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14/02/2023 18:02 Pierre Boulle 

: présentation

ReS Futurae
Revue d’études sur la science-fiction

6 | 2015
Pierre Boulle
Pierre Boulle

Pierre Boulle : présentation


Pierre Boulle : Presentation

Arnaud Huftier
https://doi.org/10.4000/resf.781

Résumé
Présentation du dossier Pierre Boulle

Entrées d’index
Mots-clés : Boulle (Pierre), Rosny aîné (J.-H.)
Keywords: Boulle (Pierre), Rosny aîné (Joseph-Henri)

Texte intégral
1 Pierre Boulle est l’un des auteurs français ayant publié à la fois de la littérature générale et des
récits de science-fiction. À en suivre notamment les anthologies Time Out of Mind (1966)1 et
Étrange planète (1998)2, ainsi que la liste des romans et récits proposée dans la partie intitulée
«  Cosmology, Scientific Fiction, Science Fiction  » de la monographie (restée curieusement
inédite en français3) de Lucille Frackman Becker (1996, p.  66-87), un rapide regard sur la
carrière littéraire de Boulle montre une alternance marquée entre les deux «  domaines  ». Le
recueil des Contes de l’absurde (1953) est ainsi précédé des romans William Conrad (1950), Le
sacrilège malais (1951) et Le Pont de la rivière Kwaï (1952) ; le recueil E =mc2 (1957) devance
Les Voies du salut (1958) et Un métier de seigneur (1960), eux-mêmes suivis de La Planète des
singes (1963) et Le Jardin de Kanashima (1964). Cette oscillation générique restera de mise
jusqu’à la mort de l’auteur en 1994, au Professeur Mortimer (1988) succédant Le Malheur des
uns... (1990) et À nous deux, Satan ! (1992).
2 Une seconde particularité de Boulle réside dans le fait que les deux versants de sa production
abondante en viennent à graviter dans l’orbe de deux romans seulement, Le Pont de la rivière
Kwaï et La Planète des singes, parce que ces derniers ont bénéficié d’une imposante fortune

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médiatique grâce aux adaptations, respectivement, de David Lean (1957) et Franklin J.


