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le libretto,
entre littérature et musique

françoise decroisette

U
Une interrogation fondatrice
n livret d’opéra peut-il être étudié en dehors de ses composantes
musicales et scéniques ? Oui, répondent Giovanna Gronda et
Paolo Fabbri lorsqu’ils décident de faire publier une anthologie
de livrets d’opéras italiens dans la prestigieuse collection littéraire des
Meridiani Mondadori en 1997 1, acte symbolique qui n’entend pas établir
une hiérarchie de valeur à l’intérieur de l’immense production librettistique
italienne, mais veut ranger le livret aux côtés des grands chefs-d’œuvre de la
littérature. Non, rétorque le musicologue Pierluigi Pietrobelli en soulignant
« le caractère non autonome et la fonction ancillaire du livret » et la vanité
de toute tentative d’approche du livret comme texte littéraire, qu’elle soit
« esthétique, historique, linguistique, littéraire, politique, etc. 2 ».
L’interrogation est récurrente, elle n’est pas récente. Elle se pose
dès les prémisses du genre, à la fin du xvie siècle, et parcourt toute
l’histoire de l’opéra. Ainsi, quand, en 1597, à l’aube de l’affirmation du
dramma per musica, le compositeur Orazio Vecchi, maître de chapelle et

1. Giovanna Gronda et Paolo Fabbri (éd.), Libretti d’opera italiani, dal Seicento al Novecento,
Milan, Mondadori, 1997, 1880 p. Les « Meridiani » sont l’équivalent italien de la collection
française de la Pléiade.
2. Pierluigi Petrobelli, « Il libretto a che cosa serve ? », dans Tatti, Mariasilvia et Ferroni,
Giulio (dir.), Dal libro al libretto. La letteratura per musica dal ‘700 al ‘900, Rome,
Bulzoni, 2005, p. 21.
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le livret d’opéra

professeur de musique à la cour de Cesare d’Este, décide de faire publier


son « invention », une « commedia harmonica » ou comédie en musique
madrigalesque polyphonique intitulée Amfiparnaso, le double Parnasse 3,
il ressent le besoin de signaler, dans une préface très articulée, la distance
qui passe entre son étrange créature et le genre canonique de la comédie
régulière, déclamée et non chantée. Bien que le texte qu’il choisit de mettre
en musique soit composé de scènes et de personnages issus du répertoire
des premiers comédiens improvisateurs, le compositeur rejette avec mépris
les comédies « irrégulières » qui se sont imposées sur les scènes, et il ouvre
son argumentation en ramenant son invention aux canons du genre comique
approuvés par les autorités académiques et les cercles des lettrés. Pour
cela, il lui applique l’antique définition de la comédie, castigat ridendo
mores, qui sublime le rire par la correction des mœurs, et il se protège
des critiques possibles en affirmant que sa « comédie harmonique » n’est
pas un « passe-temps bouffon », comme le sont les comédies grossières et
plébéiennes que les improvisateurs ont disséminées à travers toute l’Europe.
Elle s’adresse à des hommes cultivés, elle est, écrit-il, « le miroir de la vie
humaine », elle unit avec grâce l’utile e il diletto, l’utile et l’agréable : comme
si, pour exister, il fallait que cette créature, monstrueuse parce qu’hybride,
comme son titre le dit ouvertement, trouvât, malgré tout, ses fondements et
sa justification à l’intérieur de la sphère reconnue de la comédie régulière.
Vecchi ne peut cependant pas poursuivre ce raisonnement très avant et,
après ces précautions initiales, qui se révèlent vite n’être que rhétoriques,
il est contraint d’admettre que le lecteur et l’auditeur trouveront, dans cette
créature, « bien autre chose » qu’une comédie habituelle, précisément parce
qu’elle est une expérimentation inouïe, « jamais tentée par personne ». Et
malgré ce caractère exceptionnel qu’il assigne à son invention, il ne trouve
pas d’autre argument, pour la mieux définir, que celui de sa « soumission »
essentielle aux exigences de la parole chantée. Parce qu’elle est « plus
lente que la parole ordinaire », celle-ci force l’auteur du texte à réduire les
dimensions de l’écrit, à privilégier certains personnages et situations de
premier plan, et à n’ébaucher que certains autres – Debussy dira plus tard

3. Orazio Vecchi, L’Amfiparnaso, commedia harmonica, Venise, A. Gardano, 1597 (partition


et texte). La dédicace porte la date du 20 mai 1597, mais l’œuvre fut probablement chantée
en 1594.

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que le livret « dit les choses à demi 4 » –, à donner enfin à l’œuvre une finalité
tournée plus vers le sentiment ou l’émotion que vers la moralité.
Dès ce moment-là, le sort du texte dramatique, comique ou tragique,
destiné à être intonato, mis en musique et chanté, est scellé. C’est un texte, sans
doute, mais un texte sinon soumis, du moins « autre », contraint, dépendant,
simple élément constitutif d’un ensemble complexe qui doit édicter des
règles d’écriture – musicales et scéniques – et des règles d’édition 5, autres
que celles qui régissent les œuvres qualifiées de littéraires, et dont il convient
de justifier sans cesse le statut par rapport aux formes dramatiques reconnues
avec lesquelles il entretient des rapports intertextuels complexes. Ce que
Vecchi, compositeur, pressentait pour sa comédie polyphonique, Ottavio
Rinuccini, poète et lettré florentin, membre du cénacle des « fondateurs », la
Camerata de’ Bardi, l’affirme de façon encore plus nette dans le prologue de
sa favola in musica, Euridice, en stile recitativo monodique 6, prologue qu’il
confie à la Tragédie. Par son entremise hautement symbolique, il définit sa
nouvelle création par défaut, par ce qu’elle n’est pas ou ne veut plus être : elle
n’est pas une tragédie, tout comme l’Amfiparnasso n’était pas une comédie,
elle répond à d’autres attentes et emprunte d’autres voies que l’horreur ou
la pitié pour susciter l’émotion du spectateur 7.
Une fois dit ce que cette invention n’était pas ou plus, il fallait dire ce
qu’elle est. Là encore les formulations successives et variées qui qualifient
ces textes particuliers insistent sur la dépendance qui lie inévitablement les
arts conjoints, et notamment sur la dépendance du texte poétique par rapport

4. Alain Paris, Livrets d’opéra, de Beethoven à Purcell, édition bilingue, Paris, Robert Laffont,
1991, introduction, p. XIII. On notera que dans cette édition de « livrets », contrairement à
l’édition de Giovanna Gronda et Paolo Fabbri (cf. n. 1), ceux-ci ne sont pas attribués aux
librettistes, mais rangés sous le nom des musiciens.
5. Maria Grazia Accorsi, « Problemi di scrittura e recitazione dei testi teatrali », dans Ead.,
Scena e lettura, Modène, Mucchi, 2002, p. 74 sq. Et aussi, Georges Zaragoza (dir.), Le
Livret d’opéra, Dijon, Phénix, 2002.
6. Ottavio Rinuccini, Euridice, favola in musica, Florence, Giunti, 1600. Deux partitions en
stile recitativo sont publiées sur ce texte, l'une de Jacopo Peri (Florence, Marescotti, 20
déc. 1600), l'autre de Giulio Caccini (ibid., 6 fév. 1601). La partition de Jacopo Peri est
jouée à Florence, au Palais Pitti, pour la célébration des noces de Marie de Médicis et de
Henri IV, en octobre 1600.
7. Euridice, Prologue, la Tragédie : « Je ne chante sur de tristes et larmoyantes scènes/ni
le sang répandu par innocentes veines/ni les yeux éteints d’un tyran insensé,/spectacle
malheureux au regard de l’homme. »

