme ce que l’on commence
à ressasser  : il n’y a plus de cinéma anglais ; John et Julie 1 se passe de tout
commentaire critique, qui raconte les aventures d’une petit garçon et d’une
petite fille qui se sauvent pour aller à Londres assister au couronnement de
la Reine. De la mièvrerie on passe, avec Toubib en mer 2, à la pire grivoiserie.
Toubib or not Toubib 3 n’était pas mauvais, Toubib en mer en est une suite
pitoyable. Les cinéastes anglais n’utilisent pas mieux Brigitte Bardot qu’Odile
Versois ou Anne Vernon.
françois truffaut

En quatrième vitesse de Robert Aldrich


Arts no 534, 21‑27 septembre 1955

Sur une route, la nuit, une fille nue sous un imperméable tente vainement
d’arrêter une voiture. En désespoir de cause, elle se précipite au-devant d’une
Jaguar qui fait une embardée pour l’éviter : « Montez. » Et, sur ce trajet de la
voiture, se déroule à l’envers le générique le plus original depuis des années,
ponctué par le halètement de la fille.
Il est inutile de chercher à raconter le scénario d’En quatrième vitesse 4,
d’autant qu’il faut voir le film plusieurs fois avant de s’apercevoir qu’il est
construit solidement et qu’il raconte une histoire, en définitive, assez logique.
La jolie auto-stoppeuse est assassinée. Mike Hammer, détective privé et
propriétaire de la Jaguar, mène l’enquête ; aux trois quarts du film, il est tué
d’une balle de revolver mais ressuscite trois minutes plus tard. Si En quatrième
vitesse est le film américain le plus original depuis La Dame de Shanghai d’Or-
son Welles, il ne possède point ses multiples résonances et ne gagne guère à
être analysé sur le plan de la signification de l’intrigue.
Le roman de Mickey Spillane5 d’où a été tiré le film est évidemment assez
médiocre. Une dizaine de personnages s’y entre-tuent pour 400 millions en
billets dans une boîte en fer-blanc. L’astuce des auteurs du film est d’avoir
gommé tout ce qu’il y avait de trop sottement précis dans le livre au profit

1.  Ce film de William Fairchild est sorti en France, le 26  juillet 1955, sous le titre  : Le Voyageur
sans billet.
2. Ou Rendez-vous à Rio (Doctor at Sea) de Ralph Thomas (1955).
3.  Doctor in the House de Ralph Thomas (1954).
4.  Titre original : Kiss Me Deadly.
5.  En quatrième vitesse, Presses de la Cité, Paris, 1953.
158 Chroniques d’Arts-Spectacles

d’éléments purement abstraits, voire féeriques. C’est ainsi que la boîte en


fer-blanc – dans le film – renferme non plus des billets de banque, mais une
espèce de soleil qui irradie et brûle qui le regarde en face1. Lorsque le héros du
film, après avoir entrouvert la boîte, se retrouve avec le poignet brûlé comme
la peau des survivants d’Hiroshima, un policier, considérant la brûlure, lui
adresse quelques mots et l’histoire, tout à coup, devient très grave : « Écou-
tez, Mike, écoutez-moi bien ! Je vais prononcer quelques mots inoffensifs,
mais très importants. Essayez d’en deviner la signification : Plan Manhattan…
Los Alamos… Trinity. » Tel est le subterfuge imaginé par Aldrich pour que le
mot « atomique » ne soit pas prononcé une seule fois au cours de ce film qui
s’achève sur une sorte de cataclysme : la boîte est ouverte par une gamine trop
avide et curieuse, le « soleil » se met à tout brûler autour de soi, tandis que
le héros et sa maîtresse se réfugient dans la mer et qu’apparaît le mot « fin ».
Pour apprécier comme il convient En quatrième vitesse, il faut aimer pas-
sionnément le cinéma et conserver un souvenir ému des soirées au cours
desquelles nous furent révélés des films tels que Scarface, Under Capricorn,
Le Sang d’un poète, Les Dames du bois de Boulogne ou La Dame de Shanghai.
Nous avons aimé des films qui reposaient sur une, vingt ou cinquante idées.
Dans les films de Robert Aldrich, il n’est pas rare de saluer une idée par plan.
Ici la richesse d’inventions est telle qu’il nous arrive de ne plus savoir quoi
regarder dans l’image, trop pleine et trop généreuse. À regarder un film de ce
genre, on vit si intensément que l’on voudrait le voir durer plusieurs heures.
On devine facilement l’auteur : un homme débordant de vitalité, qui se trouve
aussi à l’aise derrière une caméra qu’Henry Miller devant sa page blanche.
Voilà bien le film d’un jeune cinéaste doué qui ne songe pas encore à s’en-
combrer de contraintes, qui œuvre avec une liberté, une gaieté, qui devaient
être celles de Jean Renoir lorsque, ayant le même âge qu’Aldrich, il tournait
dans la forêt de Fontainebleau un Tire-au-flanc échevelé.
Il est certain que l’événement cinématographique pour 1955 sera pour nous
la révélation de Robert Aldrich ; au 1er  janvier, nous ignorions jusqu’à son
nom. Il y a eu Alerte à Singapour, petit film cocasse tourné dans les conditions
du cinéma d’amateur, Bronco Apache poétique et délicat, Vera Cruz farce
violente, The Big Knife qui vient de décrocher une grosse timbale2 à Venise
et, enfin, En quatrième vitesse qui, en dépit d’un scénario imposé, cumule les
qualités des précédents.
Il faut voir En quatrième vitesse car, si l’on connaît les conditions dans
lesquelles se tournent les films d’aujourd’hui, on ne pourra qu’admirer l’ex-
traordinaire liberté dont a bénéficié celui-ci, que l’on se surprend à maintes

1.  Référence à cette maxime de La Rochefoucault : « Le soleil ni la mort ne se peuvent regarder
en face. »
2.  Sorti en France, le 25  novembre 1955, sous le titre  : Le Grand Couteau, il a remporté le Lion
d’argent à la Mostra de Venise 1955. Voir p. 175.
Venise : triomphe des jeunes cinéastes 159

reprises à comparer au Sang d’un poète de Jean Cocteau, classique favori des
ciné-clubs.
françois truffaut

Venise : triomphe des jeunes cinéastes


Arts no 534, 21‑27 septembre 1955

Je ne partage pas l’indignation de mes confrères devant le palmarès de


Venise. Ni Chiens perdus sans collier ni Les héros sont fatigués ne méritaient
de recevoir un prix et n’eût été Les Mauvaises Rencontres, notre sélection eût
été fort médiocre eu égard aux années précédentes.
À considérer de près le palmarès, il semble bien que le jury de Venise ait
récompensé les jeunes cinéastes de préférence à ceux consacrés, à l’excep-
tion toutefois de Carl Th. Dreyer dont le génie reçoit une juste et nouvelle
consécration1.
Samson Samsonov, réalisateur de La Cigale, d’après Tchekhov, est un
jeune cinéaste russe. Robert Aldrich, auteur de The Big Knife, a trente-cinq
ans, Michelangelo Antonioni (Les Amies) quarante-trois ans, Alexandre
Astruc trente-deux, Francesco Maselli (Les Égarés 2) vingt-quatre.
Selon moi, la seule injustice du palmarès frappe Il Bidone, dernier film en
date de Federico Fellini, dont tout le monde a vu La Strada. Bien avant la
projection, les Italiens, au festival, répandaient des bruits fâcheux concernant
et le film et l’auteur.
La presse était hostile à Fellini et annonçait une nouvelle absolument
fausse  : le départ du domicile conjugal de Giulietta Masina avec Richard
Basehart. Pendant la projection, de longs sifflements fusaient du fond de
la salle ; je repérai un siffleur  : il regardait non l’écran, mais le public avec
l’espoir qu’on le suivrait.
Il n’est donc pas exagéré de considérer que le film fut boycotté. Il faut recon-
naître aussi que de nombreux critiques de bonne foi et que les manœuvres
ont laissés de glace ont été déçus par ce film qu’ils considèrent comme un
compromis entre Les Vitelloni et La Strada.
Il Bidone commence comme Les Pieds nickelés et se termine comme le
Journal d’un curé de campagne. J’avoue que ce mélange, ce changement de
ton au cours d’une œuvre ne sont pas pour me déplaire. Par ailleurs, je ne
vois pas au nom de quoi interdire à un metteur en scène de faire mourir un
personnage en vingt minutes de film. Les héros et héroïnes des Rapaces, de

1.  Carl Th. Dreyer a reçu le Lion d’or pour Ordet/La Parole (1955).
2.  Gli Sbandati (1954).
160 Chroniques d’Arts-Spectacles

J’ai le droit de vivre, de Madame Bovary et de toutes sortes de grands films


mettent longtemps à mourir. Nous aurons l’occasion de reparler ici de ce
film centré sur l’un des plus beaux visages de l’histoire du cinéma, celui de
Broderick Crawford.
On compterait sur les doigts de la main les festivals qui ont groupé autant
de bons films que celui-là et cependant nous sommes tous repartis avec une
impression presque défavorable. C’est que les dix ou douze excellents films
furent noyés au milieu d’une trentaine d’autres fort mauvais. Il semble que
l’erreur réside dans le désir forcené d’internationaliser les festivals. Sans plai-
der pour un festival raciste, j’ai le sentiment que l’absence de films égyptiens,
indiens, brésiliens, bulgares, tchèques, grecs et belges ne priverait personne
et permettrait de consacrer plus de temps aux productions sérieuses. Mais
ce serait contraire à l’esprit même des festivals où une révélation surprise est
toujours possible…
françois truffaut

Le court métrage manque d’auteurs1


Arts no 536, 5‑11 octobre 1955

Organisé par les Journées du cinéma, un festival international du court


métrage a eu lieu du 23 au 26 septembre, à Tours. Quarante-six films de court
métrage ont été projetés parmi lesquels une dizaine, inédits, concouraient
pour le Grand Prix 1955 du court métrage, offert par le département et la
ville de Tours. Le jury, qui comprenait MM. Abel Gance, Roger Leenhardt,
Jean Néry et Maurice Garçon, a porté son choix sur Royaumes de ce monde
de Roger Livet 2 (premier prix) et sur Lourdes et ses miracles de Georges Rou-
quier 3 (deuxième prix).

Royaumes de ce monde
Royaumes de ce monde est à la fois un film d’art et un film à thèse. Roger
Livet nous montre un certain nombre de toiles ayant pour sujet commun

1.  L’article est paru sous ce titre complet  : « Les Journées internationales de Tours révèlent  : le
court métrage manque d’auteurs ».
2. Cinéaste belge (1907‑1970), né et mort à Paris, auteur de ces courts métrages d’inspiration
surréaliste  : Fleurs meurtries (coréalisé par René Magritte, 1930), Une regrettable affaire (1947),
L’Histoire d’Agnès (1949), Royaumes de ce monde (1952) et Leçons de ténèbres (1963).
3. Acteur et réalisateur français (1909‑1989), découvert en 1947 avec la sortie du documentaire
Farrebique, portrait d’une famille de paysans aveyronnais. Truffaut jugea sévèrement son passage
à la fiction avec Sang et Lumières (Arts no 464, 19‑25 mai 1954), puis S.O.S. Noronha (Arts no 625,
26 juin-2 juillet 1957).
Le court métrage manque d’auteurs 161

l’Annonciation et son propos est à peu près celui-ci : « Regardez cette Sainte
Vierge, quelle sensualité émane de son visage ; regardez l’Ange Gabriel avan-
cer vers elle et le désir qu’ils ont l’un de l’autre. » Je n’ai guère été conquis
par cette thèse sur « l’érotisme de la Vierge » et je crains fort que Roger
Livet ne se soit engagé sur les rails de la fausse intelligence avec ce film insi-
dieux qui enfonce peut-être des portes depuis longtemps ouvertes : la bonne
peinture est naturellement charnelle, charnel aussi le catholicisme par la force
des choses. Où sont, dès lors, l’ambiguïté, l’équivoque, le scandale ? Mais
Royaumes de ce monde, l’un des meilleurs films d’art qui soient, méritait sans
doute le premier prix qu’il a obtenu, ne serait-ce que pour la perfection du
travail de Roger Livet, la qualité de la photo et les beautés intermittentes du
commentaire.

La bataille de l’eau de Lourdes


Une société de production d’obédience catholique a produit un film très
exactement hérétique. Oui, le Lourdes et ses miracles de Georges Rouquier
constitue parfaitement une hérésie. Ce film (de plus d’une heure de projec-
tion) comporte trois parties. Dans la première, Georges Rouquier installe
sa caméra dans le domicile de trois « miraculées » et leur fait raconter leur
guérison. Pour rendre supportable ces trois longs récits, la technique de la
télévision s’imposait, la personne interviewée fixant l’objectif et la caméra ne
la quittant que pour la recadrer de plus près. Georges Rouquier a procédé
de la façon contraire ; depuis Farrebique, sa conception du cinéma semble
réduite à ce principe : ne pas regarder la caméra. D’où ces regards fuyants,
en coulisse, qui tournent autour de l’objectif, péniblement. Comme Rouquier
est aussi quelque peu mégalomane, il n’a pas manqué de se filmer soi-même
tout au long de ce fastidieux reportage, il se trouve malheureusement qu’il
est fort mauvais acteur, quoique photogénique.
La seconde partie, non commentée, nous fait vivre « une journée à
Lourdes ». Rouquier s’est voulu désespérément objectif, son mot favori est :
constat. Aussi nous montre-t‑il tour à tour le mauvais goût des boutiques où
l’on vend des vierges lumineuses en plexiglass et le dévouement du personnel
bénévole accomplissant les tâches les plus ingrates. Avec sa « bonne foi »,
son honnêteté et son petit talent de documentariste, Rouquier n’a oublié de
filmer que l’essentiel : la foi, sans quoi ces infirmes lamentables et désespérés
n’auraient pu arriver jusqu’à Lourdes. En ne filmant que le visible, il n’obtient
sur l’écran que des plans vides, des images qui n’atteignent point au dixième
de l’émotion dégagée par certaines vues récentes des Actualités françaises
sur le même sujet. Lourdes n’est pas un endroit ordinaire et les gens qui s’y
trouvent ne sont pas seulement des malades. Le film de Rouquier ne pourrait
être qu’un documentaire sur un sanatorium ou un hôpital.
162 Chroniques d’Arts-Spectacles

La troisième partie du film nous montre le bureau médical avec, de nouveau,


le réalisateur sur un tiers des plans. Rouquier, face à la caméra, parle de son film
et le fait durer un peu plus : « Parmi les malades que nous avions filmés, deux
trouvèrent la guérison et nous allons vous les montrer… » C’est qu’il veut
nous convaincre à tout prix, Georges Rouquier, et il accumule inutilement des
preuves qui n’en sont pas et qui sont inutiles. Incapable de convaincre avec des
images, il nous assomme avec des mots, des mots, des mots.
Jean Renoir, récemment, fit un voyage en Bretagne avant d’écrire un scéna-
rio. À son retour, je le rencontrai : « Mon film ne se passera pas en Bretagne.
C’est beau la Bretagne, c’est formidable, mais c’est tellement compliqué ! À
vrai dire, je n’ai pas compris la Bretagne ! » Georges Rouquier, lui, ne s’est
pas même demandé s’il avait « compris » Lourdes. Il était dans la logique
des choses que le peintre consciencieux et minutieux de la « réalité quoti-
dienne » et de la « vie paysanne » échouât dans une entreprise qui réclamait
le souffle lyrique d’Abel Gance ou la dureté de Luis Buñuel.

Un jardin public
Ce nouveau court métrage de Paul Paviot 1, interprété par le mime Mar-
ceau, a été le film le plus applaudi de ces Journées et le public – lui eût-on laissé
décerner le Grand Prix – aurait couronné celui-là, ce qui prouve assez l’im-
perfection du suffrage universel. Il s’agit, paraît-il, d’un « rêve pour grandes
personnes ». Mais les grandes personnes peuvent avoir aussi des cauchemars.
Marcel Marceau, qui remporte actuellement aux États-Unis un énorme suc-
cès, est sans doute un excellent mime et un grand artiste, mais sa défroque est
fort laide et certaines de ses « compositions » quelque peu monstrueuses.
Le décor du square est également sinistre et la photo inadéquate, bien que
soignée. Cadrages et montage mous, voilà une entreprise honnête mais vaine,
estimable sans doute mais esthétiquement douteuse et inintéressante.

Blinkity Blank
Une projection du Blinkity Blank de Norman McLaren2 est toujours
un événement. Ce petit film est à peu près invisible puisque, accompa-

1. Scénariste et réalisateur français (1926‑2017), Paul Paviot a réalisé plusieurs courts métrages,
dont deux interprétés par Marcel Marceau : Pantomimes (1954), Prix du court métrage au Festival
international de Berlin, et Un jardin public (1955), 1er  Prix au Festival du film de Sao Paulo.
2.  Réalisateur de films d’animation canadien d’origine britannique (1914‑1987). Son œuvre, produite
au sein de l’Office national du film du Canada, a été maintes fois primée : Oscar du meilleur court
métrage pour Voisins (1952), Palme d’or pour Blinkity Blank (1955). Truffaut le rencontre au Festival
international du film de Montréal en 1962 et, onze ans plus tard, après avoir découvert ses travaux
récents (Sphères, Synchromy, Pas de deux, Ballet Adagio) à l’ONF, il lui écrit : « Ce que vous faites
est unique au monde, unique dans l’histoire du cinéma, j’avais les larmes aux yeux en regardant
vos films et je me sentais bien lourd en voyant vos danseurs en slow motion but in strong emotion
Les Mauvaises Rencontres d’Alexandre Astruc 163

gnant  Marcelin, pain et vin1, les exploitants s’arrangent pour ne pas le


projeter.
Blinkity Blank est un film en couleurs tourné sans caméra. McLaren a des-
siné directement sur la pellicule un certain nombre de dessins et de figures
abstraites qui composent un ballet érotique par la rencontre d’éléments mâles
et d’éléments femelles. Le son, lui aussi, est gravé sur pellicule. Ce qui est
extraordinaire, indépendamment de la beauté des dessins, leur fulgurance,
c’est que McLaren parvient à faire rire une salle avec une simple courbe entre-
vue un vingt-quatrième de seconde, et de fugitifs bruits synthétiques.
Blinkity Blank est une œuvre absolument unique qui ne ressemble à rien
de ce qui s’est fait depuis soixante ans dans le cinéma : il y a dans ce « grand
petit film » de moins de quatre minutes toute la fantaisie de Giraudoux, la
maîtrise d’Hitchcock et l’imagination de Cocteau.
Dans la nuit des salles dites obscures, Blinkity Blank, avec ses éclairs de
chaleur colorés, ses clics et ses claques synthétiques, apporte comme un luxe
nouveau : celui de la poule aux yeux d’or.
françois truffaut

Les Mauvaises Rencontres d’Alexandre Astruc


Arts no 538, 19‑25 octobre 1955

Comme dans les films d’Alfred Hitchcock, il y a deux sujets dans Les Mau-
vaises Rencontres.
En perquisitionnant au domicile d’un médecin « complaisant » en fuite,
la police a trouvé une lettre de Catherine Racan (Anouk Aimée). La jeune
femme, soupçonnée d’avoir fait appel aux services du Dr Danieli (Claude
Dauphin), est interrogée au Quai des Orfèvres par l’inspecteur Forbin (Yves
Robert). Le suicide du médecin mettra fin à l’interrogatoire. Cela, c’est le
premier sujet du film ou, plus exactement, le support du sujet réel qui est,
tout simplement, l’histoire de Catherine Racan.
Il y a trois ans, cette petite cousine de Rastignac a quitté sa province pour
« réussir » à Paris avec l’homme qu’elle aime, Pierre Jaeger (Giani Esposito).
Mais celui-ci, découragé, a abandonné la lutte et il est retourné en province.
Puis il y a eu la rencontre avec Blaise Walter (Jean-Claude Pascal), directeur
d’un grand quotidien. Catherine est devenue sa maîtresse mais l’a quitté,
non sans être rentrée, grâce à lui, à la rédaction d’un journal de mode. Ce

[…]. Je vous admire pour ce que vous faites et ce que vous êtes. » (Lettre de François Truffaut à
Norman McLaren, 18 octobre 1973, in Léo Bonneville, Francine Desbiens, Jacques Drouin, « Norman
McLaren : télégrammes et témoignages », Séquences no 129, avril 1987.)
1.  Marcelino, pan y vino de Ladislao Vajda (1955), d’après le roman de José Maria Sanchez Silva.
164 Chroniques d’Arts-Spectacles

fut ensuite une courte liaison avec un photographe, Alain Bergère (Philippe
Lemaire). Au cours d’une soirée, Blaise et Catherine se sont retrouvés. Cathe-
rine, désemparée, est retournée à Besançon, a tenté de renouer avec Pierre ;
mais, ayant échoué, elle est revenue à Paris, enceinte, et c’est alors qu’elle a
eu recours aux services du Dr Danieli.
La fin du film nous la montre, désenchantée, quittant le Quai des Orfèvres,
mitraillée par les flashes des photographes  : ce n’est pas de cette manière
qu’elle avait rêvé d’« avoir, un jour, son nom dans les journaux ».
Il n’y a donc rien de bien compliqué à comprendre dans le scénario de
ce film, en dépit de sa construction, peut-être un peu trop savante pour être
parfaitement suivie lors d’une première vision, à moins d’être un spectateur
très attentif. En trois heures, Catherine Racan, au Quai des Orfèvres, « revit »
trois années de sa vie. Ces retours en arrière s’effectuent sans heurt, naturel-
lement, et peuvent surprendre par leur ingéniosité. Encore une fois, il suffit
d’arriver au début du film et de ne pas bavarder avec son voisin pour ne pas s’y
perdre. Après tout, les films qui innovent sont ceux qui font avancer le cinéma.
Restent les intentions profondes du film que d’aucuns jugent mystérieuses ;
elles furent énoncées en clair dans Arts en juin1, au cours d’une interview de
l’auteur : « Pour rester dans un domaine balzacien, disons que ce sont un peu
Les Illusions perdues. Cette fille évolue dans des décors différents et regarde
autour d’elle. En termes de mise en scène, c’est un gros plan qui juge les plans
d’ensemble… J’ai voulu faire un film très romanesque, pas romantique mais
romanesque… Ce qui m’intéresse, c’est la situation des personnages par
rapport à quelque chose qu’ils ne savent pas. »
Il ne faut pas aborder Les Mauvaises Rencontres comme s’il s’agissait d’un
film policier ou de la relation d’un fait divers. Il n’y a là ni criminel ni victime,
mais seulement des jeunes gens, intellectuels d’aujourd’hui.
Si je crois, moi aussi, que Les Mauvaises Rencontres est un film en avance
sur son temps, c’est qu’il est le premier :

a) à prendre pour thème profond le désarroi de la jeunesse intellectuelle ;


b) à parler de Paris autrement que de manière touristique et by night ;
le premier à en parler d’une façon balzacienne : Les Mauvaises Ren-
contres sont les nouvelles Scènes de la vie parisienne ;
c) à parler de la « réussite » sans cynisme, sans moquerie, sans conven-
tion et sans hypocrisie.

Ce qui me touche le plus dans Les Mauvaises Rencontres, c’est la justesse


des dialogues. Certes ils sont littéraires, mais ce sont des intellectuels qui
parlent. Quelques exemples :

1.  François Truffaut, « Rencontre avec Alexandre Astruc », Arts no 520, 15‑21 juin 1955.
Les Mauvaises Rencontres d’Alexandre Astruc 165

Pierre Jaeger : Quand j’ai décidé de tout plaquer, j’ai cru que je ne pourrais
plus lire un journal de ma vie : tu vois, on se fait à tout.
Catherine Racan : Je me demandais simplement pourquoi la conversation
des hommes est toujours faite d’idées générales.
Blaise Walter : Tu verras, réussir ce n’est pas si désagréable que cela, c’est
assez vain, je te l’accorde, mais c’est cela ou rien ma petite fille, tu compren-
dras vite.
Astruc ne juge pas ses personnages ; il les regarde avec une très grande
lucidité, une très grande tendresse et surtout une franchise absolue puisqu’il
est un peu en chacun d’eux. Ces Blaise Walter, ces Pierre Jaeger, ces Alain
Bergère sont des purs qui souffrent de ne pouvoir le demeurer. Ils passent le
plus clair de leurs loisirs à devoir se justifier, à se juger entre eux et surtout
à se haïr soi-même. Ils sont aussi des êtres faibles, vulnérables mais dont les
préoccupations sont essentiellement morales. Tout cela est propre à notre
génération et il n’est pas surprenant que ceux qui ne se posent jamais de
questions ne voient pas très clairement l’intérêt de l’entreprise.
Ce sujet difficile et spécifiquement « 1955 » a été traité avec une généro-
sité dont nous avaient déshabitués les scénaristes français qui ne savent que
dominer de très haut leurs personnages en se « payant leur tête » et en les
caricaturant.
Tout cela évidemment sonne plus hollywoodien que joinvillais, mais ce
n’est pas pour me déplaire, sans compter que, techniquement, rien ou presque
ne différencie Les Mauvaises Rencontres d’un film américain tel que nous les
aimons, tel que les aime Astruc : « On va au cinéma, est-ce qu’il y a un film
américain à voir ? » interroge l’héroïne du film. Voilà aussi le premier film
français tourné presque entièrement à la grue, ce qui dote les mouvements
de caméra d’une souplesse que l’on ne trouvait guère que dans les bandes
d’Otto Preminger ou de Fritz Lang. La photographie de Robert Lefebvre
est extraordinaire et aussi les décors de Max Douy. Des comédiens que l’on
n’aime guère d’habitude, comme Jean-Claude Pascal ou Yves Robert, sont
ici d’une justesse surprenante ; Philippe Lemaire, Giani Esposito et Claude
Dauphin sont parfaits et, bien sûr, Anouk Aimée, qui repart sans doute pour
une seconde et plus longue carrière.
Je me suis rendu compte, lors du festival de Venise, que Les Mauvaises
Rencontres n’était pas du goût de tout le monde ; j’ai acquis cependant une
certitude  : si plusieurs confrères et spectateurs jugeaient le film trop intel-
lectuel, littéraire et trop bien fait, si certains indifférents au scénario consi-
déraient l’entreprise comme un brillant excercice de style et rien que cela, je
n’ai rencontré aucun spectateur de moins de trente ans qui n’ait été ému et
ne se soit reconnu dans l’un des personnages du film.
Les Mauvaises Rencontres bouscule quelque peu les modes de narration, les
routines et ne ressemble guère à ce qui se fait actuellement dans le cinéma.
166 Chroniques d’Arts-Spectacles

À un journaliste étranger qui, à Venise, déclarait à Astruc : « Vous avez


trop surestimé le public », l’auteur des Mauvaises Rencontres répondit : « On
ne surestime jamais assez le public ! »
françois truffaut

À l’est d’Éden d’Elia Kazan


Arts no 539, 26 octobre-1er novembre 1955

De ce nouveau Kazan, j’attendais le pire puisque aussi bien l’auteur


depuis Boomerang jusqu’à Sur les quais, bénéficie d’une excellente réputa-
tion que rien, selon moi, ne justifie si ce n’est un sens aigu de la « qualité
commerciale ». Il se trouve cependant qu’À l’est d’Éden est le meilleur
film d’un mauvais metteur en scène comme Ouragan sur le Caine était le
meilleur Dmytryk. Il y a d’abord l’indiscutable prestige du CinémaScope,
l’admirable photo de Ted McCord, la nouveauté de la couleur et puis,
admettons-le, la solidité d’un scénario plus « adulte » que ceux des autres
films en CinémaScope. Il s’agit comme on sait d’un roman de John Stein-
beck, dont l’adaptateur n’a conservé qu’un épisode ; les personnages
sont attachants et l’histoire serait excellente si de fausses subtilités, une
paraphrase biblique et même quelques éléments psychanalytiques ne
venaient en altérer l’attrait.
Parallèlement à son activité de cinéaste, Kazan est un metteur en scène
de théâtre ; dans l’exercice de cette fonction, je l’imagine plus proche de
Jean-Louis Barrault que de Raymond Rouleau, c’est-à-dire maniaque de la
précision, des pas comptés et mesurés, des perspectives et de l’insolite à bon
compte plutôt que soucieux d’organiser un peu de vie à l’intérieur d’un cadre,
scène ou plateau. D’où un style tendu, crispé, assez efféminé, ambiance « très
Tennessee Williams » lorsqu’on attendrait plus de virilité, de violence et de
nerf.
James Dean, récemment décédé après son troisième film, est dirigé ici
comme Marlon Brando (regards en dedans, poings dans les poches, déhan-
chement équivoque, atonie et mollesse), mais il est évident qu’il était un très
grand acteur, qu’il eût pu remplacer Robert Walker – suicidé il n’y a guère.
Julie Harris souffre également de cette direction théâtrale, mais elle est jolie
et plaisante.
françois truffaut
Les Aristocrates de Denys de La Patellière 167

Les Aristocrates de Denys de La Patellière

Arts no 539, 26 octobre-1er novembre 1955

Aristocrates désargentés, conflit de générations en la demeure, révolte de


la demoiselle du château, mésalliance-Damoclès, duels oratoires autour de la
table de famille, panache contre SARL, voilà qui traîne depuis vingt ans dans
pas mal d’œuvrettes à prétentions satiriques, psychologiques et moralistes
du genre Les Nouveaux Maîtres 1, voilà ce que l’on retrouve adapté au goût
du jour dans Les Aristocrates réalisé par Denys de La Patellière (dont c’est la
première « mise en scène2 »), d’après un roman de Michel de Saint-Pierre.
Une œuvre –  roman ou film  – qui prend pour titre Les Aristocrates ne
borne pas son ambition à raconter une histoire ; elle aspire au général par le
truchement du particulier, elle prétend, sinon témoigner, du moins brosser
un tableau d’un certaine société qui, que, quoi… Or, le moins que l’on puisse
attendre de qui se livre à des variations sur un thème aussi classique et tout
à la fois galvaudé, c’est l’apport d’arguments et d’exemples nouveaux, une
psychologie plus fine, un renouvellement du sujet par la façon de le traiter,
bref un regard et un éclairage neufs.
Hâtons-nous de faire savoir que, loin de remplir ces conditions, le lamen-
table film en cause n’a, à nous offrir, qu’une anthologie de lieux communs et
poncifs inhérents à la comédie de mœurs lorsque celle-ci veut flatter (au lieu
que de choquer) ceux-là mêmes qu’elle feint de fustiger.
Cela dit, les auteurs des Aristocrates n’ont point péché par maladresse
(excepté le metteur en scène), mais au contraire par une roublardise qui
confine à la malhonnêteté intellectuelle. Autant le dire tout de suite : Les Aris-
tocrates est un film qu’il faut attaquer avec d’autant moins de ménagements
que son succès commercial est assuré et justement par les petitesses de toutes
sortes qui émaillent le scénario. L’aristocratie en perte de vitesse, la noblesse
et ses infortunes ont été abordées au cinéma dans presque tous les films de
Jean Renoir et plus particulièrement dans La Grande Illusion et La Règle du
jeu. Voilà que vingt ans après ces deux films, on nous offre sur le même sujet
un divertissement de patronage qui est à Renoir ce que Bourget est à Balzac.
Que de sottises, que de complaisances, que de facilités, que de vulgarités en
deux heures de projection !
Pierre Fresnay, marquis de Maubrun, est seul dans son salon. Il ne comprend
plus ses fils et n’est plus compris d’eux. Sur la table, deux livres : les Mémoires

1.  De Paul Nivoix (1950).


2.  Denys de La Patellière (1921‑2013) fut assistant réalisateur, de Maurice Labro entre autres, avant
de devenir réalisateur pour le cinéma (Les Grandes Familles, Un taxi pour Tobrouk, Caroline chérie),
puis la télévision (Le Comte de Monte-Cristo, 1979).
168 Chroniques d’Arts-Spectacles

de Saint-Simon et Razzia sur la chnouf 1 ; la salle, pleine à craquer de spectateurs


septuagénaires et la suite, est aux anges ; le cabotin ouvre le roman de la Série
Noire et se met à lire à haute voix un paragraphe argotique. Les douairières
manquent défaillir de satisfaction, les cannes tressaillent d’aise, les hoquets
et les toux s’interrompent, la vieille classe est comblée  : Monsieur Vincent 2
les a mis dans sa poche une fois de plus et tout à l’heure il les fera se moucher
lorsqu’il jouera l’émotion en plissant l’œil gauche et dilatant l’œil droit.
Chaque séquence s’appuie sur un morceau de bravoure dans lequel, en un
savant dosage, s’entremêlent un peu de vulgarité, un peu d’audace, un peu
de sentiment, un peu de panache. Il faut vraiment « tabler » sur un public
dégénéré pour prévoir qu’une salle s’esclaffera lorsque deux nobles se lancent
le mot de Cambronne à la figure. Il faut reconnaître que les auteurs des Aristo-
crates n’ont pas tort de mépriser le public auquel ils s’adressent puisque cha-
cun de leurs effets porte et que les applaudissements ponctuent le mot : Fin.
Techniquement, le film est bâclé par Denys de La Patellière, qui n’a pas
plus le sens de la mise en scène que Pierre Fresnay celui du ridicule.
La musique de René Cloërec plagie (je dis bien plagie) celle que Grunen­
wald3 écrivit pour les films de Robert Bresson4. Roland Laudenbach est un
dialoguiste doué en même temps qu’un homme intelligent, cultivé et de bon
goût. Selon la commande, il peut écrire un très bon dialogue (cf. Les Mau-
vaises Rencontres) ou un très mauvais. Cette fois-ci, on lui a demandé, j’en suis
certain, un dialogue vulgaire, facile, théâtral, brillant, faussement profond et
faussement intelligent. Il a parfaitement réussi.
Denys de La Patellière, « metteur en scène » consternant, est aussi un
déplorable directeur d’acteurs : Jacques Dacqmine, Georges Descrières, Alain
Quercy, François Guérin et Maurice Ronet « jouent » certes, mais à celui
qui sera le plus « faux ».
La critique est impuissante à enrayer la marche au succès de telles œuvres
qui, s’abritant sous le fanion de la qualité française, donnent au public la
ration de maximes faciles et d’aphorismes douteux dont il a besoin pour croire
qu’il est le plus intelligent et le plus spirituel de la terre.
f.  t.

1.  Roman éponyme d’Auguste Le Breton (Gallimard, « Série Noire » no 193, Paris, 1954).
2.  Pierre Fresnay avait interprété ce rôle dans Monsieur Vincent de Maurice Cloche (1947).
3.  Jean-Jacques Grunenwald (1911‑1982), organiste, compositeur et architecte français. On lui doit
une trentaine de musiques de films, entre autres pour Robert Bresson (Les Anges du péché, Les
Dames du bois de Boulogne, Journal d’un curé de campagne) et Jacques Becker (Falbalas, Antoine
et Antoinette, Les Aventures d’Arsène Lupin).
4. Dans le no 541 d’Arts, René Cloërec usera de son droit de réponse  : « Je n’ai pas plagié la
musique de M. Grunenwald. N’ayant jamais vu aucun film de M. Robert Bresson (ce que je regrette
fort), je n’ai pu, par conséquent, entendre les partitions de ces films (ce que je regrette également
connaissant M. Grunenwald de réputation comme un parfait musicien). »
Chiens perdus sans collier de Jean Delannoy 169

Chiens perdus sans collier de Jean Delannoy

Arts no 541, 9‑15 novembre 1955

On sait que le public populaire s’attendrit plus volontiers sur les petits
chiens que sur les petits enfants. Première astuce : cette histoire de mineurs
délinquants s’intitule Chiens perdus sans collier. Mais comme il ne faut pas
décevoir le public qui est venu là pour voir des petits chiens, on va lui montrer
des singes savants, histoire de rester dans le domaine animal, car c’est bien
ainsi que Jean Delannoy a dirigé les enfants : la moue innocente, les lèvres
en avant, la mèche sur l’œil, la voix bourrue, pauvres acteurs d’occasion que
l’on serait tenté de gifler tellement ils sont mièvres et faux, sucrés jusqu’à
l’écœurement comme le petit Rodolphe des shampoings Dop1.
Chiens perdus sans collier n’est pas un film raté, c’est un forfait perpétré
selon certaines règles et conforme aux ambitions qui se devinent aisément :
« faire un gros coup » en s’abritant derrière l’étiquette de la qualité.
En un savant dosage on retrouve ici quelques éléments de Jeux interdits,
Avant le déluge, Los Olvidados, Sciuscia et même La Strada 2, affadis bien
entendu, vulgarisés, avec tous les poncifs du film d’enfants : cruauté de bazar,
les enfants qui s’aiment, le petit qui admire le grand, celui qui est battu, celui
dont la mère fait le trottoir et celui qui n’a pas de mère.
Tout cela écrit sur mesure pour le Gaumont-Palace par deux scénaristes
désabusés et cyniques  : Jean Aurenche et Pierre Bost, qui ont écrit des
répliques « émouvantes », et mis en images par un homme insuffisamment
intelligent pour être cynique, trop roué pour être sincère, trop prétentieux et
solennel pour être simple : Jean Delannoy.
Il faudrait me payer cher pour que je lise une page du livre de Gilbert
Cesbron3, mais j’ai assez d’imagination pour me représenter la chose ; je sais
aussi que Jean Aurenche, anticlérical forcené, ne devait pas être enchanté
d’avoir à tripatouiller une œuvre aussi bien « pensante » ; pour se racheter
à ses yeux et à ceux de ses amis, il a émaillé le dialogue de phrases de ce
genre  : « Merde, il va pleuvoir des curés. » S’il suffit à Jean Aurenche de
glisser insidieusement par-ci par-là une réplique subversive pour être en paix
avec sa conscience, c’est que sa morale ne s’embarrasse pas de cette rigueur
propre aux héros de Montherlant !

1.  Choisi par le publicitaire Eugène Schueller, « le petit Rodolphe » (Rodolphe Clauteaux), âgé de
5 ans, devint, à partir de 1951, le porte-parole des shampoings Dop, notamment dans l’émission
Salut Marcel ! animée par Marcel Fort sur Radio Luxembourg.
2.  Respectivement signés : René Clément, André Cayatte, Luis Buñuel, Vittorio De Sica et Federico
Fellini.
3.  Chiens perdus sans collier, Robert Laffont, Paris, 1954.
170 Chroniques d’Arts-Spectacles

Chiens perdus sans collier est un film auquel le ministère de la Justice a


accordé son patronage et son assistance ; cela explique en partie que toutes
les « audaces » de ce film soient extérieures au sujet comme elles le sont
à la mise en scène ; ce sont des « audaces » vieilles comme le parlant,
donc de fausses audaces, purement verbales qui flattent le public et le font
glousser d’aise ; quelques exemples : « Bougre de con – Je vais les couillon-
ner – Je vous emmerde tous. » Cela fait vrai, n’est-ce pas ? Dans le genre
« émouvant » il y a aussi : « Tu vas d’abord prendre une douche. – Une
douche ? Comment que c’est ? » Et ceci, un vrai mot d’enfant pour Marie-
Chantal : « Et tu crois qu’ils te cherchent tes parents ? – Ben, forcément,
des parents !… » et là-dessus un petit air d’accordéon fait passer un souffle
poétique ! Tout cela relève de la démagogie la plus basse. Les auteurs, trop
âgés, ont oublié comment parlent les enfants ; s’ils tentent parfois de retrou-
ver le « ton », leur sensibilité, atrophiée par de mauvaises lectures, de mau-
vais films et la corruption intellectuelle du métier de scénariste, rend leur
démarche vaine.
Jean Gabin interprète un juge, bon Français moyen, incarnation du bon
sens, un personnage entre Ded Rysel 1 et Papa Gâteau ; il offre des chocolats,
fait le bourru, bref, c’est un père plutôt qu’un juge. Il se produit pour Gabin
ce qui se passe pour Fresnay depuis dix ans ; il se met à jouer faux et l’on
découvre justement maintenant qu’il a du génie ; il cligne des yeux, hoche la
tête et parle entre les dents, tout cela avec une certaine roublardise accentuée
par celle native de Delannoy.
La technique de Delannoy n’est ni rigoureuse ni probe, elle est aussi pauvre
d’invention que celle de Berthomieu, mais seulement plus soignée, avec une
photo correcte et de bons cadrages ; ceci dit, chaque mouvement d’appareil
donne l’impression de sottise et de gratuité.
J’interroge quelquefois les plus compétents de mes confrères ; je leur
demande pourquoi ils n’osent pas écrire d’un tel film tout le mal qu’ils
pensent ; leur réponse est celle-ci : « Que veux-tu ? Cela se présente comme
un film de qualité, les gens aiment ça et ne comprendraient pas nos argu-
ments. Quant à Delannoy, il est tellement certain de son génie qu’il ne
comprendrait pas non plus ; il s’imaginerait qu’on lui en veut personnel-
lement ; il suffit qu’on dise du mal d’un film de ce genre sur deux ou trois
qui sortent !… »
françois truffaut

1.  De son vrai nom André Adrien Grandvalet (1903‑1975)  : chansonnier et acteur français, entre
autres sous la direction de Jean Loubignac et André Berthomieu.
Les héros sont fatigués d’Yves Ciampi 171

Les héros sont fatigués d’Yves Ciampi

Arts no 541, 9‑15 novembre 1955

Raconté en quelques mots le scénario de ce film est génial, en trente lignes


il devient ridicule.
Au Libéria où vont échouer les épaves humaines du monde moderne,
deux héros d’aviation de guerre se rencontrent : un Allemand, ancien de la
Luftwaffe, devenu homme de main par nécessité, et un Français, ancien de la
RAF, devenu voleur par accident. Le premier a pour mission « d’ennuyer »
le second, mais celui-ci parviendra à convaincre son compagnon de s’enfuir
et d’utiliser les deux cents millions de francs (objet du drame) à former une
compagnie d’aviation civile. Ils échoueront.
Cela, c’est le scénario génial d’un film qui n’a pas été tourné et qui eût pu
donner un chef-d’œuvre ; un sujet à peu près neuf, en tout cas très actuel,
solide, puissant et de nature à satisfaire tout le monde. Raconté de cette
manière, c’était un scénario meilleur que celui du Salaire de la peur ou des
Orgueilleux 1. Si les auteurs s’étaient contentés de développer ce beau sujet
et de l’enrichir, l’affaire était gagnée, Yves Ciampi aurait atteint son but, à
savoir : « Donner à ma génération son film. »
Malheureusement, les trois scénaristes 2 des Héros sont fatigués, au lieu de
traiter le sujet qui leur était donné, ont choisi de le faire dévier et, le bosse-
lant à coups de poncifs, ils ont réussi à l’inscrire (au sens géométrique et
chaudronnier du mot) dans le cercle vicieux de la routine : ils en ont fait un
film français comme on ne devrait plus en faire ; rien ne manque à l’appel
des « idées reçues »  : le tenancier délirant, malade, fou et ivrogne, ancien
avocat collaborationniste (Jean Servais) que sa maîtresse (Maria Félix) aban-
donne au profit du héros fatigué (Yves Montand), fraîchement débarqué ;
l’homme d’affaires véreux et cynique qui blague l’héroïsme et le désintéres-
sement, quitte à se faire « démolir » par Yves Montand, la bagarre dans le
poulailler, la nuit de Noël échevelée, etc. On peut retrouver, dans Les héros
sont fatigués, les situations, les thèmes et les personnages de tous les films
français d’avant-guerre : Pépé le Moko, Le Quai des brumes, La Grande Illusion,
et d’après-guerre : Les Portes de la nuit, Le Salaire de la peur, Les Orgueilleux
et d’autres encore. Les dialogues d’Henri-François Rey sont d’une vulgarité
insoutenable. Pour ma part, je ne puis plus prendre au sérieux un film qui
comporte cette réplique : « Oui, j’ai tué des hommes, mais comme c’était

1.  Respectivement signés : Henri-Georges Clouzot et Yves Allégret.


2.  Yves Ciampi, Yves-Laurent Bost et Jean-Charles Tacchella, qui ont adapté le roman éponyme
de Christine Garnier (Grasset, 1953).
172 Chroniques d’Arts-Spectacles

à la guerre on m’a décoré pour ça. » D’ailleurs, Jacques Prévert devrait tou-
cher des droits d’auteur sur chaque film qui se tourne en France puisque l’on
retrouve partout son style, toujours considérablement affadi. Depuis le départ
de Prévert1, aucun scénariste français – à l’exception toutefois d’Alex Joffé et
d’Annette Wademant – n’a tenté de renouveler un peu les thèmes et le style
des dialogues de films.
C’est pourquoi Yves Ciampi, s’il ne veut pas être trahi lorsqu’il lui vient
une idée aussi forte que celle qui inspira Les héros sont fatigués, devrait ten-
ter l’aventure complète et, seul maître après Dieu (puisqu’il est son propre
producteur), écrire lui-même son film, solution qu’ont adoptée les meilleurs
cinéastes actuels.
La distribution. Yves Montand est acceptable. Curd Jürgens admirable
comme on l’a dit ; Élisabeth Manet, actrice d’occasion, est néanmoins très
bonne, et fort jolie ; Maria Félix et Jean Servais trouvent là leur plus mauvais
rôle et Gérard Oury s’efforce vainement de jouer comme Pierre Brasseur.
La mise en scène est correcte mais rarement efficace. Voilà un film qui, par
ce qu’il lui reste d’ambitieux et d’intéressant, se trouve être moins commercial
que Chiens perdus sans collier, Les Aristocrates et Les Hommes en blanc. Il leur
est cependant supérieur et d’assez loin.
f.  t.

La Terre des pharaons d’Howard Hawks


Arts no 542, 16‑22 novembre 1955

L’action se déroule, il y a bien longtemps, 2 800  ans avant Jésus-Christ,


sous la VIe dynastie. Khéops, le grand pharaon, entreprend de faire construire
la pyramide qui sera son tombeau.
Le film est le récit de ce travail qui n’exigea pas moins de vingt années. Plu-
sieurs générations d’ouvriers y consacrèrent leur existence et les « accidents
du travail » ne se comptèrent pas.
Si La Terre des pharaons n’est pas le meilleur film d’Howard Hawks, c’est
en tout cas le premier qui aborde un tel sujet, un tel cadre, une telle époque,
sans tomber dans le ridicule inhérent à l’égyptomanie hollywoodienne.
Au générique, un nom prestigieux : celui de William Faulkner 2, qui a parti-

1.  Poète, scénariste, parolier et artiste français (1900‑1977). Son nom reste attaché aux grands films
français de la période 1935‑1945 (Drôle de drame, Le Quai des brumes, Le jour se lève, Les Visiteurs
du soir, Les Enfants du paradis, Les Portes de la nuit…). Après un grave accident – le 12 octobre
1948, à Paris, il tomba d’une porte-fenêtre et resta plusieurs jours dans le coma –, il s’est éloigné du
cinéma pour se recentrer sur la poésie et publier ses grands recueils (Paroles, Histoires, Spectacle,
La Pluie et le Beau Temps…).
2. Depuis Après nous le déluge (Today We Live) en 1933, l’écrivain américain William Faulkner
Vacances à Venise de David Lean 173

cipé à l’élaboration du scénario et à l’écriture des dialogues. Le point fort de


ce scénario, c’est que tous les thèmes, toutes les incidences se ramènent d’une
manière ou une autre à la construction de la pyramide, évitant ainsi le double
piège de la dispersion et du pittoresque facile. Ici, pas de coupes empoison-
nées, pas d’orgies et pas de mièvrerie. L’architecte Vashtar invente de dispo-
ser les blocs de pierre de la pyramide de telle façon qu’une fois Khéops mort,
enfermé, au centre, avec les siens (bien vivants, eux !), il suffira de briser deux
poteries pour que s’écoule le sable qui libérera l’ensemble. Cette idée, sans
doute faulknérienne, du travail de vingt années qui se parachève en quelques
instants par une vague de sable, montre assez bien qu’il ne s’agit pas, avec La
Terre des pharaons, d’une variante de L’Égyptien ou des Dix Commandements 1.
Toutefois, le procédé Warnercolor 2 n’est pas ici très satisfaisant, mais le
CinémaScope une fois de plus nous comble ; ne serait-ce qu’en nous resti-
tuant, lors des scènes à grandes figurations, un peu des fresques célèbres qui
nous montrent les « ouvriers » taillant la pierre à petits coups, le corps de
face, les membres et le visage de profil.
Dans un genre que l’on n’a jamais assez décrié, La Terre des pharaons
apporte beaucoup de nouveautés et beaucoup d’intelligence.

françois truffaut

Vacances à Venise de David Lean


Arts no 542, 16‑22 novembre 1955

Une Américaine entre deux âges vient passer ses vacances à Venise ; à
peine arrivée, elle demande un taxi (sic), puis un autobus (ouais)3. C’est
Katharine Hepburn, elle est seule dans la vie mais sur le tard le chiffre deux
l’obsède ; si elle entre chez un antiquaire, séduite par un verre de cristal dans

était devenu le scénariste attitré d’Howard Hawks, mais La Terre des pharaons fut leur cinquième
et dernière collaboration. Le dessinateur et réalisateur Noël Howard, qui assistait Hawks et dirigeait
la « seconde équipe », en a raconté le tournage démesuré, délirant. Voici ce que Hawks confia
entre autres à Noël Howard : « Au bout de quatre mois, voici la première, la seule contribution au
scénario de William Faulkner. » Il lui tendit une page, presque blanche, avec ces quelques lignes
tapées à la machine : « Les travaux de construction de la pyramide durent depuis quinze ans : le
pharaon se rend sur les lieux, appelle un contremaître : “Alors… comment ça marche le boulot ?” »
(Hollywood sur le Nil, Ramsay, Paris, 2001).
1.  The Egyptian de Michael Curtiz (1954) ; The Ten Commandments de Cecil B. DeMille (1956).
2.  Il ne s’agit pas d’un procédé original de cinéma en couleurs. Ce terme signifie que le négatif
Eastmancolor utilisé pour le tournage a été développé par les laboratoires de la société américaine
Warner Bros.
3.  À la sortie de la gare, l’héroïne demande en effet un taxi à son portier, qui lui répond qu’il n’y
a que des gondoles ou des bus. Devant le prix exorbitant des gondoles, elle décide de prendre
un bus.
174 Chroniques d’Arts-Spectacles

la vitrine, elle réclame aussitôt la paire, mais c’est l’antiquaire qui s’offre,
il est père mais se garde bien de le lui dire. Katharine a séduit un bambino
vénitien qui mendigote auprès des touristes. Avec l’antiquaire, cela marche
plutôt mal : elle veut bien, elle ne veut plus, va-t’en, reviens, pourquoi ? Elle
est toute crispation, toute dérobade, craintive comme une fraîche épousée,
mais puritaine et méfiante au-delà qu’il est permis.
Bref, l’antiquaire italien, qui n’est autre que Rossano Brazzi, « enlève l’af-
faire » un beau soir et c’est pleurnichante mais relaxée, défoulée et décom-
plexée, que notre Américaine quittera Venise sans avoir vu les Giorgione.
La « presse du cœur » presse les cœurs féminins comme des éponges et
plutôt qu’un film, Vacances à Venise 1 est une confidence en lacrymoscope.
Un film bête rend tout bête autour de soi : les éclairages roses qui bordent
l’écran, les actualités, les photos punaisées au mur, de travers, pour « faire
bien », les esquimaux glacés et même le public. Ne vous avisez pas de courti-
ser votre voisine pendant Vacances à Venise. Dans ces moments-là, les femmes
se sentent immatérielles, elles sont des âmes et rien de moins !
Film anglo-italo-américain, Vacances à Venise est moins mièvre et moins
fade qu’on ne pourrait s’y attendre, soit que David Lean y ait mis un peu de
sincérité, soit au contraire que, voulant avec cynisme réaliser une trop bonne
affaire, il se soit trompé dans le dosage. En tout cas, il n’a pas oublié que de
tous ses films Brève Rencontre fut le plus commercial, aussi en utilise-t‑il de
nouveau la recette ferroviaire mais, privé de Noël Coward 2, David Lean plus
souvent qu’à son tour, se prend les pieds dans la construction du scénario.
Et comme tout cela a vieilli, l’idylle impossible après la brève rencontre
d’un homme et d’une femme d’âge, de physique, de standing et de niveau
moyens, puisque au cinéma faire le jeu de la moyenne revient à faire celui de
la majorité ! Katharine Hepburn, seule avec celui qu’elle aime sans espoir, se
détourne pour pleurer, les tendres explications sont interrompues par l’arrivée
de l’éternel pittoresque couple de casse-pieds. Tout cela est vieux, démodé,
suranné, vraiment trop « facile » et jette rétrospectivement un doute sur la
valeur de Brève Rencontre qui, pour émouvoir, tirait sur les mêmes ficelles.
Vacances à Venise n’est pas une entreprise spécifiquement condamnable, mais
un film vain, inutile, d’une esthétique flatteuse et retardataire, un film qui, à
sa manière, fait reculer le cinéma de dix ans.
f.  t.

1.  Titre original : Summertime.


2. Le dramaturge britannique Noël Coward (1899‑1973) a collaboré, en tant que scénariste ou
producteur, avec David Lean sur ses quatre premiers films : Ceux qui servent en mer (In which We
Serve, 1942), Heureux Mortels (This Happy Breed, 1943), L’esprit s’amuse ou l’Espiègle Revenante
(Blithe Spirit, 1945) et Brève Rencontre (Brief Encounter, 1945).
Le Grand Couteau de Robert Aldrich 175

Le Grand Couteau de Robert Aldrich

Arts no 544, 30 novembre-6 décembre 1955

The Big Knife est adapté d’une pièce de Clifford Odets qui a obtenu un
certain succès à Broadway et que Jean Renoir a l’intention de monter sur
une scène parisienne1.
L’action se déroule à Hollywood de nos jours, dans la maison d’une
vedette : Charles Castle (Jack Palance) que sa femme (Ida Lupino) est sur
le point de quitter. Il y a quelques mois, le studio auquel Charles est lié par
contrat lui a évité un scandale : étant en compagnie d’une starlette, Charles
a écrasé un enfant et s’est enfui. Le chef de publicité a fait quelques mois de
prison à la place de Charles, la starlette a vu son salaire décupler.
Une journaliste à scandales, soupçonneuse, aimerait tirer l’affaire au clair
et les potins de la commère sont redoutables.
Par ailleurs, Charles pourrait regagner sa femme s’il « plaquait » le stu-
dio et partait avec elle. Mais le producer ne l’entend pas ainsi : si l’acteur ne
renouvelle pas son contrat de sept ans, il aura contre lui ceux-là mêmes qui
avaient étouffé le scandale.
Au moment où tout semble dans l’ordre et que le couple réconcilié s’ap-
prête à quitter Hollywood, Charles se suicide pour échapper à un monde dont
il ne supporte plus les lois, pour échapper surtout à son indignité.
On peut se demander s’il est intéressant de filmer des pièces, surtout en
s’interdisant les commodités de la libre adaptation, comme c’est le cas ici.
Je crois cependant qu’il est naturel qu’un cinéaste, passionné par la tech-
nique de son art et possédant une expérience théâtrale, soit tenté d’assujettir
–  et de valoriser  – un texte scénique d’une tenue littéraire certaine en le
martelant à l’aide des possibilités infinies du découpage cinématographique.
Si Robert Aldrich n’a pas non plus filmé une pièce, il a mis en scène cinéma-
tographiquement une mise en scène de théâtre, autrement dit, il a « découpé »
et filmé une mise en scène archithéâtrale. Ces coups de poing sur les tables,
ces bras levés au ciel, ces volte-face de tout le corps ressortissent, bien sûr,
à la scène, mais Aldrich leur impose un rythme, une respiration qui lui sont
propres et qui rendent fascinant le moindre de ses films.
Aldrich, par son lyrisme, son modernisme, son dégoût de la vulgarité, son
désir d’universaliser et « d’abstraire » les sujets qu’il aborde, son sens de
l’effet, nous fait penser constamment à Jean Cocteau et à Orson Welles, dont
il ne peut ignorer les films.

1.  La pièce, traduite et adaptée par Jean Renoir, sera créée le 30  octobre 1957 au Théâtre des
Bouffes-Parisiens, mise en scène par Jean Serge.
176 Chroniques d’Arts-Spectacles

L’action de The Big Knife progresse, non par le jeu des sentiments ni par
celui des actions, mais seulement – c’est plus rare et plus beau – par l’accom-
plissement moral des personnages. À mesure qu’avance le film, le producteur
est de plus en plus producteur, la starlette de plus en plus starlette jusqu’à la
déchirure et l’éclatement de la fin.
Les films de ce genre méritent une interprétation exceptionnelle et, là
encore, nous sommes comblés par Jack Palance, Ida Lupino, Shelley Winters
et surtout Rod Steiger, qui tient magnifiquement le rôle d’un producer patriote
et démocrate, féroce et sentimental, absolument délirant.
Outre qu’il présente une très exacte peinture d’Hollywood, The Big Knife
est le film américain le plus raffiné et le plus intelligent que l’on nous ait offert
depuis plusieurs mois.
françois truffaut

L’Homme de la plaine d’Anthony Mann


Arts no 545, 7‑13 décembre 1955

En territoire apache, le capitaine Will Lockhart (James Stewart) se met à la


recherche des bandits qui ont assassiné son frère et livré des armes aux Indiens.
Rapidement, il a contre lui certains fermiers, il est aidé par certains autres,
il triomphe enfin sur toute la ligne en démasquant le traître et en trouvant
l’amour en la gracile personne de Cathy O’Donnell.
On voit que L’Homme de la plaine 1 n’a pas la prétention d’être un western
intellectuel ni même psychologique ; ce film n’offre aucune parenté avec Le
train sifflera trois fois 2 ou Shane 3. Si, néanmoins, il me paraît plus réussi, plus
intéressant, plus accompli enfin, ce n’est pas que j’applaudisse à la modestie
du dessein, mais que la poésie, au lieu d’être concertée, surajoutée artificiel-
lement, naît à chaque plan au détour des sentiers, dans les rochers qui se
profilent sur le ciel, dans la poussière soulevée par le trot régulier des mules.
Il se passe de moins en moins de choses dans les westerns d’Anthony Mann
et c’est tant mieux. L’action proprement dite est « ramassée » en quelques
scènes, l’essentiel du film restant les longs trajets à cheval du héros. Le scé-
nario est toujours fort simple mais jamais bête, en général très habilement et
intelligemment construit.
Antony Mann semble s’être donné pour but de porter à la perfection ce
genre fondamental du cinéma hollywoodien  : le « western traditionnel »,
auquel Howard Hawks avec La Rivière rouge et Big Sky a donné ses lettres de

1.  Titre original : The Man from Laramie.


2.  High Noon de Fred Zinnemann (1952).
3.  L’Homme des vallées perdues de George Stevens (1953).
La Main au collet d’Alfred Hitchcock 177

noblesse. C’est précisément aux westerns d’Howard Hawks que font penser
ceux d’Anthony Mann par leur solidité et le soin apporté dans la création de
chacun des personnages.
L’Homme de la plaine offre sur les autres westerns d’Anthony Mann la
supériorité du CinémaScope qui fut rarement aussi bien employé. Les couleurs
sont superbes et la technique de Mann, comme toujours sereine, forte, efficace.
On peut enregistrer aux Champs-Élysées une très nette désaffection à
l’égard du western et c’est dommage. Un excellent ouvrage de Jean-Louis
Rieupeyrout rappelle opportunément que le western est « le cinéma amé-
ricain par excellence1 ». Le western puise dans le primitivisme, les carac-
tères y sont coulés dans le bronze. C’est un genre simple, fruste peut-être,
mais singulièrement viril et plus pur que le « thriller ». À la base du western
on trouve le sentiment de l’honneur, le respect de la parole donnée et, de
manière générale, l’apologie de l’homme.
Les westerns nous réconcilient avec l’humanité et méritent davantage que
notre condescendance amusée et indulgente, surtout lorsqu’ils sont signés
Anthony Mann ou même Raoul Walsh.
Sans doute l’art n’est-il point fait de « bons sentiments », mais c’est de
grands sentiments qu’il s’agit ici et l’on sait qu’Hollywood est plus à l’aise
dans leur exaltation que dans la satire ou la psychologie.
L’Homme de la plaine correspond très précisément à la définition que Jean
George Auriol 2 donnait du « film américain » : « Quelque chose de vif, d’actif,
de palpitant, de divertissant souvent, souvent tonique, parfois extravagant, par-
fois délicieux ; aussi un produit excitant comme le champagne, le café ou le thé ;
un des rares cadeaux, enfin, que notre civilisation peut encore nous faire3. »

françois truffaut

La Main au collet d’Alfred Hitchcock


Arts no 548, 28 décembre 1955‑3 janvier 1956

John Robie (Cary Grant), cambrioleur américain installé en France avant


la guerre, avait mis au point une technique du cambriolage des bijoux telle-

1.  Le Western, ou le Cinéma américain par excellence, préfacé par André Bazin, Éditions du Cerf,
« 7e  art », Paris, 1953.
2. Jean George Auriol, pseudonyme de Jean-Georges Huyot (1907‑1950), critique de cinéma,
fondateur et rédacteur en chef de La Revue du cinéma, dont la deuxième série (1946‑1949), éditée
par Gallimard –  à laquelle ont collaboré André Bazin, Jacques Doniol-Valcroze,  etc.  –, a jeté les
bases de la nouvelle critique et préfiguré l’arrivée des Cahiers du cinéma.
3.  Préface à l’ouvrage de Pierre Artis : Histoire du cinéma américain : 1926‑1947, Colette d’Halluin,
Paris, 1947.
178 Chroniques d’Arts-Spectacles

ment personnelle que l’on reconnaissait sur chaque hold-up la griffe de celui
que, faute de pouvoir identifier, on avait surnommé « le Chat ». Finalement
emprisonné, Robie mit à profit le bombardement accidentel de la prison pour
s’évader, gagner le maquis et devenir un héros de la Résistance.
L’action du film commence quelques années plus tard, lorsque John Robie
s’est définitivement retiré des affaires pour vivre –  confortablement  – du
produit de ses anciens vols dans une villa du côté de Saint-Paul-de-Vence.
Sa tranquillité, bientôt, se trouve compromise par des vols de bijoux dans
les palaces de la Côte d’Azur, commis par une main aussi experte que la
sienne et dans le style qui fut le sien.
Soupçonné, dérangé dans sa retraite et dans ses habitudes, l’ex-Chat, pour
recouvrer la paix, entreprend de démasquer lui-même le voleur plagiaire qui
tient la police en échec ; pour mener à bien sa chasse à l’imitateur, il doit
recourir à une dialectique que n’eût pas désavouée Arsène Lupin. « Pour
démasquer le nouveau Chat, je dois le prendre la main dans le sac sur les
lieux de son prochain vol ; pour deviner quelle sera sa première victime et
puisqu’“il” raisonne en s’imaginant “à ma place”, il me suffit de réfléchir à ce
que j’aurais fait autrefois, à ce que je ferais maintenant si j’étais à sa place,
c’est-à-dire, en somme, à la mienne. »
Bien entendu, John Robie triomphera.
Si j’ai cru utile de raconter dans son détail l’intrigue policière de La Main
au collet, c’est pour montrer qu’en dépit des apparences, Alfred Hitchcock,
une fois de plus, reste absolument fidèle aux thèmes qui lui sont propres de la
réversibilité, du délit échangé, de l’identification morale et presque physique
entre deux êtres.
Sans rien vouloir révéler du dénouement policier de La Main au collet, je
suis convaincu que ce n’est pas par hasard que Brigitte Auber, dans ce film,
ressemble à Cary Grant, et qu’elle porte un maillot identiquement rayé ; bleu
et blanc pour Cary Grant, rouge et blanc pour Brigitte Auber ; Cary Grant
est coiffé avec la raie à droite et Brigitte Auber avec la raie à gauche. Ils sont
semblables tout en étant le contraire l’un de l’autre, pour la bonne symétrie
de l’œuvre, symétrie qui se prolonge jusque dans les détails de l’intrigue.
La Main au collet n’est pas un film noir, le « suspense » y a peu de place ;
le cadre change mais le fond reste le même et les mêmes rapports lient les
uns aux autres les personnages, comme ceux d’I Confess ou de L’Inconnu du
Nord-Express.
Ce n’est pas par hasard que j’ai mentionné plus haut Arsène Lupin car
le nouveau film d’Hitchcock est élégant, humoristique, sentimental jusqu’à
l’amertume, un peu à la manière de 813 ou de L’Aiguille creuse 1. Bien sûr,

1.  Deux livres de Maurice Leblanc (1864‑1941), parus respectivement en 1910 et 1909. Le nombre
813 (l’un des romans fétiches de Truffaut) figure dans plusieurs de ses films, entre autres La Peau
Hitchcock aime l’invraisemblance 179

il s’agit d’une comédie policière dont les répliques font rire, mais il n’en
demeure pas moins que l’idée directrice d’Hitchcock l’a conduit à adopter
la formule de Jacques Becker pour Touchez pas au grisbi  : les voleurs sont
fatigués1. Le personnage admirablement joué par Cary Grant est désabusé,
« fini ». Son dernier travail, qui le contraint à utiliser sa technique de voleur à
des fins quasi policières, comble sa nostalgie de l’action. On pourra s’étonner
de ce que je vois dans La Main au collet un film pessimiste ; il suffit, pour s’en
rendre compte, d’écouter la musique tristement mélodique de Georgie Auld
et Lyn Murray, et d’observer le jeu très inhabituel de Cary Grant.
Comme dans Le crime était presque parfait et Fenêtre sur cour, Alfred Hitch­
cock utilise Grace Kelly dans le sens de la critique acerbe ; elle compose ici
le personnage exécrable d’une Marie-Chantal yankee et c’est elle qui, finale-
ment, met la main au collet de Cary Grant en se faisant épouser « de force ».
Il y a beau temps que l’on ne s’étonne plus de la technique d’Hitchcock,
qui est la première au monde par l’efficacité des effets, le rythme des scènes,
l’intarissable ingéniosité de chaque détail et de l’ensemble. L’auteur d’Under
Capricorn a parfaitement assimilé et dompté le procédé VistaVision2, qui sert
parfaitement l’utilisation poétique de la couleur chère à Alfred Hitchcock.
La Main au collet est un curieux film qui renouvelle Hitchcock et le pro-
longe tout à la fois, un film divertissant, attachant et décidément très méchant
à l’égard de la police française et des touristes américaines, un film évidem-
ment qui vaut d’être vu et surtout revu.
f.  t.

Hitchcock aime l’invraisemblance


Arts no 548, 28 décembre 1955‑3 janvier 1956

Lorsqu’il accorde une interview, Alfred Hitchcock insiste toujours sur le


désagrément qu’il éprouve dans son travail à devoir accepter des compromis :
« J’aspire à réaliser des films sérieux et profonds et c’est beaucoup plus facile
pour moi que les films très commerciaux qui ne sont qu’un perpétuel com-
promis3. » Et Hitchcock, pour illustrer son propos, m’explique que d’adapter
Crime et Châtiment, de Dostoïevski, ne poserait pour lui aucun problème alors

douce (c’est le numéro de la chambre d’hôtel de Nicole) et Fahrenheit 451, où les principaux
personnages habitent le bloc 813…
1. Le terme « formule » doit être entendu ici comme une manière d’agencer un récit filmique.
Truffaut en utilisera une variante dans sa critique de Touchez pas au grisbi, intitulée « Les truands
sont fatigués » (Cahiers du cinéma no 34, avril 1954).
2.  Voir n. 1 p. 154.
3.  François Truffaut, Claude Chabrol, « Entretien avec Alfred Hitchcock », Cahiers du cinéma no 44,
février 1955.
180 Chroniques d’Arts-Spectacles

que, dans l’écriture d’un scénario courant, il est constamment handicapé par
le double souci de satisfaire le public et de rester fidèle à lui-même.
Mais de quels compromis au juste s’agit-il ? Hitchcock étant devenu son
propre producteur, il ne peut s’agir de la pression des executives, lesquels ne
laisseraient pas, sous leur autorité, se tourner un film comme Fenêtre sur cour.
Depuis vingt ans, l’œuvre d’Hitchcock a réellement et profondément évo-
lué, tant au point de vue technique qu’intellectuel ; il suffit, pour s’en assurer,
de comparer Une femme disparaît (1938) à L’Inconnu du Nord-Express (1951).
Le drame, si drame il y a, c’est que le cinéma en général a évolué lui aussi,
drainant derrière lui le public. Or, l’évolution du cinéma en général et celle
d’Hitchcock sont rigoureusement divergentes. En s’enrichissant de la parole,
le cinéma est devenu psychologique – avec plus ou moins de bonheur –, mais
enfin il tend chaque jour davantage à plus de vraisemblance dans les situations
et les personnages.
Hitchcock, au contraire, fait subir à ses films, depuis quinze ans, une double
ascèse (morale et technique) qui oriente ses films du côté de la pure féerie
policière ou du cauchemar poétique. Dans chacun des cinq ou six plus récents
films d’Hitchcock, on peut remarquer des trucages optiques dans les scènes
d’amour ou dans le « final » généralement mouvementé : accéléré, ralenti,
images doublées, brusque virage de couleur à l’intérieur du plan, etc.
Hitchcock a expliqué que s’il avait tourné La Maison du docteur Edwardes
(1945) selon ses désirs, l’action du film se serait déroulée entièrement dans
un asile, moitié en noir et blanc et moitié en couleurs, selon que l’on montrait
des personnages normaux ou des fous. Le directeur de l’asile aurait été un
dément, grand prêtre des messes noires, qui eût porté, tatouée sur la plante
des pieds, la croix du Christ, afin de la fouler à chaque pas !
Sur les rapports d’Alfred Hitchcock avec le réalisme, André Bazin a écrit
quelques lignes remarquables : « Hitchcock ne triche pas avec le spectateur ;
du simple intérêt dramatique à l’angoisse, notre curiosité n’est pas requise par
le vague ou l’imprécision des menaces. Il ne s’agit pas d’une “atmosphère” d’où
tous les périls peuvent sortir comme l’orage, mais d’un déséquilibre comme
serait celui d’une lourde masse d’acier qui commence à glisser sur une pente
trop lisse, et dont on pourrait aisément calculer l’accélération future. La mise
en scène serait alors de ne montrer la réalité que dans ces moments où la per-
pendiculaire abaissée du centre de gravité dramatique va sortir du polygone de
sustentation, en dédaignant aussi bien l’ébranlement initial que le fracas final de
la chute. Je verrais volontiers, quant à moi, la clef du style d’Hitchcock, ce style si
indiscutable qu’on reconnaît au premier coup d’œil le plus banal photogramme
de ses films, dans la qualité admirablement déterminée de ce déséquilibre1. »

1.  André Bazin, Le Cinéma de la cruauté, préface de François Truffaut, Flammarion, Paris, 1975,
pp. 171‑172.
Hitchcock aime l’invraisemblance 181

Pour maintenir tout au long d’un film ce « déséquilibre » qui engendre


une « tension nerveuse », Hitchcock doit naturellement sacrifier toutes les
scènes indispensables à un film psychologique (scènes de liaison, d’exposition
et de dénouement), d’autant qu’il s’ennuierait mortellement à les tourner.
Hitchcock se trouve ainsi amené à négliger la vraisemblance des intrigues
et même à haïr cette vraisemblance, surtout depuis qu’il trouve toute une
génération de spectateurs faussement évolués qui n’admettent de scénarios
que croyables « historiquement », « sociologiquement » et « psychologi-
quement ».
Alfred Hitchcock a ceci de commun avec Jean Renoir, Roberto Rossellini,
Orson Welles et quelques autres grands cinéastes que la psychologie est le
cadet de ses soucis. Mais où le « maître du suspense » rejoint le réalisme,
c’est dans la réalité, l’exactitude et la justesse des effets à l’intérieur de scènes
invraisemblables. Dans La Main au collet, trois ou quatre invraisemblances
« de base » sautent aux yeux de qui veut les voir et cependant jamais il n’y
eut une telle précision dans chaque image !
Versons une belle pièce au dossier : alors qu’Hitchcock était rentré à Hol-
lywood pour diriger les scènes en studio de La Main au collet, ses assistants,
demeurés en France, filmaient sur la Côte d’Azur les « transparences ». Voici
le texte d’un télégramme qu’il expédia d’Hollywood à son assistant 1 resté à
Nice pour lui faire recommencer un plan qui, sur l’écran, dure deux secondes,
trois au maximum : « Cher Herby. Vu plan où auto évite autobus arrivant.
Ai peur cela ne fasse pas effet pour raisons suivantes  : parce que nous, la
caméra, prenant le virage, l’autobus débouche si soudainement qu’il est déjà
passé avant que réalisions danger. Deux corrections à faire. Première : nous
devrions avancer le long route droite avec virage au bout, de façon à être
avertis du virage avant y arriver. Quand nous atteignons virage, nous devrions
être choqués de trouver autobus apparaissant et venant droit sur nous car
le virage étant serré, l’autobus devrait être déporté sur sa gauche mais nous,
la caméra, ne devrions jamais prendre le virage à la corde. Seconde : dans le
plan projeté, seule la moitié autobus apparaît sur écran. Je réalise que ceci
est dû à ce que vous faites une embardée. Cette erreur peut être corrigée en
gardant caméra braquée bien sur la gauche de façon que, en même temps
qu’auto-travelling prend virage, la caméra panoramique de gauche à droite.
Tout le reste de la projection est beau à couper le souffle. Amitiés à toute
l’équipe. HITCH. »
La Main au collet est un film qui satisfait pleinement tous les publics – et
le plus snob comme le plus populaire  – tout en étant l’un des plus cruels
­qu’Hitchcock ait tournés. La dernière scène du film, entre Cary Grant et Grace

1.  Herbert Coleman (1907‑2001), réalisateur seconde équipe, collaborateur attitré d’Alfred Hitchcock
de Fenêtre sur cour (1954) à L’Étau (1969).
182 Chroniques d’Arts-Spectacles

Kelly, est un modèle du genre qui permet de se rendre compte jusqu’où peut
aller Hitchcock dans le mépris de ses personnages et aussi du public.

françois truffaut

Lola Montès de Max Ophuls


Arts no 548, 28 décembre 1955‑3 janvier 1956

L’année cinématographique qui s’achève aura été la plus riche et la plus


stimulante depuis 1946. Ouverte sur La Strada, elle se termine en apothéose
grâce à Lola Montès, de Max Ophuls.
Tout comme l’héroïne qui lui donne son titre, ce film risque de provoquer
un scandale et d’exacerber les passions. Faudra-t‑il combattre, nous combat-
trons, faudra-t‑il polémiquer, nous polémiquerons ! Voilà bien, en effet, le
cinéma qu’il faut défendre, aujourd’hui en 1955, un cinéma d’auteurs qui est en
même temps un cinéma d’idées, où les inventions jaillissent à chaque image,
un cinéma qui n’empiète pas sur l’avant-guerre, un cinéma qui enfonce des
portes trop longtemps condamnées. Mettons un frein à notre enthousiasme,
procédons par ordre et tentons de rester objectif malgré le peu d’envie que
nous en ayons !
La construction du récit, qui bouscule fort ingénieusement la chronologie,
fait penser justement à Citizen Kane, mais bénéficie de l’appoint du Ciné-
maScope, procédé qui, ici, me donne pour la première fois l’impression d’être
utilisé au maximum de ses possibilités. Au lieu de soumettre naïvement ses
acteurs au cadre inhumain de l’écran large, Max Ophuls, au contraire, dompte
l’image, la divise, la multiplie, la contracte ou la dilate selon les nécessités de
sa fracassante mise en scène.
La structure de l’œuvre est neuve autant qu’audacieuse ; elle risque de
dérouter le spectateur distrait ou celui qui arrive au milieu du film : tant pis
pour eux. Il est certains films qui réclament pour les voir une attention sans
défaillance : Lola Montès est de ceux-là.
Au terme d’une existence mouvementée, Lola Montès, dans un cirque
américain, joue et mime sa « Passion », c’est-à-dire quelques épisodes d’un
calvaire sentimental hors du commun. L’ambiance du cirque est cauche-
mardesque et délirante. Trois épisodes nous font quitter le cirque  : la fin
d’une liaison avec Franz Liszt ; la jeunesse de Lola et, juste avant le cirque,
un amour royal en Bavière ; le quatrième épisode : la biographie a pour cadre
le même cirque où Peter Ustinov tient l’emploi d’écuyer, de bourreau et
d’ultime amant.
Il s’agit moins ici d’une histoire à suivre que d’un portrait de femme à
Lola Montès de Max Ophuls 183

contempler ; l’image est si pleine, si riche qu’on ne peut tout voir à la fois,
mais l’auteur l’a voulu ainsi, allant jusqu’à offrir à notre ouïe plusieurs conver-
sations simultanées. Ce qui intéresse Ophuls, manifestement, ce sont moins
les moments forts de l’intrigue que ce qui se passe entre. Le texte que nous
saisissons par bribes – ce que nous en percevons nous aide à reconstituer le
reste, comme dans la vie – est d’un savant laconisme. Les personnages ne résu-
ment pas les situations avec des formules élégantes et s’ils souffrent, cela se
voit, mais cela n’est pas dit ; voilà bien le dialogue le plus intelligent et le plus
juste jamais entendu dans un film français depuis celui du Zéro de conduite de
Jean Vigo, dialogue strictement utilitaire et du type : passe-moi le sel – voilà –
merci. Et quel humour dans chaque réplique ! Le seul personnage qui fasse
des phrases et se veuille éloquent est celui incarné par Peter Ustinov, mais
il cherche ses mots, bafouille et se reprend, toujours comme dans la vie ! Si
Max Ophuls était un cinéaste italien, il pourrait dire : « J’ai tourné un film
néoréaliste » car, effectivement, c’est bien d’un réalisme nouveau qu’il s’agit
ici, même si la poésie, avant toute chose, emporte notre adhésion.
C’est donc la première fois que le son stéréophonique ne sert pas à faire
siffler à nos oreilles des flèches empoisonnées. L’utilisation de la couleur
n’est pas moins admirable. Enfin un film qui ne prétend pas nous offrir des
couleurs « naturelles » ! Chaque épisode a ses dominantes : celui de Liszt
est automnal, ocre, marron et orange ; celui du roi de Bavière, enneigé, est
blanc, bleu et doré. Celui de la jeunesse avec le bateau et l’Opéra nous offre
des couleurs métalliques, industrielles. Quant au cirque, inhumain, il passe
du vert au bleu, puis au rouge.
Max Ophuls a réuni une équipe extraordinairement compréhensive et
intelligemment coopérative, du chef opérateur Christian Matra, qui s’est
surpassé, au musicien Georges Auric, sans oublier les magnifiques décors de
Jean d’Eaubonne.
Lola Montès est le film des records : c’est le meilleur film français de l’an-
née, le meilleur CinémaScope à ce jour et Max Ophuls s’y affirme comme le
meilleur technicien français actuel et le meilleur directeur d’acteurs ; pour la
première fois, Martine Carol nous satisfait pleinement ; Peter Ustinov est
sensationnel, ainsi qu’Oskar Werner ; Anton Walbrook et Ivan Desny sont
excellents.
Max Ophuls est décidément le cinéaste du xixe siècle ; on n’éprouve jamais
l’impression de voir des films historiques, mais celle d’être un spectateur
de 1850, comme en lisant Balzac. Ce nouveau portrait de femme dans son
œuvre est comme une synthèse de tous les autres et Lola Montès cumule les
démêlés sentimentaux de l’héroïne de Sans lendemain, celle de Lettre d’une
inconnue et Madame de…
Sans doute n’est-il pas recommandable, pour défendre un film qu’on aime,
d’attaquer ceux que l’on n’aime pas, mais enfin je suis bien obligé de penser
184 Chroniques d’Arts-Spectacles

que si le public boude Lola Montès, c’est qu’on ne l’a guère entraîné à voir
des films réellement originaux et poétiques ; les meilleurs films français, et je
pense au Rouge et le Noir comme aux Diaboliques et aux Grandes Manœuvres 1,
ont été faits sur mesure pour lui complaire, le peloter et le flatter ; je ne parle
même pas des Delannoy, des Decoin, des La Patellière et des Habib qui l’ont
gavé de mièvreries sucrées.
Lola Montès se présente comme une boîte de chocolats. On soulève le
couvercle et il en sort un poème de 670 millions.
f.  t.

Ordet de Carl Th. Dreyer


Arts no 549, 4‑10 janvier 1956

Jamais Lion d’or ne fut plus justement attribué que celui qui a couronné le
dernier film de Carl Th. Dreyer : Ordet. À vrai dire aussi, jamais film n’en eut
autant besoin que cette œuvre austère et difficile, dont le succès en Europe
est loin d’être assuré. Ordet est un drame de la foi, ou plus exactement une
fable métaphysique qui prend pour sujet essentiel l’égarement où peuvent
conduire de vaines rivalités dogmatiques.
Le héros du film, Johannès, est un illuminé qui se prend pour Jésus-Christ
et c’est seulement lorsqu’il aura compris son erreur qu’il semblera en avoir
« reçu » le pouvoir spirituel. Cette fin mystérieuse, qu’il m’est interdit de
révéler, ne manquera pas d’évoquer, par son ambiguïté, celle de Stromboli 2
et aussi le sujet du Miracle 3.
Sans la possibilité de remonter aux sources de la création d’une œuvre et
dans l’ignorance des intentions précises du metteur en scène, il n’est guère
de critique possible. Chaque film de Carl Dreyer est un chef-d’œuvre certes
et dont la beauté est évidente pour tout le monde, mais le secret de ce style
quel est-il ?
Certaines œuvres demandent à être aimées avant d’être comprises, mais
je ne pense pas que cela soit le cas d’Ordet, d’autant que la compréhension
souvent fait partie de l’amour. Chaque image de ce film est d’une perfection
formelle qui atteint au sublime, mais Dreyer est sûrement davantage qu’un
« plasticien ». Le rythme est très lent, le jeu des acteurs hiératique, mais ce
rythme et ce jeu sont extraordinairement contrôlés ; pas un centimètre carré
de pellicule n’a échappé à la vigilance de Dreyer. Si l’on excepte Charlie
Chaplin, qui est le seul cinéaste au monde à s’offrir le luxe de recommencer

1.  Respectivement signés : Claude Autant-Lara, Henri-Georges Clouzot et René Clair.


2.  Roberto Rossellini (1950).
3.  Il Miracolo est un épisode du film L’Amore de Roberto Rossellini (1948).
La Pointe courte d’Agnès Varda 185

plusieurs fois ses films et d’en étaler le tournage sur plus d’une année, Carl
Dreyer est actuellement le metteur en scène le plus exigeant, celui dont les
films terminés ressemblent le plus précisément à ce qu’ils étaient dans le
cerveau qui les conçut.
La photo d’Ordet est prodigieuse à rendre jaloux les plus grands opéra-
teurs : sur ces décors lisses et nus, ces meubles qui ne servent qu’à refléter
certains éclairages, sont plaquées toutes les nuances possibles de gris, des
noirs laqués jusqu’aux blancs aveuglants.
Aucune mimique chez les acteurs dont le jeu consiste seulement à incliner
le visage de telle ou telle façon et à adopter, dès le départ de la scène, une
attitude dont ils ne se départiront plus.
Le rapprochement avec Robert Bresson s’impose mais seulement par l’in-
fluence qu’a eue le réalisateur de Jour de colère sur celui du Journal d’un curé
de campagne. Dans l’un et l’autre cas, il me semble trop facile, trop expéditif et
même franchement erroné de parler d’un « cinéma intérieur ». Si l’on parvient
à être ému, c’est par la qualité et la rareté d’effets formels utilisés avec génie.
Ordet – dont une première version fut réalisée en 1942 par le Suédois Gus-
taf Molander – est adapté d’une pièce de Kaj Munk, pasteur dans une paroisse
du Jutland, tué par les nazis en 1944.
L’essentiel de l’action se déroule dans la pièce commune de la maison d’un
riche fermier, et la mise en scène par plans-séquences très mobiles semble
s’inspirer de l’expérience qu’Alfred Hitchcock tenta avec The Rope 1. (Dreyer,
dans diverses interviews, n’a pas caché son admiration pour le « maître du
suspense ».) Ajoutons qu’Ordet a été conçu et cadré pour l’écran panora-
mique et que c’est dans ce format qu’il convient de le voir.
Avec Ordet s’achève en beauté une année exceptionnellement riche en très
bons films : il ne tient qu’au public parisien de sanctionner le choix du jury
de Venise en ne boudant point cette grande œuvre.
françois truffaut

La Pointe courte d’Agnès Varda


Arts no 550, 11‑17 janvier 1956

À deux pas du métro Vavin et du Dôme, presque impossible à dénicher à


la première expédition mais familier à tous les cinéphiles, le Studio Parnasse
est depuis huit ans la salle parisienne la mieux « programmée », celle où l’on
peut voir le plus de chefs-d’œuvre en une année2.

1.  Sorti en France le 22 février 1950 sous le titre : La Corde.


2.  Depuis 1946, la salle était dirigée par un exploitant cinéphile, Jean-Louis Chéray, qui organisait
186 Chroniques d’Arts-Spectacles

Exceptionnellement, délaissant les « classiques », le Studio Parnasse, pour


deux semaines, se transforme en salle d’exclusivité, au bénéfice, il est vrai,
d’un film qui ne resterait pas trois jours à l’affiche d’un cinéma des Champs-
Élysées ou des boulevards1.
Essai cinématographique, œuvre expérimentale ambitieuse, probe et intel-
ligente, La Pointe courte, premier film réalisé par Mlle Agnès Varda, photo-
graphe du TNP, est parfaitement à sa place sur l’écran du Studio Parnasse. Il
s’agit, selon la publicité (pour une fois « synchrone » avec l’œuvre vantée),
d’un « essai de “film à lire” » fait de deux chroniques –  celle d’un couple
après quatre ans de mariage – et celle d’un village de pêcheurs (la Pointe-
Courte, près de Sète). « Ce film ne veut ni faire éprouver ni prouver quoi
que ce soit. Il raconte lentement, au rythme du temps qui passe, qui use et
transforme, au rythme du temps inexorable et dans la lumière lucide d’un
égal beau temps 2. »
Derrière la simplicité suspecte du propos se cachent, on l’aura deviné, bien
des intentions secrètes, inavouées parce que peu formulables et dont on peut
craindre qu’elles n’aient qu’un rapport assez lointain avec la mise en scène
et la direction d’acteurs.
Que l’héroïne de ce film ne se trouve en contact qu’avec le fer, et son par-
tenaire qu’avec le bois, il s’ensuit, paraît-il, une intense minute de « crise »
lorsque la scie, à un certain moment, entame un bout de bois ! Voilà le
genre d’idées – je n’aurais point trouvé celle-ci tout seul ! – qui émaillent La
Pointe courte tandis que défilent des images un peu trop « cadrées » et que
s’échangent des répliques qui relèvent du théâtre, le pire : celui de Maurice
Clavel 3.
Difficile de porter un jugement sur un film où s’entremêlent, selon des lois
mal connues de nous, le vrai et le faux, le vrai faux et le faux vrai !
Silvia Monfort et Philippe Noiret couchés, côte à côte, considèrent l’am-
poule qui éclaire leur chambre :
Elle : C’est l’eau du canal qui est sur le plafond ?
Lui : Oui, parce que la lune est dans l’eau du canal !
Selon que l’on jugera ces deux répliques subtiles ou grotesques, poétiques
ou prétentieuses, il faut aller voir La Pointe courte ou s’abstenir. Pour ma part,
je crois qu’elles sont tout cela à la fois, bonnes et mauvaises, d’un réalisme,

des débats, les « Mardis du Studio Parnasse », rendez-vous incontournable des cinéphiles et des
futurs cinéastes.
1. Dépourvu de visa d’exploitation, La Pointe courte ne pouvait être présenté dans le réseau
commercial ; le film sera à l’affiche de cette salle du 4 au 31 janvier 1956. Truffaut le découvre le
soir de la première, le mercredi 4 janvier 1956.
2.  Texte d’Agnès Varda écrit pour la présentation du film au Cinéma Vox, à Cannes, en marge
du festival 1955.
3. Écrivain et journaliste (1920‑1979). Sa pièce La Terrasse de midi fut créée par Jean Vilar lors
d’Une Semaine d’Art en Avignon (1947), première édition du festival.
Marguerite de la nuit de Claude Autant-Lara 187

d’une « justesse » un peu laborieux ; on pense  : « C’est ce muscle-là qui


travaille. »
Si, par la nature de ses ambitions, La Pointe courte entre dans la famille
des films extérieurs au cinéma : Mina de Vanghel, Le Pain vivant, Huis clos 1, il
leur est cependant supérieur, d’abord parce que le résultat ici est conforme
aux intentions de l’auteur, ensuite parce qu’il n’est pas exclu que Mlle Agnès
Varda se pose un jour – et affronte – les problèmes essentiels de la mise en
scène.
Ce film auquel, en définitive, je n’ai pas compris grand-chose de plus que
mes confrères élogieux ou non, présente l’inconvénient majeur d’être mol-
lement dirigé. Je ne parle pas de la technique qui, pour un premier film, sur-
prendrait plutôt par son adresse, mais de la direction d’acteurs qui manque
totalement de fermeté. Le jeu de Silvia Monfort et de Philippe Noiret (dont
la ressemblance avec Mlle Agnès Varda n’est peut-être pas accidentelle) reste
incertain ; les gestes, les attitudes, les regards et les intonations demeurent
intentionnels, théoriques, faute d’une plus grande précision.
Au terme de ce compte rendu insolite d’un film qui ne l’est pas moins,
je m’aperçois que j’ai traité du contenant plutôt que du contenu : c’était le
plus sûr moyen de ne pas écrire les balourdises qu’attend de pied ferme la
très cérébrale réalisatrice.
La crainte me vient soudain de ne pas avoir su donner l’envie d’aller voir
ce film et ce serait dommage. Chaque soir, à l’issue de la projection, le direc-
teur du Studio Parnasse, Jean-Louis Chéray, anime un débat au cours duquel
La Pointe courte est émoussée ou aiguisée par les spectateurs comblés ou
mécontents.
Il faut avoir vu une fois dans sa vie À propos de Nice, le premier film de Jean
Vigo, qui complète utilement le programme.
françois truffaut

Marguerite de la nuit de Claude Autant-Lara


Arts no 552, 25‑31 janvier 1956

Avant d’affirmer tout net que Marguerite de la nuit constitue un échec pur
et simple, il conviendrait de s’entendre sur le sens de ce mot. Je vois, à pre-
mière vue, trois sortes d’échecs : vis-à-vis du public, vis-à-vis de la critique,
vis-à-vis de l’auteur. Seul compte réellement le dernier, l’échec vis-à-vis de
soi-même, vis-à-vis de ses propres ambitions. Or, Claude Autant-Lara est,
paraît-il, satisfait du résultat et je lui donne raison puisqu’en effet Marguerite

1.  Respectivement signés : Maurice Barry et Maurice Clavel, Jean Mousselle et Jacqueline Audry.
188 Chroniques d’Arts-Spectacles

de la nuit est le film qui lui ressemble le mieux, celui qu’il a tourné en toute
liberté sur un sujet qui lui tenait à cœur depuis longtemps et qu’il a traité selon
ses désirs, avec les collaborateurs et techniciens de son choix. Jamais cinéaste
ne fut moins « trahi », sinon peut-être par lui-même.
Par ailleurs, rien n’a été laissé au hasard, tout est précis, réglé, exact,
conforme sans nul doute au « découpage » et aussi à l’idée que le metteur en
scène s’était faite de son film. Nous avons donc affaire non à une commande
tant bien que mal exécutée, mais à une œuvre pensée, réfléchie, achevée dont
l’auteur porte la pleine responsabilité.
Ce film n’est pas intelligent, mais l’intelligence, surtout au cinéma, est
secondaire ; ce film est de mauvais goût, mais le goût souvent paralyse un
vrai tempérament de cinéaste ; ce film est lourd, mais la légèreté quelquefois
engendre la frivolité.
Mais alors, que manque-t‑il à Marguerite de la nuit d’assez important pour
pétrifier et agacer le public et les critiques, que lui manque-t‑il pour que nous
riions quand cela se veut être drôle et que nous pleurions quand cela se veut
triste ? Il manque l’essentiel, c’est-à-dire la vie qui n’a pas été conviée, la vie
qui ne figure pas sur un budget car on ne peut l’acheter comme des costumes
ou la bâtir comme des décors, cette vie que les grands cinéastes savent installer
dans chaque scène, dans chaque image, que ce soit avec la solennité de Carl
Dreyer ou avec la frénésie de Jean Renoir.
Marguerite de la nuit est un film mort, un spectacle étrange devant lequel
nous n’éprouvons que des sentiments pénibles, à commencer par celui d’être
de trop ; nous ne sommes pas concernés, ce divertissement philosophique et
démystificateur n’amuse que les auteurs.
Je n’ai pas lu le roman de Pierre Mac Orlan, mais le scénario me semble un
peu rudimentaire qui nous propose une paraphrase simpliste et peu originale
de la légende de Faust. (Notons en passant que tous les Faust de l’écran, bons
ou mauvais, ont échoué commercialement.) Les dialogues de Mme Ghislaine
Autant-Lara1 sont théâtraux et plats, mais sans vulgarités.
La mise en scène est exagérément prudente ; à ce degré de banalité, on ne
peut plus parler de classicisme ; elle témoigne d’une méfiance vis-à-vis de la
couleur, d’un total manque d’audace, de fantaisie, d’invention et d’intuition.
Mise en scène laborieuse et sans adresse.
Mais la catastrophe affecte essentiellement l’image et le jeu ; pour évaluer
les dégâts, il n’est pas nécessaire de mettre en cause les acteurs et les tech-
niciens : si la maison est branlante, il faut s’en prendre à l’architecte plutôt
qu’aux ouvriers.
La couleur est hideuse et les décors également ; l’esthétique de ce film est

1.  Ghislaine Aubouin (1915‑1967). Assistante de réalisation (1942‑1966), elle fut la deuxième épouse
et la collaboratrice de Claude Autant-Lara.
La Maison de bambou de Samuel Fuller 189

celle des bois gravés lamentables qui rendaient si difficile la lecture des Enfants
terribles 1 dans la collection du « Livre de demain » chez Arthème Fayard.
Cette laideur commune aux décors, aux couleurs et aux costumes n’est pas
inséparable de l’époque (1925). Songeons à ce que Gene Kelly en a tiré dans
Chantons sous la pluie 2. Pour comprendre pourquoi Claude Autant-Lara a
tenu à faire ce film, il suffit de se reporter trente ans en arrière lorsqu’il était
le décorateur de Don Juan et Faust, de L’Inhumaine 3 et autres films également
invisibles aujourd’hui. Marguerite de la nuit est sa revanche en même temps
que la concrétisation de ses rêves d’adolescent ; ce film qu’il vient de tourner
ressemble à celui qu’il aurait voulu mettre en scène lorsqu’il était l’assistant
de Marcel L’Herbier.
Aucun spectateur ne s’apercevra que Jean-François Calvé ressemble à Yves
Montand et que cette ressemblance a dicté le choix d’Autant-Lara, mais par
contre, ce qui n’échappera à personne, c’est l’inaptitude de ce jeune acteur
qui n’était pas moins bon dans Le Pain vivant.
Yves Montand est décidément un bon acteur, capable de donner un peu
de vraisemblance au rôle le moins solide.
Marguerite de la nuit constitue une entreprise malheureuse mais hono-
rable sur laquelle il ne convient guère d’ironiser, le mieux étant de l’oublier
rapidement.
françois truffaut

La Maison de bambou de Samuel Fuller


Arts no 554, 8‑14 février 1956

Sous le couvert d’une identité fictive, un policier s’introduit dans une


bande pour en démasquer le chef. Voilà un thème qui, depuis quinze ou
vingt ans, traîne dans le cinéma américain au point d’insupporter quiconque
voit plus d’un film par semaine. Et cependant, La Maison de bambou, excellent
CinémaScope de Samuel Fuller, vaut d’être vu pour la qualité du dépayse-
ment et le renouvellement de son thème.
Ce film qui a été tourné entièrement à Tokyo (même les intérieurs) nous
offre le portrait fortement romancé d’une grande ville, à la manière de La Cité
sans voiles de Jules Dassin4.
Les Japonais risquent de n’être pas absolument satisfaits, mais pour les
Occidentaux, cette peinture de Tokyo exécutée dans le style « thriller » ne

1.  De Jean Cocteau, 1947.


2.  Singin’ in the Rain de Stanley Donen et Gene Kelly (1952).
3.  Deux films de Marcel L’Herbier (1922 et 1924).
4.  The Naked City (1948).
190 Chroniques d’Arts-Spectacles

manque pas de saveur, d’autant que la photo est signée de Joseph MacDo-
nald 1, le prestigieux opérateur de Niagara 2.
Samuel Fuller est un curieux homme dont il convient d’attendre beaucoup
et beaucoup mieux ; sa mise en scène est incisive, nerveuse, sèche et brutale,
très inventive et très efficace. Il a écrit lui-même les bons dialogues de son film.
Robert Ryan en chef de bande et Robert Stack en policier sont parfaits,
mais nous n’en dirons pas autant de Shirley Yamaguchi, comédienne japo-
naise dont le jeu ni oriental ni hollywoodien, crispé et maladroit, est fort
agaçant, non moins d’ailleurs que son rôle, superflu, qui ralentit l’action.
Si l’on apprécie le pittoresque et la violence, on verra La Maison de bambou
avec beaucoup d’agrément et l’on notera le nom de Samuel Fuller.

françois truffaut

Si Paris nous était conté de Sacha Guitry


Arts no 554, 8‑14 février 1956

Un phénomène critique est la « loi de l’alternance » qui veut que l’on


éreinte ou loue un auteur une fois sur deux. Si Paris nous était conté, de très
loin supérieur à Si Versailles m’était conté… et à Napoléon 3, est victime, dans
la presse, de cette règle un peu trop commode.
Ce film possède, selon moi, deux qualités primordiales et qui manquent
cruellement à la production française courante  : une direction d’acteurs
remarquable de justesse et de fermeté et une fantaisie spontanée qui jaillit à
chaque image sans effort, et comme naturellement.
Bien entendu, on peut reprocher à Sacha Guitry 4 de n’avoir pas traité le
sujet, mais c’était bien mal connaître l’auteur de Remontons les Champs-Élysées
que de l’imaginer soucieux de reconstituer Paris à différentes époques, labo-
rieusement et fidèlement. Cet À propos de Paris ou cet À côté de Paris vaut
bien mieux, et la banlieue a ses charmes, de même que la petite histoire est
plus amusante que la grande.
Danielle Darrieux, Sacha Guitry, Robert Lamoureux, Michèle Morgan,
Jean Marais, Gilbert Boka, Sophie Desmarets, Pierre Larquey, Bernard

1.  Directeur de la photographie américain (1906‑1968), dont le nom est associé aux productions de
la 20th Century Fox dans les années 1940 et 1950 (Dmytryk, Ray, Kazan, Negulesco, etc.).
2.  D’Henry Hathaway (1953).
3.  Deux films de Sacha Guitry (1954 et 1955).
4. Dramaturge et réalisateur français (1885‑1957). Truffaut, qui découvre son œuvre en 1945, à
13  ans, avec Le Roman d’un tricheur, n’aura de cesse d’explorer toute sa carrière cinématogra‑
phique. Érigé comme pierre d’angle de sa « politique des auteurs », il défendra inlassablement
Guitry avec une fidélité qui confine à l’aveuglement.
Des gens sans importance d’Henri Verneuil 191

­Dhéran, Jean Weber et Louis de Funès sont excellents et parfois davantage.


Certains d’entre eux trouvent là le meilleur rôle de leur carrière.
Les morts sont toutes très réussies, particulièrement celles d’Henri  III,
Henri  IV, le duc de Guise et Voltaire. Le meilleur épisode est sans doute,
avec celui, cocasse, de Latude (Robert Lamoureux), celui de Louis XI (par-
faitement interprété par l’auteur).
Le texte, partiellement rédigé en alexandrins, est d’une rare tenue, brillant
et rapide ; il fait mouche à tous coups et ne laisse que peu de place au pom-
piérisme et à la flatterie.
Les sympathies et les antipathies de l’auteur ne correspondent guère aux
préjugés du grand public et le film n’en a que plus de mérite de réussir à
plaire malgré cela.
Il y a surtout dans ce film, et c’est là l’essentiel, un ton extrêmement inha-
bituel et qui sauvait La Poison 1, une férocité allègre, une santé impertinente,
une domination amusée de la scène, une maîtrise dans la technique du récit et
beaucoup de talent, évidemment, mais décuplé sur le tard par une méchanceté
du meilleur goût.
f.  t.

Des gens sans importance d’Henri Verneuil


Arts no 556, 22‑28 février 1956

Il est des films dont on sait tout avant de les avoir vus, il suffit d’imaginer
le pire pour « tomber juste ». Les génériques sont éloquents et le critique,
en général, sait d’avance ce qu’il va voir : bonnes ou mauvaises, rares sont les
surprises, surtout lorsqu’il s’agit de films français.
Des gens sans importance est l’exception qui confirme la règle : ce n’est certes
pas un chef-d’œuvre, ni même un grand film, mais une entreprise attachante et
probe où l’absence de certains défauts vaut autant que ses qualités réelles. De
quoi s’agit-il ? D’un roman de Serge Groussard, adapté par Henri Verneuil et
François Boyer 2, dialogué par le second. Jean Gabin, « routier » (camionneur),
marié à Yvette Étiévant, lui a fait cinq enfants, car il n’a pas lu Clara Malraux 3.
Françoise Arnoul, servante d’un « routier » (restaurant), s’éprend de lui et
réciproquement. Enceinte, elle se fait avorter et meurt peu après. Gabin reste

1.  De Sacha Guitry (1951).


2.  Scénariste, romancier et dramaturge français (1920‑2003), François Boyer a déjà collaboré à plu‑
sieurs films depuis 1952 (Les Fruits sauvages d’Hervé Bromberger, Les Intrigantes d’Henri Decoin,
Chiens perdus sans collier de Jean Delannoy et Des gens sans importance d’Henri Verneuil…). Son
roman Les Jeux inconnus fut adapté par René Clément (Jeux interdits, 1952).
3.  Clara Malraux, née Goldschmidt (1897‑1982), écrivaine française, cofondatrice, en 1956, du mou‑
vement Maternité heureuse, qui deviendra en 1960 le Mouvement français pour le planning familial.
192 Chroniques d’Arts-Spectacles

avec sa femme et ses enfants. La vie continue. Telle peut se résumer l’intrigue
ou plutôt la « tranche de vie » qui tient lieu de sujet ; par rapport aux films
français d’avant-guerre, pour la plupart naturalistes, Des gens sans importance
est un film populiste ; regrettons cependant qu’il n’existe qu’en référence à
plusieurs de ces films d’avant-guerre, principalement Le jour se lève 1 (lequel, il
est vrai, était très influencé par Les Nuits de Chicago de Josef von Sternberg).
Le travail d’Henri Verneuil et François Boyer devient beaucoup plus inté-
ressant sitôt qu’il cesse de nous faire penser à des films existants. La princi-
pale nouveauté de ce film – et ce qui le rend supérieur aux bandes récentes
de Marcel Carné, Ralph Habib, Yves Allégret – est la construction du sujet,
très différente des scénarios habituels : le tempo est romanesque plutôt que
théâtral. Le dialogue de François Boyer est très « concerté », mais assez juste
et, pour tout dire, assez noble ; jamais vulgaire, il ne laisse aucune place aux
jeux de mots, aux aphorismes, à la brillance.
Si ce film était d’avance condamné à ne pas rendre un son plus pur et plus
« vrai » c’est qu’au départ l’entreprise était faussée par deux ou trois invrai-
semblances de base, postulats inadmissibles : il est impossible au spectateur
de croire réellement que Jean Gabin et Françoise Arnoul auraient pu être
heureux ensemble. Encore un bon point à l’actif de François Boyer : il n’y a
pas de « destin » dans ce film, nuls clochard ou marin prophétiques.
Plutôt qu’un récit conduit selon les normes du film « de qualité », Des
gens sans importance nous offre une suite de scènes possibles à prévoir, ratées
ou réussies selon qu’elles sont tournées en studio ou en extérieur.
Des gens sans importance est réaliste un peu à la manière des films améri-
cains de Jules Dassin : rien n’arrive que de possible et vraisemblable, mais le
ton, à mesure qu’avance le film, se hausse pour devenir assez lyrique dans le
dernier tiers et même, avec plus ou moins de bonheur, poétique.
Le travail de Verneuil est soigné, obstiné, laborieux aussi, mais dans le
sens favorable du mot. La photo de Louis Page est fort belle quoique « très
avant-guerre ». La musique de Joseph Kosma est excellente et rappelle celle
de Maurice Jaubert 2.
Voilà donc un film dont l’esthétique est fort contradictoire qui fait appel
à tous les styles existants. Mais ce qui justifie le déplacement, outre l’hon-
nêteté de l’entreprise, ce sont la grande sincérité des auteurs et la très réelle
amertume de leur propos.
françois truffaut

1.  De Marcel Carné (1939).


2.  Compositeur français (1900‑1940), Maurice Jaubert écrivit aussi pour le cinéma (Zéro de conduite
et L’Atalante de Jean Vigo, Drôle de drame, Hôtel du Nord, Le Quai des brumes et Le jour se
lève de Marcel Carné…). Truffaut reprendra certaines de ses musiques dans quatre de ses films :
L’Histoire d’Adèle H, L’Argent de poche, L’Homme qui aimait les femmes et La Chambre verte.
Les salauds vont en enfer de Robert Hossein 193

Les salauds vont en enfer de Robert Hossein

Arts no 557, 29 février-6 mars 1956

Rarement film français fut attendu avec plus de curiosité, rarement attente
fut à ce point déçue. Non, Robert Hossein ne sera pas l’Orson Welles de sa
(et de notre) génération.
À tous les stades, l’entreprise est boiteuse. Il n’y avait pas, au départ, de
scénario à proprement parler mais seulement la matière de deux moyens
métrages : dans une prison centrale s’entre-déchirent, pour une vague his-
toire de mouchardage, deux détenus qui s’évadent ensemble et, à bord d’une
voiture volée, arrivent dans un pays du genre aride et désolé qui ressemble
à la Camargue.
Voilà pour la première heure du film. La seconde nous montre deux ban-
dits (les mêmes) arrivant à une petite maison où vivent, à l’écart du monde
civilisé, un peintre et sa maîtresse. Nos lascars tuent le peintre et se disputent
la fille qui, ne songeant qu’à sa vengeance, les fait s’enliser tous deux dans
les sables mouvants.
Tout cela psychologiquement ne vaut pas un clou et poétiquement pas
davantage. Si les intentions comme du reste le résultat restent flous, vagues,
mous et imprécis, les influences sont lisibles en clair : dans la première partie
de son film, Robert Hossein s’est souvenu de la belle pièce de Jean Genet 1
– qu’il créa, ce me semble : Haute Surveillance 2 – et dont il nous offre ici une
piteuse caricature.
La seconde partie paraît influencée directement de La Red 3, cet amusant
film mexicain d’Emilio Fernandez, aussi bien photographié qu’il était mal
joué par Rossana Podesta et une paire de mâles, ténébreux autant qu’excités.
Ce n’est pas moi qui reprocherais à Robert Hossein d’avoir cherché à
gagner sur tous les tableaux, artistiques et commerciaux. Le génie de la

1.  Début 1950, Truffaut dévore avec passion le Journal du voleur de Jean Genet et s’identifie au
narrateur : un enfant de père inconnu, petit délinquant. Le 19 décembre 1950, il écrit à l’écrivain
pour ses 40 ans, joignant un article inédit : « Jean Genet, mon prochain ». Leur première rencontre
a lieu à la mi-avril 1951, à la faveur d’une permission de Truffaut. « Quand je vous ai vu entrer dans
ma chambre, lui écrira Genet dans une dédicace, j’ai cru me voir –  presque d’une façon halluci‑
nante – quand j’avais 19 ans. » Quand Truffaut est emprisonné pour désertion, Genet est l’un de
ses principaux soutiens  : « Donnez-moi de vos nouvelles, demandez-moi ce que vous voulez et
venez me voir à Paris si vous venez à Paris. Croyez-moi toujours votre ami fidèle. » Mais, en 1964,
un événement provoque leur rupture. Alors que Genet lui a demandé d’aider son ami marocain,
Abdallah Bentaga, Truffaut arrive au rendez-vous avec une heure et demie de retard et se fait
claquer la porte au nez.
2. Cette pièce de Jean Genet, mise en scène par Jean Marchat, a été créée au Théâtre des
Mathurins (Paris), le 26  février 1949, avec Tony Taffin (Yeux-Verts), Claude Romain (Maurice) et
Robert Hossein (Lefranc).
3.  Sorti en France le 4 novembre 1953 sous le titre : Le Filet.
194 Chroniques d’Arts-Spectacles

publicité n’est pas une tare (Welles-Hitchcock-Aldrich). La volonté force-


née de plaire, sans doute, n’est pas essentielle mais peut constituer une dis-
cipline supplémentaire qui accroît encore l’intérêt de ce jeu extraordinaire
qui consiste à triompher de tous les problèmes inhérents à la fabrication
d’un film. Problème du choix d’un scénario qui soit à la fois intelligent et
« public », neuf mais économique et riche, en sa rigueur, de rebondissements
dramatiques. Problèmes du dialogue : strictement utilitaire ou volontairement
poétique, sobrement psychologique ou délibérément théâtral. Problèmes de
la mise en scène : sobre mais efficace, dépouillée mais inventive, avec effets
ou sans effets, quels effets éviter, lesquels rechercher…
Il devrait aller de soi que l’adoption s’impose, sinon d’un style, du moins
d’un parti pris de style, et qu’il est bon de s’y tenir si, comme Hossein, on ne
possède pas une personnalité assez forte pour, d’instinct, trouver les mots,
les angles et les gestes convenables.
En ce qui concerne Les salauds vont en enfer, il semble bien que René
Wheeler1 et Robert Hossein se soient posé tous ces problèmes sans en
résoudre aucun, pas même celui du succès commercial puisque leur film ne
comblera ni le cinéphile, ni le spectateur du dimanche, ni Marie-Chantal, ni
son plombier.
Et cependant, pour que Robert Hossein se soit si bien et si vite imposé
dans cette profession et pour qu’il soit à ce point idolâtré dans le milieu des
jeunes comédiens, il faut peut-être qu’il possède quelque chose de rare et
d’estimable ? Selon moi, Robert Hossein a un réel talent de bonimenteur :
il est le roi des camelots. Il sait « vanter la marchandise », mais il n’a rien à
vendre, que de frêles astuces qui donneraient toute leur efficacité à la radio
ou à la télévision. Le grand principe de « l’art de Robert Hossein », c’est
d’introduire des idées théâtrales dans un contexte cinématographique et vice
versa. Mais ces idées, ou plutôt ces trucs, ne dépassent jamais, je le répète,
le niveau d’une émission de radio : portes qui claquent, bruits de tempêtes,
coups de poing sur les tables, silences qui se veulent éloquents.
Toutes ces ficelles ne sauraient pallier l’immense bêtise d’inspiration
– chaque scène supportant son propre poids de ridicule – et la vulgarité du
dialogue de René Wheeler, mélange de théâtre, le pire, et de cinéma français
d’avant-guerre.
Les salauds vont en enfer est un film qui avance tout seul, au hasard. On ne
sent aucune fermeté de pensée, aucune grande idée, aucune volonté créa-
trice ; j’imagine les surprises des auteurs et des acteurs en projection !
Contrairement à ce qu’on pourrait attendre d’un débutant, les scènes tour-
nées en studio sont meilleures que celles tournées en extérieur. C’est pour-

1.  Scénariste et réalisateur français (1912‑2000). Il a notamment collaboré aux scénarios de Jour
de fête (1949), Fanfan la Tulipe (1952), Du rififi chez les hommes (1954) et Les salauds vont en enfer
(d’après la pièce éponyme de Frédéric Dard).
Sept Ans de réflexion de Billy Wilder 195

quoi la première partie du film est seulement banale tandis que la seconde
n’échappe pas au ridicule ; ce ballet mal réglé de deux hommes autour d’une
fille sculpturale (c’est-à-dire immobile et si j’ose inamovible) évoque irrésis-
tiblement l’amateurisme des films en 16 mm.
Cela pourrait être la grande excuse d’Hossein ; il n’a pas eu, lui, l’exutoire
du 16 mm et du court métrage ; d’emblée il a dû affronter toutes les difficul-
tés d’une production commerciale. Mais alors que les films en 16 mm, les
courts métrages et de manière générale les premiers films se distinguent par
une gaucherie alliée à une immense sincérité, celui-ci ne témoigne d’aucun
complexe à l’égard de la technique et de l’appareil producteur, mais aussi
rien n’y paraît sincère.
Dans la prison, au début du film, au milieu du silence, un chant s’élève :
la caméra découvre un noir qui, derrière le grillage de sa cellule, susurre une
mélopée de son lointain pays : ce poncif, d’une rare sottise, donne assez bien
le ton du film : une naïveté et une « roublardise » indiscernables.

françois truffaut

Sept Ans de réflexion de Billy Wilder


Arts no 558, 7‑13 mars 1956

Un Américain « moyen » accompagne au train qui les emmène en


vacances sa femme et son fils ; il se retrouve ensuite seul à la maison, imbu de
morale conjugale et soucieux de suivre les sages « instructions » de l’épouse,
du médecin et peut-être même du confesseur.
Mais une girl, comme on n’en connaît bibliquement qu’en rêve, vient occu-
per l’appartement supérieur, semant le trouble dans la cervelle déjà quelque
peu ébranlée du provisoire (hélas !) célibataire.
Nul doute que le personnage le plus important de la pièce, celui vers qui
convergent tous les regards, soit l’homme, volontairement ordinaire et choisi
plutôt au-dessous de la moyenne (physiquement tant qu’intellectuellement)
pour la plus sûre identification du public mâle et le plaisir à la fois sadique,
« supérieur » et envieux des spectatrices.
Mais, dans le film, le centre d’intérêt se déplace au bénéfice de l’héroïne,
pour la bonne raison que lorsque Marilyn Monroe est sur l’écran, il n’y a pas
lieu de regarder autre chose que son corps, de la tête aux pieds, avec mille
stations intermédiaires. Sa personne sollicite et retient sûrement notre atten-
tion à la manière dont l’aimant attire la limaille de fer.
Il n’y a plus sur l’écran motif à réflexions savantes  : hanches, nuque,
genoux, oreilles, coudes, lèvres, paumes de la main et profils prennent le pas
196 Chroniques d’Arts-Spectacles

sur : travellings, cadrages, panoramiques filés, fondus enchaînés et raccords


dans l’axe.
Tout cela, il faut en convenir, ne va pas sans une immense vulgarité
consciente, délibérée, dosée et finalement fort efficace.
Billy Wilder, vieux renard libidineux, procède par incessantes allusions à
tel point qu’au bout de dix minutes de film, on ne sait plus très bien quelle
est la signification originelle des mots  : robinet, frigidaire, dessous, dessus,
savon, parfum, culotte, coup de vent et Rachmaninov.
Il faut signaler enfin que ce film, pour se terminer le plus hypocritement
du monde, n’en présente pas moins, en cours de route, l’immense intérêt de
replacer sur un plan purement physique, charnel, épidermique, les rapports
entre un homme et une femme, prétexte chez trop de cinéastes sentimentaux
à des roucoulades incroyablement platoniques.
Outre un spectacle exquis et démystificateur qu’il faut avoir vu, Sept Ans
de réflexion 1 constitue le premier film « critique ».
françois truffaut

Le Bandit d’Edgar G. Ulmer


Arts no 559, 14‑20 mars 1956

Le Bandit fait partie de ces petits films américains dont la publicité est si
mal faite qu’on risque de les manquer. La firme Universal sabote celui-ci
plus qu’elle ne le distribue. Tout se passe comme si l’on voulait empêcher
les critiques d’en rendre compte.
Mais nous ne céderons pas aux pressions des marchands : Le Bandit est
un film de quatre sous, poétique et violent, tendre et cocasse, émouvant et
subtil, d’une verve joyeuse et d’une belle santé.
Le générique se déroule sur le hold-up d’un train, à la frontière du Mexique.
Un des deux bandits meurt entre les bras de son complice, Santiago (Arthur
Kennedy), lequel, après avoir erré toute la nuit, rencontre un jeune fermier,
Manuel (Eugene Iglesias), et sa charmante femme, Maria (Betta St. John).
Le film raconte le voyage de Santiago et Manuel à la ville où ils se rendent
pour liquider les montres volées, leur retour à la maison en passant par un
cabaret, et le dénouement, assez mouvementé et imprévu.
Mais l’essentiel réside surtout dans les rapports des trois personnages
entre eux, d’une finesse et d’une ambiguïté proprement romanesques. Un
des plus beaux romans modernes que je connaisse est Jules et Jim 2 d’Henri-

1.  Titre original : The Seven Year Itch.


2. C’est en 1955 que Truffaut découvre ce roman à l’éventaire de la librairie Stock, place du
Palais-Royal. Dès les premières pages, il a « le coup de foudre » pour la prose d’Henri-Pierre Roché.
Le Bandit d’Edgar G. Ulmer 197

Pierre Roché qui nous montre, sur toute une vie, deux amis et leur compagne
commune, s’aimer d’amour tendre et sans presque de heurts, grâce à une
morale esthétique et neuve sans cesse reconsidérée. Le Bandit est le premier
film à me donner l’impression qu’un Jules et Jim cinématographique est
possible1.
Edgar G. Ulmer est sans doute le plus méconnu des cinéastes américains
et peu de mes confrères pourraient se vanter d’avoir vu les quelques films
de lui sortis en France, tous surprenants par leur fraîcheur, leur sincérité et
leur invention : Le Démon de la chair 2 (un Mauriac mâtiné de Julien Green),
Les Mille et Une Filles de Bagdad 3 (marivaudage voltairien), L’Impitoyable 4
(balzacien).
Ce Viennois né avec le siècle, assistant de Max Reinhardt puis du grand
Murnau, n’a pas eu de chance à Hollywood, faute probablement de savoir
« composer » avec le système. Son humour désinvolte, sa bonhomie, sa
tendresse pour les personnages qu’il dépeint me font irrésistiblement penser
à Jean Renoir et à Max Ophuls, et cependant le public des Champs-Élysées
emboîte quelque peu le film, comme il y a quelques mois En quatrième vitesse
de Robert Aldrich.
Parler du Bandit équivaut à tracer le portrait de son auteur que l’on devine
derrière chaque image et que l’on a le sentiment de connaître intimement
lorsque la lumière se rallume. Sage et indulgent, enjoué et serein, vif et lucide,
bref un bienveillant comme tous ceux dont je l’ai rapproché.
La couleur est riche en trouvailles poétiques, la musique d’Herschel Burke
Gilbert est excellente, non moins que les dialogues, littéraires et théâtraux
dans le sens favorable et enrichissant.
Le Bandit est un de ces films dont on sent très nettement qu’ils ont été
tournés dans la joie ; on décèle en chaque plan l’amour du cinéma et le plaisir
d’en faire. C’est un film que l’on a plaisir à revoir et dont on aime à parler
avec ses amis. Un petit cadeau qui nous vient d’Hollywood…

françois truffaut

Suite à cet article, l’écrivain écrit au cinéaste : « Cher François Truffaut, j’ai été très sensible à vos
quelques mots sur Jules et Jim dans Arts, notamment à : “… grâce à une morale esthétique et jeune
sans cesse reconsidérée”. J’espère que vous la retrouverez encore plus dans Deux Anglaises et le
Continent que vous allez recevoir. » (Lettre d’Henri-Pierre Roché à François Truffaut, 11 avril 1956,
collection La Cinémathèque française/Fonds François Truffaut, document non coté.)
1. François Truffaut devra attendre 1961 avant de pouvoir adapter le roman au cinéma, avec,
comme principaux interprètes, Jeanne Moreau (Catherine), Oskar Werner (Jules) et Henri Serre (Jim).
2.  The Strange Woman, 1946.
3.  Babes in Bagdad, 1952.
4.  Ruthless, 1948.
198 Chroniques d’Arts-Spectacles

Mais qui a tué Harry ? d’Alfred Hitchcock

Arts no 560, 21‑27 mars 1956

Dans une forêt du Vermont, par un beau matin d’automne, le petit Arnie
découvre le cadavre d’un étranger nommé Harry. Un vieux capitaine retraité
qui chassait par là, une vieille fille et la jolie maman d’Arnie (veuve d’Harry)
se croiront successivement les meurtriers. Toujours est-il que ce cadavre est
fort encombrant qu’il faut sans cesse enterrer et déterrer. Il n’est pas utile de
raconter ici le dénouement de l’intrigue.
Alfred Hitchcock a acquis une telle science du récit cinématographique
qu’il est devenu, en quelques années, beaucoup plus qu’un bon conteur d’his-
toires. Comme il aime passionnément son métier, qu’il n’arrête plus de tour-
ner et qu’il a résolu depuis longtemps les problèmes de la mise en scène, il doit
sous peine de s’ennuyer et de se répéter s’inventer des difficultés supplémen-
taires, se créer des disciplines nouvelles, d’où l’accumulation dans ses films
récents de contraintes passionnantes et toujours brillamment surmontées.
Comme La Corde, Dial M for Murder 1, Fenêtre sur cour et Lifeboat (que l’on
verra bientôt à Paris), The Trouble with Harry cumule les unités de temps,
de lieu et d’action. Cette règle du jeu qu’Hitchcock s’est inventée et qu’à
plaisir il complique et enrichit de film en film concerne aussi et surtout les
scénarios qu’il triture dans tous les sens jusqu’à les inscrire dans le cercle
extrêmement rigoureux de sa thématique habituelle. Comme dans L’Inconnu
du Nord-Express, Soupçons et I Confess 2, les personnages de The Trouble with
Harry, sitôt qu’ils se croient coupables ou pourraient l’être, agissent comme
tels, créant ainsi le malentendu sur quoi repose toute l’action.
Cela pour montrer à quel point Hitchcock reste fidèle à lui-même jusque
dans ce divertissement macabre tourné en trente jours avec de petits moyens
et aucune vedette.
The Trouble with Harry est un film drôle ; du moins il se veut tel, à juste
titre peut-être puisque les spectateurs du Monte-Carlo3 rient très fort, surtout
ceux qui comprennent l’anglais. En ce qui me concerne, je dois avouer que je
ne trouve rien de drôle dans ce film qui, par contre, offre l’intérêt immense
de compléter le portrait qu’à travers ses films, nous pouvons esquisser de cet
homme hors du commun, chez qui l’humour est essentiellement destructeur.
The Trouble with Harry ressemble à ces blagues absurdes dont il faut dire
avant de les raconter qu’elles sont des « histoires de fous » sous peine de voir

1.  Sorti en France en 1955 sous le titre : Le crime était presque parfait.
2.  Sorti en France en 1953 sous le titre : La Loi du silence.
3.  Cinéma situé au 52, avenue des Champs-Élysées, Paris VIIIe.
La Lumière d’en face de Georges Lacombe 199

l’auditoire rester de glace. Volontairement, Hitchcock omet de nous prévenir


et même la blague, ici, prend tout à coup, comme une éponge trempée dans
l’eau, le poids de réalisme qui s’attache à la chose filmée. Hitchcock a filmé
un jeu de mots.
L’absurdité est d’abord destruction  : à mesure qu’avance ce film, il se
détruit lui-même, chaque scène défiant à la fois la logique en général et la
logique de la scène précédente. Le cadavre d’Harry se mangerait-il les pieds
à la manière du catoblépas baudelairien1 ?
De toute manière, et comme dans tous les films d’Hitchcock, le rire se
retourne contre le public, et croyez-le bien pour la plus grande jubilation de
l’auteur, parce qu’il naît du spectacle malsain de quatre personnages qui
s’avouent eux-mêmes dénués de « conscience » et agissent follement en
débitant des propos ahurissants et graveleux.
The Trouble with Harry, dont je n’ai mis en lumière ici que quelques-uns
des aspects (quel film !), est mis en scène très simplement mais infailliblement,
comme une excellente émission de télévision.
La couleur est astucieusement admirable ; les teintes automnales sont d’une
poésie qui contraste malignement avec le macabre du texte et de l’action.
Ce film est une fable dont la morale n’est guère définissable avant les
quelque trois ou quatre années de recul nécessaires (les nouveaux films
d’Hitchcock éclairent toujours ceux qui les précèdent). Il s’agit peut-être de
la « tristesse du monde sans Dieu » de Pascal 2.
Au terme du film, qui est aussi un essai au tableau noir sur le rire, Hitchcock
efface sa démonstration : le petit Arnie confond hier, aujourd’hui et demain.
Le cadavre replacé dans la nature sera, par lui, redécouvert demain mais sans
risques de sanctions policières puisque le temps n’a plus de sens. The Trouble
with Harry se déroule en une journée : est-ce hier, aujourd’hui ou demain ?
Seul Hitchcock le sait puisque cette journée n’a « pas eu lieu » et qu’elle est
née seulement de son imagination.
françois truffaut

La Lumière d’en face de Georges Lacombe


Arts no 560, 21‑27 mars 1956

La Lumière d’en face est né sous le signe des coïncidences. Le film se pré-
sente comme un scénario original de Jacques Gauthier : en face d’un « rou-

1.  Sans doute un lapsus : c’est dans La Tentation de Saint-Antoine de Gustave Flaubert (1874) que
l’on trouve le catoblépas, un animal fantastique qui dévore ses propres pattes sans s’en apercevoir.
2.  Dans ses Pensées, Pascal s’attache plutôt à montrer la « misère de l’homme sans Dieu » (II, 71),
qu’il oppose à la « félicité de l’homme avec Dieu ».
200 Chroniques d’Arts-Spectacles

tier », tenu par un jeune couple, vient s’installer un célibataire, garagiste.


L’homme seul, tous les soirs, avec mélancolie, considère la « fenêtre d’en
face » et ce qui devait arriver arrive, à savoir que la jolie routière devient une
jolie pompiste, le restaurateur, paranoïaque – persécuté – processif, se faisant
écraser sous un camion, poétiquement. « Scénario original », cela ne veut pas
dire : très original, mais inédit, c’est-à-dire non tiré d’une œuvre préexistante.
Revenons donc aux coïncidences : j’ai sous les yeux, souvent et même au
moment où j’écris ces lignes, un petit livre paru chez Stock en 1923 : Le Livret
rouge par Luigi Pirandello, recueil de cinq nouvelles traduites par Benjamin
Crémieux ; l’une de ces nouvelles s’intitule La Lumière d’en face et raconte
l’histoire, ici belle et noble, d’un célibataire qui regarde tous les soirs un
couple vivre dans l’appartement qui lui fait vis-à-vis. Ce qui devait arriver, là
aussi, arrive. Laissons les coïncidences.
M. Jacques Gauthier, qui est donc l’auteur de ce scénario « original », est
aussi le producteur du film en même temps que coadaptateur (avec Louis
Chavance et René Masson) et codialoguiste (avec René Lefèvre). Pendant
qu’il y était, il s’est attribué un petit rôle, aux côtés de Jean Debucourt. Pour
être complet – un bon critique ne doit-il pas l’être ? – il me faut préciser que
Jacques Gauthier est récemment décédé dans l’ambulance qui l’emmenait
à la clinique.
Du film, tout est dit, si je le compare à un conte grivois de Paris-Hol-
lywood 1 ; « elle » se déshabille devant sa fenêtre, la lumière (d’en face)
éclaire par transparence sa chemise de nylon ; au lit, où ne la rejoint pas son
mari malade, elle s’agite. Le lendemain, elle se baigne nue et ne sait pas qu’on
la voit ; comme elle grimpe derrière la moto, elle montre ses genoux. Sur une
chaise, pour accrocher je ne sais quoi, ses jambes se laissent voir. On a le droit
de parler ici de pornographie et de s’interroger sur la complicité indulgente
de la commission de censure. Tout cela est plus ridicule que scandaleux et
La Lumière d’en face obtient un certain succès de rigolade.
Reste à conter l’histoire du film, plus drôle encore que « l’œuvre » elle-
même. La Lumière d’en face, pour Jacques Gauthier (précédemment l’avisé
producteur et scénariste du Feu dans la peau 2), était le film de sa vie, celui
qui délivrerait son petit message proche du mot prévertien : « Aimez-vous
les uns sur les autres. »
Ce film, Jacques Gauthier le voulait génial mais économique ; très écono-
mique mais génial : les économies il les prit, si j’ose dire, à sa charge. Restait
le génie. Pour mettre en scène La Lumière d’en face, il fit appel successivement
à Luis Buñuel, Raymond Rouleau, Hervé Bromberger, Alexandre Astruc et

1.  Revue bimensuelle française de charme (1946‑1952).


2.  Film de Marcel Blistène (1954), d’après le roman éponyme de René Bragard (Denoël, 1954). Le
nom de Jacques Gauthier ne figure ni au générique du film ni dans les documents publicitaires
accompagnant sa sortie.
La Fureur de vivre de Nicholas Ray 201

Jean Grémillon. Tous refusèrent pour diverses raisons, dont certaines impos-
sibles à expliquer dans un article. Côté scénario travaillèrent, outre Chavance,
Lefèvre, Masson et l’auteur1, deux écrivains qui abandonnèrent le film en
cours de route : Albert Valentin, scénariste notoire, et Jean Genet lui-même,
dont on se serait demandé ce qu’il venait faire dans cette galère.
Tous les films français n’ont pas cette genèse délirante, mais quelques-uns.
La petite histoire du cinéma est pleine de drôleries et il faut bien vendre la
mèche de temps en temps. Ce qui est fait.
f.  t.

La Fureur de vivre de Nicholas Ray


Arts no 562, 4‑10 avril 1956

Le sujet de La Fureur de vivre est inracontable puisqu’il est construit non


pas comme un « scénario de scénariste », mais ce qui vaut mille fois mieux,
comme un « scénario de metteur en scène ». Je veux dire qu’il ne s’agit pas
ici d’un « roman illustré » ou de trouvailles littéraires « mises en images »,
mais d’idées abstraites qui se concrétisent d’elles-mêmes par le simple jeu de
leur formulation sur l’écran en termes de pure mise en scène.
L’intrigue, les personnages, les péripéties n’ont point d’autonomie, mais
se soumettent scrupuleusement au thème profond  : la violence pure, gra-
tuite et la solitude des violents. C’est par là d’ailleurs que La Fureur de vivre
recoupe assez exactement les autres films de Nick Ray. Cette œuvre nous
arrivant après plusieurs autres productions hollywoodiennes apparemment
de même nature, réussies ou non (Graine de violence 2, L’Équipée sauvage 3),
paraîtra s’inscrire dans une « série », sinon dans une « mode » ; il n’en est
rien puisque, depuis huit ans, Nick Ray semble avoir secrètement dédié toute
son œuvre à l’enfance délinquante 4.
Si La Fureur de vivre se place d’emblée très au-dessus des autres films sur
l’adolescence américaine, c’est que le poète Ray prend le pas sur le sociologue
László Benedek ou le réformateur Richard Brooks. Oui, Nicholas Ray est un
poète amer et pessimiste ; ses films témoignent d’une sensibilité et d’une
sincérité dont Hollywood nous offre peu d’exemples.
Il s’agit toujours avec Ray d’un violent pathologique qui cherche l’apaise-

1.  Georges Lacombe.


2.  Blackboard Jungle de Richard Brooks (1955).
3.  The Wild One de László Benedek (1953).
4.  Trois des précédents films de Nicholas Ray – Les Amants de la nuit (They Live by Night, 1948),
Les Ruelles du malheur (Knock on Any Door, 1949) et La Maison dans l’ombre (On Dangerous
Ground, 1952) – abordaient le thème de la jeunesse délinquante.
202 Chroniques d’Arts-Spectacles

ment, ses rapports avec une femme un peu maternelle et plus forte morale-
ment que lui-même, car le héros est un faible, un « homme-enfant » quand
ce n’est pas justement un enfant. Tout cela nous ramène à l’essentiel qui tient
en deux mots : solitude morale.
La Fureur de vivre nous présente quelques adolescents entre eux et chez
eux, le contraste fermé par leur pureté, leur intégrité morale et la mesquinerie
solennelle de divers systèmes d’éducation : de l’indulgence faussement com-
préhensive des parents de James Dean à la stupide fermeté de ceux de Natalie
Wood, en passant par la généreuse indifférence de la famille de Sal Mineo.
Tout cela, le cinéaste parvient à l’exprimer sans recourir au fatras simpliste et
primaire de Charles Spaak et André Cayatte dans Avant le déluge.
Qui reprochera à Nicholas Ray son pessimisme ? La Fureur de vivre n’est
pas un film de réformateur ; il est clair que les problèmes de l’adolescence,
s’ils sont honnêtement posés, ne comportent aucune solution. L’adolescent
doit franchir seul le « grand écart » pour devenir un adulte. C’est préci-
sément à Jean Cocteau et aux Enfants terribles que l’on se prend à songer
à plusieurs reprises. Comme lui, Nick Ray a le sens du réalisme qui surgit
violemment, par ricochet au milieu d’un jeu de mots, un réalisme théâtral
qui a la force brusque d’une morsure.
Une autre comparaison s’impose : le style de Ray rejoint celui de Rossel-
lini : tous deux n’hésitent jamais à mettre « les pieds dans le plat », quitte à
provoquer une grande gêne au cours de certaines scènes qui semblent frôler
l’indécence. (D’ailleurs Roberto Rossellini voit dans La Fureur de vivre « le
plus beau film américain depuis dix ans ».)
Une séquence comme celle du planétarium où la voûte céleste figurée
semble « tirer » les coordonnées du destin des trois personnages est d’une
force dramatique peu commune.
Il n’est pas nécessaire d’entrer dans le détail : le CinémaScope, la couleur,
l’interprétation, la mise en scène méritent les plus vifs éloges.
Avec The Big Knife et quelques autres films, La Fureur de vivre inaugure
une ère nouvelle à Hollywood où les cinéastes ont reconquis une liberté
totale.
À La Fureur de vivre, titre qui ne signifie pas grand-chose, nous eussions
préféré Rebelle sans cause, qui est la bonne traduction de Rebel without a
Cause.
Nous devrons reparler bientôt de James Dean1 qui, dans ce film déchirant,
a réédité en la renouvelant son extraordinaire prouesse d’À l’est d’Éden.

françois truffaut

1.  Voir p. 204 et p. 265.


Amore de Roberto Rossellini 203

Amore de Roberto Rossellini

Arts no 562, 4‑10 avril 1956

Il y a sept ans que nous aurions dû voir Amore si l’exploitation des films
italiens était mieux organisée. Après sept ans de réflexions, voici donc à Paris
sur deux écrans « d’essai », La Voix humaine (1948), d’après Jean Cocteau,
et Le Miracle (1949), sur une histoire de Federico Fellini 1.
À l’époque, il s’agissait essentiellement pour Roberto Rossellini de trouver
un sujet à la mesure d’Anna Magnani, splendide mais épisodique interprète de
Rome, ville ouverte. La Voix humaine, que Jean Cocteau souhaitait voir inter-
préter par la Magnani, faisait l’affaire à condition de lui adjoindre un autre
moyen métrage sans quoi il n’était d’exploitation possible. Federico Fellini,
qui était, à l’époque, l’assistant de Rossellini, eut l’idée du Miracle, mais, peu
sûr de lui, il raconta le sujet en faisant croire qu’il s’agissait d’un conte russe !
Amore constitue mieux qu’un « festival Magnani » : un documentaire sur
la Magnani, animal fabuleux. Durant une heure et quart nous la regardons
vivre sous nos yeux, seule, isolée du monde ; son jeu n’est pas psychologique
mais phénoménologique. Il dépasse de très loin le stade de la « perfor-
mance », il dépasse aussi ce que l’on appelle, au théâtre, une « présence
extraordinaire ». À vrai dire, il n’y a plus de jeu, il n’y a plus de « direction
d’acteurs », il y a un film unique par sa conception comme par sa réalisation,
un film qui est une forme : Magnani, Rossellini, les paysages, trois éléments
indissociables et qui défient l’analyse.
La Voix humaine nous surprend moins, peut-être par la connaissance de
l’œuvre adaptée. Ce qui frappe cependant dès ce premier film, c’est l’exercice
d’indiscrétion qu’il constitue. Cette femme qui se croyait seule se drape dans
sa douleur et se donne en spectacle à elle-même en hurlant son amour dans
un téléphone ; nous éprouvons quelque honte à voler son secret, à la regarder
souffrir et, peu à peu, à la connaître, à son insu, si intimement.
La réussite du Miracle est totale et proprement… miraculeuse ! Ce vertige
qui nous prend devant certaines images de ce film est inexplicable par la
seule beauté du paysage, le génie de l’actrice ou l’infaillibilité de la caméra.
Il y a quelque chose qui nous fait trembler d’émotion et qui est sans doute
davantage que la parfaite synthèse de ces trois éléments.
Il s’est trouvé un confrère assez naïf pour insinuer – c’était à prévoir – que
c’est Fellini qui aurait mis en scène Le Miracle 2. Quelle méconnaissance du

1.  Una voce umana et Il Miracolo : les deux segments du film Amore.
2.  Une rumeur alimentée par le fait que Fellini interprète le rôle masculin principal du Miracle. Si
plusieurs critiques ont rapporté cette rumeur, c’est souvent pour la battre en brèche. « Nombre
de mes collègues ont rapproché le thème du Miracolo de celui de La Strada, écrit  ainsi
204 Chroniques d’Arts-Spectacles

cinéma et de ce qu’est un « style » ! Là où Fellini tourne six plans, Rossellini


en tourne deux, ce qui revient à dire qu’il y a trois fois moins de « numéros »
dans Allemagne année zéro ou Stromboli que dans La Strada ou Il Bidone.
Il n’est pas utile de déprécier Fellini pour défendre Rossellini, mais il est
évident que si le premier plaît davantage, c’est par son sens du scénario pit-
toresque, original et insolite plutôt que par sa technique, qui est encore fort
timide. La mise en scène du Miracle est d’une audace et d’une virtuosité qu’on
ne retrouve que dans les autres films de Rossellini. (Mouvements d’appareils
très complexes suivant les acteurs, tout au long d’un film par scènes tournées
« en continuité ».)
Sans doute Le Miracle, par le scénario de Fellini adapté avec Rossellini,
annonce-t‑il La Strada mais aussi bien Stromboli, dont le principe et le final
sont identiques. Fellini a d’ailleurs déclaré que ce sont Les Onze Fioretti de
François d’Assise (de Rossellini) qui l’avaient décidé à faire La Strada. Plus
récemment encore, il répondait à un interviewer : « Les deux cinéastes que
j’admire le plus au monde sont Charlie Chaplin et Roberto Rossellini. »
On peut ne pas aimer l’œuvre de Roberto Rossellini ; ce n’est pas une rai-
son pour le déposséder de ses films plus anciens. La jeunesse de l’élève peut
séduire davantage que les expériences du maître : il n’en reste pas moins que
Rossellini est le maître et Fellini son (meilleur) élève.
Amore est un chef-d’œuvre en même temps qu’une tentative exception-
nelle dans l’histoire du cinéma. Il faut l’avoir vu.
f.  t.

