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L’ART DU SONNET

DANS LES CHARITÉS D’ALCIPPE

par André MAINDRON (Université de Poitiers, France)


Nos désirs, nos douleurs, nos destins, nos années,
Se transforment au gré des rimes alternées ;
Au lent quatrain succède un tercet ramassé ;
..........
Quatorze anges debout veillent sur le passé.
Yourcenar, « Sonnets », 1926 (1956)

Yourcenar s’est généralement montrée d’une bien grande discrétion


sur son recueil de poésies intitulé les Charités d’Alcippe, dont la première
édition date de 1956, mais dont certaines pièces avaient paru dès la fin de
1929 ; de même, ce qu’il est convenu d’appeler la critique. Or, venu
d’Italie, comme nombre d’éléments constitutifs de la littérature et des arts
en France, acclimaté dans notre pays au début du 16e siècle, le sonnet
passe, parmi nos poèmes à forme fixe, pour être le plus exigeant par le
nombre de contraintes qu’il convient d’observer en si peu de vers :
seulement quatorze - ce qui peut sembler désespérément long et vain
bavardage au pays du haïku plus que tout autre observateur scrupuleux de
l’adage de Boileau « Qui ne sait se borner ne sut jamais écrire » 1. Une
bonne moitié des Charités d’Alcippe, dans leur « nouvelle édition »
devenue définitive de 19842, est ainsi constituée de sonnets, sans compter
les quelques pièces qui se rapprocheraient de cette forme. D’où l’analyse
de la technique du sonnet tel que Yourcenar l’a pratiquée qui est proposée
ici. Après en avoir rappelé les règles traditionnelles on examinera
successivement dans quelle mesure Yourcenar les a appliquées et si

1
BOILEAU ( 1636-1711 ), Art poétique, chant 1, v.63, 1674.
2
Toutes les références entre parenthèses renvoient à cette édition, Paris, Gallimard, 85 p.
La pièce présentée comme la plus ancienne, « Idoles » (p. 42-43), quatre sizains, est datée
de 1919 et a été reprise en 1933; la plus récente, « Journaux quotidiens » (p.76), un
distique, est datée de 1965. C’est le titre de la première pièce, la plus développée de toutes
(vingt-sept quintils), datée de 1929 et écrite au masculin, qui a été donné au recueil. On
sait qu’Alcippe était le « joueur extasié et visionnaire » des Fâcheux, de Molière, 1661.

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André Maindron

l’expression de son lyrisme en a été favorisée --- puisque depuis


longtemps il n’est plus de poésie que lyrique.

Qu’est-ce donc qu’un sonnet, selon la tradition française --- une


tradition solidement constituée dès la Pléiade, soit quatre siècles avant la
publication des Charités d’Alcippe3 ? Une pièce de quatorze vers, on l’a
dit, obligatoirement répartis en quatre strophes, soit deux quatrains suivis
de deux tercets. Les quatrains sont construits seulement sur deux rimes,
répétées et embrassées (schéma ABBA). Les tercets compensent en
quelque sorte leur moindre volume par une plus grande richesse de rimes,
puisqu’elles sont au nombre de trois : une plate formant distique et deux
qui s’apparentent à un troisième quatrain, embrassées ou croisées
(schéma CCD EED ou CCD EDE) --- immense liberté laissée au poète,
avec celle de choisir, parmi des vers obligatoirement isomètres, le rythme
qui l’inspire le plus et qui, jusqu’à Verlaine, est habituellement pair. Se
greffe là-dessus la règle de l’alternance des rimes masculines et
féminines, voulue par Ronsard lui-même, qui a corrigé, on le sait, les
poèmes où il ne l’avait pas d’abord observée. Une règle qui complique un
peu plus le travail de composition. Car on définit la rime féminine
comme se terminant sur un « e » dit muet ou caduc, inaudible en tout cas,
et la masculine par son contraire; mais on oublie que cet « e » -là a servi,
jusqu’au 16e siècle inclus, à marquer une syllabe allongée, ce que la
langue française, dit-on, n’aurait jamais connu et ce qu’elle s’est
d’ailleurs appliquée à faire disparaître bien avant que le pays se prenne de
passion pour l’égalitarisme républicain. Il est d’ailleurs piquant de noter
que nombre de chanteurs et compositeurs populaires de la seconde moitié
du 20e siècle, leurs enregistrements en témoignent plus que de besoin, ont
continué à faire entendre cet « e » tombé dans la prononciation de toutes
les catégories sociales, alors même qu’ils ne le gardaient à l’intérieur du