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le livret d’opéra

à la partition musicale et à l’exécution chantée. L’Euridice de Rinuccini n’est


pas une tragédie, mais elle n’est pas non plus une favola pastorale, genre
déjà « mixte », courtisan, auquel elle se rattache, elle est favola in musica,
un récit dramatique en musique, tout comme, par la suite, les intrigues
retravaillées pour les spectacles des théâtres lyriques vénitiens seront des
drammi in musica, des drames en musique, ou per musica, pour la musique.
Les premières règles élaborées pour harmoniser et surtout légitimer l’écriture
de tels textes, celles que Emilio De’ Cavalieri et son éditeur Alessandro
Guidotti rédigent dès 1600, dans une autre préface fondamentale, celle de
la Rappresentazione di Anima e di Corpo 8, ratifient cet état de dépendance
du texte écrit par rapport aux autres systèmes d’expression codifiés qui
entrent dans la création mélodramatique : peu de vers, des vers courts, et
variés comme les personnages doivent aussi l’être, permettant d’offrir aux
autres créateurs – le compositeur, les chanteurs, l’ingegnere, inventeur des
scénographies et des machines – un cadre suffisamment codifié et en même
temps suffisamment ouvert pour déployer leur art, varier les effets auditifs et
visuels, et satisfaire ainsi les exigences d’un public dont l’émotion esthétique
se nourrit désormais de sollicitations sensorielles combinées.
« En scène, quel usage, quelle gloire restent à la poésie ? », s’interroge un
siècle plus tard, en 1706, le théoricien lettré Ludovico Antonio Muratori dans
un traité sur la poésie italienne, rappelant que les vers du texte deviennent
souvent inaudibles dans la bouche des chanteurs 9, que l’élaboration du livret,
fortement conditionnée par les autres artisans du spectacle, est soumise

8. Emilio De’ Cavalieri, La Rappresentazione di Anima e di Corpo, produite à Rome, en


février 1600, année du jubilé, sur un texte d’Agostino Manni, écrit en 1577. Manni était
un poète proche de l’oratoire de San Filippo Neri, fondé 25 ans auparavant sous le pape
Grégoire XIII, à Santa Maria in Valicella où eut lieu la représentation.
9. Lodovico Antonio Muratori, Della perfetta poesia italiana, publié en 1706, révisé en 1723,
édition moderne établie par Ada Ruschioni, Milan, Marzorati, 1972, 2 volumes. « Il est vrai
que l’on récite les vers, mais de sorte que le chant, ou l’ignorance des chanteurs, ne laissent
jamais entendre le sens, et très souvent pas même les mots, en altérant et transfigurant les
voyelles : ce qui pour certains maestri est considéré comme charmant, que l’on appelle
le chanter diphtongué, comme si non seulement la grammaire, mais aussi la musique
avait ses diphtongues… » (vol. II, p. 577). De même, Pier Jacopo Martello dans son traité
L’Impostore (1714), réécrit sous le titre Della tragedia antica e moderna, dialogo, Rome,
Gonzaga, 1715 : selon lui il s’agit d’une tragédie « imparfaite », qui « jamais ne vivra, et
jamais fera vivre leurs noms. Parce que ou bien les drames seront nouvellement chantés
sur les scènes, et ils y paraîtront toujours déformés par le désir toujours plus effréné de

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le libretto, entre littérature et musique

à des règles qui excèdent le champ de l’écrit et placent le rédacteur dans


une position humiliante d’exécutant sans véritable identité littéraire 10.
L’impuissance à définir positivement ce qu’est le « livret », avouée en 1715
par Pier Jacopo Martello dans son traité sur la tragédie antique et moderne 11,
suffit à rendre compte du statut indécis du texte en musique, confronté de
surcroît, lorsque Martello écrit, à un handicap majeur, celui des mises en
musique successives par différents compositeurs, qui sans cesse remettent
en question l’intégrité signifiante du texte initial. Cette interrogation des
défenseurs de la poésie dramatique « pure » est liée, il est vrai, plus parti­
culièrement aux revendications néoclassiques des cercles antibaroques
de l’Arcadie romaine qui aspirent à rationaliser les pratiques opératiques
italiennes de la fin du xviie siècle, dominées par le divisme des virtuosi et
les délires techniques des scénographes. Mais il est aisé aussi de constater
qu’elle alimente toute l’histoire de l’opéra : le terme libretto, petit livre ou,
mieux, livre en petit, définitivement adopté en Italie à la fin du xviie siècle
après cent ans de tâtonnements pour désigner le texte dramatique destiné
à être intonato, s’est fixé, parfois dans sa forme italienne, dans toutes les
cultures européennes, entérinant pour tous et partout, par son diminutif,
le statut particulier de ce texte et son exclusion de la sphère des genres
reconnus.

nouveauté que l’on exige des ariette, ou ils ne seront pas chantés, et les voilà ensevelis dans
le sommeil le plus profond » (p. 121).
10. On pense notamment à l’humiliation subie par Goldoni, à Milan, lors de la lecture de sa
« tragédie » de jeunesse, Amalasunta, moquée par la troupe d’opéra réunie pour l’écouter,
parce que ne répondant pas aux exigences de la composition des drammi per musica à cette
époque. Une humiliation qui se solde par l’autodafé du texte et par un mépris constant de
Goldoni envers ce qu’il juge comme un « ouvrage imparfait soumis à des règles et des
usages qui n’ont pas le sens commun » (Mémoires, I, XXVIII), qu’il pratique pourtant
assidûment, qu’il porte à sa plus grande perfection dans le genre giocoso, et qui lui assure
la célébrité bien au-delà des frontières italiennes, dès 1732. C’est même pour la qualité de
ses livrets qu’il est appelé à Paris par la Comédie-Italienne, en 1760. Voir Andrea Fabiano,
I Buffoni alla conquista di Parigi, Turin, Paravia, 1998.
11. Pier Jacopo Martello, Della tragedia antica e moderna, op. cit., p. 125 : « […] non pas
des poètes, mais plutôt des faiseurs de vers, et même pas de vrais versificateurs ni de vrais
poètes, je ne saurais même pas comment les appeler, qui servent les besoins du drame en
musique comme autrefois les chorèges servaient les besoins matériels de la tragédie. »

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le livret d’opéra

« La littérature-en-musique »
La question du statut littéraire du livret d’opéra doit-elle être encore
posée ? Et si oui, comment ? L’une des voies les plus stimulantes pour affirmer
la validité et la possibilité d’une recherche dans ce domaine est celle que
proposait, de façon prudente et constructive, en 1986, Alberto Asor Rosa, en
incluant de façon résolue dans la grande Letteratura italiana, publiée sous
sa direction chez Einaudi 12, un volume consacré conjointement au théâtre,
à la musique et à la tradition des classiques. Ouverture encourageante sans
doute, mais problématique, puisque le théâtre et la musique – et à plus forte
raison le théâtre en musique – apparaissent comme un supplément admissible
à la littérature, situé dans un espace mal défini, « aux frontières du littéraire »
suivant le titre de la préface à ce volume, et rangé sous le nouveau paradigme
de « littérature-en-musique », parallèle à celui de « littérature-en-théâtre » 13.
Ainsi est ramené dans le champ du littéraire cet immense ensemble de textes
« imparfaits » destinés à des auditeurs plus qu’à un lecteur, qui ne deviennent
œuvres que complétés par la musique et la scène, et dont l’étude nécessite
des approches spécifiques qui tiennent compte de la pluralité des créateurs
et de la double – triple en ce qui concerne la « littérature-en-musique » –
destination de l’œuvre 14.
Comment le livret s’inscrit-il dans la littérature ? Comment interroger
ce qu’Adriana Guarnieri Corazzol appelait le « statut subjectif et objectif
du livret et du librettiste 15 » ? Telles sont les questions que se sont posées
les membres de recherche de l’équipe Histoire et pratiques du spectacle
vivant 16 au cours d’un séminaire tenu de 2007 à 2009 à l’université Paris 8,

