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LE CINÉMA
DE L’ESPAGNE DÉMOCRATIQUE
LES IMAGES DU CONSENSUS 1

Jean-Paul Aubert

Le cinéma espagnol est à la mode. On le dustrielles qui continuent d’affecter le


présente comme la meilleure expression septième art en Espagne limitent la connais-
du changement culturel de l’Espagne. La sance que le spectateur étranger peut en
critique salue le ton nouveau des cinéastes. avoir aux quelques noms cités précédem-
C’est d’ailleurs peut-être par le cinéma que ment. Que sait-il de la pléiade de jeunes ta-
le franquisme a été le plus vigoureusement lents que les dix dernières années ont
remisé aux oubliettes de l’histoire. Mais ne produite ? Bien peu de choses, en vérité,
s’agit-il pas là d’une image faussée ? Jean- preuve des difficultés qu’éprouve encore
Paul Aubert nous montre dans cette contri- le cinéma ibérique à sortir de ses fron-
bution que le consensus autour de la transi- tières. Mais lorsque les contraintes du
tion démocratique a conditionné aussi la marché l’y autorisent, celui-ci rencontre
production cinématographique et c’est à l’intérêt d’un public désireux de mieux
travers un regard plus critique qu’il nous percevoir la réalité de cette Espagne mo-
propose un parcours dans la production derne dont il est le produit et dont il offre
des trente dernières années.
une sorte de « reflet ».
Notre ambition serait d’ébaucher – avec

D urant de nombreuses années, hors


des frontières de la Péninsule, on
ne connaissait guère du cinéma
espagnol que les noms de Luis Buñuel ou
de Carlos Saura… quand survint le phéno-
toute la prudence que ce travail requiert –
une sorte de « sociologie du cinéma » 12 sus-
ceptible de mettre en lumière les rapports
complexes entre les films réalisés dans la
mène Pedro Almodóvar, l’enfant terrible de période démocratique et la nouvelle donne
la movida, vite perçu comme une incarna- sociale et politique née de la transition.
tion du renouveau espagnol. Puis sont ap- Dans un premier temps, nous nous interro-
parus Fernando Trueba, José Juan Bigas
1. Le lien entre une œuvre cinématographique et le
Luna, Julio Medem, Alejandro Amenábar… contexte économique, social ou politique de sa création est
Sur nos écrans, les visages de Marisa Pa- parfois contesté au nom d’une légitimation artistique du
cinéma et en réaction à une démarche déterministe qui suc-
redes, Carmen Maura, Victoria Abril, Pené- combe à la très contestable théorie du reflet. De fait, on ne
lope Cruz, Miguel Bosé ou Sergi López ont saurait réduire la portée d’une œuvre d’art à la parcelle de
donné de l’Espagne une image tour à tour réalité qu’elle prétend décrire. Ce serait sous-estimer la
nature déformante du miroir qu’est le cinéma et réduire à
dramatique et drôle, mutine et séduisante. peu de chose l’intervention créatrice de l’auteur. Cependant,
Certes, parler d’un véritable engouement nul ne songe à isoler les thématiques et les discours que le
cinéma s’approprie et qu’il véhicule du contexte dans lequel
pour le cinéma transpyrénéen serait ex- il s’épanouit. C’est pourquoi, ce travail souscrit à une dé-
cessif, mais de festivals en rétrospectives, marche intellectuelle qui admet l’interrelation entre la créa-
tion et le contexte de son émergence même si elle n’entend
d’oscars hollywoodiens en récompenses pas réduire l’histoire du cinéma à la seule analyse de cette
cannoises, une évidence s’est peu à peu interdépendance.
2. L’expression est empruntée au titre de l’ouvrage de
imposée : il existe un cinéma espagnol. Pierre Sorlin, Sociologie du cinéma, Paris, Aubier-Mon-
Bien sûr les carences économiques et in- taigne, coll. « Historique », 1977.

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Vingtième Siècle. Revue d’histoire, 74,
avril-juin 2002, p. 141-151.
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Jean-Paul Aubert