James Dean est mort…


Arts no 563, 11‑17 avril 1956

Le 30 septembre 1955 au soir, négligeant les conseils de prudence que lui


prodiguaient les chefs du studio Warner Bros., James Dean s’installait au
volant de sa voiture de course et trouvait une mort accidentelle sur une route
du nord de la Californie.
La nouvelle, apprise à Paris le 31, ne suscita point une émotion profonde :
un jeune acteur de vingt-quatre ans était mort, voilà tout. Six mois ont passé,
deux films sont sortis et nous avons appris à mesurer toute la gravité de cette
perte.
James Dean avait été remarqué il y a deux ans alors qu’il tenait le rôle du

Éric  Rohmer. De là à gonfler l’importance de la collaboration de Fellini dans la seconde partie


d’Amore, il n’y a qu’un pas […]. Il serait déloyal de ne pas rendre à Rossellini ce qui lui appartient »
(Cahiers du cinéma no 59, mai  1956). « Certains, entraînés par la mode ou l’imagination, ont cru
voir la patte de Fellini dans Le Miracle… mais non voyons ! » (R. M. Arlaud, Combat, 3 avril 1956).
James Dean est mort… 205

jeune Arabe dans une adaptation théâtrale1 de L’Immoraliste d’André Gide. À


la suite de quoi, Elia Kazan le faisait débuter au cinéma en lui confiant d’em-
blée la vedette d’À l’est d’Éden. Puis Nicholas Ray le choisit pour être le héros
de La Fureur de vivre et, enfin, George Stevens le prit pour jouer dans Géant
le rôle principal, celui d’un homme que l’on regarde vieillir de sa vingtième
à sa soixantième année. Son prochain rôle devait être celui du boxeur Rocky
Graziano dans Somebody up there Likes Me 2.
Accident : « Je crois que je vais faire une balade dans la Spyder », dit James
Dean à George Stevens ; la Spyder était le nom de série de sa Porsche. Près
de Paso Robles, c’était le soir, sa Spyder fut accrochée par une autre voiture
débouchant par côté, d’une route secondaire. James Dean mourut pendant
qu’on le transportait à l’hôpital, des suites de fractures multiples des deux
bras et de contusions internes. Le destin de James Dean le faisait passer avant
l’heure par la sortie des artistes.
Pour trouver un équivalent à l’efficacité de jeu de James Dean, il faut évo-
quer Chaplin et nul autre.
Le secret de James Dean est celui de sa génération ; il tient en un mot :
éclatement. James Dean a fait éclater le jeu, tout comme Johnnie Ray 3, ce jeune
Américain qui fait pleurer tout le monde en sanglotant tandis qu’il chante, a
fait éclater le tour de chant. Pas d’œillets à la boutonnière, pas de courbettes
et pas de gestes gracieux, mais des coups de pied et de poing dans le piano,
la cravate défaite, les mains étalant nerveusement la sueur et les larmes qui
ruissellent sur son visage. Je l’ai vu interrompre une chanson, se coucher par
terre de tout son long tout au bord de la scène pour embrasser sur la bouche
une jolie spectatrice cependant accompagnée.
Éclatement de la mise en scène chez un jeune cinéaste américain, Robert
Aldrich, qui pulvérise l’écran à la fin du générique de The Big Knife.
Le jeu de James Dean contredit cinquante ans de cinéma, chaque geste,
chaque attitude, chaque mimique sont une gifle à la tradition psychologique.
James Dean ne met pas « en valeur » son texte avec force sous-entendus
comme Edwige Feuillère, il ne poétise pas comme Gérard Philipe, il ne joue
pas au plus malin avec lui comme Pierre Fresnay, il n’est pas soucieux, contrai-
rement aux comédiens que je viens de citer, de montrer qu’il comprend
parfaitement ce qu’il dit et mieux que vous. Il joue autre chose que ce qu’il
prononce, il joue à côté de la scène, son regard ne suit pas sa conversation, il
décale l’expression et la chose exprimée comme, par sublime pudeur, un grand

1.  The Immoralist, une pièce adaptée par Ruth et Augustus Goetz, mise en scène par Herman
Shumlin, Royale Theatre (New York), créée le 8 février 1954.
2.  Marqué par la haine de Robert Wise (1956). C’est finalement Paul Newman qui a interprété le
rôle de Rocky Graziano.
3.  Auteur-compositeur-interprète américain (1927‑1990), considéré comme un précurseur du rock’n’
roll.
206 Chroniques d’Arts-Spectacles

esprit prononcera de fortes paroles sur un ton humble comme pour s’excuser
d’avoir du génie, pour ne pas en importuner autrui.
Dans ses grands moments, Chaplin atteint à l’extrême pointe du mimé-
tisme : il devient arbre, lampadaire ou descente de lit carnassière. Le jeu de
James Dean est plus animal qu’humain et c’est en cela qu’il est imprévisible ;
quel sera le geste qui va suivre ? James Dean peut, en parlant, se mettre à
tourner le dos à la caméra et terminer la scène de cette façon ; il peut reje-
ter brusquement la tête en arrière ou bouler en avant ; il peut lever les bras
au ciel ou les lancer en avant. Il envoie volontiers promener ses mains vers
l’objectif, paumes vers le ciel pour convaincre, paumes vers la terre pour
renoncer. Il peut, au cours d’une même scène, apparaître comme un fils de
Frankenstein, un petit écureuil, un bambin accroupi ou un vieillard cassé en
deux. Son regard de myope accroît le sentiment de décalage entre le jeu et le
texte, vague fixité, demi-sommeil d’un hypnotisé.
Lorsqu’on a la chance d’écrire un rôle pour un acteur de cette nature, un
acteur qui joue physiquement, charnellement, au lieu de tout filtrer par le
cerveau, le meilleur moyen de faire du bon travail est de raisonner abstraite-
ment ; exemple : James Dean est un chat, voire un félin, sans oublier l’écu-
reuil. Que peuvent faire un chat, un lion, un écureuil qui soit le plus éloigné
du comportement gymnique de l’homme ? Le chat peut tomber de très haut
et se retrouver sur ses pattes ; il peut passer sans dommage sous une roue de
voiture ; il fait le dos rond et semble se désarticuler facilement. Le lion rampe
et rugit, l’écureuil saute de branche en branche. Il ne reste plus qu’à écrire,
pour James Dean, des scènes où il rampera (au milieu des haricots), rugira
(dans un commissariat), sautera de branche en branche, tombera de très haut
sans se faire de mal dans une piscine vide. J’aime croire que c’est ainsi qu’ont
procédé Elia Kazan, puis Nick Ray et, je l’espère, George Stevens.
Le pouvoir de séduction de James Dean est tel qu’il pourrait tous les soirs
sur l’écran tuer père et mère avec la bénédiction du public, tout le public, et
le plus snob comme le populaire. Il faut avoir perçu l’indignation de la salle
lorsque, dans À l’est d’Éden, son père refuse d’accepter l’argent que Cal a
gagné avec les haricots, le salaire de l’amour.
Davantage qu’un acteur, James Dean, en trois films, était devenu un per-
sonnage comme Charlot : Jimmy et les haricots, Jimmy et la fête foraine, Jimmy
sur la falaise, Jimmy dans la maison abandonnée. Grâce à l’intelligence d’Elia
Kazan et Nicholas Ray, leur sens des acteurs, James Dean a joué au cinéma
un personnage proche de ce qu’il était réellement : un héros baudelairien.
Dans un article intitulé Une tendresse perdue 1, le metteur en scène amé-
ricain George Stevens a écrit : « Quand sa mère mourut, Jimmy ne perdit

1.  James Dean ou une tendresse perdue, traduit de l’anglais par Louis Marcorelles, Cahiers du
cinéma no 61, juillet 1956. Truffaut a certainement eu accès à la traduction plusieurs mois avant sa
publication, ce qui explique qu’il ait pu en citer un extrait dans son article.
La Meilleure Part d’Yves Allégret 207

pas seulement l’amour d’une maman, mais d’une jeune maman. Il avait neuf
ans, elle n’en avait que vingt-neuf. En grandissant, Jimmy devint sentimental,
foncièrement triste en dépit de sa turbulence, des grosses farces, des folles
excentricités auxquelles il se complaisait de temps à autre. Je peux encore
l’apercevoir, clignant des yeux après s’être conduit de façon absurde et mon-
trant par son regard de défi qu’il sent le ridicule de sa conduite. Mais aussitôt
posées ses lunettes, un sourire l’illumine et tout son être est transformé. Il
vous inquiétait ; désormais vous lui êtes acquis. Peut-être à cause de son pro-
fond respect pour tout ce qui était exceptionnel. Il désirait exceller en tout, ne
serait-ce que pour cracher un noyau de cerise un peu plus loin que le voisin. »
Sans doute le jeu de James Dean, par sa modernité, inaugure-t‑il un nouveau
style d’interprétation à Hollywood, mais la perte est irréparable d’un jeune
acteur, le plus génialement inventif peut-être du cinéma, et qui, en bon cou-
sin de Dargelos1 qu’il était, trouva sur la route, par une fraîche soirée de sep-
tembre 1955, une mort proprement cocteauesque.
françois truffaut

La Meilleure Part d’Yves Allégret


Arts no 563, 11‑17 avril 1956

Un barrage en construction. Le travail ingrat, pénible, quasiment héroïque


des ouvriers du chantier d’une part, les problèmes administratifs et sociaux
qu’ont à résoudre les ingénieurs d’autre part.
Sur ce thème excellent que Marcel Carné puis Abel Gance renoncèrent
à traiter, Yves Allégret et, je crois, Jacques Sigurd, ont fabriqué un scénario
infantile2 et qui est au Toni de Jean Renoir ce que Fanfan la Tulipe est à
Guerre et Paix.
Je défie Yves Allégret de ne pas s’ennuyer mortellement s’il était obligé
de dîner, rien qu’une fois, avec l’un ou l’autre des personnages de son film.
Cette fois, Yves Allégret ne méprise pas ses personnages, mais il ne les
aime pas davantage ; il ne croit pas en eux sans quoi il leur aurait donné un
peu plus de vie physique. Cette femme infirmière, ces deux ingénieurs et ce
médecin, si j’ai bien suivi, n’ont aucune activité sexuelle pendant toute la
durée des travaux ? Je sais bien que le même sujet traité à Hollywood ne serait
pas plus réaliste sur ce point, mais le ton d’un film d’aventures hollywoodien
est volontairement conventionnel, et même traditionnel. Or, si Yves Allégret
ne voulait pas que l’on se posât ces questions dans un film qu’il a conçu

1.  L’un des trois personnages masculins des Enfants terribles de Jean Cocteau (1929).
2.  Adapté d’un roman éponyme de Philippe Saint-Gil (Robert Laffont, Paris, 1954).
208 Chroniques d’Arts-Spectacles

comme une « symphonie du travail », il ne lui fallait pas tourner cette scène
faussement audacieuse et finalement ratée où trois ouvriers jouent aux dés
une fille de joie.
Je crois savoir, par ailleurs, que Gérard Philipe s’est permis de remanier à sa
convenance le scénario. C’est lui qui a obscurci l’intrigue sentimentale du film
jusqu’à la rendre incompréhensible. Il a voulu faire de ce film, dédié aux bâtis-
seurs, une histoire de kolkhoze sans se rendre compte que c’est lui, qui, dans
le rôle d’un ingénieur compétent, enlève tout sérieux d’emblée à l’entreprise.
Il y a un cas Gérard Philipe. Cette idole du public féminin entre quatorze
et dix-huit ans est la terreur des bons metteurs en scène. Je sais au moins trois
des meilleurs cinéastes français qui ont préféré renoncer à tourner certains
films plutôt qu’à devoir y diriger l’indirigeable Gérard Philipe, dont le timbre
de voix est véritablement une infirmité ; plutôt que de se corriger, il en joue à
présent comme d’un truc. Gérard Philipe était le seul mauvais acteur dans Si
Paris nous était conté. Puisqu’il ambitionne de relever la qualité des scénarios
qu’il tourne, que n’a-t‑il rayé du script de La Meilleure Part cet échange de
répliques du dernier grotesque :
—  Molinier !
—  Quoi ?
—  Vous êtes un brave type !
La grande faiblesse du film réside moins dans la technique banale, mais
correcte, grâce à la belle photo d’Henri Alekan, que dans le scénario et la
direction d’acteurs. (Il est lamentable de faire mourir l’ouvrier algérien à la
fin du film pour la satisfaction mesquine de « boucler » le scénario.)
Gérard Oury, que le metteur en scène n’aide pas à surmonter son trac
évident, a cet avantage sur Gérard Philipe d’être physiquement un ingénieur
vraisemblable. Il n’a pas l’air de quitter à l’instant le cours Simon, lui.
Il y a un plan magnifique dans ce film : celui sur lequel se déroule le géné-
rique ; le reste ne justifie guère le déplacement.
f.  t.

Voici le temps des assassins de Julien Duvivier


Arts no 564, 18‑24 avril 1956

Jean Gabin est restaurateur aux Halles. Danièle Delorme lui rend visite un
matin : « Bonjour, monsieur, je suis votre fille et maman vient de mourir. »
Toujours l’inattendu arrive : épousailles et commérages. Mais ce qui est
réellement imprévisible vient ensuite et je fus trop ravi de cheminer, voyant
le film, de surprise en surprise, pour vendre la mèche, aujourd’hui que je sais
de l’intrigue les tenants et les aboutissants.
Journal du Festival de Cannes 1956 209

Voici venir le temps des surprises : j’attendais un film français de plus, à


mi-chemin entre l’obscure qualité et le plus clair commerce ; au lieu de quoi
je « découvre », pour ainsi dire, Julien Duvivier, l’homme et le cinéaste,
dans un seul film.
Julien Duvivier a tourné cinquante-sept films. J’en ai vu vingt-trois et j’en
ai aimé huit. De tous, Voici le temps des assassins me semble le meilleur, celui
dans lequel on peut sentir sur tous les éléments – scénario, mise en scène,
jeu, photo, musique, etc. – un contrôle qui est celui d’un cinéaste parvenu à
une totale sûreté de lui-même, et de son métier.
Un critique, fût-il de combat, n’a pas à juger les scénarios, ni à les refaire,
mais à les comparer à ce qu’ils furent idéalement, à les confronter avec les
intentions des auteurs.
Le scénario de Voici le temps des assassins (« voici » est appelé à dispa-
raître1) est pratiquement irréprochable dans sa construction comme dans sa
conception. Si j’étais espagnol, je dirais qu’il est inaméliorable. Par ailleurs,
il n’est pas plus malsain qu’un roman de Zola par exemple. Seul le regard
d’un cinéaste, regard qui s’exprime en termes de mise en scène, décide de la
valeur morale d’un film.
Or, le regard de Duvivier est évidemment pur jusqu’à la naïveté ; un brave
homme nous parle du mal et sa peinture, fraîche encore, est en deçà, bien
sûr, de la vérité.
Enfin, pour qui aime fortement le cinéma, pour qui aime retrouver dans
un film amoureusement réalisé, un plaisir identique de la part des auteurs,
il n’est rien de plus grisant que cette complicité qui traverse l’écran, ce
clin d’œil professionnel qui est ainsi adressé directement du réalisateur au
consommateur.
Maurice Bessy, coscénariste ; Armand Thirard, chef opérateur et Jean Wie-
ner, musicien, ont donné ici, véritablement, le meilleur d’eux-mêmes, sans
oublier Jean Gabin (mieux que « égal à lui-même »), Danièle Delorme, cette
fois excellente, et Gérard Blain, parfait dans le rôle le plus difficile.
f.  t.

Journal du Festival de Cannes 1956


Arts no 566, 2‑8 mai 1956

Lundi 23 avril
En sautant lestement du train de nuit sur le quai de la gare de Cannes, le
jeune critique peut mesurer le fossé qui sépare un obscur petit journaliste

1.  Le titre original a été conservé.


210 Chroniques d’Arts-Spectacles

spécialisé d’une vedette adorable dont il pourrait néanmoins être le frère


aîné : douze photographes flashent Brigitte Bardot à tire-larigot.
Le IXe  Festival du film de Cannes, qui précède de peu le IIIe  Congrès
du sucre de canne et le départ en croisière d’Ali Khan, s’ouvre, ici bien sûr,
aujourd’hui évidemment.
Le jury, car il y a un jury, comprend dix jurés qui jurent de ne pas s’injurier
injustement et de garder le secret quant aux délibérations, leurs fluctuations et
leurs revirements. Parmi les noms que l’on a plaisir à citer : Otto Preminge, qui
sait reconnaître un bon film puisqu’il en tourne un par an, Louise de Vilmorin,
qui a de la fantaisie à revendre, et Henri Jeanson1, qui a vendu la sienne depuis
longtemps, Arletty, qui créera l’atmosphère, Roger Régent, qui défendra le point
de vue de la jeune critique, et Serge Vassiliev, qui est le réalisateur de Tchapaïev
et dont Jacques Audiberti2 se plairait à remarquer qu’il rime avec Prokofiev.
Marie-Antoinette, reine de France, film français de Jean Delannoy, dont il
doit être question par ailleurs, a été choisi pour la soirée d’inauguration. Il faut
rappeler que ce film a été sélectionné par l’opération du Saint-Esprit et que,
tout d’abord invité, il se trouve participer à la compétition bien que n’ayant
aucune chance de recevoir un prix. En dépit des efforts de Rodolphe-Maurice
Arlaud 3 qui, dans le bulletin du festival, expliquait d’avance pourquoi Marie-
Antoinette est un grand film, cette fresque historique haute en couleur déçut.
Les étrangers consolaient les Français : « Allons, nous savons bien que vous
gardez le meilleur pour la fin. » Quant à Jean Cocteau, il avoua, en privé,
préférer l’Ami Zamor 4 de Madame du Barry.

Mardi 24 avril
Le Christ en bronze 5 est un film japonais que je recommande à votre abs-
tention. Parmi les éléments décisifs dans mon appréciation d’un film, la vérité

1.  Écrivain, scénariste et dialoguiste français (1900‑1970), et cette année-là membre du jury des
longs métrages au Festival de Cannes.
2.  Homme de théâtre, romancier et essayiste français (1889‑1965). Pendant la guerre, Truffaut avait
été un lecteur assidu de l’hebdomadaire Comœdia, où Audiberti écrivait régulièrement sur les films
et le théâtre. Le 26 mai 1954, il lui proposa de tenir une rubrique, « Le Billet d’Audiberti », dans les
Cahiers du cinéma  : « … une sorte de “Chronique perpétuelle de la femme au cinéma” à partir
de réflexions que vous inspirent les actrices ou les héroïnes des films que vous voyez ? » Audiberti
accepta aussitôt et écrivit pour les Cahiers entre juillet  1954 et avril  1956. Après le passage de
Truffaut à la réalisation, Audiberti écrivit un article élogieux sur Les Mistons (1957) puis Les Quatre
Cents Coups (1959), et le remplaça comme envoyé spécial d’Arts au Festival de Cannes. Le cinéma
de Truffaut contient une série de clins d’œil au romancier : il baptise la comédienne de Tirez sur
le pianiste Marie Dubois (Gallimard, 1952), roman qu’on brûle dans Fahrenheit 451, on aperçoit
l’hôtel Monorail (Egloff, 1947) dans La Sirène du Mississippi, etc.
3.  Pseudonyme de Jean Pelleautier (1911‑2002), critique de cinéma (La Revue de l’écran, Combat),
scénariste et dialoguiste français d’origine helvétique. Il est le père du décorateur Yan Arlaud (né
en 1956) et le grand-père du comédien Swann Arlaud (né en 1981).
4.  Zamor (1762‑1820), jeune Sidi né au Bengale. Capturé par des négriers anglais, il fut vendu au
roi Louis XV, qui l’offrit à sa favorite, Jeanne du Barry.
5.  Seido no Kirisuto de Minoru Shibuya (1956), qui ne semble pas avoir été distribué en France.
Journal du Festival de Cannes 1956 211

des sentiments, des mots, des gestes et des attitudes, vérité qui trouve son
expression dans l’exactitude, la précision et l’invention du jeu des acteurs,
n’entre pas pour peu. C’est pourquoi les films japonais me déroutent et
paralysent mon jugement puisqu’un acteur nippon crie justement là où rit
un acteur occidental ; il faudrait connaître la règle du jeu et l’on ne peut
comprendre un roman écrit dans une langue étrangère. Je ne sortirai pas
de là. Bien sûr que les trouvailles, l’inattendu et le pittoresque du cinéma
japonais charment, mais qui nous dit qu’il n’y a pas de vulgarité ou poncif
quand nous croyons déceler raffinement et rareté ? Seuls les vrais amateurs
de films américains peuvent les apprécier, chacun pour ce qu’il vaut. De
même, il faudrait voir toute la production japonaise pendant trois ans avant
de s’y retrouver. De l’avis même des spécialistes, Le Christ en bronze n’est
pas un très bon film.
L’Othello soviétique de Sergueï Ioutkévitch est une œuvre vulgaire, laide
et totalement dénuée de style, de poésie et de folie. L’esthétique du film
évoque infailliblement celle des bandes publicitaires projetées à l’entracte,
enlaidies encore par les lumières dans la salle. Si vous gardez un souvenir
des films publicitaires consacrés à la Martinique où la canne est plantée :
« C’est à la Martinique que le bon rhum est né », ou d’autres montrant
des négresses en turban épluchant des bananes, vous avez vu cet Othello
qui multiplie les emprunts à celui d’Orson Welles et aux derniers chefs-
d’œuvre d’Eisenstein. Le monsieur qui est Othello et que l’on espérerait
noir ou bronzé et crépu nous offre à contempler une face lunaire et amai-
grie, constamment bleutée, surmontée d’une chevelure qui change de cou-
leur à chaque plan. Cet Othello que l’on voulait saignant, Ioutkévitch nous
l’apporte bleu !

Mercredi 25 avril
Le Film français et La Cinématographie française 1 publient ici, pendant toute
la durée du festival, une édition quotidienne qui nous est automatiquement
servie avec le petit déjeuner. Des personnalités diverses, que le sens de l’hu-
mour n’étouffera pas de sitôt, s’y essaient à la littérature avec une solennité
qui n’exclut pas la drôlerie. À l’intention des lecteurs d’Arts qui n’auront
jamais l’occasion d’avoir entre les mains ces pièces de collection, j’ai constitué
un petit spicilège :
Docteur Bonhomme  : « … Ainsi, quand flottent au fronton du Palais
les immenses drapeaux des quarante nations participantes, Cannes devient
pendant trois semaines vraiment le cœur du monde. »

1.  Le Film français (créé en 1944), La Cinématographie française (1918‑1966) ; ces deux hebdoma‑
daires corporatifs fusionneront en 1966.
212 Chroniques d’Arts-Spectacles

Pierre Cabaud : « C’est encore une raison valable mais à tout phénomène,
aussi complexe soit-il, on trouve toujours une explication. »
Pierre Leprohon  : « Parce qu’il est un homme d’avant-garde, Marcel
L’Herbier consacre surtout aujourd’hui son activité à la télévision. »
Charles Delac : « Pour ceux qui le pratiquent, le cinéma est une maîtresse ;
une maîtresse attachante, exigeante et folle que l’on aime et que l’on déteste
à la fois, mais dont on ne peut jamais se séparer. »
Francis Bolen : « En participant au Festival de Cannes, le cinéma belge
espère faire apprécier son potentiel de talents. »
Félix de Vidas : « Qu’il soit japonais, suédois, américain, italien, français
ou de toute autre nationalité, l’exploitant qui passera le film que vous avez
primé sera très heureux d’inscrire sur sa façade, en lettres lumineuses : Grand
Prix du Festival de Cannes 1956. »
Maurice Lemaire : « En souhaitant la bienvenue aux hôtes de la France
sur le rivage de cette mer qui a brillé d’anciennes civilisations, il est bon de
s’interroger une fois de plus sur le sens de ces rencontres et sur les bienfaits
qu’on en peut tirer. »
Marcel L’Herbier : « Ce que je tiens à préciser déjà, c’est qu’il n’y aura
pas, autour de ces questions, de palabres inutiles, de discours sans effets. Nous
parlerons pour dire quelque chose. »

Un petit carrousel de fête, film hongrois écrit et réalisé par Zoltan Fabri,
metteur en scène de théâtre dont c’est le troisième film, constitue réellement
une révélation en même temps que le premier film digne d’être projeté ici.
Je me méfie de « l’optique de festival » qui abuse plus d’un bon critique
et couronne un Marty 1, mais je serais bien surpris qu’une seconde vision, à
Paris, de ce film me démentît. Le sujet est des plus classiques, moins enrobé
de coopérative agricole qu’il n’y paraît à lire le scénario, cornélien si l’on
veut : le papa fermier de Marika la fiance automatiquement à un moustachu
du genre Blavette dans Toni, peloteur avant le faire-part ; Marika préfère et
de très loin un jeune garçon qui croit à la coopérative dur comme fer. Le jour
des fiançailles, il vient mettre les pieds dans le plat, invite l’aimée à danser
et la scène qui suit est l’une des plus remarquables que je connaisse, géniale
par la technique, érotique et pathétique, d’une habileté, d’une intelligence
et d’une sensibilité stupéfiantes. L’ensemble du film, son style de gravure à
la plume du siècle dernier font penser aux Griffith campagnards. Humour,
tendresse, spontanéité, tout cela fait de ce film un petit chef-d’œuvre et de
Zoltan Fabri un auteur de films dont on aimerait voir les productions passées
et futures.
Les journaux de Paris arrivent ici avec le retard normal. Je suis stupéfait

1.  Film de Delbert Mann, qui remporta la Palme d’or au Festival de Cannes 1954.
Journal du Festival de Cannes 1956 213

de lire sous la plume de plusieurs confrères des éloges de Marie-Antoinette


qu’aucun d’entre eux n’aima, à l’exception de Rodolphe-Maurice Arlaud
et de Steve Passeur1. J’approuve ce dernier de faire croire à ses lecteurs
que la projection fut un triomphe ; j’admets la mauvaise foi lorsqu’il
s’agit de défendre efficacement une œuvre que l’on admire, mais ce qui
me gêne et me trouble, c’est de voir que le standing d’un film comme
Marie-Antoinette, reine de France lui assure la bénédiction des critiques de
quotidien, à l’exception de quelques-uns. J’apprécie davantage le fait que
les rédacteurs d’Arts ne soient soumis à aucune contrainte publicitaire
ou autre.

Jeudi 26 avril
Le grand événement de ce festival est la présence de Kim Novak. Nous
avons déjà eu l’occasion ici de chanter les louanges de cette jeune personne
en rendant compte de Phfft 2 et de Pushover 3. Elle tient le rôle principal de
l’extraordinaire film d’Otto Preminger : L’Homme au bras d’or, que j’ai eu la
chance de voir avant de quitter Paris.
Imaginez l’érotisme de Marilyn Monroe avec le prestige de Lauren Bacall ;
elle est intelligente, cultivée et peu farouche. Le déclic des appareils photo
la meuvent. C’est-à-dire que, sans la diriger aucunement, on peut prendre
d’elle dix poses en dix secondes. Comme elle est très liante et affectueuse,
un monsieur de la Columbia ne la quitte pas d’une semelle. Ce n’est pas
elle qui enrichira les marchands de frivolités car son ascèse vestimentaire est
bien connue, visible à l’œil. Elle ne peut mettre le nez dehors sans se faire
assaillir par trois cents garçons et filles qui ne l’ont jamais vue sur un écran.
Qui blâmerait qui ? Kim aimée n’a rien d’un nanouk4 et l’on ne vit jamais
un corps féminin évoquer si lointainement l’esquimau glacé des entractes. Et
pourtant, du Méditerranée au Miramar en passant par le Carlton, on n’entend
plus que « Demandez Kim ! Demandez Kim ! ». Mais Kim ne doit pas nous
faire oublier qu’il y a des films à voir et qu’il faut les voir sous peine de devoir
en parler sans les avoir vus, ce qui devient une habitude. Un jour ou l’autre,
on vous demande (n’est-ce pas Henri Jeanson ?) de faire partie d’un jury et
l’on souffre alors de voir les films avant de les juger.

1.  Pseudonyme d’Étienne Morin (1899‑1966). Dramaturge et scénariste français, Steve Passeur fut
aussi critique de cinéma, de théâtre ou de sport (Le Crapouillot, L’Ordre, L’Aurore…). Au cinéma,
il est surtout connu pour ses collaborations avec Abel Gance, Marcel L’Herbier et Jacques de
Baroncelli.
2.  Phfft de Mark Robson (1954), film auquel Truffaut a consacré une critique dans Arts no 500,
26 janvier-1er  février 1955.
3.  Du plomb pour l’inspecteur de Richard Quine (1954), film auquel Truffaut a consacré une critique
dans Arts no 505, 2‑8 mars 1955.
4.  Jeu de mots avec le nom de la comédienne Anouk Aimée et Nanouk l’Esquimau, le film de
Robert Flaherty.
214 Chroniques d’Arts-Spectacles

La Fille en noir, film grec de Michael Cacoyannis, est un mélodrame éro-


tique et sentimental sans grand intérêt, quoique se laissant voir. Le film indien
– et hindou – Héritage moral 1 est le plus mauvais que nous ayons vu depuis
le début et L’Affaire Protar, film roumain d’Haralambie Boros, n’offre qu’un
intérêt tout à fait limité et local.
C’est triste à dire mais c’est ainsi : nous sommes plusieurs à attendre impa-
tiemment un film américain comme un automobiliste, après s’être grisé pen-
dant deux cents kilomètres de plaines et de montagnes, commence à espérer
la grande ville où l’attendent l’hôtel, les larges avenues, les maisons, la foule
des passants, le restaurant, la chambre d’hôtel, un bon lit pour la nuit : tout
le confort de la civilisation.
La revanche de l’Occident est pour demain.
françois truffaut

Journal du Festival de Cannes 1956 :


une histoire de fous
Arts no 567, 9‑15 mai 1956

Lundi 30 avril
Après quelques jours de sage mise en route, le festival prend enfin son
aspect délirant. Il y a, participant à la compétition, deux ou trois films par jour
et trois courts métrages, soit cinq ou sept heures de projection. Cela suffit à
occuper un critique, compte tenu du temps passé à écrire, à manger et à dor-
mir, à condition d’éviter soigneusement les cocktails, réceptions, conférences
de presse et parlotes officielles.
Le drame, ce sont les films projetés hors festival. Ils sont de plus en plus
nombreux à mesure qu’approche la date du départ et souvent meilleurs que
les candidats officiels. Je citerai cinq films français vus ou revus ici et qui
eussent mieux représenté la France que Marie-Antoinette, reine de France. Ce
sont : Voici le temps des assassins de Julien Duvivier, Les Assassins du dimanche
d’Alex Joffé, Cela s’appelle l’aurore de Luis Buñuel, Don Juan de John Berry
et Des gens sans importance d’Henri Verneuil.
Ces six films racontent tous une histoire, quatre constituent des sujets
originaux et les deux autres sont adaptés d’Emmanuel Roblès et de Serge
Groussard2. C’est pourquoi Roger Régent a bonne mine quand il parle de la
crise du scénario sur seule foi de la sélection française composée, comme on

1.  Shevagyachya Shenga de Shantaram Athavale (1955).


2. Respectivement Cela s’appelle l’aurore et Des gens sans importance.
Journal du Festival de Cannes 1956 : une histoire de fous 215

sait, de deux documentaires : Le Mystère Picasso 1 et Le Monde du silence 2, ainsi


que d’un film historique, Marie-Antoinette, reine de France.
Tout cela confirme l’incompétence de la commission de sélection aux yeux
de qui le « film de festival » est un produit incolore, inodore et sans saveur,
particulièrement point trop sérieux ni grave car enfin le festival est « mon-
dain », point trop léger ni drôle car « on n’est pas là pour s’amuser », mais
Jacques Tati a écrit là-dessus ce qu’il fallait et mieux que moi 3.
Bousculé, essoufflé, sollicité par trois films projetés dans la ville à la même
heure, récoltant sa provision d’images pendant dix ou douze heures de pro-
jection quotidiennes, un critique se trouve bientôt placé devant ce dilemme :
voir les films ou écrire sur eux.
J’exagère un petit peu et il est possible, en sacrifiant quelques bandes de
second ordre, en réduisant les heures de sommeil, en mangeant sur le pouce
et en se déplaçant au pas de gymnastique, d’arriver à faire son métier hon-
nêtement et même à s’offrir le luxe d’aller voir, dans un petit cinéma, un
merveilleux CinémaScope de Fritz Lang inédit à Paris : Les Contrebandiers
de Moonfleet 4.
Les mouettes meurent au port, film belge signé de trois noms : Rik Kuypers,
Ivo Michiels et Roland Verhavert, est le type même du film avant-gardiste,
conçu, produit, réalisé et distribué grâce à une série de malentendus.
Influences et références s’y multiplient avec un foisonnement d’inventions
et de bizarreries dans le scénario comme dans la mise en scène, avec des
recherches plus ou moins heureuses et plus ou moins contradictoires, mais
l’ensemble fait penser à certains petits films sympathiques tels qu’Un homme
à détruire 5, Les Quatre Jeudis 6, Menace dans la nuit 7, car il n’y a là aucune
astuce, un sens des affaires déplorable, une maladresse de tous les instants et
de toutes les images. Ce film, dont l’ingénuité provoquerait le fou rire dans
une salle des Champs-Élysées, est parfaitement à sa place dans un festival,
ne serait-ce que pour nous avoir appris qu’il existe en Belgique trois sympa-
thiques cinéastes aux grandes espérances.
Par contre, Une femme en enfer de Daniel Mann n’avait rien à faire ici étant
un film publicitaire, c’est-à-dire produit avec les bénéfices des ligues anti-
alcooliques. Si le distributeur avait eu plus de jugeote, il aurait coupé la fin au

1.  D’Henri-Georges Clouzot.


2.  De Jacques-Yves Cousteau et Louis Malle.
3.  Bulletin quotidien du festival, 3 mai 1956.
4.  Ce film sortira en France le 16 mars 1960.
5.  Imbarco a mezzanotte de Joseph Losey et Andrea Forzano (1952).
6.  Truffaut glisse ici un projet qui lui est beaucoup plus personnel. En 1955, Charles Bitsch, Claude
Chabrol, Jacques Rivette et lui-même ont écrit un scénario original, Les Quatre Jeudis. Rivette,
qui devait le réaliser, confiera plus tard qu’ils l’avaient clairement conçu comme « une mixture de
policier, de récit psychologique et de film d’atmosphère » pour appâter les producteurs (Télérama
no 637, 1er  avril 1962). Mais le projet n’a jamais vu le jour.
7.  He Ran All the Way de John Berry (1951).
216 Chroniques d’Arts-Spectacles

lieu d’ôter spécialement pour le festival tout un épisode qui montrait Richard
Conte sadique qui contraint sa femme à participer à des parties orgiaques.
On voit sans déplaisir Plus dure sera la chute, film américain de Mark Rob-
son, film contre les gangs qui « supervisent » la boxe, mais cette œuvrette
tuméfiée ne gagne pas à cheminer dans la pensée après la projection. Un de
ces films qui vous lancent un seau d’eau à la figure ; cela secoue et rafraîchit :
vous en redemandez, il n’y a plus qu’un seau vide.
Le Cheminot 1 de Pietro Germi consacre officiellement le divorce entre le
public et la critique. Un bambin malicieux y fait des mines telles que toute la
bande sonore fut couverte par les applaudissements du public cannois. Or,
ce gosse ingénu et spontané comme le pape serait indiscutablement mieux
à sa place dans la ménagerie de Walt Disney. Il y avait ce soir dans la salle
plusieurs bourreaux d’enfants en puissance.
De Nuit et Brouillard d’Alain Resnais, il est bon de parler chaque fois que
l’occasion s’en présente. On sait que ce moyen métrage en couleurs est une
méditation sourde et interrogative sur les camps de concentration. Le travail
de Resnais à partir de documents réels fut de leur ôter toute leur théâtralité
macabre, leur horrifiant pittoresque, afin que le spectateur puisse réagir avec
son cerveau plutôt qu’avec ses nerfs. C’est le contraire de ces films dont on
dit qu’on se sent meilleur après les avoir vus.

Mercredi 2 mai
L’art égyptien, visage et membres de profil et le corps de face, n’est pas
bégueule. La Sangsue 2 ne conte que l’histoire d’un étudiant qui se fait déniaiser,
accaparer, maigrir et débaucher entre les bras de sa logeuse, véritable sangsue
qui, lorsqu’il ne glapit pas de désir, vocifère, injurie, crache, hurle et sème la
terreur par tout Le Caire. Les sentiments ici sont liés étroitement au physique,
au point que La Sangsue est le seul film à tenir compte de ce fait reconnu que
l’amour fait maigrir. Mise en scène correcte, jeux convaincus et convaincants.
La Sangsue est un film d’idées cocasses et débordantes de vie. Le personnage
principal a d’Alex D’Arcy 3 l’expression satisfaite et rêveuse de la béatitude.
D’ailleurs, ce festival est celui des ressemblances. Comme le personnage des
Mouettes meurent au port ressemblait à Boris Vian dans l’exacte mesure où
Boris Vian ressemble à Marlon Brando, Pietro Germi, réalisateur et interprète
du Cheminot, est le sosie d’André Parinaud 4, dont il a la fixité du regard et le
faciès volontaire.

1.  Il ferroviere, sorti en France sous le titre : Le Disque rouge (1956).


2.  Chabâb Imra’ah de Salah Abou Seif (1956).
3.  Alexander Sarruf, dit Alexander (ou Alex) D’Arcy (1908‑1996), comédien égyptien « découvert »
dans Le Jardin d’Allah de Rex Ingram (1927).
4.  Journaliste et écrivain, rédacteur en chef d’Arts (1924‑2006).
Journal du Festival de Cannes 1956 : une histoire de fous 217

Jeudi 3 mai
À la sortie de L’Homme qui en savait trop, dernier film d’Alfred Hitchcock,
j’ai entendu distinctement Otto Preminger murmurer à l’oreille de Louise de
Vilmorin : « Allez ! C’est bien Alfred le plus fort ! »
Dans ce film de Bernard Herrmann1, il joue un grand rôle et Bernard Herr-
mann lui-même un petit rôle2. Alfred Hitchcock, si un homme en savait trop,
c’est bien lui, se penche sur son passé anglais avec un suspense symphonique
qui ressemble aux Fritz Lang allemands. Scénario absurde aux péripéties
arbitraires où, en plein cœur des situations cocasses, des détails d’une vérité
déchirante, lorsque James Stewart, qui incarne un médecin, avant d’apprendre
à sa femme, Doris Day, que leur enfant a été kidnappé, la force à avaler une
forte dose de somnifères. Il y a là une idée d’une très grande force humaine
et dramatique.
Mais il y aurait trop de choses à dire sur ce film qui a soulevé tant de
commentaires passionnés ; les metteurs en scène sont enthousiastes : Henri-
Georges Clouzot, Carlo Rim, Mark Robson… Les critiques sont partagés,
comme d’habitude.

Vendredi 4 mai
Les Cahiers du cinéma, dont la prodigalité est bien connue, offrent un
déjeuner à la campagne. Comme l’esprit vient en mangeant, voici quelques
répliques fidèlement transcrites, fraîches cueillies au hasard des conversations.
Françoise Fabian : « Quand je suis sortie de La Fureur de vivre, j’aurais
donné ma vie pour sauver James Dean. »
Mme René Clément 3 : « L’ennui, avec les films d’Hitchcock, c’est qu’on
ne peut y dormir : il y a toujours un coup de feu qui vous réveille, et quel
mauvais film que cet Homme qui en savait trop. »
Claude Mauriac : « Si l’on n’aime pas Monsieur Ripois, on est un mauvais
critique. »
Moi : « Alors je suis un mauvais critique ! »
Claude Mauriac : « Il est le plus grand metteur en scène au monde. »

1.  Compositeur et chef d’orchestre américain (1911‑1975), auteur de musiques de films, entre autres
pour Orson Welles (Citizen Kane, La Splendeur des Amberson) et Alfred Hitchcock (Vertigo, La
Mort aux trousses, Psychose, Les Oiseaux, etc.). Truffaut lui commandera la partition de ses films
Fahrenheit 451 (1966) et La mariée était en noir (1967). Par ce faux lapsus, Truffaut veut sans doute
signifier le rôle dramaturgique de la musique d’Herrmann dans L’Homme qui en savait trop. Celui
qui « joue un grand rôle » semble désigner Hitchcock lui-même, incarné symboliquement à l’écran
par le deus ex machina du suspense, le joueur de cymbales. Dans leurs futurs entretiens, Truffaut
fera d’ailleurs remarquer que, pour interpréter ce rôle, il avait choisi un comédien qui lui ressemblait
étrangement (Hitchcock/Truffaut, op. cit., p. 195).
2.  Celui du chef d’orchestre du Royal Albert Hall, à la tête de l’Orchestre symphonique de Londres.
3.  Bella Clément, costumière française (Plein Soleil, 1960).
218 Chroniques d’Arts-Spectacles

Mme René Clément : « Hitchcock ? Vous voulez rire, mon cher Claude ! »


Claude Mauriac : « Je parlais de René ! »
Mme René Clément : « Ah ! oui, René… Enfin, en Europe… parce que
les autres… Il y en a certains… Enfin, je ne devrais rien dire… Il y a des
journalistes et ils répètent tout. Seulement voilà, j’ai bu un peu de vin. Alors
votre Hitchcock et les autres… Ripois est le plus grand film de René. Je ne
devrais pas dire cela, mais tant pis. »
Nicole Berger : « Enfin, c’est un très beau film. »
Mme René Clément : « Ah oui, vous trouvez aussi ? »
Nicole Berger : « Je parlais de L’Homme qui en savait trop… »

Samedi 5 mai
Le Mystère Picasso est à la fois plus beau que ce que l’on attendait et fort
décevant par ailleurs. C’est un film admirable par la matière, mais tiraillé
de plusieurs côtés et qui souffre certainement d’avoir été produit dans les
conditions d’un film commercial et avec un budget de quarante-six millions.
Clouzot, pour toucher plus sûrement le public, a dû faire des concessions
dont certaines risquent d’être fatales au film  : par exemple l’accélération
imperceptible, inavouée, dans l’exécution de plusieurs dessins, choquera les
peintres et ils auront raison. C’est surtout à cause de la musique de Georges
Auric1, que le public n’est pas fasciné par le film comme il le devrait. Il faudra
reparler plus longuement de ce film, qui sera plus controversé lors de sa sortie
parisienne qu’ici où la muflerie de certains spectateurs quittant la salle pen-
dant la projection exigeait que l’on prît d’emblée une position sans nuance.
Le Ballon rouge, second film d’Albert Lamorisse, réalisateur de Crin-Blanc,
dure trente-cinq minutes et a coûté 35 millions. D’une exécution extraordi-
naire quant à la couleur, le scénario est inadmissible pour les enfants, stupide
pour les adultes et ne comblera guère que Marie-Chantal et ses amies.
Sourires d’une nuit d’été, d’Ingmar Bergman, est le film le plus scabreux du
festival. Quatre hommes et quatre femmes poussent si loin les raffinements
amoureux que les couples finalement se reconstituent comme ils auraient
du l’être avant que le film commence et en dépit des conventions sociales.

1.  Compositeur français (1899‑1983), membre du groupe des Six, auteur notamment de musiques
de films pour Jean Cocteau (Le Sang d’un poète, La Belle et la Bête, Orphée), Max Ophuls (Lola
Montès) et Jules Dassin (Du rififi chez les hommes). Associant castagnettes, percussions africaines
et ensembles de cuivres, sa composition pour Le Mystère Picasso fut sévèrement critiquée. Bazin
évoqua « l’inadmissible musique d’Auric » (Cahiers du cinéma no 60, juin  1956), Doniol-Valcroze
« l’indéfendable musique d’Auric » (France-Observateur, 10  mai 1956) et Truffaut, dans un autre
article, parle d’un « vacarme populaire consternant de banalité tonitruante » (Le Temps de Paris
no 14, 4 mai 1956). Quelques rares critiques, dont Claude Mauriac, prirent sa défense, parlant d’une
musique « brillante, généreuse, intelligente, cherchant à rejoindre, sinon à égaler avec ses moyens
propres, l’invention sans cesse renouvelée et toujours surprenante du génie » (Le Figaro littéraire,
12 mai 1956).
Festival de Cannes : un palmarès ridicule 219

Mais, selon moi, le meilleur film du festival, quoique ne participant pas à la


compétition, est Monsieur Arkadin, d’Orson Welles. « Dossier secret » d’une
fantaisie et d’une intelligence telles que la pauvreté des moyens n’altère en
rien notre plaisir. « Folie sœur de génie », disait Charlie Chan1. Monsieur
Arkadin est tout cela : fou, génial, drôle, profond, délirant, échevelé, bref un
vrai film 1956 qui respire la liberté à pleins poumons et dont je reparlerai plus
longuement dès que possible.
françois truffaut

Festival de Cannes : un palmarès ridicule


Arts no 568, 16‑22 mai 1956

On peut mécontenter tout le monde et son père. Le jury de ce IXe Festival


de Cannes a accompli cette prouesse. Au sein de cette brochette d’élites que
constitue automatiquement un jury, il y avait une autre élite sur laquelle nous
comptions : Louise de Vilmorin, Arletty, Otto Preminger, Henri Jeanson et
Sergueï Vassiliev, qui ne sont dénués ni de goût ni d’intuition, ni d’intelli-
gence ni d’esprit, oh que non !
L’avant-garde s’est laissé déborder par la vieille garde, l’esprit Châtelet a
triomphé de l’esprit NRF et tout est perdu, y compris l’honneur, car, lors-
qu’un jury à majorité française décerne les trois plus grands prix à des films
français, il y a du chauvinisme dans l’air.
M. Maurice Lehmann2, lorsque lui échut la présidence du jury, télégraphia
à un vieil ami producteur : « Pierrot 3, mon vieux. Stop. Arrive de suite pour
donner coup de main. Stop. Suis noyé complètement. Bien à toi. Momo. »
Ce n’est pas blasphémer que de remarquer que Le Monde du silence et
Le Mystère Picasso 4 ne sont ni joués ni mis en scène et que l’imagination et
l’invention n’y ont de part qu’indirecte.
Pour le profane, la qualité d’une mise en scène est fonction du nombre de
figurants et celle d’une interprétation s’évalue par la démesure de la « com-
position ». En attribuant le Prix de la mise en scène à Othello, M. Maurice

1.  Personnage de détective américain d’origine chinoise créé en 1925 par le romancier américain
Earl Derr Biggers (1884‑1933). À l’écran, il fut successivement incarné par Warner Oland (1931‑1938),
Sidney Toler (1938‑1946), Roland Winters (1947‑1949) et Peter Ustinov (1921‑2004).
2.  Acteur, metteur en scène et producteur français (1895‑1974). Il dirigea le théâtre du Châtelet
(1929‑1965), où il lança la mode des comédies musicales et opérettes à grand spectacle : L’Auberge
du Cheval-Blanc (1948), Le Chanteur de Mexico (1951), Méditerranée (1955) ou encore Monsieur
Carnaval (1965).
3.  Il s’agit sans doute du producteur français Pierre Braunberger (1905‑1990).
4.  Deux des trois films français primés cette année-là au Festival de Cannes, respectivement Prix
du festival et Prix du jury ; le troisième est Le Ballon rouge d’Albert Lamorisse, Palme d’or, section
court métrage.
220 Chroniques d’Arts-Spectacles

Lehmann montre assez qu’il confond la Méditerranée roucoulée à son Châ-


telet et celle qui vient mourir aux marches du palais du festival. Le jury 1956,
qui donne le Prix d’interprétation à Susan Hayward parce qu’elle interprète
– fort mal d’ailleurs – une ivrognesse dans Une femme en enfer 1, fait preuve
de la même cécité que celui de Cannes 1946 en couronnant Ray Milland
pour The Lost Weekend 2. Les poivrots éloquents ont ceci en commun avec les
cocus éloquents qu’ils sont toujours couronnés, comme par compensation
ou par compassion.
Pour résumer les reproches faits par l’ensemble des festivaliers à ce palma-
rès, nous dirons que le jury a ménagé la chèvre et le navet au détriment de
nos chouchous, qu’il nie le cinéma pensé, écrit, joué et mis en scène, accré-
ditant ainsi la stupide légende de la crise de scénarios, qu’il a trop desservi la
France en la servant trop bien et enfin qu’il a oublié trop de noms célèbres
ou célèbres demain : Alfred Hitchcock, Vittorio De Sica, Alain Resnais, Oskar
Werner, Gloria Grahame, Humphrey Bogart, Rod Steiger et Mari Töröcsik.
Le Poème pédagogique 3, dont je ne citerai charitablement aucun des respon-
sables, est un film russe dont j’ai réussi à effacer les images de mon esprit ;
Poème démagogique eût mieux convenu. Même topo en ce qui concerne
L’Abandon à la nuit, réalisé par le Bardem anglais : Lee Johnson. Diana Dors
ressemble à ce que peut voir Marilyn lorsqu’elle se regarde à la foire du Trône
devant un miroir déformant. Il y a beau temps que le cinéma anglais a subi
le sort de Carthage, et quelle tristesse si l’on songe aux millions de livres
englouties par Arthur Rank 4 dans la publicité de films qui n’existent pas et
de vedettes dont il est impossible de retenir les visages. Malaise en Malaisie !
L’homme au gong de cuivre5 sonne le glas d’un cinéma qui a eu le tort de
vouloir nous montrer la vie sous l’angle terre à terre.
La Mère de Mark Donskoï est le remake, très supérieur, du film de Pou-
dovkine6. Il n’y a plus ici d’effets faciles et de montage arithmétique, mais
une œuvre dense, pleine, sensible, lyrique et dotée de ce qui manque le plus
à la production soviétique : la sincérité. Maxime Gorki fut mieux servi que
Shakespeare7.
Talpa, méchante bande mexicaine d’un Alfredo B.  Crevenna de sinistre
mémoire, est le type même du film qui serait refusé à la Biennale de Venise,

1.  I’ll Cry Tomorrow de Daniel Mann (1955).


2.  Le Poison de Billy Wilder (1945).
3.  Pedagogicheskaya poema d’Aleksei Maslyukov et Machislava Mayevskaya, d’après l’œuvre d’An‑
ton Makarenko (1955).
4.  Joseph Arthur Rank (1888‑1972), producteur de cinéma britannique, fondateur de la Rank Orga‑
nisation, société anglaise spécialisée dans l’industrie du divertissement.
5.  Le générique de la Rank Organisation présentait un homme musclé frappant un énorme gong
de cuivre.
6.  La Mère, de Vsevolod Poudovkine (1926).
7.  Pour Truffaut, le film de Mark Donskoï, adapté du roman éponyme de Gorki, aurait sans doute
mérité le Prix de la mise en scène attribué à l’Othello de Sergueï Youtkevitch.
Festival de Cannes : un palmarès ridicule 221

dont les responsables ne s’occupent pas exclusivement des vedettes, du cham-


pagne, et de faire mousser les deux. Une étiquette commode s’impose : por-
nographie mystique. Est-il nécessaire d’indiquer que les catholiques et les
érotomanes sont, ici, également trompés dans leur attente ?
Une seconde vision d’Un petit carrousel de fête, film hongrois de Zoltán
Fábri, fortifie mon impression première  : voilà le Grand Prix qui s’impo-
sait. Voilà mon Grand Prix, si M. Favre Le Bret1 avait eu la sagacité de me
nommer président du jury avec pouvoir absolu. Un autre, qui ne se prend
pas pour n’importe qui, est l’auteur d’un film d’exploration truqué  : Sept
Ans d’aventures au Tibet 2. On le voit sur l’écran, filmé en 35 mm, éclairé par
un ou deux projecteurs puissants, assis dans un somptueux living-room ; un
esclave lui amène un petit paquet qu’il ouvre : c’est une caméra 16 mm. Et le
texte dit en substance : « J’étais prisonnier et ne pouvais quitter cette pièce.
Un jour, on m’apporta un paquet. Je n’avais jamais vu une caméra de ma
vie ! » Si la réalité, souvent, dépasse la fiction, la réalité fictive dépasse l’une
et l’autre toujours ! Auprès de Sept Ans d’aventures au Tibet, dont Arts dénon-
cera minutieusement l’imposture en temps voulu, Continent perdu paraît un
chef-d’œuvre de probité…
C’est à l’éloquente autorité d’André Bazin que Pather Panchali 3 doit le
« Prix du meilleur document humain ». Ce film indien, un peu trop occi-
dental à mon goût par sa facture et son esprit, n’en méritait pas moins son
prix par l’intelligence déployée à tous les stades de l’entreprise, quelque peu
ennuyeuse toutefois par son hiératisme.
Les deux actrices les plus sympathiques de ce festival ont été Gloria Gra-
hame et Nicole Berger. La première, Cannoise par vacances 4, se promenait
incognito en tenant par la main son fils Timmy Ray, dont le papa n’est autre
que Nicholas Ray, le cinéaste de La Fureur de vivre. Elle refusa obstinément
photos, interviews, champagne et quitta la ville la veille du jour où l’on pro-
jetait cet affreux film anglais dont elle est l’infortunée vedette : L’Homme qui
n’a jamais existé 5. La seconde, future vedette en herbe, blonde comme les
blés mûrs, refusa énergiquement de participer à cette lamentable exhibition :
Bataille de fleurs 6, dont l’intérêt culturel et artistique n’est pas évident.

1.  Roger Favre Le Bret (1904‑1987), journaliste à Paris Match, puis délégué général du Festival de
Cannes (1952‑1972).
2.  Seven Years in Tibet d’Hans Nieter (1956).
3.  La projection de ce premier film de Satyajit Ray (1921‑1992), cinéaste indien alors inconnu, souffrit
d’être en concurrence avec une fête organisée par la délégation japonaise en l’honneur d’Akira
Kurosawa. André Bazin, qui le considérait comme « la révélation du Festival de Cannes 1956 »
(France-Observateur, 19 décembre 1957), s’indigna de ce mauvais traitement et obtint l’organisation
d’une seconde projection, bénéficiant d’une plus grande visibilité. Pather Panchali ne sortit sur les
écrans français que le 16 mars 1960, sous le titre : La Complainte du sentier.
4.  Sic. Sans doute parce que Gloria Grahame ne tournait pas de film aux États-Unis à ce moment-là.
5.  The Man who never Was de Ronald Neame (1956).
6.  Réalisé par un cinéaste amateur, le film montre le défilé des chars fleuris qui s’est déroulé le
9 avril 1956 dans les jardins et le pourtour du casino de Monte-Carlo.
222 Chroniques d’Arts-Spectacles

Hors festival  : Les Truands. Scénario, adaptation, dialogue et mise


en scène de Carlo Rim. Que de vulgarité en un seul homme ! Mauvais
goût, laideur, gaucherie, maladresse et facilité, bassesse d’inspiration. Ce
comique à base d’anarchisme, de non-conformisme et de faux cynisme
connut l’essentiel de son efficacité il y a trente ans, à Montmartre. Cela
déshonore un humoriste que de faire rire une salle de 1956 avec cette
réplique  : « Et si vous n’avez pas de préjugés, vous pouvez toujours
devenir honnête homme. » Et le rire, qu’il soit sollicité avec vulgarité ou
raffinement, ne souffre pas l’indigence technique. Si Chaplin, qui est un
génie, recommence trente fois un plan, Carlo Rim, qui est au mieux un
chansonnier grivois, devrait recommencer quatre-vingts fois. Et cepen-
dant, c’est Chaplin qui soigne et Carlo Rim qui bâcle. Et cette manie
commerciale de montrer des filles nues, ou presque, sous les prétextes les
plus échevelés, contribue au gâchis et à la lente dégradation d’un scénario
qui n’était pas mauvais au départ. Alors, après cela, il n’y a plus qu’à tirer
l’échelle : Jany Casanova1, Caro Canaille2 et Renée Passeur 3, les sorcières
de Sacem, peuvent bien à leur tour aborder la mise en scène4. Pourquoi
pas, après tout ?
Pour en revenir à Bataille de fleurs, sur un char parmi d’autres, je vis une
dame imposante qui, entourée d’une demi-douzaine de petites filles, leur
pinçait les fesses jusqu’au sang pour les obliger à sourire au public. Rensei-
gnements pris, je sus qu’il s’agissait de Sonika Bo5, qui met en scène de petits
films pour les petits enfants.
Ce festival aura été très dur pour les artistes que nous aimons – ou que
nous aimions. Susan Hayward, Michèle Morgan, Gloria Grahame et Jen-
nifer Jones nous ont prouvé que, mal dirigées, elles pouvaient, en dépit de
leur beauté et de leur grâce, devenir franchement horripilantes. Les mauvais
directeurs d’acteurs sont un danger public.
La manifestation la plus intéressante du Festival de Cannes a été la
Rencontre internationale du cinéma d’animation qui a permis à Stephen
Bosustow 6, Jiri Trnka, Henri Gruel, Paul Grimault et Alexandre Alexeïeff
de faire connaissance et d’échanger leurs conceptions. Le seul reproche que
l’on puisse faire aux Journées du cinéma est d’avoir cru utile de s’associer
avec des personnages officiels qui, réinventant la parabole de Bertrand et

1.  Scénariste et dialoguiste française.


2.  De son vrai nom Alice O’Colleye (1904‑1978), artiste-peintre et scénariste, épouse de Carlo Rim.
3.  Actrice et chanteuse française (1905‑1975), épouse de l’auteur et scénariste Steve Passeur.
4.  Des trois, seule Caro Canaille aborda la mise en scène avec Si le roi savait ça (1958).
5.  Sonika Bo (1906- ?), conteuse, réalisatrice de films d’animation et fondatrice, en 1932, du Club
Cendrillon, le premier ciné-club pour enfants.
6. Animateur-graphiste (1911‑1981), producteur américain de quelque six cents films d’anima‑
tion (1943‑1979), cofondateur du studio United Productions of America (UPA), qui révolutionna le
domaine de l’image animée et employa de nombreux artistes. Il inventa et popularisa le personnage
de Mister Magoo, héros récurrent de plusieurs films.
Festival de Cannes : un palmarès ridicule 223

Raton1, se contentèrent de tirer les marrons du feu et de multiplier les dis-


cours solennels.
Un nouveau venu de l’équipe Bosustow : Aurelius Battaglia2 a réalisé un
splendide dessin animé dans le style de Dufy et en hommage à Dufy, biogra-
phie fantaisiste : The Invisible Moustache of Raoul Dufy, qui ne sortira hélas
que lorsque les héritiers de Dufy auront obtenu la somme d’argent dont ils
ont besoin pour considérer que l’honneur de leur famille n’est pas entaché3.
Sur des animaux du zoo, regardés au téléobjectif, Brassaï a réalisé avec Tant
qu’il y aura des bêtes, un merveilleux court métrage plein d’humour, de poésie
et d’invention, accompagné seulement par une excellente musique de Louis
Bessières. Note importante : il ne s’agit pas ici d’un « film de photographe »
et c’est tant mieux.
La Cinémathèque française a organisé un hommage à sir Alexander Kord,
au cours duquel nous a été projeté un admirable extrait d’un film de Josef
von Sternberg  : I, Claudius, qu’il est plus que souhaitable de voir un jour
intégralement 4.
Toubib el affia, c’est Le Médecin malgré lui, dont chacun sait que Molière
l’emprunta à un vieux fabliau français  : Le Paysan devin, inspiré lui-même
d’un thème persan. Ce petit film vraiment très agréable et d’un goût parfait
a été mis en scène par Henry Jacques5, réalisateur en France de L’Arche de
Noé, avec Jacques Prévert. Couleur, musique, décors, acteurs, tout est bien,
tout est divertissant et de bon ton.
Enfin Le Toit 6, nouveau film de l’équipe De Sica-Zavattini. En une nuit,
un jeune couple avec l’assistance de quelques amis doit construire, pour y
vivre, une maison, c’est-à-dire une pièce de dix mètres carrés avec une porte,
une fenêtre et un toit. Pourquoi en une nuit ? Parce qu’il est interdit, à Rome
comme ailleurs, de construire sans autorisation et que si l’on parvient à bâtir
en quelques heures on devance les gendarmes qui ne peuvent plus, le toit
étant posé, que dresser un procès-verbal.
Encore que peu construit et guère logique, Le Toit est sans doute le film
le plus pur de De Sica, celui que ne viennent agrémenter nulle diversion
pittoresque, nulle notation humoristique. Je n’ai pas retrouvé ici le regard
condescendant que De Sica, ailleurs, jetait sur la misère, sa bonté ostensible
et, pour tout dire, son protectorat. Mais Le Toit, malgré quelques bons mor-
ceaux ici ou là, est assez terne et quelque peu ennuyeux. Gabriella Pallotta

1.  Personnages de la fable de La Fontaine Le Singe et le Chat. Le singe (Bertrand) se sert du chat
(Raton) pour sortir les marrons du feu avant de les croquer.
2.  Aurelius Battaglia (1910‑1984), auteur-illustrateur américain. Il a collaboré à plusieurs productions
des studios Disney avant de devenir réalisateur.
3.  Le film est resté inédit en France.
4.  I, Claudius, film inachevé de Josef von Sternberg, avec Charles Laughton (1937).
5.  Et coréalisé par Youssef Maalouf.
6.  Il tetto de Vittorio De Sica (1957).
224 Chroniques d’Arts-Spectacles

est une jolie et gentille actrice qui, plutôt que Susan Hayward, eût mérité le
Prix d’interprétation.
Ainsi s’acheva ce festival où l’on vit, sinon trop de films, en tout cas trop
de mauvais films. Un festival n’aura de sens que lorsque la notion de sélection
aura été complètement reconsidérée et que des personnages plus ou moins
officiels n’auront plus le pouvoir d’écarter de la compétition des films comme
Nuit et Brouillard, Picnic, Les Assassins du dimanche, Toro, Monsieur Arkadin.
Voici, enfin, à toutes fins utiles, mon palmarès personnel :
Grand Prix : Un petit carrousel de fête (Hongrie)
Prix de la mise en scène : L’Homme qui en savait trop (USA)
Prix du scénario : Sourires d’une nuit d’été (Suède)
Prix de la meilleure interprétation : Mari Töröcsik pour Un petit carrousel
de fête
Prix de la bonne humeur : La Sangsue (Égypte)
Hommage spécial du jury (à l’unanimité !) : Le Mystère Picasso (France).

françois truffaut

La Nuit du chasseur de Charles Laughton


Arts no 569, 23‑29 mai 1956

Robert Mitchum est un prédicateur qui, désireux de construire une cha-


pelle, se trouve emprisonné pour vol. Sur sa main droite se trouve tatoué
le mot « amour » et sur la gauche le mot « haine » (tout cela en anglais
naturellement et à raison d’une lettre par doigt). Son prêche favori consiste
à se tordre les mains pour figurer la lutte entre l’amour et la haine.
Arrive en prison un père de famille qui tua un homme et vola dix mille
dollars. Avant de se laisser arrêter, il a confié l’argent à ses deux petits enfants
en leur faisant jurer le secret et en leur recommandant d’utiliser la somme
quand ils seront plus grands. L’homme est bien vite condamné et même
exécuté, tandis que Bob Mitchum libéré s’en va à la conquête des dix mille
dollars dont il ignore la cachette, mais qui lui permettraient de construire
enfin la chapelle de ses rêves.
Notre prédicateur commence par épouser la veuve de son infortuné codé-
tenu, mais comme il entend rester pur, il se couche sur le côté, fermement,
dès le soir des noces. Shelley Winters, car c’est elle, se fait une raison. Un
jour qu’elle a surpris son spirituel époux en train de « cuisiner » les enfants
pour connaître la cachette, il la tue, froidement, et la jette à la rivière, dans
une voiture. Les longs cheveux blonds de la défunte se mêlent aux algues
sous-marines.
Festival Hitchcock à la Cinémathèque 225

Les enfants ne demandent pas leur reste et s’enfuient, poursuivis par le


prêcheur assassin, menacés sans cesse par la main gauche du saigneur qui,
souvent ici, triomphe de la droite.
Dans l’épisode final, alourdi d’une diversion sentimentale déplorable,
Charles Laughton montre enfin le bout de son nez : il ne s’agissait ici que
d’une fable morale illustrant cette vérité que la pureté des intentions sanctifie
les actes les plus horribles et justifie le comportement le plus sinistrement
ubuesque.
Cela dit La Nuit du chasseur n’est, malheureusement, pas le film génial
espéré avec un tel scénario. La mise en scène, quoique riche de nouveautés,
titube du trottoir nordique au trottoir allemand, s’accroche au bec de gaz
expressionniste et ne parvient pas à traverser dans les clous plantés par David
W. Griffith. Que de feux rouges brûlés et de policemen renversés ! Déplorons
encore quelques défaillances dans la direction d’acteurs, quelques facilités et
l’attendrissement final, odieux.
Mais La Nuit du chasseur, humour sanglant, sa poésie bonne et mauvaise
et surtout son mépris des règles commerciales et esthétiques, est un petit
film très agréable, très inattendu et qu’il faut voir si l’on aime le cinéma de
recherches et de trouvailles quand, réellement, il cherche et il trouve1 !

françois truffaut

Festival Hitchcock à la Cinémathèque


Arts no 571, 6‑12 juin 1956

Alors que plusieurs films d’Otto Preminger et de Fritz Lang n’ont jamais
été montrés à Paris, l’œuvre américaine d’Alfred Hitchcock n’a désormais plus
de secret pour nous puisque la sortie, cette semaine sur les Champs-Élysées,
de Lifeboat comble la dernière lacune à notre érudition : nous connaissons à
présent les vingt films que le « maître du suspense » a tournés à Hollywood
depuis son arrivée (début 1940).
Aux jeunes critiques qui, depuis quatre ou cinq ans, s’emploient à réhabili-
ter la période hollywoodienne d’Hitchcock, les confrères plus âgés reprochent
d’ignorer l’œuvre anglaise, bien supérieure selon eux pour ce que l’humour
y a la part belle2.

1.  En 1975, dans Les Films de ma vie (op. cit., pp. 147‑148), Truffaut reprendra et amendera nota‑
blement son article, qualifiant désormais le film d’« œuvre importante […], d’une grande richesse
d’invention ».
2. Truffaut explicite cette rivalité dans sa recension de l’ouvrage d’Éric Rohmer et Claude Cha‑
brol, Hitchcock (Éditions universitaires, 1957) : « L’échec critique d’un de ses films (Les Amants du
226 Chroniques d’Arts-Spectacles

Des vingt-quatre films anglais d’Hitchcock (dont dix muets et quatorze


parlants) nous ne connaissions guère, en effet, que Chantage (1929), Les
Trente-Neuf Marches (1935), Une femme disparaît (1938) et L’Auberge de la
Jamaïque (1939).
C’est donc, d’une certaine façon, un don du ciel que cette rétrospective
Hitchcock organisée par Henri Langlois, rue d’Ulm, à la Cinémathèque fran-
çaise ; nous y verrons, en quinze jours (du 3 au 22 juin), la presque totalité
de cette fameuse production anglaise.
Il a fallu attendre The Lodger (Le Locataire), réalisé en 1926, à Londres, pour
qu’Hitchcock trouve son premier grand succès critique et public. C’est avec
The Lodger qu’Hitch inaugura sa célèbre méthode de tournage  : réduire le
scénario terminé à une simple page dactylographiée pour juger de sa construc-
tion et dessiner ensuite chaque plan sur une feuille de papier, en indiquant
la position des corps, des visages et la direction des regards. Voici comment
Hitch raconte The Lodger  : « Cela commence par le gros plan d’une fille
criant dont la bouche remplit tout l’écran. Je photographiai cette demoiselle
couchée, sa chevelure blonde étalée sur une plaque de verre éclairée par en
dessous, de telle sorte qu’on était frappé par sa blondeur. Le plan suivant
montre une enseigne lumineuse de night-club où l’on peut lire : “Ce soir :
Boucles d’or”, puis l’appareil effectue un lent panoramique vers la rivière qui
reflète l’enseigne ; le corps de la belle blonde flotte dans l’eau ; la caméra
intercepte les visages de la foule horrifiée, de la police et finit par s’immobi-
liser sur un journaliste prenant des notes. Nous suivons ensuite son article
pendant qu’il sera téléphoné, rewrité, radiodiffusé, publié dans les journaux.
Cet enchaînement des scènes était assez heureux et aussi plaisant à filmer qu’à
regarder. » Pour faire ressentir progressivement l’angoisse provoquée par le
pas d’un inconnu qui marche dans la pièce au-dessus (n’oublions pas qu’il
s’agit d’un film muet), on voit d’abord le lustre se balancer lentement, puis,
après un gros plan d’une future victime apeurée, les pieds de Jack l’Éventreur
photographiés par en dessous, également à travers un plancher de verre. (Cet
effet qui est un défi à la logique et à la vraisemblance montre assez qu’il ne
faut jamais critiquer Hitchcock avec des arguments psychologiques.)
Mais Hitch n’est point homme à bouder les perfectionnements techniques
et, dès 1929, il se passionnera pour le son, comme en 1948 pour la couleur. Dans
son premier film parlant, Blackmail, l’angoisse naît de l’utilisation de l’écho.
Il vaut mieux remettre à la fin juin le commentaire détaillé que l’impor-
tance de cette rétrospective commande. On trouvera dans cette page d’Arts,

­Capricorne, 1950) mit la puce à l’oreille des jeunes critiques qui virent là le chef-d’œuvre d’un
cinéaste, le plus méconnu peut-être du cinéma américain […] Les vieux critiques comme Georges
Charensol ou Jean Queval n’aiment que les films anglais d’Hitch, c’est-à-dire ceux réalisés entre
1922 et 1939, plus humoristiques mais moins rigoureux, moins “signifiants” que ceux de la période
américaine, de Rebecca au Faux Coupable. » (Arts no 647, 4‑10 décembre 1957)
Lifeboat d’Alfred Hitchcock 227

chaque  semaine, les dates et les heures de passage de tous ces films. Ter-
minons sur une citation d’Hitchcock concernant précisément sa période
anglaise : « J’étais très jeune quand j’ai fait mes films anglais et je les tour-
nais avec toute la fièvre d’une jeune homme faisant du cinéma. Maintenant,
il faut leur donner plus de consistance. Nous devons aujourd’hui faire un
cinéma différent ; le public se pose intimement plus de questions que jadis ;
il recherchait autrefois une espèce de tension artificielle. Maintenant il doit
y avoir cette tension évidemment mais avec davantage de motifs derrière. »

françois truffaut

Lifeboat d’Alfred Hitchcock


Arts no 571, 6‑12 juin 1956

Comment rendre compte de ce film après une seule vision ? Il n’y a plus
cette fois la précaution propice au malentendu, l’emballage humoristique,
l’alibi enfin grâce auquel Hitchcock satisfait régulièrement les spectateurs
les plus futiles comme les plus exigeants. Lifeboat (1944), c’est le rôti sans la
sauce et qui ne se passionnera pas risque de s’ennuyer ferme.
Le film commence mal. Sur un radeau de sauvetage viennent s’échouer
successivement une « grande » journaliste fortunée, un ingénieur aux idées
de gauche, une jeune infirmière militaire, un puissant industriel, un marin
blessé, un stewart nègre et chrétien, une dame anglaise portant son enfant
mort dans ses bras. À ce moment du film, il n’y a guère d’hitchcockiens que la
gageure des trois unités dramatiques – quatre-vingt-dix minutes sur un canot,
mazette ! – et le style de cadrage et de jeu, éblouissant comme toujours. Mais
on s’attend désormais sinon au pire du moins presque  : le conflit théâtral
et psychologique entre huit personnes différentes par leurs origines et leur
mentalité. « Bigre ! » se surprend-on à murmurer dans l’ombre et le nom de
John Steinbeck (qui eut l’idée de la situation, mais ne participa aucunement
à la rédaction du script) fortifie le soupçon.
Le film est commencé depuis un quart d’heure quand arrive un ultime
naufragé ; on le hisse et son danke schön prouve assez qu’il faisait partie de
l’équipage du sous-marin allemand qui a coulé le navire américain sur lequel
se trouvaient nos huit rescapés. Désormais nous voilà rassurés, rien de ce que
nous redoutions n’arrive et à l’affrontement psychologique banal se substitue
non pas exactement une intrigue, mais une suite de petits événements inatten-
dus et reliés par un colloque philosophique. Si le Bien et le Mal ne sont pas
nommés, c’est qu’il s’agit précisément de cela et uniquement de cela. Comme
dans la plupart de ses films, Hitchcock multiplie les notations, critiques ou
228 Chroniques d’Arts-Spectacles

objectives, d’une intelligence et d’une vérité saisissantes, mais sans conclure


et sans nous offrir la possibilité de le faire nous-mêmes.
De ces neuf personnages dont chacun a son moment de bassesse ou de
sublime quels sont les bons et quels sont les méchants ? Qui a tort et qui a
raison ? Quel est leur crime ? Là encore, impossibilité de cerner l’entreprise
qui nous file entre les doigts, constamment. Lifeboat est le contraire d’un film
généreux, mais je ne le crois pas non plus impitoyable. Tout se passe comme
si Hitchcock n’était – ou ne se voulait – que lucide. Chaque scène démontre
quelque chose, la scène suivante « effaçant » la démonstration précédente.
J’ai songé à André Gide, celui de La Séquestrée de Poitiers 1 : « Ne jugez pas !
D’abord c’est impossible, ensuite ce n’est pas à vous de le faire. »
Alfred Hitchcock fait des films comme Gide des livres  : « pour inquié-
ter »2.
Toutes sortes d’idées abstraites et théoriques n’amènent pas aux sym-
boles rassurants qu’elles suggéraient : la journaliste internationale, après avoir
perdu sa caméra, son vison et sa machine à écrire, consent à sacrifier son
bracelet luxueux pour appâter un poisson, mais son rouge à lèvres subsiste.
Les films d’Hitchcock auxquels Lifeboat ressemble davantage sont La
Corde et Mais qui a tué Harry ?. Mais les thèmes traités – particulièrement
celui de la « culpabilité interchangeable » – l’assimilent parfaitement au reste
de son œuvre et l’absence d’humour, ici, renforce le sérieux !
f.  t.

Monsieur Arkadin d’Orson Welles


Arts no 572, 13‑19 juin 1956

Monsieur Arkadin, film admirable qu’il n’était pas utile de flanquer d’un
sous-titre, Dossier secret 3, commence mal et même très mal, un peu comme
un thriller de série Z. On songe à quelque laborieuse et vulgaire parodie, à
un nouveau Chicago-digest 4, sensation pénible que renforce la ressemblance

1.  André Gide (1869‑1951), l’un des écrivains préférés de Truffaut, a publié, sous le titre : La Séques-
trée de Poitiers (Gallimard, Paris, 1930), une chronique judiciaire inspirée de ce fait divers : en 1901,
la police a découvert, au milieu d’excréments et de grabats, Blanche Monnier, séquestrée durant
vingt-cinq ans par ses parents pour empêcher un mariage qui n’avait pas leur assentiment.
2.  Dans ses entretiens avec Truffaut, Hitchcock révèle que le scénario du film contenait un sous-
texte politique  : « Nous avons voulu montrer qu’à ce moment-là, dans le monde, il y avait deux
forces en présence, les démocraties et le nazisme. Or, les démocraties étaient complètement en
désordre alors que les Allemands savaient tous où ils voulaient aller. Il s’agissait donc de dire
aux démocrates qu’il leur fallait absolument prendre la décision de s’unir et de se rassembler. »
(Hitchcock-Truffaut, op. cit., p. 128)
3.  Sorti en France le 2 juin 1956 sous le titre : Dossier secret (Monsieur Arkadin).
4. Court métrage de Paul Paviot (1951)  : une parodie des films de gangsters américains, dans
laquelle Michel Piccoli interprétait le rôle de Slim Spring.
Monsieur Arkadin d’Orson Welles 229

de Robert Arden avec Michel Piccoli. Tout est minable et crasseux  : les
décors, les costumes, la photo grisâtre et jamais un jeune premier nous fut
d’emblée aussi antipathique. Orson Welles, lui-même, « tellement, tellement
et tellement attendu », arrive et nous déçoit à son tour. Lui, d’ordinaire si
habile à se « faire une tête », à composer un personnage, semble avoir raté
complètement son maquillage : comment trouver terrible et prestigieux ce
M. Arkadin dont la perruque se décolle et qui ressemble à un Père Fouettard
déguisé en Père Noël ou, plus précisément, à un Neptune de patronage ?
(Welles fut si conscient de cette ressemblance –  voulue ou non  – avec le
dieu de la mer qu’un personnage de l’intrigue le compare à Neptune au
milieu du film.)
Et puis le charme opère, nous nous « faisons » au dénuement de l’en-
treprise et entrons enfin dans le jeu. Gregory Arkadin, orgueilleux comme
Charles Foster Kane, monstrueux et cynique comme le troisième homme,
fier comme George Amberson Minafer 1, est bien un personnage wellesien.
La route qui l’a conduit à la fortune est jonchée de cadavres encore chauds.
Mais M. Arkadin a une fille, Raina, qu’il chérit et il souffre de la voir courtiser
par des individus douteux.
Le dernier en date, Van Stratten, est un jeune trafiquant quelque peu maître
chanteur. Arkadin, ayant pris ses renseignements, s’aperçoit que Van Strat-
ten ne courtise sa fille que dans le but d’en savoir plus long sur lui et de le
faire chanter. Feignant d’avoir perdu la mémoire, Arkadin charge alors Van
Stratten de reconstituer son fabuleux itinéraire et profite de l’opération pour
assassiner tous les complices et témoins de son tumultueux passé. Quand il
ne reste plus à supprimer que Van Stratten lui-même, celui-ci accule Arkadin
au suicide en lui faisant croire que sa fille est au courant de tout. Van Stratten
ne gagnera que d’avoir la vie sauve car Raina, qui ne veut plus de lui, part avec
un jeune aristocrate anglais.
Tout le long du film, nous suivons Van Stratten dans son enquête qui
le mène dans toutes les villes du monde : Mexico, Munich, Vienne, Paris,
Madrid. Nous le trouvons planté sur la plus grande place de chaque capi-
tale comme la dame de la publicité  : « À Hambourg comme à Venise, à
Barcelone comme à Copenhague, cosi fan tutte : Vi, ta pointe2. » Les per-
sonnages sont plaqués contre les murs d’appartements réels et la caméra
d’Orson Welles, naguère si mobile, doit calmer sa fièvre et les filmer en
contre-plongées, écrasés par des plafonds ceux-là inévitables. Une fête
espagnole où les invités dissimulent leur visage derrière des masques à la
Goya nous donne la nostalgie d’un temps qui ne reviendra plus : celui où
la puissante RKO donnait carte blanche à un jeune homme de vingt-cinq

1. Respectivement dans Citizen Kane (1941), Le Troisième Homme (de Carol Reed, 1949) et La
Splendeur des Amberson (1942).
2.  Détournement d’une publicité de l’époque pour le produit de soins capillaires Vitapointe.
230 Chroniques d’Arts-Spectacles

ans pour réaliser comme il l’entendait son premier film : Citizen Kane. La
liberté fut perdue brutalement, puis patiemment reconquise à force de
volonté, mais les « moyens » d’aujourd’hui ne sont même pas ceux d’un
petit western hollywoodien. Orson Welles aborde à son tour le cinéma
« bouts de ficelle » dont parle Roberto Rossellini : « Les films sont deve-
nus si coûteux qu’il faut, pour œuvrer en toute liberté, les réaliser avec des
bouts de ficelle. Faisons des schémas de films  : l’essentiel est que le trait
soit assez ferme pour faire une bonne esquisse de film. » Mais si l’auteur
de Monsieur Arkadin a plus de mal à s’accommoder des petits moyens que
celui de Voyage en Italie, c’est qu’il a le goût des fresques et que ce n’est pas
avec une poignée d’amis qu’on reconstitue un réveillon munichois. Mais
qu’importe la facture et si les idées priment l’exécution, admirons les idées
puisqu’elles sont admirables ! Orson Welles toute sa vie sera influencé par
Shakespeare, qu’il déclamait tout enfant. Il a, comme personne, le don de
survoler une action et d’écrire sur le thème du secret des solitaires, des dia-
logues cosmopolites, philosophiques et moraux où chaque phrase met en
cause le monde entier et dans lesquels se diluent jusqu’aux notions de temps
et d’espace. (Orson Welles est la seule personnalité dont on n’annonce
pas les voyages ; on entend couramment : Welles était à New York avant-
hier – Hier soir, je dînais avec lui à Venise – Moi, j’ai rendez-vous avec lui
après-demain à Lisbonne.)
Oui, c’est bien un souffle shakespearien qui traverse la moindre séquence
filmée par cet homme étonnant qu’André Bazin a judicieusement surnommé :
« un homme de la Renaissance dans le xxe siècle1 ». Plus ou moins bénévo-
lement, les meilleurs amis d’Orson Welles lui ont prêté leur concours2 et ils
n’ont pas eu tort car jamais Michael Redgrave, Akim Tamiroff, Suzanne Flon,
Katina Paxinou, O’Brady, Mischa Auer, Peter van Eyck et Patricia Medina ne
furent meilleurs que dans les brèves mais fulgurantes silhouettes que le génial
cinéaste a tracées pour eux, silhouettes apeurées et traquées d’aventuriers qui,
dans une heure, ont rendez-vous avec la mort.
Voilà un film déroutant peut-être mais combien excitant, stimulant, enri-
chissant et dont on aimerait parler pendant des heures, tant il est plein de ce
que nous aimons trouver dans un film : poésie, nouveauté, insolite, lyrisme
et invention.
françois truffaut

1.  Citation exacte : « … un homme de la Renaissance dans l’Amérique du xxe siècle » dans Orson
Welles d’André Bazin, Éditions Chavane, Paris, 1950, p. 13.
2.  Le 14 juin 1956, l’acteur Frédéric O’Brady écrit à Truffaut pour corriger cette erreur : les comé‑
diens n’ont pas joué bénévolement ; il souligne au contraire la « générosité large » du producteur,
Louis Dolivet (collection La Cinémathèque française/Fonds François Truffaut TRUFFAUT628-B353).
Toni de Jean Renoir 231

Toni de Jean Renoir

Arts no 572, 13‑19 juin 1956

Aucune œuvre cinématographique d’avant-guerre ne supporte mieux


l’épreuve redoutable de la « reprise » que celle de Jean Renoir. C’est sans
doute que l’auteur du Carrosse d’or fut, des cinéastes de sa génération, le plus
indépendant, le plus original, le plus fantaisiste comme du reste le plus doué.
Renoir n’est pas de ces artistes systématiques qui, se réveillant tous les matins
avec la volonté forcenée d’être « cohérents », s’enferment dans une formule
dont le succès s’estompe avec eux.
Lorsqu’en 1934, il entreprit la réalisation de Toni, Jean Renoir s’était
essayé au cinéma naturaliste Catherine ou Une vie sans joie, romantique
Nana, burlesque Charleston1 –  Tire-au-flanc, au film historique Le Tour-
noi 2. Dans le même temps, laborieusement, Jacques Feyder travaillait dans
le genre psychologique, cette psychologie à laquelle toute sa vie Renoir
devait tourner le dos. Il faut croire que Renoir avait raison puisqu’une
reprise de Pension Mimosas, que Feyder réalisa lui aussi en 1934, est impen-
sable.
Toni dans la carrière de Renoir est un film pivot, un départ vers une tout
autre direction. Dix ans avant les cinéastes italiens, il inventait le néoréalisme,
c’est-à-dire la narration minutieuse non d’une action, mais d’un fait divers
réel sur un ton objectif et monocorde sans jamais hausser la voix. Georges
Sadoul, dans son Histoire du cinéma, a raison d’écrire à propos de Toni, que
le crime « y était un accident, non une fin3 ». Les personnages boivent un
verre de vin ou meurent de la même manière, c’est-à-dire que Renoir nous les
montre de la même façon, sans mobiliser l’éloquence, le lyrisme et la tragédie.
Toni, c’est la vie comme elle coule et si les acteurs ne peuvent s’empêcher de
rire au milieu d’un jeu de scène, c’est qu’on s’amusait beaucoup devant la
caméra de Jean Renoir et qu’à force de solliciter la vie elle finissait par arriver,
au risque même de faire terminer dans l’allégresse une séquence commencée
sur un mode grave.
Le jeu des acteurs dans Toni est un régal ; les petits cris de Celia Mon-
talván lorsque Charles Blavette lui suce dans le dos la piqûre d’abeille, les
sentences d’Édouard Delmont et les allègres crapuleries de Max Dalban, tout
cela participe de cette vérité que quêtait par tous les moyens Jean Renoir,

1.  Sur un air de Charleston, court métrage muet (1926).


2.  Le Tournoi dans la cité, film muet (1928).
3.  Histoire du cinéma mondial, Flammarion, Paris, 1949, p. 276. Truffaut reprend plusieurs éléments
du texte de Sadoul, notamment la notion de film pivot et le rapprochement avec Pension Mimosas
de Jacques Feyder (1935).
232 Chroniques d’Arts-Spectacles

vérité des gestes et des sentiments à laquelle, plus souvent que les autres, il
atteignit.
f.  t.

Bresson tourne Un condamné à mort s’est échappé


Arts no 574, 27 juin-3 juillet 1956

Si je m’installe devant une machine pour écrire sur Robert Bresson, c’est
avec la certitude d’accumuler les erreurs critiques pures et simples, erreurs
d’interprétation, contresens et balourdises en tous genres. Sans la possibilité
de remonter aux intentions d’un auteur, aux sources en quelque sorte de l’acte
créateur, il n’est guère de critique possible. Or Robert Bresson possède un
secret qui, s’il le divulguait, n’en serait plus un. (Il a d’ailleurs coutume de se
débarrasser des questionneurs trop entreprenants et des demandes d’articles
en prenant prétexte d’un livre qu’il écrit1, paraît-il, et dans lequel il exposera,
en long et en large, toutes ses idées sur le cinéma.)
L’idée que Bresson s’est faite du cinéma l’amène à condamner à peu près
tous les films de ses confrères. Seule l’œuvre de Carl Dreyer trouve grâce à
ses yeux (mais il n’apprécie pas le parrallèle que l’on établit fréquemment
entre les films de celui-ci et les siens).
Pour Bresson, les films anciens et actuels ne nous présentent qu’une
image déformée du théâtre, le jeu des acteurs relève de l’exhibitionnisme,
et, selon lui, on ira voir dans vingt ans les films d’aujourd’hui pour regarder
« comment jouaient les acteurs en ce temps-là ». Et nul n’ignore en effet
que Robert Bresson, dans ses films, dirige les acteurs en les contraignant à
ne pas jouer « dramatiquement », à ne pas souligner, à faire abstraction de
leur « métier ». On sait aussi qu’il y parvient en tuant en eux toute volonté,
en les fatiguant par un nombre incalculable de répétitions et de prises et par
un travail qui évoque l’hypnotisme.
Avec Journal d’un curé de campagne, Robert Bresson a découvert qu’il
avait intérêt à renoncer aux acteurs professionnels et même aux débutants
au profit d’interprètes occasionnels choisis pour leur physique – et aussi leur
« moral » – qui n’amènent avec eux aucun tic, aucune fausse spontanéité,
en fait nul « métier ». S’il ne s’agissait, pour Bresson, que de tuer la vie en
même temps que l’acteur qui est en chaque homme et de faire jouer devant
la caméra des individus ânonnant un texte volontairement neutre et sans
aspérités, son travail serait négatif et d’intérêt, somme toute, expérimental.
Mais il va plus loin, beaucoup plus loin et, à partir d’un interprète purifié de

1.  Notes sur le cinématographe, qui paraîtra en 1975 aux Éditions Gallimard.
Bresson tourne Un condamné à mort s’est échappé 233

tout ce qui ressortit au théâtre, il crée un personnage le plus vrai possible,


dont chaque geste, chaque regard, chaque attitude et chaque réaction sont
essentiels, chaque mot aussi –  pas un plus haut que l’autre  –, l’ensemble
participant d’une forme, laquelle constitue le film.
Dans ce travail, la psychologie, la poésie n’ont aucune part ; il s’agit d’ob-
tenir une certaine harmonie en combinant plusieurs éléments, dont le choc,
entre eux, provoque une infinité de rapports : le jeu et le son, les regards et les
bruits, les décors et les éclairages, le commentaire et la musique. Le tout fera
un film de Bresson, c’est-à-dire une sorte de réussite miraculeuse qui défie
l’analyse et qui, si elle est parfaite, doit susciter chez le spectateur l’émotion
la plus neuve et la plus pure.
On voit que Robert Bresson, qui œuvre dans une direction radicalement
opposée à celles que suivent ses confrères, est entravé dans son contact avec
le public par tous les films qui sollicitent l’émotion par des moyens moins
nobles, plus faciles et effectivement théâtraux. Pour Bresson, comme pour
Renoir, Rossellini, Hitchcock et Orson Welles, le cinéma est un spectacle,
certes, mais l’auteur du Journal d’un curé de campagne souhaiterait que ce
spectacle fût spécifique, que ses lois soient inventées et non empruntées aux
genres déjà existants.
Robert Bresson accepterait peut-être de considérer que, pour lui, le cinéma
est plus proche de la peinture que de la photo, sans pour autant rechercher
un style pictural à l’écran.
Les théories de Bresson ne laissent pas d’être passionnantes, mais elles
sont si personnelles qu’elles ne conviennent qu’à lui seul. L’existence, dans
l’avenir, d’une « école Bresson » ferait trembler les observateurs les plus
optimistes. Une conception à ce point théorique, mathématique, musicale
et surtout ascétique du cinéma ne saurait engendrer une « tendance » mais
seulement permettre à son auteur, qui, par chance, se trouve être également
un artiste exigeant et doué, de devenir un peu le « Monsieur Teste » de
l’écran et non le Flaubert comme on le répète un peu trop complaisamment.
Ce qui frappe d’abord chez Bresson lorsqu’on le voit, c’est la concentration
(lui aussi a tué la marionnette1). L’étudiant agrégatif de philo qu’il a requis
pour tenir, dans Un condamné à mort s’est échappé, le rôle principal lui res-
semble déjà, comme lui ressemblait aussi Claude Laydu 2.
Le film sera le récit minutieux de l’évasion d’un homme ; il s’agit, en fait,
d’une reconstitution scrupuleuse et le commandant Devigny3, qui vécut

1.  « Quand il parlait, il ne levait jamais un bras ni un doigt : il avait tué la marionnette. » (Paul Valéry,
La Soirée avec Monsieur Teste, 1896, réédité chez Gallimard en 1927 sous le titre : Monsieur Teste.)
2.  L’interprète principal d’Un condamné à mort s’est échappé est François Leterrier ; Claude Laydu
est l’interprète du Journal d’un curé de campagne.
3. André Devigny (1916‑1999), résistant, compagnon de la Libération, et l’auteur du livre Un
condamné à mort s’est échappé (Gallimard, Paris, 1956).
234 Chroniques d’Arts-Spectacles

l’aventure il y a treize ans, ne quitte pas le plateau, sans cesse sollicité par
Bresson de montrer à l’acteur anonyme comment l’on tient une cuiller en
cellule, comment l’on écrit sur les murs ou comment l’on dort.
Le plan que je puis voir tourner montre le héros à la fenêtre de sa cellule,
entrant en conversation avec le détenu de la cellule voisine. Comme Bresson
demande à son interprète plusieurs choses à la fois : un certain regard, une
inclinaison précise du visage par rapport à la position des mains, une voix
neutre, il faut recommencer souvent. Malgré lui, l’acteur ne peut s’empêcher
de « jouer » un peu la phrase qu’il prononce : « Les dollars à vous, Mon-
sieur Blanchet ? » et Bresson, inlassablement, lui fait recommencer : « Ne
prenez pas une voix de prison ; parlez doucement et normalement. » Nous
en sommes à dix prises, onze, douze. Bresson reprend  : « Il s’agit moins
de forcer un chuchotement que d’affaiblir une voix, vous me comprenez ?
– Oui », répond le futur évadé, qui est décidément d’une patience et d’un
zèle admirables.
Entre deux prises, on avertit Bresson de ma présence ici. Contrairement
à mes craintes, il se révèle souriant et loquace d’emblée, devançant les ques-
tions, me guidant à travers le décor. Ce qu’il me dit est du plus haut intérêt,
mais je l’ai lu déjà et presque mot pour mot dans une interview toute récente.
A-t‑il convenu d’un petit discours à l’usage des journalistes importuns ou plus
simplement a-t‑il trouvé la formulation idéale de ses recherches ?

Un film d’âme
« Je désire tourner un film d’objets et un film d’âme ; on verra donc essen-
tiellement des mains et des regards ; je cherche un équilibre constant entre
les gros plans d’objets et les gros plans de regards ; je resterai aussi près que
possible de la réalité et n’inventerai rien, mais il y aura un décalage concerté
entre la réalité de la vie et celle du film. Il ne faut pas trop parler de ce film,
car je puis échouer complètement. Tant que je n’aurai pas terminé, toutes
les craintes sont permises. Je dois faire très attention aux regards ; un milli-
mètre d’écart et le regard est faux. Très difficile. Difficile et intéressant. Je
travaille dans la direction du Journal d’un curé de campagne, mais je voudrais
atteindre à une plus grande pureté, à un plus grand dépouillement. Cette fois,
je n’ai pas un seul acteur professionnel ; je suis plus à l’aise comme cela. J’ai
choisi mes interprètes – un étudiant, un journaliste, un apprenti, un critique
dramatique  – non pour leur ressemblance physique avec les personnages
qui vécurent l’histoire, mais pour leur ressemblance morale. Les bruits de la
prison seront très importants et feront le contrepoint avec les gestes des pri-
sonniers. Je cherche des rapports et des décalages. Sur le papier, tout cela est
séduisant. Au studio, le film n’existe plus : je dois, plan par plan, lui insuffler
la vie et le tourner réellement, cette fois. Je marche vers l’inconnu, mais en
La Peur de Roberto Rossellini 235

posant les pieds précautionneusement ; j’improvise forcément, car chaque


plan ne saurait avoir qu’un angle, qu’un cadrage, qu’une durée, imprévisibles
sur le papier. J’aime cela, mais je ne suis pas certain de réussir et, cependant,
je crois que le cinéma c’est cela, sans quoi on ne fait que du théâtre filmé… »
Robert Bresson retourne à son travail. Sa gravité, son calme et son « main-
tien » contrastent avec le rituel blagueur d’un plateau ; il ne voit et n’entend
rien d’autre que son interprète, qu’il façonne patiemment et obstinément à
sa ressemblance.
françois truffaut

La Peur de Roberto Rossellini 1


Arts no 576, 11‑17 juillet 1956

Irène, qui administre avec compétence l’usine de recherches où son mari,


le professeur Wagner, se livre à des expériences médicales, vient de quitter
son amant musicien et rentre au domicile conjugal. Devant la porte du garage,
une femme l’attend qui se prétend la maîtresse délaissée du compositeur et
menace Irène de tout révéler à son mari. Commence alors le chantage le plus
traditionnel, les exigences de la fille croissant et, avec elles, l’angoisse de sa
victime imprudente. Nous apprenons, à ce moment, que ce chantage n’est
qu’une mise en scène du professeur lui-même, dans le but d’amener son
épouse à lui faire l’aveu de sa faute.
Devant le désarroi d’Irène, la prétendue maître-chanteuse lui avoue un
beau soir la machination et, l’angoisse cédant la place à la honte, l’épouse
du professeur se rend au laboratoire pour se donner la mort au moyen d’une
piqûre mortelle dont elle a pu juger l’efficacité sur un cobaye. Mais le mari
arrive à temps pour l’en empêcher ; il a été « trop loin » et doit, à son tour,
se faire pardonner.
Avec ce film qu’il a adapté d’une nouvelle de Stefan Zweig, en collabora-
tion avec Sergio Amidei, coscénariste de Rome, ville ouverte, Roberto Rossel-
lini nous offre le troisième volet d’une trilogie consacrée aux couples désunis
(cf. Europe 51 et Voyage en Italie). Mais si La Peur, qu’il a tourné à Munich
il y a exactement deux ans, a quelque chance de réconcilier Rossellini avec
ses détracteurs ou tout le moins de rencontrer plus de succès que ses films
précédents, c’est que la matière, pour être plus mince et finalement ténue,
en est aussi plus romanesque et disons-le plus commerciale. (Il n’y avait
pas, dans Voyage en Italie, d’intrigue à proprement parler mais seulement
un enchaînement de petits faits vrais qui amenaient une fausse rupture du

1.  Titre original : Angst/Paura.


236 Chroniques d’Arts-Spectacles

couple Bergman-Sanders, suivie d’autres petits faits vrais qui provoquaient


une réconciliation, sans doute provisoire, du même couple.)
Les films de Rossellini ne racontent pas des histoires en images, mais
peignent des caractères qui se modifient au contact de certaines réalités géo-
graphiques, sociales, spirituelles ou politiques. Une intrigue au sens roma-
nesque du mot comportant une construction dramatique classique, avec un
début, un centre et un final, heurte l’auteur de Païsa et choque son sens
aigu de la réalité des êtres et des choses. Rossellini, lorsqu’on le questionne,
ne peut dire si, à la fin de Stromboli, Ingrid Bergman redescend au village,
meurt ou s’enfuit et cependant c’est tout ce qui importe au public qui quitte
la salle, insatisfait. Rossellini nous a montré une orgueilleuse : sur le volcan,
aux limites de la résistance, elle prononce plusieurs fois : « Mon Dieu, mon
Dieu. » Son orgueil est vaincu, elle est soumise : voilà tout ce qui compte
pour l’auteur, qui s’empresse d’ajouter : « “Mon Dieu, mon Dieu” ne signifie
nullement qu’elle s’est convertie, c’est une expression qui vient naturellement
aux lèvres de qui est épuisé de fatigue1. » Ne pas admettre ici le point de
vue de Rossellini, c’est encourir le reproche que jadis Jean-Paul Sartre fit au
romancier François Mauriac de tricher avec ses personnages en ne les laissant
pas libres de leurs actes2.
Faut-il reprocher au public de ne pas toujours suivre Rossellini ou à celui-ci
de ne pas se plier aux habitudes du public ? Ni l’un ni l’autre, évidemment.
L’exigence de Rossellini vis-à-vis de lui-même et qui lui fit quitter la Jamaïque
il y a trois semaines à la veille d’y tourner un film, les producteurs ayant modi-
fié le scénario, force le respect et même l’admiration. Quant au public, il est
trop habitué à suivre sur l’écran une histoire où la logique des sentiments est
sacrifiée aux « effets de cinéma » pour, d’emblée, entrer dans un jeu dont
les règles sont différentes.
Toutefois, ces réflexions concernent surtout les autres films de l’auteur
puisqu’avec La Peur, Roberto Rossellini a trouvé un sujet qui cumule tous
les avantages, une histoire à travers laquelle il a pu s’exprimer librement et
qui semble plaire au grand public.
L’adaptation de la nouvelle de Zweig me paraît exemplaire et révéla-
trice de l’esprit rossellinien  : toutes les coïncidences ont disparu, il y a
moins de mystère et davantage de notations précises, moins de suspense
et plus de vérité. Si l’héroïne n’est plus une bourgeoise oisive, femme d’un

1.  Sans doute une reformulation de cette citation originale  : « Mon Dieu est l’invocation la plus
simple, la plus primitive, la plus commune qui puisse sortir de la bouche d’un être envahi par la
douleur » (Roberto Rossellini, « Dix ans de cinéma (III) », Cahiers du cinéma no 66, janvier 1956).
2.  En réponse à François Mauriac, qui affirmait que « le romancier est, de tous les hommes, celui
qui ressemble le plus à Dieu » (Le Romancier et ses personnages, Corrêa, 1933), Jean-Paul Sartre
publia un article intitulé « Monsieur François Mauriac et la liberté » (La Nouvelle Revue française
no 305, 1er février 1939), dans lequel il reprochait à l’écrivain le manque de liberté de ses personnages
par rapport à leur créateur.
Condamné au silence d’Otto Preminger 237

avocat réputé, c’est que Rossellini a tenu, comme d’habitude, à situer


ses personnages dans le temps et dans l’espace ; l’action du film se passe
à Munich de nos jours, donc dans l’Allemagne d’après-guerre. La Peur
prend ainsi le relais d’Allemagne année zéro dont elle constitue une suite.
La morale d’Allemagne année zéro était la suivante : ce pays a été détruit
matériellement et moralement. Le petit Edmund se tue pour échapper
aux contradictions et aux mensonges, mais son suicide sera peut-être un
sacrifice : il faut reconstruire. Sur ce « message » s’enchaîne parfaitement
le sujet de La Peur. Tandis que le professeur Wagner était prisonnier, sa
femme a « monté » un nouveau laboratoire, mais l’union du couple est
incertaine : l’Allemagne a reconstruit matériellement, mais la reconstruc-
tion morale reste à faire.
Le dessin du film, sa ligne sont d’une pureté toute musicale ; le sym-
bolisme affleure sans cesse, mais ne se donne pas pour tel et s’imbrique
parfaitement dans le scénario ; chaque incidence nous ramène aux thèmes
de la mort, de la honte et de la confession. La mise en scène consiste,
comme toujours chez Rossellini, à suivre continuellement l’héroïne dans
son calvaire grâce à d’amples et complexes mouvements de caméra qui ne
la quittent pas d’une semelle. On voit ce qu’elle voit, puis on la voit voyant
et réagissant. Elle descend les escaliers, marche jusqu’à la voiture, conduit,
s’arrête, repart et vit, à coups de regards apeurés et traqués, une aventure
proprement hitchcockienne, les moyens employés par Rossellini et la fin
recherchée étant évidemment d’une essence plus noble que chez le maître
du suspense.
Jamais film ne fut moins fignolé que celui-ci, exécuté en moins de trente
jours par un cinéaste nerveux, incisif, charnel, impatient et soucieux de cap-
ter la vie à sa source, la juste expression d’une actrice à la première prise
d’un plan, et qui envie au cinéma d’actualités et de reportage sa spontanéité
vraie, sa fulgurante vérité, la plastique mais non la technique, dût-elle y laisser
quelques plumes de paon.
La Peur est donc un beau et grand film qui vient de sortir à Paris, direc-
tement dans les quartiers, après sa sortie générale dans les autres villes de
France.
f.  t.

Condamné au silence d’Otto Preminger


Arts no 579, 1er-7 août 1956

On a remarqué que, pendant la période du Tour de France, les usagers


de la bicyclette, garçons de courses, livreurs de journaux et tutti quanti, pen-
238 Chroniques d’Arts-Spectacles

chés sur leur guidon plus horizontalement que d’ordinaire, doublaient leur
moyenne horaire, inconsciemment stimulés par la course fameuse. À la sortie
de Condamné au silence (The Court-Martial of Billy Mitchell), on est tenté de
saluer militairement, sans affectation ni raideur, tous les passants revêtus d’un
uniforme quel qu’il soit.
L’argument : en 1921, le général d’aviation Billy Mitchell veut prouver aux
autorités supérieures militaires que l’avion sera, par excellence, l’arme des
guerres à venir et qu’il sera quotidien, par exemple, de détruire des navires
par bombardements aériens. Billy Mitchell parvient aisément à prouver
tout ce qu’il veut, mais en désobéissant aux ordres supérieurs, ce qui lui
vaut d’être cassé. Nous le retrouvons colonel et muté – oh ! injure ! – dans
l’infanterie. Il n’a pas renoncé à ses rêves. À la suite d’une lamentable et
ensanglantée démonstration aérienne, il met les pieds dans le plat, mange
le morceau et attaque l’armée américaine tout entière au cours d’une confé-
rence de presse. Il s’ensuit sa comparution devant une cour martiale et mal-
gré que toutes les apparences soient pour lui, il est condamné bel et bien,
tant il est vrai, à l’armée davantage que partout ailleurs, qu’il ne faut pas se
fier aux apparences.

Éternel martyr
Tout cela est historique comme on sait et il est bon de remarquer que si
Otto Preminger n’a pas insisté sur le fait, cependant réel, que Billy Mitchell
avait prévu l’attaque de Pearl Harbor par les Japonais et jusqu’au jour du
désastre : un dimanche, vingt ans avant d’être Cassandre, c’est pour ne pas
être accusé d’exagération. Et, cependant, après Pearl Harbor, Billy Mitchell
fait l’objet d’une réhabilitation posthume et bien des aéroports, bien des
escadrilles portent aujourd’hui son nom.
Cela dit, l’authenticité d’un sujet n’amène pas forcément avec elle
l’authenticité tout court et l’on peut raisonnablement s’interroger sur
l’intérêt d’un tel scénario qui présente l’inconvénient, majeur selon moi,
de nous apitoyer sur un personnage infiniment ennuyeux qui a toujours
raison. Les incompris sont pénibles à supporter, c’est bien connu, mais
on peut, si l’on est généreux d’esprit, combattre pour eux et s’enflam-
mer. Les pires sont ceux qui, ayant obtenu satisfaction, nous sollicitent
encore, si j’ose dire, rétrospectivement. Ces martyrs-là nous bassinent,
il faut bien le dire, et, à l’exception de Jeanne d’Arc, qui nous émouvra
toujours parce qu’enfin les flammes qui la dévorèrent nous chatouillent
encore désagréablement, les génies brimés et torturés nous laissent de
glace sitôt réhabilités.
Jamais sur un écran un personnage ne parut avoir aussi évidemment rai-
son que ce Gary Cooper au doux regard bleuté et qui, pour la circonstance,
Condamné au silence d’Otto Preminger 239

ressort les virtuels accessoires de sa jeunesse avec Frank Capra : la droiture


des simples, le côté direct (droit au cœur) de l’honnête homme qui sourit
faiblement et avec indulgence, tel Mallarmé lorsque ses amis péremptoires
lui conseillaient de revenir aux alexandrins, comme tout le monde. On voit ce
que je cherche à insinuer : faux bon sujet que celui qui nous invite à acquitter
un personnage évidemment sensé, accusé par un tribunal d’aveugles et de
sourds. Le public a la partie belle qui innocente Cooper sans aucun risque et
quinze ans après Pearl Harbor !

Film politique
Sous cet angle un peu mesquin de la fabrication d’un scénario et de la
position du public par rapport au film, Condamné au silence peut être aisément
ridiculisé, mais comme c’est une œuvre qui me passionne tout en m’enqui-
quinant, je puis adopter à présent un angle plus ouvert, plus généreux et plus
intéressant. À la question : pourquoi Otto Preminger, qui est un homme que
préoccupent les sujets modernes (L’Homme au bras d’or, Un si doux visage,
Gandhi 1), a-t‑il voulu (car il l’a voulu) tourner ce film, en quelque sorte his-
torique, et qui nous met en face d’un faux problème, puisque, depuis 1921,
l’importance de l’aviation de guerre ne fait aucun doute pour personne ? La
réponse est que Condamné au silence n’est pas un film historique mais politique
et très actuel.
En effet, le haut commandement de l’armée américaine est actuel-
lement divisé par cette question, la même ou presque qu’au temps de
Billy Mitchell : si la guerre de demain est atomique, l’aviation primera les
autres armes et, dans ce cas, les crédits alloués aux ailes US sont insuf-
fisants. La partie adverse prétend, au contraire, que l’usage de l’arme
atomique sera raisonnablement écarté et que cette guerre sera donc l’af-
faire de la marine et des chars, à importance égale avec l’aviation. Il suffit
de remplacer le Japon par un autre pays de l’Est pour comprendre que
Condamné au silence est un film militant et qui prend parti pour la thèse
des aviateurs contre celle en faveur à la Maison-Blanche, du fait peut-être
qu’Eisenhower est un général d’infanterie et que son entourage plus que
lui-même est hostile à l’aviation. Les aviateurs américains n’ont-ils pas
récemment réclamé la faveur de n’appartenir plus au Pentagone et l’un
d’eux ne lança-t‑il point que la seule vue d’un officier de marine lui don-
nait « la nausée » ?

1.  Un film sur Gandhi verra le jour en 1982, sous la direction de Richard Attenborough.
240 Chroniques d’Arts-Spectacles

Billy et Otto
Par ailleurs, il convient ici d’esquisser brièvement un parallèle entre Billy
Mitchell et Otto Preminger. Le réalisateur de L’Homme au bras d’or et bientôt
d’un Gandhi est un tempérament subversif et processif, accusé de rechercher le
scandale pour le scandale. Son film, La lune était bleue, a fait l’objet d’une tren-
taine de procès1, dont les trois quarts ont été gagnés par l’audacieux producteur-
réalisateur. Lorsqu’il a tourné L’Homme au bras d’or, Otto Preminger voulait en
même temps protester contre l’interdit qui pèse sur tout le cinéma hollywoo-
dien d’aborder, fût-ce allusivement, la question de la drogue. Pour la sortie de
ce film, les Artistes Associés ont démissionné de la puissante association des
Producteurs (MPAA). Quant à Carmen Jones, qui est un hommage au génie des
artistes noirs, on sait de quelles persécutions stupides il fait l’objet en France2.
À Otto Preminger reviendra encore le mérite d’avoir vu le premier dans
l’avènement du CinémaScope l’indice d’une liberté des cinéastes hollywoo-
diens retrouvée. Lui qui fut à Hollywood un des premiers cinéastes indé-
pendants avait prévu, il y a cinq ans, la situation cinématographique telle
que depuis les événements l’ont faite. Preminger apparaît donc comme le
Billy Mitchell du cinéma, comme un homme qui a toujours raison et qui veut
qu’on l’écoute, un précurseur, et il faudra filmer sa biographie : ce sera celle
de l’homme qui aura prédit que le cinématographe deviendrait le plus grand
moyen de culture de l’avenir.

Regrets
Tout cela est bien joli, mais il faudrait aussi parler cinéma : il importe, devant
l’écran qui projette ce film, de se passionner d’emblée et d’entrer dans le jeu
sous peine de devoir sommeiller sur l’épaule de sa voisine. Je pressens que plu-
sieurs de mes confrères – les plus âgés – avanceront que Condamné au silence
n’est pas du cinéma puisqu’il déroule son éloquente (bavarde) intrigue dans
des bureaux dont on ne sort que pour déboucher sur un couloir au bout duquel
un nouveau bureau nous sollicite, lequel enchaîne sur une salle de tribunal.
Quelques plans de rues, animés d’une activité ancienne  : vieilles voitures et
vieux chapeaux viennent nous prouver que ce CinémaScope coloré n’a pas

1.  Depuis la mise en application du code Hays, en 1934, tout film américain doit obtenir le sceau
de l’Administration du code de production (PCA) avant de sortir en salles. Preminger n’ayant pas
apporté à son scénario les modifications demandées, la PCA refuse de lui attribuer le sceau en
invoquant « la légèreté avec laquelle sont traitées la séduction, la sexualité illicite, la chasteté et
la virginité ». Le distributeur, United Artists, sortira néanmoins le film, démontrant l’inutilité du
sceau. Le 9 juin 1953, le film sera également condamné par l’Église catholique et se verra infliger
un classement « C » (désapprouvé pour tous) par la Ligue pour la vertu.
2.  Le film fut interdit en France pendant vingt-cinq ans à cause d’un procès intenté par les ayants
droit de Meilhac et Halévy, les librettistes de l’opéra de Bizet. Voir « Les héritiers de Bizet contre
Carmen (Jones) » de François Truffaut, Arts no 490, 17‑23 novembre 1954.
La Cinquième Victime de Fritz Lang 241

coûté quatre mais six sous et rarement une bande sonore fut aussi riche en bruits
de prises de vues : plancher qui grince sous le poids du chariot de travelling,
pas feutrés de l’homme à claquettes, danse du perchman et, pour un peu, le
ronronnement de la caméra, confondu, il est vrai, avec celui du projecteur !

Mystères
Mais qu’importe puisque ces négligences sont, en même temps que le
signe d’une liberté totale, la rançon de cette liberté et qu’on sait bien qu’à
mesure que les films deviennent intelligents ils s’adressent à un plus petit
nombre de spectateurs et doivent par conséquent coûter moins cher ? Les
productions indépendantes se tournent vite et le fignolage y laisse forcé-
ment des plumes. Cependant, ce compte rendu serait incomplet si j’omettais
d’exprimer quelques regrets : Condamné au silence est beaucoup moins bien
joué que L’Homme au bras d’or par exemple, et l’on peut se demander pour-
quoi. Le scénario dans le détail comporte bien des faiblesses et la technique
souffre d’une désinvolture voyante à laquelle le père de Laura ne nous avait
point préparés. Après mes belles déductions sur les rapports qui uniraient le
réalisateur et Billy Mitchell, je n’ose insinuer que faire ce film a ennuyé Otto
Preminger. Alors quoi ? Le cinéma, qu’il soit ou non « tographe », a bien
le droit de conserver par-devers lui les captivants secrets de sa fabrication.

françois truffaut

La Cinquième Victime de Fritz Lang


Arts no 581, 22‑28 août 1956

Si l’on me demandait de désigner le cinéaste le plus manifestement sous-


estimé, le nom de Fritz Lang d’emblée s’imposerait à mon esprit. Les historiens
du cinéma et les critiques reconnaissent quelque mérite à son œuvre allemande,
tolèrent même quelques-uns de ses films américains1, mais lui dénient tout génie
lorsqu’il signe des bandes d’espionnage (Chasse à l’homme, Cape et Poignard),
des westerns (Le Retour de Frank James, L’Ange des maudits), des films de guerre
(Guérillas) ou de simples thrillers (Règlement de comptes, La Femme au gardénia).
Pour tous ceux qui aiment réellement Fritz Lang, aucun de ces films récents
n’est indigne des Nibelungen ou de Fury, en dépit de la fruste apparence que
revêt automatiquement une production de série B.

1.  Fritz Lang (1890‑1976), réalisateur austro-hongrois, installé à Berlin à partir de 1919, a fui en 1933
l’Allemagne nazie pour la France, puis les États-Unis comme de nombreux cinéastes d’Europe de
l’Est (Josef von Sternberg, Erich von Stroheim, Max Ophuls…).
242 Chroniques d’Arts-Spectacles

Évidemment, Fritz Lang n’a jamais bénéficié à Hollywood de l’indépen-


dance qu’une ou plusieurs éclatantes réussites financières procurent à des
cinéastes chanceux, plus souples, ou dont l’esprit s’accorde mieux à celui
du public. Il doit s’exprimer à travers des scénarios mal construits, bourrés
d’invraisemblances et dont il écrit à la hâte les dialogues, deux jours avant
de commencer à tourner. Sa réputation d’intransigeance et son mauvais
caractère l’amènent à changer souvent de producteur.
S’il tourne aujourd’hui des films d’aspect plus commercial qu’autrefois,
Fritz Lang est devenu, en vieillissant, plus austère et donc plus loin du public.
Sans doute ne fut-il jamais sentimental mais, dans ses films de jeunesse, il ne
répugnait pas aux effets de cinéma, effets plastiques, effets de scénario. Fritz
Lang était lyrique, plein d’humour et prodigieusement inventif ; Les Espions,
les deux Mabuse sont d’une verve étourdissante. Hitchcock doit beaucoup à
Fritz Lang… beaucoup…
Fritz Lang, en évoluant, a épuré son style, comme Renoir, comme
Hitchcock, comme Hawks. Le lyrisme et l’humour ont cédé la place à
l’amertume, à la critique acerbe. Presque plus d’effets mais une maîtrise,
une sûreté technique uniques au monde. Oui, j’ose écrire que le Fritz
Lang d’aujourd’hui est plus grand et surtout plus profond, même s’il plaît
moins.
À travers les histoires qu’on lui propose et qu’il améliore – non dans le sens
d’une plus fine psychologie ou d’une plus grande vraisemblance, mais dans
une direction propice à l’intrusion de ses obsessions favorites –, Fritz Lang
s’exprime avec une liberté totale et j’en sais davantage sur lui, ce qu’il est,
ce qu’il pense après avoir vu La Cinquième Victime, qui est une commande,
que je n’en sais sur René Clément au sortir de Gervaise, film intelligent et de
qualité mais dans lequel le décorateur, la vedette ou les dialoguistes ont la
même importance que le réalisateur.
La Cinquième Victime nous montre les faits et gestes d’une dizaine de
personnages qui gravitent autour d’un grand journal. Le directeur brusque-
ment décédé, son fils, snob dégénéré et incompétent, offre le poste à celui
des trois candidats qui découvrira un étrangleur de jeunes femmes que Fritz
Lang, qui n’aime pas les énigmes policières, nous présente avant même le
générique, en pleine activité. Ce qui est passionnant dans ce film, c’est le
regard de Lang sur ses personnages : une dureté extrême, un mépris total.
Ils sont tous damnés ! Rien de moins mièvre et de moins sentimental, rien
de plus cruel qu’une scène d’amour dirigée par Fritz Lang. Dana Andrews
est ici un journaliste de valeur, le seul qui refuse de participer à la peu relui-
sante compétition ; vaut-il mieux, pour cela, que les autres personnages ?
Non pas. Voyez ses rapports avec sa fiancée, Sally Forrest. Elle est vierge
et soucieuse de trouver un mari ayant une bonne situation ; Dana Andrews
fait l’affaire, mais il est plus désireux d’en faire sa maîtresse que sa femme ;
La Cinquième Victime de Fritz Lang 243

d’où son comportement tout de chantage implicite ; dans ses caresses, il va


un peu plus loin chaque fois. De son côté, elle se laisse toucher les jambes
parce qu’il ne faut tout de même pas le décourager complètement. Main-
tenant : les jambes, pour le reste : après le mariage ! Finalement, il cédera,
non sans avoir préalablement fleurté assez vivement avec Ida Lupino, la
commère du journal, femme « libre » qui n’aspire qu’à hausser son stan-
ding. Quant à la femme du patron, elle est censée rendre visite à sa mère
chaque fois qu’elle va chez son amant. Au cours d’une scène de massage,
elle doit mentir à son mari, à tel point qu’elle chausse des lunettes noires
pour lui parler !
Fritz Lang multiplie les notations féroces sur chacun des personnages,
non dans un but satirique ou parodique mais par dégoût et par pessi-
misme. Lang est un aigri, sa méchanceté vient de son amertume. De tous
les cinéastes allemands qui fuirent le nazisme en 19321, il est celui qui ne s’en
« remettra » jamais, d’autant que l’Amérique, qui l’a cependant accueilli,
lui répugne et l’écœure. Il n’est pas de films plus sévères pour la civilisation
américaine que les films de Fritz Lang ; si l’on ne s’en rend pas compte,
c’est qu’il n’y a jamais satire mais critique sèche, nette, impitoyable. On a
traîné dans la boue le très beau Technicolor Guérillas que Fritz Lang tourna
après la guerre avec Micheline Presle et Tyrone Power, sur les combats du
Pacifique. On a hurlé à la basse propagande américaine. On n’a pas compris
toute la haine que le vieil Allemand monoclé avait mise dans la dernière
image : dans l’île « libérée » par les Marines, la population, gagnée à l’amé-
ricanisme, est rangée devant la mer, comme sur une photo de famille  :
chaque civil agite de la main droite le petit drapeau étoilé en papier, tout
en portant à la bouche, de la main restée libre, la petite fiole de Coca-Cola.
Ce dernier plan n’en dit-il pas plus long qu’un long pamphlet ? Fritz Lang,
donc, ne s’est jamais relevé du nazisme. À Hollywood, il ne voulut jamais
entrer dans les groupes politiques de gauche, mais lorsque furent arrêtés
les Dix2, c’est lui qui prit l’initiative de faire la quête auprès de tous ses
collègues pour leur payer un avocat, tout en étant convaincu qu’ils seraient
tous électrocutés et lui avec !
De La Cinquième Victime je mentionnerai encore l’extraordinaire précision de
la direction d’acteurs, la nette beauté du découpage, ses arêtes vives, la majesté

1.  C’est à partir de 1933 et la nomination d’Adolf Hitler au poste de chancelier que les cinéastes
juifs allemands ont fui le pays.
2.  Les Dix d’Hollywood : nom donné aux dix producteurs, scénaristes et réalisateurs (Dalton ­Trumbo,
Edward Dmytryk…) soupçonnés de communisme. Convoqués en 1947 par la Commission parle‑
mentaire sur les activités antiaméricaines, ils refusèrent de répondre à la question : « Êtes-vous ou
avez-vous été membre du Parti communiste américain ? » en invoquant le premier amendement
de la Constitution des États-Unis d’Amérique, qui garantit  à tout citoyen la liberté de religion
et d’expression. Plusieurs d’entre eux furent condamnés à des peines de prison ferme et à des
amendes ; pour continuer à exercer leur métier, ils durent avoir recours à des prête-noms. Seul
Edward Dmytryk se rétracta et livra les noms de camarades communistes.
244 Chroniques d’Arts-Spectacles

des cadrages (malgré le format SuperScope, qui cumule tous les inconvénients
du CinémaScope sans aucun des avantages), le brio des dialogues et de la
musique, et la courbe parfaite qu’épouse le film. Ne pas aimer Fritz Lang, c’est ne
pas le comprendre et ne pas le comprendre, c’est ne pas comprendre le cinéma.

françois truffaut

La Charge des tuniques bleues d’Anthony Mann


Arts no 581, 22‑28 août 1956

C’est à Anthony Mann que nous devons les plus purs westerns de ces der-
nières années : L’Appât, Les Affameurs, Je suis un aventurier, L’Homme de la plaine.
Mann joue franc jeu et ne triche jamais avec les règles du genre ; il appelle un
cheval a horse et ne cherche pas à nous faire croire qu’il tourne autre chose qu’un
western. Et cependant c’est bien une nuit shakespearienne qui s’étend sur le fort
à l’intérieur duquel se déroule toute l’action de La Charge des tuniques bleues.
Plus intelligent que John Ford, Anthony Mann réalise des westerns
moins littéraires et moins théâtraux, mais plus subtils. Les personnages sont
plus vrais et leurs rapports entre eux sonnent plus juste. Dans La Charge
des tuniques bleues, Victor Mature (qui n’est pas toujours à la hauteur de ce
qu’il doit faire, unique faiblesse de ce film) est un scout inculte et sauvage
qui se trouve amené à rendre de réels services à la garnison où il est toléré.
Après avoir embrassé, contre son gré, la femme du colonel, il deviendra
son rude amant, celui dont elle avait besoin pour pallier les défaillances du
colonel, dont le cerveau inexorablement s’ébranle un peu plus chaque jour.
Si Anthony Mann est un jeune cinéaste en dépit de sa presque cinquantaine,
c’est qu’il est venu à la mise en scène après avoir été acteur et régisseur de théâtre,
puis talent scout et directeur de production. Sans doute n’est-il pas encore consa-
cré par les oscars, les festivals et la critique, mais Marilyn Monroe pense à lui pour
la diriger dans Les Frères Karamazov 1 et il est, avec Alfred Hitchcock, le metteur
en scène préféré de James Stewart, avec qui il a tourné près d’une dizaine de films.
La Charge des tuniques bleues n’a que le tort d’avoir un titre stupide en
français (The Last Frontier est le titre original) et de n’être sorti qu’en version
française, assez mal doublée. Mais ce n’est pas une raison pour ignorer ce beau
film, le meilleur peut-être de son auteur.
françois truffaut

1.  Cette adaptation du roman de Dostoïevski sera finalement réalisée par Richard Brooks en 1957,
sans Marilyn Monroe.
La Prisonnière du désert de John Ford 245

La Prisonnière du désert de John Ford

Arts no 581, 22‑28 août 1956

John Ford, si Hollywood était une garnison, serait un adjudant. Préférons-lui


le général Fritz Lang, le colonel Anthony Mann, le lieutenant Robert Aldrich
ou même le sergent Raoul Walsh et le sergent-chef Allan Dwan !
John Ford symbolise une époque d’Hollywood, celle où la bonne santé
l’emportait sur l’intelligence, la roublardise sur la sincérité. Ce temps-là est
révolu : les films d’Elia Kazan et de Nicholas Ray rapportent plus d’argent
que ceux de John Ford, le poème triomphe du divertissement.
La bonne santé est une vertu, évidemment, mais qui ne se suffit pas à elle-
même et John Ford, sénile et rabâcheur, nous lasse. Toujours les héroïnes
solides et audacieuses, éternelles caricatures de Lillian Gish, toujours le mari
qui arrive pour leur donner une grande claque sur les fesses, toujours la ren-
gaine folklorique et la brutalité virile.
Le point de départ était excellent : John Wayne, pendant cinq ans, recherche
la trace de deux femmes enlevées par des Indiens. Comme l’argent dans ces
productions démodées commence à faire défaut, nous n’avons plus droit,
aujourd’hui, aux morceaux de bravoure d’antan, mais seulement à leur nar-
ration.
Dans La Prisonnière du désert 1, la caméra arrive toujours après la
bataille, avec la rame de John Ford en retard, pour filmer les ruines encore
fumantes, les cadavres toujours chauds, les traces de pas ou de sabots. Et
comme John Ford ne sait pas filmer le temps qui passe, on a le sentiment
que deux jours seulement, au lieu de cinq ans, se sont écoulés entre la
première image et la dernière et l’on déplore la pauvreté, qui est vice
cette fois.
Les couleurs ne sont pas laides et si l’on voit le film au Rex 2, la possibilité
de fumer, sans parler de l’ahurissante « féerie des eaux », compense un peu
l’ennui fordien.
françois truffaut

1.  Titre original : The Searchers.


2.  Cinéma situé au 1, boulevard Poissonnière, Paris IIe, devenu aujourd’hui le Grand Rex.
246 Chroniques d’Arts-Spectacles

Présence de Marilyn Monroe

Arts no 582, 29 août-4 septembre 1956

Marilyn Monroe, de son vrai nom Norma Jeane Baker, est née à Los
Angeles le 1er  juin 1926. Deux ans plus tard, son père est tué dans un acci-
dent d’automobile. Ce coup du sort fait vaciller la raison de la mère de
Marilyn, Gladys Baker, déjà sérieusement éprouvée. Mrs.  Baker confie
sa fille à une amie, Mrs. Grace Goddard, et se retire dans une maison de
repos.
Marilyn a 10  ans et suit les cours de l’Emerson Jr.  High School de Los
Angeles, quand Anna Lowrer, sœur de Mrs. Goddard, décide de lui donner
l’hospitalité. Femme de cœur, dans la mesure de ses moyens, Mrs. Lowrer
fait tout ce qu’elle peut pour rendre la vie plus agréable à Marilyn, qu’elle
considère comme sa propre fille.
Malheureusement, en 1941, Mrs. Lowrer tombe malade. Marilyn est obli-
gée de quitter sa bienfaitrice. L’orphelinat de Los Angeles la place dans une
famille qui habite Van Nuys, où elle termine ses études. En 1943, les gens qui
l’hébergent décident de partir vers l’est et, ne pouvant l’emmener avec eux,
la font épouser le jeune marin Jim Dougherty. Cette union ne durera que
quelques mois et se terminera par un tranquille divorce.
À seize ans, ses études et son mariage terminés, Marilyn, pour gagner sa
vie, entre à la Radio Place C° et se lance dans la vérification des parachutes1.
Pour augmenter ses revenus, elle pose comme cover-girl et, la chance aidant,
réussit à figurer en couverture de quatre magazines le même mois. L’aviateur-
producteur Howard Hugues, qui se remet lentement d’un terrible accident
d’avion, la remarque. Mais avant qu’il ait eu le temps de lui faire tourner un
bout d’essai, la 20th Century Fox l’a déjà engagée pour un an. Après une brève
apparition dans une scène de Scudda Hoo ! Scudda Hay ! 2, qui sera coupée
au montage, on l’oublie.
Toutefois, le succès croissant qu’elle connaît comme modèle empêche
Marilyn de se décourager. Elle loue une chambre au Studio Club, domicile
de nombreuses starlettes, limite ses repas au strict minimum et prend des

1.  Plusieurs éléments biographiques énoncés par Truffaut méritent d’être corrigés. Ni le supposé
père biologique de Marilyn, Stanley Gifford (1898‑1965), ni le mari de sa mère, Martin Edward
Mortensen (1897‑1981), ne sont morts dans un accident d’automobile. Pendant les premières années
de sa vie, Marilyn fut confiée à Albert et Ida Bolender, voisins de sa grand-mère Della ; ce n’est
qu’en mars  1936 que Grace Goddard, née McKee, une amie de sa mère, devint sa tutrice. Ana
Lower (et non Lowrer) n’était pas la sœur, mais la tante de Grace Goddard. Quand Mrs.  Lower
tomba malade, Marilyn ne fut pas placée dans un orphelinat mais mariée, à 16 ans, le 19 juin 1942,
avec James dit Jim Dougherty (1921‑2005). Marilyn fut embauchée à la Radioplane Company (et
non Radio Place C°) après le départ de son mari à la guerre.
2.  Ce film de F. Hugh Herbert est sorti en France sous le titre : Bagarre pour une blonde.
Présence de Marilyn Monroe 247

leçons d’art dramatique avec Natasha Lytess, qui est devenue depuis un des
professeurs attitrés de la Fox et continue à la conseiller.
Un jour, elle apprend que David Miller, qui vient de terminer La Pêche au
trésor, voudrait corser son film et cherche une blonde « sexy » pour tourner
un gag avec Groucho Marx. Elle se présente, on l’engage, on tourne… La
scène dure à peine trente secondes, mais l’effet est jugé sensationnel. À tel
point que Cowan1, enthousiaste, la persuade d’aller présenter le film dans
toutes les grandes villes américaines.
Marilyn Monroe s’en tire admirablement et, à son retour, Lucille Ryman,
talent scout de la Metro-Goldwyn-Mayer, lui offre l’hospitalité et la prend
sous sa protection. Elle lui fait obtenir un rôle secondaire dans A Ticket to
Tomahawk 2, un autre dans The Asphalt Jungle 3, un troisième dans Ève de
Joseph L. Mankiewicz. Sa « présence » dans ce dernier film décide Darryl
F. Zanuck à lui signer un contrat à long terme avec la 20th Century Fox.
En 1951 et 1952, elle tourne sept films, parmi lesquels il ne convient guère
de ne retenir que Le démon s’éveille la nuit de Fritz Lang, et Chérie, je me sens
rajeunir (Monkey Business) d’Howard Hawks.
Niagara est son premier film en vedette. Henry Hathaway, qui met en
scène cet extraordinaire Technicolor, soigna surtout ses cadrages et Marilyn,
fort mal dirigée ici, caricaturée, est utilisée sur un contresens : Marilyn n’est
pas une femme fatale, mais une brave fille. C’est ce qu’ont compris Howard
Hawks et Otto Preminger en tournant respectivement Les hommes préfèrent
les blondes et Rivière sans retour.
C’est peu après le tournage de Sept Ans de réflexion que Marilyn entreprit
de se rebiffer et refusa de tourner n’importe quoi. Elle obtint du studio de
pouvoir choisir son metteur en scène.
En attendant Les Frères Karamazov 4 qu’elle désire tourner à toutes forces,
Marilyn a accepté d’être dirigée par Joshua Logan dans Bus Stop que, person-
nellement, elle considère comme son meilleur film.
Récemment, une semaine de rétrospective « Marilyn Monroe » au cinéma
Le Marbeuf 5 a permis à tous ceux qui ont eu la bonne idée de la suivre, de
se rendre compte des grands progrès accomplis de film en film par la plus
grande star actuelle.
r.  l.

