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COLLOQUE «  BATAILLE-BLANCHOT-KLOSSOWSKI :

LA QUESTION DE L’EXPERIENCE LIMITE  »


DU 21 AU 22 JANVIER 2016 — PARIS X - NANTERRE

L’éloge qui éloigne.


Deux notes sur le mot écrivain. Un doute sur la dette de la pensée.

Eduardo Jorge de Oliveira (EHESS-FAPESP)

1. «  à ce qui, un jour, fut  »

«  Aujourd’hui encore, l’éloge suffit à mettre l’écrivain à l’écart des institutions


académiques.  » Dans «  L’essai comme forme  », Theodor Adorno réfléchit sur la forme
artistique, mais également sur la forme intermittente de l’essai, dont celle-ci serait une
«  œuvre d’imagination.  » Adorno, dans ce texte paru en 1958, envisageait une défense de «  la
spéculation sur des objets spécifiques.  » Or selon Adorno, la philosophie refuserait d’un point
de vue professionnel ce type de spéculations, car son objectif se cantonne au particulier, c’est-
à-dire au non universel, et allègue que ce genre d’investissement serait toujours affectif. Dans
ce texte, les noms de Simmel, Lukács, Kassner et Benjamin s’associent pour penser les
changements de la physionomie des grands rassemblements humains et les liens qui unissent
les personnes aux conditions matérielles dans lesquelles la pensée et l’œuvre d’art se
développent. Dans la première partie du XXe siècle, à la charnière des deux guerres
mondiales, l’urgence de la situation occasionna de grands flux migratoires, des variations de
langues, ainsi qu’un changement brutal des désirs, des émotions et notamment des affects liés
aux objets spécifiques des auteurs cités par Adorno. Le texte ici présent d’Adorno nous
propose une démarche pour penser les limites de l’écriture entre le réel et la fiction, ou plus
exactement le rôle de la fiction face à une vérité politique. En ce qui concerne l’histoire de cet
essai d’Adorno, nous pourrions relever la délicatesse de l’intention grâce à laquelle le
philosophe joint l’expression de l’amitié à une forme plus impersonnelle. De là survient un
questionnement possible sur ce que signifieraient à ses yeux les exigences de l’amitié.
Peu de temps avant de disparaître, en août 1962, Georges Bataille qui revenait habiter
Paris reçut une lettre datée du 24 janvier de Maurice Blanchot. En réalité, celle-ci contient les
  2  

bases d’une définition des exigences de l’amitié.1 L’amitié se confronte ici à une expérience
limite. En effet, Blanchot se préoccupait de la santé de son ami, et l’amitié, au-delà de la mort
physique, était une composante nécessaire de l’essai. Il faut conserver dans le terme «  essai  »
la notion de tentative, d’épreuve, de commencement, de préambule parmi ces morceaux de
vie qui nous parviennent éparpillés à travers ses textes, qu’ils soient des lettres ou des récits,
et tout ce que Blanchot lui-même nommerait l’écriture du désastre.2 L’essai gagne une autre
dimension dans la mesure où, s‘éloignant d’un modèle tel que Montaigne ou encore Adorno
ont développé  ; il possède une capacité propre à absorber différemment les désastres. En
outre, il tient pour repère une communauté d’écrivains victimes directs ou indirects des
politiques totalitaires, malgré certaines convictions qui les inscrivent dans un autre régime
d’écriture avec leurs objets d’affection. À cet égard, Walter Benjamin aurait pu rejoindre
Bataille, voire le Collège de Sociologie. Il aurait pu encore être un vrai trait d’union avec
l’Institut de recherche de Francfort.3 Néanmoins, ce choix marquera la différence entre un
penseur isolé, comme a pu le ressentir Benjamin en se voyant exclu de la vie universitaire, et
un penseur solitaire, comme a pu l’être Bataille dans son travail à la Bibliothèque Nationale4,
bien qu’associé à plusieurs projets communautaires de la littérature.
L’œuvre de Bataille — si nous pouvons ainsi l’appeler — a été disséminée selon les
mots de Michel Foucault lors de la présentation du premier tome de ses Œuvres Complètes.
Sans quitter l’écriture, il participe de la création de plusieurs revues (Documents, Acéphale,

