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Un monde à la recherche de son intégrité : à propos


d’Eugène Dabit
Carme Figuerola
Universitat de Lleida

L’oeuvre littéraire de cet autodidacte à passé hasardeux que fut Eugène


Dabit naît dans la France des années trente. Il ne s’agit pas d’une date
quelconque puisque, aussi bien dans le domaine littéraire que social, le
tournant de la décennie est imprégné par une série d’événements historiques
qui influencent la voix des intellectuels et qui annoncent le concept
d’engagement inauguré par Sartre quelques années après. C’est l’époque du
« roman de l’homme », suivant les termes d’Antoine Compagnon 1, signe d’un
rejet à la littérature bourgeoise accusée d’être devenue en grande mesure
responsable des désordres sociaux. Le succès procuré par son Hôtel du Nord
(1929) range Dabit sous la houlette du populisme, une étiquette dont il ne
raffole pas, qu’il renie même, car elle ne rend pas justice de ses inquiétudes.
Par ailleurs, il n’avait pas tort puisque la « marque » est devenue « stigmate »
dans le sort de sa production. Le film que Marcel Carné en a tiré n’a pas
amélioré la fortune de l’œuvre, tout au contraire, son succès a relégué à
l’ombre le texte original, dont il se trouve, d’ailleurs fort éloigné.
Le contenu idéologique emporte cet écrivain de manière à ce que ses
récits apparaissent peuplés de personnages issus, tout comme lui, des milieux
populaires. Pourtant, l’auteur ne se borne pas à une optique de classe ; il se
fait écho des sentiments de décadence provoqués par la crise économique, de
la montée des totalitarismes ou de l’anémie politique de l’époque, de manière
à ce que l’idéal de vie de ses protagonistes est compromis par ces
circonstances. C’est ainsi qu’on le sent s’indigner contre la corruption de son
entourage. Sa sympathie vers les déshérités ne comportera toutefois pas une
position rebelle : chez lui la revendication fait place à l’apitoiement, à
l’acceptation calme de ce « mal de vivre », expression qu’il utilise pour
donner titre à un de ses ouvrages. Ce conformisme-là lui valut les réserves de
quelques critiques avisés. A titre d’exemple, rappelons les arguments de Paul
Nizan qui, après la parution de son premier ouvrage, rétorque :
Si nous voulons qu’une littérature prolétarienne existe un jour, ce livre [Hôtel du Nord] est le modèle des
livres à condamner. Il ne suffit pas d’avoir été ouvrier pour être un artisan de la culture ouvrière. Il ne
suffit pas non plus de décrite des ouvriers aussi calmement qu’on décrirait une table.[…] M. Dabit décrit
ainsi des ouvriers, comme du dehors, avec calme, avec désintéressement, avec toute la gratuité
convenable aux romans de la maison Gallimard. Voilà des ouvriers en somme vertueux et tranquilles.
Des ouvriers qui ont des sentiments. Qui ne sont pas insensibles à la poésie.[…] M. Dabit les dépeint
avec sympathie : il les accepte donc. Il est fâcheux qu’il les accepte 2.

1
M. Delon, F. Mélonio, B. Marchal, J. Noiray et A. Compagnon, La littérature
française : dynamique & histoire, Vol. II, Gallimard, 2007, p. 676-701.
2
Paul Nizan, «  Eugène Dabit : Petit Louis (N.R.F.) » in Articles littéraires et
politiques I, Joseph K., 2005, p. 117.
2

Pourtant, il y a bien de pages amères dans les récits de Dabit. Ce


discours est, à notre sens, la conséquence de son caractère pessimiste et de sa
propre expérience vitale : on a l’impression que représenter le peuple devient
pour lui un exutoire pour épurer ses obsessions personnelles et en fait, les
attestations de son biographe confirment ce penchant3. Lorsqu’il accouche de
son premier ouvrage il a la trentaine, il a vécu la guerre et cet épisode lui a
imprimé un sceau indélébile. La possibilité de la maladie et de la mort le
rongent au point de planer sur la majorité d’intrigues, ce qui implique maintes
conséquences aussi bien du point de vue formel qu’idéologique car la
problématique de la mort mène l’auteur à se poser les questions
fondamentales de l’humanité : d’où venons-nous et quel dessein nous est
arrêté et par quels moyens on va l’atteindre ? Malgré tout, nous essaierons d’y
porter lumière, le ton du discours ne poursuit pas une visée philosophique ou
une méditation de la part de l’émetteur qui accorde au lecteur l’opportunité de
tirer ses propres arguments de par les cadres décrits4.
Pour illustrer cette analyse, notre choix se porte sur deux œuvres
d’Eugène Dabit, L’Hôtel du Nord et Un Mort tout neuf en vertu de plusieurs
causes : tout d’abord, il serait difficile d’éviter la première, non seulement
parce qu’elle lui valut la reconnaissance publique, mais parce que, à notre
avis, elle contient en germe les motifs essentiels de l’écriture de Dabit. Quant
à la deuxième, elle a été jusqu’à présent peu explorée même si, sous une
architecture distincte, elle pose d’une manière évidente le débat de
l’anéantissement et des conséquences que celui-là entraîne dans des vies
ordinaires à l’instar des petites gens de Paris. Sans céder aux simplifications
imposées par une étiquette comme celle du populisme, l’originalité d’Eugène
Dabit dans ces ouvrages réside dans sa volonté de montrer que les conditions
dans lesquelles les ouvriers sont forcés de vivre accroissent la corruption de
leur intégrité physique et spirituelle, déjà assez pénible en elle-même.
Ce message idéologique se trouve renforcé du point de vue formel par
la disposition de la structure. L’écrivain instaure une décomposition de la
cohérence traditionnelle des composantes du récit : le fil temporel y est
respecté bien que d’une manière très sommaire, vu le morcellement introduit
par la multiplicité de chapitres. L’Hôtel du Nord est composé de séquences
narratives juxtaposées dont l’unité se forge à travers la répétition du message
contenu dans chacun des épisodes énoncés. Prenons un exemple : les
chapitres I à IV bâtissent le contexte dans lequel se tisse le rêve des
Lecouvreur. Leur pensée prend de l’élan dans une évolution in crescendo
3
Pierre-Edmond Robert, D’un Hôtel du Nord l’autre. Eugène Dabit 1898-1936,
Paris, Bibliothèque de Littérature française contemporaine de l’Université Paris VII, 1986,
p. 13 et 217.
4
A cet égard, nous suivons Nelly Wolf lorsqu’elle reconnaît l’absence de réflexions
autour de « la langue, de la morale, de la pensée » chez les personnages de ce récit. (Nelly
Wolf, « Image du peuple et forme narrative dans L’hôtel du Nord d’Eugène Dabit » in
Roman 20/50, num. 5, 1988, p. 109).
3

