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le libretto,
entre littérature et musique
françoise decroisette
U
Une interrogation fondatrice
n livret d’opéra peut-il être étudié en dehors de ses composantes
musicales et scéniques ? Oui, répondent Giovanna Gronda et
Paolo Fabbri lorsqu’ils décident de faire publier une anthologie
de livrets d’opéras italiens dans la prestigieuse collection littéraire des
Meridiani Mondadori en 1997 1, acte symbolique qui n’entend pas établir
une hiérarchie de valeur à l’intérieur de l’immense production librettistique
italienne, mais veut ranger le livret aux côtés des grands chefs-d’œuvre de la
littérature. Non, rétorque le musicologue Pierluigi Pietrobelli en soulignant
« le caractère non autonome et la fonction ancillaire du livret » et la vanité
de toute tentative d’approche du livret comme texte littéraire, qu’elle soit
« esthétique, historique, linguistique, littéraire, politique, etc. 2 ».
L’interrogation est récurrente, elle n’est pas récente. Elle se pose
dès les prémisses du genre, à la fin du xvie siècle, et parcourt toute
l’histoire de l’opéra. Ainsi, quand, en 1597, à l’aube de l’affirmation du
dramma per musica, le compositeur Orazio Vecchi, maître de chapelle et
1. Giovanna Gronda et Paolo Fabbri (éd.), Libretti d’opera italiani, dal Seicento al Novecento,
Milan, Mondadori, 1997, 1880 p. Les « Meridiani » sont l’équivalent italien de la collection
française de la Pléiade.
2. Pierluigi Petrobelli, « Il libretto a che cosa serve ? », dans Tatti, Mariasilvia et Ferroni,
Giulio (dir.), Dal libro al libretto. La letteratura per musica dal ‘700 al ‘900, Rome,
Bulzoni, 2005, p. 21.
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le livret d’opéra
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que le livret « dit les choses à demi 4 » –, à donner enfin à l’œuvre une finalité
tournée plus vers le sentiment ou l’émotion que vers la moralité.
Dès ce moment-là, le sort du texte dramatique, comique ou tragique,
destiné à être intonato, mis en musique et chanté, est scellé. C’est un texte, sans
doute, mais un texte sinon soumis, du moins « autre », contraint, dépendant,
simple élément constitutif d’un ensemble complexe qui doit édicter des
règles d’écriture – musicales et scéniques – et des règles d’édition 5, autres
que celles qui régissent les œuvres qualifiées de littéraires, et dont il convient
de justifier sans cesse le statut par rapport aux formes dramatiques reconnues
avec lesquelles il entretient des rapports intertextuels complexes. Ce que
Vecchi, compositeur, pressentait pour sa comédie polyphonique, Ottavio
Rinuccini, poète et lettré florentin, membre du cénacle des « fondateurs », la
Camerata de’ Bardi, l’affirme de façon encore plus nette dans le prologue de
sa favola in musica, Euridice, en stile recitativo monodique 6, prologue qu’il
confie à la Tragédie. Par son entremise hautement symbolique, il définit sa
nouvelle création par défaut, par ce qu’elle n’est pas ou ne veut plus être : elle
n’est pas une tragédie, tout comme l’Amfiparnasso n’était pas une comédie,
elle répond à d’autres attentes et emprunte d’autres voies que l’horreur ou
la pitié pour susciter l’émotion du spectateur 7.
Une fois dit ce que cette invention n’était pas ou plus, il fallait dire ce
qu’elle est. Là encore les formulations successives et variées qui qualifient
ces textes particuliers insistent sur la dépendance qui lie inévitablement les
arts conjoints, et notamment sur la dépendance du texte poétique par rapport
4. Alain Paris, Livrets d’opéra, de Beethoven à Purcell, édition bilingue, Paris, Robert Laffont,
1991, introduction, p. XIII. On notera que dans cette édition de « livrets », contrairement à
l’édition de Giovanna Gronda et Paolo Fabbri (cf. n. 1), ceux-ci ne sont pas attribués aux
librettistes, mais rangés sous le nom des musiciens.
5. Maria Grazia Accorsi, « Problemi di scrittura e recitazione dei testi teatrali », dans Ead.,
Scena e lettura, Modène, Mucchi, 2002, p. 74 sq. Et aussi, Georges Zaragoza (dir.), Le
Livret d’opéra, Dijon, Phénix, 2002.