                                                                                                               
1
Dans la lettre précédente du 6 janvier 1962, Blanchot avait écrit que « l'amitié est aussi la vérité du désastre. »
BATAILLE, 1997, p. 595. « Je ne crois pas du tout que l'intérêt ou le manque d'intérêt à l'égard de la « politique
» soit en cause; ce n'est là qu'une conséquence et peut-être superficielle. Pour ma part, je vois bien, je vois mieux
depuis quelque temps, à quel double mouvement il me faut toujours répondre, nécessaires tous deux et cependant
inconciliables. L'un (pour m'exprimer d'une manière extrêmement grossière et simplificatrice) est la passion, la
réalisation et la parole du tout dans l'accomplissement dialectique; l'autre est essentiellement non dialectique, ne
se soucie pas du tout de l'unité et ne tend pas au pouvoir (au possible). A ce double mouvement répond un
double langage et, pour tout langage, une double gravité : l'un en parole d'affrontement, d'opposition, de négation
afin de réduire tout opposé et que s'affirme à la fin la vérité dans son ensemble comme égalité silencieuse (par où
passe l'exigence de la pensée). Mais l'autre est parole qui parle avant tout, et en dehors de tout, parole toujours
première, sans concordance, sans confrontation et prête à accueillir l'inconnu, l'étranger (par où passe l'exigence
poétique). L'un nomme le possible et veut le possible. L'autre répond à l'impossible. Entre ces deux mouvements
à la fois nécessaires et incompatibles, il y a une constante tension, souvent très difficile à soutenir et, en vérité,
insoutenable. Mais l'on ne peut pas renoncer, de parti pris, à l'un ou à l'autre, ni à la recherche sans mesure
qu'exigent des hommes leur nécessité et la nécessité d'unir l'incompatible. » BATAILLE, Georges. Choix de
Lettres. p. 595-596.
2
« Écris pour ne pas seulement détruire, pour ne pas seulement conserver, pour ne pas transmettre, écris sous
l'attrait de l'impossible réel, cette part de désastre où sombre, sauve et intacte, toute réalité. » BLANCHOT,
Maurice, L'écriture du désastre, p. 65.
3
PIC, Muriel. Penser au moment du danger. Le Collège et l'Institut de recherche sociale de Francfort. Critique.
Georges Bataille d'un monde l'autre. Jan-Fev. 2013, n. 788-789. p. 81-95.
4
On peut faire allusion à la lettre de Bataille à Jean Bruno, le 23 août 1945, dans laquelle il lui demande deux
manuscrits : "Dans les papiers que j'avais laissés à la bibliothèque, il y avait deux manuscrits, l'un en russe, de
Kojève, dans un grand dossier de carton entoilé, l'autre, en allemand, de Walter Benjamin, en deux paquets du
format de cette lettre, autant que je m'en souvienne." p. 242.
  3  

Critique)  ; il dirigea certains numéros comme celui L’Espagne libre, paru en 1945.
Cependant, la pensée et l’activité de Bataille sont elles-mêmes sujettes à l’éparpillement.
Avant d’être publiés en 1946 dans la revue Critique, ses écrits passèrent entre plusieurs
mains.5 De nombreuses manipulations d’ordre chronologique ne sont pas à exclure, de Michel
Foucault à Jean-François Louette, en passant par Denis Hollier et Michel Surya. C’est ainsi
qu’un auteur parvient à rencontrer un public et que son œuvre aboutit à un éthos. À ce propos,
la publication du fac-similé de la revue Documents par Hollier en 1992 marqua un tournant
décisif. Et ce que nous pourrions appeler, en paraphrasant Denis Hollier, une valeur d’usage
de l’informe6 en deux moments : La ressemblance informe, de Georges Didi-Huberman, en
1995, et L’informe : mode d’emploi, de Rosalind Krauss et Yve-Alain Bois, en 1996. L’éthos
du regard de Bataille croise l’ethnographie et les arts visuels afin que nous puissions
comprendre les métamorphoses des formes à la fois par iconographie de Documents (Didi-
Huberman) et par le rassemblement d’artistes contemporains dans une exposition au Centre
Georges Pompidou (Krauss, Alain-Bois). Il est nécessaire de rappeler que la présence des
œuvres de Georges Bataille dans l’histoire littéraire est la conséquence d’un travail collectif,
et communautaire à sa manière, qui a été effectué. Travail qui permit également à ce que la
figure de l’écrivain soit mis en œuvre et mis à mort.
Arrêtons-nous désormais à la remarque de Michel Foucault à l’égard de Georges
Bataille toujours dans la préface de 1970 : «  On le sait aujourd’hui : Bataille est un des plus
grands écrivains de son siècle  ». Ce compliment est avant tout adressé au Bataille écrivain.
Ses écrits philosophiques, en l’occurrence les articles rassemblés dans le volume, étaient alors
«  presque à l’état d’achèvement  ». Ils constituent le moment d’une verve soudaine, celui d’une
réflexion sur la littérature. Plus loin, après l’éloge de l’homme écrivain, Foucault reconnaît,
son influence évidente : «  Nous devons à Bataille une grande part du moment où nous
sommes  ». C’est au nom de tous, en se faisant porte-parole de sa génération qu’il l’exprime. À
la différence du monde des idées, Georges Bataille est-il parvenu à s’imposer dans celui de la
littérature  ? Ne pourrait-on pas dire que les efforts de Bataille dans la nuit de l’écriture,
comme il aimait à le dire, ne représenteraient pas un essai de s’extraire de la littérature, dans
une haine de la poésie  ? À défaut de toute tentative de classification, peut-être serait-il plus
pertinent de l’associer au genre ouvertement hybride de l’essai dans ce qu’il garde de «  fiction