1.  Le producteur américain Lester Cowan (1906‑1990).


2.  Ce film de Richard Sale est sorti en France en 1951 sous le titre : Le Petit Train du Far West.
3.  Ce film de John Huston est sorti en France en 1950 sous le titre : Quand la ville dort.
4.  Le rôle féminin principal sera finalement confié à Maria Schell.
5. 34, rue Marbeuf, Paris VIIIe.  À la Libération, le Marbeuf retrouve sa vocation d’avant-guerre  :
la programmation de films américains et anglais en version originale, avant de se tourner vers le
cinéma d’essai dans les années 1950.
248 Chroniques d’Arts-Spectacles

Brigadoon de Vincente Minnelli

Arts no 582, 29 août-4 septembre 1956

Ce Brigadoon avait bien mauvaise réputation, même auprès des admi-


rateurs de Vincente Minnelli. Il s’agit d’une légende presque entièrement
chantée et dansée par Gene Kelly, Cyd Charisse et Van Johnson, dans de
somptueux décors de forêt et de village. Contrairement à certains de mes
amis cinéphiles pour qui la comédie musicale est un genre majeur (selon eux
il faut voir chacune d’elles six ou sept fois), je ne prise guère ces opérettes
romancées parce que le refrain, à intervalles réguliers, vient détruire la vérité
de l’intrigue et des personnages. Et cependant, comment ne pas admirer le
travail de Vincente Minnelli, cet homme étonnant qui semble bien décidé
à placer le plus moderne des arts au service des plus anciens, le chant et la
danse ?
Sur la place d’un village, on fête, par des chants et des danses, les noces
d’un jeune couple. La mariée accepte de danser avec un soupirant auquel elle
refusa sa main ; comme il veut lui prendre de force ses lèvres, elle se dérobe ;
il insiste, elle se débat. La danse s’arrête et la musique aussi ; on n’entend plus
que le halètement d’une respiration, l’homme s’enfuit et s’il réussit à quitter
le village, Brigadoon disparaîtra. On le traque dans la forêt et Van Johnson,
entre deux alcools toujours, croyant abattre un oiseau, le « dégomme ». Le
moment est d’une force dramatique d’autant plus grande que ce qui précédait
était conventionnel et joyeux.
Si l’on peut supporter les moments faibles du film et que l’on reste accro-
ché solidement à son fauteuil, la dernière demi-heure de Brigadoon est une
belle récompense.
françois truffaut

Venise : journal du festival


Arts no 583, 5‑11 septembre 1956

Mardi 28 août. Un mauvais film allemand


La Biennale di Venezia (XVIIe Mostra d’Arte Cinematografica) s’ouvre
ce soir au Lido avec un film allemand d’Helmut Kaütner : Le Capitaine de
Köpenick. Une tempête de grêle pendant la montée au mont Saint-Bernard
est cause que j’arrive après la bataille. Renseignements pris auprès d’ex-
cellents confrères, je n’ai pas manqué grand-chose. Der Hauptmann von
Venise : journal du festival 249

­Köpenick est le premier film en couleurs de ce Kaütner qui est, hélas, le


cinéma allemand à lui tout seul ; régulièrement, il rafle les récompenses
secondaires dans les festivals, mais cette fois il semble bien qu’il doive faire
tintin  : Köpenick a déplu. Il s’agit d’une histoire vraie qui fait rire depuis
vingt-cinq ans et dont Carl Zuckmayer (l’auteur du fameux Général du
diable) a tiré la pièce dont le film est adapté. Ce fait divers tragicomique,
qui fait songer au Revizor 1, prend également pour cible l’administration. On
reproche au film, je crois, sa demi-audace et ses complaisances dans la satire.
Certains parlent d’Heinz Rühmann pour le Prix d’interprétation masculine.
Dormir, dormir et dormir.

Mercredi 29 août. Le cinéma anglais est mort


Le festival de Venise, l’année passée, fut une foire à bestiaux. Quarante
films de toutes nationalités, dont une trentaine d’authentiques navets, se
disputaient une douzaine de prix. On projetait quatre films à la même heure
et, pour se faire une vague idée de l’ensemble, il fallait se contenter de voir
deux ou trois bobines de chaque production. À la dernière heure, des films
non sélectionnés s’imposaient et l’on vit, par exemple, Jean Delannoy débar-
quer avec ses Chiens perdus sans collier sous le bras et solliciter un prix qui lui
fut d’ailleurs refusé. Bref, c’était la drôle de guerre des films, pagaille noire et
nuits blanches. Au terme de mes comptes rendus dans Arts, j’émettais alors le
vœu de voir se créer un festival moins soucieux de diplomatie et qui élimine-
rait dès le départ tout film indigne d’une compétition qui postule la qualité.
Je ne fus pas seul de mon avis et la réforme souhaitée dépasse l’espérance.
Depuis deux ou trois mois, la direction du festival a visionné quatre-vingts
films et la rigueur de la sélection constitue déjà une récompense pour les qua-
torze bandes finalement retenues. Les onze films qu’a proposés l’Angleterre
ont été refusés en raison de leur médiocrité : il n’y aura pas de participation
britannique à Venise. Le cinéma anglais est bien mort.
Voilà donc le festival de nos rêves, ou presque. Il suffit de lire d’avance le
synopsis des quatorze films en question pour se rendre compte que le grand
mérite des animateurs est d’avoir évincé la sottise. Il y aura naturellement des
œuvres plus faibles que d’autres, moins bien mises en scène ou mal jouées,
mais il n’y aura pas de films médiocres.
Rappelons que le jury, composé essentiellement d’André Bazin, Luchino
Visconti, Fridrikh Ermler, John Grierson et James Quinn, ne décernera que
trois prix. Tout d’abord, évidemment, le Grand Prix, puis un Prix d’interpré-
tation masculine et un Prix d’interprétation féminine.

1.  Pièce de Nicolas Gogol (1836). L’arrivée prochaine d’un revizor, un envoyé spécial du gouver‑
nement, provoque l’émoi dans une petite ville de province.
250 Chroniques d’Arts-Spectacles

Les séances du matin sont consacrées aux rétrospectives. De Carl Dreyer,


dont le bel Ordet triompha ici même l’an passé, nous reverrons sept longs
métrages (ceux que l’on peut voir aussi à la Cinémathèque française) et
sept documentaires. Ce sera, ensuite, un panorama chaplinesque (Le Kid,
Le Cirque, La Ruée vers l’or, Le Dictateur) et treize courts métrages, dont les
prodigieux : Charlot patine, Charlot rentre tard, Charlot usurier et les autres.

Mercredi 29 août. Conférence de presse


16 heures – Conférence de presse de Nikos Koundouros, dont nous verrons
ce soir L’Ogre d’Athènes. C’est un jeune cinéaste de 29 ans dont le premier
film n’a pas eu de succès. Celui-là, qui est son second, a donné lieu en Grèce
aux polémiques qui accompagnent toujours l’avant-garde maudite. Koun-
douros, qui ressemble à Franco Fabrizi 1, nous met en garde  : c’est volon-
tairement qu’il a multiplié les poncifs, volontairement qu’il a exagéré le ton
de tout le film. Les coïncidences sont voulues et c’est à dessein qu’il a repris
le vieux thème du sosie. Déplorons au passage l’incroyable grossièreté dont
font preuve les journalistes du monde entier à l’occasion des conférences
de presse. Il y a là un cinéaste fébrile et légitimement inquiet, qui va tenter
d’expliquer dans sa langue un peu de ses intentions pour éviter le préjudice
des idées reçues, et qui ne parvient pas à se faire entendre au milieu du brou-
haha, des claquements de strapontins, des bavardages privés et de la frivolité
coquetèleuse : on entre et on sort, comme dans un moulin, on s’interpelle et
le malheureux « accusé » jette des regards traqués, cherchant vainement à
rencontrer un visage attentif.
Parenthèse refermée, voici le film, parlant grec, on ne peut plus grec, avec
par-dessus le son, grec, un commentaire intermittent en italien ! Comme dans
le vieux film de John Ford Toute la ville en parle, il s’agit d’un employé de
banque qui, étant le sosie d’un gangster, se trouve traqué par les uns, respecté
par les autres, arrêté par la police, puis relâché et tué par des bandits pour
avoir usurpé la personnalité du tueur surnommé l’Ogre d’Athènes. Nikos a
bien fait de nous prévenir : la chasse aux poncifs, trop fructueuse, nous eût
distrait de la pêche aux trouvailles, plus intéressante. Comme on s’informait
de ses admirations, Koundouros fit l’éloge de Fellini : « C’est dans sa direc-
tion qu’il faut travailler. »
Effectivement, l’influence de Federico est sensible ici et pas seulement
dans ce qu’il a de meilleur. Trop de pittoresque et de baudruches du Nouvel
An, trop de confettis et de détails encombrent l’image surchargée. Mais il y
a autre chose qui n’a pas de rapport avec Fellini et qui constitue le style du

1.  Acteur italien (1926‑1995), découvert en séducteur fanfaron et fainéant dans Les Vitelloni (Fede‑
rico Fellini, 1953), qui lancera sa carrière.
Venise : journal du festival 251

pâtre grec : un grain de folie érotique qui déplace complètement – et heu-
reusement – l’intérêt du film. Autre chose : chaque scène comique est traitée
tragiquement, chaque scène tragique, etc. Cela donne des résultats inégaux
mais quelquefois passionnants : l’arrestation du petit employé minable par
cinquante policiers avec motos, voitures et phares inquisiteurs, sa lente des-
cente d’un escalier devant les habitants du quartier ahuris et ensommeillés,
la traversée hiératique d’une cour avec, en plein milieu, un soutien-gorge
séchant qu’il écarte de la joue et caresse au passage : voilà une scène délirante
dans le meilleur sens du mot. C’est toujours dans le meilleur sens du mot
qu’amateurisme vient sous le clavier français de mon Olivetti. Six ou sept filles
plus belles les unes que les autres se meuvent autour du faux dur en col mou
et, comme si cela ne suffisait pas, des photos de tous formats d’Ava Gardner
sont punaisées sur les murs, dans chaque décor.
Le rôle du Cinéma d’essai étant d’essayer d’imposer des essais cinémato-
graphiques, je suis désolé d’apprendre que ce film a été refusé par le Studio
de l’Étoile, qui programme ses films dans la nuit et le brouillard1. Bien sous-
titré et gentiment soutenu par une presse compréhensive, L’Ogre d’Athènes
pourrait tenir l’affiche quatre ou cinq semaines à Paris. Qu’on se le dise !
La Harpe de Birmanie, film japonais de Kon Ichikawa, plaira beaucoup. Le
film grec nous montrait des filles, la nuit, en plans rapprochés ; le film japo-
nais nous montre des hommes-soldats, le jour, en plans généraux. Ces fioretti
militaires et nipponnes nous racontent l’histoire d’une première classe d’élite
qui, au cours de la débandade nipponne en Birmanie (1945), tire d’une sorte
de harpe birmane des effets salutaires, pacifiques et surprenants.
Comme le joueur de flûte2, charmeur de rats et de petits enfants,
Mizushima, lorsqu’il pince les cordes de son instrument, charme l’ennemi
qui cesse de se battre pour chanter. Auprès de ses camarades, qui lui doivent
plusieurs fois chacun la vie, il jouit d’un prestige certain. La guerre étant finie,
il quitte sa compagnie pour prévenir dans les montagnes ceux qui se battent
encore. Sur son chemin, les cadavres nauséeux abondent qu’il enterre ou
incinère, selon. Sans cesse, il doit surmonter son dégoût, sans cesse, lui si
léger naguère, médite. Ayant dérobé la tunique d’un bonze birman, il s’avise
que l’habit fait le moine et se retire du monde. Ses camarades le croisant, il
détourne la tête. Interrogations militaires à la veillée : est-ce lui ? N’est-ce pas
lui ? On lui envoie un perroquet qui inlassablement répète, apprise par cœur,

1.  C’est dans ce cinéma d’art et essai, situé au 14, rue Troyon, Paris XVIIe, que Nuit et Brouillard
d’Alain Resnais fut présenté en première exclusivité en mai 1956, dans le même programme que
François Mauriac de Roger Leenhardt (1953) et Un siècle d’or de Paul Haesaerts (1949).
2.  Le Joueur de flûte de Hamelin : légende allemande du xiiie siècle qui raconte le drame survenu
dans la petite ville d’Hamelin. Envahie par les rats, elle promit mille écus à un joueur de flûte pour
la débarrasser de ses rongeurs. L’homme s’exécuta, mais les édiles ne tinrent pas leur promesse ;
le joueur de flûte se vengea en emmenant avec lui, puis en faisant disparaître tous les enfants de
la ville.
252 Chroniques d’Arts-Spectacles

cette phrase : « Allons, Mizushima, rentre au Japon avec nous ! » Le bonze


mystérieux, en échange, leur fait tenir un perroquet semblable qui rabâche :
« Non ! Moi, je ne puis rentrer ; c’est impossible, je ne puis rentrer. »
J’ai aimé ces estampes japonaises remarquables surtout par leur beauté
plastique ; l’émotion nous gagne progressivement avec d’autant plus de force
qu’elle est, de la part des auteurs, diaboliquement retenue. L’extraordinaire
dignité des personnages et la grande noblesse des propos emportent l’adhé-
sion d’un public qu’un peu de littérature et un brin de sentimentalité ne sont
pas pour effrayer. Les plans n’ont guère de rapport les uns avec les autres,
le jeu est faible, mais il y a cependant, planant sur tout cela, une grandeur
tranquille, un charme mystérieux qui portent le film, sans oublier une lenteur
décorative qui trouve son explication dans la légende selon quoi il ne faut, à
tout Japonais qui se respecte, pas moins de sept heures pour faire l’amour.

Jeudi 30 août. Un beau film : Toro


On apprend que le meilleur metteur en scène japonais Kenji Mizoguchi
(La Vie d’O’Haru femme galante, Les Contes de la lune vague après la pluie, etc.)
est mort il y a quelques jours1. Il s’apprêtait à venir ici présenter la semaine
prochaine son dernier film : La Rue de la honte.
Tout le monde a cru voir, rôdant le long du Grand Canal, comme pour
trouver le coin le plus propice au suicide, Michel Simon déguisé en femme.
Renseignements pris, il s’agit de l’effrayante commère américaine Elsa
Maxwell 2, qui n’envisage pas de se suicider pour l’instant, trop occupée
qu’elle est d’empoisonner l’existence des autres. Comme Elsa est sa propre
caricature, elle est inattaquable et les flèches que lui décocha Jo Mankiewicz
dans La Comtesse aux pieds nus ne l’empêchent pas de se bien porter, quoique
poussivement. Cette « grande journaliste » n’hésiterait pas à provoquer un
divorce afin d’être la première à l’annoncer. Les potins de cette commère
sont redoutables et redoutés : sitôt qu’elle entre dans le hall de l’Excelsior,
chacun éprouve le besoin d’aller respirer sur la plage : elle a la solitude morale 3.
Toro de Carlos Velo4 fut projeté hors festival, à Cannes, avec grand succès
et j’y fis allusion dans ces colonnes. C’est un film impressionnant, d’une
beauté certaine et qui risque malheureusement, ici dans la compétition, d’ob-

1.  Le 24 août 1956, à Kyoto (Japon), à 58 ans.


2.  Chroniqueuse américaine et organisatrice de soirées mondaines (1883‑1963).
3.  Citation tirée du Lys dans la vallée d’Honoré de Balzac : « … la solitude morale produit les mêmes
effets que la solitude terrestre  : le silence permet d’y apprécier les plus légers ressentiments. »
Grand lecteur de Balzac, Truffaut a découvert le roman alors qu’il était emprisonné à la caserne
Dupleix ; dans Baisers volés (1968), Antoine Doinel (Jean-Pierre Léaud) revit l’intrigue du roman en
tombant follement amoureux de Mme Tabard (Delphine Seyrig).
4. Ce documentaire mexicain, consacré à Luis Procuna (1923‑1995), est sorti en France en
octobre  1957 sous le titre  : Torero. Fervent défenseur du film, André Bazin a écrit qu’il « renou‑
velle les perspectives du réalisme cinématographique » (Cahiers du cinéma n° 63, octobre 1956).
Venise : journal du festival 253

tenir le Grand Prix. Malheureusement dis-je, parce que, une fois de plus,
un jury de festival couronnerait un film sans intrigue et dont la beauté est
involontaire.
En effet, Toro n’est beau que par ce qu’il nous montre et non par le talent
d’un cinéaste. En l’occurrence, il s’agit même d’un film qui est très beau
malgré les défaillances des auteurs. Il est à l’art tauromachique ce que Le
Monde du silence est à la pêche sous-marine. Je trouve excessifs les lauriers
dont, Cousteau, je vois la tête si couverte parce que les poissons plaisent, de
toute façon, et que le cinéma c’est Bresson, Cocteau, Ophuls, Tati, Gance,
Becker, Astruc, Clément, Clouzot, Renoir et non un commandant-pêcheur
qui emmène une caméra dans ses balades.
Un festival doit récompenser les films mis en scène et des metteurs en scène.
Pourquoi Toro est-il un beau film ? Parce qu’il nous montre, sans presque
d’artifice, la biographie d’un matador fameux qui aime la gloire, l’argent, les
honneurs et sa famille, et que la peur fait abandonner un moment sa carrière,
cette carrière cruelle qu’il poursuit à nouveau, par orgueil.
Luis Procuna, le matador au-then-tic (comme il est dit dans Lola Montès)
étant l’homme le moins comédien du monde, devient ici un acteur étonnant,
bouleversant comme un homme de la rue qu’on traînerait de force devant
les caméras de la télévision. Chez lui, il s’habille, regarde par la fenêtre le
temps qu’il fait, déjeune avec sa femme et ses enfants et quitte la maison
en voiture pour aller aux arènes. Dans les yeux de ses managers passent des
reflets d’argent. Son regard à lui est en dedans. Il est seul avec sa peur, il va
lutter seul contre lui, pour lui, seul avec sa solitude. Tout cela est bien ressenti
par nous, mais filmé sans intelligence, et constitue un film comme on n’en
voit pas tous les jours, le meilleur sur ce sujet sans doute. Le commentaire
est naïf, qui plaque sur des sentiments purs et simples une littérature bébête.
Il ne faut pas confondre ce qu’il y a devant la caméra avec ce qu’il devrait y
avoir derrière : il ne faut pas donner de prix à Toro ou alors celui de la meilleure
interprétation masculine, paradoxalement.

Vendredi 31 août. Le scandale de L’Empire du soleil


Arts n’est pas peu fier d’avoir, le premier, dénoncé ce qu’on peut appeler le
« scandale de Continent perdu ». La presse avait été unanime, le film à Cannes
avait reçu un prix important1. Après l’article de Jean Aurel 2 démontant le
mécanisme de l’entreprise, des lettres affluèrent de tous ceux qui, devant
l’enthousiasme général, n’osaient se manifester et qui, explorateurs, voyageurs
ou simples touristes, avaient décelé quelques-uns des mille truquages.

1.  Le Prix spécial du jury.


2.  « Continent trouvé, grand documentaire », Arts n° 552, 25‑31 janvier 1956.
254 Chroniques d’Arts-Spectacles

Le gang de Continent perdu, Enrico Gras, Mario Craveri et leurs complices,


ont opéré cette fois chez les Indiens de la cordillère des Andes. Les victimes
choisies sont les Urus, une des « plus anciennes races d’Amérique ». Là
encore, tout est truqué. Une scène censée se passer dans un train a été, de
toute évidence, filmée en studio ; les tempêtes de sable sont reconstituées à
l’aide de ventilateurs. Des cormorans ont été empoisonnés par les cinéastes
afin que l’on puisse assister à leur mort devant les caméras. On n’a pas filmé
des Indiens dans leurs activités, dans leurs travaux ou leurs jeux, on les a
engagés pour tourner pendant plusieurs jours, pour jouer la comédie. Comme
la réalité ne dépasse pas toujours la fiction, les cinéastes de L’Empire du
soleil ont inventé de multiplier la réalité par la fiction. Pour meubler l’écran
CinémaScope dans toute sa largeur, ils placent systématiquement en files…
indiennes, leurs « acteurs », que ce soit pour les danses ou toutes autres
activités.
L’Empire du soleil est un film prodigieux de cynisme, de connaissance du
public et d’exploitation de la candeur humaine.
Dans tout film, même ceux de Cecil B. DeMille, il y a des moments creux,
nécessaires à la progression de l’intrigue. Enrico Gras et Mario Craveri ont
supprimé les moments creux ; chaque scène est un « morceau de bravoure »
et, si ce que l’on voit sur l’écran n’est pas assez spectaculaire, les chœurs et le
déchaînement d’un orchestre d’au moins quatre-vingts exécutants amènent
l’ampleur voulue. Il faut voir L’Empire du soleil pour le croire. Le public, le
soir, applaudissait chaque fin de scène, les auteurs ont été acclamés. Des petits
enfants se baignent : cinq plans, musique, applaudissements… et l’on passe
à autre chose. Il y a là un phénomène tout à fait nouveau et très important :
l’abus de pouvoir de cinéastes qui spéculent sur l’infinie candeur d’un public
pour lui présenter comme « pris sur le vif » des événements conçus, répétés,
joués et mis en scène comme dans un film normal, mais inconciliables avec
la morale tacite d’un documentaire.
Les auteurs de L’Empire du soleil profitent aussi de l’alibi de l’exotisme
pour tourner en toute quiétude des scènes quasi pornographiques. Des filles
dansent à contre-jour pour que leurs jambes se dessinent dans le soleil, des
femmes à tout bout de champ donnent le sein à leurs enfants (qui d’ailleurs
n’en veulent pas, abrutis qu’ils sont par la chaleur des projecteurs).
Tout se passe comme si Enrico Gras avait passé dix ans de sa vie à étudier
la psychologie des masses pour en tirer profit à présent, sans se tromper d’un
cheveu : il y a dans ce film tout l’attrait de la féerie des eaux, additionné à
celui des articles pseudo-scientifiques de Match et de Science et Vie (nouvelle
formule), sans oublier l’esthétique « son et lumière », la grivoiserie des Folies
Bergère, et la géographie des conférences de Pleyel.
Comment le public supporte-t‑il lorsqu’on lui montre un Indien qui porte
à sa bouche un instrument de musique local ? Comment supporte-t‑il à ce
Venise : journal du festival 255

moment précis d’entendre les chœurs et la musique de Francesco Lava-


gnino ? Comment ne sent-il pas que l’on se moque de lui quatre ou cinq
fois par minute ?
Walt Disney et Cecil B. DeMille sont des petits enfants en comparaison
d’Enrico Gras, le plus grand bidoniste du cinéma au-then-ti-que  ; voilà
un homme qui fait reculer les limites en ce qui concerne le mépris qu’un
cinéaste peut avoir du public, de son public.

Samedi 1er septembre. Le premier grand film du festival


Nous avons vu samedi le premier film que James Mason tourne à la fois
comme vedette et comme producteur : Bigger than Life (Derrière le miroir). Il
a choisi pour réaliser ce film le metteur en scène de La Fureur de vivre, Nicho-
las Ray, qui selon lui est le meilleur cinéaste américain actuel. Après avoir vu
Bigger than Life je ne suis pas loin de partager cette opinion.
Ed Avery (James Mason), instituteur paisible, fait le chauffeur de taxi après
ses cours, à l’insu de sa femme et de son fils. Ce surmenage l’affecte à tel point
qu’il lui faut bientôt se faire soigner à la cortisone, médicament qui agit sur lui
comme une drogue ; grâce à la cortisone, il se sent plus fort, plus intelligent,
plus lucide, plus grand, bigger than life.
De la simple euphorie il passe à la mégalomanie, puis à la persécution. Il
se prend pour un génie et veut que son fils devienne aussi génial. Il persécute
son entourage, méprise sa femme et devient chaque jour plus violent. Son fils
commence à le haïr ; il veut donc le tuer, se prenant pour Abraham. Finale-
ment, il est hospitalisé et devra regagner l’affection des siens.
Derrière le miroir est le premier grand film du festival, c’est une œuvre très
forte, incisive et nerveuse, franchement délirante et qui a bouleversé physi-
quement la salle. Voilà une œuvre qui donne à penser que le cinéma peut se
renouveler complètement en abordant des thèmes nouveaux pour lui et qui
sont à la fois « plus près de la vie » que la moyenne des scénarios, tout en
revêtant un aspect exceptionnel. Avec La Fureur de vivre, L’Homme au bras
d’or, Le Grand Couteau et ce film, le cinéma américain explore un domaine
d’une richesse infinie, celui des obsessions intimes, des rêves et des secrets,
celui de la confession, du journal intime et de l’essai poétique.
Bigger than Life est comme un dessin d’un seul trait, une ligne qui épaissit
jusqu’à l’éclatement final. James Mason trouve ici son meilleur rôle ; son jeu
est net, franc, direct, inexorable.
Si on laisse de côté les scènes de crises du héros, les moments paroxystiques
au cours desquels il devient bigger than life, le personnage de James Mason
est d’une absolue vérité ; c’est la première fois que l’on montre intelligem-
ment, au cinéma, un intellectuel dans son intimité, dans ses rapports avec une
épouse plus simple que lui ; pour la première fois, on démonte clairement
256 Chroniques d’Arts-Spectacles

le mécanisme  : l’ascendant du mari, l’intimidation de l’épouse, la tyrannie


incontrôlée, les caprices et les « attendus » péremptoires du premier, le bon
sens et l’intuition de la seconde, réduite à ne plus exprimer ses pensées.
C’est ce qu’il y a de plaisant lorsqu’on a affaire à un film de Nicholas Ray :
cet homme ne filme que ce qu’il connaît, il sait toujours ce dont il parle, c’est
un grand cinéaste. D’une manière ou d’une autre, Bigger than Life doit figurer
au palmarès.
françois truffaut

Venise, festival courageux,


donne un exemple d’austérité
Arts no 584, 12‑18 septembre 1956

À quelques heures du palmarès, le festival de Venise apparaît comme une


réussite absolue. La nouvelle formule, exigeante et rigoureuse, a triomphé :
la compétition vénitienne, désormais, s’engagera sur un plan élevé, seule la
qualité des films et leur ambition déterminant leur participation. S’il y a eu un
léger flottement au départ, c’est que la direction du festival avait été trop sou-
cieuse d’établir une progression qualitative. Les films allèrent s’améliorant et,
à l’exception des deux films italiens, L’Empire du soleil, ­nouveau ­documentaire
truqué des réalisateurs de Continent perdu, et Sœur Letizia 1 de Mario ­Camerini,
tous les films projetés étaient dignes d’un festival et l’on peut se réjouir de
n’être jamais descendus aussi bas dans la médiocrité que le Festival de Cannes
1956 avec, de sinistre mémoire : Sous le ciel de Baya, Une femme en enfer, Le
Christ en bronze, L’Affaire Potar, Marie-Antoinette, reine de France, Poème péda-
gogique, L’Abandon de la nuit, Talpa, L’Homme qui n’a jamais existé, etc.
Seule la Russie, ayant refusé de se plier au règlement, choisit elle-même
le film soviétique de Zakhar Agranenko : La Garnison immortelle. C’est un
film déstalinisé, le récit d’une défaite sanglante en 1943. On y montre que la
pagaille régnait dans l’armée soviétique et que les soldats s’intéressaient aux
filles, même en temps de guerre. Voilà donc un film détendu et plaisant, à
l’esthétique quelque peu confuse et contradictoire. Les hommes s’embrassent
à bouche que veux-tu en se donnant du Tovaritch à tour de bras.

Bresson et Dreyer
Sans autre raison que celle de nous faire plaisir, on nous montre, dans une
petite salle, le Journal d’un curé de campagne. Le film de Bresson, avec le recul,

1.  Suor Letizia, qui fut exploité en France sous le titre : La Dernière Tentation.
Venise, festival courageux, donne un exemple d’austérité 257

prend un poids, une force extraordinaires. Les injures du temps épargnent


curieusement Bresson, à tel point que tout ce qui pouvait déconcerter ou
heurter à l’époque se retourne aujourd’hui en faveur du film. Il se pourrait
que Bresson fût le plus fort ! Après le Journal d’un curé de campagne, il est peu
de films qui n’apparaissent ridicules et vains dès la troisième image. C’est le
cas d’une bande anglaise adaptée de Meurtre dans la cathédrale1 que l’on nous
montre dans une petite salle et qui dut se projeter devant des fauteuils vides
au bout de vingt minutes.
Sœur Letizia, de Mario Camerini, cumule la sottise de certains films italiens
à celle que l’on croyait exclusivement hollywoodienne des Sœurs casse-cou 2
ou des Cloches de Sainte-Marie 3. Voilà une entreprise cynique et perfide dont
Zavattini 4 ne sort pas grandi.
Calabuch est un film espagnol de Luis Garcia Berlanga, le réalisateur du
trop estimé Bienvenue Mr Marshall. On retrouve ici la bonne humeur forcée,
la démagogie et la philosophie de patronage mais avec, à l’intérieur de ce trop
mince canevas, une construction de scénario ingénieuse et solide.
Le thème ? Un savant atomiste dégoûté vient se cacher à Calabuch, havre
de paix espagnol, et y joue l’analphabète bricoleur. Comme il aide à la fabri-
cation d’un feu d’artifice extraordinaire, sa renommée connaît un nouvel
essor. Repéré, déniché, retrouvé, récupéré, il doit quitter Calabuch, qui restera
dans son cœur le symbole de ceci et de cela. Cette œuvrette un peu scoute (à
mon goût) a obtenu trop de succès (à mon gré), ce qui ne laisse pas d’être
inquiétant – ou révélateur – quant à l’âge mental d’un public de festival. Ce
savant gâteux est un véritable danger pour l’humanité ! Franco Fabrizi, loin de
Fellini, s’ennuie et Edmund Gwenn préfère visiblement son rôle de fossoyeur
de Mais qui a tué Harry ?
Du côté des rétrospectives, Carl Dreyer déçoit avec les Pages arrachées au
livre de Satan, mais nous comble avec Vampyr, dont je comprends ici, pour la
première fois, l’absolu sublime. Voilà un film qui, sortant aujourd’hui, serait
encore d’avant-garde.
On fait grand cas ici d’un film américain de cinquante minutes, réalisé par
l’un des cinéastes du Petit Fugitif, sorte de documentaire sur le Bowery new-
yorkais. Des clochards, ivres en permanence, dialoguent devant la caméra, mal
dirigés et mal filmés. L’authenticité de la matière n’est pas sanctionnée par la
sincérité du réalisateur. On the Bowery5 a reçu le Grand Prix du documentaire.

1.  Murder in the Cathedral de George Hoellering (1951), adapté de la pièce éponyme de T. S. Eliot
consacrée au meurtre de l’archevêque de Cantorbéry, Thomas Becket, en 1170. Le film reçut le Prix
spécial à la Mostra de Venise 1951, pour la qualité de ses décors, signés Peter Pendrey.
2.  Come to the Stable d’Henry Koster (1949).
3.  Les Cloches de Sainte-Marie (The Bells of St. Mary’s) de Leo McCarey (1945).
4. Cesare Zavattini, scénariste et écrivain italien (1902‑1989). Collaborateur attitré du réalisateur
Vittorio De Sica, il fut à la fois praticien et théoricien du néoréalisme italien.
5.  Film de Lionel Rogosin, qui n’est pas, comme l’affirme ici Truffaut, l’un des trois coréalisateurs du
258 Chroniques d’Arts-Spectacles

Mme Butterfly au salon
Kenji Mizoguchi, dont on a ici même appris la mort récente, est l’auteur
des meilleurs films japonais de ces dernières années : La Vie d’O’Haru femme
galante, Les Contes de la lune vague après la pluie, etc. La Rue de la honte, que l’on
nous montre ici, paraît plus occidental au premier abord par le modernisme du
sujet et du cadre et par le morcellement de l’action. Il s’agit des mésaventures
d’une demi-douzaine de prostituées, menacées de devoir quitter la maison
close où elles sont employées. Je crois bien que le public a été déçu par ce film
que j’ai, pour ma part, beaucoup aimé, autant que les autres bandes de Mizo-
guchi. Comme Ingmar Bergman, Mizoguchi est un puritain fasciné par la luxure
et les débordements moraux qu’elle entraîne. Une bonne trentaine de plans
sont consacrés à nous montrer l’argent qui passe d’une main dans une autre,
les liasses du péché. À remarquer que les prostituées nipponnes se déplacent en
4 CV et s’entretiennent volontiers, le soir à la veillée, de Marilyn Monroe. La
scène où l’héroïne de La Rue de la honte, celle que Mizoguchi a manifestement
préférée, choyée, fignolée, s’offre à son père n’est pas la moins bonne.
Donatella 1, projeté hors festival, est un CinémaScope fort mal coloré mais
très agréable à voir. Mario Monicelli, qui a du talent lorsqu’il n’est pas flan-
qué de son compère Steno 2, nous offre un Sabrina 3 supérieur, selon moi, au
modèle. Le scénario est riche de drôleries incessantes, la mise en scène est
adroite et la distribution heureuse. Elsa Martinelli est particulièrement char-
mante, Walter Chiari et Aldo Fabrizi particulièrement drôles. Quant à Xavier
Cugat, usé, rompu, défait, blasé à l’œil vif, il se trémousse doucement en
dirigeant nonchalamment son orchestre, puis il annonce : « Et voici ma jeune
femme, Abbe Lane ! N’est-elle pas charmante ? » Arrive alors une poupée
sud-américaine incroyablement sexy, mal débarbouillée, insolente et provo-
catrice qui se déhanche de toutes les manières en jetant des regards immen-
sément inexpressifs. À l’occasion, elle danse avec son époux qui regarde vers
la caméra avec un léger sourire complice. Excellente soirée !

Federico Bardem
Grand’Rue est le nouveau film de Juan Antonio Bardem, cinéaste espagnol
dont Mort d’un cycliste et Comicos ont obtenu un certain succès critique. Au

Petit Fugitif. Le seul lien entre les deux films est de présenter une même errance cinématographique
dans le New York des années 1950.
1.  Donatella de Mario Monicelli (1956).
2. Stefano Vanzina, dit Steno, réalisateur et scénariste italien (1917‑1988). Il réalisa, d’abord en
collaboration avec Mario Monicelli, puis tout seul, de nombreuses comédies interprétées par Toto,
dont Gendarmes et Voleurs (1951).
3.  Film de Billy Wilder (1954), avec Humphrey Bogart, Audrey Hepburn et William Holden.
Venise, festival courageux, donne un exemple d’austérité 259

premier, on a reproché de trop ressembler à Chronique d’un amour, d’Anto-


nioni, et au second de reprendre des scènes d’All about Eve, de Mankiewicz.
Pendant la projection de Calle Mayor, on a perçu un remous du public lorsque
sur l’écran sont apparus une douzaine de plans calqués sur une scène fameuse
des Vitelloni et d’Il Bidone : la promenade, la nuit, dans les rues, de quatre
ou cinq jeunes gens qui chantonnent, blaguent, donnent un coup de pied
dans une boîte de conserve et déambulent oisivement. Le reste du film est
heureusement plus original, du moins en ce qui concerne la mise en scène.
Dans une ville de province, de jeunes Vitelloni espagnols s’ennuient et
se livrent à diverses facéties de mauvais goût. Comme dans Les Grandes
Manœuvres, un pari amène l’un d’eux à courtiser une vieille fille qui n’est
pas très belle et que nul ne songe à épouser (et voilà Betsy Blair dans un rôle
très voisin de celui qu’elle avait dans Marty). Tout marche bien, trop bien,
la fille est bouleversée, éperdue de reconnaissance et d’amour, le « fiancé »
se désespère, envisage le meurtre de la fille, puis son suicide à lui, et finale-
ment un labadens explique tout à la fille qui retourne se dessécher derrière
sa fenêtre qui donne sur la Calle Mayor.
Plutôt que mes confrères qui décèlent ici la triple influence de Fellini,
Delbert Mann et René Clair, c’est dans un roman de Ring Lardner que je
trouverai les sources exactes de Grand’Rue. Dans Haircut (Le Coiffeur)1, Ring
Lardner nous raconte sensiblement la même histoire  : dans une ville, un
garçon ridiculise une fille en la courtisant pour gagner un pari. À la fin de
ce roman, qui connut un certain succès il y a une dizaine d’années, un idiot,
amoureux de la fille, tuait le farceur. L’histoire était racontée par un coiffeur,
d’où le titre.
Mais laissons de côté les sources de Grand’Rue pour nous intéresser au film
lui-même, qui est loin d’être indifférent. Le sujet, le vieillissement solitaire
d’une femme, est assez fort en soi pour s’embarrasser d’un gabarit aussi arti-
ficiel qu’un pari, astuce de scénariste qui amène avec elle un certain nombre
de détails invraisemblables ; de plus, le personnage du garçon est très irréel,
que l’on nous montre très vite conscient de son erreur et uniquement sou-
cieux de l’issue de l’entreprise. Il eût été plus subtil et plus vrai de nous le
montrer passant par des étapes contradictoires. Par ailleurs, René Blancard,
en philosophe retiré, est proprement irrésistible. Pourquoi Bardem veut-il, à
toute force, « faire intellectuel » ?
Tout l’intérêt de Calle Mayor réside dans le personnage de Betsy Blair,
qui est assez bien dessiné quoique trop peu charnel, et dans le jeu de cette
actrice ici plus contrôlé et plus émouvant que dans Marty. Par ailleurs, Bar-
dem, auquel je reprocherai d’être insincère et de n’avoir, au fond, rien à dire,

1.  Nouvelle parue aux États-Unis en 1926 et en France sous le titre  : Coupe de cheveux (in Dix
Nouvelles, Robert Laffont, Paris, 1963).
260 Chroniques d’Arts-Spectacles

devient un fort bon technicien. Ses progrès depuis Mort d’un cycliste sont évi-
dents et justifient qu’on suive attentivement sa carrière. Son tort est de ne pas
avoir encore découvert son registre, d’être trop perméable aux influences, aux
admirations et de cumuler plusieurs styles inconciliables. Mais que Grand’Rue
soit son meilleur film, voilà qui ne fait aucun doute.

Autant pour Lara


Ce festival sera donc celui des bonnes surprises, celui des meilleurs films de
cinéastes inégaux. Après le meilleur Bardem, voici le meilleur Claude Autant-
Lara avec La Traversée de Paris.
Paris en 1942, sous le règne du marché noir. Un brave abruti qui se livre
au marché noir (Bourvil) propose à un ami de rencontre qui se dit peintre
(Gabin) de l’aider, moyennant trois cents francs, à transporter nuitamment
un cochon dépecé dont les morceaux sont répartis dans quatre valises. Gabin
commence par terroriser le patron de Bourvil, en lui extorquant cinq mille
francs au lieu des trois cents. Commence alors, dans un Paris de studio, une
promenade dangereuse et cocasse, fertile en incidents traités d’un point de
vue rabelaisien et célinien, une aventure picaresque qui manque tourner mal,
très mal, la Gestapo y fourrant son nez.
Je vois bien que mon résumé n’est pas satisfaisant et qu’il est impuissant
à donner une idée précise de ce film étonnant qui indigne déjà certains de
mes confrères, ravit les autres.
J’ai toujours dénoncé, dans les films d’Autant-Lara, le jeu théâtral, outré
et caricatural qui ruinait la crédibilité, la vulgarité foncière d’un tempéra-
ment incompatible avec celui des auteurs maltraités : Radiguet, Colette ou
Stendhal 1. Je déplorais aussi une méchanceté gratuite qui faussait le sens de
l’œuvre adaptée, en altérait la subtilité, en déplaçait l’intérêt. Si je suis résolu
à défendre très vivement La Traversée de Paris, c’est que Claude Autant-Lara
a choisi, cette fois, avec cette savoureuse nouvelle de Marcel Aymé, un sujet
qui lui convenait et qu’il a poussé avec une énergie forcenée dans une voie
qui est la sienne : La Traversée de Paris constitue le roman picaresque que
Marcel Aymé n’écrira peut-être jamais.
Autant-Lara est incapable de tourner une scène réaliste : c’est un outran-
cier, un exagérateur. Son film, dans lequel tout ce qui était raté dans L’Auberge
rouge est réussi, est d’une méchanceté ahurissante pour tout le monde, c’est
du venin craché aussi généreusement que de l’hémoglobine, une immense
farce dérisoire et atroce qui atteint parfois au comble de la drôlerie et parfois
même à l’émotion la plus déchirante.

1.  Trois auteurs ayant respectivement inspiré les films : Le Diable au corps (1947), Le Blé en herbe
(1954) et Le Rouge et le Noir (1954).
Venise, festival courageux, donne un exemple d’austérité 261

Tout ce qui gâchait Le Diable au corps ou Le Rouge et le Noir, les grosses


pattes d’Autant-Lara feuilletant des ouvrages de luxe, se retourne ici en sa
faveur, dans le sens même du film. Vingt ans après avoir débuté dans la mise
en scène, Claude Autant-Lara a enfin trouvé sa vraie voie  : il ne doit plus
jamais nous montrer ses amoureux théoriques bêtifiant lourdement, mais
des marionnettes grimaçantes sur lesquelles il lancera à loisir les boules de
paille du non-conformisme, il sera le Ionesco du cinéma, telle est sa vocation.
On ne peut déplorer qu’une faiblesse : la longue scène où Bourvil découvre
que Gabin est artiste-peintre et non peintre en bâtiment et au cours de laquelle
Gabin explique le film au public, jusqu’alors dérouté. Son personnage, dès lors,
perd cinquante pour cent de son mystère. À part cette réserve et aussi les astuces
plastiques (photo sépia bistre imitant la lithographie), il n’y a rien de raté dans
ce film qui cependant commence assez mal, avec, comme dans Le Bon Dieu sans
confession, la manie de la reconstitution d’une époque à coups de détails qui
éparpillent l’attention : voitures gazogènes, vélos-taxis, fourrures trois-quarts,
saccharine, etc. De Funès est magnifique, Bourvil excellent et Gabin aussi bien
dans la première moitié, inadéquat dans la seconde, le scénario ayant obliqué.
La haine est parfois bonne conseillère : Autant-Lara a réussi un film.

Aldrich est le plus fort


Au sortir d’Attack ! (Fragile Fox 1), nous étions nombreux à convenir que
nous venions de voir le meilleur film du festival. Le thème d’Attack ! ayant
été publié un peu partout (et dans Arts deux fois), je le résumerai dans ses
grandes lignes  : par la lâcheté d’un capitaine qui fait la sourde oreille aux
demandes de renfort, une compagnie de soldats américains sur le front de
Dunkerque, à la Libération, perd inutilement des hommes, tant et plus. La
mort d’un lieutenant (Jack Palance), qui s’était promis de tuer le capitaine
peu courageux, décide un autre lieutenant à accomplir ce geste nécessaire.
Voilà donc un de ces petits films subversifs qui seraient impensables en
France où, comme on sait, jamais on ne vit un officier avoir peur. L’armée
américaine ayant refusé son concours à Aldrich, celui-ci nous offre une guerre
simplifiée à l’extrême, stylisée et même poétisée.
Attack ! que l’on se résigne mal à ne plus nommer par son titre premier,
Fragile Fox, est assez exactement une transposition militaire du Grand Cou-
teau, le capitaine « dégonflé » s’étant substitué au producteur délirant et
Palance, lieutenant exalté, au Palance vedette tourmentée. C’est un film
d’une force extraordinaire et dont la violence dépasse tout ce que l’on a pu
voir dans un film de guerre. Le public et tout particulièrement l’italien était
enthousiaste.

1.  Sorti en France sous le titre : Attaque.


262 Chroniques d’Arts-Spectacles

Il s’agit là encore d’une pièce de théâtre1 qui n’avait eu aucun succès à


Broadway et que Robert Aldrich a librement adaptée, comme Le Grand Cou-
teau, en déplaçant le centre d’intérêt tout en conservant la pompe théâtrale,
le verbe, le cérémonial. Par ailleurs, Fragile Fox est le premier film d’Aldrich
ouvertement chrétien.
L’imposant et sympathique metteur en scène était parmi nous et voulut
bien répondre aux questions que nous lui posâmes. Nous reviendrons là-
dessus la semaine prochaine.

Naturalisme pas mort…


Le nouveau film de René Clément, Gervaise, a été projeté ici avec un très
grand succès. Voilà une œuvre extrêmement soignée et qui force l’admiration
pour la somme d’efforts dont elle est manifestement l’aboutissement. Jean
Aurenche et Pierre Bost ont écrit une adaptation honnête et intelligente qui
ne me paraît pas desservir Zola. René Clément, plus sûr de soi de film en
film, ne contourne jamais les difficultés, mais se précipite contre elles avec
une énergie presque émouvante. Évidemment, on sent le travail, c’est-à-dire
l’effort. On n’éprouve pas le sentiment de voir opérer un virtuose pour qui
tout est possible, comme avec Hitchcock, mais d’assister au combat d’un
homme contre la technique. Le démarrage est un peu difficile mais, dès la
bagarre des femmes dans le lavoir, nous sommes entraînés jusqu’à la fin.
Maria Schell, prodigieuse, est d’un pathétique immédiat ; François Périer
ne fut jamais aussi bon et aussi complet ; Suzy Delair et Armand Mestral
sont excellents tout en étant eux-mêmes et Micheline Luccioni constitue une
sorte de révélation : jolie et moqueuse, spirituelle et insolente, sa fraîcheur
piquante fait merveille.
Voilà un beau film qui, plus sain et sympathique que La Traversée de Paris,
mieux fait aussi et plus « dominé », est cependant plus anonyme et imper-
sonnel. Qui est Clément ? Que signifie Gervaise par rapport aux autres films
de Clément ? Que pense Clément des personnages de son film, de Zola, de
la vie, de l’alcoolisme et des enfants ? Nous n’en saurons jamais rien car René
Clément n’est pas un auteur de films, mais un directeur au sens hollywoo-
dien du mot, un technicien consommé qui tire le meilleur parti des histoires
qu’on lui propose. Pourquoi Gervaise vingt ans après La Bête humaine de Jean
Renoir ? Au fait, qu’appelle-t‑on l’esthétisme gratuit ?

PS  : Je commenterai la semaine prochaine le palmarès. Mais, en avant-


propos, voici le mien. Grand Prix : Attack ! de Robert Aldrich. Prix d’interpré-

1.  La pièce éponyme de Norman A. Brooks fut créée au Belasco Theatre (New York), le 12 octobre
1954, dans une mise en scène d’Herbert Swope Jr.
Venise après la bataille 263

tation féminine : Maria Schell pour Gervaise. Prix d’interprétation masculine :


James Mason pour Derrière le miroir.
françois truffaut

Venise après la bataille


Arts no 585, 19‑25 septembre 1956

Le Lido a repris son aspect habituel, plus sinistre que jamais. Le hall de
gare de l’Excelsior est désert, l’Orient-Express ramène les producteurs bron-
zés vers les rivages champs-élyséens ; c’est donc en vain que les starlettes
malchanceuses se livrent à d’ultimes effets de torse ; la pêche aux contrats et
la chasse aux autographes reprendront l’an prochain de plus belle.
Le festival s’est terminé sur Bus Stop, avec Marilyn Monroe sur l’écran, et
sans elle dans la salle, contrairement aux promesses. C’est un beau film, trop
fin et trop allusif pour plaire autant qu’il le devrait, mais qui nous révèle un
curieux cinéaste : ce Joshua Logan qui, avant guerre, abandonna Hollywood
au beau milieu du tournage de son premier film, dégoûté par les méthodes
de travail. À Broadway, peu à peu, il devint le metteur en scène de théâtre
le plus coté, ce qui lui vaut aujourd’hui de revenir à Beverly Hills par la
grande porte.
L’intrigue de Bus Stop est très ténue : il pourrait s’agir d’une parodie d’Un
tramway nommé désir  : un abruti, musclé, entreprend la conquête d’une
gourde délicate et réussit. Le comique de Bus Stop est d’une rare qualité ;
les effets sont à peine indiqués, aucune scène n’est « faite », seulement une
abondance de traits rapides comme l’éclair. En une heure et demie, Logan
a ramassé la matière de cinq heures de projection. Tous les films du festival
ont été applaudis en cours de projection sauf Bus Stop car c’était impossible,
puisqu’à peine amorcé un gag laisse la place à un autre. (À cet égard, Gervaise
serait le plus mauvais film montré ici car le plus applaudi ; l’émotion y est
malaxée, étirée comme de la barbe à papa.)

Les fâcheux
Après la projection de Bus Stop, il a été procédé à la lecture du palmarès, ce
qui a donné à René Clément l’occasion de se manifester fâcheusement : « Le
jury décerne la Coupe Volpi pour la meilleure actrice à Maria Schell pour
son interprétation dans Gervaise. » Le nom de Maria Schell ayant déchaîné
un tonnerre d’applaudissements, la seconde partie de la phrase : « pour son
interprétation dans Gervaise » n’a pas été entendue du public, d’où fureur de
René Clément qui, lorsqu’on lui a donné la parole, a déclaré : « Je remercie
264 Chroniques d’Arts-Spectacles

l’Association de la critique internationale grâce à laquelle le nom de Gervaise


a pu quand même être prononcé ici. »
Pour ce qui est de la vulgarité, René Clément ne le cède en rien à Claude
Autant-Lara, dont la conférence de presse a été une merveille. Il y avait là le
producteur du film, Gabin, Bourvil, Aurenche, Bost et le metteur en scène.
Un journaliste ayant demandé à Claude Autant-Lara : « Est-ce que La Tra-
versée de Paris est un divertissement ? » s’est entendu répondre : « Ah non !
Je crois avoir fait un film profond avec des idées qui vont loin. » Pierre Bost,
lui, semblait ennuyé d’avoir collaboré à ce film dont il réprouve probable-
ment l’esprit. Quant à Jean Aurenche, il jubilait en écoutant les journalistes
étrangers déplorer que le film parût à ce point antifrançais. Au sortir de La
Traversée de Paris, un ami de Jean Aurenche lui dit : « Je ne te savais pas si
méchant ! » et l’autre répond, crispé  : « Et ce n’est rien  : je n’ai pas vidé
tout mon sac ! »

Robert Aldrich sur la plage


Bref, tout ce petit monde ne brille ni par la générosité ni par le bon goût.
Le Prix de la critique est allé, comme on sait, à Gervaise et à Grand’Rue. Il
n’empêche que tous mes confrères interrogés avaient voté pour Attack ! : Jean
de Baroncelli, France Roche, Jean-Pierre Vivet, etc. Si l’on sait aussi qu’At-
tack ! a reçu le Prix de la critique italienne, c’est à se demander par quel tour
de passe-passe le Prix de la critique internationale a échappé à Robert Aldrich.
Sur la plage, j’ai rencontré le corpulent génie et nous avons causé. L’échec
commercial de The Big Knife 1, dont il était aussi producteur, a freiné cruel-
lement son essor. Il a dû, pour un temps, s’associer avec la Columbia pour
le financement de quelques films avant de reprendre son ascension solitaire
bientôt, très bientôt si Attack ! rapporte assez d’argent. Attack ! étant un film
subversif, l’armée américaine, exceptionnellement, a refusé son aide. Aldrich a
donc acheté deux tanks qui sont encore dans son garage, deux motocyclettes,
un camion et une ambulance japonaise qu’il a fait repeindre en américaine. Il
a dû s’arranger pour ne montrer tout cela à la fois qu’au cours d’une scène,
de manière à filmer une guerre à peu près vraisemblable. Je lui dis que, indé-
pendamment de la grande nouveauté de son sujet, ce dénuement aide son
film à ne pas ressembler aux autres. Il opine et remercie.
Aldrich va commencer cette année à produire d’autres films que les siens.
Avec des films à petits budgets, il va lancer de jeunes metteurs en scène en
qui il croit beaucoup.
Si le succès lui sourit, il pourra tourner dans deux ou trois ans, les scénarios
pour lesquels on lui refuse l’argent aujourd’hui et qui lui tiennent à cœur.

1.  Sorti en France sous le titre : Le Grand Couteau (1955).


Feu James Dean 265

De ce festival audacieux est résulté un palmarès timide. Il y aurait beau-


coup de louanges à faire sur le choix des films et beaucoup de critiques sur la
composition du jury. Un jury davantage « dans le coup » aurait su couronner
Attack !, ne fût-ce que pour gagner un prix sur l’avenir.
 
françois truffaut

Feu James Dean


Arts no 586, 26 septembre-2 octobre 1956

Écrire sur James Dean un article décent, cela tourne à la gageure,


aujourd’hui. Les magazines américains, italiens ou français ne nous laissent
plus rien ignorer de ce que fut sa vie et, comme si la vérité était encore trop
banale, les newswriters de service inventent des détails pittoresques : France
Dimanche veut nous faire croire qu’il coupait « ses cheveux blonds avec un
sécateur », Oggi prétend que les morceaux de la Porsche à bord de laquelle il
se tua sont vendus comme souvenirs, et Joe Hyams dans Bazaar, après avoir
interviewé 139 personnes qui connurent James Dean, vient nous raconter une
incroyable, pieuse et nocturne visite de Jimmy à la tombe de sa mère, deux
heures avant de trouver lui-même la mort.
Tout cela et bien d’autres choses encore sont inventées de toutes pièces
par des reporters qui n’ont peut-être même pas vu les deux films1 de James
Dean et qui, ayant à livrer un close-up macabre sur un mort qui marche, se
bornent à démarquer les articles préexistants en les agrémentant çà et là de
précisions fantaisistes. C’est ainsi qu’il y a quelques mois, la légende selon
quoi James Dean ne serait pas mort s’est créée en Amérique pour les besoins
de la presse européenne, défavorisée par l’éloignement !
C’est pourquoi il importe avant tout de ne pas tomber à notre tour dans les
poncifs de la littérature deanienne : le vent froid sur la route noire, l’adoles-
cence tourmentée, la maman cancéreuse, la mécanique fatale, les trois coups
de « klaxon » du destin, etc.

Son dernier film : Giant


Dans un mois, son troisième et dernier film, Giant, sortira à New York,
puis à Paris vers la fin de l’année2. Tiré d’un roman-fleuve à générations
superposées, Giant qui, terminé, durait trois heures et demie, a été ramené

1.  À l’est d’Éden (East of Eden) d’Elia Kazan (1955) et La Fureur de vivre (Rebel without a Cause)
de Nicholas Ray (1955).
2. Ce film de George Stevens est sorti aux États-Unis le 24  novembre 1956, puis en France le
266 Chroniques d’Arts-Spectacles

à deux heures trente ; comme aucune scène de James Dean n’a été coupée,
on aura le sentiment qu’il est le principal personnage du film, ce qui n’était
pas le cas puisque Giant raconte surtout l’histoire d’un jeune propriétaire
texan (Rock Hudson) et de sa jeune femme (Elizabeth Taylor), Jett Rink
(James Dean) n’étant qu’un employé du ranch qui, héritant d’une parcelle
de terrain, refuse obstinément de le vendre et s’en trouve bien puisqu’un
beau jour le pétrole jaillit.
Des détails biographiques recueillis çà et là, je n’ai retenu que ceux dont
l’authenticité est avérée et qui servent d’une manière ou d’une autre à expli-
quer le personnage de James Dean et les raisons de son extraordinaire et sans
cesse croissante popularité.
J’ai sous les yeux une de ces fameuses plaquettes américaines consacrées
au jeune acteur : James Dean album, vingt-cinq années, 175 Pictures New Stories,
Jimmy’s Life Loves Death, The Strange Mystery that Lives on. On trouve là, avec
un peu de littérature autour, la réponse à toutes les questions que l’on peut se
poser depuis la couleur de ses yeux jusqu’à ses cigarettes favorites. Ses écri-
vains préférés ? Jean Genet, Curzio Malaparte et Gerald Heard. Sa religion ?
Quaker. Ses musiciens ? Schoenberg, Bartok et Stravinsky. Les instruments
dont il jouait ? Clarinette, piano et guitare. Ses ambitions ? Jouer Hamlet et
aborder la mise en scène.
Effectivement, pendant le tournage de Giant, James Dean se montra extrê-
mement assidu, ne quittant pas de l’œil George Stevens et la caméra. Lorsque
le film fut terminé, il fit part à son agent, Dick Clayton, de son désir : « Je
crois que je puis être meilleur metteur en scène qu’acteur. » Il désirait fonder
une compagnie indépendante afin de ne tourner que des sujets de son choix.
Clayton promit d’en parler aux directeurs de la Warner Bros. ; là-dessus Dean
qui, par obligation de contrat, n’avait pas piloté sa voiture pendant toute la
durée du tournage, s’en fut à Salinas pour participer à une course…

Retenir sa respiration
Avant de jouer L’Immoraliste à Broadway 1 (pendant une semaine seu-
lement et non pendant deux mois comme on le dit car il partit, s’étant dis-
puté avec le metteur en scène2), avant de rencontrer Elia Kazan ; avant de
fréquenter les dimanches culturels organisés par Nicholas Ray, James Dean

9 janvier 1957 sous le titre : Géant. Il est adapté du roman éponyme d’Edna Ferber (1952), paru en
France en 1954, chez Delamain et Boutelleau.
1.  La pièce The Immoralist, adaptée du roman d’André Gide par August et Ruth Goetz, fut créée
au Royale Theatre de New York le 8 février 1954, dans une mise en scène de Daniel Mann. James
Dean interprétait le rôle de Bachir, le jeune domestique arabe.
2.  En réalité, James Dean, qui n’aimait pas son personnage, n’a interprété la pièce qu’une fois :
le soir de sa création ; repéré par Elia Kazan, il a rompu son contrat et rejoint le plateau d’À l’est
d’Éden. Il fut aussitôt remplacé par Phillip Pine.
Feu James Dean 267

menait une vie relativement désordonnée, faites d’expériences plus ou moins


saugrenues et dangereuses, ratant dans la vie les tours qu’à l’écran on lui fit
réussir. Je veux dire qu’au cinéma il a joué sa vie, légèrement embellie. Entre
la date où il fut renvoyé de son dernier collège sous prétexte qu’il se prenait
pour John Barrymore et le fait qu’il ne voulait rien faire comme les autres,
ses fous rires célèbres lui jouèrent dans sa scolarité plus d’un tour. Lors de
ses premiers engagements à la télévision, il se livra à un certain nombre d’ex-
centricités sanctionnées généralement par l’échec pur et simple : il se brise
quatre dents en essayant je ne sais quel exercice au trapèze, une autre fois il
se casse joliment la figure dans un rodéo en chevauchant un taureau brahma,
dans un orchestre à la batterie il ne s’illustre que par le vacarme. Son jeu
favori, et qui lui ressemble extraordinairement, consiste, après avoir lu un
livre sur le yoga, à retenir sa respiration jusqu’à suffoquer.
Pour se racheter de ses insuccès scolaires, il acceptait d’accompagner sa
tante aux soirées de l’Union des femmes chrétiennes tempérantes. Là, il lisait
à haute voix des histoires édifiantes de buveurs repentis et raflait régulière-
ment les médailles d’or et d’argent. Sa tante n’était pas peu fière de lui.

Il a tué la psychologie
Les raisons profondes de son succès ? Auprès du public féminin elles sont
évidentes et se passent de commentaires. Auprès des garçons, elles se résu-
ment, je pense, dans le phénomène de l’identification qui est à la base de la
rentabilité des films dans tous les pays du monde. Il est plus facile de s’iden-
tifier à James Dean qu’à Humphrey Bogart, Cary Grant ou Marlon Brando
parce que le personnage de Dean est plus vrai. Au sortir d’un film de Bogart,
un spectateur abaissera le rebord de son chapeau et ce ne sera pas le moment
de lui marcher sur les pieds. Un autre, quittant Cary Grant, fera le pitre sur
le trottoir ; celui qui vient de voir Marlon Brando lancera des regards par
en  dessous et sera tenté de rudoyer les filles de son quartier. Avec James
Dean, l’identification est à la fois plus profonde et plus totale puisqu’il porte
en lui, dans son personnage, notre dualité et toutes les faiblesses humaines.

Le même que Charlot…


Là encore il faut revenir à Chaplin ou plutôt à Charlot. Charlot part tou-
jours du plus bas pour accéder au plus haut. Il est faible, brimé, méprisé, en
dehors du coup. Il rate ses effets et n’aspire à l’aisance corporelle que pour
aussitôt se retrouver par terre, ridicule aux yeux de la femme qu’il courtise ou
à ceux de la brute qu’il entendait bien corriger. C’est ici qu’intervient la ruse
qui n’est pour Dean que la grâce reçue : Chaplin va se venger et triompher.
Tout à coup, il se met à danser, à patiner, à virevolter mieux que personne
268 Chroniques d’Arts-Spectacles

et d’un coup éclipse tout le monde, triomphe, renverse la vapeur et met les
rieurs de son côté.
Ce qui était inadaptation devient suradaptation ; le monde entier, choses et
gens, allait contre lui et se place maintenant à son service, aveuglément. Tout
cela vaut aussi pour James Dean, compte tenu de cette différence fondamen-
tale qui avantage le jeune acteur : jamais on ne surprend dans son regard la
moindre lâcheté, la moindre frayeur. James Dean est à côté de tout, la gamme
de son jeu est telle que le courage ou la lâcheté n’y ont aucune part, non
plus que l’héroïsme ou la peur. Il s’agit d’autre chose, d’un jeu poétique qui
autorise toutes les libertés et même les encourage. Jouer juste ou jouer faux,
ces deux expressions n’ont plus de sens avec Dean puisqu’on attend de lui
une surprise de tous les instants : il peut rire là où un autre acteur pleurerait
et inversement puisqu’il a tué la psychologie le jour même où il est apparu
sur une scène.

La grâce de James Dean


C’est pourquoi son meilleur rôle est sans doute celui que lui a confié
Nicholas Ray dans La Fureur de vivre, pour ce que la dualité force et faiblesse
y est plus naturellement illustrée.
Jimmy dans ce film est son prénom. On le renvoie de tous les collèges
pour ses extravagances ; il désespère ses parents, mais les traite comme des
pantins qu’ils sont. Ses efforts pour s’intégrer dans le nouveau collège sont
vains et dérisoires. Il fait le pitre pour se concilier les élèves et il échoue,
doublant sa malchance puisqu’il a, dès lors contre lui, les professeurs et les
élèves. Il a la solitude chaplinesque. Son rétablissement s’effectue par des
moyens uniquement corporels et même gymnastiques, l’étrangeté de ses
mouvements, leur grâce.

La postérité de Dargelos 1
En James Dean, tout est grâce et dans tous les sens du mot. Le secret est là.
Dean ne fait pas mieux que les autres, il fait autre chose qui est le contraire et
le pare d’un prestige qu’il conserve dès lors jusqu’à la fin du film. Personne n’a
jamais vu James Dean marcher : il traîne ou il court comme le chien du facteur
(et tout le début d’À l’est d’Éden). Dans James Dean, la jeunesse actuelle se
retrouve tout entière, moins pour les raisons que l’on dit : violence, sadisme,

1.  Cancre sublime, éphèbe à « la virilité très au-dessus de son âge » dans Les Enfants terribles de
Jean Cocteau (1929), le personnage de Dargelos est inspiré de Pierre Dargelos, un élève du lycée
Condorcet qui fascina Cocteau pendant sa scolarité. Pour Truffaut, le personnage de Cal (James
Dean) dans À l’est d’Éden « est une synthèse des Enfants terribles, assurant à lui seul la triple
hérédité d’Élisabeth, Paul et Dargelos » (Cahiers du cinéma n° 56, février 1956).
Picnic de Joshua Logan 269

frénésie, noirceur, pessimisme et cruauté, que pour d’autres infiniment plus


simples et quotidiennes : pudeur des sentiments, fantaisie de tous les instants,
pureté morale sans rapport avec la morale courante mais plus rigoureuse, goût
éternel de l’adolescence pour l’épreuve, ivresse, orgueil et regret de se sentir
« en dehors » de la société, refus et désir de s’y intégrer et finalement accep-
tation – ou refus du monde tel qu’il est. Il suffit de relire Les Enfant terribles
et de remplacer le cabriolet d’Isadora Duncan par la Porsche de James Dean.

Un animal fabuleux
Il convient donc de laisser « Monsieur Fureur de vivre » et la légende néo-
romantique aux magazines à gros tirages, la vérité est tellement plus simple.
Il y a un an, un jeune homme est mort qui était un acteur né  : il admi-
rait Harry Baur, Chaliapine et, de manière générale, tout ce qui dépasse la
moyenne ; il était si prestigieux dans le travail que les trois excellents metteurs
en scène1 qui l’ont dirigé le laissaient improviser son jeu qui nous apparaît
aujourd’hui comme le plus original et le plus inventif de toute l’histoire du
cinéma. Partout où on se trouvait, on ne regardait que Dean, car il cumulait
le prestige d’un animal fabuleux avec celui d’un être humain à qui l’on peut
serrer la main. Comme de surcroît il était plus intelligent et cultivé que la
moyenne des acteurs et qu’il aspirait à faire des films, sa mort prématurée
est déplorable qui nous prive d’œuvres nouvelles audacieuses et sûrement
réussies d’une classe telle qu’Hollywood en produit rarement. Et maintenant,
vive le rock’n’roll qui débarrassera James Dean de ses admirateurs les plus
disgracieux.
françois truffaut

Picnic de Joshua Logan


Arts no 587, 3‑9 octobre 1956

Dans une petite ville du Kansas débarque un beau matin William Holden,
crasseux, bronzé et nonchalant. Contre un bon repas, il brûle les ordures chez
une vieille dame qui, de surcroît, lui lave sa chemise. Entre-temps, il a fait,
torse nu, la connaissance d’une jolie fille, Kim Novak, et de sa jeune sœur,
Susan Strasberg.
Chemise lavée, Holden peut enfin rendre visite à Cliff Robertson, un ami
de collège fortuné et fiancé à Kim Novak.
Le lendemain a lieu un grand pique-nique traditionnel, nous dirions en

1.  Nicholas Ray, Elia Kazan et George Stevens.


270 Chroniques d’Arts-Spectacles

France une kermesse, qui occupera tout le dimanche. Holden se montre


particulièrement brillant, il danse comme un dieu, fait le boute-en-train et
doit bientôt repousser les avances d’une institutrice – Rosalind Russell – qui
a trop bu de whisky. Comme il se dérobe, elle l’injurie et, dégoûté, il se sauve,
rattrapé par Kim Novak dans les bras de qui il passera toute la nuit. Holden
s’étant battu avec Cliff Robertson et avec la police s’enfuit sur un train de
marchandises après avoir supplié Kim Novak de venir le retrouver à Tulsa.
Celle-ci, malgré les pleurs de sa mère, le rejoindra en autocar et la dernière
image nous montre, vus d’hélicoptère, le train de marchandises et l’autocar
se rejoignant.
Malgré qu’elle ait remporté le prix Pulitzer, la pièce Picnic 1 de William
Inge, également auteur de Come back, Little Sheba et de Bus Stop, ne doit pas
être géniale, loin de là. Et cependant le film qu’en ont tiré Daniel Taradash,
scénariste-dialoguiste, et Joshua Logan, metteur en scène – après avoir été
celui de la pièce à Broadway – n’est pas loin de l’être.
À travers cette tranche de vie, c’est un portrait de l’Amérique tout entière
que brosse pour nous Joshua Logan sans méchanceté inutile et sans trop
de sentimentalité, mais avec une lucidité un peu cruelle qui apparente son
regard sur le monde au regard de Jean Renoir. Mais s’il est nécessaire de
voir plusieurs fois Elena et les Hommes avant d’en déceler toutes les beautés,
il n’est rien dans Picnic qui ne soit perceptible lors d’une première vision.
C’est la seule raison pour laquelle Picnic peut séduire davantage que le film
de Renoir. S’il faut prolonger la comparaison, les deux films ont en commun
d’être davantage que des histoires racontées en images, et de nous offrir de
l’amour une vision à la fois plus vraie qu’à l’ordinaire à l’écran, charnelle et
finalement désenchantée.
Dans Picnic, Joshua Logan nous laisse le choix de nos émotions et l’on
peut rire ou pleurer des excentricités de ses personnages, chaque idée, pile
et face, étant exprimée avec ce qu’elle contient de pathétique et de cocasse.
Si Joshua Logan était plus jeune, il aurait fait de Picnic un film à la fois plus
cruel, plus généreux et aussi naïf, mais ses 48 ans, sa corpulence, sa volubilité
et sa franche santé lui font dominer son sujet et l’aborder avec une distance,
à mon sens, salutaire.
En Joshua Logan nous saluons un nouveau très grand metteur en scène,
dont Jacques Rivette dit qu’il est « Elia Kazan multiplié par Robert Aldrich »,
ce qui est d’une grande justesse car Picnic fait penser à East of Eden par la
délicatesse du trait et à Vera Cruz par sa fulgurance. Joshua Logan, après Picnic
– son premier film – et Bus Stop, m’apparaît comme un cinéaste absolument
infaillible, c’est-à-dire si doué pour le cinéma (direction d’acteurs, caméra,

1.  Créée le 19 février 1953 au Music Box Theatre (New York), cette pièce du dramaturge et roman‑
cier américain William Inge (1913‑1973) a reçu la même année le prix Pulitzer du théâtre.
Attaque de Robert Aldrich 271

amélioration d’un scénario, mise en valeur de chaque idée) qu’il ne saurait


rater un film à moins de vouloir le rater. Voilà un pur metteur en scène, un
homme dont on sait par ailleurs qu’il ne se laisse pas marcher sur les pieds
puisqu’il quitta Hollywood aux environs de 1935 pendant le tournage de His-
tory Is Made at Night 1 qui, s’il l’avait terminé, eût été son premier film comme
metteur en scène.
Picnic, que pour ma part je préfère à Bus Stop, est d’une invention inces-
sante et d’une verve de chaque image. Selon son bon plaisir, Joshua Logan
n’hésite pas à nous faire rire au milieu d’une scène triste ou inversement, il
nous mène littéralement par le bout du nez et la salle, comblée, se pâme d’aise.
Une saison cinématographique qui s’est ouverte sur Elena et les Hommes
et sur La Mort en ce jardin 2, qui se poursuit avec Picnic, est particulièrement
grisante, surtout si l’on songe aux films qui sortiront les prochaines semaines :
L’Homme qui en savait trop, Attaque, Invitation à la danse et cet humble chef-
d’œuvre qui a pour titre : Un petit carrousel de fête.
f.  t.

Attaque de Robert Aldrich


Arts no 588, 10‑16 octobre 1956

La guerre est décidément le sujet des sujets. Si vous tournez un film de


guerre, toutes les audaces vous seront permises, tous les styles autorisés et
les outrances qu’ailleurs on ne vous pardonnerait pas seront ici applaudies à
tout coup. La critique a salué des films aussi différents qu’Espoir, La Bataille
du rail, La Dernière Chance, Rome ville ouverte, Quelque part en Europe 3 parce
que chacun d’eux prenait pour sujet le sujet des sujets et l’on sait que le prix
Goncourt se substitua plusieurs fois à la Croix de guerre.
C’est ainsi qu’Attaque obtiendra beaucoup de succès et plaira aux détrac-
teurs du Grand Couteau bien qu’étant purement et simplement une transposi-
tion militaire de ce film qui racontait les tourments moraux d’un grand acteur
d’Hollywood, Jack Palance ; Charles Castle est devenu le lieutenant Costa,
ses démêlés ne l’opposent plus à un producteur veule et démagogique, mais
à un capitaine peu courageux, responsable, par sa couardise, de nombreuses
morts dans sa compagnie.
Je n’entreprendrai point de vous raconter Attaque minutieusement, car
l’histoire progresse à l’aide de coups de théâtre, ce qui n’a rien d’étonnant

1.  Le destin se joue la nuit fut achevé puis signé par Frank Borzage (1937).
2.  De Luis Buñuel (1956), d’après le roman éponyme de José-André Lacour (Julliard, Paris, 1954).
3.  Respectivement signés : André Malraux, René Clément, Leopold Lindtberg, Roberto Rossellini
et Géza von Radványi.
272 Chroniques d’Arts-Spectacles

si l’on songe qu’il s’agissait d’une pièce, créée à Broadway par Dane Clark1
et qui connut un insuccès qu’on ne peut comparer qu’au succès du Grand
Couteau – à Broadway également – créé jadis par John Garfield.
Je ne suis pas seul à tenir Robert Aldrich pour un des trois ou quatre plus
grands cinéastes américains actuels  : d’Alerte à Singapour, petit film d’es-
pionnage tourné en onze jours dans un hangar, à Feuilles d’automne, qui sor-
tira prochainement à Paris, mélodrame sentimental échevelé, le metteur en
scène de Vera Cruz, Bronco Apache, En quatrième vitesse, Le Grand Couteau et
Attaque ne nous a jamais déçus. Il excelle à peindre un monde décadent sur
le point d’éclater et à l’intérieur duquel se débattent quelques hommes qui
échapperont à la corruption par la mort. À Venise, Robert Aldrich m’a expli-
qué que le sacrifice volontaire de leur vie – sacrifice pouvant aller jusqu’au
suicide  – est pour ses héros le gage ultime de leur intégrité ; il faut lutter,
payer le prix qu’il faut pour cela, quitte à y laisser sa peau.
C’est pourquoi Attaque n’est pas un film insincère et exhibitionniste, mais
une œuvre audacieuse et forte, dont la violence est parfaitement justifiée.
Que ce soit pour la condamner ou la magnifier, on n’est jamais trop violent
lorsqu’on montre la guerre et, dialogues mis à part, un film pacifiste doit
ressembler à un film belliciste, les gestes étant les mêmes ; c’est ainsi que ce
film fait songer au très bon film de Samuel Fuller, J’ai vécu l’enfer de Corée,
plutôt qu’À l’ouest, rien de nouveau ou A Walk in the Sun 2.
L’armée américaine ayant refusé son concours à Robert Aldrich, les scènes
de bataille ont été réduites au strict minimum, ce qui – indépendamment de
l’audace du scénario et de sa nouveauté  – aide le film à ne pas ressembler
aux autres films de guerre hollywoodiens ; la guerre est ici poétisée, stylisée,
esquissée cruellement, mais avec une vérité de chaque trait.
Le point fort du film, c’est la direction d’acteurs : Jack Palance, à mesure
que progresse le film, ressemble de plus en plus à un chat écorché vif et
meurt la langue pendante, entre deux hoquets vengeurs. Eddie Albert, avec
ses regards d’oiseau, est le lâche qui dissimule sa veulerie derrière des fanfa-
ronnades qui ne trompent personne.
J’apprends que la Cinémathèque française organisera bientôt un festi-
val Aldrich : voilà bien la plus juste des consécrations.

françois truffaut

1.  Fragile Fox, pièce de Norman A. Brooks, fut créée au Belasco Theatre (New York), le 12 octobre
1954, dans une mise en scène d’Herbert Swope Jr., avec Dane Clark dans le rôle du lieutenant
Joe Costa.
2.  Deux films signés Lewis Milestone : À l’ouest, rien de nouveau (All Quiet in the Western Front,
1930), d’après le roman éponyme d’Erich Maria Remarque, et Le Commando de la mort (A Walk
in the Sun, 1945).
L’Homme qui en savait trop d’Alfred Hitchcock 273

Un petit carrousel de fête de Zoltán Fábri

Arts no 588, 10‑16 octobre 1956

Le cinéma hongrois n’existait pas. Si les noms d’Alexander et Zoltan


Korda, Michael Curtiz, Paul Fejos, Alexander Esway, Kate de Nagy, Peter
Lorre, Misha Auer, Joseph Kosma, Alexandre Trauner sont célèbres, c’est
qu’ils se sont illustrés dans le cinéma, mais hors de leur pays natal.
La belle Hongrie au bois dormant se réveille enfin et c’est après avoir vu
vingt-quatre fois Citizen Kane que Zoltán Fábri est passé du théâtre au cinéma,
définitivement j’espère.
À Cannes, perdu au milieu des plus mauvaises bandes jamais produites
par le Mexique, le Japon, l’Italie, l’Angleterre, l’Argentine, la Roumanie et la
Russie, Un petit carrousel de fête fit sensation mais, projeté l’après-midi, il fut
montré devant une assistance trop peu nombreuse.
Cette histoire d’amour des plus classiques – une combinaison du Cid et
de Roméo et Juliette – tournée en moins de trente jours, constitue un film qui
est tout le contraire de Gervaise, quoique d’une esthétique voisine. Un petit
carrousel de fête 1 est aussi naïf, sincère, généreux et spontané que Gervaise est
rusé, insincère, impitoyable et fabriqué. Le film de Clément est plus brillant,
celui de Fábri est plus utile.
Mari Töröcsik, la petite paysanne qui réussit à épouser le garçon de son
choix, fraîche et sensible, est dirigée avec une précision qui bénéficie de l’ex-
périence théâtrale de son metteur en scène. La technique, fort adroite, ne
souffre pas de la rapidité du tournage ; le soin apporté aux bruits, à la musique
est extrême. Mais c’est essentiellement l’esprit du film, sa fraîcheur et sa grâce
qui justifient le déplacement.
françois truffaut

L’Homme qui en savait trop d’Alfred Hitchcock


Arts no 588, 10‑16 octobre 1956

Il y a deux sortes de metteurs en scène  : ceux qui tiennent compte du


public en concevant puis en réalisant leurs films et ceux qui n’en tiennent pas
compte. Pour les premiers, le cinéma est un art du spectacle, pour les seconds
une aventure individuelle. Il n’y a pas à préférer ceux-ci ou ceux-là, c’est ainsi.
Pour Hitchcock comme pour Renoir, comme d’ailleurs pour presque tous les

1.  Titre original : Körhinta.


274 Chroniques d’Arts-Spectacles

metteurs en scène américains, un film n’est pas réussi s’il n’a pas de succès,
c’est-à-dire s’il ne touche pas le public à qui l’on a constamment pensé depuis
le moment où l’on a choisi le sujet jusqu’au terme de la réalisation. Alors
que Bresson, Tati, Rossellini, Nicholas Ray, Astruc tournent les films à leur
manière et ne demandent qu’après au public de vouloir bien entrer « dans
leur jeu », Renoir, Clouzot, Hitchcock, Hawks font leurs films pour le public,
en se posant continuellement des questions afin d’être certains d’intéresser
les futurs spectateurs.
Alfred Hitchcock, qui est un homme remarquablement intelligent, s’est
habitué très tôt, dès le début de sa carrière anglaise, à envisager tous les
aspects de la fabrication des films1. Il s’est appliqué toute sa vie à faire coïn-
cider ses goûts avec ceux du public, forçant sur l’humour dans sa période
anglaise, forçant sur le « suspense » dans sa période américaine. C’est ce
dosage de suspense et d’humour qui a fait d’Hitchcock un des metteurs en
scène les plus commerciaux au monde (ses films rapportent régulièrement
quatre fois ce qu’ils ont coûté), mais c’est sa grande exigence vis-à-vis de
lui-même et de son art qui fait de lui, également, un grand metteur en scène.
Évidemment Hitchcock pourrait ne tourner qu’un film par an et que ce fût
un grand film, mais je crois qu’il se mourrait d’ennui s’il restait un jour sans
travailler ; c’est pourquoi, de même que Simenon écrit deux ou trois Maigret
entre deux romans plus graves, Hitchcock fait alterner divertissements et
films importants.
L’Homme qui en savait trop 2, remake d’un film qu’il réalisa en Angleterre
(1934), est un divertissement. Ayant vu la première version de L’Homme qui
en savait trop – dans laquelle Pierre Fresnay assume le rôle aujourd’hui tenu
par Daniel Gélin –, je ne puis que louer Hitchcock d’avoir réellement amé-
lioré le scénario et renforcé l’intensité de son triple suspense.
Certes, cette histoire de kidnapping à Marrakech d’un garçonnet américain
finalement retrouvé à Londres dans les combles d’une ambassade mysté-
rieuse n’est qu’un prétexte pour nous promener d’un marché arabe jusque
dans une fausse église protestante, en passant par un commissariat de police
et une boutique d’animaux empaillés ; il s’agit de nous tenir en haleine, de
nous couper le souffle, de nous faire rire aussi et même de nous faire crier.
Combien de metteurs en scène sont capables de faire crier toute une salle au
même moment ?
Ce qui restera un mystère  : pourquoi donc faut-il à Hitchcock cent
vingt minutes pour nous raconter en 1956 une histoire qu’en 1934 il nous
raconta – et d’une manière beaucoup plus compliquée – en soixante-dix-huit

1.  Alfred Hitchcock (1899‑1980) a fait ses débuts en 1920 à la Famous Players-Lasky (Londres) comme
« chef de la section des titres » (rédacteur de cartons). Il deviendra très vite assistant metteur en
scène, adaptateur et enfin réalisateur avec Number Thirteen (court métrage inachevé, 1922).
2.  Titre original : The Man who Knew too much.
Le Ballon rouge d’Albert Lamorisse 275

minutes ? On a le sentiment que L’Homme qui en savait trop pourrait être


raccourci d’un quart d’heure, mais si l’on connaît bien le film, on s’aperçoit
qu’il est quasiment impossible d’ôter une scène sans que tout l’édifice ne
s’écroule.
Tout cela et cette étonnante aptitude à transformer une idée baroque en
une scène tragique – je songe à celle du somnifère –, tout cela constitue le
mystère Hitchcock. Par ailleurs, il n’est pas nécessaire de s’appesantir sur la
mise en scène et la direction d’acteurs, parfaites toujours.

françois truffaut

Le Ballon rouge d’Albert Lamorisse


Arts no 589, 17‑23 octobre 1956

J’ai vu trois fois Le Ballon rouge en l’espace de six mois et je n’ignore


rien de l’enthousiasme que ce film, immanquablement, suscite. Je sais très
bien qu’en le critiquant sévèrement, je risque d’insupporter jusqu’à mes
plus fidèles lecteurs et de me singulariser de la pire façon. Lorsqu’une
œuvre bénéficie de l’admiration de tous les publics, on hésite à prendre
le contre-pied de l’opinion générale, on est même tenté de faire semblant
de l’aimer.
Certes Le Ballon rouge est un film soigné, admirablement photographié,
sinon bien mis en scène, et le petit garçon qui l’interprète grimace le moins
possible. Ceci dit, il n’y a dans ce film, selon moi, ni poésie, ni fantaisie, ni
sensibilité, ni vérité, j’entends poésie, fantaisie, sensibilité, vérité réelles.
En leur donnant la parole et des réactions humaines, Walt Disney a triché
avec les animaux et, par conséquent, avec les hommes et avec l’art. Il a trahi
La Fontaine en le caricaturant : Disney n’est pas un poète.
Je crois fermement que rien de poétique ne peut naître de la dérivation ;
détestons ces objets modernes qui prennent l’apparence d’autres objets  :
ce stylo qui est en vérité un briquet, ce livre relié qui n’est qu’une boîte à
cigarettes, etc.
Tout comme les animaux de Walt Disney, Crin-Blanc est un faux cheval,
puisqu’il réagit humainement. Le Ballon rouge prolonge le procédé du trans-
fert ou de la dérivation à ses ultimes truquages ; ce ballon rouge, en suivant
librement un petit garçon, agit comme un petit chien, lequel agirait humai-
nement ; c’est du Walt Disney au carré. L’inconvénient de cet artifice, c’est
précisément d’être artificiel et de s’enfoncer un peu plus dans la convention
à mesure qu’avance le film.
Il n’y a rien dans les films de Lamorisse de cette vérité des sentiments
276 Chroniques d’Arts-Spectacles

sans laquelle les contes de Perrault ou La Belle et la Bête ne seraient pas ce


qu’ils sont, c’est-à-dire des œuvres à la fois poétiques et morales, réalistes et
humaines.
Que tout ceci soit fabriqué, convenu et truqué, ce n’est pas grave tant qu’il
ne s’agit que de nous amuser ; au fond, tous les moyens sont bons pour nous
faire rire, les plus faciles comme les plus vulgaires.
Là où les choses se gâtent, c’est lorsque l’auteur entreprend de nous
émouvoir. Non seulement Lamorisse ne respecte pas les lois élémentaires
du conte de fées, mais encore les transgresse-t‑il pour donner à ses films
une ampleur à laquelle ils ne prétendaient aucunement en leur point de
départ.
Dans un conte, tout se résout humainement, les choses rentrent dans
l’ordre terrestre, en vertu de lois dramatiques éprouvées ; avec Lamorisse,
il en va tout autrement ; à la fin de Crin-Blanc, le cheval s’enfonce dans la
mer avec le petit garçon comme, dans Le Ballon rouge, les ballons emportent
l’enfant dans les airs. Ces deux fins ne sont qu’un moyen commode de se
débarrasser d’un postulat devenu trop encombrant, tout en donnant l’im-
pression qu’on a « poussé » l’idée jusqu’au bout.

De la poésie téléphonée
L’intervention des « méchants » dans Crin-Blanc comme dans Le Ballon
rouge est d’un mauvais goût achevé. Lamorisse, de crainte d’être considéré
seulement comme un « enchanteur », aux trois quarts de ses films déplace
l’intérêt et prétend transformer une fantaisie en tragédie.
Cet abus de pouvoir, cette surenchère sur le pathétique font aujourd’hui
des ravages dans tous les domaines : Édith Piaf a beau se faire « appuyer »
par des chœurs et forcer sur la « réverbération », elle n’arrivera pas à nous
faire croire que cette chanson stupide dans laquelle un garçon et une fille
viennent se suicider dans un bistrot est une tragédie. « Moi j’essuie les verres
au fond du café 1. » Non, ce n’est pas Sarah Bernhardt chantant du Jean-
Sébastien Bach sur des paroles de Jean Racine !
On a envie de reprendre à son compte la phrase de Jack Palance au pro-
ducteur dans Le Grand Couteau : « On ne vous a jamais dit que l’emphase
de vos discours était hors de proportion avec ce que vous disiez ? »
Oui, Albert Lamorisse, c’est bien connu : il vaut mieux raconter légèrement
des choses graves que de raconter gravement des choses légères.
Dans l’art du spectacle, on appelle un « effet téléphoné » celui qui vient
de loin et que l’on « sentait venir » ; la poésie, dans Le Ballon rouge, est

1.  Les Amants d’un jour, paroles de Claude Delécluse et Michèle Senlis, musique de Marguerite
Monnot, 1956.
La Traversée de Paris de Claude Autant-Lara 277

constamment téléphonée, comme les déchirures esthétiques au pantalon de


Folco dans Crin-Blanc. « Tout ce qui n’est pas cru reste décoratif 1 », a écrit
Jean Cocteau. Lamorisse ne dépasse jamais l’art décoratif.
Lorsqu’on a compris le principe, on peut, assez aisément, « faire du
Lamorisse » ; il suffit de ne pas oublier d’opposer un petit garçon gentil
à plusieurs méchants avec, comme objet du conflit, un gentil petit ani-
mal, ou un joli petit « quelque chose ». L’enfant aura forcément quelque
chose d’animal et l’animal quelque chose d’enfantin. Je propose  : le
petit Lapon qui perd son renne blanc et qui, l’ayant retrouvé malgré les
méchants explorateurs polaires, disparaît dans la neige au cou de l’ani-
mal. Ou encore : le petit Brésilien dont le sac de café a été éventré par de
grands vilains soldats. Le café se répand dans la mer et l’enfant disparaît
en plongeant pour récupérer, grain par grain, son petit trésor. Il y aurait
encore  : le petit Chinois qui perd son paganisme, le petit poulbot qui
perd sa culotte, mais je crains bien d’avoir trop de fantaisie pour devenir
scénariste de Lamorisse.
Le Ballon rouge apparaît donc comme un film de Minou Drouet 2 à l’usage
de Marie-Chantal.
Je serais injuste en omettant de signaler que Le Ballon rouge est l’un des plus
beaux films en couleurs qui soient, grâce à l’extraordinaire travail d’Edmond
Séchan, notre meilleur chef opérateur actuel.
françois truffaut

La Traversée de Paris de Claude Autant-Lara


Arts no 591, 31 octobre-6 novembre 1956

La plus haute mission du metteur en scène est de révéler les acteurs à eux-
mêmes ; pour cela, il importe déjà de se bien connaître soi-même. L’échec
cinématographique réside généralement dans un trop grand écart entre le
tempérament d’un cinéaste et la nature de ses ambitions.
Du Diable au corps à Marguerite de la nuit, en passant par L’Auberge
rouge, Le Blé en herbe et Le Rouge et le Noir, j’ai régulièrement attaqué
Claude Autant-Lara, déplorant ses tendances à tout affadir et tout sim-
plifier, la grossièreté hargneuse avec laquelle il « condensait » Stendhal,
Radiguet ou Colette, déplaçant, amenuisant toujours l’esprit de l’œuvre
adaptée.

1.  Opium : journal d’une désintoxication, Stock, Delamain & Boutelleau, Paris, 1930.


2.  Marie-Noëlle Drouet, dite Minou Drouet (née en 1947), dont les poèmes firent, dans les années
1950, l’objet de controverses sur leur origine et de railleries sur leur qualité. En l’écoutant déclamer,
Cocteau se serait même écrié : « Tous les enfants sont poètes, sauf Minou Drouet. »
278 Chroniques d’Arts-Spectacles

Claude Autant-Lara m’apparaissait un peu comme un boucher qui s’obs-


tinerait à faire de la dentelle.
Or, si j’admire aujourd’hui et presque sans réserve La Traversée de Paris, si
la réussite cette fois me paraît évidente, c’est que Claude Autant-Lara a enfin
trouvé le sujet de sa vie, un scénario à sa ressemblance et que la truculence,
l’exagération, la hargne, la vulgarité, l’outrance, loin de desservir, ont haussé
jusqu’à l’épique.
Deux Français « occupés » cheminent la nuit dans un Paris de studio
plongé dans le black-out forcé, transportant clandestinement un cochon du
marché noir. Le film reconstitue leur itinéraire et leur dialogue, un dialogue
tout à la fois quotidien et théâtral, le meilleur entendu dans le cinéma français,
ce cinéma qui, depuis dix ans, tournait autour de La Traversée de Paris sans
la trouver, je veux écrire sans la réussir.
Il pourrait s’agir d’une pièce filmée astucieusement, aérée par cette trou-
vaille de la promenade – qui correspond à une toile de fond mobile ou, pour
le cinéma, au procédé des transparences. En fait, La Traversée de Paris est une
nouvelle de Marcel Aymé.
Ceci dit, ce langage audacieux pour le cinéma ne le serait plus à la scène
où Godot est passé, mais peu de films nous ont, comme celui-là, donné à
réfléchir sur le « Français moyen » que l’on flatte d’ordinaire, d’autant plus
que c’est lui qui amortit les films.
Le personnage de Bourvil, petit homme écrasé par la vie, minuscule lam-
piste innocent et coupable, est d’une vérité absolue. Celui joué par Gabin,
synthèse de Gen Paul1 (pour Marcel Aymé), de Jacques Prévert, et aussi des
aspirations anarchisantes de Jean Aurenche et Claude Autant-Lara, reste un
peu littéraire et truqué, mais d’une grande force cependant.
Dans la méchanceté, les auteurs pouvaient aller encore plus loin et sans
doute ne demandaient-ils que cela, mais on n’y pense qu’après, l’étonne-
ment dissipé. Une verve célinienne, une férocité grinçante dominent l’en-
semble, sauvé de la mesquinerie par quelques notations bouleversantes,
particulièrement dans les scènes finales ; si l’ensemble donne l’impression
d’être plus subtil et plus puissant qu’un film de Claude Autant-Lara, une
pièce de Marcel Aymé et un dialogue d’Aurenche et Bost, c’est que la fusion
de ces quatre personnalités au service d’un sujet en forme de dénominateur
commun est particulièrement heureuse, qui tempère l’anarchisme de gauche
d’Autant-Lara par l’anarchisme de droite de Marcel Aymé, le tout mis en
forme par Jean Aurenche et Pierre Bost, grâce à qui La Traversée de Paris
ne saurait être diminué par une quelconque étiquette politique, sociale ou
confessionnelle. Ouf !

1.  Eugène Paul, dit Gen Paul (1895‑1975), peintre expressionniste français installé à Montmartre,
ami intime de Louis-Ferdinand Céline. Il inspira le personnage de Grandgil, l’artiste peintre, dans
cette adaptation de la nouvelle de Marcel Aymé.
La Traversée de Paris, adaptation idéale 279

Ne riez pas trop fort en voyant La Traversée de Paris, d’abord pour permettre
à vos voisins de suivre le dialogue, et surtout parce que Martin et Grandgil, c’est
comme qui dirait, vous ou moi…
françois truffaut

La Traversée de Paris, adaptation idéale


Arts no 592, 7‑13 novembre 1956

Claude Autant-Lara, au cours d’une conférence de presse, à Venise, a lu


un petit discours qu’il a prononcé de nouveau en présentant La Traversée
de Paris, il y a deux semaines à la Cité universitaire. Une phrase de ce dis-
cours a retenu mon attention : « Je ne vous parlerai pas des difficultés que
nous avons rencontrées pour filmer le Paris désert de l’Occupation dans les
rues aujourd’hui couvertes de voitures en stationnement, car cela on l’oublie
lorsque le tournage est terminé. »
Cher Claude Autant-Lara, quel gag n’a-t‑il pas encore inventé là ! À l’ex-
ception des premiers plans, de jour, filmés dans une vraie rue et de la gare
de Lyon finale, tout son film a été réalisé en studio, dans un seul décor de
rue aux éléments transformables, avec des arbres de cinquante centimètres
de haut que l’on pouvait déplacer à volonté selon l’effet de perspective à
obtenir. Max Douy, avec ce diabolique décor, s’est réellement surpassé et,
une fois de plus, Autant-Lara s’est laissé emporter par son sens, trop vif, de
l’humour.
Mon propos aujourd’hui n’est pourtant pas sardonique ; je viens de lire
La Traversée de Paris, nouvelle de Marcel Aymé, pour examiner l’adaptation
qu’en ont faite Jean Aurenche et Pierre Bost.
La première scène de la nouvelle se situe chez Jamblier, devenu à l’écran,
par souci d’euphonie probablement, Jambier (Louis de Funès). Est-ce à dire
que Marcel Aymé n’avait pas écrit la scène de la rencontre ? Si, car nous la
trouvons tout de suite après, par la magie, bien dépassée et inutile ici, d’un
retour en arrière. Ce qu’ont inventé les auteurs du film, c’est la toute première
scène du film, l’égorgement en musique, excellente trouvaille.
Dans la nouvelle, Marcel Aymé ne nous montre jamais Mariette ; les deux
lascars parlent souvent d’elle, mais elle n’est pas en scène. Tout ce que les
auteurs du film ont inventé pour elle est excellent, d’autant qu’un film sans
femme n’est jamais souhaitable et que Jeannette Batti est parfaite dans ce
rôle et d’une grande vérité.
Le Martin de Marcel Aymé est moustachu, Bourvil ne l’est pas, rien à redire
ici. Voici le Grandgil de la nouvelle : « Derrière Martin avançait un inconnu,
un grand et solide garçon d’une trentaine d’années, blond et frisé, aux petits
280 Chroniques d’Arts-Spectacles

yeux de porc, et qui portait également deux valises… ses petits yeux de porc
continuaient à sourire dans sa face de bélier frisé. »
En ce qui concerne les dialogues, je remarque que celui de Grandgil a
été conservé plus fidèlement que celui de Martin, d’un argot qui sonne un
peu faux à la lecture et qui probablement eût été irréel dans la bouche de
Bourvil. Le travail de cordonnier d’Aurenche et Bost commence ici et je ne
puis que louer sa perfection, que ce soit dans le ressemelage, le ferrage ou
le cloutage ; la première phrase importante dans la nouvelle a été conser-
vée dans le film où la précèdent néanmoins un certain nombre d’autres,
inventées et tout aussi fortes. Jambier : « Je vous donne quatre cents francs
chacun. » Martin : « À ce prix-là, allez chercher des clochards. Nous, on
est des hommes. »

Supériorité du cinéma
Je remarque encore que chez Marcel Aymé les scènes ne sont jamais faites,
jamais finies, et que la logique dramatique y perd quelques plumes. Supério-
rité du cinéma puisqu’on ne peut tricher avec la scène : si quatre personnages
sont plantés dans un décor, il ne s’agit pas d’en laisser choir deux ou trois,
comme cela, brusquement ; nécessité donc pour Aurenche et Bost de raffer-
mir le dessin, de renforcer le trait et de préciser chaque personnage.
Par ailleurs, indépendamment du fait que le film me paraît, davantage que
la nouvelle, chargé d’intentions, il est plus subtil que le texte dans la mesure
où le narrateur n’existe plus. Marcel Aymé, après un échange de répliques,
analyse le comportement de Martin et de Grandgil et ne cesse, pour nous, de
faire le point. Je préfère deviner les mobiles, les pensées des deux comparses
sur leur visage comme dans le film. Là où l’écrivain explique, le cinéaste se
contente de montrer.
Ce qu’il y a de beau dans le dialogue de Grandgil, avant que l’on apprenne
sa véritable profession, c’est qu’il parle en peintre. Écoutez comme il apos-
trophe les tenanciers du second bistrot : « Regardez-moi ces gueules d’abru-
tis, ces anatomies de catastrophe. Admirez le mignon, sa face d’alcoolique,
sa viande grise et du mou partout, les bajoues qui croulent de bêtise. Dis
donc, ça va durer longtemps ? Tu vas pas changer de gueule un jour ? Et
l’autre rombière, la guenon, l’enflure, la dignité en gélatine, avec ses trois
mentons de renfort et ses gros nichons en saindoux qui lui dévalent sur la
brioche. »
Je n’ai pas tellement aimé que Grandgil rende les cinq mille francs, mais
ce n’est pas une concession des cinéastes car on retrouve ce détail dans la
nouvelle ; sans doute était-il important de montrer le désintéressement du
peintre, la gratuité de ses actes…
La Traversée de Paris, adaptation idéale 281

Les différences film-nouvelle


Là où le film se sépare radicalement de la nouvelle, c’est lorsque les
deux hommes arrivent chez Grandgil. Marcel Aymé nous décrit Martin
s’endormant, Grandgil le portraiturant et, par téléphone, dévoilant son
comportement tandis que Martin réveillé, indigné, le tue aussi sec. Un peu
plus tard, Martin est arrêté et confondu par le dessin de lui qu’avait fait
Grandgil. Tandis qu’on l’emmène vers son destin, la prison, la déportation,
la mort peut-être, il laisse tomber volontairement l’enveloppe à l’adresse
de Jambier, contenant les cinq mille francs. Marcel Aymé termine par cette
phrase admirable  : « Demain matin, ramassant cette enveloppe, un pas-
sant la mettrait à la poste. Ce passant anonyme, Martin ne doutait pas de
son honnêteté. Jamais il n’avait eu une foi aussi entière en la vertu de ses
semblables. »
Il est amusant de noter que la nouvelle de Marcel Aymé a des ver-
tus proprement cinématographiques (retour en arrière, construction fil-
mique, fin policière à double détente), alors que Claude Autant-Lara,
Jean Aurenche et Pierre Bost, dédaignant ces commodités, ont insufflé
à leur film cette liberté dont la littérature se nourrit plus volontiers que
le cinéma.
La fin du film, la rafle, les représailles, les otages et la suite, que je ne veux
point déflorer ici, sont moins romanesques sans doute que les ultimes détours
de la nouvelle, mais plus vrais par rapport à la période de l’Occupation. En
un mot, le film va plus loin que la nouvelle, il est plus fort, plus profond, tout
en recélant toutes les beautés du texte.
En adaptation, il n’est pas de règle ; sans doute la fidélité est-elle préférable
d’autant qu’on ne saurait améliorer un roman de Mérimée par exemple, mais
si l’on transforme, si l’on substitue à tel épisode du texte tel autre jugé plus
propice à la mise en scène, il faut que l’invention nouvelle soit au moins aussi
forte et davantage si possible.
Je crois fermement que Le Diable au corps, Le Rouge et le Noir, Le Blé en
herbe, Dieu a besoin des hommes, plus fidèles aux romans, auraient été de
meilleurs films, mais je reconnais aussi que la technique de Jean Aurenche
et Pierre Bost (déplacement de scènes, équivalences, etc.) a fait merveille
avec La Traversée de Paris, qui est aussi le meilleur film de Claude Autant-
Lara.
françois truffaut
282 Chroniques d’Arts-Spectacles

La double crise du cinéma1

Arts no 592, 7‑13 novembre 1956

On parle beaucoup en ce moment de la crise du cinéma français. Il s’agit


essentiellement d’une crise de surproduction. Pendant ces dernières années,
la France, qui produisait moins d’une centaine de films chaque année, s’est
employée à en produire cent, puis plus de cent. Tous les records seront battus
cette année avec 130 films.
L’industrie fonctionne donc à plein emploi et réduire le nombre de films
équivaudrait à créer un chômage que la profession ne connaît plus depuis
plusieurs années.
Selon le syndicat des producteurs, le coût moyen d’un film en 1952 était
de 42 millions ; en 1955, il est passé à 93, c’est-à-dire qu’il a doublé, de même
que les investissements. Pour que tout rentre dans l’ordre, il faudrait que les
recettes aient doublé à leur tour, ce qui n’est hélas pas le cas, non plus que le
nombre de spectateurs.
Sur les 238 films tournés en 1954 et 1955, 68 nous dit-on attendent encore de
sortir en exclusivité. D’abord il serait bon de connaître la liste de ces 68 films
et ensuite faut-il déduire de cela qu’il n’y a pas assez de salles d’exclusivité ?
Ces 68 films, ajoutés à l’excellente production de cette année, créent un
embouteillage, un encombrement dont on voit mal la solution. On envisage,
entre autres possibilités, de revenir à la notion d’exclusivité d’avant-guerre,
un film ne pouvant sortir que dans une seule salle, ce qui éviterait les sorties
générales pratiquées par les firmes américaines.
De toute manière, les recettes ne suivront pas pour autant la montée des
investissements et, à moins d’une décision draconienne improbable ou d’un
goût furieux et soudainement accru du public pour les films français, on ne
voit guère d’issue pour éviter cette année le déficit de 4 milliards qui menace
l’industrie.
Il y a d’abord la désaffection du public : déplorée par tous les exploitants,
elle est causée essentiellement par la vogue des scooters, la pratique des
ventes à crédit des appartements et l’aide à la construction au premier chef.
Les exploitants français regrettent l’âge d’or des années d’après-guerre ; les
Français mal nourris, mal chauffés et mal logés allaient oublier leurs soucis
au cinéma et comme ils payaient très cher l’alimentation (marché noir), le
prix du billet de cinéma (plus élevé qu’aujourd’hui proportionnellement au
coût de la vie) ne les effarouchait pas. Ceci écrit, j’ai consulté par curiosité la

1.  L’article est paru avec ce sous-titre : « Pour la production : 4 milliards de perte. Pour les critiques :
manque de qualité ».
L’Insoumise de William Wyler 283

liste des films actuellement en cours de réalisation cette semaine : La Polka


des menottes (Raoul André), Action immédiate (Maurice Labro), Cinq Millions
comptant (André Berthomieu), Que les hommes sont bêtes (Roger Richebé),
Fugue pour clarinette 1 (Julien Duvivier), Dimanche nous volerons 2 (Henri
Aisner), Jusqu’au dernier (Pierre Billon), Fric-Frac en dentelles (Guillaume
Radot), Œil pour œil (André Cayatte), S.O.S. Noronha (Georges Rouquier),
Mon oncle (Jacques Tati), Sylviane de mes nuits (Marcel Blistène), Et par ici la
sortie (Willy Rozier), Le Temps de l’amour 3 (Georges Lacombe), Sans douleur 4
(Jean-Paul Le Chanois), La Passe du diable 5 (Jacques Dupont), Les Sorcières
de Salem (Raymond Rouleau) et L’amour descend du ciel (Maurice Cam).
Combien de films parmi ceux-là méritent qu’on s’intéresse à leur sort, une
fois terminés ? D’autant que ceux de Tati, Cayatte, Le Chanois et Duvivier
n’auront aucune peine à sortir et à trouver une salle d’exclusivité. Quant aux
autres, pour la plus grande part, ils s’amortiront sur la province, toujours
friande des aventures de Leguignon 6 et autres Piédalu 7…

robert lachenay

L’Insoumise de William Wyler


Arts no 592, 7‑13 novembre 1956

Au sortir de L’Insoumise, le début d’un sketch splendide de Roger Pierre


et Jean-Marc Thibault me revenait en mémoire : « La guerre de Sécession
a cessé, c’est sûr 8. » C’est qu’en effet L’Insoumise, réalisé en 1938 par l’Alsa-
cien, émigré à Hollywood, William Wyler 9, nous plonge la tête dans le bain
sudiste un an avant Autant en emporte le vent 10, dix ans avant Ambre 11. Et voilà

1.  Adapté du roman de James Hadley Chase, Partie fine (Gallimard, 1954), le film s’est d’abord
intitulé Fugue pour clarinette (titre de travail), avant de sortir sous le titre  : L’Homme à l’imper-
méable (1957).
2.  Le titre de travail était en fait Demain, nous volerons ; le titre définitif Les Copains du dimanche,
sorti en 1967.
3.  Sorti sous le titre : Mon Coquin de père (1958).
4.  Titre de travail du film Le Cas du docteur Laurent (1956), consacré à ce pionnier de la méthode.
Voir : François Truffaut, Arts n° 614, 10‑16 avril 1957.
5.  Film coréalisé par Pierre Schoendoerffer.
6.  Voir n. 1 p. 103.
7.  Personnage récurrent de comédies signées Jean Loubignac (Piédalu voyage, Piédalu à Paris,
Piédalu fait des miracles, Piédalu député).
8. Intitulé La Guerre de Sécession ou Nord-Sud, le sketch opposait un général nordiste arrogant
(Jean-Marc Thibault) à un prisonnier sudiste revanchard (Roger Pierre).
9. Réalisateur et producteur américain, William Wyler (1902‑1981) est né à Mulhouse dans une
famille suisse de confession juive, alors que l’Alsace faisait encore partie de l’Empire allemand.
10.  Gone with the Wind de Victor Fleming (1939), d’après le roman éponyme de Margaret Mitchell.
11.  Forever Amber d’Otto Preminger (1947), d’après le roman éponyme de Kathleen Winsor.
284 Chroniques d’Arts-Spectacles

de nouveau les grandes demeures familières à l’œil du spectateur européen


depuis Naissance d’une nation de David W.  Griffith, ces domestiques noirs
zélés et superstitieux, ces lentes descentes d’escalier de l’héroïne, avec regards
par-dessus l’épaule en direction de trois ou quatre benêts en uniforme, voilà
un caractère d’orgueilleuse brisée en mille pages trop serrées, une intrigue
passionnelle qui se poursuit sur plusieurs années sans qu’aucun des protago-
nistes ne paraisse avoir une vie sexuelle, voilà le bal où triomphe l’insolence,
et les gifles, et les duels !
Finalement, comme dans Autant en emporte le vent, Ambre et Caroline ché-
rie 1, voici la maladie contagieuse qui ravage la ville à la manière d’un incendie.
Même topo, éternellement ! L’aimé est pris par le mal ; on s’écarte de lui, il
agonise dans son coin, romantiquement, avec sueurs, fièvres, boutons, tout ce
qu’il faut. Comme le cow-boy blanc, l’héroïne arrive ; on la prévient : « Ne
vous approchez pas, il est tout ce qu’il y a de contagieux », et elle, la sublime,
la superbe, l’enquiquineuse de roman-fleuve, se penche et baise son visage de
pestiféré. Dans la rue, des hommes passent et meurent au milieu des torches
et des chariots macabres. Musique ronflante et The End.
La sensationnelle reprise au Studio Parnasse de L’Insoumise, chef-d’œuvre
du cinéma psychologique, prouve peut-être que rien ne vieillit plus mal que
les films psychologiques. 1938 fut aussi l’année d’Alexandre Newski, de La
Bête humaine, d’Une femme disparaît (The Lady Vanishes) et de L’Impossible
Monsieur Bébé. Avouerais-je que je préfère la moindre image d’un de ces
films à toute l’œuvre de William Wyler ? Et cependant, chaque fois que j’ai
eu l’occasion d’interroger un cinéaste américain sur ses préférences cinéma-
tographiques, le nom de Wyler a été prononcé. Par ailleurs, André Bazin est
devenu un critique célèbre par une longue et passionnante étude parue il y
a huit ans dans La Revue du cinéma : William Wyler ou le janséniste de la mise
en scène 2. Les qualités que nous avions tous reconnues aux Plus Belles Années
de notre vie, il fallut, bien plus tard, les attribuer à l’opérateur Gregg Toland
lorsque celui-ci mourut et que Wyler n’eut plus à nous offrir que des Héritière
et des Carrie 3 laborieuses.
La mise en scène wylérienne, faussement sobre et faussement classique,
m’irrite davantage de film en film ; je ne citerai ici que le duel de Jezebel
(L’Insoumise). Les deux adversaires sont au centre de l’écran, face à face, puis
dos à dos. On leur commande de faire dix pas chacun et de tirer. La caméra
ne bouge pas, le cadre reste fixe et les duellistes, pour accomplir leurs dix pas,
sortent de l’écran à droite et à gauche. On entend « en off » un coup de feu
et l’on revient dans la maison où Bette Davis, roulant des yeux comme des
boules de loto à la manière de Peter Lorre, attend de savoir qui est mort. Quel

1.  Caroline chérie de Richard Pottier (1951), d’après le roman éponyme de Cecil Saint-Laurent.
2.  La Revue du cinéma n° 10, février 1948 et n° 11, mars 1948.
3.  Sorti en France sous le titre : Un amour désespéré (1952).
John Huston ne sera-t‑il toujours qu’un amateur ? 285

manque de simplicité dans cette mise en scène toute en « trucs », d’autant


que huit ans plus tôt, pour arriver à la même situation, Max Ophuls dans
Liebelei avait autrement mieux fait les choses.
françois truffaut

John Huston ne sera-t‑il toujours qu’un amateur 1 ?


Arts no 593, 14‑20 novembre 1956

John Huston a réalisé un vieux rêve en tournant Moby Dick. Sans doute
a-t‑il trouvé dans le chef-d’œuvre d’Herman Melville la parfaite synthèse des
thèmes que, du Faucon maltais à Plus fort que le diable, inlassablement il traita.
Moby Dick est un sujet rigoureusement inclassable et qui participe de tous
les genres ; c’est tout ensemble un roman-fleuve, un document scientifique,
un récit fantastique, une odyssée et une fable métaphysique.
Pour Huston, il n’était pas question, en deux heures de projection, de
transposer sur l’écran les cinq cents pages du livre. À la fidélité à la lettre, il
déclare avoir préféré celle à l’esprit.
Tout ce qui concerne la chasse à la baleine est raconté dans le film pour
une suite d’épisodes mouvementés, à rebondissements, comme une série de
cauchemars. Cette énorme masse de graisse qu’est la baleine, « qui repré-
sente en poids un village de onze cents habitants, est recouverte d’un épi-
derme plus tendre que celui d’un nouveau-né et, quand la bête, capturée,
trop monstrueuse pour être hissée sur le pont du navire, est suspendue à
son flanc, on l’épluche comme un fruit et l’on cherche dans ses entrailles en
putréfaction le merveilleux ambre gris, base des produits les plus fins de la
parfumerie ».
Fasciné par le roman d’Herman Melville, fasciné par le monstre, John
Huston a mis en scène ces opérations comme s’il s’agissait de l’exploitation
d’un butin de guerre, du cambriolage d’une bijouterie, du percement d’un
tunnel ou de l’extraction de l’or.
Mais le véritable sujet est la vengeance du capitaine Achab (Gregory Peck),
dont la jambe a été dévorée par Moby Dick et remplacée par une jambe en
ivoire taillée dans une défense du célèbre cachalot blanc. L’expédition com-
merciale de pêche, soutenue par des armateurs qui ont placé leur fortune
sur ce navire, devient une peu commune aventure de vie ou de mort. Achab,
avec l’assistance d’un pittoresque prédicateur (Orson Welles), a subjugué
la troupe de harponneurs païens. Pour l’équipage, Moby Dick apparaît vite

1.  L’article est paru sous ce titre complet : « Boxeur, officier, acteur, peintre, écrivain, cinéaste. John
Huston ne sera-t‑il toujours qu’un amateur ? »
286 Chroniques d’Arts-Spectacles

comme la figuration de l’épouvante, grandie par des superstitions, des racon-


tars, des présages, des légendes fabuleuses, et l’on croit l’apercevoir partout…
sans jamais la trouver.

Le thème de l’échec
Après des années de recherches, dans l’isolement des mers du Sud, une
voix soudain s’exclame : « Il souffle, il souffle. » Moby Dick est là, réel, tout
près du navire dont il fracasse plusieurs baleinières, et c’est le combat surhu-
main entre Achab et lui qui donne l’impression d’une sorte de défi impuissant
de l’homme contre le monstre, agent de Dieu.
La chasse  à la baleine, sa capture et son dépeçage ne manqueront pas
d’évoquer, pour les « hustoniens » les plus avertis, le méticuleux cambriolage
de Quand la ville dort, l’extraction des paillettes d’or dans Le Trésor de la Sierra
Madre, l’aventure burlesque des passagers de l’African Queen et la chasse au
précieux Faucon maltais.
Le thème de l’échec, dans l’œuvre de Huston, est devenu un lieu com-
mun de la critique depuis une étude de Gilles Jacob parue il y a quatre
ans dans les Cahiers du cinéma : « La tragédie de la rapacité et la poésie
de l’échec sont deux thèmes essentiels de l’univers hustonien. Le désir
d’obtenir ce que l’on convoite, le besoin de posséder par n’importe quel
moyen, fût-ce à prix de sang, le goût du “davantage et encore davantage”
animent un monde sombre, dur à la douleur, et qui attend. Clef de sol du
cinéma, la poursuite est la maladie incurable du héros hustonien, le stu-
péfiant dont il ne peut se désintoxiquer. Faucon fabuleux, mine d’or, pou-
voir suprême, assassinat politique, belles Mexicaines, élevage de poulains
au Kentucky, torpillage d’une canonnière allemande, autant de lumières
étincelantes qui l’attirent, comme un gros papillon, et le conduisent à sa
ruine1. »
Si Huston, malgré ses défaillances techniques, apparaissait comme le met-
teur en scène idéal pour porter à l’écran Moby Dick, c’est que les personnages
de ses films se préoccupent moins de l’objet que de la conquête. À ce degré
d’obstination, le but n’est plus qu’un prétexte, à tel point qu’avec une belle
constance Huston s’ingénie à faire échouer l’entreprise ; l’or, après des mois
d’extraction, sera jeté au vent à la fin du Trésor de la Sierra Madre ; Le Faucon
maltais retrouvé se révèle être « en toc », le vrai restant introuvable ; le tun-
nel que les insurgés ont creusé ne servira à rien, etc. Tous les films de Huston
se terminent sur une identique pirouette et, plutôt qu’un thème profond, je
vois là, pour ma part, un artifice de metteur en scène littéraire qui, craignant
d’abord de paraître naïf, s’imagine donner de la subtilité à un scénario en

1.  Gilles Jacob, « Du côté de chez Huston », Cahiers du cinéma n° 12, mai 1952.
John Huston ne sera-t‑il toujours qu’un amateur ? 287

esquivant l’aboutissement que la logique et la psychologie dramatique com-


mandent.
Trop souvent, John Huston n’a à nous offrir, au lieu de créatures de chair et
de sang, que des êtres qui viennent sur l’écran débiter un ou deux aphorismes
avant de sortir du champ.

Un yachtman
John Huston est né en 1906 à Nevada, dans le Missouri. Son père était
l’acteur Walter Huston, mort récemment et qui, sous la direction de son fils,
a créé dans Le Trésor de la Sierra Madre, une silhouette inoubliable. John,
après de solides études au Lincoln High School de Los Angeles, commença
une carrière de boxeur professionnel, mais en tournée, à la faveur d’une halte,
il entra comme acteur de complément dans une troupe théâtrale. En 1925, on
le retrouve officier de cavalerie, puis journaliste sportif. Ensuite, il partage ses
activités entre le théâtre et la peinture. C’est par le détour de l’écriture de
scénarios qu’il abordera le cinéma, vers 1938.
On voit que John Huston ne se destinait absolument pas au cinéma ; on
remarque aussi son goût pour les professions « en marge ». John Huston
a échoué dans ses tentatives de devenir boxeur, officier de cavalerie, acteur,
peintre et auteur dramatique. Fortuné dès sa naissance, il demeura, malgré sa
volonté, un amateur, un « yachtman » toujours mêlé aux professionnels, aux
spécialistes dont il admirait la compétence dans le domaine qu’ils s’étaient
à eux-mêmes choisi.
Le fils de Walter Huston eût donné tout l’or du Transvaal pour devenir à
son tour un professionnel, un spécialiste, et il fut longtemps avant de com-
prendre que ce désir seul le cinéma – dont son père était une vedette – le
comblerait.
Il n’est pas exagéré de penser que c’est à son contact avec des boxeurs,
des officiers, des journalistes, des comédiens, des écrivains et des peintres
que John Huston doit de n’avoir point échoué aussi lamentablement que
ses héros. Pour Huston, le travail compte plus que la réussite, l’esprit de
conquête prime la chose à conquérir, l’objet n’est rien en regard du geste
pour l’atteindre.
Le thème de l’échec, pour Huston, n’est que le sujet d’une vieille fable
puisque, après La Fontaine, ses héros découvrent que « le travail est un
trésor1 ».
robert lachenay

1.  Morale de la fable de La Fontaine, Le Laboureur et ses Enfants.


288 Chroniques d’Arts-Spectacles

Un condamné à mort s’est échappé


de Robert Bresson
Arts no 593, 14‑20 novembre 1956

L’importance du nouveau film de Robert Bresson justifiera que nous y


revenions plus d’une fois au cours des semaines à venir. Je n’espère pas, avec
ces quelques notes hâtivement griffonnées au sortir d’une première vision,
faire le tour de cette œuvre majeure.
Pour moi, Un condamné à mort s’est échappé est non seulement le plus beau
film de Robert Bresson, mais aussi le film français le plus décisif de ces dix
dernières années. (Avant d’écrire la phrase qui précède, j’ai pris soin d’ins-
crire sur une feuille de papier les titres de tous les films que Renoir, Ophuls,
Cocteau, Tati, Gance, Astruc, Becker, Clouzot, Clément et Clair ont réalisés
depuis 1946.)
Je regrette à présent d’avoir écrit il y a quelques mois, ici même  :
« Les théories de Bresson ne laissent pas d’être passionnantes, mais elles
sont si personnelles qu’elles ne conviennent qu’à lui seul. L’existence,
dans l­’avenir, d’une “école Bresson” ferait trembler les observateurs les
plus optimistes. Une conception à ce point théorique, mathématique,
musicale et surtout ascétique du cinéma ne saurait engendrer une “ten-
dance”1. »
Je dois aujourd’hui renier ces deux phrases car Un condamné à mort s’est
échappé me paraît réduire à néant un certain nombre des idées qui présidaient
à la fabrication des films, depuis le stade de l’écriture du scénario jusqu’à celui
de la mise en scène et de la direction d’acteurs.
Je sais qu’à présent je ne pourrais plus revoir Du rififi chez les hommes, The
Asphalt Jungle 2 ou Les Diaboliques sans éclater de rire devant ces enfantil-
lages. Dans ces trois films et dans bien d’autres, on trouve ce qu’on appelle
un « morceau de bravoure ». Cela signifie que le réalisateur a été brave pen-
dant le tournage d’une scène ou deux de son film. À cet égard, Un condamné
à mort s’est échappé, film de l’obstination, sur l’obstination, réalisé par un
Auvergnat, est le premier film de bravoure intégrale. Robert Bresson, vous
êtes un brave !
Il ne s’agit là ni d’une histoire, ni d’un récit, ni d’un drame. Seulement de
la description d’une évasion par la reconstitution scrupuleuse de quelques-uns
des gestes qui la rendirent possible. Le film entier est fait de gros plans d’ob-
jets et de gros plans du visage de l’homme qui manie ces objets.

1.  Voir « Bresson tourne Un condamné à mort s’est échappé », p. 232.


2.  Ce film de John Huston est sorti en France sous le titre : Quand la ville dort (1950).
Un condamné à mort s’est échappé de Robert Bresson 289

Jamais, depuis La Passion de Jeanne d’Arc 1, un réalisateur ne s’était appro-


ché si près du visage humain pendant tout un film.
Un condamné à mort s’est échappé (disons aussi Le vent souffle où il veut 2
pour remercier Robert Bresson) qui, en son principe, constituait d’abord
une expérience extrêmement périlleuse, est devenu une œuvre émouvante
et neuve grâce au génie obstiné de Robert Bresson qui a su, tout en prenant
le contre-pied de toutes les formes de cinéma existantes, accéder à une vérité
inédite par un nouveau réalisme.
Le suspense, car il y a aussi un certain suspense dans Un condamné à
mort s’est échappé, est créé noblement, naturellement, non sur la dilatation
de la durée mais au contraire sur son évaporation. Grâce à la brièveté
des plans et la rapidité des scènes on n’a jamais le sentiment d’un choix
de moments privilégiés ; nous vivons réellement avec Fontaine3 dans sa
prison, non pas 90 minutes mais pendant deux mois et – qui l’eût cru ? –
c’est passionnant !
Le texte, extrêmement laconique, fait alterner le monologue intérieur du
héros lorsqu’il est seul et le dialogue utilitaire, le passage d’un décor à l’autre
s’effectuant avec l’assistance de Mozart. Les bruits sont d’une réalité halluci-
nante : chemin de fer, verrouillage des portes, bruits de pas, etc.
Par ailleurs, Un condamné à mort s’est échappé est le premier film de Bresson
qui soit parfaitement homogène, sans un seul plan raté, conforme d’un bout
à l’autre, me semble-t‑il, aux intentions de l’auteur. Le « jeu à la Bresson »,
un faux vrai qui sonne vite plus vrai que le vrai, fait ici merveille, même sur
les personnages les plus épisodiques.
Parmi tous ces nobles visages anonymes qu’il est agréable d’applaudir
la semaine même où Pierre Fresnay et Gérard Philipe se ridiculisent dans
leur dernier navet 4, nous reverrons certainement à l’écran celui du pasteur
(Roland Monod) et celui de François Jost, le jeune garçon.
Robert Bresson acclamé par ceux-là même qui sifflèrent Les Dames du bois
de Boulogne il y a onze ans, voilà qui fait bien augurer de l’avenir.

françois truffaut

1.  Film muet de Carl Th. Dreyer (1927), avec Renée Falconetti.


2.  Il s’agit du sous-titre du film.
3.  Le lieutenant Fontaine (François Leterrier), résistant arrêté par les Allemands et emprisonné à la
prison Montluc à Lyon. « Cette histoire est véritable. Je la donne comme elle est, sans ornements »,
annonce Bresson en ouverture. Elle s’inspire en effet du témoignage d’André Devigny paru dans
Le Figaro littéraire, en 1954.
4. Respectivement : L’Homme aux clefs d’or de Léo Joannon (1956) et Les Aventures de Till l’Es-
piègle de Joris Ivens et Gérard Philipe (1956).
290 Chroniques d’Arts-Spectacles

Les Aventures de Till l’Espiègle de Joris Ivens


et Gérard Philipe
Arts no 593, 14‑20 novembre 1956

Till l’Espiègle n’est pas seulement le plus mauvais film français de l’année,
il est aussi le plus ennuyeux et le plus roué. Jamais l’on ne vit sur un écran un
tel festival d’intentions-boomerangs.
En 1952, Christian-Jaque tourne très innocemment un assez bon film
d’aventures : Fanfan la Tulipe. Grâce à la rapidité du rythme et aux dialogues
extrêmement brillants d’Henri Jeanson, le film marche très fort et rapporte
beaucoup d’argent ; l’esprit gentiment subversif du scénario coïncidant avec
les préoccupations culturelles et politiques des pays de l’Est, Fanfan la Tulipe
fit une belle carrière en URSS et dans les démocraties populaires.
En tournant Till Eulenspiegel, Gérard Philipe désirait recréer artificielle-
ment le succès chanceux de Fanfan la Tulipe ; il a cru naïvement qu’il suffisait
de doubler, tripler les doses pour reconstituer une recette qui avait fait ses
preuves.
C’est ainsi que, après avoir évincé Jacques Sigurd –  premier scénariste
de Till –, Gérard Philipe s’est assuré le concours de René Barjavel (because
Don Camillo) et de René Wheeler (because Fanfan la Tulipe), pour adapter
l’inadaptable roman de Charles De Coster 1. La combine, car c’est bien d’une
combine qu’il s’agissait, consistait à tourner, avec ce Fanfan la Tulipe rouge,
un film apparemment plus ambitieux que celui de Christian-Jaque et dont
le succès dans les pays de l’Est ne ferait aucun doute puisque le scénario
se résume aux prouesses de la résistance flamande pour se libérer du joug
espagnol.
Gérard Philipe débutant dans la mise en scène, il lui fallait prendre un
« superviseur » ; il fit coup double en choisissant Joris Ivens qui, n’ayant
filmé tout au long de sa carrière que de la pluie, des ponts, de la boue, du
maïs et des bennes, se trouve être le cinéaste officiel de l’Europe-Est. C’est
précisément de l’Europe-Est qu’affluèrent les capitaux, une grande partie du
moins2. Là-dessus, pendant le tournage, les coréalisateurs se brouillèrent à
tel point que le nom de Joris Ivens a disparu des affiches et du générique :
on le réservait probablement pour la version Est. Tourné en Eastmancolor et
développé sur Eastmancolor également, Till est annoncé mensongèrement en
« Technicolor » sur les affiches, pour mieux abuser le public. Or, pour des

1.  Charles De Coster (1827‑1879), écrivain belge francophone, auteur de La Légende et les Aven-
tures héroïques, joyeuses et glorieuses d’Ulenspiegel et de Lamme Goedzak au pays de Flandres
et ailleurs, Librairie internationale, Paris ; A. Lacroix, Verboeckhoven & Cie, Bruxelles, 1867.
2.  Il s’agit d’une coproduction entre la France et la République démocratique allemande (RDA).
Les Aventures de Till l’Espiègle de Joris Ivens et Gérard Philipe 291

raisons faciles à deviner, Till ne peut plus, après les événements de Hongrie,
être projeté dans les pays de l’Est, ou en tout cas, pas avant longtemps. Déjà,
à Paris, un murmure rêveur parcourt la salle lorsqu’un personnage du film
réplique aux envahisseurs espagnols  : « Les Flamands veulent être dirigés
par des Flamands. »
Trop malin, Gérard Philipe voit une bonne affaire se transformer en ros-
signol : boomerang !
Il reste à parler du film lui-même  : Philipe et les scénaristes de Till
méprisent ou, à tout le moins, ils sous-estiment leur public au point de lui
offrir un film sans scénario, constitué uniquement de bagarres, une sorte
de western engagé ; qu’il regarde à l’Est ou à l’Ouest, Tarzan n’est que
Tarzan.
À force de s’être pénétré de l’idée qu’il ne fallait pas qu’on s’ennuie une
seconde, les auteurs ont escamoté le scénario, multiplié les scènes d’action ;
il en résulte, puisque personne ne parvient à s’y retrouver, un ennui mortel.
Techniquement, le film est aberrant ; la caméra, derrière laquelle il n’y a
personne puisque Philipe, sans arrêt, grimace devant elle, s’évertue à recadrer
dans chaque plan une cinquantaine de figurants muets qui se déploient dans
une confusion qui porte la griffe TNP1.
Que Gérard Philipe soit très mauvais dirigé par lui-même, cela n’a rien
d’étonnant ; il fait la folle comme Burt Lancaster 2 dans La Rose tatouée, s’ins-
pire de James Dean et de Danny Kaye sans que ses excentricités équivoques
passent l’écran. Dans ce genre de film, on rit trop sur l’écran pour s’amuser
dans la salle. Le jeu est truqué ; il y a tant de ruse et de méchanceté triom-
phantes dans le camp flamand et tant de défaites dans le camp espagnol, que
par l’instinct qui nous fait préférer les perdants, on se solidariserait avec le
duc d’Albe3 si cet album d’images inopportunes n’évoquait une actualité dans
laquelle les « Flamands » ne songent pas à faire les pitres et sont écrasés.
Ce qui est grave ici, selon moi, est que Gérard Philipe a entraîné dans cette
aventure déplaisante quelques très bons acteurs que, de toute évidence, il n’a
pas dirigés et qui sont affreusement gênés à chaque instant en face de leur
« directeur », qui s’est ménagé un si beau rôle. Le film leur porte à tous un
tel préjudice que je me garderai bien de citer leurs noms, me bornant à leur
souhaiter meilleure chance la prochaine fois.
f.  t.

1.  Allusion au Théâtre national populaire, troupe dirigée par Jean Vilar, que Gérard Philipe intégra
en 1951.
2. Dans ce film de Daniel Mann (1955), Burt Lancaster interprétait le rôle d’un camionneur, qui
devient l’amant d’une veuve éplorée jouée par Anna Magnani.
3.  Personnage interprété par le comédien et metteur en scène de théâtre Jean Vilar (1912‑1971).
292 Chroniques d’Arts-Spectacles

Renaissance du court métrage1

Arts no 594, 21‑27 novembre 1956

Trente-quatre courts métrages, dont treize « en compétition », quinze


heures de projection en trois jours, voilà le bilan des Deuxièmes Journées
internationales du court métrage de Tours 2, à l’issue desquelles le jury, pré-
sidé par Georges Auric et composé de Mme Nicole Vedrès et de MM. Jean
de Baroncelli, Emmanuel Berl, Jean Eiffel, Gœrg, Roger Leenhardt, Man Ray,
Maître Galichon et J. Verdier, a décerné le Grand Prix du court métrage 1956
à Chris Marker pour Dimanche à Pékin.
Chris Marker, auteur d’un roman, Le Cœur net, et d’un essai sur Girau-
doux3, est venu au cinéma en collaborant à plusieurs films d’Alain Resnais ;
ensemble, ils réalisèrent sur l’art nègre : Les statues meurent aussi, qui attend
toujours son visa de censure4.
Dimanche à Pékin, que Chris Marker a pu réaliser grâce à Paul Paviot5, est
en quelque sorte le carnet de route de son récent voyage en Chine. Filmée
en 16 mm, « agrandie » sur pellicule de format commercial (35 mm), cette
bande exotique vaut par le « ton » du récit, la beauté du commentaire et
la fermeté du montage plutôt que par la qualité des images. Ce que le jury
a couronné, je suppose, c’est avant tout la parfaite « mise en valeur » d’un
matériel hasardeux et forcément limité.
Une mention particulière souligne les vertus plastiques d’un essai de Fran-
çois Reichenbach, Impressions de New York, dont la stupéfiante audace pho-
tographique a conquis le public tourangeau.

Les biens, la mémoire et l’aube


Les Biens de ce monde, d’Édouard Molinaro, est un documentaire sur « la
banque », adroit et ingénieux. L’argent, « ce symbole », devient le pré-

1.  L’article est paru avec ce sous-titre : « Dimanche à Pékin de Chris Marker, Grand Prix du court
métrage 1956 ».
2. Ces Journées internationales ont eu lieu à Tours de 1955 à 1968. Ce festival fut la première
manifestation exclusivement consacrée au court métrage.
3.  Le Cœur net, Éditions du Seuil, Paris, 1949 ; Giraudoux par lui-même, Éditions du Seuil, « Écrivains
de toujours », Paris, 1952.
4.  Les statues meurent aussi (1953) ne l’obtiendra qu’en 1964, sur décision d’Alain Peyrefitte,
ministre chargé de l’Information.
5.  Voir n. 1 p. 162. « J’ai été en Chine l’année dernière ; sur six semaines, j’en ai passé trois à Pékin,
où je m’en allais dans les rues du matin au soir, avec ma caméra d’un côté, mon appareil de photo
de l’autre. Mais si, avant de partir, je n’avais pas rencontré Paul Paviot, qui m’a approvisionné en
pellicule, il n’y aurait pas eu de film du tout… » Chris Marker, propos recueillis par Yves Benot, Les
Lettres françaises n° 647 (1956).
Renaissance du court métrage 293

texte à un reportage désenchanté dans l’univers bancaire où les coffres-forts


évoquent la prison, Sing-Sing prête à long terme.
C’est également à l’univers concentrationnaire que se réfère implici-
tement chaque image de Toute la mémoire du monde, le remarquable film
d’Alain Resnais sur la Bibliothèque nationale. Ces livres entassés, étique-
tés, numérotés, identifiés, vaccinés, entretenus, microfilmés, ces piles et
ces caisses sortent tout droit d’un autre Xanadu1, d’un Buchenwald de la
pensée. Admirable film grâce auquel Alain Resnais conserve la « première
place ».
L’excellent film de René Lucot sur l’atome, À l’aube d’un monde, est
commenté par Jean Cocteau. La controverse2 tourne autour de ce com-
mentaire très attaqué et que, pour ma part, je trouve splendide. La poésie
étant l’art du mot le plus juste et le plus précis, je ne vois pas qui, mieux
que Cocteau, aurait su nous promener dans cet univers extraordinaire.
Des textes récents de Jean Cocteau, celui d’À l’aube d’un monde est le plus
éblouissant.

Le berger et le sabotier
Il est difficile d’écrire sur le film d’un ami, surtout lorsqu’il s’agit d’un bon
film et du meilleur ami.
J’ai suivi de trop près la réalisation du Coup du berger, premier moyen
métrage de Jacques Rivette, pour le juger avec la « distance » qu’il faudrait.
Comme un peu tout le monde, j’aime avant tout le ton ironique et insolite de
cette histoire basée sur un fait divers admirablement mis en scène et fort bien
joué par Virginie Vitry, Anne Doat, Jean-Claude Brialy et Étienne Loinod,
pseudonyme derrière lequel les amateurs d’anagrammes reconnaîtront l’un
de mes meilleurs confrères3.
Le Sabotier du Val de Loire, qui pourrait se situer esthétiquement entre
Robert Bresson et Georges Rouquier, nous révèle un espoir du cinéma fran-
çais : Jacques Demy qui, avec intelligence, goût et tendresse, brosse le por-
trait minutieux et précis d’un sabotier. Ce premier film, par la nature de ses
ambitions, était extrêmement difficile à réussir ; Jacques Demy, sans presque
de fausses notes, y est parvenu.

