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La tragédie au risque de l’opéra : quatre

tragédies en musique de Marin Marais

Alcide, Ariane & Bacchus, Alcyone et Sémélé sont des opéras de Marin
Marais et, pour nous, des partitions : il nous est rarement donné de voir ces
œuvres représentées, alors que nous savourons la chance de les entendre à
nouveau en concert ou au disque. Cependant, au tournant des XVIIe et
XVIIIe siècles, il s’agissait autant de combler l’appétit de musique du public
parisien que de fournir de nouveaux spectacles à un siècle qui allait s’avé-
rer le plus friand de théâtre, le plus passionné de danse et de tableaux sur-
prenants. Parallèlement, le défi des auteurs était de s’inscrire dans le cadre
d’une commande précise, celle de fabriquer un grand opéra sérieux à la
française tout en proposant une nouveauté, bref il s’agissait d’être original
à l’intérieur de formes bien connues. Création soumise à contraintes, l’opé-
ra n’en reste pas moins rêvé comme la synthèse possible de toutes les émo-
tions permises par le spectacle tragique, le ballet, et la musique bien sûr.
Chercher une unité à ces œuvres revient donc à analyser ce qui les relie en
tant que ressortissant à un type de spectacle, à décrire la manière dont sont
réinventées les figures imposées. Il convient donc de rappeler les termes de
la collaboration entre le musicien et le poète, de donner un aperçu des
intrigues telles qu’elles sont conçues en fonction des attentes du genre et du
public, et surtout de mesurer les conséquences que les caractéristiques
complexes de l’opéra à la française peuvent avoir sur la définition de la tra-
gédie, sensibilité et forme poétique fondatrice de l’imaginaire lyrique.

LE COMPOSITEUR ET SES LIBRETTISTES : UNE COLLABORATION MYSTÉRIEUSE


Marin Marais n’a composé que quatre opéras, uniquement des tragédies,
en collaboration avec trois poètes différents, ce qui est remarquable dans la
mesure où on peut le comparer avec des compagnonnages avérés entre
poètes et compositeurs, tels ceux de Jean-Baptiste Lully et Philippe
Quinault ou André Campra et Antoine Danchet, voire Jean-Philippe
Rameau et Louis de Cahusac. Ces trois auteurs, Jean Galbert de
Campistron, Saint-Jean, Antoine Houdar de La Motte, sont très différents
quant à leur importance et à leur succès en tant que librettistes.
Campistron a écrit le livret d’Acis & Galatée, dernier opéra de Lully, en
1686, puis Achille & Polyxène en 1687 avec le compositeur qui avait suc-
cédé à Lully dans le cœur du public, Pascal Colasse. Il était presque normal
que ce soit à lui qu’on s’adressât pour soutenir le fils de Lully qui était alors
débutant dans la carrière de l’opéra. En revanche, Saint-Jean est un obscur
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fonctionnaire 1, qui tente sa chance à l’opéra dans un contexte d’embarras


