Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
Alcide, Ariane & Bacchus, Alcyone et Sémélé sont des opéras de Marin
Marais et, pour nous, des partitions : il nous est rarement donné de voir ces
œuvres représentées, alors que nous savourons la chance de les entendre à
nouveau en concert ou au disque. Cependant, au tournant des XVIIe et
XVIIIe siècles, il s’agissait autant de combler l’appétit de musique du public
parisien que de fournir de nouveaux spectacles à un siècle qui allait s’avé-
rer le plus friand de théâtre, le plus passionné de danse et de tableaux sur-
prenants. Parallèlement, le défi des auteurs était de s’inscrire dans le cadre
d’une commande précise, celle de fabriquer un grand opéra sérieux à la
française tout en proposant une nouveauté, bref il s’agissait d’être original
à l’intérieur de formes bien connues. Création soumise à contraintes, l’opé-
ra n’en reste pas moins rêvé comme la synthèse possible de toutes les émo-
tions permises par le spectacle tragique, le ballet, et la musique bien sûr.
Chercher une unité à ces œuvres revient donc à analyser ce qui les relie en
tant que ressortissant à un type de spectacle, à décrire la manière dont sont
réinventées les figures imposées. Il convient donc de rappeler les termes de
la collaboration entre le musicien et le poète, de donner un aperçu des
intrigues telles qu’elles sont conçues en fonction des attentes du genre et du
public, et surtout de mesurer les conséquences que les caractéristiques
complexes de l’opéra à la française peuvent avoir sur la définition de la tra-
gédie, sensibilité et forme poétique fondatrice de l’imaginaire lyrique.
Sémélé, sont constitutives du sujet retenu pour ces deux œuvres et mettent
en valeur le talent de Marais pour les symphonies descriptives.
L’analyse d’un livret doit donc tenir compte de cette économie pro-
prement musicale : si Alcide tend à développer deux atmosphères parallèles,
c’est aussi parce que les manœuvres sorcières qui entourent la tunique du
centaure, propices à un divertissement de magiciens, et le désespoir, aliment
naturel des airs de jalousie, qui dessinent les tourments de Déjanire, entrent
en contraste avec les scènes d’amour tendres et délicates des deux amou-
reux, Iole, la douce captive, et Philoctète fidèle serviteur d’Alcide, qui jus-
tifient un divertissement de nymphes et de zéphyrs commandé par l’Amour
lui-même. Ainsi, la dimension musicale tend à accentuer la différence entre
les composantes de la narration, comme autant d’atmosphères variées. On
voit ainsi se dessiner une tension structurelle fondamentale avec le drame
lui-même : l’opéra peut finalement se penser comme une suite de morceaux
musicaux, offrant des contrastes intéressants de dynamique, de tonalité,
d’effectifs, au risque de dissoudre l’unité de l’effet pathétique – à laquelle
le public attachait pourtant une importance prépondérante.
Enfin, la musique et la conception même du spectacle d’opéra donnent
une très grande place à la représentation de machines surprenantes. Les
sujets mythologiques et légendaires permettent d’appeler des changements
de décoration et des trucages extraordinaires. Les quatre opéras de Marais
en utilisent donc toutes les ressources : voleries, métamorphoses, effets de
l’éclairage, mais plus sûrement encore, le bûcher, la tempête, la descente de
gloire de Jupiter et la destruction d’un palais qui sont accompagnées de
symphonies saisissantes, qui achèvent de les constituer en véritables
« clous » spectaculaires et dramatiques 15. On notera également que les prin-
cipaux rebondissements sont en général liés à des interventions divines,
telles celles de Junon 16, et que les quatre livrets utilisent le fabuleux comme
mode de résolution dramatique : les intrigues se dénouent par la réunion
merveilleuse des héros et des dieux, qui les sauvent de la mort – Alcyone et
Céix sont changés en oiseaux, Sémélé est enlevée au ciel – ou qui accom-
pagnent leur triomphe – Alcide se jette dans le bûcher qui le fait accéder à
l’immortalité, la couronne d’Ariane est changée en couronne d’étoiles 17.
Cette entente de la terre et des cieux, occasion de spectacle ou prolon-
gement imaginaire de la représentation 18, nous amène enfin à interroger les
enjeux de la transposition de l’univers tragique sur la scène lyrique.
La fin de nos œuvres est-elle heureuse ? les librettistes commencent à
composer les dénouements selon la logique de la rétribution des fautes, et
les héros sont systématiquement sauvés d’une destinée funeste : tandis que
Déjanire se suicide, Alcide prend place parmi les dieux, Iole et Philoctète
sont réunis ; Ariane est délivrée de ses tourments et peut aimer Bacchus
avec l’accord de l’Olympe ; Phorbas est transformé en récif, Alcyone et son
92 MARAIS, VIOLISTE À L’OPÉRA
1. Nous avons peu d’informations sur cet auteur, cf. Antoine de Léris, Dictionnaire portatif
historique et littéraire des théâtres, Paris, Jombert, 1763, p. 681 : « SAINT-JEAN, Auteur des
paroles de l’Opéra d’Ariadne & Bacchus, en 1696. Il avoit été dans les Affaires du Roi, &
mourut à Perpignan où il s’étoit retiré sur la fin de ses jours. C’est de lui dont parle
REGNARD dans son Épître à M. le Marquis de *** lorsqu’il dit :
Il n’est point de cerveau qui n’ait quelque travers,
Saint-Jean ne sait pas lire, & veut faire des vers. »
2. Voir Jérôme de La Gorce, L’Opéra à Paris au temps de Louis XIV, Histoire d’un théâtre,
Paris, Desjonquères, 1992, III, « Les déboires de Jean-Nicolas de Francine (1687-1704) »,
p. 81-124.