gerons sur la façon dont le cinéma espa- transition qu’elles jugeaient insuffisam-
gnol s’est efforcé de rendre compte du ment démocratique et, à tout le moins, in-
processus de transition vers la démocratie, complète. L’un des films emblématiques de
amorcé à la mort de Franco. Par ailleurs, ce courant critique pourrait être Después
nous savons, grâce à Marc Ferro, que les de… (1979) de Cecilia et José Juan Barto-
films qui ne prétendent pas poser explici- lomé. Constitué de deux parties intitulées
tement les problèmes politiques ou so- respectivement No se os puede dejar solos
ciaux de leur temps peuvent néanmoins et Atados y bien atados, ce documentaire
être aussi révélateurs sur ces sujets que propose une véritable immersion dans la
d’autres qui se fixeraient comme objectif société espagnole de l’époque dont les
de les décrire avec précision. C’est pour- fractures politiques s’exposent au grand
quoi, nous nous intéresserons successive- jour dans les nombreuses manifestations et
ment au regard que porte le cinéma espa- contre-manifestations qui envahissent les
gnol sur l’histoire récente du pays et à rues du pays. Cecilia et José Juan Barto-
l’image souvent implicite qu’il donne de la lomé ne se contentent pas d’évoquer le cli-
nouvelle société née de la transition. mat politique de la transition. Ils abordent
également quelques-unes des questions
sociales qui font l’actualité : le chômage
 REGARDS SUR LA TRANSITION qui gangrène la société, les conditions de
vie des paysans andalous, la misère des bi-
Chacun s’accorde à voir dans les trans-
donvilles, les grèves qui éclatent dans les
formations qu’a vécues l’Espagne au cours usines. Le film n’élude pas non plus les
de ces deux dernières décennies les consé- problèmes de société qui divisent
quences de la transition politique vers la l’Espagne : l’émancipation des femmes, le
démocratie. Or, fort curieusement, cette droit à l’avortement, le rôle de l’Église.
même transition semble aujourd’hui ab- Bien sûr, le ton est polémique et le titre de
sente du grand écran. On sait que cela ne la seconde partie, qui fait référence à la vo-
fut pas toujours le cas. Lorsqu’il se fit lonté de Franco d’assurer la pérennité du
témoin et aborda la question de la transi- régime après sa mort, souligne les ré-
tion dans une perspective politique, le sistances à la transformation de la société
cinéma espagnol des années 1975 à 1980 et semble regretter l’absence d’une rupture
adopta généralement deux points de vue véritable. D’une certaine façon, les innom-
antagonistes. D’un côté, quelques films, ré- brables tracasseries administratives dont le
sidus un peu rances d’une époque révolue, film fit l’objet allaient apparaître comme
tentèrent vainement de dénoncer une cor- une confirmation de son propos. Sous le
ruption des mœurs, une gabegie politique prétexte qu’il s’agit d’un documentaire,
qu’ils entendaient associer à l’ouverture Después de… ne pourra bénéficier des
démocratique. L’énoncé de leurs titres aides financières que l’État accorde à toute
suffit à suggérer le contenu de ces films. production cinématographique. Malgré cet
On se contentera de citer ¡ Que vienen los obstacle, la première copie du film fut dis-
Socialistas ! (1982) de Mariano Ozores ou ponible en janvier 1981, quelques jours
Un cero a la izquierda de Gabriel Iglesias seulement avant le coup d’État manqué du
(1980) qui comporte une séquence d’an- 23 février. Mais l’administration n’aura de
thologie au cours de laquelle un bébé cesse de retarder la sortie du film. Il sera
jusqu’alors inconsolable cesse de pleurer projeté presque clandestinement dans
alors que résonne l’hymne franquiste, quelques salles avant de pouvoir enfin pré-
Cara al sol. À l’opposé sur l’échiquier poli- tendre à une sortie officielle en no-
tique, un certain nombre de réalisations vembre 1983, soit presque trois ans après
développèrent un regard critique sur une sa réalisation.

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Le cinéma de l’Espagne démocratique

Le débat sur le rythme et l’ampleur de la cun des films cités précédemment ne


réforme à entreprendre va trouver un écho conteste véritablement les fondements du
dans d’autres films dont la tonalité s’avère régime qui se met en place, pas plus sa
cependant moins polémique. Con uñas y nature politique, la monarchie constitu-
dientes (1977) de Paulino Viota dénonce tionnelle, que son fonctionnement socio-
les limites imposées à la liberté syndicale économique. Il n’en demeure pas moins
et la persistance de pratiques mafieuses au que, même limité, l’essor d’un cinéma poli-
sein du patronat. Dans La muchacha de las tique à la tonalité critique ne rend que plus
bragas de oro (1980), l’évocation d’un écri- criante l’absence de films assumant ouver-
vain, ancien dignitaire du régime fran- tement l’expression politique des protago-
quiste reconverti en démocrate bon teint, nistes de ce que l’on appelait alors « la
permet à Vicente Aranda de mettre en évi- réforme ». Le succès de cette transition,
dence la vaste opération de blanchiment dont la plupart des observateurs ne man-
politique dont l’UCD se fait l’instrument et quent jamais de louer le caractère exem-
de mettre en garde contre l’amnésie collec- plaire, et la victoire in fine du credo cen-
tive sur laquelle se fonde le nouveau triste, dont on voit bien aujourd’hui qu’il
consensus politique. Dans ¡Arriba Azaña ! est devenu l’horizon politique des deux
(1977), José María Gutiérrez a recours à la principaux partis espagnols, Partido Po-
parabole pour livrer ce qui apparaîtra, en pular et PSOE, ont semblé coïncider avec
définitive, comme une vision prophétique un renoncement définitif des cinéastes à
de la transition. Les élèves d’un internat re- questionner cette période capitale de l’his-
ligieux se soulèvent contre les pratiques toire récente de l’Espagne.
autoritaires du directeur. L’arrivée d’un Cette impression générale n’est nuancée
nouveau chef d’établissement qui accepte que par de rares exceptions au nombre
de débattre avec les rebelles permet le desquelles figure le film controversé, réa-
retour au calme et fait naître l’espoir que lisé en 1997 par Juan Antonio Bardem, Re-
seront enfin respectés les principes de jus- sultado final. Dans un premier temps,
tice et de démocratie. Pourtant, les nou- Bardem fut accusé de plagiat par Manuel
velles autorités ne concèdent que quelques Vicent qui prétendit avoir publié dans les
droits secondaires aux élèves tandis que colonnes du journal El País une courte
les meneurs sont expulsés. Les dernières nouvelle dont le cinéaste se serait large-
images du film, qui montrent les élèves ment et gratuitement inspiré. Par ailleurs,
réunis dans la cour et chantant l’hymne du la critique, dans son ensemble, railla l’op-
collège tandis que les drapeaux flottent au portunisme de Bardem qui confia le rôle
vent comme au premier jour, soulignent principal du film à Mar Flores, un top
combien la réforme annoncée est un model particulièrement en vue, dont les
leurre. La parabole dont le sens n’échappe qualités d’actrice s’avéreront médiocres.
à personne disqualifie une vision idyllique Mais, plus fondamentalement, il fut re-
de la transition vers la démocratie. proché au film d’évaluer le rôle du PSOE
La plupart des films cités rencontreront depuis la transition jusqu’à l’arrivée au
un écho limité en Espagne et rares sont pouvoir de José María Aznar, d’une ma-
ceux qui en franchiront les frontières. Plus nière trop didactique et démonstrative et,
grave encore, certains réalisateurs paieront surtout, excessivement polémique, voire
cher leur radicalisme. C’est, notamment, le agressive. De fait, le Parti socialiste est sé-
cas de Paulino Viota qui devra attendre vèrement épinglé par Bardem qui lui re-
1983 avant de pouvoir réaliser un nouveau proche, pêle-mêle, son absence de comba-
long métrage. Pourtant, bien qu’exerçant tivité sous le franquisme, sa trahison
un regard critique sur le fonctionnement concernant la question de l’OTAN, sa col-
d’une démocratie encore balbutiante, au- lusion avec le monde des affaires et son