couronnée par cet acte festif que suppose pour eux le repas convivial. Le
parallèle s’impose dans le chapitre suivant qui, bien que plus succinctement,
dresse le contour de Renée Levesque : la situation médiocre du départ est
suivie de sa songerie de bonheur à côté de Trimault qui finit par se sceller
dans le repas que les deux amoureux partagent. Dans les deux cas, le
dénouement de l’intigue se charge de contredire ces fausses espérances
hébergées. Pour bien saisir la dimension de ce futur brisé, le lecteur est obligé
de faire la synthèse de tout un parcours vital et, de surcroît, structurel, au
point que cette technique utilisée avait suscité des réactions chez les
contemporains comme Guéhenno qui lui avait reproché l’absence de liens
solides entre les parties5. Parfois les chapitres atteignent une apparente
autonomie : que l’on prenne le XVIII pour y retrouver le triangle amoureux
Prosper Maltaverne, Ginette et Kenel, tous les trois protagonistes d’un cycle
complet. Partant d’une stabilité, leurs rapports produisent le conflit qui après
avoir explosé publiquement se ferme par un rétablissement de l’ordre, qui
devient logique non par soi même, mais par le contexte où il se trouve inscrit.
L’instantané de ces « tranches de vie » ne prend donc tout son sens que
lorsque le lecteur considère l’ensemble. Il vient de l’extérieur. La succession
simple de ces épisodes force l’auteur à créer une impression d’unité à l’aide
de quelques personnages –peu nombreux- dont la présence instaure un lien
entre les faits, ce qui, en fin de compte, est une variante du phénomène de la
répétition et à la fois, pour créer cet enchaînement, Dabit emploie le recours
de mettre en relief les échos que déclenchent des expériences parallèles.
Le pari pour l’instant empêche la connaissance en profondeur de tout ce
qui fonde la personnalité des êtres : leurs traits physiques sont escamotés de
manière à ce que les personnages se définissent souvent à l’appui de leur
métier. Ce choix revient à les concevoir comme une pièce dans l’engrenage
social où il n’y a pas de place pour les individualités. Il est vrai que
l’esthétique de l’écrivain doit beaucoup au peintre que fut d’abord Eugène
Dabit –lui-même dans sa correspondance à celui qu’il conçoit comme son
maître, Roger Martin du Gard, s’appuie sur des points de repère picturaux
pour expliquer sa propre écriture6, ce qui reviendrait à primer le point de vue
extérieur sans volonté d’approfondir sur les impressions. Toutefois telle
synesthésie entre les arts ne suffit pas à expliquer l’insistance sur le
morcellement. Cet aspect structural constitue, à notre avis, la transcription
formelle de la crise idéologique de l’époque menant à la perte d’intégrité

5
D’après Pierre-Edmond Robert, op. cit., p. 80.
6
Sont fréquentes les expressions utilisant la comparaison avec la peinture ( « Je ne
suis pas très vaniteux de mon travail, mais , si je pense à mon travail de peintre, je puis, et
justement, lui donner une certaine place. Que les marchands me la refusent, cela ne prouve
rien. ») ou même les références à des peintres, comme par exemple Vlaminck.
(Correspondance Eugène Dabit-Roger Martin du Gard, Edition présentée par Pierre
Bardel, Paris, CNRS, 1986, p. 369 et 370).
4

d’une société pour qui, la guerre a en grande partie entraîné l’effondrement


des valeurs traditionnelles.
Quant à Un Mort tout neuf, on pourrait penser que l’inscription du
terme « roman » sur la couverture et l’adoption de ce genre suffirait à en
assurer l’unité. Certes, la présence d’un nombre plus réduit de personnages,
ainsi que le fait de partager un élément en commun contribue à cette
cohérence. Pourtant, on se tromperait d’estimer que ce recours se fonde sur
l’omniscience de l’auteur qui permettrait de connaître les entrailles des
créatures. Loin de là, la division en quatre parties correspondant aux quatre
journées fournissent d’emblée une progression chronologique minimale tout
comme dans L’Hôtel, le parcours des Lecouvreur dès leur achat jusqu’à la
vente de l’immeuble établit un cadre temporel. Le caractère diffus des repères
portant allusion à l’intérieur du récit au temps (« l’après-midi », « hier
matin », « de six à huit », « de mon temps »…) insistent sur l’incertitude, le
flou dans la vie des êtres. De plus, les épisodes qui remplissent ce lapse de
temps échappent au cadre annoncé car la pensée des êtres s’envole aisément
vers le passé ou bien tente de deviner le futur. Eugène Dabit emploie ces
coupures à l’instar de l’écriture journalière dans le but de permettre une
transcription quotidienne des événements. De surcroît, il ne faut pas oublier
que lui-même tenait son journal intime et que le 2 et 3 janvier 1933 –dates
qu’il reproduit dans la fiction- celui-là enregistre d’abondants détails portant
sur le décès de son oncle Auguste. Ces notes constituent la matière première
dont il tirera le futur roman7. Sans avoir comme prétention de comparer la
coïncidence entre sa propre expérience et le déroulement de l’intrigue, ce
parallélisme permet de porter question sur la forme adoptée. Dans ce sens
l’explication de Brigitte Galtier sert à illustrer nos propos :
Il y a donc dans le journal un présent qui s’oppose au présent de narration comme à celui du narrateur
en ce qu’il ne renvoie pas à « maintenant » mais à tel jour, date de l’énonciation, puis tel autre, date de
l’entrée suivante, tout en exprimant le cours du procès […] La narration suppose toujours des actions
accomplies, la dimension d’événement ou de résultat de l’acte, qui exclut celle de son mouvement 8.