6. Ottavio Rinuccini, Euridice, favola in musica, Florence, Giunti, 1600. Deux partitions en
stile recitativo sont publiées sur ce texte, l'une de Jacopo Peri (Florence, Marescotti, 20
déc. 1600), l'autre de Giulio Caccini (ibid., 6 fév. 1601). La partition de Jacopo Peri est
jouée à Florence, au Palais Pitti, pour la célébration des noces de Marie de Médicis et de
Henri IV, en octobre 1600.
7. Euridice, Prologue, la Tragédie : « Je ne chante sur de tristes et larmoyantes scènes/ni
le sang répandu par innocentes veines/ni les yeux éteints d’un tyran insensé,/spectacle
malheureux au regard de l’homme. »
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le livret d’opéra
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nouveauté que l’on exige des ariette, ou ils ne seront pas chantés, et les voilà ensevelis dans
le sommeil le plus profond » (p. 121).
10. On pense notamment à l’humiliation subie par Goldoni, à Milan, lors de la lecture de sa
« tragédie » de jeunesse, Amalasunta, moquée par la troupe d’opéra réunie pour l’écouter,
parce que ne répondant pas aux exigences de la composition des drammi per musica à cette
époque. Une humiliation qui se solde par l’autodafé du texte et par un mépris constant de
Goldoni envers ce qu’il juge comme un « ouvrage imparfait soumis à des règles et des
usages qui n’ont pas le sens commun » (Mémoires, I, XXVIII), qu’il pratique pourtant
assidûment, qu’il porte à sa plus grande perfection dans le genre giocoso, et qui lui assure
la célébrité bien au-delà des frontières italiennes, dès 1732. C’est même pour la qualité de
ses livrets qu’il est appelé à Paris par la Comédie-Italienne, en 1760. Voir Andrea Fabiano,
I Buffoni alla conquista di Parigi, Turin, Paravia, 1998.
11. Pier Jacopo Martello, Della tragedia antica e moderna, op. cit., p. 125 : « […] non pas
des poètes, mais plutôt des faiseurs de vers, et même pas de vrais versificateurs ni de vrais
poètes, je ne saurais même pas comment les appeler, qui servent les besoins du drame en
musique comme autrefois les chorèges servaient les besoins matériels de la tragédie. »
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le livret d’opéra
« La littérature-en-musique »
La question du statut littéraire du livret d’opéra doit-elle être encore
posée ? Et si oui, comment ? L’une des voies les plus stimulantes pour affirmer
la validité et la possibilité d’une recherche dans ce domaine est celle que
proposait, de façon prudente et constructive, en 1986, Alberto Asor Rosa, en
incluant de façon résolue dans la grande Letteratura italiana, publiée sous
sa direction chez Einaudi 12, un volume consacré conjointement au théâtre,
à la musique et à la tradition des classiques. Ouverture encourageante sans
doute, mais problématique, puisque le théâtre et la musique – et à plus forte
raison le théâtre en musique – apparaissent comme un supplément admissible
à la littérature, situé dans un espace mal défini, « aux frontières du littéraire »
suivant le titre de la préface à ce volume, et rangé sous le nouveau paradigme
de « littérature-en-musique », parallèle à celui de « littérature-en-théâtre » 13.
Ainsi est ramené dans le champ du littéraire cet immense ensemble de textes
« imparfaits » destinés à des auditeurs plus qu’à un lecteur, qui ne deviennent
œuvres que complétés par la musique et la scène, et dont l’étude nécessite
des approches spécifiques qui tiennent compte de la pluralité des créateurs
et de la double – triple en ce qui concerne la « littérature-en-musique » –
destination de l’œuvre 14.
Comment le livret s’inscrit-il dans la littérature ? Comment interroger
ce qu’Adriana Guarnieri Corazzol appelait le « statut subjectif et objectif
du livret et du librettiste 15 » ? Telles sont les questions que se sont posées
les membres de recherche de l’équipe Histoire et pratiques du spectacle
vivant 16 au cours d’un séminaire tenu de 2007 à 2009 à l’université Paris 8,
12. Alberto Asor Rosa (dir.), Letteratura italiana, Turin, Einaudi, 1982-1986, 6 vol., dont un
double.
13. Alberto Asor Rosa, « Le frontiere del letterario », dans Asor Rosa, Alberto (dir.), Letteratura
italiana, op. cit., vol VI, Teatro, musica, tradizione dei classici, 1986, p. 5-11.
14. Ce que Gérard Genette appelle œuvres performatives et collectives, voir L’Œuvre de l’art.
Immanence et transcendance, Paris, Seuil, 1994, p. 66-67.