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rôle de premier plan dans les pratiques de du régime précédent avaient soit occultée,
corruption qui ont affecté le pays. Cepen- soit déformée. C’est ainsi que vont se mul-
dant, au règlement de comptes s’ajoute tiplier les évocations des quatre longues
l’autocritique d’un compagnon de route du décennies de dictature et de la guerre
PCE, qui prend la mesure des erreurs com- civile qui en fut le douloureux prélude.
mises, à ses yeux, par son parti. Bardem re- Cette guerre civile, dont le franquisme
grette son choix de la réforme – choix qu’il avait fait un sujet tabou, sera revisitée dans
avait pourtant défendu dans un film plusieurs films documentaires avant de
consacré à l’attentat de la rue d’Atocha, servir de toile de fond à un nombre consé-
perpétré par l’extrême droite, Siete días de quent de récits de fiction. Le regard apaisé
enero [Sept jours de janvier] 1 (1978) – au que la plupart d’entre eux jettent sur la
détriment d’un engagement « révolution- guerre, leur réticence à procéder à un
naire » qui aurait conduit à la rupture. La examen polémique du passé, leur ten-
réflexion de Bardem s’appuie sur un mon- dance à se réfugier dans une prudente
tage mêlant des images de fiction à des neutralité ont valu à ces films d’être catalo-
prises de vue clandestines tournées par gués dans un courant cinématographique
des militants communistes lors de manifes- que l’on a dit « centriste ». Le film de Luis
tations sévèrement réprimées par les forces García Berlanga, La Vaquilla (1985), en est
de l’ordre, dans les premiers mois de la l’exemple le plus fréquemment cité. S’il fait
transition. Au-delà de ses évidentes mala- date, c’est qu’outre les qualités qui lui sont
dresses et d’un ton didactique certaine- propres, il est le premier à aborder la
ment critiquable, le film présente le mérite guerre civile d’un point de vue satirique.
d’aborder dans une perspective nouvelle Le récit de l’équipée peu glorieuse de cinq
et non-consensuelle certaines des ques- soldats de l’armée républicaine qui s’infil-
tions politiques que ne manque pas de trent dans un village tenu par l’ennemi afin
soulever la période de transition. d’y voler une vachette offre, en effet, à Ber-
C’est en vain que l’on chercherait dans la langa et à son scénariste Rafael Azcona,
production récente d’autres films se ris- l’occasion de désacraliser la guerre. Les
quant à une analyse critique de cette pé- héros laissent la place à des soldats privés
riode. Le poids du consensus autour du de conscience politique, rivalisant de lâ-
« modèle espagnol » semble même avoir cheté et de veulerie. On ne manqua pas de
définitivement dissuader les auteurs reprocher aux auteurs de cette version es-
d’aborder le sujet directement. Bien qu’im- pagnole de La grande vadrouille de pro-
plicites, les enjeux de la réforme entreprise céder à une entreprise de dépolitisation de
à la mort de Franco sont néanmoins claire- la guerre civile, ignorante des motivations
ment identifiables dans la façon dont le sociales et idéologiques des deux camps.
cinéma espagnol de la démocratie aborde De multiples protestations s’élevèrent
l’histoire du franquisme. contre cette vision jugée cynique et provo-
catrice de la guerre, une vision d’autant
plus dérangeante qu’elle émanait de deux
 LE PASSÉ COULEUR PASTEL créateurs que l’on ne pouvait suspecter de
connivence avec l’idéologie franquiste. De
Dès la fin du franquisme, de nombreux
Tengamos la guerra en paz (Eugenio
cinéastes éprouvent le désir de réévaluer
Martín, 1976) à Biba la banda (Ricardo
une histoire récente que les thuriféraires
López Nuño, 1987) c’est ce même regard
1. Lorsque le film a été distribué en France, nous indi- désabusé qui s’affirme, avec, il est vrai,
quons, entre crochets, son titre français. En janvier 1977, un plus ou moins de talent. À l’image de ces
commando terroriste pénétra dans un cabinet d’avocats de
gauche spécialisés en droit du travail. Le choc fut immense
fous qui dans le film de Manuel Matji, La
dans la société espagnole. Guerra de los locos (1987), profitent de la