1.  Nom de l’immense propriété de Charles Foster Kane dans Citizen Kane d’Orson Welles (1941).
2.  La critique ne fut pas tendre avec ce poète qui s’invitait sur le terrain de la science : À l’aube
d’un monde « essaie de nous expliquer l’uranium et ses applications. La voix et le talent de Jean
Cocteau ne simplifient pas les choses », est-il écrit dans La Cinématographie française. Cocteau
se justifiera ainsi dans un article  : « Science et poésie relèvent des nombres. Ils ne sont pas une
allure, mais des organismes, ils ne souffrent pas la moindre inexactitude, le moindre vague. » (Les
Lettres françaises n° 606, février 1956)
3.  Jacques Doniol-Valcroze (1920‑1989), cinéaste et scénariste, cofondateur et critique des Cahiers
du cinéma.
294 Chroniques d’Arts-Spectacles

Le fond du panier
Avec un peu plus d’exigence de la part des responsables de la sélection,
un peu moins de diplomatie également, il aurait été possible d’éliminer de
la compétition quatre ou cinq bandes qui n’avaient rien à y faire. De Pantin
à Saint-Cloud n’a pour lui que la gentillesse de son auteur, Pierre Gout. Le
Voyageur est le massacre d’un poème de Guillaume Apollinaire par la suc-
cession d’une trentaine de dessins d’une laideur incroyable. (Henri Gruel,
sympathique réalisateur de films d’animation, n’est responsable ici que du
meilleur 1 : l’animation des dessins.)
Au paradis des images, de Philippe Agostini, très ennuyeux, nous assène
des images d’Épinal les unes après les autres, n’importe comment, et pour
filmer trois ou quatre Danses de Chine, Marc Maurette ne s’est pas davantage
« cassé la tête ».
Mais le plus mauvais film projeté à Tours fut celui de Louise Weiss2 : La
Sainte Colline de la victoire morale, indigne du premier cinéaste amateur venu.
La Symphonie pour un homme seul, mauvais ballet misogyne grossièrement
filmé par Louis Cuny, illustre l’aspect fâcheux de la « prime à la qualité », qui
incite un cinéaste médiocre à se bluffer lui-même et à bluffer autrui.
Toutefois, en dépit de ces regrettables « exceptions », il faut bien convenir
que la sélection était, cette année, incomparablement supérieure à celle de l’an
dernier, grâce à l’encouragement que constitue cette prime et la confiance
qu’elle crée dans la profession.
Le court métrage français se réveille enfin.
françois truffaut

Feuilles d’automne de Robert Aldrich


Arts no 594, 21‑27 novembre 1956

Pour tourner Le Grand Couteau, Robert Aldrich créa sa propre maison de


production : Robert Aldrich and Associates. Le film lui coûta 458 000 dol-
lars et, malgré le Grand Prix de la mise en scène à la Biennale de Venise,
n’en remporta que 300 000. Perte sèche donc de 158 000 dollars dans ce film
anti-hollywoodien, perte que le très grand succès en Amérique d’Attaque
comblera, je crois, largement.
Il n’empêche qu’après Le Grand Couteau, Robert Aldrich, ayant besoin

1.  Les œuvres et le texte étaient signés Laure Garcin (1896‑1978), peintre, cinéaste et écrivain.
2.  Amour des créatures : Catrunjaya, la sainte colline de la victoire morale de Louise Weiss (1954).
Journaliste, écrivain, députée au Parlement européen, Louise Weiss (1893‑1983) épousa tous les
combats du xxe siècle (pour la paix, l’Europe, les femmes…).
Feuilles d’automne de Robert Aldrich 295

de regagner la confiance des financiers, accepta de tourner pour Columbia,


en quarante jours, un mélodrame sentimental conçu sur mesure pour Joan
Crawford : The Way We Are, qui devient Autumn Leaves (Feuilles d’automne),
ce titre étant aussi celui, en Amérique, de la trop fameuse chanson de Jacques
Prévert et Joseph Kosma : Les Feuilles mortes qui, pitoyablement orchestrée de
six manières différentes par le Trio Nat King Cole, sert de leitmotiv au film.
Que ce soit grâce à l’argent gagné par Feuilles d’automne qu’Aldrich ait
pu produire et réaliser Attaque ne doit pas nous rendre indulgent. D’ailleurs,
Robert Aldrich, qui est la lucidité personnifiée, a-t‑il besoin de notre indul-
gence ? Certes non. Il a accepté avec Feuilles d’automne une commande et
s’est employé ensuite à « sauver les meubles » le plus honnêtement possible.
De ce point de vue, le film est plutôt réussi et vaut d’être vu.
Une femme (c’est l’impétueux cheval de retour d’âge, Joan Crawford) est
arrivée, à l’âge d’environ quarante ans, célibataire forcée. Un beau soir, un
jeune garçon, qui pourrait être à la rigueur son fils, entame une cour empres-
sée qui les mène assez vite au mariage.
À ce moment, le centre d’intérêt du film se déplace et le personnage du
garçon (Cliff Robertson) devient « prioritaire ». N’est-il qu’un menteur, un
voleur, un mythomane ou un névrosé assoiffé d’affection, un malade qu’il
faut guérir ?
Son drame ? Une enfance malheureuse, un premier mariage catastrophique
(sa femme, Vera Miles, est devenue la maîtresse de son père, à lui !). Après
avoir évité de justesse la machine à écrire que son jeune époux lui a jetée à la
tête, Joan Crawford se décide à le faire interner.
Un final qui ressemble beaucoup à une pirouette nous le montre à la fois
guéri de sa névrose et toujours amoureux de Joan Crawford.
Cet important sujet de la solitude d’une femme et de l’adolescence angois-
sée, il est plusieurs façons de le traiter ; je préfère celle d’Aldrich, compte tenu
de la commande, avec une belle part faite au grand guignol, à celle de Bar-
dem, faussement sobre dans Grand’Rue, à celle encore de Vacances à Venise,
purement sentimentale.
Ici au moins, malgré les conventions, le côté charnel, épidermique, phy-
sique, de cette union n’est pas escamoté ; la scène où, dans la cabine de bain,
Joan Crawford, angoissée, monte sur une petite table pour étirer son maillot
de bain devant le miroir, avant de montrer pour la première fois son corps à
Cliff Robertson, qui l’attend sur la plage en sifflotant, est à cet égard admirable
de vérité, d’intelligence et de beauté. Il faut seulement regretter que le film
ne maintienne pas ce ton-là jusqu’au bout, trop de scènes interminablement
dialoguées et qu’Aldrich a probablement filmées sans passion reliant entre
eux les bons moments.
Ce qu’il convient essentiellement d’admirer ici, c’est la précision de la
direction d’acteurs, sa force et sa tranquille assurance. Joan Crawford, écor-
296 Chroniques d’Arts-Spectacles

chée vive, paroxystique comme jamais, caressant Cliff Robertson, poussin


fragile et malicieux, voilà qui justifie assez le déplacement.
Déplorons enfin le lamentable état de la copie VO qui nuit au film, passant
du bistre au violet à tout bout de champ.
françois truffaut

Depuis Bresson, nous savons qu’il y a


quelque chose de nouveau dans l’art du film
Arts no 596, 5‑11 décembre 1956

Dans la mesure où Un condamné à mort s’est échappé s’oppose radicalement


à tous les styles de mise en scène, il sera, je crois, mieux apprécié des specta-
teurs qui se rendent au cinéma occasionnellement, une fois par mois, que du
public non cinéphile mais assidu, dont la sensibilité est souvent déformée par
le rythme des films américains.
Ce qui frappe lorsqu’on voit le film de Robert Bresson pour la première
fois, c’est le décalage constant entre ce qu’est cette œuvre et ce qu’elle serait,
ou eût été, réalisée par un autre cinéaste ; on ne perçoit tout d’abord que
les manques et, pour un peu, on serait tenté de refaire le découpage en indi-
quant les plans à tourner pour que le film ressemble à « ce qui se fait dans
le cinéma ».
En effet, tout le monde a remarqué qu’on était frustré des plans généraux
et qu’on ne saura jamais ce que Fontaine voyait au juste de sa lucarne, non
plus que du toit de la prison. C’est ainsi qu’au terme d’une première vision,
la surprise risque bien de l’emporter sur l’admiration et qu’André Bazin a
pu expliquer qu’il était plus facile de décrire ce que n’est pas le film que ce
qu’il est.
Il faut donc revoir Un condamné à mort s’est échappé pour en apprécier
parfaitement les beautés. À la deuxième vision, plus rien ne nous empêche
d’épouser, seconde par seconde, la marche du film, d’une vitesse incroyable,
nos pieds se posant dans les empreintes, fraîches encore, laissées par François
Leterrier ou par Robert Bresson, je ne sais plus.
Le film de Bresson est purement musical, le rythme étant sa richesse
essentielle. Un film part d’un point pour arriver à un autre. Il y a ceux qui
font des détours, ceux qui s’arrêtent complaisamment pour la satisfaction
mesquine d’étirer une scène agréable, ceux auxquels il manque des tronçons,
mais celui-ci, lancé sur la route la plus droite, fonce dans la nuit, martelé au
rythme d’un essuie-glace, les fondus enchaînés balayant régulièrement sur
l’écran la pluie d’images au terme de chaque scène. Voilà un de ces films
dont on peut dire qu’ils ne contiennent pas un plan inutile, pas un plan que
Depuis Bresson, nous savons qu’il y a quelque chose de nouveau dans l’art… 297

l’on pourrait déplacer ou raccourcir, bref, voilà le contraire d’un film « fait
au montage ».
J’aime qu’Un condamné à mort s’est échappé soit aussi libre et peu systé-
matique qu’il est rigoureux ; Bresson ne s’est imposé que les unités de lieu
et d’action, non seulement il n’a pas cherché à ce que le public s’identifie
avec Leterrier, mais encore a-t‑il rendu cette identification impossible ; nous
sommes avec Leterrier, à côté de lui, nous ne voyons pas tout ce qu’il voit
(seulement ce qui se rapporte au sujet, c’est-à-dire à l’évasion), mais nous
ne voyons jamais davantage que ce qu’il voit.
Cela revient à écrire que Bresson a pulvérisé le découpage classique dans
lequel un plan de regard ne valait que par rapport au plan suivant de la chose
regardée ; cette forme de découpage faisait du cinéma un art dramatique, une
sorte de théâtre photographié.
Bresson a fait éclater tout cela et si, dans Un condamné à mort s’est échappé,
les gros plans de mains et d’objets renvoient quand même à de gros plans
de visage, la succession de ces plans s’ordonne non plus en fonction d’une
dramaturgie de la scène, mais d’une harmonie préétablie constituée de rap-
ports subtils entre les éléments visuels et sonores, chaque plan de mains ou
de regards conservant son autonomie. Il y aurait alors entre la mise en scène
traditionnelle et celle de Bresson le même écart qu’entre un dialogue et un
monologue intérieur.
Notre admiration pour le film de Bresson ne doit pas être suscitée par la
gageure que constitue l’entreprise, un seul personnage dans une cellule pen-
dant quatre-vingts minutes, car ce tour de force n’en est pas un et, à partir de
ces données, ne doutez pas que bien des cinéastes, Clouzot, Dassin, Becker et
d’autres, auraient mené à bien un film dix fois plus palpitant et humain que
celui de Bresson. Ce qui importe ici, c’est que l’émotion, même ressentie
par un seul sur vingt spectateurs, est d’essence plus rare, donc plus pure, et
que, loin d’altérer la noblesse du propos, elle lui confère une grandeur qu’il
n’impliquait pas au départ.
Le film, dans ses sommets, rivalise, pour quelques secondes, avec Mozart,
dont les premiers accords de la Messe en ut mineur, loin de symboliser la liberté
comme on l’a dit, parent le vidage quotidien des seaux d’un aspect liturgique.
Le grand apport de Robert Bresson, c’est évidemment sa théorie du jeu
des acteurs. Il est certain que le jeu de James Dean, qui nous émeut tant
aujourd’hui, ou celui d’Anna Magnani risquent bien de nous faire rire dans
quelques années, comme celui de Pierre Richard-Willm aujourd’hui et celui
de Pierre Fresnay demain, alors que le jeu de Claude Laydu dans le Journal
d’un curé de campagne et celui de François Leterrier dans Un condamné à mort
s’est échappé s’imposeront avec plus de force encore, grâce au décalage, car le
temps, ne l’oublions pas, travaille toujours pour Bresson.
C’est dans Un condamné à mort s’est échappé que la direction d’acteurs
298 Chroniques d’Arts-Spectacles

bressonnienne donne ses meilleurs résultats ; ce n’est plus la voix feutrée du


petit curé d’Ambricourt 1, ce n’est plus le doux regard du « prisonnier de la
Sainte Agonie », mais la diction nette et sèche du lieutenant Fontaine, ses
regards pleins, directs comme ceux d’un oiseau de proie ; c’est d’ailleurs à
la manière d’un vautour qu’il se jettera sur la sentinelle sacrifiée. Le jeu de
Leterrier ici ne le cède en rien à celui de Laydu : « Parlez toujours comme si
vous parliez à vous-même », demande Bresson.
Si j’ai parlé surtout de la manière dont le film est fait plutôt que du sujet,
c’est que « le fond » ici est soumis à « la forme », inscrit en elle. On a écrit
beaucoup de sottises sur ce film et j’y apporte mon lot, mais qui trouvera une
comparaison plus saugrenue que celle d’une consœur 2 qui évoque Stendhal
à propos du Condamné, sans doute à cause de la tour Farnèse ?
Je ne crois pas que Fontaine soit un personnage très sympathique dans
l’esprit de Bresson ; ce n’est pas le courage qui l’incite à s’évader, mais l’en-
nui, l’oisiveté ; une prison est faite pour s’en évader et, de toute façon, notre
héros ne doit sa réussite qu’à la chance ; le lieutenant Fontaine, dont nous
ne saurons rien d’autre, nous est montré dans une période de son existence
où il fut particulièrement intéressant et chanceux ; c’est avec un certain recul
qu’il commente son action, un peu comme un conférencier à Pleyel raconte
son expédition en commentant le film muet qu’il a rapporté : « Le 4 au soir,
nous quittons le camp de base… », etc.
« L’artiste a une grande dette envers le visage de l’homme et s’il n’arrive
pas à mettre en valeur sa dignité naturelle, il devrait au moins tenter de dis-
simuler sa superficialité et sa bêtise ; il se peut qu’aucun homme sur cette
terre ne soit bête ou superficiel, mais il ne donne l’impression de l’être que
parce qu’il n’est pas à son aise, n’ayant pas trouvé ce coin de l’univers où il se
sentirait bien. » Cette admirable réflexion de Josef von Sternberg3 constitue,
me semble-t‑il, le meilleur commentaire possible d’Un condamné à mort s’est
échappé.
Une influence de Bresson sur les cinéastes français – ou étrangers – actuels
me paraît inconcevable et, cependant, à la faveur d’un film comme celui-ci,
on perçoit plus nettement les « limites » de l’autre cinéma ; Un condamné à
mort s’est échappé risque de nous rendre trop exigeants et même sévères pour
la gentillesse de Jacques Becker, la cruauté d’Henri-Georges Clouzot, l’esprit

1.  Nom du jeune curé dans Journal d’un curé de campagne, interprété par Claude Laydu. « N’est-ce
pas assez que Notre Seigneur m’ait fait cette grâce de me révéler aujourd’hui, par la bouche de
mon vieux maître, que rien ne m’arracherait à la place choisie pour moi de toute éternité, que j’étais
prisonnier de la Sainte Agonie ? » Journal d’un curé de campagne de Georges Bernanos (1936).
2.  Simone Dubreuilh, Libération n° 3789, 12 novembre 1956. En découvrant le film, la journaliste
avoue avoir songé à deux romanciers : « Marcel Proust […], Stendhal ensuite (plus particulièrement
à l’emprisonnement de Fabrice, à sa découverte de sa geôle, puis à la préparation minutieuse,
matérielle de son évasion de la citadelle de Parme). »
3.  « Plus de lumière (II) », Cahiers du cinéma n° 64, novembre 1956.
Et Dieu… créa la femme de Roger Vadim 299

de René Clair, le soin de René Clément… Il y a sûrement quelque chose de


neuf à découvrir dans l’art du film et ce quelque chose tourne autour d’Un
condamné à mort s’est échappé.
françois truffaut

Et Dieu… créa la femme de Roger Vadim


Arts no 596, 5‑11 décembre 1956

Tout Paris l’a vu, tout Paris en parle ; il y a ceux qui se lamentent : « Ce
n’est même pas cochon ! » et ceux qui s’offusquent : « C’est indécent ! »
Et Dieu… créa la femme, dont il y avait tout à craindre après la campagne
publicitaire gratuite menée par la censure, est un film sensible et intelligent
dans lequel on ne décèle pas une vulgarité ; c’est un film typique de notre
génération, car il est amoral (refusant la morale courante et n’en proposant
aucune autre) et puritain (conscient de cette amoralité et s’en inquiétant). Au
contraire de La mariée est trop belle 1, ce n’est pas un film grivois, mais lucide
et d’une grande franchise.
Bien des films sont basés sur le sexe et l’on n’a toujours pas trouvé un
meilleur moyen de faire rentrer le public dans les salles qu’en lui promet-
tant, grâce à des affiches et des photos « suggestives » punaisées à l’entrée,
monts et merveilles, démons émerveillés, c’est-à-dire de la chair fraîche, celle
des jeunes corps féminins en général. Notons que la clientèle féminine n’est
pas insensible non plus à l’attraction charnelle masculine  : comptez plutôt
les films dans lesquels Georges Marchal, James Dean, Curd Jürgens ne se
montrent pas un moment torse nu (Pierre Fresnay, lui, se réserve toujours
une scène avec pull-over à col roulé !).
Et cependant, cette chair fraîche, dès qu’elle apparaît sur l’écran, ce ne sont
que gloussements, ricanements et bruits de bouche de la part d’un public roué
qui vient chercher des émotions, mais qui, plutôt que d’être surpris la gorge
serrée, aime mieux jouer au plus malin avec les auteurs.
C’est pour éviter d’être raillés que bien des metteurs en scène renoncent
aux scènes érotiques qu’impliquent cependant souvent les scénarios ; il est
plus que vexant d’entendre ricaner le public devant une scène osée que
l’on a voulue forte et grave. Les cinéastes français se rattrapent sur l’éro-
tisme de dialogue et un film comme Adorables Créatures 2, d’une vulgarité
et d’une complaisance incroyables, passe pour une spirituelle comédie
satirique.

1.  De Pierre Gaspard-Huit, avec Brigitte Bardot, sorti en novembre 1956.


2.  De Christian-Jaque, avec Danielle Darrieux, sorti en septembre 1952.
300 Chroniques d’Arts-Spectacles

C’est sur cette question de l’érotisme et des mœurs que les générations
s’opposent le plus nettement ; c’est pourquoi, malgré la très vaste audience
que trouvera certainement Et Dieu… créa la femme, seuls les jeunes specta-
teurs se rangeront du côté de Vadim, qui voit les choses comme eux, avec le
même regard.
Vadim, sous prétexte de nous raconter une histoire qui vaut ce qu’elle
vaut, ni plus, ni moins, nous présente, sous toutes les coutures, une femme
qu’il connaît bien, la sienne. Exhibitionniste quelque peu inconsciente, de
tempérament très nudiste, Juliette, femme-enfant ou, plutôt, femme-bébé, se
promène dans le soleil méditerranéen, les cheveux au vent de la mer, suscitant
des désirs troubles et précis, purs ou impurs, des désirs. C’est une brave fille
qu’on aime trop ou pas assez, qu’on aime mal et qui ne demande, elle, qu’à
aimer vraiment, définitivement, et qui y parvient.
Le scandale, puisque petit scandale il y a, vient de l’inhabituelle fran-
chise du scénario ; pour aguicher le public et le laisser partir avec sa bonne
conscience, Léonide Moguy présente des « cas médicaux », André Cayatte
des « cas judiciaires » et Ralph Habib des « cas sociaux » ; il suffit de mon-
trer un figurant en blouse blanche à l’entrée d’un hôpital pour sauver les
apparences et mettre les censeurs, plus crétins les uns que les autres, de son
côté. Vadim n’a pas voulu recourir à ces procédés hypocrites, il a joué la carte
du réalisme, de la vie, sans aucun cynisme et sans provocation, et il a gagné
à coups d’idées et d’inventions incessantes.
Évidemment, le film n’est pas parfait ; le scénario était améliorable, cinq
ou six mots d’auteur pourraient sauter ; il n’y a pas de rythme et la direc-
tion d’acteurs est inégale. Mais l’essentiel est que ce qu’il y a de bon le soit
vraiment : Brigitte Bardot est magnifique, pour la première fois totalement
elle-même ; il faut voir ses lèvres trembler violemment après les quatre
gifles que lui assène Jean-Louis Trintignant ; elle est dirigée amoureuse-
ment, en petit animal, comme jadis Jean Renoir dirigea Catherine Hessling
dans Nana.
Aucune vulgarité, nulle faute de goût. La photo d’Armand Thirard est
excellente, ainsi que les décors de Jean André. Curd Jürgens confirme qu’il
est l’un des quatre plus mauvais acteurs du monde ; Christian Marquand est
en net progrès.
Et Dieu… créa la femme, film intime, film carnet de notes, révèle donc
un nouveau jeune metteur en scène français plus personnel que Boisrond,
Boissol, Carbonnaux et Joffé, et aussi doué.
françois truffaut
B. B. est victime d’une cabale 301

B. B. est victime d’une cabale1

Arts no 597, 12‑18 décembre 1956

Un film paresseusement critiqué, cela se voit trop souvent pour qu’il faille
piquer une colère bernanosienne, mais rien ne peut davantage vous dégoûter
de la critique que la lecture du dossier de presse d’un film.
C’est un fait que tous les films sont jugés sur leurs apparences. Un condamné
à mort s’est échappé, les ayant toutes pour lui, a bénéficié d’une critique una-
nimement élogieuse, mais les comptes rendus, plutôt que le film de Bresson,
concernaient une autre bande qu’on imaginerait à mi-chemin entre La Grande
Illusion et Du rififi chez les hommes.
Et Dieu… créa la femme, ayant toutes les apparences contre lui, n’a guère
trouvé de défenseurs hormis « Les Trois Masques » (de Franc-Tireur),
André Bazin, Jacques Doniol-Valcroze, votre serviteur et naturellement
Robert Chazal 2.
J’ai toujours projeté de faire mesurer à la faveur d’un article le fossé qui
sépare le cinéma tel qu’on le fait et tel qu’on le juge, tel que le voient ceux
qui le font et tel que le voient les critiques. Ceux-ci, dans un film, ne consi-
dèrent généralement que le scénario et l’évaluent en le rapprochant des
romans qui peuvent leur être tombés sous les yeux. De la mise en scène, de
la direction d’acteurs, du « ton » de l’entreprise, de son style, ils ne diront
rien ou blufferont, incapables qu’ils sont de remonter aux intentions d’un
auteur de films.
Un exemple ? Et Dieu… créa la femme, comme Picnic, de Joshua Logan,
est influencé essentiellement du CinémaScope d’Elia Kazan, À l’est d’Éden,
par le style de mise en scène, l’emploi de la couleur, le jeu et même le scé-
nario. Or, Simone Dubreuilh énumère sans hésitation : Duel au soleil, Gilda,
Susana la perverse et La Femme à abattre, qui n’ont rien à voir ici, tandis que
Louis Chauvet décèle la quintuple influence de Jean Anouilh, Jean Grémillon,
André Hunebelle, Raoul André et John Berry !
Jean de Baroncelli 3 voit dans le film de Vadim un « mélo vaguement licen-
cieux » et il s’agirait d’une « entreprise purement commerciale » pour André
Lang 4, dont Le Voyage à Turin est sûrement une œuvre métaphysique !

1.  L’article est paru sous ce titre complet : « Les critiques de cinéma sont des misogynes. B. B. est
victime d’une cabale ».
2. Robert Chazal (1912‑2002), critique cinématographique (Paris-Presse, France-Soir, Journal du
dimanche…). Il est aussi l’auteur de monographies consacrées à des cinéastes (Marcel Carné) et
des comédiens (Jean-Paul Belmondo, Louis de Funès, Gérard Depardieu, Michel Piccoli).
3.  Jean de Baroncelli (1914‑1998), écrivain et critique cinématographique au Monde.
4.  Dramaturge et journaliste à France-Soir et au Figaro (1893‑1986). Sa pièce Le Voyage à Turin fut
créée au Théâtre de la Michodière, interprétée par Yvonne Printemps et Pierre Fresnay.
302 Chroniques d’Arts-Spectacles

Quant à Mlle Claude Garson1, le rewriter de service à L’Aurore, elle aurait


dû essayer ses talents sur le résumé qu’elle fait du scénario commençant par :
« Le sujet se passe à Saint-Tropez. »
Dans la plupart des films français, l’action se déroule en intérieurs et les
plans d’extérieurs, très rares, ne servent qu’à raccorder entre elles des scènes
tournées en décors, tout cela parce que les opérateurs français et les cinéastes
ont peur de la nature et se sentent plus à l’aise en studio à l’abri du soleil, de
la pluie et du vent ; le film de Vadim est donc l’un des très rares en France
–  avec Le Plaisir de Max Ophuls  – à accorder une place si importante à la
nature, à la mer, au soleil et au vent ; Armand Thirard mérite pour sa photo
audacieuse les plus vives louanges ; de même, l’emploi du CinémaScope est
ici d’une surprenante habileté si l’on songe que Vadim n’avait jamais tourné,
fût-ce un court métrage.
On pouvait encore noter l’intelligence du dialogue dirigé dans le même
sens que celui de Jacques Becker dans Casque d’or, un laconisme antithéâtral
qui donne au film une grande vérité.

Il paraît que l’on expurge B. B.


Le point de friction le plus important est évidemment le « ton » du film
et c’est là que l’opinion de l’ensemble de la presse me choque le plus. Je
ne comprends pas comment, après avoir si justement stigmatisé le cinéma
américain, sa pudibonderie, son hypocrisie, son système de conventions sen-
timentales (le jeune premier qui épousera forcément la jeune première, tandis
que le second rôle comique convolera avec la boniche, les quatre personnages
étant rigoureusement vierges), mes confrères n’ont pas su apprécier la fran-
chise de Vadim qui, le premier peut-être dans l’histoire du cinéma, ose nous
montrer des jeunes mariés se comportant en jeunes mariés, c’est-à-dire se
caressant, jouant comme des enfants (ou des animaux, peu importe), faisant
l’amour dans la journée (eh oui !) ; on peut, à la rigueur, reprocher au scé-
nario ses prolongements dramatiques – encore qu’il faille bien raconter une
histoire pour éviter que les critiques ne s’ennuient ! –, mais la réalité dans le
détail est évidente2.
Au fond, la véritable audace de Vadim, c’est d’avoir fait commencer son
film par où ceux des autres se terminent, le mariage. J’ai aimé aussi que presque
tous les personnages du film soient sympathiques, même les « méchants »,
et la fraîcheur de certaines idées : Brigitte Bardot soulevant dans ses bras une
petite fille qui veut attraper elle-même un journal haut situé, par exemple.

1.  Claude Garson (née en 1925), critique cinématographique à L’Aurore.


2.  Note de F.  T.  : « Il n’y a pas de raison pour que le cinéma reste indéfiniment à la traîne par
rapport à la littérature et il n’y a qu’à regarder Et Dieu… créa la femme comme on lit un roman de
J.-M. Caplan, par exemple l’excellent Conquérant, autrement précis dans le détail. »
B. B. est victime d’une cabale 303

Pour ma part, après avoir vu trois mille films en dix ans, je ne puis plus sup-
porter les scènes d’amour, mièvres et mensongères, du cinéma hollywoodien,
crasseuses, grivoises et non moins truquées des films français. C’est pourquoi
je remercie Vadim d’avoir dirigé sa jeune femme en lui faisant refaire devant
l’objectif les gestes de tous les jours, gestes anodins comme jouer avec sa
sandale ou moins anodins mais tout aussi réels ; au lieu d’imiter les autres
films, Vadim a voulu oublier le cinéma pour « copier la vie », l’intimité vraie
et à l’exception de deux ou trois fins de scène un peu complaisantes, il a par-
faitement atteint son but1.
Tout cela m’amène naturellement à Brigitte Bardot qui, ayant la malchance
de paraître dans trois films en un mois 2, voit se liguer contre elle une armée
de potineurs qui, insuffisamment versés dans le calcul mental, se surprennent
à compter sur leurs doigts que trois fois trente millions, cela fait loin de ce
qu’ils gagneront jamais avec leurs petits échos spirituels, leurs misérables
piges d’intellectuels sous-alimentés depuis l’enfance.
Voilà bien le malentendu : le public, ne se souciant pas du metteur en scène
et ignorant jusqu’à son nom, se rend au cinéma pour y voir sa vedette préfé-
rée. Le précédant de peu, arrive le critique la frimousse enfarinée, tendant au
contrôle la carte verte qui le fait entrer gratis ; lui, le critique, connaît le nom
du metteur en scène, c’est même tout ce qu’il connaît et fort de ce savoir, il
feint d’ignorer les vedettes qui ne sont qu’un « instrument dans les mains
du metteur en scène » et patati et patata.
Il ne soupçonne pas une seconde, mon frère critique, que les bons metteurs
en scène sont venus au cinéma par amour des acteurs (actrices), et le plaisir
de les diriger. C’est ainsi que des films faits par amour des acteurs sont jugés
par des gens qui n’aiment pas les acteurs.
Le critique arrive au cinéma, l’œil indisponible, la vue obstruée par des
préjugés insensés. Il reprochera volontiers au film de ne pas être conforme
à ce qu’il attendait au lieu de se réjouir qu’il soit conforme à ce que semble
avoir voulu le réalisateur. C’est ainsi que Simone Dubreuilh, qui n’aime pas
Martine Carol, lui reproche de ne pas être une Lola Montès vraisemblable.
Or, j’admire Max Ophuls d’avoir eu l’intelligence, ayant à tourner Lola Montès
avec Martine Carol, d’avoir déplacé l’intérêt du sujet et de l’avoir trans-
formé en une sorte de biographie de Martine Carol, un essai poétique sur
la condition de l’actrice prisonnière des formes modernes du spectacle, sur
toute la cruauté et toutes les amertumes que procure la gloire au xxe siècle,

1. Note de F.  T.  : « Le cinéma hollywoodien agonisant a su se relever en réagissant contre les
censures  : L’Homme au bras d’or, Attaque, La lune [était] bleue,  etc. Il nous revient, à nous, de
rivaliser avec les cinéastes américains en étant un peu moins allusifs et roublards qu’eux sur ces
questions de sexe, où ils sont très en retard. »
2.  En effeuillant la marguerite (Marc Allégret), Et Dieu… créa la femme (Roger Vadim) et La mariée
est trop belle (Pierre Gaspard-Huit).
304 Chroniques d’Arts-Spectacles

transposées dans le siècle dernier : le scandale pour le scandale, le surmenage,


la publicité jusqu’au cirque, la vie privée étalée devant le public,  etc. Max
Ophuls a tourné Lola Montès de cette manière, parce qu’il est ému sincère-
ment par les servitudes du métier d’actrice. Simone Dubreuilh n’a pas aimé
Lola Montès, parce qu’elle n’aime pas les actrices.
C’est pour le plaisir de faire un jeu de mots, et sans y être allé voir le moins
du monde, que le chroniqueur anonyme de L’Express, où règne l’approxima-
tif, a écrit : « Et Dieu créa B. B... mais ne lui donna qu’une expression. » Il
suffit de placer les unes à côté des autres six ou sept photos de Brigitte Bardot
pour s’assurer du contraire. Il suffit même d’aller voir le film, mais ce serait
peut-être demander trop…
Ailleurs, on reproche à Brigitte Bardot… sa diction. Mais il n’y a plus que
Louis Chauvet pour croire qu’une actrice est une dame qui articule mieux
que les autres, un peu comme chez les peuplades primitives on croit que
pour être écrivain il faut avoir une écriture bien lisible. (Il est vrai que c’est
à ses « pleins » que Louis Chauvet doit le prix Interallié et à ses « déliés »,
la rubrique du Fifi 1.)
Remarquons au passage que l’animosité des critiques ne s’exerce que sur
les jolies filles, jamais sur les autres. On a ricané de Marilyn Monroe parce
qu’elle ne lisait pas beaucoup, on ricane encore à présent parce qu’elle dévore
les classiques. On ne dit jamais que Françoise Rosay, Edwige Feuillère, Gaby
Morlay, Betsy Blair, Greer Garson, Bette Davis sont les actrices les moins
spontanées au monde, et les Prix d’interprétation en tous genres viennent
récompenser régulièrement les plus défaites d’entre elles. Qui oserait donner
un oscar à Marilyn Monroe, pour son interprétation dans Bus Stop ?
L’argument le plus irritant de cette campagne anti-Bardot est celui de
Claude Mauriac 2  : « Que penser d’un mari, travaillât-il pour le cinéma,
qui expose avec cette complaisance le corps de son épouse, publiquement
présenté aux regards dans sa quasi-nudité une heure et demie durant ? »
Que penser en effet de ce mari ? Qu’il aime sa femme et qu’il est fier d’elle
tout entière, c’est-à-dire de son corps y compris, d’autant qu’elle est actrice
de cinéma !
Cher Claude Mauriac, je vous soupçonne de ne pas vous être dérangé
pour voir à la Cinémathèque l’extraordinaire Charleston érotique3, dansé par
Catherine Hessling et filmé par son mari Jean Renoir, ou encore ce Petit
Chaperon rouge 4, inédit pour des raisons de censure, et dans lequel le grand
méchant loup, Jean Renoir lui-même, poursuit à travers bois et croque fina-

1.  Louis Chauvet (1906‑1981), journaliste et écrivain français. Critique cinéma au Figaro de 1930 à
1975, il reçut le prix Interallié pour L’Air sur la quatrième corde (Flammarion, Paris, 1953).
2.  Écrivain et critique cinématographique au Figaro littéraire (1914‑1996).
3.  Sur un air de charleston de Jean Renoir (1926).
4.  D’Alberto Cavalcanti (1930).
Guerre et Paix de King Vidor 305

lement sa jeune épouse, Catherine Hessling, juchée, en slip de dentelle, sur


une bicyclette 1925 !
Si, peu à peu, cet humble plaidoyer en faveur d’une jolie personne et de son
metteur en scène a viré au règlement de comptes, je m’en excuse puisqu’il ne
s’agissait pour moi que de rectifier un tir à trop courte portée et de replacer
dans de plus équitables perspectives un film qui n’est pas un chef-d’œuvre,
certes, mais qui s’élève nettement – tant au point de vue moral qu’intellectuel
et esthétique – au-dessus de la moyenne.
françois truffaut

Guerre et Paix de King Vidor


Arts no 598, 19‑25 décembre 1956

Il est impossible de porter à l’écran une œuvre aussi ample et aussi célèbre
que le roman de Léon Tolstoï sans tomber dans les servitudes attachées aux
superproductions : présence des vedettes les plus en vue, morceaux de bra-
voure obligatoires, simplification des situations et des caractères. Mais, une
fois ces conditions posées, il était difficile de faire un meilleur choix que celui
de King Vidor. De tous les vieux routiers des deux continents – car on voit
mal un jeune dans cette galère – seul George Cukor, peut-être, aurait pu, avec
non moins de vigueur et plus de subtilité et d’élégance, mener la barque à
bon port.
L’auteur d’Hallelujah !, bien que cette histoire sage enchaîne un peu trop
sa verve, est un des rares manieurs de foule que nous possédons encore : ses
batailles de Borodino et de la Bérézina ont la science des tableaux de Gros,
jointe au réalisme de Raffet. Elles sont claires, mais sans rigueur, un brin
académiques, mais correspondant à la vision que nous a léguée l’époque la
plus académique de notre histoire.
Vidor a mis à son travail tout le soin qu’on peut donner à une commande
qui n’est pas un pensum. S’il a porté au premier plan les amours de Natacha
et le passage de Bézoukhov dans les rangs de la franc-maçonnerie, réduit au
minimum les considérations historico-stratégiques (le meilleur de l’ouvrage),
opté pour l’anecdote sentimentale au détriment de la philosophie, on ne sau-
rait décemment lui en tenir grief, non plus qu’à ses collaborateurs. Toutefois,
l’esprit du roman n’est pas trahi et, si ce film de trois heures et demie n’a pas
la même beauté de fresque que le Napoléon d’Abel Gance, par exemple, la
faute n’en incombe pas au seul cinéaste : ce livre-fleuve – c’est du moins l’im-
pression que m’a donnée une toute récente lecture – roule une eau beaucoup
moins tumultueuse que ne l’annonceraient sa longueur et le nombre de ses
personnages. On y prend pied avec trop d’aisance et l’on s’irrite d’un contrôle
306 Chroniques d’Arts-Spectacles

trop strict de l’auteur sur sa matière. Les héros, trop bien pris en main par le
romancier, même s’ils ne sont pas rabaissés au rang de porte-parole, ne savent
pas prendre avec lui les mêmes libertés que ceux d’un Dostoïevski ou d’un
Tchekhov. S’il faut chercher la descendance de Tolstoï, c’est moins du côté
de Sanctuaire 1 que de celui d’Autant en emporte le vent.
Qu’on me pardonne cette incursion dans le domaine littéraire. Mais ce
mois-ci où sévit la manie adaptatrice, je ne voudrais pas que le cinéma jouât
constamment l’âne de la fable. Beaucoup de scènes du film pourront vous
paraître fort plates, mais, avant de juger, relisez le livre et, si la lecture a suscité
moins de bâillements que le spectacle, alors seulement vous aurez le droit de
jeter la pierre.
La distribution, esclave de la cote à la bourse des vedettes, a eu pour elle la
faveur des dieux. Difficile d’imaginer le lunaire Pierre Bézoukhov autrement
que sous les traits d’Henry Fonda. L’indolent Mel Ferrer est l’un des prince
Andrei possibles. Audrey Hepburn compose avec métier et application une
Natacha qu’elle a passé l’âge de jouer nature ; si l’ingénuité de ses mines nous
paraît souvent suspecte, avouons que son modèle est loin d’avoir la grâce de
l’héroïne des Nuits blanches ou de celle du Joueur 2. La belle May Britt, parfaite
en Sonia, nous fait regretter ses apparitions trop rares sur les écrans. Napoléon
(Herbert Lom) n’évite pas le ridicule ; Oskar Homolka, en revanche, campe
un impressionnant Koutouzov. Tous les autres interprètes, menés d’une main
ferme, apportent dans leur jeu ce fini, ce talent, cette présence qui assureront
le succès commercial de l’œuvre, tout en accentuant, rançon inévitable, son
aspect standard. Nino Rota, musicien en titre de Fellini, n’a guère dû se creu-
ser la tête, mais les opérateurs Jack Cardiff et Aldo Tonti ont eu à cœur, par
une photo sans bavures, d’apporter, dans leur rayon, une contribution non
négligeable à la limitation des dégâts.
robert lachenay

La Poupée de chair d’Elia Kazan


Arts no 600, 2‑8 janvier 1957

Il y aurait plusieurs façons de raconter Baby Doll, mais je crois que l’in-
trigue, imaginée par Tennessee Williams et filmée par Elia Kazan, n’est qu’un
prétexte pour le premier à peindre un portrait de femme et pour le second à
diriger une actrice.
Il y a là cependant quelque chose d’assez nouveau à l’écran et qui s’har-

1.  Sanctuary de William Faulkner (1931).


2.  Les Nuits blanches (1848) et Le Joueur (1866) : deux romans de Dostoïevski adaptés au cinéma,
le premier par Luchino Visconti (1957), le second par Claude Autant-Lara (1958).
La Poupée de chair d’Elia Kazan 307

monise bien avec le genre de recherches poursuivies par les cinéastes qui
nous ont intrigués cette année. Carroll Baker, l’héroïne de Baby Doll, se fait
sa petite place au sunlight aux côtés de la Marilyn Monroe de Bus Stop, de
la Brigitte Bardot de Et Dieu… créa la femme et de l’Ingrid Bergman d’Elena
et les Hommes.
Ce qu’il y a ici de neuf et de relativement audacieux, c’est que seul le sexe
est concerné, les sentiments exposés, essentiellement la jalousie de Karl Mal-
den, ne donnant lieu qu’à une dérision concertée et féroce.
Si l’on excepte les vingt premières minutes d’exposition, les plus faibles,
le film est constitué très exactement de deux longues scènes ; dès le début,
nous savons que Baby Doll, orpheline, a épousé Malden qui pourrait être, à
la rigueur, son père et ne l’aime pas – elle aime seulement sucer son pouce
dans le berceau de son enfance – et qu’elle n’est sa femme que sur le papier ;
la première partie brosse donc le portrait de cette femme-enfant, vierge archi-
vierge, et de la diabolique tentative de séduction dont elle est l’objet de la part
d’un malicieux Sicilien qui a prudemment éloigné le mari.
À la moitié du film, la vierge est vaincue, Baby Doll cède et, devenue
femme, elle s’éveille à l’univers de la conscience, va prendre ses responsabi-
lités, aux dépens de son sinistre époux.
Moins sentimental qu’À l’est d’Éden, moins réussi peut-être mais plus
« fort », le nouveau film de Kazan n’atteindra qu’un public intellectuel, fami-
liarisé avec Broadway et le théâtre de Tennessee Williams ; personnellement,
je déplore que Baby Doll ne soit ni en couleurs ni en CinémaScope, bien que
la photo de Boris Kaufman soit très belle.
Il y a évidemment beaucoup de complaisances dans cette cruauté fabri-
quée, beaucoup d’excentricités exhibitionnistes, et l’on serait tenté de blâmer
l’aspect malsain et décadent de l’affaire si l’on n’était tenu sous le charme
constamment par le ton extraordinairement débridé et surtout, surtout, par la
magnifique direction d’acteurs, la plus ferme qui soit, la plus inventive aussi.
Ce qui ennuie Kazan et ce qu’il ne sait mener à bien, ce sont les scènes
de transition à plusieurs personnages ; ici, il a réussi à les escamoter – sauf
au début du film – et dès que le Sicilien commence sa cour, nous regardons
un film dans lequel chaque geste et chaque regard comptent, admirables de
précision, nous regardons un film magistralement dominé par un seul homme,
à coup sûr génial.
Le talent de Kazan, d’ordre essentiellement décoratif, sert mieux les
sujets de ce genre –  genre Broadway pourrait-on écrire en simplifiant  –
que les laborieux plaidoyers sociaux forcément déshonnêtes, les dés étant
truqués.
Nous savons désormais qu’Elia Kazan n’a rien d’autre à nous dire que
ce que nous disent les scénaristes de ses films, qu’il est l’homme de la pure
direction d’acteurs, celui qui sait le mieux les révéler à eux-mêmes.
308 Chroniques d’Arts-Spectacles

Nous reverrons certainement Carroll Baker, Karl Malden était une vieille
connaissance, et surtout Eli Wallach, le séducteur magnifique.

françois truffaut

L’Ardente Gitane de Nicholas Ray


Arts no 602, 16‑22 janvier 1957

Dans une interview qu’il m’accorda il y a deux ans, Jules Dassin, à propos
de son ami Nicholas Ray, déclarait : « Nick Ray a commencé avant nous au
théâtre. Il a disparu pendant un certain temps et il a fait des voyages dans
tous les coins d’Amérique, découvrant des endroits inconnus des Américains
eux-mêmes, et il s’est intéressé à leur folklore. Il a ramené des montagnes de
matériel, des chansons, des danses, des documents sur les mœurs régionales
et il était très content qu’on l’ait oublié, très content d’avoir laissé croire qu’il
avait renoncé à une vie artistique, au théâtre et au cinéma1. »
On comprendra mieux ainsi ce qui a intéressé Nicholas Ray dans L’Ardente
Gitane, qu’il réalisa immédiatement après La Fureur de vivre, sans avoir le
temps matériel de réécrire entièrement le scénario de Jesse Lasky 2, presque
aussi intéressant que celui de Johnny Guitare, mais d’une écriture moins bril-
lante. Vers la fin du tournage, Nicholas Ray se brouilla avec les producteurs
et cessa de s’occuper de ce film qu’il n’a même, peut-être, jamais vu.
Il n’empêche qu’un film de Nicholas Ray est toujours passionnant et
celui-là vaut bien À l’ombre des potences 3, par exemple.
Jane Russell est ici, selon la formule consacrée, une gitane bien roulée.
Avec son père et son frère, elle épouse un gitan dans chaque ville et toute la
famille « lève le pied » et file en voiture juste avant la consécration, sitôt que
le père est en possession de la dot, Annie Caldash (Russell) feignant d’être
souffrante aux noces.
Cette fois, le fiancé, Cornel Wilde, gitan très américanisé, civilisé, profes-
seur de danses up to date, est dans la combine, contraint à ce mariage par son
frère, chef des gitans.

1. François Truffaut, Claude Chabrol, « Entretien avec Jules Dassin », Cahiers du cinéma n°  46,
avril 1955. Citation exacte : « Nick Ray a commencé avant nous tous, au théâtre. Il a disparu pendant
un certain temps et il a fait des voyages dans tous les coins d’Amérique, des endroits inconnus des
Américains, et il s’intéressait à leur folklore. Il a ramassé des montagnes de matériel, de chansons,
des danses, des mœurs régionales, et il était très content. Très content aussi qu’on l’ait oublié. On
parlait de Nick Ray comme d’un grand talent, mais nous pensions tous qu’il avait renoncé à une
vie de théâtre, une vie formelle, et au cinéma. »
2.  Jesse L. Lasky Jr (1910‑1988).
3.  Run for Cover (1955).
Le cinéma est-il un art ou une industrie ? 309

Que Cornel Wilde ne veuille pas d’elle suffit à piquer au vif l’ardente gitane
en question, qui laissera la cérémonie se dérouler normalement et s’emploiera
dans les jours suivants à gagner l’amour de son mari, à force de ruses amou-
reuses, de danses au lasso endiablées, à force de bagarres et de vaisselle brisée,
bref, selon une entreprise de séduction menée d’une maîtresse main.
Tout le film est fait sur les contrastes et les paradoxes qui naissent de la
situation d’une tribu de gitans dans une grande ville, en l’occurrence Los
Angeles. La chiromancie ne suffisant plus à les nourrir, les Torino ont ajouté
sur leur boutique : psychoanalysis. Leur fils cadet, Cornel Wilde, rentre à la
maison en voiture américaine pilotée par une poupée oxygénée. Une danse
gitane en pleine rue sera rythmée par des claquements de mains sur les phares
des voitures gardées là, etc.
Ce qu’il y a de meilleur dans le film, c’est le personnage de Jane Russell et le
jeu de cette belle actrice, qui trouve ici son meilleur rôle. On voit que Nicholas
Ray s’est particulièrement employé à la diriger mieux qu’elle ne l’est ailleurs.
Je ne suis pas systématiquement hostile au doublage des films, mais la
postsynchronisation de celui-ci est effarante. Un exemple : « Une bombe ?
Plutôt une bombe… à rien ! » Cependant, il n’y a pas lieu de regretter que
L’Ardente Gitane ne sorte pas aux Champs-Élysées, où il eût été aussi mal
accueilli, probablement, que Johnny Guitare.
Malgré le sabotage des doubleurs, le ton demeure et c’est ce qu’il y a de
plus intéressant dans L’Ardente Gitane, qui est le seul film de Nick Ray dans
lequel la gaieté prime l’amertume. Après La Fureur de vivre, Ray nous offre sa
joie de vivre avec ce film endiablé, intelligent, débordant de santé et de vie,
dont la sortie précède d’un mois celle de Bigger than Life (Derrière le miroir),
qui donnera lieu à une pittoresque polémique dans la critique française.

françois truffaut

Le cinéma est-il un art ou une industrie1 ?


Arts no 605, 6‑12 février 1957

Jacques Bauvy, rédacteur en chef de la très intéressante revue corpora-


tive France Film International 2, écrit dans son dernier éditorial : « Nos amis
des ciné-clubs et de la critique nous disent  : Qu’importe le produit film ?

1.  L’article fut publié avec cette phrase d’accroche : « Un faux problème paralyse la production. Le
cinéma est-il un art ou une industrie ? Ni l’un ni l’autre, mais un art industriel. »
2.  Note de F. T. : « France Film International, revue bimensuelle, 4, rue Robert-Estienne, Paris VIIIe. »
La même rue où il installera plus tard les bureaux des Films du Carrosse, sa société de production
créée en juillet 1957.
310 Chroniques d’Arts-Spectacles

L’art compte avant tout ! » Nous ne disons pas, nous  : « Qu’importe le


film œuvre d’art ! » mais nous crions bien haut : « L’industrie cinématogra-
phique compte avant tout, parce que sa bonne santé rendrait tout possible. »
Quelques lignes plus loin, André Bazin, R.  M. Arlaud, Simone Dubreuilh,
Roger Tailleur 1, Louis Chauvet et votre serviteur sont étiquetés  : « Enne-
mis bien connus du spectacle cinématographique en tant que distraction
populaire… »
En fait, Jacques Bauvy n’est pas seul de son avis et bien souvent des produc-
teurs et distributeurs français m’ont accusé de dénigrer systématiquement la
production nationale, alors qu’en réalité je me refuse seulement à me montrer
plus indulgent à l’égard des films qui parlent la langue de mon pays, car je
considère qu’un critique ne doit en aucun cas profiter de ce qu’Hollywood
est loin tandis que Billancourt est à deux pas pour éreinter La Comtesse aux
pieds nus et exalter Notre-Dame de Paris 2.

L’esthétique du commercial
Toutefois, il ne faut pas s’imaginer que le commerce, l’industrie, les chiffres
ne préoccupent pas le critique, le cinéphile, le cinémane, et Claude Autant-
Lara serait bien étonné d’apprendre que c’est avec la fébrilité d’un turfiste
que chaque semaine depuis trois mois, je consultais les tableaux de recettes
des exclusivités parisiennes, attendant que sa belle Traversée de Paris devançât
une Gervaise dont je ne nie certes pas les mérites3.
« Par ailleurs, le cinéma est une industrie. » André Malraux terminait par
cette phrase son Esquisse d’une psychologie du cinéma. En fait, je ne crois pas
que ce soit la meilleure façon de poser le problème que d’opposer toujours
l’art à l’argent, l’esthétique à l’industrie, la beauté au commerce. Cette dualité
n’existe pas, ce serait trop simple, les rapports entre l’art cinématographique
et l’industrie cinématographique sont aussi variés, contradictoires, dérou-
tants, charmants et subtils que des rapports d’amoureux.
Le producteur dit au metteur en scène : « Faites-moi un film très beau »
et le metteur en scène répond : « Je vais vous faire un film très commercial. »
C’est ici que s’établissent les délicats rapports d’amoureux transis, chacun
croyant tenir à l’autre le langage propre à le séduire. Cette notion, bien mys-
térieuse, du film commercial, Jean Renoir en a donné une définition bien
séduisante : « Le mot commercial, dans la bouche des producteurs, définit
d’abord une esthétique ; pour “eux”, Ulysse est un film commercial malgré
qu’il n’ait pas fait un sou, mais La Strada demeure un film anticommercial

1.  Roger Tailleur (1927‑1985), journaliste, critique cinématographique à France-Observateur, Positif


et aux Lettres nouvelles.
2.  Respectivement de Joseph L. Mankiewicz (1954) et de Jean Delannoy (1956).
3.  Note de F. T. : « C’est chose faite aujourd’hui ! »
Le cinéma est-il un art ou une industrie ? 311

malgré les énormes bénéfices qu’il a rapportés. » Quelques exemples récents


illustrent admirablement l’aphorisme de Renoir : La Traversée de Paris, consti-
tué essentiellement d’un long dialogue moral entre deux personnages dans
un décor nocturne, était un film commercialement risqué, au contraire de Till
l’Espiègle qui avait coûté quatre ou cinq fois plus cher, mais offrait au public
tout ce dont celui-ci est censé raffoler : aventures, bagarres, fleur bleue, grosse
figuration, coloriage, petit message reposant, etc. Or, aux 156 millions de La
Traversée de Paris (exclusivité à Paris), Till ne répond que par 44 millions !
Dans le même ordre d’idées, Un condamné à mort s’est échappé, que Robert
Bresson, réputé non commercial, a réalisé en noir et blanc, sans vedette et
en toute liberté, devance joliment Le Pays d’où je viens, que Marcel Carné a
réalisé en couleurs avec Gilbert Bécaud et Françoise Arnoul, film hybride,
affadi par trop de concessions.

Les réalisateurs
Ceux qui déclarent : « Je me moque de la qualité, je veux être “commer-
cial” afin de pouvoir tourner d’autres films qui permettront à l’industrie de
survivre et aux techniciens que j’emploie de manger à leur faim… », ceux-là
sont les ratés de la profession ; besogneux de la caméra, ils se mentent à
eux-mêmes en feignant de croire que la beauté est incompatible avec la ren-
tabilité ; ils oublient qu’Alfred Hitchcock, René Clément, René Clair, Claude
Autant-Lara, Jacques-Yves Cousteau ont fait gagner en 19561, aux techniciens
et aux acteurs qu’ils ont fait travailler, aux producteurs qui ont financé leurs
films et aux exploitants qui les ont projetés, plus d’argent qu’eux dans toute
leur carrière.
Parmi les metteurs en scène soucieux de qualité, il y a, d’une part, ceux
qui pensent à l’industrie en faisant leurs films et, d’autre part, ceux qui n’y
pensent pas.
Les premiers sont désireux de faire coïncider leur ambition artistique avec
les désirs du public, la nécessité de faire commercial devenant une discipline
esthétique supplémentaire 2, les autres tournent leurs films à leur idée en
espérant seulement que le public voudra bien entrer dans leur jeu3.
Il est bon, selon moi, qu’un metteur en scène aime l’argent, car, en le
payant au pourcentage, son producteur obtiendra de lui des miracles ; il est

1.  Note de F. T. : « En effet, La Main au collet, Gervaise, Les Grandes Manœuvres, L’Homme qui en
savait trop, La Traversée de Paris et Le Monde du silence sont parmi les dix films qui ont rapporté
le plus d’argent en France, l’année passée. »
2.  Note de F. T. : « “Si une scène me plaît à tourner, elle doit plaire au public.” (Otto Preminger) ;
“Un cinéma, c’est des tas de fauteuils vides qu’il faut remplir.” (Alfred Hitchcock). »
3.  Note de F. T. : « “Si je flanquais dix détails supplémentaires, tout deviendrait clair dans mes films,
mais je ne le veux pas. Rien de plus facile que de faire les gros plans. Je ne tourne pas de gros
plans afin de ne pas avoir la tentation de les mettre dans le montage final !” (Roberto Rossellini). »
312 Chroniques d’Arts-Spectacles

bien connu, par contre, qu’il faut avoir un sacré mépris de l’argent pour gas-
piller sans scrupule celui des autres1.
D’ailleurs, y a-t‑il des metteurs en scène franchement anticommerciaux ?
Je ne le crois pas. Il y a ceux qui seront toujours commerciaux, soit qu’ils ne
prennent que des risques limités, soit que leur tempérament coïncide avec
celui du public. Il faudrait, à ce propos, mentionner le courage qu’il y a parfois
à renoncer à un succès certain au profit de « risques calculés » ; après Du
rififi chez les hommes, Jules Dassin pouvait entreprendre avec la certitude du
succès n’importe quelle diabolique histoire d’espions ; au lieu de quoi, il a
tenté avec son producteur associé une entreprise très audacieuse : Le Christ
recrucifié. Bravo !

Les producteurs
Plutôt que des films bien ou mal réalisés, cet article traite des films bien
ou mal produits. La Traversée de Paris, Un condamné à mort s’est échappé, Et
Dieu… créa la femme, Gervaise sont des films bien produits car leur standing
commercial est à la mesure de leur ambition artistique : ils paraissent même
avoir coûté plus cher que leur prix réel.
L’Homme et l’Enfant, Une fée… pas comme les autres 2 et Till l’Espiègle sont
des films mal produits car le succès du premier ne repose que sur Eddie
Constantine, celui du second qu’au Ballon rouge qui l’accompagne3, le troi-
sième étant carrément une mauvaise affaire. Ces trois films, et bien d’autres :
Honoré de Marseille 4, La mariée est trop belle, Club de femmes 5, par la confusion
qui présida à leur conception, leur production, leur réalisation, semblent avoir
coûté trois ou quatre fois moins que leur prix réel, par l’incapacité de leur
metteur en scène à mettre en valeur les décors, les acteurs, les costumes, etc.
Le Sang à la tête 6 serait un bon exemple de mauvais film bien produit.
Malgré son extraordinaire succès – un peu plus de deux cents millions en sept
semaines d’exclusivité sur Paris – Notre-Dame de Paris eût coûté moins et rap-
porté davantage, tourné plus rapidement, plus nerveusement avec beaucoup
plus de fougue, d’émotion, de santé, de jeunesse et de chaleur par Abel Gance.
Lorsqu’un film « marche », le producteur hausse le col, lorsqu’il se
« ramasse », le producteur accable le metteur en scène et crie au voleur. Et

1.  Note de F. T. : « En Amérique, Aldrich, Preminger, Hawks, Chaplin et Hitchcock sont leur propre
producteur. Ils sont d’aussi bons financiers qu’ils sont de bons artistes. En France, Clouzot est son
propre producteur. Certains réalisateurs français parmi les meilleurs envisagent de fonder une
maison de production. »
2.  Respectivement signés : Raoul André (1956) et Jean Tourane (1956).
3.  Le court métrage d’Albert Lamorisse fut présenté avec Une fée… pas comme les autres.
4.  De Maurice Regamey (1956).
5.  De Ralph Habib (1956).
6.  De Gilles Grangier (1956).
Le cinéma est-il un art ou une industrie ? 313

cependant, le producteur a lu le découpage, visionné les rushes : peut-être tout


simplement existe-t‑il des producteurs qui ne connaissent pas leur métier ?
Quand on a suivi attentivement la carrière d’un metteur en scène et que
l’on connaît les recettes de ses films, ceux qui n’ont pas « marché » et les
autres, il n’est pas si difficile de se faire une idée assez juste de ce cinéaste et
de prédire ce qu’il adviendra de son film en préparation ou en tournage, sim-
plement en regardant le scénario, la distribution et quelques photogrammes.
Le producteur 1 de Marguerite de la nuit ayant protesté parce que j’avais
annoncé la catastrophe – commerciale – trois semaines avant la sortie, je ne
puis plus m’adonner aux prévisions de cette nature.
Je sais bien qu’il y a des mystères ; le succès de Mais qui a tué Harry ? (six
mois d’exclusivité au Monte-Carlo) est inexplicable, tout autant que l’échec
de Lifeboat du même Hitchcock (trois semaines, vingt mètres plus bas).

L’affaire Lola Montès


Il paraît qu’une loi vient d’être proposée à l’Assemblée nationale pour pro-
téger les auteurs de films. Toujours est-il que Max Ophuls n’a pu empêcher
ses producteurs de tripatouiller honteusement Lola Montès. « Vous avez fait
un navet, il faut réparer ! » s’entendit dire Ophuls quelques jours après la sor-
tie de Lola Montès par son producteur 2, qui criait au chef-d’œuvre quelques
jours plus tôt. Mais il se trouve que je connais Lola Montès par cœur et que je
possède un exemplaire du découpage ; or, le film est parfaitement conforme
au découpage agréé par ces messieurs avant le tournage. Alors faut-il conclure
que le producteur de Lola Montès ne sait pas lire ? C’est encore possible.
Rappelons que, travaillant pour le compte de producteurs qui connaissaient
leur métier, Max Ophuls, en Allemagne, en Amérique, en Italie, en Hollande
et en France, a réalisé des films qui firent des fortunes. (La Ronde, qui est très
proche de Lola Montès par l’esprit comme par la conception, a enrichi des
gens du cinéma dans le monde entier.) Ce n’est donc pas du réalisateur de
Lola Montès qu’il convient de se méfier, mais du producteur de ce beau film.
Chaque feuillet d’un découpage est divisé en deux colonnes. Sur celle de
gauche se trouvent la description technique du film, les déplacements des
personnages, les mouvements d’appareils,  etc. Sur la colonne de droite, le
dialogue. Comme bien des producteurs ne connaissent rien à la technique et
sont incapables de « visualiser » un découpage, ils ne lisent que la colonne de
droite, celle des dialogues, comme s’il s’agissait d’une pièce de théâtre alors

1. Cino Del Duca (1899‑1967), que Truffaut mentionnera p.  322, était coproducteur de ce film
d’Autant-Lara, avec la Société Nouvelle des Établissements Gaumont, Del Duca Films et Alain
Poiré comme producteur délégué.
2.  Albert Caraco (1908‑1997), producteur de cinéma français. Administrateur de la société Gamma
Films, il fut à ce titre coproducteur et producteur délégué de Lola Montès.
314 Chroniques d’Arts-Spectacles

que l’essentiel, ce à quoi ressemblera le film une fois achevé, se passe à gauche.
C’est ainsi que Fritz Lang, qu’Hollywood n’a jamais domestiqué, a pour habi-
tude d’insérer dans la colonne de gauche des injures à l’adresse du producteur ;
si celui-ci lui rend le script avec un sourire réjoui, c’est qu’il y a un mauvais
producteur de plus, et Fritz Lang dès lors en profite pour faire ce qu’il veut.

Le savetier et le financier
Cet instinct, cette intuition, ce flair qui font défaut à certains producteurs
sont remplacés par une méfiance irraisonnée, aveugle et dangereuse comme
le racisme ; ainsi donc, on ne lit pas les découpages ou distraitement, mais
l’on se méfie ; le mauvais producteur est celui qui ne sait qu’une chose ; dans
la corporation s’insinuent des individus louches qui prétendent, en douce,
faire de l’art. Comme il convient de se protéger d’eux – mais comment ? –,
lorsqu’un scénariste chevelu aura terminé son travail sur un premier scénario,
celui-ci sera confié à un second scénariste, chauve, puis à un troisième coiffé
en brosse et enfin à un barbu. Du choc de personnalités aussi contradictoires,
il résultera un film conforme aux obscurs désirs de la masse ; mis dans l’im-
possibilité de chanter, le savetier « la bouclera » et le financier pourra dormir
tranquille sur ses deux oreilles d’âne, d’un sommeil qui lui aura coûté cher.
Dans le cas d’Un condamné à mort s’est échappé, la réussite revient évi-
demment au seul Robert Bresson. Un autre film qui « marche » bien est
Honoré de Marseille, première réalisation de Maurice Regamey, interprété
par Fernandel. Mais si Maurice Regamey avait dû tourner le film de Bresson
– même scénario, mêmes acteurs, même budget –, le film serait insortable et
Regamey ne referait plus un film de sa vie.
La solution est peut-être là  : obliger tout cinéaste réalisant son premier
film à tourner une entreprise proche d’Un condamné à mort s’est échappé ;
acteurs inconnus, pas d’érotisme, pas de violence, budget moyen. Tous ceux
qui sortiraient victorieux de cette épreuve prouveraient du même coup qu’ils
sont aptes à tourner des productions plus importantes.
En définitive, il n’y a pas de crise et pas de problèmes. Les cinéastes sont
des artistes et comme tels des individualistes. Chaque cas est donc un cas
particulier et l’un dans l’autre le cinéma français se porte bien.
Y aurait-il un problème que je ne serais pas qualifié pour proposer des
solutions. J’ai tenté seulement de renouveler un peu ce vieux thème  : l’art
contre l’argent. Tout film est fait par un savetier et un financier. Au premier
de savoir chanter, au second de savoir faire chanter le premier !
 
françois truffaut
Nick Ray dans Derrière le miroir… 315

Nick Ray dans Derrière le miroir…1

Arts no 606, 13‑19 février 1957

Il y a un an de cela, Nicholas Ray arrivait pour la première fois à Paris et,


dans la salle de projection de la Warner Bros., montrait à quelques amis Rebel
without a Cause (La Fureur de vivre). C’est à ce moment que, cherchant un
sujet de film à tourner en Europe, il accepta de faire un film d’après le roman
de René Hardy, Amère Victoire ; il vient d’en commencer la réalisation il y a
quelques jours.
Entre La Fureur de vivre et Amère Victoire, Nick Ray a tourné trois films :
Hot Blood (L’Ardente Gitane), Bigger than Life (Derrière le miroir) et Jesse
James 2. En ce qui concerne le premier et le troisième film, Nick Ray, qui se
juge toujours avec beaucoup de sévérité, n’aime que quelques scènes dans
chacun d’eux, n’ayant pas eu carte blanche pour revoir complètement les
scénarios.
Bien que le film de lui qu’il préfère soit La Fureur de vivre, dont il est l’au-
teur complet, Nicholas Ray est très satisfait de Derrière le miroir, dont le scé-
nario, signé au générique Cyril Hume et Richard Maibaum, a été presque
entièrement réécrit par Clifford Odets, Gavin Lambertnon et lui-même.

Dieu a eu tort !
Si Nicholas Ray a bénéficié, pour tourner Derrière le miroir, d’une si grande
liberté, c’est qu’il avait pour producteur la vedette du film, James Mason.
Celui-ci avait acheté les droits de la relation, parue dans le New Yorker, d’un
fait divers authentique : un instituteur atteint d’une inflammation des artères
fut soigné à la cortisone, nouveau médicament encore au stade d’expérimen-
tation mais déjà baptisé drogue miracle. Bien qu’il respectât scrupuleusement
les doses prescrites, il s’achemina peu à peu vers la folie des grandeurs ; il
devint hargneux, excité, paranoïaque, exalté ; il entreprit fébrilement des tra-
vaux utopiques en vue de réformer l’enseignement ; véritable tyran domes-
tique, il terrorisait son entourage jusqu’à ce qu’on le ramenât en clinique où
il subit un nouveau traitement.
Dans leur premier scénario, Cyril Hume et Richard Maibaum faisaient
du héros un petit cousin de Jekyll et Hyde, le jour parfaitement équilibré, la

1.  L’article est paru sous ce titre intégral : « Pour la première fois avec lucidité et franchise, Nick
Ray dans Derrière le miroir montre l’intellectuel, dans son intimité, fort de la supériorité de son
vocabulaire ».
2.  The True Story of Jesse James (Jesse James, le brigand bien-aimé). À l’heure où Truffaut écrit,
ni le titre américain définitif ni le titre d’exploitation français ne sont encore fixés.
316 Chroniques d’Arts-Spectacles

nuit brute épaisse qui casse tout. Nicholas Ray préféra revenir à la véritable
histoire en la prolongeant dramatiquement le plus loin possible.
Instituteur mal rétribué, Ed Avery, à l’insu de sa femme et de son fils,
travaille plusieurs soirs par semaine comme standardiste à une station de
taxis. Surmené, il tombe malade : inflammation des artères, cortisone. Sous la
pression des associations médicales, extrêmement puissantes aux États-Unis
et très hostiles au film, Nick Ray dut concéder un détail du scénario ; dans le
film, en effet, Ed Avery dépasse la dose prescrite pour retrouver plus souvent
l’état euphorique que lui procure la cortisone, dont il use bientôt comme
d’une drogue.
Son comportement n’est plus le même ; il prend de l’assurance, affiche
un contentement de soi qu’on ne lui connaissait pas ; un jour, chez un grand
couturier, il oblige sa femme à accepter deux robes qu’il n’a cependant pas
les moyens de lui offrir ; puis il critique tout le monde, devient méprisant et
exagérément irritable.
Bientôt, comme dans le fait divers, il prétend s’être découvert une
mission  : il doit réformer l’enseignement ; il va écrire une série d’articles
retentissants,  etc. Il expérimente sur son jeune fils ses nouveaux principes
d’éducation ; il fera de lui un génie ; commence alors, pour la mère et le fils,
un calvaire quotidien. Les scènes familiales redoublent de violence ; Ed Avery,
un jour, surprend son fils en train de confisquer les cachets de cortisone. Peu
après, ayant entendu à l’église un sermon sur Abraham, il se prend pour un
grand théologien et décide de renouveler sur son fils le geste du Père de la
foi. Son épouse tente de le détourner de cette idée : « Dieu n’a pas voulu
qu’Abraham sacrifie son fils », et Avery répond sublimement : « Dieu a eu
tort ! » Mais au moment où il s’élance, une paire de ciseaux à la main, pour
sacrifier son fils, il est saisi par un vertige. Dieu intervient et Avery entrevoit
une boule de feu tournoyant, celle dont parle la Genèse : « Quand le soleil
fut couché et que les ténèbres s’étendirent, voici qu’un feu passa entre les
animaux partagés. » Finalement, Ed Avery, revenu à lui, est terrassé par un
de ses voisins et plus tard sa femme et son fils viennent lui rendre visite à la
clinique d’où il ressortira guéri.
Tel est le scénario que plusieurs de mes confrères ont jugé rocambolesque
après la présentation de Derrière le miroir à Venise. Leur argument est qu’on
ne peut construire une tragédie sur un fait aussi anodin que celui-ci  : un
homme dépasse la dose prescrite de cortisone. En fait, Nicholas Ray n’a
pas voulu faire une tragédie ni même raconter une histoire vraisemblable et
psychologique : il a conçu son film comme une fable, il a filmé une idée, un
raisonnement, une supposition. Au lieu de cortisone, il pourrait s’agir d’alcool
par exemple, l’essentiel n’étant pas le prétexte choisi, mais le prolongement
de ce prétexte.
Nick Ray a voulu montrer que le public a tort de croire aux miracles de
Nick Ray dans Derrière le miroir… 317

la médecine, aux « drogues miraculeuses » puisque l’une d’elles, comme


l’atome, peut sauver mais peut détruire aussi bien. La science a ses limites et
il ne convient pas d’avoir en elle une confiance aveugle. La seule chose que
Nicholas Ray n’a pu montrer franchement dans son film, c’est son antipathie
pour les médecins ; toutefois, il les a filmés par groupe de trois en les cadrant
comme les gangsters dans les films noirs ; il leur a demandé de parler d’une
manière pédante et détachée, avec suffisance. Pour faire accepter l’outrance
de son sujet, Nick Ray aurait pu insérer tout le film dans un rêve ; l’institu-
teur se réveillant à la fin après avoir rêvé toute l’aventure et qu’il avait voulu
tuer son fils, le public eût mieux reçu le film, mais c’eût été céder à la pire
convention d’autant que, là encore, la critique n’aurait pas manqué de ricaner.
Le scénario de Derrière le miroir me paraît d’une intelligence, d’une subti-
lité et d’une logique absolues. La cortisone ne rend pas Avery mégalomane,
elle révèle sa mégalomanie ; c’est pourquoi, dès le début du film, les auteurs
nous donnent de précieuses indications : les affiches touristiques dont la mai-
son d’Avery est couverte, la réflexion qu’il fait à sa femme avant son premier
étourdissement : « Nous sommes ternes, nous aussi. »
Lorsqu’il se sent plus lucide, il l’est réellement et, comme un ivrogne, il dit
bien des vérités. Ce qui est admirable, c’est qu’il n’a jamais complètement
tort ni raison ; de ce point de vue, la meilleure scène est celle de la réunion
des parents d’élèves ; Avery prend la parole pour expliquer aux parents que
leurs enfants, dont ils sont si fiers, ne sont qu’au stade du chimpanzé ; une
dame assez ridicule quitte la classe indignée ; Avery aspire une bouffée de
cigarette, sourit avec satisfaction et poursuit son discours qui devient peu à
peu quasiment fasciste : « Il manque un chef, voilà la vérité. » À ce moment,
un grand moustachu qui le regardait les yeux brillants vient se ranger près de
lui : « Voilà le langage que j’attendais, bravo ! » Vérités, contrevérités, tout
le film est cela, saupoudré, par surcroît, d’un humour noir très raffiné.
Dans ses tout premiers films, Nicholas Ray traitait de la violence et de
la solitude morale des violents, non sans une certaine complaisance ; peu à
peu, il s’est employé à démontrer la vanité de la violence et l’importance de
la lucidité1. Aujourd’hui, il nous offre une fois encore le portrait d’un homme
que son intransigeance amène à la solitude morale, mais il lui donne tort
et, en même temps qu’il démontre la vanité de la violence, il prouve que la
lucidité n’est pas une fin, car son héros en somme sera un rescapé de l’enfer
de la logique.
Si le film, dans sa trame, relève de la fable plutôt que de l’œuvre psycho-
logique, il est, dans le moindre détail, d’une vérité extraordinaire. Plutôt que

1.  Note de F. T. : « They Live by Night (Les Amants de la nuit), Knock on Any Door (Les Ruelles du
malheur), In a Lonely Place (Le Violent), On Dangerous Ground (La Maison dans l’ombre), The Lusty
Men (Les IndomptabIes), Johnny Guitare, Run for Cover (À l’ombre des potences), Rebel without
a Cause (La Fureur de vivre), etc. »
318 Chroniques d’Arts-Spectacles

d’inventer des péripéties, les auteurs ont préféré décrire l’évolution du mal
d’Avery en nous montrant ses réactions devant les faits de la vie quotidienne :
par exemple, un matin, Avery prend à partie le livreur de lait et l’accuse de
faire vibrer sciemment les bouteilles dans le panier de métal, pour l’embêter,
pour l’empêcher de travailler, par jalousie sans doute.
La progression est très bien marquée par des notations de plus en plus
graves et c’est une idée admirable que d’avoir recouru au sacrifice d’Abra-
ham pour mener le personnage au bout de lui-même ; là encore la logique
commande tout ; Avery croit qu’il a une mission et qu’il est seul à voir clair
dans le monde, qu’il est élu. Trop lucide pour se croire un Dieu, Avery se
choisit Abraham parce qu’Abraham était « l’ami de Dieu », celui à qui Dieu
a parlé avec une fréquence et une majestueuse familiarité dont il n’a usé avec
personne d’autre.
Lorsque Avery éprouve le besoin de quitter sa femme pour vivre à l’hôtel
afin de mieux travailler à sauver le monde, peut-être pense-t‑il à ces phrases
de la Genèse : « Quitte ton pays, ta parenté et va dans le pays que je t’indi-
querai. Je ferai de toi un grand peuple, je te bénirai, je magnifierai ton nom qui
servira de bénédiction. » La paire de ciseaux dont, à la fin du film, il s’empare
pour immoler son fils serait alors le symbole de la circoncision : « … Et voici
mon alliance : que tout garçon de ta race soit circoncis… Ce sera le signe de
l’alliance entre moi et vous… »
Mais j’extrapole peut-être et l’on n’en finirait pas avec un film aussi riche…
Le personnage d’Avery est très voisin de Francisco d’El, de Luis Buñuel,
et les deux films ne sont pas sans rapport. La scène qui nous montre Avery se
regardant avec satisfaction dans la glace de la salle de bains, serviette autour
du cou, sourire et cigarette désinvoltes, tandis que sa femme monte bouilloire
par bouilloire l’eau chaude pour le bain pourrait être dans le film de Buñuel ;
par contre, Cordova se faisant photographier à son tour, dans El, cela s’insé-
rerait très bien dans ce film-ci.

Une lucidité implacable


Il est un autre aspect par quoi le film de Nicholas Ray est profondément
vrai et même si l’on refuse de suivre l’auteur dans les paroxysmes de son
scénario (pourquoi diable s’y refuserait-on ?), on doit admirer ceci  : pour
la première fois à l’écran les rapports d’un intellectuel avec son épouse plus
simple que lui sont démontés avec une lucidité et une franchise presque
effrayantes. Oui, pour la première fois, on nous montre l’intellectuel chez
lui, à la maison, dans son intimité, fort de sa supériorité et de son vocabulaire,
ayant pour lui la dialectique en face de son épouse qui sent les choses mais
renonce à les dire, ne pouvant tenir le même langage ; elle est, comme toutes
les femmes, intuitive et commandée d’abord par son amour et sa sensibilité.
Assassins et Voleurs de Sacha Guitry 319

Cinquante variations sur ce thème font de Derrière le miroir une excellente


peinture du mariage.
Film d’une logique et d’une lucidité implacables, Derrière le miroir est
surtout le film de la logique et de la lucidité puisqu’il les prend pour cibles et
fait mouche à chaque image.
françois truffaut

Assassins et Voleurs de Sacha Guitry


Arts no 606, 13‑19 février 1957

Pour rien au monde je ne résumerais le scénario de ce film, qui reprend


quelques thèmes du Roman d’un tricheur, d’Adhémar ou le Jouet de la fatalité,
de La Vie d’un honnête homme et de La Poison.
Jean Poiret raconte sa vie à Michel Serrault en un récit picaresque autant
que pittoresque, partiellement commenté et dans lequel interviennent Clé-
ment Duhour, Darry Cowl, Lucien Baroux, Pierre Larquey, Jacques Varennes,
Pauline Carton, Pierre-Jean Vaillard et l’exquise Magali Noël.
On est pour ou contre Sacha Guitry et ce film-ci ravira ses admirateurs
sans ébranler ses adversaires. Il y a là beaucoup d’invention, de cocasserie et
de fantaisie, moins peut-être que dans Le Roman d’un tricheur, mais plus que
dans n’importe lequel des films français qui se veulent fantaisistes.
Je devine très bien quelle sera la position de mes confrères à l’égard de
cette pochade  : « Cela pourrait être amusant et réussi, mais la forme est
trop négligée ; décidément Sacha Guitry n’est pas un cinéaste et l’histoire
du cinéma ne lui devra rien. »
C’est contre ce jugement que je m’insurge. Il y a dans le cinéma mon-
dial contemporain au maximum trente metteurs en scène, c’est-à-dire trente
artistes qui expriment ce qu’ils pensent et ce qu’ils ressentent, non par le
scénario ou les dialogues de leurs films, mais par des idées de mise en scène ;
les autres, tous les autres, ne sont que des réalisateurs, leur travail se borne à
« mettre en valeur », à fignoler, à soigner, à présenter au public des films bien
enveloppés et bien ficelés pour qu’on puisse les emporter par le petit doigt.
On s’extasie chaque semaine devant des films qui n’ont rien d’autre pour
eux que d’avoir été réalisés consciencieusement. Mais le soin est la qualité
des médiocres ; qu’importe qu’un film soit bien ou mal réalisé s’il n’a pas de
style, s’il n’est pas réellement mis en scène. C’est pourquoi il est stupide de
reprocher à Sacha Guitry de bâcler ses films alors qu’on tolère à longueur
d’année Notre-Dame de Paris, Le Pays d’où je viens, Club de femmes, Le Salaire
du péché ou même Gervaise.
On peut condamner les films de Sacha Guitry en invoquant Renoir,
320 Chroniques d’Arts-Spectacles

­Murnau, Hitchcock ou Griffith, mais en tout cas pas l’ensemble de la pro-


duction mondiale.
D’ailleurs, la désinvolture inouïe avec laquelle Sacha Guitry tourne ses
films est parfaitement en rapport avec son humour ; j’aime Sacha Guitry
parce que, entre une grivoiserie et une obscénité, il choisit toujours l’obscé-
nité parce que son humour ne connaît pas de limite et que les infirmes, les
vieillards, les enfants et les morts trinquent comme les autres, j’aime Sacha
Guitry parce qu’il ne trie pas les bonnes idées et les mauvaises.
Assassins et Voleurs est admirablement bien joué et cependant il est mani-
feste que personne n’a dirigé les acteurs ; il y a simplement qu’il est impossible
de jouer mal du Guitry ; qu’un acteur soit guindé, contracté ou au contraire
qu’il se fiche de tout, il sera toujours dans le ton du film puisque tout y est
permis du moment que l’on ne se prend pas au sérieux.
Jean Poiret par sa désinvolture et Magali Noël par sa beauté tranquille
dominent une distribution éblouissante, qu’il s’agisse de Clément Duhour,
qui s’amuse beaucoup en jouant, Michel Serrault, qui semble réprimer des
fous rires, Lucien Baroux, Pierre Larquey, Pauline Carton et Jacques Varennes
à l’aise comme chez eux et surtout Darry Cowl.
Dans ce film enlevé, soulevé, emporté par la verve pure, le moindre détail
absorbe une très grande vérité comme une éponge qui se gonfle d’eau et je
n’ai jamais ressenti autant le sentiment de la mort au cinéma que dans ce
plan où Clément Duhour, ayant étranglé Magali Noël, lâche son corps en
s’écroulant à son tour touché par une balle de revolver.
Il faut absolument voir Assassins et Voleurs pour comprendre que l’art cinéma-
tographique n’est régi par aucune loi et qu’un film bâclé en quelques jours par
de joyeux lurons qui se moquent du monde peut devenir une œuvre importante.
f.  t.

Derrière le miroir de Nicholas Ray


Arts no 607, 20‑26 février 1957

Derrière le miroir n’est pas un film difficile à comprendre, mais peut-être


difficile à admettre dans la mesure où le cinéma, dans 80 % des cas, se borne
à raconter une histoire en images tandis que celui-ci, dont le scénario revêt
plutôt la structure d’une fable, est basé sur une idée prolongée théoriquement
jusqu’au bout d’elle-même.
Je ne rappelle que pour mémoire qu’il s’agit d’un instituteur qui, soigné
à la cortisone, abuse de cette médecine pour retrouver constamment l’état
euphorique qu’elle lui procure. Bientôt il devient odieux pour ses proches,
prétend réformer l’enseignement et faire de son fils un génie. Déçu, il tente
Derrière le miroir de Nicholas Ray 321

même de rééditer sur lui le geste d’Abraham, mais Dieu cette fois encore
intervient et tout rentre dans l’ordre.
Ce scénario n’est qu’un prétexte à brosser devant nous le portrait d’un
mégalomane, d’un homme ordinaire dont le cerveau, sous l’effet d’un exci-
tant, chemine inexorablement vers le carrefour où se rejoignent la lucidité
et la folie. Qu’il s’agisse d’une aventure exceptionnelle ne change rien à la
force de la démonstration et l’on imaginerait tout aussi bien un lycéen qui,
à l’approche du bachot, aurait abusé du Maxiton et dont la première crise se
déclencherait aux dépens de l’examinateur. (Cela est si vrai que le Maxiton,
depuis deux ans, n’est plus délivré que sur ordonnance.)
Il n’y a rien de psychanalytique et tout le monde devrait être touché par ce
film puisque tout le monde a été, une fois au moins dans sa vie, suffisamment
éméché pour exprimer tout haut des pensées qu’ordinairement on garde par-
devers soi. Tout le monde, un soir de réveillon, a mis les pieds dans le plat,
trahi ses rêves, ses ambitions, ses humiliations, ses espoirs. Tout le monde,
un jour ou l’autre, a connu cet état de surexcitation, quelques heures pen-
dant lesquelles on se sent plus intelligent, plus fort, entreprenant, audacieux,
capable de grandes choses, bigger than life 1.
Ce que l’on demande à trouver dans un film : des personnages solidement
fabriqués, un style, un minimum de fantaisie et une certaine vérité des gestes
et des sentiments est là. Peut-être le personnage de l’épouse est-il un peu flou,
un peu contradictoire, mais celui de l’instituteur est d’une fermeté de trait
exemplaire ; il suffit de lire une biographie d’Hitler, de Balzac, de Napoléon
ou de Dostoïevski, pour retrouver toutes les particularités du personnage
interprété par James Mason.
Le jeu de Mason est d’une netteté et d’une précision extraordinaires ; sous
la direction magistrale de Nicholas Ray, cet acteur bénéficie de trois ou quatre
des plus beaux gros plans de visage que j’ai eu l’occasion d’admirer depuis
que le CinémaScope existe. La mise en scène nerveuse, incisive imprime
au film une très grande rapidité ; l’écran est balayé par de courtes scènes
dont aucune n’est extérieure au personnage d’Ed Avery. Derrière le miroir
est le contraire d’un film décoratif, mais cependant les moindres détails, qu’il
s’agisse du décor, des vêtements, des accessoires et des attitudes, sont d’une
beauté stupéfiante ; les couleurs et la photo de Joe MacDonald sont parfaites.
Si Derrière le miroir déroute, c’est que les films ressemblent trop les uns
aux autres pour que l’un d’eux, trop neuf, s’impose d’emblée ; mais le devoir
d’un critique n’est-il pas de servir d’intermédiaire entre les auteurs d’un tel
film et le public auquel il est destiné ?
françois truffaut

1.  Titre original du film.


322 Chroniques d’Arts-Spectacles

Écrit sur du vent de Douglas Sirk

Arts no 607, 20‑26 février 1957

La presse du cœur presse les cœurs comme des éponges. Atout cœur,
Rêves, Confidences, Nous Deux, Intimité, pour trente francs, six heures de
lecture arrosée de vos larmes, mesdemoiselles. L’orpheline recueillie par
son parrain, modeste pêcheur sur un rocher breton, contre lequel viennent
se briser les lames de la Manche en furie, a été remarquée par Norbert de
La Globule, le fils du château, qu’on appelle Monsieur Norbert dans le pays.
Douce idylle. Cela c’est le film que financerait M. Del Duca1 s’il était aussi
avisé producteur qu’il est éditeur avisé. Il y a dans cette fameuse presse du
cœur un certain style, un certain ton que je regrette de ne pas retrouver plus
souvent au cinéma dans les œuvres mineures. Un bon mélo, bien filmé par
un cinéaste n’ayant pas peur des paroxysmes, serait plus proche de Balzac
que le Crime et Châtiment de Charles Spaak et Georges Lampin ne l’est de
Dostoïevski.
Tout cela m’amène à Écrit sur du vent, qui représente ce que l’on a fait
de mieux dans cette direction car, plastiquement autant qu’intellectuel-
lement, nous tenons là l’équivalent exact d’un très bon roman-photo en
couleurs.
Robert Stack, fils alcoolique d’un richissime magnat des pétroles, et son
ami d’enfance Rock Hudson, homme de confiance de son père, font la
connaissance de Lauren Bacall, secrétaire prestigieuse. Stack épouse Lauren
Bacall, qui le guérit de ses complexes d’infériorité et l’empêche de boire.
La sœur de Stack, Dorothy Malone, est une nymphomane, amoureuse sans
espoir du probe, du droit, du parfait Rock Hudson, amoureux lui-même, on
le savait, de Lauren Bacall, épouse de son meilleur ami.
Robert Stack, dont l’organisme est intoxiqué par l’alcool, apprend par
son toubib qu’il est partiellement impuissant ou plus exactement stérile par
intermittence. C’est pourquoi, le soir où Lauren Bacall lui annoncera qu’elle
attend un heureux événement, il se croira bafoué par son meilleur ami, encou-
ragé dans ses soupçons par sa perfide sœurette, de plus en plus échauffée à
mesure qu’avance le film. Bagarres, coups de revolver, courses haletantes dans
la nuit, bouteilles bues et puis cassées, en définitive Stack se tue lui-même
par accident – le vieux truc de la confusion à la faveur du désarmement. La
belle Dorothy rachètera ses dix ans de débauche en expliquant la vérité au

1.  Cino Del Duca et son frère Simone étaient aussi éditeurs de presse. Ils importèrent d’Italie le
modèle du roman dessiné, puis le roman-photo à base d’histoires vécues (Intimité, Nous Deux, etc.),
qui connut un très grand succès dans la France de l’après-guerre.
Écrit sur du vent de Douglas Sirk 323

tribunal, de façon que Rock Hudson et Lauren Bacall, jolie veuve en vérité,
puissent filer le parfait amour.
Douglas Sirk, qui est un homme tout ce qu’il y a de malin, nous montre,
pour terminer, Dorothy Malone, la nymphomane, sanglée dans un tailleur des
plus stricts, assise à la place de feu son père, caressant de ses doigts menus
un petit puits de pétrole en or, symbole synthétique de ses nouvelles préoc-
cupations.
Douglas Sirk n’est pas le premier venu. Ce Danois, né avec le siècle à
Hambourg, s’adonna à la peinture à Copenhague, puis à la mise en scène
théâtrale à Berlin. Il tourna des films en Allemagne, en Espagne et en Autriche
avant de gagner Hollywood, où il se fit la main avec d’excellents petits films
que les cinéphiles parisiens connaissent bien : L’Aveu, Des filles disparaissent,
L’Homme aux lunettes d’écaille, Jenny, femme marquée, Tempête sur la colline,
Le Sous-Marin mystérieux et Capitaine Mystère. Tous ses films, dont aucun
n’atteint à la virtuosité de celui-ci, ont cependant les mêmes qualités de net-
teté, de fantaisie. Voilà du cinéma qui n’a pas honte d’en être, du cinéma sans
complexes, sans bavures, de la belle ouvrage.
Mais c’est plastiquement qu’Écrit sur du vent mérite qu’on s’y arrête ; les
vieux critiques ont souvent déclaré : il y aura de bons films en couleurs quand
les peintres s’en mêleront. Quelle ânerie ! La qualité de la couleur au cinéma
n’a aucun rapport ni avec le goût des peintres ni même avec le bon goût. On
voit ici Robert Stack dans la pénombre d’une chambre bleue s’élancer dans
un couloir rouge et s’engouffrer dans un taxi jaune qui le dépose devant un
avion acier. Toutes ces teintes sont vives, franches, vernies, laquées à faire
hurler n’importe quel peintre, mais ce sont les couleurs du xxe siècle, celles
de l’Amérique, les couleurs d’une civilisation basée sur le luxe et le confort,
des couleurs industrielles qui nous rappellent que nous vivons à l’âge des
matières plastiques.
Il n’y a plus que Lo Duca1 pour croire qu’on n’a pas fait mieux dans la
couleur que La Porte de l’enfer 2. Nous avons été comblés davantage par la
photo de Picnic (James Wong Howe), de Paris, Palace Hôtel (Philippe Agos-
tini), d’Et Dieu… créa la femme (Armand Thirard), des Deux Rouquines dans
la bagarre (John Alton). Ici, William Mellor 3, sous la direction de Douglas
Sirk, s’est surpassé.
À l’amateur de films qui ne voit chaque année que les quinze ou vingt
chefs-d’œuvre incontestables, je ne recommande pas Écrit sur du vent, dont
la naïveté feinte ou non et la sottise le heurteront. Par contre le cinémane
forcené, celui qui pardonne beaucoup à Hollywood parce que les films y sont

1. Joseph-Marie Lo Duca (1910‑2004), écrivain et critique de cinéma franco-italien, cofondateur


des Cahiers du cinéma.
2.  Jikogumon de Teinosuke Kinugasa (1953), Grand Prix du Festival de Cannes 1954.
3.  Il s’agit de Russell Metty et non de William C. Mellor.
324 Chroniques d’Arts-Spectacles

plus vivants, sortira de là ravi, ébloui, satisfait pour une soirée, en attendant
le prochain bon western.
f.  t.

Tout le monde peut devenir un grand acteur


de cinéma
Arts no 608, 27 février-5 mars 1957

Dans l’appréciation que l’on porte sur les films, rien n’est plus subjectif
que les observations concernant le jeu des acteurs. On entend fréquemment,
dans la pénombre d’une salle, une spectatrice s’exclamer : « Comme elle joue
bien ! », à propos d’une actrice qui descend un escalier somptueux après
avoir revêtu une magnifique robe du soir. En fait, le jeu dans ce plan n’est
que très banal et la véritable difficulté pour cette même actrice sera, dans dix
minutes, de rire spontanément un verre de champagne à la main.
Le public, en croyant admirer un acteur, n’admire souvent que le scéna-
rio ou le dialogue quand ce n’est pas un détail vestimentaire ou un accord
musical. On rapporte souvent ce mot d’une spectatrice : « Ils ont eu raison
de choisir Arletty pour Madame Sans-Gêne parce que c’est une actrice qui
a de la répartie ! »
Le critique sait bien, lui, que le dialogue est écrit par un écrivain et non
inventé par l’acteur qui le prononce, mais il n’en est pas pour cela plus com-
pétent que le public à juger le jeu de cet acteur.
Dix critiques peuvent s’accorder à trouver tel film sublime, mais dès que
le moment sera venu de discuter de l’interprétation, plus personne ne sera
d’accord. Les acteurs eux-mêmes, incapables de se bien juger, sont souvent
très injustes avec leurs camarades. Là encore il n’y a pas de règles, pas de lois
et l’on ne peut que tâtonner, tourner autour de la question d’autant qu’il y a
toutes sortes de façons de jouer, une infinité de styles et aucun critère.
Robert Lachenay cite volontiers cette phrase que Jean Genet, écœuré par
ses contacts avec les acteurs pendant la mise en scène de Haute Surveillance,
puis des Bonnes, lui a dite : « Les acteurs ne savent exprimer qu’un seul sen-
timent : la peur, parce qu’ils sont exclusivement lâches. » Et Genet d’illustrer
judicieusement sa thèse en citant ces grands moments de cinéma que sont les
gifles reçues par Pierre Brasseur dans Le Quai des brumes, par Michel Auclair
dans Les Maudits, les tirades de Dalio : « J’veux pas mourir… pitié… » dans
Pépé le Moko, etc.
Il y a dans la remarque de Genet quelque chose de juste et d’injuste. Effec-
tivement, les acteurs sont généralement assez faibles de caractère, ils sont des
enfants et c’est pourquoi leur personnalité est encore indécise. Leur vulné-
Tout le monde peut devenir un grand acteur de cinéma 325

rabilité vient souvent d’une sensibilité excessive grâce à laquelle ils peuvent
être, ou devenir, de bons acteurs.
En principe, un acteur est un monsieur charmant, très à l’aise, courtois,
dont la personnalité est interchangeable et qui sourit toujours. Il sourit parce
qu’il le doit à son public (le vieux truc du clown amer qui rit sous son masque
farineux vaut aussi pour les acteurs). Il suit de là que l’air dur, préoccupé,
grave, soucieux enfin, est incompatible avec le métier de comédien. C’est
justement pourquoi je suis tout particulièrement touché par ceux d’entre les
acteurs qui conservent, même en jouant, ce regard assez dur du Monsieur qui
fait bien son travail mais qui n’est pas là pour rigoler : Raymond Bussières,
Yves Montand, Jean-Marc Thibault, André Valmy, François Périer, Jacques
Duby. Ces acteurs, dont la sévérité fait des anti-acteurs, amènent toujours avec
eux une plus grande vérité grâce à quoi ils ne seront pas mauvais, même dans
un rôle qui ne leur convient pas et où ils sont mal dirigés.
Combien de fois m’est-il arrivé de penser devant un écran : « Vraiment,
X… n’est pas et ne sera jamais un acteur ; il devrait changer de métier… ! »
Cela, je me suis toujours bien gardé de l’écrire, d’abord parce que les acteurs
ne sont pas tous des intellectuels et qu’il faut éviter de heurter leur sensibi-
lité, ensuite parce qu’il importe plutôt de blâmer le metteur en scène qui n’a
pas su les diriger. D’ailleurs, on n’a pas le droit de conseiller à un acteur de
renoncer, parce que n’importe lequel, un jour ou l’autre, trouvera le rôle de
sa vie et le metteur en scène adéquat. Quelques exemples : Jean Danet1 est
un bel homme mais qui semble, en tant qu’acteur, manquer singulièrement
de réceptivité, d’invention, de spontanéité, en un mot de vérité. Depuis que
Bresson lui a donné un petit rôle dans le Journal d’un curé de campagne et
qu’il veut lui faire interpréter son Lancelot 2, j’ai la certitude que Danet sera
excellent au moins deux fois au cours de sa carrière, que je souhaite longue.
Dans le même ordre d’idées, Henri Vidal3 fut parfait dans le Jules César monté
en Arles par Jean Renoir. Imposé par Marcel Carné, Roland Lesaffre, boxeur,
progressa très vite et fut mieux que bon dans Casque d’or. Imposé par Jean
Cocteau, Édouard Dermit 4, sans devenir le nouveau Jean Marais souhaité, fut
hallucinant de justesse dans le rôle de Paul des Enfants terribles.

1.  Comédien, metteur en scène et directeur de théâtre, Jean Danet (1924‑2001) a joué dans des
films de Robert Bresson, Sacha Guitry, Jean Delannoy, Claude Autant-Lara, etc.
2.  Bresson ne tournera Lancelot du lac qu’en 1974, avec Luc Simon dans le rôle-titre.
3.  Comédien français de théâtre et de cinéma (1919‑1959), découvert dans Les Maudits de René
Clément (1947). Il interprétera Jules César dans la pièce éponyme mise en scène par Jean Renoir,
le 10 juillet 1954 dans les arènes d’Arles : « À l’exception d’Henri Vidal (César), qui fut franchement
mauvais, l’interprétation fut dans l’ensemble excellente », note André Bazin dans le « Petit Journal
intime du cinéma » (Cahiers du cinéma n° 38, août-septembre 1954).
4.  Édouard Dermit (1925‑1995) devient acteur après sa rencontre avec Jean Cocteau en juillet 1947.
Il joue dans Orphée puis Le Testament d’Orphée, de Cocteau, Les Enfants terribles de Jean-Pierre
Melville, avant de se tourner vers la peinture. Après la mort de Cocteau (1963), il se consacre entiè‑
rement à l’œuvre du poète, dont il était devenu le fils adoptif, puis l’héritier. Il apparaît une dernière
fois à l’écran en 1964 dans Thomas l’imposteur de Georges Franju, adapté du roman de Cocteau.
326 Chroniques d’Arts-Spectacles

Jean Renoir l’a dit souvent : « Le metteur en scène doit révéler les acteurs
à eux-mêmes1. » En effet, il est fort irritant de voir des comédiens tenir les
rôles exactement contraires à leur tempérament. Quand des producteurs
envisagèrent de porter Au bon beurre 2 à l’écran, Jean Dutourd leur suggéra
d’engager Edwige Feuillère pour le rôle de la crémière ; les hommes d’affaires
lui répondirent : « Comment ? La grande dame du cinéma français dans un
rôle d’épicière, vous n’y pensez pas3 ? » Il est bien évident, cependant, que
Dutourd avait raison, comme Ophuls a eu raison d’utiliser Madeleine Renaud
en tenancière de la Maison Tellier 4.
Curd Jürgens est le plus mauvais acteur du monde lorsqu’il joue Super-
man (Le Général du diable, Michel Strogoff, Les héros sont fatigués), mais il
est parfait dans le rôle d’un pauvre garçon velléitaire grisé par la lecture
des comics dont Superman est le héros (Les Rats). Du reste, quand un
acteur devient trop solennel, il suffit de lui donner un rôle comique ou
légèrement ironique pour qu’il redevienne excellent. C’est dans ce sens
qu’il faudrait désormais utiliser Pierre Fresnay, Gérard Philipe et quelques
autres.

Les grands acteurs de demain


Je répète que ces notes sont forcément subjectives et bien qu’ils fussent
déplorablement dirigés, presque tous les acteurs de Club de femmes, par
exemple, m’intéressent précisément pour leur jeu solitaire et comme impro-
visé  : Maurice Gardett, Jean-Marc Tennberg, Jean-Louis Trintignant, Guy
Bertil, Giorgia Moll, etc.
Toutefois, les jeunes comédiens qui me semblent vraiment capables de
supporter le poids d’un film sur leurs épaules sont Jacques Jouanneau (acteur
comique découvert par Jean Renoir : Orvet et Elena et les Hommes), Michel
Piccoli (parfait dans La Mort en ce jardin), Magali Noël (mieux qu’à l’aise
dans Assassins et Voleurs) et surtout Mireille Granelli, Daniel Ivernel, Jean
Poiret et Jean-Claude Brialy.
Mireille Granelli, qui est assez connue en Italie, s’est révélée en France dans

1. « Il faut les révéler à eux-mêmes. Je crois que c’est cela le grand devoir, le grand travail du
metteur en scène vis-à-vis de l’acteur » (Jean Renoir, « Voici comment je fais un film », Arts n° 470,
30 juin-6 juillet 1954).
2.  Roman de Jean Dutourd (Gallimard, Paris, 1952).
3.  À la suite de l’article, Jean Dutourd écrivit à Truffaut : « Ce que vous dîtes de Mme Feuillère dans
le dernier n° d’Arts m’a beaucoup amusé. Il y a bien quinze ans que je pense que cette personne
a la distinction d’une charcutière et qu’elle joue faux. Je le dis de temps à autre, quand l’occasion
s’en présente dans mes papiers, mais jamais avec la vigueur vengeresse et la cocasserie que vous y
avez mises. Je vous félicite » (Lettre de Jean Dutourd à François Truffaut, 12 mars [1957], collection
La Cinémathèque française/Fonds François Truffaut, TRUFFAUT627-B352.)
4. Dans La Maison Tellier, l’un des trois épisodes, adaptés de nouvelles de Maupassant, qui com‑
posent Le Plaisir de Max Ophuls (1952).
Lola Montès de Max Ophuls 327

un petit rôle de Pardonnez nos offenses, une jeune et jolie actrice extraordinai-
rement inventive. Son jeu est varié, spirituel.
Daniel Ivernel n’est pas un jeune premier ; c’est pourquoi, sans doute,
on ne lui a jamais confié un rôle de vedette ; cependant, à cet unique acteur
français capable de jouer réellement la violence et la colère, tous les rôles
tenus naguère par Harry Baur ou Emil Jannings conviendraient. Ivernel, admi-
rable au TNP dans La Mort de Danton1, n’eut qu’un ou deux bons rôles sur
les écrans : Madame du Barry de Christian-Jaque et Monte-Cristo2 de Robert
Vernay.
Jean-Claude Brialy, amant mondain et veule dans Le Coup du berger de
Jacques Rivette et second rôle comique dans L’Ami de la famille de Jack Pino-
teau (dont un excellent extrait a été projeté à la TV), est un jeune comédien
au jeu franc, rapide et sans ruse, et qui fera certainement parler de lui.
Jean Poiret, enfin, que j’ai admiré déjà trois fois dans Assassins et Voleurs,
est pour moi la révélation du moment. La caméra n’existe pas pour lui, et
le moi décontracté, à la mode depuis que le complexe l’est aussi, pourrait
avoir été inventé pour lui. Sa démarche, ses sourires entendus, son baratin
d’homme à femmes, voluptueux et ricaneur, cette nuance de parodie dans le
regard, cette aisance suprême, cette désinvolture insolente, cette intelligence
de tous les instants, font de lui une sorte de Cary Grant français, capable très
certainement de passer de la comédie au drame au cours d’un même film,
l’acteur le plus juste actuellement. Que les producteurs songent que le jeu de
Poiret n’entre pas pour peu dans le très grand succès d’Assassins et Voleurs
et que Poiret lui-même songe à s’écrire de bons scénarios puisqu’il en est
capable.
françois truffaut

Lola Montès de Max Ophuls


Arts no 608, 27 février-5 mars 1957

« Lola Montès possède douze perfections qui représentent le canon de la


beauté féminine. Comptez-les avec nous, écoutez la chanson :
Trois douces : la peau, les cheveux et les mains
Trois petites : les oreilles, les pieds et le nez
Trois pleines : les bras, les mollets et les seins
Trois fines : les doigts, la bouche et le cœur
Tu donnes ton corps

1.  Pièce de Georg Büchner, mise en scène de Jean Vilar, créée au Palais de Chaillot le 14 avril 1953.
2.  Le Comte de Monte-Cristo (1943).
328 Chroniques d’Arts-Spectacles

Mais tu gardes ton âme


Les hommes se damnent
Pour t’offrir des trésors. »
Cela c’est ce que vous n’entendrez plus si vous allez voir, sur les Champs-
Élysées, la nouvelle version de Lola Montès, amputée d’une vingtaine de
minutes. Toutefois, fidèles à leur promesse, les distributeurs nous donnent
la possibilité de revoir la version intégrale, presque conforme au montage
de Max Ophuls, au Studio 28, petit cinéma de la Butte, haut perché entre le
Gaumont-Palace et le Théâtre de l’Atelier.
À la fin de sa vie, Lola Montès, aventurière et courtisane anglaise en dépit
de son pseudonyme espagnol, fut engagée dans un cirque américain pour y
être la vedette d’un spectacle basé sur sa biographie. Plutôt que de condenser
en deux heures de film une matière qui justifierait un sérial en seize épisodes,
Max Ophuls a préféré reconstituer le spectacle du cirque entrecoupé d’évoca-
tions dans le passé de Lola. Peter Ustinov, écuyer biographe, règle son spec-
tacle avec le mauvais goût, la vulgarité et la cruauté inconsciente qui président
aux Joie de vivre1 et autres 36 Chandelles2 et si le grand acteur a plus de prestige
qu’Henri Spade, c’est que l’art imite la vie… en l’embellissant quelque peu !
Max Ophuls a tourné un film sur la gloire au xxe siècle, sur les carrières
turbulentes et l’exploitation du scandale. Lola Montès, cela revient fréquem-
ment dans le film, ne sait pas chanter, ne sait pas danser, simplement elle plaît,
elle provoque, elle fait scandale. L’écuyer nous affirme qu’elle est une femme
fatale et que si elle a tant voyagé, c’est que « les femmes fatales ne restent
pas ». Trois incursions dans le passé de Lola, son enfance, son mariage avec
une brute avinée (Ivan Desny), son aventure avec un crétin solennel (Liszt3)
et ses déboires artistiques démentent les propos de l’écuyer. Lola n’était
qu’une femme comme les autres, vulnérable et insatisfaite, qui fit « tout ce
que les femmes dans la rue rêvent de faire mais n’osent pas faire ». C’est
parce qu’elle vécut sa vie à l’accéléré qu’après une halte merveilleuse en
Bavière auprès d’un roi anachronique (Anton Walbrook), elle meurt tous
les soirs dans ce cirque américain en mimant sa passion.
Lola Montès est le film le plus mouvementé qui soit et plutôt qu’une his-
toire à suivre, Ophuls nous offre un trajet à parcourir ; c’est parce qu’il est
véritablement le cinéaste du xixe siècle et qu’il n’a jamais perdu de vue qu’il y
a cent ans on mettait plusieurs semaines à traverser un pays que l’essentiel se
passe dans des calèches, sur les routes d’Europe. Au terme de cette vie hale-
tante, Lola est minée, usée prématurément : « Je l’ai examinée, dit le médecin,
le cœur flanche, et quant au mal de gorge, c’est peut-être plus grave. » D’autres

1.  La Joie de vivre (1952‑1960) : émission télévisée de variété française créée par Henri Spade et
Robert Chazal.
2.  36 Chandelles (1952‑1958) : émission télévisée de variété française animée par Jean Nohain.
3.  Le rôle de Franz Liszt est interprété par l’acteur allemand Will Quadflieg (1914‑2003).
Lola Montès de Max Ophuls 329

notations physiques, charnelles, corporelles, physiques abondent  : « La vie,


pour moi, c’est le mouvement. » Un soir, le roi de Bavière l’interroge : « Vous
n’avez pas envie de vous arrêter, de vous reposer, de vous fixer un peu ? »
La construction du film est extrêmement rigoureuse et si elle a pu dérouter
quelques spectateurs en province, c’est que la plupart des films sont racontés
depuis cinquante ans de la même enfantine façon. Lola Montès, de ce point de vue,
s’apparente à Citizen Kane, La Comtesse aux pieds nus, Les Mauvaises Rencontres
et à tous les films qui bouleversent la chronologie au profit d’effets poétiques.

Un film logique
Voici, découpée en séquences, la version originale de Lola Montès, celle
que l’on peut revoir au Studio 28 :

1) Le Cirque. Peter Ustinov, l’Écuyer, présente le spectacle, présente


Lola aux spectateurs et fait son boniment. Pendant le jeu des ques-
tions (inspiré d’émissions radiophoniques publicitaires), une specta-
trice interroge : « La comtesse se souvient-elle encore du passé ? »
La phrase chemine dans la pensée de Lola qui revoit…
2)… son aventure italienne avec Franz Liszt, leur rupture.
3) Retour au cirque où le spectacle suit son cours. Ustinov évoque la vie
conjugale de Lola, jeune mariée en Écosse, si heureuse…
4) Lola revoit son séjour en Écosse, son mari ivrogne et brutal ; sa fuite
du château conjugal.
5) Retour au cirque. Évocation par Ustinov des fameux scandales et
Lola se revoit…
6)… giflant, à Nice, un chef d’orchestre, son amant, qui lui avait caché
qu’il était marié. Après ce scandale, visite de Peter Ustinov, qui pro-
pose à Lola de l’engager dans son cirque. Refus de Lola.
7) Dernier épisode : Lola en Bavière, heureuse près d’un vieux roi qui
est peut-être le premier homme « bien » qu’elle ait rencontré. Révo-
lution. Lola doit se sacrifier, fuir et elle accepte l’offre d’Ustinov, ce
qui nous ramène au…
8)… cirque où elle mime son ascension dans la vie en montant de plus
en plus haut, de trapèze en trapèze. Comme elle doit aussi mimer sa
déchéance, elle se jettera d’en haut en un saut impossible et irréel.
Le médecin exige que l’on garde le filet. Lola refuse sous la pression
d’Ustinov et se jette dans le vide comme tous les soirs.
9) Après le spectacle, tous « les messieurs au-dessus de 16  ans » ont
le privilège, moyennant un dollar, de voir Lola enfermée comme un
fauve dans une cage et de lui baiser la main.
330 Chroniques d’Arts-Spectacles

La version nouvelle aspire à être plus commerciale et présente le film en


un récit chronologique :

1) Le dernier plan du film : Lola dans sa cage (avec une phrase de com-
mentaire intérieur rajoutée, du genre : voilà où j’en suis, moi, Lola
­Montès…).
2) Son enfance et son mariage (légères coupures).
3) Épisode Franz Liszt (coupures).
4) Lola, en Bavière (coupures).
5) Quelques morceaux de cirque, mis bout à bout, tant bien que mal, et
cette dernière phrase de Lola : « Et voilà ! Mais si une occasion se
présente, je vous jure que je ne la laisserai pas passer. »

Il va sans dire que c’est la version intégrale, celle projetée au Studio 28,
que je vous recommande d’aller voir ou revoir et non la version nouvelle et
mutilée projetée aux Champs-Élysées.
Vieux d’un peu plus d’un an, Lola Montès demeure le meilleur film en
CinémaScope et, en tout cas, un chef-d’œuvre d’intelligence, de goût et de
sensibilité.
f.  t.

Que sera le Festival de Cannes 57 1 ?


Arts no 611, 20‑26 mars 1957

On ne connaîtra que le 26 mars la liste des films en compétition au Festival


de Cannes, mais déjà cette manifestation s’annonce particulièrement mar-
quante puisque, s’inspirant de la rigueur vénitienne, le comité cannois a pro-
cédé à un certain nombre de modifications du règlement et de l’organisation.
Précédemment, tous les pays producteurs avec lesquels la France entretient
des relations diplomatiques étaient conviés à faire participer un nombre de
films proportionnel au chiffre de production (un film pour cent films pro-
duits). Cette année, chaque pays n’a le droit d’envoyer qu’un seul film et un
court métrage.
Actuellement, les pays inscrits sont au nombre de 31 : Allemagne de l’Est,
Argentine, Autriche, Belgique, Brésil, Canada, Chine, Costa Rica, Danemark,
États-Unis, Espagne, Finlande, France, Grande-Bretagne, Hongrie, Inde, Israël,
Italie, Japon, Liban, Mexique, Norvège, Pays-Bas, Pologne, Roumanie, Suède,
Tchécoslovaquie, Thaïlande, Union de l’Afrique du Sud, URSS et Yougoslavie.

1.  L’article est sous-titré : « Cinq académiciens dans le jury où la littérature dominera ».
Que sera le Festival de Cannes 57 ? 331

À six semaines de l’ouverture du festival, on ne connaît que le film japonais,


Le Riz 1, et celui du Costa Rica : L’Après-midi d’un faune 2.

La sélection
En ce qui concerne la France, la Commission de sélection devra c­ hoisir
entre Celui qui doit mourir de Jules Dassin, Les Aventures d’Arsène Lupin de
Jacques Becker, Mort en fraude de Marcel Camus, Œil pour œil d’André
Cayatte, Les Sorcières de Salem de Raymond Rouleau et Le Cas du docteur
Laurent de Jean-Paul Le Chanois.
En Italie, le film désigné sera choisi entre les dernières œuvres de Castel-
lani, Fellini, Lattuada et Antonioni 3.
À l’exception de l’Italie et de la France où fonctionne une Commission de
sélection, les films sont désignés dans chaque pays par le gouvernement et,
dans les pays de l’Est, par la Direction du cinéma.

Le jury
Le jury des films de long métrage sera composé de onze personnalités fran-
çaises ou étrangères désignées par le gouvernement français, sur proposition du
Conseil d’administration. Pour célébrer le dixième anniversaire du festival, on
a eu l’idée de faire appel aux présidents des jurys précédents. C’est ainsi que la
littérature française régnera en maîtresse dans un jury composé probablement de
MM. Jean Cocteau, André Maurois, Jules Romains, Maurice Genevoix, Marcel
Pagnol, Georges Huisman et Maurice Lehmann. On parle, parmi les jurés étran-
gers, du grand metteur en scène de Géant : George Stevens, et de Dolores del Rio.
Le jury pour les courts métrages comprendra  : Claude Aveline, Albert
Lamorisse, deux jurés étrangers et un technicien4.
On notera avec satisfaction la disparition dans le règlement du fameux
article  5 qui suscita tant d’incidents diplomatiques puisqu’il permettait le
retrait de films susceptibles de choquer telle autre nation.

Les prix
Le jury chargé des films de long métrage doit attribuer :
La Palme d’or du Festival international du film 1957, décernée au meilleur
film de long métrage.

1.  Gens de rizière (Kome) de Tadashi Imai (1957).


2.  Ce film ne figura pas dans la compétition officielle.
3. C’est Les Nuits de Cabiria de Federico Fellini qui fut retenu.
4.  Le jury des courts métrages comptait Roman Karmen et Alberto Lattuada, réalisateurs, et Jean
Vivié, cofondateur de la Commission supérieure technique (CST). Et le jury des longs métrages, les
réalisateurs Michael Powell et Vladimir Voltchek.
332 Chroniques d’Arts-Spectacles

Il peut, en outre, attribuer :


Le Prix spécial du jury, réservé soit à un documentaire, soit à un autre film
de long métrage présentant un caractère exceptionnel.
Le Prix du scénario original.
Le Prix d’interprétation féminine au Festival international du film 1957.
Deux autres prix dont il déterminera le caractère.

Le jury chargé des films de court métrage doit attribuer :


La Palme d’or du Festival international du film 1957, décernée au meilleur
film de court métrage.
Il peut, en outre, attribuer :
Deux autres prix dont il déterminera le caractère.
Un diplôme spécial peut être décerné par la réunion des deux jurys, pré-
sidée par le président du jury des longs métrages, au pays ayant présenté la
meilleure sélection.

Hommage à René Clair


En marge du festival se tiendront trois congrès  : celui des Auteurs de
films et de la télévision, celui des Cinémas d’art et d’essai, celui des Pro-
ducteurs.
La Cinémathèque française organisera peut-être un Hommage à René
Clair, constitué d’une rétrospective groupant tous ses films, ce qui permettrait
de terminer sur Porte des Lilas (hors compétition) un festival commencé par
Le Tour du monde en 80 jours (hors compétition également).
C’est ainsi que se déroulera, du 2 au 17 mai, le Xe Festival de Cannes. Fes-
tival amélioré et moins difficile à suivre que d’ordinaire puisque deux films
par jour seulement seront projetés.
Par ailleurs, il ne faut pas oublier que la véritable raison d’être d’un festi-
val et principalement de la rencontre cannoise est de susciter des prises de
contacts internationaux entre ceux qui font les films dans tous les pays du
monde.
robert lachenay

Géant de George Stevens


Arts no 611, 20‑26 mars 1957

Trois heures vingt d’un mortel ennui teinté de dégoût !


Chaque année, Hollywood nous offre un succédané d’Autant en emporte
le vent, avec quelques variantes, selon les goûts du moment. Une grande
Géant de George Stevens 333

famille américaine, trois générations, un cadre prestigieux, une transfor-


mation sociale, un événement historique. Conflits de générations en la
demeure : familles, je vous hais ; et un peu plus tard : familles, je ne vous
hais plus, vive papa ! Le petit cheval est mort ! « Vous voyez, Sam, ce ter-
rain qui s’étend à perte de vue ? Eh bien, un jour, j’y planterai du maïs ! »
pouah  !
Mais je vois bien qu’il me faudrait exposer plus clairement mes griefs.
Remarquons que le roman-fleuve d’Edna Ferber, d’où le film est tiré, ne
concerne aucunement la littérature et que les ouvrages de ce genre n’ont pas
même droit à un compte rendu, ce qui est bien naturel. Il en va tout diffé-
remment au cinéma, puisque les films naissent égaux en droit et qu’un Géant
nous est présenté comme une œuvre ambitieuse et aussi importante que, par
exemple, La Traversée de Paris.
Ce qui condamne d’avance les films de cette espèce, comme du reste
les romans dont ils sont adaptés, c’est que le genre est faux , fondé sur
un mensonge. Géant, qui n’est qu’un dialogue ininterrompu pendant deux
cents minutes, se refuse d’être un film d’aventures ; il se veut une œuvre
psychologique, une fresque sociale, un monument de la pensée ; or, précisé-
ment ce qu’il y a de plus choquant là-dedans, c’est le manque de vérité des
personnages, la fausseté simplificatrice de la peinture sociale, l’hypocrisie de
la morale proposée, les vices de la pensée.
Le scénario, tous ceux qui ont vu Autant en emporte le vent, Madame Par-
kington 1, Mon Grand 2, Les Vertes Années 3, Les Plus Belles Années de notre vie 4,
peuvent s’en faire une idée. Les personnages sont typés toujours de la même
façon, l’héroïne, Elizabeth Taylor, étant particulièrement avantagée, puisque
le public féminin est décisif dans la réussite commerciale d’une œuvre de
ce genre. (Notons au passage que seules les femmes trouvent le temps de
lire ces gros romans de mille pages écrits par d’autres femmes pour tuer le
temps.) Presque tout le film est composé de scènes entre Rock Hudson,
fruste mais fort, inculte mais puissant, raciste mais courageux et son épouse
jolie et intelligente, spirituelle et généreuse, ouverte aux idées modernes,
féministe et tolérante. Petites disputes cousues de fil blanc, petites récon-
ciliations bébêtes.
Ensuite, il y a les enfants : « Tu veux dire que tu… je veux dire que je…
non, notre… enfin que nous attendons un… » Espérons que ce sera un gar-
çon pour diriger le ranch. Quelques mois plus tard : « Oh ! n’est-elle pas
jolie ? Oui, mais il est si mignon ! » Des jumeaux parfaitement, un garçon et
une fille, c’est plus commode pour les scénaristes et cela fait tellement plaisir

1.  Mrs. Parkington de Tay Garnett (1944).


2.  So Big de Robert Wise (1953).
3.  Green Years de Victor Saville (1946).
4.  The Best Years of Our Lives de William Wyler (1946).
334 Chroniques d’Arts-Spectacles

aux spectateurs ! Pour nous montrer que le fils aura le caractère de sa maman
et qu’au lieu de diriger le ranch il choisira d’être docteur, on nous le montre,
bambin de deux ans, hurler quand son père l’assoit sur un cheval et se diriger
avec empressement vers une panoplie de médecin, caresser rêveusement un
stéthoscope. Se livrer à des facéties de ce genre, c’est vraiment prendre le
public pour ce qu’il est !
Je n’ai guère aimé les précédents films de George Stevens, surtout
Shane 1 ; on retrouve dans Géant la même vulgarité, le même penchant pour
les effets trop faciles ; dans Shane, au cours d’une scène où l’on comprend
qu’Alan Ladd et Jean Arthur s’aiment d’un amour impossible, on aper-
çoit au fond du cadrage deux vaches qui se frottent le museau. À la fin de
Géant, derrière un petit Texien et un petit Mexicain qui grandissent côte
à côte, on peut voir un mouton noir et un mouton blanc qui fraternisent.
C’est à coups de symboles aussi grossiers qu’avance péniblement ce film si
désespérément étiré qu’on aurait le temps, entre chaque réplique, d’avaler
un café noir au bistrot du coin si les ouvreuses du Normandie délivraient
des tickets de sortie.
Stevens est un tricheur, un truqueur, il y a dans Géant une bagarre réglée
exactement comme celle de Shane ; si on la regarde de très près, on s’aper-
çoit qu’un détail du mobilier masque toujours le coup de poing ; on cadre
systématiquement celui qui donne le coup de poing plutôt que celui qui le
reçoit ; on détourne l’attention sur les objets qui voltigent et tous les coups,
invisibles, sont perçus par l’oreille, car c’est une de ces bagarres qui font rire si
l’on arrête le son. Tout le film est mis en scène de cette manière : dérobades,
combines, petites astuces pour filmer le plus facile.
Une tranche de vie entre deux tranches de morale, et quelle morale : Géant
est composé de trois sandwichs.
Pour montrer le vieillissement des personnages, les cheveux bleuissent
d’une scène à l’autre ; après les naissances et les mariages et après les morts :
enterrement au crépuscule en ombres chinoises, cela est le côté son et lumière,
féerie des eaux, continent perdu de l’affaire. Les chansons J’irai revoir ma
blonde, Ce n’est qu’un au revoir, mes frères, quelques hymnes américains et
marches funèbres, tout ce qui plaît en somme.
On ne rate pas une occasion de chanter les louanges de l’Amérique  :
« leur » grand pays, les traditions, le progrès, le modernisme donnent lieu à
de grandes phrases creuses entendues cent fois : « Mon grand-père et mon
père ont fait comme cela et notre fils continuera… » Quant aux questions
raciales, elles sont abordées avec l’hypocrisie habituelle. Scarlett O’Hara2
fouettait ses domestiques nègres, c’était il y a vingt ans. Elizabeth Taylor,

1.  Sorti en France en octobre 1953 sous le titre : L’Homme des vallées perdues.
2.  Personnage principal d’Autant en emporte le vent (Gone with the Wind) de Margaret Mitchell
(1936), interprété par Vivien Leigh dans le film éponyme de Victor Fleming (1939).
Les Aventures d’Arsène Lupin de Jacques Becker 335

elle, s’éveille à la conscience sociale ; pour elle, un Mexicain est presque un


homme comme les autres, mais le domestique noir qui lui est attaché fidèle-
ment pleure naïvement quand les enfants pleurent et rit quand ils rient, car
c’est un grand enfant, bien sûr, et il appartient à la bonne vieille tradition
« crème fraîche » !
Le jeu de Rock Hudson évoque celui d’Yves Vincent 1 et je ne pourrais dire
pour qui la comparaison est la plus insultante. Elizabeth Taylor est mièvre
comme son rôle l’exige, mais au moins est-elle magnifiquement belle et admi-
rablement habillée, ce qui est important. Carroll Baker a beaucoup moins de
prestige que dans Baby Doll, déguisée en midinette.
Reste James Dean. On le voit pendant vingt minutes, soigneusement épar-
pillées dans le film. Stevens a renoncé à le diriger et jamais l’on n’a senti
si nettement dans un film le mépris réciproque d’un réalisateur et d’une
vedette ; alors que tous les acteurs sont dirigés au millimètre, bien ou mal
mais fermement, James Dean fait exactement ce qu’il veut, avec lassitude me
semble-t‑il, car la flamme qui brûlait À l’est d’Éden et La Fureur de vivre est ici
singulièrement en veilleuse. En tant que producteur, maître de son montage,
Stevens a gardé le moins de plans possible sur James Dean, comme le prouve
cette scène du discours où la caméra ne quitte pas le visage de Carroll Baker
tandis que Dean parle « en off ». Géant est le seul film de James Dean que
je n’irai pas revoir.
Il faut conclure : Géant est tout ce qu’il y a de méprisable dans le système
hollywoodien, surtout quand ledit système fonctionne au profit d’un film
de prestige conçu délibérément pour enlever quelques oscars. C’est un film
bête, solennel, roué, paternaliste, démagogique et sans audace aucune, riche
en concessions, mesquineries et bassesses de toutes sortes.
Ce film mort ne nous ôtera pas de l’idée que le cinéma américain est le
plus vivant du monde quand il nous offre, par exemple, Écrit sur du vent, petit
Géant réussi.
françois truffaut

Les Aventures d’Arsène Lupin de Jacques Becker


Arts no 612, 27 mars-2 avril 1957

Si Les Aventures d’Arsène Lupin avait été réalisé et montré en 1954, il eût
constitué un film français « important », un de ceux qu’il faut louer systéma-
tiquement, fût-ce en feignant d’en ignorer les défauts ; mais nous sommes à un
tournant du cinéma français et Nuit et Brouillard, Lola Montès, Un condamné

1.  Yves Vincent (1921‑2016), comédien français spécialisé dans les seconds rôles.
336 Chroniques d’Arts-Spectacles

à mort s’est échappé, La Traversée de Paris, Courte Tête 1 nous ont rendus plus
exigeants sur le choix des sujets et la façon de les traiter.
Arsène Lupin est un film agréable qui vous fera passer une soirée agréable,
mais la question se pose de savoir ce qu’il y a au-delà de cet agrément.
Le point faible du film, c’est évidemment le scénario. On sait que Becker
est un cinéaste intimiste et réaliste, épris de vraisemblance et de vérité quoti-
dienne ; sur d’aussi minces prétextes qu’un billet de loterie ou qu’un gilet de
smoking, il nous a offert Antoine et Antoinette, Édouard et Caroline, Touchez
pas au grisbi, dont le succès bien mérité tournait autour du vieillissement de
Max le Menteur, sa lassitude, sa première paire de lunettes « pour lire », ses
petites habitudes, les bons restaurants, l’embourgeoisement sympathique
d’un truand fatigué et qui songe à prendre sa retraite.
Mais le meilleur film de Jacques Becker, c’est celui dans lequel il a dépassé
ses limites, c’est Casque d’or, malheureusement incompris en France lors de
sa sortie, film rapide, tragique, puissant, d’une force et d’une intelligence de
tous les instants.
Arsène Lupin, ce nom évoque pour tout le monde un personnage presque
intouchable. Becker a certes bien le droit de l’estimer démodé et de le recons-
truire à sa manière, mais l’a-t‑il seulement reconstruit ?
Arsène Lupin, celui de Maurice Leblanc, est un personnage fort et forcené ;
lorsqu’il est amoureux, tout devient possible ; Lupin, incapable de vulgarité
et de mesquinerie, peut se montrer plus orgueilleux, méprisant et fièrement
théâtral que le Maître de Santiago2 lui-même. On l’aime et on l’admire, on
le craint et on le respecte.

Arsène le Menteur
À l’Arsène Lupin de notre enfance, Jacques Becker en a substitué un autre
qui n’est qu’une transposition de Max le Menteur, mais le procédé de style
qui haussait Touchez pas au grisbi rabaisse le fils de Maurice Leblanc à tel
point que le personnage fort dont nous parlions est devenu un personnage
faible, imprécis, flou, j’oserai écrire inexistant.
Arsène Lupin rentre chez lui, place un disque sur son phonographe, se
déshabille, se regarde dans la glace, chantonne peut-être, traite avec fami-
liarité et gentillesse sa domesticité, tout cela était déjà dans Touchez pas au
grisbi et ici nous ennuie. Je vois bien que Becker, qui avait mis beaucoup de
lui-même dans le personnage de Max le Menteur, s’est de nouveau identi-
fié à son personnage, mais cette fois je me sens frustré. À force de ne plus

1. De Norbert Carbonnaux (1956). Truffaut lui a consacré une critique dans Arts n°  609,
6‑12 mars 1957.
2.  Don Alvaro Dabo, grand maître de l’ordre de Santiago, dans la pièce d’Henry de Montherlant
(1947), créée au théâtre Hébertot (Paris), le 26 janvier 1948.
Les Aventures d’Arsène Lupin de Jacques Becker 337

vouloir peindre qu’un petit homme, un « petit Français » de cinquante ans,


toujours le même, papa gâteau aux manies innocentes, Becker, victime de sa
complaisance, risque de ne plus toucher que les spectateurs quinquagénaires
et encore, ceux des Champs-Élysées exclusivement.
Je parlerai plus loin de Robert Lamoureux, qui est un excellent Arsène
Lupin, je ne critique ici que la conception du personnage, et il me semble
que le Manda de Casque d’or et même le couturier de Falbalas 1 furent plus
proches du Lupin que nous souhaitions.
Le personnage inventé par Becker étant inachevé, insuffisant, le réalisa-
teur, consciemment ou non, a déplacé l’intérêt constamment au profit de
personnages épisodiques dont très peu sont « réussis ». Avec ce gentleman
cambrioleur devenu un truand chapardeur, un rusé compère, un petit malin
du genre Arsène le Menteur, on perçoit les limites d’un style fondé sur la
gentillesse, la malice, la gouaille, le clin d’œil fraternel, le côté mon p’tit pote,
les limites aussi d’un humour laborieux, pince-monseigneur sans rire du tout,
humour anglais en quelque sorte.
Le scénario est composé de trois aventures, trois « coups » dont l’origi-
nalité laisse fortement à désirer ; le premier épisode, celui des tableaux volés,
est irritant de pesanteur ; rien ne nous est épargné : I. Arrivée de Lupin au
château ; II. Le châtelain : « Voyez mes beaux tableaux dont je suis si fier » ;
III. Panne de lumière, Lupin vole les tableaux ; IV. Le châtelain : « On a volé
mes tableaux ! » ; V. Lupin rétribue ses complices. Aucune ellipse, rien à devi-
ner : ce sketch fait penser à ces histoires « drôles » qui cessent de l’être parce
qu’on ne nous fait grâce d’aucun détail. Le second épisode, vol des bijoux
par le trou dans le mur, serait original si Frank Borzage puis Sacha Guitry ne
l’avaient déjà filmé dans Désir et dans Le Roman d’un tricheur.
Le troisième épisode est le plus long, mais le meilleur aussi : Lupin et le
Kaiser. Il s’agit d’une cachette à découvrir et c’est ici que le film s’améliore ;
les décors, les costumes et les couleurs sont irréprochables, le jeu est meilleur,
mais là encore quelques trous dans le scénario compromettent l’intelligence
du récit.
Le film se termine sur une saynète très réussie chez Maxim’s et l’on com-
prend alors que c’est ainsi qu’il aurait fallu concevoir l’entreprise et la mener,
tambour battant, dans ce ton-là depuis le début.

Trop anodin
Ce scénario, si terriblement anodin, ne comporte pas plus de six ou huit
bonnes idées si maladroitement introduites et développées que, pour nous

1.  Le charpentier Georges Manda, interprété par Serge Reggiani, et le couturier Philippe Clarence,
interprété par Raymond Rouleau.
338 Chroniques d’Arts-Spectacles

les imposer, Jacques Becker et Albert Simonin ont été contraints d’in-
venter quarante notations annexes qui embrouillent tout et alourdissent
un film déjà handicapé par le manque de désinvolture et de légèreté du
propos.
Les Aventures d’Arsène Lupin est fait de quatre ou cinq cents plans plus
soignés les uns que les autres, jolis et bien composés, mais il en résulte quand
même un film qui n’a pas de ligne, pas de rythme, pas de souffle, et l’on passe
son temps à regarder les bibelots, les fauteuils, la baignoire, le gramophone,
les vêtements. L’ensemble est mou, sans vigueur et sans force ; ce qui est
important est trop léger, ce qui devrait être léger est trop lourd. Citons Coc-
teau : « Tout ce qui n’est pas cru reste décoratif 1. » Arsène Lupin est un film
décoratif.
Arsène Lupin est une bouteille d’eau minérale : cela rafraîchit et cela pétille,
mais on peut préférer le champagne.
Il est temps d’en venir à l’aspect positif de l’entreprise. Liselotte Pul-
ver est charmante, Otto Hasse est très bien. Ce qui sauve le film et justifie
absolument le déplacement, c’est Robert Lamoureux qui est magnifique,
pour la première fois en couleurs. Regardez bien son visage nerveux, son
regard lucide et profond ; Robert Lamoureux aurait parfaitement interprété
le véritable Arsène Lupin, celui des colères et des désespoirs, un Arsène Lupin
bondissant, alerte et dynamique, féroce et sentimental jusqu’aux larmes,
vengeur et cruel, le Lupin prestigieux qui reste à faire. Lamoureux n’est
pas seulement un amuseur et je suis certain qu’il est un acteur dramatique
capable de fasciner et d’émouvoir, un comédien pathétique, capable de vio-
lence et de lyrisme ; il serait merveilleux dans la bande à Bonnot ou dans la
vie tragique d’un anarchiste. Il aurait pu jouer dans Casque d’or ; il mérite
de très bons rôles.
C’est d’ailleurs le mérite essentiel de Jacques Becker que d’avoir choisi
Robert Lamoureux, de l’avoir si bien dirigé et « mis en valeur ».
 
françois truffaut

Avec Max Ophuls, nous perdons


un de nos meilleurs cinéastes
Arts no 613, 3‑9 avril 1957

Max Ophuls, subitement frappé au début de l’année d’une inflammation


rhumatismale du cœur, était guéri ; il s’apprêtait à rentrer en France dans

1.  Voir n. 1 p. 277.


Avec Max Ophuls, nous perdons un de nos meilleurs cinéastes 339

quelques semaines pour y préparer Modigliani 1, dont il avait écrit le scénario


cet été avec Henri Jeanson, en Normandie.
Il est mort mardi dernier, 26 mars, au matin.
Né à Sarrebruck le 6 mai 1902, Max Ophuls, après la guerre de 1914‑1918,
lors du plébiscite sarrois, opta pour la nationalité française ; on ignorait géné-
ralement ce détail et l’on parlait de lui comme d’un « Viennois travaillant
chez nous ». En fait, Ophuls ne vécut à Vienne que dix mois, en 1926.
Acteur de théâtre, puis metteur en scène, il vint au cinéma par amour
d’une actrice qu’il suivit à Berlin. Devenu parlant, le cinéma recrutait parmi
les gens de théâtre et c’est ainsi que, de 1930 à 1932, Ophuls dirigea quatre
films de langue allemande dont on ne sait rien ou presque. En 1932, c’est
La Fiancée vendue, d’après l’opéra de Smetana et surtout Liebelei, d’après la
pièce d’Arthur Schnitzler, son film le plus célèbre, celui aussi qu’il préférait.
Lorsque Madame de…, qu’il réalisa il y a quatre ans, sortit à Paris, il ne s’est
trouvé personne pour remarquer que Max Ophuls avait adapté le court roman
de Louise de Vilmorin jusqu’à lui faire épouser la construction exacte de
Liebelei ; la dernière demi-heure, le duel, le final tenaient du remake pur et
simple. Ophuls ayant fui l’Allemagne dès l’avènement du nazisme, son nom
disparut du générique de Liebelei et, il y a un an et demi, il eut l’occasion de
revoir ce film pour la première fois depuis vingt ans dans je ne sais plus quelle
ville d’Allemagne ; avant la projection, une personnalité locale prit la parole,
expliqua qu’il n’y avait pas lieu d’être fier de ce générique amputé ; il y eut
une minute de silence, puis le film fut projeté et longuement acclamé.
La Cinémathèque française nous montre quelquefois le très joli film qui
suivit Liebelei, tourné en Italie : La signora di tutti 2, dont Isa Miranda est la
vedette ; Ophuls aimait prendre pour sujet l’art du spectacle et pour person-
nages des comédiens ; La signora di tutti est une histoire assez cruelle qui se
déroule dans les milieux cinématographiques.
C’est après ce film que Max Ophuls décida de se fixer en France ; il y
tourna Divine, qu’il n’aimait pas, La Tendre Ennemie qu’il aimait, Yoshiwara
qu’il n’aimait pas du tout, Le Roman de Werther qu’il aimait assez, Sans lende-
main qu’il aimait un peu et De Mayerling à Sarajevo qu’il termina en uniforme,
mobilisé dans les tirailleurs algériens.
Démobilisé, il commença à Genève le tournage de L’École des femmes
avec Louis Jouvet et Madeleine Ozeray ; après trois jours, le producteur
prit peur. Le premier plan représentait une salle de théâtre, le rideau encore
baissé ; Jouvet descendait du plafond à la rencontre de la caméra, atterrissait
sur scène et la représentation commençait, la caméra d’Ophuls suivant les
comédiens, à leur sortie de scène, dans les coulisses, derrière les cintres, etc.