15. Adriana Guarnieri Corazzol, Musica e letteratura in Italia tra Otto e Novecento, chap. I :
« Scrittori-librettisti e librettisti-scrittori », Milan, Sansoni, 2000, p. 7-8. Sur le statut
du librettiste, voir aussi l’étude fondatrice de Fabrizio Della Seta « Il librettista », dans
Bianconi, Lorenzo et Pestelli, Giorgio (dir.), Storia dell’opera italiana, Turin, EDT, 1987,
vol. IV.
16. Anciennement équipe « Arts du spectacle en Italie du xvie au xxe siècle », active au sein
du Centre de Recherches en Langues, Littératures et civilisations romanes de l’université
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Paris 8 (EA 1570). Ce Centre est devenu, depuis 2008, le Laboratoire d’Études Romanes
(LER, EA 4385).
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le livret d’opéra
Du libretto au livre
Parler de libretto, c’est parler de deux choses conjointes dans l’unicité
du mot : d’une part l’objet matériel, le livre en petit, de qualité médiocre,
dont la destination essentielle est de permettre au spectateur de suivre,
pendant le spectacle, les mots chantés et l’histoire racontée, ce qui fait de
lui, pour certains, guère plus qu’un libricciuolo 17 ; d’autre part, le texte
à proprement parler, dont la valeur littéraire est mesurée à l’aune de sa
taille et de sa qualité, destiné qu’il est, de surcroît, comme il a été dit, à ne
donner qu’une trame et à ne prendre son sens que de la musique qui lui est
accolée, de la voix et du corps de celui qui l’interprète. Ce qui fait dire de
lui qu’il est un « prétexte », ou un « pré-texte », plus qu’un texte. Dans cette
double fonctionnalité utilitaire et dépendante, ce qui constitue le socle de la
communication littéraire, le rapport direct, intime, du lecteur avec l’auteur,
est remis en question. La lecture du livret par le spectateur-auditeur, dans
l’anonymat et l’obscurité de la salle de spectacle, entre en concurrence avec
les autres modes de perception de l’œuvre, elle est considérée par beaucoup
comme accessoire. On n’en veut pour témoignage que la vue intérieure du
théâtre San Carlo de Naples, au xviiie siècle, peinte par un artiste anonyme.
Dans la masse sombre du public assis au parterre, on distingue la petite
lumière de la bougie qu’un spectateur a allumée pour lire plus commodément
le texte du livret sur lequel il est penché. Ce spectateur-lecteur isolé, perdu
dans l’immensité de cette imposante salle où les autres spectateurs des
17. C’est le terme employé par Muratori dans son analyse de la fonctionnalité du livret : « Si
l’auditeur n’a pas le tout petit livre [libricciuolo], (ainsi a-t-on l’habitude de l’appeler), de
l’œuvre, il ne voit et n’entend que quelques chanteurs qui tantôt sortent, et entrent, et tantôt
chantent l’un ou l’autre, sans pouvoir discerner les choses qu’ils chantent […] ou le nœud
ou le dénouement de la fable » (Della perfetta poesia italiana, op. cit., p. 577).
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18. Avant Euridice, Rinuccini avait écrit en 1597 un texte inspiré du mythe de Daphné, pour le
compositeur Marco da Gagliano, dont on a perdu la partition.
19. « Commençant à voir combien de semblables représentations en musique sont appréciées,
j’ai voulu porter à la lumière ces deux compositions, afin que d’autres, qui s’y entendent
mieux que moi, s’emploient à accroître et à améliorer de semblables Poèmes, de façon à
ce qu’elles ne soient pas inférieures aux Poèmes antiques tant célébrés par les plus nobles
écrivains » (Euridice, dédicace à Marie de Médicis).
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le livret d’opéra
20. On trouve ainsi des livrets annotés par des spectateurs pendant la représentation. Voir
Claire Vovelle, « La spontanéité étudiée d’un spectateur anonyme du xviie siècle. Analyse
des annotations manuscrites sur un livret de Giulio Cesare Corradi, La divisione del mondo
(1675) », dans Decroisette, Françoise (dir.), Les Traces du spectateur, xviie-xviiie siècles,
Saint-Denis, PUV, 2006, p. 159-187.