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confusion pour s’échapper et mener leur diennes d’une famille madrilène de petits
propre combat aux côtés des anarchistes, employés et commerçants. Les événements
les protagonistes de la guerre civile de- politiques qui secouent l’Espagne sem-
viennent, au fil des fictions qui se succè- blent à la fois proches et lointains. Proches
dent, les acteurs d’une guerre qui semble dans les scènes de bombardement ou
dénuée de sens. lorsque le drame qui se joue en hors
On n’en finirait pas d’énumérer les films champ affecte brutalement les person-
dénonciateurs d’une boucherie qui appa- nages. Mais lointains également, car on
raît comme d’autant plus absurde que les n’en perçoit que très rarement les implica-
motifs idéologiques des combattants sont tions idéologiques ou politiques. Cette dé-
soit absents, soit réduits à leurs aspects les marche que Las bicicletas son para el
plus caricaturaux et sulfureux, tels l’anticlé- verano partage avec d’autres films permet
ricalisme ou la défense de l’amour libre. aux réalisateurs de souligner ce qui, dans
Tout à son obsession de décrire une guerre la guerre, réunit les Espagnols, quelles que
sans idéal, le discours « centriste » passe soient leurs origines sociales et leur appar-
sous silence les débats politiques qui tenance politique : la peur, les privations,
divisent le camp républicain tout comme la mort d’un parent ou d’un proche. Cette
il oblitère la période révolutionnaire de réunification du peuple espagnol dans le
l’été 1936 ou les journées décisives de malheur suggère finalement une possible
mai 1937. Cette démarche l’amène à dissolution des deux camps. La réactiva-
oublier les principaux acteurs de cette pé- tion du souvenir douloureux des désastres
riode, les militants politiques et syndica- de la guerre se veut fédératrice. Elle insiste
listes, les miliciens. Au sujet de ces der- sur les répercussions humaines du conflit
niers, Xavier Ripoll écrit notamment : et privilégie l’évocation du traumatisme in-
« Aucun des nombreux films sur la guerre dividuel plutôt que celle de la souffrance
civile n’avait abordé à fond la figure du mi- collective. Filtrées par le regard familial, les
licien, ses idéaux, son rôle dans le conflit, chroniques de la guerre tendent en dé-
ses actions, mais aussi ses divisions et ses finitive à faire de l’Espagne la proie inno-
contradictions. » 1 Il faut comprendre que la cente et sans défense des extrémismes les
figure du milicien, porteuse d’engagement plus barbares et sanguinaires et érigent la
politique et d’idéaux, n’entre pas dans le famille en ultime rempart face à un monde
cadre d’un discours dépassionné. C’est hostile et incompréhensible. Au fond, les
protagonistes de la transition ne pouvaient
pourquoi la vision distanciée du passé qui
que souscrire à cette démarche qui ren-
désormais semble devoir s’imposer va pri-
voyait dos à dos les ennemis d’hier et
vilégier la description de la vie à l’arrière et
vidait de son contenu le conflit qui les avait
s’intéresser au point de vue d’une petite
si férocement opposés. Faut-il s’étonner,
bourgeoisie modérée, que l’on veut croire
dès lors, de ce que les rares films qui ten-
peu encline à succomber aux excès de l’un
tent de réexaminer les moments les plus
ou l’autre camp. C’est le cas de Las Largas
décisifs et les plus controversés de la
vacaciones del 36 [Les longues vacances de guerre civile voient difficilement le jour ?
36] (1976) de Jaime Camino qui montre C’est le cas du remarquable documentaire
comment les vacances d’été d’une famille de Jaime Camino, La vieja memoria (1977),
bourgeoise sont perturbées par le déclen- qui s’applique à interroger les archives et à
chement des hostilités ou de Las bicicletas confronter les souvenirs partiels et partiaux
son para el verano (1983) de Jaime des acteurs du conflit. Le film se verra
Chávarri qui évoque les difficultés quoti- privé d’une partie des aides de l’état tandis
1. Xavier Ripoll, « Los Milicianos en el cine », Filmhistoria,
que la direction du Festival de Saint Sé-
VI(3), 1996, p. 292. bastien refusera de l’intégrer à la sélection