1.  Le film sera finalement réalisé par Jacques Becker sous le titre : Montparnasse 19 ou Les Amants
de Montparnasse.
2.  Sorti en France en 1934 sous le titre : La Dame de tout le monde.
340 Chroniques d’Arts-Spectacles

On retrouvera ce pirandellisme dans La Ronde, dans Le Plaisir et surtout


dans Lola Montès.
Aussi peu soucieux en 1940 qu’en 1932 de rencontrer les nazis, Max Ophuls,
accompagné de sa femme et son fils, débarque à New York, achète une voi-
ture pour économiser l’argent du train pour gagner Hollywood où il arrive
sans argent. Pendant quatre ans, il vécut en espérant travailler le lendemain ;
en 1948, il tourne enfin un film, produit et interprété par Douglas Fairbanks
Junior : L’Exilé, qui est excellent. Suivirent Lettre d’une inconnue d’après Ste-
fan Zweig, Caught (inédit en France1), Les Désemparés, tous réussis.
En 1950, Ophuls, bien que sa cote soit très haute à Hollywood, rentre en
France pour y tourner La Ronde qui, sifflé le soir de la première, devint l’un
des plus grands succès mondiaux de l’après-guerre. Puis Le Plaisir, d’après
trois contes de Maupassant, le plus méconnu de ses films, Madame de…, et
enfin Lola Montès sur quoi tout a été dit, tout a été écrit.
Max Ophuls, dans la poche intérieure de sa veste, conservait précieusement
une petite fiche de carton sur laquelle étaient inscrits les titres des films qu’il
rêvait de tourner ; j’y lus un jour : Egmont de Goethe ; Adolphe de Benjamin
Constant ; La Belle Hélène d’après Jacques Offenbach ; L’Amour des quatre
colonels de Peter Ustinov ; Une vie de Catherine de Russie (pour Ingrid Berg-
man) ; Six Personnages en quête d’auteur et quelques titres que je n’ai pas
retenus.
Par contrat, il se réservait toujours le droit d’abandonner un film jusqu’à
la veille du tournage si on ne le laissait pas travailler « à son idée » ; c’est
ainsi qu’il abandonna Mam’zelle Nitouche 2 une semaine avant le premier tour
de manivelle.
Les éclats de rire d’Ophuls, joyeux et communicatifs, étaient célèbres ; sa
conversation était extraordinaire, généreuse, enthousiaste, riche de comparai-
sons musicales ; le rythme était sa préoccupation dominante, le rythme d’un
film, d’un roman, le rythme d’une démarche, le rythme du jeu d’un acteur, le
rythme d’une vie – celle de Lola, haletante. Il rêvait de haltes, d’arrêts, de repos.
Après la sortie de Lola Montès, pour échapper à son téléphone d’où lui venaient
sans arrêt injures et louanges, il partit à Baden-Baden pour « penser ».
Avant son départ, il avait refusé catégoriquement de modifier le montage
de son film. Je lui télégraphiai à Baden que, mettant son absence à profit, on
coupaillait Lola dans un laboratoire parisien. Il me répondit aussitôt : « Je ne
puis m’imaginer des techniciens français effectuant de telles besognes à l’insu
d’un metteur en scène. Il doit y avoir malentendu. Je tente, sans y parvenir,

1.  Tourné en 1948 et sorti en France en 2010 sous le titre : Pris au piège.
2.  Max Ophuls avait le projet d’adapter l’opérette de Florimond Hervé, Mam’zelle Nitouche, après
avoir achevé la réalisation de Madame de… (1953). Mais les audaces formelles et narratives qu’il
envisageait – passage du noir et blanc à la couleur, démultiplication d’un même personnage, etc. –
rebutèrent Robert Hakim, son producteur, qui préféra confier le projet à Yves Allégret.
Avec Max Ophuls, nous perdons un de nos meilleurs cinéastes 341

de me dégager de cette Lola qui, en Allemagne, traverse les mêmes orages


qu’en France, paniques, désespoirs, enthousiasmes, espoirs… qu’à Paris. »
On connaît la suite…

Réaliste quand même


Il y a deux sortes de metteurs en scène : ceux qui affirment : « Oh, vous
verrez, le cinéma, c’est très difficile » et les autres qui prétendent : « C’est
très facile, il suffit de faire ce qui vous passe par la tête et de bien s’amu-
ser. » Max Ophuls appartenait à la seconde catégorie. Comme il parlait plus
volontiers de Goethe ou de Mozart que de lui-même, ses intentions restèrent
toujours mystérieuses et son style indéfini.
Il n’était pas le virtuose, l’esthète, le cinéaste décoratif qu’on disait ; ce
n’est pas pour « faire bien » qu’il cumulait dix ou onze plans en un seul
mouvement d’appareil qui traversait tout le décor et ce n’est pas pour épater
autrui que sa caméra courait dans les escaliers, le long des façades, sur un quai
de gare, à travers les buissons. Max Ophuls, comme son ami Jean Renoir,
sacrifiait toujours la technique au jeu de l’acteur ; Ophuls avait remarqué
qu’un acteur est forcément bon, forcément antithéâtral lorsqu’il est astreint
à un effort physique : monter des escaliers, courir dans la campagne, danser
tout au long d’une prise unique.
Lorsqu’un acteur dans un film d’Ophuls est immobile, ce qui est rare,
debout ou assis, un objet, tuyau de poêle, rideau transparent, une chaise, un
élément du mobilier quelconque est interposé entre son visage et l’objectif ;
ce n’est pas qu’Ophuls méconnût la noblesse du visage humain, mais que l’ac-
teur, sachant que son visage est partiellement dissimulé à l’objectif, instincti-
vement s’efforcera de compenser et de s’affirmer par l’intonation ; il sera plus
vrai, plus juste, car Max Ophuls était épris de vérité, de justesse, il était, qui
l’eût dit, un cinéaste réaliste, et même, dans le cas de Lola Montès, néoréaliste.
Dans la vie, on ne perçoit pas également tous les sons, toutes les phrases ;
c’est pourquoi les films d’Ophuls indignaient tellement les ingénieurs du
son : on n’entendait distinctement que le tiers de la bande sonore, le reste
étant perçu vaguement, comme dans la vie. Les dialogues étaient des bruits.
La femme est le personnage principal dans l’œuvre d’Ophuls, la femme
hyperféminine, victime de toutes les sortes d’hommes : militaires inflexibles,
diplomates nuancés et charmeurs, artistes égoïstes et tyranniques, jeunes
garçons exaltés, etc. C’est parce que Ophuls ne traitait que des sujets éternels
qu’on le disait inactuel, anachronique. Il montrait dans ses films la cruauté du
plaisir, les drames de l’amour, les pièges du désir, il était le cinéaste du triste
lendemain que laisse le bal folâtre1.

1.  Citation de Victor Hugo : « Quels tristes lendemains laisse le bal folâtre ! » (Les Orientales, 1829)
342 Chroniques d’Arts-Spectacles

Si, après Lola Montès, il reçut tant de lettres de jeunes cinéphiles, si les
ciné-clubs le découvrirent à ce moment, c’est que pour la première fois,
à ses thèmes habituels, la femme usée prématurément, fièvreuse, incom-
prise, il avait superposé des préoccupations tout à fait actuelles : la cruauté
des formes modernes du spectacle, l’exploitation abusive des biographies
romancées, les jeux indiscrets, jeu des questions, parade des amants, journa-
lisme à scandale, surmenages, dépressions nerveuses. Il me confia qu’il avait
écrit le scénario de Lola Montès en y intégrant presque systématiquement
tout ce qui l’avait inquiété, troublé dans les journaux pendant trois mois :
divorces hollywoodiens, tentative de suicide de Judy Garland, l’aventure de
Rita Hayworth, les cirques américains à trois pistes, l’avènement du Ciné-
maScope et du Cinérama, la surenchère sur la publicité, les hyperboles de
la vie moderne.
Inquiété par Lola Montès, le producteur 1 de Modigliani imposa à Max Ophuls
la collaboration d’un scénariste blasé jadis prestigieux, au métier consommé,
Henri Jeanson ; c’est lui qui devait freiner l’enthousiasme d’Ophuls, le diri-
ger. Ce qu’il y a d’extraordinaire et d’émouvant dans l’aventure, c’est que,
au contact du bouillonnement ophulsien, Henri Jeanson retrouva sa verve
ancienne : le très beau script de Modigliani est le résultat d’une collaboration
inattendue mais effective, la multiplication de deux enthousiasmes moins
contradictoires qu’on ne l’eût cru d’emblée2.
Max Ophuls escomptait que le succès de Modigliani lui rendrait une cote
commerciale grâce à laquelle il pourrait fonder – associé avec Danielle Dar-
rieux – une maison de production indépendante. « Leur » premier film eût
été Histoire d’aimer d’après le très bon roman de Louise de Vilmorin3.
Max Ophuls était pour quelques-uns d’entre nous le meilleur cinéaste fran-
çais avec Jean Renoir, la perte est immense d’un artiste balzacien qui s’était
fait l’avocat de ses héroïnes, le complice des femmes, notre cinéaste de chevet.
 
françois truffaut

1.  Henry Deutschmeister (1902‑1969), directeur de la société Franco-London-Film.


2. Après la disparition d’Ophuls, Becker accepta, par fidélité au cinéaste, de porter à l’écran
le scénario de Modigliani écrit par Jeanson. Plusieurs points ne le satisfaisant pas –  dialogues
« envahissants », personnage de Jeanne, la compagne du peintre, fin du film… – il tenta, en vain,
de le remanier avec Jeanson, avant de s’atteler tout seul à la tâche. Au final, Becker a respecté les
grandes lignes du scénario initial et conservé 80 % de ses dialogues. Le film est sorti en 1958 sous
le titre : Montparnasse 19.
3.  Après avoir adapté son roman Madame de… (1953), Ophuls avait envisagé plusieurs adaptations
littéraires avec Danielle Darrieux en vedette, dont une tirée d’Histoire d’aimer de Louise de Vilmorin
(Gallimard, 1955). Le film devait être produit par la Doxa Films, une société de production créée
pour l’occasion par Darrieux et son mari, dans laquelle la comédienne aurait mis ses cachets en
participation afin d’alléger le budget.
La Blonde et Moi de Frank Tashlin 343

La Blonde et Moi de Frank Tashlin

Arts no 614, 10‑16 avril 1957

Je serai bref mais élogieux. La Blonde et Moi 1 est davantage qu’un bon film,
davantage aussi qu’un film drôle, davantage qu’une excellente parodie, une
sorte de chef-d’œuvre du genre.
Après Chéri, ne fais pas le zouave et Artistes et Modèles, j’écrivais ici même
et je n’ai pas à vous prier de m’excuser de me citer puisque c’est pour me
contredire : « Faute de nous décevoir ou de nous passionner, Frank Tashlin
nous intrigue2. » Cette fois, il n’y a plus aucun doute, Tashlin nous passionne.
De quoi est-il question ? D’une variante, ou si l’on veut de variations sur
le thème de Pygmalion. Le sculpteur ici s’éprend d’un modèle qu’il renonce
à statufier. Il s’agit pour le joyeux luron de Sept Ans de réflexion 3, imprésa-
rio sombrant dans l’alcoolisme par amour déçu, de faire une vedette4 d’une
poupée oxygénée, protégée par un ancien gangster. La poupée en question,
aux antipodes de Baby Doll, ne rêve, contrairement aux apparences, qu’à
confectionner des petits plats pour un bon mari qui lui fera une flopée de
gosses ; elle ne sait pas ou ne veut pas chanter, à tel point que lorsqu’elle
pousse la gamme à ré, les ampoules électriques éclatent. Tout se termine le
mieux du monde, Dieu soit loué, car l’efficacité de Tashlin est telle qu’une fin
malheureuse dans un de ses films causerait probablement plus d’un suicide.
L’histoire, truffée de 347 gags – Tashlin les a dénombrés lui-même –, est
jalonnée de sept ou huit numéros musicaux stupéfiants de mise en place et
qui anoblissent le rock’n’roll tout en le ridiculisant.
J’en viens au point crucial  : la parodie au cinéma est un genre mineur
puisqu’elle ne peut nous procurer qu’un petit plaisir vengeur, comme un bon
numéro de cabaret ; une parodie emporte notre adhésion de l’instant par sur-
prise, par complicité, mais elle est toujours décevante à revoir puisque fondée
sur la caricature, donc sur une surenchère de la laideur. Si Frank Tashlin est
un grand cinéaste, c’est qu’il a résolu le problème de la comédie satirique et
même critique ; plutôt que de se moquer en démystifiant par l’enlaidisse-
ment, il surenchérit sur les outrances de la chose parodiée. Par exemple  le
rock’n’roll, dans ce film. Les numéros qu’il a choisis sont le comble de la sot-
tise, de l’hystérie braillante et de la perversion du goût ; en les stylisant par des
couleurs plus vives, en raffermissant le rythme, en les syncopant, en les mar-
telant littéralement, il les amène jusqu’à un degré où ils retrouvent une force

1.  Titre original : The Girl Can’t Help it.


2.  François Truffaut, Arts n° 575, 4‑10 juillet 1956.
3.  Le comédien américain Tom Ewell (1909‑1994).
4.  Le rôle est interprété par Jayne Mansfield.
344 Chroniques d’Arts-Spectacles

et même une pureté dont ils étaient totalement dépourvus. Dans La Blonde
et Moi, le rock’n’roll devient quelque chose d’extrêmement raffiné et, dans
son genre, sublime.
C’est en somme la leçon du Hawks de Les hommes préfèrent les blondes
administrée plus radicalement ici ; le mot « leçon » n’est pas là par hasard ;
il ne s’agit plus de moquer, mais de dépasser en utilisant les mêmes armes.
Vous voulez du rock, eh bien en voilà !
Le travail sur le scénario et sur les personnages est identique ; Tashlin
renforce la plastique de Jayne Mansfield avec de faux seins et le reste, mais au
lieu de la ridiculiser, il en fait un personnage prodigieusement sympathique
et émouvant, comme la Marilyn de Bus Stop. C’est ici que Billy Wilder, avec
ses Sept Ans de réflexion, fait figure de vieux chansonnier grivois, dépassé par
les événements.
La Blonde et Moi est d’une drôlerie de tous les instants, mais aussi d’une
beauté de toutes les images ; le pique-nique sur la plage où Jayne Mansfield
parle de son père bagnard et de son adolescence crasseuse, en maillot de bain
devant la mer est, à cet égard, exemplaire.
Ayant eu la chance de voir trois fois La Blonde et Moi avant de rédiger
ces notes, j’ai pu constater que ce film, comme les plus grands, a le mérite
de paraître plus beau et plus réussi à chaque nouvelle vision ; à le revoir, on
rit moins, évidemment, mais on aime davantage et l’on peut même ressentir
une certaine émotion.
Voilà en tout cas le meilleur film américain du moment.
f.  t.

Le Faux Coupable d’Alfred Hitchcock 1


Arts no 617, 1er-7 mai 1957

Il y a deux ans et demi de cela, mon ami Claude Chabrol et moi avons fait
la connaissance d’Alfred Hitchcock en tombant tous deux dans le bassin gelé
du studio de Saint-Maurice2, sous le regard narquois puis compatissant du
« maître de l’angoisse ». Quelques heures plus tard, détrempés, nous l’allions
retrouver avec un nouveau magnétophone, l’autre littéralement noyé étant
à jamais inutilisable.

1.  L’article est paru sous ce titre intégral : « Avec Le Faux Coupable, Hitchcock nous offre le plus
grand film de sa carrière ».
2.  Les studios de Saint-Maurice (Val-de-Marne), qui ont accueilli de nombreux tournages entre 1930
et 1971 (Les Visiteurs du soir, La Belle et la Bête, La Traversée de Paris, La Folie des grandeurs…),
ont disparu en 1971, à la suite d’un incendie. C’est dans ces studios qu’à l’hiver 1954, Truffaut et
Chabrol rencontrèrent pour la première fois Alfred Hitchcock – en pleine postsynchronisation de
La Main au collet – pour un entretien à paraître dans les Cahiers du cinéma.
Le Faux Coupable d’Alfred Hitchcock 345

Ce fut un interrogatoire serré ; il s’agissait de faire reconnaître à Hitch­


cock que ses films américains d’aujourd’hui étaient bien meilleurs que ses
films anglais d’hier ! Ce ne fut pas trop difficile ! « À Londres, certains
journalistes veulent que je leur dise que tout ce qui vient d’Amérique est
mauvais. Ils sont très anti-américains à Londres ; je ne sais pourquoi, mais
c’est un fait1. » Hitchcock nous ayant parlé du film idéal, celui que l’on
tournerait pour son propre agrément et que l’on se projetterait sur le mur
de son salon, comme on détient un beau tableau, nous le travaillâmes là-
dessus : « Mais ce film idéal serait-il plus près de I Confess ou de Une femme
disparaît ? – Oh ! de I Confess ! – I Confess ? – Oui, bien sûr. Par exemple,
je pense à une idée de film qui me séduit terriblement. Il y a deux ans, un
musicien du Stork Club de New York rentrait chez lui et, à sa porte, vers
2 heures du matin, il se fait héler par deux hommes qui le trimballent dans
différents endroits tels que, par exemple, un saloon, et le montrent aux
gens en disant : “Est-ce cet homme ? Est-ce cet homme ?” Bref, il est arrêté
pour des hold-up. Il était complètement innocent ; il doit subir un procès
et tout à la fin sa femme en perdit la tête ; on l’enferma dans un asile où
elle doit être encore. Et au procès, il y avait un juré convaincu de la culpa-
bilité de l’accusé ; et tandis que l’avocat interrogeait l’un des témoins de
l’accusation, ce juré se leva et dit : “Monsieur le juge, est-il nécessaire que
nous écoutions tout ceci ?” Petite entorse au rituel, mais on dut renvoyer
le procès et, tandis que l’on attendait le nouveau procès, le vrai coupable
se fit prendre et avoua. Je crois que cela ferait un film très intéressant, en
montrant toujours les événements du point de vue de cet homme innocent,
ce qu’il doit souffrir de risquer sa tête pour un autre. D’autant que tout le
monde est avec lui très amical, très gentil ; il crie  : “Je suis innocent” et
les gens répondent : “Mais oui, mais oui, c’est cela, bien sûr.” Tout à fait
affreux. Et je crois que j’aimerais faire un film de ce fait divers. Ce serait très
intéressant. Voyez-vous, dans ce genre de films, l’innocent est toujours en
prison, mais jamais sur l’écran. C’est toujours un reporter ou un détective
qui travaille à le faire sortir de prison ; on ne fait jamais de films du point
de vue de l’homme accusé. J’aimerais faire cela2. »
Il y a un an, nous avons appris par les journaux américains qu’Hitchcock
était en train de réaliser un film intitulé The Wrong Man et il ne fut pas sorcier
de découvrir qu’il s’agissait précisément du fait divers en question.
Jamais Hitchcock ne fut plus près de lui-même qu’avec ce film qui risque
cependant de décevoir les amateurs de suspense et d’humour anglais, tant il
y a peu de suspense et d’humour, anglais ou autre. The Wrong Man est le film
d’Hitchcock le plus pur depuis Lifeboat, c’est le rôti sans la sauce, le fait divers

1.  François Truffaut, Claude Chabrol, « Entretien avec Alfred Hitchcock », Cahiers du cinéma n° 44,
février 1955.
2.  Ibid.
346 Chroniques d’Arts-Spectacles

à l’état brut et, comme dirait Bresson, « sans ornements1 ». Hitchcock n’est
pas fou et si The Wrong Man est son premier film en noir et blanc depuis I
Confess, tourné économiquement devant des découvertes2 photographiques et
dans les rues, dans le métro, dans les lieux mêmes de l’action enfin, c’est qu’il
sentait bien qu’il faisait un film difficile et relativement moins commercial
que les films précédents. Son film terminé, Hitchcock fut sans doute inquiet
puisqu’il renonça à son habituelle apparition en cours de film pour nous
montrer sa silhouette avant le générique et nous avertir qu’il nous offre cette
fois un film assez différent et dont les faits sont authentiques.

Une réalité seconde


On ne manquera pas de comparer Le Faux Coupable au film de Robert
Bresson, Un condamné à mort s’est échappé, et il serait stupide que ce fût au
détriment d’Hitchcock, dont le film a d’emblée la noblesse de ne point jouer
la carte de la noblesse. La comparaison n’en est pas moins passionnante entre
les deux films, à condition de la pousser le plus loin possible, jusqu’au point
où les divergences éclairent davantage l’un et l’autre.
Le point de départ est identique  : reconstitution scrupuleuse d’un fait
divers, seule la fidélité à la lettre étant respectée puisque le film de Bresson est
en réalité aussi loin du récit du commandant Devigny que celui d’Hitch l’est
du fait divers rapporté dans Life. Je veux dire que la réalité, pour Hitchcock
comme pour Bresson, ne fut qu’un prétexte, un tremplin vers une réalité
seconde qui seule les intéresse.
Puisque nous sommes aux points communs, remarquons que, s’étant
trouvés l’un et l’autre devant un problème identique, quoique visant à des
solutions différentes, Bresson et Hitchcock se sont rencontrés sur plus d’un
point. Par exemple, le jeu des acteurs. Tout comme François Leterrier dans
le film de Robert Bresson, Henry Fonda ici est impassible, rigoureusement
inexpressif, presque immobile. Fonda n’est qu’un regard et si son attitude
est plus accablée, plus humble que celle du condamné à mort, c’est qu’il
n’est pas, lui, un détenu politique qui espère, se sachant acquise la moitié du
monde qui pense comme lui, mais un simple détenu de droit commun qui a
toutes les apparences contre lui et, à mesure que le film avance, de moins en
moins de chances de prouver son innocence. Jamais Fonda ne fut si beau, si
grand et si noble que dans ce film où il n’a pourtant rien d’autre à faire que

1.  L’expression est extraite de la note manuscrite de Robert Bresson figurant à l’ouverture de son
film, Un condamné à mort s’est échappé : « Cette histoire est véritable. Je la donne comme elle
est, sans ornements. »
2.  Au cinéma, la « découverte » appartient à la famille des effets spéciaux. Il s’agit d’une toile peinte
ou d’une photographie qui, placée derrière une ouverture de décor de studio – une fenêtre par
exemple –, permet de simuler un arrière-plan (façade d’immeubles, forêt, etc.).
Le Faux Coupable d’Alfred Hitchcock 347

de prêter son visage d’honnête homme qu’illumine à peine un regard triste


et clair jusqu’à la transparence.
Un autre point commun, le plus frappant, c’est qu’Hitchcock a rendu
impossible lui aussi l’identification du spectateur avec le héros du drame en
nous bornant au rôle de témoins ; nous sommes aux côtés de Fonda tout au
long, dans sa cellule, chez lui, dans la voiture et dans les rues, mais nous ne
sommes jamais à sa place et cela, dans l’œuvre d’Hitchcock, est une inno-
vation puisque le suspense des films précédents était fondé précisément sur
l’identification.

La providence
Hitchcock, le metteur en scène le plus soucieux de renouvellement, a donc
cette fois voulu faire éprouver au public un choc émotionnel d’une nature
différente et plus noble évidemment que le fameux frisson habituel. Ultime
point commun : Hitchcock et Bresson ont basé leur film sur une de ces coïn-
cidences qui font hurler les scénaristes consciencieux : le lieutenant Fontaine
s’évade miraculeusement, l’intervention stupide d’un juré impitoyable sauve
Fonda ; à ce miracle authentique, Hitchcock en a ajouté un autre de son cru
et qui choquera certainement mes confrères : Fonda (dans le film il s’appelle
Balestrero) est perdu ; il attend son second procès, mais il n’a pu trouver
aucune preuve de son innocence ; sa femme est à l’asile et sa mère lui dit :
« Tu devrais prier. »
Fonda, devant une image pieuse, devant Jésus-Christ, va prier  : « Mon
Dieu, seul un miracle peut me sauver. » Gros plan du Christ, gros plan de
Fonda et, en fondu enchaîné, un plan de rue montrant un homme qui res-
semble vaguement à Fonda et qui avance jusqu’à ce que la caméra le cadre en
gros plan, son visage ne faisant plus qu’un avec celui de Fonda. Ce plan est
certainement le plus beau de toute l’œuvre d’Hitchcock et la résume ; c’est
le transfert de culpabilité, le thème du double, déchiffrable en clair depuis
ses premières œuvres anglaises jusqu’aux toutes dernières, amélioré, enrichi,
approfondi de film en film. C’est avec cette affirmation de la croyance en la
Providence – dans l’œuvre d’Hitchcock aussi le vent souffle où il veut – que
cessent les similitudes.
Bresson, c’était un dialogue entre l’âme et les objets, les rapports de
l’une aux autres. Hitchcock est plus humain, obsédé depuis toujours par
l’innocence et la culpabilité, réellement angoissé par l’erreur judiciaire. En
exergue au Faux Coupable, il aurait dû placer cette « pensée » de Pascal :
« La justice et la vérité sont deux pointes si subtiles que nos instruments
sont trop émoussés pour y toucher exactement ; s’ils y arrivent, ils en
écachent la pointe et appuient tout autour, plus sur le faux que sur le
vrai. »
348 Chroniques d’Arts-Spectacles

Hitchcock nous offre un film sur la fonction d’accusé, sur le rôle d’accusé,
sur l’homme accusé et sur la fragilité des témoignages humains et de la jus-
tice ; ce film n’a de documentaire que l’apparence et dans son pessimisme,
son scepticisme, je le crois plus proche de Nuit et Brouillard que des films
d’André Cayatte. De toute manière, c’est probablement son meilleur film,
celui qui va le plus loin dans une direction qu’Hitchcock a choisi de suivre
il y a bien longtemps.
françois truffaut

Les Sorcières de Salem de Raymond Rouleau


Arts no 617, 1er-7 mai 1957

Nous sommes au Massachusetts, en 1692. Les puritains tiennent le haut du


pavé ; s’agit pas de travailler le dimanche ; à l’office, le sermon prend tournure
d’engueulade collective.
Yves Montand est un paysan qui tantôt laboure et tantôt bûcheronne ; sa
femme, Simone Signoret, étant quasiment frigide, rien d’étonnant à ce qu’il
réponde aux avances de Mylène Demongeot, ravissante créature, nièce du
pasteur. Celle-ci, chassée de la maison par Simone Signoret et Yves Montand
repentant, jure de se venger.
À quelque temps de là, le pasteur surprend sa fille dans les bois avec d’autres
filles se livrant à une étrange cérémonie, danses et incantations magiques, qui
se termine par une crise d’hystérie collective.
Pour échapper aux questions, les filles feignent d’être possédées du démon.
Un grand procès s’ouvre à Salem où les distractions, décidément, sont rares.
Entraînées par leurs mensonges, les filles sont amenées à dénoncer, juste-
ment ou injustement, plusieurs femmes de Salem. Le règne de la terreur
commence. Pour se venger, la jolie Mylène Demongeot dénonce Simone
Signoret. Pour sauver sa femme, Yves Montand vient avouer sa faute, mais
presque en vain. Les condamnations à mort pleuvent comme des giboulées.
La population s’émeut tardivement, le sacrifice d’Yves Montand ne sera pas
inutile.
Je n’ai pas lu la pièce d’Arthur Miller, je n’ai pas vu l’adaptation de Marcel
Aymé qui a été jouée au Théâtre Sarah-Bernhardt, dans une mise en scène
de Raymond Rouleau1. Toutefois mon jugement risque d’être partial dans la
mesure où je n’ai aucun goût pour le théâtre d’Arthur Miller, ou du moins
ce que j’en connais par l’écran (Mort d’un commis voyageur). Les Sorcières
de Salem me confirment dans mon opinion : théâtre sentimental, confus et

1.  La pièce fut créée le 16 décembre 1954.


Les Sorcières de Salem de Raymond Rouleau 349

malsain d’un homme à qui le mariage fera certainement le plus grand bien,
même si la mariée est trop belle.
Vague parabole, gonflée à l’extrême et surchargée jusqu’au bluff d’inten-
tions imprécises, Les Sorcières de Salem ne prouvent rien tout en donnant
l’impression de vouloir à tout prix prouver quelque chose. Financé en partie
avec des capitaux de l’Allemagne de l’Est, tout comme Till l’Espiègle, ce film
semble souffrir de certains impératifs plus ou moins politiques ; ceci explique
peut-être que le personnage du curé sympathique, joué à la scène par Pierre
Mondy, ait disparu, ceci explique aussi que Jean-Paul Sartre se soit substitué
à Marcel Aymé 1.
L’ensemble est d’une lenteur qui, pour être concertée, n’en est pas
moins pénible ; ce qu’il y a de pire, ce qui gâche une grande partie des
films français récents (je veux parler de Till l’Espiègle aussi bien que des
Aventures d’Arsène Lupin ou de Celui qui doit mourir), c’est une effroyable
solennité, une absence totale de fantaisie et de spontanéité. Le travail de
Raymond Rouleau est certes considérable, la technique est très solide, le
jeu est homogène, mais l’ensemble reste glacial et sans verve ; rien n’arrive
jamais qui surprenne ou ravisse et l’on se trouve au mot fin dans le triste
état de penser beaucoup de mal d’un film qui – scénario mis à part – n’a
aucun défaut important.
Simone Signoret est une des rares actrices françaises dont la voix soit
aussi ferme et aussi juste ; elle est très bien. Mylène Demongeot est une
très belle jeune fille dans la direction de qui Raymond Rouleau a mis le
meilleur de son travail ; elle est excellente et très bien photographiée par
Claude Renoir. La meilleure scène du film, quoique bien intentionnelle,
est celle où Mylène Demongeot caresse la poitrine d’Yves Montand dans
sa prison.
Raymond Rouleau n’est pas un faiseur de films, mais un artiste ; tou-
tefois je doute que son apport au cinéma puisse compter réellement, car
il n’a pas grand-chose de neuf à nous raconter et sa façon de raconter
rejoint le style de René Clément, solide, nerveux, mais sans grâce et sans
invention.
Hanns Eisler a repris trop souvent sa magnifique partition de Nuit et Brouil-
lard, à tel point que des images de charniers et de crématoires se superpo-
saient parfois dans mon esprit à celles des Sorcières de Salem. Le moins bon
de tous les comédiens dirigés par Raymond Rouleau est Raymond Rouleau
lui-même, ce qui n’est qu’à demi paradoxal.
f.  t.

1.  Jean-Paul Sartre est crédité comme l’auteur du scénario, adapté de la pièce d’Arthur Miller.
350 Chroniques d’Arts-Spectacles

La Harpe de Birmanie de Kon Ichikawa1

Arts no 617, 1er-7 mai 1957

Juillet 1945. Les troupes japonaises, battues, se replient vers le Siam. Parmi


ces unités en déroute, il en est une qui, malgré la fatigue, la chaleur et le reste,
avance allègrement en chantant joyeusement au son d’un instrument étran-
ger qui ressemble à s’y méprendre à une de ces harpes birmanes que vous
connaissez aussi bien que moi.
C’est Mizushima, première classe d’élite, qui tire de l’instrument tous ces
sons enchanteurs aux vertus pacificatrices  : quelques notes et les combats
cessent d’eux-mêmes faute de combativité.
Un groupe de soldats japonais, quelque part, ignorant que l’armistice est
signé. Mizushima se propose d’aller les avertir ; il arrive trop tard : voyant la
montagne jonchée de cadavres, son cœur se soulève et, au milieu d’un orage
de canons, il perd connaissance.
Plus tard, ses amis prisonniers croisent sur un pont un moine habillé d’une
robe jaune ; sidérés, ils l’appellent par son nom : Mizushima. Le bonze, car
Mizushima s’est fait bonze, ne répond rien et s’éloigne.
Les prisonniers sont libérés et vont rentrer au Japon. Ils envoient au bonze,
qui feint toujours de ne les reconnaître point, un perroquet qui répète apprise
par cœur cette prière : « Allons, Mizushima, rentre au Japon avec nous. »
Quelques jours plus tard, Mizushima est d’un côté d’une barrière, ses amis de
l’autre. Il leur offre un perroquet qui répète : « Non, moi je ne puis rentrer.
Non, moi je ne puis rentrer. » Les prisonniers chantent alors Home Sweet
Home et Mizushima, décidément c’est bien lui, accompagne leur chant, s’in-
cline profondément et disparaît.
Curieux film que celui-ci qui, à certains jurés de Venise l’an passé, plut
assez pour frôler le Lion d’or. La sincérité de l’entreprise est douteuse
et il est toujours bien difficile de savoir à quoi s’en tenir sur les films
japonais. J’ai la certitude que la réputation est usurpée dont jouissent
La Porte de l’enfer, Si les oiseaux savaient, Les Sept Samouraïs, Ombres
en plein jour et même Rashomon 2. Par contre, tous les films que j’ai eu
l’occasion de voir de Mizoguchi (La Vie d’O’Haru femme galante, La Rue
de la honte, L’Impératrice Yang Kwei-Fei) m’ont frappé par leur beauté et
leur intelligence.

1.  L’article est paru sous le titre : « La Harpe birmane », titre retenu pour la présentation à Cannes
du film (Biruma no tategoto).
2.  Respectivement signés : Teinosuke Kinugasa (Jigokumon, 1953, Grand Prix du Festival de Cannes
1954), Akira Kurosawa (Ikimono no Kiroku, 1954), Akira Kurosawa (Shichinin no samurai, 1954),
Tadashi Imai (1956) et Akira Kurosawa (1950, Lion d’or à la Mostra de Venise 1951).
Au Festival de Cannes 351

La Harpe de Birmanie me plaît incontestablement, mais ne m’en paraît


pas moins suspect ; ces soldats qu’une chanson américaine suffit à pacifier,
peut-être ne faut-il pas s’y fier ? « Faut désarmer », nous dit Mizushima,
« Faut des armées », répond la chanson, et le film ressemble un peu à ces
œuvres d’après-guerre qui se donnent pour but d’amadouer le vainqueur, de
le pelotailler en le chatouillant agréablement.
Toutefois, authentique ou non, cette noblesse, cette pudeur et cette gran-
deur font leur effet, même si nous nous laissons avoir, c’est de bon cœur.
Il vaut mieux être le dupé que le dupeur et si les auteurs de La Harpe de
Birmanie sont de petits malins sentimentaux qui se sont à eux-mêmes parié
d’embobiner le spectateur occidental, ils ont gagné.
De toute manière, la mise en scène de ce Kon Ichikawa n’est pas un travail
de manchot ; de larges plans généraux nous montrent des soldats par paquets
de vingt-cinq dans la grisaille ensoleillée de la Thaïlande, le tout baignant dans
un lyrisme contenu, une grandeur tranquille, qui lentement forcent notre
adhésion. Bref, malgré mes réserves, on aura compris que j’en pince pour La
Harpe de Birmanie.
f.  t.

Au Festival de Cannes
Arts no 618, 8‑14 mai 1957

Le Xe  Festival de Cannes s’est ouvert sur un film projeté hors compéti-
tion : Le Tour du monde en 80 jours, réalisé par l’Anglais Michael Anderson
et surtout produit par Michael Todd, qui est un homme étonnant, baratineur
génial, d’un esprit étourdissant, homme d’affaires inspiré et, ce qui ne gâte
rien, l’époux de la belle Elizabeth Taylor.
Fils d’un rabbin polonais, élevé à Chicago, Mike Todd a débuté dans les
affaires à l’âge de 8  ans en gagnant une petite fortune au poker. À 12  ans,
il était installé et dirigeait des parties de « craps ». Plus tard, devenu pro-
priétaire d’un champ de courses, il le perd en jouant toute sa fortune sur un
cheval.
En 1933, à la foire de Chicago, il débute dans l’art du spectacle en réglant un
numéro financé par lui, La Danse de la flamme. Une danseuse habillée de tulle
transparent figurait un papillon tournant autour d’une bougie jusqu’à ce que
ses voiles prennent feu et qu’elle doive s’enfuir presque nue dans les coulisses.
Triomphe. On devine la suite. Plusieurs faillites, plusieurs milliards gagnés sur
une idée jusqu’à l’aventure du Cinérama qui fut décisive ; mais Todd n’aime
pas exploiter trop longtemps le même filon ; il revend l’affaire Cinérama et
place jusqu’à son dernier sou et le dernier sou de plusieurs autres dans Le
352 Chroniques d’Arts-Spectacles

Tour du monde en 80 jours, réalisé dans un procédé amélioré du Cinérama, le


Todd-AO1 ; coût : 6 milliards.
Les Parisiens n’ont sûrement pas oublié « l’opération fourrière » lorsque
Mike Todd, pour faciliter les prises de vues de son film, fit ôter sans autori-
sation toutes les voitures garées rue de Rivoli et rue de la Paix. La scène ne
dure à l’écran guère plus d’une minute dans ce film qui nous fait faire le tour
de Paris en 80 secondes.
Mike Todd, grand seigneur, a invité à déjeuner les cinq cents journalistes
présents au festival et, dans un discours d’une heure vingt (80 minutes : on
ne sort jamais du chiffre 8 avec Todd, promoteur de la pellicule 70 mm), il a
traîné dans la boue la direction du festival et les organisateurs. Il s’est montré,
là encore, fort brillant et spirituel : « Pour les Français, je suis seulement le
mari d’Elizabeth Taylor, mais en Amérique, je suis Mike Todd. » Comme
Lola Montès, il eut à subir le jeu des questions :
—  Êtes-vous content de votre film ?
—  Oui, il a rapporté beaucoup d’argent, juste un peu moins que Les Dix
Commandements.
—  Mais en êtes-vous content du point de vue artistique ?
—  Si j’avais fait un film pour les art houses 2, ce serait sûrement très dif-
férent.
—  Mais est-ce que vous dormez tranquille après un tel film ?
—  Ça, il faut le demander à ma femme !
Todd s’étant brouillé avec les gens qui lui achetèrent l’invention Todd-AO,
son film n’est projeté que sur un écran géant CinémaScope ou autre ad libi-
tum, avec une anamorphose qui déforme assez joliment l’image, accentuant
le côté gravure du film.
Si je me suis tellement attardé sur les à-côtés du Tour du monde en 80
jours, c’est que le film ressemble exactement à tout ceci : insolent, spirituel,
désinvolte, cynique, légèrement fumiste, totalement décontracté et formida-
blement séduisant.
C’est, dans une bonne humeur de tous les instants, une caricature des spec-
tacles Cinérama, l’anti-Continent perdu 3, l’anti-Connaissance du monde 4 ; une

1.  Procédé de cinéma en format large, inventé en 1955, qui utilise un film de 65 mm à la prise de
vues et de 70 mm à la projection. L’acronyme combine le nom de son concepteur, le producteur
de théâtre et de cinéma Michael Todd (1907‑1958), et les initiales d’American Optical, la société
d’optique qui exploita le brevet.
2.  Nom donné, aux États-Unis, aux salles d’art et essai spécialisées dans l’exploitation d’œuvres
cinématographiques produites par des sociétés indépendantes ou étrangères ; elles connurent
une période d’expansion du début des années cinquante à la fin des années soixante avant de
décliner inexorablement.
3.  Continente perduto, documentaire italien de Leonardo Bonzi, Enrico Gras et Giorgio Moser
(1954). Prix spécial du jury au Festival de Cannes 1955.
4.  Organisation française – créée en 1945 par le réalisateur Camille Kiesgen – dont le slogan, « À
l’écran, un film. Sur scène, l’auteur », éclaire bien le concept  : des explorateurs commentent, en
direct dans une salle de cinéma, un film qu’ils ont tourné lors d’une expédition. Depuis sa création,
Au Festival de Cannes 353

bonne blague, immense et coûteuse, pleine d’imprévus, d’improvisations,


de pirouettes et de malice en tout genre ; ce n’est pas emphatique, ce n’est
pas « sérieux » et au lieu de nous répéter constamment que nous sommes
en train de voir les plus beaux paysages du monde, on nous les montre
tous en nous invitant à rire des couchers de soleil sur la mer, des vaches
sacrées, des rites millénaires et de tous les folklores possibles et imaginables.
Tous ceux qui détestent les documentaires consciencieux et didactiques,
la curiosité ethnique, la vérité scientifique, les récits de voyage, les mœurs
des Bédouins et la saga des Papous se sentiront vengés en voyant Le Tour
du monde en 80 jours, qui ressemble assez au monologue de Jean Richard,
explorateur 1, ou, plus précisément encore, à un spectacle du Châtelet réglé
par Jean Renoir 2.
Presque tous les acteurs du Tour du monde en 80 jours sont excellents,
dans des silhouettes fugitives, des esquisses de personnages tracées d’un seul
trait, mais vif  : Cantinflas, comique argentin, est un superbe Passepartout,
synthèse de Robert Hirsch et de Robert Manuel ; Robert Newton ressemble
de plus en plus furieusement à Henri Langlois avec ses regards extraordi-
nairement mobiles et menaçants. Non moins excellents, Shirley MacLaine,
Noël Coward, Charles Boyer, Marlene Dietrich, Peter Lorre, Gilbert Roland
et bien d’autres. Quant à David Niven, dans le rôle de Phileas Fogg, il fait
penser irrésistiblement à Mike Todd, dépensant jusqu’à son dernier sou pour
gagner un pari qui n’est point si stupide.
J’ai oublié de mentionner un détail : je n’ai pas lu Le Tour du monde en
80 jours.
On va me reprocher de n’avoir pas le sens des hiérarchies : je n’ai aucu-
nement l’intention d’opposer Le Tour du monde en 80 jours à Celui qui doit
mourir ; le premier me surprend et me plaît malgré les limites strictement
commerciales de son ambition ; le second me surprend et me désole malgré
son importance, sa sincérité et ses nobles ambitions.
Celui qui doit mourir est, pour Jules Dassin, « le film de sa vie », le premier
qu’il ait vraiment choisi de faire et qu’il ait fait en toute liberté, dans lequel il
a réussi à s’exprimer totalement. L’échec est d’autant plus consternant que
Dassin à Hollywood, à Londres et à Paris attira souvent notre admiration par
son aptitude à « sauver » des œuvres de commande, petits films policiers
qu’il paraît d’une noblesse inhabituelle.
Cette fois, il n’y a que la noblesse, et encore de la noblesse, trop de noblesse

Connaissance du monde (CDM) a accueilli nombre de conférenciers célèbres, tels Paul-Émile Victor,
le commandant Cousteau, Maurice Herzog ou Haroun Tazieff.
1.  L’un des sketches interprétés par l’acteur Jean Richard (1921‑2001), futur commissaire Maigret
à la télévision (1967‑1990).
2.  Renoir n’a jamais fait de mise en scène au Châtelet. Mais Truffaut pense ici aux opérettes qui
triomphaient alors au Châtelet, combiné au côté foutraque de Renoir. L’idée est d’évoquer un
produit décalé, pas ce que le public attend d’ordinaire.
354 Chroniques d’Arts-Spectacles

pour un film qui témoigne d’une confusion d’esprit dont on connaît peu
d’exemples dans l’histoire du cinéma.
Procédons par ordre : à Lykovrysi, village grec dominé par les Turcs, on
s’apprête comme chaque année à reconstituer le Mystère de la Passion. Le
pope Fernand Ledoux distribue les rôles  : la prostituée locale sera Marie-
Madeleine ; le berger bègue sera le Christ ; le forgeron sera Judas ; le fils du
seigneur, le sellier et le cafetier assumant respectivement les rôles de Pierre,
Jacques et Jean.
La population d’un autre village incendié par les Turcs arrive, guidée par le
pope Jean Servais : ils sont mourants de fatigue et de faim. Fernand Ledoux
les chasse en faisant croire qu’ils ont le choléra. Ils s’installent non loin de
là, sur la Sarakhina et tentent d’édifier un village, secourus par certains habi-
tants de Lykovrysi qui agissent dans l’esprit des personnages de la Passion
qu’ils sont chargés d’incarner. Le tout se termine, comme on l’a deviné dès
la première bobine, par la mort du Christ, poignardé par Judas, tandis que la
population s’éveille à l’univers de la conscience humaine et gronde pour un
avenir meilleur, tout de justice et de paix.
Je dois avouer que ce genre de sujet, des hommes de tous les jours amenés
à se dépasser en s’identifiant aux personnages qu’ils incarnent, m’irrite pour
ce qu’il est toujours cousu de fil blanc. Sachant d’avance ce qui doit arriver,
sachant que Judas va trahir le Christ, on ne prête attention qu’à la manière
dont, ici, le forgeron va s’y prendre pour trahir le berger ; on est forcément
déçu car la ficelle est d’autant plus épaisse qu’on nous convie à la regarder
en gros plan. Je porte plus d’intérêt à une histoire si je devine moi-même que
tel personnage figure le Christ. Les dés sont d’avance pipés dans ce film qui
prouve… quoi au juste ? Que la vraie foi vaut mieux que la mauvaise ? Que
la charité bien ordonnée commence par autrui ?
La vérité est que Dassin est un Américain et que beaucoup d’Américains
sont des enfants. Comme les enfants ont plus d’esprit, de fantaisie et d’in-
tuition que les adultes, le cinéma hollywoodien est cent fois plus vivant que
le nôtre. Mais quand des enfants imitent les adultes, cela peut évidemment
donner Mozart, mais aussi bien Minou Drouet ! Quand les Américains
(Faulkner excepté) entreprennent de « repenser » le monde, ils sont portés
naturellement vers la gauche et les Américains de gauche sont ce qu’il y a de
plus enfantin au monde.
Celui qui doit mourir, adapté du Christ recrucifié de Nikos Kazantzakis1 par
Jules Dassin et Ben Barzman2, tous deux courageux adversaires de ­McCarthy,
passe le mur de la naïveté, du primarisme et de la sentimentalité. Quel

1.  La première traduction française du roman est parue chez Plon, en 1955.
2.  Scénariste et romancier américain (1910‑1989), collaborateur de Joseph Losey (Le Garçon aux
cheveux verts) et Edward Dmytryk (Donnez-nous aujourd’hui). Chassé des États-Unis en 1949 par
le maccarthysme, il s’installa à Londres, puis à Cannes.
Au Festival de Cannes 355

g­ aspillage de force, d’énergie, de courage et de générosité ! Quelle salade


russe dans ce film influencé d’Eisenstein et de Poudovkine, mais dont pas
une image n’atteint à la grandeur d’un plan d’Espoir de Malraux.
Cette œuvre plaintive et douloureuse dégouline de toutes parts et atteint
même une certaine indécence comme lorsque quelqu’un, voulant mettre les
pieds dans le plat, se trompe de plat.
Jules Dassin déclare volontiers : « Je pense que chaque homme doit man-
ger à sa faim », sans se rendre compte que cette phrase constitue une obscé-
nité, une vérité première qu’il est impossible de formuler puisqu’elle laisse
supposer qu’il pourrait en être autrement. Je sais bien ce que me répondrait
Dassin : dans le monde, des hommes et des femmes, des enfants aussi, tous
les jours, meurent de faim. Je crois aussi, tout comme Dassin, qu’il est indis-
pensable de tourner des films montrant que, dans le monde d’aujourd’hui, on
meurt encore de faim, mais j’ai la conviction que la misère doit être filmée
« sans ornements1 », telle quelle, le plus brutalement et le plus crûment pos-
sible, sans commentaire et sans démonstration ; au lieu de filmer la misère,
Dassin nous assène un discours si maladroit que le film, par instants, apparaît
presque odieux de sottises. Par exemple, lorsque Maurice Ronet, fils d’un
riche seigneur, offre, sur un plateau de bois, des morceaux de fromage à ses
camarades qui vont combattre ; Marie-Chantal s’inscrivant au PC ne procé-
derait pas autrement.
Au cours du film, que je voyais pour la seconde fois, j’ai noté cette phrase
du dialogue : « La cervelle humaine, c’est une mécanique fragile ; un tour
de trop et ça casse. » Jules Dassin a donné un tour de trop à son film. Il a
tout confondu, tout mélangé, tout embrouillé, entremêlant le prêche et la
plastique, les reflets dans les glaces, le pain qui manque, les amoureux transis
et les enfants qui meurent de froid.
À Paris, rien qu’à Paris, des hommes et des femmes, tout l’hiver, dorment
sur des grilles d’égouts, au milieu des trottoirs ; chaque année, des vieillards
se suicident devant des feuilles d’impôts dont ils ne peuvent même pas
comprendre les termes, des familles de six personnes vivent dans une seule
pièce, des enfants malades meurent, faute de soins. Et Jules Dassin, cinéaste
américain émigré à Paris, qui est la douceur même, homme hypersensible et
fraternel qu’une poignée de main chaleureuse suffit à faire éclater en sanglots,
ayant à sa disposition 350  millions pour faire le film de sa vie, s’en est allé
tourner son film sur la misère en Grèce, traînant derrière lui une poignée
d’anciens élèves du Cours Simon, film plein de barbes postiches, de coups
de symbole et de folklore, film au-delà du manichéisme dans lequel les gentils
sont maigres, bègues ou tuberculeux en face des méchants gros et gras, pleins
de santé et de rires épais.

1.  Voir n. 3 p. 289 et n. 1 p. 346.


356 Chroniques d’Arts-Spectacles

L’ensemble est lent, solennel et pesant, plaintif, douloureux et gémissant.


Les dialogues d’André Obey sont théâtraux et souvent vulgaires  : « Tu te
rends compte, saint Jacques des PTT » ou bien : « Votre laïus était parfait
sur le plan spirituel » ou encore : « Le choléra, c’est une image ! »
Presque tous les acteurs du film sont mauvais, excessifs ou employés à
contresens, à l’exception de Teddy Bilis, René Lefèvre et Lucien Raimbourg,
qui apportent un peu de vie avec eux. Le travail de Jules Dassin sur Pierre
Vaneck est considérable, mais ce jeune acteur me semble destiné à hériter
de tous les affreux rôles jusqu’alors confiés à Gérard Philipe : personnages
mélancoliques et poitrinaires à la voix feutrée et au regard mouillé. Les décors
de Max Douy sont très réussis, mais la photo de Jacques Natteau est fort
laide : la nature, les herbes, les cailloux, les arbres, les nuages et l’eau n’ont pas
voulu se laisser filmer dans cette œuvre qui souffre de ne pas être charnelle,
sensuelle, épidermique ; cette œuvre intentionnelle et théorique qui ne tient
pas à la terre.
Si Jules Dassin était un jésuite, je l’imaginerais assez en Père Duval 1 pathé-
tique et crispé, chantant « Le Seigneur reviendra, il l’a promis », en hochant
la tête douloureusement vers la guitare.
Dassin n’est-il qu’un Saül pleureur ?
Bien des artistes privés de lucidité réussissent, mus par beaucoup d’instinct
et beaucoup de tempérament, à se dépasser, mais si une seule de leurs œuvres
est fondée justement sur la lucidité, elle s’écroule et l’échec est total.
La Nuit des maris (USA), Le Quarante et Unième (URSS) et Ils aimaient la
vie (Pologne)2 sont les prochains films les plus attendus.

françois truffaut

Le cinéma français crève sous les fausses légendes3


Arts no 619, 15‑21 mai 1957

Nous ne posons pas, dans ce numéro spécial, la classique question  :


«  qu’est-ce qui ne va pas au cinéma  ? » Nous connaissons parfaite-
ment la réponse. Nous avons délibérément renoncé aux moyens et au style habituels
de ce genre d’enquêtes qui, pour mieux masquer la réalité, font grand bruit autour

1. Père Aimé Duval (1918‑1984), prêtre jésuite français, chanteur-compositeur et guitariste, très
populaire dans les années 1950‑1960.
2. Respectivement signés  : Delbert Mann (The Bachelor Party, 1957), Grigori Tchoukhraï (Sorok
pervyy, 1956) et Andrzej Wajda (Kanal, 1957).
3.  L’article est paru sous ce titre complet  : « Vous êtes tous témoins dans ce procès  : le cinéma
français crève sous les fausses légendes ».
Le cinéma français crève sous les fausses légendes 357

des « petits bobos » du Septième Art. Nous entrons dans le vif, sans ménager les
hommes et leurs méthodes. Pour nous, la vérité est inséparable de la sévérité. Ce
numéro spécial coïncide avec le Xe anniversaire du Festival de Cannes, dont le faste
voudrait prouver l’apparente prospérité du cinéma français et dissimuler la nette
déception du public à peine voilée par la critique : il y a trop de films médiocres.
François Truffaut et ses collaborateurs présentent ici le résultat de leur étude, qui
est aussi une profession de foi dans l’avenir du cinéma.

Le cinéma est-il un art ? Dans la plupart des cas, la conclusion se résume


au mot « oui ». Il y a toujours l’exception qui confirme la règle et, dans ce
cas, la conclusion est celle-ci : le cinéma n’est pas un art, car les films sont
le résultat d’un travail collectif, le film est une œuvre d’équipe. On pour-
rait déclarer tout net que, contrairement à ce qui est écrit dans toutes les
Histoires du cinéma, contrairement à ce qu’affirment les metteurs en scène
eux-mêmes, un film n’est pas plus un travail d’équipe qu’un roman, qu’un
poème, qu’une symphonie, qu’une peinture. Les grands metteurs en scène,
Jean Renoir, Roberto Rossellini, Alfred Hitchcock, Max Ophuls, Robert Bresson
et bien d’autres, écrivent eux-mêmes les films qu’ils tournent. Quand bien même
s’inspirent-ils d’un roman, d’une pièce, d’une histoire vraie, le point de départ
n’est qu’un prétexte. Un cinéaste n’est pas un écrivain, il pense en images, en
termes de mise en scène, et rédiger l’ennuie.
Le rôle d’un scénariste-dialoguiste auprès d’un grand metteur en scène se
limitera à celui d’un technicien, un coup de pouce pour la construction dra-
matique, une astuce pour « boucler » une intrigue compliquée, des indica-
tions de dialogue ; le scénariste parle avec le metteur en scène et lui « renvoie
la balle » ; les génériques ne signifient pas grand-chose en fin de compte et
c’est ainsi que Cecil Saint-Laurent et Annette Wademant, qui ont signé res-
pectivement le scénario et l’adaptation de Lola Montès, m’affirment que Max
Ophuls n’a rien conservé de leur travail ; l’un et l’autre n’en sont pas moins
de grands admirateurs du film en question et de Max Ophuls.
Si j’ai cité Lola Montès, c’est que ce film constitue un exemple parfait de
film dont le metteur en scène est l’unique responsable ; un jour, je rendis
visite à Max Ophuls ; il me convia à regarder des « rushes » ; c’étaient
de longs plans de la route de Nice, rougie artificiellement par Ophuls ; les
feuilles elles-mêmes avaient été teintes. Max Ophuls n’était pas dans la salle
et Christian Matras, excellent chef opérateur du film, ne cachait pas son indi-
gnation : « On n’a jamais vu une route rouge, et ces feuilles ! Ce n’est pas
naturel… » Le chef opérateur de Lola Montès, collaborateur le plus direct de
Max Ophuls, ignorait les intentions du cinéaste ; il ignorait peut-être même
pourquoi Ophuls avait fait peindre la route et les feuilles (chaque épisode de
Lola Montès correspondant à une saison, le sketch de l’aventure avec Liszt
devait être automnal).
358 Chroniques d’Arts-Spectacles

Il n’est donc pas exagéré de prétendre que Max Ophuls était son propre
chef opérateur, d’autant que l’on retrouve le même style de photo dans tous
ses films alors que Christian Matras a fait dans Till l’Espiègle, par exemple,
une photo en couleurs excellente mais très différente.
Une autre fois, j’allai voir Ophuls au studio ; il préparait un plan qu’il tour-
nerait l’après-midi. Le décor représentait l’appartement de Martine Carol à
Nice où Peter Ustinov vient lui proposer de jouer sa vie dans son cirque. Le
long de l’escalier – l’œuvre d’Ophuls est pleine d’escaliers parce que l’action
de grimper des marches est encore plus physique que la marche – il y avait de
petits carreaux transparents. Ophuls se disputait avec son directeur de pro-
duction, son vieil ami Ralph Baum : « Ralph, je veux des carreaux de couleur,
de plusieurs couleurs à la place de ceux-ci ! » Le directeur de production
faisait son travail, qui est de concilier les désirs artistiques du metteur en
scène et les impératifs financiers du producteur : « Max, ces carreaux, on ne
les verra même pas sur l’écran puisque le mouvement de grue est trop rapide
et que l’on voit très vite apparaître Ustinov en haut de l’escalier. – Ralph, je
tiens à ces carreaux de couleur, absolument ! »
À part moi, je donnai raison à Ralph Baum, tant il semblait évident que ce
détail n’était pas important.
Le jour où j’ai vu le film pour la première fois –  jour à marquer d’une
pierre blanche –, j’ai constaté qu’après mon départ du plateau Ophuls avait
obtenu gain de cause : j’ai vu la silhouette d’Ustinov se profiler derrière les
carreaux de couleur, grimper l’escalier pesamment – comme un éléphant –
accompagné d’une musique de cirque et j’ai compris l’intention d’Ophuls :
Ustinov est l’homme du cirque et son arrivée dans la vie de Lola devait
évoquer l’ambiance du cirque, non seulement par la musique, mais aussi par
les couleurs différentes, l’ambiance multicolore de la piste, les projecteurs
teintés.
Les metteurs en scène, dont j’ai déjà dit qu’ils pensent en images, répu-
gnent à s’expliquer par les mots, ils sont généralement aussi pudiques que les
scénaristes le sont peu, d’où le refus de Max Ophuls à expliquer ses intentions
à ses plus proches collaborateurs1.
Jean Renoir, qui est très proche de Max Ophuls, procède de manière diffé-
rente ; il n’est pas autoritaire, il ne sait pas d’avance ce qu’il veut obtenir, mais
il feint de le trouver en même temps que ses collaborateurs et ses interprètes,

1.  Note de F. T. : « Les scénaristes sont des “baratineurs”. Ils glissent dans les dialogues de films
les phrases définitives des romans qu’ils n’auront jamais le courage d’écrire. Si le film est mauvais,
le scénariste se défend en disant qu’il ne reste plus rien de son travail. S’il est bon, il se plaint que
le prestige n’en rejaillisse que sur le seul metteur en scène. Jean Ferry reproche aux critiques de
le juger sur des dialogues de commande du genre Bonjour Paris, Bonjour l’amour, mais, lorsqu’il
écrit délibérément pour un metteur en scène de qualité, cela donne par exemple  : “Il me croit
vierge et dans le civil il est professeur de psychologie !” (Manon). » Le film de Ralph Baum (1957)
s’intitule en fait Bonsoir Paris, bonjour l’amour ; Manon est un film d’Henri-Georges Clouzot (1949).
Le cinéma français crève sous les fausses légendes 359

grâce à eux, alors qu’il n’en est rien. Renoir déclare toujours qu’il n’est pas
l’auteur de ses films, que ce sont les amis qui ont tout fait, tout trouvé, qu’un
film est une œuvre collective, mais il n’en pense rien et je crois bien que sa
femme elle-même, Dido Renoir, qui travaille à ses côtés depuis la conception
du film jusqu’à la livraison de la « copie zéro », ne soupçonne pas que ce
qui se trame dans le cerveau de son mari n’a aucun rapport avec ce qui est
écrit sur le scénario, aucun rapport avec la « fantaisie musicale » annoncée
au générique, aucun rapport avec ce à quoi s’attend le producteur : il y avait
tellement de rires, de cris et de fous rires sur le plateau d’Elena et les Hommes
que tout le monde, visiteurs, interprètes, techniciens, s’attendait à un film
désopilant.
Si le beau film de Renoir ne rencontre qu’un accueil assez froid, c’est qu’il
est aussi personnel qu’une empreinte digitale, plus personnel même que ne
le voudrait Renoir qui, tout en ayant conservé le désir de s’amuser et d’amu-
ser ses semblables, est devenu très pessimiste en vieillissant, très amer en
s’apercevant qu’il avait surestimé ses contemporains et que la bonne volonté
de quelques-uns ne peut rien contre le pourrissement du monde politique et
la volonté des hommes d’aujourd’hui de ne pas chercher la conciliation, la
paix, la sagesse. Elena et les Hommes est bien un film de Renoir, le film d’un
homme extraordinairement fin et confiant, qui a accepté une guerre mais
refusé la seconde (annoncée par lui dans La Règle du jeu 1), que la lecture des
journaux écœure et poursuit jusque dans son travail, un homme qui, parce
qu’il est né à Montmartre, résiste à son désir de s’installer aux Indes et qui
adopte un compromis : une petite maison en bois, construite de plain-pied,
en Amérique, où il retrouve la sérénité quelques mois par an.
Il suffirait de voir Elena et les Hommes en sachant que c’est un film sérieux
pour que tout devienne clair. Mais plus ce qu’un grand artiste veut dire est
sérieux, plus il s’efforce de le dire légèrement, toujours par pudeur et dans le
cas de Renoir par humilité. Elena n’est pas un film d’équipe malgré le grand
talent de Claude Renoir, Ingrid Bergman, etc.
Le niveau moyen des films dans les pays dont nous connaissons l’ensemble
de la production est assez bas. Les producteurs pensent sincèrement que l’on
manque de scénaristes inventifs et talentueux, les scénaristes pensent qu’il
n’est pas nécessaire de se creuser la tête pour des réalisateurs qui affadiront
leur pensée, des producteurs qui émasculeront leurs sujets. Les metteurs en
scène invoqueront la censure politique ou celle des mœurs et systématique-
ment la censure financière des producteurs, celle enfin dont les lois tacites
sont édictées par le crétinisme du public.
De la même façon que j’ai prétendu que le film n’est pas une œuvre collec-

1.  « C’est un film de guerre, et pourtant pas une allusion à la guerre n’y est faite », déclarait Jean
Renoir dans Ma Vie et Mes Films (Flammarion, Paris, 1974) à propos de La Règle du jeu, tourné
du 22 février au 19 mai 1939, soit quelques mois avant le début de la Seconde Guerre mondiale.
360 Chroniques d’Arts-Spectacles

tive, je me propose de chercher pourquoi, selon moi, la liberté d’expression


est totale pour un grand metteur en scène.
Il y a en France plus de trois cents producteurs inscrits, sans compter tous
les gens qui possèdent des fortunes plus ou moins licites – le trafic des piastres
n’entre peut-être pas pour rien dans les investissements de ces dernières
années – et pour qui la production de films est une excellente manière d’em-
ployer leurs capitaux bloqués. Il en est des producteurs comme des cinéastes ;
il y a ceux qui connaissent leur métier et les autres, ceux qui sont intelligents
et les autres, ceux qui sont honnêtes et les autres. On peut réussir à tourner
un bon film avec un producteur intelligent et honnête (Un condamné à mort
s’est échappé est un bon exemple puisqu’il ne contient pas un mot, pas une
image venant de quelqu’un d’autre que Robert Bresson, qui a, de plus, écrit
lui-même le scénario et les dialogues, choisi librement toute son équipe, ses
interprètes, ses décors, sa musique).
On peut très bien également tourner un bon film avec de mauvais produc-
teurs ; leur ignorance du métier, le travail inouï que constituera la recherche
des capitaux qu’ils n’ont pas les empêcheront de s’occuper de la partie
créatrice. (En l’occurrence, je ne puis citer d’exemples, mais ils abondent.)
Par ailleurs, et même dans le cas d’Un condamné à mort s’est échappé, un
film constitue un spectacle et la nécessité pour un cinéaste de tenir compte
de cette réalité (à la condition majeure qu’il ne sous-estime pas le public)
constituera une discipline esthétique supplémentaire, grâce à quoi son œuvre
sera moins intentionnelle, moins théorique, moins gratuite qu’un roman
moderne, qu’une peinture abstraite, qu’un morceau de musique concrète
ou qu’un poème obscur ; elle sera plus décisive, plus « utile » à l’homme
d’aujourd’hui, moins hautaine mais plus noble.
L’écrivain moderne est tenté de déchirer son manuscrit : « À quoi bon ?…
Serai-je compris… Ne suis-je pas qu’un raté ? Tout cela n’a-t‑il pas déjà été
dit et mieux dit ?… » Bref, l’artiste moderne connaît les affres du doute,
conscient de la vanité de sa tâche, vacille devant le gouffre du renoncement,
si l’orgueil ne l’étouffe. Jean Anouilh déclare qu’il cesse de lire les journaux
pendant qu’il écrit une pièce, de crainte que la plume ne lui glisse des mains.
Le cinéaste, lui, n’a pas le droit de reculer, d’abandonner une immense
machinerie qui le domine et qu’il domine tour à tour, l’entraîne de force ;
des millions sont en jeu, et tout simplement parce qu’il a eu l’idée d’un film,
un cinéaste fait vivre pendant des semaines des électriciens, des machinistes,
des comédiens et leurs familles ; il ne peut stopper la marche de son œuvre
qu’en devenant subitement fou, comme Lantier à bord de sa locomotive dans
La Bête humaine.
Par ailleurs, le cinéma, en ce qui concerne huit films sur dix, est financé sur
le seul nom des vedettes ; il en est d’intelligentes que l’on peut convaincre et
gagner à sa cause. C’est grâce à Frank Sinatra qu’Otto Preminger a pu tourner
Le cinéma français crève sous les fausses légendes 361

L’Homme au bras d’or dans un système de production où la simple men-


tion du mot « drogue » était interdite par des associations plus puissantes
que ne le seront jamais en France les syndicats de producteurs et même les
­politiciens.

La censure n’existe pas, l’argent purifie tout


Quant à la censure politique, c’est la même chose. Les politiciens passent,
les cinéastes restent et nos gouvernants ont tant de vilenies sur la conscience
qu’un habile chantage serait décisif, quand même les vingt-deux membres de
la Commission de censure auraient interdit tel ou tel film à l’unanimité. (La
puissance de l’argent, quoique fameuse, est toujours sous-estimée ; interdits
à l’unanimité, des films pornographiques tels que Légère et Court Vêtue ou Au
diable la vertu 1, sont sortis sans « visa » dans toutes les salles de France et
aussi de Navarre, malgré l’interdiction à l’exportation. Ce que l’on a obtenu
pour des films cochons on peut aussi bien l’obtenir pour des films « auda-
cieux » ou « courageux ».) C’est par une ruse intelligente que Jacques Bec-
ker obtint de remettre dans Casque d’or un plan de guillotine coupé par les
censeurs.
Donc la censure politique n’existe pas et Henri-Georges Clouzot bluffe
lorsqu’il dit qu’on ne lui a pas laissé faire un film sur la guerre d’Indochine2.
Il y avait douze façons pour un homme comme lui, considéré, protégé par la
presse mondiale, financé automatiquement, aidé par n’importe quelle vedette,
de tourner ce film à sa convenance ; par ailleurs, si Clouzot avait eu un désir
profond, réel, de réaliser un tel film et qu’on l’en eût empêché, il ne se serait
pas consolé avec Les Diaboliques 3.
Tout ceci m’amène naturellement à aligner deux formules : Le cinéma est
purifié par l’argent. La censure n’existe pas.
On me dira qu’une telle lutte et tant de ruses n’entrent pas dans les devoirs
d’un artiste et qu’il y a là quelque chose d’inhumain. Je répondrai que la mise
en scène n’est pas un travail de collégienne ou de garçonne et que réaliser un
film constitue également une performance physique. Il s’ensuit qu’un grand
metteur en scène est forcément viril, courageux, puissant, à l’abri des tenta-
tions romantiques, roucoulades, esthétisme, pirouettes décoratives, poudre
aux yeux.
Cet article qui, à l’intérieur de la « profession », fera sourire ceux qu’il ne

1.  Deux films de Jean Laviron (1953).


2.  « Le second sujet qui me tenait à cœur était la guerre d’Indochine. Cette fois, le veto a été for‑
mel. Pourquoi ? Parce que mon optique des événements d’Afrique et d’Asie n’est pas strictement
conforme à la doctrine officielle. » Claude Gauteur, Henri-Georges Clouzot. L’Œuvre fantôme,
LettMotif, La Madeleine, 2017, p. 40.
3. Film d’Henri-Georges Clouzot (1954), adapté de Celle qui n’était plus de Boileau-Narcejac
(Denoël, Paris, 1952).
362 Chroniques d’Arts-Spectacles

mettra pas en colère, m’est dicté par un amour profond, total, du cinéma et le
mépris de ceux qui en vivent sans l’aimer. Il n’y a pas de crise du cinéma, car
s’il y avait une crise, les producteurs cesseraient de produire, ce qui n’est pas le
cas, le chiffre des investissements grimpant chaque année, en même temps il est
vrai que celui des déficits, mais là réside le divin mystère… S’il y avait une crise
du cinéma, ce serait une crise d’hommes et non une crise de sujets – les sujets
ne sont pas des légumes qui poussent bien ou mal selon le temps qu’il fait.

N’importe qui peut être metteur en scène ou acteur


En fait, je trouve qu’il est stupide de se lamenter à quelque échelon que l’on
soit. Que ceux qui travaillant dans le cinéma ne sont pas satisfaits changent
de métier, personne n’est venu au cinéma autrement que de son plein gré.
Si les scénaristes sont déçus par les metteurs en scène, que ne tournent-ils
eux-mêmes les films qu’ils écrivent ? Si les réalisateurs ne sont pas contents
de leurs producteurs, que ne financent-ils leurs films eux-mêmes ?
N’importe qui peut être metteur en scène, n’importe qui peut être scéna-
riste, n’importe qui peut être acteur (il n’est guère que la fonction de chef
opérateur qui réclame quelque technologie). La pellicule coûte trente mille
francs les trois cents mètres. Un grand film fait deux mille cinq cents mètres.
On pourrait déduire de cela qu’il suffit de réunir un million de francs pour
tourner un grand film. Ce serait oublier la location de la caméra, le coût des
éclairages et surtout les tarifs de laboratoire (développement de la pellicule,
tirage, etc.), le son, le montage, le mixage, en admettant que tout le monde
soit bénévole. On peut imaginer qu’une caméra s’emprunte, qu’un film peut
se tourner entièrement en extérieurs (suppression des éclairages) et que l’es-
sentiel étant de tourner, il n’est pas nécessaire de développer tout de suite la
pellicule. Alors, dans ce cas, on arrive à cette conclusion stupéfiante que, dans
un pays où le coût moyen des films oscille autour de quatre-vingt-dix millions
de francs, un garçon qui a quelque chose dans le ventre, comme on dit un peu
bêtement, peut tourner un film pour quatre ou cinq millions !
Ce serait compter sans l’admirable organisation du cinéma français grâce
à laquelle vous n’avez pas le droit d’acheter de la pellicule sans une autorisa-
tion de tournage, laquelle s’obtient sur présentation d’un devis qui n’est pas
considéré comme « sérieux » au-dessous d’environ trente millions.
Il est possible, sans trop se donner de mal, de se procurer de la pellicule illéga-
lement, de tourner illégalement et de faire développer illégalement (la preuve :
les films pornographiques clandestins projetés en appartement, rue Blanche).
Votre film terminé risque de rencontrer toutes sortes d’ennuis avec les
organisations par lesquelles vous auriez dû passer pour le tourner ; là encore,
il est possible de jouer sur l’élasticité d’un système que la rareté des exceptions
empêche d’être trop rigoureux.
Le cinéma français crève sous les fausses légendes 363

La Pointe courte d’Agnès Varda, film qui, malheureusement, s’adresse à une


clientèle très restreinte – la seule que concernerait Un condamné à mort s’est
échappé s’il s’agissait d’un détenu de droit commun au lieu d’un lieutenant
de la résistance –, réalisé dans un village près de Sète, en intérieurs réels et
dans les rues, financé par des particuliers réunis en coopérative, techniciens et
acteurs travaillant en participation, c’est-à-dire payés sur les bénéfices éven-
tuels, a coûté, je crois bien, une dizaine de millions, ce qui est fort peu eu
égard au soin maniaque de l’entreprise, son standing fort honorable.
C’est de cette manière qu’a été réalisé en Amérique, par trois jeunes gens,
Le Petit Fugitif 1, qui a eu, lui, une carrière internationale.
Lorsque les choses, dans le cinéma, ne vont pas très bien il ne reste plus
qu’à souhaiter qu’elles empirent, de manière que les colonnes du temple,
lentement métamorphosé en bordel, s’écroulent, suscitant un renouvellement
par la base.

Rossellini : Palissy du cinéma


Le cinéma italien, qui éclata en 1943 sous le poids de Scipion l’Africain, res-
suscita avec Rome, ville ouverte, qui est la première pierre du néoréalisme. Pour
acheter la pellicule, Roberto Rossellini, dont je vais dire beaucoup de bien,
vendit son appartement. Comme il n’avait pas d’argent pour la développer,
il réalisa son film jusqu’au bout sans jamais voir de rushes, nerveusement,
implacablement, brutalement, sans défaillance et sans prendre le temps de se
gratter la tête ; dans la rue, il priait les passants de faire ceci ou cela et si l’un
d’eux, malgré ses ordres, regardait la caméra, il descendait lui casser la figure.
Quand le film fut terminé, Rossellini vendit à une vieille comtesse italienne
trois Chirico qu’il possédait encore et le film fut développé enfin et sonorisé,
ayant été tourné en muet. Au bout de ce marathon dans la nuit, il y avait le
Festival de Cannes, un homme d’affaires américain et avisé 2, la fortune…

Il faut dépasser l’anecdotique


Peu à peu, le cinéma italien se dégrada et retourna à l’école de Scipion
l’Africain ; Rossellini refusa de céder et, seul à continuer dans la ligne de

1.  Film américain de Raymond Abrashkin, Ruth Orkin et Morris Engel, Lion d’argent à la Mostra de
Venise 1953. Son tournage en décors naturels à Brooklyn et Coney Island, l’été 1952, avec peu de
moyens et une approche quasi documentaire, frappa beaucoup les jeunes critiques des Cahiers du
cinéma, qui placèrent une photo du film en couverture de leur n° 31, janvier 1954. Truffaut déclara
même : « Notre Nouvelle Vague n’aurait jamais eu lieu si le jeune Américain Morris Engel ne nous
avait pas montré la voie de la production indépendante avec son beau film, Le Petit Fugitif » (The
New Yorker, 20 février 1960.)
2.  Rod E.  Geiger (1915‑2000), producteur et réalisateur américain qui fit découvrir les films néo­
réalistes aux États-Unis.
364 Chroniques d’Arts-Spectacles

Rome, ville ouverte, petit budget, tournage rapide, liberté totale, connut bien
des échecs commerciaux. Contrairement à Pagliero, Lattuada, Blasetti, De
Sica, De Santis, il n’accepta jamais un film de commande et l’an dernier il
quitta la Jamaïque au deuxième jour de tournage de Sea Wife parce que la
femme du producteur exigeait qu’il filmât un cyclone pour corser l’ensemble !
Roberto Rossellini depuis quatre mois est aux Indes, où il tourne huit his-
toires qui illustreront les principaux problèmes sociaux et religieux propres à
ce pays1. Je suis certain que ce film imposera de nouveau le nom de Rossellini
dans le cinéma mondial, parce qu’il procède d’une vision claire, nette et lucide
de ce dont a besoin le cinéma pour dépasser l’historiette et le mélodrame.
Je ferme la parenthèse rossellinienne en exprimant le vœu de voir naître en
France des entreprises aussi radicalement révolutionnaires que celle de Rome,
ville ouverte. Le moment est venu car l’édifice est branlant ; les derniers films
de Fernandel et de Jean Gabin vont faire perdre de l’argent à leurs produc-
teurs, ce qui est tout à fait réjouissant car on hésitera désormais à faire tourner
n’importe quoi par n’importe qui sur leur seul nom, ce qui donne à Brigitte
Bardot la première place dans le box-office.

Une nouvelle vérité n’est jamais trop chère


Brigitte Bardot, étant bien conseillée et très consciente de la valeur des
cinéastes qui l’ont dirigée à ce jour, n’acceptera plus de tourner avec un
Georges Lacombe ou un Pierre Gaspard-Huit. Elle a récemment signé avec
Roger Vadim, Claude Autant-Lara et Robert Aldrich des contrats qui la garan-
tissent de ne rien tourner de bas ou de vulgaire. Ceux qui critiquent Brigitte
Bardot actuellement – ils sont nombreux – ne comprennent pas qu’elle inau-
gure un nouveau moment du cinéma. À Cannes, le soir dans les bars, des
messieurs en smoking et des dames en taffetas cassent du sucre sur le dos de
Brigitte Bardot : « C’est un scandale : 45 millions par film à une fillette mal
débarbouillée qui ne sait pas dire un texte… Il paraît qu’elle ne veut pas dire
les dialogues d’Une Parisienne… Il paraît que… » Pendant que les oisifs se
gaussent d’elle, B. B. travaille à sauver (sans s’en douter le moins du monde)
le cinéma français.
Une histoire que l’on raconte contre elle redouble mon admiration. Il
paraît qu’ayant à prononcer une longue phrase très bien tournée dans Une
Parisienne justement, B. B. a suggéré à Michel Boisrond : « Et si je disais à

1.  À partir de février 1957, Roberto Rossellini effectue un long séjour de plusieurs mois en Inde.
Il en rapporte un important matériau filmique qui fournira la matière de plusieurs œuvres docu‑
mentaires. Présenté hors compétition au Festival de Cannes le 9 mai 1959, Inde, terre mère (India
Matri Bhumi) est un long métrage sorti en salles en Italie, en mars  1960. Par ailleurs, Rossellini a
réalisé pour la télévision deux séries de dix épisodes chacune : L’India vista da Rossellini pour la
RAI italienne (1959) et J’ai fait un beau voyage pour l’ORTF française (1959).
Le cinéma français crève sous les fausses légendes 365

la place seulement  : non  ? » Je trouve cela admirable et significatif ; Une


Parisienne, ce que j’en sais, ce que tout le monde en sait, est une comédie
dans laquelle Brigitte Bardot est la fille d’un ambassadeur ; c’est le vieux style
de comédie américaine, toujours le même, avec les conventions du genre, le
même brillant, le même vernis.
Que Brigitte Bardot, actrice 1957, réagisse sur un plateau de cinéma comme
les filles de son âge qui n’aiment pas faire de phrases, qui n’aiment pas « dire
au revoir » (cf. Et Dieu… créa la femme), qui n’aiment pas dire merci, bref,
qui n’aiment pas parler pour ne rien dire et se moquent bien d’être spiri-
tuelles, voilà une gifle à nos théâtreux ou romanciers refoulés. Voilà qui donne
mille fois raison à Vadim, seul à avoir compris que Brigitte Bardot n’était
pas une actrice qui articule, qui dit « juste », qui « nuance » et qui grimace
sur commande, mais un personnage, une star, au sens où l’entend Malraux1.
J’aime beaucoup Michel Boisrond, j’aime beaucoup Annette Wademant
et Charles Boyer, je supporte Henri Vidal, mais je sais bien qu’Une Parisienne
n’apportera rien de neuf dans le cinéma français, aucune vérité d’aucune
sorte, seulement de beaux costumes, uniformes et robes du soir, un bal somp-
tueux probablement et de beaux décors chatoyants. Je serais ravi si, grâce à
l’imperméabilité de Brigitte Bardot, son inaptitude à la rouerie et à la conven-
tion, il pouvait se glisser quelques fausses notes dans le concert de musique
de chambre ; si, grâce à elle, quelques mots du dialogue sont écorchés, si
quelques intonations sont rauques, si l’unité de ton est détruite, si l’homo-
généité de l’œuvre est compromise, le film me comblera en m’apportant au
moins des surprises et, de temps à autre, une seconde de vérité, un rien,
un certain geste, un petit regard, une syllabe appuyée car, je vous le demande,
quel intérêt y a-t‑il à entendre une comédienne dire juste un dialogue faux ?
Comme Renoir, je préfère entendre dire faux un dialogue juste, et je crois
fermement qu’avec Françoise Rosay et Edwige Feuillère disparaîtra un style
de jeu qui a été celui de tout le cinéma français depuis le parlant : battement
des paupières, regards qui en disent long, diction nuancée et onctueuse, l’ex-
pression roublarde et le visage plein de l’intelligente compréhension d’un
texte riche en sous-entendus !
Maintenant, on peut rêver d’un cinéma sans Françoise Rosay, sans Edwige
Feuillère et aussi sans Brigitte Bardot. Mais comme ce n’est pas Henri Vidal
qui déplacera les foules, un « bon sujet bien mis en scène » ne suffira plus, le
talent non plus, il faudra du génie ! À partir du moment où il est reconnu que

1. Dans Esquisse d’une psychologie du cinéma (Gallimard, Paris, 1945), André Malraux exprime
sa conception de la « star », qui « n’est en aucune façon une actrice qui fait du cinéma. C’est une
personne capable d’un minimum de talent dramatique, dont le visage exprime, symbolise, incarne
un instinct collectif  : Marlene Dietrich n’est pas une actrice, comme Sarah Bernhardt, c’est un
mythe comme Phryné […]. Les stars connaissent obscurément les mythes qu’ils ou elles incarnent,
et exigent des scénarios capables de les continuer ».
366 Chroniques d’Arts-Spectacles

c’est pour Brigitte Bardot que le public se dérange et pour elle seulement,
on n’a pas le droit de dire qu’elle est trop payée puisqu’elle est le film à elle
seule et il me semble que c’est la moindre des choses que d’adapter le film à
son personnage plutôt que le contraire.
Je trouve très bien que Brigitte Bardot ne soit pas une actrice de théâtre
capable de tout faire, de même que je préfère Magali Noël, qui chante faux en
soufflant que cela en devient pathétique des chansons de Boris Vian, à douze
chanteuses capables de vocalises extraordinaires. Le style, c’est la femme !

Il n’y a pas de mauvais films : il n’y a que des réalisateurs médiocres


Je ne crois pas aux bons et aux mauvais films, je crois aux bons et aux
mauvais metteurs en scène1. Il est possible qu’un cinéaste médiocre ou très
moyen réussisse un film de temps à autre, mais cette réussite ne compte pas.
Elle a moins d’importance qu’un ratage de Jean Renoir, si tant est que Renoir
puisse rater un film. De ses films, celui que j’aime le mieux est French Can-
can, où la part des contingences extérieures me paraît trop grande. Toutefois
French Cancan, par son thème (la vocation du spectacle chez un homme qui
fait coïncider sa vie sentimentale avec son activité professionnelle), par la
direction de Françoise Arnoul, comptait plus dans l’année 1955 que tous les
autres films français.
Un metteur en scène possède un style que l’on retrouve dans tous ses films,
et ceci vaut pour les pires cinéastes et leurs pires films. Les différences d’un
film à l’autre2, un scénario plus ingénieux, une meilleure photo, je ne sais quoi,
n’ont pas d’importance car ces différences tiennent justement à cet apport de
l’extérieur, plus ou moins d’argent, un plus ou moins long temps de tournage.
L’essentiel est qu’un cinéaste intelligent et doué demeure intelligent et doué
quel que soit le film qu’il tourne. Je suis donc partisan de juger, lorsqu’il
s’agit de juger, non des films mais des cinéastes. Je n’aimerai jamais un film
de Delannoy, j’aimerai toujours un film de Renoir.

1.  Note de F.  T.  : « Actuellement le rêve de tout mauvais metteur en scène français est d’avoir
pour scénaristes-dialoguistes Jean Aurenche et Pierre Bost, gage presque certain de réussite
commerciale, tandis que le rêve de certains bons metteurs en scène français est d’avoir un succès
sans le secours d’Aurenche et Bost. (C’est le drame de René Clément, Jean Delannoy et Claude
Autant-Lara.) »
2.  Note de F. T. : « Le film d’équipe : un bon scénario bien mis en valeur, bien joué, etc., ne peut
donner que des réussites éphémères, des films qui font illusion à leur sortie et qui sont rigoureu‑
sement invisibles dix ans plus tard (cf. Les Visiteurs du soir, Brève Rencontre, Quatre Pas dans les
nuages, The Lost Week-End, etc.). Le film de metteur en scène ne vise pas à la perfection ; il est
moins homogène mais plus vivant, il est plus beau à revoir (La Règle du jeu, L’Atalante, Un grand
amour de Beethoven, Notorious, Amore, Le Plaisir). Le film de scénariste vise à une fausse perfection
tandis que le film de metteur en scène sacrifie toujours quelque chose : la psychologie (Renoir), la
vraisemblance (Hitchcock), le confort (Ophuls), les détails (Rossellini), la logique (Astruc),  etc. On
dit toujours : “Renoir est inégal”, bien sûr et c’est ce qui fait sa force. »
Le cinéma français crève sous les fausses légendes 367

Le film de demain sera tourné par des aventuriers


Ce que l’on pourrait écrire qui soit pessimiste sur le cinéma français
est ceci : au moment où le cinéma hollywoodien se libère, où les cinéastes
commencent enfin à tourner les films de leur choix, où les Nicholas Ray, les
Richard Brooks, les Robert Aldrich, les Anthony Mann, les Elia Kazan, les
Joseph L.  Mankiewicz, les Joshua Logan tournent des films sur la guerre,
contre la guerre, contre la publicité, des films extrêmement libres à tous points
de vue, les cinéastes français, parcourant un chemin inverse, s’apprêtent à
singer l’Hollywood d’il y a cinq ans. Nos cinéastes deviennent des esclaves
de la superproduction et, comme ils n’ont pas tous la force d’Ophuls, ils se
laissent dévorer, absorber par le standing démesuré des films d’aujourd’hui.
Jacques Becker, il y a trois ans, annonçait son intention d’aller faire son
« petit Flaherty au Maroc1 » en filmant la vie quotidienne des jeunes Arabes.
Le résultat fut un film très coûteux et finalement peu commercial : Ali Baba
et les Quarante Voleurs, avec Fernandel ! Partant à l’aventure au Japon, Yves
Ciampi revient avec le très conventionnel Typhon sur Nagasaki. Henri-
Georges Clouzot s’obstine dans le genre Frankenstein et ce n’est pas parce
qu’il se réclame de Barbey d’Aurevilly ou de Kafka que cela changera la vraie
physionomie de ses films.
Plus les films sont chers, plus ils sont bêtes dans notre système de produc-
tion, plus aussi ils sont impersonnels et anonymes.
C’est pourquoi, Max Ophuls disparu, Renoir en chômage, nous plaçons
notre confiance en Roger Vadim et Alexandre Astruc plutôt qu’en tout autre
parce que les films qu’ils tourneront seront plus personnels, plus vrais, plus
neufs. Vadim ne parlera que de ce qu’il connaît bien : les filles d’aujourd’hui,
les voitures rapides, l’amour en 1957 (et non pas celui que l’on copie sur
les films d’avant-guerre). Astruc de son côté, au tempérament plus abstrait,
tournera des films lyriques qui pourront être très beaux et très commerciaux
lorsque les personnages seront en costumes d’époque, très beaux et non com-
merciaux lorsque les mêmes personnages exprimant la même chose seront
en costumes modernes.
Le film de demain m’apparaît donc plus personnel encore qu’un roman,
individuel et autobiographique comme une confession ou comme un journal
intime. Les jeunes cinéastes s’exprimeront à la première personne et nous
raconteront ce qui leur est arrivé : cela pourra être l’histoire de leur premier

1.  Dans un entretien avec François Truffaut et Jacques Rivette, Jacques Becker déclarait  : « J’ai‑
merais aussi pouvoir faire une fois mon petit Flaherty… Je voudrais, à partir d’un budget modeste,
qu’on me confie un opérateur, de la pellicule Eastmancolor et aller tourner tranquillement mon petit
Nanouk marocain » (Cahiers du cinéma n° 32, février 1954). Consacré à une famille inuit, Nanouk
l’Esquimau de Robert Flaherty (1922) est un film documentaire, dont le tournage artisanal en décors
naturels a inspiré plusieurs générations de cinéastes français.
368 Chroniques d’Arts-Spectacles

amour ou du plus récent, leur prise de conscience devant la politique, un récit


de voyage, une maladie, leur service militaire, leur mariage, leurs dernières
vacances et cela plaira presque forcément parce que ce sera vrai et neuf.
Un film de trois cents millions pour s’amortir doit plaire à toutes les
couches sociales dans tous les pays. Un film de soixante millions peut s’amor-
tir simplement sur la France ou en touchant de petits groupes dans beaucoup
de pays (Le Petit Fugitif).
Le film de demain ne sera pas réalisé par des fonctionnaires de la caméra,
mais par des artistes pour qui le tournage d’un film constitue une aventure
formidable et exaltante. Le film de demain ressemblera à celui qui l’a tourné
et le nombre de spectateurs sera proportionnel au nombre d’amis que pos-
sède le cinéaste.
Le film de demain sera un acte d’amour.
françois truffaut

Je vote pour Les Nuits de Cabiria


Arts no 619, 15‑21 mai 1957

Le meilleur film que l’on puisse voir ici se projette dans un petit cinéma
de la ville et ne fait point partie de la compétition  : The Wrong Man, bien
que montré en version française, a rallié les suffrages d’Annette Wademant,
Gérard Blain, Roger Leenhardt, André Bazin, Claude Mauriac, Jean-Claude
Brialy, Alexandre Astruc et bien d’autres encore.
Le jury, composé de Jean Cocteau, Jules Romains, Maurice Lehmann, Maurice
Genevoix, Marcel Pagnol, Georges Huisman, Michael Powell, George Stevens,
Vladimir Voltchek, est présidé par André Maurois et vice-présidé par Dolores del
Rio. Il s’agit donc, comme on le voit, d’un aréopage incompétent à cinquante
pour cent, un jury qui somnole à la première séance de l’après-midi (c’est
l’heure de la sieste) et qui, pour se « faire une idée », se jette tous les matins
sur les comptes rendus du Figaro téléphonés, hélas, par le plus endormi de mes
confrères, Louis Chauvet lui-même, le Delannoy de la pointe Bic à courte vue.
Je mène actuellement ma petite enquête sur le sort d’Un condamné à mort
s’est échappé, qui sera projeté ici en matinée et non en soirée, victime d’une
hostilité systématique de la part de certains jurés, dont je dévoilerai les noms
et les agissements la semaine prochaine.

Les Fioretti de Cabiria


Les Nuits de Cabiria de Federico Fellini, le film le plus attendu de ce
festival, est aussi le seul à avoir suscité autant de commentaires à la sortie ;
Je vote pour Les Nuits de Cabiria 369

jusqu’à trois heures du matin, dans les bars proches du Palais, la création de
Giulietta Masina dans ce film a été âprement discutée. À ce propos, déplo-
rons chez les festivaliers, producteurs, distributeurs, techniciens, acteurs
et critiques, la manie effrénée de vouloir contribuer à la « création » des
films par l’apport négatif de coups de ciseaux. Après chaque film projeté
ici, j’ai entendu  : « Pas mal, mais on pourrait couper une demi-heure. »
Ça donne même quelquefois : « Avec une paire de ciseaux, je me charge
de sauver son film ! »
Une paire de ciseaux à la main, chacun se découvre une vocation d’auteur
de film et je trouve cela haïssable. Il y a certes des fléchissements dans le film
de Fellini mais, pour peu que l’on aime le cinéma, il y a plus de plaisir et de
profit à retirer de « la demi-heure en trop » de Cabiria que de l’intégralité
des deux films anglais projetés ici1.
Je suis partisan de défendre ou d’attaquer les films en bloc, l’esprit de
l’œuvre, le ton, le style, la respiration primant le mesquin recensement des
bonnes scènes et des moins bonnes.
Effectivement, Les Nuits de Cabiria est sans doute le plus inégal des films
de Fellini, mais les moments forts y sont tellement plus intenses qu’il devient
pour moi son meilleur film.
Fellini a pris beaucoup de risques en poussant Les Nuits de Cabiria dans
différentes directions, en renonçant d’emblée à l’unité de ton pour expéri-
menter plusieurs domaines très difficiles.
Quelle santé chez Fellini, quelle domination bonhomme de la scène, quelle
tranquille maîtrise et quelle invention amusée !
Giulietta Masina est Cabiria, cocasse petite prostituée romaine, naïve et
confiante, ballottée par la vie, meurtrie par les hommes, mais toujours candide
et pure. Cabiria est une création fellinienne qui complète très logiquement la
Gelsomina de La Strada, mais la technique du personnage et du jeu est, cette
fois, proprement chaplinesque.
Le personnage de Cabiria horripilera tous ceux qui attendent d’un film
autre chose que des émotions vives et insolites ; il n’empêche que Giulietta
Masina, même si elle doit bientôt devenir agaçante et conventionnelle, aura
marqué à elle seule un « moment » du cinéma, comme James Dean ou
Robert Le Vigan. J’aime Fellini, et puisque Giulietta Masina inspire Fellini,
j’aime aussi Giulietta Masina. Il s’agit là encore d’un comique d’observation
qui débouche constamment sur des inventions baroques ; n’attachant pas un
prix très grand au comique d’observation, ce qui me touche le plus, c’est le
mouvement final de chaque épisode lorsque les événements se précipitent et
que la cocasserie vire au tragique. À cet égard, la fin du film – Cabiria ayant

1.  High Tide at Noon de Philip Leacock (1957) et Commando sur le Yang-Tsé (Yangtse Incident :
The Story of H. M. S. Amethyst) de Michael Anderson (1957).
370 Chroniques d’Arts-Spectacles

épousé l’étrange et doux François Périer – est prodigieuse de puissance et de


force, de suspense aussi, au sens le plus noble du terme.
 
françois truffaut

Cannes : un échec dominé par les compromis,


les combines et les faux pas
Arts no 620, 22‑28 mai 1957

Dominé par les combines, les fausses manœuvres et les compromis, le


Festival de Cannes, échec incontestable, n’a évité le ridicule que grâce à Jean
Cocteau.
La Palme d’or, récompense suprême, a donc été attribuée à La Loi du
Seigneur, de William Wyler, film démagogique, concerté et roublard que je ne
suis pas seul à considérer comme l’un des plus mauvais projetés à ce festival.
Le Prix spécial du jury est allé à deux œuvres excellentes qui, sans l’obsti-
nation de Jean Cocteau, auraient été injustement oubliées : Ils aimaient la vie
(d’Andrzej Wajda, Pologne) et Le Septième Sceau (d’Ingmar Bergman, Suède).
Le Prix du scénario original, attribué au Quarante et Unième, est cocasse si l’on
songe que ce film soviétique est adapté d’une nouvelle publiée en 1921. Non
moins farfelu est le Prix de la meilleure sélection nationale attribué à la France
puisque chaque pays n’avait, théoriquement, le droit de n’envoyer qu’un
film ; ce subterfuge permet à Celui qui doit mourir de ramasser les miettes.
Rien à dire contre le Prix du meilleur réalisateur attribué à Robert Bresson,
si ce n’est qu’Un condamné à mort s’est échappé méritait de toute évidence la
Palme d’or. Même remarque pour le Prix d’interprétation féminine, attribué
à Giulietta Masina pour un film qui méritait le prix du meilleur scénario. Le
plus douteux de tous ces prix, indépendamment de la Palme d’or, est celui
du meilleur acteur décerné au très moyen interprète noir du très mauvais film
yougoslave La Vallée de la paix 1, mais on sait que la France et la Yougoslavie
s’apprêtant à coproduire intensément il fallait marquer le coup… ! Ce fut au
détriment de Don Murray, excellent dans La Nuit des maris 2. Le seul oubli
grave frappe le film argentin La Maison de l’ange, de Torre Nilsson.
Le sentiment que ce Xe Festival de Cannes se solde par un échec est partagé
par presque tous mes confrères, mais tous ne peuvent l’écrire  : les journa-
listes étant « invités » par la direction du festival – à vrai dire tolérés plutôt
qu’accueillis –, il ne s’agit pas d’être « rayé de la liste » l’année prochaine !

1.  Dolina miru de France Stiglic (1956).


2.  The Bachelor Party de Delbert Mann (1957).
Cannes : un échec dominé par les compromis, les combines et les faux pas 371

Il y a échec parce que le mot « palmarès » ne signifiera plus rien lorsqu’il


s’agira de celui de Cannes dans la rédaction duquel interviennent trop de
considérations diplomatiques, industrielles, amicales, etc.
Il y a échec parce que l’organisation défaillante a permis l’envahissement
quotidien du Palais par les commerçants de la ville et leurs familles au détri-
ment des acteurs (ceux qui ont bien voulu venir), des techniciens et même
de certains journalistes.
Le Festival de Cannes est organisé et dirigé par des personnages qui n’ai-
ment pas le cinéma. M. Favre Le Bret, « celui qui tire les ficelles », secrétaire
général de l’Opéra de Paris, délégué général du festival, est devenu producteur
de films. Quel est son dernier chef-d’œuvre ? Le Souffle du désir 1 réalisé par
Henri Lepage, l’auteur de Pas de pitié pour les caves ! Je tiens M. Favre Le Bret
pour responsable de l’échec du festival cette année, car c’est lui qui, directe-
ment ou indirectement, a tenté d’évincer de la compétition Un condamné à
mort s’est échappé en le programmant l’après-midi ; c’est lui qui a vidé la Croi-
sette quarante-huit heures avant la fin des festivités en imposant, le dernier
soir, un Sissi 2 qui n’intéressait personne ; c’est lui encore qui a empêché Henri
Langlois de projeter intégralement les films de l’« Hommage à Kurosawa3 » ;
c’est lui qui a suscité la composition d’un jury particulièrement incompétent ;
c’est lui, enfin, qui a causé la désertion des vedettes en livrant maladroitement
le festival aux Américains.
Le Festival de Cannes a pour but essentiel d’amener dans les hôtels et
dans les casinos une clientèle payante à un moment de l’année où les affaires
ne marchent pas tellement  : l’industrie cinématographique en bénéficie
puisqu’un très grand nombre d’affaires peuvent alors se traiter (ventes et
achats de films, échanges, signatures de contrats, projets de coproductions,
engagements d’acteurs, etc.). L’art est également concerné grâce à la com-
pétition et aux prix décernés.
Pour que tout marche bien, il importe que tout le monde soit content et
que l’on parle du festival dans le monde entier, grâce à la presse. Pour que
les photographes puissent travailler, il faut des vedettes. M. Favre Le Bret n’a
pas tort de sacrifier bien des choses aux vedettes, encore faudrait-il que son
sacrifice – le sacrifice des autres – ne fût pas inutile !
Pour faire venir à Cannes des vedettes hollywoodiennes, au mépris du
règlement qui prévoyait un seul film par pays, on a projeté à Cannes quatre

1.  Henry Lejeune, P.-D.G. de la société Cinextension, enverra un rectificatif : « M. Truffaut a écrit
que M. Favre Le Bret était le producteur du film Le Souffle du désir. Cette allégation est absolument
contraire à la vérité, et il n’y a pas d’autre producteur de ce film, en dehors de la société Gamma,
que moi-même. » (Arts n° 623, 12‑18 juin 1957)
2.  Sissi face à son destin d’Ernst Marischka (1957), dernier volet de la trilogie des Sissi.
3.  Henri Langlois publiera un droit de réponse : « La faute n’en incombe pas à M. Favre Le Bret,
mais à des circonstances fortuites dont nous ne sommes responsables ni l’un ni l’autre. » (Arts
n° 623, 12‑18 juin 1957)
372 Chroniques d’Arts-Spectacles

films américains, tous en soirée. Or, il est bien connu que plus on flatte
les Américains, plus ils vous méprisent et pour obtenir davantage l’année
prochaine, Hollywood n’a pas envoyé une seule vedette à ce festival. Les
nations brimées, la Suède, l’Italie et, naturellement, la France, en ont fait
autant, condamnant les photographes à une inaction forcée et coûteuse. (Une
agence qui, l’an passé, grâce à Kim Novak, Brigitte Bardot, etc., avait dépensé
600 000 francs en bélinogrammes1, n’a pas dépassé cette année la somme de
100 000 francs.) On a donc beaucoup moins parlé du festival cette année et
l’échec a été évident pour la presse du monde entier, forcément mécontente.
Si les acteurs désertent le festival, c’est aussi qu’on ne les reçoit pas tou-
jours très bien. Les noms et les visages de trois jeunes comédiens français
ayant tourné dans deux ou trois films importants étaient inconnus de M. Ray-
mond Alexandre, chargé d’accueillir les acteurs. Brigitte Bardot eut parfai-
tement raison de ne pas se déranger cette année de Nice où elle tournait,
puisque l’année dernière MM. Cravenne2 et Favre Le Bret lui firent quitter
le festival après trois jours de présence.
La coutume veut que chaque année, les membres du jury élisent pour
président le plus respectable d’entre eux, le plus âgé ; comme il s’agit essen-
tiellement d’arbitrer, on désigne généralement une personnalité assez neutre,
peu familiarisée aux choses cinématographiques. En constituant le jury de
ce Xe Festival des anciens présidents, on obtenait un aréopage parfaitement
incompétent et profane, acquis aux plus persuasifs, attentif aux suggestions et
soumis aux pressions. André Maurois défendait Sissi. Marcel Pagnol militait
pour Qivitoq 3. Maurice Lehmann défendait La Vallée de la paix et faisait cam-
pagne contre Bresson : « Pas assez Châtelet 4 ! » ; c’était un jury en délire et
au milieu de cette volière, Cocteau n’avait pas la tâche aisée.
Si l’on songe que Favre Le Bret, très affairé, n’a guère de contact chaque
année qu’avec le président du jury, on comprendra que son « jury de pré-
sidents » constituait l’habileté suprême : un jury qu’il pouvait manier à sa
guise, c’est-à-dire pour le plus grand profit de ces fameux Américains qui
enverront peut-être un jour les vedettes souhaitées5 !…

1. Image téléphotographique en noir et blanc reçue par le moyen d’un bélinographe, appareil
permettant la transmission à distance de photographies.
2.  Georges Cravenne (1914‑2009), publicitaire, journaliste et producteur de cinéma français, créateur
des Césars du cinéma et des Molières du théâtre. En 1957, à la tête de son agence Diffusion et
Publicité, il était l’attaché de presse de plusieurs grands réalisateurs et acteurs français, notamment
Brigitte Bardot.
3.  Un film danois d’Erik Balling (1956).
4.  Maurice Lehmann publiera un droit de réponse : « Je n’ai jamais tenu les propos que me prête
votre rédacteur […] Un critique a le droit de juger comme il l’entend, mais n’a pas le droit de faire
tenir à l’un des jurés des propos inventés de toutes pièces et d’une stupidité telle que cela devient
offensant » (Arts n° 623, 12‑18 juin 1957).
5.  Jean Cocteau, président d’honneur du Festival de Cannes, écrira à André Parinaud : « Je peux
affirmer que Favre Le Bret ne s’occupe des conciliabules du jury en aucune circonstance, qu’il se
consacre à sa tâche administrative, si ingrate » (Arts n° 623, 12‑18 juin 1957).
Cannes : un échec dominé par les compromis, les combines et les faux pas 373

Pour donner une idée des erreurs que peut commettre le comité directeur
du festival, rappelons que l’an dernier L’Homme au complet gris 1, dont la
médiocrité ne pouvait davantage se remarquer que dans une compétition
fondée sur la qualité, fut invité au détriment de Picnic, jugé « indigne d’un
festival » par une dizaine de sélectionneurs ahuris.
Le système d’un seul film par pays, respecté sauf en ce qui concerne les
nations susceptibles d’envoyer des vedettes, est mauvais car la direction natio-
nale de chaque nation délègue de préférence un film officiel, académique,
quelquefois même de propagande ; pour offrir aux observateurs les plus atten-
tifs un panorama de ce qui est réalisé de meilleur dans tous les studios du
monde, c’est trois ou quatre films par nation qu’il faudrait inviter à raison de
cinq projections par jour (après dix minutes il est facile de savoir si un film
vaut d’être vu et si par hasard on manquait un chef-d’œuvre, il serait facile de
se le faire reprojeter plus tard). Mais, je le répète, le festival est organisé par
des virtuoses du baisemain et qui n’aiment pas le cinéma (ceci évidemment
n’exclut pas cela mais…).
Le drame dans tout cela, c’est que le retentissement de cet échec va engen-
drer une grande méfiance de la part des distributeurs, des réalisateurs, des
journalistes, des vedettes, et c’est pourquoi l’avenir du Festival de Cannes
nous paraît fort compromis à moins d’envisager des solutions radicales :

a) Inviter plusieurs films par pays en insistant sur notre désir de rece-
voir des œuvres ambitieuses et en usant du droit de refuser certains
films pour insuffisance artistique ; cette année on pouvait refuser :
La Vallée de la paix (yougoslave), Terre2 (bulgare), Sissi (autrichien),
Deux Aveux3 (hongrois), Faustina4 (espagnol), Vers l’inconnu ?5 (liba-
nais), Gens de rizière (japonais), Marée haute à midi (anglais), Yangtse
Incident (anglais), Le Toit du Japon6 (japonais), La Loi du Seigneur
(américain), Funny Face 7 (américain), Same Jakki8 (norvégien), ou
demander leur remplacement par des œuvres plus conséquentes ;
b) Insister auprès des producteurs des films invités pour que les inter-
prètes et le réalisateur assistent aux festivités ;
c) Délaisser quelque peu la « politique des copains » et ménager moins

1.  The Man in the Gray Flannel Suit de Nunnally Johnson (1956).
2.  La Terre (Zemya) de Zahari Zhandov.
3.  Két vallomás de Marton Keleti (inédit en France). La presse cannoise le désigne sous les titres :
Deux Aveux ou Deux Confessions.
4.  Faustina de José Luis Saenz de Heredia (inédit en France).
5.  Illa ayn de Georges Michel Nasser (inédit en France).
6.  Shiroi Sanmyaku, documentaire de Sadao Imamura, est sorti en salles sous le titre : La Montagne
sauvage.
7.  Drôle de frimousse de Stanley Donen (1957).
8.  Documentaire du zoologiste norvégien Per Host, qui fut exploité en France sous ces deux titres :
Une année avec les Lapons et Avec les Lapons nomades.
374 Chroniques d’Arts-Spectacles

les charcutiers locaux au profit des membres de la profession qui font


le voyage de Paris ou de plus loin ;
d) Respecter les travaux rétrospectifs et hautement culturels de la Ciné-
mathèque française ;
e) Désigner un jury moins « défait », plus au fait de la chose cinéma-
tographique et laisser délibérer honnêtement.

Alors seulement, le Festival de Cannes pourra de nouveau signifier quelque


chose et retrouver un éclat singulièrement terni cette année1.

françois truffaut

Nous sommes tous des condamnés


Arts no 621, 29 mai-4 juin 1957

La critique, en ce qui concerne le cinéma, n’est pas une profession ni même


un métier : tout juste un expédient. Je n’ai jamais entendu aucun petit garçon
déclarer : « Quand je serai grand, je serai critique. » On devient critique par
hasard, après avoir échoué dans la littérature, le professorat, la publicité ou la
soudure autogène2. Si l’exercice de la critique est admissible, c’est à la condi-
tion de l’envisager comme un job provisoire, un stade transitoire. L’idéal
serait de n’écrire que sur les cinéastes et les films que l’on aime, ce qu’eut la
sagesse de faire Alexandre Astruc en attendant d’aborder la mise en scène.
D’ailleurs, il n’y a pas, actuellement en France, de vrais critiques de
cinéma : François Vinneuil, Jean Dutourd et Claude Mauriac sont d’abord
des écrivains, Georges Sadoul un historien, R.-M. Arlaud un publiciste, Ado
Kyrou un assistant, France Roche, Doniol-Valcroze, André Lang des scéna-
ristes. Il y a une exception : André Bazin, le meilleur critique, le seul devrais-je
dire, dont la compétence soit réelle.
Il est anormal que nous consacrions le même lignage à tous les films et

1.  Favre Le Bret ne répondit pas personnellement aux attaques de Truffaut. Dans un premier temps,
Arts publia quatre lettres de protestation, sous ce titre ironique : « Le droit de réponse : une superpro‑
duction à sketches avec la vedette internationale Favre Le Bret ». Dans l’une d’elles, Jean ­Cocteau affir‑
mait que « Favre Le Bret ne s’occupe des conciliabules du jury en aucune circonstance » et que « les
membres du jury 1957 sont au-dessus de toute intrigue » (Arts n° 623, 12‑18 juin 1957). Dans un second
temps, le journal publia un droit de réponse officiel, signé Guy Desson, président du Conseil d’admi‑
nistration du Festival de Cannes : « Le Conseil […] tient à s’élever à son tour contre des allégations
calomnieuses pour un jury dont l’indépendance n’est pas à démontrer et particulièrement déplacées
à l’égard des personnalités étrangères qui avaient accepté d’en faire partie. Quant aux attaques visant
personnellement le délégué général du festival, est-il besoin d’ajouter que le Conseil d’administration
du Festival international du film, seul responsable de cette manifestation, les prendrait volontiers à
son compte si elles ne relevaient de la fantaisie la plus gratuite ? » (Arts n° 625, 26 juin-2 juillet 1957).
2.  Allusion à l’un des petits métiers effectués par le jeune Truffaut en 1946 et 1947.
Nous sommes tous des condamnés 375

que nous rendions compte de Notre-Dame de Paris de la même manière que


d’Un condamné à mort s’est échappé. La critique, fût-elle unanimement répro-
batrice, ne peut rien contre le succès du premier ; par contre, elle aide très
efficacement la carrière du second.
Je crois donc que l’on ne devrait critiquer que les films présentant un
caractère artistique. Je sais bien que la discrimination serait malaisée, mais
la sagesse consisterait à s’en remettre à l’auteur, lequel ferait savoir avant la
sortie s’il désire ou non soumettre son dernier film à l’épreuve de la critique.
Quitte ou double !
S’il y a « asphyxie de la critique », c’est par le nombre de films qui ne
relèvent en aucun cas de la critique. Il faudrait avoir le courage d’écrire, dans
neuf cas sur dix : Monsieur Untel n’est pas un artiste, le film qu’il a tourné ne
constitue pas une œuvre d’art. Au lieu de quoi on noie le poisson en chipotant
sur le scénario, la musique, les acteurs et toutes sortes de détails.
Notre chance extraordinaire est que neuf sur dix des films que nous analy-
sons sont tournés par des hommes moins intelligents et pas plus « artistes »
que nous ; par contre, lorsque nous nous trouvons en face d’un créateur digne
de ce nom, un artiste, un homme de goût, subtil, profond et cultivé, nous ne
pouvons que tourner autour de son film comme un papillon de nuit autour
d’une lumière : comme tous mes confrères français, j’ai fait d’Ordet de Carl
Th. Dreyer un compte rendu1 imprécis, et approximatif, fumeux et bluffeur.
Du Condamné à mort… je n’ai analysé que la technique, le scénario restant
mystérieux et je pense que citer, pour expliquer ce film, « Fabrice à la tour
Farnèse2 » était, de la part de Simone Dubreuilh, une aimable dérobade.
Et cependant je crois que, si nous devons adopter une attitude humble et
respectueuse à l’égard des œuvres qui nous dépassent, palliant notre insuf-
fisance par plusieurs visions successives, il nous faut considérer comme une
valeur sûre l’exigence. Il n’est pas utile d’accabler les produits strictement
commerciaux, mais il convient, selon moi, de dénoncer la vulgarité, la sottise
et la bassesse d’inspiration de tous les films insincères qui cherchent à « faire
illusion » par des artistes plus ou moins grossiers.
Le critique devrait être généralement l’intermédiaire entre l’auteur et le
public, expliquant au second les intentions du premier, signalant au premier
les réactions du second, aidant effectivement l’un et l’autre à voir plus clair.
Pour cela, il faut pouvoir remonter aux intentions et deviner l’homme derrière
le film, l’artiste derrière le débutant, ce qui n’est pas toujours aisé. Il sera dif-
ficile aux trois critiques français ayant défendu contre tous Et Dieu… créa la
femme d’avoir le triomphe modeste à la sortie du troisième film de Vadim :
prenez date, Les Bijoutiers du clair de lune !

1.  Voir p. 184.


2.  Voir n. 2 p. 298.
376 Chroniques d’Arts-Spectacles

De plus, il faut sinon du courage, en tout cas une certaine audace plus ou
moins consciente pour éreinter le film d’un cinéaste que l’on connaît bien et
avec qui on a plusieurs fois déjeuné. Mais comme après deux ans de ce travail
on connaît beaucoup trop de monde dans ce milieu, il faut bien choisir entre
la lâcheté et la muflerie. J’ai choisi la muflerie.
Je prévois un éclatement prochain de la critique, tout simplement parce
que les films deviendront trop intelligents pour être jugés par des semi-
intellectuels en qui la fréquentation exclusivement professionnelle des salles de
cinéma aura tué toute réceptivité, toute sensibilité, toute fraîcheur. Le public,
avec son bon sens, sa curiosité et sa fantaisie, deviendra alors le juge souverain
et ce sera très bien ainsi.
françois truffaut

Sait-on jamais… de Roger Vadim


Arts no 622, 5‑11 juin 1957

Cela commence par un dessin animé  : Gerald McBoing-Boing sur la pla-


nète Mars 1. On croit à un supplément de programme, eh bien pas du tout.
Un plan filmé dans la pénombre d’une salle de cinéma nous révèle Chris-
tian Marquand et Françoise Arnoul ; ils sont au cinéma. Elle quitte la salle,
nous sommes dans Venise, elle chantonne, il chantonne, ils font connais-
sance. On sait très peu de choses des personnages de Sait-on jamais… Des
bribes de vérité çà et là nous les font mieux connaître, mais on ne les cernera
jamais complètement. Par une phrase, ils se définissent. Lorsque Otto Hasse
demande à Françoise Arnoul qui est Christian Marquand, elle répond : « Je
sais seulement qu’il aime les dessins animés et lorsqu’il m’embrasse, j’ai l’im-
pression d’avoir couru. »
Il est presque impossible de raconter Sait-on jamais… Vadim s’est intéressé
essentiellement aux rapports de quatre personnages entre eux, trois hommes,
une femme. L’action se passe à Venise, dans une Venise que le cinéma ne
nous avait jamais montrée, en hiver, dans la brume, sans touristes et sans
gondoliers qui chantent.
C’est là précisément que réside la force de Vadim : il prend le contrepied
de toutes les règles et c’est grâce à cela que son film ne ressemble à rien de
ce que l’on a déjà vu.
Huit films sur dix traitent de l’amour, le sujet des sujets. Malheureuse-
ment, il n’y a plus aucun rapport entre l’amour vrai, celui de la vie, et l’amour

1.  Gerald McBoing ! Boing ! on Planet Moo (1956) : court métrage d’animation de la série Gerald
McBoing-Boing, réalisée par Robert Cannon. Elle raconte les aventures d’un petit garçon qui s’ex‑
prime non pas avec des mots, mais avec des effets sonores.
Sait-on jamais… de Roger Vadim 377

tel qu’on le filme. Un film américain comme Ariane 1, un film français comme


Mort en fraude 2, trichent avec l’amour et nous imposent une série de men-
songes. Il faut adapter les films à la vie et renoncer aux mythes reposants de
Cendrillon et du prince charmant.
Lorsqu’on me présente Françoise Arnoul, en sage petite fille dans Paris, Palace
Hôtel3, ou dans Le Pays d’où je viens4, je suis en colère et j’ai le sentiment qu’on
se moque du monde ; il est évident que Françoise Arnoul représente la jeune
femme française plus « évoluée » que la moyenne, qui n’est pas pressée de se
marier, ni d’avoir des enfants, désireuse de « profiter de la vie » et qui s’y ennuie
cependant, plus sentimentale qu’elle ne le voudrait et, comme toutes les femmes,
vulnérable. Il ne s’agit pas de savoir si ce personnage est sympathique ou non,
mais de reconnaître qu’il existe dans la vie, donc qu’il doit exister au cinéma.
C’est pourquoi Sait-on jamais… est peut-être le premier rôle intelligent de
Françoise Arnoul et, comme il est plus vrai, elle y est excellente. L’utilisation des
autres acteurs n’est pas moins admirable ; Christian Marquand, grâce à Vadim,
devient l’acteur français dont on avait besoin, au gabarit américain, une sorte de
Joël McCrea ou même de Joseph Cotten. Robert Hossein n’a jamais été si bien
et lorsque Otto Hasse le met au défi de le tuer en le regardant dans les yeux et
qu’Hossein le tue quand même en pleurant, le film se hausse et devient génial.
Le sujet de Et Dieu… créa la femme et les personnages me touchaient
davantage, mais les minutes de vérité éparses dans Sait-on jamais… sont
d’une force plus grande et deviennent là bouleversantes.
Je ne sais si les détracteurs de Vadim, après son premier film, reviendront
sur leur opinion et cela m’est égal, mais pour moi il n’y a aucun doute sur sa
vocation et sur son talent ; il est un homme de cinéma et l’un des deux ou
trois qui peuvent apporter le plus au cinéma français.
Cela fait partie du talent de Vadim de réunir autour de lui d’autres talents :
les décors de Jean André sont admirables comme la photo d’Armand Thirard
et l’audacieuse musique de John Lewis, interprétée par le Modern Jazz Quar-
tet, qui donne au film son véritable rythme. J’aime aussi le doigté de Vadim,
sa touche, qui lui font esquisser des traits sans jamais appuyer : l’enterrement
en gondoles, la poursuite, les bagarres, les danses, tout cela est fugitif, presque
suggéré. Pas une vulgarité, par une facilité mais une distinction vraie, une
maîtrise et un ton inimitable et qui deviendra célèbre.

françois truffaut

1.  Love in the Afternoon de Billy Wilder (1957).


2.  De Marcel Camus (1957).
3.  D’Henri Verneuil (1956).
4.  De Marcel Carné (1956).
378 Chroniques d’Arts-Spectacles

Claude Autant-Lara, faux martyr,


n’est qu’un cinéaste bourgeois
Arts no 624, 19‑25 juin 1957

Dans le numéro spécial d’Arts sur le cinéma (no 619), je suis parti en guerre
contre ce que je crois être une légende : la censure cinématographique1. J’ai
écrit textuellement : la censure n’existe que pour les lâches et Claude Autant-
Lara s’est senti concerné. J’ai trouvé dans Cinémonde sous la signature d’un
potineur froufroutant, Jean Vietti 2, les propos qu’Autant-Lara tint à la radio au
cours d’une émission consacrée au regretté Erich von Stroheim : « Alors que
ce matin, j’assistais aux funérailles du cinéaste maudit Erich von Stroheim, je
pensais à ce jeune voyou du journalisme qui prétend avec impudence qu’il
n’y a pas de censure et j’avais envie de le prendre par les oreilles et de l’ame-
ner devant la tombe de l’auteur des Rapaces pour lui montrer la tombe d’un
cinéaste qui fut la victime par excellence de la censure3… »
Ce qui frappe d’emblée dans le propos de Claude Autant-Lara, c’est l’ex-
pression « jeune voyou ». D’accord pour « jeune » puisque je pourrais
avoir l’infortune d’être le petit-fils d’Autant-Lara, mais pas d’accord pour
« voyou », mot stupide et imprécis. Dans les films d’Autant-Lara, et prin-
cipalement dans Le Diable au corps, l’expression injurieuse « jeune voyou »
est proférée par les personnages antipathiques à l’endroit du jeune héros
sympathique : en effet, « jeune voyou » constitue une expression périmée
qui mène bon train à la Légion d’honneur et à la maison de campagne.
Lorsque j’écris que la liberté d’expression est totale pour un grand cinéaste,
Claude Autant-Lara ne devrait pas se sentir concerné, car il n’est pas un
« grand cinéaste », mais un metteur en scène « appliqué » de scénarios
écrits par d’autres ; il n’est pas un auteur de films, mais un illustrateur de textes.
Je sais bien que la censure existe, mais je sais aussi qu’elle est moins dan-
gereuse qu’on le prétend et qu’il est malhonnête pour un cinéaste français
de se protéger derrière elle pour justifier une démission intellectuelle dont
les raisons sont tout autres.
Je connais Claude Autant-Lara depuis longtemps et bien souvent je l’ai
vu présenter ses œuvres dans des ciné-clubs ; le rite est immuable. Le maître
présente son dernier chef-d’œuvre qu’il a réalisé envers et contre tous ; il
s’en prend ensuite aux producteurs, à la censure, aux acteurs, bref à tous les

1.  Voir p. 356 : « Vous êtes tous témoins dans ce procès : le cinéma français crève sous les fausses
légendes ».
2. Jean Vietti (1923‑1975), journaliste et scénariste, collaborateur à Filmagazine, Cinémonde et
Ciné Revue.
3.  Jean Vietti, « La Rage au corps », Cinémonde n° 1191, 6 juin 1957.
Claude Autant-Lara, faux martyr, n’est qu’un cinéaste bourgeois 379

membres de la profession qui ne sont pas dans la salle pour « rectifier ».


Après la projection viennent les « débats » et si un jeune spectateur se per-
met la moindre critique, Autant-Lara immanquablement répond : « Je suis
de votre avis, mais cette scène m’a été imposée par le producteur » ; celui de
La Traversée de Paris l’a contraint de tourner la dernière scène optimiste, etc.
La seule chose que Claude Autant-Lara oublie de mentionner est qu’il
accepte ces changements d’autant qu’il participe souvent aux bénéfices sur
les recettes. Son courage est toujours postérieur et se manifeste quand il n’est
plus temps.
Oui, la censure existe, mais le courage consiste à faire comme si elle n’exis-
tait pas. Nous avons publié dans le n°  599 l’autocritique d’un journaliste
marxiste, Paolo Gobetti, et ce qu’il écrivait du cinéma italien vaut aussi bien
pour la production française : « Pour masquer la faillite de notre action nous
avons cherché à en rejeter la faute sur un élément extérieur, étranger au drame
artistique de notre cinéma  : la censure. Nous avons exagéré au maximum
l’importance de cet épouvantail qui, réel et nuisible, n’a cependant jamais été
capable de fermer la bouche à qui voulait dire la vérité. Nous avons fini par
nous imposer des limites et des empêchements supérieurs à ceux que nous
auraient imposés nos adversaires1. »

Lara est un censeur


C’est Claude Autant-Lara qui m’a prouvé lui-même l’existence de la cen-
sure en mutilant le beau roman de Raymond Radiguet. Lorsque j’ai vu Le
Diable au corps, j’ai été scandalisé qu’Autant-Lara ait censuré l’œuvre de
Radiguet en supprimant purement ou simplement toutes les audaces du livre,
par exemple l’épisode de la petite Suédoise. Claude Autant-Lara, cinéaste
bourgeois, croit – naïvement – qu’un héros de film ne serait pas sympathique
si on le montrait trompant sa maîtresse à la moitié du film ; il est donc lui-
même un censeur et de la pire espèce : celle qui s’abrite derrière le fanion des
bonnes mœurs et du commerce.
Je me solidarise totalement avec la très violente intervention de mon
ami Jacques Rivette au cours d’un débat au magnétophone publié dans un
récent numéro spécial des Cahiers du cinéma : « … Les quelques metteurs
en scène français qui ont dit devant les journalistes : “Je voudrais faire des
films sociaux” sont en fait des gens pourris. Je pense qu’Autant-Lara, aussi
bien que Clément, aussi bien que Clouzot, sont pourris, dans la mesure où
ces films, ils pourraient les faire s’ils acceptaient de travailler dans les condi-
tions où ont travaillé Rossellini, Fellini ou Antonioni, c’est-à-dire pour 30 ou
40 millions, en tournant peut-être à la sauvette ou dans la rue. Seulement, ils

1.  Paolo Gobetti, « Un critique s’accuse… », Arts n° 599, 26 décembre 1956‑1er  janvier 1957.
380 Chroniques d’Arts-Spectacles

ne veulent pas ; ils veulent, d’une part, continuer à gagner de l’argent, d’autre
part, continuer à faire des films de prestige. » Un peu plus loin, avec beaucoup
de justesse, Rivette exécute La Traversée de Paris : « La grande faiblesse de
La Traversée de Paris, c’est de porter un témoignage qui est effectivement
assez juste, sur une certaine société, mais ce n’est pas celle de maintenant.
Et ce n’est pas non plus celle de 1943, dans laquelle est située la nouvelle de
Marcel Aymé. J’ai l’impression que c’est plutôt celle de 1930. Ce rapport,
très montmartrois, de l’artiste et du bourgeois, est un thème de 1930 qui est
artificiellement situé en 1943, et qui est filmé en 19561. »

À quand Lara producteur ?


Claude Autant-Lara est un opportuniste passé maître dans les effets de
manche. Depuis des années, il prétend que la censure et les producteurs l’em-
pêchent de filmer un scénario prêt à être tourné sur l’objection de conscience 2.
Or, Agnès Varda ayant tourné sans aucune aide officielle La Pointe courte
pour 12 millions et Robert Bresson sans aucune concession Un condamné à
mort s’est échappé pour 57 millions, il est bien évident qu’Autant-Lara, le Père
Courage, pourrait produire lui-même son film avec les 12 millions de salaire
qu’il a encaissés pour La Traversée de Paris ou les 25 millions qu’il empochera
pour diriger Brigitte Bardot dans En cas de malheur. Autant-Lara reproche aux
producteurs français leur manque d’audace, mais il est bien connu qu’il n’ac-
cepte jamais d’investir son salaire dans la production d’un de ses films « en
participation » ; il est d’accord pour toucher plusieurs dizaines de millions,
plus un pourcentage sur les recettes, mais pour prendre des risques, bernique !
Et cependant, chaque fois qu’il tourne un film sans le secours d’Aurenche et
Bost, c’est une perte sèche pour le producteur (cf. Marguerite de la nuit !).
Alain Resnais, qui est, lui, un cinéaste réellement courageux, réussira, j’en
suis certain, à tourner les œuvres « difficiles » qu’il a en projet  : un film
sur le problème de l’avortement3 et un autre également sur l’objection de
conscience. Évidemment, un moyen métrage d’Alain Resnais  : Les statues
meurent aussi, consacré à la décadence de l’art nègre au contact de la colonisa-
tion, est interdit depuis cinq ans, mais au moins peut-on le voir dans les ciné-
clubs et à la Cinémathèque. Jean Vigo, sur la tombe duquel j’aimerais traîner
Autant-Lara par les oreilles, n’hésita pas à financer lui-même son premier film
À propos de Nice, et lorsqu’il tourna Zéro de conduite, il ne se demanda pas si

1.  Propos de Jacques Rivette recueillis dans « Six personnages en quête d’auteurs : débat sur le
cinéma français », Cahiers du cinéma n° 71, mai 1957.
2.  Claude Autant-Lara réalisera Tu ne tueras point ou L’Objecteur en 1960 dans les Studios Kojutniar
de Belgrade. Présenté à la Mostra de Venise 1961 sous pavillon yougoslave, le film sera interdit
en France jusqu’en 1963.
3.  Le projet d’Alain Resnais ne verra pas le jour. Il faudra attendre 1973 pour que Charles Belmont et
Marielle Issartel réalisent Histoires d’A, documentaire militant pour la libéralisation de l’avortement.
Claude Autant-Lara, faux martyr, n’est qu’un cinéaste bourgeois 381

la censure l’interdirait ou non – à vrai dire le film fut interdit pendant douze
ans ! –, mais il le tourna de toute façon car l’essentiel est bien que le film existe.

Le « Père Courage »
Par ailleurs, le seul long métrage interdit en France depuis le regroupe-
ment de la censure, après la Libération, va enfin sortir moyennant quelques
coupures ; il s’agit du Bel Ami que Louis Daquin a eu le courage de tourner
en Autriche avec des capitaux de l’Est 1 !
Le mot « courage » revient souvent dans cet article consacré à celui
qui manque à Claude Autant-Lara. Il n’a que le courage de rouspéter et de
dénigrer systématiquement tout et tout le monde. Un assistant de Claude
Autant-Lara eut l’occasion récemment de dîner avec Jacques Becker ; il
fut littéralement sidéré  : « Je ne croyais pas, me dit-il, qu’il soit possible
de parler avec un metteur en scène d’autres films que les siens ! » Pendant
tout le dîner, Becker lui avait chanté les louanges de Renoir, de Bresson et
même d’Autant-Lara, dont il admire vraiment La Traversée de Paris. Il me dit
encore : « Si l’on prononce devant Autant-Lara le nom de n’importe lequel
de ses confrères pour en faire l’éloge, il devient rouge de jalousie et de rage. »
En conclusion, bien sûr que la censure existe puisqu’elle « arrange » tel-
lement Claude Autant-Lara ! Comme le déclarait Jacques Prévert la semaine
dernière ici même : « C’est cela qui est amusant : dire les choses sans en avoir
l’air, sans proclamer de message, en jonglant, en triomphant des censures et
de toutes les difficultés 2. »
Dans le film de Vadim Sait-on jamais…, qui pourtant ne se prétend pas
courageux, on peut entendre deux phrases qui auraient été à leur place dans
Le Diable au corps : « J’aime pas l’armée ! » et plus loin : « On s’engage plus
souvent par amour que par patriotisme. »
Effectivement, il faut un certain courage pour réussir à s’exprimer libre-
ment au cinéma, trop de courage peut-être pour des cerveaux qui donnèrent
en 1925 le meilleur d’eux-mêmes. En 1925, Claude Autant-Lara dessinait les
décors de Nana, le premier chef-d’œuvre de Jean Renoir.

françois truffaut

1.  Bel Ami est sorti en juillet 1957 dans une version mutilée, après avoir été frappé par plusieurs
interdictions. Dans On ne tait pas ses silences (Les Éditeurs français réunis, Paris, 1980), Louis
Daquin explique le sort réservé à son film, qui « réalisé en coproduction avec l’Autriche, sera interdit
par la Commission de contrôle des films pendant quatre ans […], puis autorisé après cinquante
modifications de dialogue et la suppression de deux scènes mettant à nu les mobiles financiers et
politiques de l’occupation du Maroc […]. Cette adaptation de Bel Ami avait été un choix concerté et
un recul devant l’impossibilité de réaliser un film d’après un scénario original sur le colonialisme ! ».
2.  Jacques Prévert, propos recueillis par André Parinaud, Arts n° 623, 12‑18 juin 1957.
382 Chroniques d’Arts-Spectacles

Autant pour Lara

Arts no 626, 3‑9 juillet 1957

Claude Autant-Lara m’ayant traité de « jeune voyou » à la radio parce que


j’avais écrit que la censure cinématographique n’existe que pour les lâches, j’ai
cru utile dans Arts du 19 juin 1957, à la faveur d’un article intitulé : « Claude
Autant-Lara, faux martyr, n’est qu’un cinéaste bourgeois1 » de m’expliquer
plus complètement. J’ai affirmé que Claude Autant-Lara s’abritait derrière la
censure pour justifier le manque d’audace de son œuvre et que, s’il le voulait,
il pourrait produire lui-même, grâce aux salaires qu’il a reçus récemment, les
films qu’il affirme lui tenir à cœur, dont l’un sur l’objection de conscience.
Faute de pouvoir prouver sa bonne foi, Autant-Lara feint de suspecter la
mienne. Il sait très bien que je n’ai jamais changé d’avis sur sa personnalité
et que j’ai toujours défendu La Traversée de Paris. Si je me solidarise avec
l’intervention de Jacques Rivette, c’est qu’elle ne met pas en doute la qualité
de La Traversée de Paris, mais son actualité : « La grande faiblesse de La Tra-
versée de Paris, déclare Jacques Rivette, c’est de porter un témoignage qui est
effectivement assez juste, sur une certaine société, mais ce n’est pas celle de
maintenant. Et ce n’est pas non plus celle de 1943, dans laquelle est située la
nouvelle de Marcel Aymé. J’ai l’impression que c’est plutôt celle de 1930. Ce
rapport, très montmartrois, de l’artiste et du bourgeois, est un thème de 1930
qui est artificiellement situé en 1943, et qui est filmé en 19562. » Je regrette
infiniment de peiner Autant-Lara, mais je persiste à trouver la remarque de
Rivette d’une grande justesse sans que cela altère le moins du monde mon
admiration, non pour le réalisateur de La Traversée de Paris, mais pour le film
lui-même, œuvre d’une équipe due à la collaboration de Marcel Aymé, Jean
Aurenche, Pierre Bost et Autant-Lara.
Lorsque j’ai écrit sur Autant-Lara, que ce soit avant ou après La Traversée
de Paris, les mêmes mots sont venus sous mon clavier : grossièreté, hargne,
méchanceté, mesquinerie, muflerie, menue bassesse, délire, exagération. Ce
sont des mots-clefs. Ils s’imposent une fois de plus si l’on examine la réponse3
d’Autant-Lara et l’usage qu’il fait d’une lettre que je lui ai adressée en ren-

1.  Voir p. 378.


2.  « Six personnages en quête d’auteurs : débat sur le cinéma français », op. cit.
3.  Lettre de Truffaut à Claude Autant-Lara, 24 septembre 1956, collection La Cinémathèque fran‑
çaise/Fonds Truffaut, TRUFFAUT628-B353 : « Monsieur, vous trouverez, joint à la présente, un article
que j’ai lu dans je ne sais trop quel journal (ce serait aisé de retrouver lequel) et qu’après réflexion,
j’ai découpé pour vous l’adresser […]. Je suis convaincu que vous seul pouvez rester fidèle à l’état
d’esprit de ce fait divers. » Autant-Lara ne répondit pas directement à Truffaut mais, à la suite de la
parution de l’article « Claude Autant-Lara, faux martyr, n’est qu’un cinéaste bourgeois » (Arts n° 624,
19‑25 juin 1957), il envoya au directeur de l’hebdomadaire un droit de réponse (Arts n° 626, 3‑9 juil‑
let 1957). Afin de prendre Truffaut en flagrant délit de contradiction, Autant-Lara publia sa lettre
Autant pour Lara 383

trant de Venise l’an dernier et qu’astucieusement il transforme en « offre


de service ».
Mon travail ne consiste pas seulement à écrire des comptes rendus de
films et il est bien évident que le cinéma me préoccupe assez pour que je m’y
intéresse de plus près. Dans un magazine judiciaire, je trouvai la relation d’un
fait divers étonnant et qu’Autant-Lara « oublie » de rapporter : une femme
de la bourgeoisie, chrétienne fervente, cessa brusquement d’avoir la foi. Elle
ne voulut plus se confesser, refusa d’assister aux offices religieux et son mari,
catholique pratiquant, la fit interner dans un asile avec la complicité d’un psy-
chiatre, depuis reconnu fou et démis de ses fonctions. Elle ne dut de recouvrer
la liberté qu’à l’acharnement d’un parent de province, farouchement anticlé-
rical, indigné par la séquestration de la femme et l’hypocrisie de son époux.
Il m’apparut nettement qu’il y avait là un sujet de film étonnant, en quelque
sorte l’envers de Jeanne d’Arc, une expérience exactement opposée à celle
de Simone Weil 1 et que l’équipe de La Traversée de Paris, dont le non-
conformisme est bien connu, pourrait y trouver matière à une œuvre d’autant
plus explosive que basée sur des faits authentiques. Ma lettre n’appelait pas
de réponse et la phrase : « J’espère lire un jour dans Le Film français… »
prouve bien que je n’étais aucunement désireux de monnayer ce sujet, ni
de participer à son adaptation d’autant  : a) que je n’en étais pas l’auteur ;
b) que je ne l’avais absolument pas modifié ni même recopié ou tapé à la
machine. Une coupure de journal envoyée à un cinéaste n’a jamais constitué
une « offre de service » et Lara le sait bien ; cela l’arrange simplement de
feindre le contraire et lui évite de répondre à mes accusations concernant
son manque de courage.
Puisqu’il chicane, je chicanerai aussi en lui rappelant que ma lettre, qu’il
croit écrite pour lui plaire et lui complaire, est datée du 24 septembre 1956.
Or, dans Arts de la semaine correspondante (du 19 au 25 septembre), au cours
d’un article intitulé Venise après la bataille et sous un paragraphe titré « Les
fâcheux », j’écrivais ceci qui est rigoureusement contraire aux intentions
peloteuses que me prête Autant-Lara : « Pour ce qui est de la vulgarité, René
Clément ne le cède en rien à Claude Autant-Lara, dont la conférence de
presse a été une merveille. Il y avait là le producteur du film, Gabin, Bourvil,
Aurenche et Bost. À un journaliste qui demandait à Claude Autant-Lara  :
“Est-ce que La Traversée de Paris est un divertissement ?”, celui-ci a répondu :
“Ah non. Je crois avoir fait un film profond avec des idées qui vont loin !” »
C’est cela qui semble mystérieux à Autant-Lara  : qu’ayant une si piètre
opinion de lui, j’admire tellement La Traversée de Paris, que j’ai vu une fois à

dans laquelle il affirmait « avoir vu – et admiré – La Traversée de Paris à Venise », alors que dans
son article d’Arts il écrivait qu’« avec beaucoup de justesse, Rivette exécute La Traversée de Paris ».
1. Philosophe et écrivaine française (1909‑1943), dont l’œuvre est imprégnée de mystique chré‑
tienne.
384 Chroniques d’Arts-Spectacles

Venise, deux fois à Paris au Colisée, une fois au Marivaux et tout récemment
au Scarlett. Il voudrait bien comprendre, le cher homme, pourquoi je l’ad-
mire tant tout en le chahutant un peu, par exemple lorsqu’il fait croire aux
étudiants de la Cité universitaire qu’il a tourné La Traversée de Paris dans les
rues au lieu qu’en studio !
Je reviens à cette lettre parce que sa réapparition à point nommé ressemble
un peu trop à un coup bas. Je lui signale que j’ai fait lire à Max Ophuls Le Lys
dans la vallée parce qu’il me semblait qu’il serait transporté. Il le fut et désira
en tirer un film1. Lorsque Jacques Becker, il y a deux ans, préparait Vacances en
novembre qu’il ne put tourner, je lui prêtai trois romans de Drieu la Rochelle,
pour l’ambiance 1914‑1918 : Gilles, La Valise vide, La Comédie de Charleroi. À
Nicholas Ray qui, spontanément, m’écrivit d’Hollywood pour me remercier
de ma critique de Johnny Guitare et qui me disait son vœu de venir tourner
en France, j’envoyai une nouvelle de Luigi Pirandello, La Lumière d’en face,
plagiée depuis par un producteur récemment décédé 2.
Au producteur Raoul Lévy, dont je venais d’éreinter un film, Pardonnez nos
offenses 3, je signalai au cours d’une rencontre un roman qui m’avait impres-
sionné : Les Mal Partis 4. Or, je ne connais ni l’auteur ni l’éditeur de ce roman
et, à cette époque, je n’avais jamais rencontré le cinéaste qui va prochaine-
ment en tirer un film : Roger Vadim5. Dans aucune de ces circonstances, il
n’a été question d’argent parce que je ne suis pas un intermédiaire, ni un
besogneux, ni un affairiste. Dans le même ordre d’idées, et sans qu’aucune
des parties n’ait eu la muflerie de considérer cela comme des « offres de
service », des producteurs comme Pierre Braunberger 6, Henri Bérard 7, des
cinéastes comme Julien Duvivier, Roberto Rossellini, Luis Buñuel, Alexandre
Astruc et Max Ophuls m’ont demandé de lire certains romans ou certains
scénarios destinés à faire des films, afin d’avoir mon avis. J’ajoute encore
qu’il est fréquent que je reçoive de la part de certains lecteurs des manuscrits
que l’on me demande de lire et de transmettre à tel cinéaste ou à tel autre
de mon choix ; c’est ainsi que j’ai eu l’occasion d’envoyer à Ingrid Bergman,
Robert Dorfmann, Annette Wademant, Robert Bresson, Abel Gance, Philippe
Lemaire, Jean Renoir, Alain Resnais, des sujets conçus pour eux ou pouvant

1.  Le roman de Balzac sera adapté pour la télévision en 1970 par Marcel Cravenne.
2.  Jacques Gauthier, producteur de La Lumière d’en face de Georges Lacombe (1955).
3.  Pardonnez nos offenses de Robert Hossein (1956). Truffaut en signa la critique dans Arts n° 580,
8‑14 août 1956.
4.  Roman de Jean-Baptiste Rossi (Robert Laffont, Paris, 1950).
5.  Le roman sera finalement adapté à l’écran par son auteur, sous le pseudonyme de Sébastien
Japrisot, en 1976.
6.  Surnommé Batala par Truffaut en référence à l’escroc séduisant et retors incarné par Jules Berry
dans Le Crime de Monsieur Lange (Jean Renoir, 1936), Pierre Braunberger (1905‑1990) est l’un
des trois producteurs emblématiques de la Nouvelle Vague, avec Anatole Dauman (1925‑1998) et
Georges de Beauregard (1920‑1984).
7. Henri Bérard (1906- ?), producteur notamment de Madame de… (1953) et Du rififi chez les
hommes (1954).
Gangsters, « filles », cinéastes, censeurs dans le même panier 385

leur convenir. Il n’y a rien là de louche ou d’équivoque et Autant-Lara le


sait bien.
Il est probable que j’abandonnerai un jour la critique au profit d’acti-
vités plus créatrices1, mais ce ne sera ni pour être scénariste ni pour être
assistant, car je n’ai pas l’intention de gâcher ma jeunesse à courir les bis-
trots à la recherche des fameuses cigarettes anglaises à bouts filtrants dont
Mme Autant-Lara, première assistante à vie de son illustre époux, fait une si
grande consommation sur les plateaux de tournage.
J’ai écrit que le cinéma français manquait de cinéastes réellement coura-
geux et déploré que Claude Autant-Lara soit plutôt moins courageux que
d’autres. Pour moi sa réponse abonde dans ce sens : eh bien non ! je ne suis
pas courageux, nous écrit-il entre les lignes.
françois truffaut

Gangsters, « filles », cinéastes, censeurs


dans le même panier
Arts no 627, 10‑16 juillet 1957

Inodore, incolore et sans saveur particulière, Méfiez-vous fillettes, c’est de


l’eau ! Voilà tout ce dont les censeurs voulaient nous priver : d’un peu d’eau,
ce qui est grave par le temps qu’il fait, encore que cette eau-là soit assez
désagréable au goût.
Ce qu’il y a de mystérieux dans les réactions de cette commission de
contrôle des films – composée d’une dizaine d’esclaves dociles plus zélés que
privés de tout pouvoir 2 – ce sont les critères en vigueur. S’il s’agit de la qualité
des films ou de leur absence de qualité, il y avait soixante-dix bandes plus mal
ficelées que celle-ci à frapper d’abord. S’il s’agit de la moralité, alors les salles
d’exclusivité ne seraient plus encombrées de cent vingt films français par an,
mais d’une quinzaine seulement, car le film d’Yves Allégret n’est pas plus
infect que l’essentiel de la production française3. En vérité, comme l’écrit très
bien mon confrère Robert Benayoun4, avec l’interdiction totale de Méfiez-vous
fillettes, la censure réagit « comme certains agents de la circulation qui, par

1.  À cette date, Truffaut a déjà écrit et réuni le financement de son premier court métrage, Les
Mistons, dont le tournage commencera à Nîmes, le 2 août 1957.
2.  La commission était composée de représentants des différents ministères.
3.  Le 20 juin 1957, la Commission de contrôle cinématographique frappe Méfiez-vous fillettes d’une
interdiction totale, deux jours avant la sortie en salles, et ceci en raison de son sujet : l’histoire d’une
pauvre fille tombée aux mains de proxénètes. Après la suppression de certaines scènes et répliques,
le film sortira le 5 juillet 1957, assorti d’une interdiction aux moins de 16 ans.
4.  Écrivain et critique de cinéma (1926‑1996), collaborateur de Positif, Le Point et Le Nouvel Obser-
vateur, il est aussi l’auteur de monographies consacrées à Jerry Lewis, Tex Avery, Buster Keaton
et aux Marx Brothers.
386 Chroniques d’Arts-Spectacles

pur désœuvrement, choisissent parmi les usagers une tête de Turc du quart
d’heure ». Mais l’usager qui a des relations fait sauter les amendes à la Pré-
fecture de police et, dans le cinéma comme dans le milieu, on a des relations.
Justement et comme par hasard, l’un des gangsters de Méfiez-vous fillettes
déclare  : « Heureusement qu’on a de belles relations ! » et tout évoque
Pirandello dans ce film sur les faux durs, écrit et réalisé par des faux durs,
interdit par des faux durs et autorisé par un ministre placide qui a compris
que tout cela n’a aucune importance et qu’il était bon de ramener les censeurs
à leur rôle de fantoches.