                                                                                                               
5
Marina Galletti prend le même exergue de Foucault au début de son texte de présentation de L'apprenti Sorcier
(Du cercle communiste démocratique à Acéphale), 1999, p. 9.
6
Le titre de la préface d'Hollier à la revue Documents est La valeur d'usage de l'impossible. Informe est le titre
d'un texte de Bataille paru dans la même revue.
  4  

théorique  »7 grâce auquel la philosophie deviendrait la prose de la pensée, ou bien une façon
de faire résonner les images qui, malgré la virulence tireraient leur force de la poésie.
Doit-on vraiment recourir à un examen minutieux de littérature pour distinguer en
Bataille «  un des plus grands écrivains de son siècle  »  ? À l’inverse d’Adorno, Foucault par
son éloge n’éloigne pas des institutions académiques Bataille qui, n’ayant jamais remporté
une «  chaire  » à l’Université, conserve sa «  chair  » pour penser en tant qu’écrivain. 8 En
investissant sa place d’écrivain, sa parole circule comme une monnaie des «  bas-fonds  » de la
modernité littéraire française du XXe siècle en prenant à rebours les valeurs, c’est-à-dire du
bas vers le haut, vers l’informe, vers le «  bas matérialisme,  » atteignant même les excréments
pour signaler les parties les plus honteuses du corps humain. Cela doit être mis en relation
avec la «  dette  » reconnue par Foucault dans son texte-hommage paru dans la revue Critique
en 1963, bien que celui-ci souhaite maintenir l’idée de «  préface.  » La «  Préface à la
transgression  » dont la mort de Dieu a dessiné une nervure squelettique de l’expérience
contemporaine — et toute la tâche que Bataille et quelques autres écrivains ont eue dans une
lecture de Hegel à Nietzsche. Bataille, l’écrivain, est parvenu à outrepasser cette limite au
moyen du rire. La création d’un espace de transgression (le mot peut être considéré comme
un emprunt à Klossowski), la découverte de cette limite par Foucault, ni positive ni négative,
a été la consommation de la transgression. L’être se restreint à la limite, et se constitue par la
différence. Pour employer l’expression de l’un de ses articles de la Critique Sociale, 1933-
1934, l’être se constitue par la composition des forces hétérogènes 9 , c’est-à-dire par
l’existence d’éléments impossibles à être assimilés individuellement, socialement et
philosophiquement.
Or «  L’Histoire de l’œil et Madame Edwarda ont rompu le fil des récits pour raconter
ce qui ne l’avait jamais été  », textes que Bataille lui-même n’a jamais signés de sa vie et qui
ont vu le jour sous les pseudonymes Lord Auch et Pierre Angélique. Si Bataille écrivait pour
effacer son nom10, comme l’a très bien remarqué Michel Surya, pourquoi devrions-nous le
mettre du côté des écrivains de premier ordre  ? Question tout à fait actuelle qui nous aide à
                                                                                                               
7
Cette définition nous vient de Marielle Macé, Le temps de l'essai. Histoire d'un genre en France au XXème
siècle. Coll. L'extrême contemporain. Paris : Belin, 2006, p. 248. Pour les besoins de la cause, nous citons : « La
fiction est d'abord mobilisé comme cadre de pensée : hors culture rhétorique, l'essai se définit comme une fiction
théorique, un discours qui manipule ses idées comme des personnages et construit sa recherche comme une
aventure. La fiction est ici entendue dans son sens philosophique, définissant les modalités du vrai en contexte
culturel, et la façon dont nous nous y rapportons. »
8
Je me permets de faire référence au séminaire que Georges Didi-Huberman consacra au numéro de la revue
Documents en hommage à Picasso. Au cours de ce séminaire, il développa le rapport Hommage/Dommage, sous
l'effet de l'éloge en tant que base d'un discours.
9
BATAILLE, Georges. O.C. I. La structure psychologique du fascisme. p. 339-371.
10
SURYA, Michel. Georges Bataille, la mort en œuvre. Paris : Gallimard, 1992, p. 114.
  5  