financiers qui conduit le directeur de l’Académie, Francine, à faire feu de
tout bois pour alimenter la scène en tragédies 2. La Motte, enfin, est d’une
tout autre trempe : poète et homme de lettres bientôt engagé dans les débats
esthétiques et littéraires de son temps, il débute sa carrière en donnant à
l’opéra des ballets 3 puis des tragédies 4 mis en musique par les plus impor-
tants compositeurs de l’Académie avant de collaborer avec Marais. C’est
vraisemblablement l’échec de Sémélé qui le détourne du théâtre lyrique,
qu’il ne considère plus, par la suite, que comme un exercice essentiellement
contraignant pour le librettiste :
« [Mes opéras] ne me paraissaient que des tragédies tronquées, où d’ordinai-
re la galanterie étouffe le grand, et qui, à l’égard du style, doivent être, pour
l’avantage de la musique, bien plus près du madrigal que du pathétique sou-
tenu de la tragédie. » 5
En ce sens, et même si La Motte devint par la suite l’une des figures de
proue du mouvement des Modernes, qui défendent les genres littéraires
nouveaux, genres mineurs et mondains comme l’opéra justement, il n’en
reste pas moins conscient de l’importance relative des genres d’écrire au
sein du champ littéraire. Dans ses écrits théoriques, il cultive une vision un
peu caricaturale du théâtre lyrique, et son approche de l’esthétique de l’opé-
ra sert essentiellement ses projets de réforme de la scène tragique parlée,
qu’il souhaite orientée vers davantage de pathétique et de spectacle, au
point de ne pas tenir compte des solutions élégantes que ses propres livrets
apportent aux différentes contraintes du genre lyrique modelées sur des cri-
tères classiques.
On peut en fait constater un décalage entre les compositeurs et les poètes :
pour les premiers, la tragédie en musique représente un espace ouvert où
toutes les potentialités de la musique peuvent être explorées, tandis que
pour un poète elle constitue un véritable parcours d’obstacles. Responsable
de la bonne marche d’un spectacle dont il garantit en particulier la vraisem-
blance, le poète devenu librettiste doit plier son inspiration à des attentes
disparates voire contradictoires. Les poètes d’opéra du tournant du siècle
sont parfois des débutants en littérature et, à la fois moins exposés et moins
exigeants, ils s’en détournent en cas de succès dans un autre genre, mieux
reconnu au plan littéraire, tel La Motte.
Il convient de rappeler que pour les premiers opéras, le texte est vérifié
par la « Petite Académie 6 » future Académie des Inscriptions et Belles
Lettres, puis dans le Règlement promulgué en 1714, qui entérinait des pra-
tiques antérieures, le poète qui soumettait son livret à l’Académie royale de
Musique était tenu de nommer son compositeur, ou qu’à défaut on lui en
donnerait un 7, c’est-à-dire que le texte était, à l’époque qui nous intéresse,
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officiellement considéré comme la première pierre de l’opéra nouveau.


Cette règle n’exclut bien sûr pas les amitiés, les collaborations entamées
autour d’un projet commun, cependant, en l’absence de fidélité évidente de
Marais pour un auteur, on peut seulement conclure qu’il devait bien s’en-
tendre avec Houdar de La Motte, suffisamment pour travailler deux fois
ensemble, mais pas assez pour retenir La Motte à l’opéra, ce dernier lais-
sant inachevé le livret de Scanderberg 8, peut-être préparé pour Marais.
Si l’on considère à nouveau les termes de la collaboration entre le poète
et le musicien, celle-ci demeure donc essentiellement mystérieuse : qui des
deux a eu l’idée de tel ou tel passage ? qui, de Marais ou de La Motte, a eu
le dessein de la fameuse tempête d’Alcyone, sachant que celle-ci est intrin-
sèquement liée au sujet, qu’elle le constitue. Peut-être était-ce le souhait du
nouveau directeur de l’Académie royale de Musique, Pierre Guyenet ?
Imaginons que, nommé batteur de mesure en 1704 ou 1705 9, Marais sou-
haite s’atteler à la composition d’un nouvel opéra, et qu’il cherche un libret-
tiste susceptible de mettre en valeur ses talents de symphoniste. Il pense, il
rencontre, on lui parle de La Motte, auréolé du succès d’Omphale, qui se
souvient peut-être du triomphe rencontré en 1689 par Thétis & Pélée de
Pascal Colasse, dont le livret est de son ami Fontenelle, et qui comporte une
belle tempête : Alcyone, tragédie « avec tempête obligée », mettra en scène
Pélée et n’oubliera pas un « divertissement marin » ni une scène de « som-
meil » qui avaient déjà réussi à Marais dans Ariane & Bacchus…
Il apparaît toutefois évident qu’à la fin du XVIIe siècle, le genre de la tra-
gédie en musique est, sinon théorisé, réglé à proprement parler, du moins
assez clairement défini dans l’esprit des artistes, de telle sorte que lorsqu’un
poète et un musicien décident de fabriquer un opéra, ils savent à peu près
quoi y mettre et quoi choisir pour que les caractères du genre soient exal-
tés. Les composantes de l’opéra qui viennent se greffer sur la tragédie sont,
si on les résume, la musique, le spectacle des machines et la danse. Croisé
avec les ingrédients propres du genre poétique de la tragédie, cela implique
que le librettiste privilégie une intrigue amoureuse – dont la teneur senti-
mentale justifie la musique ; un arrière-plan mythologique ou magique –
permettant le déploiement du merveilleux qui, lui-même, appelle avec vrai-
semblance les machines ; la danse, elle, relevant d’une logique d’insertion
empruntée aux divertissements de cour, depuis le grand ballet dansé par les
princes, jusqu’aux comédies-ballets.