Rien dans les mains, rien dans les poches, rien dans la tête
Rien de ce qui est insincère n’a d’importance et Méfiez-vous fillettes est
un film insincère. Qui est Yves Allégret ? Le hardi parachutiste des Démons
de l’aube ou l’analyste acerbe de Manèges ? Le faux rigolard de Mam’zelle
Nitouche ou le boy-scout de La Meilleure Part ? Le faux dur de Méfiez-vous
fillettes ou le mufle irrespectueux qui prépare un nouveau film de gangsters
stupidement intitulé Sans attendre Godot 1 ? Rien de cela peut-être car Yves
Allégret, qui n’a pas plus d’idées de scénario qu’il n’a d’idées de mise en
scène, travaille sans préférence, sans goût, sans système, sans théorie, sans rien
dans les manches, rien dans les poches, rien dans les mains et rien dans la tête.
On ne peut pas tourner successivement La Meilleure Part en « y croyant » et
Méfiez-vous fillettes en « y croyant » également. On bluffe dans l’un ou l’autre
cas et je suis persuadé qu’Yves Allégret bluffe de toute façon.
Le scénario n’est pas bon, mais il était sauvable, à la condition toutefois de
faire appel à tout autre adaptateur que René Wheeler, qui salit généralement
tout ce qu’il touche.
Un auteur de films s’exprime par le regard qu’il porte sur ses personnages ;
ce regard, on le chercherait en vain dans Méfiez-vous fillettes, qui a été réalisé
par un aveugle. L’expression « censure intelligente » constitue probable-
ment une impropriété, mais en admettant que la chose soit possible et que la
commission soit composée d’une dizaine de personnes cultivées et sensibles
qui inviteraient systématiquement l’auteur d’un film « douteux » à venir se
justifier devant elle, Yves Allégret serait perdu car il ne pourrait répondre à
aucune de ces questions : le personnage joué par Robert Hossein est-il plus
sympathique que celui joué par Gérard Oury ? Pourquoi ? À quel moment et
par quel déclic humain Antonella Lualdi tombe-t‑elle amoureuse d’Hossein ?
Pourquoi la petite bonne que l’on nous montre revêtant sa première robe de
putain en est-elle venue là ?

1.  Le roman éponyme de Jean Amila (Gallimard, Paris, 1956) sera adapté par Yves Allégret sous le
titre : Quand la femme s’en mêle (1957).
Gangsters, « filles », cinéastes, censeurs dans le même panier 387

Le genre série noire, faux durs en col mou, mitraillettes, règlements de


comptes est déplaisant a priori parce que complaisant, ouvert à tous les abus et
à toutes les hypocrisies. Lorsqu’Howard Hawks et Ben Hecht1 entreprirent la
réalisation de Scarface, le gangstérisme constituait un problème réel ; c’était
la prohibition et tous les jours des boutiques sautaient en l’air, des passants
interceptaient les fusillades entre bandes rivales. Hawks et Hecht ont su faire
un film de dégoût et de colère : ils nous ont montré des imbéciles sachant à
peine lire et écrire, débiles mentaux, primates hébétés, fiers de leurs ridicules
costumes excentriques, prétentieux, mégalomanes ; on a même remarqué
que Hawks avait dirigé Paul Muni en lui faisant adopter systématiquement
toutes les attitudes d’un chimpanzé. Scarface était un film honnête, intelligent
et moral, plaidant pour la lucidité et la virilité.
Un autre exemple plus récent est celui de Kiss Me Deadly (En quatrième
vitesse), que Robert Aldrich, débutant, fut contraint de tourner d’après le
roman d’un auteur qui lui soulevait le cœur et qu’il considère même comme
un feuilletonneur fasciste  : Mickey Spillane2. La solution adoptée par A.  I.
Bezzerides3 et Aldrich a été d’exagérer le roman tout en lui restant fidèle,
jusqu’à le parodier complètement. Mais comme Bezzerides est un scéna-
riste quasiment génial, le film se trouve être davantage qu’une parodie, une
sorte de poème épique et humoristique sur la fin du monde par l’explosion
atomique, une peinture cruelle d’une civilisation qui s’apprête au suicide.
Lorsque le héros du film, le crétin brutal Mike Hammer, pose délicatement
sa main sur son menton, rêveusement, pour essayer de déchiffrer un poème,
tout le mépris possible d’un cinéaste pour un détective privé est exprimé là
et le plus clairement du monde.
Puisque la censure cinématographique n’existe pas et qu’il était évident
que Méfiez-vous fillettes serait autorisé, l’auteur de La Meilleure Part aurait dû
en profiter pour dire des choses importantes et audacieuses : a) sur la police,
ses méthodes, ses ristournes, sa complicité avec le milieu ; b) la prostitution
et les problèmes qui lui sont inhérents.
Yves Allégret nous montre une boniche qui fait ses premières armes dans
le racolage, mais c’est pour lui une scène humoristique ; on ne sait pas d’où
vient cette fille ni quelle est son histoire, ni sa mentalité. Il eût été plus sym-
pathique d’expliquer aux spectateurs champs-élyséens qu’une bonne, si elle

1.  Scénariste, dramaturge et romancier américain (1894‑1964). Sa prolifique carrière de scénariste


(1926‑1967), marquée par ses collaborations avec Hawks, Preminger, Hathaway et Hitchcock, fut
couronnée de deux oscars de la meilleure histoire originale pour Les Nuits de Chicago de Josef
von Sternberg (1929) et Le Goujat de Ben Hecht et Charles MacArthur (1936). Truffaut retracera
son itinéraire et présentera le roman policier de Ben Hecht, Je hais les acteurs, dans Apostrophes,
le 8 avril 1983.
2.  Mickey Spillane (1918‑2006), écrivain américain, auteur de romans policiers, créateur du person‑
nage de Mike Hammer, immortalisé dans la série américaine éponyme.
3. A.  I. Bezzerides (1908‑2007), romancier et scénariste américain, spécialiste du film noir (Les
Bas-Fonds de Frisco, La Maison dans l’ombre…).
388 Chroniques d’Arts-Spectacles

vient à être enceinte (ce qui n’a rien d’exceptionnel si l’on sait ce qu’est une
chambre de bonne), perd tout à la fois et sa place et sa chambre. Sachant
qu’une chambre d’hôtel coûte au minimum 500 francs par jour, on peut tirer
des conclusions… Dans le même ordre d’idées, on pourrait, dans un film,
signaler qu’une dactylo gagne 27 000 francs par mois et une petite vendeuse un
peu moins (23 000 environ). En revenant au bon vieux principe de la chambre
à 15 ou 20 000 francs par mois, on pourrait tenter d’expliquer comment une
jeune femme, dans cette situation, doit s’y prendre pour boucler son mois ?
À Pigalle, les professionnelles « en carte » souffrent de la concurrence que
leur font, le samedi soir et le dimanche, quelques-unes de ces dactylos et de
ces vendeuses qui s’adonnent au putanat amateur pour payer leur chambre
d’hôtel. Comme elles ont dans leur sac des bulletins de salaire et une carte
de SS (aujourd’hui, lisez : Sécurité sociale), elles ne risquent pas de se laisser
rafler et les autres, les professionnelles, sont jalouses. D’où bagarres faciles,
coups de lime à ongles sur le visage plus souvent qu’on ne l’imagine. Sur
ce vaste sujet, il y a mille choses passionnantes à filmer sans tomber dans le
mélo ; il y a aussi les putains qui ne veulent pas « monter » avec les Nord-
Africains, craignant pour leur sac à main et, chronologiquement, un peu plus
tard, la façon dont, au commissariat, on interrogera le même Nord-Africain à
coups de genoux dans le dos, de manière à ce qu’il ne puisse pas faire établir
un constat médical en arrivant au dépôt. C’est ainsi que l’on pourrait braver
la censure, l’ennuyer et lui donner mauvaise conscience.
Mais tout cela, Yves Allégret s’en moque et sans doute l’ignore-t‑il, per-
suadé qu’il est qu’un film sur le « milieu » ne demande pas une certaine
connaissance du « milieu ». La clef de cette immense médiocrité du cinéma
français est peut-être là : les cinéastes français sont des bourgeois sans pro-
blèmes et qui ne connaissent la vie qu’à travers les potins ressassés de l’Élysée-
Club, sur l’escalator du Rex ou à la Kermesse aux étoiles : « Il paraît que le
critique Untel va épouser la fille du producteur Untel, et patati et patata 1… »
En Amérique, avant de venir à Hollywood, les scénaristes, les réalisateurs
ont vécu, ils ont couché dans les fossés, traversé leur pays, exercé vingt métiers,
travaillé de leurs mains ; ce n’est qu’après que certains s’embourgeoisent et
deviennent des piliers de bars.
Sans doute, il faut essayer d’avoir, d’une manière ou d’une autre, la « peau
de la commission de contrôle » où siègent, entre autres lascars, un représen-
tant de la famille française – quelle famille, grands dieux ? – et un représen-

1.  Allusion à peine voilée au futur mariage, le 29 octobre 1957, de François Truffaut et Madeleine
Morgenstern, fille unique du distributeur Ignace Morgenstern (Cocinor). Ce dernier avait notam‑
ment distribué Chiens perdus sans collier (1955) et Notre-Dame de Paris (1956), deux films de Jean
Delannoy sévèrement attaqués par Truffaut. Il servira aussi de caution financière à son gendre pour
la post-production des Mistons (1957). Ce qui permettra à Delannoy d’ironiser sur le fait d’« avoir
contribué, dans une certaine mesure, à favoriser les débuts de mon adversaire le plus acharné »
(France-Soir, février 1958).
Gangsters, « filles », cinéastes, censeurs dans le même panier 389

tant de la pensée française – quelle pensée et quelle France ? – mais je crois


qu’il faut beaucoup d’honnêteté à l’intérieur du film, de manière à avoir sa
conscience pour soi, et beaucoup de malhonnêteté ensuite pour lutter à armes
égales contre cette censure. Je veux dire par là qu’il faut ruser, présenter à la
censure des films amputés de scènes courageuses qu’on replacera ensuite
sans aucun risque, les dormeurs de la commission, saoulés de la pellicule,
ne retournant pas voir le film dans les salles ; il faut faire des chantages, des
marchés et d’ailleurs, on ne m’a pas attendu…
Par haine de la censure –  moi je ne hais pas la censure, je la nie  – mes
confrères vont se croire obligés de défendre Méfiez-vous fillettes et de faire
croire à un bon film. Déjà, à propos des deux coupures anodines demandées
par le ministre bienveillant, Georges Sadoul parle de « version mutilée1 ».
Quelle blague ! Peut-on mutiler un chancre purulent ?
On me dira : « Si votre dégoût est tel en face de tels films, pourquoi allez-
vous les voir ? » Ma réponse est celle-ci : j’aime tellement le cinéma et j’en suis
à ce point intoxiqué que même les mauvais films me donnent du plaisir. J’aime
voir les acteurs, leurs efforts pour échapper à la vulgarité ou leur complaisance
à s’y intégrer. Méfiez-vous fillettes n’a rien de plus qu’un film de Lepage2. Avec
un devis trois ou quatre fois plus fort, Yves Allégret soigne un peu plus les
raccords ; la photo, les décors, la musique sont meilleurs, mais il n’y a pas
plus d’idées. Les personnages entrent lentement dans le champ, par la droite
ou la gauche, avec la même lourdeur que dans les bandes publicitaires. La
direction d’acteurs est molle, mais presque tous ont quelque chose de bien :
Gérard Oury, qui présente l’intérêt de n’avoir pas l’air d’un acteur avec le
regard sévère d’un papa soucieux, serait plus à sa place dans le rôle du père de
famille qu’il tient à la ville, comme du reste Robert Hossein et André Luguet.
Les dames, par contre, sont plus à l’aise sur les tabourets de bars que lorsque,
dans d’autres films, on nous les montre faisant la cuisine. Antonella Lualdi et
Michèle Cordoue sont de belles femmes qui font leur travail correctement.
J’aime toujours Roland Lesaffre, amusant et vif, Pierre Mondy, très précis.
Ce qu’il y a de mieux dans Méfiez-vous fillettes, c’est le nom donné au plus
fat et veule de ces gangsters : Spade. Les usagers de la télévision seront ravis
d’entendre constamment, dans le dialogue : « Ce crétin de Spade… cette
fripouille de Spade… Spade, ce vieux truand3 ».

françois truffaut

1.  « La censure existe-t‑elle ? », Les Lettres françaises n° 678, 4‑10 juillet 1957.
2.  Henri Lepage (1898‑1970), réalisateur et scénariste français, auteur de films de série B. Son dernier
film, Pas de grisbi pour Ricardo, venait de sortir sur les écrans.
3.  Truffaut s’amuse de l’homonymie avec Henri Spade (1921‑2008), pionnier de la télévision fran‑
çaise, créateur notamment de La Joie de vivre (1952‑1960), première émission de variétés de
l’histoire du petit écran.
390 Chroniques d’Arts-Spectacles

Sept Hommes à abattre de Budd Boetticher

Arts no 629, 24‑30 juillet 1957

Bazin s’excite, Bazin s’emballe, Bazin délire sur un petit western sympa-
thique mais sans plus, amusant mais sans plus, drôle et tout ce qu’on voudra
encore, sauf admirable1. Un western loué par André Bazin est garanti pro-
Indien, c’est entendu, mais de là à s’envoler, bigre non.
Souvent, ici même j’ai défendu, plus ou moins timidement, Budd Boetti-
cher 2, dont on attend toujours mieux la prochaine fois, ce vieux matador qui
a quitté l’arène pour le studio, troquant la muleta pour le chapeau à visière du
great director. On pouvait, sans trop se chatouiller, prendre un certain plaisir à
ces deux films tauromachiques : La Dame et le Toréador, Le Brave et la Belle,
sourire à ses westerns : Le Déserteur de Fort Alamo, Le Traître du Texas, son
meilleur film demeurant, à mon goût, la petite bande policière qu’il produisit
lui-même : Le tueur s’est évadé et dans laquelle le charmant Wendell Corey,
déguisé en femme, trottinait cocassement devant les mitraillettes de toutes
les polices du monde.
Décréter, comme le fait André Bazin, que Sept Hommes à abattre 3 est l’un
des trois meilleurs westerns produits par Hollywood depuis dix ans, c’est faire
peu de cas, trop peu, de Johnny Guitare, Bronco Apache, Vera Cruz, Le Bandit,
Rancho Notorious, La Captive aux yeux clairs, Rivière sans retour, L’Appât et
tant d’autres. Un bon scénario ne fait pas un bon film et j’ai la conviction
que le dialoguiste4 de Sept Hommes à abattre a dû rager plus d’une fois dans
l’ombre devant cette mise en scène timide et gauche qui alourdit toutes les
subtilités d’un texte par instants excellent.
Je résume mal les sujets de films et celui-ci est des plus traditionnels, pour
ne pas dire classiques ; il s’agit pour le vieux Randolph Scott, shérif au veu-
vage encore frais, de retrouver les bandits qui ont volé un coffre rempli d’or
après avoir tué sa propre femme. Une autre dame est sur la route qui devient
veuve à son tour, à point nommé pour que ses grands yeux brillent comme
une demande en remariage.
Toute la subtilité du film est amenée par le seul acteur moderne de ce
western qui remet en selle les vieilles gloires (Randolph Scott et Gail ­Russell),

1. « Sept Hommes à abattre est peut-être le meilleur western que j’ai vu depuis la guerre, le plus
raffiné et le moins esthète, le plus simple et le plus beau » (André Bazin, « Un western exemplaire »,
Cahiers du cinéma n° 74, août-septembre 1957).
2.  Oscar Boetticher Jr, dit Budd Boetticher (1916‑2001). Réalisateur américain connu pour une série
de westerns indépendants interprétés par Randolph Scott et pour une trilogie sur la tauromachie
(La Dame et le Toréador, Le Brave et la Belle, Arruza).
3.  Titre original : Seven Men from now.
4.  Burt Kennedy (1922‑2001), scénariste et dialoguiste du film.
Sacha Guitry fut un grand cinéaste réaliste 391

l’excellent gangster interchangeable Lee Marvin, redoutable vitelloni 1 au Far


West et qui dégaine, semble-t‑il, pour le plaisir. Son personnage est plein
d’amusantes trouvailles et c’est lui qui prononce la meilleure réplique du film.
Lorsqu’il arrive à la fin tout près du coffre d’or planté au milieu du désert,
le shérif lui demande  : « Qu’est-ce que tu fais là ? » « J’ai tué Bodeen. »
« Pourquoi ? » « Pourquoi pas ? » Ce « Why ? », suivi d’un « Why
not ? », est fort réjouissant, j’en conviens, je l’avoue.
À part quoi, la couleur n’est point si bonne, les acteurs faiblards et ana-
chroniques – sauf Lee Marvin pour sûr – et la mise en scène souvent à contre-
temps. Pour toutes les raisons que j’ai dites et pour faire plaisir à André Bazin,
on peut voir sans dommage Sept Hommes à abattre, à la condition de s’at-
tendre à voir un assez bon petit western, ni plus ni moins.

françois truffaut

Sacha Guitry fut un grand cinéaste réaliste


Arts no 630, 31 juillet-6 août 1957

Le Tout-Paris n’aime pas les mélanges, les transferts, les violonistes d’In-
gres. Jean Renoir écrit-il une pièce ? On la décrète cinématographique,
antithéâtrale ; de la même façon, Jean Cocteau ne sera qu’un acrobate, un
touche-à-tout 2 et si j’en crois la légende, on voulait interdire au romancier
Jean Giraudoux d’écrire pour le théâtre. Ces tabous, ces interdits, ces éti-
quettes obligatoires sont le fait des médiocres, d’imbéciles, jaloux de leur
petite spécialité. En ce qui concerne le cinéma, c’est l’appareillage compliqué
qui est le plus souvent invoqué.
Sacha Guitry3 n’avait pas de complexes et c’est tant mieux pour le cinéma
français qui lui doit ainsi une douzaine de bons films, dont les meilleurs (de
ceux que j’ai pu voir) sont probablement : Ceux de chez nous, Le Roman d’un
tricheur, Faisons un rêve, Désiré, Remontons les Champs-Élysées, Ils étaient neuf
célibataires, Deburau, Assassins et Voleurs et le tout dernier, Les trois font la
paire.

1.  Allusion au film de Federico Fellini (1953). Les vitelloni (littéralement « grands veaux ») désignent
des jeunes gens menant une vie désœuvrée.
2.  Expression souvent utilisée pour désigner Cocteau et reprise par lui-même dans son Discours
de réception à l’Académie française (1955)  : « Messieurs, vous adoptez un poète sans craindre
qu’on ne vous fasse reproche d’avoir accepté un touche-à-tout, un homme orchestre, un Paganini
du violon d’Ingres. » Cocteau reconnaît dans sa virtuosité et la variété de ses activités (poète, des‑
sinateur, peintre, cinéaste, romancier, etc.) un « acharnement à n’abandonner un thème qu’après
l’avoir retourné en tous sens ».
3.  Sacha Guitry vient de décéder, le 24 juillet 1957.
392 Chroniques d’Arts-Spectacles

Sacha Guitry était un bâcleur, il détestait s’appesantir et fignoler un film ;


il était content de son scénario, sûr de ses interprètes, il aimait à enregistrer le
plus vite et le plus commodément possible avec, parfois, deux caméras ron-
ronnant simultanément, un spectacle forcément cinématographique puisque
impressionné sur la pellicule. L’expression « théâtre filmé » fut inventée pour
flétrir le cinéaste qui ose filmer une pièce de théâtre sans y insérer des scènes
de rues, une poursuite sur les toits, deux automobiles et un cheval emballé.
Celui qui doit mourir, adapté d’un roman1 et filmé entièrement dans la nature,
constitue bien plus sûrement du théâtre filmé que Faisons un rêve, pièce abso-
lument parfaite et inaméliorable même pour la transposition à l’écran.

1936 : quatre films


« C’est du cinéma » ou « Ce n’est pas du cinéma », rabâche-t‑on sou-
vent. Quelle galéjade ! Personne n’a jamais remarqué que le néoréalisme
italien, le linge sale lavé en public dans les ruelles napolitaines, spectacle spé-
cifiquement cinématographique s’il en fut, est né directement non pas des
films de Marcel Carné ou de Jacques Feyder, mais de ceux de Marcel Pagnol,
c’est-à-dire de pièces filmées telles quelles ?
En 1936, Sacha Guitry tourna quatre films. Songez-y : quatre films en une
seule année ; par bonheur, je les connais tous quatre : Le Nouveau Testament
(comédie de mœurs sur le gigolisme à la faveur d’un rendez-vous raté. On
apprenait ici qu’il existe trois statues de Jeanne d’Arc dans Paris d’où une
cascade de malentendus désopilants). Le Roman d’un tricheur, considéré à
juste titre comme le chef-d’œuvre de Sacha Guitry, film picaresque aux deux
tiers commenté, riche en trouvailles inédites. Faisons un rêve dont j’ai parlé
déjà, prodigieusement interprété dans un seul décor par Sacha Guitry, Jacque-
line Delubac et Raimu. Le Mot de Cambronne, moyen métrage remarquable
d’invention et de drôlerie.
Revoir aujourd’hui ces films et les confronter avec ces navets décrétés ciné-
matographiques que furent Carnet de bal, Gueule d’amour, Pension Mimosas
constitue une leçon instructive. Sacha Guitry fut un vrai cinéaste plus doué
que Duvivier, Grémillon et Feyder, plus drôle et certainement moins solennel
que René Clair.
Sacha Guitry a traversé l’histoire du cinéma en se moquant des modes et
des tendances ; il n’a jamais pratiqué le réalisme poétique, le réalisme psy-
chologique, la comédie à l’américaine. Il fit toujours du Sacha Guitry, c’est-
à-dire qu’à la faveur d’une trouvaille généralement cocasse, il brodait sur des
thèmes qui lui étaient personnels : les bienfaits de l’inconstance amoureuse,
l’utilité sociale des asociaux : voleurs, assassins, gigolos et rombières, toujours

1.  Voir n. 1 et 2 p. 354.


Sacha Guitry fut un grand cinéaste réaliste 393

le paradoxe de la vie et c’est bien parce que la vie est paradoxale que Sacha
Guitry fut un cinéaste réaliste.

Un regard lucide
Le cinéma vit, se survit et se suicide par un certain nombre de clichés
qui compliquent la tâche des scénaristes toujours fatigués d’avance. Dans la
production courante, un voleur ne saurait être un personnage sympathique à
moins qu’il ne vole par héroïsme et générosité comme Mandrin, Cartouche
ou Arsène Lupin. De même, la femme adultère doit être forcément antipa-
thique, à moins que son mari ne soit une ordure vivante ou un minus et son
amant un jeune premier prestigieux. Si tant de films sont d’avance mauvais et
exaspérants, c’est par leur servile observance de ces règles soi-disant dictées
par le goût du public. Devant presque tous les films, un spectateur pas même
subversif mais seulement civilisé réagira a contrario et sympathisera avec les
personnages que les auteurs ont voulus odieux, tellement les personnages
voulus sympathiques seront mièvres et laborieux.
Avec Sacha Guitry, comme avec Renoir – auquel il s’apparente par certains
points : une misogynie amoureuse accrue, d’une année sur l’autre, l’idée que
seul le grain de la peau de la femme que l’on aime compte1 –, cette notion de
personnages sympathiques ou antipathiques disparaît au profit d’un regard
plus indulgent mais aussi plus lucide sur la vie comme elle est : une comédie
aux cent actes divers et dont l’écran nous offre la plus juste peinture.
Les dialogues de films, les scènes d’amour, les rapports sentimentaux
dans la plupart des films, du Quai des brumes aux Grandes Manœuvres, sont
d’une fausseté incroyable. Dans les films de Sacha Guitry, la vérité surgissait
brusquement à la fin de chaque scène avec une telle force que l’on sursaute
presque. Dans Le Nouveau Testament, le jeune gigolo invité à dîner arrive
avant l’heure ; le mari peut venir d’un instant à l’autre et le gigolo propose à
la rombière : « Allez, si on faisait l’amour ? Si, si derrière la porte, très vite, j’te
jure qu’on a le temps. » Le même personnage dans Le Roman d’un tricheur
est liftier ; dans l’ascenseur, Marguerite Moreno le remarque. En bas, tout
le monde attend l’ascenseur qui ne redescend pas ; lorsque enfin il arrive, le
petit liftier regarde sa belle montre toute neuve.
Après plusieurs films franchement médiocres : Toâ, Aux deux colombes, il
y eut une bonne surprise : La Poison. L’idée était empruntée à un fait divers
insolite : ayant décidé de tuer sa femme, un homme consulte un avocat en

1.  Citation de Jean Renoir à propos d’Elena (Ingrid Bergman), l’héroïne de son film Elena et les
Hommes (1956) qu’il compare à Vénus : « Les dieux de l’Olympe […] aiment à nous rappeler cer‑
taines vérités essentielles. Ils aiment à nous rappeler que seuls la beauté, la chair, les yeux d’une
femme comptent, les divins mystères du grain de la peau de la femme que l’on aime » (Écrits
1926‑1971, Belfond, 1974).
394 Chroniques d’Arts-Spectacles

lui faisant croire que le meurtre est déjà consommé ; fort des remarques du
« baveux » qui sont pour lui autant de conseils involontaires, il poignarde
son épouse ayant pour lui toutes les circonstances atténuantes possibles et
c’est l’acquittement.
On trouve là le thème habituel de Sacha : faire de sang-froid, cyniquement
ce qui s’accomplit généralement dans l’ivresse ou la colère, tourner la loi et
se mettre en règle avec la société en jouant son jeu. Mais cette fois, ce qui
importait, c’étaient les scènes de ménage entre les deux vieux époux, d’une
âpreté et d’une cruauté qui faisaient penser à certains moments de ce qu’on
a fait de mieux dans le genre au cinéma : L’Atalante de Jean Vigo, Folies de
femmes d’Erich von Stroheim. La femme, la poison insultant Michel Simon le
traitant de c…, d’em…, sa hargne décuplée par son calme avant le meurtre,
voilà une sortie qui littéralement nous sidérait.
Dans Les trois font la paire, que Sacha Guitry mourant1 n’a même pas dirigé,
il est indiscutable que Sophie Desmarets, Darry Cowl, Philippe Nicaud, Clé-
ment Duhour, Jean Rigaux donnaient le meilleur d’eux-mêmes. Pourquoi ?
Tout simplement parce que le dialogue était si juste, si vrai qu’il ne pouvait
être mal dit et que les comédiens livrés à eux-mêmes trouvaient tout naturel-
lement le ton adéquat, celui dans lequel il avait été écrit. Il n’est pas inutile
de rappeler cette scène bouffonne de Jean Rigaux couché sur son lit de mort,
habillé en grand officier, dans le costume de son rôle préféré. Sacha Guitry,
que l’on disait prétentieux et fat, savait se moquer de lui-même et de la mort
à l’occasion.

Le culte de l’amitié
La délicatesse, l’humanité de Sacha Guitry, on en trouve la preuve toute
récente dans cette scène de Si Paris nous était conté, lorsque le sosie d’Henri IV,
qui risquait sa vie chaque jour en doublant son roi à la ville, rentre chez lui
après le forfait de Ravaillac, accueilli par sa femme en larmes qui l’embrasse
en disant : « Enfin nous sommes délivrés de ce cauchemar ! »
Sacha Guitry est aussi le cinéaste qui a le mieux filmé la mort et celles,
innombrables, de Si Paris… étaient hallucinantes.
Il y a enfin, malgré cette immense dérision de l’amour à travers toute son
œuvre, un culte de l’amitié et de l’admiration presque bouleversant. Le pre-
mier film de Sacha Guitry, Ceux de chez nous, nous montre « en muet » les
artistes que le jeune Sacha admirait le plus : Octave Mirbeau, Auguste Renoir,
Claude Monet, Auguste Rodin, Edgar Degas, Camille Saint-Saëns, Anatole

1.  Sacha Guitry a écrit et effectué le découpage du film ; mais, déjà très malade au moment du
tournage, en janvier-février 1957, il dut en confier la réalisation à Clément Duhour, son producteur
exécutif. Guitry apparaît toutefois à deux reprises dans le film : au début – où il téléphone à son
ami Albert Willemetz – et à la fin. Il s’agit là de sa dernière apparition à l’écran.
Œil pour œil d’André Cayatte 395

France. Dans son dernier, Les trois font la paire, il rend hommage à Simenon,
Alfred Jarry et Michel Simon. La dernière image cinématographique que nous
connaissons de lui, c’est le prologue de ce film lorsqu’il téléphone à son vieil
ami Albert Willemetz et lui fait ses adieux tout en courbant un peu le visage
pour que sa maigreur ne nous émeuve point trop.
Il y a deux ans, pendant le tournage d’Assassins et Voleurs, je voulus inter-
viewer Sacha Guitry ; le secrétaire me répondit que c’était possible à la condi-
tion de préparer mes questions et de les faire lire au maître préalablement.
Stupidement je refusai ; j’étais idiot ce jour-là1.
françois truffaut

Œil pour œil d’André Cayatte 2


Arts no 636, 18‑24 septembre 1957

Œil pour œil est l’un de ces films que l’on n’ose guère attaquer ; il y a l’ad-
mirable campagne de presse, le prestige de l’auteur, sa réputation de maître
du barreau toujours assis entre deux chaises, sa fameuse intégrité morale, la
pureté de ses intentions, son courage et surtout, surtout, la somme d’efforts
qu’une telle œuvre représente.
Il faut deux heures pour voir le film, encore autant pour y réfléchir et
l’éreinter et l’on sait qu’il s’agit d’un travail considérable, de plusieurs mois.
Mais Œil pour œil est un film trop laid, trop bête, trop naïf, trop ennuyeux
et trop mauvais pour qu’on ne s’explique pas franchement. Oui, d’accord,
on sait, il y a eu le travail, la sueur, la chaleur, le temps et l’argent dépensés,
l’énergie et tout ce qu’on voudra encore, deux caméras cassées, mais lorsque
l’on juge une œuvre d’art, le travail est ce que l’on doit admirer en dernier lieu
après avoir vanté la beauté, l’intelligence, la lucidité, l’imagination, la force, la
noblesse, c’est-à-dire tout ce dont Œil pour œil est dépourvu.

Le film manque de lucidité


Plus que celui d’écrivain, le métier de metteur en scène implique certaines
responsabilités ; il s’agit, comme l’a souvent expliqué Jean Renoir, de « révé-
ler les acteurs à eux-mêmes », il s’agit aussi de créer de la vie et de la beauté.

1.  Ce sera en effet l’un des grands regrets de Truffaut de n’avoir jamais rencontré Sacha Guitry,
l’un de ses « maîtres », découvert en 1945 avec Le Roman d’un tricheur et auquel il restera toujours
fidèle. À sa disparition, il est l’un des rares critiques à saluer la cohérence de son parcours et de
son œuvre cinématographique. Vingt ans plus tard, il reprendra et développera ses arguments dans
sa préface à l’ouvrage de Guitry, Le Cinéma et Moi (Ramsay, 1977).
2.  L’article fut publié avec cette phrase d’accroche : « Avec Œil pour Œil, Cayatte et Curd Jürgens
font reculer les bornes du grotesque à l’écran. »
396 Chroniques d’Arts-Spectacles

Tout cela demande évidemment un minimum de goût, d’intuition, d’intelli-


gence, de sensibilité et d’abord une certaine lucidité ; entre les cent défauts
par quoi Œil pour œil est un film grotesque, il y a avant tout le manque de
lucidité ; on ne peut visionner en projection les trois cents plans d’Œil pour
œil sans se rendre compte que pas une phrase, pas un regard, pas un geste
n’est juste, sans s’apercevoir que l’on fait fausse route et que l’on va à l’en-
contre du but recherché.
André Cayatte a voulu sortir de sa spécialité  : le film judiciaire sous la
forme de documentaire romancé ; cela ne marchait plus et, avec Le Dossier
noir, il avait atteint les limites du procédé. Il a voulu se renouveler, comme on
dit bêtement ; mais on ne se renouvelle pas. On peut évoluer, mais si l’on est
à 40 ans le contraire d’un poète, on ne devient pas poète cinq ans plus tard.
C’est ainsi que, devant le succès décroissant de ses films judiciaires, André
Cayatte a voulu renverser la vapeur. Au lieu d’une intrigue unanimiste entre
dix-huit personnages, une seule action entre deux personnages seulement,
sans démonstration, en extérieurs au lieu qu’en décors crasseux, et, pour la
première fois, la couleur : « Bien sûr, j’ai plaidé, mais j’ai surtout été journa-
liste et j’ai même conduit des locomotives ; pourquoi ne ferais-je pas aussi
bien des films de chauffeur de locomotive ? » Le voilà bien le film du chauf-
feur de locomotive, qui traverse en un trajet désespérément rectiligne un
paysage extraordinaire qu’il ne sait même pas voir ; pas le moindre embran-
chement, pas le moindre aiguillage, rien qu’une vieille loco d’avant-guerre
mal repeinte. (Cher Matras1, Max Ophuls est mort ; quel cinéaste français
saura vous employer ?), vieille loco poussive donc qui tire un omnibus. Les
signaux, tout le long du parcours, sont autant de trucs et chaque fois que le
scénario tombe en panne, Cayatte filme une panne de voiture.
Techniquement simpliste, Œil pour œil nous offre cent plans de Curd
Jürgens traversant l’écran de droite à gauche et cent plans du même traversant
l’écran dans l’autre sens ; tout le reste est montage, c’est-à-dire, ici, alternance
de plans de chaque sorte.
Pour faire du cinéma, il faut bien connaître les acteurs que l’on dirige, les
personnages qu’ils vont incarner et il faut aussi, n’est-ce pas évident ? se bien
connaître soi-même. André Cayatte s’est bluffé lui-même en croyant qu’il
suffisait de se faire projeter plusieurs fois Les Rapaces pour faire du Stroheim ;
Cayatte devait s’analyser et se dire : « Je ne suis pas un poète, je ne suis pas
un lyrique et peut-être même ne suis-je pas un artiste ; toutefois, je suis un
homme que les problèmes de son temps préoccupent et que le cinéma pas-
sionne ; j’ai des idées sur la société moderne et j’ai réussi parfois au cinéma

1.  Christian Matras, directeur de la photographie français (1903‑1977). Depuis ses débuts en 1928, il
a collaboré avec les plus grands cinéastes français (Duvivier, Renoir, Christian-Jaque, Cocteau, etc.)
et signé la photographie de tous les films français d’Ophuls des années 1950 (La Ronde, Le Plaisir,
Madame de…, Lola Montès).
Œil pour œil d’André Cayatte 397

en transposant mon expérience judiciaire et en exprimant ce que je ressentais


devant certaines injustices. Ce que j’ai tourné de mieux, c’est cette scène dans
Nous sommes tous des assassins où les juges ôtent leurs chaussures pour venir,
sur la pointe des pieds, s’emparer du condamné à mort tapi derrière la porte
de sa cellule. Je dois donc rester dans le vrai, puisque je sais recréer la vérité
à partir d’elle-même mais non, comme les grands artistes, atteindre le vrai
en partant du faux ; je ne dois surtout pas aborder le cinéma paroxystique
puisque je suis un neutre, un nuancé, et que mon tempérament me porte
vers l’article de journal plutôt que vers le poème. » Jean Vigo parlait très bien
de la nécessité qu’il y a à tourner des documentaires sociaux : « Le cinéma
n’y gagnera peut-être pas un artiste mais sûrement un homme, et ceci vaut
bien cela1. »
Tout le drame de Cayatte est là ; en tant que cinéaste-journaliste, il tournait
des films-robots dont le défaut était la platitude, les thèses exprimées étant
assez neutres, raisonnables, ne dépassant pas ce bon sens qui n’encourage
guère l’esthétique. Il a bien senti tout cela, j’imagine, et ce doit être le désir de
faire enfin un film fort qui l’a amené à adopter ce faux bon sujet : Folco Lulli
se vengeant de Curd Jürgens en le traînant derrière lui dans le désert jusqu’à
plus soif, c’est-à-dire la mort, voilà bien le type même du scénario abusif et
vain dont l’intérêt s’épuise après la deuxième bobine. André Bazin, après Le
Dossier noir, sut admirablement démonter le « système Cayatte » : « Il n’est
pas de héros de roman digne de ce nom qui ne soit, d’une certaine manière,
plus que ce qu’il est… Les faits, les hommes et les événements ne sont pas
des idées. En les articulant comme telles, Cayatte décale le réel, lui substitue
un univers exclusivement logique, peuplé d’êtres à notre image, mais aussi
radicalement autres, car sans ambiguïté 2. » Et c’est ainsi que, pour Cayatte,
l’homme est un robot pensant3.

Un réalisme superficiel
Cayatte échoue dans le traitement du thème lui-même ; aucune progres-
sion ni dans les événements, ni dans les caractères ; un sujet aussi théorique
ne saurait se contenter d’une illustration aussi superficiellement réaliste ;

1.  Citation exacte  : « Ce documentaire exige que l’on prenne position, car il met les points sur
les i. S’il n’engage pas un artiste, il engage du moins un homme. Ceci vaut bien cela. » (« Vers un
cinéma social. Présentation de À propos de Nice », texte prononcé au théâtre du Vieux-Colombier,
Paris, le 14 juin 1931, lors de la seconde projection du film. Œuvre de cinéma. Préface de François
Truffaut. La Cinémathèque française/Lherminier, Paris, 1985, p. 67).
2.  En fait, François Truffaut juxtapose ici dans une seule citation deux extraits provenant d’un
même article d’André Bazin  : « La cybernétique d’André Cayatte », paru dans les Cahiers du
cinéma no 36, juin 1954, puis repris dans Écrits complets II, André Bazin, Macula, 2017, pp. 1524-
1527.
3.  Jeu de mots à partir de la citation de Pascal : « L’homme n’est qu’un roseau, le plus faible de la
nature, mais c’est un roseau pensant » (Pensées, fragment 38, édition Léon Brunschwicg).
398 Chroniques d’Arts-Spectacles

les accessoires sont soigneusement choisis, les inscriptions franco-arabes


lisibles en clair, pas une chéchia ne manque à l’appel ; mais tout cela ne
suffit pas. Un cinéaste français filmant un roman arménien1 en Espagne avec
un acteur allemand et un acteur italien devrait renoncer au documentaire
brut, néoréaliste, et opter pour la fable pure et simple. Ici, on ne débouche
ni sur l’un ni sur l’autre, encore moins sur l’onirisme qu’aurait adopté Luis
Buñuel qui, dit-on, s’intéressait à ce roman. Voilà une œuvre sans mobile,
sans âme et sans ressort, et qui, malgré le laconisme du dialogue, reste
un film de Cayatte, c’est-à-dire un film d’avocat –  mais oui !  –, un film
bavard parce que les images n’expriment rien que de verbeux, un film qui
se voulait au départ un peu cynique puisqu’il s’agissait de toucher le salaire
de la peur et de renoncer à la générosité maladroite, film naïf finalement
puisque l’inefficacité est telle que l’on ne peut plus parler d’habileté ou de
roublardise.
Mais il n’y a, au fond, pas de règle, pas de principe, pas de recette  : cet
article serait vain et le film serait bon si les acteurs jouaient correctement ;
tout le cinéma romanesque repose sur la direction d’acteurs et l’on peut croire
à n’importe quelle histoire, même grotesque et mal mise en scène, pourvu
que le jeu nous y contraigne.
Le seul bon moment est l’apparition de Dario Moreno, qui amène tout à
coup, avec sa verve, son invention et son humour, un peu de vie dans cette
morgue en plein air. Folco Lulli s’en sort assez bien en « retenant » au maxi-
mun. Mais il y a Curd Jürgens, le plus mauvais, le plus grotesque, le plus satis-
fait, le plus lamentable acteur du monde. Puisque Fernandel touche cinquante
millions par film, il est parfaitement normal de donner le double à Jürgens
puisqu’il est deux fois plus drôle ! Je n’ai pas encore vu Amère Victoire, mais
je sais que Nicholas Ray a eu l’intelligence de donner à Jürgens le seul rôle
qui lui convienne, celui d’un crétin solennel. Avec quelles lunettes  défor-
mantes Cayatte regardait-il le jeu de Jürgens pendant les répétitions, pendant
le tournage, en projection et vendredi soir au Normandie2 ? Est-il, Cayatte,
totalement inconscient du ridicule ? Ne se rend-il pas compte de la fausseté
de tout cela, image par image ? Jürgens, en se dépassant, nous fait penser aux
Pierre Blanchar et aux Victor Francen d’avant-guerre, avec les roulements
d’yeux de notre cher Antoine Balpêtré. Est-ce par contrat qu’il doit mugir
un « nom de Dieu » toutes les sept minutes ?
Notre espoir  : que Curd Jürgens, qui plaît tellement aux spectatrices,
obtienne assez de succès pour demander cinquante, puis deux cents, puis
cinq cents millions, et enfin le milliard. Alors, le plus riche des producteurs

1.  Œil pour œil est tiré d’un roman éponyme de Vahé Katcha (1928‑2003), écrivain et scénariste
français d’origine arménienne.
2.  Cinéma parisien où le film a été présenté avec le procédé VistaVision (défilement horizontal des
images), lancé par la firme américaine Paramount pour concurrencer le CinémaScope.
Un homme dans la foule d’Elia Kazan 399

français ne pourra plus se l’offrir et se trouvera devant ce dilemme : crever


ou faire des films décents.
louis chabert

Un homme dans la foule d’Elia Kazan


Arts no 641, 23‑29 octobre 1957

Elia Kazan, qui avait signé, il y a quelques années, le film le plus déma-
gogique jamais tourné en Amérique, Sur les quais, nous offre cette fois le
premier grand film contre la démagogie dans toutes ses formes et dans tous
les domaines.
Un homme dans la foule 1, que je tiens pour une grande et belle œuvre dont
l’importance dépasse le cadre de la critique cinématographique, a vivement
déplu au public américain comme du reste au public français, tout simple-
ment parce qu’il se situe aux antipodes de Sur les quais et qu’on y attaque
aujourd’hui ceux-là mêmes que l’on flattait hier.
Est-ce à dire que Budd Schulberg et Elia Kazan ont retourné leur veste ?
Non pas, mais Sur les quais, scénario qui passa de main en main pendant
cinq ans, parvint au stade final tellement édulcoré que de l’œuvre antifasciste
prévue il ne restait au contraire qu’une bande inconsciemment mais effecti-
vement fascisante.
Mais cette fois-ci, Schulberg et Kazan, étant leurs propres producteurs,
ont pu nous offrir un film absolument conforme aux intentions initiales : le
résultat est sensationnel.
La démagogie, parce qu’elle implique une certaine euphorie, un côté bon
enfant et familier, est d’abord américaine. En France, elle s’installe lentement
mais sûrement dans le journalisme, la radio et la télévision par la force des
choses puisque ces différents procédés de diffusion s’inspirent chaque jour
un peu plus des méthodes américaines.
Tout cela commence parce qu’une jolie fille, nièce du propriétaire d’une
petite station de radio, a eu l’idée d’une émission : Un homme dans la foule ;
il s’agit de laisser parler, chanter et cracher dans le micro un homme de la
rue. C’est ainsi que, dans une prison, elle dégote une brute hirsute et il y a
là, dans cette scène, selon moi le moment le plus important du film, le déclic
qui précipitera Rhodes du mauvais côté ; la petite speakerine lui demande
son nom ; il répond : « Rhodes. – Rhodes comment ? – Eh bien, Rhodes,
quoi ! » La fille alors parle dans le micro et dit : « Il s’appelle Rhodes, mais
se surnomme Lonesome (le Solitaire). »

1.  Titre original : A Face in the Crowd.


400 Chroniques d’Arts-Spectacles

Tout l’esprit du film est présent dans ces quatre phrases. Cette petite roue-
rie journalistique déclenche tout le mécanisme ; cette fille est honnête, brave
et tout ce que l’on voudra, mais toute la bassesse du monde s’exprime quand
même dans sa petite trouvaille : « Il se surnomme Lonesome. » Et Rhodes ?
On guette alors sa réaction. Il peut se fâcher et reprendre son chemin. En fait,
il regarde la fille, Patricia Neal, se tait, hésite probablement et choisit de rire
aux éclats. Dès lors, quoi qu’il arrive, quelle que soit sa noirceur à lui, sa pureté
à elle, on ne pourra plus la plaindre car c’est elle qui représente la corruption
et lui le corrompu. C’est lui qui est à plaindre jusqu’au bout de la projection.
Rhodes devant le micro, comment se comportera-t‑il ? Il s’ébroue et ne se
laisse pas démonter. Chansonnettes improvisées et non conformistes, petit
baratin familier et inhabituel qui plaît aux auditrices ; il leur parle de sa mère,
des lessives qui abîment les doigts, de la vaisselle toujours recommencée ;
il séduit, il étonne, il embobine, il met dans sa poche peu à peu, carrément,
l’Amérique.
Il passe de la radio à la télévision et son destin le hisse chaque jour à moins
que ce ne soit sa spontanéité ; il est franc, il met les pieds dans le plat, amène
une négresse devant la caméra, une autre fois décrie la marque de matelas
qui finance l’émission. En Amérique, la politique toujours débouche sur le
spectacle comme le spectacle sur la publicité, et Lonesome bientôt se trouve
sollicité par les candidats à la présidence peut-être. À cet égard, la scène où il
éduque, en l’humiliant, un vieux général politicien est sublime ; il lui explique
comment plaire : ne pas garder les lèvres serrées, savoir se moquer de soi-
même, se présenter devant la caméra avec un petit animal, chien ou chat,
dans les bras.

Suprêmement intelligent
Il y a entre tous les paliers de cette montée à la gloire, une vie de kermesse,
de larbins, de draps défaits, une agitation dérisoire et forcenée ; les filles se
couchent sur un regard de Lonesome ; plus il est aimé du public, plus il est
détesté derrière les coulisses par tous ceux que sa forte nature fait vivre. Et
Patricia Neal, trompée plusieurs fois par jour, en apprentie sorcière qu’elle
est, s’accroche de toutes ses forces à Lonesome, qui est son petit enfant, son
petit bébé fragile chaque fois qu’elle peut le rencontrer cinq minutes.
La fin nécessairement fabriquée sonne aussi vraie, aussi juste que le reste,
car il est vrai que ces baudruches se dégonflent bien vite comme le prouve le
capricieux destin du sénateur McCarthy1, auquel nos auteurs ont constam-
ment pensé.

1.  Joseph McCarthy (1908‑1957), homme politique américain, sénateur de l’État du Wisconsin. Il
mena, de 1950 à 1954, une violente chasse aux communistes avant d’être censuré par le Sénat
américain.
Un roi à New York de Charlie Chaplin 401

Qu’Un homme dans la foule soit dirigé par Elia Kazan signifie assez que ce
film est joué mieux qu’à la perfection. L’interprétation d’Andy Griffith est une
performance certes, mais une performance de Kazan, car jamais un comédien
ne fut porté à bout de bras tout le long d’une œuvre comme ici.
Sans doute n’est-ce point là un film homogène mais au diable l’homogé-
néité ! (Clouzot, Duvivier et Clair 1 nous ont assez gâtés là-dessus ce mois-ci.)
Ce qui importe ici, ce n’est pas la structure de l’œuvre mais, outre sa perfection
formelle, son esprit, inattaquable, sa force, et j’ose dire sa nécessité. Les habituels
défauts des films honnêtes sont leur mollesse, leur timidité, leur neutralité peu
esthétique ; celui-ci est passionné, forcené, puissant, inexorable comme une
« mythologie » de Roland Barthes 2 et comme elle suprêmement intelligent.

françois truffaut

Un roi à New York de Charlie Chaplin3


Arts no 642, 30 octobre-5 novembre 1957

C’est entendu  : Charlot ne nous fait plus rire. Mais Louis Chauvet4 et
André Lang 5, par contre, n’ont pas fini de m’amuser. Ce qu’il y a de plus
cocasse dans leur compte rendu, comme dans tous ceux défavorables à Un roi
à New York, ce sont les allusions à la faiblesse du scénario. Autant reprocher
au Nouveau Testament de manquer de suspense. Ce n’est pas tout à fait par
hasard que je cite le Nouveau Testament : le roi Shahdov, monarque détrôné,
arrive à New York, ayant réussi à sauver sa tête et les fonds de la trésorerie
royale. Il apprend, le lendemain, que son Premier ministre s’est fait la malle
en emportant l’argent. Le roi est complètement ruiné. L’auteur de cette scène
est-il Charlie Chaplin ou bien saint Matthieu qui nous rapporte la parabole
des talents6 ? Un homme, sur le point de faire un voyage, confie sa fortune à
ses serviteurs : l’un d’eux lui joue un tour identique et l’homme le sermonne
ainsi : « Méchant et lâche serviteur ! Que n’avez-vous donc mis à la banque
l’argent que je vous donnai en partant ? »

1.  En ce mois d’octobre 1957 sont sortis sur les écrans français : Les Espions (Clouzot), Pot-Bouille
(Duvivier) et Porte des Lilas (Clair).
2.  Mythologies de Roland Barthes est paru au Seuil cette même année 1957.
3. L’article fut publié avec cette phrase d’accroche  : « Un roi à New York est un film génial. Le
secret de Charlie Chaplin, c’est sa bonté. »
4.  « Un roi à New York », Le Figaro, 25 octobre 1957.
5.  « Un roi à New York », France-Soir, 26 octobre 1957.
6.  La parabole des talents (Évangile selon Matthieu, XXV, 14‑30) illustre l’obligation, pour les chré‑
tiens, de ne pas gâcher les dons qu’ils ont reçus de Dieu et de s’engager à faire grandir son
royaume.
402 Chroniques d’Arts-Spectacles

Trahi par Judas


C’est ensuite un dîner chez une dame très Elsa Maxwell1, au cours duquel
le roi est trahi par un « judas » dans le mur, derrière lequel une caméra de
télévision enregistre le dîner et les pitreries royales ; presque malgré lui, Shah­
dov devient une vedette de la télévision. En visitant une école progressiste,
il fait la connaissance d’un enfant de 12 ans qui, par ses réponses, étonne et
confond les adultes que nous appellerons, si vous le voulez bien, les « doc-
teurs ». Un soir d’hiver, en rentrant chez lui, Shahdov rencontre le gosse
crevant de froid dans ses vêtements trempés. Le gamin, Ruppert, apprend à
Shahdov que ses parents ont été arrêtés comme communistes et qu’ils ont
été condamnés pour avoir refusé de dénoncer leurs amis. Chez le roi, Rup-
pert se déshabille pour prendre un bain et Shahdov va lui acheter d’autres
vêtements. On peut évoquer alors une autre figure du Nouveau Testament,
celle du possédé guéri : « Cet homme était alors sans vêtements pour figu-
rer que nous avions perdu la foi et la justice originelles, qui étaient comme
un vêtement de lumière qui nous couvrait dans notre état d’innocence. »
Mais bientôt les hommes de McCarthy viennent s’emparer du gosse pour
le mener à Hérode : « Ce prince hypocrite, couvrant le dessein qu’il avait
conçu de tuer cet enfant qu’il était forcé de reconnaître pour un Dieu, dit
aux Mages qu’ils cherchassent cet enfant afin qu’ensuite ils vinssent lui en
dire des nouvelles2. »
Bientôt Shahdov est, à son tour, convoqué devant la Commission des
activités antiaméricaines ; les marchands de ce temple-là sont indélogeables,
mais imitant Jésus qui renversa les tables et les chaises, Shahdov débarque
devant les mauvais juges, empêtré dans une lance d’incendie dont il les
inonde bien vite. Comme l’eau est purificatrice, Shahdov est acquitté et
c’est probablement Dieu qui, en songe, conseille à ce nouveau Roi mage
« d’emprunter un autre chemin pour retourner dans son pays » afin
d’échapper à Hérode, qui aurait vite fait de lui retirer son passeport. Mais
le plus triste de l’affaire et ce qui importe plus que tout, c’est que le gosse,
pour que ses parents soient libérés, a accepté de donner aux enquêteurs les
« renseignements demandés ». La morale de tout ceci n’est point aussi
naïve et sotte que celle du Christ recrucifié (Celui qui doit mourir) : c’est que,
si le Christ revenait de nos jours au pays des mouchards, il serait amené à
collaborer avec McCarthy.

1.  Voir n. 2 p. 252.


2.  Nouveau Testament. Évangile selon Matthieu : « Possédé guéri », Matthieu IX, 43‑34, et « Ado‑
ration des Rois », Matthieu II, 1‑8.
Un roi à New York de Charlie Chaplin 403

Une douceur terrible


Je ne prétends pas que mon interprétation du scénario soit décisive, mais faute
de pouvoir prouver la beauté, il faut souvent feindre d’expliquer pour convaincre.
Le malentendu est toujours le même ; ayant arbitrairement collé une éti-
quette sur une œuvre, on n’aime guère avoir à changer l’étiquette. Si Chaplin
continuait à son âge à faire le pitre sous sa défroque célèbre, ce serait d’une
inefficacité consternante ; cela n’est pas difficile à comprendre. Par ailleurs,
il est bien évident qu’un homme qui a tourné soixante-quinze films parmi les
plus commerciaux et les plus admirés de l’histoire du cinéma n’a de conseil
à recevoir de personne quant à la construction d’un film.
Je n’ai pas trouvé, moi, de différence entre la première et la seconde partie
d’Un roi à New York, tout simplement parce que je n’ai pas commis l’erreur de
m’apprêter à rire. Comme tout le monde, je lis les journaux et je suis au courant
des mésaventures de Chaplin avec l’oncle Sam ; je connaissais le sujet de son
nouveau film et la profonde tristesse de ses films précédents. Il était aisé de
prévoir qu’Un roi à New York serait le plus triste de ses films, le plus personnel
aussi. Il faut bien se dire que l’homme qui a fait La Ruée vers l’or est capable, s’il
le veut, de faire rire ou pleurer son public à volonté ; il connaît tous les trucs,
c’est un as, nous le savons. Si nous ne pleurons pas plus que nous rions en
voyant Un roi à New York, c’est que Chaplin a jugé qu’il fallait nous atteindre à
la tête plutôt qu’au cœur. La terrible douceur de son film m’a fait penser à Nuit
et Brouillard, qui refusait également les facilités du pamphlet et de la vengeance.
Deux exemples : si Chaplin avait voulu faire pleurer, cela lui était très facile
en développant et en articulant dramatiquement la scène au cours de laquelle
le petit Ruppert avoue à Shahdov qu’il a dénoncé les amis de ses parents ; il lui
suffisait de refaire une bobine du Kid. Si Chaplin avait voulu faire rire, lorsqu’il
nous montre les préparatifs de la commission d’enquête, il aurait développé le
moment où l’investigateur se poudre le visage et se maquille pour la caméra
de télévision. Il suffisait de trois gags sur la houppette pour susciter les rires.
C’eût été détruire son film qui vise plus haut ; en nous montrant une seule
image très brève de ce maquillage dans un récepteur, il verse simplement, à
l’état brut, un document au dossier.
Tout me comble dans Un roi à New York, y compris le style du film puisque
Pierre Leprohon commet la gaffe de terminer son livre sur Chaplin1 par la
toujours malencontreuse dissociation de la forme et du fond !
Ce n’est pas un film qui s’étale, qui s’installe, qui se répartit en scènes
amusantes, ironiques ou amères, mais une démonstration rapide, sèche, d’un
seul trait, presque un documentaire. Ces plans de New York, ces deux images
d’avions que Chaplin a insérées ici et là font penser à une sorte de montage

1.  Charles Chaplin, Nouvelles Éditions Debresse, Paris, 1957.


404 Chroniques d’Arts-Spectacles

de documents. Un roi à New York, ce n’est pas un roman ni un poème, mais


un article de journal, quelques pages d’un bloc-notes dans lequel « Charlie
Chaplin commente librement l’actualité politique ».

Le monde où l’on s’ennuie


S’il a choisi d’incarner un roi, c’est que sa vie est celle d’un roi. Partout
on le reçoit comme tel et il n’a pas eu besoin d’inventer pour nous mon-
trer ces photographes abusifs, ces journalistes indiscrets, ces réceptions
grotesques.
Dans la vie, Chaplin est constamment obligé de faire des « numéros »
pour ne pas décevoir l’idée que ses « hôtes » du Tout-Paris, du Tout-
Londres, du Tout-New York se font de lui. Il montre bien que ces numéros
sont drôles pour tout le monde, sauf pour lui, d’où la monstrueuse tirade
d’Hamlet, qui est là pour faire grincer plutôt que pour nous faire rire. Dans le
dialogue, quelqu’un dit à peu près : « Il est quelconque, mais si on le chauffe
un peu, il devient assez drôle. » J’aime cette lucidité et cette franchise que
l’on retrouve dans tout le film.
Au tout début, avec cette scène sur l’argent, Chaplin se moque de lui-
même, de son âpreté fameuse, de sa hantise de se faire voler. Autant Charlot
était sentimental, autant Chaplin l’est peu et il nous montre, pour la première
fois ici, des rapports précis et vrais entre le roi et les femmes ; il n’y a plus
de romance, plus de fleurs en bouquets, mais une poupée américaine telle-
ment excitante et allumeuse qu’il lui saute dessus littéralement. Toute la vie
amoureuse de Chaplin aux États-Unis, les fillettes que des mères abusives lui
jetaient dans les bras pour ensuite attaquer en justice et se faire des rentes à
vie, est résumée là en trois minutes.
Si Un roi à New York n’est pas un film amusant, c’est que l’Amérique
représente le monde où l’on s’ennuie. C’est un film autobiographique, et
sans complaisance, une tranche de vie plus douloureuse que d’autres, car
Chaplin a compris que le problème le plus angoissant de cette époque n’est
pas la misère ou le progrès social, mais cette destruction organisée de la liberté
dans le monde entier, bientôt acculé au mouchardage.
« L’œuvre d’art, explique quelque part Jean Genet, doit résoudre le drame
et non l’exposer1. » Charlie Chaplin résout le drame grâce à son secret qui
s’appelle la bonté.
françois truffaut

1.  Citation exacte : « Mais je suis un poète qui sait que l’œuvre d’art doit résoudre le drame, non
l’exposer » (Jean Genet, « Lettre à Léonor Fini », Fragments… et autres textes, Loyau, Paris, 1950).
Le règne du cochon de payant est terminé 405

Le règne du cochon de payant est terminé 1

Arts no 643, 6‑12 novembre 1957

Les critiques cinématographiques ont tendance à négliger deux points


importants dans l’analyse d’un film  : 1° l’attitude de l’auteur par rapport à
ses personnages ; 2° l’attitude de l’auteur par rapport au public. Il arrive que
ces deux éléments soient liés étroitement, c’est le cas, par exemple, d’un film
récent qui s’intitule Retour de manivelle. Cette œuvre témoigne de l’évolution-
éclair de Denys de La Patellière dans l’art de la mise en scène ; il y a là égale-
ment les deux ou trois scènes les plus intelligemment érotiques du moment,
mais il y a aussi les dialogues de Michel Audiard, qui dépassent en vulgarité
ce que l’on peut écrire de plus bas dans le genre ; ce n’est pas un dialogue
naïf ou faussement littéraire, mais cynique et roublard. Il prouve, de la part
de Michel Audiard, un triple mépris du cinéma, des personnages du film et
du public en général.
Il n’y a dans Retour de manivelle aucun personnage sympathique, ni antipa-
thique, tant Michel Audiard s’obstine à les dominer par un texte qui, tantôt
les ridiculise, tantôt leur donne de l’esprit ; le personnage de la petite bonne,
admirablement interprété par Michèle Mercier, est à cet égard révélateur ;
à Daniel Gélin qui vient dans sa chambre la séduire –  en ce qui concerne
La Patellière, c’est la meilleure scène du film – elle avoue son goût pour les
romans-photos, en deux ou trois phrases idiotes ; après une nuit d’amour
avec Gélin, elle lui dit : « C’est drôle, j’ai rêvé qu’on se mariait » et le public
des Champs-Élysées de s’esclaffer. Or, il me semble que lorsque l’on se veut
cynique, il ne faut flatter aucun public et que la satire ne devrait s’attaquer
aux bonnes qu’en dernier lieu. N’oublions pas que ce sont des milliers de
boniches naïves et romanesques comme celle-ci qui ont littéralement fabri-
qué Michèle Morgan ou Daniel Gélin. Lorsque Michel Audiard bâcle à la
commande des dialogues sentimentaux et niais pour Quai des blondes 2 ou
Mannequins de Paris 3, par exemple, il n’est pas autre chose que la boniche des
producteurs et cela vaut aussi pour La Patellière, lorsqu’il exécute un pensum
du genre Les Œufs de l’autruche.
Je crois que souvent des critères esthétiques sont liés à des critères moraux ;
il y a des films réussis et des films ratés, mais il y a aussi des films nobles et
des films abjects. Il y a une morale artistique qui n’a aucun rapport avec la
morale courante mais qui existe.

1. L’article fut publié avec cette phrase d’accroche  : « Clouzot, Carlo Rim (et quelques autres),
cessez de mépriser le cinéma, les artistes et le public ! »
2.  De Paul Cadéac (1954).
3.  D’André Hunebelle (1956).
406 Chroniques d’Arts-Spectacles

« Est infâme tout ce qui est inachevé 1 », dit Jean Genet, et André Gide :
« Que chacun suive sa pente pourvu que ce soit en remontant 2. » Ainsi,
Michel Audiard, qui n’est au fond que le Jeanson du pauvre, ne parvient jamais
à s’échapper de la bassesse alors que Jeanson, dans Pot-Bouille – film surpre-
nant de baroque, parodie échevelée de Gervaise, admirablement conduite par
Julien Duvivier –, réussit en utilisant les mêmes éléments : mépris, cynisme
et mots d’esprit, à faire une œuvre qui n’est évidemment pas très généreuse
mais forte et « critique », simplement parce que le dosage est constamment
juste et aussi que Jeanson ne méprise pas son travail.
On peut, comme Bresson, Astruc, Rossellini, Nicholas Ray, Carl Dreyer,
Fritz Lang, Tati et quelques autres, ne jamais se soucier du public et espérer
seulement que l’on sera compris, mais si, comme Renoir, Clément, Clouzot,
Becker, Hitchcock, Duvivier, De Sica et la plupart des cinéastes en exercice,
on cherche résolument à plaire, il importe de ne pas mépriser le public en le
sous-estimant. Il faut traiter le spectateur comme son égal et je crois ferme-
ment à cette règle : dans un film ne rien mettre pour faire rire qui ne vous
fasse rire vous-même, pour vous faire pleurer qui ne vous émeuve.
Ce qui condamne d’avance pour insincérité n’importe quel film de Jean
Delannoy, René Clément et maintenant je crois Henri-Georges Clouzot,
c’est que plus rien ne les amuse, ni ne les émeut. À cet égard, il faut recom-
mander fortement la lecture du livre de Michel Cournot 3, consacré à la réa-
lisation des Espions  : c’est un reportage magistral, remarquablement écrit,
d’une valeur critique rarement atteinte par d’autres ouvrages spécialisés ;
l’auteur vous donne le coup de foudre pour l’ingénieur du son William Sivel,
mais risque fort de dégonfler votre enthousiasme sur Clouzot ; on y voit
l’auteur de Manon s’interroger sans cesse sur les réactions du public et se
tromper avec une lourdeur que sanctionne nettement l’échec commercial
des Espions. Le Premier Spectateur –  c’est le titre du livre de Michel Cour-
not  – se résume à la description d’un abus de pouvoir constant de la part
de Clouzot, scénariste-réalisateur-producteur, à l’égard d’une équipe qui
dépend de lui et qu’il terrorise à force de colères naïves, d’injustices et de
décrets péremptoires qui n’ont aucun rapport avec l’amour du travail ou la
conscience professionnelle.
C’est son mépris des critiques – là-dessus je l’approuve – qui a incité Clou-
zot à annoncer que Les Espions serait un film kafkaïen, c’est son mépris du
public qui l’a empêché de faire un film réellement kafkaïen (à force de conces-
sions), et c’est son mépris des acteurs qui a compromis le style de l’interpréta-

1.  Citation exacte : « C’est parce qu’elle n’est pas achevée qu’une action est infâme » (Journal du
voleur, Gallimard, Paris, 1949).
2. Citation exacte  : « Il est bon de suivre sa pente pourvu que ce soit en montant » (Les Faux-
Monnayeurs, NRF, Paris, 1925).
3.  Le Premier Spectateur, Gallimard, Paris, 1957.
Le règne du cochon de payant est terminé 407

tion (on sent très bien Gérard Séty terrorisé, non par les espions de l’histoire,
mais par Clouzot).
Ce qui gêne les spectateurs en voyant Les Espions, c’est d’abord de sentir
que Clouzot leur raconte une histoire à laquelle lui-même ne croit pas. Le
tournage de ce film fut éprouvant et tout ce que l’on voudra encore, sauf
exaltant, et il n’y a aucune raison pour qu’un pensum devienne une œuvre
pleine de fantaisie.
Presque tous les films faisant le récit d’aventures exceptionnelles, il entre
tout naturellement un peu de folie dans tous les films et pour que cette folie
nous gagne à notre tour, il importe qu’elle soit spontanée. Renoir a déclaré un
jour : « Comme j’ai dû recevoir un coup sur le cigare étant jeune, j’ai intérêt
à montrer dans mes films des gens qui ont reçu un coup sur le cigare1. »
Parole admirable ! Si le cinéma anglais est si médiocre depuis toujours, c’est
probablement qu’il nous présente des histoires loufoques racontées par des
gens raisonnables.
Lorsque, dans Ce Joli Monde, Yves Deniaud, gangster, explique que son fils
« a mal tourné : il est devenu honnête ! », il n’y a là qu’un poncif et c’est
pourquoi ce film n’amuse que les gens qui n’ont pas le sens de l’humour,
c’est-à-dire tous ceux pour qui ce genre d’astuces est encore inédit. Mais
Carlo Rim sait très bien qu’il s’agit là d’un poncif et que son film entier n’est
qu’une poubelle à poncifs. Seul un solide mépris de son public l’empêche de
chercher à le divertir par des moyens plus neufs et il est donc un peu agaçant
de lire sous la plume d’André Lang 2 (toujours lui) que « Carlo Rim devient,
avec Ce Joli Monde, l’égal de Jacques Tati 3 » !
Dans plusieurs interviews, Clouzot, à propos des Espions, s’interroge  :
« Il s’agit de savoir si le cinéma est un art adulte ou non4 ? » À sa ques-
tion répondent assez nettement, me semble-t‑il, de jeunes metteurs en scène
comme Elia Kazan, Sidney Lumet, Frank Tashlin, Federico Fellini, qui nous
offrent au même moment des films aussi différents que Un homme dans la
foule, Douze Hommes en colère, La Blonde explosive et Les Nuits de Cabiria,
œuvres adultes et audacieuses, intelligentes et fortes qui ne cherchent pas
à embobiner le public en le flattant, mais qui font appel honnêtement à son
intelligence, à sa raison et à sa sensibilité.

1.  Citation exacte : « Comme j’ai dû recevoir un coup sur le cigare, cela me convient mieux de mon‑
trer des personnages qui ont reçu un coup sur le cigare » (« Enquête sur la censure et ­l’érotisme »,
François Truffaut, Jacques Doniol-Valcroze, Cahiers du cinéma n° 42, décembre 1954).
2. Journaliste et dramaturge français (1893‑1986). À cette date, il collaborait principalement à
France-Soir et au Figaro.
3.  « Carlo Rim est, au même titre que Jacques Tati, venu après lui, un des rares auteurs comiques et
satiriques complets de l’écran international » (André Lang, « Ce Joli Monde », France-Soir, 2 octobre
1957).
4.  « … à Venise quand Clouzot me déclarait l’autre jour : “Il s’agit de savoir si le cinéma est un art
adulte”, entendant par là, je suppose, capable de rivaliser en intelligence et en signification avec
la littérature, notamment » (André Bazin, « Les Espions », France-Observateur, 17 octobre 1957).
408 Chroniques d’Arts-Spectacles

Les spectateurs ne sont pas du bétail mais des « complices » éventuels,


il faut traiter avec eux sur un pied d’égalité, car la politique des moutons a
fait son temps.
françois truffaut

Le Triporteur de Jack Pinoteau1


Arts no 648, 11‑17 décembre 1957

Jean Cocteau a bien raison d’affirmer si souvent que le snobisme est un mal
nécessaire. Lancé par les snobs, Darry Cowl est devenu en trois ans l’idole
du public le plus vaste, le B. B. mâle, et si les snobs, à présent, le décrient,
cela n’a pas d’importance ; ceci écrit, avouons qu’il faut beaucoup de fidélité
pour continuer à « soutenir » Darry Cowl après tous ces affreux petits films
qui s’intitulent : Cinq Millions comptant, Fric-frac en dentelles, À pied, à cheval
et en voiture, Fumée blonde ou insignifiants comme L’Ami de la famille, Ce Joli
Monde, Les Lavandières du Portugal.
Avec Le Triporteur, la déception est d’autant plus vive que l’espoir était
grand ; L’Ami de la famille était un film soigné 2, tiré d’une mauvaise pièce3 :
un très honorable pensum. On pouvait imaginer que le jeune réalisateur
Pinoteau donnerait libre cours à sa fantaisie, mais on se demande mainte-
nant si Pinoteau est capable de fantaisie. Le sujet du roman de René Fallet
était excellent 4, comme tous les canevas comiques basés sur l’idée d’itiné-
raire (du Mécano de la Générale à Un vrai cinglé de cinéma). Dès l’adaptation,
c’est le gâchis, l’affadissement, la sottise. Dans le roman, le héros, livreur
pâtissier dans le Midi, monte à Paris en triporteur pour assister à la Coupe
de France ; dans le film, l’itinéraire est imprécis, le lieu d’arrivée étant Nice
et le point de départ un petit village imaginaire dans le Midi ! C’est-à-dire
que, pour tourner près de Nice (où furent également tournés les « inté-
rieurs »), on a sacrifié du roman les meilleurs éléments : la performance,
l’effort, la traversée de la France, la découverte de Paris, la conquête de la
capitale ! D’emblée, Pinoteau s’engageait dans une entreprise dont l’intérêt
spectaculaire était réduit de moitié par la faute de cette adaptation mesquine
et sotte.
Bénéficiant cette fois de la couleur, Pinoteau pouvait nous montrer la

1.  L’article fut publié avec cette phrase d’accroche : « Malgré Darry Cowl, Jack Pinoteau n’a fait du
Triporteur qu’un film fade, gauche et appliqué. »
2.  François Truffaut lui a consacré une critique parue dans Arts n° 627, 10‑16 juillet 1957.
3. Comédie éponyme de Jacques Sommet, créée le 29  mars 1955 au théâtre de la Comédie-
Caumartin (Paris) dans une mise en scène de Bernard Blier.
4.  Le Triporteur, Denoël, Paris, 1951.
Le Triporteur de Jack Pinoteau 409

France pour la première fois à l’écran, souligner les différences de teintes


d’une région à l’autre (et ce qui vaut pour les teintes valait aussi pour les
accents régionaux). On peut rêver des heures sur toutes les possibilités
qu’offrait ce canevas depuis la parodie des folklores jusqu’à la caricature
de la circulation routière  : il suffisait d’être un peu doué et quelque peu
inspiré.
Au lieu de tout cela, Pinoteau nous offre un film français comme les autres,
lourd et gauche, appliqué et laborieux, et si l’on songe à Tati, c’est pour forger
un sous-titre au Triporteur : Jour de défaite.
Même si, vraisemblablement, le film a souffert du manque de moyens
(la photo est hideuse, le son défectueux), il suffisait d’un peu de souffle et
de verve pour en faire une très bonne comédie ; c’est donc Pinoteau le seul
responsable de cet échec par sa mise en scène déconcertante de labeur inu-
tile ; tournant en extérieurs, dans la nature, le cinéaste s’impose le même
style qu’en studio ; aucune ampleur, aucune poésie, tout paraît étriqué et
fade. Incapable de « mettre en place » sur la route comédiens, accessoires
et de faire jaillir les gags à l’intérieur de plans, Pinoteau « sauve » son film
au montage, en truquant les plans et en jonglant avec ces éternelles « prises
de sécurité » dont les cinéastes français sont prodigues. On me dira : « Cela
ne regarde que le spécialiste et le spectateur profane n’en rira pas moins de
bon cœur ! » Or, rien n’est plus faux, tant il est évident que la comédie est le
genre cinématographique le plus difficile, celui qui exige le plus d’habileté et
de pureté ; il faut être un grand cinéaste plutôt qu’un bon technicien. Il faut
avoir un tempérament comique ; même si Le Triporteur se révèle un grand
succès commercial et qu’un spectateur moyen parvient à rire trente fois, je
prétends que le même spectateur rirait cent vingt fois au même film mis en
scène par Carbonnaux, Vadim, Tati pour ne pas mentionner Tashlin, Cukor
et d’autres.
Ce gâchis est d’autant plus déplorable que Darry Cowl en est la principale
victime. L’événement le plus important, si l’on examine le cinéma français
de ces dix dernières années, est le passage au cinéma de quelques comédiens
de cabarets exceptionnels comme Jacques Jouanneau, Jean Richard, Louis
de Funès, Fernand Raynaud, Roger Pierre et Jean-Marc Thibault, Poiret et
Serrault, Christian Duvaleix, Philippe Clay et, plus récemment, le purement
génial Raymond Devos. Tous ces comédiens qui doivent à leur apprentissage
au cabaret d’être toujours efficaces grâce au contact permanent avec le public
auraient pu sans peine ridiculiser la génération de Fernandel, aussi quelques
nouveaux venus trop solennels comme Gil Vidal ou Annie Girardot, cette
nouvelle Françoise Rosay !
Tous ces talents inemployés (faute de réalisateurs et non de pro-
ducteurs ou de sujets) prouvent cependant que le cinéma a davantage
à gagner du music-hall ou du cabaret que du théâtre. Il est regrettable
410 Chroniques d’Arts-Spectacles

que Le Triporteur ne soit pas l’exemple rêvé pour étayer une démonstra-
tion qui resterait théorique si, après l’excellent Courte Tête, Carbonnaux
n’avait tourné Le Temps des œufs durs sur lequel désormais nous reportons
nos espoirs1.
robert lachenay

Seule la crise sauvera le cinéma français2


Arts no 652, 8‑14 janvier 1958

L’année 1957 a vu disparaître deux très grands metteurs en scène, français


par leur nationalité d’adoption, internationaux par leur carrière : Max Ophuls
et Erich von Stroheim. En 1958, quinze nouveaux noms viendront s’ajouter
à la liste déjà longue des réalisateurs français en « exercice ». Ceci ne com-
pense pas cela.
Ne parlons pas trop vite de « relève » car les jeunes réalisateurs en ques-
tion rentrent dans la carrière tandis que leurs aînés y sont encore ! C’est
pourquoi – et en imaginant le pire – on peut penser qu’il y aura simplement
quinze chômeurs supplémentaires si la crise du cinéma français éclate bientôt
comme je le souhaite d’ailleurs.
Il ne faut pas imaginer que les producteurs font appel aux jeunes dans le
but d’aérer le cinéma français et de le transformer esthétiquement. Quelles
sont les raisons qui, brusquement, incitent les producteurs à faire confiance
aux nouveaux venus ? Nous en trouvons deux, économiques :
1. Les réalisateurs chevronnés demandent des salaires trop élevés. René
Clément, par exemple, est devenu si exigeant que seules les firmes américaines
ou internationales peuvent encore le solliciter. Si l’on totalise les salaires de
Claude Autant-Lara, Aurenche et Bost, Simenon, Jean Gabin, Brigitte Bardot
et Edwige Feuillère pour le film En cas de malheur, on atteint la somme effa-
rante de deux cent cinquante millions, c’est-à-dire le coût total de quatre films
intelligents et bien faits mais sans noms prestigieux (exemple : Un condamné
à mort s’est échappé).
2. Indépendamment des salaires exorbitants qu’ils réclament, les réalisa-
teurs chevronnés, soucieux de maintenir leur standing, n’acceptent de tourner
que des films plus chers que les précédents, d’où folie des grandeurs et mises
de fonds irrécupérables. Seuls de nouveaux venus acceptent de tourner un
film de soixante ou quatre-vingts millions.

1.  Le Temps des œufs durs sortira sur les écrans français le 19 mars 1958.
2.  L’article fut publié sous ce titre complet : « Seule la crise sauvera le cinéma français. Il faut filmer
autre chose avec un autre esprit et d’autres méthodes ».
Seule la crise sauvera le cinéma français 411

Réparez le gâchis des aînés


En fait, cela est peut-être inconscient mais cela est : les nouveaux cinéastes
qui débutent cette année en tournant de petits films ont pour mission de
réparer le gâchis des aînés. Ce n’est pas un secret : Les Sorcières de Salem, Celui
qui doit mourir, Œil pour œil 1 ont été des catastrophes commerciales comme,
dans de plus modestes proportions, Les Espions, SOS Noronha, L’amour est en
jeu, Quand la femme s’en mêle 2 ; évidemment, les jeunes ne sont pas infaillibles
et il faut préciser que Sait-on jamais…, Mort en fraude, La Peau de l’ours et Un
amour de poche, réalisés respectivement par Vadim, Camus, Boissol et Kast,
n’ont pas constitué de bonnes affaires.
Toutefois, l’exemple des producteurs français qui, il y a deux ans, ont pris
sous contrat le jeune journaliste Roger Vadim et la jeune starlette Brigitte
Bardot et ont gagné grâce à eux près d’un milliard et demi avec un petit film
de cent millions, Et Dieu… créa la femme, fait rêver les Champs-Élysées et
favorise singulièrement la nouvelle promotion.
Mais la crise est là, toute proche, presque inévitable. À mesure que le coût
de la vie augmente, le prix des places s’élève aussi et inéluctablement le nombre
des entrées diminue tandis qu’augmente le nombre de films français produits
chaque année. L’industrie se maintient en jonglant ; elle lance en l’air, toujours
plus haut, des millions, toujours davantage, des films, toujours davantage, devant
un public qui quitte la salle en bâillant. Quand les millions s’envoleront et que
les réalisateurs-chômeurs et les films inamortissables retomberont sur la tête
des jongleurs, il y aura de beaux sujets d’articles pour les journalistes spécialisés.

Cessez de singer la bêtise des grands


Pour qu’il y ait véritablement « relève », apport de sang neuf, il faudrait
que les jeunes cinéastes soient décidés à ne pas marcher sur les empreintes
du « vieux cinéma » ; il ne s’agit pas de tourner des films de cinquante mil-
lions qui singent le luxe et la bêtise des grandes productions. Il ne s’agit pas
de tourner des films de série noire avec moitié moins de gangsters, moitié
moins de flics, dans des décors minables et avec deux fois plus de revolvers
pour « compenser ».
Il faut filmer autre chose avec un autre esprit. Il faut abandonner les studios
trop coûteux (ce ne sont d’ailleurs que des taudis bruyants, insalubres et mal
équipés) pour envahir les plages au soleil où nul cinéaste (hormis Vadim)
n’a osé planter sa caméra. Le soleil coûte moins cher que les projecteurs et
les groupes électrogènes. Il faut tourner dans les rues et même dans de vrais

1.  Respectivement signés : Raymond Rouleau, Jules Dassin et André Cayatte.


2.  Respectivement signés : Henri-Georges Clouzot, Georges Rouquier, Marc Allégret, Yves Allégret.
412 Chroniques d’Arts-Spectacles

appartements ; au lieu, comme Clouzot, d’étaler de la crasse artificielle dans


des décors et de planter devant cinq espions patibulaires, il faut filmer devant
de vrais murs crasseux des histoires plus consistantes ; si le jeune cinéaste doit
diriger une scène d’amour, au lieu de faire dire à ses interprètes les stupides
dialogues de Charles Spaak, il doit se remémorer la conversation qu’il a eue
la veille avec sa femme ou – pourquoi pas ? – laisser ses acteurs trouver eux-
mêmes les mots qu’ils ont l’habitude de prononcer.
Le jeune cinéaste ne doit pas se dire : « Je vais essayer de m’immiscer dans
cette industrie redoutable en faisant un compromis entre ce que veut le pro-
ducteur et ce que je veux, en feignant de lui fabriquer la comédie ou le film noir
qu’il attend tout en plaçant mes petites idées », etc., car, avec un tel raisonne-
ment, il est perdu d’avance. Il doit se dire : « Je vais leur torcher un truc telle-
ment sincère que ce sera criant de vérité et d’une force formidable ; je vais leur
prouver que la vérité est rentable et que ma vérité est la seule vérité. » Je veux
dire que le jeune cinéaste doit être convaincu qu’il ne faut travailler ni contre
les producteurs, ni contre le public, mais qu’il faut les convaincre, les épater, les
séduire, les « mettre dans sa poche ». Il faut être follement ambitieux et folle-
ment sincère pour que l’enthousiasme des prises de vues se communique à la
projection et qu’il gagne le public. Il faut partir du principe que toute contrainte
acceptée entraîne la sécheresse et la fadeur tandis que si l’on aime ce que l’on
tourne, le public l’aimera probablement. Mais tout cela n’est-il pas évident ?

françois truffaut

Voici les trente nouveaux noms du cinéma français


Arts no 652, 8‑14 janvier 1958

Si l’on considère les jeunes cinéastes qui ont tourné cette année leur pre-
mier court métrage ou grand film, ceux qui ont tourné le second ou troisième
grand film, ceux qui viennent à la mise en scène actuellement par : a) l’assis-
tanat, b) le court métrage, c) le scénario, d) la critique, e) la télévision, c’est
une trentaine de noms qu’il convient de passer en revue.

a) Les assistants. Ils sont souvent blasés par un trop long et trop triste
apprentissage inutile et servile pendant lequel ils n’ont appris que des
« trucs ». Généralement cyniques, la mise en scène est pour eux un
métier plutôt qu’une vocation, un gagne-pain plutôt qu’une aventure.
Ils ont un peu la mentalité fonctionnaire. Michel Boisrond illustre assez
bien tout ce qui précède ; comme l’a remarqué Claude Mauriac, Une
Parisienne est un film de vieux. Jack Pinoteau est plus naïf que Boisrond,
Voici les trente nouveaux noms du cinéma français 413

plus sincère aussi, mais encore moins artiste. Marcel Camus a déçu avec
son Mort en fraude glacial et académique, mais il peut se racheter avec
l’Orphée brésilien1 qu’il tourne actuellement. Pierre Kast n’a pas égalé
René Clair avec Un amour de poche, qui présente le même inconvénient
que beaucoup de comédies anglaises : un postulat de base original et
rien d’autre pour « nourrir » le film.
On peut placer beaucoup d’espoir en deux jeunes réalisateurs qui ont
tourné leur premier film cette année : Jean-François Hauduroy (assis-
tant de Becker), qui va tourner Le Capitaine Fracasse 2, et Jean Valère
(assistant d’Ophuls), qui réalisera un film policier à Hambourg3.
b) Du court métrage. Les qualités qui font un court métrage n’ont aucun
rapport avec celles qu’exige un grand film et les scènes « jouées »
dans les films d’Henri Fabiani, Jean Rouch, Albert Lamorisse, Paul
Paviot, etc. sont consternantes de maladresse. Georges Franju va sans
doute tourner son premier long métrage avec La Tête contre les murs.
Ce passage du court au long métrage, deux réalisateurs talentueux
l’ont effectué : Édouard Molinaro avec Le Dos au mur, film noir, et
Jacques Baratier avec Goha le simple 4.
c) Du scénario. Les scénaristes sont complexés. Ils souffrent d’être tou-
jours trahis, toujours incompris, toujours édulcorés. Terrifiés par la
technique, ils n’osent franchir le Rubicon. Effectivement, Claude
Boissol ne s’est pas révélé très heureux dans l’art de la mise en scène
avec La Peau de l’ours. Attendons impatiemment le passage à la réa-
lisation de Jean Aurel 5, Annette Wademant 6 et ceux de nos scéna-
ristes qui auraient quelque chose à exprimer. Vadim reste, à ce jour,
l’exemple le plus heureux d’un scénariste passé metteur en scène.
d) De la critique. Le danger de ce côté-là ? L’esthétisme, la théorie,
l’exercice de style, les effets gratuits. Attendons tous Une vie pour
cataloguer nettement Alexandre Astruc, si controversé lors de ses
débuts ! Claude Chabrol, coauteur d’un ouvrage sur Alfred Hitch­
cock7 et rédacteur aux Cahiers du cinéma, tourne actuellement un
long métrage dans un village de la Creuse, Le Beau Serge. Chabrol,

1.  Orfeu Negro, qui recevra la Palme d’or au Festival de Cannes 1959 et l’oscar du meilleur film
étranger 1960.
2.  Le film sera finalement réalisé en 1960 par Pierre Gaspard-Huit.
3.  Une allusion possible au premier film de Jean Valère, La Sentence (1959), qui raconte la dernière
heure de quatre résistants arrêtés et fusillés par les Allemands. Film auquel ont participé deux futurs col‑
laborateurs de Truffaut : le dialoguiste Marcel Moussy et le directeur de la photographie Henri Decae.
4.  Sorti en salles en mai 1959 sous le titre : Goha.
5.  Après quelques courts métrages, Jean Aurel (1925‑1996) passera tardivement au long métrage
avec De l’amour (1964).
6.  La scénariste belge (1928‑2017) ne passera jamais à la réalisation.
7. Éric Rohmer, Claude Chabrol, Hitchcock, Éditions universitaires, Paris, 1957 ; Ramsay Poche
Cinéma, 2006.
414 Chroniques d’Arts-Spectacles

25 ans, est à la fois le scénariste, le dialoguiste, le metteur en scène et


le producteur de ce film apparemment très noble et très ambitieux.
Souhaitons-lui bonne chance car peu de jeunes cinéastes ont cumulé
autant de risques en un seul film !

Après Le Coup du berger de Jacques Rivette, très remarqué et apprécié l’an


dernier, après Les Mistons 1 de Truffaut (dont il a été rendu compte ici récem-
ment), saluons un nouveau critique court métragiste dont la première réalisa-
tion  : Charlotte et Véronique 2 (comédie interprétée par Nicole Berger, Anne
Colette et Jean-Claude Brialy) est éblouissante de drôlerie et de vivacité. Ce
petit film de quinze minutes a une particularité : il a coûté moins d’un million !
Puisque nous en sommes aux courts métrages, reconnaissons que c’est dans ce
domaine que le cinéma français brille le plus actuellement puisqu’aux plus récents
films des maîtres du genre : Alain Resnais, Georges Franju et Henri Gruel, il faut
ajouter Le Bel Indifférent (d’après Cocteau) de Jacques Demy, Les Châteaux de
la Loire (d’après Varda3), un remarquable essai filmé sur Malraux (de Léonard
Keigel)4, un film de Paul Paviot sur Django Reinhardt, le déjà célèbre Les Marines
de François Reichenbach et Les Lumières de New York de William Klein.
Le Prix Delluc attribué au film de Louis Malle : Ascenseur pour l’échafaud
fait beaucoup parler de ce film que nous verrons bientôt et qui semble rallier
les suffrages des critiques « consacrés », les jeunes critiques déplorant la
faiblesse du scénario et l’esthétisme naïf d’une entreprise hybride vouée,
selon eux, à l’échec…
En 1958, deux acteurs feront leurs débuts dans la mise en scène  : Roger
Pigaut dans Le Cerf-Volant du bout du monde dans lequel il y aura de la poésie
à revendre, et Jean-Pierre Mocky qui a écrit un remarquable scénario, Les
Dragueurs. (Il s’agit des pauvres esseulés qui arpentent les boulevards ou les
Champs-Élysées pour draguer une jeune femme pour la soirée.)
Maurice Delbez, qui ne veut pas rester sur le succès de son premier film :
À pied, à cheval et en voiture (record de recettes), veut tourner un sujet plus
ambitieux adapté d’un excellent roman : Meurtre d’un serin 5.
Nous avons passé en revue une trentaine de nouveaux noms de cinéastes
français et pourtant la liste n’est pas complète ; comme elle s’enrichira
encore en cours d’année, il ne nous reste plus qu’à souhaiter que la

1.  Arts, n° 630, 31 juillet-6 août 1957 ; n° 633, 28 août-3 septembre 1957. Et c’est Jacques Audiberti
qui signera dans Arts (n° 696, 12-18 novembre 1958) la critique des Mistons (1957), court métrage
adapté d’une nouvelle de Maurice Pons et tourné en décors naturels.
2.  Charlotte et Véronique ou Tous les garçons s’appellent Patrick de Jean-Luc Godard (1957). Par
un étrange lapsus, Truffaut a omis de citer le nom du réalisateur.
3.  Sic. Ce film, qui est bien d’Agnès Varda, est sorti sous le titre : Ô saisons, ô châteaux, emprunté
à Rimbaud. En écrivant « d’après Varda », Truffaut veut sans doute mettre l’accent sur la dimension
subjective du regard de la cinéaste sur cette région.
4.  La Vie et l’Œuvre d’André Malraux (1957).
5.  De Sophie Cathala (Gallimard, Paris, 1957). Ce projet d’adaptation ne verra pas le jour.
Le Grand Chantage d’Alexander Mackendrick 415

plus grande part de ce nouveau groupe constitue le peloton de tête de


­l’année 19591 !
robert lachenay

Le Grand Chantage d’Alexander Mackendrick


Arts no 652, 8‑14 janvier 1958

Après Tueurs de dames, je m’étais bien promis de ne plus jamais me déran-


ger pour voir un film mis en scène par Alexander Mackendrick, réalisateur
irrémédiablement anglais à qui l’on doit également Whisky à gogo, L’Homme
au complet blanc et autres The Maggie du même tonneau.
Mais Le Grand Chantage est une production américaine d’Harold Hecht
et Burt Lancaster, photographiée par James Wong Howe, prestigieux chef
opérateur sino-américain de Picnic. Le scénario étant adapté et dialogué par
Clifford Odets –  qui affûta déjà Le Grand Couteau  – l’entreprise, a priori,
valait le déplacement malgré la personnalité ou, pour être plus équitable, l’ab-
sence de personnalité du triste Mackendrick déjà nommé, c’est-à-dire décrié.
On ne regrette finalement pas d’avoir fait confiance aux noms fameux
mentionnés sur l’affiche car l’on passe une bonne soirée, assez excitante.
Nous ne frôlons pas le chef-d’œuvre, non, mais la réalisation, le scénario
et l’interprétation se situant à peu près au même niveau, nous n’éprouvons
aucun sentiment de gâchis, ce qui est bien agréable.
De quoi est-il question ? Un échotier fameux, Burt Lancaster lui-même,
fait avaler dans sa rubrique de potins n’importe quelle baliverne à soixante
millions de lecteurs. Sa présence à une émission hebdomadaire de télévi-
sion renforce encore son audience et partant son prestige. C’est un mani-
tou orgueilleux, un pacha sentencieux, un forcené jésuitique, une huile de
la presse. Pour dégommer les petits lapins qui ne jouent pas la règle du jeu,
il dispose de rabatteurs qui amènent les informations au pied de son affût ;
ces rabatteurs, Bouvard sans Pécuchet, touchent des commissions, des pots-
de-vin, de tel pour qu’on parle de lui, de tel autre pour qu’on ne parle pas de
lui. Tout cela nous amène à comprendre que le doux parfum du succès n’est
qu’un euphémisme, car Odets nous fait renifler ici la bien vilaine odeur de
l’haleine journalistique.
L’un de ces rabatteurs, celui que l’on va suivre plusieurs nuits dans la
jungle de l’asphalte, quand la ville dort 2, est Tony Curtis, poudré, gominé,
les yeux peints, chérubin tirant le diable par la queue, c’est-à-dire Burt

1.  L’usage du pseudonyme Robert Lachenay en signature de cet article permet ici à Truffaut de se
désigner nommément dans le « peloton de tête » des nouveaux cinéastes.
2.  Référence au film de John Huston The Asphalt Jungle (Quand la ville dort, 1950).
416 Chroniques d’Arts-Spectacles

Lancaster par les basques. Il est son esclave docile et sans cesse humilié,
il empoche de tous côtés de l’argent qui lui brûle les mains puisque notre
potineur – aussi célèbre que notre B. B. nationale et, comme elle, désigné
par ses seules initiales J.  J. –  publie les échos « rabattus » au gré de son
humeur qui est, le plus souvent, massacrante. D’où l’embarras permanent
de notre Tony, qui ne parvient jamais à faire quinze mètres dans la rue
sans se faire traiter de fripouille. Mettez-vous à sa place ou plutôt restez à
la vôtre, de spectateur, et convenez que ce métier n’en est pas un, tout juste
un expédient.
Comme il faut bien que Clifford Odets –  que sa générosité fougueuse
et simplificatrice conduit souvent, comme chez nous Morvan Lebesque1
enchaîné au Canard, à une indignation systématique car trop automatique-
ment déclenchée  – introduise, tôt ou tard, son doux parfum de tragédie
grecque – j’allais écrire de tragédie en tics – J. J. découvre son talon d’Achille,
une frangine depuis toujours idolâtrée, quasi incestueusement et qui, godi-
che bien intentionnée, est amoureuse d’un pinceur de guitare, doux, effacé,
modeste, incorruptible.
Comment le mélomane amoureux déchaîne contre lui la colère de J.  J.,
comment, par excès de zèle, cet âne de Tony Curtis vient finalement grossir
l’hécatombe dernière édition, c’est ce que vous comprendrez en allant voir
Le Grand Chantage, à condition toutefois de savoir lire entre les lignes d’un
sous-titrage stupidement approximatif, infidèle et insuffisant.
On ne s’ennuie pas une seconde, il est impossible de prévoir l’issue de
chaque scène et cependant tout paraît cousu de fil blanc et l’est effecti­
vement.
Ce qu’il y a, toutefois, d’épatant, c’est le numéro d’exhibition de Tony
Curtis, baby doll à peine masculinisé, numéro déjà brillamment amorcé dans
d’excellents petits films de série tel L’Extravagant Monsieur Cory 2. C’est un
jeu sautillant, riche de petits gestes inutiles, nerveux, fébriles, à peine esquis-
sés, d’un besogneux apeuré qui remue du vent, rien que du vent. Un seul
regret : ce personnage qui fuit dans la nuit humide son destin tuméfié, fait
trop penser à Richard Widmark, son inoubliable silhouette de combinard tout
au long du meilleur film de Jules Dassin : Les Forbans de la nuit 3.
Seconde attraction : la photo audacieuse de James Wong Howe qui saisit
les protagonistes en pleine rue, au milieu des voitures, sans complexe et en
pleine liberté, dans un incessant parti pris de mouvement, souligné encore
par un montage trépidant et dynamique à souhait.
Par rapport au Grand Couteau, tellement affiné par Robert Aldrich,

1.  Journaliste et essayiste français (1911‑1970), collaborateur de Je suis partout, puis du Canard
enchaîné.
2.  Mister Cory de Blake Edwards (1957).
3.  Night and the City de Jules Dassin (1950).
Les dix plus grands cinéastes du monde ont plus de 50 ans 417

Le Grand Chantage (Sweet Smell of Success) se présente comme un petit canif


bien pointu.
françois truffaut

Les dix plus grands cinéastes du monde


ont plus de 50 ans 1
Arts no 653, 15‑21 janvier 1958

Il est bien connu que la France est le pays où l’on fait le plus difficilement
confiance aux jeunes ; nous connaissons tous des employés de bureau, des
fonctionnaires, des avocats, des chefs d’entreprise et jusqu’à des artistes qui
attendent impatiemment leurs premiers cheveux blancs pour être enfin « pris
au sérieux », respectés, la belle affaire ! Un littérateur comme Jean Dutourd
semble avoir fourni un bel effort pour faire oublier qu’il était un « jeune
romancier » : ne contestons pas sa réussite.
Mais actuellement, et dans tous les domaines artistiques, la jeunesse béné-
ficie de la cote d’amour : nous assistons au coup de foudre collectif d’un pays
pour ses enfants, tel qu’il s’en produit un par siècle en France, un par an en
Amérique !
Les producteurs de films, par exemple, ne jurent plus que par les jeunes et
nous avons vu pourquoi la semaine dernière. On ne parle plus des dangers
de l’inexpérience, mais des beautés de la maladresse. Le métier ? Pouah !
La fraîche spontanéité ? Bravo ! Tout va bien et je serais le dernier à me
plaindre d’un tel état de choses ou, plus exactement, je serais le dernier si…
la critique cinématographique dans son ensemble n’était point si prompte à
entonner une chanson dont elle ignore la musique si elle en connut jamais les
paroles ; autrement dit, s’il n’y avait que Jean Delannoy à déloger du cocotier,
j’irais volontiers, moi aussi, de ma secousse en buvant du petit-lait, mais je
me suis aperçu qu’en alignant les uns au-dessous des autres les noms des dix
plus grands cinéastes mondiaux actuellement en exercice, j’obtenais une liste
panachant les sexa et les quinquagénaires.
Jugez-en plutôt : Charlie Chaplin (1889), Jean Renoir (1894), Carl Dreyer
(1889), Roberto Rossellini (1906), Alfred Hitchcock (1899), Josef von Stern-
berg (1894), Luis Buñuel (1900), Robert Bresson (1901), Abel Gance (1889)
et Fritz Lang (1890). Eh quoi ? Vous n’êtes pas convaincu ? Cette liste n’est
pas la vôtre ? Vous voudriez y voir figurer aussi King Vidor (1894), René Clair
(1898), Henri-Georges Clouzot (1907), Jean Cocteau (1889), Jacques Becker

1.  L’article fut publié sous ce titre complet : « Il est trop tôt pour secouer le cocotier. Les dix plus
grands cinéastes du monde ont plus de 50 ans ».
418 Chroniques d’Arts-Spectacles

(1906), Edgar G. Ulmer (1900), Howard Hawks (1896) et notre grand Jacques
Tati, qui fêtera son demi-siècle avec la sortie de Mon oncle ?
Si l’on excepte les 43 beaux étés d’Orson Welles, quel cinéaste de moins
de 50 ans peut être considéré comme génial ?

La mode : enthousiasme des imbéciles


Beaucoup des noms cités plus haut sont passés de mode assurément, mais
qu’est-ce que la mode sinon l’enthousiasme des imbéciles ? La critique, en
général, a été très sévère, injuste, pour les derniers films de Chaplin, Dreyer,
Hitchcock, Renoir, Rossellini, Sternberg, Buñuel, Gance et Fritz Lang, qui
sont cependant leurs meilleurs et j’ajouterais presque : par la force des choses.
Un artiste ne cesse d’évoluer : lorsqu’il débute, il est trop jeune, trop impé-
tueux, trop absolu pour rencontrer l’audience que déjà il mérite peut-être.
Cette audience viendra plus tard, pour ses 40 ans, c’est-à-dire lorsqu’il aura
atteint l’âge moyen de son public. Si le cinéma américain est à la fois plus
vivant et plus jeune que le nôtre, c’est qu’il ressemble à son public, les moins
de 20 ans ; en Amérique, les jeunes vont au cinéma en bande pendant que les
parents regardent la télévison. En France, on va au cinéma « en famille »,
d’où cette masse de films bourgeois amortis sur les expéditions provinciales
du dimanche après-midi. Si, à 40  ans, l’artiste stoppe volontairement ou
non son évolution, il conservera la fidélité de cet immense public qui, à cet
âge précisément, délaisse la culture littéraire (plus le temps de lire, de se
concentrer) au profit des journaux (il faut se distraire et aussi se tenir au
courant). C’est le secret, je crois, du succès ininterrompu de René Clair  :
offrir le même film chaque année au même public en changeant seulement
le nom des vedettes.
Jean Renoir, que je ne suis pas seul à tenir pour le plus grand – et le plus
jeune  – cinéaste au monde, n’a rencontré pratiquement que des insuccès
depuis Nana jusqu’à Elena et les Hommes, sauf pour deux ou trois de ses
films réalisés aux environs de sa quarantième année, vers 1936 ; avec La Bête
humaine et La Grande Illusion, ses préoccupations ont coïncidé avec les goûts
du public de cette époque ; très vite il a repris son avance avec La Règle du
jeu, avance stupéfiante puisque, depuis Le Fleuve (1951), Renoir n’a rencontré
qu’un succès : French Cancan, encadré par deux films qui lui sont bien supé-
rieurs : Le Carrosse d’or et Elena et les Hommes.
Ce qui vaut pour Renoir vaut presque également pour Abel Gance, Stern-
berg, Rossellini, Fritz Lang, Buñuel, dont on n’a généralement apprécié que
les œuvres les plus superficielles ou les plus spectaculaires, jamais les plus
personnelles, les plus subtiles ou les plus réfléchies. Un cinéaste doué et intel-
ligent, à 40 ans, ne peut pas être devenu un idiot dix ou vingt ans plus tard, de
même qu’un idiot à 30 ans ne sera jamais intelligent. La politique des auteurs
Les dix plus grands cinéastes du monde ont plus de 50 ans 419

n’est pas autre chose, en vertu de laquelle il n’y a ni bons ni mauvais films
mais seulement bons et mauvais cinéastes.
Selon une définition de René Clair lui-même, un film ne serait qu’une
histoire racontée en images ; le grand public et la critique partagent le point
de vue de René Clair et ce que l’on ne pardonne pas à Elena et les Hommes,
Un roi à New York, Europe 51, Ordet ou Le Faux Coupable, c’est de racon-
ter le monde au lieu de raconter une « bonne histoire ». Cependant, s’il
n’effectue pas, à un moment ou l’autre de sa carrière, ce passage des idées
particulières aux idées générales, un artiste piétine et devient rapidement
inutile puisqu’il ne peut apporter de contribution effective à l’art qu’il a
choisi de servir.
Lorsqu’on débute dans le cinéma, on est extraordinairement servi par ses
limites ; l’ignorance est une force et dans la mesure même où l’écran est,
non pas une fenêtre mais un cache, plus notre univers est restreint, plus nous
serons à l’aise pour résumer la vie à l’intérieur de cet écran. Le difficile, c’est le
choix et il est encore plus malaisé de rejeter ce que l’on connaît et que l’on ne
veut pas utiliser que d’assimiler ce que l’on apprend. D’où la force des œuvres
de jeunesse. Mais comme tous les jours, malgré tout, on s’enrichit, les intérêts
se déplacent en même temps que les curiosités s’éveillent ; il faut donc toute
l’immense ingénuité d’un Julien Duvivier pour tourner cinquante films en
trente ans, faisant alterner histoires policières, sentimentales et comiques
sans jamais y glisser une idée, un point de vue, une intention, ne parlons pas
même de message.
Quelle que soit l’histoire racontée – puisqu’il faut bien raconter une his-
toire –, l’idée profonde qui anime un film doit pouvoir se résumer en deux
ou trois mots : Lola Montès ou le surmenage, Elena et les Hommes ou les périls
de Vénus, Un roi à New York ou l’ère du mouchardage, Le Faux Coupable ou
la rédemption, Monsieur Arkadin ou la noblesse, L’Invraisemblable Vérité ou
la tache originelle.
C’est pourquoi je suis persuadé que si le renouvellement de notre cinéma
devra tout à l’apport de jeunes cinéastes doués et intelligents tels qu’Alexandre
Astruc ou Roger Vadim, les plus jeunes qui viennent à présent doivent se
réclamer, non d’Astruc et de Vadim, mais de ceux qui furent leurs maîtres :
Renoir, Welles, Cocteau, Lang, Sternberg.
Raymond Radiguet apprit à Jean Cocteau à se méfier des avant-gardes :
« Il faut copier les chefs-d’œuvre1 », disait-il.
françois truffaut

1.  La citation complète est : « Il faut copier les chefs-d’œuvre, car c’est par où cela nous est impos‑
sible que nous innoverons » (Propos rapportés par Jean Cocteau dans Cocteau par lui-même,
d’André Fraigneau, Seuil, Paris, 1965, p. 46).
420 Chroniques d’Arts-Spectacles

J’ai le droit de vivre de Fritz Lang1

Arts no 657, 12‑18 février 1958

À ceux qu’irrite l’admiration que les jeunes cinéphiles portent au cinéma


américain, il serait bon de faire remarquer que les meilleurs films hollywoodiens
sont quelquefois signés de l’Anglais Hitchcock, du Grec Kazan, du Danois Sirk,
du Hongrois Benedek, de l’Italien Capra, du Russe Milestone, des Viennois 2
Preminger, Ulmer, Zinnemann, Wilder, Sternberg et Fritz Lang ! De ce der-
nier justement, le Studio Parnasse vient de reprendre J’ai le droit de vivre 3,
lequel, si l’on excepte deux ou trois passages à la Cinémathèque, n’avait pas
été projeté commercialement à Paris depuis plus de quinze ans.
Comme notre Quai des brumes et beaucoup de films d’avant-guerre, J’ai
le droit de vivre repose sur l’idée de destin et de fatalité. Lorsque l’action
commence, nous trouvons Henry Fonda à sa sortie de prison, bien décidé
à suivre le droit chemin après deux ou trois écarts véniels, du genre vol de
voiture. Il épouse la secrétaire de son avocat ; celui-ci lui a même trouvé du
travail comme chauffeur de camion.
J’ai le droit de vivre est le récit d’un engrenage ; tout semble aller bien mais,
en vérité, tout va mal et si Fonda, contre sa volonté, « repique au truc »,
s’il « tombe » à nouveau, ce n’est pas qu’il soit vrai que « qui vole un œuf
vole un bœuf », mais bien plutôt que la société a décrété que qui vole un œuf
doit voler un bœuf. Autrement dit, les honnêtes gens, s’obstinant à ne voir
en Fonda qu’un ancien bagnard, le renvoient au bagne, d’abord en le chassant
d’un hôtel, puis de son emploi. Accusé d’un hold-up qu’il n’a pas commis,
condamné à la chaise électrique, il s’évade au moment même où son inno-
cence est reconnue ; il tue le prêtre qui lui barrait le chemin, s’enfuit avec sa
femme dans la forêt et tous deux mourront, tués par des policiers.
On voit que ce film est tout à la fois révolté et généreux, basé sur ce prin-
cipe : les honnêtes gens sont des salauds. C’est en effet le premier devoir de
l’artiste que de prouver la beauté de ce que l’on croyait laid et inversement.
Fritz Lang, tout au long de J’ai le droit de vivre, souligne la bassesse des person-
nages « sociaux » et la noblesse du couple « asocial ». N’ayant plus d’argent,
Eddie et Joan feront faire le plein d’essence sans payer, sous la menace du
revolver. Aussitôt après leur départ, le pompiste téléphone à la police, faisant

1.  L’article fut publié avec cette phrase d’accroche  : « Vingt ans après sa sortie, J’ai le droit de
vivre reste un film jeune. »
2.  Sous cette étiquette de « Viennois », Truffaut regroupe en fait des cinéastes originaires de divers
pays d’Europe de l’Est qui se sont installés dans leur jeunesse à Vienne (Preminger, Ulmer, Wilder)
ou sont véritablement nés à Vienne (Zinnemann, Sternberg, Lang).
3.  Titre original : You only Live once.
J’ai le droit de vivre de Fritz Lang 421

croire qu’ils ont dévalisé aussi le tiroir-caisse. Lorsque la voiture forcera un


premier barrage de police, une balle qui aurait atteint Joan vient percer une
boîte de lait condensé. Le symbole est évident : le lait, c’est la pureté et leur
pureté protège momentanément nos héros.
Joan accouche dans la forêt d’un enfant auquel ils ne songent pas à don-
ner un prénom  : « Nous l’appelons le bébé. » En effet, l’état-civil est une
invention de la société.
Tout cela ne va pas évidemment sans un certain romantisme, mais si le
canevas de J’ai le droit de vivre a vieilli, le film, lui, n’a pas une ride, grâce à son
extraordinaire dépouillement, sa rigueur et aussi la sincérité de sa violence,
surprenante aujourd’hui encore.
Depuis toujours, Fritz Lang règle ses comptes avec la société. Ses person-
nages principaux sont toujours en dehors, à côté. Le héros de M le Maudit
déjà était une victime. Lang, en 1933, quitte l’Allemagne devant le nazisme ;
dès lors toute son œuvre, y compris les westerns et les thrillers, se ressentira
de ce choc et, au thème de la persécution viendra bientôt s’adjoindre celui
de la vengeance. Plusieurs films hollywoodiens de Fritz Lang brodent sur ce
canevas : un homme s’engage dans un combat de portée générale, en tant
que policier, savant, soldat ou résistant. La mort de quelqu’un, une femme
aimée, un enfant, rend le conflit individuel et la cause disparaît au profit de
la seule vengeance personnelle. Man Hunt 1, Cape et Poignard, Rancho Noto-
rious 2, The Big Heat 3, etc.
Fritz Lang est obsédé par le lynchage, la justice sommaire, la bonne
conscience et, le pessimisme gagnant à chaque film du terrain, son œuvre
est devenue ces dernières années la plus amère de l’histoire du cinéma. D’où
l’insuccès de ses derniers films. Il y eut le héros-victime, puis le héros-vengeur,
il n’y a plus à présent que l’homme marqué par le péché originel. Il n’y a
plus de personnages sympathiques dans les derniers films de Fritz Lang : La
Cinquième Victime, L’Invraisemblable Vérité ; tous sont des combinards, des
arrivistes, des dépravés pour qui la vie est une piste de roller catch.
Dans L’Invraisemblable Vérité, Fritz Lang plaide en faveur du maintien de
la peine de mort  : Dana Andrews, journaliste, se laisse accuser d’un crime
pour mener à bien une campagne journalistique contre la peine capitale. Il
accumule tous les indices contre lui, se laisse condamner à mort. La veille
de l’exécution, on reconnaît son innocence ; il est libéré mais, parlant avec
sa fiancée, il se trahit et celle-ci comprend qu’il avait effectivement tué une
chorus girl. L’idée de l’enquête lui était venue pour échapper au châtiment
et brouiller les pistes. Sa fiancée n’hésite pas à le dénoncer ! On comprend
que l’ensemble de la critique se soit indigné de ce scénario qui pourtant

1.  Sorti en France sous le titre : Chasse à l’homme (1941).


2.  Sorti en France sous le titre : L’Ange des maudits (1953).
3.  Sorti en France sous le titre : Règlement de comptes (1953).
422 Chroniques d’Arts-Spectacles

c­ orrespond exactement aux préoccupations d’un homme que les événements


mondiaux : le nazisme, la guerre, la déportation, le maccarthysme ont renforcé
dans une révolte qui est devenue un immense dégoût méprisant.
Pour Fritz Lang, il ne fait aucun doute que l’homme naît mauvais, et l’abo-
minable tristesse qui se dégage de ses derniers films peut nous faire penser
au Nuit et Brouillard d’Alain Resnais : « Voilà tout ce qui nous reste pour
imaginer cette nuit coupée d’appels, de contrôles de poux, nuit qui claque
des dents. Il faut dormir vite. Réveils à la trique, on se bouscule, on cherche
ses effets volés… » Dans ce film extraordinaire, Resnais nous dit encore  :
« On arrive même à s’organiser politiquement, à disputer aux droits
communs le contrôle intérieur de la vie du camp. » C’est notre plus grand
écrivain, notre unique moraliste en tout cas, Jean Genet lui-même, qui expli-
quera le mieux cette revanche du « droit commun » sur l’honnête homme
dans une conférence interdite à la radio : L’Enfant criminel 1 : « Les journaux
montrent encore des photographies de cadavres débordant des silos ou jon-
chant les plaines, pris dans les ronces des barbelés, dans les fours créma-
toires ; ils montrent des ongles arrachés, des peaux tatouées, tannées pour
des abat-jours : ce sont les crimes hitlériens. Mais personne ne s’est avisé que
depuis toujours, dans les bagnes d’enfants, dans les prisons de France, des
tortionnaires martyrisent des enfants et des hommes. Il n’est pas important
de savoir si les uns sont innocents et les autres coupables au regard d’une
justice plus qu’humaine ou seulement humaine. Aux yeux des Allemands,
les Français étaient coupables… Ces braves gens applaudissaient, qui sont
aujourd’hui un nom doré sur le marbre, quand nous passions menottes aux
poignets et qu’un flic nous bourrait les côtes. »
C’est très précisément cette idée, personne ne juge personne, tout le
monde est coupable, tout le monde est victime, qu’illustre, avec quel génie
obstiné, l’œuvre de Fritz Lang, dont J’ai le droit de vivre est l’une des plus
importantes charnières.
Le style de Fritz Lang ? Un mot pour le qualifier : inexorable. Chaque plan,
chaque mouvement d’appareil, chaque cadrage, chaque déplacement d’ac-
teur, chaque geste a quelque chose de décisif et d’inimitable. Un exemple ? Ce
plan de J’ai le droit de vivre où Fonda en prison demande à sa femme, derrière
la vitre d’un judas, de lui procurer un revolver. Feutrant sa voix, mimant en
l’exagérant l’articulation de la bouche, crispant les mâchoires, Fonda ne nous
laisse entendre que les consonnes de la phrase : « Get me a gun » ; on perçoit
seulement le cliquetis que font dans cette phrase les deux g et le t, tout cela
avec un regard d’une intensité extraordinaire.
Il faut donc voir ou revoir J’ai le droit de vivre et plus impérieusement

1.  Interdit en effet à la Radio française, L’Enfant criminel fut publié en 1949, puis réédité en 2014
par L’Arbalète/Gallimard.
Bonjour tristesse d’Otto Preminger 423

encore les derniers films de Fritz Lang à la lumière de celui-là, car cet homme
n’est pas seulement un artiste génial, mais aussi le plus isolé et le plus incom-
pris des cinéastes contemporains.
françois truffaut

Bonjour tristesse d’Otto Preminger 1


Arts no 661, 12‑18 mars 1958

J’épargnerai au lecteur le couplet sur l’adaptation fidèle ou infidèle puisque


je n’ai pas lu Bonjour tristesse, non plus que les deux autres romans du même
auteur. Les interviews que l’on publie d’elle sont plus remarquables les unes
que les autres ; riches d’idées générales, elles révèlent une lucidité, un tact,
une intelligence froide qui sont de l’essayiste plus que de la romancière.
Autrement dit, ce que pense Françoise Sagan m’intéresse plus que ce
qu’elle invente et ce qu’elle est plus que ce qu’elle fait. Une Mademoiselle
Teste2 sommeille en elle que ses efforts évidents pour tuer la marionnette3
nous rendent infiniment plus sympathique que la plupart de ses collègues
romanciers qui feignent encore d’être dupes de leurs laborieuses anecdotes.
Un Otto Preminger, tout au contraire, me semble valoir plus par ce qu’il
fait que par ce qu’il est. Au questionneur cinéphile4 il n’a guère à offrir que
des lieux communs sur la censure catholique, la rentabilité des films, le box-
office des vedettes. Homme d’affaires redouté et envié, ancien acteur, ce
Viennois quinquagénaire est un pur artiste, ce qu’on appelle aujourd’hui
avec une nuance péjorative, un formaliste. Ce « metteur en scène » et rien
d’autre – capable d’insuffler de la vie à n’importe quel imbroglio – est aussi
peu soucieux qu’un donneur de sang d’en savoir plus long sur le bénéficiaire
de la transfusion.
Si donc Françoise Sagan est bien « de son siècle », le vingtième, celui des
penseurs, Otto Preminger, lui, est un homme d’il y a cent ans, un instinctif,
un inspiré dont l’art défie l’exégèse savante ou même la perfidie expresse.
Que les plus fervents admirateurs de Bonjour tristesse-roman crient à la
trahison – ou seulement à la fausse fidélité – devant Bonjour tristesse-film, c’est
bien leur droit, comme le mien, de préférer une œuvre de Preminger, et de
Preminger seulement, à une de ces entreprises collectives jusqu’à l’anonymat,

1.  L’article fut publié avec cette phrase d’accroche : « Bonjour tristesse est un poème d’amour de
Preminger à Jean Seberg. »
2.  Allusion à Monsieur Teste de Paul Valéry.
3.  Voir n. 1 p. 233.
4.  Jacques Rivette, « Rencontre avec Otto Preminger », Cahiers du cinéma n° 29, décembre 1953. Le
cinéaste offre des propos si lapidaires que l’interviewer a délaissé les questions-réponses habituelles
de l’entretien, pour proposer une synthèse au style indirect ponctuée de rares incises au style direct.
424 Chroniques d’Arts-Spectacles

comme celle que je ne nommerai pas1 et dont on ne sait s’il faut l’attribuer à
Pierre Boulle, David Lean, Alec Guinness ou Sam Spiegel.
Avez-vous remarqué comment la stérilité inhérente à leur fonction conduit
les critiques à s’occuper toujours du personnage plutôt que de l’acteur qui
l’incarne ? C’est certainement une sécheresse prétentieuse qui leur fait préfé-
rer le scénario au film lui-même, les intentions au résultat, l’idée au geste, bref
l’abstrait au concret. Et pourtant le metteur en scène, lui, travaille sur ce que
les militaires nomment « le matériel humain ». Un romancier parlant de ses
personnages m’a toujours semblé ridicule, jamais un réalisateur parlant de ses
interprètes. C’est probablement pourquoi je préfère le cinéma à la littérature.
Le cinéma est un art de la femme, c’est-à-dire de l’actrice. Le travail du
metteur en scène consiste à faire faire de jolies choses à de jolies femmes, et
pour moi les grands moments du cinéma sont la coïncidence entre les dons
d’un metteur en scène et ceux d’une comédienne dirigée par lui  : Griffith
et Lillian Gish, Sternberg et Marlene, Fritz Lang et Joan Bennett, Renoir et
Simone Simon, Hitchcock et Joan Fontaine, Rossellini et Magnani, Ophuls et
Danielle Darrieux, Fellini et Masina, Vadim et B. B. Nous pouvons désormais
ajouter Preminger et Jean Seberg.

Est-elle digne d’être Cécile ?


Lorsqu’il a organisé le « concours Bonjour tristesse », Otto Preminger ne
cherchait pas Cécile2, il cherchait Jean Seberg et lorsqu’il l’eut trouvée, la
question qui se posait à lui n’était pas « Est-elle digne d’être Cécile ? » mais
« Cécile est-elle digne d’être concrétisée par Jean Seberg ? »
Aussi bien, fidèle ou non, l’adaptation d’Arthur Laurents consiste-t‑elle
à favoriser ce que j’appellerais, dans le sens le plus favorable du mot, l’exhi-
bition de Jean Seberg ou, si l’on veut, sa mise en valeur, sa mise en jeu, sa
mise en scène.
En complément à Bonjour tristesse est également projeté un magnifique
court métrage sur les 24  heures du  Mans3. Le soir, tandis que les bolides
affrontent la nuit qui tombe, non loin de la piste, une fête foraine est dressée
et l’on voit des gens, venus de loin assister à la course, se ruer vers des autos
tamponneuses. Ce n’est évidemment pas pour ces gens-là ni pour aucun
public que les coureurs au même instant risquent la mort ; et pourtant ne se
donnent-ils pas en spectacle ? Otto Preminger est comme eux : il nous offre
un spectacle dont il garde le secret, un spectacle qui ne concerne que lui.
Otto Preminger est un cinéaste peu commercial, probablement parce qu’il

1.  Référence au Pont de la rivière Kwaï de David Lean (1957), d’après le roman de Pierre Boulle,
interprété par Alec Guinness et produit par Sam Spiegel.
2.  L’héroïne du roman de Françoise Sagan.
3.  Vingt-Quatre Heures au Mans de Michel Gast (1958).
Bonjour tristesse d’Otto Preminger 425

se consacre à la quête d’une vérité particulièrement ténue et presque imper-


ceptible : celle des regards, des gestes et des attitudes. S’il œuvre volontiers
dans le scandale – rappelez-vous ses films : Ambre, La lune était bleue, Car-
men Jones, L’Homme au bras d’or –, c’est pour mieux sauvegarder sa pureté ;
chez ce peintre amoureux du petit détail qui ne frappe pas, la magnificence
du cadre est destinée à imposer l’insignifiance délibérée de la toile et les
génériques de Preminger constituent une rigolade dont il est l’instigateur
conscient. L’accumulation ici des noms de Françoise Sagan, Juliette Gréco
(qui chante Bonjour tristesse !) et Georges Auric est un gag cynique et je crois
que si Preminger entreprenait aujourd’hui seulement le tournage de Bonjour
tristesse, il ne pourrait renoncer à utiliser Yves Saint Laurent pour les costumes
et Bernard Buffet pour les décors1 !
Autre gag : dans ce film, David Niven, sur la plage, ouvre un numéro de
Elle. Voilà un amical salut à Pierre Lazareff, dont la somptueuse villa est, après
Jean Seberg, la vedette du film. Ce n’est pas tout : sur cette couverture de
Elle, il y a un portrait, celui de Christine Carrère, choisie par la Fox pour être,
à Hollywood, la vedette d’Un certain sourire d’après un autre roman de Fran-
çoise Sagan et qui sera, celui-là, certainement massacré par l’esclave hébété
qui a nom Jean Negulesco. Ici donc, le malicieux Otto cligne vers la Fox  :
« Désolé, messieurs, mais je crois bien que mon film sortira avant le vôtre2 ! »
En lisant, à l’époque, les comptes rendus du premier livre de Françoise
Sagan, je fus frappé par les similitudes et les analogies qu’il présentait avec
un film américain, Angel Face, sorti à la sauvette un an avant sous le titre d’Un
si doux visage. Dans ce film, tout comme Bonjour tristesse, « produced and
directed by Otto Preminger », l’exquise Jean Simmons s’ennuyait ferme dans
une luxueuse villa entre un père adoré et une belle-mère rabat-joie. De Robert
Mitchum, qu’elle engageait comme chauffeur et amant, Jean prétendait faire
le meurtrier de belle-maman. Finalement, elle provoquait elle-même et, à
l’insu de Mitchum, un mortel accident de voiture dans lequel trouvaient la
mort non seulement la belle-mère haïe mais aussi le père idolâtré, véhiculé
en dernière heure par son épouse. Accusés l’un et l’autre, nos amants sur les
conseils de leur avocat s’épousaient en prison, seul moyen d’obtenir l’ac-
quittement.

Un « remake » de Sainte Jeanne


Sans aller jusqu’à penser que Françoise Sagan s’était inspirée de ce film
pour écrire son premier roman, il était évident que Bonjour tristesse inté­
resserait Preminger, lequel, trois mois plus tard, en rachetait les droits

1.  Au lieu d’Hubert de Givenchy (costumes) et Roger K. Furse (décors).


2.  Un certain sourire sera présenté aux États-Unis le 31 juillet 1958.
426 Chroniques d’Arts-Spectacles

­cinématographiques à Ray Ventura, collégien inspiré 1 qui empocha au pas-


sage cinquante millions, le salaire de son flair. C’est pourquoi il est stupide
d’écrire que Preminger n’était pas l’homme qu’il fallait pour tourner Bon-
jour tristesse puisque ce film n’est pour lui qu’un remake, qu’un prétexte à
broder sur son thème favori : la femme-enfant et sa tristesse de vieillir. J’irai
jusqu’à prétendre que Sainte Jeanne 2 et Bonjour tristesse se complètent par-
faitement : dans le premier, les Anglais débarquent et Jeanne est échaudée ;
dans le second, il s’agit, pour le même personnage un an plus tard, de ne pas
se laisser avoir par le premier Cauchon3 venu, pour se défendre, d’attaquer la
première et de bouter l’Anglaise Deborah Kerr hors de France.
Je n’ai pas réellement analysé le film ? Est-ce ma faute s’il se dérobe mys-
térieusement ! Il semble que Preminger, qui nous prouva dix fois par le passé
qu’il était un conteur admirable, ne veuille pas cette fois nous raconter quoi
que ce soit, mais nous montrer telles quelles –  et presque pêle-mêle  – des
choses qui l’intéressent. Cette anecdote frêle, simple et crédible, il ne fait rien
pour nous y faire croire, pis, il la morcelle, nous tirant d’un passé coloré pour
nous baigner dans un présent noir et blanc. Sa Côte d’Azur en farandoles vous
paraît insensée ? N’oublions pas qu’il y a deux ans, lorsque Otto Preminger
fut nommé au jury du Festival de Cannes, il fut convié à voir sur la Croisette
une Bataille de fleurs 4 dix fois plus ridicule ; sa vision de Saint-Tropez n’est
donc point trop sévère. Bonjour tristesse, ce n’est pas la France vue naïvement
par un Américain, mais la France montrée aux Américains telle qu’ils aiment
la voir, par un Européen lucide et méprisant.
L’interprétation, inégale, constitue pourtant le point essentiel du film,
mais de toute manière, lorsque Jean Seberg est sur l’écran, c’est-à-dire tout
le temps, on ne regarde qu’elle, tant elle est gracieuse dans la moindre de
ses attitudes, précise dans son moindre regard. Sa forme de tête, sa sil-
houette, sa démarche, tout en elle est parfait et sa forme de sex-appeal est
inédite à l’écran ; elle est menée, contrôlée, dirigée au millimètre par son
réalisateur, qui est aussi, dit-on, son fiancé, ce qui n’aurait rien de surpre-
nant tant il faut d’amour pour obtenir une telle infaillibilité dans la justesse
d’expression. En short échancré sur le côté, en pantalon corsaire, en jupe,
en robe du soir, en maillot de bain, en chemise d’homme dont les pans
flottent, en chemise d’homme dont les pans sont ramenés devant et noués
sur le ventre, en corsage et encore sage – mais plus pour très longtemps –,
Jean Seberg, avec de petits cheveux blond cendré sur son crâne phara­o­
nique, ses yeux bleus grands ouverts et ses éclairs de malice garçonnière,

1.  Allusion au groupe Ray Ventura et ses Collégiens, composé de jeunes musiciens et chanteurs.
Le compositeur Ray Ventura (1908‑1979) fut aussi producteur de cinéma.
2.  Film d’Otto Preminger (1957), d’après la pièce de George Bernard Shaw.
3.  Pierre Cauchon (1371‑1442), l’ordonnateur du procès de Jeanne d’Arc, à Rouen.
4.  Voir n. 6 p. 221.
Les Sentiers de la gloire de Stanley Kubrick 427

porte sur ses petites épaules tout ce film qui n’est d’ailleurs qu’un poème
d’amour que lui dédie Otto Preminger.

françois truffaut

Les Sentiers de la gloire de Stanley Kubrick


Arts no 661, 12‑18 mars 1958

J’ai donc vu Les Sentiers de la gloire (Paths of Glory), film américain indé-
pendant réalisé en Belgique, les autorités françaises ayant refusé l’autorisation
de tournage en France aux cinéastes qui n’ont, je crois, pas même l’intention
de soumettre leur production achevée au contrôle de la commission de cen-
sure 1 !
Paths of Glory est adapté d’un roman qui porte ce titre 2, lequel ne fait
qu’articuler un fait vrai et qui entache assez clandestinement la petite histoire
de la guerre 1914‑1918.

Deux Français à l’américaine


Le début du film nous fait assister à une conversation entre deux géné-
raux français, respectivement interprétés par George Macready le balafré et
l’Hollywoodien d’origine française Adolphe Menjou, qui n’en est pas à son
premier rôle de fripouille puisqu’il paraît qu’en dépit de l’opinion publique,
il dénonça son vieil ami Charles Chaplin au Comité des activités antiamé-
ricaines3. Menjou, au nom de l’état-major, demande donc à Macready de
s’emparer coûte que coûte d’une fourmilière réputée imprenable ; il s’agit
essentiellement de faire taire la presse mécontente ; Macready refuse d’abord

1.  Organisée à Bruxelles le 21 février 1958, la première présentation européenne du film souleva un
tollé dans la presse. Selon certaines sources, c’est là que Truffaut l’aurait découvert ; selon d’autres,
il aurait assisté à une projection au ministère de la Défense (Paris), grâce à une complicité dans la
place. Quoi qu’il en soit, le film l’a marqué durablement. Lors de la préparation de Jules et Jim
(1961), il écrira à Stanley Kubrick pour lui demander l’autorisation d’utiliser le long travelling de
l’attaque des Sentiers de la gloire, qui « mieux que n’importe quel document d’archive, pourrait
résumer dans mon histoire, en quelques secondes, toute la guerre de 1914‑1918 ». Devant son
refus, Truffaut se rabattra sur des images d’actualités. Dans Vivement dimanche ! (1983), Barbara
(Fanny Ardant) et Julien (Jean-Louis Trintignant) découvrent dans la presse une publicité annon‑
çant une projection des Sentiers de la gloire dans le cinéma local. « C’est un film de guerre, leur
explique la caissière au téléphone. Ça se passe en 14‑18, c’est les Français qui se battent contre
les Allemands […]. Il y a de l’amour, il y a de la bagarre, et puis des chansons et des sentiments,
et tutti quanti ! »
2.  De l’Américain Humphrey Cobb (1935). Les Sentiers de la gloire, Seghers, Paris, 1958.
3.  Convoqué devant la Commission en 1947, Adolphe Menjou y manifesta un anticommunisme
virulent ; il participa à l’Alliance cinématographique pour la protection des idéaux américains,
structure d’inspiration maccarthyste.
428 Chroniques d’Arts-Spectacles

de sacrifier inutilement ses hommes, puis cède enfin après que Menjou lui a
promis je ne sais quel avantage.
C’est ainsi que le général envoie délibérément à la mort toute une compa-
gnie de braves, menée superbement par le colonel Kirk Douglas.