penser la littérature contemporaine, mais aussi la parole vivante autour des écrivains dans
l’enseignement, dans la recherche, dans l’exercice de la critique et dans l’écriture elle-même.
Sous ce rapport, un éloge de l’écrivain peut provoquer l’effet contraire et le placer dans une
mauvaise posture.
«  De cet ami, comment accepter de parler  ? Ni pour l’éloge ni dans l’intérêt de quelque
vérité  », résume Maurice Blanchot dans «  L’amitié  », dédié à Bataille, texte qui clôt son livre
éponyme. La question nous offre l’occasion d’une réflexion sur ces liens qui donnent un sens
à une existence organisée par l’histoire littéraire. Là où tous les délires sont dans un ordre
chronologique irréprochable. En ce sens, la critique de Blanchot à l’égard de l’histoire
littéraire est aussi pertinente qu’indispensable pour la double compréhension de l’éloge, à
savoir, la tentation de «  tout dire  ».11 Bien que ce ne soit pas le cas de Foucault à propos de
Bataille, ni même celui d’Adorno à propos de Benjamin, car cet exercice, l’éloge, est
probablement la dernière difficulté que la littérature ne renia pas de la rhétorique qu’elle reçut
en partage. Intéressons-nous à ce que dit Maurice Blanchot des œuvres d’un auteur lorsque
celles-ci s’assemblent pour former l’œuvre complète :

Les livres eux-mêmes renvoient à une existence. Cette existence, parce


qu’elle n’est plus une présence, commence à se déployer dans l’histoire, et la
pire des histoires, l’histoire littéraire. Celle-ci, chercheuse, minutieuse, en
quête de documents, s’empare d’une volonté défunte et transforme en
connaissances sa propre prise sur ce qui est tombé en héritage. C’est le
moment des œuvres complètes (BLANCHOT, 1971, p. 327).

Sans dédaigner sa tâche, l’histoire littéraire veut tout savoir, elle s’accomplit pour que tout
soit dit, selon l’expression de Blanchot.12 En tant que livre, la vie — tantôt d’un écrivain,
tantôt d’un penseur — garde le sens de l’achèvement, même si un ouvrage peut attester le
contraire. En revenant sur la présentation de Michel Foucault, nous lisons que certains textes
étaient presque à l’état d’achèvement. Et voici un portrait de Bataille dans la pensée, dans
l’extrême figure de la dépense, du gaspillage, «  une quantité considérable de textes et de
fragments jetés sur des feuilles volantes ou parfois sur des carnets.  » Presque un tiers du
premier tome est composé d’inédits.

                                                                                                               
11
“On veut « tout » publier, on veut « tout » dire ; comme s'il n'y avait plus qu'une hâte : que tout soit dit ;
comme si le « tout est dit » devait enfin nous permettre d'arrêter une parole morte : d'arrêter le silence pitoyable
qui vient d'elle et retenir fermement dans un horizon bien circonscrit ce que l'équivoque attente posthume mêle
encore illusoirement à nos paroles de vivants. » BLANCHOT, p. 327
12
Cela vaut également pour l'histoire littéraire, le motif de l'Éternel retour est suprême, car ajouter quelque chose
à l'histoire littéraire, c’est déjà faire un retour. Et dans la volonté de tout dire se garde la dynamique d'en revenir,
et par là même de produire un retour éternel.
  6  

Il faut se reporter au douzième tome de ses œuvres complètes dans lesquelles figure
une lettre adressée à René Char qui traite des incompatibilités de l’écrivain. Cette lettre a été
publiée en 1950 dans la revue italienne Botteghe oscure. Certains aspects de cette
correspondance méritent d’être cités. Bataille animait un intense débat public, avec
notamment la participation de Sartre, sur les conditions de l’engagement de l’écrivain. Chez
Bataille, il y avait une distinction entre la vie et l’action. Par vie on peut entendre plaisir de
vivre ou «  la vie sans mesure  ». Ce genre de vie peut se lire sur le mode de la dépense, de
l’érotisme ou même d’«  une négativité sans emploi  ». Sans cette lecture nous tomberions sur
l’homme en action, en pleine négativité hégélienne, dont la négation équivaut à l’action.
Georges Bataille soutenait dans la lettre à Char que l’esprit de la littérature était
toujours du côté du gaspillage, sans but défini, dans la passion sans autre fin qu’elle-même.
D’où l’hypothèse suivante : au moment de remporter l’héritage d’un monde sacré en déclin,
l’écrivain se rend compte que ce qu’il recevrait en partage aurait été (historiquement)
consommé. De là la nostalgie du sacré, ou plutôt du sacrifice, qui affecte Bataille. Victime de
l’héritage — qu’hérite un écrivain  ? — il se voit d’abord dépossédé des prestiges retenus d’un
monde sacré en proie à la décadence. Bataille pointera un tel poids comme la malédiction de
l’écrivain. De cette malédiction naîtra un dérèglement de tous les sens — projet fondamental
de la poésie rimbaldienne. L’écrivain moderne nie la signification. Il trouve dans la cohérence
brisée du sens un moyen pour accéder au non-sens tout en faisant éclater les mensonges.13
Cette lettre sera de nouveau la «  seule expression véritable  » par laquelle Bataille put prouver
son «  amitié  » pour René Char. Affaire d’amitié donc. Mais également affaire de délivrance
par l’oubli que seul Blanchot a su formuler : «  Qui accepterait d’en accueillir l’insignifiance,
insignifiance si démesurée que nous n’avons pas de mémoire capable de la contenir et qu’il
nous faudrait nous-mêmes déjà glisser à l’oubli pour la porter, le temps de ce glissement,
jusqu’à l’énigme qu’elle représente  ?  »
La notion d’amitié a été une notion inhérente à l’écriture elle-même, notamment chez
Blanchot, Bataille et Char dont il faut garder à l’esprit les échanges de lettres à la fin de la vie
de Bataille. Cependant, elle acquiert un caractère impersonnel selon une hypothèse que nous
ne développerons pas ici. Elle s’inscrirait dans le passage de l’amitié à la communauté, une
affaire qui commença avec Jean-Luc Nancy et que Maurice Blanchot poursuivit.14 Quoi qu’il
en soi, ce rapport à l’amitié sera altéré lorsque Blanchot dédiera à son tour un texte à Michel

