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M. Delon, F. Mélonio, B. Marchal, J. Noiray et A. Compagnon, La littérature
française : dynamique & histoire, Vol. II, Gallimard, 2007, p. 676-701.
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Paul Nizan, « Eugène Dabit : Petit Louis (N.R.F.) » in Articles littéraires et
politiques I, Joseph K., 2005, p. 117.
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couronnée par cet acte festif que suppose pour eux le repas convivial. Le
parallèle s’impose dans le chapitre suivant qui, bien que plus succinctement,
dresse le contour de Renée Levesque : la situation médiocre du départ est
suivie de sa songerie de bonheur à côté de Trimault qui finit par se sceller
dans le repas que les deux amoureux partagent. Dans les deux cas, le
dénouement de l’intigue se charge de contredire ces fausses espérances
hébergées. Pour bien saisir la dimension de ce futur brisé, le lecteur est obligé
de faire la synthèse de tout un parcours vital et, de surcroît, structurel, au
point que cette technique utilisée avait suscité des réactions chez les
contemporains comme Guéhenno qui lui avait reproché l’absence de liens
solides entre les parties5. Parfois les chapitres atteignent une apparente
autonomie : que l’on prenne le XVIII pour y retrouver le triangle amoureux
Prosper Maltaverne, Ginette et Kenel, tous les trois protagonistes d’un cycle
complet. Partant d’une stabilité, leurs rapports produisent le conflit qui après
avoir explosé publiquement se ferme par un rétablissement de l’ordre, qui
devient logique non par soi même, mais par le contexte où il se trouve inscrit.
L’instantané de ces « tranches de vie » ne prend donc tout son sens que
lorsque le lecteur considère l’ensemble. Il vient de l’extérieur. La succession
simple de ces épisodes force l’auteur à créer une impression d’unité à l’aide
de quelques personnages –peu nombreux- dont la présence instaure un lien
entre les faits, ce qui, en fin de compte, est une variante du phénomène de la
répétition et à la fois, pour créer cet enchaînement, Dabit emploie le recours
de mettre en relief les échos que déclenchent des expériences parallèles.
Le pari pour l’instant empêche la connaissance en profondeur de tout ce
qui fonde la personnalité des êtres : leurs traits physiques sont escamotés de
manière à ce que les personnages se définissent souvent à l’appui de leur
métier. Ce choix revient à les concevoir comme une pièce dans l’engrenage
social où il n’y a pas de place pour les individualités. Il est vrai que
l’esthétique de l’écrivain doit beaucoup au peintre que fut d’abord Eugène
Dabit –lui-même dans sa correspondance à celui qu’il conçoit comme son
maître, Roger Martin du Gard, s’appuie sur des points de repère picturaux
pour expliquer sa propre écriture6, ce qui reviendrait à primer le point de vue
extérieur sans volonté d’approfondir sur les impressions. Toutefois telle
synesthésie entre les arts ne suffit pas à expliquer l’insistance sur le
morcellement. Cet aspect structural constitue, à notre avis, la transcription
formelle de la crise idéologique de l’époque menant à la perte d’intégrité
5
D’après Pierre-Edmond Robert, op. cit., p. 80.
6
Sont fréquentes les expressions utilisant la comparaison avec la peinture ( « Je ne
suis pas très vaniteux de mon travail, mais , si je pense à mon travail de peintre, je puis, et
justement, lui donner une certaine place. Que les marchands me la refusent, cela ne prouve
rien. ») ou même les références à des peintres, comme par exemple Vlaminck.
(Correspondance Eugène Dabit-Roger Martin du Gard, Edition présentée par Pierre
Bardel, Paris, CNRS, 1986, p. 369 et 370).
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plus Dabit pouvait s’en tenir à d’autres moyens qui, pour assurer la
vraisemblance, le relègueraient à la troisième personne. Or, l’option de
l’écrivain, ne serait-elle pas attribuable au caractère fragmentaire de la lettre ?
L’intégrité d’Albert ne se voit-elle pas escamotée par cette polyphonie ? A la
fin du roman le lecteur se rend compte qu’Albert était resté un inconnu même
pour sa famille la plus proche. La correspondance entretenue contient en soi
des vides que ces destinataires insoupçonnés que constituent et son neveu
Gaston du point de vue intradiégétique et le lecteur, au niveau
extradiégétique, sont incapables de suppléer. L’interaction épistolaire
habituelle est absente depuis le tout début et contribue à fournir une image
imprécise de l’autre. Même pour ce qui est d’un élément essentiel,
l’inscription du temps, l’absence de ces traces complique la reconstruction
entamée par l’interlocuteur. La communication épistolaire étant une formule
de la conversation caractérisée par la lenteur, il est manifeste que l’écrivain
cherche à mettre l’accent sur le côté écrasant de la mort qui pèse sur les
personnages.