La peau du général
La fourmilière était réellement imprenable, d’où affreuse, sanglante et cri-
minelle hécatombe ; cette attaque désespérée constitue la meilleure partie
du film. Au plus fort de son dépit, le général commande un tir d’artillerie sur
ses propres troupes démantelées ; refus des artilleurs. Au retour des rescapés,
le général en fait fusiller trois pour l’exemple, choisis au hasard. Le film se ter-
mine sur cette exécution ; l’un des trois, blessé après une bagarre en prison,
ayant voulu massacrer l’aumônier, est ficelé sur une civière !
Et Kirk Douglas, rageur, bien décidé à « avoir la peau » du général du
diable, médite à voix haute cette pensée de Samuel Johnson : « Le patrio-
tisme est l’ultime refuge des gredins. »
Ainsi donc, ce film qui, à la demande des anciens combattants belges, a été
retiré d’une salle bruxelloise, ne sortira jamais en France1 – tant qu’il y aura
des militaires en tout cas – et c’est dommage car il est fort beau et à divers
points de vue. Il est admirablement mis en scène, mieux encore que The Kil-
ling, sorti à Paris sous le titre d’Ultime Razzia, en plans longs, très mobiles.
La photo, splendide, parvient à retrouver le style plastique de l’époque – on
pense à la guerre de 1914‑1918 telle qu’en témoigne par exemple une collection
de L’Illustration 2. Le jeu, très homogène, très contrôlé, n’est jamais empha-
tique ni théâtral, bref c’est du beau travail.
La faiblesse du film, ce qui l’empêche d’être un réquisitoire irréfutable,
c’est une certaine invraisemblance psychologique dans le comportement des
« méchants » ; il y eut certainement en 1914‑1918 des « crimes de guerre »
semblables, des tirs dirigés sur nos troupes, mais par erreur, par ignorance et
par confusion plutôt que par ambition personnelle. La lâcheté est une chose
et le cynisme une autre ; ce général à la fois lâche et cynique est peu vraisem-
blable ; le scénario eût été plus logique si un officier lâche, pris de panique,
avait fait tirer sur ses troupes et qu’un autre officier eût fait fusiller trois des
rescapés pour l’exemple.

1.  Soucieuses de ne pas apparaître comme des censeurs, les autorités françaises vont, dans l’ombre,
effectuer des manœuvres diplomatiques afin de bannir le film des écrans français pendant dix-sept
ans. Après deux nouvelles tentatives infructueuses d’immatriculation en 1969 et 1972, le film sortira
enfin sur les écrans français le 26 mars 1975, soit quelques mois après une allocution du nouveau
président de la République, Valéry Giscard d’Estaing, qui annonçait, le 28 avril 1974, la disparition
de la censure politique.
2.  Hebdomadaire français (1843‑1944), célèbre pour la place laissée au dessin, puis à la photographie.
Redécouvrons Max Ophuls, cinéaste des sentiments éternels 429

Pas de salut nu-tête !


De même dans Attack !, le beau film de Robert Aldrich, le moment où
le capitaine apeuré poussait, avec son pied, le revolver qui traînait à terre et
grâce auquel le lieutenant qu’il avait trahi allait le tuer, était irritant de fausseté
psychologique.
On pardonnera plus facilement à Stanley Kubrick une erreur matérielle
pourtant grossière : le colonel Kirk Douglas, à plusieurs reprises, salue tête
nue ses supérieurs !

Talentueux et courageux Kubrick


On peut penser que Stanley Kubrick, qui avait dès le départ renoncé à
exploiter son film en France, aurait trouvé de meilleurs exemples d’abus mili-
taires dans des guerres plus récentes : celle de 1940, avec son vagabondage
d’officiers français sur les routes, celle d’Indochine avec tous les scandales que
l’on connaît, celle, toute fraîche, d’Algérie à propos de laquelle, après Henri
Alleg, le cinéaste aurait plus fortement, plus utilement posé « la question1 ».
De toute manière, en dépit de sa simplification psychologique, Les Sentiers
de la gloire est un film important qui confirme le talent et le courage d’un
nouveau réalisateur américain, Stanley Kubrick 2.
f.  t.

Redécouvrons Max Ophuls (mort il y a un an),


cinéaste des sentiments éternels
Arts no 663, 26 mars-1er avril 1958

Max Ophuls est mort il y a eu un an cette semaine, le 26  mars 1957, au


matin. On le croyait guéri d’une inflammation rhumatismale au cœur qui
l’avait frappé au début de l’année alors qu’il dirigeait au Schauspielhaus de
Hambourg Le Mariage de Figaro, qu’il avait lui-même traduit et adapté. Un
critique allemand déclara qu’à travers Beaumarchais, c’est essentiellement
l’esprit de Mozart et de la commedia dell’arte qu’Ophuls avait ressuscité
sur scène, dans ce spectacle auquel sa frénésie habituelle avait imprimé un

1.  La Question d’Henri Alleg (Les Éditions de Minuit, Paris, 1958) dénonce la torture des civils
pendant la guerre d’Algérie. Ce livre a été porté à l’écran en 1977 par Laurent Heynemann.
2. Dans un autre article consacré aux Sentiers de la gloire (« Après vision », signé R.  L. [Robert
Lachenay], Cahiers du cinéma n° 82, avril 1958), Truffaut dira : « La seule audace de ce film est qu’il
s’en prend à l’armée française, la seule qui n’est jamais été mise en cause à l’écran », avant de lui
accorder « un certain rythme martelé très séduisant, une rapidité forcenée et, convenons-en, un
souffle cinématographique ».
430 Chroniques d’Arts-Spectacles

rythme étourdissant ; son Mariage de Figaro comportait en effet une trentaine


de tableaux vertigineux. La « générale » eut lieu le 6 janvier et Max Ophuls,
cloué sur son lit de clinique à l’autre bout de la ville, ne put assister à son
triomphe : la foule en délire, par ses applaudissements, exigea 43 rappels des
comédiens !
Max Ophuls, natif de Sarrebruck – le 6 mai 1902 –, opta pour la nationalité
française lors du plébiscite sarrois après 1935. Jusqu’à l’avènement du nazisme,
il avait travaillé en Allemagne : commença alors pour lui une carrière vérita-
blement internationale qui lui fit tourner des films en Italie, en Hollande, en
France, en Amérique, puis de nouveau et enfin en France.
Des cinq films qu’il réalisa en Allemagne, nous ne connaissons guère que
l’admirable Liebelei, adapté d’une pièce d’Arthur Schnitzler, dont il nous
donnera vingt ans plus tard, avec Madame de…, une sorte de remake dans
lequel les personnages sont plus vieux de vingt ans, eux aussi, comme l’au-
teur ! La rétrospective Hommage à Max Ophuls, organisée récemment par la
Cinémathèque française, nous a permis de découvrir certains anciens films ;
un court extrait de La Fiancée vendue nous a révélé, par exemple, un remar-
quable essai d’opéra filmé.
La signora di tutti 1, tourné en 1934 en Italie, d’après un roman-feuilleton,
annonce curieusement Lola Montès ; c’est le drame d’une vedette surmenée
qui, après une tentative de suicide, sur le lit de la clinique revoit, tandis qu’on
l’anesthésie, les moments les plus douloureux de sa vie sentimentale. Isa
Miranda, vingt ans avant Martine Carol, fut l’héroïne pathétique de ce drame
admirablement conduit.
Des films qu’Ophuls réalisa en France avant guerre Divine est peut-être le
meilleur ; sur un point de départ de Colette2 – une brave fille de la campagne
vient à Paris et sera happée par le music-hall –, voilà une peinture déjà vire-
voltante de l’univers des coulisses. Là encore, on est obligé de penser à Lola
Montès car Ophuls, contraint d’utiliser Simone Berriau en vedette, l’escamote
au profit de tous les rôles secondaires, à la faveur d’une accumulation de
détails tout à la fois cocasses et réalistes. Avec Le Plaisir, Divine est le film où
Ophuls se trouve le plus près de Jean Renoir.
Moins heureux, La Tendre Ennemie, toujours avec Simone Berriau, a la
gratuité des pochades de René Clair, mais il y a tout de même bien de la ten-
dresse dans cette fable que n’égaleront plus tard ni Ma femme est une sorcière 3
ni L’esprit s’amuse 4.
Mais c’est en Amérique, après quatre années de chômage hollywoodien,
que Max Ophuls retrouvera la possibilité de s’exprimer le plus librement  :

1.  Voir n. 2 p. 339.


2.  Le scénario est de Colette, d’après son roman L’Envers du music-hall (1913).
3.  I Married a Witch de René Clair (1942).
4. Ou L’Espiègle Revenante (Blithe Spirit) de David Lean (1945).
Redécouvrons Max Ophuls, cinéaste des sentiments éternels 431

L’Exilé, avec Douglas Fairbanks Jr, Lettre d’une inconnue d’après Stefan Zweig
sont deux films irréprochables, de même que le fameux Caught, jamais sorti
en France1.
La seconde période française de Max Ophuls est marquée par quatre films,
dont on s’aperçoit à les revoir qu’ils furent singulièrement sous-estimés, bien
que l’un d’eux – La Ronde – ait été l’un des plus grands succès commerciaux
de l’après-guerre. Ces quatre films témoignent de la réussite de Max Ophuls à
sauvegarder sa liberté d’expression à l’intérieur d’un genre de films redoutable
entre tous, la grande production à visées internationales.
Le goût du luxe chez Max Ophuls masquait, en réalité, une grande pudeur ;
ce qu’il recherchait –  un tempo, une courbe  – était si frêle et cependant
tellement précis qu’il fallait abriter cela dans un emballage disproportionné,
comme un bijou précieux que l’on enfouirait dans quinze écrins toujours plus
vastes, s’emboîtant les uns dans les autres.
Si Lola Montès, qui est devenu, tout comme Zéro de conduite ou La Règle du
jeu, un classique des ciné-clubs, suscita l’enthousiasme des jeunes cinéphiles,
c’est que Max Ophuls, conscient de l’impossibilité que représentait un film
bâti sur Martine Carol, la réduisit au rôle d’une statue de plâtre humiliée et
bourra son film d’idées générales jusqu’à en faire un essai poétique sur le
monde moderne, la publicité, la gloire préfabriquée, la cruauté des formes
actuelles du spectacle ; jeux des questions, parades des amants, l’exploitation
de la vie privée, les joies de vivre, les émissions publicitaires, etc.
Lola Montès est le plus grand film de dérision jamais tourné mais, au lieu
de se présenter comme une œuvre confidentielle, de laboratoire –  comme
Les Chaises de Ionesco par exemple –, c’est une superproduction à la portée
de tous et Peter Ustinov, dans un article, explique assez bien ce phénomène
de disproportion  : « Il était le plus introspectif des metteurs en scène, un
horloger qui n’a d’autre ambition que de fabriquer la plus petite montre du
monde et s’en va ensuite, dans un soudain éclair de perversité, la poser au
sommet d’une cathédrale2. »
On a souvent décrit Max Ophuls comme un maniaque de la caméra, un
forcené du travelling ; en réalité, il sacrifiait tout à l’acteur et il s’était rendu
compte que les comédiens sont plus justes dans leur expression s’ils subissent,
en jouant, une contrainte physique naturelle, d’où ces escaliers dévalés, ces
danses effrénées, ces longs trajets, ces poursuites dans les couloirs et ces
portes claquées.
Les objets, les éléments de décor, placés entre l’acteur immobile et la
caméra, participaient d’une même recherche réaliste, car Max Ophuls
pensait qu’il n’y a aucune comparaison entre le jeu d’un acteur face à la

1.  Pris au piège (1949) ne sortira sur les écrans français que le 30 janvier 2010.
2.  « La plus petite montre du monde », Cahiers du cinéma n° 81, mars 1958.
432 Chroniques d’Arts-Spectacles

caméra et le jeu du même acteur qui sait qu’une plante verte, une branche
d’arbre, un tuyau de poêle, un cordage, une grille ou un voile masque
partiellement son visage ; l’effort qu’il accomplit alors pour triompher
de ce handicap lui donne des intonations plus vraies, une expression plus
précise.
L’homogénéité du jeu dans les films de Max Ophuls est extrême : jamais
Jean Gabin, Gaby Morlay, Pierre Brasseur, Daniel Gélin n’ont été meilleurs
que dans Le Plaisir. Comparez Charles Boyer et De Sica dans Madame de…,
et dans les films qu’ils ont tournés depuis ! Quant à Danielle Darrieux, elle fut
grâce à Max Ophuls la meilleure actrice française de ces dernières années. Peter
Ustinov dit encore : « Il interrompait parfois une scène à cause d’un battement
de paupière excessif, aussi déplacé qu’une fanfare dans un enterrement 1. »
Ces exemples devraient suffire à démentir la réputation de cinéaste déco-
ratif et superficiel dont souffrait Max Ophuls, artiste admirable, seulement
préoccupé, comme les plus grands, de vérité humaine.

françois truffaut

Les Girls de George Cukor


Arts no 665, 9‑15 avril 1958

Rendre compte des Girls constitue une corvée à laquelle on ne peut com-
parer que celle infligée aux lycéens de septième lorsqu’on leur commande
une composition française de ce genre : « Vous avez passé un dimanche à la
campagne ; il faisait beau, le soleil brillait, vous avez cueilli des fleurs. Décrivez
vos impressions. »
Une comédie musicale américaine, lorsqu’elle est réussie, parvient à créer
dans la salle une ambiance purement euphorique ; elle nous installe dans un
confort intellectuel absolu. Le sens critique succombe sitôt que nous en avons
littéralement « plein la vue » ; tant d’élégance, de goût et de raffinement ne
sauraient nous lier au film platoniquement et très vite nous offrons au réali-
sateur, en échange de ce ravissement, toute la crédulité, toute la bonne foi,
toute l’adhésion possibles. Un rapport quasiment amoureux s’établit donc
entre un film musical et le public qui le regarde, à tel point que Les Girls
constitue le cadeau le plus rare, le plus sentimental, le plus civilisé que le
cinéma hollywoodien puisse offrir au cinéma invétéré.
Je ne sais si George Cukor a vu Lola Montès, mais je suis certain que Max
Ophuls aurait aimé passionnément Les Girls, qui pourrait être également

1.  Ibid.
Cannes : le cinéma passe son conseil de révision 433

dédié aux femmes, à l’art du spectacle et plus précisément aux femmes qui
servent l’art du spectacle.
Le canevas ? Gene Kelly a été l’animateur d’une troupe qui parcourut toute
l’Europe et dont les vedettes étaient une Américaine  : Mitzi Gaynor, une
Anglaise : Kay Kendall et une Française : Taina Elg. La troupe s’est dispersée.
Plusieurs années ont passé lorsqu’un petit scandale londonien éclate : Kay Ken-
dall, mariée, a publié ses Mémoires et Taina Elg, s’estimant diffamée, l’attaque en
justice. À la faveur du procès, trois retours en arrière nous donneront la clef senti-
mentale qui ouvrait les cœurs dansants ; nous apprenons que nos trois girls furent
amoureuses de leur patron, Gene Kelly, et alternativement payées de retour !
Tout cela nous est dit, ou parfois chanté, souvent dansé par ces trois
exquises créatures, dont les plus difficiles à oublier sont Taina Elg, la plus
attractive, et Kay Kendall, la plus spirituelle. Seule Mitzi Gaynor déçoit, un
peu trop Dany Robin yankee. Gene Kelly se ressemble, toujours souriant, tou-
jours canaille. Au contraire d’Eddie Constantine qui, sympathique d’emblée,
nous devient progressivement odieux à mesure que l’on s’aperçoit qu’il ne
sait rien faire, Gene Kelly commence toujours par nous heurter pour mieux
nous séduire et finalement nous mettre dans sa poche.
George Cukor, qui est avec Elia Kazan le meilleur directeur d’acteurs hol-
lywoodien, dirige tout cela tambour battant et, avec l’aide de son opérateur
Robert Surtees, retrouve souvent la veine plastique d’A Star Is Born 1, son
meilleur film. La musique de Cole Porter – qui travaille en ce moment pour
Bardot, Sinatra et Vadim2 – participe de la griserie générale. Il y aurait bien
en chinoisant quelques réserves de détails à formuler, mais « qu’est-ce que
cela fait puisque tout est grâce3 » ?
françois truffaut

Cannes : le cinéma passe son conseil de révision


Arts no 668, 30 avril-6 mai 1958

Par mesure de représailles, la direction du Festival de Cannes, cette fois,


refuse de m’inviter ; en effet, mon bilan du festival l’an dernier se résu-
mait dans ce titre : « Cannes 1957 : un échec dominé par les combines, les
­compromis et les faux pas ».

1.  De George Cukor, sorti en France le 26 avril 1955 sous le titre : Une étoile est née.
2.  Produit par Raoul Lévy et intitulé Paris by Night, le film de Roger Vadim aurait réuni pour la
première fois à l’écran Frank Sinatra et Brigitte Bardot. Mais le projet ne vit pas le jour, car Sinatra
refusa de se rendre à Paris pour le tournage et Bardot de faire le voyage à Hollywood.
3.  Référence aux derniers mots prononcés par le jeune prêtre, à la fin du Journal d’un curé de
campagne de Georges Bernanos : « Qu’est-ce que cela fait ? Tout est grâce. »
434 Chroniques d’Arts-Spectacles

Une personnalité du comité directeur, après la parution de cet article, fin


mai  1957, me fit savoir que toutes mes attaques lui paraissaient justifiées à
l’exception d’un paragraphe que je reproduis ici : « Le sentiment que ce Xe
Festival de Cannes se solde par un échec est partagé par presque tous mes
confrères, mais tous ne peuvent l’écrire, les journalistes étant invités par la
direction du festival – à vrai dire, tolérés plutôt qu’accueillis – et il ne s’agit
pas d’être rayé de la liste l’année prochaine ! »
Ainsi donc, et comme pour me donner raison jusqu’au bout, on m’a « rayé
de la liste » cette année et je ne serai, du XIe Festival de Cannes, qu’un client,
un invité d’Arts-Spectacles… un spectateur journaliste d’autant plus à l’aise
pour mettre les pieds dans le plat qu’il aura lui-même amené son manger !
Si j’étais, l’an dernier, un journaliste libre à 90 %, je le serai cette année à
100 %, dégagé de la crainte oppressante, comme vous l’imaginez, de passer
pour un mufle !
Un exemple ? Devant l’écran, dans la grande salle du Palais, sont dispo-
sées, pendant toute la durée des projections, une armée de plantes vertes
qui font le régal des spectateurs du balcon. Malheureusement ces végétaux
décoratifs présentent l’inconvénient, pour le public des quinze premiers rangs
d’orchestre, celui des cinéphiles, de masquer aux trois quarts le sous-titrage
des films étrangers, dont il faut, dès lors, tout deviner pour peu que l’on
ne comprenne pas parfaitement les vingt-huit langues étrangères parlées à
Cannes. Eh bien, cela peut sembler idiot, mais aucun de mes confrères n’osait
se plaindre de toute cette verdure sur la luxuriance de laquelle j’aurai certai-
nement l’occasion de revenir.
Soyons sérieux, enfin essayons. Je reconnais que le Festival de Cannes a
une importance économique qui prime son caractère artistique. Il y a bien
une compétition, un jury, des récompenses, mais cela, c’est la carrosserie du
festival, dont le seul moteur est l’argent : les affaires se brassent, les films se
vendent, s’achètent, s’échangent ; on met sur pied des coproductions, on
engage des vedettes, on retient des dates, on prend contact et ce rendez-vous
des gens de cinéma du monde entier a pris une telle importance que l’on peut
dire sans exagérer que l’année cinématographique s’ouvre à Cannes.
Le point de vue des Cannois n’est pas indifférent ; pour eux il s’agit de
remplir les hôtels, les casinos et les restaurants à un moment de l’année où le
tourisme est ralenti. Pour qu’un festival de Venise soit réussi, il faut beaucoup
de bons films ; pour qu’un Festival de Cannes soit réussi, il faut beaucoup
de monde dans les hôtels, beaucoup de photos dans les journaux, beaucoup
de vedettes et un très gros chiffre global des affaires traitées. Le photographe
devient donc le seul journaliste souhaitable et utile, le critique n’étant qu’un
importun, un chicaneur, un maniaque qui juge la qualité des films présentés
sans se douter que l’aspect artistique de la manifestation n’est qu’une des
facettes du festival.
Cannes : le cinéma passe son conseil de révision 435

Si l’échec était évident l’an dernier, c’est qu’il était essentiellement éco-
nomique : pas de vedettes, pas de photos, peu d’affaires conclues, beaucoup
de mécontents.
Cette année, le Festival de Cannes sera d’autant plus important qu’il
constituera une sorte de visite médicale pour le cinéma européen en crise ;
il s’agira de prendre la température de la production, de l’ausculter et d’établir
un diagnostic. Pourquoi le cinéma traverse-t‑il une crise ? Sans doute parce
que les films ne ressemblent pas à ce qu’attend le public ou justement parce
qu’ils ressemblent trop à ce que le public attend, ce qui revient au même.
Après la Libération, le cinéma français est devenu très prospère, non que
les films étaient meilleurs qu’aujourd’hui, mais ils constituaient la distrac-
tion numéro un. Les gens étaient mal nourris, mal chauffés, mal logés. Le
cinéma représentait l’évasion idéale. Puis sont apparus les appartements neufs
payables en vingt ans, les scooters à crédit et même les vêtements, les frigi-
daires sans oublier naturellement la télévision dont nous reparlerons.
Voilà pour les raisons économiques. Mais il y a aussi, me semble-t‑il, des
raisons esthétiques à la désaffection du public. Il y a certainement trop de
mauvais films et trop de mauvais réalisateurs, mais il y a aussi trop de mau-
vais producteurs. La plus stupide définition du métier de producteur est
certainement celle donnée au cours d’une interview pour Le Film français
par l’un d’eux, Raoul Lévy : « Le producteur doit réunir des gens qui n’ont
aucune envie de travailler ensemble et les convaincre de faire un film. » Cette
méthode me paraît désastreuse pour ce qu’elle conduit à des entreprises
comme Les Bijoutiers du clair de lune (la plus cruelle déception de l’année)
ou même Montparnasse 19 que devait tourner Ophuls 1, Thérèse Étienne 2 que
devait tourner Buñuel, Tamango 3 et La Bonne Tisane 4 que personne ne devait
tourner.
Selon moi, un bon producteur est celui qui devine que Becker ne peut pas
tourner le film d’un autre, que Vadim, dont le tempérament est décoratif,
ne peut réussir un film tragique ou simplement grave, qu’on ne peut faire
jouer ensemble Gabin et Bardot sans obtenir quelque chose de monstrueux,
qu’on ne peut tourner un film d’aventures dans trois décors (Tamango) et
que Ralph Habib serait plus à l’aise pour filmer un James Hadley Chase (il
s’y passe beaucoup de choses) qu’un Simenon (où il s’en passe très peu),
c’est-à-dire Le Passager clandestin. Le bon producteur est celui qui confie
une comédie au cinéaste qui a le sens de l’humour, un film policier à celui
qui n’est qu’un bon technicien, un film d’amour à celui qui a du cœur et un

1.  Voir n. 2 p. 342.


2.  De Denys de La Patellière (1958).
3.  De John Berry (1958), d’après une nouvelle de Prosper Mérimée. Truffaut en a publié une critique
virulente dans Arts n° 655, 29 janvier-4 février 1958.
4.  D’Hervé Bromberger (1958).
436 Chroniques d’Arts-Spectacles

film poétique à personne parce que cela rate toujours : Marguerite de la nuit,
Le Pays d’où je viens 1, Juliette ou la Clé des songes 2 et que la poésie au cinéma
surgit quelquefois mais jamais quand on la sollicite !

La peur du risque
Le cinéma français actuellement se résume à ceci : quatre vedettes qu’il faut
payer une cinquantaine de millions par film et qui les méritent puisque les
producteurs avec elles ont la certitude de ne pas prendre de risques. Comme
tous les producteurs sont désireux de ne travailler qu’avec ces vedettes, on
peut affirmer, sans presque exagérer, que les cent vingt films que nous pro-
duisons chaque année sont conçus pour Fernandel, Gabin, Bardot, Michèle
Morgan et Gérard Philipe. Chacune de ces stars ne pouvant tourner plus de
trois ou quatre films par an, les moins généreux ou les moins avisés de nos
producteurs se retrouvent fréquemment avec des films déjà préparés qu’il faut
tourner même sans vedettes pour ne pas perdre l’argent investi dans l’écriture
du scénario et la préparation du film. C’est ainsi qu’au dernier moment des
acteurs souvent plus doués que les vedettes précitées sont requis pour les
remplacer. C’est Fernandel qui devait jouer dans La Traversée de Paris et non
Bourvil. C’est Michèle Morgan et non Jeanne Moreau, qui était prévue pour
Le Dos au mur. C’est Brigitte Bardot et non Françoise Arnoul, qui devait être
La Chatte 3. Le premier Modigliani était Mel Ferrer et non Gérard Philipe. Et
c’est ainsi que Charles Vanel remplace Gabin (Rafles sur la ville 4), tandis que
Pierre Vaneck hérite des rôles refusés par Gérard Philipe !
On peut dire que presque tous les films tournés en France le sont de cette
manière, c’est-à-dire sans aucun risque au stade de la conception, avec le
maximum de risques au stade de la réalisation, le hasard faisant le reste, les
miracles toujours possibles, et aussi le talent du metteur en scène sur lequel
toutefois aucun producteur n’aurait cru devoir miser en montant sa combine.

Les avatars du scénario


Lorsqu’un producteur décide de tourner un film, il commence à réunir
une équipe, tout le monde est content, l’affaire se présente bien, euphorie,
la chose est positive. Puis l’équipe se transforme, le temps se perd et l’affaire,
basée sur trop d’optimisme, se détériore : au premier scénariste enthousiaste
vient s’adjoindre un second et à ces deux scénaristes blasés vient s’adjoindre

1.  De Marcel Carné (1956). Truffaut en a publié une critique dans Arts n° 591, 31 octobre-6 novembre
1956.
2.  De Marcel Carné (1951).
3.  D’Henri Decoin (1958), d’après l’histoire de l’espionne Mathilde Carré.
4.  De Pierre Chenal (1958), d’après le roman éponyme d’Auguste Le Breton.
Cannes : le cinéma passe son conseil de révision 437

un troisième résigné, et tous trois, écœurés, remettent au dernier moment un


script qu’il n’est plus temps de discuter, mais que la vedette fera transformer
encore à son avantage. Un mauvais film de plus est en tournage et dont tout
le monde sait qu’il sera mauvais, la chose est devenue négative ! Il y a deux mois,
il était question de faire un film, on parle maintenant de le sauver, on le traite
en malade, en agonisant, et divers spécialistes trop cher payés s’empressent
autour de lui, mais trop tard !
C’est pourquoi, si le cinéma français ne produit qu’un seul bon film cette
année, il y a de fortes chances pour que ce soit Mon Oncle, que Jacques Tati
a préparé pendant trois ans, tourné pendant plusieurs mois, monté pendant
un an et demi, en toute liberté et pour un devis raisonnable. Avant même
de l’avoir vu, et le public ne s’y trompe pas, on devine qu’il s’agit d’un film
qui ne ressemble pas à celui qu’on a été voir la semaine précédente et celle
d’avant et celle d’avant, etc.
Les films se nuisent les uns aux autres parce qu’ils se ressemblent trop et ils
se ressemblent trop parce qu’ils procèdent de l’état d’esprit de Raoul Lévy :
faire travailler ensemble des gens qui n’en ont aucune envie.
Le cinéma français ne devrait pas imiter le cinéma américain, mais quitte
à l’imiter il devrait le faire complètement. La force du cinéma américain
n’est pas son esthétique mais son organisation. Au lieu de produire dans
un climat de pagaille de mauvais films « de genre », sous-produits d’Hol-
lywood, il est préférable de n’œuvrer que dans un esprit national, pure-
ment français : La Traversée de Paris, Mon Oncle, Un condamné à mort s’est
échappé, etc.

Des cinémas self-services


Je ne crois pas au danger de la télévision car la télévision n’est qu’un désir
nommé tramway, un véhicule.
Lorsque tous les spectateurs possibles auront la télévision, ils verront
quatre films par semaine au lieu d’un, c’est-à-dire que l’on produira quatre
fois plus de films et que ces films seront amortis beaucoup plus vite, grâce
aux piécettes que l’on glissera dans une fente du récepteur, pour choisir tel
ou tel film1. Les frais d’exploitation seront inexistants, les salles de cinéma
deviendront des self-services et des parkings.
Le cinéma actuel repose sur deux notions : vedettes et presse parlée. Il en
ira de même à la télévision puisque le téléspectateur choisira son film en
fonction de la vedette ; si un film plaît particulièrement, la presse parlée agira
et la chaîne qui l’aura programmé sera obligée de le passer à nouveau. Ainsi

1.  Truffaut évoque ici le principe du pay-per-view ou télévision à la carte développé aux États-Unis
à partir de 1951 ; les événements sportifs et les films étaient les deux programmes privilégiés par
ce nouveau mode de diffusion.
438 Chroniques d’Arts-Spectacles

se reconstituera à la télévision jusqu’au principe des « exclusivités » et des


« reprises ».
Esthétiquement, rien de changé. Il y aura autant de bons films et de mau-
vais que dans le système actuel, et qu’on ne parle pas de « format » puisqu’il
existe maintenant en Amérique des écrans de télévision qui couvrent toute la
surface d’un mur et, parallèlement, des récepteurs minuscules pour la voiture
ou même, bientôt, portatifs.
Le véhicule change, le cinéma demeure.
Lorsque la TSF1 est apparue, on a cru qu’elle tuait l’industrie du disque.
Plus tard, le microsillon a paru tuer la TSF, laquelle aujourd’hui, portative, en
bandoulière, aussi peu encombrante qu’un paquet de cigarettes, concurrence
sévèrement le microsillon seize tours minute !
Dans ces conditions, qui nous interdit de penser que le microfilm magné-
tique que l’on pourra louer chez un marchand, visionner le soir chez soi et
échanger le lendemain, tuera lui-même à son tour la télévision2 ?
C’est parce que l’homme a besoin d’images que le cinéma est increvable et
c’est parce que j’aime le cinéma que j’ose me montrer aussi confiant. Bonne
chance, donc, au XIe Festival de Cannes qui témoignera de la vitalité d’un art
qui n’est pas forcément qu’une industrie.
françois truffaut

Le cinéma trahi pour les beaux yeux


de Sophia Loren3
Arts no 669, 7‑13 mai 1958

Ce XIe Festival de Cannes s’est ouvert calmement, un peu trop calme-


ment peut-être. Le seul petit incident notable est le retrait du film polonais
Le Huitième Jour de la semaine d’Aleksander Ford. Il y a « de la politique »
là-dessous. Le scénariste de ce film n’est autre, en effet, que le jeune écrivain
de vingt ans Marek Hlasko qui, de passage à Paris le mois dernier, a cru pou-
voir accorder à L’Express une interview très amère qui a fortement déplu au
gouvernement polonais4.
Le système de sélection des films à Cannes –  chaque pays désignant un
seul film – a pour inconvénient de grouper, non les meilleurs films de l’année
réalisés dans le monde mais, généralement, les plus officiels. Cet inconvénient

1.  La télégraphie sans fil permettant d’écrire à distance en utilisant des ondes électromagnétiques.
2.  Les principes de la VHS et des vidéo-clubs naîtront une vingtaine d’années plus tard.
3.  L’article fut publié sous ce titre complet  : « Pas encore de surprise à Cannes. Le cinéma trahi
pour les beaux yeux de Sophia Loren ».
4.  « Marek Hlasko, 25 ans, romancier polonais », L’Express n° 357, 17 avril 1958.
Le cinéma trahi pour les beaux yeux de Sophia Loren 439

serait pallié par la possibilité, pour le comité du Festival, d’inviter en supplé-


ment tel ou tel film de qualité si les membres de ce comité avaient assez de
compétence pour apprécier la qualité d’un film. Ce n’est hélas ! pas le cas : on
se souvient qu’il y a deux ans ils préférèrent L’Homme au complet gris à Picnic ;
cette fois, ils ont écarté un film comme Le Petit Arpent du Bon Dieu d’Anthony
Mann au profit du Désir sous les ormes de l’autre Mann, le moins doué, Delbert.

Une infidélité
C’est généralement chaque année le choix des films américains qui laisse le
plus à désirer et l’on s’en rend d’autant mieux compte que nous voyons, à Paris,
beaucoup plus de très bons films américains que de toute autre nationalité.
Comme chaque année, j’ai commencé mon séjour de festivalier par une
infidélité, en allant voir dans un petit cinéma de la ville le plus beau film que
Douglas Sirk a tiré du roman de Faulkner, Pylône, La Ronde de l’aube 1. C’est
un CinémaScope noir et blanc, mis en scène avec une mobilité admirable.
Dorothy Malone y est parfaite ; sa descente en parachute, vêtue seulement
d’une robe blanche, restera un grand moment du cinéma… d’aviation !
Les festivités officielles se sont ouvertes avec le court métrage d’Henri Gruel,
La Joconde : histoire d’une obsession, et le film suédois tourné aux Indes par Arne
Sucksdorff, L’Arc et la Flûte 2. Beaucoup de vedettes sont venues faire risette sur
scène avant le spectacle : Sylva Koscina, Danielle Darrieux, Bella Darvi, Élisabeth
Manet, Anne Vernon, Anouk Aimée, Mitzi Gaynor, Cosetta Greco, Giani Espo-
sito, Maurice Ronet, Jacques Sernas, Barbara Laage et bien d’autres. Devant
l’écran, davantage de plantes vertes que l’an passé, mais moins hautes, comme
fraîchement taillées. Les vingt-cinq mètres d’hortensias devant l’écran ne gênent
plus la lecture des sous-titres que pour les spectateurs des trois premiers rangs
d’orchestre, c’est-à-dire les journalistes retardataires. Alors de quoi se plaindre ?
Henri Gruel est bien l’un des réalisateurs français les plus sympathiques
et comme son film La Joconde, consacré aux méfaits de la Jocondomanie, lui
ressemble, nous avons eu bien du plaisir à le revoir ici, même savamment
coupaillé. Un pari sur ce que Louis Chauvet penserait de La Joconde a été
annulé puisque notre confrère du Figaro a préféré passer sous silence cette
pochade subversive !

Trop appliqué
L’Arc et la Flûte, dont on attendait trop, a généralement déçu. On savait
que l’excellent documentariste suédois était resté une année entière parmi

1.  The Tarnished Angels de Douglas Sirk (1958).


2.  En djungelsaga (1957).
440 Chroniques d’Arts-Spectacles

une tribu indienne pour filmer le combat de tout un village contre un léopard
anthropophage.
Cette œuvre, incroyablement soignée et concertée, ne possède pas assez
d’authenticité pour que sa sobriété apparaisse comme une vertu et pas assez
de force pour créer une véritable émotion. On sent trop, par exemple, qu’à
un plan de léopard déambulant sur les rochers répond un gros plan d’en-
fants tourné deux mois plus tard, lorsque Sucksdorff, après avoir visionné le
premier plan (développé et tiré à des milliers de kilomètres de là), sait enfin
dans quelle direction doit aller le regard du gosse pour « raccorder ». Le
style de montage est lui-même fort démodé qui s’efforce de « dramatiser »
le documentaire pour lui donner la structure d’un film de fiction.
Évidemment, Sucksdorff a le mérite d’être tout à la fois le producteur, le
scénariste, le réalisateur et l’opérateur de L’Arc et la Flûte, qui est tout bon-
nement un film de photographe appliqué. Le commentaire, lu tour à tour
par Martine Sarcey et Michel Auclair, donne dans tous les poncifs du film
exotique ; c’est, durant une heure et demie, un flot de mauvaise littérature
du genre  : « Il sait bien, machinchose, que la nuit épaisse va bientôt tout
envelopper de son mystère, libérant les forces du mal que les dieux de la
forêt ont emprisonnées pour contrarier le génie de la pluie bienfaisante et de
l’orage qui est bon comme la lune car la jungle, habitée par l’esprit néfaste,
ne dort que d’un œil et c’est pourquoi il veille, machinchose, pendant que
dorment ses compagnons du silence, etc. »

Samedi : une histoire de grue


C’est à la Russie que nous devons le premier chef-d’œuvre de ce festi-
val, qui nous en offrira plusieurs, espérons-le. En dépit de son aspect avant-
gardiste, Quand passent les cigognes est l’œuvre d’un réalisateur 1 chevronné,
ancien cameraman dont nous ne connaissons en France qu’une assez labo-
rieuse satire de l’administration : Trois Hommes en radeau 2.
Pour avoir une idée des Cigognes, imaginez le film que pourraient coréaliser
Renato Castellani et Alexandre Astruc.
Tourné presque entièrement à la grue, la traduction littérale du titre russe :
Quand passent les grues prêterait en France à plaisanterie.
Ce film, continûment photographié avec des objectifs à grande ouverture,
nous raconte une histoire d’amour passionné en marge de la dernière guerre.
Tout le film est axé autour d’un personnage féminin profondément atta-
chant et d’une vérité de tous les instants. Quoi que fasse Véronique, nous
souffrons avec elle et nous sentons solidaires de toutes ses pensées et de

1.  Mikhail Kalatozov (1903‑1973).


2.  Il s’agit en fait de Trois Hommes sur un radeau (Vernye druz’ya), sorti en France en janvier 1956.
Le cinéma trahi pour les beaux yeux de Sophia Loren 441

tous ses actes. Nous l’approuvons jusque dans ses contradictions et ses revi-
rements. Son comportement est régi avec une force morale instinctive, per-
sonnelle et constamment réinventée.
Tatiana Samoïlova interprète ce rôle avec un procédé et une grâce qui lui
vaudront certainement le Prix de la meilleure actrice1 ; son jeu, qui ajoute à
la subtilité du rôle, est nerveux, bondissant, poétique, animal, étrangement
rythmé.
La mise en scène est d’une virtuosité stupéfiante, riche, aux longs mouve-
ments d’appareil quasiment inexplicables, tel celui qui, en un seul plan, nous
montre Véronique à l’intérieur d’un autobus en marche, la précède lorsqu’elle
descend dans la rue et qu’elle se fraie un chemin à travers la foule, pour ne
la quitter enfin que quand elle court dans l’avenue, au milieu des tanks qui
partent vers le front.

Dimanche : une Phèdre qui fait bâiller


Désir sous les ormes de Delbert Mann, d’après une tragédie d’Eugene
O’Neill, mal rapiécée par Irwin Shaw, a profondément ennuyé tout le monde.
Le père est aisé, le fils est hypocrite. Cette Phèdre déracinée, transplantée
en terre étrangère (la Nouvelle-Angleterre en 1840), nous a tous fait bâiller
d’ennui. On voit ce film en devinant à chaque bobine ce que contiendra la
suivante.
Lorsque Sophia Loren regarde Anthony Perkins, on devine qu’elle va s’of-
frir à lui, on devine qu’il va se refuser grossièrement ; lorsqu’elle lui donne
une gifle, on devine qu’il va rire, et lorsqu’il rit, on devine que c’est pour lui
sauter dessus un quart d’heure plus tard.
On ne sait que détester le plus dans cette tragédie en tic et en toc : la crasse
des décors ou la laideur de la photo, le jeu grotesque des acteurs ou la nullité
de la mise en scène.
Les faits m’obligent donc à réitérer mes attaques de l’an dernier. Il est
évident que ceux des membres du comité direct qui choisissent les films
à inviter n’aiment pas le cinéma et continuent, chaque année, à sacrifier la
qualité des films supplémentaires au culte de la vedette.
C’est, semble-t‑il, pour avoir Sophia Loren, qui n’est d’ailleurs restée que
24 heures, qu’a été invité Désir sous les ormes, que presque tout le monde a
jugé indigne de figurer dans une compétition artistique.
La Norvège, avec Le Rescapé, nous a offert un film chaleureux, quoique
tourné dans la neige. Le réalisateur Arne Skouen, malgré toute sa bonne
volonté, n’a pas réussi à émouvoir le public du festival, ce même public qu’il

1.  Le film obtint la Palme d’or « pour son humanisme, pour son unité et sa haute qualité artistique »,
et la comédienne principale une « mention spéciale d’interprétation ».
442 Chroniques d’Arts-Spectacles

avait involontairement sécoué de rire il y a trois ans en lui contant La Tragédie


d’un pyromane.
Le Rescapé, qui ne témoigne d’aucun don de cinéaste, a pour seul mérite
d’être tiré d’une histoire authentique à laquelle il reste très fidèle. Hormis
les quelques détails qu’un scénariste ne saurait inventer, ce film demeure
conventionnel et d’une esthétique ancienne.
Mais le festival, pour maintenir son prestige, a fort besoin de films nobles,
et c’est pourquoi Le Rescapé trouve naturellement sa place ici.

françois truffaut

Cannes s’endort malgré Jacques Tati1


Arts no 670, 14‑20 mai 1958

Le festival ne parvient pas à sortir de sa torpeur en dépit de quelques


assez bons films. Il y a cette année fort peu de monde, comme si l’échec de
1957 avait engendré une certaine indifférence de la profession à l’égard d’une
manifestation qui a perdu sa signification. Une autre explication est que le
festival se ressent de la crise économique que traverse le cinéma ; elle est non
moins exacte. Bref, et à moins que la seconde semaine ne me démente, ce
festival s’annonce celui du grand sommeil. Les festivaliers n’ont plus ni foi
ni enthousiasme. Autrefois, ils se battaient pour assister aux projections du
soir pour lesquelles il faut s’habiller. À présent, tout le monde se bouscule à la
séance de 18 h 30 pour se coucher tôt, si bien que les projections de 22 heures
ont lieu devant des salles à moitié vides.

Deux exceptions
On a tellement dit que le cinéma est esclave de l’argent que c’est devenu
un peu vrai. Ce qui est devenu hors de prix, c’est le temps. Les vedettes
sont « chères de l’heure », les techniciens aussi, toujours plus nombreux,
et la fabuleuse location des studios. C’est pourquoi le hasard joue un rôle
si important dans la création cinématographique, favorable aux gens doués,
défavorable aux autres.
Quoi qu’il en soit, certains réalisateurs n’admettent pas l’intrusion du
hasard dans leurs travaux, désirent contrôler, dominer leur œuvre de A à Z,
tourner à nouveau un plan raté ou toute une scène mal conduite, vingt fois

1.  L’article fut publié avec cette phrase d’accroche : « Son film Mon Oncle est un Grand Prix pos‑
sible, mais il n’a pas comblé tous les espoirs. L’Eau vive de François Villiers est une version trop
“officielle” de l’œuvre de Jean Giono. »
Cannes s’endort malgré Jacques Tati 443

sur la Moritone1 remettre leur ouvrage… Pour ceux-là, une seule solution :
prendre leur temps, tout leur temps, tout le temps qu’il faut. Comment cela ?
En dévaluant le temps de cinéma, en le rendant vingt ou trente fois moins
coûteux par la double suppression des vedettes et des studios.
Deux seuls réalisateurs pratiquent cette politique du contrôle absolu,
Robert Bresson et Jacques Tati. Voilà où je voulais en venir  : dans les cir-
constances actuelles, étant donné la manière hasardeuse, chanceuse, miracu-
leuse, approximative, confuse et loufoque dont se font les films, une œuvre de
Bresson ou de Tati est forcément géniale a priori, simplement par l’autorité
rarissime avec laquelle s’impose, de la première image jusqu’au mot fin, une
volonté unique et absolue, celle qui en principe ordonne ou devrait ordonner
n’importe quelle œuvre à prétention artistique.
C’est pourquoi l’on ne peut juger Mon Oncle que par rapport aux autres
films de Tati. Convenons que Mon Oncle, ici, n’a pas comblé tous les espoirs ;
c’était le Grand Prix probable ; c’est devenu un Grand Prix possible.
L’humour de Tati est extrêmement restrictif déjà parce qu’il se limite
volontairement au seul comique d’observation, à l’exclusion de toutes les
trouvailles qui ne relèveraient que du burlesque pur. Même à l’intérieur du
comique d’observation, Tati opère une seconde censure, celle de l’invrai-
semblance. Il s’interdit aussi l’observation basée sur les caractères des per-
sonnages, c’est-à-dire l’observation humaine puisqu’il se refuse le découpage
classique, la construction dramatique des scènes et la psychologie des person-
nages. Son comique ne porte que sur les faits de la vie courante, légèrement
déviés, mais placés en situations toujours crédibles.
Au début de sa carrière, cela devait être inconscient, intuitif. Entre trois
gags, il préférait le plus vraisemblable, le moins fabriqué, mais il les filmait
tous les trois. Maintenant, sa répugnance pour la fantaisie pure, son goût du
vrai-vraiment-vraisemblable est devenu un système, analysable comme tous
les systèmes et critiquable également. On aimait ou l’on détestait Les Vacances
de Monsieur  Hulot, mais on ne pouvait formuler de réserves ; c’était plein,
logique, dense, un beau bloc inattaquable. Avec Mon Oncle, au contraire, l’har-
monie n’est pas créée, le charme n’est pas total. On admire telle séquence,
on souffre pendant telle autre, les répétitions agacent ; on est impatient de
quitter l’usine pour retrouver Saint-Maur, on se surprend dans l’ombre à
couper les cheveux en quatre.
Comme Chaplin avec Les Temps modernes, comme René Clair avec À nous
la liberté, Tati entreprend le brassage des idées générales avec un film qui
concerne notre époque, mais sans nous la montrer puisque les deux mondes
en opposition sont celui d’il y a vingt ans et celui dans lequel on vivra dans

1.  Table de montage à défilement vertical, munie d’un petit écran dépoli, très utilisée dans les
studios français à partir des années 1940.
444 Chroniques d’Arts-Spectacles

vingt ans. Toute la partie Saint-Maur –  la vie des petites gens de la rue, le
marché, les enfants – est charmante, jolie, agréable à regarder, vraiment réus-
sie. La partie moderne, la maison des Arpel, l’usine sont parfois insistantes,
gênantes, sans doute par souci d’aller jusqu’au bout. Le canevas n’a beau
constituer qu’un prétexte, il ne laisse pas plusieurs fois d’être encombrant ; la
cuisine moderne est drôle la première fois, un peu moins la seconde, plus du
tout la troisième. Tati ne tolère pas l’ellipse et cela conduit à une surcharge
toujours plus accélérée sur la pente du film. Ainsi, le poisson métallique qui
crache de l’eau lorsque quelqu’un vient, sauf s’il s’agit d’un livreur ou de
M. Arpel, devient franchement superflu aux deux tiers du film lorsqu’on en
a compris le principe et épuisé toutes les ressources. Cependant, Tati ne
peut l’enlever du décor, ni renoncer à s’en servir : ce ne serait plus logique ;
simplement faudrait-il dès lors l’escamoter, ce qui est impossible dans la mise
en scène qu’il pratique : larges plans fixes qui correspondent à la vision du
visiteur, pas de gros plan parce que, dans la vie, on ne s’approche pas sous
le nez des gens, etc.
De même le cliquetis des chaussures de Mme Arpel est amusant au début,
presque exaspérant sur la fin. Ce n’est pas que Tati soit à court de gags ou
qu’il tire sur les mêmes ficelles, mais que son parti pris esthétique, sa logique
démentielle le conduisent à une vision du monde totalement déformée, qua-
siment obsessionnelle. Plus il cherche à se rapprocher de la vie, plus il s’en
éloigne car la vie n’est pas logique (dans la vie on s’habitue aux bruits jusqu’à
ne plus les entendre) et finalement, il crée un univers délirant, cauchemardes-
que, concentrationnaire qui, bientôt, paralyse le rire plus facilement qu’il ne
l’engendre.

Les temps futurs


Je serais désolé que l’on puisse voir de la mesquinerie dans mon propos ;
mon exigence est à la mesure de l’admiration que je porte à Tati et à Mon
Oncle. C’est parce que son art est si grand que notre adhésion se voudrait
totale et c’est au fond parce que son film est trop réussi que nous sommes
glacés d’effroi devant ce documentaire de demain.
Tati, comme Bresson, invente le cinéma en tournant ; il refuse la structure
de tous les autres.

L’Eau vive : un film officiel


Après avoir perdu sa signification artistique, le festival est en train de perdre
sa signification commerciale puisque très peu d’affaires s’y traiteront cette
année. Il s’agit à présent d’une manifestation hybride et démodée qui ne
sert plus que les intérêts particuliers de cinq ou six personnes, ou de l’État.
Cannes s’endort malgré Jacques Tati 445

Par exemple, vous croyez que L’Eau vive représente la France ? Eh bien,
pas du tout. Ce film représente l’Électricité de France, ce qui n’est tout de
même pas la même chose ! Tout comme La Meilleure Part d’Yves Allégret,
L’Eau vive, financé au départ par l’EDF, a pour objet de nous faire apprécier
les travaux d’irrigation de la Durance. Si le travail de réalisation de François
Villiers avait été correct, le film eût été sauvé du ridicule et projetable ici, grâce
à l’ingéniosité du scénario-prétexte de Jean Giono, mais ce n’est, hélas ! pas
le cas. L’Eau vive, qui n’avait pas été « retenu » par les membres de la Com-
mission de sélection, a été imposé purement et simplement par un ministre.
Jean Giono a inventé une histoire qui semble très adroite si l’on sait qu’il
s’agit d’une commande, mais qui peut sembler assez gratuite si, ignorant les
données du problème, on croit se trouver devant un pur film de fiction.
Une jeune fille mineure hérite de trente millions dont voudrait bien la
déposséder sa nombreuse famille. En attendant sa majorité, elle va partager
la vie de ses oncles, cousins, tantes et cousines de Cavaillon ou de Roche-
brune, à raison de quelques mois dans chaque foyer. Comme tout le monde
est concerné par les travaux d’équipement hydroélectrique de la Durance,
on connaîtra ainsi tous les points de vue de chacun. Chacun s’estimant lésé
malgré les dédommagements offerts par l’État pour la disparition d’une ville,
d’un village et de quelques hameaux engloutis.
On voit la suprême habileté de Giono qui, avec cette intrigue (peut-être
influencée par un chef-d’œuvre de Balzac, Ursule Mirouët 1, et certainement
par ses observations au cours du procès Dominici), parvient à nous faire
mesurer l’importance économique de ce bouleversement géographique en
identifiant la fille, Hortense, à la Durance. Et c’est ici que l’on s’aperçoit que
Giono est l’écrivain français qui pourrait apporter le plus au cinéma, celui
également qui se trouve le plus proche d’un Jean Renoir par la vigueur, la
santé et la simplicité avec lesquelles il aborde la vie. De La Fille de l’eau à
Orvet, en passant par Swamp Water 2, Le Fleuve et Partie de campagne, Jean
Renoir a toujours expliqué l’eau et l’âme féminine en les comparant, en les
renvoyant l’une à l’autre par le jeu des symboles.
Giono a mené cette idée très loin dans le détail, en inventant de faire se
mouvoir Pascale Audret aquatiquement, juchée sur un scooter épousant les
lacets de la route, courant sur la passerelle du barrage et se glissant dans un
interstice de béton mal armé. Lorsque, par exemple, les nouveaux Dominici
forcent un gros garçon qui pilote un bulldozer à rejoindre, pour la violer,
Pascale Audret dans sa chambre, Giono désire visualiser à la lettre cette inten-
tion : le progrès pousse les bulldozers dans le lit de la Durance.

1.  Le scénario de Giono et le roman de Balzac ont en commun de placer au centre de leur récit
un personnage – Hortense et Ursule –, dont l’héritage est contesté et convoité par des membres
de sa propre famille.
2.  Sorti en France en 1948 sous le titre : L’Étang tragique.
446 Chroniques d’Arts-Spectacles

Malheureusement, toutes ces beautés restent théoriques et intentionnelles,


François Villiers étant incapable de les mettre en scène, de les fondre et de
leur donner un soutien visuel. Quelle inintelligence, quelle lourdeur dans ce
travail appliqué qui, impuissant à nous communiquer les notions d’espace
et de durée, sabote le scénario de Giono et constamment l’affadit. C’est lui
et lui seul qui porte la responsabilité de cet échec, d’autant plus regrettable
que L’Eau vive, grâce à Jean Giono, pouvait logiquement devenir l’un des
meilleurs films français de ces dernières années.

Autriche
Le comité du festival a le droit de refuser un film s’il le juge d’une qua-
lité insuffisante à maintenir le prestige artistique de la manifestation. Ce
droit, comme on s’en doute, il n’en use jamais et c’est pourquoi un nouveau
Sissi a été projeté ici, en compétition. J’ai pensé que la direction d’Arts non
plus que les lecteurs ne me tiendraient rigueur d’une abstention qui ne fut
point solitaire. Je n’ai pas vu Sissi tuberculeuse, le dernier crachoir de la série
impériale1.

Argentine
Un petit film argentin nous a bien amusé : Rosaura à dix heures 2, qu’un
certain Mario Soffici a réalisé dans l’admiration éperdue de Luigi Pirandello.
Il s’agit d’une histoire sentimentale racontée à un policier par diverses per-
sonnes et dont l’essentiel se déroule dans une pension de famille que feu
Mathias Pascal aurait bien volontiers hantée. Camilio est un petit homme
timoré qui s’écrit à lui-même des lettres d’amour pour susciter la jalousie de
celle qu’il aime, la fille de sa propre tôlière. (La mère et la fille sont précisé-
ment amoureuses de lui ainsi, du reste, que la bonne de la pension, mais il est
à cent lieues de s’en douter.) D’après la photo plus ou moins pornographique
d’une prostituée qu’il visite chaque jeudi et qui se trouve en prison, il peint
un joli portrait de la femme idéale, Rosaura, mais qu’il n’ira pas, contrai-
rement à Gogol, jusqu’à concrétiser en mannequin caoutchouté. Un beau
jour, la prostituée sortant de prison débarque à la pension où tout le monde
l’accueille comme la prestigieuse Rosaura, vierge amoureuse ayant déserté le
familial logis pour rejoindre son prince charmant. Épousailles forcées, suivies
immédiatement de l’assassinat de Rosaura, dont le coupable nous est livré à
la dernière minute.

1.  Sissi face à son destin. Voir n. 2 p. 371.


2.  Rosaura a las diez, resté inédit en France.
Si des modifications radicales n’interviennent pas, le prochain festival est… 447

Dernière heure
L’Auberge du Spessart 1 : trop typiquement allemand, nous révèle toutefois
en Kurt Hoffmann un indiscutable tempérament de metteur en scène que
l’on aimerait voir s’exercer sur un sujet plus ambitieux.
Les Jeunes Maris 2 : film italien de Mauro Bolognini, le réalisateur des Amou-
reux, a vivement déplu. Il est essentiellement constitué de pauvres variations
sur le thème des Vitelloni. L’impression créée : délibérement homosexuel.
Je parlerai plus longuement samedi prochain de Goha le simple de Jacques
Baratier 3, qui constitue une heureuse surprise franco-tunisienne et des Frères
Karamazov de Richard Brooks, académique et ennuyeux, mais honnête et
jamais ridicule. Le film le plus attendu est maintenant celui d’Ingmar Berg-
man  : Au seuil de la vie, dont l’action se déroule entièrement dans la salle
d’accouchement d’une maternité suédoise.
françois truffaut

Si des modifications radicales n’interviennent pas,


le prochain festival est condamné
Arts no 671, 21‑27 mai 1958

Il n’est plus même besoin de recourir à la polémique, tant l’échec de ce


e
XI Festival de Cannes aura été évident. Comment parler de compétition
alors que trois ou quatre films seulement sur une trentaine étaient dignes de
concourir ? Le palmarès fut sans surprise puisque Au seuil de la vie, Quand
passent les cigognes, Mon Oncle et Goha le simple 4 étaient effectivement les
quatre seuls films réellement ambitieux et réussis soumis au jury.
Boudé par les professionnels, méprisé par la critique internationale, le Festival
de Cannes a perdu l’essentiel de son attrait et de son prestige. Il nous a offert deux
bons films par semaine au lieu d’un bon film par jour. Les pays étrangers gardent
en réserve leurs meilleurs films pour Berlin, Venise et Bruxelles : ils envoient à
Cannes des productions commerciales, sans espoir de remporter quelque récom-
pense que ce soit. Le comité directeur du festival, composé d’une demi-douzaine
de personnages officiels qui n’aiment pas le cinéma, s’est révélé incapable d’exiger
de chaque pays la désignation du meilleur film, incapable également de sélection-
ner pour les « inviter » les dernières réalisations des bons metteurs en scène.
M. Favre Le Bret me dira que la critique est aisée, mais que le recrutement

1.  Das Wirtshaus im Spessart de Kurt Hoffmann (1958), d’après un conte de Wilhem Hauff.
2.  Giovani mariti (1958).
3.  Sorti en mai 1959 sous le titre : Goha.
4.  Respectivement signés : Ingmar Bergman, Mikhaïl Kalatozov, Jacques Tati et Jacques Baratier.
448 Chroniques d’Arts-Spectacles

des bons films est difficile. Qu’il me permette de lui signaler quelques titres
qui, selon moi, auraient pu sauver le caractère artistique de la compétition
cannoise.
états-unis  : Wind across the Everglades de Nicholas Ray 1 (tout comme
Un homme dans la foule, écrit et produit par Budd Schulberg), Le Petit Arpent
du bon Dieu 2 d’Anthony Mann, Vertigo d’Alfred Hitchcock, Car sauvage est le
vent de George Cukor, Stage Struck de Sidney Lumet 3 (tout comme Douze
Hommes en colère, produit et interprété par Henry Fonda) et Touch of Evil4,
écrit, réalisé et interprété par Orson Welles.
allemagne  : Plutôt que L’Auberge du Spessart, opérette inexportable,
La Nuit quand le diable venait de Robert Siodmak, candidat à l’oscar 5, qui
connaîtra une carrière internationale.
italie  : Fortunella d’Eduardo De Filippo (avec Giulietta Masina) ou le
dernier De Santis6.
france  : Le Beau Serge de Claude Chabrol avait plus de chances de figu-
rer au palmarès que L’Eau vive, dont le caractère propagandiste a fortement
choqué le jury.
japon  : Il n’y avait que l’embarras du choix parmi la production de ce
pays, beaucoup plus abondante que la nôtre. Tout valait mieux certainement
que ce Pays de la neige si ridicule que quelques heures avant la projection,
Yves Ciampi, époux de la vedette féminine, amputait le film de ses scènes les
plus grotesques.
pologne  : Là encore, il n’y avait qu’à choisir, la production polonaise
étant la plus intéressante actuellement parmi les pays de l’Est. On dit grand
bien des dernières réalisations d’Andrzej Munk, Andrzej Wajda, Stanislaw
Lenartowicz, Wojciech Has, etc. L’absence de tout film polonais à Cannes
est quasiment scandaleuse.
Les vedettes ayant ignoré le festival l’an dernier, les organisateurs se sont
livrés cette fois au racolage des acteurs. Chaque soir, sur scène, Marcel Idzko-
wski, d’une voix chevrotante, présentait en bêtifiant gauchement les vedettes
arrivées dans la journée ; il ne savait quelles questions leur poser, comment
les faire parler ni comment les congédier et l’exhibition devenait chaque soir
plus lamentable. Le soir où Luis Mariano se trémoussait devant les maudits
hortensias, un confrère étranger cria de la salle : « Vive le Septième Art ! »
Le Festival de Cannes a perdu toute vitalité : il est si bien organisé que le
cinéma français s’y compartimente en deux jours comme toute l’année aux

1.  Sorti en France le 18 février 1959 sous le titre : La Forêt interdite.


2.  God’s Little Acre, sorti en France le 1er  octobre 1958.
3.  Sorti en France le 23 février 1983 sous le titre : Les Feux du théâtre.
4.  Sorti en France le 8 juin 1958 sous le titre : La Soif du mal.
5.  Oscar du meilleur film en langue étrangère.
6.  La strada lunga un anno (1958), resté inédit en France.
Si des modifications radicales n’interviennent pas, le prochain festival est… 449

Champs-Élysées. Il n’y a aucun lien entre les différentes manifestations et


deux amis peuvent assister à toutes les séances sans se rencontrer pendant
quinze jours. Avec mélancolie nous évoquions, avec André Bazin, le Festival
du film maudit il y a dix ans, à Biarritz et que présidait Jean Cocteau. À l’issue
des projections de l’après-midi, les spectateurs intéressés par le film restaient
pour en discuter avec Jean Cocteau, Jean Grémillon ou Raymond Queneau.
C’est précisément parce que Luis Mariano n’y aurait pas été toléré que les
vedettes et les amateurs de films étaient heureux de se retrouver à Biarritz,
car un peu d’exigence, d’intellectualisme et même de snobisme sert mieux
un festival que la démagogie et le racolage.
Je formule toutes ces critiques sans passion et sans fiel, convaincu que
nous venons d’assister au dernier Festival de Cannes car, sous cette forme,
la manifestation est désormais impensable. Si des modifications radicales
n’interviennent pas l’année prochaine, le XIIe Festival de Cannes aura lieu
devant des fauteuils vides.

Les derniers jours du festival


La compétition ne nous offrant pas même deux films par jour, les projec-
tions « hors festival » se sont multipliées en ville. C’est ainsi que j’ai pu revoir
par exemple l’admirable film japonais de Kô Nakahira  : Passions juvéniles
qui, probablement influencé par Et Dieu… créa la femme, lui est quasiment
supérieur sur le plan du scénario et des personnages. Il faut absolument voir,
fût-ce en version française, ce film neuf, riche, audacieux, intelligent et vif.
Avec La Môme aux boutons, CinémaScope-couleurs, tourné en trois
semaines par Georges Lautner, ancien assistant de Norbert Carbonnaux,
j’espérais une réussite miraculeuse. Ce n’est pas le cas. Le bâclage, le manque
de moyens envahissent tout et l’on rit peut-être à un gag sur dix. Mais le cli-
mat du film, folie permanente, utilisation systématique et intensive de tout
ce qui peut se casser sur la tête, tomber à terre, glisser, dégouliner, est quand
même sympathique. Serge Davri 1 est moins bon qu’à la scène, mais quelles
possibilités tout de même chez ce nouveau comique ! Le meilleur film pro-
jeté hors festival est de l’avis unanime Le Beau Serge, de Claude Chabrol,
film qui participera à la compétition bruxelloise puisqu’il a été ici écarté au
dernier moment par les « protecteurs » officiels de L’Eau vive. Du Beau
Serge, Chabrol est tout à la fois le producteur, le scénariste-dialoguiste et le
réalisateur. Son film démarre psychologique et s’achève métaphysique. C’est
une partie de dames jouée par deux jeunes hommes, Gérard Blain, le pion
noir, et Jean-Claude Brialy, le pion blanc. Au moment précis où les deux se

1.  Acteur français d’origine géorgienne (1919‑2012), auquel Truffaut confiera le rôle de Plyne, le
patron du cabaret, dans Tirez sur le pianiste (1960).
450 Chroniques d’Arts-Spectacles

rencontrent, ils changent de couleur et gagnent ex æquo. Mon interprétation


risque de faire croire à une œuvre purement intentionnelle ; il n’en est rien et
Le Beau Serge impressionne par la vérité de l’ambiance paysanne – l’action se
déroule à Sardent, Creuse – et des personnages. Dans le rôle de Serge, Gérard
Blain se surpasse et nous donne sa meilleure composition –  on l’a surtout
comparé à Monty Clift 1 –, et Jean-Claude Brialy, dans le rôle très difficile de
François, révèle ses dons dramatiques. Techniquement, le film est maîtrisé
de bout en bout comme si Chabrol s’adonnait à la mise en scène depuis dix
ans, ce qui n’est pas le cas puisqu’il s’agit de son tout premier contact avec
une caméra. Voilà donc un film insolite et courageux qui relèvera le niveau
de la production nationale en 1958 !

Le meilleur film : Au seuil de la vie


Depuis 1945, Ingmar Bergman, réalisateur suédois, a écrit et réalisé dix-neuf
films. Cinq d’entre eux sont sortis à Paris depuis trois ans et nous découvrons
ainsi un des plus grands réalisateurs du monde, un auteur complet qui mérite
d’être comparé à ceux que nous affectionnons le plus  : Renoir, Rossellini,
­Hitchcock, Ophuls. Il n’est pas douteux que ses anciens films seront pro-
grammés à Paris dans les salles spécialisées qui nous ont révélé Le Septième
Sceau, La Nuit des forains, Sommarlek 2, Monika et Sourires d’une nuit d’été.
Le Septième Sceau constituait une méditation interrogative sur la mort. Au
seuil de la vie est une méditation interrogative sur la naissance. C’est la même
chose puisque, dans les deux cas, c’est la vie qui est concernée.
L’action d’Au seuil de la vie se déroule dans une clinique d’accouchement,
en vingt-quatre heures. Je ne pourrais mieux résumer le scénario et l’esprit du
film qu’Ulla Isaksson3, qui l’a écrit avec Bergman : « La vie, la naissance, la
mort sont des secrets – des secrets pour lesquels certains sont appelés à vivre
pendant que d’autres sont condamnés à mourir. Nous pouvons assaillir le ciel
et les sciences de questions – toutes les réponses sont une. Pendant que la vie
se poursuit, couronnant les vivants d’angoisse et de bonheur. C’est l’assoiffée
de tendresse déçue dans ses aspirations, qui doit accepter sa stérilité. C’est la
femme débordante de vie, à qui est refusé de garder l’enfant qu’elle attendait
avec passion. C’est la jeune inexpérimentée, soudain surprise par la vie, et pla-
cée d’un seul coup dans la foule des parturientes. La vie les couronne toutes,
sans poser de questions, sans donner de réponses : elle poursuit sa marche

1.  Montgomery Clift (1920‑1966), acteur américain. Spécialisé dans les personnages mal dans leur
peau (Le Beau Serge, Les Cousins), Gérard Blain était surnommé le « James Dean français », en
référence à l’acteur dont il partageait le goût pour les blousons noirs et les voitures de course.
2.  Sorti en France en 1958 sous le titre : Jeux d’été.
3.  Écrivaine et scénariste suédoise (1916‑2000), entre autres pour Ingmar Bergman (Au seuil de la
vie, La Source).
Si des modifications radicales n’interviennent pas, le prochain festival est… 451

ininterrompue vers de nouveaux enfantements, vers de nouvelles vies. Seuls


les humains posent des questions1. »
Au contraire du Septième Sceau qui, inspiré par les vitraux moyenâgeux, com-
portait beaucoup d’effets plastiques, Au seuil de la vie est réalisé avec une très
grande simplicité, la mise en scène se plaçant entièrement au service des trois
héroïnes à la manière dont Ingmar Bergman s’est effacé devant le scénario
d’Ulla Isaksson. Eva Dahlbeck, Ingrid Thulin et surtout Bibi Andersson sont
remarquables de justesse et d’émotion. Il n’y a aucun accompagnement musical
dans ce film dont tous les éléments convergent vers la pureté. On aura deviné
que c’est à ce film que va ma Palme d’or personnelle. Ce qui frappe dans les
films récents de Bergman, c’est leur caractère « essentiel ». Tous ceux qui ont
été mis au monde et qui sont en vie peuvent comprendre et apprécier Au seuil de
la vie, qui se trouve ainsi, selon moi, concerner le maximum de spectateurs dans
le maximum de pays. C’est un film dont la simplicité est quasiment vertigineuse.

Goha le simple, une demi-réussite


Selon que l’on est sensible ou non à l’humour nord-africain, on dira de Goha
le simple, que Jacques Baratier a tourné en Tunisie, qu’il est à demi réussi ou à
demi raté. J’adopte la première expression, car j’aime dans Goha une poésie, une
fraîcheur, un humour et une qualité plastique qui sont de rares vertus. Peut-être
les points faibles de l’entreprise : confusion du récit, nombreux « trous » dans
le scénario et la mise en scène, une certaine sécheresse dans la conduite de l’in-
trigue, rendront-ils malaisé le contact entre le film et le nombreux public qu’il
mérite cependant ?… Ce serait dommage car, pour tous ceux qui cherchent
d’abord dans un film un climat original, une pureté d’inspiration et un peu de
poésie, les qualités de Goha l’emportent nettement sur les défauts.
Goha est adapté et dialogué pour l’écran par Georges Schehadé 2 du Livre
de Goha le simple, d’Albert Adès et Albert Josipovici. À travers les aventures
de Goha, garçon naïf et confiant, et de son âne, confident moliéresque, se
dessine un éloge de la folie douce, sœur de la sagesse la plus extrême.
Sans doute manque-t‑il à ce film davantage de folie et de fantaisie pour éga-
ler, par exemple, certains films égyptiens purement délirants que nous vîmes
ici les années passées, ou bien cet étonnant Médecin malgré lui marocain,
adapté de Molière et filmé par Henry Jacques ? Omar Sharif est un excellent
Goha. La photo de Bourgoin est nettement plus belle que celle qu’il a dirigée
pour Mon Oncle, les décors sont admirables.

1.  Ulla Isaksson, Folket i Bild noS  19‑25, 1958. Référence mentionnée dans The Ingmar Bergman
Archives, Paul Duncan, Bengt Wanselius (éd.), Tachen, 2008.
2.  Poète et auteur dramatique libanais d’expression française (1905‑1989).
452 Chroniques d’Arts-Spectacles

L’Homme de paille : franc et sain


Du même Pietro Germi, je n’avais aimé qu’à moitié Il Ferroviere (Le Disque
rouge1), projeté ici l’an passé. Cette fois, mon adhésion est presque totale pour
L’Homme de paille 2, film bien injustement accueilli, comme du reste Au seuil
de la vie. Les vertus de L’Homme de paille ne sont sûrement ni l’intelligence
ni la nouveauté, mais la franchise, la sensibilité et la santé. Germi interprète
lui-même le rôle principal, celui d’un brave père de famille et mari fidèle qui
s’éprend d’une jeune femme et en fait sa maîtresse. Fiancée à un soldat, elle
rompt et un beau jour se suicide. Sur ce thème souvent traité à l’écran et
dans les romans, de l’adultère difficile, Germi a réalisé un film qui me paraît
franc et authentique. On retrouve là le petit garçon abusif du Ferroviere, mais
dont les grimaces, cette fois plus contrôlées, s’intègrent mieux au film. La
jeune femme est admirablement interprétée par Luisa Della Noce et Pietro
Germi, lui-même présent à chaque scène, joue avec le naturel de Jean Gabin
et la conviction de Robert Le Vigan, tout en surveillant du coin de l’œil les
déplacements de caméra et le jeu de ses partenaires. Voilà un phénomène
passionnant à observer : comment un réalisateur qui est en même temps la
vedette de son film s’y prend pour maintenir son autorité pendant les prises
de vues.
Malheureusement pour Germi, son film a été projeté le jour où tous les
festivaliers avaient en tête d’autres préoccupations que cinématographiques :
les journaux de Paris venaient d’arriver sur la Croisette.

En revoyant Mon Oncle


J’ai eu le privilège, sur mes confrères du festival, de profiter d’une seconde
vision des deux films qu’à l’heure où j’écris, l’on tient également pour favoris3
dans la compétition : Quand passent les cigognes et Mon Oncle.
Le film soviétique est parfait en son genre ; c’est un film qui va au cœur
mais qui ne vient pas du cœur. Il constitue une grande réussite d’équipe,
c’est-à-dire que plusieurs éléments s’y additionnent favorablement, dont les
plus heureux sont le jeu de Tatania Samoïlova et la photographie. La sincé-
rité du metteur en scène est plus suspecte, non son talent. Si, un jour, René
Clément se voit confier un milliard et demi et huit mois de tournage avec
la faculté de recommencer complètement certaines scènes, il nous offrira
une œuvre de ce genre, c’est-à-dire le maximum de ce que peut réussir un

1.  Le film a également été exploité en France sous le titre : Le Cheminot.


2.  L’uomo di paglia de Pietro Germi (1958).
3. Les deux films sont ici « favoris » alors qu’ils sont « primés » en ouverture de l’article. Seule
explication rationnelle : Truffaut a écrit son long article en plusieurs fois et, au moment où il a écrit
ce paragraphe portant sur Mon Oncle, il ignorait le palmarès.
Si des modifications radicales n’interviennent pas, le prochain festival est… 453

homme de grand talent qui n’est pas un artiste. Barrage contre le Pacifique 1,
qui a été montré ici, est loin d’atteindre à la qualité des Cigognes, mais c’est
le même genre de cinéma, dans les deux cas, une entreprise qui confine à la
performance physique, mais où la grâce n’intervient jamais.
Mon Oncle est extrêmement instructif ; une seconde vision ne bouleverse
pas grand-chose du jugement premier. Ce qui est bon devient meilleur, mais
ce qui ne l’est pas devient pire. L’ascèse du travail de Tati est d’autant plus
difficilement acceptable qu’elle s’exerce dans le genre comique, c’est-à-dire
le seul qui justifie le slogan : « Le public a toujours raison. » C’est-à-dire que
seule l’efficacité étant recherchée, tous les moyens pour faire rire sont bons :
l’humoriste est censé faire flèche de tout bois.
Tati refuse la structure de tous les autres films, mais ces films existent et
nous ont façonnés. Mon Oncle pourra satisfaire pleinement les gens qui ne se
dérangent que pour voir les films de Tati : il en existe. Mon grand-père, par
exemple, n’allait voir que les films de Charlie Chaplin. Mon Oncle est en réalité
un hymne à la lenteur de vivre et partant à la lenteur d’esprit. Si le film n’était
tout du long que la chronique de Saint-Maur, le succès serait total. N’oublions
pas que Jour de fête n’était pas autre chose que la chronique d’un village et Les
Vacances de Monsieur Hulot celle d’une plage. Le comique de Tati est un pur
comique d’observation. Or, dans Mon Oncle, qui ne concerne pas notre époque,
s’opposent deux sortes d’observation : celle de la vie passée (Saint-Maur) et
celle de la vie future (l’usine, la maison des Arpel). S’il est facile de nous faire
rire de nos manies, passées ou présentes, il est malaisé de nous faire rire de nos
manies futures, c’est-à-dire de celles dont nous serons victimes lorsque tous les
Français seront bien logés. C’est par là que Mon Oncle est un film réactionnaire.
De toute manière, Mon Oncle constitue une œuvre passionnante que j’irai
certainement revoir une troisième fois puis une quatrième, tant il est bon
et rare de voir surgir un film qui ressemble aussi peu aux autres. Je voudrais
avoir donné envie d’aller voir Mon Oncle, persuadé qu’on ne peut aimer le
cinéma et ignorer ce film.

Les Frères Karamazov bien dirigé


Il n’y a pas grand-chose à dire de ce film si ce n’est qu’il est follement
ennuyeux. La chair est triste et, hélas, je n’ai pas lu tous les livres2 ! De ne pas
avoir lu Les Frères Karamazov, il ne convient guère de se vanter ; aussi je ne me
vante point. Je n’en suis tout de même pas au point de Suzy Delair, qui répon-
dait à son habilleuse : « Les Frères Karamazov ? Qu’est-ce qu’ils ont écrit ? »

1. De René Clément (1958), d’après le roman éponyme de Marguerite Duras. Une production
italo-américaine avec, comme titre original, This Angry Age.
2.  Référence au vers de Mallarmé dans Brise marine  : « La chair est triste, hélas ! et j’ai lu tous
les livres. »
454 Chroniques d’Arts-Spectacles

et j’ai bien entendu parler de Dostoïevski, dont le roman est ici ramené à une
histoire d’amour entre Dimitri Karamazov (Yul Brynner) et Gruschenka (Maria
Schell). Richard Brooks a réalisé son film avec beaucoup de minutie et d’hon-
nêteté, mais rien de grand n’en résulte. Quand Ivan (Richard Basehart) blas-
phème, son visage est dans l’ombre. Un prêtre lui tend-il la main qu’il émerge
dans la lumière. Tout est à l’avenant, projecteurs rouges pour faire tsariste, et
noirs pour faire plus russe. Le Métrocolor 1 est en retard d’une rame sur Tech-
nicolor, la direction d’acteurs est fort adroite, surtout en ce qui concerne les
hommes. Voilà ce que je pense des Frères Karamazov, en anglais The Brothers
Karamazov, en italien I Fratelli Karamazov, en espagnol Los Hermanos Kara-
mazov, en suédois Broderna Karamazov, et en portugais Os Irmaos Karamazov.

Qu’est-ce qu’un film de festival ?


Il ne s’agit pas de transformer la compétition cannoise en festival d’avant-
garde, mais il est bien évident que les films se bornant à raconter une his-
toire déçoivent ou ennuient, surtout en regard d’œuvres nouvelles comme
Quand passent les cigognes, Mon Oncle, Au seuil de la vie, où sont complètement
reconsidérés certains éléments formels  : le traitement du son, le style de
dialogue, la direction d’acteurs, etc.
Le plus mauvais film du festival a été de toute évidence La Vengeance, de
Juan Antonio Bardem. Le sujet, bien qu’emprunté à Colomba de Mérimée,
était fort conventionnel et mal construit, plein de fausses audaces détachables
selon le pays où le film est projeté. Les acteurs étaient postsynchronisés, la
couleur défectueuse, la mise en scène paresseuse, les dialogues hurlants de
fausseté. Chaque élément étant sacrifié, rien ne semblait avoir intéressé Bar-
dem. La Vengeance fait partie de ces films de petits pays producteurs dont le
réalisateur sait, pendant le tournage, que son œuvre sera projetée au Festival
de Cannes. D’où une cinquantaine de plans inutiles destinés aux applaudis-
sements du public en smoking : couchers de soleil sur la campagne, plans de
regards supplémentaires, plans finaux interminables à l’issue de chaque scène,
plusieurs « fausses fins », clins d’yeux vers la salle.
Alors que le cinéma soviétique s’est libéré des contraintes, Bardem, par
servilisme et avec la lourdeur des insincères, nous offre avec La Vengeance
un chromo qui évoque les films staliniens d’il y a cinq ans. Quand passent les
cigognes ridiculise La Vengeance, qui marque ainsi la fin du « bluff Bardem ».

françois truffaut

1.  Procédé de film en couleurs développé dans les laboratoires de la Metro-Goldwyn-Mayer.


La Soif du mal d’Orson Welles 455

La Soif du mal d’Orson Welles 1

Arts no 673, 4‑10 juin 1958

On pourrait ôter le nom d’Orson Welles au générique que cela n’aurait


aucune importance car, dès le premier plan, celui du générique précisément,
il est évident que le citoyen Kane est derrière la caméra.
Le film s’ouvre donc sur le mécanisme d’horlogerie d’une bombe qu’un
homme va déposer dans le coffre arrière d’une voiture ; un couple vient
s’installer dans la voiture qui démarre et que l’on va suivre dans la ville, tout
cela dans le même plan depuis le début ; la caméra, perchée sur une grue
manifestement motorisée, perd et retrouve tour à tour la voiture blanche qui
passe derrière les maisons, puis la précède ou la rattrape, jusqu’à l’explosion
attendue.
L’image est sensiblement déformée par l’emploi systématique de l’objectif
18,5 à grande ouverture qui permet de donner une plus grande netteté dans
les arrière-plans et qui poétise la réalité puisqu’un homme qui marche vers
la caméra paraît avancer de cent mètres en cinq enjambées. Nous sommes
d’ailleurs en pleine féerie tout au long de ce film dans lequel les personnages
semblent marcher avec des bottes de sept lieues quand ils ne paraissent glisser
sur un tapis roulant.
Il y a le cinéma tel que le pratiquent des imbéciles qui sont aussi des
cyniques (Le Pont de la rivière Kwaï, Le Bal des maudits), destiné à flatter le
public qui sort de là en se sentant meilleur ou plus intelligent. Il y a le cinéma
intime et fier que pratiquent sans compromis quelques artistes sincères et
intelligents qui, ne méprisant pas le public, aiment mieux l’inquiéter que le
rassurer, le réveiller que l’endormir. En sortant du Nuit et Brouillard d’Alain
Resnais on ne se sent pas « meilleur », on se sent pire. En sortant de Nuits
blanches ou de La Soif du mal on se sent moins intelligent qu’en entrant,
mais comblé cependant par tant de poésie et tant d’art. Ce sont des films qui
rappellent le cinéma à l’ordre et qui nous font honte pour avoir marqué de
l’indulgence à l’égard d’entreprises basées sur un peu de talent et beaucoup
de concessions.

Orson, le troubadour
Eh quoi ! me direz-vous, que de foin pour un petit film policier alimentaire,
dont Welles écrivit le scénario et les dialogues en huit jours, dont il n’eut pas

1.  L’article fut publié avec cette phrase d’accroche : « Avec La Soif du mal, Orson Welles fait d’un
roman policier minable une œuvre d’art. »
456 Chroniques d’Arts-Spectacles

même le droit de surveiller le montage final dans lequel on inséra une dizaine
de plans explicatifs qu’il s’était refusé à tourner, ce film de commande qu’il
n’a lui-même jamais vu achevé et qu’il renie avec violence !
Je sais tout cela mais aussi que l’esclave qui brise un soir ses chaînes
vaut mieux que celui qui ne se sait pas enchaîné et que ce film, Touch of
Evil, est le plus libre qu’on puisse voir. Du Barrage contre le Pacifique, René
Clément a tout dominé ; il a monté lui-même le film, choisi la musique,
mixé, cent fois coupaillé. Il n’empêche que c’est Clément l’esclave et Orson
Welles le troubadour. Je vous recommande ici, chaleureusement, les films
de troubadours.
Orson Welles a adapté pour l’écran un lamentable petit roman policier
publié en français sous le titre Manque de pot 1 en simplifiant à l’extrême l’im-
broglio criminel jusqu’à le faire coïncider avec son canevas favori : le portrait
d’un monstre paradoxal, interprété par lui, à la faveur duquel se dessine la
plus simple des morales, celle de l’absolu et de la pureté des absolus. Génie
capricieux, Orson Welles prêche pour sa paroisse et semble nous dire en
clair : je m’excuse d’être un salaud, ce n’est pas ma faute si je suis un génie,
je me meurs, aimez-moi.
Comme dans Citizen Kane, Le Criminel, La Splendeur des Amberson et Mon-
sieur Arkadin, deux personnages s’affrontent, le monstre et le sympathique
jeune premier. Il s’agit en rendant le monstre de plus en plus… monstrueux
et le jeune premier de plus en plus sympathique de nous amener tout de
même, finalement, à verser une larme virtuelle sur le cadavre du monstre
prestigieux  : le monde ne tolère pas l’exception mais l’exception, fût-elle
néfaste, est l’ultime refuge de la pureté.
Orson Welles s’est donné le rôle d’un policier brutal et avide, un as de l’en-
quête, très réputé. Comme il n’est mû que par sa seule intuition, il démasque
les meurtriers sans avoir besoin de preuves. Mais l’appareil judiciaire, com-
posé de médiocres, ne peut condamner un homme sans preuves. Aussi, l’ins-
pecteur Quinlan – c’est Welles – s’est-il habitué à fabriquer des preuves, à
susciter de faux témoignages pour faire triompher son point de vue, pour faire
triompher donc la justice.
Après l’explosion de la bombe dans la voiture, il suffit qu’un policier améri-
cain en voyage de noces (Charlton Heston) vienne s’immiscer dans l’enquête
pour que tout aille de travers. Une lutte féroce s’engage donc entre les deux
policiers. Charlton Heston trouve des preuves contre Orson Welles, tandis
que celui-ci fabrique des preuves contre lui ; bientôt, et après une séquence
délirante dans laquelle Orson Welles nous prouve qu’il adapterait les romans
de Sade comme personne, la femme de Charlton Heston est trouvée dans
un  hôtel, nue et droguée, apparemment responsable du meurtre d’Akim

1.  De Whit Masterson (1957).


La Soif du mal d’Orson Welles 457

­ amiroff, tué, en réalité, par l’inspecteur Quinlan qu’il assista dans cette
T
mise en scène démoniaque.
Comme dans Monsieur Arkadin, le personnage sympathique est amené
à commettre une menue bassesse pour perdre le monstre  : Charlton Hes-
ton enregistre sur un magnétophone les quelques phrases décisives, preuves
suffisantes pour abattre Welles. L’esprit du film se résume très bien dans cet
épilogue : le mouchardage et la médiocrité ont triomphé de l’intuition et de la
justice absolue. Le monde est affreusement relatif, approximatif, malhonnête
dans sa morale, impur dans son équité.
Si j’ai employé plusieurs fois le mot « monstre », c’est pour mieux souli-
gner le caractère féerique de ce film et de tous les films de Welles. Tous les
cinéastes qui ne sont pas des « artistes » recourent à la psychologie pour
donner le change et le succès commercial des films psychologiques peut sem-
bler leur donner raison. « Tout grand art est abstrait 1 », a dit Jean Renoir et
l’on n’atteint pas l’abstraction en passant par la psychologie, au contraire. Par
contre, l’abstraction débouche tôt ou tard sur la morale, sur la seule morale
qui nous préoccupe, celle sans cesse inventée et réinventée par les artistes.
Tout cela recoupe très exactement le propos d’Orson Welles  : aux
médiocres les preuves, aux autres l’intuition. Voilà la source du grand malen-
tendu et si le comité directeur du Festival de Cannes avait eu la sagesse d’in-
viter La Soif du mal plutôt que Les Feux de l’été 2 (où Welles n’est qu’acteur),
le jury aurait-il eu la sagesse d’y voir précisément toute la sagesse du monde ?
La Soif du mal nous réveille et vient nous rappeler que, parmi les pionniers
du cinéma, il y eut un certain Georges Méliès, un certain Louis Feuillade.
C’est un film magique qui nous fait penser aux contes de fées : La Belle et
la Bête, Le Petit Poucet, et aux fables de La Fontaine. C’est un film qui nous
humilie un peu parce qu’il est celui d’un homme qui pense beaucoup plus vite
que nous, beaucoup mieux et qui nous jette à la figure une image merveilleuse
alors que nous sommes encore sous l’éblouissement de la précédente. D’où
cette rapidité, ce vertige, cette accélération qui nous entraînent vers l’ivresse.
Qu’il nous reste toutefois suffisamment de goût, de sensibilité et d’intui-
tion pour admettre que cela est grand et que cela est beau. Si des confrères
critiques s’avisent de chercher des preuves contre ce film qui est une évidence
d’art et rien d’autre, nous assisterons au spectacle grotesque de lilliputiens
critiquant Gulliver.
françois truffaut

1. Jacques Rivette, François Truffaut, « Nouvel entretien avec Jean Renoir », Cahiers du cinéma
n° 78, Noël 1957, où le cinéaste affirme : « Cézanne, Renoir ou Raphaël sont des peintres abstraits,
on ne peut pas les juger par la ressemblance de leurs tableaux avec leurs modèles. »
2.  The Long, Hot Summer, de Martin Ritt (1958), d’après Le Hameau de William Faulkner.
458 Chroniques d’Arts-Spectacles

Le nouveau « grand du cinéma »,


Ingmar Bergman (40 ans-19 films)
a dédié son œuvre aux femmes
Arts no 674, 11‑17 juin 1958

Grâce à Henri Langlois, qui dirige la Cinémathèque française avec toujours


plus de fougue, les quelque cinq cents bergmaniens de Paris, adeptes d’une
toute nouvelle religion, ont pu entretenir leur forme physique en se battant
tous les soirs pour occuper les trois cents fauteuils du Musée pédagogique1,
où furent projetés neuf films d’Ingmar Bergman inédits en France.
On sait qu’Ingmar Bergman, qui fête cette année ses quarante ans, est fils
d’un pasteur. Avant d’aborder la mise en scène cinématographique en 1945,
il a écrit des pièces et des romans, il a surtout animé, et anime encore, une
troupe théâtrale ; c’est ainsi qu’il a mis en scène à Stockholm plusieurs pièces
d’Anouilh, de Camus2 et quelques chefs-d’œuvre du répertoire classique,
français ou nordique3.

Auteur complet
Cette débordante activité ne l’a pas empêché de tourner dix-neuf films en
treize ans, ce qui paraît d’autant plus vertigineux qu’il en est généralement
l’auteur complet : scénario, dialogue, mise en scène. De ces dix-neuf films, six
seulement ont été exploités commercialement en France : L’Éternel Mirage,
Un été avec Monika, Sourires d’une nuit d’été, La Nuit des forains, Le Septième
Sceau et Sommarlek 4. Grâce aux prix que Bergman, depuis trois ans, remporte
dans les festivals, grâce aux succès que ses films rencontrent auprès du public
de plus en plus nombreux des cinémas « d’art et d’essai » (dix-huit salles
inscrites à Paris), plusieurs de ses œuvres anciennes sortiront en exclusivité
au cours de la prochaine saison. À mon avis, les plus susceptibles de trouver
une audience aussi importante que, par exemple, Sourires d’une nuit d’été,
sont Une leçon d’amour (étourdissante comédie à la Lubitsch), L’Attente des
femmes et Rêves de femmes, comédie plus teintée d’amertume. Deux autres
films, plus ambitieux mais inégaux, pourraient prétendre à la carrière de La

1.  Chassée de ses locaux de l’avenue de Messine au printemps 1955, la Cinémathèque française
a trouvé refuge, à partir du 1er décembre, dans la salle Jules-Ferry du Musée pédagogique, au 29,
rue d’Ulm, Paris Ve.
2.  Ingmar Bergman a mis en scène Le Bal des voleurs (1948) et La Sauvage (1949) de Jean Anouilh
au Théâtre municipal de Göteborg, Médée (1950) au Théâtre Intima de Stockholm et Caligula
d’Albert Camus, en 1946, au Théâtre municipal de Göteborg.
3. Molière (Don Juan, L’École des femmes, Le Misanthrope), August Strindberg, Henrik Ibsen…
4.  Sorti en France en avril 1958 sous le titre : Jeux d’été.
Le nouveau « grand du cinéma », Ingmar Bergman (40 ans-19 films)… 459

Nuit des forains, ce sont La Prison –  qui raconte l’histoire d’un metteur en
scène de cinéma à qui son vieux professeur de mathématiques vient proposer
de tourner un film sur l’Enfer – et surtout La Soif 1, dans lequel un couple de
touristes suédois, à la faveur d’un voyage en train à travers l’Allemagne déchi-
quetée d’après-guerre, prend conscience de ses propres déchirements moraux.

Après le blasphème
Ingmar Bergman, en Suède, est maintenant considéré comme le grand
cinéaste national, mais il n’en fut pas toujours ainsi. Son premier contact avec
le cinéma eut lieu en 1944 lorsqu’il écrivit le scénario de Tourments que réalisa
Alf Sjöberg, le metteur en scène de Mademoiselle Julie. Il s’agissait des « tour-
ments » que faisait subir à ses élèves un professeur de latin nommé Caligula
(peu avant, Bergman avait mis en scène la pièce de Camus qui porte ce titre !).
L’année suivante, Bergman réalisait son premier film, Crise, qui décrivait les
malheurs d’une jeune fille que se disputent égoïstement sa vraie mère et sa
mère adoptive. Puis ce furent Il pleut sur notre amour, Ville portuaire, etc.
Les premiers films de Bergman choquèrent par leur pessimisme et leur
accent de révolte ; il s’agissait presque toujours d’un couple d’adolescents
cherchant le bonheur dans la fugue, aux prises avec la société bourgeoise.
Ces premières œuvres reçurent généralement un mauvais accueil. On traitait
Bergman de collégien subversif, on le soupçonnait de blasphème, il irritait
profondément.

Publicitaire en savon
Le premier film qui lui rapporta un réel succès critique n’a pas été projeté
à la Cinémathèque française  : c’était, en 1948, Musique dans les ténèbres ;
l’histoire d’un pianiste qui devient aveugle pendant son service militaire et
qui, rendu à la vie civile, souffre des prévenances dont son infirmité est l’objet
jusqu’à ce qu’un rival amoureux le frappe par dépit. Il devient alors fou de
joie puisque quelqu’un enfin l’a traité comme un homme normal ! Bergman
était devenu assez coté lorsqu’en 1951 survint une crise dans l’industrie ciné-
matographique suédoise ; cette année-là, aucun film ne fut produit et, pour
vivre, Bergman réalisa neuf petits films publicitaires pour vanter les mérites
d’une marque de savon2.
L’année suivante, il reprit son vrai travail avec une ardeur accrue et réalisa
l’un de ses meilleurs films, L’Attente des femmes, probablement influencé par
le film de Joseph L. Mankiewicz, Lettre à trois femmes 3. D’ailleurs, l’œuvre de

1.  Le film fut aussi distribué en France en 1961 sous le titre : La Fontaine d’Aréthuse.
2.  Bris, « le savon qui tue les bactéries ».
3.  A Letter to Three Wives, sorti en France en novembre 1949 sous le titre : Chaînes conjugales.
460 Chroniques d’Arts-Spectacles

Bergman est celle d’un cinéphile. À l’âge de dix ans, il consacrait ses loisirs à
faire fonctionner un petit projecteur dans lequel défilaient toujours les mêmes
bandes. Dans La Prison, il s’attendrit un moment sur ce souvenir d’enfance
en nous montrant un cinéaste qui, dans un grenier, se projette un vieux film
burlesque où l’on voit se poursuivre à l’accéléré un dormeur en chemise, un
agent de police et le diable lui-même. Actuellement, Ingmar possède une
cinémathèque privée riche de cent cinquante films réduits en 16 mm, et qu’il
projette parfois chez lui pour ses interprètes et ses collaborateurs.
Ingmar Bergman a regardé beaucoup de films américains et il semble avoir
subi l’influence d’Hitchcock ; on ne peut pas ne pas penser à Soupçons et à
Rich and Strange 1 en voyant La Soif par la manière de conduire très longtemps
une scène de dialogue entre un homme et une femme à force de petits gestes
presque imperceptibles et très vrais, mais avec un jeu de regards précis et
stylisé. C’est d’ailleurs à partir de 1948 – l’année de La Corde (The Rope) –
qu’Ingmar Bergman cessera de morceler son découpage, s’efforçant, par une
plus grande mobilité de la caméra et des acteurs, d’enregistrer les scènes
importantes en continuité.

Admirateur de Cocteau
Mais, au contraire de Juan Antonio Bardem, par exemple, dont chaque film
est influencé par un cinéaste différent et qui n’a jamais réussi à faire quoi que
ce soit de personnel ou d’intelligent, Ingmar Bergman assimile parfaitement
tout ce qui, chez lui, provient de son admiration pour Cocteau, Anouilh,
Hitchcock et le théâtre classique.
Comme l’œuvre d’Ophuls et de Renoir, celle de Bergman est dédiée à la
femme, mais si elle évoque plutôt Ophuls que Renoir, c’est que l’auteur de
La Nuit des forains, comme celui de Lola Montès, adopte plus volontiers le
point de vue des personnages féminins que celui des personnages masculins.
En d’autres termes et pour concrétiser cette nuance, disons que Renoir nous
convie à regarder ses héroïnes à travers les yeux de leurs partenaires mâles,
tandis qu’Ophuls et Bergman ont tendance à nous montrer les hommes tels
qu’ils se réfléchissent dans les prunelles féminines. Cela est particulièrement
sensible dans un film comme Sourires d’une nuit d’été, où les hommes sont
très stylisés et les femmes très nuancées.

Le monde des femmes


Un journaliste suédois a écrit : « Bergman est beaucoup trop savant sur les
femmes » et Bergman a répondu : « Toutes les femmes m’impressionnent :

1.  Sorti en France sous le titre : À l’est de Shanghai (1931).


Le nouveau « grand du cinéma », Ingmar Bergman (40 ans-19 films)… 461

vieilles, jeunes, grandes, petites, grosses, maigres, épaisses, lourdes, légères,


laides, belles, charmantes, moches, vivantes ou mortes. J’aime aussi les vaches,
les guenons, les truies, les chiennes, les juments, les poules, les oies, les dindes,
les femelles hippopotames et les souris. Mais la catégorie féminine que j’ap-
précie le plus est celle des bêtes sauvages et des reptiles dangereux. Il y a
des femmes que je déteste. Je voudrais en tuer une ou deux, ou bien que ce
soient elles qui me tuent. Le monde des femmes est mon univers. J’y évolue
peut-être mal, mais aucun homme ne peut vraiment se vanter de savoir s’y
débrouiller complètement1. »
On écrit beaucoup d’articles sur Bergman, de plus en plus et c’est tant
mieux. Ceux qui ne se terminent pas par une tirade sur le pessimisme profond
de l’œuvre bergmanienne, s’achèvent par une tirade sur son optimisme ; tout
est vrai lorsqu’on parle en termes de généralités de cette œuvre, que, par
amour de la vérité, Bergman conduit obstinément dans toutes les directions.
Cette phrase, extraite du dialogue de Sourires d’une nuit d’été, résume assez
bien une philosophie de la bienveillance qui rejoint souvent l’abhumanisme
de Jacques Audiberti : « Ce qui vous rend si désespérément las, c’est qu’on
ne peut pas protéger un seul être contre une seule souffrance. »
À la faveur de la rétrospective organisée par la Cinémathèque française, on
a pu mesurer les progrès accomplis par Bergman depuis ses premiers films,
souvent assez mal mis en scène (cf. Il pleut sur notre amour) et souvent assez
laids plastiquement. D’un film à l’autre, la caméra devenait plus souple, le
cadre plus ferme, le ton plus assuré.
Les premiers films de Bergman posent des problèmes sociaux ; en une
seconde période l’analyse devient individuelle, pure introspection dans le
cœur des personnages et, depuis quelques années, ce sont les préoccupations
morales et métaphysiques qui prédominent dans La Nuit des forains et Le
Septième Sceau. Grâce à la liberté que lui laissent les producteurs suédois,
Ingmar Bergman, dont presque tous les films ont été bénéficiaires sur leur
seule exploitation dans les pays scandinaves, a brûlé les étapes et parcouru
en douze ans un cycle créateur assez comparable à celui qu’ont accompli, en
trente années de cinéma, Alfred Hitchcock et Jean Renoir.

Poésie rétroactive
Il y a beaucoup de poésie dans l’œuvre de Bergman, mais elle s’impose
après coup, l’essentiel résidant plutôt dans la quête d’une vérité, toujours plus
fructueuse. Le point fort de Bergman, c’est d’abord et avant tout la direction
d’acteurs. Il confie les rôles principaux de ses films aux cinq ou six acteurs

1.  Entretien avec Ingmar Bergman, Bild Journalen, septembre 1956. Cité par Jean Béranger dans
« Les trois métamorphoses d’Ingmar Bergman », Cahiers du cinéma n° 74, août-septembre 1957.
462 Chroniques d’Arts-Spectacles

qu’il affectionne le plus et qu’il parvient à rendre méconnaissables d’un film


à l’autre dans des emplois souvent diamétralement opposés. Il a découvert
Margit Carlqvist 1 dans une chemiserie et Harriet Andersson2 dans une revue
de province où elle chantait en collant noir. Il fait très peu répéter ses inter-
prètes et ne change jamais une ligne de son dialogue, écrit d’une seule traite
et sans aucun plan préétabli.
Lorsque commence un de ses films, on a le sentiment que Bergman lui-
même ne savait pas encore en tournant les premières scènes comment il
terminerait son histoire et cela doit être parfois vrai. On éprouve ainsi, comme
devant presque tous les films de Renoir, l’impression d’assister au tournage,
de voir le film en train de se faire et même de le faire en collaboration avec
le cinéaste !
C’est, me semble-t‑il, la meilleure preuve de la réussite de Bergman que
de nous imposer avec tant de force des personnages nés de son imagination
auxquels il fait prononcer, avec quel naturel, un dialogue d’une tenue admi-
rable et toujours « familier ». Bergman cite fréquemment Eugene O’Neill et
pense, comme lui, que « tout art dramatique est sans intérêt qui ne se penche
pas sur les rapports de l’homme avec Dieu ».
françois truffaut

Le Dictateur va envoyer Charlot sur la lune3


Arts no 680, 23‑29 juillet 1958

Le Dictateur, que Charlie Chaplin réalisa en 1939‑1940 et que le public euro-


péen vit en 1945, a-t‑il « vieilli » ou non ? La question est presque absurde à
laquelle on ne peut que répondre : oui, bien sûr, naturellement. Le Dictateur
a vieilli et c’est heureux, il a vieilli comme un éditorial politique, comme le
J’accuse… ! de Zola, comme une conférence de presse ; c’est un admirable
document, une pièce rare, un objet utile devenu objet d’art et que Chaplin a
bien raison de rééditer si cela lui permet de réunir les millions qui financeront
son prochain film, Charlot sur la lune 4.

1.  Margit Carlqvist (née en 1932), comédienne suédoise découverte dans Sourires d’une nuit d’été
d’Ingmar Bergman (1955).
2.  Harriet Andersson (née en 1932), comédienne suédoise, interprète de Bergman au théâtre (Le
Canard sauvage, Le Journal d’Anne Frank), puis au cinéma, de Monika (1953) à Fanny et Alexandre
(1982).
3.  L’article fut publié sous ce titre complet : « Le Dictateur va envoyer Charlot sur la lune. Vingt ans
après sa création, ce film qui fit scandale s’est noblement démodé ».
4.  Projet de film imaginé par Chaplin un soir de Noël et resté sans suite : « Charlot sur la lune, le
désert sous un ciel noir, le visage de la lune apparaît, des personnages de contes et de légendes
viennent le rejoindre, même Dieu fait son apparition » (Michael Köhlmeier, Deux Messieurs sur la
plage, traduit de l’allemand (Autriche) par Stéphanie Lux, Jacqueline Chambon, 2015).
Le Dictateur va envoyer Charlot sur la lune 463

Ce qui frappe aujourd’hui, à revoir Le Dictateur, c’est la ressemblance avec


Un roi à New York, le même souci de sacrifier à l’actualité et d’aider son pro-
chain à voir plus clair. Je déteste l’état d’esprit qui conduit à rejeter comme
inopportune toute œuvre ambitieuse venant d’un amuseur réputé. Le premier
mouvement est le bon, même si généralement déclenché par le snobisme ;
c’est à partir du moment où les snobs brûlent ce qu’ils ont adoré que ce qu’ils
ont adoré mérite souvent de l’être, enfin.
Chaque fois que j’entends  : « maintenant, il se prend au sérieux ; son
œuvre est terminée », je ne puis m’empêcher de penser : « son œuvre com-
mence ». Un artiste peut œuvrer pour lui, pour se « faire du bien » ou pour
« faire du bien » à autrui, les plus grands étant peut-être ceux qui résolvent
simultanément leurs problèmes et ceux du public. On commence forcément
par naître, puis on se fait connaître et enfin reconnaître. L’artiste comique
n’attend pas que l’on vienne à lui, c’est lui qui vient à nous, clown, mime,
bouffon ou chansonnier.
Ce public, dont il a réussi à faire battre le cœur au rythme du sien, l’artiste
comique désormais lui doit tout, y compris ses idées d’homme ; je n’aime
pas que l’on dise de Chaplin  : on a trop répété qu’il était ceci ou cela ; à
force, il l’a cru, car si on a répété qu’il était ceci ou cela, poète ou philosophe,
c’est que c’était vrai et il a eu bien raison de croire ce qu’on lui disait. Sans le
vouloir et primitivement sans le savoir, Chaplin a aidé les hommes à vivre ;
plus tard, le sachant, n’eût-il pas été criminel de ne plus vouloir les aider et
toujours davantage ?
L’extraordinaire audience que Chaplin, par son génie, parvint à acquérir lui
donna une énorme responsabilité ; il ne se crut pas dès lors investi d’une mis-
sion, il était réellement chargé d’une mission et, à mon avis, peu d’hommes
publics, politiciens ou brasseurs d’idées, se sont acquittés de la leur avec cette
probité et cette efficacité.
Le Dictateur était certainement le film qui, en 1939, pouvait concerner le
plus de spectateurs possible dans le plus grand nombre de pays ; c’était vérita-
blement le film de l’époque, le cauchemar prémonitoire d’un monde en folie,
dont Nuit et Brouillard devait constituer le plus exact compte rendu ; jamais
un film ne se démoda plus noblement que celui-ci puisque l’on peut imaginer
qu’il sera applaudi ou boudé par des jeunes spectateurs de 12 ans qui n’ont
peut-être jamais vu de portraits d’Hitler, Mussolini, Göring et Goebbels.
Dans un de ses plus fameux articles, André Bazin a pu voir, dans Le Dic-
tateur, un règlement de comptes avec Hitler, lequel méritait bien cela pour
avoir commis la double impudence de prendre la moustache de Charlot et
de s’être haussé au rang des dieux1. En contraignant la moustache d’Hitler

1.  André Bazin, « Sur Le Dictateur : Pastiche et postiche ou Le néant pour une moustache », Esprit
n° 12, novembre 1945. Repris dans Qu’est-ce que le cinéma ? d’André Bazin, t. 1, Éditions du Cerf,
Paris, 1958, pp. 91‑95.
464 Chroniques d’Arts-Spectacles

à réintégrer le mythe Charlot, Chaplin anéantissait celui du dictateur. Effec-


tivement, en 1939, Hitler et Chaplin devaient être les deux hommes les plus
célèbres au monde, le premier en incarnant les forces mauvaises et l’autre les
forces bénéfiques, d’où la nécessité de les réunir tous deux dans un film pour
les mieux opposer et rééditer, dix-sept ans après Charlot pèlerin, la merveil-
leuse pantomime de David et Goliath.
Pierre Leprohon et Jean Mitry ont publié deux passionnants ouvrages1,
auxquels il faut toujours se reférer lorsqu’on s’occupe de Chaplin. Dans le
livre de Leprohon, un « Essai de chronologie » nous apprend le refus de Cha-
plin en mars 1931, séjournant à Venise, de se rendre à Rome, où Mussolini lui
ménage pourtant une réception. Un mois plus tôt, à Londres, au cours d’une
soirée chez Lady Astor, Chaplin expose ses idées sur la crise économique :
« Le monde souffre d’une ingérence du gouvernement dans le secteur privé
et des dépenses exagérées de l’État. Je préconiserais une nationalisation des
banques et je réviserais un grand nombre de lois ainsi que celles du Stock-
Exchange. Je créerais un Office gouvernemental des affaires économiques qui
contrôlerait les prix, intérêts et profits… Ma politique favoriserait l’interna-
tionalisme, la coopération économique mondiale, l’abolition de l’étalon-or et
l’inflation générale… » En 1934, Chaplin retient un scénario sur Napoléon
que lui a proposé un jeune journaliste italien. En 1935, il parle d’un Cyrano
moderne et tourne Les Temps modernes. En 1937, il annonce son renoncement
définitif à son Napoléon et déclare : « Ce qui est aussi certain, c’est que je ne
serai plus jamais Charlot, plus jamais le petit vagabond. »
Chaplin a tenu parole puisque dès lors il écrit et prépare Le Dictateur.
Durant toute l’année 1938, les démarches se multiplient pour empêcher
Chaplin de tourner ce film ; les agents diplomatiques allemands et plusieurs
organisations américaines font pression sur lui. Au printemps 1940, le film est
terminé mais ne sera présenté que six mois plus tard. Entre-temps, Chaplin est
mis en cause par la Commission des activités anti-américaines (Commission
Dies 2) : oui, déjà, en 1940 ! On peut dater de cette époque le début d’une
guerre américaine contre Chaplin et qui se poursuivra sans trêve jusqu’en
1952 lorsque le grand homme décidera de s’installer en Europe et de tourner
Un roi à New York.
Le Dictateur n’est pas seulement une farce défensive, mais également un
essai extrêmement précis sur le drame juif et les délirantes ambitions racistes
de l’hitlérisme ; un peu comme dans La Marseillaise de Jean Renoir, des séries

1. Pierre Leprohon, Charles Chaplin, Les Nouvelles Éditions Debresse, Paris, 1957. Jean Mitry,
Charlot et la Fabulation chaplinesque, Éditions universitaires, Paris, 1957.
2.  Présidée par Martin Dies Jr., la House Committee on Un-American Activities est une commis‑
sion d’enquête créée en mai 1938 par la Chambre des représentants des États-Unis, notamment
pour traquer les Germano-Américains proches du nazisme et les infiltrations du Parti communiste
américain dans la Work Projects Administration, l’agence fédérale instituée dans le cadre du
New Deal.
Astruc a manqué Une vie 465

de croquis sur deux mondes alternent, le Palais hitlérien et le ghetto ; aussi


objectivement qu’on puisse l’être quand on défend sa peau, Chaplin oppose
les deux univers, se moquant férocement du premier, tendrement du second,
et respecte scrupuleusement la vérité ethnique ; les séquences du ghetto sont
glissantes, malicieuses, rusées, presque dansées ; celles du Palais hitlérien sont
saccadées, automatiques, forcenées jusqu’à la dérision. Du côté des persécu-
tés, un furieux appétit de vivre, une débrouillardise qui peut frôler la lâcheté
(la scène du tirage au sort pour le sacrifice), du côté des persécuteurs un
fanatisme aveugle et imbécile.
Lorsqu’à la fin du film, dans la plus pure tradition classique, le petit barbier
juif est amené à remplacer le dictateur dont il était le sosie – sans qu’une seule
allusion à l’intérieur de l’œuvre ait été faite à ce sujet, ellipse géniale –, il pleut,
au moment du discours, des vérités premières dont je serais le dernier à me
plaindre, les préférant aux vérités secondes ; les événements qui ont déchiré
notre continent après la sortie de ce film prouvent assez que si Chaplin enfon-
çait des portes ouvertes, elles ne l’étaient pas pour tout le monde.
Les exégètes ont remarqué que le discours final du Dictateur marque le
moment crucial de toute son œuvre puisque l’on y voit progressivement dis-
paraître le masque de Charlot auquel se substitue, non maquillé, le visage de
l’homme Charlie Chaplin dont les cheveux déjà grisonnent. Il lance au monde
un message d’espoir, cite l’Évangile et ses paroles, de toute évidence, concernent
la race opprimée qui attend le bonheur dans la réalisation du rêve messianique.
Chaplin n’a pas voulu que la fin s’inscrivît sur son visage, mais sur l’image
de Paulette Goddard, à qui il a donné le nom de sa propre mère, Hannah,
prénom palindromique qui résume magnifiquement l’esprit de tout le film
puisqu’Hitler est le barbier juif à rebours. C’est elle qu’il invoque au terme de
son discours tandis que Paulette Goddard, dans une image sublime, couchée
sur la terre, se relève pour entendre son appel : « Élève ton regard, Hannah.
Regarde vers le ciel, Hannah, as-tu entendu ? Écoute ! »

françois truffaut

Astruc a manqué Une vie 1


Arts no 686, 3‑9 septembre 1958

Triomphe à Venise de la robe-sac et des billards électriques.


La Biennale est ouverte depuis une semaine et les festivaliers de la première
heure affirment que les nouveaux arrivants n’ont pratiquement rien perdu.

1.  L’article fut publié avec ce titre complet : « Astruc a manqué Une vie. Le film reste à faire ».
466 Chroniques d’Arts-Spectacles

Le film russe a déçu1, de même que le suédois 2 et Le Petit Arpent du bon Dieu
d’Anthony Mann. Enfin le film polonais, Le Huitième Jour de la semaine 3,
semblait digne d’un festival pour les qualités de son scénario, comme du reste
La Fille Rosemarie 4, qui représentait l’Allemagne de l’Ouest et le film japonais
sur le conducteur de pousse-pousse5.
Arrivé trop tard pour me procurer des places pour la première soirée fran-
çaise, j’ai eu le privilège de voir le film d’Alexandre Astruc, Une vie, en plein
air, assis par terre dans les arènes situées derrière le Palais, au milieu du public
populaire. Il n’y avait plus un strapontin de libre, car la nouvelle s’était répan-
due parmi les Vénitiens que le film était sous-titré en italien ; des intrépides
étaient juchés dans les arbres et sur des échafaudages.
Une vie a été indiscutablement mieux accueilli que Les Mauvaises Rencontres
projeté – et récompensé – ici même il y a trois ans, mais il serait excessif d’af-
firmer que le nouveau film d’Astruc a comblé l’attente générale.
Astruc se trouve devant le même problème que Roger Vadim, l’un et
l’autre savent très bien ce qu’il ne faut pas faire – ou ne plus faire – au cinéma ;
ils luttent pour échapper aux différents systèmes de fabrication des films de
qualité, mais comme ils n’ont pas trouvé la solution, ils se tirent d’affaire en
gommant les effets grossiers, en fuyant les vulgarités, les mots d’auteur, les
facilités et les ficelles. Malheureusement, ils aboutissent ainsi, Vadim avec Les
Bijoutiers du clair de lune, Astruc avec Une vie, à nous présenter non un film
mais le squelette du film qu’ils aimeraient faire. Les Bijoutiers du clair de lune
comme Une vie ont ceci de commun de ressembler à des bandes-annonces :
la semaine prochaine, venez voir Les Bijoutiers ; la semaine prochaine, venez
voir Une vie.

Une femme à l’aquarelle


Notons qu’il est beaucoup plus difficile à quelqu’un d’intelligent de réussir
un film de commande et qu’Astruc chante dans un registre où plus brillam-
ment que lui s’illustre Visconti, de même que Vadim souffre de la concur-
rence d’Elia Kazan.
Une vie paraît un peu trop illogique ; le roman raconte, à la troisième per-
sonne, l’histoire d’une femme sentimentale et plaintive à qui l’aspect charnel
de l’amour est odieux. Comme dans les films d’Ophuls, Maupassant6 choi-
sit de nuancer le personnage féminin à l’infini et de styliser le personnage

1.  Otaraant qvrivi de Mikhaïl Tchiaoureli (1958), inédit en France.


2.  Nattens ljus de Lars-Éric Kjellgren (1957), inédit en France.
3.  Osmy dzien Tygodnia d’Aleksander Ford (1958).
4.  Das Mädchen Rosemarie de Rolf Thiele (1958).
5.  L’Homme au pousse-pousse (Muhomatsu no issho) d’Hiroshi Inagaki (1958).
6.  Le film d’Alexandre Astruc est une adaptation du roman éponyme de Guy de Maupassant.
Astruc a manqué Une vie 467

­ asculin comme si, dans un tableau, la femme était peinte à l’aquarelle et son
m
partenaire dessiné au fusain. Astruc qui, à juste raison, se méfiait des numéros
à la Gervaise de Maria Schell et aussi parce qu’il ne peut se peindre lui-même
à travers les personnages masculins de ses films, a opté pour le point de vue
inverse, non moins intéressant, sinon plus. Le personnage principal dans son
film est celui de Julien (interprété par Christian Marquand), mais l’absurdité
du récit vient de ce que, vis-à-vis du spectateur, l’histoire est tout de même
racontée par Maria Schell, à la première personne, par le truchement d’un
commentaire envahissant et sans grâce.
Astruc ne peut réussir que les films qui lui tiennent profondément à cœur ;
malheureusement, sa situation dans le cinéma français l’oblige à accepter les
commandes ; c’est un cercle vicieux dont il ne sortira que par miracle, c’est-à-
dire par la coïncidence d’une commande avec son tempérament et aussi avec
les goûts du public, puisque ces trois éléments sont difficilement séparables.
Je reprocherai encore à Astruc la reprise littérale de certains effets qui,
dans Le Rideau cramoisi ou Les Mauvaises Rencontres, avaient le charme de la
juvénilité agressive : battements monstrueux de la pendule, l’amour en botte,
les comparses muets, maisons dans la nuit, etc.
Empêcher Maria Schell de grimacer, c’est bien ; la contraindre à bien jouer
eût été plus méritoire et c’est ainsi qu’Une vie, supérieur selon moi à Ger-
vaise, demeure très au-dessous d’une œuvre comme Nuits blanches 1, où tous
les problèmes plastiques, psychologiques et poétiques sont résolus avec une
maestria plus évidente qu’ici et cependant c’est Visconti que ce film évoque,
et particulièrement Senso, grâce à la splendeur plastique de chaque image et
le ton glacé de la narration ; il faut louer Christian Marquand, qui ressemble
de plus en plus à l’idée que l’on peut se faire de l’acteur qui nous manque en
France ; le temps est venu où il faut écrire des scénarios spécialement pour lui.
La projection d’Une vie a été précédée par celle de Pourvu qu’on ait l’ivresse,
court métrage français de Jean-Daniel Pollet, qui révèle ici des dons qui
appellent la comparaison avec Jean Vigo. Âgé de 21 ans, Jean-Daniel Pollet
montre une sensibilité et une force qui feront de lui l’un des quatre ou cinq
meilleurs cinéastes français d’ici peu. Pourvu qu’on ait l’ivresse a été tourné
en vingt-six semaines, les femmes disent les dimanches seulement, dans un
dancing nogentais. Le grotesque des danseurs pris sur le vif devient pathé-
tique dans cet effet poétique sur la solitude dansante.

françois truffaut

1.  Le notti bianche de Luchino Visconti (1957), d’après Dostoïevski, avec Maria Schell et Marcello
Mastroianni.
468 Chroniques d’Arts-Spectacles

Louis Malle a filmé la première nuit d’amour


au cinéma
Arts no 687, 10‑16 sept. 1958

Les Amants sont un film passionnant ; ce n’est pas un chef-d’œuvre car


ce n’est pas complètement dominé, mais libre, intelligent, d’un tact absolu
et d’un goût parfait ; il avance avec la spontanéité des anciens films de Jean
Renoir, c’est-à-dire que l’on éprouve le sentiment de découvrir les choses en
même temps que le cinéaste et non pas d’être précédé, cerné par lui.
L’amour est le sujet des sujets, particulièrement au cinéma où l’aspect
charnel est indissociable des sentiments. Louis Malle a réalisé le film que tout
le monde porte en son cœur et rêve de concrétiser : l’histoire minutieuse d’un
coup de foudre, le brûlant « contact de deux épidermes » qui n’apparaîtra
que beaucoup plus tard comme « l’échange de deux fantaisies1 ».
Très supérieurs à Ascenseur pour l’échafaud, Les Amants surclassent égale-
ment Et Dieu… créa la femme, Le Beau Serge, Le Dos au mur et apparaissent
comme le meilleur film offert par un « moins de 30 ans ».
L’acte sexuel ne peut être montré au cinéma car il y aurait un trop grand
décalage entre l’abstrait et le concret, c’est-à-dire incommunicabilité entre
l’inspiration du cinéaste et la présentation visuelle de son idée ; ce serait
tout à la fois laid et abusif mais pas plus – ni moins – que ne sont laides et
abusives les larmes que verse un petit garçon devant son ballon rouge crevé
sur le trottoir 2. La censure veille dans le premier cas mais non dans le second,
simplement parce qu’elle est mal faite et composée de gens qui ignorent la
morale esthétique, la seule qui compte.
Ce qui intéresse donc le cinéaste, c’est de montrer, avec le plus de vérité
possible, ce qui se passe avant et après l’amour, c’est-à-dire au moment
où les deux partenaires se présentent à nous, humains à part entière, dans une
parfaite concordance des corps et des âmes. Pendant des années, le cinéma
français nous a refusé cette vérité-là, lui substituant la grivoiserie allusive et la
menue bassesse qui font le succès de notre théâtre de boulevard. Si Et Dieu…
créa la femme devait être défendu, c’est qu’il constituait le premier effort réel
vers une présentation loyale de l’amour au cinéma ; le défaut du premier film
de Roger Vadim (que l’on peut signaler à présent puisque Malle y a échappé)
était de s’éloigner parfois de l’aspect charnel au profit d’un érotisme insidieux
donc moins pur : petites culottes, attitudes composées pour la caméra, robe

1.  Référence à Chamfort : « L’amour, tel qu’il existe dans la société, n’est que l’échange de deux
fantaisies et le contact de deux épidermes » (Maximes et Pensées, Caractères et Anecdotes).
2.  Allusion au film d’Albert Lamorisse, Le Ballon rouge. Voir p. 275.
Louis Malle a filmé la première nuit d’amour au cinéma 469

mouillée dans la mer, agressivité antisociale de l’héroïne,  etc. Louis Malle,


admirablement épaulé par Louise de Vilmorin1, a réussi un film parfaitement
familier et presque banal, d’une pudeur absolue et moralement inattaquable.
Pendant toute la seconde moitié du film, qui est à l’acte d’amour ce que
le hold-up du Rififi chez les hommes était à l’action de voler, Jeanne Moreau
est tour à tour en chemise de nuit ou complètement nue sans aucun effet
indirect tel que, par exemple, la silhouette découpée par la lumière que l’on
nous infligea dans tous les Martine Carol.
Les Amants synthétisent exactement les audaces d’un timide : c’est frais,
naturel et sain, sans habileté, sans artifice. Au contraire des films de Vadim,
celui-ci se veut délibérément inactuel, sans valeur de témoignage puisque
l’amour est éternel et qu’il s’agit moins ici d’une femme d’aujourd’hui que
de la femme en général, celle de Flaubert, qui est aussi celle de Giraudoux.
Oui, Les Amants sont peut-être le premier film giralducien.
Alors que Claude Autant-Lara, une heure avant la projection d’En cas de
malheur, se censurait lui-même en ôtant de son film les plans qui pouvaient
offusquer la pudeur italienne, Louis Malle refusa de céder aux nombreuses
pressions qui furent exercées et s’obstina courageusement à montrer au public
son film tel qu’il l’avait conçu et réalisé.

En cas de malheur. Simenon : Anouilh


En cas de malheur, l’un des meilleurs romans de Simenon, est devenu l’un
des meilleurs films de Claude Autant-Lara. Le thème n’est pas nouveau, c’est
celui de Nana, de La Chienne, l’amour d’un homme mûr, installé dans la vie,
pour une fille trop jeune et trop légère qui représente l’éternel féminin. Si je
cite La Chienne, c’est en pensant à l’admirable préambule par lequel Renoir
présentait son film à l’aide de marionnettes qui se bâtonnaient  : « C’est
l’éternelle histoire : elle, lui et l’autre. Elle, c’est Lulu, une brave gosse ; elle
est toujours sincère ; elle ment tout le temps. » Cette définition conviendrait
parfaitement au personnage d’Yvette, interprété par Brigitte Bardot dans En
cas de malheur.
Cette Yvette a commis un hold-up avec la complicité d’une copine ; l’idée
lui vient, avant son arrestation, d’aller demander à un célèbre avocat parisien
d’assumer sa défense ; dès cette première visite, elle s’offre à lui en retroussant
sa jupe sous laquelle elle ne porte rien ; il refuse mais accepte de la défendre,
obtient un acquittement peu prestigieux et, devenu son amant, l’installe dans
ses meubles avec l’accord tacite de son épouse, qui est à l’origine de sa réus-
site sociale ; mais Yvette, par désœuvrement, couchaille de-ci de-là et bientôt

1. Louise de Vilmorin (1902‑1969) a coécrit le scénario et les dialogues des Amants, librement
adapté du court roman de Vivant Denon, Point de lendemain (1777).
470 Chroniques d’Arts-Spectacles

s’amourache d’un étrange garçon, passionné, « ouvrier le jour et étudiant la


nuit », qui tente de lui inculquer quelques principes de morale absolue, avant
de la tuer, geste que maître Gobillot aurait peut-être accompli trente ans plus
tôt dans la même situation. Je soulignerai encore l’audace de ce scénario en
signalant qu’Yvette, depuis peu, se savait enceinte de l’avocat et heureuse
de l’être, tout en entretenant des rapports lesbiens avec une petite bonne
chargée de veiller sur elle, au besoin en présence et avec la collaboration de
Gobillot lui-même.
Le travail d’adaptation d’Aurenche et Bost consiste le plus souvent à trans-
former le roman initial non en scénario mais en pièce de théâtre, par l’emploi
de procédés dramatiques : resserrements, ellipses, construction en trois actes,
rebondissements ingénieux, mots d’auteurs, etc.
Selon la qualité de l’œuvre de départ, l’ambition du metteur en scène prévu
et les désirs du producteur, cela peut aller du pire théâtre de boulevard (Le Blé
en herbe, Le Diable au corps, Le Rouge et le Noir) au style théâtre d’avant-garde
de la rive gauche (La Traversée de Paris), en passant par le genre « Comédie
des Champs-Élysées » (En cas de malheur).
En cas de malheur est devenu très exactement une pièce d’Anouilh, c’est-
à-dire que l’on en sort avec un mélange de dégoût et d’admiration, avec une
satisfaction tout à la fois vive et incomplète ; c’est une œuvre cent pour cent
française, avec les vertus et les vices que cela comporte : analyse subtile mais
mesquine, de l’adresse et de la méchanceté, un esprit d’observation dirigé vers
le sordide à tout prix et une roublardise talentueuse qui parvient, au terme de
l’œuvre, à faire passer un message généreux.
Il y a quelques années, la pureté de mes 20 ans aurait condamné un tel film
en bloc, rageusement et c’est avec un peu d’amertume que je me surprends
aujourd’hui à admirer, même partiellement, un film plus intelligent que beau,
plus adroit que noble, plus rusé que sensible.
Mais si j’ai mis de l’eau dans mon vin, il faut convenir qu’Aurenche et Bost
– et Autant-Lara – ont mis du vin dans leur eau et qu’ils sont devenus très
forts : si leurs noms doivent rester dans l’histoire du cinéma, ce sera moins
pour avoir fait avancer le cinéma que pour avoir fait avancer le public ; je
veux dire que, depuis quinze ans, un cinéaste comme Ingmar Bergman tourne
des films tout aussi audacieux et francs qu’En cas de malheur – et réussis sans
concessions et aucune bassesse d’inspiration  –, mais que ce sera peut-être
grâce à des films comme En cas de malheur que le grand public pourra les
comprendre et les aimer.
Aurenche et Bost savent très bien, comme Anouilh précisément, ménager
des ellipses si ingénieuses que la structure du film permet au metteur en scène
de tourner quinze scènes de densité et d’intérêt égaux, sans temps morts,
sans liaisons laborieuses, sans raccords fastidieux ; leur dialogue, toujours
encombré, comme celui d’Anouilh, de facilités et de flatteries, est cependant
Louis Malle a filmé la première nuit d’amour au cinéma 471

familier et toujours efficace : ils sont devenus, en matière de spectacle, qua-


siment infaillibles.
Ils ont trouvé en Claude Autant-Lara le partenaire idéal puisque, sans
rechigner et sans jamais toucher à une virgule de leur texte, il met en valeur
chacune de leurs trouvailles, consciencieux travailleur et probe comme Pierre
Bost, aigu, étriqué et revanchard comme Jean Aurenche.
Il ne passe rien à ses personnages, soulignant toutes leurs faiblesses, toutes
leurs défaillances ; la bonté que j’ai cru deviner dans l’œuvre de Simenon,
cette espèce de sérénité qui adoucit les plus scabreuses situations, vous ne
les retrouverez pas dans le film qui est vengeur. Si toutefois je l’aime et suis
décidé à le défendre, c’est qu’il livre une guerre que je crois juste contre un
état d’esprit effectivement déplorable.
Pour développer cette idée, je la concrétiserai en citant un film qu’in-
terpréta précisément Brigitte Bardot  : Une Parisienne. C’est contre l’état
d’esprit d’où procède Une Parisienne et contre ceux qui aiment ce film qu’Au-
renche et Bost – et Autant-Lara – luttent ici de la manière que je vais dire.
Le film s’ouvre par un commentaire à la télévision de la visite de la reine
d’Angleterre1 ; mettant à profit la réquisition des flics parisiens pour cette
visite royale, B.  B. cambriole une bijouterie  : durant toute cette opération,
on entend le commentaire ampoulé de télévision concernant la reine, cette
grande dame qui, que, quoi. Le soir, maître Gobillot et Edwige Feuillère,
son épouse, dînent justement à l’Élysée avec la reine ; la secrétaire de maître
Gobillot, calquée très exactement sur celle d’Ornifle, également interprétée
par Madeleine Barbulée, regardera passer la reine sur le bateau-mouche en
s’empiffrant un énorme sandwich.
L’idée est simple mais forte  : une tête couronnée vadrouille dans Paris
sous les lampions et paraît symboliser la grâce, la beauté, la femme, la chance,
le bonheur, et, dans le même temps, une belle fille sans le sou assomme un
vieillard pour lui faucher quelques montres.
C’est cette fille-là, en réalité, qui est intéressante et qui doit nous préoccu-
per plutôt qu’une reine anachronique. C’est précisément parce que Brigitte
Bardot est une fille absolument représentative de son époque qu’elle connaît
une célébrité plus effective que celle des reines et princesses en vigueur. C’est
pourquoi il fut regrettable de lui faire jouer Une Parisienne ou Les Bijoutiers
du clair de lune, c’est pourquoi enfin En cas de malheur est son meilleur film
depuis Et Dieu… créa la femme, un film anti-Sabrina, anti-Vacances romaines,
anti-Anastasia, un film pour tout dire républicain.
On peut dénombrer beaucoup d’audaces équilibrées chaque fois par de
petites concessions, mais l’essentiel est que l’on parle dans ce film de fausses

1.  Il s’agit de la visite de la reine Elizabeth II et du prince Philip à Paris, du 8 au 11 avril 1957, invités
du président de la République française, René Coty.
472 Chroniques d’Arts-Spectacles

couches, de petits trous dans les portes des chambres d’hôtel, de « parties »
sinon « carrées » du moins « triangulaires », d’épouse complaisante, de
voyeurisme et de tout ce qui sent le péché originel (je suppose qu’Aurenche
y croit, non Lara…).
L’essentiel est que l’on en parle bien et sans tomber dans cette confusion
des sentiments et des désirs physiques qui rend neuf films sur dix insuppor-
tables. Les concessions ? Elles apparaissent telles par confrontation avec le
roman ; le personnage de l’épouse, par exemple, trop sentimental dans le
film, était meilleur dans le roman, plus vrai. Mais les concessions sont plus
souvent visuelles que verbales, c’est-à-dire le fait d’Autant-Lara plutôt que
des scénaristes. Par exemple, il est scandaleux de n’avoir pas osé filmer de
vrais baisers sur la bouche entre Bardot et Gabin puisque la situation et le
dialogue l’exigent. A-t‑on hésité, a-t‑on essayé, cela a-t‑il apparu choquant,
monstrueux ? Si oui, cela seul suffirait à condamner le film. Si non, pourquoi
cette abstention, pourquoi ces étreintes familiales que contredisent l’esprit
du film ?
Techniquement, Autant-Lara est en progrès : sa caméra virevolte, suit les
personnages toujours en mouvement ; sa technique se décongestionne en
même temps qu’elle se « déthéâtralise » ; le travail d’accélération sur Bardot
et Gabin, de freinage sur Edwige Feuillère, est parfait. Autant-Lara avec La
Traversée de Paris et ce film surclasse Henri-Georges Clouzot et René Clément
mais, comme eux, se ferme les portes de la poésie, donc du grand cinéma.

Mariages et Enfants (hors compétition)


Mariages et Enfants 1, présenté hors compétition, est un très joli film de
Morris Engel, l’un des trois réalisateurs-opérateurs2 du Petit Fugitif. L’action
se passe en une journée, à New York me semble-t‑il, entre un photographe
d’origine italienne, sa vieille mère, sa maîtresse qu’il vient d’épouser, d’origine
suédoise, l’ancien mari de celle-ci, également suédois, et le petit garçon de
6 ou 7 ans qu’ils ont eu ensemble.
En une journée donc, notre photographe se marie, laisse tomber par terre
sa caméra gagne-pain et récupère au cimetière sa mère qui, après le mariage
de son fils, se croyait de trop à la maison ; cela est fort simple, fort réussi,
d’une grande familiarité et d’une poésie certaine ; le film paraît complètement
improvisé et tourné en quelques jours ; il est bourré d’idées très amusantes
et inattendues. Espérons le voir bientôt à Paris3.

1.  Traduction littérale du titre Weddings and Babies (1960) de Morris Engel, photographe et réa‑
lisateur américain (1918‑2005).
2.  Avec Raymond Abrashkin et Ruth Orkin (The Little Fugitive, 1953).
3.  Le film n’a jamais été distribué en France.
Louis Malle a filmé la première nuit d’amour au cinéma 473

Le Défi
Ce premier film de Francesco Rosi, qui fut assistant de Visconti – ne le
confondez pas avec Franco Rossi, l’auteur des Amis pour la vie –, est parfai-
tement décevant ; travail précis mais sec et sans vie d’un partisan laborieux
qui emprunte aux films sociaux américains leur caractère conventionnel pour
n’en conserver que l’aspect policier et bagarreur ; nous sommes en pleine
convention dans ce fait divers mal reconstitué et qui témoigne d’une résigna-
tion blasée fort antipathique chez un nouveau venu. On espérait un élève de
Visconti, ce n’est qu’un nouveau Lattuada qui arrive.

I soliti ignoti (hors compétition)


J’aime beaucoup Mario Monicelli, dont les cinéphiles, selon moi, font
trop peu de cas. Le réalisateur des Infidèles, de Pères et Fils, de Donatella,
nous offre avec I soliti ignoti 1 une comédie qui oscille entre Il Bidone et Assas-
sins et Voleurs, extrêmement réussie et intelligemment conduite. Marcello
Mastroianni, Toto et Vittorio Gassman (mais oui !) sont désopilants, leurs
nombreuses partenaires féminines étant ravissantes ; projetée sans sous-titres,
cette farce napolitaine fit s’esclaffer tous les Français, même ceux qui ignorent
la langue de Goldoni !

La Légende de Narayama 2 : du Samuel Beckett


On sait qu’une assez grande partie de la production japonaise est destinée
à l’exportation ; ce fut le cas des Sept Samouraïs ou de La Porte de l’enfer,
par exemple, dont les critiques japonais faisaient peu de cas et à juste raison.
C’est cette confusion autour des premiers films japonais en France, les plus
mauvais voisinant avec deux ou trois chefs-d’œuvre –  mais tous présentés
comme des chefs-d’œuvre  – qui a compromis leur exploitation en France
au sein des cinémas d’art et d’essai. Le plus beau film japonais que nous
ayons pu voir qui est en même temps l’un des plus beaux films du monde :
Les Contes de la lune vague après la pluie, de Kenji Mizoguchi, sous-titré en
français, attend toujours la perspicacité d’un exploitant parisien pour sortir
commercialement 3.