Schaffner (1968). Il y a un déséquilibre important entre les études de ces deux massifs et des
approches portant sur l’ensemble de la production de Boulle. Un reportage du quotidien La
Provence en témoignait, a contrario, lors de la sortie de l’une des plus récentes suites
cinématographiques  : titré «  Célébré à Hollywood, oublié chez lui  », l’article relatait la
cérémonie confidentielle, à Avignon, du centenaire de la naissance de l’auteur. Alors même que
La Planète des singes  : les origines (film de Wyatt) faisait salles combles, la bibliothèque
municipale Pierre-Boulle d’Avignon ne possédait que sept romans sur les vingt-quatre publiés
par l’écrivain (Bonnieux, 2012). De fait, Hollywood n’a pas prêté la moindre attention au débat
littéraire sur l’appartenance de La Planète des singes au conte philosophique plutôt qu’à la
science-fiction — débat analysé dans ce numéro dans l’étude de Simon Bréan, qui va d’ailleurs
au-delà de Boulle et peut concerner identiquement, même si avec d’autres formes et enjeux, la
production de Jacques Sternberg à la même époque (voir Langlet, 2010). L’industrie culturelle
s’est approprié l’adaptation, devenue bientôt «  franchise4  », déclinée sur une variété
considérable de supports. Les figurines, cartes, comics, posters ont d’emblée complété les films
en série (serials, entre 1970 et 1974) et séries télévisées, et les prequels («  préquelles5  »)
enrichissent désormais cette fiction transfictionnelle (Saint-Gelais, 2012). Est-ce bien encore
une fiction boullienne ? La note de lecture de Xavier Mauméjean en convaincra certainement.
En proposant une lecture suivie du scénario écrit par Boulle pour une suite à l’adaptation de
1968 (document inédit conservé à la Bibliothèque Nationale de France), Mauméjean montre que
l’écrivain concevait ce travail comme une relecture de son roman, passé au filtre de sa
perception des critères du cinéma hollywoodien. Le pessimisme du «  conte  » interracial, en
particulier, y apparaît dans toute son irréductibilité et toute sa violence : il se tient aux antipodes
du pacifisme animant certaines œuvres majeures de la SF française de son époque, par exemple
Oms en série en 1957 (dont l’adaptation non industrielle peut être utilement comparée à la
franchise des Singes) ou Ce monde est nôtre, de Francis Carsac (1960). Dans les derniers
développements de la franchise, en 2011 mais surtout en 2014, la critique n’a pas manqué
d’observer que le cœur de scénario s’était durci autour d’une quête, toujours plus agressive, du
«  propre  » de chacun — aussi bien dans les communautés de singes que d’hommes. La
brutalisation du rapport à l’autre, dans un xxie siècle qui a fait de l’identité une question
politique, trouve dans ce fonds boullien une réserve d’histoires que l’industrie rentabilise6.
Pourtant, une relecture nourrie par l’écocritique et les études animales serait possible, puisque
ces nouvelles façons d’appréhender le rapport à l’animal déplacent le clivage humain / animal
vers une différence entre « animal humain » et « animal non-humain ». La saisie de l’instinct
comme question orientant tout le corpus boullien, on va le voir, ne peut qu’inciter à une future
ressaisie de La Planète des singes (le conte romanesque originel) et Planet of the Apes (la
franchise médiatique).
3 Les caractéristiques générales de la production de Boulle et sa réception peuvent donc
expliquer ces nombreuses lectures partielles et partiales. Au gré d’oublis et de schématisations,
ce jeu d’ombres et de lumières finit par dessiner une image particulièrement brouillée, si ce n’est
diaphane7, de l’auteur. Ceci justifie notre volonté de proposer ici un dossier qui, pour être placé
sous l’égide de la science-fiction, entend redessiner les contours de cette image. Cela implique,
de ce fait, une prise en considération de l’ensemble des récits, par l’entrelacement de deux
questions : le conte philosophique8 et la propension de l’auteur à démonter les mécanismes de
l’âme humaine peuvent-il subsumer la science-fiction de Boulle  ? La pensée de la science-
fiction informe-t-elle, ou insémine-t-elle, l’ensemble de la production de Boulle ?
4 Pour marquer l’esprit de ce dossier, pour montrer qu’à nos yeux il ne s’agit pas d’un point
d’arrêt, mais d’une ligne de fuite, nous formulons ici une proposition susceptible de montrer
comment des récits en apparence éloignés se rejoignent d’une manière souterraine, et de faire
passer la lecture de l’entrelacement au rhizome. Y aurait-il un dénominateur commun entre, par
exemple, William Conrad (1950), Les Jeux de l’esprit (1971), Les Oreilles de jungle (1972) et
La Face (1953)  ? Quelque chose qui circule, entre une histoire d’espionnage en Angleterre et
cette société du xxie siècle où les savants entendent arrêter toutes les guerres  ; entre cette
« plante qui n’est pas une plante » dans la jungle nord-vietnamienne et la crise de conscience
d’un Procureur de la République qui, dans une petite ville provençale, doit faire accuser un
innocent pour ne pas avouer qu’il n’a pas secouru la victime au moment de sa noyade. Cet
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apparent éclectisme se retrouve dans les essais de l’auteur, qui vont de L’Étrange Croisade de
l’Empereur Frédéric II (1968) qu’à L’Univers ondoyant (1987). Sous ce jour, Boulle semble
faire sien cet «  état d’esprit  » revendiqué par Rosny aîné, lorsqu’il dit s’intéresser «  à tout
l’univers, à tous les temps, à tous les rêves… » (Rosny, 1921, p. 12)
5 Ce parallélisme avec Rosny aîné n’est évidemment pas fortuit. De nombreuses similitudes
entre les deux auteurs pourraient en effet être établies, notamment autour de leur
questionnement de l’altérité9. De plus, l’exemple de Rosny permet surtout de revenir sur le
danger d’une approche qui s’en tiendrait à une petite proportion de textes, laissant penser que le
reste de la production se plie à ce qui est dit dans la classe de textes sélectionnés. Or, avec un tel
système, on appauvrit non seulement cette production, mais surtout, on ne peut décemment la
comprendre. Nous proposons bien plutôt de tenter de voir si tout peut s’expliquer par
l’éclatement apparent. Rosny établit un dialogue entre ses textes par l’intermédiaire de la
problématique de l’instinct, qui «  dissimule les origines  » (Rosny, 1924, p.  19). Pour lui, les
autres règnes et les autres mondes, au même titre que les romans sociaux, permettent d’ébranler
le «  règne humain, qui contient à la fois l’hérédité sauvage, l’hérédité sociale et d’énormes
énergies captives  », sans que cela n’échappe «  à toutes les lois essentielles, à toutes les
transformations qui dérivent de l’état général de la planète  » (Rosny, 1917, p.  109-110). Ceci
implique, sur le plan philosophique et littéraire, une nécessité de lier la perspective positiviste
(l’hérédité sociale) à une mentalité pré-logique (l’hérédité sauvage) qui doit s’affronter à
l’incompréhensible (ces « énormes énergies captives »). Ce sont ces énergies qui sont travaillées
par l’instinct, ce qui rend impossible «  de négliger un troisième aspect des hommes – une
hérédité déterminée par le troupeau, trop complexe pour les premiers qui se dressèrent sur leurs
pattes de derrière – d’un mot, des facultés impérieusement personnelles, innées, et qui exigèrent
toutefois des ancêtres interhumains » (Rosny, [1933], p. 9-10).
6 Si le danger d’une lecture « par fractionnement » de Boulle est tout aussi prégnant que chez
son prédécesseur, il ne s’agirait évidemment pas d’en faire un épigone de Rosny aîné, et encore
moins de faire de la question de l’instinct chez Boulle un outil d’analyse qui se suffirait à lui-
même. Mais, si l’on considère la question de l’instinct comme un horizon problématique, en
réactualisant le système mis en place par Rosny, cela permet d’entamer un dialogue entre les
différentes parties de sa production. Cela peut ici se faire par l’intermédiaire d’un roman qui, a
priori, présente peu de points de contact avec la science-fiction de l’auteur : La Face. Rappelons
l’argument du roman. L’«  homme du nord  » Jean Berthier, Procureur dans une petite ville
provençale, assiste à la noyade d’une inconnue, sans la secourir. Pour se dédouaner, il fait
accuser un innocent qu’il juge néfaste pour la société, au même titre que les « protecteurs » de
cet innocent. Le prix à payer pour Berthier est simple : il a refusé les pressions exercées sur lui
pour innocenter l’accusé, cela équivaut donc à un « suicide social », car sa carrière est désormais
brisée. On peut ainsi percevoir à quel point le récit est mis en tension par un combat entre
l’instinct que ne pouvait contrôler Berthier lors de la scène de la noyade, et ce qu’implique sa
position sociale dans un milieu particulier. Cette discorde et cette emprise des «  milieux  »
peuvent dès lors nous permettre de relire l’ouvrage.
7 En ouverture de La Face, les jeux de l’instinct peuvent adopter des atours relativement
convenus, si l’on prend en considération l’opposition entre les esprits septentrionaux et
provençaux, désignés dans ce roman comme des « races », comme aux beaux jours de l’entre-
deux guerres (Audisio, Camus). D’un côté, le docteur Rouve : « Sa nature provençale l’incitait à
apprécier la féerie », et il perçoit chez les Provençaux cette « faculté de se railler soi-même », et
« de ne pas se prendre exagérément au sérieux » (Boulle, [1953a], p. 12 et 18). De l’autre, le
procureur Berthier : il entend « mettre son aspect physique en harmonie avec la dignité de ses
fonctions  », par «  réaction instinctive contre un certain laisser-aller des habitudes
provençales qui l’avait choqué à son arrivée », et il est