C’est ce mouvement dont parle Galtier qui justifie le choix d’un


narrateur dont le but est de nous faire participer au déroulement d’un
processus : la prise de conscience des êtres devant la mort. Puisque cet acte
est loin de constituer une expérience simple et linéaire, Dabit se sert du
découpage temporel afin de rendre compte des vacillations, des va-et-vient
chez des êtres emballés, malgré eux, dans la découverte d’un phénomène qui
bouleverse leurs vies. En suivant de près le journal, l’écrivain peut rendre
compte d’une effervescence qui brise l’aspect figé des actions accomplies.
A ce procédé se joint l’utilisation de la lettre au sein du roman. Le
narrateur s’en sert afin de mettre en exergue la personnalité d’Albert, le
défunt. Sans doute il n’est pas chose simple de donner la voix à un mort. De
7
Journal intime. 1928-1936, Paris, Gallimard, 1989, p. 176-187.
8
Brigitte Galtier, L’écrit des jours. Lire les journaux personnels : Eugène Dabit,
Alice James, Sandor Ferenczi. Paris, Champion, 1997, p. 42.
5

plus Dabit pouvait s’en tenir à d’autres moyens qui, pour assurer la
vraisemblance, le relègueraient à la troisième personne. Or, l’option de
l’écrivain, ne serait-elle pas attribuable au caractère fragmentaire de la lettre ?
L’intégrité d’Albert ne se voit-elle pas escamotée par cette polyphonie ? A la
fin du roman le lecteur se rend compte qu’Albert était resté un inconnu même
pour sa famille la plus proche. La correspondance entretenue contient en soi
des vides que ces destinataires insoupçonnés que constituent et son neveu
Gaston du point de vue intradiégétique et le lecteur, au niveau
extradiégétique, sont incapables de suppléer. L’interaction épistolaire
habituelle est absente depuis le tout début et contribue à fournir une image
imprécise de l’autre. Même pour ce qui est d’un élément essentiel,
l’inscription du temps, l’absence de ces traces complique la reconstruction
entamée par l’interlocuteur. La communication épistolaire étant une formule
de la conversation caractérisée par la lenteur, il est manifeste que l’écrivain
cherche à mettre l’accent sur le côté écrasant de la mort qui pèse sur les
personnages.
Quant aux autres éléments qui bâtissent la structure, force est de
considérer le rôle accordé à l’espace. Nelly Wolf9 estime original le traitement
que Dabit réalise du lieu dans L’Hôtel du Nord. Comme le titre l’atteste, cet
immeuble devient le centre du récit. A vrai dire, il s’agit du vrai protagoniste
car il est l’axe autour duquel tourne toute l’intrigue : sa présence se maintient
constante dans la quasi-totalité du roman et la narration ne finit que lorsqu’il
est démoli. Nous venons de prouver les césures opérées dans le récit ainsi que
le fléchissement de la cohésion par le biais temporel. La faiblesse voulue de
ces éléments rend les chambres –à la fois que les Lecouvreur- garantes de
l’unité, capables d’organiser le discours. La contiguïté des histoires qui
brisent le discours linéaire fonde un parallèle avec le contact des cellules
composant le bâtiment. De cet angle de vue, non seulement il est le
circonstant des actions narrées servant à ancrer dans la réalité tangible et
authentique les péripéties des êtres en carton, mais, d’un autre côté, il s’érige
en l’actant qui suscite un discours, qui traduit une conception, une vision, une
théorie de Paris. L’écrivain refuse toutefois, de nous accorder des descriptions
de ce référent : espace diffus qui se dérobe aux qualifications, cet aspect
vague est souligné depuis le début lors de la première visite des Lecouvreur.
L’acheteur ne tire que des impressions mais le regard ne joue en aucun cas un
rôle déterminant parce que la nature même de l’endroit ne le permet : la
noirceur du couloir empêche la lecture des numéros de chambres au point que
Lecouvreur a l’impression de se trouver dans un tunnel. Les seules touches de
couleur notées servent en tout cas d’auxiliaire afin de mettre en relief d’autres
caractéristiques et de créer surtout, un sentiment :
Une lumière grise s’accrochait aux rideaux déchirés, un papier à fleurs déteint attristait les murs ; le lit
se trouvait serré entre une armoire de bois blanc et la table de toilette  ; dans un coin, près du seau

9
Nelly Wolf, op. cit., p. 105.
6

hygiénique, traînait une paire de vieux souliers. L’exiguïté, le dénuement, l’odeur de ce lieu, créaient un
malaise10.