1.  Sorti en France le 11 septembre 1959 sous le titre : Le Pigeon (1959).


2.  Le film est sorti tardivement en France en 1996 sous le titre : La Ballade de Narayama. « … le
Lion d’or de Venise revenait à l’austère Narayama plutôt qu’au Pousse-Pousse sénile », écrit Truffaut
dans un compte rendu collectif (« Venise 1958 », Cahiers du cinéma n° 88, octobre 1958). C’est en
effet L’Homme au pousse-pousse (Muhomatsu no issho) d’Hiroshi Inagaki qui reçut le Lion d’or de
la Mostra de Venise 1958.
3. Le film, qui reçut le Lion d’argent à la Mostra de Venise 1953, ne sortira en France qu’en
mars 1959, six ans après sa présentation au Japon.
474 Chroniques d’Arts-Spectacles

La Légende de Narayama, réalisé par Keisuke Kinoshita dont on put voir


au Cardinet l’excellent Comme une fleur des champs 1, est un film typiquement
japonais difficilement exploitable en Europe et cependant d’une très grande
beauté ; plastiquement moins réussi que les Mizoguchi que nous avons pu
voir à la Cinémathèque ou dans les festivals, La Légende de Narayama s’inscrit
pourtant dans la même tradition ; on pense à Ophuls par l’utilisation judi-
cieuse du CinémaScope avec « caches », l’emploi des projecteurs colorés et
la débauche de travellings.
Le Narayama est une montagne au sommet de laquelle se rendent les
vieillards à 70 ans pour ne plus être à la charge des leurs, dans ce village où
un bol de riz nourrit son homme pendant plusieurs mois. Tout fils bien élevé
doit prendre sa vieille mère sur son dos et la conduire là-haut, à sa demande.
Ce qu’il y a d’étonnant ici, c’est que cette légende cruelle, inhumaine, n’est
traitée que dans son aspect le plus humain ; ce ne sont que dérobades, déro-
gations, atermoiements : le vieux ne veut pas aller à la montagne et retarde
chaque fois son départ ; la vieille veut y aller et préalablement se brise volon-
tairement les dents sur une pierre pour se contraindre à moins manger. On
pense irrésistiblement à Fin de partie 2 et à ses dernières bouillies à propos de
cette grandiose et pitoyable fresque de la déchéance humaine. Certes, ces
estampes japonaises ne sont pas de celles qu’on regarde de cinq à sept, mais
plus tard dans la soirée, avant de s’endormir pour toujours peut-être. Dieu !
Quel beau film !
françois truffaut

Les festivals : un bluff


Arts no 688, 17‑23 septembre 1958

Le festival de Venise a déçu, son palmarès a déçu, comme du reste le Fes-


tival de Cannes. En vérité, il y a saturation, le charme est rompu. Trop de
festivals, pour trop peu de bons films, trop de films moyens, trop de films
ennuyeux. La logique voudrait que l’on n’invitât dans les festivals que les
films dont les auteurs oseraient dire : « Bon ou mauvais, ce film est le mien,
parfaitement conforme à mon ambition qui était de donner au cinéma de
mon temps un chef-d’œuvre. »
La rigueur du festival de Venise est devenue un bluff puisque, sur quatorze
films projetés en compétition, la moitié se révélait indigne de concourir. Là
encore, la diplomatie est venue tout gâcher. Le Prix d’interprétation à Sophia

1.  Nogiku no gotoki kimi nariki, sorti en France en mai 1956. Éric Rohmer lui consacra une critique
dans Arts n° 569, 23‑29 mai 1956.
2.  La pièce de Samuel Beckett (1957).
Les festivals : un bluff 475

Loren était prévu dès le départ puisque les films américains et les films italiens
ne méritaient aucune récompense et qu’en couronnant Sophia Loren, vedette
italienne d’un film italien, tourné et distribué par les Américains1, le jury se
débarrassait de ces deux pays !
Et puis les festivals en tant que manifestations mondaines sont passable-
ment démodés  : les femmes passent devant le contrôle avec un manteau
de soirée jeté sur une robe de plage, tant il leur paraît vain et fastidieux de
se déguiser tous les soirs pour sommeiller dans l’obscurité devant un film
japonais sans sous-titres ! Les mondains sont las des festivals et les antimon-
dains précisément n’ont jamais songé à les fréquenter ; du point de vue de
la production nationale, les festivals sont considérés comme dangereux car,
pour un réalisateur à haut standing, le risque de concourir et de ne pas être
couronné est devenu trop grave. René Clair, René Clément, Jacques Becker
et d’autres s’opposent à envoyer leurs films et certains palmarès délirants
leur donnent raison.
Finalement, il en va du festival comme un service militaire qui dégourdit
les paysans  : ces manifestations ne servent plus que les petites nations qui
ont tout à y gagner et rien à y perdre ; il est objectivement injuste de ne rien
avoir donné à En cas de malheur, supérieur à L’Orchidée noire, à La Sfida 2, au
film anglais3 et probablement à L’Homme au pousse-pousse.
Il y a encore le problème des jurés, trop souvent choisis parmi les repré-
sentants du cinéma d’avant-guerre, donc souvent incompétents à juger de la
nouveauté d’un style. Alberto Lattuada, réalisateur italien spécialisé dans les
basses besognes, n’aurait pas dû figurer dans le jury de Venise, car Louis Malle
et Alexandre Astruc pourraient lui donner des leçons de courage, de probité et
de mise en scène, mais ne sauraient en recevoir de lui. Donc, absurdité d’un
système de sélection des films fondé sur la nouveauté face à un système de
récompense basé sur le caractère familial et conformiste des œuvres généra-
lement couronnées.
On a souvent parlé de la trompeuse optique des festivals. Aux Champs-
Élysées, un film comme Cette nuit-là 4 est sifflé ; on ne peut nier que ce soit
justice. Dans un festival, il serait applaudi une quinzaine de fois en cours
de projection car ponctué d’effets de caméra lesquels, dans le cadre d’une
manifestation internationale, apparaissent comme autant de mots d’auteur.
En effet, dans les festivals, les films deviennent des pièces de théâtre et l’on
n’y apprécie que la fausse audace, la fausse gageure, la fausse performance, le
faux paradoxe : la jolie femme qui s’enlaidit, celle qui joue une poivrote – un

1.  L’Orchidée noire (The Black Orchid) de Martin Ritt (1958).


2.  Le Défi de Francesco Rosi (1958).
3.  De la bouche du cheval (The Horse’s Mouth) de Ronald Neame (1958), avec Alec Guinness
(Coupe Volpi de la meilleure interprétation masculine).
4.  De Maurice Cazeneuve (1958), avec Maurice Ronet et Mylène Demongeot.
476 Chroniques d’Arts-Spectacles

maquillage sensationnel –, le grand acteur national dans le rôle d’un aveugle,


celui qui marche sur les genoux pour interpréter un grand peintre1 et autres
procédés, tous abusifs.
Un autre phénomène qui, à ma connaissance, n’a jamais été signalé :
les films conçus et réalisés pour les festivals. Ils existent dans certains
pays dont la production est très limitée ; exemple : Juan Antonio Bardem,
cinéaste espagnol, le seul dans son pays à témoigner d’un minimum d’am-
bition artistique. Son premier film est sélectionné dans un festival. Bardem
est invité et, pendant quinze jours, il observe l’ensemble de la production
dans le monde et les réactions de tous ces films sur le public. Concevons
qu’il est particulièrement attentif à ces réactions lors de la projection de
son film. L’année suivante, surtout s’il a déjà été primé, son nouveau film
est tout naturellement désigné pour représenter à nouveau l’Espagne au
Festival de Cannes ou ailleurs ; ce nouveau film sera plus souvent applaudi
que le précédent car, entre-temps, Bardem s’est aperçu que pour plaire
et obtenir les applaudissements, il fallait doubler la longueur des gros
plans, surtout dans les moments d’émotion, se livrer plus souvent à la
démagogie,  etc. C’est parce que Grand’Rue fut le film le plus applaudi,
en 1956, à Venise, que le jury se sentit obligé de partager le Grand Prix
entre Gervaise et ce mélo franco-espagnol. Il n’empêche que la carrière
française de Grand’Rue fut désastreuse et pour cause. On peut bluffer un
public de festival, non le public « payant » de tout un pays. Quant à La
Vengeance 2 à Cannes, cette année, ce ne fut qu’un long applaudissement
ininterrompu du premier plan jusqu’au mot fin. Et cependant, aucune
salle parisienne n’a encore programmé ce film. Le jeune réalisateur grec,
Michael Cacoyannis, a été victime du même processus et aucun des films
qu’il a montrés récemment dans les festivals ne valait Stella, cependant
moins applaudi que les plus récents, qui portent la marque : «  Esthétique
de festival ».
C’est pour toutes ces raisons et bien d’autres qu’il faudrait parler, plutôt
que de « la morale du festival », de l’immoralité des festivals, lesquels, chaque
année davantage, coûtent au cinéma plus qu’ils ne lui rapportent.

françois truffaut

1.  Respectivement : Michèle Morgan dans Le Miroir à deux faces d’André Cayatte (1958) ; Maria
Schell dans Gervaise de René Clément (1956) : Coupe Volpi de la meilleure interprétation féminine
à la Mostra de Venise 1956 ; Jean Gabin dans La nuit est mon royaume de Georges Lacombe
(1951)  : Coupe Volpi de la meilleure interprétation masculine à la Mostra de Venise 1951 ; José
Ferrer (Toulouse-Lautrec) dans Moulin Rouge de John Huston (1952).
2.  La venganza de Juan Antonio Bardem représentant l’Espagne au Festival de Cannes 1958. Le
film restera inédit en France.
La Grande Illusion de Jean Renoir 477

La Grande Illusion de Jean Renoir 1

Arts no 691, 8‑14 octobre 1958

Il est à peine exagéré d’écrire que Jean Renoir est un cinéaste « maudit ».
Sur les trente-deux films qu’il a réalisés en trente-trois années, cinq ou six
seulement ont obtenu le succès international que presque tous, selon moi,
méritaient.
On a souvent remarqué que les films de Renoir arrivaient quelques années
trop tôt pour être parfaitement compris. Si La Grande Illusion a plu autant,
tout de suite, et partout, c’est tout d’abord qu’il s’agit du seul film dans lequel
Renoir ait quelque peu sacrifié la poésie à la psychologie ; de plus, il l’a tourné
à 43 ans, c’est-à-dire à un âge qui correspondait à celui du public européen.
Avant La Grande Illusion, ses films semblaient agressifs et juvéniles, après ils
parurent désenchantés et cinglants. Enfin, La Grande Illusion était un film his-
torique, c’est-à-dire en retard sur son temps puisque, un an plus tard, dans Le
Dictateur, Chaplin allait déjà brosser une peinture du nazisme et des guerres
modernes.
La Grande Illusion était très exactement un film de chevalerie, sur la guerre
considérée sinon comme un des beaux-arts du moins comme un sport, comme
une aventure où il s’agit de se mesurer plutôt que de se détruire. Les officiers
allemands du style Stroheim furent bientôt évincés de l’armée du IIIe Reich et
les officiers français du style Pierre Fresnay sont morts de vieillesse. La grande
illusion est donc celle qui consistait à croire que cette guerre serait la dernière.
À peine Dalio et Gabin ont-ils passé la frontière suisse à la fin du film qu’ils
parlent déjà de reprendre le combat ; il fallait toute la sagesse lucide de Renoir
pour oser terminer son dialogue sur cette idée logique, mais qui surprend
toujours lorsqu’on revoit le film.
La Grande Illusion est aussi un hommage à l’ingéniosité française, tout
comme cette histoire récente d’un prisonnier français qui, lors de la dernière
guerre, s’évada en traversant l’Allemagne aux côtés d’une vache2.
Condamner la guerre est à la portée de tout le monde, la raconter est plus
difficile. Dans La Grande Illusion, Renoir considère la guerre comme un fléau
naturel qui comporte ses beautés, comme la pluie, comme le feu, la forme
prime le fond et il s’agit, comme le dit Pierre Fresnay, « de faire la guerre
poliment ».
Comme dans Toni et Les Bas-Fonds qu’il venait de tourner, comme dans

1.  L’article fut publié sous ce titre complet : « Comme il y a vingt ans, La Grande Illusion de Jean
Renoir est d’une brûlante actualité ». Le 6 octobre 1958, le Studio Publicis (Paris) en a programmé
la version intégrale.
2.  Cette histoire vraie (1943) sera adaptée en 1959 par Henri Verneuil dans La Vache et le Prisonnier.
478 Chroniques d’Arts-Spectacles

La Marseillaise et La Règle du jeu auxquels il pensait déjà, il s’agissait pour


Renoir de développer cette idée qui le passionnait alors que le monde se divise
horizontalement plutôt que verticalement, c’est-à-dire en couches sociales
plutôt qu’en nations. C’est l’idée de frontière qu’il faut abolir pour détruire
l’esprit de Babel et réconcilier les hommes que séparera toujours cependant
leur naissance.
Mais le dénominateur commun entre les hommes existe : c’est la femme,
et l’idée la plus forte du film est sans doute, après l’annonce de la reprise de
Douaumont par les Français, de faire entonner La Marseillaise par un soldat
anglais habillé en femme et qui se débarrasse de sa perruque.
On peut trouver La Grande Illusion passablement démodé si l’on songe
que  ce même peuple allemand quelques années plus tard, sans sourciller,
regardait passer sur les routes des squelettes de trente kilos habillés en
bagnards et dont il suffisait de dire qu’ils étaient des criminels pour apaiser la
curiosité des civils. Et pourtant il se dégage de toute l’œuvre de Renoir un art
de vivre qui est un art du regard ; l’œuvre de Renoir brouille les cartes et nous
enseigne à ne plus rien juger, à comprendre qu’on ne peut rien comprendre.
Un exemple : Diên Biên Phu, qui est une victoire ou une défaite selon le
point de vue d’où l’on se place. Or, je songeais à Jean Renoir tandis qu’un
opérateur d’actualités de guerre me racontait Diên Biên Phu tel qu’il l’avait
vécu1. La veille de la capitulation, des soldats français qui n’avaient jamais
sauté se faisaient parachuter dans la fameuse cuvette pour rejoindre leurs
camarades. Faits prisonniers, ils empruntèrent à rebours la route extraordi-
naire que leurs adversaires avaient tracée à travers la jungle. Au passage, les
soldats de l’armée viet-minh, fièrement, leur montraient comment ils avaient
improvisé des campements, des relais, des postes d’essence, de munitions et
de ravitaillement. Et les soldats français admiraient sans se faire prier ! En
face de cette réalité humaine et si complexe, que peuvent signifier les points
de vue parisiens, passionnés, abstraits, politiques ?
Et si l’on ajoute que depuis Diên Biên Phu, des mots vietnamiens sont
passés dans la langue arabe par le truchement des légionnaires allemands et
français, alors il devient évident qu’un jour ou l’autre il deviendra nécessaire
de faire appel à un Jean Renoir pour proposer des solutions humanistes à des
problèmes qui dépassent la politique. Mais un tel espoir constitue encore une
grande illusion.

P. S. – À ceux qui reprochent aux récents films de Jean Renoir de s’éloigner
des réalités du monde dans lequel nous vivons, je résume son dernier film,
Elena et les Hommes : à la veille de la Grande Guerre, les fêtes du 14 Juillet

1.  Raoul Coutard (1924‑2016), qui fut reporter en Indochine avant de devenir l’un des plus fameux
chefs opérateurs de la Nouvelle Vague (À bout de souffle, Tirez sur le pianiste, Lola, etc).
Adieu à André Bazin 479

sont célébrées par une foule en délire qui acclame le général Rollan ; un
stupide incident diplomatique ayant créé une psychose de guerre, l’entou-
rage du général profite de l’occasion pour tenter de renverser le gouverne-
ment ; on chante dans la rue : « Et c’est ainsi que le destin l’a placé sur notre
­chemin…  », etc.
françois truffaut

Adieu à André Bazin


Arts no 697, 19‑25 novembre 1958

André Bazin, qui vient de mourir à l’âge de quarante ans, était le meilleur
écrivain de cinéma en Europe. Depuis ce jour de 1948 où il me procura mon
premier travail de cinéphile à ses côtés1, je devins son fils adoptif et lui dois
ainsi tout ce qui est arrivé d’heureux dans ma vie par la suite.
Il m’a appris à écrire sur le cinéma, il a corrigé et publié mes premiers
articles et c’est grâce à lui que j’ai pu accéder à la mise en scène. Il est mort
quelques heures après la première journée de tournage de mon film2 ; quand
je suis arrivé à sa maison de Nogent, appelé au téléphone par son ami le père
Léger 3, il m’a regardé, mais ne pouvait déjà plus parler et souffrait terrible-
ment 4. La veille au soir, il regardait à la télévision Le Crime de M. Lange, en
prenant des notes pour le livre qu’il préparait sur l’œuvre de Jean Renoir 5.
S’il me faut tracer un portrait d’André Bazin, je dois penser à cette rubrique
d’un magazine américain : « L’homme le plus extraordinaire que j’ai connu ».
André Bazin, comme les personnages de Jean Giraudoux, était un homme
« d’avant le péché originel ». Tout le monde le savait honnête et bon, mais
son honnêteté et sa bonté surprenaient toujours, tant elles se manifestaient
pleinement ; parler avec lui, c’était comme pour un Hindou se baigner dans
le Gange. Il était tellement généreux qu’il m’arriva plusieurs fois, conversant
avec lui, de dénigrer telle ou telle de nos relations communes pour le seul
plaisir d’entendre le plaidoyer qu’immanquablement il allait prononcer.
Avec un cœur immense, il était la logique en action, l’homme de la raison
pure, un dialecticien merveilleux. Il croyait au pouvoir absolu de la discussion
et je l’ai vu amadouer jusqu’aux agents de police les plus matraqueurs ; assisté

1.  Bazin avait embauché Truffaut comme « secrétaire particulier » de Travail et Culture, en 1949.
2.  Les Quatre Cents Coups, premier long métrage de Truffaut (1959), dédié « à la mémoire d’André
Bazin ».
3.  Guy Léger, père dominicain avec lequel Truffaut restera en contact toute sa vie. Il interprétera
le rôle du prêtre dans Ma nuit chez Maud d’Éric Rohmer (1969).
4.  André Bazin est mort d’une leucémie dans la nuit du 10 au 11 novembre 1958.
5. Ce livre posthume paraîtra sous l’égide de Truffaut  : Jean Renoir, Champ libre, Paris, 1971,
présenté par Truffaut et préfacé par Jean Renoir.
480 Chroniques d’Arts-Spectacles

(et non affligé) d’un bégaiement grâce auquel il se faisait écouter plus atten-
tivement, il désarmait la mauvaise foi en épousant d’abord la thèse adverse,
puis en la prolongeant mieux que l’interlocuteur n’aurait su le faire pour la
combattre enfin avec une rigueur exemplaire.
On ne retrouve cette intelligence et cette probité intellectuelle que dans
les articles de Jean-Paul Sartre, que Bazin admirait tout particulièrement.
La très mauvaise santé physique d’André n’avait d’égale que sa toujours
étonnante santé morale  : il empruntait de l’argent à voix haute et en prê-
tait discrètement ; avec lui, tout devenait simple, clair et franc. Comme il
trouvait immoral de circuler seul dans une voiture à quatre places, il lui arri-
vait souvent, à l’arrêt d’autobus de Nogent, d’inviter trois voyageurs qu’il
déposait sur son chemin dans Paris ; lorsqu’il s’absentait de chez lui pour
plusieurs semaines avec sa femme et son petit garçon, il cherchait parmi ses
innombrables amis un couple mal logé à qui prêter sa maison, et un troisième
copain, piéton, pour lui prêter sa voiture.
Il aimait le cinéma, mais il aimait plus encore la vie, les gens, les bêtes,
les sciences, l’art, et il comptait l’an prochain réaliser un court métrage sur
les églises romanes peu connues en France ; il avait élevé chez lui toutes
sortes d’animaux, d’un caméléon jusqu’à un perroquet1, en passant par des
écureuils, des tortues, un crocodile et d’autres que je ne puis nommer faute
d’en connaître l’orthographe ; récemment, il nourrissait de force une espèce
de lézard, un iguane du Brésil, en lui faisant entrer dans la gueule des bouts
d’œuf dur à l’aide d’un bâtonnet. « Je crains, avouait-il récemment, de mourir
avant cette pauvre bête. »
Je ne sais si le monde est méchant ou juste, mais je suis certain que ce sont
des hommes comme Bazin qui le font meilleur car, à force de croire la vie
bonne et en agissant comme si elle l’était, André faisait du bien à tous ceux
qui l’approchaient et l’on compterait sur les doigts de la main les gens qui se
sont mal conduits à son égard ; chacun de ceux qui ont parlé ne fût-ce qu’une
fois avec Bazin peut se dire son « meilleur ami » puisque, à son contact, bou-
leversé par tant de pureté, il était impossible de ne pas lui donner le meilleur
de soi-même.
André Bazin était trop chaleureux pour que l’on puisse à son propos
aligner des phrases creuses du genre  : « Toujours vivant… Présent parmi
nous, etc. » Il est mort et c’est une véritable désolation, un fait cruel et d’une
tristesse abominable. On ne peut que pleurer et le relire ; je trouve dans une
lettre récente quelques lignes qui témoignent de son attitude critique : « Je
regrette bien de n’avoir pu revoir avec vous, à la Cinémathèque, les films de
Mizoguchi. Je le place aussi haut que vous autres et je prétends l’aimer mieux

1.  Coco était un perroquet arara muet rapporté clandestinement d’un séjour au Festival de Sao
Paulo (Brésil), en février 1954. Bazin lui consacra un texte savoureux, « De la difficulté d’être coco »
(Carrefour, 17 mars 1954 ; Cahiers du cinéma n° 91, janvier 1959).
Adieu à André Bazin 481

encore en aimant aussi Kurosawa, qui est l’autre versant de la montagne  :


connaît-on bien le jour sans la nuit ? Détester Kurosawa pour aimer Mizo-
guchi n’est qu’un premier stade de la compréhension. Certes, qui préférerait
Kurosawa serait un irrémédiable aveugle, mais qui n’aime que Mizoguchi est
un borgne. Il y a dans l’art tout entier une veine contemplative et mystique
et une veine expressionniste. »
françois truffaut
APPENDICES
index des noms

Achard, Marcel : 63 Arden, Robert : 229


Adès, Albert : 451 Ardisson, Edmond : 96
Agel, Henri : 23, 32 Aristote : 86
Agostini, Philippe : 122, 130, 294, 323 Arlaud, Rodolphe-Maurice (Jean
Agranenko, Zakhar : 256 Pelleautier, dit) : 210, 213, 310, 374
Aimée, Anouk : 163, 439 Arletty (Léonie Bathiat, dite) : 70, 210,
Aisner, Henri : 283 219, 324
Al Capone : 151 Arnoul, Françoise : 129, 191-192, 311, 366,
Albert, Eddie : 272 376-377, 436
Aldrich, Robert : 37, 40-41, 157-159, 175, Artaud, Antonin : 111
194, 197, 205, 245, 261-262, 264, 270-272, Arthur, Jean : 334
294-295, 364, 367, 387, 416, 429 Astor, Lady : 464
Alekan, Henri : 59, 208 Astruc, Alexandre  : 41, 115, 153-155, 159,
Alexandre, Raymond : 372
163, 165-166, 200, 253, 274, 288, 367-368,
Alexeïeff, Alexandre : 222
374, 384, 406, 413, 419, 440, 465-467,
Alleg, Henri : 429
475
Allégret, Marc : 62, 106, 116, 137-138
Auber, Brigitte : 178
Allégret, Yves : 18, 51, 53, 62-63, 74, 106,
Aubriant, Michel : 9
115-116, 126-128, 192, 207, 385-389, 445
Auclair, Michel : 324, 440
Alton, John : 323
Amidei, Sergio : 235 Audiard, Michel : 43, 405-406
Anderson, Michael : 351 Audiberti, Jacques : 210, 461
Andersson, Bibi : 451 Audret, Pascale : 445
Andersson, Harriet : 462 Audry, Jacqueline : 15, 101-102, 116
André, Jean : 300, 377 Auer, Mischa (Mikhaïl Semionovitch
André, Raoul : 117, 136, 283, 301 Ounskovski, dit) : 137, 230, 273
Andrews, Dana : 242, 421 Auld, Georgie : 179
Angeli, Pier : 63 Aurel, Jean : 12, 253, 413
Anouilh, Jean : 301, 458, 460, 469-470 Aurenche, Jean : 10, 17, 23, 25, 27, 52-53,
Antonioni, Michelangelo  : 15, 156, 159, 88-91, 116, 155, 169, 262, 264, 278-281, 380,
259, 331, 379 382-383, 410, 470-472
Apollinaire, Guillaume : 294 Auric, Georges  : 59, 130, 183, 218, 292,
Arcy, Alex D’ (Alexander Surruf, dit)  : 425
67, 216 Auriol, Jean George : 177
486 Chroniques d’Arts-Spectacles

Autant-Lara, Claude  : 10, 22, 24-27, Bécaud, Gilbert : 311


52-54, 74, 89-92, 115-116, 140, 187, 189, Becker, Jacques : 30, 33, 48-49, 51, 55, 74,
260-261, 264, 277-279, 281, 310-311, 364, 84, 91, 95-97, 115, 154, 179, 253, 288, 297-
378-383, 385, 410, 469-472 298, 302, 331, 335-338, 361, 367, 381, 384,
Autant-Lara, Ghislaine : 188, 385 406, 413, 417, 435, 475
Aveline, Claude : 331 Beckett, Samuel : 473
Aymé, Marcel : 25, 260, 278-281, 348-349, Bell, Marie : 69
380, 382 Benayoun, Robert : 37, 385
Benedek, László : 41, 60-61, 201, 420
Bacall, Lauren : 67, 131, 213, 322-323
Bennett, Joan : 146, 424
Bach, Jean-Sébastien : 276
Bérard, Henri : 384
Baker, Carroll : 307-308, 335
Berger, Nicole : 218, 221, 414
Baker, Gladys : 246
Bergman, Ingmar : 27, 218, 258, 370, 384,
Ballard, Lucien : 75
Balpêtré, Antoine : 398 447, 450-451, 458-462, 470
Balzac, Honoré de : 15, 104, 131, 143, 167, Bergman, Ingrid : 77, 123, 150, 236, 307,
183, 321-322, 445 359
Baratier, Jacques : 413, 447, 451 Berl, Emmanuel : 292
Barbey d’Aurevilly, Jules : 367 Berlanga, Luis Garcia : 36
Barbulée, Madeleine : 471 Bernanos, Georges : 53, 87, 433
Bardem, Juan Antonio : 15-16, 31, 36, 258- Bernard, Paul : 86
260, 295, 454, 460, 476 Bernard, Raymond : 116
Bardot, Brigitte  : 29, 137-138, 157, 210, Bernhardt, Sarah : 276
300-304, 307, 364-366, 372, 380, 410- Berriau, Simone : 430
411, 416, 424, 433, 435-436, 469, 471-472 Berry, John : 42, 214, 301
Barjavel, René : 290 Berthomieu, André : 116-117, 170, 283
Baroncelli, Jean de : 78, 264, 292, 301 Bertil, Guy : 326
Baroux, Lucien : 319-320 Bessières, Louis : 223
Barrault, Jean-Louis : 166 Bessy, Maurice : 32, 209
Barrymore, John : 267 Bezzerides, Albert Isaac : 387
Barthelmess, Richard : 109 Bibal, Robert : 117
Barthes, Roland : 401 Bidault, Georges : 106
Bartók, Béla : 266
Bilis, Teddy : 356
Barzman, Ben : 354
Billon, Pierre : 116, 283
Basehart, Richard : 159, 454
Billy, André : 145
Battaglia, Aurelius : 223
Bitsch, Charles : 12, 42, 215
Batti, Jeannette : 279
Baum, Ralph : 358 Blain, Gérard : 209, 368, 449-450
Baum, Vicki : 53 Blair, Betsy : 259, 304
Baur, Harry : 83-84, 269, 327 Blanc, Roger : 117, 136
Bauvy, Jacques : 309-310 Blancard, René : 257, 259
Bazin, André  : 9-12, 31, 36, 74, 119, 150, Blanchar, Pierre : 398
180, 221, 230, 249, 284, 296, 301, 310, 368, Blasetti, Alessandro : 364
374, 390-391, 397, 449, 463, 479-480 Blavette, Charles : 231
Bazin, Janine : 9, 11 Blistène, Marcel : 117, 283
Beaumarchais, Pierre-Augustin Caron Blondin, Antoine : 12
de : 140, 429 Bo, Sonika : 222
Index des noms 487

Boetticher, Budd : 390 Britt, May : 306


Bogart, Humphrey : 37, 88, 131, 140, 220, Bromberger, Hervé : 116, 200
267 Brooks, Louise : 109
Boisrond, Michel : 300, 364-365, 412 Brooks, Richard : 153, 201, 447, 454
Boissol, Claude : 30, 300, 411, 413 Bruckberger, révérend Père Raymond
Boka, Gilbert : 190 Léopold : 85
Bolen, Francis : 212 Brynner, Yul : 454
Bolognini, Mauro : 447 Buffet, Bernard : 425
Bombard, Alain : 106-107, 109 Buñuel, Luis : 36-37, 73-74, 83, 162, 200,
Bond, Wardell Edwin : 148 214, 318, 384, 398, 417-418, 435
Bonhomme, Docteur : 211 Burks, Robert : 142, 367
Booth Luce, Clare : 153 Bussières, Raymond : 325
Borchers, Cornell : 128 Buzzell, Edward : 81
Borde, Raymond : 12
Borderie, Bernard : 116 Cabaud, Pierre : 212
Borgnine, Ernest : 125 Cacoyannis, Michael : 214, 476
Boros, Haralambie : 214 Calef, Henri : 116
Borsche, Dieter : 96-97 Calvé, Jean-François : 189
Borzage, Frank : 337 Cam, Maurice : 117, 283
Bost, Pierre : 10, 17, 23, 25, 27, 52-53, 88-91, Camerini, Mario : 256-257
116, 155, 169, 262, 264, 278-281, 380, 382- Campaux, François : 117
383, 410, 470-471 Camus, Albert : 87, 458-459
Bosustow, Stephen : 222-223 Camus, Marcel : 331, 411, 413
Boulle, Pierre : 424 Canaille, Caro : 222
Bourget, Paul : 167 Cantinflas : 353
Bourgoin, Jean : 135, 451 Capra, Frank : 41, 58-59, 239, 420
Bourvil (André Raimbourg, dit) : 260- Carbonnaux, Norbert  : 30, 116, 300,
261, 264, 278-280, 383, 436 409-410, 449
Boyer, Charles : 353, 365, 432 Cardiff, Jack : 306
Boyer, François : 53, 191 Carette, Julien : 65
Boyer, Jean : 117, 192 Carlqvist, Margit : 462
Brando, Marlon : 60, 62, 166, 216, 267 Carné, Marcel  : 51-52, 54, 115-116, 192,
Brassaï (Gyula Halász, dit) : 223 207, 311, 325, 392
Brasseur, Pierre : 113, 127-128, 172, 324, Carol, Martine  : 183, 303, 358, 430-431,
432 469
Braunberger, Pierre : 384 Caron, Leslie : 138
Brazzi, Rossano : 174 Carrère, Christine : 425
Bresson, Robert : 10, 16, 29-30, 36, 47-48, Carton, Pauline : 319-320
51, 55, 84-87, 91, 115, 151-152, 168, 185, 232- Casanova, Jany : 222
234, 253, 256-257, 274, 288-289, 293, 296- Casarès, Maria : 86
298, 301, 311, 314, 325, 346-347, 357, 360, Case, Kathleen : 147
370, 372, 380-381, 384, 406, 417, 443-444 Castellani, Renato : 35, 92-93, 331, 440
Breton, André : 12 Casterets, Norbert : 143
Brialy, Jean-Claude : 293, 326-327, 368, Castle, Charles : 271
414, 449-450 Caussimon, Jean-Roger : 129
488 Chroniques d’Arts-Spectacles

Caution, Lemmy : 95 Clouzot, Henri-Georges  : 17-18, 51,


Cayatte, André  : 18, 52-53, 87, 115-116, 55-56, 74, 103, 115, 150, 154, 217-218, 253,
125, 133-135, 143, 202, 283, 300, 331, 348, 274, 288, 297-298, 312, 361, 367, 379, 401,
395-398 406-407, 412, 417, 472
Cesbron, Gilbert : 23, 33, 136, 169 Cocteau, Jean  : 10, 15, 55-56, 59, 85-87,
Chabrol, Claude : 18-19, 344, 413, 448- 91, 93, 102, 108, 115, 118, 159, 163, 175, 202-
450 203, 210, 253, 268, 277, 288, 293, 325, 331,
Chaliapine, Fédor : 269 338, 368, 370, 372, 374, 391, 408, 414, 417,
Chanas, René : 116 419, 449, 460
Chaplin, Charlie : 81, 109, 184, 204-206, Coleman, Herbert : 181
222, 267, 401, 403-404, 417-418, 427, Colette, Anne : 414
443, 453, 462-465, 477 Colette, Sidonie-Gabrielle  : 12, 25, 53,
Chardonne, Jacques : 123 260, 277, 430
Charensol, Georges : 31, 78, 142 Combret, Georges : 30, 117
Charisse, Cyd : 248 Comencini, Luigi : 70-71
Chase, James Hadley : 48, 435 Constantine, Eddie : 312, 433
Chauvet, Louis : 142-143, 155, 301, 304, Conte, Richard : 216
310, 368, 401, 439 Cooper, Gary : 59, 150, 238-239
Chavance, Louis : 200-201 Cordoue, Michèle : 63, 389
Chazal, Robert : 301 Cordova, Arturo de : 73
Chéray, Jean-Louis : 187 Corey, Wendell : 390
Cheyney, Peter : 122 Corti, José : 118
Chiari, Walter : 258 Cottafavi, Vittorio : 66
Chrétien, Henri : 68, 74, 76 Cotten, Joseph : 377
Christian-Jaque (Christian Maudet, Cournot, Michel : 406
dit) : 52-53, 116, 290, 327 Cousteau, Jacques-Yves : 253, 311
Ciampi, Yves : 54, 116, 155, 171-172, 367, Couzinet, Émile : 117
448 Cowan, Lester : 247
Clair, René : 30, 52, 54, 115, 259, 288, 299, Coward, Noël : 174, 353
311, 332, 392, 401, 413, 417-419, 430, 443, Cowl, Darry : 319-320, 394, 408-409
475 Cravenne, Georges : 372
Clark, Dane : 272 Craveri, Mario : 254
Clark, Fred : 67 Crawford, Broderick : 145, 147, 160
Claudel, Paul : 77 Crawford, Joan : 41, 110, 295
Clavel, Maurice : 186 Crémieux, Benjamin : 200
Clay, Philippe : 129, 409 Crevenna, Alfredo B. : 220
Clayton, Dick : 266 Crosby, Bing : 125
Clément, Bella : 217-218 Cugat, Xavier : 258
Clément, René  : 10, 16, 30, 51, 53, 60, Cukor, George  : 37, 59, 305, 409, 432-
71-72, 74, 97, 115-116, 242, 253, 262-264, 433, 448
273, 288, 299, 311, 349, 379, 383, 406, 410, Cummings, Robert : 103
452, 456, 472, 475 Cuny, Louis : 294
Clift, Montgomery : 56-57, 450 Curtis, Tony : 35, 415-416
Cloche, Maurice : 116 Curtiz, Michael : 273
Cloërec, René : 16, 168
Index des noms 489

Dacqmine, Jacques : 168 43, 47, 52-54, 89, 116, 143-144, 154-156,
Dahlbeck, Eva : 451 169-170, 184, 210, 249, 366, 368, 406, 417
Dalban, Max : 129, 231 Delbez, Maurice : 414
Dalí, Salvador : 98 Della Noce, Luisa : 452
Dalio, Marcel : 15, 324, 477 Delmont, Édouard : 96, 231
Danet, Jean : 325 Delorme, Danièle : 208-209
Daniel-Norman, Jacques : 117 Delubac, Jacqueline : 392
Daninos, Pierre : 136 DeMille, Cecil B. : 52, 254-255
Daquin, Louis : 54, 116, 381 Demongeot, Mylène : 348-349
Darène, Robert : 116 Demy, Jacques : 27-28, 293, 414
Dargelos, Pierre : 268 Deniaud, Yves : 103, 407
Daroy, Jacques : 117 Dermit, Édouard : 325
Darrieux, Danielle : 190, 342, 424, 432, Descrières, Georges : 168
439 Desmarets, Sophie : 14, 190, 394
Darvi, Bella : 439 Desny, Ivan : 183, 328
Dary, René : 48 Devaivre, Jean : 116
Dassin, Jules  : 94-95, 109, 121-122, 125, Devigny, André : 233
130-131, 136, 144, 189, 297, 308, 312, 331, Devos, Raymond : 409
353-356, 416 Dhéran, Bernard : 190
Dauphin, Claude : 163, 165 Dickinson, Thorold : 36
Daves, Delmer : 141 Diderot, Denis : 85-86
Davis, Bette : 284, 304 Dies Jr., Martin : 464
Davri, Serge : 449 Dieterle, William : 142
Dawes, Harry : 139 Dietrich, Marlene : 110, 353, 424
Day, Doris : 217 Dighton, John : 59
Day, Josette : 86 Disney, Walt : 255, 275
De Chirico, Giorgio : 363 Dmytryk, Edward : 87-88, 166, 243
De Coster, Charles : 290 Doat, Anne : 293
De Filippo, Eduardo : 448 Domarchi, Jean : 12, 78
De Santis, Giuseppe : 50, 66, 364, 448 Dominici, Gaston : 445
De Sica, Vittorio : 16, 35, 50, 64, 70, 126, Doniol-Valcroze, Jacques (Étienne
220, 223, 364, 406, 432 Loinod, dit) : 10, 12, 31, 78, 293, 301, 374
Dean, James  : 29, 37, 111, 202, 204-207, Donskoï, Mark : 220
217, 265-269, 291, 297, 299, 335, 369 Dorfmann, Robert : 384
Debucourt, Jean : 200 Dors, Diana : 36, 220
Decker, Diana : 71 Dostoïevski, Fiodor : 179, 306, 321-322,
Decoin, Henri : 116, 136, 143, 184 454
Ded Rysel (André Adrien Grandvalet, Dougherty, Jim : 246
dit) : 170 Douglas, Kirk : 428-429
Defoe, Daniel : 36 Douy, Max : 165, 279, 356
Degas, Edgar : 394 Dréville, Jean : 116
Del Duca, Cino : 322 Dreyer, Carl Theodor : 153, 159, 184-185,
Delac, Charles : 212 188, 232, 250, 256-257, 375, 406, 417-418
Delair, Suzy : 262, 453 Drieu la Rochelle, Pierre : 384
Delannoy, Jean : 10, 17, 22-24, 32-33, 36, Drouet, Minou : 277, 354
490 Chroniques d’Arts-Spectacles

Dubreuilh, Simone : 298, 301, 303-304, Fellini, Federico  : 16, 63-64, 159, 203-
310, 375 204, 250, 257, 259, 306, 331, 368-369,
Duby, Jacques : 325 379, 407, 424
Duché, Jean : 136 Ferber, Edna : 333
Dufy, Raoul : 223 Fernandel (Fernand Constantin, dit) :
Duhamel, Georges : 115 63, 95-97, 134, 144, 314, 364, 367, 398,
Duhour, Clément : 319-320, 394 409, 436
Duncan, Isadora : 269 Fernandez, Emilio : 193
Dupont, Jacques : 283 Ferrer, José : 88
Dupré, Gilbert : 136 Ferrer, Mel : 306, 436
Dutourd, Jean : 142, 326, 374, 417 Feuillade, Louis : 457
Duval, père Aimé : 356 Feuillère, Edwige  : 205, 304, 326, 365,
Duvaleix, Christian : 409 410, 471-472
Duvivier, Julien  : 52, 116, 208-209, 214, Feyder, Jacques (Jacques Frédérix, dit) :
283, 384, 392, 401, 406, 419 69, 231, 392
Dwan, Allan : 245 Fini, Leonor : 93
Flaherty, Robert : 367
Eaubonne, Jean d’ : 63, 183 Flaubert, Gustave : 199, 233, 469
Eiffel, Jean : 292 Flavigny, Denise de : 62
Eisenhower, Dwight D. : 239 Flon, Suzanne : 230
Eisenstein, Sergueï : 211, 355 Fonda, Henry  : 306, 346-347, 420, 422,
Eisler, Hanns : 349 448
Elg, Taina : 433 Fontaine, Joan : 424
Elizabeth II : 471 Ford, Aleksander : 438
Engel, Morris : 363, 472 Ford, Glenn : 145, 147
Ermler, Fridrikh : 249 Ford, John : 39-40, 148-149, 244-245, 250
Esposito, Giani : 129, 163, 165, 439 France, Anatole : 394
Esway, Alexander : 273 Francen, Victor : 398
Étiévant, Yvette : 191 Franju, Georges : 413-414
Eyck, Peter van : 230 Fresnay, Pierre  : 70, 167-168, 170, 205,
274, 289, 297, 299, 326, 477
Fabian, Françoise : 217 Frison-Roche, Roger : 143
Fabiani, Henri : 413 Fuller, Samuel : 189-190, 272
Fábri, Zoltán : 212, 221, 273 Funès, Louis de : 191, 261, 279, 409
Fabrizi, Aldo : 258
Fabrizi, Franco : 63, 250, 257 Gabin, Jean : 23, 48-49, 97, 118, 129, 147,
Fairbanks, Douglas : 109, 431 170, 191-192, 208-209, 260-261, 264, 278,
Fairbanks Junior, Douglas : 340 364, 383, 410, 432, 435-436, 452, 472, 477
Fallet, René : 408 Gabor, Zsa-Zsa : 95
Faulkner, William : 39, 76-78, 172, 354, Galichon, Maître : 292
439 Gallimard, Gaston : 118
Favre Le Bret, Roger : 221, 371-372, 447 Gamal, Samia : 96-97
Fayard, Arthème : 189 Gance, Abel  : 52, 82-84, 91, 111-115, 160,
Fejos, Paul : 273 162, 207, 253, 288, 305, 312, 384, 417-418
Félix, Maria : 129, 171-172 Gance, Sylvie : 111
Index des noms 491

Garbo, Greta : 109 Goya, Francisco de : 229


Garcés, Delia : 73 Grable, Betty : 67
Garçon, Maurice : 160 Grahame, Gloria : 108, 145-147, 220-222
Gardett, Maurice : 326 Granelli, Mireille : 326
Gardner, Ava : 139, 154, 251 Grangier, Gilles : 117
Garfield, John : 272 Grant, Cary : 154, 177-179, 181, 267
Garland, Judy : 342 Gras, Enrico : 254-255
Garson, Claude : 302 Grasset, Bernard : 118
Garson, Greer : 304 Graziano, Rocky : 205
Gaspard-Huit, Pierre : 364 Greco, Cosetta : 439
Gassman, Vittorio : 473 Gréco, Juliette : 425
Gauteur, Claude : 15, 361 Green, Julien : 197
Gauthier, Jacques : 199-200 Greenwood, Joan : 71
Gautier, Jean-Jacques : 143 Grémillon, Jean  : 64-65, 115, 201, 301,
Gaynor, Janet : 109 392, 449
Gaynor, Mitzi : 433, 439 Grierson, John : 249
Gélin, Daniel : 274, 405, 432 Griffith, Andy : 401
Genet, Jean  : 193, 201, 266, 324, 404, Griffith, David W. : 112, 225, 284, 320,
406, 422 424
Genevoix, Maurice : 331, 368 Grimault, Paul : 222
Germi, Pietro : 50, 66, 216, 452 Gros, Antoine-Jean : 305
Gibeau, Yves : 140 Groussard, Serge : 191, 214
Gide, André  : 52-53, 106, 108-109, 205, Gruel, Henri : 222, 294, 414, 439
228, 406 Grunenwald, Jean-Jacques : 16, 168
Gil, Rafael : 36, 47 Guérin, François : 168
Gilbert, Herschel Burke : 197 Guinness, Alec : 424
Giono, Jean : 445-446 Guitry, Sacha  : 20-21, 112, 116, 190, 319-
Girardot, Annie : 409 320, 337, 391-395
Giraudoux, Jean  : 59, 85, 87, 144, 163, Gwenn, Edmund : 257
292, 391, 469, 479
Girotti, Massimo : 64 Habib, Ralph : 54, 136, 184, 192, 300, 435
Gish, Lillian : 109, 245, 424 Haguet, André : 117
Givray, Claude de : 11-12 Hammer, Mike : 157, 387
Gobetti, Paolo : 379 Hardy, René : 315
Godard, Jean-Luc : 12, 19 Harris, Julie : 166
Goddard, Grace : 246 Harvey, Laurence : 93
Goddard, Paulette : 465 Has, Wojciech : 448
Goebbels, Joseph : 463 Hasse, Otto : 338, 376-377
Gœrg, Édouard : 292 Hathaway, Henry : 247
Goethe, Johann Wolfgang von : 341 Hauduroy, Jean-François : 413
Gogol, Nicolas : 49-50, 446 Hawks, Howard  : 37, 39, 68, 76, 78-80,
Göring, Hermann : 246, 463 143, 151, 172, 176-177, 242, 247, 274, 344,
Gorki, Maxime : 220 387, 418
Gourguet, Jean : 117 Hayden, Sterling : 110
Gout, Pierre : 294 Hayes, Alfred : 146
492 Chroniques d’Arts-Spectacles

Hayward, Susan : 220, 222, 224 Huston, John : 16, 37, 130, 285-287
Hayworth, Rita : 342 Huston, Walter : 287
Heard, Gerald : 266 Hyams, Joe : 265
Hecht, Ben : 387
Hecht, Harold : 415 Ichikawa, Kon : 251, 350-351
Heerman, Victor : 81 Idzkowski, Marcel : 448
Helm, Brigitte : 109 Iglesias, Eugene : 196
Hémon, Louis : 71-72 Inge, William : 270
Henri IV : 394 Ionesco, Eugène : 431
Henriot, Émile : 145 Ioutkévitch, Sergueï : 211
Hepburn, Audrey : 59, 306 Isaksson, Ulla : 450-451
Hepburn, Katharine : 173-174 Ivens, Joris : 290
Hérisse, Marc : 12 Ivernel, Daniel : 326-327
Herrmann, Bernard : 217
Hessling, Catherine (Andrée Madeleine Jacob, Gilles : 286
Heuschling, dite) : 109, 300, 304-305 Jacques, Henry : 223, 451
Heston, Charlton : 456-457 Jannings, Emil : 109, 327
Hirsch, Robert : 353 Jarry, Alfred : 395
Hitchcock, Alfred  : 15, 37-38, 41, 83, Jaubert, Maurice : 192
97-98, 102-105, 119-121, 142-143, 150, Jayet, René : 117
153-154, 163, 177-182, 185, 194, 198-199, Jeanne d’Arc : 238
217-218, 220, 225-227, 233, 242, 244, 262, Jeanson, Henri  : 210, 213, 219, 290, 339,
273-275, 311, 313, 320, 344-348, 357, 406, 342, 406
413, 417-418, 420, 424, 448, 450, 460- Joannon, Léo : 116
461 Joffé, Alex : 30, 116, 172, 214, 300
Hitler, Adolf : 156, 321, 463-465 Johnson, Lee : 220
Hlasko, Marek : 438 Johnson, Samuel : 428
Hobson, Valerie : 71 Johnson, Van : 248
Hoffmann, Kurt : 447 Johnston, Margaret : 71
Holden, William : 269-270 Jones, James : 57
Homolka, Oskar : 306 Jones, Jennifer : 222
Honegger, Arthur : 77 Josipovici, Albert : 451
Horace : 86 Jost, François : 289
Hossein, Robert : 193-195, 320, 377, 386, Jouanneau, Jacques : 129, 326, 409
389 Jouhandeau, Marcel : 48
Hudson, Rock : 266, 322-323, 333, 335 Jouvet, Louis : 339
Hugo, Victor : 83 Julliard, René : 118
Hugon, André : 117 Jürgens, Curd  : 172, 299-300, 326, 396-
Hugues, Howard : 140, 246 398
Hugues, Ken : 15
Huisman, Georges : 331, 368 Kafka, Franz : 367
Hume, Cyril : 315 Kast, Pierre : 411, 413
Hunebelle, André : 116, 301 Kaufman, Boris : 307
Hunnicutt, Arthur : 131 Käutner, Helmut : 156, 248-249
Hurdalek, George : 156 Kaye, Danny : 291
Index des noms 493

Kazan, Elia  : 41, 126, 166, 205-206, 245, Lang, Fritz : 32, 37-39, 41, 83, 110, 146-147,
266, 270, 301, 306-307, 367, 399, 401, 165, 215, 217, 225, 241-245, 247, 314, 406,
407, 420, 433, 466 417-424
Kazantzakis, Nikos : 354 Langlois, Henri : 226, 353, 371, 458
Keigel, Léonard : 414 Laniel, Joseph : 106
Kelly, Gene : 189, 248 Lantier, Jacques : 146
Kelly, Grace : 103, 120, 179, 181, 433 Lardner, Ring : 259
Kendall, Kay : 433 Laroche, Pierre : 101-103
Kennedy, Arthur : 196 Larquey, Pierre : 190, 319
Kerr, Deborah : 57, 125, 426 LaShelle, Joseph : 75
Kessel, Georges : 127 Lasky, Jesse : 308
Kessel, Joseph : 127, 136 Lattuada, Alberto : 49-50, 66, 331, 364,
Khan, Ali : 210 473
Kinoshita, Keisuke : 474 Laudenbach, Roland : 168
Kirsanoff, Dimitri : 116 Laughton, Charles : 160, 224-225
Klein, William : 414 Laurent, Jacques (voir Cecil Saint-
Korda, Alexander : 223, 273 Laurent) : 11-12, 32, 114
Korda, Zoltan : 273 Laurents, Arthur : 424
Koscina, Sylva : 439 Lautner, Georges : 449
Kosma, Joseph : 192, 273, 295 Lavagnino, Francesco : 255
Koundouros, Nikos : 250 Laval, R. P. : 108
Kozintsev, Grigori : 49-50 Laviron, Jean : 117, 136
Kramer, Stanley : 60-61, 118 Laydu, Claude : 36, 48, 152, 233, 297-298
Krasker, Robert : 93 Lazareff, Pierre : 425
Kubrick, Stanley : 427, 429 Le Breton, Auguste : 95, 130
Kurosawa, Akira : 371, 481 Le Chanois, Jean-Paul (Jean-Paul
Kuypers, Rik : 215 Dreyfus, dit) : 116, 143, 283, 331
Kyrou, Ado : 374 Le Vigan, Robert : 369, 452
Lean, David : 173-174, 424
L’Herbier, Marcel : 117, 136, 189, 212 Lebesque, Morvan (Maurice Pierre
La Fontaine, Jean de : 275, 287, 457 Lebesque, dit) : 416
La Patellière, Denys de  : 16, 18, 167- Leblanc, Maurice : 336
168, 184, 405 Lederer, Charles : 79
Laag, Barbara : 439 Ledoux, Fernand : 147, 354
Labro, Maurice : 117, 283 Leenhardt, Roger : 32, 107-109, 115, 160,
Lachenay, Robert : 15, 45, 84, 133, 324 292, 368
Lacombe, Georges : 116, 199, 201, 283, 364 Lefebvre, Robert : 165
Ladd, Alan : 334 Lefèvre, René : 200-201, 356
Lambertnon, Gavin : 315 Lefranc, Guy : 116
Lamorisse, Albert : 218, 275-277, 331, 413 Léger, père Guy : 479
Lamoureux, Robert : 190-191, 337-338 Lehmann, Maurice : 219, 331, 368, 372
Lampin, Georges : 116, 322 Lemaire, Maurice : 212
Lancaster, Burt : 56-57, 291, 415 Lemaire, Philippe : 164-165, 384
Landru, Henri Désiré : 72 Lemarchand, Jacques : 144
Lang, André : 143-144, 301, 374, 401, 407 Lenartowicz, Stanislaw : 448
494 Chroniques d’Arts-Spectacles

Lepage, Henri : 117, 371, 389 Manet, Élisabeth : 172, 439


Leprohon, Pierre : 212, 403, 464 Mankiewicz, Joseph L. : 16, 138-143, 247,
Lesaffre, Roland : 325, 389 252, 259, 367, 459
Leterrier, François : 296-298, 346 Mann, Anthony  : 37, 119, 149, 176-177,
Lévesque, Marcel : 108 244-245, 367, 439, 448, 466
Lévy, Raoul : 42, 384, 435, 437 Mann, Daniel : 14, 215
Lewis, John : 377 Mann, Delbert : 125, 259, 439, 441
Liszt, Franz : 182-183, 328-330, 357 Mansfield, Jayne : 344
Livet, Roger : 160-161 Manuel, Robert : 122, 353
Lo Duca, Joseph-Marie : 10, 15, 323 Marais, Jean : 86, 118, 137-138, 190, 325
Logan, Joshua : 247, 269-271, 301, 367 Marcabru, Pierre : 14
Lollobrigida, Gina : 70 Marceau, Marcel : 49, 162
Lom, Herbert : 306 Marchal, Georges : 299
Loren, Sophia : 438, 441, 474-475 Marconi, Lana : 137
Lorre, Peter : 273, 284, 353 Mardore, Michel : 9
Losey, Joseph : 109 Margaret, princesse : 59
Loubignac, Jean : 117 Mariano, Luis : 448-449
Louis, Pierre : 117 Marker, Chris (Christian Bouche-­
Lowrer, Anna : 246 Villeneuve, dit) : 27-28, 292
Lualdi, Antonella : 386, 389 Marquand, Christian : 300, 376-377, 467
Lubitsch, Ernst : 458 Martine, Claude : 107
Luccioni, Micheline : 262 Martineau, Henri : 91
Lucot, René : 293 Martinelli, Elsa : 258
Luguet, André : 389 Marvin, Lee : 391
Lulli, Folco : 397-398 Marx Brothers (les) : 80-82
Lumet, Sidney : 407, 448 Marx, Chico : 81
Lupino, Ida : 175-176 Marx, Groucho : 81-82, 247
Lytess, Natasha : 247 Marx, Harpo : 81-82
Marx, Zeppo : 81
Mac Orlan, Pierre : 24, 188 Maselli, Francesco : 159
MacDonald, Joseph : 75, 190, 321 Masina, Giulietta : 159, 369-370, 424, 448
Mackendrick, Alexander : 35, 415 Mason, James : 255, 263, 315, 321
MacLaine, Shirley : 353 Masson, René : 200-201
MacMurray, Fred : 88 Mastroianni, Marcello : 473
Macready, George : 427 Matras, Christian : 183, 357-358, 396
Magnani, Anna : 29, 34, 99, 203, 297, 424 Mature, Victor : 244
Maibaum, Richard : 315 Maupassant, Guy de : 55, 340, 466
Malaparte, Curzio : 266 Maurette, Marc : 96, 294
Malden, Karl : 308 Mauriac, Claude : 32, 217-218, 304, 368,
Mallarmé, Stéphane : 239 374, 412
Malle, Louis : 41, 414, 468-469, 475 Mauriac, François : 106-109, 197, 236
Malone, Dorothy : 322-323, 439 Maurois, André : 331, 368, 372
Malraux, André : 100, 114, 310, 355, 365, Maxwell, Elsa : 252, 402
414 McCarey, Leo : 59, 81, 150
Malraux, Clara : 191 McCarthy, Joseph : 94, 354, 400
Index des noms 495

McCord, Ted : 166 Monod, Roland : 289


McCrea, Joël : 377 Monroe, Marilyn (Norma Jeane Baker,
McLaren, Norman : 162-163 dite)  : 36-37, 67, 76, 79, 195, 213, 220,
Medina, Patricia : 230 244, 246-247, 258, 263, 304, 307, 344
Meerson, Lazare : 69 Montalván, Celia : 231
Meilhac, Henri : 62 Montand, Yves (Ivo Livi, dit) : 171-172,
Méliès, Georges : 77, 457 189, 325, 348-349
Mellor, William : 323 Montero, Germaine : 71
Melville, Herman : 285 Montherlant, Henri de : 169
Melville, Jean-Pierre : 116 Moreau, Jeanne : 469
Menjou, Adolphe : 427 Moreno, Dario : 398
Mercier, Michèle : 405 Moreno, Marguerite : 393
Mérimée, Prosper : 34, 98-99, 281, 454 Morgan, Michèle (Simone Roussel,
Mestral, Armand : 262 dite) : 52, 127-128, 134, 190, 222, 405, 436
Michiels, Ivo : 215 Morgenstern, Madeleine : 14, 18, 388
Miles, Vera : 295 Morice, Annik : 106, 129
Milestone, Lewis : 41, 420 Morlay, Gaby (Blanche Fumoleau,
Milhaud, Darius : 62 dite) : 64-65, 304, 432
Milland, Ray : 103-104, 220 Morris, Oswald : 72
Miller, Arthur : 10, 348 Mousselle, Jean : 141
Miller, David : 247 Mozart, Wolfgang Amadeus : 140, 289,
Miller, Henry : 158 297, 341, 354, 429
Mills, Hugh : 72 Mulligan, Robert : 42
Mineo, Sal : 202 Muni, Paul : 151, 387
Minnelli, Vincente : 248 Munk, Andrzej : 185
Miranda, Isa : 339, 430 Munk, Kaj : 448
Mirbeau, Octave : 394 Murnau, Friedrich Wilhelm : 197, 320
Misraki, Paul : 97 Murphy, Mary : 62
Mitchell, Billy : 238-241 Murray, Don : 370
Mitchum, Robert : 224, 425 Murray, Lyn : 179
Mitry, Jean : 464 Mussolini, Benito : 463-464
Mizoguchi, Kenji  : 252, 258, 350, 473-
474, 480-481 Nagy, Kate de : 273
Mocky, Jean-Pierre : 414 Nakahira, Kô : 449
Modigliani, Amadeo : 436 Napoléon Bonaparte : 321, 464
Moguy, Léonide : 53, 116, 300 Nat King Cole, trio : 295
Molander, Gustaf : 185 Natteau, Jacques : 356
Molière (Jean-Baptiste Poquelin, dit) : Neal, Patricia : 400
223, 451 Negulesco, Jean : 67-68, 141, 425
Molinaro, Édouard : 292, 413 Néry, Jean : 31, 78, 160
Moll, Giorgia : 326 Newton, Robert : 353
Mondy, Pierre : 349, 389 Nicaud, Philippe : 394
Monet, Claude : 394 Nilsson, Torre : 370
Monfort, Silvia : 186-187 Nimier, Roger : 12, 32
Monicelli, Mario : 258, 473 Niven, David : 353, 425
496 Chroniques d’Arts-Spectacles

Noël, Magali : 319-320, 326, 366 Paxton, John : 61


Noiret, Philippe : 186-187 Peck, Gregory : 58-59, 285
Nourissier, François : 142 Péclet, Georges : 117
Novak, Kim : 213, 269-270, 372 Pellegrin, Raymond : 70
Périer, François : 262, 325, 370
O. Henry (William Sydney Porter, dit) : Perkins, Anthony : 441
80 Perrault, Charles : 276
O’Brady, Frédéric : 230 Philipe, Gérard  : 71, 91, 134, 205, 208,
O’Donnell, Cathy : 176 289-291, 326, 356, 436
O’Ferrall, George More : 125 Pia, Isabelle : 137
O’Hara, Maureen : 148 Piaf, Édith : 276
O’Neill, Eugene : 441, 462 Piccoli, Michel : 129, 229, 326
Obey, André : 356 Pierre, Roger : 283, 409
Odets, Clifford : 175, 315, 415-416 Pigaut, Roger : 414
Olaf, Pierre : 129 Pinoteau, Jack : 116, 327, 408-409, 412
Olivier, Laurence : 36, 93, 113 Pirandello, Luigi  : 50, 200, 384, 386,
Ophuls, Max : 21-22, 32, 55-56, 62, 91, 115, 446
154, 182-183, 197, 253, 285, 288, 302-304, Pisanello : 93
313, 326-328, 338-342, 357-358, 367, 384, Planer, Franz : 59
396, 410, 413, 424, 429-432, 435, 450, Ploquin, Raoul : 85
460, 466, 474 Podesta, Rossana : 193
Oswald, Marianne : 108 Poiret, Jean : 148, 319-320, 326-327, 409
Oury, Gérard : 172, 208, 386, 389 Pollet, Jean-Daniel : 467
Ozeray, Madeleine : 339 Popesco, Elvire : 108
Porter, Cole : 433
Page, Louis : 192 Pottier, Richard : 116
Pagliero, Marcel : 51, 54, 116, 364 Poudovkine, Vservolod : 355
Pagnol, Marcel  : 52, 116, 149, 331, 368, Powell, Michael : 368
372, 392 Powell, William : 67
Palance, Jack : 175-176, 261, 271-272, 276 Power, Tyrone : 148, 243
Pallotta, Gabriella : 223 Preminger, Otto : 37, 41, 43, 76, 143, 165,
Pampanini, Silvana : 113 210, 213, 217, 219, 225, 237-241, 247, 360,
Parédès, Jean : 129 420, 423-427
Parinaud, André : 12, 16, 18, 216 Presle, Micheline : 64, 83, 243
Parry, Natasha : 71 Prévert, Jacques  : 51, 91, 172, 223, 278,
Parys, Georges van : 129 295, 381
Pascal, Blaise : 199, 347 Procuna, Luis : 253
Pascal, Jean-Claude : 70, 163, 165 Prokofiev, Sergueï : 210
Passeur, Renée : 222 Pulver, Liselotte : 338
Passeur, Steve (Étienne Morin, dit) : 213
Pastorino, Franco : 129 Queffélec, Henri : 53, 136
Paul, Eugène (Gen Paul, dit) : 278 Queneau, Raymond : 71-72, 131, 449
Pavese, Cesare : 156 Quercy, Alain : 168
Paviot, Paul : 162, 292, 413-414 Quinn, James : 249
Paxinou, Katina : 230
Index des noms 497

Racine, Jean : 276 Richard, Jean : 353, 409


Radiguet, Raymond : 25-26, 53, 260, 277, Richard-Willm, Pierre : 69, 297
379, 419 Richebé, Roger : 117, 283
Radot, Guillaume : 283 Rieupeyrout, Jean-Louis : 177
Raffet, Denis-Auguste Marie : 305 Rigaux, Jean : 394
Raimbourg, Lucien : 356 Rim, Carlo (Jean Marius Richard, dit)  :
Raimu (Jules Muraire, dit) : 97, 392 18, 116, 217, 222, 407
Rank, Arthur : 220 Rio, Dolores del : 331, 368
Rascel, Renato : 50 Risso, Roberto : 70
Ravaillac, François : 394 Rivarol, Antoine de : 61
Ray, Johnnie : 205 Rivette, Jacques  : 12, 19, 26-27, 42, 78,
Ray, Man : 292 100, 215, 270, 293, 327, 379-380, 382, 414,
Ray, Nicholas  : 32, 37, 109-110, 201-202, 423
205-206, 221, 245, 255-256, 266, 268, 274, Robert, Yves : 137, 163, 165
308-309, 315-318, 320-321, 367, 384, 398, Robertson, Cliff : 269-270, 295-296
406, 448 Robin, Dany : 433
Ray, Timmy : 221 Roblès, Emmanuel : 214
Raynaud, Fernand : 409 Robson, Mark : 216-217
Rebatet, Lucien (voir François Vin- Roche, France : 137, 264, 374
neuil) : 33, 78 Roché, Henri-Pierre : 196
Redgrave, Michael : 230 Rode, Alfred : 117
Reed, Carol : 36, 125 Rodin, Auguste : 394
Reed, Donna : 57 Rohmer, Éric (Maurice Schérer, dit) : 10,
Regamey, Maurice : 314 12, 42, 78, 204
Régent, Roger : 144, 210, 214 Roland, Gilbert : 353
Reichenbach, François : 292, 414 Romains, Jules : 331, 368
Reinhardt, Max : 197 Ronet, Maurice : 355, 439
Renaud, Madeleine : 326 Rosay, Françoise : 69, 304, 365, 409
Renoir, Auguste : 394 Rosi, Francesco : 473
Renoir, Claude : 349, 359 Rossellini, Renzo : 124
Renoir, Dido : 359 Rossellini, Robertino : 77
Renoir, Jean : 10, 15, 19-20, 22, 39-40, 52, Rossellini, Roberto  : 33-35, 77, 92-93,
54-55, 84, 91, 93, 98-100, 105, 112, 115-116, 123-124, 142, 181, 202-204, 230, 233, 235-
124, 128-130, 141, 144, 146-147, 152, 158, 237, 274, 357, 363-364, 379, 384, 406,
162, 167, 175, 181, 188, 197, 207, 231, 233, 417-418, 424, 450
242, 253, 262, 270, 273-274, 288, 300, Rossi, Franco : 156
304, 310-311, 319, 325-326, 341-342, 353, Rota, Nino : 306
357-359, 365-367, 381, 384, 391, 393, 395, Rouch, Jean : 413
406-407, 417-419, 424, 430, 445, 450, Rouleau, Raymond : 166, 200, 283, 331,
457, 460-462, 464, 468-469, 477-479 348-349
Resnais, Alain : 27-28, 216, 220, 292-293, Rouquier, Georges  : 116, 160-162, 283,
380, 384, 414, 422 293
Reverdy, Pierre : 86 Rozier, Willy : 117, 283
Rey, Henri-François : 171 Ruffo, Leonora : 63
Reynolds, Shelton : 15 Rühmann, Heinz : 249
498 Chroniques d’Arts-Spectacles

Russell, Gail : 390 Signoret, Simone : 348-349


Russell, Jane : 79, 308-309 Sigurd, Jacques : 53, 63, 207, 290
Russell, Rosalind : 270 Simenon, Georges  : 274, 395, 410, 435,
Ryan, Robert : 190 469, 471
Ryman, Lucille : 247 Simmons, Jean : 425
Simon, Michel : 97, 252, 394-395
Sacha, Jean : 116 Simon, Simone : 108, 146, 424
Sade, Donatien Alphonse François de  : Simonin, Albert : 48, 338
456 Sinatra, Frank : 56, 360, 433
Sadoul, Georges : 31, 142, 231, 374, 389 Siodmak, Robert : 69-70, 448
Sagan, Françoise (Françoise Quoirez, Sirk, Douglas : 41, 322-323, 420, 439
dite) : 423, 425 Sivel, William : 406
Saint John, Betta : 196 Sjöberg, Alf : 459
Saint Laurent, Yves : 425 Skouen, Arne : 441
Saint-Laurent, Cecil (voir Jacques Smetana, Bedrich : 339
Laurent) : 12, 154, 357 Soffici, Mario : 446
Saint-Pierre, Michel de : 136, 167 Sokoloff, Vladimir : 111
Saint-Réal, César Vichard de : 89 Soubiran, André : 136
Saint-Saëns, Camille : 394 Spaak, Charles : 54, 69-70, 116, 134, 202,
Samoïlova, Tatiana : 441, 452 322, 412
Samsonov, Samson : 159 Spade, Henri : 328
Sanders, George : 123, 236 Spiegel, Sam : 424
Sarcey, Martine : 440 Spillane, Mickey : 157-158, 387
Sartre, Jean-Paul : 101-103, 236, 349, 480 Stack, Robert : 190, 322-323
Schehadé, Georges : 451 Steiger, Rod : 176, 220
Schell, Maria : 60, 262-263, 454, 467 Steinbeck, John : 126, 166, 227
Schérer, Maurice (voir Éric Rohmer) : Stelli, Jean : 117
78 Stendhal (Henri Beyle, dit)  : 24-25,
Schlumberger, Jean : 106 90-91, 143, 260, 277, 298
Schnitzler, Arthur : 339, 430 Stengel, Christian : 117
Schoenberg, Arnold : 266 Steno (Stefano Vanzina, dit) : 258
Schulberg, Budd : 399, 448 Sternberg, Josef von : 41, 110, 192, 223,
Scott, Randolph : 390 298, 417-420, 424
Seaton, George : 125 Stevens, George : 205-206, 266, 331-332,
Seberg, Jean : 43, 424-426 334-335, 368
Séchan, Edmond : 277 Stewart, James : 120, 176, 217, 244
Sennett, Mack : 55 Strasberg, Susan : 269
Sernas, Jacques : 439 Stravinsky, Igor : 266
Serrault, Michel : 148, 319-320, 409 Stroheim, Erich von : 25, 378, 394, 396,
Servais, Jean : 95, 122, 125, 171-172, 354 410, 477
Séty, Gérard : 407 Sturges, John : 125
Shakespeare, William : 220, 230 Sturges, Preston : 59
Sharif, Omar : 451 Sucksdorff, Arne : 439-440
Shaw, Irwin : 441 Surtees, Robert : 433
Shentall, Susan : 93
Index des noms 499

Tailleur, Roger : 310 Varda, Agnès : 28, 30, 185-187, 363, 380,
Tamiroff, Akim : 230 414
Taradash, Daniel : 270 Varennes, Jacques : 319-320
Tashlin, Frank : 343-344, 407, 409 Vassiliev, Sergueï : 210, 219
Tati, Jacques : 42, 55-56, 91, 115, 215, 253, Vedrès, Nicole : 292
274, 283, 288, 406-407, 409, 418, 437, Velo, Carlos : 252
442-444, 453 Ventura, Ray : 426
Taylor, Elizabeth : 266, 333-335, 351-352 Venzi, Giorgio : 93
Tchekhov, Anton : 159, 306 Verdier, J. : 292
Tennberg, Jean-Marc : 326 Verhavert, Roland : 215
Tessier, Valentine : 129 Vermeer, Johannes : 93
Thibault, Jean-Marc : 283, 325, 409 Vermorel, Claude : 116
Thirard, Armand  : 63, 209, 300, 302, Vernay, Robert : 116, 327
323, 377 Verneuil, Henri : 95, 116, 191-192, 214
Thulin, Ingrid : 451 Vernon, Anne : 157, 439
Tierney, Gene : 94 Versois, Odile : 157
Todd, Michael : 351-353 Vian, Boris : 216, 366
Toland, Gregg : 284 Vida, Marco Girolamo : 86
Tolstoï, Léon : 305-306 Vidal, Gil : 409
Tonti, Aldo : 306 Vidal, Henri : 325
Töröcsik, Mari : 220, 224, 273 Vidal, Jean : 50, 365
Toto (Antonio De Curtis, dit) : 473 Vidas, Félix de : 212
Townsend, capitaine : 59 Vidor, King : 149, 305, 417
Trauberg, Leonid : 49-50 Vietti, Jean : 378
Trauner, Alexandre : 273 Vigo, Jean  : 25, 183, 187, 380, 394, 397,
Trintignant, Jean-Louis : 300, 326 467
Trnka, Jiri : 222 Vilbert, Henri : 96-97
Trumbo, Dalton : 59, 243 Villard, Franck : 102-103
Villiers, François : 445-446
Ulmer, Edgar G.  : 33, 41, 156, 196-197, Vilmorin, Louise de : 55, 87, 210, 217, 219,
418, 420 339, 342, 469
Ustinov, Peter  : 182-183, 328-329, 358, Vincent, Yves : 335
431-432 Vinneuil, François (voir Lucien Reba-
tet) : 33, 78, 374
Vadim, Roger : 29-30, 137, 299-303, 364- Visconti, Luchino  : 50, 66, 249, 466-
365, 367, 375-377, 381, 384, 409, 411, 413, 467, 473
419, 424, 433, 435, 466, 468 Vitry, Virginie : 293
Vaillard, Pierre-Jean : 319 Vivet, Jean-Pierre : 14, 264
Val Guest : 42 Vlad, Roman : 72
Valentin, Albert : 201 Voltchek, Vladimir : 368
Valère, Jean : 413
Valmy, André : 325 Wademant, Annette : 172, 357, 365, 368,
Van Dyke, W. S. : 150 384, 413
Vaneck, Pierre : 356, 436 Wajda, Andrzej : 370, 448
Vanel, Charles : 69-70, 436 Walbrook, Anton : 183, 328
500 Chroniques d’Arts-Spectacles

Walker, Robert : 166 Williams, Tennessee : 166, 306-307


Wallach, Eli : 308 Winters, Shelley : 176, 224
Walsh, Raoul : 37, 149, 177, 245 Wise, Robert : 109
Warren, Jeff : 146 Wong Howe, James : 35, 323, 415-416
Watteau, Antoine : 140 Wood, Natalie : 202
Wayne, John : 245 Wood, Sam : 81
Weber, Jean : 191 Wyler, William : 37, 58-59, 100, 283-284,
Weil, Simone : 383 370
Weiss, Louise : 294
Welles, Orson : 15, 37, 40, 93, 100, 102,
Yamaguchi, Shirley : 190
157, 175, 181, 193-194, 211, 219, 228-230,
Youtkevitch, Sergueï : 60
233, 285, 418-419, 448, 455-457
Werner, Oskar : 183, 220
Wheeler, René : 116, 194, 290, 386 Zanuck, Darryl F. : 76, 140, 247
Widmark, Richard : 94, 416 Zavattini, Cesare : 49, 96, 223, 257
Wiener, Jean : 49, 138, 209 Zinnemann, Fred : 41, 56-57, 88, 420
Wilde, Cornel : 308-309 Zola, Émile : 39, 146-147, 209, 262, 462
Wildenstein, Georges : 11 Zuckmayer, Carl : 249
Wilder, Billy : 41, 195-196, 344, 420 Zweig, Stefan : 34, 235-236, 340, 431
Willemetz, Albert : 395 Zwobada, André : 116
index des films

813 : 178 Alerte à Singapour : 40, 158, 272


Alexandre Newski : 284
À côté de Paris : 190 Ali Baba et les Quarante Voleurs  : 96-97,
A Face in the Crowd (voir Un homme dans 367
la foule) All about Eve (voir Ève)
À l’aube d’un monde : 293 All Quiet in the Western Front (voir À
À l’est d’Éden (East of Eden)  : 126, 166, l’ouest, rien de nouveau)
202, 205-206, 268, 270, 301, 307, 335 Allemagne année zéro : 33, 204, 237
À l’est de Shanghai (Rich and Strange)  : Allez coucher ailleurs : 78
460 Amants de bras-mort, Les : 54
À l’ombre des potences (Run for Cover)  : Amants de la nuit, Les (They Live by
308 Night) : 109-110
À l’ouest, rien de nouveau (All Quiet in the Amants de minuit, Les : 118
Western Front) : 272 Amants du Capricorne, Les (Under Capri-
À nous la liberté : 443 corn) : 98, 102, 158, 179
À pied, à cheval et en voiture : 408, 414 Amants du Tage, Les : 127
À propos de Nice : 26, 187, 380 Amants, Les : 468-469
À propos de Paris : 190 Ambre (Forever Amber) : 283-284, 425
A Star Is Born (voir Une étoile est née) Amère Victoire : 315, 398
A Walk in the Sun (voir Le Commando de Ami de la famille, L’ : 327, 408
la mort) Amis pour la vie (voir Les Inséparables)
Abandon de la nuit, L’ : 220, 256 Amore, L’ (Miracle, La Voix humaine)  :
Action immédiate : 283 34, 203-204
Adhémar ou le Jouet de la fatalité : 319 Amour d’une femme, L’ : 64-65, 116
Adorables Créatures : 299 Amour descend du ciel, L’ : 283
Affaire Cicéron, L’ : 140 Amour est en jeu, L’ : 411
Affaire Potar, L’ : 214, 256 Amoureux, Les : 447
Affameurs, Les : 244 Anastasia : 471
African Queen : 286 Ange des maudits, L’ (Rancho Notorious) :
Âge d’or, L’ : 36, 73 110, 241, 390, 421
Aigle à deux têtes, L’ : 55, 118 Angel Face (voir Un si doux visage)
Aiguille creuse, L’ : 178 Anges du péché, Les : 51, 85-86
Air de Paris, L’ : 116 Antoine et Antoinette : 55, 336
502 Chroniques d’Arts-Spectacles

Appât, L’ : 244, 390 Bagarre pour une blonde (Scudda Hoo !
Appel du destin, L’ : 118 Scudda Hay !) : 246
Appelez-moi madame (Call Me Madam) : Bal des maudits, Le : 455
153 Ballet mécanique : 73
Après-midi d’un faune, L’ : 331 Ballon rouge, Le : 218, 275-277, 312
Arc et la Flûte, L’ (En djungelsaga) : 439- Bandit, Le (The Naked Dawn)  : 33, 156,
440 196-197, 390
Arche de Noé, L’ : 223 Barrage contre le Pacifique (This Angry
Ardente Gitane, L’ (Hot Blood) : 308-309, Age) : 453, 456
315
Bas-Fonds de Frisco, Les : 94
Ariane (Love in the Afternoon) : 377
Bas-Fonds, Les : 477
Aristocrates, Les : 16, 167-168, 172
Bataille de fleurs : 221-222, 426
Artistes et Modèles : 343
Bataille du rail, La : 51, 271
Ascenseur pour l’échafaud : 414, 468
Asphalt Jungle, The (voir Quand la ville Beau Serge, Le : 18, 413, 448-450, 468
dort) Beauté du diable, La : 116
Assassin habite au 21, L’ : 51 Bel Ami : 381
Assassinat du Père Noël, L’ : 52 Bel Été, Le : 156
Assassins du dimanche, Les : 214, 224 Bel Indifférent, Le : 414
Assassins et Voleurs : 20, 319-320, 326-327, Belle et la Bête, La : 55, 86, 118, 276, 457
391, 395, 473 Belles de nuit, Les : 30
Atalante, L’ : 25, 394 Bells of St. Mary’s, The (voir Les Cloches
Attaque (Fragile Fox) : 40, 261-262, 264- de Sainte-Marie)
265, 271-272, 294-295, 429 Best Years of Our Lives, The (voir Les Plus
Attente des femmes, L’ : 458-459 Belles Années de notre vie)
Au Bonheur des Dames : 52 Bête humaine, La  : 39, 146-147, 262, 284,
Au diable la vertu : 117, 361 360, 418
Au paradis des images : 294 Biens de ce monde, Les : 292
Au seuil de la vie : 447, 450-452, 454 Bienvenue Mr Marshall (Bienvenido Mister
Auberge de la Jamaïque, L’ : 226 Marshall) : 47, 257
Auberge du Spessart, L’ (Das Wirtshaus im Big Heat, The (voir Règlement de comptes)
Spessart) : 447 Big Knife, The (voir Le Grand Couteau)
Auberge rouge, L’ : 91, 260, 277
Big Sky, The (voir La Captive aux yeux
Autant en emporte le vent (Gone with the
clairs)
Wind) : 283-284, 306, 332-333
Big Sleep, The (voir Le Grand Sommeil)
Aux deux colombes : 393
Bigger than Life (voir Derrière le miroir)
Avant le déluge : 60, 87, 169, 202
Aventures d’Arsène Lupin, Les  : 331, 335- Bijoutiers du clair de lune, Les  : 375, 435,
336, 338, 349 466, 471
Aventures de Robinson Crusoé : 36 Blackboard Jungle (voir Graine de violence)
Aventures de Till l’Espiègle, Les (Till Blé en herbe, Le : 53-54, 91, 277, 281, 470
Eulenspiegel) : 290-291, 311-312, 349, 358 Blinkity Blank : 162-163
Aveu, L’ : 323 Blithe Spirit (voir L’Esprit s’amuse, ou
L’Espiègle Revenante)
Baby Doll (voir La Poupée de chair) Blonde et Moi, La (The Girl Can’t Help
Bachelor Party, The (voir La Nuit des it) : 343-344
maris) Blonde explosive, La : 407
Index des films 503

Bon Dieu sans confession, Le : 261 Ce Joli Monde : 407-408


Bonjour tristesse : 43, 423-426 Ce n’est qu’un au revoir (The Long Gray
Bonne Tisane, La : 435 Line) : 148-149
Bonnes à tuer : 122 Cela s’appelle l’aurore : 37, 214
Bonnes, Les : 324 Celui qui doit mourir  : 331, 349, 353-354,
Boomerang : 166 370, 392, 411
Bossu, Le : 86 Cerf-Volant du bout du monde, Le : 414
Boudu sauvé des eaux : 100 Cette nuit-là : 475
Brave et la Belle, Le : 390 Cette sacrée vérité : 150
Brève Rencontre : 174 Ceux de chez nous : 391, 394
Brigade héroïque, La : 119 Chaînes conjugales (A Letter to Three
Brigadoon : 248 Wives) : 140, 459
Bronco Apache : 40, 158, 272, 390 Champion, Le : 61
Bus Stop : 247, 263, 270-271, 304, 307, 344 Chantage (Blackmail) : 226
Chanteur de jazz, Le : 75
C’est arrivé demain : 52 Chantons sous la pluie (Singin’ in the
Cage aux souris, La : 136 Rain) : 189
Caine Mutiny, The (voir Ouragan sur le Charge des tuniques bleues, La (The Last
Caine) Frontier) : 244
Calabuch (Calabuig) : 36, 257 Charleston (voir Sur un air de Charleston)
Call Me Madam (voir Appelez-moi Charlot patine : 250
madame) Charlot pèlerin : 464
Calle Mayor (voir Grand’Rue) Charlot rentre tard : 250
Cape et Poignard : 38, 241, 421 Charlot sur la lune : 462
Capitaine de Köpenick, Le (Der Haupt- Charlot usurier : 250
mann von Köpenick) : 248-249, 255 Charlotte et Véronique : 414
Capitaine Fracasse, Le : 82-83, 413 Chartreuse de Parme, La : 53
Capitaine Mystère : 323 Chasse à l’homme (Man Hunt) : 38, 241,
Captive aux yeux clairs, La (The Big Sky) : 421
78, 131, 151, 176, 390 Château de verre, Le : 53
Car sauvage est le vent : 448 Châteaux de la Loire, Les (Ô saisons, ô
Carmen : 52 châteaux) : 414
Carmen Jones : 240, 425 Châteaux en Espagne : 136
Carnet de bal : 392 Chatte, La : 436
Caroline chérie : 284 Cheminot, Le (Il ferroviere) : 216
Carrie (Un amour désespéré) : 284 Chéri, ne fais pas le zouave : 343
Carrosse d’or, Le  : 20, 91, 93, 98-101, 115, Chérie, je me sens rajeunir (Monkey
129-130, 144, 231, 418 Business) : 78, 247
Carrousel fantastique, Le (Carosello Napo- Chicago-digest : 228
litano) : 60 Chienne, La : 146, 469
Cas du docteur Laurent, Le : 331 Chiens perdus sans collier  : 23-24, 32, 155,
Casablanca : 82 159, 169-170, 172, 249
Casque d’or : 30, 55, 302, 325, 336-338, 361 Christ en bronze, Le : 210-211, 256
Catherine ou Une vie sans joie : 231 Christ recrucifié, Le : 354, 402
Ce bon vieux Sam (Good Sam) : 150 Chronique d’un amour : 15
504 Chroniques d’Arts-Spectacles

Chronique des pauvres amants, La : 60 Crime était presque parfait, Le (Dial M for
Ciel est à vous, Le : 65 Murder) : 14, 103-105, 119, 142, 179, 198
Cigale, La : 159 Crime ne paie pas, Le : 134
Cinq de la rue Barska, Les : 60 Criminel, Le : 456
Cinq Millions comptant : 283, 408 Crin-Blanc : 218, 276-277
Cinquième Victime, La : 38-39, 241-243, 421 Crise : 459
Cirque, Le : 250 Crossfire : 87-88
Cité sans voiles, La (Naked City) : 94, 122,
189 Dame aux camélias, La : 66-67
Citizen Kane : 74, 182, 230, 273, 329, 456 Dame de Shanghai, La : 40, 157-158
Clandestines, Les : 117, 122, 136 Dame de tout le monde, La (La signora di
Cloches de Sainte-Marie, Les (The Bells of tutti) : 339, 430
St. Mary’s) : 257 Dame et le Toréador, La : 390
Club de femmes : 312, 319, 326 Dames du bois de Boulogne, Les  : 55, 74,
Cœur net, Le : 292 84-86, 110, 151, 158, 289
Comicos : 15, 31, 36, 258-259 Danse de la flamme, La : 351
Commando de la mort, Le (A Walk in the Danses de Chine : 294
Sun) : 272 De Mayerling à Sarajevo : 339
Comme une fleur des champs (Nogiku no De Pantin à Saint-Cloud : 294
gotoki kimi nariki) : 474 Deburau : 391
Comment épouser un millionnaire (How to Dédée d’Anvers : 51, 53
Marry a Millionaire) : 67-68, 75-76 Demain est un autre jour : 54
Compagnes de la nuit, Les : 54, 136 Demain il sera trop tard : 54
Comtesse aux pieds nus, La  : 13, 138-141, Démon de la chair, Le (The Strange
143, 145, 252, 310, 329 Woman) : 156, 197
Condamné au silence (The Court-Martial Démon s’éveille la nuit, Le : 247
of Billy Mitchell) : 237-241 Démons de l’aube : 386
Congrès des belles-mères, Le : 117 Démons de la liberté, Les (Brute Force) : 94
Connaissance du monde : 352 Dernier Atout : 51
Contes de la lune vague après la pluie, Les : Dernier Pont, Le (Die Letzte Brücke) : 60
252, 258, 473 Dernière Chance, La : 271
Continent perdu : 126, 221, 253-254, 256, 352 Derrière le miroir (Bigger than Life) : 255-
Contrebandiers de Moonfleet, Les : 215 256, 263, 309, 315-317, 319-321
Coquille et le Clergyman, La : 73 Des filles disparaissent : 323
Corbeau, Le : 51 Des gens sans importance : 191-192, 214
Corde, La (The Rope) : 142, 185, 198, 228, Des quintuplés au pensionnat : 136
460 Désemparés, Les : 340
Coup du berger, Le : 28, 293, 327, 414 Désert vivant, Le (The Living Desert) : 60
Court-Martial of Billy Mitchell, The (voir Déserteur de Fort Alamo, Le : 390
Condamné au silence) Désir : 337
Courte Tête : 30, 336, 410 Désir sous les ormes : 439, 441
Cri de la victoire, Le : 149 Désiré : 391
Crime au concert Mayol : 136 Désirs humains : 39, 145-147
Crime de Monsieur Lange, Le : 108, 479 Destin se joue la nuit, Le (History Is Made
Crime et Châtiment : 179, 322 at Night) : 271
Index des films 505

Deux Aveux (Két vallomás) : 373


Deux Hectares de terre (Do Bigha Zamin) : East of Eden (voir À l’est d’Éden)
60 Eau vive, L’ : 444-446, 449
Deux Mains, la nuit : 70 École des femmes, L’ : 339
Deux Orphelines, Les : 112 Écoliers d’hier et d’aujourd’hui : 50
Deux Rouquines dans la bagarre : 323 Écrit sur du vent : 322-323, 335
Diable au corps, Le : 16, 26, 53-54, 69, 89, Édouard et Caroline : 55, 336
91, 261, 277, 281, 378-379, 381, 470 Égarés, Les (Gli Sbandati) : 159
Diabolique Dr Mabuse, Le : 242 Égyptien, L’ : 76, 173
Diaboliques, Les : 17, 103, 114, 136, 184, 288, Elena et les Hommes  : 270-271, 307, 326,
361 359, 418-419, 478
Dial M for Murder (voir Le crime était Empire du soleil, L’ : 254, 256
presque parfait) En cas de malheur : 27, 380, 410, 469-471,
Dictateur, Le : 250, 462-464, 477 475
Dieu a besoin des hommes : 53-54, 281 En quatrième vitesse (Kiss Me Deadly) : 40,
Dimanche à Pékin : 28, 292 157-158, 197, 272, 387
Dimanche nous volerons : 283 Enchaînés, Les (Notorious) : 98, 154
Disque rouge, Le (Il Ferroviere) : 452 Enfant et la Licorne, L’ : 125
Divine : 339, 430 Enfants du paradis, Les : 54
Divine Tragédie, La : 84 Enfants terribles, Les : 86, 102, 189, 202, 325
Dix Commandements, Les : 173, 352 Énigmatique Monsieur D, L’ : 15
Dix Petits Indiens : 52 Ennemi public numéro un, L’ : 95
Django Reinhardt : 414 Entr’acte : 73
Doctor in the House (voir Toubib or not Entrée des artistes : 138
Toubib) Équipée sauvage, L’ (The Wild One) : 60-­
Doctor of Sea (voir Toubib en mer ou 62, 201
Rendez-vous à Rio) Escale à Orly : 143
Don Camillo : 290 Esclave, L’ : 54
Don Juan : 189, 214 Espions, Les : 18, 242, 406-407, 411
Donatella : 258, 473 Espoir : 271
Dortoir des grandes, Le : 118 Esprit s’amuse, L’ ou L’Espiègle Revenante
Dos au mur, Le : 413, 436, 468 (Blithe Spirit) : 430
Dossier noir, Le : 125-126, 133-135, 396-397 Et Dieu… créa la femme : 17, 29, 299-301,
Dossier secret (Monsieur Arkadin)  : 219, 307, 312, 323, 365, 375, 377, 411, 449, 468,
224, 228, 230, 419, 456-457 471
Douce : 16, 52, 91 Et par ici la sortie : 283
Douze Hommes en colère : 407, 448 Étang tragique, L’ (Swamp Water) : 141, 445
Dragueurs, Les : 414 Éternel Mirage, L’ : 458
Drôle de frimousse (Funny Face) : 373 Éternel Retour, L’ : 52
Du plomb pour l’inspecteur (Pushover)  : Europe 51 : 235, 419
213 Évadés, Les : 143
Du rififi chez les hommes : 95-96, 121-122, 124- Ève… (All about Eve) : 16, 140, 247, 259
126, 130-131, 136, 144, 288, 301, 312, 469 Exilé, L’ : 340, 431
Duck Soup (voir La Soupe au canard) Explorateur en folie, L’ (Animal Crac-
Duel au soleil : 301 kers) : 80
506 Chroniques d’Arts-Spectacles

Extravagant Monsieur Cory, L’ (Mister Fortune carrée : 127


Cory) : 416 Fortunella : 448
Extravagant Mr. Deeds, L’ : 58 Four Poster, The : 61
French Cancan  : 20, 98, 118, 124, 128-130,
Faisons un rêve : 391-392 136, 366, 418
Falbalas : 337 Frères Karamazov, Les : 244, 247, 447, 453
Fanfan la Tulipe : 207, 290 Fric-frac en dentelles : 283, 408
Fantôme de Canterville, Le (The Canter- From Here to Eternity (voir Tant qu’il y
ville Ghost) : 94 aura des hommes)
Farrebique : 161 Fugue pour clarinette : 283
Faucon maltais, Le : 285-286 Fumée blonde : 408
Fausse Maîtresse, La : 52 Fureur de vivre, La (Rebel without a
Faust : 189 Cause) : 201-202, 205, 217, 221, 255, 268,
Faustina : 373 308-309, 315, 335
Faux Coupable, Le (The Wrong Man)  : Fury : 241
344-347, 368, 419 Futures vedettes : 137-138, 143
Félicie Nanteuil : 138
Femme à abattre, La : 301 Gandhi : 239-240
Femme au gardénia, La : 241
Garnison immortelle, La : 256
Femme au portrait, La : 146-147
Géant (Giant) : 205, 265-266, 331-335
Femme sur la plage, La : 52, 146
Général du diable, Le : 156, 249, 326
Femmes entre elles (Le Amiche) : 156, 159
Gens de rizière : 373
Fenêtre sur cour (Rear Window) : 119-121,
Gerald McBoing-Boing sur la planète Mars
154, 179-180, 198
(Gerald McBoing ! Boing ! on Planet
Feu dans la peau, Le : 117, 200
Moo) : 376
Feuilles d’automne (Autumn Leaves) : 41,
Gervaise : 242, 262-264, 273, 310, 312, 319,
272, 294-295
406, 467, 476
Feux de l’été, Les (The Long, Hot Sum-
mer) : 457 Gilda : 301
Feux de la rampe, Les : 40 Girl Can’t Help it, The (voir La Blonde et
Feux du théâtre, Les (Stage Struck) : 448 Moi)
Fiancée vendue, La : 339, 430 Girls, Les : 432
Filet, Le (Red, La) : 193 Give Us This Day : 88
Fille d’amour : 66 God’s Little Acre (voir Le Petit Arpent du
Fille de l’eau, La : 445 Bon Dieu)
Fille en noir, La : 214 Goha le simple : 413, 447, 451
Fille Rosemarie, La (Das Mädchen Rose- Golgotha : 52
marie) : 466 Gone with the Wind (voir Autant en
Flèche brisée, La : 141 emporte le vent)
Fleuve, Le : 418, 445 Graine de violence (Blackboard Jungle)  :
Folies de femmes : 394 153, 201
Fond du problème, Le : 125 Grand Chantage, Le (Sweet Smell of Suc-
Forbans de la nuit, Les (Night and the cess) : 35, 415-417
City) : 94-95, 122, 416 Grand Couteau, Le (The Big Knife) : 40,
Forêt interdite, La (Wind across the Ever- 158-159, 175-176, 202, 205, 255, 261-262,
glades) : 448 264, 271-272, 276, 294, 415-416
Index des films 507

Grand Jeu, Le : 69-70 Hommes en blanc, Les : 136, 172


Grand’Rue (Calle Mayor)  : 16, 258-260, Hommes en détresse (La Guerra de Dios) :
264, 295, 476 36, 47
Grand Sommeil, Le (The Big Sleep) : 151 Hommes préfèrent les blondes, Les  : 39,
Grande Aventure, La : 60 78-79, 142, 247, 344
Grande Illusion, La : 20, 167, 171, 301, 418, Hommes sont bêtes, Les : 283
477-478 Honoré de Marseille : 312, 314
Grandes Manœuvres, Les : 30, 184, 259, 393 How to Marry a Millionaire (voir Com-
Green Years (voir Les Vertes Années) ment épouser un millionnaire)
Guérillas : 241, 243 Huis clos : 15, 101-103
Guérisseur, Le : 54 Huitième Jour de la semaine, Le (Osmy
Guerre et Paix : 207, 305 dzien Tygodnia) : 438, 466
Gueule d’amour : 392 Hussards, Les : 30

Hallelujah ! : 305 I, Claudius : 223


Harpe de Birmanie, La : 251, 350-351 I Confess (voir La Loi du silence)
Haute Surveillance : 324 I’ll Cry Tomorrow (voir Une femme en
Henry V : 113 enfer)
Héritage moral (Shevagyachya Shenga)  : I Married a Witch (voir Ma femme est une
214 sorcière)
Héritière : 284 Il Bidone : 16, 159, 204, 259, 473
Hernani : 85 Il pleut sur notre amour : 459, 461
Héros sont fatigués, Les  : 155, 159, 171-172, Ils aimaient la vie : 356, 370
326 Ils étaient neuf célibataires : 391
Home Sweet Home : 350 Impératrice Yang Kwei-Fei, L’ : 350
Homme au bras d’or, L’ : 213, 239-241, 255, Impitoyable, L’ (Ruthless) : 197
361, 425 Impossible Monsieur Bébé, L’ : 78, 284
Homme au complet blanc, L’ : 415 Impressions de New York : 292
Homme au complet gris, L’ (The Man in Inconnu du Nord-Express, L’ (Strangers on
the Gray Flannel Suit) : 373, 439 a Train) : 38, 104, 150, 178, 180, 198
Homme au pousse-pousse, L’ : 475 Indomptables : 109
Homme aux lunettes d’écaille, L’ : 323 Infidèles : 473
Homme de la plaine, L’ (The Man from Inhumaine, L’ : 189
Laramie) : 176-177, 244 Inséparables, Les (voir Amis pour la vie) :
Homme de paille, L’ : 452 156, 473
Homme des vallées perdues, L’ (Shane)  : Insoumise, L’ (Jezebel) : 283-284
176, 334 Invisible Moustache of Raoul Dufy, The  :
Homme du Sud, L’ : 40, 52 223
Homme et l’Enfant, L’ : 312 Invitation à la danse : 271
Homme qui en savait trop, L’ (The Man Invraisemblable Vérité, L’ : 38, 419, 421
who Knew too much) : 217-218, 224, 271,
273-275 J’accuse : 82
Homme qui n’a jamais existé, L’ (The Man J’ai le droit de vivre (You only Live once) :
who never Was) : 221, 256 38-39, 160, 420-422
Homme tranquille, L’ : 40 J’ai vécu l’enfer de Corée : 272
508 Chroniques d’Arts-Spectacles

Je suis un aventurier : 244 Locataire, Le (The Lodger) : 226


Jeanne au bûcher : 34, 77 Lodger, The (voir Le Locataire)
Jeanne d’Arc : 383 Loi du Seigneur, La : 370, 373
Jenny, femme marquée : 323 Loi du silence, La (I Confess) : 104, 150, 178,
Jesse James : 315 198, 345-346
Jeune Folle, La : 53 Lola Montès : 12-13, 18, 21-22, 182-184, 253,
Jeunes Maris, Les (Giovani mariti) : 447 303-304, 313, 327-330, 335, 340-342, 357,
Jeux d’été (Sommarlek) : 450, 458 419, 430-432, 460
Jeux interdits : 53, 72, 91, 125, 169 Long, Hot Summer, The (voir Les Feux de
Joconde : histoire d’une obsession, La : 439 l’été)
John et Julie (Le Voyageur sans billet) : 157 Long Voyage, Le : 149
Johnny Guitare  : 13, 109-111, 119, 308-309, Los Olvidados : 169
384, 390 Lost Weekend, The (voir Le Poison)
Joueur, Le : 306 Lourdes et ses miracles : 160-161
Jour de colère : 185 Lucrèce Borgia : 82-83
Jour de fête : 55, 453 Lumière d’en face, La : 199-200, 384
Jour se lève, Le : 192 Lumières de New York, Les : 414
Journal d’un curé de campagne  : 35-36, Lune était bleue, La (The Moon is Blue) :
47-48, 55, 87, 91, 152, 159, 185, 232-234, 76, 240, 425
256-257, 297, 325 Lydia : 52
Journal d’une femme de chambre, Le : 52
Juliette ou la Clef des songes : 54, 436 M le Maudit : 38, 421
Jusqu’au dernier : 283 Ma femme est une sorcière (I Married a
Justice est faite : 53 Witch) : 52, 430
Madame Bovary : 100, 160
Kid, Le : 250, 403 Madame de… : 55, 86, 183, 339-340, 430,
Kind Hearts and Coronets (voir Noblesse 432
oblige) Madame du Barry : 327
Kiss Me Deadly (voir En quatrième vitesse) Madame Parkington : 333
Mademoiselle Julie : 459
Lac aux dames : 138 Maggie, The : 415
Lady Vanishes, The (voir Une femme dis- Main au collet, La (To Catch a Thief) : 38,
paraît) 153-154, 177-179, 181
Last Frontier, The (voir La Charge des Mains qui tuent, Les : 70
tuniques bleues) Mais qui a tué Harry ? (The Trouble with
Laura : 241 Harry) : 198-199, 228, 257, 313
Lavandières du Portugal, Les : 408 Maison dans l’ombre, La (On Dangerous
Légende de Narayama, La (L’Homme au Ground) : 109-110
pousse-pousse) : 473-474 Maison de bambou, La : 189-190
Légère et Court Vêtue : 361 Maison de l’ange, La : 370
Leguignon garçon d’étage : 103 Maison des étrangers, La : 141
Lettre d’une inconnue : 183, 340, 431 Maison du docteur Edwardes, La : 180
Leur dernière nuit : 118 Maître de forges, Le : 118
Liebelei : 339, 430 Mam’zelle Nitouche : 62-63, 116, 127, 340,
Lifeboat : 198, 225, 227-228, 313, 345 386, 413
Index des films 509

Man Hunt (voir Chasse à l’homme) Miracle, Le (Amore, La Voix humaine)  :


Man in the Gray Flannel Suit, The (voir 64, 184, 203-204
L’Homme au complet gris) Miracles n’ont lieu qu’une fois, Les : 53
Man who Knew too much, The (voir Miroir : 118
L’Homme qui en savait trop) Mister Flow : 70
Manèges : 53, 62, 127 Mistons, Les : 21, 24, 41, 414
Mannequins de Paris : 405 Moby Dick : 285-286
Manon : 55, 406 Modigliani (Montparnasse 19 ou Les
Manque de pot : 456 Amants de Montparnasse) : 339, 342
Manteau, Le (Il cappotto) : 49-50 Môme aux boutons, La : 449
Marcelin, pain et vin : 163 Mon Grand (So Big) : 333
Marée haute à midi : 373 Mon Oncle  : 42, 283, 418, 437, 443-444,
Marguerite de la nuit : 24, 187-189, 277, 313, 447, 451-454
380, 436 Monde du silence, Le : 215, 219, 253
Mariages et Enfants (Weddings and Monika : 450
Babies) : 472 Monkey Business (voir Chérie, je me sens
Marie-Antoinette, reine de France  : 210, rajeunir)
Monkey Business (Monnaie de singe) : 80
213-215, 256
Monnaie de singe (voir Monkey Business)
Mariée est trop belle, La : 299, 312
Monsieur Ripois : 60, 71-72, 97, 217-218
Marines, Les : 414
Monte-Cristo : 327
Marque, La : 42
Montparnasse 19 ou Les Amants de Mont-
Marqué par la haine (Somebody up there
parnasse (Modigliani) : 435
Likes Me) : 205
Mort d’un commis voyageur : 61, 348
Marseillaise, La : 112, 464, 478
Mort d’un cycliste : 15, 258, 260
Marty : 125, 212, 259
Mort en ce jardin, La : 271, 326
Masque arraché (Sudden Fear) : 10
Mort en fraude : 331, 377, 411
Maudits, Les : 324 Mot de Cambronne, Le : 392
Mauvaises Rencontres, Les  : 153-155, 159, Mouchard, Le : 149
163-166, 168, 329, 466-467 Mouettes meurent au port, Les : 215-216
Mécano de la Générale, Le : 408 Moulin-Rouge : 130
Médecin malgré lui, Le : 451 Murder, My Sweet : 88
Méfiez-vous fillettes : 18, 385-387, 389 Musique dans les ténèbres : 459
Meilleure Part, La : 207-208, 386-387, 445 Mystère Picasso, Le : 215, 218-219, 224
Menace dans la nuit (He Ran All the
Way) : 215 Naissance d’une nation : 284
Mère, La : 220 Naked City (voir La Cité sans voiles)
Meurtre dans la cathédrale (Murder in the Nana : 231, 381, 418, 469
Cathedral) : 257 Napoléon (A. Gance) : 82-84, 111-112, 114,
Michel Strogoff : 326 134, 190, 305
Mille et Une Filles de Bagdad, Les (Babes Napoléon (C. Chaplin) : 464
in Bagdad) : 197 New York-Miami : 58
Mina de Vanghel : 187 Niagara : 190, 247
Minuit… Champs-Élysées : 136 Nibelungen, Les : 241
Miquette et sa mère : 55 Night and the City (voir Les Forbans de
Miracle à Milan : 50 la nuit)
510 Chroniques d’Arts-Spectacles

Noblesse oblige (Kind Hearts and Coro- Pain, Amour et Fantaisie (Pane, amore e
nets) : 72 fantasia) : 70-71
Notorious (voir Les Enchaînés) Pain vivant, Le : 134, 136, 141, 187, 189
Notre-Dame de Paris : 310, 312, 319, 375 Païsa : 236
Nous les femmes : 34 Paradis perdu : 52, 82-84
Nous sommes tous des assassins : 397 Pardonnez nos offenses : 327, 384
Nouveau Testament, Le : 392-393 Parents terribles, Les : 55, 118
Nouveaux Maîtres, Les : 167 Paris, Palace Hôtel : 323, 377
Nuit des forains, La : 450, 458, 460-461 Partie de campagne : 445
Nuit des maris, La (The Bachelor Party) : Pas de pitié pour les caves ! : 371
356, 370 Pas de souris dans le bizness : 122
Nuit du chasseur, La : 224-225 Passager clandestin, Le : 435
Nuit et Brouillard : 28, 216, 224, 335, 348- Passe du diable, La : 283
349, 403, 422, 455, 463 Passion de Jeanne d’Arc, La : 289
Nuit porte conseil, La : 51 Passions juvéniles : 449
Nuit quand le diable venait, La : 448 Pather Panchali : 221
Nuits blanches : 306, 455, 467 Paths of Glory (voir Les Sentiers de la
Nuits de Cabiria, Les : 35, 368-369, 407 gloire)
Nuits de Chicago, Les : 192 Patrouille perdue, La : 149
Pays d’où je viens, Le : 311, 319, 377, 436
Oasis : 126-128, 134, 143 Pays de neige : 448
Obsessions : 52 Peau de l’ours, La : 30, 411, 413
Œil pour œil : 18, 283, 331, 395-396, 411 Pêche au trésor, La : 82
Œufs de l’autruche, Les : 405 Pension Mimosas : 231, 392
Ogre d’Athènes, L’ : 250-251 Pépé le Moko : 171, 324
Ombre d’un doute, L’ : 121 Père de Mademoiselle, Le : 117, 136
Ombres en plein jour : 350 Pères et Fils : 473
On the Bowery : 257 Petit Arpent du bon Dieu, Le (God’s Little
Onze Fioretti de François d’Assise, Les  : Acre) : 439, 448, 466
77, 204 Petit Chaperon rouge, Le : 304
Or de Naples, L’ : 126 Petit Fugitif, Le : 257, 363, 368, 472
Orchidée noire, L’ : 475 Petit Poucet, Le : 457
Ordet (La Parole) : 153, 184-185, 250, 375, Petit Train du Far West, Le (A Ticket to
419 Tomahawk) : 247
Orgueilleux, Les : 62, 127, 171 Peur, La : 34, 235-237
Orphée : 15, 55, 102, 118 Phfft : 119, 213
Orphée (Orfeu Negro) : 413 Picnic : 224, 269-271, 301, 323, 373, 415, 439
Orvet : 128, 326, 445 Piédalu député : 117, 136
Othello : 102, 211 Pieds nickelés, Les : 35, 159
Où est la liberté ? : 34 Piège pour une canaille : 15
Ouragan sur le Caine (The Caine Mutiny) : Pierre et Jean : 52
87-88, 166 Pigeon, Le (I soliti ignoti) : 473
Plaisir, Le : 55, 302, 340, 430, 432
P… respectueuse, La : 54 Plus Belles Années de notre vie, Les (The
Pages arrachées au livre de Satan : 257 Best Years of Our Lives) : 59, 284, 333
Index des films 511

Plus dure sera la chute : 216


Plus fort que le diable : 285 Rafles sur la ville : 436
Poème pédagogique, Le : 220, 256 Rage au corps, La : 54
Point du jour, Le : 54 Rage in Heaven (voir La Proie du mort)
Pointe courte, La : 28, 185-187, 363, 380 Raisins de la colère, Les : 149
Poison, La : 191, 319, 393 Rancho Notorious (voir L’Ange des mau-
Poison, Le (The Lost Weekend) : 57, 220 dits)
Polka des menottes, La : 283 Rapaces, Les : 25, 159, 378, 396
Pont de la rivière Kwaï, Le : 455 Rashomon : 350
Pontcarral, colonel d’empire : 52 Rats, Les : 326
Port du désir, Le : 143 Razzia sur la chnouf : 124, 144
Porte de l’enfer, La (Jigokumon) : 59, 323, Rear Window (voir Fenêtre sur cour)
350, 473 Rebecca : 97-98
Porte des Lilas : 332 Rebel without a Cause (voir La Fureur de
Portes de la nuit, Les : 171 vivre)
Pot-Bouille : 406 Red River (voir La Rivière rouge)
Poupée de chair, La (Baby Doll) : 306-307, Règle du jeu, La : 15, 100, 130, 167, 359, 418,
335 431, 478
Pourvu qu’on ait l’ivresse : 467 Règlement de comptes (The Big Heat)  :
Premier Spectateur, Le : 406 241, 421
Princesse de Clèves, La : 87 Remontons les Champs-Élysées : 190, 391
Pris au piège (Caught) : 340, 431 Rendez-vous de juillet : 55
Prison, La : 459-460 Rescapé, Le : 441-442
Prison sans barreaux : 54 Retour de Frank James, Le : 241
Prisonnier de la peur : 42 Retour de manivelle : 405
Prisonnière du désert, La (The Searchers) : Rêves de femmes : 458
39, 245 Rideau cramoisi, Le : 467
Prisonniers du marais : 141 Rivière rouge, La (Red River) : 78, 151, 176
Proie du mort, La (Rage in Heaven) : 150 Rivière sans retour, La : 76, 247, 390
Pylône : 439 Riz, Le : 331
Robinson Crusoé : 74
Qivitoq : 372 Roman d’un tricheur, Le : 20, 319, 337, 391-
Qu’elle était verte ma vallée : 149 393
Quai des blondes : 405 Roman de Werther, Le : 339
Quai des brumes, Le : 50-51, 171, 324, 393, 420 Roman Holiday (voir Vacances romaines)
Quai des Orfèvres : 55 Rome, ville ouverte : 77, 203, 235, 271, 363-
Quand la femme s’en mêle : 411 364
Quand la ville dort (The Asphalt Jungle) : Roméo et Juliette : 35, 92-93, 126
247, 286, 288 Ronde de l’aube, La (The Tarnished
Quand passent les cigognes : 440, 447, 452- Angels) : 439
454 Ronde, La : 55, 313, 340, 431
Quarante et Unième, Le : 356, 370 Rope, The (voir La Corde)
Quatre Cents Coups, Les : 41 Rosaura à dix heures (Rosaura a las diez) :
Quatre Jeudis, Les : 215 446
Quelque part en Europe : 271 Rose tatouée, La : 291
512 Chroniques d’Arts-Spectacles

Rouge et le Noir, Le  : 24, 89-92, 136, 140, Sergent York : 78, 131
184, 261, 277, 281, 470 Série noire : 122
Route du tabac, La : 40, 149 Seuls les anges ont des ailes : 78
Royaumes de ce monde : 160-161 Seven Year Itch, The (voir Sept Ans de
Rue de la honte, La : 258, 350 réflexion)
Rue rouge, La : 146-147 Seven Years in Tibet (voir Sept Ans d’aven-
Ruée vers l’or, La : 250, 403 tures au Tibet)
Ruelles du malheur, Les (Knock on Any Sfida, La : 475
Door) : 109 Si les oiseaux savaient : 350
Si Paris nous était conté : 20, 190, 208, 394
Sabotier du Val de Loire, Le : 28, 293 Si Versailles m’était conté : 70, 190
Sabrina : 471 Sissi face à son destin : 371-373, 446
Sacré Printemps : 61 Six Destins : 52
Sainte Colline de la victoire morale, La  : Sœur Letizia (La Dernière Tentation)  :
294 256-257
Sainte Jeanne : 426 Sœurs casse-cou, Les (Come to the Stable) :
Sait-on jamais… : 376-377, 381, 411 257
Salaire de la peur, Le : 55, 126, 171 Soif du mal, La (Touch of Evil) : 448, 455-
Salaire du péché, Le : 319 457
Salauds vont en enfer, Les : 193-194 Soif, La (La Fontaine d’Aréthuse) : 459
Sang à la tête, Le : 312 Soirs de Paris : 136
Sang d’un poète, Le : 55, 74, 158-159 Sorcières de Salem, Les : 283, 331, 348-349,
Sangsue, La : 216, 224 411
Sans attendre Godot : 386 SOS Noronha : 283, 411
Sans douleur : 283 Souffle du désir, Le : 371
Sans lendemain : 183, 339 Soupçons : 98, 198, 460
Scanderbeg l’Indomptable : 60 Soupe au canard, La (Duck Soup) : 80
Scarface : 39, 78, 151, 158, 387 Sourires d’une nuit d’été  : 218, 224, 450,
Scipion l’Africain : 363 458, 460-461
Sciuscia : 169 Sous le ciel de Baya : 256
Scudda Hoo ! Scudda Hay ! (voir Bagarre Sous le soleil de Rome (Sotto il sole di
pour une blonde) Roma) : 64
Sea Wife : 364 Sous les yeux d’Occident : 138
Searchers, The (voir La Prisonnière du Sous-marin mystérieux, Le : 323
désert) Splendeur des Amberson, La : 456
Senso : 467 Statues meurent aussi, Les : 292, 380
Sentiers de la gloire, Les (Paths of Glory) : Stella : 476
427, 429 Strada, La : 123, 141, 159, 169, 182, 204, 310,
Sept Ans d’aventures au Tibet (Seven Years 369
in Tibet) : 221 Strange Woman, The (voir Le Démon de
Sept Ans de réflexion (The Seven Year la chair)
Itch) : 195-196, 247, 343-344 Strangers on a Train (voir L’Inconnu du
Sept Hommes à abattre : 390-391 Nord-Express)
Sept Samouraïs, Les : 350, 473 Stromboli : 184, 204, 236
Septième Sceau, Le : 370, 450-451, 458, 461 Summertime (voir Vacances à Venise)
Index des films 513

Sur les quais : 119, 166, 399 Toubib el affia : 223


Sur un air de Charleston (Charleston)  : Toubib en mer (ou Rendez-vous à Rio, Doc-
231, 304 tor of Sea) : 157
Susana la perverse : 301 Toubib or not Toubib (Doctor in the
Swamp Water (voir L’Étang tragique) House) : 157
Sweet Smell of Success (voir Le Grand Touch of Evil (voir La Soif du mal)
Chantage) Touchez pas au grisbi  : 48-49, 55, 95, 97,
Sylviane de mes nuits : 283 118, 136, 179, 336
Symphonie fantastique, La : 52 Tour de Nesle, La : 82, 112-113, 136
Symphonie pastorale, La  : 17, 52-54, 69, Tour du monde en 80 jours, Le : 332, 351-353
89, 91 Tourments (El) : 36, 73-74, 318
Symphonie pour un homme seul : 294 Tourments (Hets) : 459
Tournoi, Le : 231
Talpa : 220, 256 Tout près de Satan : 40
Tamango : 42, 435 Toute la mémoire du monde : 28, 293
Tant qu’il y aura des bêtes : 223 Toute la ville accuse : 30
Tant qu’il y aura des hommes (From Here Toute la ville en parle : 250
to Eternity) : 56-57, 59, 88, 119, 126 Tragédie d’un pyromane, La : 442
Tarnished Angels, The (voir La Ronde de Train sifflera trois fois, Le (High Noon)  :
l’aube) 61, 125, 176
Tchapaïev : 210 Traître du Texas, Le : 390
Tempête sous la mer (Beneath the 12 Mile Traversée de Paris, La : 24, 26-27, 260, 262,
Reef) : 68, 75 264, 277-279, 281, 310-312, 333, 336, 379-
Tempête sur la colline : 323 384, 436-437, 470, 472
Temps chaud : 41 Trente-Neuf Marches, Les : 226
Temps de l’amour, Le : 283 Trésor de la Sierra Madre, Le : 286-287
Temps des œufs durs, Le : 410 Triporteur, Le : 408-410
Temps modernes, Les : 443, 464 Trois font la paire, Les : 21, 391, 394-395
Tendre Ennemie, La : 339, 430 Trois Hommes sur un radeau : 440
Terre : 373 Trois Jours de bringue à Paris : 136
Terre des pharaons, La (Land of the Pha- Trouble with Harry, The (voir Mais qui a
raohs) : 39, 76-77, 172-173 tué Harry ?)
Testament du Dr Mabuse, Le : 242 Truands, Les : 222
Tête contre les murs, La : 413 Tu ne tueras point : 26
Thérèse Étienne : 435 Tueur s’est évadé, Le : 390
Thérèse Raquin : 54 Tueurs de dames : 415
This Angry Age (voir Barrage contre le Tueurs, Les : 70
Pacifique) Tunique, La (The Robe) : 68, 75
Tire-au-flanc : 100, 158, 231 Typhon sur Nagasaki : 367
To Catch a Thief (voir La Main au collet)
Toâ : 393 Ultime Razzia, L’ (The Killing) : 428
Toit du Japon, Le (Shiroi Sanmyaku) : 373 Un amour de poche : 411, 413
Toit, Le : 223 Un certain sourire : 345, 425
Toni : 20, 207, 212, 231, 477 Un chien andalou : 36, 73-74
Toro (Torero) : 224, 252-253 Un condamné à mort s’est échappé (Le vent
514 Chroniques d’Arts-Spectacles

souffle où il veut) : 12, 29-30, 232-233, 288- Vacances en novembre : 384


289, 296-299, 301, 311-312, 314, 335, 346, Vacances romaines (Roman Holiday)  :
360, 363, 368, 370-371, 375, 380, 410, 437 58-59, 119, 471
Un été avec Monika : 458 Vallée de la paix, La (Dolina miru) : 370,
Un grand amour de Beethoven : 82-84, 114 372-373
Un grand patron : 54 Vampyr : 257
Un homme à détruire (Imbarco a mez- Vengeance, La : 454, 476
zanotte) : 215 Vénus aveugle, La : 52, 82-83
Un homme dans la foule (A Face in the Vera Cruz : 40, 158, 270, 272, 390
Crowd) : 399, 401, 407, 448 Vers l’inconnu ? : 373
Un homme est passé : 125 Vertes Années, Les (Green Years) : 333
Un homme marche dans la ville : 54 Vertigo : 448
Un jardin public : 162 Vie criminelle d’Archibald de la Cruz, La :
Un jour au cirque : 82 37
Un petit carrousel de fête  : 212, 221, 224, Vie d’O’Haru femme galante, La : 252, 258,
271, 273 350
Un roi à New York  : 401, 403-404, 419, Vie d’un honnête homme, La : 319
463-464 Vierge du Rhin, La : 118
Un si doux visage (Angel Face) : 239, 425 Village magique, Le : 143
Un tramway nommé désir : 263 Ville portuaire : 459
Un vrai cinglé de cinéma : 408 Violent, Le : 109-110
Under Capricorn (voir Les Amants du Vipère, La : 59
Capricorne) Visiteurs du soir, Les : 52
Une année avec les Lapons et Avec les Vitelloni, I : 16, 35, 63-64, 159, 259, 447
Lapons nomades (Same Jakki) : 373 Voici le temps des assassins : 14, 208-209, 214
Une étoile est née (A Star is Born) : 433 Voix humaine, La : 203
Une fée… pas comme les autres : 312 Votre Dévoué Blake : 122
Une femme disparaît (The Lady Vani- Voyage à Turin, Le : 301
shes) : 180, 226, 284 Voyage en Italie (Viaggio in Italia)  : 34,
Une femme en enfer (I’ll Cry tomorrow) : 123-124, 230, 235
215, 220, 256 Voyageur, Le : 294
Une femme qui s’affiche : 119 Vulcano : 142
Une fille de la province : 125
Une leçon d’amour : 458 Whisky à gogo : 415
Une nuit à Casablanca : 82 Wild One, The (voir L’Équipée sauvage)
Une Parisienne : 364-365, 412, 471 Wind across the Everglades (voir La Forêt
Une si jolie petite plage : 53, 127 interdite)
Une vie : 413, 465-467 Wrong Man, The (voir Le Faux Coupable)

Vacances à Venise (Summertime) : 173-174, Yangtse Incident : 373


295 Yoshiwara : 339
Vacances de Monsieur Hulot, Les  : 55, 91,
443, 453 Zéro de conduite : 26, 183, 380, 431
bibliographie

Cette bibliographie est sélective. Pour une bibliographie complète, on pourra se


référer à ces deux ouvrages  : La Critique de cinéma, René Prédal, Armand Colin,
Paris, 2004, pp. 123‑128 ; François Truffaut, Antoine de Baecque, Serge Toubiana,
Gallimard, Paris, 1996, pp. 625‑632.

ouvrages de françois truffaut


Les Films de ma vie, Flammarion, Paris, 1975 ; rééd. « Champs arts », Flammarion, 2012.
Le Plaisir des yeux, Cahiers du cinéma, Paris, 1987 ; rééd. « Champs arts » n°  800,
Flammarion, 2008.
Correspondance, Gilles Jacob, Claude de Givray (dir.), 5 Continents/Hatier, Paris-
Lausanne, 1988, rééd. Le Livre de poche, 1993.
Hitchcock-Truffaut, Robert Laffont, Paris, 1966 ; édition définitive, Gallimard, Paris, 2000.
Arts : la culture de la provocation 1952‑1966, Henri Blondet (dir.), Tallandier, 2009, pp. 115‑175.

recueils préfacés par françois truffaut


Jean Renoir, André Bazin, Champ libre, Paris, 1971 ; rééd. Gérard Lebovici, 1989.
Charlie Chaplin, André Bazin, Éric Rohmer, « 7e  art » n°  57, Cerf, Paris, 1972 ; rééd.
« Petite Bibliothèque », Cahiers du cinéma, Paris, 2000.
Le Cinéma de la cruauté, André Bazin, Flammarion, Paris, 1975 ; rééd. « Champs contre-
Champs » n° 502, Flammarion, 1987.
Le Cinéma de l’Occupation et de la Résistance, André Bazin, Union générale d’éditions,
Paris, 1975 ; réed. 10‑18 n° 988.
Orson Welles, André Bazin, « Petite bibliothèque », Cahiers du cinéma, Paris, 1998.
Le Cinéma et Moi, Sacha Guitry, Ramsay, Paris, 1977 ; rééd. « Ramsay poche cinéma »
n° 92, 1990.

ouvrages sur françois truffaut


Antoine de Baecque, Serge Toubiana, François Truffaut, « Biographies », Gallimard,
Paris, 1996 ; Folio n° 3529, 2001.
516 Chroniques d’Arts-Spectacles

Antoine de Baecque, Arnaud Guigue (dir.), Dictionnaire Truffaut, La Martinière, Paris,


2004.
Jean Collet, Le Cinéma de François Truffaut, « Cinéma permanent : La Mise en film »,
Pierre Lherminier, Paris, 1977.
Jean Collet, François Truffaut, « Le cinéma et ses hommes », Lherminier, Paris, 1985 ;
rééd. « Grands cinéastes », Gremese, 2004.
Anne Gillain (dir.), Le Cinéma selon François Truffaut, « Cinémas », Flammarion,
Paris, 1992.
Carole Le Berre, François Truffaut au travail, Cahiers du cinéma, Paris, 2004 ; rééd. 2014.
Dominique Rabourdin (dir.), Truffaut par Truffaut, Chêne, Paris, 1985.
Le Roman de François Truffaut, Cahiers du cinéma/Éditions de l’Étoile, Paris, 1985.
Rééd. « Albums », 2005.
Serge Toubiana (dir.), François Truffaut, Flammarion/La Cinémathèque française,
Paris, 2014.
Eugene P. Walz, François Truffaut : a Guide to References and Resources, G. K. Hall & Co,
Boston, 1982.

ouvrages de bernard bastide


Les Cent et Une Nuits d’Agnès Varda  : chronique d’un tournage, Pierre Bordas et Fils,
Paris, 1995.
Agnès Varda : filmographie, Ministère des Affaires étrangères/Cahiers du cinéma, Paris, 1995.
Dictionnaire du cinéma dans le Gard, en collaboration avec Jacques-Olivier Durand,
Presses du Languedoc, Montpellier, 1999.
Bernadette Lafont, une vie de cinéma, Atelier Baie, Nîmes, 2013.
Les Années Brigitte Bardot, Télémaque, Paris, 2014.
Les Mistons de François Truffaut, Atelier Baie, Nîmes, 2015.
Aux sources du cinéma en Camargue  : Joë Hamman  &  Folco de Baroncelli, Palais du
Roure, Avignon, 2018.

François Truffaut. Les Mistons, Bernard Bastide (dir.), Ciné-Sud, Nîmes, 1987.
Écrits sur le cinéma, suivi de Mémoires, Jacques de Baroncelli, Bernard Bastide (dir.),
Institut Jean Vigo, Perpignan, 1996.
Léonce Perret, Bernard Bastide, Jean A. Gili (dir.), AFRHC/Cineteca di Bologna, Paris-
Bologne, 2003.
Louis Feuillade. Retour aux sources  : correspondance et archives, Alain Carou, Laurent
Le Forestier, Bernard Bastide, Corine Faugeron, Gilles Venhard (dir.), AFRHC/
Gaumont, Paris/Neuilly-sur-Seine, 2007.
Jacques de Baroncelli, Bernard Bastide, François de la Bretèque (dir.), AFRHC/Les
Mistons Productions, Paris, 2007.
Balade dans le Gard, Bernard Bastide (dir.), Éditions Alexandrines, Paris, 2008.
Le Gard des écrivains, Bernard Bastide (dir.), Éditions Alexandrines, Paris, 2014.
remerciements

Bernard Bastide remercie :


Madeleine Morgenstern, pour son indéfectible soutien à tous mes projets autour de
l’œuvre de François Truffaut.
Laura, Éva et Joséphine, les trois filles de François Truffaut, qui m’ont fait l’amitié
de me donner « carte blanche » sur ce projet.
Claude Gauteur, qui a généreusement accepté de « parrainer » ce projet.
Karine Mauduit et Régis Robert, qui m’ont ouvert les riches archives du Fonds
Truffaut de la Cinémathèque française.
Les conservateurs et bibliothécaires des différentes institutions sollicitées : Biblio-
thèque nationale de France (Tolbiac), Département des arts du spectacle (Richelieu),
Bibliothèque François-Truffaut et Médiathèque de la Cinémathèque française.
Madeleine Morgenstern, Claude Gauteur et Claude de Givray, qui m’ont accordé
des entretiens destinés à documenter cette période.
Marie-Élise Beyne pour ses photographies des articles de François Truffaut.
Jean Collet et Dominique Rabourdin qui, les premiers, m’ont appris à « lire le Truf-
faut ».
Colline Faure-Poirée et Patricia Guédot, mes éditrices, pour leur enthousiasme
immédiat et leur implication au long cours.
Jean-Michel Frodon et Dudley Andrew pour leurs précieuses lumières (sur quelques
citations obscures).
Jean-Noël Grando pour sa relecture attentive.
 

la critique selon truffaut 9


note sur l ’ édition 45

La Guerra de Dios de Rafael Gil 47


Touchez pas au grisbi de Jacques Becker 48
Le Manteau d’Alberto Lattuada 49
Où en est le cinéma français ? 50
Tant qu’il y aura des hommes de Fred Zinnemann 56
Vacances romaines de William Wyler 58
Le palmarès de Cannes 59
L’Équipée sauvage de László Benedek 60
Mam’zelle Nitouche d’Yves Allégret 62
Les Vitelloni de Federico Fellini 63
L’Amour d’une femme de Jean Grémillon 64
Fille d’amour de Vittorio Cottafavi 66
Comment épouser un millionnaire de Jean Negulesco 67
Le Grand Jeu de Robert Siodmak 69
Pain, Amour et Fantaisie de Luigi Comencini 70
Monsieur Ripois de René Clément 71
Une grande œuvre : El de Buñuel 73
Premier bilan du CinémaScope 74
Le film de Jeanne au bûcher 77
Howard Hawks intellectuel 78
Les mathématiciens du rire 80
Sir Abel Gance 82
Il y a dix ans, Robert Bresson… 84
Ouragan sur le Caine d’Edward Dmytryk 87
520 Chroniques d’Arts-Spectacles

Le Rose et le Gris 88
Le Rouge et le Noir (suite) 91
Roméo et Juliette de Renato Castellani 92
Jules Dassin et le Rififi 94
Ali Baba et les Quarante Voleurs de Jacques Becker 96
Rebecca d’Alfred Hitchcock 97
Le jeu des boîtes 98
Huis clos de Jacqueline Audry 101
Le crime était presque parfait d’Alfred Hitchcock 103
Trois comédiens de génie 105
Johnny Guitare de Nicholas Ray 109
Napoléon d’Abel Gance 111
La Tour de Nesle d’Abel Gance 112
Crise d’ambition du cinéma français 114
Fenêtre sur cour d’Alfred Hitchcock 119
Du rififi chez les hommes de Jules Dassin 121
Voyage en Italie de Roberto Rossellini 123
Cannes : palmarès anticipé selon les règles du jeu 124
Oasis d’Yves Allégret 126
French Cancan de Jean Renoir 128
Du Rififi à la compétence 130
Le Dossier noir d’André Cayatte 133
La prime à la qualité va-t‑elle réformer le cinéma français ? 135
Futures Vedettes de Marc Allégret 137
La Comtesse aux pieds nus de Joseph L. Mankiewicz 138
Les sept péchés capitaux de la critique 141
Désirs humains de Fritz Lang 145
Ce n’est qu’un au revoir de John Ford 148
Reprises 150
La Biennale de Venise : excellente première semaine 152
Angine, orage et polémique au festival de Venise 155
En quatrième vitesse de Robert Aldrich 157
Venise : triomphe des jeunes cinéastes 159
Le court métrage manque d’auteurs 160
Les Mauvaises Rencontres d’Alexandre Astruc 163
À l’est d’Éden d’Elia Kazan 166
Table 521

Les Aristocrates de Denys de La Patellière 167


Chiens perdus sans collier de Jean Delannoy 169
Les héros sont fatigués d’Yves Ciampi 171
La Terre des pharaons d’Howard Hawks 172
Vacances à Venise de David Lean 173
Le Grand Couteau de Robert Aldrich 175
L’Homme de la plaine d’Anthony Mann 176
La Main au collet d’Alfred Hitchcock 177
Hitchcock aime l’invraisemblance 179
Lola Montès de Max Ophuls 182
Ordet de Carl Th. Dreyer 184
La Pointe courte d’Agnès Varda 185
Marguerite de la nuit de Claude Autant-Lara 187
La Maison de bambou de Samuel Fuller 189
Si Paris nous était conté de Sacha Guitry 190
Des gens sans importance d’Henri Verneuil 191
Les salauds vont en enfer de Robert Hossein 193
Sept Ans de réflexion de Billy Wilder 195
Le Bandit d’Edgar G. Ulmer 196
Mais qui a tué Harry ? d’Alfred Hitchcock 198
La Lumière d’en face de Georges Lacombe 199
La Fureur de vivre de Nicholas Ray 201
Amore de Roberto Rossellini 203
James Dean est mort… 204
La Meilleure Part d’Yves Allégret 207
Voici le temps des assassins de Julien Duvivier 208
Journal du Festival de Cannes 1956 209
Journal du Festival de Cannes 1956 : une histoire de fous 214
Festival de Cannes : un palmarès ridicule 219
La Nuit du chasseur de Charles Laughton 224
Festival Hitchcock à la Cinémathèque 225
Lifeboat d’Alfred Hitchcock 227
Monsieur Arkadin d’Orson Welles 228
Toni de Jean Renoir 231
Bresson tourne Un condamné à mort s’est échappé 232
La Peur de Roberto Rossellini 235
522 Chroniques d’Arts-Spectacles

Condamné au silence d’Otto Preminger 237


La Cinquième Victime de Fritz Lang 241
La Charge des tuniques bleues d’Anthony Mann 244
La Prisonnière du désert de John Ford 245
Présence de Marilyn Monroe 246
Brigadoon de Vincente Minnelli 248
Venise : journal du festival 248
Venise, festival courageux, donne un exemple d’austérité 256
Venise après la bataille 263
Feu James Dean 265
Picnic de Joshua Logan 269
Attaque de Robert Aldrich 271
Un petit carrousel de fête de Zoltán Fábri 273
L’Homme qui en savait trop d’Alfred Hitchcock 273
Le Ballon rouge d’Albert Lamorisse 275
La Traversée de Paris de Claude Autant-Lara 277
La Traversée de Paris, adaptation idéale 279
La double crise du cinéma 282
L’Insoumise de William Wyler 283
John Huston ne sera-t‑il toujours qu’un amateur ? 285
Un condamné à mort s’est échappé de Robert Bresson 288
Les Aventures de Till l’Espiègle de Joris Ivens et Gérard Philipe 290
Renaissance du court métrage 292
Feuilles d’automne de Robert Aldrich 294
Depuis Bresson, nous savons qu’il y a quelque chose de nouveau dans l’art du film 296
Et Dieu… créa la femme de Roger Vadim 299
B. B. est victime d’une cabale 301
Guerre et Paix de King Vidor 305
La Poupée de chair d’Elia Kazan 306
L’Ardente Gitane de Nicholas Ray 308
Le cinéma est-il un art ou une industrie ? 309
Nick Ray dans Derrière le miroir… 315
Assassins et Voleurs de Sacha Guitry 319
Derrière le miroir de Nicholas Ray 320
Écrit sur du vent de Douglas Sirk 322
Tout le monde peut devenir un grand acteur de cinéma 324
Table 523

Lola Montès de Max Ophuls 327


Que sera le Festival de Cannes 57 ? 330
Géant de George Stevens 332
Les Aventures d’Arsène Lupin de Jacques Becker 335
Avec Max Ophuls, nous perdons un de nos meilleurs cinéastes 338
La Blonde et Moi de Frank Tashlin 343
Le Faux Coupable d’Alfred Hitchcock 344
Les Sorcières de Salem de Raymond Rouleau 348
La Harpe de Birmanie de Kon Ichikawa 350
Au Festival de Cannes 351
Le cinéma français crève sous les fausses légendes 356
Je vote pour Les Nuits de Cabiria 368
Cannes : un échec dominé par les compromis, les combines et les faux pas 370
Nous sommes tous des condamnés 374
Sait-on jamais… de Roger Vadim 376
Claude Autant-Lara, faux martyr, n’est qu’un cinéaste bourgeois 378
Autant pour Lara 382
Gangsters, « filles », cinéastes, censeurs dans le même panier 385
Sept Hommes à abattre de Budd Boetticher 390
Sacha Guitry fut un grand cinéaste réaliste 391
Œil pour œil d’André Cayatte 395
Un homme dans la foule d’Elia Kazan 399
Un roi à New York de Charlie Chaplin 401
Le règne du cochon de payant est terminé 405
Le Triporteur de Jack Pinoteau 408
Seule la crise sauvera le cinéma français 410
Voici les trente nouveaux noms du cinéma français 412
Le Grand Chantage d’Alexander Mackendrick 415
Les dix plus grands cinéastes du monde ont plus de 50 ans 417
J’ai le droit de vivre de Fritz Lang 420
Bonjour tristesse d’Otto Preminger 423
Les Sentiers de la gloire de Stanley Kubrick 427
Redécouvrons Max Ophuls (mort il y a un an), cinéaste des sentiments éternels 429
Les Girls de George Cukor 432
Cannes : le cinéma passe son conseil de révision 433
Le cinéma trahi pour les beaux yeux de Sophia Loren 438
524 Chroniques d’Arts-Spectacles

Cannes s’endort malgré Jacques Tati 442


Si des modifications radicales n’interviennent pas, le prochain festival est condamné 447
La Soif du mal d’Orson Welles 455
Le nouveau « grand du cinéma », Ingmar Bergman (40 ans-19 films) a dédié son
œuvre aux femmes 458
Le Dictateur va envoyer Charlot sur la lune 462
Astruc a manqué Une vie 465
Louis Malle a filmé la première nuit d’amour au cinéma 468
Les festivals : un bluff 474
La Grande Illusion de Jean Renoir 477
Adieu à André Bazin 479

index des noms 485


index des films 501
bibliographie 515
remerciements 517
FRANÇOIS TRUFFAUT
Chroniques d’Arts-Spectacles
1954-1958

En janvier 1954, un jeune critique nommé François Truffaut


publie dans les Cahiers du cinéma un violent pamphlet qui
dénonce la « tradition de qualité française » et préfigure la
Nouvelle Vague. Le retentissement est tel qu’il déchaîne
contre lui la jalousie virulente de nombreux confrères, mais lui
ouvre les portes de l’hebdomadaire Arts-Spectacles. Truffaut y
publiera plus de cinq cents articles en cinq ans. Une critique
directe et sans concession, inédite dans la presse d’alors :
« Pour la première fois, au lieu de dire : “C’est bon ! C’est
mauvais !” j’ai commencé à essayer d’imaginer comment ça
aurait pu être bon ou pourquoi c’était mauvais. » Truffaut y
pilonne les institutions et les professions du cinéma (festivals,
syndicats, production...), fomente des polémiques qui reste-
ront célèbres (Delannoy, Autant-Lara...), dresse un portrait de
ses acteurs et réalisateurs de prédilection (Marilyn Monroe,
James Dean, Hitchcock, Lang, Hawks, Guitry, Ophuls, Renoir...)
et défend les aspirations d’une nouvelle génération (Varda,
Rivette, Vadim, Bresson...). Il cultive ses goûts, affiche ses
dégoûts, et le temps lui donnera souvent raison…
Pour Truffaut, écrire sur le cinéma n’est qu’un viatique. Dès
août 1957, il s’éloigne de la critique en réalisant Les Mistons et
ses derniers articles évoquent déjà le regard d’un cinéaste...

Édition établie et présentée par Bernard Bastide


FRANÇOIS

TRUFFAUT
Chroniques
d’Arts 
Spectacles
1954-1958

Chroniques d’Arts-Spectacles
Gallimard
François Truffaut

Cette édition électronique du livre


Chroniques d’Arts-Spectacles de François Truffaut
a été réalisée le 4 mars 2019 par les Éditions Gallimard.
Elle repose sur l’édition papier du même ouvrage
(ISBN : 9782072715594 - Numéro d’édition : 312806).
Code Sodis : N87680 - ISBN : 9782072715617.
Numéro d’édition : 312808.

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