12. Alberto Asor Rosa (dir.), Letteratura italiana, Turin, Einaudi, 1982-1986, 6 vol., dont un
double.
13. Alberto Asor Rosa, « Le frontiere del letterario », dans Asor Rosa, Alberto (dir.), Letteratura
italiana, op. cit., vol VI, Teatro, musica, tradizione dei classici, 1986, p. 5-11.
14. Ce que Gérard Genette appelle œuvres performatives et collectives, voir L’Œuvre de l’art.
Immanence et transcendance, Paris, Seuil, 1994, p. 66-67.
15. Adriana Guarnieri Corazzol, Musica e letteratura in Italia tra Otto e Novecento, chap. I :
« Scrittori-librettisti e librettisti-scrittori », Milan, Sansoni, 2000, p. 7-8. Sur le statut
du librettiste, voir aussi l’étude fondatrice de Fabrizio Della Seta « Il librettista », dans
Bianconi, Lorenzo et Pestelli, Giorgio (dir.), Storia dell’opera italiana, Turin, EDT, 1987,
vol. IV.
16. Anciennement équipe « Arts du spectacle en Italie du xvie au xxe siècle », active au sein
du Centre de Recherches en Langues, Littératures et civilisations romanes de l’université

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le libretto, entre littérature et musique

auxquelles les études rassemblées dans le présent volume tentent de répondre.


Il ne s’agissait pas tant de s’interroger sur les échanges réciproques et nourris
entre littérature et opéra, ou de revenir centralement sur la question de la
hiérarchie des créateurs dans la création polyphonique de l’œuvre théâtrale
chantée. Sur ce dernier point, nous avons posé comme préalable que la
célèbre interrogation de Richard Strauss sur l’opéra dans Capriccio (1945),
« Wort oder Ton ? », qui traverse en réalité toute l’histoire du melodramma
de sa naissance jusqu’à nos jours, avec d’innombrables renversements liés
aux transformations des contextes culturels, artistiques et sociologiques, est
une interrogation qui est et restera une aporie originelle, constitutive, dont
l’intérêt, pour l’historien du théâtre en musique, réside dans sa permanence et
dans ses nombreux avatars, non dans sa résolution, laquelle équivaudrait en
réalité à nier les fondements, et donc l’existence même, du genre opératique.
Des échanges entre littérature et opéra, nous avons retenu avant tout qu’ils
donnent lieu à des pratiques spécifiques d’intertextualité et de réécriture,
soumises aux codes de la création musicale et scénique et à la réception,
où peuvent néanmoins exister des processus plus ou moins affirmés et
reconnus de réflexion poïétique, de recherche stylistique individuelle
dans la récupération et l’adaptation de textes littéraires préexistants, donc
d’affirmation auctoriale, mis en œuvre par ceux – les « librettistes » –, à
qui, ne serait-ce que par cette dénomination spécifique, l’on refuse le plus
souvent la qualité d’auteur.
Sur ces bases, dans une perspective historique et sociologique, la
réflexion s’est structurée autour de trois questions fondamentales qui
alimentent, tout au long de l’histoire de l’opéra, à des titres différents et avec
des réponses différentes selon les contextes de création, de production et de
réception, les réflexions et les pratiques concernant la poésie dramatique à
chanter : la question de la diffusion livresque des textes destinés au chant,
de leur édition, de leurs traductions, en vue de leur reconnaissance comme
objet de lecture autonome (I. Du libretto au livre) ; celle des modalités
de légitimation par les librettistes, à l’intérieur des textes eux-mêmes, de
l’appropriation des textes littéraires préexistants qu’ils « réduisent » en livret
(II. « Ridurre a libretto » : pratiques d’adaptation et de légitimation) ; celle

Paris 8 (EA 1570). Ce Centre est devenu, depuis 2008, le Laboratoire d’Études Romanes
(LER, EA 4385).

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le livret d’opéra

enfin de la manière dont le librettiste maîtrise – ou tente de maîtriser – le


caractère bicéphale de l’écriture opératique (III. Approcher le laboratoire des
textes-en-musique). Pour chacune de ces trois questions les « cas » retenus,
centrés sur la pratique d’un librettiste à divers moments de l’histoire de
l’opéra entre son apparition et le milieu du xxe siècle, cherchent à mettre en
lumière, sans prétendre à l’exhaustivité, la diversité des réponses possibles
en fonction des temps et des hommes.

Du libretto au livre
Parler de libretto, c’est parler de deux choses conjointes dans l’unicité
du mot : d’une part l’objet matériel, le livre en petit, de qualité médiocre,
dont la destination essentielle est de permettre au spectateur de suivre,
pendant le spectacle, les mots chantés et l’histoire racontée, ce qui fait de
lui, pour certains, guère plus qu’un libricciuolo 17 ; d’autre part, le texte
à proprement parler, dont la valeur littéraire est mesurée à l’aune de sa
taille et de sa qualité, destiné qu’il est, de surcroît, comme il a été dit, à ne
donner qu’une trame et à ne prendre son sens que de la musique qui lui est
accolée, de la voix et du corps de celui qui l’interprète. Ce qui fait dire de
lui qu’il est un « prétexte », ou un « pré-texte », plus qu’un texte. Dans cette
double fonctionnalité utilitaire et dépendante, ce qui constitue le socle de la
communication littéraire, le rapport direct, intime, du lecteur avec l’auteur,
est remis en question. La lecture du livret par le spectateur-auditeur, dans
l’anonymat et l’obscurité de la salle de spectacle, entre en concurrence avec
les autres modes de perception de l’œuvre, elle est considérée par beaucoup
comme accessoire. On n’en veut pour témoignage que la vue intérieure du
théâtre San Carlo de Naples, au xviiie siècle, peinte par un artiste anonyme.
Dans la masse sombre du public assis au parterre, on distingue la petite
lumière de la bougie qu’un spectateur a allumée pour lire plus commodément
le texte du livret sur lequel il est penché. Ce spectateur-lecteur isolé, perdu
dans l’immensité de cette imposante salle où les autres spectateurs des

17. C’est le terme employé par Muratori dans son analyse de la fonctionnalité du livret : « Si
l’auditeur n’a pas le tout petit livre [libricciuolo], (ainsi a-t-on l’habitude de l’appeler), de
l’œuvre, il ne voit et n’entend que quelques chanteurs qui tantôt sortent, et entrent, et tantôt
chantent l’un ou l’autre, sans pouvoir discerner les choses qu’ils chantent […] ou le nœud
ou le dénouement de la fable » (Della perfetta poesia italiana, op. cit., p. 577).