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officielle, limitant sa projection à des salles De rares films, tels ¡ Viva la clase media !
périphériques. Lorsque, vingt ans plus (1980) de José María González Sinde ou
tard, Ken Loach réalise Land and Freedom l’adaptation que proposera en 1984 Gon-
[Terre et liberté] (1995), il est accusé de zalo Herralde du roman de Juan Marsé, Úl-
vouloir rouvrir d’anciennes blessures et de timas tardes con Teresa, se risqueront à cri-
faire ressurgir de vieux démons. Des cri- tiquer l’attitude d’une partie de la petite
tiques semblables n’épargneront pas Liber- bourgeoisie espagnole, présentée comme
tarias de Vicente Aranda, récit du combat faussement progressiste et résistante. Le
d’un groupe de femmes anarchistes sur le cinéma ibérique s’est plutôt efforcé d’es-
front d’Aragon. quisser les contours d’une Espagne rebelle,
L’évocation de l’après-guerre prête opiniâtre et héroïque, à rapprocher de
moins à la polémique. L’unanimité se fait cette France, tout entière résistante, que
sur la condamnation du régime franquiste tenta de nous dépeindre le cinéma de
et sur l’exaltation de ceux qui lui résistè- l’après-guerre. Mais le septième art est
rent. Ainsi, Companys, proces a Catalunya resté le plus souvent silencieux lorsqu’il
(1979) de Josep María Forn propose une s’est agi de s’interroger sur les raisons poli-
sorte d’hagiographie de Lluis Companys. tiques et sociales qui favorisèrent le main-
Président de la Catalogne, Campanys fut tien de la dictature ou d’enquêter sur les
arrêté par les Allemands alors qu’il était responsabilités des uns et des autres. La ti-
exilé en France, livré à Franco, puis fusillé midité ou la prudence conduiront les
en 1940 1. Par ailleurs, la figure du maqui- quelques réalisateurs désireux de se livrer
sard est fréquemment convoquée. On la à une analyse politique du passé récent à
retrouve dans El espíritu de la colmena inscrire le récit de leurs films dans un
[L’esprit de la ruche] (Victor Erice, 1973), contexte historique plus ancien. C’est le
Pim, pam, pum, fuego (Pedro Olea, 1975), cas de Un hombre llamado flor de otoño
Los días del pasado (Mario Camus, 1977), (1978) de Pedro Olea et de La verdad sobre
El corazón del bosque (Manuel Gutiérrez el caso Savolta (1980) d’Antonio Drove, qui
Aragón, 1978), etc. Dans Pascual Duarte ont pour toile de fond les premières dé-
(Ricardo Franco, 1977) ou dans El Lute, cennies du 20e siècle. Dans ces deux films,
camina o revienta (Vicente Aranda, 1987), la violence de la lutte des classes préfigure
le personnage du rebelle ou du hors-la-loi, la brutalité de la guerre civile. Mais le spec-
aux prises avec un système répressif, offre tateur ne peut manquer de voir dans la
une variante moins politique mais toute peinture de cette bourgeoisie du début du
aussi édifiante. Plus récemment, et dans un siècle, sans scrupule et accrochée à ses in-
autre registre, La niña de tus ojos [La fille térêts immédiats, celle de la classe des pri-
vilégiés qui constitua le socle social de la
de tes rêves] (1998), qui valut à son auteur,
dictature. Lorsqu’elle voudra stigmatiser le
Fernando Trueba, de connaître un nou-
rôle répressif de la garde civile, Pilar Miró
veau succès, a offert l’image séduisante et
choisira, pour sa part, d’évoquer un déni
politiquement correcte d’une Espagne qui,
de justice survenu dans les années 1910.
à l’image de la belle Macarena Granada
On sait que cela n’empêchera pas le désor-
qu’interprète Penélope Cruz, découvre la
mais célèbre El crimen de Cuenca [Le
barbarie nazie et refuse de s’y soumettre.
crime de Cuenca] (1979) d’avoir maille à
Comme s’il convenait de réconcilier l’Es- partir avec les autorités militaires qui y
pagne avec son propre passé, l’on redé- virent avec raison une critique contempo-
couvre ou l’on s’invente des héros suscep- raine d’un corps répressif. L’autre pilier du
tibles d’apaiser les mauvaises consciences. régime, l’église, est également mis à mal
1. La figure du président Companys est présente dans un
dans des films qui se gardent d’évoquer
autre film catalan, Som i serem (1982) de Jordi Feliu. d’une façon trop explicite le rôle qu’elle

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joua naguère. C’est ainsi que El hombre semblent inaccessibles au regard enfantin
que supo amar (1976) de Miguel Picazo se veut le reflet d’une société refermée sur
propose une biographie d’un saint Jean de elle-même, cantonnée dans ses frustra-
Dieu dont l’esprit de tolérance et le pro- tions, retranchée derrière ses interdits.
gressisme semblent néanmoins étonnam- Face à ce monde mystérieux et hermétique
ment contemporains. El segundo poder qui déjà appartient au passé, le spectateur
(1976) de José María Forqué nous plonge à ne peut que partager cette incompréhen-
l’époque de Philippe II et fait revivre les sion dont témoigne le regard innocent
temps anciens où l’Inquisition régnait en auquel il s’identifie. Toute la difficulté
maître. Prudemment, ces films laissent aux qu’éprouvent de nombreux cinéastes pour
spectateurs le soin de faire le lien entre le donner une lecture du passé semble
lointain passé de l’Espagne et son histoire contenue dans cette incapacité de l’enfant
récente. à donner un sens au monde qui l’entoure.
Ces films sont des exceptions qui ne De fait, dans la plupart des cas, on ne pro-
sauraient masquer le renoncement collectif pose pas au spectateur des clefs d’analyse
à analyser ou à expliquer l’ancien régime, de l’histoire récente de l’Espagne, mais
un renoncement qui coïncide étrangement plutôt un tissu d’images et de sons apte à
avec la récurrence des personnages d’en- recréer des sensations et à faire revivre le
fants ou d’adolescents, incarnations d’une passé.
naïveté cultivée. El espíritu de la colmena Cette démarche qui vise moins la ré-
[L’esprit de la ruche] (1973) de Victor Erice flexion que l’émotion, qui embaume le
inaugure, en effet, avec talent la longue passé plus qu’elle ne le rend intelligible,
liste des films qui mettent en scène des en- se traduit sur un plan esthétique par une
fants. On y compte des œuvres aussi esti- lumière et une texture de l’image, com-
mables que Demonios en el jardín (1982) munes à bon nombre de reconstitutions
de Gutiérrez Aragón, Secretos del corazón historiques. Les années tristes de l’après-
(1997) de Montxo Armendáriz ou Pajarico guerre ont gardé au cinéma une tonalité
(1997) de Carlos Saura auxquels s’ajoutent terne et opaque. On s’est évertué à atté-
de nombreux films dont il faut bien ad- nuer les contrastes, on a recouru aux ni-
mettre qu’ils succombent trop souvent à un veaux de lumière les plus bas et aux
certain maniérisme. Une telle récurrence a filtres afin d’ôter toute brillance à l’image.
de quoi étonner même si elle s’inscrit dans Enfin, on a presque systématisé un rendu
une tradition du cinéma espagnol. En effet, de l’image que l’argot des photographes
faisant une sorte de clin d’œil ironique au désigne du nom d’« aile de mouche ».
passé, le cinéma de la démocratie se L’utilisation d’un négatif sous-exposé at-
réapproprie un personnage qui avait fait ténue les blancs et les noirs de sorte que
les beaux jours de l’époque franquiste. Ce- lors de la copie sur un film positif, on ob-
pendant, les innombrables figures enfan- tient des tons de gris suggérant une dé-
tines qu’il met en scène n’ont pas grand- gradation des couleurs. Quelques direc-
chose à voir avec les Joselito ou les Marce- teurs de la photographie tels Hans Bur-
lino de jadis. Elles servent un tout autre mann, José Luis Alcaine ou Juan Amorós
propos. Grâce à elles, l’Espagne d’aujour- excellent à reproduire ces couleurs
d’hui contemple celle qu’elle était hier éteintes et cette lumière pâle, tendant
avec le regard de l’innocence. Les événe- vers l’ocre ou le jaune, presque poussié-
ments historiques, lorsqu’ils sont évoqués, reuse. Que l’on songe à Tiempo de si-
servent de décor lointain à un récit centré, lencio (1986) et Amantes (1991) de Vi-
pour l’essentiel, sur le parcours initiatique cente Aranda, à Los días del pasado
d’enfants ou de jeunes adolescents. Le (1977) de Mario Camus ou à El año de las
monde des adultes dont nombre de secrets luces (1986) de Fernando Trueba. Ces