COMMENT NOUER UNE INTRIGUE LYRIQUE


Les quatre œuvres composées par Marais appartiennent au genre de la tra-
gédie, puisque l’opéra français s’est conçu en regard de la tragédie dite clas-
sique. Le ton est sérieux et élevé, c’est-à-dire qu’il met en scène des
princes, des dieux et des héros, aux prises avec des conflits graves, suscités
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par l’affrontement de passions contraires, faisant peser sur les personnages


un péril de mort. Les sujets sont empruntés à la tradition mythologique et
légendaire, à la fable comme on dit à l’époque : en effet, il semble malséant
de faire s’exprimer en chantant des héros historiques, comme le font à la
même époque les Italiens, sur le modèle précisément des tragiques français.
L’amour est la composante essentielle de la tragédie déplacée à l’opéra.
En ce sens, elle appartient à son époque, qui avait cultivé l’intrigue amou-
reuse comme ferment des passions malheureuses, et les tragédies mises en
musique ressortissent à un courant très actif et très apprécié de l’esthétique
dramatique contemporaine. Cependant, la musique imposait également sa
propre contrainte, celle d’empêcher les débats politiques ou philosophiques,
amenant les librettistes à privilégier la thématique amoureuse sur les grands
intérêts abstraits du péril d’État. Les librettistes choisissent de centrer les
sujets sur les conflits amoureux, la passion jalouse, l’affrontement des
amants et la torture de l’abandon : Déjanire, jalouse de voir son époux
Alcide lui préférer sa captive Iole, veut reconquérir son amour en lui offrant
la tunique de Nessus ; Bacchus tombe amoureux d’Ariane qui veut rester
fidèle à Thésée qui l’a abandonnée ; Alcyone reste fidèle à son époux
jusque dans la mort ; Jupiter accepte par amour pour Sémélé de lui apparaî-
tre dans sa gloire terrifiante. La tragédie est donc alimentée par la mise en
scène des amours contrariées par des interdits fondamentaux – les liens
conjugaux, la séparation entre les dieux et les mortels, la mort. Mais en les
montrant également traversées par des personnages qui appartiennent à la
source ou encore qui ont été imaginés par les dramaturges précédents ayant
traité le mythe 10, ou qui sont inventés pour étoffer le sujet 11, on achève de
caractériser ces tragédies en opéras, où le sujet sérieux et magnifique consti-
tutif de la tragédie est porté jusqu’aux limites du tendre, du galant.
De fait, Ariane & Bacchus frôle la comédie 12. Le sujet pose d’emblée un
problème à Saint-Jean car, comme le titre l’indique, il s’agit avant tout de
réunir Ariane et Bacchus – sachant que la formation d’un couple est le
thème comique par excellence. Notre auteur s’attache donc à raconter
comment Ariane, en aimant Bacchus, est tourmentée d’être infidèle à son
amour pour Thésée. Mais Ariane est encore aimée d’un troisième prince,
Adraste, coupable de délaisser sa promise, Dircée, qu’Ariane croit un ins-
tant devenue sa rivale dans le cœur de Bacchus. La complexité de ce qua-
tuor – Thésée est absent – achève de transformer la tragédie en chassé-
croisé qui a plus à voir avec les quiproquos et les ensorcellements de la
comédie du premier XVIIe siècle, voire de la pastorale. De cette brume
d’actions romanesques surgit toutefois la violence d’égarements sanglants,
qui lui confèrent tant bien que mal une atmosphère de péril et de menace.
Un contemporain dresse un résumé plutôt ironique des coups de force du
poète et des incohérences de la trame :
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« Géralde, évêque de Cahors et magicien dans la pièce, veut endiabler


