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BOILEAU ( 1636-1711 ), Art poétique, chant 1, v.63, 1674.
2
Toutes les références entre parenthèses renvoient à cette édition, Paris, Gallimard, 85 p.
La pièce présentée comme la plus ancienne, « Idoles » (p. 42-43), quatre sizains, est datée
de 1919 et a été reprise en 1933; la plus récente, « Journaux quotidiens » (p.76), un
distique, est datée de 1965. C’est le titre de la première pièce, la plus développée de toutes
(vingt-sept quintils), datée de 1929 et écrite au masculin, qui a été donné au recueil. On
sait qu’Alcippe était le « joueur extasié et visionnaire » des Fâcheux, de Molière, 1661.
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André Maindron
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Aux origines de la Pléiade, selon les historiens de la littérature, la rencontre à Poitiers, en
1546, entre Du Bellay et Peletier du Mans, ardent militant (ce terme existait) de la
francophonie (ce terme, on le sait, n’est apparu que des siècles plus tard). L’année
suivante, toujours en Poitou, Du Bellay fait la connaissance de Ronsard et, en 1549,
publie la Défense et illustration de la langue française qui témoigne de l’effervescence
linguistique du petit groupe qui s’est entretemps constitué de même que, on l’oublie trop
souvent, de son ouverture d’esprit; comme de la pluralité de sens, à l’époque même, en
français, du mot « Renaissance ».
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L’art du sonnet dans Les Charités d’Alcippe
vers que quand bon leur semblait, cédant ainsi à une facilité quelque peu
prosaïque4. Faut-il ajouter, pour en terminer avec cette opposition
prétendue entre pseudo « masculin » et pseudo « féminin », qui a jeté
hors de leurs gonds tant de personnes que l’on croyait raisonnables,
qu’automatiquement, selon la première rime choisie et l’ordre adopté
dans les tercets, on aboutit à une dernière rime soit masculine soit
féminine : ce qui, pour certains analystes, change du tout au tout la
tonalité, voire la nature de la pièce5 ? Car, l’influence d’autres langues
que l’italienne sur la française le fait maintenant oublier, y compris des
poètes ou de ceux qui se disent tels : le français, qu’on prétend
inaccentué, a depuis des siècles tendance à mettre l’accent sur la finale
d’un énoncé ou seulement d’un mot - il suffit d’écouter les gens parler
pour s’en rendre compte6. D’où pour lui la valeur expressive de la rime.
Ce à quoi le vers libre de nos jours, qui privilégierait plutôt, à l’inverse,
l’anaphore, tourne résolument le dos. Toute citoyenne des États-Unis
qu’elle fût devenue par la suite, Yourcenar n’avait pas versé dans ce
contre-emploi - ce contresens, qui n’est peut-être pas seulement musical 7.
Tous ces rappels pourraient sembler formels, voire formalistes, si l’on
oubliait que, pour Yourcenar elle-même, « la forme n’est autre chose que
le fond rendu visible et l’essence rendue palpable8 ». Or depuis ses
origines aussi l’essence du sonnet est souvent constituée d’une
opposition, d’une antithèse, schéma de pensée fort simple en soi, mais
qui complique ici un peu plus les données de la composition outre le
4
De même, depuis fort longtemps, les poètes les plus classiques jouent-ils de la graphie d’
« encor(e) ».
5
Nature masculine des deux tiers de ces sonnets, avec une prédominance relative de la
finale « (t)é ». On confond trop rapidement, de manière simpliste, la terminaison des mots
avec la notion grammaticale de genre; et d’autre part celle-ci avec celle de sexe.
L’amalgame, partout, fait des ravages.
6
Est laissée de côté ici la question de l’accent - en réalité des accents - du midi de la
France où ce fameux « e » est diversement entendu.
7
La graphie officielle du français maintient l’ « e » de contre devant consonne, où il
s’entend, avec ou sans trait d’union (ex. contretemps, contre-projet) et devant voyelle où
il ne s’entend pas, avec généralement trait d’union (ex. contre-indication etc., mais
contravis). Jusqu’à quand, dans ce pays « cartésien » où l’on entend, dans une émission
dite culturelle d’une chaîne dite culturelle, parler de « contrezexemples » (Arte, 17 juillet
2004, 20 heures)?
8
In Patrick de ROSBO, Entretiens avec Marguerite Yourcenar, Paris, Mercure de France,
1972, 173 pages, p. 16.