3
Aux origines de la Pléiade, selon les historiens de la littérature, la rencontre à Poitiers, en
1546, entre Du Bellay et Peletier du Mans, ardent militant (ce terme existait) de la
francophonie (ce terme, on le sait, n’est apparu que des siècles plus tard). L’année
suivante, toujours en Poitou, Du Bellay fait la connaissance de Ronsard et, en 1549,
publie la Défense et illustration de la langue française qui témoigne de l’effervescence
linguistique du petit groupe qui s’est entretemps constitué de même que, on l’oublie trop
souvent, de son ouverture d’esprit; comme de la pluralité de sens, à l’époque même, en
français, du mot « Renaissance ».

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L’art du sonnet dans Les Charités d’Alcippe

vers que quand bon leur semblait, cédant ainsi à une facilité quelque peu
prosaïque4. Faut-il ajouter, pour en terminer avec cette opposition
prétendue entre pseudo « masculin » et pseudo « féminin », qui a jeté
hors de leurs gonds tant de personnes que l’on croyait raisonnables,
qu’automatiquement, selon la première rime choisie et l’ordre adopté
dans les tercets, on aboutit à une dernière rime soit masculine soit
féminine : ce qui, pour certains analystes, change du tout au tout la
tonalité, voire la nature de la pièce5 ? Car, l’influence d’autres langues
que l’italienne sur la française le fait maintenant oublier, y compris des
poètes ou de ceux qui se disent tels : le français, qu’on prétend
inaccentué, a depuis des siècles tendance à mettre l’accent sur la finale
d’un énoncé ou seulement d’un mot - il suffit d’écouter les gens parler
pour s’en rendre compte6. D’où pour lui la valeur expressive de la rime.
Ce à quoi le vers libre de nos jours, qui privilégierait plutôt, à l’inverse,
l’anaphore, tourne résolument le dos. Toute citoyenne des États-Unis
qu’elle fût devenue par la suite, Yourcenar n’avait pas versé dans ce
contre-emploi - ce contresens, qui n’est peut-être pas seulement musical 7.
Tous ces rappels pourraient sembler formels, voire formalistes, si l’on
oubliait que, pour Yourcenar elle-même, « la forme n’est autre chose que
le fond rendu visible et l’essence rendue palpable8 ». Or depuis ses
origines aussi l’essence du sonnet est souvent constituée d’une
opposition, d’une antithèse, schéma de pensée fort simple en soi, mais
qui complique ici un peu plus les données de la composition outre le
4
De même, depuis fort longtemps, les poètes les plus classiques jouent-ils de la graphie d’
« encor(e) ».
5
Nature masculine des deux tiers de ces sonnets, avec une prédominance relative de la
finale « (t)é ». On confond trop rapidement, de manière simpliste, la terminaison des mots
avec la notion grammaticale de genre; et d’autre part celle-ci avec celle de sexe.
L’amalgame, partout, fait des ravages.
6
Est laissée de côté ici la question de l’accent - en réalité des accents - du midi de la
France où ce fameux « e » est diversement entendu.
7
La graphie officielle du français maintient l’ « e » de contre devant consonne, où il
s’entend, avec ou sans trait d’union (ex. contretemps, contre-projet) et devant voyelle où
il ne s’entend pas, avec généralement trait d’union (ex. contre-indication etc., mais
contravis). Jusqu’à quand, dans ce pays « cartésien » où l’on entend, dans une émission
dite culturelle d’une chaîne dite culturelle, parler de « contrezexemples » (Arte, 17 juillet
2004, 20 heures)?
8
In Patrick de ROSBO, Entretiens avec Marguerite Yourcenar, Paris, Mercure de France,
1972, 173 pages, p. 16.