Bacchus, mais ses charmes paraissent impuissants. Il fait venir Alecton qui
met en fureur Ariane qui veut tout tuer hors Bacchus, pour lequel elle a de
lucida intervalla. Junon fait revenir Dircée qui était chez les Anciens un
poète corinthien et dans la pièce un confident d’Ariane. […] Adraste, amant
d’Ariane et prince d’Ithaque, inconnu pour tel chez les Anciens et qui a pris
des ailes pour venir de la mer d’Ionie, 500 bonnes lieues distantes de Naxe
dans la mer Egée où est la scène, croit que Bacchus, avec le poignard qu’il
lui voit en sa main, veut tuer Ariane, se bat avec ses amis contre la troupe de
Bacchus, qui en demeure vainqueur. Et revenant témoigner sa joie à Ariane
qui le veut tuer dans sa fureur, Adraste arrive expirant aux pieds d’Ariane
des blessures de Bacchus. » 13
Notons que ce sont sans doute davantage les inexactitudes dans la mise
en œuvre de sources prétendument anciennes qui chagrinent notre commen-
tateur, que les revirements d’une intrigue surabondante en retournements
arbitraires de la situation. Par ailleurs, l’histoire d’amour se déroule sur
fond d’une querelle plus ancienne qui oppose Junon à son époux Jupiter. Ce
conflit constitue souvent un cadre commode pour les intrigues d’opéras
français et en particulier, dans trois de nos livrets : puisqu’elle souhaite se
venger de Bacchus, rejeton illégitime de son époux, c’est Junon en personne
qui se cache sous l’identité de Dircée pour faire endurer à Ariane les tour-
ments de la jalousie. Il est également bien connu que Junon est l’ennemie
jurée d’Alcide, c’est donc cette déesse, qui plus est protectrice de l’amour
conjugal, que l’on invoque dans les cérémonies magiques convoquées par
la jalouse Déjanire, et qu’Alcide mourant reconnaît comme source de ses
maux. Dans Sémélé enfin, elle se cache à nouveau sous une fausse identité,
celle de la nourrice de l’héroïne, afin que celle-ci réclame de Jupiter qu’il
se montre à elle dans sa gloire, spectacle qui fait encourir un risque mortel
aux humains. Si on peut se risquer à penser qu’Ariane & Bacchus est une
comédie, Sémélé frôle ainsi l’imaginaire du conte de fées, avec une opposi-
tion entre deux divinités, l’une bénéfique, Jupiter, l’autre maléfique, Junon,
déguisée en une vieille nourrice à moitié sorcière, qui fait prononcer à la
princesse naïve un vœu dangereux.
Construire une tragédie où l’intrigue amoureuse, autrement désignée par
les théoriciens de la poétique classique comme « épisode amoureux », en
vienne à occuper une place centrale, en tenant compte de l’attente du public
qui, a fortiori à l’opéra, aime de plus en plus les histoires émouvantes et qui
finissent bien, écartèle l’intrigue entre un méchant qui souffre effectivement
des affres de la passion, un couple touchant et un aréopage de personnages
secondaires qui s’animent à les mettre en relation. Ainsi, Alcide tend à se
diviser en deux nœuds parallèles : la jalousie de Déjanire envers Iole et son
mari infidèle, et le désarroi du couple des amants traversé par l’amour
d’Alcide, sans compter que le personnage éponyme parcourt un trajet
90 MARAIS, VIOLISTE À L’OPÉRA

cohérent, de la passion dévorante vers un renoncement sublime et héroïque.