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couleurs dominantes ne reproduisent pas humaient un fonds musical commun à tous


seulement celles des laines brunes ou des les Espagnols. L’écho rencontré par ces
toiles grisâtres dans lesquelles la popula- chansons dépasse, en effet, tous les cli-
tion modeste taillait ses habits. La lumière vages politiques et sociaux. De sorte que
affadie ne restitue pas seulement la faible dans le climat de réconciliation nationale
lueur que produisaient les rares am- qui prévaut désormais, elles acquièrent la
poules que l’on savait utiliser avec parci- fonction d’un trait d’union apaisant et paci-
monie. Symboliquement, l’image volon- ficateur.
tairement ternie rend compte de l’atmo- Cette peinture ambiguë et empreinte de
sphère oppressive des années évoquées. nostalgie s’ajoute à la tendance du cinéma
Mais plus encore, à l’instar des photos à éluder l’analyse des circonstances poli-
jaunies que conserve l’album de famille, tiques et des structures sociales qui permi-
ces images cinématographiques qui veu- rent au dictateur de se maintenir au pou-
lent dire à la fois le passé et la fuite du voir. Ainsi, le cinéma de reconstitution
temps sont une invitation à la nostalgie. historique ne se démarque généralement
Elles disent bien l’étrange contradiction pas du climat dominant des années post-
devant laquelle se trouve le cinéma espa- franquistes qui tend à laisser dans l’ombre
gnol, qui condamne le passé mais ne les responsabilités politiques liées au passé
peut le recréer sans nourrir un sentiment afin de faciliter, dans le temps présent, la
de regret d’où le plaisir n’est pas totale- réconciliation nationale.
ment absent.
Cette nostalgie est, par ailleurs, puissam-  LES IMAGES D’UNE ESPAGNE RÉCONCILIÉE
ment alimentée par une illustration sonore
qui fait appel au fonds musical traditionnel Comme on pouvait s’y attendre, lorsqu’il
de la copla. Dans les salles de cinéma des situe son propos dans l’Espagne actuelle,
années 1980 et 1990 résonnent à nouveau le cinéma péninsulaire dominant s’attache
les voix de celles et ceux qui parvinrent à à décrire un pays où règne un climat social
distraire l’Espagne franquiste – Concha Pi- et politique pacifié, parfait contrepoint à la
quer, Miguel de Molina, Juanita Reina, etc. description de l’Espagne de jadis, en proie
On ne compte pas les films qui, dès leur à la violence irraisonnée de la guerre ci-
titre, évoquent explicitement des chansons vile. Un examen de la caractérisation so-
espagnoles : Mambrú se fue a la guerra, ciale des personnages inventés par le
Espérame en el cielo, Las cosas del querer cinéma espagnol est susceptible d’éclairer
etc. Le pouvoir évocateur et nostalgique de notre propos. Cette enquête est rendue
ces voix avait été découvert dès 1973 par possible par le travail réalisé par l’Aca-
Basilio Martín Patino dans Canciones para démie des arts et des sciences cinémato-
después de una guerra, habile montage graphiques d’Espagne 2 qui, année après
visuel et sonore qui mêlait films d’époque, année, publie dans la revue Academia un
réclames publicitaires et chansons. Ainsi bilan de la production cinématographique
que l’a remarqué avec justesse Jean-Claude nationale. Les données dont nous dispo-
Seguin, « les notes de chansons créent un sons concernent les sept années écoulées
lien entre une époque douloureuse et une entre 1994 et 2000 et figurent sous une
nostalgie entremêlée de plaisir » 1. Par forme synthétique dans le tableau ci-des-
ailleurs, en puisant dans le vaste répertoire sous.
de la chanson populaire, les cinéastes ex-
1. Jean-Claude Seguin, « La “fictionnalisation” du fran-
quisme dans le cinéma espagnol », Image/Imagen, actes du
XXVe congrès de la Société des hispanistes français, univer- 2. Academia de las Artes y las Ciencias Cinematográficas
sité Lumière-Lyon 2, 1991, p. 105. de España.