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André Maindron

sucroît de tension qu’il ajoute9. Car le poète peut, de la manière la plus


large, opposer les tercets aux quatrains, ce qui est une autre façon de
compenser par le poids, cette fois sémantique, le volume manquant. Mais
il peut aussi, sans ignorer les solutions intermédiaires, condenser cette
essence dans le seul dernier vers, le vers de loin le plus important de tous
puisqu’il contient « le mot de la fin », celui qui entre tous doit, au double
sens de ce verbe, être entendu. Raison pour laquelle nombre de poètes, tel
Hérédia, ont commencé par lui leurs sonnets - un peu comme chez
certains nouvellistes la toute dernière phrase est celle qui est venue la
première. Après quoi il n’est de mot, il n’est de son, il n’est de signe ni de
symbole qui n’y doive conduire. Illustration en prose comme en vers de
l’observation bien connue de Valéry :

Les dieux, gracieusement, nous donnent pour rien tel premier vers; mais
c’est à nous de façonner le second, qui doit consonner avec l’autre, et ne
pas être indigne de son aîné surnaturel. Ce n’est pas trop de toutes les
ressources de l’expérience et de l’esprit pour le rendre comparable au vers
qui fut un don 10.

Ainsi a été depuis longtemps relativisée cette autre opposition, encore


plus ancienne puisqu’elle remonte en Occident à Platon et Aristote, entre
inspiration et technique, don et travail. Ce qu’ont bien compris tous ceux
qui, du 16e siècle au début du 20e, se sont appliqués à faire concorder
métrique et syntaxe, autrement dit à faire coïncider unité strophique et
unité sémantique - la « forme » et le « fond », pour reprendre les termes
employés par Yourcenar; ne serait-ce que pour tirer des effets plus
saisissants de l’inobservance de cette contrainte supplémentaire. Voici le
moment venu d’examiner comment elle a joué, dans ses sonnets, de ces
diverses données.

9
« Vers ou prose, le poème est un foyer de tension permanente entre » les symboles et les
signes, note Daniel BRIOLET, Langage poétique (le), de la linguistique à la logique du
poème, Paris, Nathan-recherches, 1984, 126 pages, p. 48. Témoigne très anciennement de
cette structure le célèbre sonnet de Louise LABE (v.1524-1566): « Tant que mes yeux
pourront larmes épandre », qui oppose les cinq derniers vers aux neuf premiers, tout en
unissant subtilement par la rime au neuvième le dixième (« Mais quand mes yeux je
sentirai tarir »).
10
Paul VALÉRY (1871-1945 ), Variété (1924-1944), « Au sujet d’Adonis », 1924, in
Œuvres, t.1, Paris, Gallimard, Pléiade, 1962, p. 476. Souligné par l’auteur.

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L’art du sonnet dans Les Charités d’Alcippe