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le libretto, entre littérature et musique

loges regardent avec plus ou moins d’attention la scène magnifiquement


éclairée, décorée, arpentée par des chanteurs costumés « à l’antique », est
presque incongru. C’est pourquoi on le voit ; mais, infime lueur opposée au
flamboiement des décors et des architectures, il donne la mesure de la place
que le livret occupe dans une représentation d’opéra, et l’on comprend que
le diminutif contenu dans libretto ait vite glissé de la simple expression du
format nécessairement réduit de l’objet-livre vendu au spectateur à celle de
sa dévalorisation comme objet littéraire. Toutefois, le peintre – et cela est
assez rare pour être relevé – nous rappelle, par la présence, même modeste,
de ce spectateur anonyme et effacé, que si un opéra s’écoute et se voit avant
tout, il peut aussi se lire, ce petit spectateur devient alors la marque d’une
résistance, de la possibilité pour le livret d’exister par lui-même, pour la
seule lecture.
Avant le peintre anonyme, les librettistes eux-mêmes ont pressenti
le risque d’étouffement du livret dans la création de l’œuvre opératique,
et l’importance de la diffusion et de la publication du texte séparé de la
musique. Alors que le nouveau genre balbutie encore, Ottavio Rinuccini
fait publier conjointement les deux textes 18 qu’il a écrits pour les nouvelles
représentations en musique, non pas pour assurer sa gloire, ni par oppor­tu­
nisme en constatant, comme il écrit, le succès de telles œuvres auprès du
public, mais pour permettre à d’autres d’améliorer l’écriture de ce nouveau
« genre », et mieux fonder par là l’appartenance du livret à la littérature
reconnue. La publication conjointe des deux textes efface le caractère
politique qu’aurait revêtu la publication du seul texte de l’Euridice, destiné
à célébrer un événement royal. Elle les érige en textes fondateurs, base de
réflexion pour une nouvelle littérature-en-musique, qui, selon les termes
même de Rinuccini ne doit pas « souffrir de la comparaison avec les poèmes
antiques 19 ».

18. Avant Euridice, Rinuccini avait écrit en 1597 un texte inspiré du mythe de Daphné, pour le
compositeur Marco da Gagliano, dont on a perdu la partition.
19. « Commençant à voir combien de semblables représentations en musique sont appréciées,
j’ai voulu porter à la lumière ces deux compositions, afin que d’autres, qui s’y entendent
mieux que moi, s’emploient à accroître et à améliorer de semblables Poèmes, de façon à
ce qu’elles ne soient pas inférieures aux Poèmes antiques tant célébrés par les plus nobles
écrivains » (Euridice, dédicace à Marie de Médicis).

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le livret d’opéra

Dans le cadre du système imprésarial et commercial vénitien cette


exigence issue d’un encadrement aristocratique et mécénatique se heurte à
la diversité des formes de diffusion des textes, selon qu’ils sont destinés à
la scène et au chant, au déchiffrement particulier du spectateur-auditeur 20,
ou à celle d’un futur lecteur. En effet, les textes à chanter, s'ils figurent sur
les partitions, circulent d’abord en version manuscrite, et en « canevas »
ou scenari imprimés (le cas le plus fréquent) résumant l’intrigue telle que
présentée au public lors de la création sur scène à Venise, avant de devenir
des livrets de salle imprimés de petit format, et d’être rassemblés parfois
en recueil de livrets détachés de la musique et de la représentation, sous
l’identité du librettiste.
Sur la partition musicale, le livret est matériellement désarticulé sous
les notes, ce qui stigmatise sa dépendance. Sa publication sous forme de
« canevas », proche des synopsis des programmes de salle qui se perpétuent
encore aujourd’hui, tend à démontrer la fragilité de la rédaction intégrale,
voire son inutilité. Les éditions de luxe ou les recueils « à lire », comme
ceux que certains poètes en musique font éditer au xviie et au xviiie siècles 21,
seraient-ils alors les seuls garants – exceptionnels – de la valeur littéraire
du livret ? Non, si l’on en croit l’exemple du Viaggio d’Enea all’inferno
(1642 ?) du vénitien Giovan Francesco Busenello, resté inédit, qu’analyse
Jean François Lattarico. Sa circulation en copies manuscrites successives
jusqu’au xviiie siècle, divergentes entre elles du fait des copistes, étonne
d’abord quand on sait que l’auteur a assuré la postérité de ses autres drammi
per musica en les réunissant, à la fin de sa vie, dans un recueil imprimé
au titre original et énigmatique, Le ore ociose, les heures oisives. Cette
non-édition du Viaggio a alimenté les hypothèses les plus négatives sur la
destination non musicale du texte – aucune partition n’est connue –, sur
son éventuel inachèvement et sur sa qualité poétique. Ce choix pourrait
signifier en effet, de la part de l’auteur, académicien et poète confirmé,
un désaveu de l’œuvre, un déni de paternité ou une perte d’auctorialité, il

20. On trouve ainsi des livrets annotés par des spectateurs pendant la représentation. Voir
Claire Vovelle, « La spontanéité étudiée d’un spectateur anonyme du xviie siècle. Analyse
des annotations manuscrites sur un livret de Giulio Cesare Corradi, La divisione del mondo
(1675) », dans Decroisette, Françoise (dir.), Les Traces du spectateur, xviie-xviiie siècles,
Saint-Denis, PUV, 2006, p. 159-187.
21. Voir, dans ce volume, les exemples de Busenello, Moniglia, Métastase.

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le libretto, entre littérature et musique

pourrait être l’indice d’une moindre valeur littéraire du texte. Mais outre qu’il
s’agit d’une pratique courante à Venise, où les drammi per musica circulent
d’abord manuscrits, l’auteur avait projeté une suite à l’édition de ses œuvres,
qui aurait peut-être compris d’autres textes restés manuscrits, comme des
ébauches de romans et les poésies satiriques dialectales non destinées à la
musique, que la mort lui interdit de mener à bien. Ainsi, si l’on confronte
ce texte orphelin aux autres drammi per musica busenelliens effectivement
« reconnus » par l’édition, on peut accorder à ce « livret sans musique » une
égale valeur littéraire dans le travail de réécriture des sources savantes, une
égale maîtrise de l’organisation métrique des vers, de la répartition des airs
et des récitatifs, et le même foisonnement stylistique baroque dans les choix
lexicaux et dans les ornements rhétoriques.
Sa non-inclusion dans le volume imprimé des Ore ociose n’est d’ailleurs
pas un cas unique. Le librettiste florentin Giovan Andrea Moniglia, présenté
par Françoise Decroisette, opère lui aussi, quelques décennies plus tard, dans
un contexte tout autre, encore courtisan, mécénatique, mais déjà réformateur,
une sélection à l’intérieur de ses textes écrits pour la représentation musicale,
lorsqu’il décide de les faire publier chez le même éditeur, à deux reprises,
en édition de luxe puis en édition « de poche ». Moniglia s’inscrit, comme
Busenello, dans la pratique de publication des livrets en recueils pour la
seule lecture, courante au milieu du xviie siècle, quand la poésie triomphe
encore radicalement de la musique. Toutefois, à la différence de Busenello,
« gentiluomo » lettré reconnu, membre de la plus audacieuse académie
littéraire du xviie siècle, les Incogniti de Venise, Moniglia n’est qu’un
médecin de profession, et non un lettré reconnu. Vitupéré par certains de
ses pairs, il détourne cette entreprise éditoriale vers la construction de sa
reconnaissance académique, en augmentant considérablement la place des
paratextes argumentatifs (préfaces, lettres de défense) et en insérant des
glossaires lexicaux. Les premiers constituent une sorte d’embryon d’art
poétique personnel, consciemment organisé à l’appui de la légitimation de
ses textes pour la musique, les seconds visent apparemment à éclairer le
lecteur sur l’utilisation de la langue vernaculaire toscane dans ses livrets
comiques. Ainsi conçue et commentée, l’édition des Poesie dramatiche [sic]
de Moniglia et leur réédition à dix ans d’intervalle, signifient, ne serait-ce
que par le titre retenu, par l’organisation du paratexte et la sélection des