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Le cinéma de l’Espagne démocratique

Distribution des personnages selon leur sentiellement esthétique et symbolique,


classe sociale (en %) * n’échappe à personne. La foule des mani-
festants portant blouses blanches et scan-
Très défavorisée Moyenne Très favorisée dant des slogans sur un air allègre est
1994........... 11,0 84,0 5,0 fendue non sans difficultés par l’héroïne en
1995........... 21,9 61,5 16,6 pleine déprime et vêtue de bleu. En fait, la
1996........... 14,0 76,0 10,0 filmographie de Pedro Almodóvar, à
1997........... 9,0 83,0 8,0 l’image du cinéma espagnol contemporain,
1998........... 16,2 74,7 9,1 élude généralement tout ce qui pourrait
1999........... 14,5 75,3 10,2
s’apparenter à une contestation collective
2000........... 20,0 74,3 5,7
de la société.
* Tableau réalisé à partir des données fournies par la revue
Academia. S’il arrive au cinéma espagnol d’ad-
mettre l’existence de disparités sociales ou
culturelles, ce n’est que pour mieux plaider
Les données statistiques montrent d’une
en faveur du rapprochement et de la ré-
façon éloquente combien, au cours de ces
conciliation. Le dernier film de Fernando
dernières années, le cinéma espagnol a
Albaladejo, Cielo Abierto (2000), illustre
privilégié la représentation des classes parfaitement cette tendance en proposant
moyennes. Nous avions déjà signalé ce une fable sociale qui n’est pas sans rap-
choix et ses conséquences s’agissant de peler quelques-unes des comédies améri-
l’évocation du passé. Celle de l’époque caines les plus récentes. Jasmina (Mariola
présente n’échappe pas à la règle qui veut Fuentes), une jeune femme issue d’un
que les cinéastes se détournent majoritaire- milieu très modeste et résidant en banlieue
ment des milieux se situant aux marges de s’éprend d’un psychiatre interprété par
la société. Ils donnent ainsi de l’Espagne Sergi López. Lui est riche mais tourmenté ;
l’image d’un pays libéré des inégalités so- elle est pauvre mais incarne la supposée
ciales et des choix politiques extrémistes fraîcheur spontanée des gens humbles.
que ces inégalités sont susceptibles d’en- Malgré tout ce qui les sépare et rend leur
gendrer. Le « miracle économique espa- rencontre improbable, ils vont s’aimer.
gnol » triomphe sur les écrans de la Pé- Dans un autre ordre d’idée, le récent
ninsule. L’Espagne des buildings ultramo- succès du cinéma espagnol, Solas (1999),
dernes (les tours KIO de Madrid sont un de Benito Zambrano, travaille au rappro-
décor prisé), des téléphones portables et chement entre les générations en mettant
du design épuré prend ses aises dans les en scène les rapports entre une mère et sa
films de Fernando Colomo, de Fernando fille.
Trueba, d’Alex de la Iglesia ou d’Alejandro En fait, la qualification sociale ou poli-
Amenábar. tique des personnages est devenue désor-
Tout cela peut expliquer le fait que mais inutile aux yeux de la plupart des ci-
conflits sociaux et politiques soient, dans néastes, soit qu’ils estiment qu’elle n’est
la plupart des cas, évacués des récits pro- plus apte à justifier les comportements, soit
posés. La seule évocation d’un conflit de qu’ils récusent le déterminisme qu’elle in-
cette nature dans la filmographie de Pedro duit. Le cinéma qualifié de cinéma du
Almodóvar figure dans La flor de mi secreto « désenchantement » qui s’impose dès le
[La fleur de mon secret] (1995) et fait réfé- début des années 1980 a marqué, à cet
rence aux importantes manifestations égard, une étape décisive. Ce cinéma est
d’étudiants en médecine auxquelles dut l’expression de la défiance envers les
faire face le gouvernement socialiste de idéologies et de la perte de confiance à
Felipe González. Cependant, elle sert de l’égard des acteurs politiques ou sociaux
prétexte à une séquence dont la portée, es- qui en sont les vecteurs. L’adaptation sar-