La première règle, sans laquelle il n’est visiblement point de sonnet, à


savoir la répartition des quatorze vers en deux quatrains et deux tercets, il
va de soi que Yourcenar la respecte, sans même prendre la liberté
d’inverser à l’occasion l’ordre quatrains-tercets à l’image de quelques
poètes modernes, poussant seulement l’audace apparente jusqu’à intituler
« Sonnets » (p. 55) le premier d’une série de quatorze sonnets portant
tous un titre différent - la citation placée en exergue a permis de
comprendre pourquoi 11.
Sur la répartition des rimes dans les quatrains, elle est déjà moins
stricte. Un tiers seulement de ses sonnets obéissent à la règle de la rime
embrassée et répétée, à une exception près à laquelle nous allons revenir.
La plupart des quatrains, dans plus de la moitié des pièces, sont construits
en revanche sur des rimes croisées avec encore plus de libertés prises.
Restent quatre pièces moins régulières encore puisqu’elle y fait suivre
rimes croisées et rimes embrassées dans deux cas : « Le lunatique » (p.
23) et « Harpies » (p. 66), rimes embrassées et rimes croisées dans un :
« Colonie grecque » (p. 57). Quant au cas du sonnet intitulé, sans
recherche excessive de concision, « Poème pour une poupée achetée dans
un bazar russe » (p. 68), aux rimes croisées puis embrassées mais
différentes d’un quatrain à l’autre, il en sera reparlé, car ce n’est pas sa
seule originalité.
Un laisser-aller encore plus grand règne quant à la répartition des
rimes dans les tercets. Sans doute obéissent-ils très majoritairement à la
règle classique, CCD-EED pour plus de la moitié, CCD-EDE pour un
bon quart. Mais à l’intérieur de cette apparente régularité se retrouvent les
à-peu-près observés dans les quatrains; sans parler des quelques sonnets
qui montrent encore plus d’imprécision. Ce qui revient à dire, avant
d’aller plus loin, que sur les trente sonnets que comptent les Charités
d’Alcippe, moins d’un tiers pourraient trouver grâce aux yeux des tenants
de « la loi et l’ordre » classiques, les tercets de ce petit tiers, à une
exception près, suivant le schéma CCD-EED. Certes tout écrivain, tout
11
Elle a non moins clairement utilisé un sous-titre, « Sept poèmes pour une morte » et une
seule date, 1929, pour regrouper une autre suite de sonnets. Le seul véritable jeu sur la
structure du sonnet se trouve dans la pièce de quatorze vers hexasyllabes, « Écrit au dos
de deux cartes postales » (p. 52), datée de 1934, formée de trois tercets précédant un
quintil et aux rimes assez approximatives.

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André Maindron

artiste - tout professionnel du droit comme on ne dit pas sans ironie -


joue d’autant mieux avec les règles qu’il les connaît, vieux truisme. Et
Yourcenar se contente de bien des approximations. Serait-ce donc son
cas ? et par là exprime-t-elle un peu plus d’elle-même?
Elle inverse par exemple l’ordre des rimes dans les tercets,
commençant par une rime embrassée et terminant par une plate dans
« Vous ne saurez jamais… » (p. 34). Allant plus loin, dans « Harpies »
(p. 66), elle ne propose plus dans les tercets toujours que trois rimes
plates successives. Toutefois le grand problème soulevé par la répartition
des rimes chez Yourcenar, et pas seulement dans les tercets, tient au flou,
que certains diront mécaniquement artistique, qu’elle entretient quant à
son utilisation ou à sa définition même de la rime; rime dont chacun sait
qu’elle peut être pauvre, c’est à dire limitée à une assonance, suffisante,
c’est à dire reposant sur deux sonorités, riche quand elle en contient trois,
voire léonine s’il y en a plus. Or Yourcenar joue souvent, à la rime, sur
les mêmes sonorités vocaliques, mais qui, ouvertes ou fermées, en réalité
ne sont pas tout à fait les mêmes - ce qui contribue parfois au charme
d’un voyage en France, et pas seulement du nord au midi. Ainsi associe-t-
elle ici (p. 59) « frôle » et « corolle », peudo-rime développée ailleurs
(p. 33) sur deux quatrains où se succèdent « paroles » - « corolles » et
« rôles » - « frôlent », tandis qu’alternent allègrement là (p. 62), toujours
sur deux quatrains, « fraude » - « ode » et « chaude » - « corrode », ce qui
n’est pas loin de constituer à nouveau un sonnet sur six rimes au lieu des
cinq règlementaires. De la même manière, telle une présentatrice de radio
et maintenant de télé, fait-elle rimer ici dans des quatrains « parfumés » et
« jamais » (p. 29), là dans des tercets « aimais » et « fermés » (p. 32) ou
encore « âme » et « flamme » (p. 34). Indifférente finalement au nombre
et à la richesse des rimes, semble-t-il; à moins d’assimiler assonance et
rime. Ainsi les quatrains de « Macrocosme » (p. 27) sont-ils construits
sur les deux seules sonorités vocaliques « é » et « è » - mais peut-être ne
s’agit-il pour Yourcenar, nous venons d’en voir un exemple, que de la
même? - « ténèbres » et « funèbres » ne rimant guère plus avec
« prunelle » et « éternelle » que « transpercés » et « passez » avec
« consumez » et « enflammez » ; ce qui en fait au choix un sonnet sur
quatre, cinq ou sept rimes. Sept rimes, nombre qui se retrouve, sans
ambiguïté cette fois dans « Érotique » (p. 44), de même que dans
« Poème pour une poupée » (p. 68). Tandis qu’à l’opposé le sonnet