A la fin de la tournée, lorsque le propriétaire le guide vers le grenier,


même si Lecouvreur s’émerveille devant la vue aperçue depuis le toit, le
lecteur ne reçoit plus que la juxtaposition d’éléments extérieurs : les quais de
Jemmapes et de Valmy, les camions qui les croisent et le canal, avec les
péniches qui le creusent. Les objets, donc, cumulent comme vont cumuler les
locataires sans que le romancier tente de fournir une cohérence entre eux
puisque le but est de montrer un espace du non-sens, d’une d’intégrité perdue.
La plume de l’auteur insiste sur ce rejet de l’expérience oculaire quelques
pages après au moment où, devenus propriétaires, les Lecouvreur traversent la
passerelle et y portent leurs yeux11 pour n’obtenir que la sensation renouvelée
de noirceur, d’apparence vague qui, renforcée par le bruit sinistre du canal,
provoque des frissons chez la tout récente patronne.
Ce manque de cohérence est renforcé aussi à l’aide d’un foisonnement
d’expériences qui ont lieu à l’hôtel : chaque chambre est adaptée aux besoins
des êtres –atelier pour Couleau, le jeune électricien, chambre d’hôpital pour le
tuberculeux Ladevèze…- et toutefois, l’écrivain refuse d’y instituer quelque
acte fondateur dans la vie – que ce soit la naissance, le mariage ou la mort-.
Ceux-ci se passent toujours en dehors de l’immeuble dans un but très clair de
prouver que cet espace n’est que transitoire, incapable de fournir de
l’enracinement d’autant plus qu’il s’agit d’un endroit de passage, d’un lieu
anonyme et impersonnel par définition où les êtres ne pourront s’ancrer sous
aucune forme ni prétexte.
Malgré cette essence négative, il faut reconnaître que l’hôtel bénéficie
d’une ambiguïté manifeste : toutes les mésaventures sont en rapport avec
l’endroit, bien que sentimentalement, il constitue pour ces petites gens qu’il
abrite une sorte de havre où elles peuvent retrouver le calme de leur train-train
quotidien, où elles peuvent marquer un halte à des «existences machinales
irrévocablement rivées à des tâches sans grandeur » (HN 47), où elles ont
encore l’opportunité de forger des espoirs. C’est ainsi que lorsque le matin ou
le soir Lecouvreur sort dans la rue, qu’il fait sa maigre échappée, son regard
« revient toujours à la façade de son hôtel » (HN 71) ; à l’automne, quand les
propriétaires font repeindre la boutique, les constituants du décor ont beau
être faux, ils ne procurent pas une moindre illusion de puissance et
d’ensorcellement (HN 120) ; par ce même biais le père Deborger, une fois
qu’il l’a quitté pour se reclure dans l’asile, revient périodiquement jusqu’à la
fin de ses jours visiter l’endroit et se désole de ne plus y retrouver les
10
Eugène Dabit, L’Hôtel du Nord, Denoël, « Folio », 1999, p. 15. Toutes les
citations ultérieures seront empruntées à ladite édition dont la page sera indiquée entre
parenthèses.
11
« On ne pouvait pas en voir grand-chose à cette heure-là. A peine si un réverbère
permettait de distinguer les fenêtres du premier étage ; le reste se perdait dans la nuit »
(HN 28)
7

anciennes habitudes ce qui devient pour lui, le signe indéniable que sa vie
s’écroule ; Mimar s’y réfugie après un mariage broyé par la mort ; Renée ou
Jeanne aussi y dénichent une chance pour réaménager leurs destinées… au
point que certains êtres à morale redoutable à l’exemple de la mère Coup-de-
Tampon découvrent dans la bonté du lieu un moyen de tirer avantage  comme
l’exprime sa métaphore : « Cet hôtel-là, c’est la maison du bon Dieu ! On
aurait tort de ne pas en profiter, Polyte ! » (HN 202).
L’oscillation continue entre le bonheur et la misère qui caractérise le
parcours des locataires de l’hôtel est l’écho d’une ambiguïté très propre à
Eugène Dabit qui en fait preuve aussi bien dans la fiction que dans son
écriture privée12. De même, l’hôtel en tant que protagoniste n’y échappe pas.
Deux situations opposées encadrent le sort de l’immeuble et par analogie, du
petit monde qu’il représente. Pendant la négociation de l’achat, Louise
Lecouvreur y relève « Un monde vierge […] une chance, enfin, d’embellir ses
jours, de fixer sa vie… ». C’est tout un projet de futur qu’elle peut imaginer,
ce qui donne un sens à sa souffrance, à ses efforts. En revanche, le livre se
clôt avec la démolition de l’hôtel contemplée non sans regrets par l’ancienne
patronne. Le seul indice de stabilité pour ces êtres disparaît. Si lors de sa
première visite elle avait eu du mal à reconnaître les pièces qui le
composaient, maintenant, en plein procès de démantèlement, elle peut
distinguer chacune de ses parties : « Ils en sont au 28… Les voilà au 27 ». Le
paradoxe est révélateur et se trouve scellé par la hantise exprimée auprès de
cette nouvelle société naissante, hostile, car en plus d’avoir fini avec la
structure physique de l’édifice, elle emporte le souvenir dans la mémoire de
Louise, ce qui revient à annihiler toute permanence dans le temps :
« C’est comme si l’Hôtel du Nord n’avait jamais existé, pensait-elle. Il n’en reste plus rien… pas même
une photo. […]De toutes ses forces, elle chercha à se représenter son ancien domicile, les murs gris,
les trois étages percés de fenêtres, et plus loin, dans le passé, le temps qu’elle n’avait pas connu, où
l’hôtel n’était qu’une auberge de mariniers… (HN 217-218)

Le manque de traces, la comparaison que les ouvriers font entre cette


démolition et la guerre révèlent les obsessions personnelles d’Eugène Dabit à
la fois qu’ils évoquent ce non-sens que connaît le peuple de Paris. La
topographie du récit joue donc en faveur de la rupture de l’intégrité : rien
n’est complètement décrit, ni Paris –car on ne contemple qu’un quartier, ni
l’hôtel dans sa totalité puisqu’à l’intérieur de chaque cellule se déroule un
avatar de ce prolétariat qui l’habite. La dimension de l’espace devient par là
une clé dans la destinée de ce collectif car le lieu se mesure à chaque instant,
il détermine la vie des êtres souffrant de ce rétrécissement : les objets

12
Son journal intime reflète fidèlement ce trait alors que ses pages oscillent entre la
hantise de la mort et la célébration enflammée de la vie comme le témoigne les mots qu’il
écrit l’année de son trépas : « Tous ces moments, lumineux ou gris, composent ma vie. La
vie, ma vie, je n’ai que ce mot à la bouche. Je suis seul avec elle ; d’en avoir conscience, de
cette vie, cela empêche que ce voyage soit pour moi un ennui, une lourde épreuve. »
(Journal intime. op. cit., p. 394. Écrit le 21 mars 1936)
8