21. Voir, dans ce volume, les exemples de Busenello, Moniglia, Métastase.
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pourrait être l’indice d’une moindre valeur littéraire du texte. Mais outre qu’il
s’agit d’une pratique courante à Venise, où les drammi per musica circulent
d’abord manuscrits, l’auteur avait projeté une suite à l’édition de ses œuvres,
qui aurait peut-être compris d’autres textes restés manuscrits, comme des
ébauches de romans et les poésies satiriques dialectales non destinées à la
musique, que la mort lui interdit de mener à bien. Ainsi, si l’on confronte
ce texte orphelin aux autres drammi per musica busenelliens effectivement
« reconnus » par l’édition, on peut accorder à ce « livret sans musique » une
égale valeur littéraire dans le travail de réécriture des sources savantes, une
égale maîtrise de l’organisation métrique des vers, de la répartition des airs
et des récitatifs, et le même foisonnement stylistique baroque dans les choix
lexicaux et dans les ornements rhétoriques.
Sa non-inclusion dans le volume imprimé des Ore ociose n’est d’ailleurs
pas un cas unique. Le librettiste florentin Giovan Andrea Moniglia, présenté
par Françoise Decroisette, opère lui aussi, quelques décennies plus tard, dans
un contexte tout autre, encore courtisan, mécénatique, mais déjà réformateur,
une sélection à l’intérieur de ses textes écrits pour la représentation musicale,
lorsqu’il décide de les faire publier chez le même éditeur, à deux reprises,
en édition de luxe puis en édition « de poche ». Moniglia s’inscrit, comme
Busenello, dans la pratique de publication des livrets en recueils pour la
seule lecture, courante au milieu du xviie siècle, quand la poésie triomphe
encore radicalement de la musique. Toutefois, à la différence de Busenello,
« gentiluomo » lettré reconnu, membre de la plus audacieuse académie
littéraire du xviie siècle, les Incogniti de Venise, Moniglia n’est qu’un
médecin de profession, et non un lettré reconnu. Vitupéré par certains de
ses pairs, il détourne cette entreprise éditoriale vers la construction de sa
reconnaissance académique, en augmentant considérablement la place des
paratextes argumentatifs (préfaces, lettres de défense) et en insérant des
glossaires lexicaux. Les premiers constituent une sorte d’embryon d’art
poétique personnel, consciemment organisé à l’appui de la légitimation de
ses textes pour la musique, les seconds visent apparemment à éclairer le
lecteur sur l’utilisation de la langue vernaculaire toscane dans ses livrets
comiques. Ainsi conçue et commentée, l’édition des Poesie dramatiche [sic]
de Moniglia et leur réédition à dix ans d’intervalle, signifient, ne serait-ce
que par le titre retenu, par l’organisation du paratexte et la sélection des
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le livret d’opéra
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Dès 1600, ceux qui sont encore des « poètes » et placent leur invention
sous le signe de la transgression des règles de la Poétique aristotélicienne,
revendiquent une grande liberté d’adaptation des mythes et des histoires
dans leurs favole per musica ou leurs drammi per musica, au nom de la
diversité des temps et des goûts du public, et ils légitiment le plus souvent
cette liberté par l’autorité des « grands auteurs du passé 22 » eux-mêmes. Cette
liberté foncière, fondatrice, inscrite dans l’essence même du livret – il est
« autre chose », disait Vecchi –, s’affiche et se réalise différemment selon
les périodes, suivant la manière dont se conçoit, en histoire et en littérature,
la « vérité » du récit et de la fiction, et dont s’affirme le respect des modèles
anciens et de la tradition. Mais en s’affichant comme constitutive de ce type
de textes, cette liberté peut aussi devenir garante de l’autonomie de l’œuvre
nouvelle réalisée et, partant, de sa littérarité.