42
L’art du sonnet dans Les Charités d’Alcippe

intitulé « Persée de Cellini » (p. 61), aux tercets réduits à deux rimes,
peut en compter soit cinq (3 + 2) soit seulement quatre (2 + 2) et aboutit
ainsi à un semblable déséquilibre au détriment des tercets. « Poème pour
une poupée », de loin le sonnet le plus singulier, ajoute à toutes ces
irrégularités le fait, très dans l’air du temps, que chaque vers est d’une
longueur différente, du premier, d’une seule syllabe, au dernier, qui en
fait donc quatorze. Au passage Yourcenar s’offre même le luxe d’une
synérèse, qu’on range traditionnellement dans les licences poétiques,
comptant le mot « troïka » pour deux syllabes quand la prononciation
usuelle est de trois - et le faisant rimer, non sans humour, avec
« Petrouchka » 12 et un vers entre parenthèses. Et elle s’est présentée plus
tard comme contemptrice de l’esprit français ainsi que des modes ?

L’esprit, l’humour peuvent-ils faire bon ménage avec la sensibilité ?


Seuls en sauraient douter les êtres grossiers. Permettent-ils aussi bien le
lyrisme, l’expression du moi personnel du poète, puisque selon
Yourcenar elle-même, « la poésie est toujours plus confidentielle que la
prose » (L, p. 414) ? C’est le troisième et dernier point abordé ici.
Probablement peut-on exclure d’emblée le dernier sonnet dont on vient
de parler, aimable fantaisie dont la chute cependant ne laisse pas
d’exprimer une angoisse quasi voltairienne : « Je suis, comme vous, un
pantin entre des mains géantes ». Et pourtant après cette fantaisie datée
de 1932, et apparemment non retouchée, Yourcenar n’a plus écrit que
deux sonnets : un en 1936, « Fille » (p. 45) et un en 1938, « Érotique »
(p. 44), juxtaposés dans le recueil et pareillement non retouchés. Avers et
revers d’une semblable situation charnelle. Car tandis que le premier
composé exprime d’un bout à l’autre l’orgueil triste de qui se laisse aimer
sans aimer en retour, le second présente dans les trois premières strophes
deux êtres qu’unit le désir - sinon leur « âme » dans la quatrième.
Seulement c’est dans l’ordre inverse que Yourcenar entend les faire
lire… Ce qui incite à relire tous ces sonnets dans leur ordre de datation.
Non pour se laisser aller, après tant d’autres, à un biographisme oiseux
dont Yourcenar a constamment dit le plus grand mal - et, en effet seule
l’œuvre importe. Mais pour essayer de saisir dans le mouvement de la vie
la réalité du talent poétique de Yourcenar.

12
Le Polichinelle russe.

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André Maindron

De 1920 - elle a donc 17 ans - à 1938 - elle n’en a que 35, Yourcenar
s’exprime donc à travers quelques sonnets. Des sonnets dont
l’inspiration, pour un bon tiers, est méditerranéenne : hellénisante en
1920 et 1930, italianisante et pour un provençale en 1924 : pour
l’ensemble de ces pièces, une inspiration clairement esthétisante, dans le
prolongement de l’éducation donnée par son père13, autrement dit qui naît
non pas directement d’une réalité14, mais d’une émotion historique ou
artistique ; qui exprime donc un second, voire un troisième degré de
l’expérience, une expérience alors filtrée par la culture, l’esprit,
l’intellect ; ainsi certes d’Émaux et camées de Gautier, des célèbres
« Phares » de Baudelaire, des Fêtes galantes de Verlaine et plus
généralement de nombre de pièces parnassiennes pour ne pas parler du
Valéry de Charmes 15. D’un petit tiers, dans lequel on peut ranger les deux
pièces plus ou moins germanisantes, l’accès est encore plus ardu parce
que, dans la lignée du Nerval de « Vers dorés » qu’elle a si souvent cité16,
l’inspiration est de nature philosophique ; ces pièces-là sont datées de
1926, 1927, 1929 et pour la plupart de 1930. Reste, en plus des trois
derniers sonnets dont il a été parlé plus haut, le groupe des « Sept poèmes
pour une morte », daté de 1929 et, semble-t-il, non remanié. Et là encore,
dussent certains hurler à l’inhumanité, peu importe pour qui elles ont été
écrites ; pas plus qu’il importe de savoir qui était exactement ce Du
Perrier pour lequel Malherbe a composé une « Consolation » demeurée à
travers les siècles célèbre17.

