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Que Vlo-Ve?

Série 3 No 15 juillet-septembre 1994 pages 57-66


«La Faute de syntaxe» ou la beauté apollinairienne qui ouvre la clé des songes LARDOUX
© DRESAT

«LA FAUTE DE SYNTAXE»


OU LA BEAUTÉ APOLLINARIENNE QUI OUVRE LA CLÉ DES
SONGES

par Jacques LARDOUX

Il va s'agir de relire certains passages de «La Chanson du mal-aimé» à la lumière


de l'incipit du Fou d'Elsa d'Aragon1, et d'interroger quelques écarts de la prosodie et de la
syntaxe là où le texte met en doute principalement les catégories trop rigides du masculin
et du féminin.
Au moment où Yves Bonnefoy insiste sur l'importance du chant dans l'œuvre de
l'auteur de «Zone» et de «La Chanson» rompant ainsi avec plus de vingt années de
prééminence accordée aux Calligrammes et à L'Enchanteur pourrissant2, au moment où
Léo Ferré reconnaît en Apollinaire et Aragon les deux plus grands poètes français3, il
peut sembler opportun de tenter certains réinterprétations.

Aragon, dès sa jeunesse, invoquait son inspirateur favori : «Mon sade Orphée
Apollinaire»4. Mais déjà une sorte de dialectique «équivoque et tendre»5 s'installait. S'il est
évident que la lettre minuscule à «sade» désigne l'adjectif de l'ancien français qui signifie en
parlant des personnes «gracieux, doux, charmant», comment ne pas penser aussi au «divin
marquis»? Mais n'allons pas trop vite et suivons Aragon dans l'incipt du Fou d'Elsa.

Tout a commencé par une faute de français. Dieu sait pourquoi j'ai dans ma
bibliothèque cette collection du Ménestrel, journal de musique qui à partir de 1833,
publiait tous les dimanches une romance inédite [...] me retint le titre: «La veille de la
prise de Grenade» en raison d'une obsession longue de mn vie [...] ces rêves qu'on
retrouve, ces rêves rerêvés». Au premier vers de la romance me retint une sonorité de
corde détendue une bizarrerie dans le premier moment dont je ne compris point où elle
résidait : «[...] La veille où Grenade fut prise [...] un guerrier à sa belle disait...» Pourquoi
l'amertune était-elle dans ce premier vers si grande à l'oreille et comme dans la bouche?
«la veille où Grenade fut prise [...]», je le répétais trois ou quatre fois avant d'entendre
que tout le mystère en résidait dans une faute de syntaxe : on dit, bien entendu,
[57]
«la veille du jour où...», et non «la veille où...». C'était précisément de ce divorce des
mots, de cette contradiction du langage que venait le sentiment d'étrangeté dans ce poème
de parolier, une de ces beautés apollinariennes qui résident dans l'incorrection même. Là
était la clef des songes [...]6.

Sans reproduire une grille de lecture qui ne saurait quatre contraignante, il est possible de
repérer quelques grands moments dans les notations d'Aragon quand il définit la beauté
apollinarienne :
1. «amertume, obsession d'un rêve rêvé»;
2. «sonorité de corde détendue... bizarrerie...»
3. «faute de syntaxe».

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«La Faute de syntaxe» ou la beauté apollinairienne qui ouvre la clé des songes LARDOUX
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Rien qu'impromptues, ces diverses notations s'inscrivent dans une perspective courtoise,
ou plus exactement «néo-troubadour», on le constate ne serait-ce qu'à travers certaines
expressions «à l'oreille et comme dans la bouche»7 . Quant à l'ellipse «la veille du jour où / la
veille où» elle résulterait d'une volonté d'agir sur le rythme pour rejoindre la prosodie de
l'octosyllabe : «La veille où Grenade fut prise». À remarquer aussi un glissement discret vers le
féminin résultant de l'ellipse... Aragon note ensuite comment «la faute de syntaxe» déclenche la
rêverie — moment fondamental de la genèse de l'écriture — puisque la dérive de la forme va
favoriser la dérive du sens et réciproquement :