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André Maindron
Les dieux, gracieusement, nous donnent pour rien tel premier vers; mais
c’est à nous de façonner le second, qui doit consonner avec l’autre, et ne
pas être indigne de son aîné surnaturel. Ce n’est pas trop de toutes les
ressources de l’expérience et de l’esprit pour le rendre comparable au vers
qui fut un don 10.
9
« Vers ou prose, le poème est un foyer de tension permanente entre » les symboles et les
signes, note Daniel BRIOLET, Langage poétique (le), de la linguistique à la logique du
poème, Paris, Nathan-recherches, 1984, 126 pages, p. 48. Témoigne très anciennement de
cette structure le célèbre sonnet de Louise LABE (v.1524-1566): « Tant que mes yeux
pourront larmes épandre », qui oppose les cinq derniers vers aux neuf premiers, tout en
unissant subtilement par la rime au neuvième le dixième (« Mais quand mes yeux je
sentirai tarir »).
10
Paul VALÉRY (1871-1945 ), Variété (1924-1944), « Au sujet d’Adonis », 1924, in
Œuvres, t.1, Paris, Gallimard, Pléiade, 1962, p. 476. Souligné par l’auteur.
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L’art du sonnet dans Les Charités d’Alcippe
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intitulé « Persée de Cellini » (p. 61), aux tercets réduits à deux rimes,
peut en compter soit cinq (3 + 2) soit seulement quatre (2 + 2) et aboutit
ainsi à un semblable déséquilibre au détriment des tercets. « Poème pour
une poupée », de loin le sonnet le plus singulier, ajoute à toutes ces
irrégularités le fait, très dans l’air du temps, que chaque vers est d’une
longueur différente, du premier, d’une seule syllabe, au dernier, qui en
fait donc quatorze. Au passage Yourcenar s’offre même le luxe d’une
synérèse, qu’on range traditionnellement dans les licences poétiques,
comptant le mot « troïka » pour deux syllabes quand la prononciation
usuelle est de trois - et le faisant rimer, non sans humour, avec
« Petrouchka » 12 et un vers entre parenthèses. Et elle s’est présentée plus
tard comme contemptrice de l’esprit français ainsi que des modes ?
12
Le Polichinelle russe.
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De 1920 - elle a donc 17 ans - à 1938 - elle n’en a que 35, Yourcenar
s’exprime donc à travers quelques sonnets. Des sonnets dont
l’inspiration, pour un bon tiers, est méditerranéenne : hellénisante en
1920 et 1930, italianisante et pour un provençale en 1924 : pour
l’ensemble de ces pièces, une inspiration clairement esthétisante, dans le
prolongement de l’éducation donnée par son père13, autrement dit qui naît
non pas directement d’une réalité14, mais d’une émotion historique ou
artistique ; qui exprime donc un second, voire un troisième degré de
l’expérience, une expérience alors filtrée par la culture, l’esprit,
l’intellect ; ainsi certes d’Émaux et camées de Gautier, des célèbres
« Phares » de Baudelaire, des Fêtes galantes de Verlaine et plus
généralement de nombre de pièces parnassiennes pour ne pas parler du
Valéry de Charmes 15. D’un petit tiers, dans lequel on peut ranger les deux
pièces plus ou moins germanisantes, l’accès est encore plus ardu parce
que, dans la lignée du Nerval de « Vers dorés » qu’elle a si souvent cité16,
l’inspiration est de nature philosophique ; ces pièces-là sont datées de
1926, 1927, 1929 et pour la plupart de 1930. Reste, en plus des trois
derniers sonnets dont il a été parlé plus haut, le groupe des « Sept poèmes
pour une morte », daté de 1929 et, semble-t-il, non remanié. Et là encore,
dussent certains hurler à l’inhumanité, peu importe pour qui elles ont été
écrites ; pas plus qu’il importe de savoir qui était exactement ce Du
Perrier pour lequel Malherbe a composé une « Consolation » demeurée à
travers les siècles célèbre17.
13
Son père l’a fait « mener au Louvre, dont, écrit-elle, je ne me lassais pas. De la
neuvième à la onzième année, quelque chose d’à la fois abstrait et divinement charnel
déteignit sur moi: le goût de la couleur et des formes, la nudité grecque, le plaisir et la
gloire de vivre. […] J’aimais une petite tête détachée de la frise du Parthénon à tel point
que j’aurais voulu l’embrasser. » Quoi? l’éternité, Paris, Gallimard, 1988, in EM, p. 1350.
Ainsi Yourcenar chante-t-elle « l’immuable beauté des pierres » dans « Cantilène pour un
visage », p. 15.