révolté par la frivolité de leurs apparentes préoccupations, et désemparé devant leur


faculté, qu’il jugeait insolite, de se laisser ingénument emporter au souffle des illusions
créées à chaque instant par leur imagination. Comparant cette facilité à l’attitude
laborieuse, et grave devant l’existence, du milieu dans lequel il avait vécu auparavant, il se
considérait malgré lui comme d’une race différente, plus forte et plus virile. Le sentiment
instinctif de cette transcendance se traduisait aussi bien dans son comportement que dans
sa tenue. (Boulle, [1953a], p. 15-16)

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8 Difficile ici de ne pas entendre des échos à la théorie du milieu, nourrie de Madame de Staël à
Taine. Or, si le récit établit un système d’opposition à ce point schématisé, c’est pour instaurer
une oscillation entre mesure et contre-mesure.
9 Mesure, puisque, d’une part, Boulle montre que l’emprise de l’opposition «  raciale  » liée à
l’instinct se traduit par un refus de l’étranger, et réciproquement par la nécessité pour ce dernier
d’assimiler les caractéristiques du «  milieu  »  : «  Depuis six mois qu’il est ici, il commence à
bien s’acclimater  » (p.  15). D’autre part, Boulle complète le système mis en place par
l’intégration d’un « roman d’archives familiales » qui empêche tout simplement la pensée :

l’hérédité et l’éducation avaient donné à son esprit une orientation rigide. Plusieurs de ses
ancêtres s’étaient illustrés par des traits restés fameux d’une conception cornélienne de
leur mission, et ce capital d’intransigeance lui avait été transmis par le folklore familial :
en 1851, après le coup d’État du 2 décembre […]. (Boulle, [1953a], p. 24)

10 Mesure, donc, puisque cela fige le récit, bloque l’analyse, et l’analyse de soi-même : Berthier
ne sait pas gérer « la magie de la simplification » (p. 31), à partir du moment où il a perçu que le
jeu des atavismes pouvait l’entraîner «  sur la pente facile et séduisante de la généralisation  »
(p.  25), avec la nécessité de se défier du pouvoir de «  la vague analogie  » (p.  29). Contre-
mesure, puisque ce qui vient briser la linéarité ainsi installée provoque «  un trouble
inexplicable » face à ce qui est considéré comme « une présence étrangère » (P. 45), et Berthier
ne sait répondre, ou plutôt, il ne sait comment appréhender l’événement, tout simplement parce
que « son instinct lui représenta d’abord l’accident comme un mauvais cauchemar » (p. 47). Il
perd de ce fait toute possibilité de conceptualiser l’événement, le temps linéaire étant désormais
brisé  : à «  l’évocation de ce corps qu’un délire absurde lui représentait déjà fantastiquement
décoloré et boursouflé comme celui d’un noyé ancien  » (p.  50), il ne peut qu’opposer un
« monstrueux silence » (p. 51).
11 Contre-mesure, de fait, puisque le jeu de l’instinct lui permet de remettre en cause « ce climat
débilitant  », «  ce maudit soleil qui donnait une apparence de mirage à toutes les réalités  »
(p.  69), tout en se dédouanant de sa personnalité sociale, l’instinct étant désormais lié à cette
dernière  : «  Une fois encore, l’instinct avait dicté ses paroles  » (p.  77)  ; «  Devant ses
subordonnés, il avait repris d’instinct toute son autorité » (p. 81). Cela finit par miner le récit,
mettre en crise le présent, de l’instinct des «  être primitifs  » (p.  121) à tout ce qui a été
«  laborieusement édifié par les consciences de plusieurs générations d’ancêtres  » (p.  130).
L’ensemble est surtout taraudé par le travail de l’image du cadavre  : «  ce cadavre paraissait
tendre vers l’infinitésimal, et parfois disparaître  » (p.  115). Dès lors, mesure et contre-mesure
finissent par s’entrechoquer, au gré de la modulation des images initiales sur la transcendance de
la race (p.  154, 211) et des tentatives de maîtriser l’instinct, par exemple en «  agissant
insidieusement par en dessous suivant une ligne qui répugnait à son instinct  » (p.  101). La
rationalisation reste cependant hors de portée du Procureur, et Berthier finit par travailler « pour
lui-même, en artiste  » (p.  180). Cela lui permet de renvoyer dos à dos l’hérédité sauvage
(l’instinct qui ne lui a pas permis de sauver de la noyade la victime) et l’hérédité sociale
(l’instinct qui lui a permis de désigner un faux-coupable), par un suicide social qui libère des
énergies autour de cet acte créateur laissé en suspens.
12 Dans ce commentaire, s’est-on éloigné des récits de science-fiction de Boulle ? Peut-être pas,
si l’on reprend certains des récits de l’auteur à la lumière du travail de l’instinct. Par exemple,
relevons la première réaction «  instinctive  » d’Ulysse Mérou dans La Planète des singes,
lorsqu’il se retrouve chassé par les singes : « D’instinct, je repris ma course en avant, ayant soin
toutefois de me dissimuler dans les buissons et de faire le moins de bruit possible  » (Boulle,
[1963], p. 257). Dans une autre mention, ce même Ulysse voit des singes qui ne lui apparaissent
pas « comme des animaux déguisés », et notamment un singe qui fume la pipe : « Eh bien, rien
dans cet acte n’avait choqué mon instinct, tant ses actes étaient routiniers » (p. 265). Enfin, il y a
cette réflexion d’Ulysse sur ce qui le différencierait des « hommes » de la planète Soror : « Je
les attendais, moi, en ricanant intérieurement, impatient de leur faire sentir la différence entre
instinct et intelligence  » (p.  274). Dans ce roman, l’instinct devient logiquement le champ
d’investigation des personnages, en lien avec le problème des origines (cf. p. 286). La contre-
mesure devient ici mesure, pour élaborer une réversibilité propre au récit, à l’exemple de cette
réaction d’Ulysse face aux hommes dans les cages  : «  Un secret instinct m’avertit qu’il y a
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pourtant en eux des possibilités plus grandes  » (p.  314), ou de cette inversion du
processus  autour de l’hérédité et des instincts  : «  des ombres de souvenirs ancestraux qui
cherchent à émerger de la bestialité  » (p.  326)  : «  il semble qu’un instinct mystérieux les ait
avertis de la naissance miraculeuse » (p. 342).
13 C’est cette tension qui permet finalement d’interroger, au même titre que La Face, la
poïétique et la place de l’art dans les civilisations (Boulle, [1963], p. 322). Ainsi, dans La Face
le cas de conscience est subordonné aux jeux de l’instinct ; le processus inverse est à l’œuvre
dans La Planète des singes. Sous ce jour, le dialogue entre les récits prend l’intérêt d’un
parcours d’objectivation littéraire  : les récits de science-fiction, suivant un modèle heuristique
souvent évoqué par Lehman, ou dans cette revue même par Boisset10, peuvent être lus comme
littéralisant ce qui travaille en creux les récits dits « réalistes » de l’auteur. Dans La Planète des
singes, ce qui constitue les soubassements de La Face est ainsi transformé en personnages : ce
qui reste habituellement au seul niveau du discours devient diégétique. Ce discours constitue
désormais l’action-même du récit. Pour le Procureur Berthier, le « roman d’archives familiales »
permettait ainsi de dessiner en creux le principe d’une imitation inconsciente, définissant une
intelligence sociale  ; dans La Planète des singes, le principe d’imitation revient, mais pour
expliquer l’aventure, ce qui permet de dessiner le passage d’une tendance à l’imitation à une
véritable intelligence – tout en évitant d’y mêler les notions de conscient et inconscient. De
même, La Face s’enferrait sur la théorie du milieu, remettant en perspective le principe d’une
mémoire collective susceptible de justifier le droit du sol, en transcendant la mémoire
individuelle :