Dans Sémélé, La Motte décide de préserver l’héroïne, pourtant coupable de
vanité puisqu’elle veut que son amant se déclare publiquement comme un
dieu, et il reporte la passion dévastatrice sur un personnage inventé, le
prince qui doit épouser Sémélé. Ce prince Adraste, qui n’appartient donc
pas au sujet, peine à appeler sur lui la sympathie du public, qui le voit sur-
tout comme un opposant dérisoire aux desseins de Jupiter, et ce d’autant
plus que Junon mène l’intrigue maléfique. L’action finit par se dérouler sur
trois plans parallèles : le roi de Thèbes veut marier sa fille Sémélé à Adraste,
mais Sémélé aime Jupiter, infidèle à son épouse Junon, tandis que Mercure
courtise la suivante de Sémélé. Jupiter et son messager sont déguisés en
humains, ce qui fait évidemment penser à l’action d’Amphitryon, qui déve-
loppe en parallèle les aventures galantes de Jupiter, dans un registre élevé,
et de Mercure, dans un registre comique 14. Le dénouement, expéditif, éli-
mine Adraste, et sauve in extremis Sémélé de l’embrasement universel
causé par la gloire jupitérienne car le dieu décide d’imposer la jeune fille à
l’Olympe.
En fait, l’éparpillement des polarités dramatiques est inhérent aux intérêts
contradictoires que le librettiste doit servir : écrivant une pièce destinée à la
musique, il est amené à développer des situations à proprement parler musi-
cales, qui donnent une ampleur inédite au théâtre à chacune des situations
envisagées. En d’autres termes, chaque moment du drame a certes une fonc-
tion narrative, mais d’abord et surtout une valeur, une durée, une intensité,
musicales. L’économie du poème ne peut nous apparaître, à la seule lecture,
que comme incomplète, dépouillée de l’unité sensible de la musique.

DU SPECTACLE D’OPÉRA AU RENOUVEAU DE LA TRAGÉDIE


Le librettiste recherche d’abord la conjonction du drame et de la musique,
selon toutes ses modalités. Il peut choisir un sujet intrinsèquement musical :
ainsi, Ariane est par essence associée à la musique, puisque cette héroïne,
injustement abandonnée par Thésée dans l’île de Naxos, chante sa plainte.
Il privilégie ensuite des épisodes propices à l’écriture de pages sympho-
niques qui appartiennent en quelque sorte au répertoire des compositions
musicales de l’opéra français, qui lui-même les a pour partie empruntées à
l’opéra italien : les sommeils, les invocations magiques, les cérémonies reli-
gieuses, les assemblées pastorales, les embarquements sont autant de
moments favorables non seulement à des développements choraux, rassem-
blant les figures poétiques qui forment cortège à l’action (songes, démons,
prêtres et magiciens, bergers ou nymphes, matelots…), mais aussi à la
danse, élément clef du spectacle lyrique français. Il peut choisir enfin d’or-
ganiser l’œuvre autour d’un morceau de bravoure potentiel pour le compo-
siteur : la tempête d’Alcyone, la descente de gloire cataclysmique dans
LES TRAGÉDIES EN MUSIQUE 91