                                                                                                               
13
BATAILLE, Georges. O.C. XII, p. 17-21.
14
Consulter le lien de l'article puis la négativité sans emploi (Bataille) et le désœuvrement (Blanchot) :
http://www.artsrn.ualberta.ca/symposium/files/original/203447c24d2d5b1464a4976b574070d0.PDF
  7  

Foucault après sa mort. Dans Michel Foucault tel que je l’imagine, une brève remarque vient
nuancer le travail de Foucault qui se présentait comme un «  historien studieux  » et non
comme un écrivain d’«  ouvrages de recherche personnelle  ».15 Pourtant, un autre aspect de
l’écriture interroge, à parti de cette affirmation, sur l’éthique de l’individu. Ne serait-ce plutôt
pas un degré d’intensité du sens dans lequel le souci de soi se verrait différemment traité selon
qu’il s’agisse de l’écrivain ou de l’historien  ? Nous y reviendrons pour penser la notion de
dette.

2. «  Le philosophe est-il encore possible aujourd’hui  ?  »

En mars 1965, Gilles Deleuze publie un texte dans la revue Critique consacré aux
ouvrages de Pierre Klossowski. À la différence de l’appendice repris dans la Logique du sens,
en 1969, «  Klossowski ou le corps-langage  », le texte débute également par un éloge :
«  l’œuvre de Klossowski nous semble une des plus importantes, une des plus belles de notre
époque  ». Le Baphomet «  dont les passages récemment publiés en revues font déjà sentir une
sorte de splendeur  ». Le lien entre Deleuze et Klossowski est aussi philosophique, car ils ont
en commun le philosophe Nietzsche. Dans ce texte-ci, l’éloge tourne à une analyse de
Klossowski, ou selon l’expression de Deleuze dans Logique du sens, à une «  belle analyse.  »
Sans doute la lecture de Klossowski, Oubli et anamnèse dans l’expérience vécue de l’éternel
retour, dans le cadre du colloque sur Nietzsche dirigé par Deleuze, donne une notion d’espace
à la fois fictionnel et théâtral même à l’endroit de la pensée de Nietzsche, principalement
quand il met l’accent sur l’oubli dans la mémoire et l’actuation de l’oubli dans l’éternel
retour. On pourrait même dire que chez Klossowski la notion du Moi chancèle. Elle hésite
parmi d’autres identités possibles et la pensée, selon lui, serait une forme aboutie d’une

                                                                                                               
15
Un exemple de dédoublement de l'amitié perçu par Blanchot chez Foucault : « C'est ainsi qu'il sera tenté de
demander aux Anciens la revalorisation des pratiques amicales, lesquelles, sans se perdre, n'ont plus retrouvé,
sauf chez quelques-uns d'entre nous, leur haute vertu. La philia qui, chez les Grecs et même chez les Romains,
reste le modèle de ce qu'il y a d'excellent dans les relations humaines (avec le caractère énigmatique que lui
donnent des exigences opposées, à la fois réciprocité pure et générosité sans retour), peut être accueillie comme
un héritage toujours capable d'être enrichi. L'amitié fut peut-être promise à Foucault comme un don posthume,
par-delà les passions, les problèmes de pensée, les dangers de la vie qu'il ressentait pour les autres plus que pour
lui-même. En témoignant pour une œuvre qui a besoin d'être étudiée (lue sans parti pris) plutôt que louée, je
pense rester fidèle, fût-ce maladroitement, à l'amitié intellectuelle que sa mort, pour moi très douloureuse, me
permet aujourd'hui de lui déclarer : tandis que je me remémore la parole attribuée par Diogène Laërce à Aristote
: « O mes amis, il n'y a pas d'ami ». » BLANCHOT, Maurice. Michel Foucault tel que je l'imagine. Paris : Fata
Morgana, 1986, p. 63-64.
  8  