13
Son père l’a fait « mener au Louvre, dont, écrit-elle, je ne me lassais pas. De la
neuvième à la onzième année, quelque chose d’à la fois abstrait et divinement charnel
déteignit sur moi: le goût de la couleur et des formes, la nudité grecque, le plaisir et la
gloire de vivre. […] J’aimais une petite tête détachée de la frise du Parthénon à tel point
que j’aurais voulu l’embrasser. » Quoi? l’éternité, Paris, Gallimard, 1988, in EM, p. 1350.
Ainsi Yourcenar chante-t-elle « l’immuable beauté des pierres » dans « Cantilène pour un
visage », p. 15.
14
Aucun « sonnet de chair et de sang », pour reprendre l’expression de Serge Patrice
THIBODEAU, Roseau (le), poèmes 1997-2000, Moncton (Canada), éd. Perce-neige, 2000,
p. 57.
15
GAUTIER (1811-1872), Émaux et camées, 1872. BAUDELAIRE (1802-1867), Fleurs du
mal (les), 1857; sont évoqués dans ce poème huit artistes, de Rubens à Goya. VERLAINE
(1844-1896), Fêtes galantes, 1869. Charmes, 1922.
16
NERVAL (1808-1855), Poésies, 1841-1846, « Vers dorés », 1843.
17
MALHERBE (1555-1628), « Consolation à M. Du Perrier », 1598.

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L’art du sonnet dans Les Charités d’Alcippe

Or ce qui se dégage de ces « Sept poèmes », outre le thème de la mort


partout présent, cela va sans dire, avec celui, compensateur sinon
consolateur, de l’éternité, et en plus des échos rythmiques qu’on y trouve
de pièces connues de tous, c’est comme chez Malherbe leur caractère
raisonneur et rhétorique, c’est leur saisissant académisme dans
l’expression du sentiment de deuil. Rien qui sente la blessure d’un être en
manque d’un autre être18. Ainsi écrit-elle : « J’arrive juste à temps pour
vous perdre à jamais » (p. 29) ; ou bien : « Et l’on se croit aveugle à la
mort d’un flambeau » (p. 30) ; et mieux encore : « Nous nous perdons en
tout pour tout y retrouver » (p. 31). Bref, il semble qu’ayant accompli,
« trop tard » répète-t-elle (p. 28, p. 29), les devoirs imposés par les
convenances, et trop consciente de « pleurer sur un amour qui n’a jamais
été » (p.28) Yourcenar s’éclipse, en s’excusant comme une personne bien
élevée se doit de le faire : « Je ne veux pas troubler par une plainte vaine /
L’éternel rendez-vous de la terre et des morts »(p. 33). Et elle termine ce
triste ensemble soupirant, comme soulagée - il n’est pas que la rime qui
soit plate : « Et vous vivez un peu puisque je vous survis » (p. 34)19.
C’est peut-être là que se trouverait l’explication du peu d’échos
rencontrés par les Charités d’Alcippe, même dans les commentaires,
qu’on sait abondants, de Yourcenar. Le comparant à son propre père,
l’auteur d’Archives du Nord observait : « le Swann de Proust eût trouvé
indécent de parler de soi 20 ». Ainsi était-elle trop peu portée à la
confidence personnelle, toute ouverte qu’elle fût à l’échange avec autrui.
Excessivement 21 maîtresse d’elle-même et de son propos, son attitude
poétique tout entière se pourrait résumer en ce vers de « Fille », pièce qui
fait partie de la demi-douzaine de sonnets écrits en octosyllabes, donc sur
un rythme propice à la légèreté et souvent utilisé dans la chanson : « Le
dédain préside à mes dons » (p. 45). Par ses quatre dentales aussi, une des