Sémélé, sont constitutives du sujet retenu pour ces deux œuvres et mettent
en valeur le talent de Marais pour les symphonies descriptives.
L’analyse d’un livret doit donc tenir compte de cette économie pro-
prement musicale : si Alcide tend à développer deux atmosphères parallèles,
c’est aussi parce que les manœuvres sorcières qui entourent la tunique du
centaure, propices à un divertissement de magiciens, et le désespoir, aliment
naturel des airs de jalousie, qui dessinent les tourments de Déjanire, entrent
en contraste avec les scènes d’amour tendres et délicates des deux amou-
reux, Iole, la douce captive, et Philoctète fidèle serviteur d’Alcide, qui jus-
tifient un divertissement de nymphes et de zéphyrs commandé par l’Amour
lui-même. Ainsi, la dimension musicale tend à accentuer la différence entre
les composantes de la narration, comme autant d’atmosphères variées. On
voit ainsi se dessiner une tension structurelle fondamentale avec le drame
lui-même : l’opéra peut finalement se penser comme une suite de morceaux
musicaux, offrant des contrastes intéressants de dynamique, de tonalité,
d’effectifs, au risque de dissoudre l’unité de l’effet pathétique – à laquelle
le public attachait pourtant une importance prépondérante.
Enfin, la musique et la conception même du spectacle d’opéra donnent
une très grande place à la représentation de machines surprenantes. Les
sujets mythologiques et légendaires permettent d’appeler des changements
de décoration et des trucages extraordinaires. Les quatre opéras de Marais
en utilisent donc toutes les ressources : voleries, métamorphoses, effets de
l’éclairage, mais plus sûrement encore, le bûcher, la tempête, la descente de
gloire de Jupiter et la destruction d’un palais qui sont accompagnées de
symphonies saisissantes, qui achèvent de les constituer en véritables
« clous » spectaculaires et dramatiques 15. On notera également que les prin-
cipaux rebondissements sont en général liés à des interventions divines,
telles celles de Junon 16, et que les quatre livrets utilisent le fabuleux comme
mode de résolution dramatique : les intrigues se dénouent par la réunion
merveilleuse des héros et des dieux, qui les sauvent de la mort – Alcyone et
Céix sont changés en oiseaux, Sémélé est enlevée au ciel – ou qui accom-
pagnent leur triomphe – Alcide se jette dans le bûcher qui le fait accéder à
l’immortalité, la couronne d’Ariane est changée en couronne d’étoiles 17.
Cette entente de la terre et des cieux, occasion de spectacle ou prolon-
gement imaginaire de la représentation 18, nous amène enfin à interroger les
enjeux de la transposition de l’univers tragique sur la scène lyrique.
La fin de nos œuvres est-elle heureuse ? les librettistes commencent à
composer les dénouements selon la logique de la rétribution des fautes, et
les héros sont systématiquement sauvés d’une destinée funeste : tandis que
Déjanire se suicide, Alcide prend place parmi les dieux, Iole et Philoctète
sont réunis ; Ariane est délivrée de ses tourments et peut aimer Bacchus
avec l’accord de l’Olympe ; Phorbas est transformé en récif, Alcyone et son
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bien-aimé en oiseaux éternellement fidèles ; Sémélé mourante est emportée


par Jupiter à ses côtés, alors que la ville de Thèbes et le jaloux Adraste sont
frappés par la mort et la désolation.
Mais si une issue heureuse est miraculeusement permise par les dieux, les
épreuves ne sont pas épargnées aux personnages. Le spectacle merveilleux
sert bien souvent aux librettistes à figurer l’impuissance de l’individu,
humain ou divin, sa solitude face à l’arbitraire des désirs ; le tragique réside
non pas tant dans le poids d’une force transcendante mais dans le sentiment
toujours surprenant et douloureux de l’absence de la maîtrise de l’homme
sur l’univers, sur lui-même, ou la découverte de la vanité absolue d’une
telle maîtrise. L’opéra français, par la singularité de son dispositif, qui
accorde une place aussi importante au déchaînement des forces telluriques,
à l’apparition fracassante des divinités, qu’au récitatif où les personnages,
la voix jamais couverte par l’orchestre, développent leur intériorité, fait
alterner la figuration de ce qui écrase, l’expression du sentiment de cet
écrasement, et, par là même, met en scène la liberté de l’individu, toujours
central dans le déploiement spectaculaire. Les longues plaintes de Déjanire,
le désespoir d’Alcyone qui a vu son époux mourir en rêve, et qui se croit
descendue aux enfers, le chagrin tourmenté d’Ariane, les hésitations de
Jupiter, la jalousie humiliante et l’agonie d’Alcide, composent la matière
fondamentale de la tragédie mise en musique. Détourant les contours de la
place accordée à l’humanité, elle montre sa fragilité mais aussi son
caractère inexpugnable. La fin heureuse réalise l’accord entre les héros et
l’univers, reliés par la création d’une cosmogonie nouvelle – les étoiles de
la couronne d’Ariane, Sémélé mère de Bacchus 19 –, ou à l’ordre naturel qui
les accueille désormais éternellement – les alcyons apaisent les tempêtes
par leur amour comme la mer se calme pour les autoriser à s’aimer. Le
déploiement spectaculaire est destiné à en prendre acte, et à en témoigner
aux yeux du spectateur.

