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Ces poèmes ont une forme particulière : ils sont composés de laisses (strophes de longueurs irrégulières) homophones et
assonancées. Le mètre employé est le décasyllabe à césure mineure (4/6) ou, moins souvent, majeure (6/4). Vers la fin du XII e, la
mode de l'alexandrin concurrencera le décasyllabe. Mais au XVIe siècle encore le décasyllabe est senti comme le mètre épique par
excellence, puisque c'est lui que choisit Ronsard pour sa Franciade.
Le mot laisse à lui seul peut donner une première idée de ce qu'est l'esthétique des chansons de geste. Ce dérivé du verbe
laissier, venant du bas latin laxare, signifie "ce qu'on laisse" et revêt à partir de là des sens variés : celui de 'legs, donation" aussi
bien que celui d'"excrément". Dans le domaine littéraire, il désigne d'une façon générale un morceau, un paragraphe, une tirade d'un
texte ou d'un poème, qui forme un ensemble, s'étend d'un seul tenant, est récité ou chanté d'un seul élan, sans interruption. La
composition épique en laisses implique ainsi une suite d'élans successifs, séparés plus qu'enchaînés.
Il n'y a pas de pure narrativité dans la chanson de geste, pas de linéarité du récit, comme si l'intérêt n'était pas au premier chef
de savoir ce qui va se passer ensuite. Elle paraît jouer d'un perpétuel mouvement de ressac et se plaît aux répétitions et aux échos :
successions de laisses répétitives, qui ne diffèrent que par l'assonance et par d'infimes variations de point de vue ou de contenu,
selon le procédé dit des laisses parallèles ; reprises incessantes de formules couvrant un hémistiche ou parfois un vers entier ; effets
de refrain comme le fameux Halt sunt li pui... de La chanson de Roland ; effets de symétrie - toujours dans La chanson de
Roland, celle entre la désignation de Ganelon comme ambassadeur, puis de Roland comme chef de l'arrière-garde...
L'autre trait caractéristique des chansons de geste est leur contenu. Elles traitent de sujets essentiellement guerriers qui ont la
particularité de se situer généralement à l'époque carolingienne, le plus souvent au temps de Charlemagne ou de son fils Louis le
pieux.
Un grand nombre de chansons furent composées ou remaniées au XII e siècle, de 1130 environ à 1180. Puis le souci nouveau
de classer ces poèmes en cycle conduisit les trouvères à imaginer de nouveaux épisodes destinés à relier entre eux les récits
dispersés et primitivement indépendants. Cette production complémentaire s'est largement développée au XIII e siècle ainsi qu'au
début du XIVe siècle. Le XV e siècle assurera enfin la diffusion des légendes épiques sous forme de remaniements en prose.
Georges Doutrepont a relevé une cinquantaine de remaniements.
"Ce qui fait le contenu d'une oeuvre épique, ce n'est pas une action isolée et arbitraire, ni un événements fortuit, mais une action
que ses ramifications rattachent à la totalité de son époque et de sa vie nationale." (Hegel, p. 109 du tome IV)
D'où viennent-elles ?
Le problème majeur, concernant les épopées, est celui des origines. L'écart chronologique entre les faits plus ou moins
historiques rapportés dans les chansons et les époques où elles apparaissent permet de se demander si elles n'ont pas été
précédées de composition antérieures dont il reste à déterminer le caractère. La question s'est posée dès l'époque romantique où
l'on a cru la résoudre en s'inspirant des théories de Wolf sur la genèse des poèmes homériques (certainement d'ailleurs à l'origine de
nos chansons de geste), de Herder sur les poèmes d'Ossian, de Lachmann, à propos des Niebelungen, des frères Grimm,
favorables à l'inspiration populaire. L'existence de chants primitifs de caractère lyrique, improvisés sous le coup même des
événements, fut affirmée par Fauriel en 1829, par Amaury Duval, en 1835, par Paulin Paris, en 1851, à propos de La chanson de
Roland. Après eux Jean-Jacques Ampère, Gaston Paris, et sous son inluence, Léon Gautier, définirent ces chants primitifs comme
des cantilènes lyrico-épiques en langue germanique, remaniées et compilées ultérieurement par les jongleurs du X e au XIe siècle.
Cette hypothèse, que n'appuyait en réalité aucun texte précis fut généralement admise, en dépit des réserves de Paul Meyer,
jusqu'au jour où Pio Rajna s'avisa de tout remettre en question.
De 1884 à 1900, les historiens de la littérature s'en sont tenus, suivant leur préférences, aux théories de G. Paris ou de P. Rajna.
Mais déjà s'élèvent des voix, vers la fin du siècle, pour suggérer le rôle des moines et souligner l'importance des lieux de
pèlerinage. Joseph Bédier se fait le porte-parole de cette pensée. Il établit que dans une cinquantaine d'églises jalonnant les routes
d'accès aux plus fameux pèlerinages, s'était conservé le souvenir des héros épiques. D'où la formule : "au commencement était la
route et le sanctuaire". Cette pensée est par ailleurs soutenue par Marcel, le narrateur du Temps retrouvé de Marcel Proust : " Le
château expliquait l'église qui, elle-même, parce qu'elle avait été un lieu de pèlerinage, expliquait la chanson de geste. " (p. 136,
Nouvelle Revue Française, T. VIII).
Les romans en prose et même ceux mis en vers, ont toujours été destinés à être lus. Les chansons de geste n'ont été dérimées
que quand leur véritable vitalité avait pris fin : au XIIIe siècle, elles étaient encore chantées.
Mais parfois, certains manuscrits peuvent présenter des versions appauvries, voire squelettiques que peut seule expliquer
l'hypothèse d'une transmission mémorielle déficiente. Les auteurs de ces versions ne disposaient pas d'un modèle écrit, et leur
intention n'était pas de modifier le texte dont ils cherchaient au contraire à consigner une trace et qu'ils ne connaissaient sans doute
que pour l'avoir entendu.
"Pourquoi les jongleurs et les trouvères exécutent-ils ces oeuvres ? Le public écoutait volontiers les chansons de geste. Sinon,
comment les jongleurs auraient-ils pu espérer se faire payer pour leurs récitations ? Ils interrogent : "voulez -vous ouïr bonne
chanson et avenante ?" Mais ils se taisent sur les qualités littéraires de leur oeuvre, si ce n'est pour nous assurer qu'ils connaissent
mieux leur matière que les autres. Leur but principal est d'intéresser par des histoires. N'est-ce pas le but de tout conteur ?" (p. 61
de Robert Guiette).
Dès qu'un histoire est bien connue, et c'est le cas de la plupart des chansons de geste à l'époque, "suivre l'histoire, c'est moins
enfermer les surprises ou les découvertes dans la reconnaissance du sens attaché à l'histoire prise comme un tout qu'appréhender
les épisodes eux-mêmes bien connus comme conduisant à cette fin. Une nouvelle qualité du temps émerge de cette
compréhension" (p. 105 de Paul Ricoeur, tome 1).
Chantant l'exploit individuel en lui donnant un retentissement collectif, l'épopée était fortement marquée par une vision oligarchique
du monde. Elle a ainsi pu fournir à l'aristocratie un appui non négligeable dans sa recherche d'histoires fondatrices et légitimantes.
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