tonalité de l’âme, c’est-à-dire une Stimmung.16 Ce mot peut être aussi bien lié au corps, en ce
qu’il a de tension ou tonus, qu’à l’humeur, à l’atmosphère ou à une disposition (Heidegger).
Au cours des années 60, la lecture de Nietzsche était un évènement à la fois
philosophique et littéraire par lequel l’amitié entre Klossowski et Deleuze garda un degré
d’affinité. Certains faits historiques cette amitié nous sont parvenues, notamment en raison de
la publication de Nietzsche et la philosophie, de Gilles Deleuze, en 1962, colloque
international de Royaumont, du 4 au 8 juillet, mais également en raison d’un petit ouvrage
qu’il dédia à Nietzsche, paru chez PUF, en 1965. De son côté Pierre Klossowski publia en
1968 et en 1969 Nietzsche et le cercle vicieux, qu’il dédia, quant à lui, à Deleuze.
Toujours dans l’article de la revue Critique, Gilles Deleuze effectue une lecture des
ouvrages de Klossowski à la lumière d’un texte philosophique, celui sur l’oubli et l’anamnèse.
«  Il [Klossowski] interprétait le signe comme la trace d’une fluctuation, d’une intensité, et le
sens comme le mouvement par lequel l’intensité se vise elle-même en visant l’autre, se
modifie elle-même en modifiant l’autre, et revient enfin sur sa propre trace.  »17 En examinant
en détail l’éloge, un autre point semble se soulever. D’après la lecture de Deleuze, il existe un
dialogue dans lequel le rôle d’écrivain n’exclut pas la pensée, en particulier ses enjeux pour
mobiliser tout ce qui est faux dans la mesure où il ne peut pas accumuler des vérités sous le
nom culture. Selon la fiction théorique de Klossowski autour de Nietzsche, il ne faut qu’une
journée pour faire disparaître tout ce que l’humanité accumula autour de ce terme.
À l’ouverture de Nietzsche et le cercle vicieux, Klossowski écrit que son livre serait
plutôt une fausse étude à partir de laquelle il exprime un parti-pris sur l’écriture fictionnelle à
propos des allures philosophiques de la pensée nietzschéenne. Nous envisageons ici la fausse
étude comme une méthode dont la fiction est une opération critique capable de mobiliser les
sources selon les caractéristiques de l’essai définies par Adorno. Une certaine acuité fera dire
à Pierre Klossowski qu’elle serait encore une manière de rejoindre dans l’écriture même les
marques ou les affections du corps, à savoir «  le chuchotement, le souffle, les éclats de colère
et de rire  » de la prose insinuante de Nietzsche disséminée dans l’œuvre de ces écrivains-
penseurs comme Bataille. Ainsi, la question «  le philosophe est-il encore possible
aujourd’hui  ?  », qui apparaît dans le préambule du livre de Klossowski place en vis-à-vis la
mise en danger volontaire pour penser et l’acte de penser lors du danger. Dans les deux cas
                                                                                                               
16
Pascal David, au Vocabulaire européen des philosophes, p. 1217-1219, explique le passage de ce terme
musical vers l'esprit humain au XVIIIème par Goethe et puis par Diderot. Ce mot a eu un usage distinct dans
l'histoire de la philosophie, de Kant à Heidegger (celui qui approche ce terme allemand du mot grec pathos) :
C'est seulement si nous comprenons le pathos comme Stimmung (dis-position) que nous pouvons aussi
caractériser d'une manière plus précise le thaumazein, l'étonnement. p. 1219.
17
DELEUZE, Critique, N. 214, Mars 1965, p. 215.
  9  