Il est délicat de prétendre chercher les traits propres au compositeur dans


les livrets de ses tragédies : sa personnalité se coule dans un projet préexis-
tant, qui lui-même est considérablement mis en forme selon les règles
implicites du genre. Pour la période qui nous intéresse, les tragédies en
musique sont en train de se changer en forme figée sentie comme une
coquille à remplir : danses, intrigue amoureuse, symphonies intéressantes
sont, dans cet ordre, senties comme des ingrédients que le librettiste doit
appeler, et que le compositeur peut réaliser. Tout au plus peut-on repérer
dans les poèmes conçus pour Marais des esquisses pour des symphonies
éclatantes, des plages laissées libres à un déploiement de la matière musi-
cale sur la trame du récit, les vers « tronqués » que déplorait La Motte, qui
sentait bien que toute l’émotion suscitée par l’aventure tragique n’était pas
redevable au poète.
LES TRAGÉDIES EN MUSIQUE 93

Notons une dernière particularité des livrets donnés à Marais. À deux


reprises, le spectacle d’opéra et ses pouvoirs illusionnistes sont eux-mêmes
interrogés par la représentation : dans deux des quatre opéras, on trouve un
« sommeil » qui ouvre sur un rêve 20. Le sommeil est certes un lieu
commun de l’opéra et de la tragédie en musique au moins depuis Atys de
Lully (1676), mais aussi un morceau de choix pour le musicien et qui, dans
Alcyone, voisine avec la vigoureuse et d’autant plus traumatisante tempête 21.
Pourquoi ainsi cultiver la mélancolie des rêves décevants ? La matière
lyrique permet ainsi de relier un savoir-faire musical à une irrépressible sen-
sation de déréliction. La musique n’est qu’une berceuse, le spectacle n’est
qu’un rêve, et plus le rêve est réel, plus le sentiment de mélancolie ou de
joie est puissant. L’opéra renvoie in fine le spectateur à la conscience de la
fragilité de sa séduction momentanée.
LAURA NAUDEIX

1. Nous avons peu d’informations sur cet auteur, cf. Antoine de Léris, Dictionnaire portatif
historique et littéraire des théâtres, Paris, Jombert, 1763, p. 681 : « SAINT-JEAN, Auteur des
paroles de l’Opéra d’Ariadne & Bacchus, en 1696. Il avoit été dans les Affaires du Roi, &
mourut à Perpignan où il s’étoit retiré sur la fin de ses jours. C’est de lui dont parle
REGNARD dans son Épître à M. le Marquis de *** lorsqu’il dit :
Il n’est point de cerveau qui n’ait quelque travers,
Saint-Jean ne sait pas lire, & veut faire des vers. »
2. Voir Jérôme de La Gorce, L’Opéra à Paris au temps de Louis XIV, Histoire d’un théâtre,
Paris, Desjonquères, 1992, III, « Les déboires de Jean-Nicolas de Francine (1687-1704) »,
p. 81-124.
3. L’Europe galante (1697, Campra) ; Issé (1697, Destouches) ; Le Triomphe des Arts (1700,
La Barre) ; Le Carnaval & la Folie (1704, Destouches) ; La Vénitienne (1705, La Barre).
4. Amadis de Grèce (1699, Destouches) ; Canente (1700, Colasse) ; Omphale (1701,
Destouches).
5. La Motte, « Discours sur la tragédie, à l’occasion des Macchabées », Textes critiques, Les
Raisons du sentiment, éd. Françoise Gevrey et Béatrice Guyon, Paris, Champion, 2002,
p. 545.
6. Voir Manuel Couvreur, Jean-Baptiste Lully, Musique et dramaturgie au service du Prince,
[s. l.], Marc Vokar, 1992, p. 53 sq.
7. « Règlement au sujet de l’Opera, à Marly le 19 novembre 1714 », cité par Jean-Baptiste
Durey de Noinville, Histoire du Théâtre de l’Académie Royale de Musique en France,
2e édition, Paris, Veuve Duchesne, 1757, articles XIII et XIV, p. 130-131.
8. Finalement complété par La Serre et mis en musique en 1735 par Rebel et Francœur.
9. Sylvette Milliot et Jérôme de La Gorce, Marin Marais, Paris, Fayard, 1991, p. 45.
94 MARAIS, VIOLISTE À L’OPÉRA