Quant aux autres éléments qui bâtissent la structure, force est de
considérer le rôle accordé à l’espace. Nelly Wolf9 estime original le traitement
que Dabit réalise du lieu dans L’Hôtel du Nord. Comme le titre l’atteste, cet
immeuble devient le centre du récit. A vrai dire, il s’agit du vrai protagoniste
car il est l’axe autour duquel tourne toute l’intrigue : sa présence se maintient
constante dans la quasi-totalité du roman et la narration ne finit que lorsqu’il
est démoli. Nous venons de prouver les césures opérées dans le récit ainsi que
le fléchissement de la cohésion par le biais temporel. La faiblesse voulue de
ces éléments rend les chambres –à la fois que les Lecouvreur- garantes de
l’unité, capables d’organiser le discours. La contiguïté des histoires qui
brisent le discours linéaire fonde un parallèle avec le contact des cellules
composant le bâtiment. De cet angle de vue, non seulement il est le
circonstant des actions narrées servant à ancrer dans la réalité tangible et
authentique les péripéties des êtres en carton, mais, d’un autre côté, il s’érige
en l’actant qui suscite un discours, qui traduit une conception, une vision, une
théorie de Paris. L’écrivain refuse toutefois, de nous accorder des descriptions
de ce référent : espace diffus qui se dérobe aux qualifications, cet aspect
vague est souligné depuis le début lors de la première visite des Lecouvreur.
L’acheteur ne tire que des impressions mais le regard ne joue en aucun cas un
rôle déterminant parce que la nature même de l’endroit ne le permet : la
noirceur du couloir empêche la lecture des numéros de chambres au point que
Lecouvreur a l’impression de se trouver dans un tunnel. Les seules touches de
couleur notées servent en tout cas d’auxiliaire afin de mettre en relief d’autres
caractéristiques et de créer surtout, un sentiment :
Une lumière grise s’accrochait aux rideaux déchirés, un papier à fleurs déteint attristait les murs ; le lit
se trouvait serré entre une armoire de bois blanc et la table de toilette ; dans un coin, près du seau
9
Nelly Wolf, op. cit., p. 105.
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hygiénique, traînait une paire de vieux souliers. L’exiguïté, le dénuement, l’odeur de ce lieu, créaient un
malaise10.
anciennes habitudes ce qui devient pour lui, le signe indéniable que sa vie
s’écroule ; Mimar s’y réfugie après un mariage broyé par la mort ; Renée ou
Jeanne aussi y dénichent une chance pour réaménager leurs destinées… au
point que certains êtres à morale redoutable à l’exemple de la mère Coup-de-
Tampon découvrent dans la bonté du lieu un moyen de tirer avantage comme
l’exprime sa métaphore : « Cet hôtel-là, c’est la maison du bon Dieu ! On
aurait tort de ne pas en profiter, Polyte ! » (HN 202).
L’oscillation continue entre le bonheur et la misère qui caractérise le
parcours des locataires de l’hôtel est l’écho d’une ambiguïté très propre à
Eugène Dabit qui en fait preuve aussi bien dans la fiction que dans son
écriture privée12. De même, l’hôtel en tant que protagoniste n’y échappe pas.
Deux situations opposées encadrent le sort de l’immeuble et par analogie, du
petit monde qu’il représente. Pendant la négociation de l’achat, Louise
Lecouvreur y relève « Un monde vierge […] une chance, enfin, d’embellir ses
jours, de fixer sa vie… ». C’est tout un projet de futur qu’elle peut imaginer,
ce qui donne un sens à sa souffrance, à ses efforts. En revanche, le livre se
clôt avec la démolition de l’hôtel contemplée non sans regrets par l’ancienne
patronne. Le seul indice de stabilité pour ces êtres disparaît. Si lors de sa
première visite elle avait eu du mal à reconnaître les pièces qui le
composaient, maintenant, en plein procès de démantèlement, elle peut
distinguer chacune de ses parties : « Ils en sont au 28… Les voilà au 27 ». Le
paradoxe est révélateur et se trouve scellé par la hantise exprimée auprès de
cette nouvelle société naissante, hostile, car en plus d’avoir fini avec la
structure physique de l’édifice, elle emporte le souvenir dans la mémoire de
Louise, ce qui revient à annihiler toute permanence dans le temps :
« C’est comme si l’Hôtel du Nord n’avait jamais existé, pensait-elle. Il n’en reste plus rien… pas même
une photo. […]De toutes ses forces, elle chercha à se représenter son ancien domicile, les murs gris,
les trois étages percés de fenêtres, et plus loin, dans le passé, le temps qu’elle n’avait pas connu, où
l’hôtel n’était qu’une auberge de mariniers… (HN 217-218)
12
Son journal intime reflète fidèlement ce trait alors que ses pages oscillent entre la
hantise de la mort et la célébration enflammée de la vie comme le témoigne les mots qu’il
écrit l’année de son trépas : « Tous ces moments, lumineux ou gris, composent ma vie. La
vie, ma vie, je n’ai que ce mot à la bouche. Je suis seul avec elle ; d’en avoir conscience, de
cette vie, cela empêche que ce voyage soit pour moi un ennui, une lourde épreuve. »
(Journal intime. op. cit., p. 394. Écrit le 21 mars 1936)
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dans des endroits comme la villa les pièces servant à organiser le lieu
affichent des divisons claires. De plus, les frontières entre l’espace
appartenant à la vie et celui propre à la mort ne coïncident toujours pas avec
les notations géographiques: à la sortie du cimetière les hommes proposent de
marcher jusqu’à la porte de Clignancourt puisqu’il n’y a que 800 mètres. Or,
le parcours de cette distance semble interminable au point qu’ils doivent
préciser les étapes13. Une ligne se trace entre cette ville où ils pourront enfin
regagner leur quotidienneté et la banlieue assimilée à la mort. Cela revient à
montrer que le passage d’un univers à l’autre est difficile à franchir : un
exemple très clair paraît dans le passage où Gaston retrouve son oncle mort.