Ainsi un livret peut-il, à partir des sources littéraires, performatives
ou non, qu’il repropose dans le dramma per musica, créer des systèmes
de personnages et de situations qui lui sont propres et, à partir d’eux,
engendrer ensuite ses propres réécritures endogames. C’est ce qu’illustre
Ligiana Costa dans son étude de la migration des « vieilles femmes » sur le
retour, entremetteuses ou servantes encore émoustillées mais physiquement
dégradées, qui voyagent de la comédie régulière ou improvisée vers le
dramma per musica. Elle montre comment dans le cadre des théâtres
vénitiens du xviie siècle, à partir de l’archétype antique, se forge, de façon
consciente, un « modèle » moderne – la Scarabea de la Maga fulminata de
Benedetto Ferrari (1637) – voué à de multiples avatars sur les scènes lyriques
du xviie et du xviiie siècles. Ce « modèle » initial, décliné plus d’un siècle
durant sous diverses identités dramatiques et sous divers modes scéniques et
22. Déjà Rinuccini, pour justifier le lieto fine de son Euridice, évoquait les libertés que Sophocle
et Dante avaient prises avec les légendes et les mythes anciens : « Il pourra sembler à
certains que je suis trop hardi quand j’altère la fin de la fable d’Orphée, mais cela m’a paru
convenable en ce temps d’allégresse, ayant aussi pour me justifier l’exemple de poètes
grecs, dans d’autres fables ; et notre Dante osa aussi qu’Ulysse se soit noyé au cours de
sa navigation, bien qu’Homère et d’autres poètes eussent chanté le contraire. De la même
manière j’ai suivi l’autorité de Sophocle, dans son Ajax […]. » Busenello, au nom du lieto
fine, sauve Didon du suicide (La Didone, 1641, musique de Francesco Cavalli), et Giacinto
Andrea Cicognini, dramaturge et librettiste fameux du xviie siècle, exempte Médée des
excès de la jalousie et la mène au pardon (Il Giasone, 1649, pour Cavalli).
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le livret d’opéra
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le livret d’opéra
même si cette activité n’est pas pour lui porteuse de gains et si, comme
beaucoup d’autres librettistes, il doit exercer parallèlement une autre fonction
administrative, plus rémunératrice. Cela ne l’empêche pas de s’insérer dans
un réseau de relations intellectuelles qui alimentent ou du moins cautionnent
sa veine d’écrivain. Très éclectique, il s’essaie à toutes les formes d’opéra
alors en vogue, hormis l’opera seria, et devient un spécialiste confirmé de
la « récupération » qu’il pratique abondamment, transformant même ses
propres livrets en livrets « autres ». Cette tendance signifie-t-elle une réponse
hâtive aux exigences de la saison théâtrale, ou une difficulté d’invention
personnelle ? Sans doute, il le laisse d’ailleurs entendre dans ses Mémoires
et dans les préfaces de certains livrets. Mais les grands maîtres du théâtre
vénitien, les deux Carlo, Goldoni et Gozzi, chez qui il puise son inspiration,
sont aussi pour lui les garants de sa réussite, et ils flattent son ambition
affichée de « médiateur » littéraire. L’analyse des modalités internes et
externes des réécritures auxquelles Foppa procède sur plusieurs comédies de
Goldoni, et sur deux œuvres théâtrales de Gozzi, caractérisées qu’elles sont,
en dehors des contraintes imposées par la mise en musique et la destination
scénique, par un souci de neutralité et une égale considération démontrée
vis-à-vis des deux auteurs autrefois adversaires acharnés, montre que ses
choix relèvent d’une stratégie précise : celle d’aller, à travers ses réécritures,
vers une réconciliation idéale des deux dramaturges concurrents. Foppa met
donc le livret au service d’une histoire littéraire « vénitienne » apaisée et
digne, au moment où Venise a perdu son indépendance. Et même si, sous
sa plume, les œuvres goldoniennes et gozziennes perdent de leur force
morale, dramatique et féerique, grâce à elle, et sans pour autant entamer la
vigueur de l’imagination du librettiste, la mémoire de ces œuvres maîtresses
de la littérature dramatique italienne, alors moins présentes sur les scènes
vénitiennes, peut passer à la postérité dépouillée des échos des batailles
littéraires et théâtrales du passé.
On est donc loin de la vision stéréotypée et réductrice du librettiste
angoissé et délirant, soumis aux caprices des autres artisans du spectacle
dont les satires, comme le Théâtre à la mode de Benedetto Marcello, ou les
drammi giocosi métathéâtraux du xviiie siècle 23, portent la trace. La tendance
23. Benedetto Marcello écrit, en 1721, contre Antonio Vivaldi Il teatro alla moda. Parmi les
metamelodrammi les plus significatifs, on peut citer, en 1762, La bella verità de Carlo
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le livret d’opéra
25. Archives du Théâtre de la Pergola, Ire série, 3, Reçus relatifs à la construction du théâtre de
la Pergola et pour diverses représentations du 22 juin 1656 au 25 septembre 1660, f° 60.
26. « J’ai reçu avec une grande allégresse le librettino contenant la fable maritime de Thétis
et Pélée. » Il s’agit de l’adaptation de la fable de Thétis et de Pélée en vue d’un mariage
princier. Voir Claudio Monteverdi, Correspondance, préfaces, épîtres dédicatoires, éd.
Jean-Philippe Navarre, bilingue, Sprimont, Mardaga, 2001.