10. C’est le cas en particulier du sujet de la mort d’Alcide/Hercule ou « Hercule sur l’Œta »,
qui a vu apparaître et se préciser la figure du rival d’Alcide dans le cœur d’Iole :
Campistron choisit le second des deux rivaux potentiels depuis Sénèque, le propre fils
d’Hercule ou son compagnon Philoctète. Voir Bénédicte Louvat-Molozay, « Opéra et fable
tragique : l’adaptation du sujet d’Hercule sur l’Œta dans Alcide de Campistron »,
Campistron et consorts : tragédie et opéra en France (1680-1733), Littératures classiques,
52 (2004), p. 243-252.
11. Dans Ariane & Bacchus, le prince Adraste est amoureux d’Ariane alors qu’il était promis
à la princesse Dircée, il se pose donc en rival de Bacchus. Dans Sémélé, un autre Adraste
promis à l’héroïne ne peut prétendre longtemps être un rival du roi des dieux. Dans
Alcyone, le héros Pélée, père d’Achille, devient le rival malheureux de Céix, mais puis-
qu’il ne perd pas la noblesse de son caractère, il se contente de soupirer en vain.
12. La question du genre se posait aux poètes antérieurs : Donneau de Visé donne en 1672 un
Mariage de Bacchus & Ariane qu’il intitule « comédie héroïque », c’est-à-dire une in-
trigue mettant en scène des princes mais ne touchant que des intérêts d’amour et non
d’État.
13. Louis Ladvocat, Lettres à l’Abbé Dubos, éd. par Jérôme de La Gorce, Paris, Cicéro édi-
teurs, [1993], p. 61.
14. C’était déjà le cas dans la tragédie à machines de Claude Boyer, Les Amours de Jupiter &
Sémélé (1666) ; cf. Christian Delmas, Recueil de tragédies à machines sous Louis XIV
(1657-1672), Université de Toulouse-Le Mirail, 1985.
15. Cf. Le Mercure galant (août 1711), cité par S. Milliot et J. de La Gorce, Marin Marais,
op. cit., p. 231 :
« Tout tableau se compare en peinture, en musique.
En prose comme en vers, sérieux ou comique ;
Tempête de Rubens, tempête de Rabelais ;
Même du poète tragique
L’on pourrait comparer la tempête héroïque
À la tempête de Marais. »
16. Cf. Louis Ladvocat, op.cit., p. 61 : « Pour les vers [d’Ariane & Bacchus], ils sont des plus
courts et le sujet de la pièce est incriticable. Rien ne s’y fait que par les dieux. »
17. La couronne d’Ariane portée par des Amours dans le ciel est directement empruntée à la
pièce à machines de Donneau de Visé.
18. Alcide n’est pas divinisé sous nos yeux, mais il « se précipite dans le Bucher » sur ces der-
niers mots :
« Brisez le dernier nœud qui m’attache à la terre,
Feux sacrez, détruisez ce que j’ay de mortel.
Toy, pour marquer ce jour à jamais solemnel,
Jupiter, sur ce Mont, fais gronder ton tonnerre.
Iole & Philoctete
Le Ciel enfin comble nos vœux.
Alcide est immortel, & nous sommes heureux. »
19. C’est le thème du prologue de l’opéra, intitulé « Les Bacchanales ».
20. Une Junon jalouse fait voir à Ariane endormie un faux Bacchus échangeant des serments
avec une fausse Dircée ; Junon protectrice du mariage envoie à Alcyone le songe où elle
voit Céix faire naufrage.
21. Le Sommeil d’Atys, apparaissant dans son antre au milieu des dieux Morphée et Phobétor,
est emprunté à Ovide, et précisément à l’histoire d’Alcyone (Métamorphoses, XI, 592-615).

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