Certains reflets dans les yeux des êtres primitifs sont les présages infaillibles d’une
passion collective profonde, une de celles qui font frémir, parfois délirer l’âme populaire,
en particulier dans le pays de Provence, et qui prennent leurs racines puissantes dans la
haine, la pitié ou l’amour. (Boulle, [1953a], p. 121)

14 Or, ce qui reste «  en dehors  » de La Face (point d’appui du récit, sans faire l’objet d’un
examen critique) devient dans La Planète des singes le sujet d’une expérience concrète, dite
«  encéphalique  », avec pour projet de réveiller «  non pas seulement la mémoire individuelle,
mais la mémoire de l’espèce. Ce sont les souvenirs d’une très lointaine lignée d’ancêtres qui
renaissent dans son langage, sous l’excitation électrique » (Boulle, [1963], p. 336).
15 Un dernier élément permet de souligner ce principe de littéralisation ou d’objectivation  : le
rapport à l’instinct sexuel dans les deux romans. Berthier ne cesse, en effet, de mentionner ses
« obligations » envers Mireille, sa fiancée, indiquant par-là que le futur mariage conditionne ses
actes. Néanmoins, jamais il ne s’interroge sur les fondements de cette obligation, pas plus que
sur la «  voix commune  » qui lui permet de «  neutraliser  » ses sentiments. Autrement dit, il
évolue d’une certaine manière dans une prison invisible, ou qu’il ne peut tout simplement pas
voir, construite par une forme d’hérédité sociale. Cela provoque chez lui un sentiment de
perplexité lorsque Mireille « [se colle] à lui dans une passion charnelle qui n’avait jamais existé
auparavant dans leurs sages étreintes  » (Boulle, [1953a], p.  160) — ce qui l’amène à vouloir
oublier sa prison, pour se laisser aller à un instinct qu’il ne peut conceptualiser. Or, La Planète
des singes inverse le processus, puisque le récit donne à voir (littéralise) la cage – construite par
les singes –, et donne à voir le processus qui permet à Ulysse d’assumer l’instinct sexuel pour ce
qu’il représente :

Oui ! moi, un des rois de la création, je commençai à tourner autour de ma belle. Moi,
l’ultime chef-d’œuvre d’une évolution millénaire, devant tous ces singes assemblés qui
m’observaient avec avidité […], bien persuadé en cet instant qu’il existe plus de choses
sur les planètes et dans le ciel que n’en a jamais rêvé la philosophie humaine, moi, Ulysse
Mérou, j’entamai à la façon des paons, autour de la merveilleuse Nova, la parade de
l’amour. (Boulle, [1963], p. 282)

16 Ce qui revient à dire qu’Ulysse ne conceptualise pas, lui non plus, cet instinct, mais il en
donne littéralement à voir le principe de fonctionnement : les règles sociales, par exemple ce qui
entoure l’union charnelle et le mariage dans les récits dits réalistes, deviennent ici des objets
(une cage) avec un poids diégétique – et non plus uniquement métaphorique ou symbolique.
L’habileté de Boulle — et ce en quoi il se nourrit le plus formellement d’une poétique science-