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le livret d’opéra

textes, une volonté encore plus absolue de s’abstraire de la musique et de


la scène : jusqu’à transformer, dans son cas, ces textes réputés imparfaits en
« textes de langue », dignes d’être élevés en modèles d’écriture.
Les temps ne sont plus les mêmes pour le librettiste professionnel qu’est
Manfredo Maggioni, dont la carrière traverse deux bons tiers du xixe siècle,
tour à tour éditeur, traducteur et librettiste, au service d’institutions aussi
diverses que le théâtre de l’Opéra royal italien de Covent Garden à Londres,
ou le Théâtre Royal de Parme. Ses activités polymorphes et polyglottes,
soumises à la programmation institutionnelle, aux personnalités des chanteurs
et aux attentes précises des spectateurs, semblent ne plus devoir laisser, à
celui qui écrit, aucun espace d’affirmation personnelle : Maggioni d’ailleurs,
même lorsqu’il s’adonne à la composition de livrets originaux, ne semble
pas revendiquer une quelconque qualité d’auteur. Cependant, comme le
montre Céline Frigau, son adaptation de Shakespeare dans un Falstaff de
1838 suscite non seulement l’enthousiasme du public, mais l’admiration
des critiques, qui s’emploient alors à faire et défaire les réputations. Ses
« traductions » à chanter, de même que ses traductions à lire – dont l’édition
modeste et la mise page très technique révèlent le caractère strictement
utilitaire –, par le succès qu’elles rencontrent auprès du public, avant même
la représentation, montrent le soin que l’auteur mettait à les réaliser et son
intelligence des possibilités de compréhension des spectateurs-auditeurs.
Ce qui pourrait apparaître comme des remaniements hâtifs et vides de
sens relève manifestement d’une démarche non prescriptive, pragmatique,
particulièrement cohérente. En s’affranchissant des normes imposées par
le texte-source, Maggioni passe du statut de réviseur et passeur de mots à
celui d’auteur.

« Ridurre a libretto ». Pratiques d’adaptation et de légitimation


Le cas Maggioni représente l’exacerbation de ce qui, en réalité, est la
norme de l’écriture librettistique : la récupération d’histoires déjà existantes
sous d’autres formes narratives, romanesques et surtout théâtrales, la mi­gration
de personnages et de situations déjà créés pour d’autres systèmes fictionnels,
auxquels les librettistes, par leur travail d’adaptation – ce que l’italien
appelle, d’un terme qui peut prêter à confusion, la riduzione – offrent une
autre vie, renouvelée et surtout affranchie de la fidélité absolue à l’original.

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le libretto, entre littérature et musique

Dès 1600, ceux qui sont encore des « poètes » et placent leur invention
sous le signe de la transgression des règles de la Poétique aristotélicienne,
revendiquent une grande liberté d’adaptation des mythes et des histoires
dans leurs favole per musica ou leurs drammi per musica, au nom de la
diversité des temps et des goûts du public, et ils légitiment le plus souvent
cette liberté par l’autorité des « grands auteurs du passé 22 » eux-mêmes. Cette
liberté foncière, fondatrice, inscrite dans l’essence même du livret – il est
« autre chose », disait Vecchi –, s’affiche et se réalise différemment selon
les périodes, suivant la manière dont se conçoit, en histoire et en littérature,
la « vérité » du récit et de la fiction, et dont s’affirme le respect des modèles
anciens et de la tradition. Mais en s’affichant comme constitutive de ce type
de textes, cette liberté peut aussi devenir garante de l’autonomie de l’œuvre
nouvelle réalisée et, partant, de sa littérarité.
Ainsi un livret peut-il, à partir des sources littéraires, performatives
ou non, qu’il repropose dans le dramma per musica, créer des systèmes
de personnages et de situations qui lui sont propres et, à partir d’eux,
engendrer ensuite ses propres réécritures endogames. C’est ce qu’illustre
Ligiana Costa dans son étude de la migration des « vieilles femmes » sur le
retour, entremetteuses ou servantes encore émoustillées mais physiquement
dégradées, qui voyagent de la comédie régulière ou improvisée vers le
dramma per musica. Elle montre comment dans le cadre des théâtres
vénitiens du xviie siècle, à partir de l’archétype antique, se forge, de façon
consciente, un « modèle » moderne – la Scarabea de la Maga fulminata de
Benedetto Ferrari (1637) – voué à de multiples avatars sur les scènes lyriques
du xviie et du xviiie siècles. Ce « modèle » initial, décliné plus d’un siècle
durant sous diverses identités dramatiques et sous divers modes scéniques et

22. Déjà Rinuccini, pour justifier le lieto fine de son Euridice, évoquait les libertés que Sophocle
et Dante avaient prises avec les légendes et les mythes anciens : « Il pourra sembler à
certains que je suis trop hardi quand j’altère la fin de la fable d’Orphée, mais cela m’a paru
convenable en ce temps d’allégresse, ayant aussi pour me justifier l’exemple de poètes
grecs, dans d’autres fables ; et notre Dante osa aussi qu’Ulysse se soit noyé au cours de
sa navigation, bien qu’Homère et d’autres poètes eussent chanté le contraire. De la même
manière j’ai suivi l’autorité de Sophocle, dans son Ajax […]. » Busenello, au nom du lieto
fine, sauve Didon du suicide (La Didone, 1641, musique de Francesco Cavalli), et Giacinto
Andrea Cicognini, dramaturge et librettiste fameux du xviie siècle, exempte Médée des
excès de la jalousie et la mène au pardon (Il Giasone, 1649, pour Cavalli).

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le livret d’opéra

musicaux, acquiert ainsi, dans le dramma per musica, le statut littéraire de


personnage, dans la mesure où il est générateur de bien d’autres personnages
comiques introduits dans les trames mythologiques ou historiques à côté des
héros divins, princiers et chevaleresques, et où il est apte à se régénérer et à
re-générer ensuite d’autres personnages, même en dehors du texte chanté.
Le livret, lieu par excellence de la réécriture, confère à cette pratique de
récupération une double fonction prestigieuse, une fonction de mémoire et
une fonction de régénérescence.
La circulation des œuvres lyriques s’est accompagnée, surtout au xviie
et au xviiie siècles, mais encore au xixe siècle, avec la nécessité de chanter
dans la langue du pays d’accueil (voir le cas Maggioni), de l’obligation
impérative d’être « mise au goût de [l’autre] ». Cette expression « mis au
goût de… », fréquemment présente dans les livrets à côté des titres, rend
plus sensible le caractère éphémère du texte, son statut de prétexte, et sa
soumission, puisqu’elle diminue fortement, pour ne pas dire exclut, l’identité
et l’autorité de l’auteur et donne au public tout pouvoir sur le texte (y compris
sur le texte musical, puisque les partitions sont elles aussi, dans ce cas,
remaniées). « Mettre au goût de » peut cependant signifier, comme pour le
gentilhomme génois Giovanni Andrea Spinola, dans l’exemple développé
par Francesco D’Antonio, l'intention d’affirmer une identité académique
et littéraire forte. Sa réécriture d’un épisode du Roland furieux dans son
livret Ariodante se présente en effet comme une véritable re-création parce
qu’elle s’appuie sur une volonté ferme d’hybridation du texte-source avec
la littérature théâtrale génoise. Cette hybridation est plus qu’une réponse
soumise aux attentes du public génois. Elle ne repose pas sur des règles
théoriques prédéfinies, mais se nourrit de la confrontation pragmatique de
différentes cultures théâtrales et musicales extérieures à la culture génoise,
notamment vénitienne et espagnole, que l’auteur a pu rencontrer lors de
ses voyages, et elle s’appuie surtout sur un programme culturel génois
bien défini par l’académie des Addormentati. « Mettre au goût de… », pour
Spinola, c’est réintégrer dans le livret des éléments de la production littéraire
et théâtrale génoise, caractérisée par son classicisme, et de ce fait opposée
au « goût » vénitien. Le livret devient un espace de réflexion métathéâtrale,
prônant aussi, sur ces bases nationalistes locales, la nécessité d’une réforme
du dramma per musica qui soit une réforme linguistique et dramaturgique