encombrent, l’exiguïté des chambres est étouffante, l’étroitesse du couloir


reste un esclavage pour cette Renée qui aimerait échapper des bras masculins
cherchant une étreinte gratuite… l’auteur, revient-il à suggérer que la
corruption du système réside en cela qu’il n’accorde pas de place convenable
à ces êtres ?
A l’évidence dans le roman Un mort tout neuf l’emprise du lieu atteint
un poids moins remarquable mais non pas moins intéressant qui rappelle dans
certains traits le premier ouvrage. On ne peut pas, certes, identifier un
scénario principal qui agglutine l’action : pendant ces journées tragiques on
assiste à un va-et-vient entre la boutique des Dieulet, la maison de Paula,
l’appartement d’Albert et le quartier de Belleville que le cortège funèbre
traverse pour se rendre au cimetière. Cet éclatement spatial cache néanmoins
un cloisonnement qui rappelle celui de L’Hôtel : d’emblée, de même que les
chambres de celui-là s’adaptaient aux besoins de ceux qui les peuplaient, ce
qui revenait à en faire un espace anonyme, dans Un Mort tout neuf les lieux se
transfigurent suivant les nécessités de l’instant. Par là le Bar du Télégraphe
devient chapelle funéraire, la pièce où se seraient produits les élans amoureux
entre le défunt et sa maîtresse est changée en chambre de veille… Il s’agit de
métamorphoses visant à les contagier de mort : les lieux de plaisance adoptent
des nuances funestes. Malgré ce travestissement, du point de vue de la
structure le procédé utilisé par l’écrivain reste identique : tout converge vers
l’élément central afin de le mettre en relief –l’hôtel dans le premier récit, la
mort dans ce deuxième-. L’affirmation reste valable même pour les endroits
qui ne subissent pas de variation car ceux-ci, le cimetière ou la demeure
d’Albert, portent allusion à la mort en vertu d’une raison ou d’une autre.
De surcroît le cloisonnement horizontal montré à travers la contiguïté
des chambres se maintient et ne change en ce cas que de direction pour
devenir vertical : en fait, l’incipit qui situe le lecteur dans l’intrigue in medias
res débute par un allusion à ce mouvement. Paula, accompagnée du médecin
croit ne jamais plus arriver « rue de Belleville, tout en haut ! » ; Ferdinand
Dieulet est dans la cave lorsque sa femme apprend le décès du frère aimé ;
dans la villa de Paula les personnages montent et descendent à plusieurs
reprises ; le cimetière se trouve au nord de leur quartier. Même du point de
vue géographique il y a un haut et un bas : alors que le trépas a lieu à Paris, le
gros Édouard vit à Marseille, dans le sud… par ailleurs, la fin nous ramène à
ces deux niveaux spatiaux à travers l’image de Gaston accompagné de sa
femme et de sa mère sur l’escalier les menant au métro. On pourrait multiplier
les exemples. Telle insistance nous permet de penser que le récit se fonde sur
un flux continu susceptible d’évoquer le mouvement de la vie. Une nuance
doit être ajoutée : les espaces en question sont d’habitude contigus et l’un
d’eux possède un rapport quelconque avec la mort. Ainsi, qu’il héberge le
cadavre ou qu’il porte allusion au trépassé, de manière à ce que le message
mette en relief la proximité entre la vie et la mort. Sans doute il appert que
9

dans des endroits comme la villa les pièces servant à organiser le lieu
affichent des divisons claires. De plus, les frontières entre l’espace
appartenant à la vie et celui propre à la mort ne coïncident toujours pas avec
les notations géographiques: à la sortie du cimetière les hommes proposent de
marcher jusqu’à la porte de Clignancourt puisqu’il n’y a que 800 mètres. Or,
le parcours de cette distance semble interminable au point qu’ils doivent
préciser les étapes13. Une ligne se trace entre cette ville où ils pourront enfin
regagner leur quotidienneté et la banlieue assimilée à la mort. Cela revient à
montrer que le passage d’un univers à l’autre est difficile à franchir : un
exemple très clair paraît dans le passage où Gaston retrouve son oncle mort.
A la montée lente des escaliers d’où il perçoit déjà le corps gisant succède
« Entre le lit et l’armoire à glace, une sorte de couloir » qui impose au jeune
homme le compte de ses pas tant il faut mesurer l’espace pour arriver au but.
Le narrateur insiste sur l’exiguïté dans la scène où on emporte le
cercueil puisqu’il doit être descendu « presque verticalement ». La grandeur
que laissait présager le terme de villa se voit donc mitigée par ce calcul
constant. Eugène Dabit caractérise par ce biais le niveau social des individus
qui habitent la demeure et si Paula était censée avoir une certaine aisance, en
fait, l’auteur la soumet à ce monde de nouveaux riches tant de fois décrié dans
ses ouvrages.
La multiplicité spatiale ne provoque toutefois pas de descriptions.
Comme il en était pour L’Hôtel du Nord, le regard fait place à l’esprit dans le
sens où le narrateur porte son accent sur les impressions suscitées par les
lieux. Ainsi, laissons parler le texte à propos de la maison où Albert a fini ses
jours:
Cette petite rue étroite, bordée de villas laides et bourgeoisies […] dans cette maison triste, avec une
grille où grimpe du lierre, Albert obscurément est venu mourir. (MtN 49)

Puis, une fois dans la chambre :


Il[Gaston] découvre d’autres meubles que ce grand lit, des tentures, des fauteuils, des objets, qui
semblent n’avoir ni forme, ni couleur, disposés là comme de silencieux témoins au service du mort.
(MtN 50)

La perte des caractères constituants des objets, n’est-elle pas un


synonyme de la mort qu’ils évoquent ? Cette sensation initiale se trouve
renforcée lorsque le jeune neveu essaie d’imaginer l’impression de son oncle
à l’occasion de sa première visite chez Paula. Par l’abondance de jolis
éléments décoratifs quelque peu exotiques –bien qu’on méconnaisse les
détails- Gaston conclut « il a dû s’imaginer pénétrer dans un musée ». Or, le