limites, il n’y aurait plus de dette de l’un envers l’autre. Cependant, n’était-ce pas ce même
Nietzsche qui avait écrit qu’«  un bon écrivain ne possède pas seulement son esprit, mais
encore l’esprit de ses amis  »18  ? Voire l’esprit de ses ennemis. En prenant la proposition d’une
fausse étude pour analyser ce passage nous pourrions établir un glissement de la littérature
vers la politique, ou aborder la manière «  de rompre les ponts avec la littérature  », comme l’a
dit Roger Caillois à propos de la fondation du Collège de Sociologie. La fausse étude de
Klossowski de ce point de vue pourrait également se définir comme un parti-pris
philosophique de la fiction littéraire. En faisant éclater les mensonges, la fiction suspend la
vérité. Elle est à même de nous fournir des dispositifs critiques pour lire ce que Muriel Pic
appelle «  décalage fertile  » entre mensonge, fiction littéraire et réalité politique. Ce qui n’est
pas sans nous alarmer de ces écrivains ayant totalement rompu les ponts avec la littérature qui
sont allés chercher ailleurs le sens inqualifiable largement diffusé politiquement.
L’article de Muriel Pic, «  Penser au moment du danger  », met en lumière les motifs
par lesquels ces écrivains de l’Acéphale et du Collège de Sociologie n’ont pas quitté la
littérature, mais ont affecté la fiction à une autre tâche, à savoir le développement
d’opérations critiques pour la lecture d’une situation politique dont seule la littérature saurait
atteindre : «  le mensonge n’est plus dans la fiction littéraire, mais dans la réalité politique et il
revient aux spécialistes de la fiction de cerner les usages de cette dernière dans le
détournement de la vérité, en l’occurrence dans les abus commis à l’endroit des mythes par le
fascisme.  » 19 Cela était une des préoccupations de Walter Benjamin au sein du groupe
Acéphale. Pierre Klossowski à l’occasion d’un texte paru dans le quotidien Le Monde en
1969, précise que Benjamin objectait à l’Acéphale toute l’expérience issue de la bourgeoisie
allemande avant la Seconde Guerre mondiale, et ce qu’il appelait de «  surenchère
20
métaphysique et politique de l’incommunicable  » menaçait d’être une esthétique
préfascisante. Klossowski ajoute que cette surenchère aurait préparé le terrain psychologique
favorable au nazisme.
Mais il est possible que la politique ne vive que d’émergences, de crises, de chutes.
C’est bien là ses symptômes. Et c’est pour cette raison que des artistes, des écrivains et des
hommes d’imagination prennent position. Après mai 1968, les changements politiques n’ont

                                                                                                               
18
NIETZSCHE, Friedich. Humain, trop humain I. Paris : Gallimard, 1988, p. 152.
19
PIC, Muriel. p. 82.
20
HOLLIER, 1979, p. 586 Selon Klossowski, l'exotérisme de Benjamin ( ?) à Marx aboutissait à "la mise en
commun des moyens de production permettrait de substituer aux classes sociales abolies une redistribution de
société en classes affectives. Une production industrielle affranchie, au lieu d'asservir l'affectivité, en épanouirait
les formes et en organiserait les échanges; en ce sens que le travail se ferait le complice des convoitises, cessant
d'en être la compensation punitive" (HOLLIER, 1979 p. 587)
  10  

pas produit de meilleur terrain. Michel Foucault et Gilles Deleuze sont allés enseigner à
l’Université de Vincennes, Paris-VIII, Foucault en janvier 1969, et Deleuze deux ans plus
tard. Là-bas se trouvaient d’autres jeunes philosophes, notamment Alain Badiou, Jacques
Rancière, Judith Miller et Étienne Balibar.21 En ayant un corps d’enseignants orientés à
gauche de la gauche, que ce soit communisme, anarchisme ou encore maoïsme, le ministre de
l’Éducation supprime l’habilitation nationale des diplômes de philosophie en raison des
programmes trop sujets à la partialité. Charles Soulié annonçait sans détour que «  les
enseignants qui n’auraient pas pu être sur les barricades n’étaient pas pris  » à l’Université. En
somme, «  ils étaient les meilleurs de l’esprit de mai  ».22 Ce bref rappel de l’histoire de
l’Université Paris-VIII montre que les différends politiques d’autrefois ne se sont pas assoupis
malgré la création d’une institution. En revanche, il est probable que par le biais de
l’institution une lutte contre les formes de pouvoir issues de l’institution elle-même voit le
jour.
À l’Université, Michel Foucault poursuit cette idée de «  dette  » non seulement envers
Bataille, mais aussi envers Blanchot et Klossowski, comme il est possible de le constater au
cours d’un entretien de 1978 intitulé «  La scène de la philosophe.  »23. Or Foucault devine en
Bataille, Blanchot et Klossowski, l’invention d’une défaillance du sujet en dépit de toute sa
construction par la philosophie classique. Ils remarquèrent des failles, et à partir de cette
découverte, ils entreprirent la création d’œuvres fictionnelles. En outre, ils ont su fournir les
clés pour se soustraire du système ou du temps hégélien et théo-téléologique, que Lévi-Strauss
avait réussi à contourner à l’aide de l’anthropologie structurale. Sortir des concepts d’Hegel
constituait une gageure. À l’époque qui suivit mai 1968, adhérer à la pensée hégélienne
revenait à prendre une position de gauche. C’est pourquoi en introduisant la question du désir
au cours de leurs séminaires, Foucault et Deleuze brisèrent, d’une certaine manière
l’hégélianisme en vogue. Dans les récits de Bataille, de Blanchot et de Klossowski, le sujet,
en atteignant la limite de son corps et de son esprit, rompt avec les lois de la contradiction. Il
s’échappe de la logique qui oppose folie et raison, érotisme et mort. Ce sujet participa
également à la création d’espaces improbables, hors de la contradiction et confinant à
l’oxymore, au moyen de métamorphoses continues. De ce point de vue, la découverte d’un
sujet «  ex-centrique  » contribua aux recherches de Foucault sur des individus isolés, du moins
pour ceux devenus des cas institutionnels dans les asiles ou les prisions. Ce contrôle