18
Rien qui sente la blessure d’un être en train de « porter [sa] douleur comme un fardeau
vivant », comme il est dit dans la pièce « les Charités d’Alcippe », p. 8.
19
Souligné par nous. Par sa désinvolture élégante, ce dernier vers n’est pas sans rappeler
le dernier du poème liminaire du recueil: « J’existe à tout jamais dans ce que j’ai donné »
(p.12). Et en effet, « il semble bien que le plus grand obstacle à la vérité totale soit ici la
bienséance », Archives du Nord, Paris, Gallimard, 1977, (en abrégé AN), EM, p. 1161.
20
YOURCENAR, AN, EM, ibid.
21
Cet adverbe est employé ici dans son sens propre, non dans le sens mondain que
Yourcenar aimait à lui donner dans ses entretiens.

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André Maindron

sonorités qui se rencontrent le plus fréquemment dans ces sonnets22, ce


vers tout de charités semble bien de la petite-fille d’une certaine Noémi
qui avait dit-on la dent dure. D’une certaine manière, comme diraient les
chrétiens, son royaume n’est pas de ce monde23. Baudelaire terminait son
« Albatros » par une image symbolique et bien connue du poète, exilé sur
terre : « Ses ailes de géant l’empêchent de marcher24 ». De même
Yourcenar, et c’est le dernier vers du même sonnet « Fille » : « Mes yeux
pensifs comptent les astres ». C’est assez dire que, s’il se trouve dans ces
sonnets des vers qui expriment non sans force ni harmonie parfois
quelque aspect de la personnalité de Yourcenar, elle n’avait sans doute
pas, dramatique ou lyrique, la fibre poétique.

« Un sonnet sans défaut(s) vaut seul un long poème », constatait


Boileau, greffier seulement et nullement législateur du Parnasse
classique, il faut sans cesse le rappeler25. Appliqué aux sonnets de
Yourcenar, ce constat sonne comme une condamnation. Non qu’ils ne
témoignent de sensibilité, mais elle est trop retenue, trop dominée, défaut
que Lamartine reprochait, on le sait, à son contemporain Vigny. Mais au
moins chez Vigny régnait, fût-ce à son cœur défendant, une intensité
proprement poétique, une sorte de tragédie de l’égo que Yourcenar, pour
son propre compte, a tenu à filtrer, à distiller, voire à quintessencier. N’y
brûle que sous le boisseau, ou « l’alambic » (p. 32)26 duquel s’évapore
trop vite, quel que soit leur nombre, « la part des anges » comme on
dirait à Cognac, « cette honnête flamme au peuple non commune », qui
fait le poète, ainsi que le rappelait Du Bellay 27. Chez elle, aucune

22
Ainsi encore, abondamment, dans les vers cités en exergue. Et on ne compte pas les
autres occlusives.
23
JEAN, 18: 36.
24
BAUDELAIRE, op. cit., « l’Albatros », 1859.
25
BOILEAU, op. cit., chant 2, v. 94. Les deux graphies se trouvent dans les ouvrages qui
« font autorité ».
26
Dans ce sonnet, « l’alambic éternel » est curieusement associé au « miel inaltérable » -
ce « miel qui suinte au cœur profond des roses » (p. 29)? - alors qu’ailleurs, dans « Ton
nom » (p. 50), Yourcenar compare ce nom à « une vénéneuse goutte de miel »,
métaphores qui laissent un apiculteur quelque peu rêveur.
27
DU BELLAY (1525-1560), Regrets, 6, 1558. Voir aussi le second quatrain du sonnet 12
des Regrets. La « part des anges » est celle qui s’évapore des fûts de chêne où vieillit le
cognac. Quant à celle des « anges » dans l’Œuvre au noir?