13
« Il faut régler son pas sur celui des vieux, les encourager :
-Encore cent mètres, et c’est Paris.
Quand la barrière sera franchie, ils se sépareront. Une mort les assemble, une
nouvelle mort les réunira ». (Eugène Dabit, Un mort tout neuf. Paris, Gallimard, 1990, p.
250. Toutes les citations ultérieures seront empruntées à ladite édition dont la page sera
indiquée entre parenthèses).
10

musée est l’endroit par excellence où la promenade de l’œil joue un rôle


important. Son caractère étatique évoque pourtant une allusion à la mort.
Un procédé similaire se déplie par rapport à l’appartement d’Albert :
les descriptions font place à la récréation d’une ambiance. Cette technique ne
manque pourtant pas de difficulté car elle doit contribuer à révéler un
caractère, celui d’Albert, inconnu, ou du moins méconnu.
Si Eugène Dabit trace un premier croquis des êtres en évoquant leur
métier, renseignement qui –on le voit aisément dans L’Hôtel du Nord- les
situe dans l’échelle sociale, il en arrive de même pour la « maison
bourgeoise » du défunt. Ce sont les enjolivements de l’immeuble qui justifient
ce qualificatif. Toutefois, le lecteur perçoit à l’instant qu’il se trouve chez un
parvenu à travers l’insistance sur l’étroitesse de l’appartement, un deux pièces
où « quatre personnes y sont à l’étroit » et parce que tous ses meubles sont
l’objet d’une valorisation économique. La malédiction des individus
commence donc par leur entourage spatial. A plusieurs reprises le regard se
heurte à des difficultés : dès l’entrée puisque la porte « brune, d’aspect
lugubre » évoque l’incertitude. Une incertitude parallèle à celle des visiteurs
sur la personnalité qu’ils vont peut-être découvrir. A l’intérieur la visée du
regard s’accourt à la fois qu’elle reste figée en tant que réduit à deux photos 14
illustrant la mer et la guerre successivement transposant ainsi les goûts et les
hantises de l’écrivain. D’où les efforts du gros Édouard pour allumer les
pièces, comme si l’éclairage devait contribuer à dissiper les fantômes de
l’inquiétude. Efforts d’autant plus inutiles quand on sait par des passages
ultérieurs, la précarité des lustres imposée par le propriétaire dans un souci
économe. Voilà pourquoi les visiteurs ne réussissent pas à s’orienter : ainsi,
perdent-ils leur stabilité. Par ailleurs, une nouvelle fois la réponse à leur
regard scrutateur reste vide en tant que porteuse de nouvelles interrogations
sur la personnalité du défunt :
Ils piétinent dans la salle à manger, en lorgnant à droite, à gauche, avec curiosité, et aussi une espèce
d’inquiétude. Il leur semble que le frangin va se présenter, leur demander : « Vous faites quoi ? Vous
êtes-vous essuyé les pieds, au moins ?» (MtN 169)

Il s’agit d’un espace neutre pour une existence neutre. La disposition


des objets traduit fondamentalement une approche économique : le défilé de
meubles permet à la famille de compter le montant qu’ils pourront en tirer ; le
manque de lumière rappelle le penchant radin du trépassé à la fois que des
aspects personnels négatifs sont cités par leur connotation réductrice:
l’obsession de la propreté accorde à Albert un caractère marginal puisqu’il
fluctue entre les deux genres humains15 ; le manque de capacité pour
transcender la vie quotidienne16 ; puis, la solitude qui distille de sa
14
« Ils sont dans l’antichambre et ils en regardent les murs ornés de deux photos en
couleurs: Vue de Nice… Le Défilé des Poilus sous l’Arc de Triomphe. » (MtN 168)
15
« il était aussi maniaque qu’une femme » (MtN 169)
16
« Il était soigneux, certes, mais n’avait ni curiosité, ni fantaisie. Comme il devait
s’embêter dans ces deux pièces dont il n’avait même pas choisi les meubles. » (MtN 186)
11

correspondance où successivement il recherche l’amitié de l’autre sexe et


qu’il compense par l’affection à son « Bijou », chien dont le nom n’est pas
libre de cette nuance matérielle qui flotte parmi toutes ces appartenances.
De plus, dans le but d’éclairer le lecteur sur l’intimité de l’être par
l’espace, plusieurs traits de l’appartement soulignent l’isolement du
propriétaire par rapport au monde : d’un côté par l’odeur de « renfermé » qui
les surprend dès leur entrée au logis, à l’intérieur, la sensation augmente par
la fermeture des volets faisant croire à une « prison ». La possible ouverture
que pouvait incarner la visite à ce nouveau lieu est suivie de scènes où
l’accent est mis sur le repli de l’individu.
De ce point de vue, les souvenirs emportés par la famille ont pour objet
de faire la synthèse de la vie d’Albert : de partout il existe une fragmentation.
Les lettres et le porte-photo permettant l’accès limité à sa personnalité aussi
bien du côté intérieur que du côté physique ; ses « machins de soldat »
insistent sur l’empreinte de cet événement chez les êtres dans un monde
déterminé par l’argent, comme le témoigne la cupidité suscitée par les obus
ciselés. Les livres gardés par Gaston renforcent ces mêmes traits : L’Anglais
commercial porte allusion à ce métier qui lui a valu un certain
embourgeoisement, alors que L’Aiglon surenchérit sur une réalité peu
héroïque puisque la pièce de Rostand montre un prince à la recherche de sa
position.
Enfin, l’appartement d’Albert rejoint le néant qui caractérisait l’hôtel
du Nord car aussi bien que son précédent, le lieu tourne au vide : les seules
appartenances pouvant mettre en évidence le caractère personnel d’Albert
sont « ravies » par ces intrus, conscients qu’ils n’y reviendront plus. C’est à
partir de ce moment que, comme son précédant, il peut s’écrouler dans la
mémoire des survivants.
Avec le traitement de l’espace Dabit renforce la structure circulaire de
l’intrigue : le retour final des personnages à leurs différentes origines,
l’apparente liberté rendue par la ville ne traduisent qu’une dispersion. Les
êtres qui ont vécu cette expérience ne sont pas plus rassurés que la créature
qui ouvre le récit, perdue dans un taxi à la recherche d’une adresse. Cette mort
qui pèse sur eux instaure un non-sens pareil à celui qui clôt L’Hôtel du Nord.
Ainsi, configuration temporelle et espace placent les intrigues des deux
ouvrages sous le signe du passager et du transitoire. Cette alliance se
complète à l’aide d’un troisième axe essentiel : les personnages. Nous
n’insisterons pas sur la personnalité antihéroïque des créatures accouchées par
Eugène Dabit dans ses récits17. Personnalité que nous n’attribuons pas
tellement à une mise en scène des files ouvrières qu’à une tendance beaucoup
plus générale du siècle, à l’instar de ce que remarque Jean-Yves Tadié18.