                                                                                                               
21
Comme on peut lire chez Charles Soulié, dans son histoire du département de Philosophie à Paris-VIII.
22
SOULIE, Charles. Le destin d'une institution d'avant-garde : Le département de philosophie à Paris-VIII.
23
Dits et écrits, III, Paris: Gallimard, 1994, p. 571-595.
  11  

d’exception allait se généraliser en venant établir un contrôle de l’évolution des populations,


un contrôle entièrement tourné vers les peuples au détriment du territoire national.
Phénomène que Foucault lui-même nommera «  biopolitique  ».
De quelle manière Bataille, Blanchot et Klossowski seraient-ils à l’origine du concept
de Foucault  ? Foucault s’est-il rendu quitte de sa dette  ? L’engagement serait tout autre, c’est-
à-dire, un déclin de la «  dette  » dans le sens ontologique. En optant pour cette décision, on
s’extrait de la dette ontologique grâce à la littérature, aux citations sans guillemets, aux
fausses études, aux formes avec lesquelles on s’expose au danger, ou comme le dirait
Deleuze, en «  faisant un enfant dans le dos  » des autres philosophes. Il est vrai que la notion
de dette a changé. Dans le cadre économique, collectivement et individuellement, elle est
passée du fini vers l’infini, comme le souligne Maurizio Lazzarato, dans La fabrique de
l’homme endetté. Il est certain que la dette ne sera jamais remboursée.24 Nous supposons
l’existence d’une autre relation pour imaginer l’effacement de la dette. Il y aurait d’une part la
fiction, car la fiction est aussi histoire dans la mesure où elle répond à la dette contractée «  à
l’égard des morts  », comme l’écrit dans Le temps raconté (Temps et récit III) Paul Ricœur  ;
d’autre part, il y aurait une pratique du souci de soi, de l’éthique d’une amitié dont l’oubli en
constitue une partie fondamentale. Après réflexion, ce sujet morcelé, déchiré, qui peut être
coupé, autrement dit coupable, inspire chez Foucault une éthique de soi, qui pourrait tirer son
origine d’une solitude infinie (Bataille) et qui serait dans ce cheminement de la pensée tout
sauf une dette. Elle tiendrait lieu à une quête qui mènerait ce soi vers une expérience limite
située en dehors des essais de Bataille, Blanchot ou Klossowski. Ainsi, il ne s’agit plus d’une
généalogie de la dette, mais plutôt d’une autre manière de présenter l’enjeu de la «  dette  » vers
la limite d’un sujet traversé par l’histoire et par la fiction devant la reconstruction du passé,
pour faire allusion au texte de Paul Ricœur. Celui-ci dit que l’historien serait un débiteur
insolvable à l’égard des morts. Mais la fiction doit honorer ses engagements envers cette
reconstruction. L’historien, le philosophe et l’écrivain seraient à la fois les conducteurs d’un
savoir et pratiquants d’un non-savoir, dont la présentation de Bataille par Foucault serait une
situation.25 Finalement, éloignons-nous du champ lexical de la dette pour jouer avec l’oubli et
                                                                                                               
24
p. 61.
25
« Actuellement, il m'arrive de rencontrer des étudiants qui me demandent quand je prononce le nom de
Blanchot : « qui est-ce ? » (...) Klossowski ils savent un petit peu, Bataille également, mais je me suis dit que
finalement moi-même et d'autres, on n'a peut-être pas montré suffisamment la dette qu'on leur doit. C'est tout de
même ce gens-là qui, vers les années 1950, ont été les premiers, d'abord à commencer à nous faire sortir de la
fascination hégélienne dans laquelle on était enfermé, en tout cas qui nous surplombait. Deuxièmement, c'est eux
qui ont fait les premiers apparaître le problème fondamental pour la philosophie et pour la pensée moderne. » p.
589
  12  

l’anamnèse, en remplaçant cette dette par le plaisir de se souvenir et pour que les noms de
Blanchot, de Bataille et de Klossowski tombent dans l’oubli et deviennent eux aussi les
personnages de l’éternel retour dans le théâtre de nos mémoires.
 

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