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le libretto, entre littérature et musique

avant d’être musicale. Spinola anticipe là les propositions anti-baroques de


l’Arcadie à la fin du xviie siècle.
Dans cette période-clef de l’histoire de l’opéra, en dehors de la sphère
des théâtres publics vénitiens qui s’attachent les services d’un librettiste
professionnel, l’écriture du livret est souvent, encore très avant dans le siècle,
une activité pratiquée en dilettante, par des lettrés, poètes ou romanciers,
qui font œuvre dans d’autres genres littéraires et pour qui l’écriture d’un
livret est occasionnelle, le plus souvent commandée. La question est alors
de savoir comment l’écrivain confirmé assume sa fonction de librettiste
d’occasion. Moniglia, on l’a vu, qui n’était pas écrivain, s’affirmait comme
auteur à travers la publication contrôlée de ses œuvres. Son contemporain
milanais Carlo Maria Maggi, secrétaire du Sénat, homme de lettres, poète et
enseignant, dont nous parle Stéphane Miglierina, est, lui, un écrivain avant
tout, mais pour qui l’écriture de livrets est préparatoire à une autre écriture.
Dans la Lucrina, une favola pastorale en musique écrite en 1666, pour les
spectacles courtisans de l’Isola bella, Maggi retourne, de façon apparemment
conservatrice, à la pastorale dramatique, désormais presque disparue des
scènes, y compris lyriques. Commande princière oblige. Mais, bien qu’il
s’agisse d’une œuvre de jeunesse, et d’une commande, l’écriture de ce livret
semble avoir servi à Maggi de terrain d’expérimentation pour une réforme,
non pas du livret, un genre qu’il abandonne d’ailleurs assez vite, mais de
la comédie. Dans son écriture librettistique, l’auteur met en effet en œuvre
des processus de détournement ironique des topoi des modèles pastoraux
et mélodramatiques, pour exposer des revendications littéraires et morales
qu’il concrétisera à la fin de sa vie avec ses comédies dialectales, et pour
faire du théâtre un outil d’éducation au service de la jeunesse aristocratique
instruite au Collège des Nobles de Milan, d’obédience jésuite. Voilà le
diletto, finalité essentielle du dramma per musica, justifié par un ardent
défenseur de l’utile, et transformé en une « douceur sucrée » qui permet de
faire passer, au théâtre, la pilule amère de la morale.
Bien qu’ayant eu, comme il l’écrit dans un petit livre de Mémoires,
des ambitions d’auteur de romans et de théâtre en prose, Giuseppe Maria
Foppa, actif à Venise à la toute fin du xviiie siècle et au début du xixe, dont
nous parle Jérôme Chaty, est, contrairement à Moniglia ou à Maggi, et déjà
comme Maggioni, un librettiste que l’on peut qualifier de professionnel,

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le livret d’opéra

même si cette activité n’est pas pour lui porteuse de gains et si, comme
beaucoup d’autres librettistes, il doit exercer parallèlement une autre fonction
administrative, plus rémunératrice. Cela ne l’empêche pas de s’insérer dans
un réseau de relations intellectuelles qui alimentent ou du moins cautionnent
sa veine d’écrivain. Très éclectique, il s’essaie à toutes les formes d’opéra
alors en vogue, hormis l’opera seria, et devient un spécialiste confirmé de
la « récupération » qu’il pratique abondamment, transformant même ses
propres livrets en livrets « autres ». Cette tendance signifie-t-elle une réponse
hâtive aux exigences de la saison théâtrale, ou une difficulté d’invention
personnelle ? Sans doute, il le laisse d’ailleurs entendre dans ses Mémoires
et dans les préfaces de certains livrets. Mais les grands maîtres du théâtre
vénitien, les deux Carlo, Goldoni et Gozzi, chez qui il puise son inspiration,
sont aussi pour lui les garants de sa réussite, et ils flattent son ambition
affichée de « médiateur » littéraire. L’analyse des modalités internes et
externes des réécritures auxquelles Foppa procède sur plusieurs comédies de
Goldoni, et sur deux œuvres théâtrales de Gozzi, caractérisées qu’elles sont,
en dehors des contraintes imposées par la mise en musique et la destination
scénique, par un souci de neutralité et une égale considération démontrée
vis-à-vis des deux auteurs autrefois adversaires acharnés, montre que ses
choix relèvent d’une stratégie précise : celle d’aller, à travers ses réécritures,
vers une réconciliation idéale des deux dramaturges concurrents. Foppa met
donc le livret au service d’une histoire littéraire « vénitienne » apaisée et
digne, au moment où Venise a perdu son indépendance. Et même si, sous
sa plume, les œuvres goldoniennes et gozziennes perdent de leur force
morale, dramatique et féerique, grâce à elle, et sans pour autant entamer la
vigueur de l’imagination du librettiste, la mémoire de ces œuvres maîtresses
de la littérature dramatique italienne, alors moins présentes sur les scènes
vénitiennes, peut passer à la postérité dépouillée des échos des batailles
littéraires et théâtrales du passé.
On est donc loin de la vision stéréotypée et réductrice du librettiste
angoissé et délirant, soumis aux caprices des autres artisans du spectacle
dont les satires, comme le Théâtre à la mode de Benedetto Marcello, ou les
drammi giocosi métathéâtraux du xviiie siècle 23, portent la trace. La tendance

23. Benedetto Marcello écrit, en 1721, contre Antonio Vivaldi Il teatro alla moda. Parmi les
metame­lodrammi les plus significatifs, on peut citer, en 1762, La bella verità de Carlo

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le libretto, entre littérature et musique

se précise au xixe siècle, où les librettistes, souvent écrivains reconnus,


s’engagent dans les discussions littéraires de façon moins timide que Foppa.
Ainsi un librettiste comme Felice Romani, érudit féru de littérature classique
et critique littéraire réputé 24, fait de l’apparat textuel conventionnel, qui
entoure le texte dramatique depuis les origines, un vrai lieu de débat. En 1833,
dans le livret de sa Lucrèce Borgia écrit pour Gaetano Donizetti, il s’engage
résolument dans les discussions qui agitaient alors les milieux littéraires et
théâtraux italiens sur le drame historique et le mélange des genres tragique
et comique, en justifiant la position classicisante et conservatrice qui lui
avait sans doute fait renoncer peu avant à mener à son terme une adaptation
librettistique de l’Hernani hugolien pour Vincenzo Bellini. Comme le fait
remarquer Giovanna Sparacello dans son étude, cette position argumentée et
réfléchie de Romani semble avoir ensuite servi de base aux divers librettistes
qui adaptent successivement le drame de Hugo en direction des publics
italiens et français, pour régler et faire accepter l’introduction progressive du
mélange contesté du comique et du tragique dans une forme, l’opera seria,
qui l’avait résolument rejeté un siècle plus tôt avec la réforme métastasienne.
Et contrairement à l’idée reçue de la domination tyrannique de Giuseppe
Verdi sur ses librettistes, il apparaît que c’est à partir du travail d’adaptation,
nourri par les débats théoriques antérieurs, auquel se livrent Francesco Maria
Piave pour Ernani de 1843, puis Antonio Somma pour Un ballo in maschera
de 1859, que le maestro Verdi forge, par pallier, sa conviction dramaturgique
et musicale vis-à-vis du mélange des genres.