17
D’autres études portent sur cet aspect: Bernard Alluin, « L’Hôtel du Nord : un
univers dénué de sens » in Roman 20-50, nº 18, 1994, pp. 27-34.
12

D’un point de vue structural, à propos de L’Hôtel du Nord, Marcel


Carné s’est heurté à la difficulté de dénicher un personnage qui joue un rôle
principal : Les Lecouvreur assurent, certes, un lien entre les existences des
clients. Ils deviennent indispensables pour porter témoignage sur la destinée
de l’immeuble et, par analogie, de tout le microcosme qu’il abrite, mais ils
sont loin de s’ériger en protagonistes indéniables. Un phénomène semblable
organise le roman postérieur : Les Dieulet semblent être les équivalents des
Lecouvreur pour deux raisons fondamentales. Primo, ils partagent avec leurs
« ancêtres » le point de repère de la réalité puisque pour les créer Dabit
s’inspire aussi de ses parents. Secundo parce que, du côté intradiégétique, ils
incarnent le noyau qui assure une unité de l’intrigue à la fois qu’une
progression logique : ce sont eux les premiers à recevoir la nouvelle du décès,
eux qui se chargent de la communiquer, enfin eux qui ferment la boucle en
tant que les derniers à quitter le scénario final. De surcroît, Gaston se révèle
« l’héritier » spirituel d’Albert, trace qui contribue à lui rendre le rôle de
personnage clé dans l’œuvre.
Dans ce contexte, il faut remarquer que la plume de l’écrivain exerce
auprès des pensionnaires de l’Hôtel un travail de défiguration du corps. Les
traits évoqués, dans leur rareté, esquissent des êtres à une apparence sans
contours bien précis, floue, qui s’éloigne enfin de la figure humaine. Laissons
parler le texte dans la présentation du père Deborger:
Son corps se tasse comme une masse de glaise ; son visage aux chairs molles, aux traits inexpressifs
et veules s’abêtit davantage encore. D’une main tremblante il porte le verre à ses lèvres ; c’est un peu
de chaleur qui se glisse dans ses veines. (HN 73) Tiens, ses jambes sont molles, incapables de le
porter. (HN 76)

A la lecture de ces passages on a l’impression que la silhouette du


personnage a besoin d’être pétrie à tel point les tournures employées
soulignent la flaccidité de ses chairs. L’aspect physique ne fait ici que
redoubler l’écho de déchéance subi du point de vue social et animique.
A d’autres reprises l’auteur préfère le morcellement de l’être : ainsi
toute l’attention à la « masse noire » qu’on repêche du canal est vouée à son
visage alors que le reste du corps est réduit à « des membres grêles ». Dans ce
même sens certains passages utilisent l’animalisation des êtres 19 dans leur
conduite ou dans leur apparence physique pour marquer la distance entre ce
collectif et la normalité. Enfin, quelques-uns ne gardent point de rapport avec
le contour humain. C’est le cas de Ladevèze métamorphosé en personnage
hors de ce monde : «  Louise examina son nouveau locataire : un fantôme,

18
Le héros héroïque, celui qui vient d’Homère ou de Virgile, qui traverse les
romans de la Table ronde ou se pare de son prestige l’amour de Mme de Clèves, le héros
qui change Paris, et la France […], ce héros-là meurt au XXe siècle. » (Jean-Yves TADIÉ,
Le roman au XXe siècle, Paris, Belfond, 1990, p. 67).
19
Charles est comparé au moustique, Ginette est assimilée à une chatte, Ramillon a
des « barbiches de chat »…
13

une grande perche, squelettique et dégingandé, avec un visage hâve et des


yeux fiévreux… » (HN141)
Mais qu’il choisisse tel procédé ou tel autre, le romancier s’en tient à
une pratique constante d’après laquelle les détails mis en relief soulignent les
défauts des créatures, en fournissent sans pitié le côté le plus dérisoire : les
corps sont toujours trop courts out trop longs. Charles a « le corps tordu, la
tête trop lourde, penchée sur l’épaule » (HN 90) et Mimar est présenté comme
une contrefaction du Dom Juan aussi bien par son allure peu cavalière 20 que
par son comportement auprès des femmes. Tous les aspects sont convoqués
pour affirmer que les inexactitudes de la nature renforcent le non-sens de leurs
vies.
L’insistance de l’auteur acquiert d’autant plus de force qu’il accentue
les imperfections à l’aide du vêtement : il n’est pas étonnant de voir que les
habits de Deborger « flottent sur son corps » ou que le costume sombre de
Lucie accentue son teint de « noiraude ». Parfois, on dirait même qu’il existe
une certaine violence entre le corps et ce qui le couvre à en juger par les
verbes employés : la vareuse militaire de Charles lui « bat » les genoux et les
bandes molletières lui « étranglent » les jambes, le caraco et la jupe de Jeanne
ne suffisent pas à couvrir cette chair qui « déborde »… Quant au collectif
féminin, un détail supplémentaire portant sur leur allure permet d’évoquer une
problématique très particulière : la présence du fard. Dabit établit un rapport
presque automatique entre la femme fardée, Paris et la prostitution. C’est en
vertu de cette correspondance que Louise peut dénoncer l’impudicité des
ouvrières qui, partant travailler, blanchissent leurs visages avec la poudre de
riz (HN, 47). A la misère des conditions subies par les ouvriers la femme
rajoute un nouveau facteur avilissant déterminé par la sexualité.
Les caractéristiques évoquées acquièrent une emprise puissante du fait
que très souvent, les personnages créés portent le regard sur la glace en y
cherchant les traits qui font l’objet de leurs rêveries mais dont ils manquent.
Comme dans les contes de fées, ils scrutent le miroir pour y retrouver leur
songe. Mais le spectateur muet qu’est le lecteur sait que le miroir ne rend
qu’une image inversée de la réalité qui dénonce la vraie nature de l’être.
Nature et société présentent donc des obstacles rendant difficile
l’intégrité des individus.
Dans Un Mort tout neuf la défiguration fait place à la décomposition :
les métamorphoses du cadavre aussi bien que les étapes où elles se produisent
concentrent le regard du romancier qui s’en sert pour plusieurs buts. La
corruption du corps déclenche la reconstruction d’une vie désormais finie :
voilà pourquoi Paula et Gaston pendant la veille tournent leurs yeux vers le
passé et relèvent les maillons d’une chaîne brisée comme si cela pouvait
contrefaire le ravage de la mort. Pourtant l’influence de cette altération
20
“Le destin l’avait gratifié d’un teint de tomate mûre ; ses petits yeux clignotaient ;
son cou, trop court, s’enfonçait dans ses épaules » (HN 54).
14