46
L’art du sonnet dans Les Charités d’Alcippe

fulgurance, presque toujours au contraire s’observe un long temps de


décalage, un temps de trop, entre l’émotion ressentie et l’émotion
exprimée. Comme si la fille de Michel ne s’était jamais remise des
« belles leçons de détachement » données par son père28. Les libertés
prises alors avec les règles traditionnelles du sonnet n’apparaissent plus
comme une force, fût-elle puisée dans les alcools chantés par
Apollinaire29, et encore moins comme celle du génie, selon ce que prônait
Gœthe dans Werther 30, mais plutôt comme autant de faiblesses d’un
écrivain dont la tête et le cœur sont « épars » (p. 21), désaccordés 31, les
deux derniers vers d’ « Hospes comesque » (p. 20), formule ô combien
célèbre parmi les yourcenariens, dans un sonnet à la louange du corps en
faisant l’aveu doux-amer :

Comment ne pas t’aimer, forme à qui je ressemble,


Puisque c’est dans tes bras que j’étreins l’univers?

Trop cérébrale32, Yourcenar n’a su ni fusionner « l’amour, la poésie »


comme son contemporain Éluard, ni « donner à voir » comme il l’a fait
aussi, bien mieux qu’elle qui était pourtant une visuelle, et encore moins
a-t-elle suivi Verlaine pour faire entendre en poésie « de la musique avant

28
AN, EM, p.1086. Voir aussi son célèbre: « Ça ne fait rien, on s’en fout, on n’est pas
d’ici, on s’en va demain », Yeux ouverts (les), Paris, le Centurion, 1980, p. 26. Ce n’est
pas le seul « poème intitulé Les Charités d’Alcippe » mais bien tout le recueil qui, selon
ses propres termes, exprime la « volonté de dépersonnalisation » de Yourcenar (Rosbo,
op.cit., p. 166, souligné par l’auteur; le poème ici est dit avoit été « écrit en 1930 »). Or
Yourcenar ajoute un peu plus loin, p. 168: « je constate que tout est là ».
29
APOLLINAIRE (1880-1918), Alcools, 1913.
30
GŒTHE (1749-1832), Souffrances du jeune Werther (les), 1774, livre 1, lettre du 26 mai:
« Quoi que l’on en dise, toute règle ne peut que détruire le véritable sentiment, la véritable
expression de la nature! » Traduction de H. Buriot Darsiles, Paris, Aubier Montaigne,
1931, p. 12.
31
Ce sonnet intitulé « l’Homme épars » recèle parmi d’autres expressions du narcissisme
de Yourcenar - dont on a généralement peu parlé - ce bel hémistiche: « Dans tes bras je
m’étreins ».
32
Pour ne pas reparler d’ « indifférence », terme souvent utilisé par Yourcenar elle-même
pour caractériser ses ascendants.

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André Maindron

toute chose » 33. Parodiant la formule connue d’un écrivain oublié,


Destouches 34, sans doute peut-on soupirer que « la [pratique] est aisée, et
l’art est difficile » ? Revenant pour terminer à notre point de départ, c’est
à dire aux vers de Yourcenar cités en exergue, peut-être pourrait-on
estimer qu’elle a moins donné une forme à « [ses] désirs, [ses] douleurs,
[ses] destins], [ses] années », qu’elle ne les a par trop trans-formés. En
elle un aristocratique nil mirari a étranglé le semper mirari du vrai poète
--- ainsi d’ailleurs que du vrai scientifique.

33
ÉLUARD (1895-1952), l’Amour la poésie , 1929, Donner à voir, 1939; recueils tout à
fait contemporains des compositions poétiques de Yourcenar.VERLAINE, « Art poétique »,
1874, publié dans Jadis et naguère, 1884.
34
NERICAULT dit DESTOUCHES (1680-1754), Glorieux (le), acte 2, scène 5, 1732. On sait
que la formule exacte est: « la critique est aisée […] ».

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