Approcher le laboratoire du texte-en-musique


Est alors concrètement posée la question de la difficile « cohabitation »
entre les deux intelligences artistiques qui œuvrent initialement à la fabrique

Goldoni, où il se met lui-même en scène dans la fonction de librettiste, et Prima la musica


poi le parole de Giambattista Casti, tous deux figurant parmi les sources déclarées ou
non du livret du Capriccio de Richard Strauss. Voir Françoise Decroisette, « Fantômes
goldoniens dans Capriccio de Strauss », dans Najaki Yoshikazu (dir.), L’Autre de l’œuvre,
Saint-Denis, PUV, « L’Imaginaire du texte », 2007, p. 161-175. Sur ce genre particulier
que les Italiens appellent le metamelodramma, voir Francesca Savoia (dir.), La cantante e
l’impresario, metamelodrammi italiani del Settecento, Gênes, Costa e Nolan, 1988.
24. Voir Stefano Verdino, « “Non trovo l’argomento” : inventio e dispositio in Felice Romani »,
dans Dal libro al libretto, op. cit., p. 91-113.

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le livret d’opéra

d’un opéra, et la position de Verdi évoquée précédemment invite à nuancer


les lieux communs souvent attachés à cette question : cloisonnement total
entre l’écriture du livret et celle de la musique au xviie et au xviiie siècles,
despotisme des compositeurs au xixe siècle, soumission puis rejet de la
fonction du librettiste, qui aboutirait à l’émergence du « statut unique » de
compositeur-librettiste, maître absolu de la composition de l’opéra, domi­
nante au xxe siècle. La réalité est, on le sait, plus mouvante, et cette scansion
diachronique ne résiste pas aux apports de la recherche archivistique ni à
l’étude des échanges divers établis entre les créateurs pendant l’élaboration
de l’œuvre, dont les lettres, mémoires, avant-textes portent la trace. Un
simple reçu signé de la main du librettiste, comme celui, daté du 23 décembre
1656, où Giovan Andrea Moniglia accuse réception de 20 lires, pour
un déplacement qu’il a effectué à Pistoia pour aller « prendre bouche
avec monsieur Jacopo Melani, compositeur de la comédie Il podestà di
Colognole 25 » dont la représentation est prévue au théâtre pendant le carnaval
suivant, suffit pour réfuter la thèse du cloisonnement hermétique entre les
créateurs au xviie siècle. Plus riche encore d’informations et de suggestions
est la lettre que Claudio Monteverdi adresse au poète et lettré Alessandro
Striggio, avec qui il collabore dès 1607 à Mantoue, où il accuse réception
du librettino que Striggio lui a envoyé pour lui demander son avis 26. Dans le
célèbre passage où le compositeur exprime sa perplexité et sa déception face
à un texte peuplé de vents, d’allégories et de divinités, qui, à la différence
des deux textes poétiques – Orfeo et Arianna – que Striggio lui avait offerts
précédemment, ne lui inspire aucune émotion musicale 27, on voit se dessiner
l’amorce d’une réflexion esthétique sur la spécificité du texte dramatique-
en-musique, et surtout sur la question de la nécessité de penser la poésie et

25. Archives du Théâtre de la Pergola, Ire série, 3, Reçus relatifs à la construction du théâtre de
la Pergola et pour diverses représentations du 22 juin 1656 au 25 septembre 1660, f° 60.
26. « J’ai reçu avec une grande allégresse le librettino contenant la fable maritime de Thétis
et Pélée. » Il s’agit de l’adaptation de la fable de Thétis et de Pélée en vue d’un mariage
princier. Voir Claudio Monteverdi, Correspondance, préfaces, épîtres dédicatoires, éd.
Jean-Philippe Navarre, bilingue, Sprimont, Mardaga, 2001.
27. « Arianna m’inspire un juste lamento et Orfeo une juste prière. Mais cette [fable]-ci je
ne sais ce qu’elle m’inspire, que voulez-vous donc que la musique puisse faire dans ce
cas ?… » (ibid., p. 62, notre traduction).

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le libretto, entre littérature et musique

la musique de façon conjointe, « d’une seule main 28 ». Géniale anticipation


méconnue, qui permet de dépasser la question mouvante de la hiérarchie
entre poésie et musique, et qu’il reviendra à Wagner deux siècles et demi
plus tard, et à d’autres à sa suite, de mettre en pratique.
L’aspiration des créateurs vers une création à « une seule main » est
donc antérieure au xixe siècle, même si, particulièrement en Italie, elle ne se
matérialise que très tardivement 29. Et ce qu’il convient ici de souligner, c’est
que, contrairement à ce que l’on pourrait croire, elle n’est pas évoquée ou
revendiquée seulement par les compositeurs. On n’en veut pour preuve que la
réflexion prudente du librettiste Salvatore Cammarano lorsqu’il écrit à Verdi
en 1849, à propos de la composition de Luisa Miller, en développant, deux
siècles plus tard, l’intuition montéverdienne : « Si je ne craignais pas d’être
taxé d’utopiste je serais tenté de dire qu’afin d’obtenir toute la perfection
dont est capable un opéra il faudrait qu’un seul cerveau soit l’auteur de la
musique et des paroles 30. »
Comment se manifeste cette aspiration au décloisonnement et à la
cohabitation bicéphale dans les pratiques d’écriture des librettistes ? Pour
esquisser une réponse, il faut pénétrer dans la fabrique complexe de l’œuvre-
en-musique, l’opera in musica au sens étymologique et non plus sa réduction
française en « opéra », interroger ce qui nous permet de comprendre les
processus intellectuels et les postures auctoriales élaborées par les créateurs
face à l’élaboration du texte poétique, au cours de la genèse plurivocale
de l’œuvre. Les matériaux d’investigation sont ceux que les approches
génétiques des textes littéraires ont signalés à l’attention des chercheurs, en
particulier, comme le montrent les exemples précédents, les traces laissées
dans les correspondances, mais aussi, s’agissant des écrivains-librettistes,
dans l’ensemble de leur production poétique.
Trois cas spécifiques sont ici analysés, échelonnés dans l’histoire de
l’opéra italien et représentatifs de la diversité des contextes dans lesquels
les auteurs travaillent. Cécile Berger revient sur les pratiques d’écriture de

28. « Si c’était quelque chose qui avait un seul but, comme l’Arianna ou l’Orfeo, il faudrait
aussi une seule main […] » (ibid., notre traduction).
29. Adriana Guarnieri Corazzol analyse le cas précis de Ruggiero Leoncavallo, dans Musica e
letteratura in Italia, op. cit., p. 36-50.
30. Cité dans Giuseppe Verdi, Autobiographie à travers la correspondance, éd. Aldo Oberdorfer,
Paris, Lattès, 1984, p. 228.