27. « Arianna m’inspire un juste lamento et Orfeo une juste prière. Mais cette [fable]-ci je
ne sais ce qu’elle m’inspire, que voulez-vous donc que la musique puisse faire dans ce
cas ?… » (ibid., p. 62, notre traduction).
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28. « Si c’était quelque chose qui avait un seul but, comme l’Arianna ou l’Orfeo, il faudrait
aussi une seule main […] » (ibid., notre traduction).
29. Adriana Guarnieri Corazzol analyse le cas précis de Ruggiero Leoncavallo, dans Musica e
letteratura in Italia, op. cit., p. 36-50.
30. Cité dans Giuseppe Verdi, Autobiographie à travers la correspondance, éd. Aldo Oberdorfer,
Paris, Lattès, 1984, p. 228.
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le livret d’opéra
l’un des plus grands librettistes du xviiie siècle, le « Poète impérial » Pietro
Trapassi, dit Métastase, également « poète tout court ». L’abbé romain, formé
à l’école de l’Arcadie, puis au contact des théâtres napolitains, est celui à
qui l’on doit d’avoir résolument ramené le livret à l’intérieur du champ
du littéraire en cherchant, par le choix et le traitement des intrigues et par
la séparation du comique et du tragique, à sauver le livret des anathèmes
qu’on lui lançait – un divertissement merveilleux et effeminato –, à l’inclure
dans le registre du sublime, et à faire admettre le librettiste dans la sphère
des auteurs tragiques : c’est en référence à ses œuvres en musique que le
comte vénitien Francesco Algarotti – auteur éclectique, mais ni compositeur
ni librettiste – écrit en 1755, dans son célèbre Saggio sopra l’opera in
musica 31, que le livret – et le choix du sujet – sont les véritables fondations
de l’édifice « opéra », la « toile » sur laquelle le poète a dessiné le tableau où
les autres artistes vont apposer leurs couleurs, et que c’est donc le librettiste
qui « renferme en son esprit l’ensemble du drame ». L’étude simultanée de
ses écrits théoriques, de son abondante correspondance et des textes des
livrets montre que Métastase saisit le gouvernail de la création bicéphale
et forge une langue poétique et théâtrale qui introduit dans le livret une
« partition virtuelle », musicale et scénique, sur laquelle se greffe ensuite
l’interprétation de celui qui « met en sons » – le maestro – et de ceux qui
mettent en voix et en corps – les virtuosi. Pour lui, l’écriture du « livret »,
auquel il applique toujours le terme noble de « poème », doit redevenir
centrale, parce qu’elle contient toute l’espressione et tout le tuono de la
future partition vocale et instrumentale, termes polysémiques récurrents, qui,
comme le suggèrent les commentaires inclus dans les missives adressées par
l’auteur à ses collaborateurs, désignent l’interprétation musicale et vocale
qu’il entend suggérer aux autres créateurs. L’exemple de Métastase révèle
donc comment interprétation musicale et interprétation scénique, étroitement
31. Il existe deux versions italiennes de ce fondamental Essai sur l’opéra de Francesco
Algarotti, que l’on peut considérer aussi comme la première tentative d’histoire de l’opéra
détachée des histoires de la littérature, l’une publiée en 1755 à Venise, l’autre en 1763
à Livourne, toutes deux reproduites dans Annalisa Bini (dir.), Saggio sopra l’opera in
musica. Le edizioni del 1755 e del 1763, Bologne, Libreria musicale italiana, 1989. Cet
essai fut traduit très rapidement en anglais (1767 et 1768), allemand (1769) et français
(1777), et son impact sur la réflexion autour de l’opéra et de son histoire fut important au
niveau européen.
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32. Voir encore Adriana Guarnieri Corazzol, Musica e letteratura in Italia, op. cit., p. 11-12.
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le livret d’opéra
Nous avons tenu à traduire en note, pour faciliter la lecture, tous les extraits
de livrets italiens cités. Pour certains, la traduction reprend la métrique
originale en la marquant par des barres obliques.
Les noms portés par les personnages d’opéra ont été donnés sous la forme
qui est la leur dans les livrets considérés. Ils n’ont été francisés qu’en
traduction.
33. Pour Luigi Dallapiccola (1904-1974), le librettiste est déclaré l’élément le plus dangereux
dans la construction plurielle de l’œuvre, le livret devant résulter de l’intention musicale,
non l’inverse. Voir Pierre Michel, Luigi Dallapiccola, Genève, Contrechamps, 1996.
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i.
du libretto au livre