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fictionnelle — est d’intégrer à cette littéralisation de l’instinct sexuel, non une paraphrase
d’Hamlet («  Il y a plus de choses dans le ciel et sur la terre, Horatio, que n’en rêve votre
philosophie »), mais une littéralisation du discours d’Hamlet.
17 Si l’on se donne ce rapport à l’instinct comme horizon problématique, des lectures croisées de
récits de Boulle peuvent dès lors être proposées. Il est possible de voir comment le récit
d’aventures et d’espionnage que sont Les Oreilles de jungle en vient à se mirer dans Les Jeux de
l’esprit, à partir du moment où la mesure est donnée par l’instinct qui jugule toute pensée :

Ses [Mme Ngha] réflexes n’étaient pas moins prompts. Avant même d’avoir formulé une
conclusion, sur un simple soupçon de la vérité, elle comprit d’instinct tout le parti qu’elle
pourrait tirer de cette découverte providentielle. (Boulle, 1974, p. 56)

Depuis longtemps, il avait pris l’habitude de rouler toujours à la même vitesse, une allure
calculée autrefois, devenue aujourd’hui instinctive […]. (Boulle, [1971], p. 415)

18 Dans les deux cas, ce qui est figé répond à ce qui fige, les récits de science-fiction permettant
d’élaborer un programme qui va cerner et délimiter un espace que l’on pense alors geler : « Il
fallait imaginer des distractions assez sensationnelles, au sens littéral du mot, pour captiver
l’esprit au cours des interminables heures de loisir  » (Boulle, [1971], p.  440). En retour, on
retrouve le « règne humain », dans son acception rosnyenne.
19 Le modèle rosnyen «  en creux  » susceptible d’éclairer, chez Boulle, le principe de
littéralisation, est lisible notamment dans ces «  énergies captives  » vues par Rosny sous le
pouvoir sidérant des instincts. Cela l’entraîne dans des considérations scientifiques et
métaphysiques, notamment dans ses ouvrages sur la philosophie pluraliste (Boëx-Borel, 1909 ;
Rosny aîné, 192211), alors que dans ses fictions, cette «  énergie  » peut apparaître comme un
catalyseur, avec les effets déstabilisants permettant de mettre en crise tout ce qui relève du
positivisme, et permettant aussi d’absorber tout ce qui peut apparaître comme « surnaturel »12.
Or, par l’intermédiaire des poltergeists qui renvoient à l’instinct, Boulle va très précisément
littéraliser cette notion d’énergie, la plaçant sous la coupe du pouvoir de re-création humain :

Comme tous les grands artistes, il me fallait mon invention à moi. Je la voulais
révolutionnaire. Dans le domaine où je me mouvais, ce ne pouvait être que la découverte
d’une source d’énergie encore inconnue, à laquelle personne n’aurait eu l’audace de rêver.
J’appelais de toute la puissance de mon esprit une création, création comprends-tu ? qui
laisserait très loin derrière elle et ferait paraître dérisoire les misérables initiatives de mes
confrères. (Boulle, [1981], p. 628)

20 Le dialogue peut désormais être pleinement instauré entre les différents récits de Boulle, si
l’on en suit par exemple Véronique Bessens qui, analysant La Planète des singes, avance que
« Boulle met en scène des rapports identiques entre les soldats alliés prisonniers et les Japonais
dans Le Pont de la rivière Kwai  » (Bessens, 2007, p.  185). Le parallèle est repris par Yann
Quero dans ce dossier («  L’influence de l’Asie sur les écrits de science-fiction de Pierre
Boulle »), pour identifier tout ce que la pensée et l’écriture de l’auteur doivent à ses expériences
asiatiques. Si La Planète des singes raconte ce rapport de force en utilisant l’animalité comme
« mesure de différence », le dialogue peut aussi s’étendre au Professeur Mortimer (1988), qui ne
cesse d’interroger cette relation entre le « règne humain » et l’animalité. C’est certes le sujet de
ce dernier roman, mais cela est travaillé en creux par le jeu de l’instinct, à partir notamment
d’une projection de la maladie de la chienne Rosetta sur celle qui la regarde, avec à la clé une
communion momentanée, source de tiraillements à venir :

Lady Evelyn porta instinctivement la main à sa poitrine, comme si elle-même avait été
atteinte du mal et resta un moment sans pouvoir parler. Grâce à Rosetta, les deux époux
vivaient un des rares moments où ils se sentaient en communion d’esprit. (Boulle, [1988],
p. 46)

21 Dans la science-fiction de Boulle, les apories de l’instinct et de la conscience ne courent donc


plus en-dessous des récits. Les sujets annoncés (« l’esprit créateur » dans « Le Parfait robot », la
rencontre avec «  l’autre  » qui est soi dans «  Les Luniens  », l’opposition entre les écoles
« corpusculaire » et « onduliste » dans « Le Règne des sages », l’instinct sexuel dans « L’Amour
et la pesanteur », etc.) sont re-travaillés, par exemple dans La Planète des singes : le discours

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assume, en actes (c’est-à-dire par la diégèse) la transition entre une tendance à l’imitation et une
véritable intelligence, travaillé en creux par les notions de conscient et d’inconscient, tout en
laissant dans l’ombre l’identité de cette « conscience supérieure » (Boulle, [1963], p. 326) qui
aurait décidé du voyage d’Ulysse Mérou. Ils réfléchissent et sont réfléchis par les récits
réalistes  : en définitive, que cela s’établisse par la psychomachie ou par des artefacts science-
fictionnels, c’est bien un « vertige de l’être » qui est enclenché dans ces récits. L’on peut alors
retrouver Rosny aîné, qui avançait que

sans ce vertige, il semble que l’homme n’aurait eu aucun de ses grands appétits d’art, de
science, de métaphysique. Nos facultés sont exaltées par le retour à la notion pure
d’existence, jusqu’à ce point où nous essayons de rompre la gangue des concepts établis et
des instincts cristallisés. Nous sommes rendus plus attentifs à l’évanouissement des
formes, plus sensibles à l’incertitude universelle, car plus nous essayons d’atteindre au
tréfonds illusoire, plus nous sentons s’assoupir ce que le sens commun, la science, la
métaphysique tendent à fixer en nous. (Rosny, [1933], p. 187)