14
Aucun « sonnet de chair et de sang », pour reprendre l’expression de Serge Patrice
THIBODEAU, Roseau (le), poèmes 1997-2000, Moncton (Canada), éd. Perce-neige, 2000,
p. 57.
15
GAUTIER (1811-1872), Émaux et camées, 1872. BAUDELAIRE (1802-1867), Fleurs du
mal (les), 1857; sont évoqués dans ce poème huit artistes, de Rubens à Goya. VERLAINE
(1844-1896), Fêtes galantes, 1869. Charmes, 1922.
16
NERVAL (1808-1855), Poésies, 1841-1846, « Vers dorés », 1843.
17
MALHERBE (1555-1628), « Consolation à M. Du Perrier », 1598.
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L’art du sonnet dans Les Charités d’Alcippe
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Rien qui sente la blessure d’un être en train de « porter [sa] douleur comme un fardeau
vivant », comme il est dit dans la pièce « les Charités d’Alcippe », p. 8.
19
Souligné par nous. Par sa désinvolture élégante, ce dernier vers n’est pas sans rappeler
le dernier du poème liminaire du recueil: « J’existe à tout jamais dans ce que j’ai donné »
(p.12). Et en effet, « il semble bien que le plus grand obstacle à la vérité totale soit ici la
bienséance », Archives du Nord, Paris, Gallimard, 1977, (en abrégé AN), EM, p. 1161.
20
YOURCENAR, AN, EM, ibid.
21
Cet adverbe est employé ici dans son sens propre, non dans le sens mondain que
Yourcenar aimait à lui donner dans ses entretiens.
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Ainsi encore, abondamment, dans les vers cités en exergue. Et on ne compte pas les
autres occlusives.
23
JEAN, 18: 36.
24
BAUDELAIRE, op. cit., « l’Albatros », 1859.
25
BOILEAU, op. cit., chant 2, v. 94. Les deux graphies se trouvent dans les ouvrages qui
« font autorité ».
26
Dans ce sonnet, « l’alambic éternel » est curieusement associé au « miel inaltérable » -
ce « miel qui suinte au cœur profond des roses » (p. 29)? - alors qu’ailleurs, dans « Ton
nom » (p. 50), Yourcenar compare ce nom à « une vénéneuse goutte de miel »,
métaphores qui laissent un apiculteur quelque peu rêveur.
27
DU BELLAY (1525-1560), Regrets, 6, 1558. Voir aussi le second quatrain du sonnet 12
des Regrets. La « part des anges » est celle qui s’évapore des fûts de chêne où vieillit le
cognac. Quant à celle des « anges » dans l’Œuvre au noir?
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L’art du sonnet dans Les Charités d’Alcippe
28
AN, EM, p.1086. Voir aussi son célèbre: « Ça ne fait rien, on s’en fout, on n’est pas
d’ici, on s’en va demain », Yeux ouverts (les), Paris, le Centurion, 1980, p. 26. Ce n’est
pas le seul « poème intitulé Les Charités d’Alcippe » mais bien tout le recueil qui, selon
ses propres termes, exprime la « volonté de dépersonnalisation » de Yourcenar (Rosbo,
op.cit., p. 166, souligné par l’auteur; le poème ici est dit avoit été « écrit en 1930 »). Or
Yourcenar ajoute un peu plus loin, p. 168: « je constate que tout est là ».
29
APOLLINAIRE (1880-1918), Alcools, 1913.
30
GŒTHE (1749-1832), Souffrances du jeune Werther (les), 1774, livre 1, lettre du 26 mai:
« Quoi que l’on en dise, toute règle ne peut que détruire le véritable sentiment, la véritable
expression de la nature! » Traduction de H. Buriot Darsiles, Paris, Aubier Montaigne,
1931, p. 12.
31
Ce sonnet intitulé « l’Homme épars » recèle parmi d’autres expressions du narcissisme
de Yourcenar - dont on a généralement peu parlé - ce bel hémistiche: « Dans tes bras je
m’étreins ».
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Pour ne pas reparler d’ « indifférence », terme souvent utilisé par Yourcenar elle-même
pour caractériser ses ascendants.
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ÉLUARD (1895-1952), l’Amour la poésie , 1929, Donner à voir, 1939; recueils tout à
fait contemporains des compositions poétiques de Yourcenar.VERLAINE, « Art poétique »,
1874, publié dans Jadis et naguère, 1884.
34
NERICAULT dit DESTOUCHES (1680-1754), Glorieux (le), acte 2, scène 5, 1732. On sait
que la formule exacte est: « la critique est aisée […] ».
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