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le livret d’opéra

l’un des plus grands librettistes du xviiie siècle, le « Poète impérial » Pietro
Trapassi, dit Métastase, également « poète tout court ». L’abbé romain, formé
à l’école de l’Arcadie, puis au contact des théâtres napolitains, est celui à
qui l’on doit d’avoir résolument ramené le livret à l’intérieur du champ
du littéraire en cherchant, par le choix et le traitement des intrigues et par
la séparation du comique et du tragique, à sauver le livret des anathèmes
qu’on lui lançait – un divertissement merveilleux et effeminato –, à l’inclure
dans le registre du sublime, et à faire admettre le librettiste dans la sphère
des auteurs tragiques : c’est en référence à ses œuvres en musique que le
comte vénitien Francesco Algarotti – auteur éclectique, mais ni compositeur
ni librettiste – écrit en 1755, dans son célèbre Saggio sopra l’opera in
musica 31, que le livret – et le choix du sujet – sont les véritables fondations
de l’édifice « opéra », la « toile » sur laquelle le poète a dessiné le tableau où
les autres artistes vont apposer leurs couleurs, et que c’est donc le librettiste
qui « renferme en son esprit l’ensemble du drame ». L’étude simultanée de
ses écrits théoriques, de son abondante correspondance et des textes des
livrets montre que Métastase saisit le gouvernail de la création bicéphale
et forge une langue poétique et théâtrale qui introduit dans le livret une
« partition virtuelle », musicale et scénique, sur laquelle se greffe ensuite
l’interprétation de celui qui « met en sons » – le maestro – et de ceux qui
mettent en voix et en corps – les virtuosi. Pour lui, l’écriture du « livret »,
auquel il applique toujours le terme noble de « poème », doit redevenir
centrale, parce qu’elle contient toute l’espressione et tout le tuono de la
future partition vocale et instrumentale, termes polysémiques récurrents, qui,
comme le suggèrent les commentaires inclus dans les missives adressées par
l’auteur à ses collaborateurs, désignent l’interprétation musicale et vocale
qu’il entend suggérer aux autres créateurs. L’exemple de Métastase révèle
donc comment interprétation musicale et interprétation scénique, étroitement

31. Il existe deux versions italiennes de ce fondamental Essai sur l’opéra de Francesco
Algarotti, que l’on peut considérer aussi comme la première tentative d’histoire de l’opéra
détachée des histoires de la littérature, l’une publiée en 1755 à Venise, l’autre en 1763
à Livourne, toutes deux reproduites dans Annalisa Bini (dir.), Saggio sopra l’opera in
musica. Le edizioni del 1755 e del 1763, Bologne, Libreria musicale italiana, 1989. Cet
essai fut traduit très rapidement en anglais (1767 et 1768), allemand (1769) et français
(1777), et son impact sur la réflexion autour de l’opéra et de son histoire fut important au
niveau européen.

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le libretto, entre littérature et musique

interdépendantes, sont inscrites dans l’écriture poético-dramatique, à travers


les didascalies, les choix métriques, syntaxiques et lexicaux, la ponctuation,
les échos, les répétitions, la répartition des morceaux obligés, mais surtout
la respiration et les silences mêmes du texte. Jusqu’à revendiquer que la
musique parle.
Un siècle et demi plus tard, Arrigo Boito, actif dans les cercles avant-
gardistes de la Scapigliatura milanaise qui joua un rôle décisif dans la
re-légitimation littéraire du livret 32, diffère du Poète impérial par son triple
statut, fort rare, voire unique dans ce domaine, d’écrivain (romancier et
poète), de librettiste des autres – notamment Verdi pour ses derniers opéras
– et de lui-même, et de compositeur lyrique de renom (Mefistofele, 1868 et
1875). Et pourtant, l’analyse que propose Irina Possamai de la « partition
rythmique » de son poème de jeunesse Re Orso, conte dramatique onirique
sans musique, montre qu’il porte encore en lui les exigences de ceux qui
affirmaient la centralité du livret et sa fonction d’inspiratrice de la musique,
ne serait-ce que par la conviction toute classique, qu’il semble hériter de
Métastase, qu’il n’existe pas de poésie sans musique. Poème pré-musical,
Re Orso est un poème d’apprentissage et d’exploration des potentialités de
la poésie, il est un laboratoire de mots, de sons et d’intertextualité, où le
créateur polymorphe explore tous les processus qu’il mettra ensuite en œuvre
dans son écriture mélodramatique, pour ses propres compositions lyriques et
pour d’autres compositeurs. L’intérêt que les compositeurs contemporains
ont porté à Re Orso, en l’utilisant comme un « livret », vérifie à distance sa
singulière puissance dramatique et musicale.
Le dialogue épistolaire que le compositeur « fin de siècle » Riccardo
Zandonai construit avec les divers librettistes dont il s’entoure et avec les
« grands » auteurs chez qui il puise les textes qu’il met en musique (Giovanni
Pascoli, Luigi da Porto, Gabriele D’Annunzio, Selma Lagerlöf, Gustave
Flaubert) peut apparaître comme très classique et conservateur par rapport à
la recherche expérimentale d’Arrigo Boito sur la musicalité et la théâtralité
de la poésie. Mais, ainsi que le montre Emmanuelle Bousquet, quoiqu’il n’ait
jamais cherché, comme d’autres, à écrire lui-même ses livrets, Zandonai,
en s’entourant d’artistes (librettistes, auteurs, conseillers littéraires…) jugés
aptes à partager ses préoccupations dramaturgiques et, au-delà, son intimité

32. Voir encore Adriana Guarnieri Corazzol, Musica e letteratura in Italia, op. cit., p. 11-12.

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le livret d’opéra

créatrice, a continuellement tenté de maîtriser les contraintes de la création


plurielle, pour revendiquer la primauté de l’intention musicale, comme le
fera un peu plus tard Luigi Dallapiccola 33, ce que le musicien appelle « son
goût d’artiste ». Victoire du compositeur sur son librettiste ? Non, et ce cas
précis montre à quel point toute affirmation de ce type doit être évitée ou
sérieusement nuancée : l’existence d’un épistolaire exceptionnel, cette fois
à plusieurs voix, échangé entre le compositeur, ses librettistes et ses éditeurs
d’élection – des « autres » parfois très critiques et censeurs impitoyables,
comme Nicola D’Atri, mais des « autres » choisis – permet d’approcher
au plus près le laboratoire de la création, et de montrer comment, dans ce
dialogue complexe, parfois plus commercial qu’artistique, le librettiste –
qui assume parfois en même temps, comme Tito Ricordi, le statut d’éditeur
– réussit à s’affirmer comme acteur à part entière de la création.

Nous avons tenu à traduire en note, pour faciliter la lecture, tous les extraits
de livrets italiens cités. Pour certains, la traduction reprend la métrique
originale en la marquant par des barres obliques.
Les noms portés par les personnages d’opéra ont été donnés sous la forme
qui est la leur dans les livrets considérés. Ils n’ont été francisés qu’en
traduction.

33. Pour Luigi Dallapiccola (1904-1974), le librettiste est déclaré l’élément le plus dangereux
dans la construction plurielle de l’œuvre, le livret devant résulter de l’intention musicale,
non l’inverse. Voir Pierre Michel, Luigi Dallapiccola, Genève, Contrechamps, 1996.

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i.
du libretto au livre

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