22 Cela met en relief, chez Boulle, tout à la fois le jeu de la science et celui de l’instinct dans des
récits qui, finalement, éclairent de manière inattendue « l’union hétérogène des instincts les plus
antiques et d’une sociabilité fragmentaire  » (Rosny, [1933], p.  101), avec une remise en
perspective du « génie des individus » (p. 108). On peut ainsi comprendre pourquoi, au même
titre que Rosny, il s’intéresse « à tout l’univers, à tous les temps, à tous les rêves… » : son œuvre
éclectique apparaît comme une tentative d’homogénéiser cet hétérogène, de comprendre les
atermoiements entre les actions de la science et celles qui relèvent d’une dimension artistique.
L’horizon problématique de l’instinct est alors transcendé par la volonté de neutraliser une
dimension qui paraît absente chez Rosny  : une certaine forme de spiritualité. Cette forme
particulière de spiritualité implique un dialogue avec la conception de la noosphère de Pierre
Teilhard de Chardin13, et aboutit chez Boulle, dans une sur-littéralisation de ce qu’il avait déjà
littéralisé dans ses récits de science-fiction : cet Univers ondoyant, aventure « où l’Être Univers
s’élève par étapes de l’instinct à l’intelligence, pour subir à la fin du cycle, à l’instar des
humains, une crise passionnelle » (Boulle, 1987, quatrième de couverture). Le tout est donc de
savoir si, pour Boulle, au même titre que le professeur Trouvère, « le poète, avec l’âge, tendait à
l’emporter sur le mathématicien  » (Boulle, [1981], p.  623), ou si l’on peut soutenir la
proposition inverse. À moins que les deux propositions ne se fassent constamment concurrence,
provoquant ces passages entre les différents domaines littéraires investis par l’auteur.
23 L’horizon problématique de l’instinct permet ainsi de déboucher sur la tension constitutive de
la production de Boulle  : la pensée de la science-fiction, c’est ce qui lui permet de réfléchir
l’aspect apparemment figé de la société de ses récits « réalistes ». Cela entraîne, dans ces récits,
des manières de «  s’absenter  » du présent  : sous ce jour, la pensée de la science-fiction qui
traverse son œuvre ne relèverait-elle pas d’une volonté de percer « les ténèbres du présent », de
percevoir la densité et les modes d’agir de ces ténèbres  ? Les objets et la science permettent
alors de montrer une sortie possible  : le plaisir de la monomanie, qui permet de tout relier et
relire par le prisme d’un artefact. Le projet de Martial Gaur dans Le Photographe (1967) de
trouver le «  document unique  » qui pourrait donner sens à ce qui l’entoure peut, dans cette
perspective, être mis sur le même plan que celui du professeur Trouvère dans L’Énergie du
désespoir (1981), qui avait «  une allure beaucoup plus littéraire que scientifique  » (Boulle,
[1981], p.  626), celui du ministère de la Psychologie dans Les Jeux de l’esprit, ou celui du
Président dans Miroitements (1982) : à chaque fois, il s’agit de fixer le monde. Cette quête de
sens prend la forme d’une singulière uchronie dans « E = mc², ou le roman d’une idée » (1957),
étudiée ici par Hugues Chabot en parallèle avec Combat contre l’invisible (Quéffelec, 1957)
dans « Le Roman de l’uranium », où une histoire alternative des recherches sur l’uranium vise à
le synthétiser plutôt qu’à le désintégrer.
24 Il importe dans tous les cas de sidérer, par le biais d’une image ou d’une idée, avec à la clé
l’imposition d’une « puissance utile » (Boulle, [1963], p. 647), d’une action qui, à l’occasion,
peut créer «  une atmosphère de passion et de surexcitation nerveuse à laquelle personne ne
pouvait échapper  » (Boulle, [1981], p.  461), le tout présidé par une volonté de concaténation.
Les origines finissent par être momentanément absorbées, et l’on entend alors fonder un nouvel
« instinct social », pour neutraliser le « génie des individus ». Substituer à ce génie individuel un