3. L’Europe galante (1697, Campra) ; Issé (1697, Destouches) ; Le Triomphe des Arts (1700,
La Barre) ; Le Carnaval & la Folie (1704, Destouches) ; La Vénitienne (1705, La Barre).
4. Amadis de Grèce (1699, Destouches) ; Canente (1700, Colasse) ; Omphale (1701,
Destouches).
5. La Motte, « Discours sur la tragédie, à l’occasion des Macchabées », Textes critiques, Les
Raisons du sentiment, éd. Françoise Gevrey et Béatrice Guyon, Paris, Champion, 2002,
p. 545.
6. Voir Manuel Couvreur, Jean-Baptiste Lully, Musique et dramaturgie au service du Prince,
[s. l.], Marc Vokar, 1992, p. 53 sq.
7. « Règlement au sujet de l’Opera, à Marly le 19 novembre 1714 », cité par Jean-Baptiste
Durey de Noinville, Histoire du Théâtre de l’Académie Royale de Musique en France,
2e édition, Paris, Veuve Duchesne, 1757, articles XIII et XIV, p. 130-131.
8. Finalement complété par La Serre et mis en musique en 1735 par Rebel et Francœur.
9. Sylvette Milliot et Jérôme de La Gorce, Marin Marais, Paris, Fayard, 1991, p. 45.
94 MARAIS, VIOLISTE À L’OPÉRA
10. C’est le cas en particulier du sujet de la mort d’Alcide/Hercule ou « Hercule sur l’Œta »,
qui a vu apparaître et se préciser la figure du rival d’Alcide dans le cœur d’Iole :
Campistron choisit le second des deux rivaux potentiels depuis Sénèque, le propre fils
d’Hercule ou son compagnon Philoctète. Voir Bénédicte Louvat-Molozay, « Opéra et fable
tragique : l’adaptation du sujet d’Hercule sur l’Œta dans Alcide de Campistron »,
Campistron et consorts : tragédie et opéra en France (1680-1733), Littératures classiques,
52 (2004), p. 243-252.
11. Dans Ariane & Bacchus, le prince Adraste est amoureux d’Ariane alors qu’il était promis
à la princesse Dircée, il se pose donc en rival de Bacchus. Dans Sémélé, un autre Adraste
promis à l’héroïne ne peut prétendre longtemps être un rival du roi des dieux. Dans
Alcyone, le héros Pélée, père d’Achille, devient le rival malheureux de Céix, mais puis-
qu’il ne perd pas la noblesse de son caractère, il se contente de soupirer en vain.
12. La question du genre se posait aux poètes antérieurs : Donneau de Visé donne en 1672 un
Mariage de Bacchus & Ariane qu’il intitule « comédie héroïque », c’est-à-dire une in-
trigue mettant en scène des princes mais ne touchant que des intérêts d’amour et non
d’État.
13. Louis Ladvocat, Lettres à l’Abbé Dubos, éd. par Jérôme de La Gorce, Paris, Cicéro édi-
teurs, [1993], p. 61.
14. C’était déjà le cas dans la tragédie à machines de Claude Boyer, Les Amours de Jupiter &
Sémélé (1666) ; cf. Christian Delmas, Recueil de tragédies à machines sous Louis XIV
(1657-1672), Université de Toulouse-Le Mirail, 1985.
15. Cf. Le Mercure galant (août 1711), cité par S. Milliot et J. de La Gorce, Marin Marais,
op. cit., p. 231 :
« Tout tableau se compare en peinture, en musique.
En prose comme en vers, sérieux ou comique ;
Tempête de Rubens, tempête de Rabelais ;
Même du poète tragique
L’on pourrait comparer la tempête héroïque
À la tempête de Marais. »
16. Cf. Louis Ladvocat, op.cit., p. 61 : « Pour les vers [d’Ariane & Bacchus], ils sont des plus
courts et le sujet de la pièce est incriticable. Rien ne s’y fait que par les dieux. »
17. La couronne d’Ariane portée par des Amours dans le ciel est directement empruntée à la
pièce à machines de Donneau de Visé.
18. Alcide n’est pas divinisé sous nos yeux, mais il « se précipite dans le Bucher » sur ces der-
niers mots :
« Brisez le dernier nœud qui m’attache à la terre,
Feux sacrez, détruisez ce que j’ay de mortel.
Toy, pour marquer ce jour à jamais solemnel,
Jupiter, sur ce Mont, fais gronder ton tonnerre.
Iole & Philoctete
Le Ciel enfin comble nos vœux.
Alcide est immortel, & nous sommes heureux. »
19. C’est le thème du prologue de l’opéra, intitulé « Les Bacchanales ».
20. Une Junon jalouse fait voir à Ariane endormie un faux Bacchus échangeant des serments
avec une fausse Dircée ; Junon protectrice du mariage envoie à Alcyone le songe où elle
voit Céix faire naufrage.
21. Le Sommeil d’Atys, apparaissant dans son antre au milieu des dieux Morphée et Phobétor,
est emprunté à Ovide, et précisément à l’histoire d’Alcyone (Métamorphoses, XI, 592-615).