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castique que propose Vicente Aranda du comme en réaction au cinéma que nous
roman de Manuel Vázquez Montalbán, venons de décrire, nous obligent à nuan-
Asesinato en el comité central (1981), offre cer notre propos. Venu d’Angleterre, peut-
un parfait exemple de l’ironie et de la dis- être, ou de France, un vent nouveau
tance qui s’imposent désormais dès lors souffle sur le cinéma espagnol. Le voici qui
qu’il est question d’engagement politique semble découvrir les laissés-pour-compte
ou social. Le repli sur l’individu va donc de la croissance, l’envers du miracle éco-
constituer la réponse logique à ce « dé- nomique, la complexité de la question
senchantement ». Pedro Almodóvar, antici- basque. Même s’ils n’ont pas l’ambition de
pant ce qui pourrait s’apparenter à une cri- proposer une véritable critique sociale,
tique de son non-engagement, déclare certains films choisissent des personnages
avec lucidité : « Si mes films ont un thème issus de milieux modestes. C’est le cas de
commun, c’est celui de la lutte pour l’ab- Solas, que nous avons déjà évoqué. Si dans
solue liberté individuelle portée à l’ex- Celos (2000), Vicente Aranda poursuit une
trême, et cela peut être considéré comme réflexion de portée universelle sur la pas-
une position politique. » 1 sion amoureuse, il met néanmoins en
La relation de l’individu au monde ne scène des travailleurs chargés de récolter
passe plus désormais par la revendication et de conditionner des oranges. D’un
d’un statut social ou par un engagement de contenu plus ouvertement social, En la
type politique au sens habituel du terme. puta calle [Putain de rue] (1997) évoque la
Au contraire, les récits vont mettre l’accent précarité et le chômage au travers de la dé-
sur la crise identitaire et existentielle de chéance d’un travailleur qui se rend à
protagonistes perpétuellement en quête de Madrid afin d’y trouver un emploi. Histo-
leur équilibre affectif, rongés par leur cons- rias del Kronen [Histoires du Kronen]
tante indécision et leur incapacité à se (1998) de Montxo Armendáriz ou Barrio
situer dans la société. La marginalité fré- (1998) de Fernando León mettent en scène
quemment abordée à travers des person- la banlieue et sa jeunesse désemparée.
nages de drogués, de délinquants ou de Bwana (1996) d’Imanol Uribe découvre
prostitués sera perçue, bien souvent, comme une Espagne raciste et repliée sur elle-
l’aboutissement malheureux de parcours même. Montxo Armendáriz avait ouvert la
individuels malchanceux, quand elle n’est voie avec Las cartas de Alou [Les lettres
pas décrite comme un exotisme pitto- d’Alou] (1990), évocation du sort que l’Es-
resque 2. Son évocation ne donne pas lieu pagne réserve aux nombreux émigrés qui
à une critique sociale ou politique de la so- franchissent ses frontières. Sa caméra nous
ciété qui la génère. Quant aux critères avait fait découvrir la société espagnole à
travers les yeux d’un jeune Sénégalais,
d’identification du spectateur, ils ne sont
Alou, finalement expulsé par les autorités.
plus désormais de nature sociale ou poli-
Enfin, d’une tonalité franchement politique,
tique puisque les principaux marqueurs
Yoyes d’Helena Taberna (1999), tente d’éva-
d’identité des personnages sont devenus
luer avec nuance et un certain courage les
essentiellement d’ordre culturel ou géné-
responsabilités des uns et des autres dans
rationnel.
la situation du Pays basque.
Cependant la sortie récente d’un certain
On sent bien que ces films bousculent
nombre de films qui puisent leurs sujets
enfin l’image harmonieuse qu’une partie
dans les problèmes sociaux de leur temps,
du cinéma espagnol s’était appliquée à
1. Cité par Peter Besas, Behind the Spanish Lens, Denver, édifier. Le discours mesuré et politique-
Arden Press, 1985, p. 216. ment correct tend à s’effilocher dans des
2. On pense, par exemple, au personnage d’Agrado dans
Todo sobre mi madre [Tout sur ma mère] de Pedro
œuvres où s’exprime un sentiment d’injus-
Almodóvar (1999). tice et de révolte dont on pouvait croire

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Le cinéma de l’Espagne démocratique

qu’il s’était éteint. Peut-être est-ce là le république 1) va trouver sa traduction dans


signe d’une timide remise en cause du un cinéma qui propose du passé une vision
consensus relatif aux structures politiques apaisée et réconciliatrice et du présent une
et sociales héritées de la transition ? image lisse et non conflictuelle. Il reste à
Si le cinéma, au même titre que la litté- savoir si l’Espagne se reconnaît dans cette
rature et que d’autres modes d’expression image rassurante, illustration trop parfaite
et de communication, a contribué à faire du slogan triomphateur que la version espa-
appréhender les récentes mutations de gnole des Guignols de l’info fait répéter à la
l’Espagne, il a produit, dans un même marionnette du Premier ministre Aznar :
temps, les clichés qui encombrent cette « España va bien » 2.
connaissance. En effet, en dépit de son in-
déniable diversité, le cinéma espagnol n’a 1. Raúl Morodo, La Transición política, Madrid, Tecnos,
1984, p. 145.
pas manqué de forger ce que d’aucuns 2. Nous proposons ici quelques éléments bibliogra-
nommeront une doxa, pourvoyeuse de phiques concernant la question : Peter Besas, Behind The
Spanish Lens. Cinema under Fascism and Democracy,
lieux communs et de stéréotypes, dont Denver Colorado, Arden Press Inc, 1985 ; John Hopewell,
nous avons essayé de pointer ici Out of the past, Londres, British Film Institutes, 1986 ; An-
quelques-uns des traits caractéristiques. tonio Lara, « El cine de la transición », Revista de Occidente,
54, novembre 1985, p. 123-137 ; José Enrique Monterde,
Nous avons pu vérifier qu’à sa manière et Veinte años de cine español. Un cine bajo la paradoja. 1973-
sans se l’avouer, sans même faire de cette 1992, Barcelone, Paidós, 1993 ; Manuel Trenzado Romero,
Cultura de masas y cambio político : El cine español de la
étape décisive de l’histoire nationale son transición, Madrid, Centro de Investigaciones Sociológicas,
thème privilégié, tout le cinéma espagnol 1999 ; Collectif, Escritos sobre el cine español 1973-1987,
Valence, Filmoteca de la Generalitat Valenciana, 1989 ; « Les
contemporain reste gros des enjeux de la Chemins du cinéma espagnol (1975-1989) », Revue belge du
transition. La quête d’un consensus poli- cinéma, 28, hiver 1989.
tique minimum (dont Raúl Morodo nous 
rappelle les trois principes fondamen-
taux : ne pas remettre en cause le système
socio-économique, s’abstenir de recher- Jean-Paul Aubert, maître de conférences à l’uni-
cher d’éventuelles responsabilités concer- versité de Nice Sophia-Antipolis, est l’auteur de Le
nant des faits passés, ne pas raviver la po- cinéma de Vicente Aranda. Pour une esthétique
lémique sur le choix entre monarchie et du personnage filmique (2001, L’Harmattan).

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