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agir collectif risque de figer la société et d’en borner l’horizon  ; et c’est une idée susceptible
d’accéder à une dimension métatextuelle, dans cette oeuvre. C’est pourquoi on peut revenir sur
les références explicites à la science-fiction qui la parsèment. Boulle joue sciemment d’une
mémoire du genre qui fixe l’horizon du récit, qui en conditionne la lecture. C’est le cas lorsqu’il
cite Wells dans «  Une nuit interminable  » ou «  L’Amour et la pesanteur  ». C’est aussi le cas
lorsqu’il s’interroge dans L’Énergie du désespoir sur le « cadre générique » qui pourrait définir
l’action  : «  Science fiction, penses-tu  ? Rêverie extravagante d’un fou  ; utopie. Utopie  ?  »
(Boulle, [1981], p. 635). C’est toujours le cas lorsque des rappels à un cadre préétabli apportent
des éléments de réponse au récit présent : « Je me rappelais avoir lu dans ma jeunesse un livre
d’anticipation, où un tel procédé était employé par un vieux savant pour entrer en contact avec
les intelligences d’un autre monde  » (Boulle, [1963], p.  283). Bref, en toute connaissance de
cause des effets, Boulle s’adresse « aux esprits passionnés de science-fiction » (Boulle, [1957],
p.  131). Ces formes d’auto-désignation sont relativement convenues, mais leur interprétation
peut aller jusqu’au principe d’imitation entrevu dans La Face et La Planète des singes, où
l’autotélisme établit un programme qui fonctionne parfaitement, tant sur le plan personnel que
collectif  : «  Le programme ne comportait aucun élément vraiment original. Son ingéniosité
tenait tout entière dans la “combinaison” de tortures classiques  » (Boulle, [1953b], p.  13).
Boulle aurait-il logé ici, dans son récit, la manière dont on pourrait décrire et faire fonctionner la
« fiction de genre » ? La pensée de l’instinct social se retrouverait alors déclinée, non seulement
au niveau de l’acte de production, mais aussi au niveau de l’acte de consommation culturelle,
selon des schémas pré-établis  : la science-fiction, dans toute la période où on la qualifiait de
«  paralittérature  » — c’est-à-dire des années 1960 à 1990 — tombe fort bien sous cette
description.
25 Cette dimension vaudrait bien d’être parcourur, en la liant au sens de l’ironie de Boulle,
notablement à l’œuvre dans «  Une nuit interminable  », qui met en scène l’enfermement
paradoxal du narrateur parisien entre futur et passé. Les civilisations des Badariens (venus d’un
passé très ancien)  et des Pergoliens (venus d’un futur éloigné) finissent par fusionner, les
lointains descendants se substituant à leurs propres ancêtres, comme l’explique l’interlocuteur
du Parisien : « Ils sont NOUS, te dis-je ; nous sommes EUX, qui nous épanouissons en Badari ».
Mais le narrateur lui-même se trouve figé dans sa propre histoire, contraint à en revivre
éternellement les événements, contrainte qu’il donne à percevoir ainsi :

Un observateur subtil m’objecte que, si les événements recommencent pour moi


exactement tels qu’ils ont eu lieu, je dois à chaque pas du récit connaître le pas suivant.
C’est bien le cas en effet. Je n’ignore aucun détail de ce cycle que je vis depuis une
éternité passée, vers une éternité future (Boulle, [1953c], p. 72)

26 La mention de Wells («  Un voyage dans le temps  ! Se pouvait-il que les fictions de Wells
fussent réalisées », ibid., p. 34) prend dès lors tout son sens, puisqu’il s’agit alors de montrer, sur
le plan littéraire, une construction/déconstruction selon un «  instinct du genre  », et selon, de
manière plus générale, une téléologie que l’on doit reconstruire pour en rendre actif l’effet : « Si
je n’en laisse rien paraître, c’est pour ménager l’intérêt… Et puis, ne fallait-il pas commencer
par quelque point ? » (Ibid., p. 73). Cela devient donc une réflexion sur les principes de lisibilité,
selon un agencement chronologico-logique, avec un programme annoncé à l’avance par
l’entremise des «  goûts  » du personnage, Oscar Vincent  : «  Je lis beaucoup. Les nouveautés
littéraires, philosophiques et scientifiques m’intéressent. Je médite parfois sur le problème de
l’existence, et cela suffit à satisfaire mon besoin de mystérieux  » (ibid., p.  29). La
construction/déconstruction ajoute de ce fait une dimension réflexive sur le temps du récit et le
temps dans le récit, en regard d’un conditionnement par un ensemble plus vaste, qu’il s’agisse
des découvertes scientifiques de l’époque, ou des modèles littéraires, qui imposent des patrons
de lecture.
27 Cela peut donner un sens à ce récit de Boulle, qui ne relève pas de la science-fiction, intégré
au corpus du recueil Étrange planète, orchestré par Jacques Goimard : « Le poids d’un sonnet »
(1953). On connaît l’argument, selon lequel la reconstitution d’un texte absent (une feuille
calcinée, qui avait recueilli le dernier écrit d’un écrivain) est opérée par des procédés qui
relèvent en premier lieu de la chimie, puis de l’analyse littéraire, notamment les règles des
genres (le sonnet), la stylistique, l’intertextualité, la réception créatrice, le «  sens
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philosophique  » (Boulle, [1953d], p.  77-78), les «  métaphores obsédantes  » de l’auteur… Il


s’agit bien d’une hantise, et de ce projet de retrouver le «  fantôme  » (p.  102) d’un texte  : la
reconstruction aboutit alors sur l’image (sidérante) que voulait présenter le texte absent, celle
d’un crâne que

le poète a fixé sur le papier comme effigie symbolique de son œuvre ; un crâne qui en
résume la double expression : par les traits rigides et immuables, la matière inerte figée
dans le temps ; par le vide béant de ce regard éteint, par cette absence devinée entre les
atomes, l’âme, l’âme qui s’est fondue en l’unité suprême, mais qui peut flamber de
nouveau, car elle n’est qu’un reflet de la conscience universelle… (p. 138)

28 Sous ce jour, il n’est pas étonnant de voir que celui qui a reconstitué le texte absent
s’intéressait bien « à tout l’univers, à tous les temps, à tous les rêves… » :

Il apaisera cette soif en reconstituant un animal préhistorique d’après quelques os, aussi
bien qu’en confondant un criminel d’après d’imperceptibles indices ; en rétablissant un
texte illisible, aussi parfaitement qu’en découvrant un système cosmologique cohérent à
partir des pauvres apparences qui tombent sous nos sens. (p. 128)