corporelle a un retentissement beaucoup plus large puisqu’elle contagie


l’esprit des êtres proches et lointains –le gros Edouard, malgré sa puissance de
caractère, se sent désarçonné devant ce visage déformé-. L’espace même
touche les effets de ce phénomène : à combien de reprises le narrateur insiste
sur cette odeur envahissante, qui imprègne tout au point que, même après la
disparition du cadavre, après la fumigation de l’appartement, Paula en
éprouve encore le vertige… De surcroît, dans la scène finale la dégradation du
corps est mise en parallèle avec celle de l’espace : le cercueil repose « sur le
sol boueux ». Le cumul d’expressions qui convergent dans ce sens21 permet
de saisir l’écroulement d’un univers de certitudes pour ceux à qui la mort
hante, bien que jusqu’à présent en aient été épargnés.
Car la mort, comme le titre l’atteste, plane sur tout le récit de manière à
ce que le lecteur est confronté à un mouvement d’oscillation continue entre un
champ d’images portant sur la disparition physique et sur la vie, balancement
qui se fait écho des oscillations de l’écrivain, comme le confirme son Journal.
En tout cas l’évènement instaure d’une manière très claire un avant et un
après : la césure se révèle brusque car elle provoque une inhibition
communicative chez les individus. Le narrateur, dans sa tâche de décrire les
effets du trépas dans le cercle humain insiste sur telle coupure : ainsi Paula,
dans l’incipit cherche-t-elle les mots avec lesquels elle devra annoncer la
nouvelle, ce à quoi Lucienne répond par des larmes. Successivement les
individus, les plus proches et les plus éloignés, sont incapables de trouver des
mots convenables pour se rapporter à cet indicible qui a soudain perturbé
leurs routines. L’influence acquiert telle magnitude qu’enfin c’est la mort qui,
allégoriquement les prend comme porte-parole :
Alors que Ferdinand et Gaston, s’ils bougent, disent un mot, c’est pour évoquer Albert. C’est la mort qui
leur souffle presque chaque parole, qui commande à chacun de leurs gestes, elle qui a pris pour vivre
la forme d’Albert. (MtN 37)

La perte de capacités s’accompagne d’une perturbation des repères


essentiels. C’est pourquoi la frontière entre les différents états s’estompe et
les traits distinctifs cessent d’être effectifs : les êtres deviennent des outils au
service de la mort, sont unifiés et perdent leur spécificité 22 alors que des
choses (telles des meubles) ont la capacité de porter témoignage des faits.
Cette indéfinition, où s’incarne un nouveau visage de la corruption, explique
le souci des individus pour dénaturer les ravages de l’anéantissement par des
actes physiques comme l’alimentation23 comme s’il s’agissait de mesurer les
forces entre des ennemis. Par là, on peut conclure que tant que les êtres font
leur expérience de la mort, Dabit prouve à quel point les limites entre
21
« [Gaston] avance la tête pour examiner le trou suintant. » ; « son frère étendu sur
le sol visqueux » ; « la vieille Marthe qui ne voit rien, piétine » (MtN 242)
22
Ibid., p. 43.
23
« Les premières bouchées, on a du mal à les avaler. Un verre de vin. Oui, il faut
se soutenir. On ne lui a que trop cédé, à la mort : on en a la tête pleine, depuis ce début
d’année » (Ibid., p. 226)
15

l’existence et le néant se voilent: soit que les vivants se sentent envahis par
leur condition de mortels24, soit que le trépassé ait l’air de récupérer son
existence25. Il n’y a que le dépôt du caveau au cimetière qui marque un sceau
indéniable entre les deux mondes comme si, pour avoir conscience des
conséquences de la mort, il était nécessaire aux êtres de la subir avant. Par ce
procédé l’auteur rejoint le message contenu dans son premier ouvrage où,
comme l’atteste Dirck Degraeve, il « proclame […] la mort de ce qui
subsiste »26. Le cloisonnement abrité à l’intérieur de l’hôtel persiste dans le
deuxième roman où les morts ne bénéficient pas d’un traitement égalitaire.
Très au contraire, ils ne réussissent pas à se délivrer d’une catégorisation qui
les rend distincts. C’est en vertu de cette hiérarchie que Germaine expliquera
à son mari l’indifférence auprès du défunt :
Ce n’est pas un mort, à elle. Du reste, lui, lorsqu’il a appris la mort de cette belle-sœur, en a-t-il ressenti
une peine profonde ? Chacun ses morts. (MtN 203)

Optique pessimiste ? Oui et non. La mort implique, certes, la


disparition; en revanche, elle s’accompagne d’une découverte de la
personnalité. Trancher avec le dernier sommeil de cet oncle, frère et ami
permet à ces êtres qui comptabilisent tout en des termes économiques de
montrer leurs misères morales, mais leur impuissance face à la destinée
s’accompagne de l’enrichissement que suppose pour eux la révélation du vrai
caractère d’Albert. Ce n’est pas à une révolte contre la condition humaine,
mais à une acceptation réfléchie d’elle-même que la lecture de ces deux
ouvrages invite.

24
Pendant la veille les efforts pour reprendre le train-train quotidien échouent rien
qu’avec le souvenir d’Albert .
25
A l’occasion, par exemple, de l’exposition du cadavre où les verbes à la forme
active établissent un paradoxe qui le rend lui-même spectateur des autres : « Il [le cadavre]
pense, peut-être : « Je suis hors du jeu, continuez sans moi, les amis. » Et le voici
spectateur, esprit lointain, sans passions, sans chaînes, hors de ce monde… » (MtN 234)
26
Dirck DEGRAEVE, “La représentation de l’espace dans L’hôtel du Nord
d’Eugène Dabit »in Roman 20/50, num. 5, 1988, p. 36.

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