A la montée lente des escaliers d’où il perçoit déjà le corps gisant succède
« Entre le lit et l’armoire à glace, une sorte de couloir » qui impose au jeune
homme le compte de ses pas tant il faut mesurer l’espace pour arriver au but.
Le narrateur insiste sur l’exiguïté dans la scène où on emporte le
cercueil puisqu’il doit être descendu « presque verticalement ». La grandeur
que laissait présager le terme de villa se voit donc mitigée par ce calcul
constant. Eugène Dabit caractérise par ce biais le niveau social des individus
qui habitent la demeure et si Paula était censée avoir une certaine aisance, en
fait, l’auteur la soumet à ce monde de nouveaux riches tant de fois décrié dans
ses ouvrages.
La multiplicité spatiale ne provoque toutefois pas de descriptions.
Comme il en était pour L’Hôtel du Nord, le regard fait place à l’esprit dans le
sens où le narrateur porte son accent sur les impressions suscitées par les
lieux. Ainsi, laissons parler le texte à propos de la maison où Albert a fini ses
jours:
Cette petite rue étroite, bordée de villas laides et bourgeoisies […] dans cette maison triste, avec une
grille où grimpe du lierre, Albert obscurément est venu mourir. (MtN 49)
13
« Il faut régler son pas sur celui des vieux, les encourager :
-Encore cent mètres, et c’est Paris.
Quand la barrière sera franchie, ils se sépareront. Une mort les assemble, une
nouvelle mort les réunira ». (Eugène Dabit, Un mort tout neuf. Paris, Gallimard, 1990, p.
250. Toutes les citations ultérieures seront empruntées à ladite édition dont la page sera
indiquée entre parenthèses).
10
17
D’autres études portent sur cet aspect: Bernard Alluin, « L’Hôtel du Nord : un
univers dénué de sens » in Roman 20-50, nº 18, 1994, pp. 27-34.
12
18
Le héros héroïque, celui qui vient d’Homère ou de Virgile, qui traverse les
romans de la Table ronde ou se pare de son prestige l’amour de Mme de Clèves, le héros
qui change Paris, et la France […], ce héros-là meurt au XXe siècle. » (Jean-Yves TADIÉ,
Le roman au XXe siècle, Paris, Belfond, 1990, p. 67).
19
Charles est comparé au moustique, Ginette est assimilée à une chatte, Ramillon a
des « barbiches de chat »…
13
l’existence et le néant se voilent: soit que les vivants se sentent envahis par
leur condition de mortels24, soit que le trépassé ait l’air de récupérer son
existence25. Il n’y a que le dépôt du caveau au cimetière qui marque un sceau
indéniable entre les deux mondes comme si, pour avoir conscience des
conséquences de la mort, il était nécessaire aux êtres de la subir avant. Par ce
procédé l’auteur rejoint le message contenu dans son premier ouvrage où,
comme l’atteste Dirck Degraeve, il « proclame […] la mort de ce qui
subsiste »26. Le cloisonnement abrité à l’intérieur de l’hôtel persiste dans le
deuxième roman où les morts ne bénéficient pas d’un traitement égalitaire.
Très au contraire, ils ne réussissent pas à se délivrer d’une catégorisation qui
les rend distincts. C’est en vertu de cette hiérarchie que Germaine expliquera
à son mari l’indifférence auprès du défunt :
Ce n’est pas un mort, à elle. Du reste, lui, lorsqu’il a appris la mort de cette belle-sœur, en a-t-il ressenti
une peine profonde ? Chacun ses morts. (MtN 203)
24
Pendant la veille les efforts pour reprendre le train-train quotidien échouent rien
qu’avec le souvenir d’Albert .
25
A l’occasion, par exemple, de l’exposition du cadavre où les verbes à la forme
active établissent un paradoxe qui le rend lui-même spectateur des autres : « Il [le cadavre]
pense, peut-être : « Je suis hors du jeu, continuez sans moi, les amis. » Et le voici
spectateur, esprit lointain, sans passions, sans chaînes, hors de ce monde… » (MtN 234)
26
Dirck DEGRAEVE, “La représentation de l’espace dans L’hôtel du Nord
d’Eugène Dabit »in Roman 20/50, num. 5, 1988, p. 36.