29 Dans «  De “la planète mystérieuse” à La Planète des singes  : une étude des manuscrits de
Pierre Boulle », c’est aux manuscrits de l’écrivain qu’est appliquée la démarche d’enquête dont
il donnait lui-même l’image dans «  Le Poids d’un sonnet  »  : Simon Bréan tâche d’y évaluer,
dans les strates de réécritures ayant conduit à une forme achevée, la part de l’instinct et de
l’intuition, et celle de l’art de la construction, dans l’entreprise romanesque de Boulle.
30 À la lumière de cette hypothèse directrice, on peut dès lors avancer que cette
reconstruction/déconstruction dans « Le poids d’un sonnet » permet d’illustrer les autres récits
de Pierre Boulle, qu’ils relèvent de la littérature générale ou de la science-fiction. La
reconstruction/déconstruction dessine une perspective de compréhension par l’intermédiaire des
jeux de l’instinct, susceptible d’expliquer pourquoi ce qui apparaît comme une «  position à
part  » fait rentrer Pierre Boulle dans les lignes de force de la science-fiction contemporaine.
C’est sous le signe du dialogue qu’elle engage que nous entendons donc placer ce dossier, tout
en se défiant d’une liaison qui fait défaut au « parfait robot » : « le sentiment artistique et le sens
de l’humour  » (Boulle, [1953e], p.  188). En se défiant donc d’une interprétation que Pierre
Boulle s’amuserait à imposer… Ou celle que son personnage Pierre Berthier réussit à imposer,
tout en sachant pertinemment que la reconstruction est fausse : « Il s’ingénie à recréer l’ordre et
la logique des univers orthodoxes dans le monde chaotique des hallucinations. Il se délecte à
harmoniser en une sage ronde la frénésie discordante des fantômes baroques » (Boulle, [1953a],
p. 226).

Bibliographie
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Notes
1 Cette anthologie, avec des textes traduits et sélectionnés par Xan Fielding et Elisabeth Abbott, reprend
douze des nouvelles publiées dans les trois premiers recueils de Pierre Boulle, l’ensemble placé sous le
signe d’un éclatement de la conception du temps.
2 Cette anthologie, établie par Jacques Goimard, prétendait regrouper «  l’œuvre de science-fiction de
Pierre Boulle  ». La postface, «  La Planète Boulle  : une science fiction sarcastique  » (Goimard, 1998),
entend justifier le choix des récits.
3 La seule monographie sur Pierre Boulle disponible en français reste l’ouvrage de Paulette Roy (1970),
qui fait suite à sa thèse soutenue en 1968 : le panorama est dès lors incomplet. Selon Paulette Roy, l’on
situe à tort la production de Boulle dans la science fiction (voir Roy, 1970, p. 115) : si elle insiste sur le
côté novateur de l’auteur, c’est essentiellement dans le cadre d’une approche inédite de la satire, argument
préalablement avancé par Pierre de Boisdeffre (1968, p. 611).
4 Rappelons qu’on désigne ainsi la propriété industrielle et industrielle d’une fiction médiatique et de tous
ses dérivés. Planet of the Apes a été successivement la propriété du producteur Arthur P. Jacobs (APJAC
Productions) et de la 20th Century Fox.
5 Suites d’une fiction qui en développent les origines. Secondaires dans le temps du récit, elles se veulent
donc primaires dans le temps de l’histoire. Un exemple des plus fameux est celui de la seconde trilogie
Star Wars. Nous adoptons la traduction québécoise.
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14/02/2023 18:02 Pierre Boulle : présentation
6 Pour une première approche, limitée à la question interraciale américaine et à la franchise entre 1968 et
1998 (donc avant la sortie du film de Tim Burton en 2001), voir Greene, 1998.
7 Proposant un compte rendu de L’Énergie du désespoir et Aux sources de la rivière Kwaï, Gilles
Pudlowski nommait ainsi la situation paradoxale d’un auteur qui, finalement, a été dépassé par la fortune
transmédiatique de certains de ses récits, au point de devenir « totalement inconnu dans son propre pays »
(Pudlowski, 1981, p. 38.)
8 C’est sous l’angle satirique qu’est abordée la production de Pierre Boulle en Russie par A.D. Michiel
(Michiel, 1989a), qui avance par ailleurs que Boulle se situe dans la lignée « du roman philosophique et
satirique de Voltaire » (1989b, p. 132).
9 Pour le rapport de Rosny à l’altérité, voir Huftier, 2006.
10 Voir Boisset Emmanuel, «  Le style modal de la science-fiction  », ReS Futurae, n°  2, 2013, URL  :
https://resf.revues.org/255  ; Lehman Serge, «  La Légende du processeur d’histoires  », Cycnos, 2006  ;
URL : http://revel.unice.fr/cycnos/?id=451.
11 L’ouvrage est réédité en 1930, avec ajout d’une préface numérotée de I à XIV, Rosny mentionnant les
dernières découvertes scientifiques qui vont dans le sens de son pluralisme.
12 Voir dans cette perspective Huftier, 2010.
13 Voir ici même les articles de Roger Bozzetto et Yann Quero.

Pour citer cet article


Référence électronique
Arnaud Huftier, « Pierre Boulle : présentation », ReS Futurae [En ligne], 6 | 2015, mis en ligne le
01 décembre 2015, consulté le 14 février 2023. URL : http://journals.openedition.org/resf/781 ;
DOI : https://doi.org/10.4000/resf.781

Cet article est cité par


Trentesaux, Damien. Rault, Raphaël. Caillaud, Emmanuel. Huftier, Arnaud. (2021)
Studies in Computational Intelligence Service Oriented, Holonic and Multi-Agent
Manufacturing Systems for Industry of the Future. DOI: 10.1007/978-3-030-69373-2_17

Auteur
Arnaud Huftier
Maître de conférences (université de Valenciennes), auteur de Jean Ray, l'alchimie du mystère
(Les Belles Lettres, 2010, Grand Prix de l’Imaginaire 2011). Il est le président des Presses
Universitaires de Valenciennes et le directeur de publication de la revue Otrante. Membre du
comité scientifique de la revue ReS Futurae.

Droits d’auteur

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