et j'allais répétant «la veille où Grenade fut prise... la veille où Grenade fut prise»...
jusqu'à ce que cette persistance machinale engendrât de moi une manière de chanson que
je crus d'abord venir d'une image parallèle, ce terrible 13 juin 1940, quand avant que le
courant fût coupé, dans une maison du Maine, j'entendis la nouvelle de Paris tombé... ou
peut-être était-ce l'un de ces «adieux au monde»... Enfin je venais de me prendre en
flagrant délit de vol d'un vers de romance, j'avais fait le crochet d'une serrure singulière,
et voilà que le pêne fonctionnait... «La veille où Grenade fut prise...» Il y avait dans la
chanson pour moi, un tout autre mystère : les mots m'avaient engagé sur un chemin
inattendu, m'identifiant avec le roi de cette ville mythique.

Deux autres points au moins peuvent être ajoutés à la précédente grille de lecture :
4. «une manière de chanson» en relation avec une anecdote personnelle.
5. L'identification avec «le roi [de la ville] mythique»8.
Bien qu'Aragon ne fasse allusion à aucune œuvre d'Apollinaire en particulier, le contexte
moyenâgeux de la prise de Grenade dans Le Fou d'Elsa, la référence à la romance et à la mode
troubadour peuvent convenir à «La Chanson». Cependant l'expression «faute de syntaxe» ne doit
pas être prise à la lettre; il n'y a pas à proprement parler de «fautes de syntaxe» dans «La
Chanson du mal-aimé», la version ponctuée le prouve si besoin est: il y aurait seulement toutes
sortes d'écarts dans la chaîne du langage, ce que J.-P. Richard nomme «défaut» de la langue9 et
Y. Bonnefoy «dissonances» :

On peut percevoir au plan de la prosodie des dissonances et les accords les plus
riches, le heurt de la forme et du temps le plus violemment, douloureusement, tendrement
vécu que la poésie française ait connus depuis les derniers vers de Rimbaud. 10

Le jeune Guillaume Apollinaire, fervent amateur de poésies courtoises, se voit donc


abandonné par Annie Playden. Pelléas sans Mélisande — l'opéra de Debussy date de 1902 — il
serait tenté d'accomplir le destin tragique des héros de légende qui se laissaient mourir d'amour.
Mais c'est là, en 1903, malgré le néo-romantisme et le symbolisme ambiants, une conception
anachronique,
[58]
l'ourlant la chanson octosyllabique perdure depuis le XIIe siècle, La Chanson de Renaud ou Le
Roman de Tristan constituent toujours des modèles du genre. Conscient de se trouver dans une
sorte d'impasse à la fois poético-historique et existentielle, Apollinaire un peu comme il l'a fait
en prose aux environs de 1900 avec L'Enchanteur pourrissant, va subvertir la chanson néo-
troubadour, «s'arracher au symbolisme»11 , il va en quelque sorte tenter de «réinventer l'amour»,
ce qui n'ira pas sans transformer la poésie (M. Décaudin, en faisant valoir des lettres peu

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connues, insiste, dans une publication récente, sur cet aspect de récréation lyrique à partir du
vécu)12.
Voulant trangresser les stéréotypes mais sans quitter le cadre de la chanson
octosyllabique, le poète entame une espèce de guérilla contre l'écriture lyrique traditionnelle,
combat douteux à mi-chemin entre l'audace ironique et la convention, et peut-être de ce fait
combat introverti, sado-masochiste? Léo Ferré propose une interprétation radicale : «La Chanson
du mal-aimé» est «en grande partie une chanson pédérastique»13 . Au premier abord, cette
interprétation semble provocatrice et ne pas tenir assez compte de la dimension expérimentale
parodique de l'écriture, quand il fait exorciser, opérer une véritable catharsis. Mais c'est une
interprétation qu'il semble utile d'interroger parallèlement aux propositions d'Aragon parce qu'en
dépit des apparences, elles ne sont peut-être pas sans rapports.
«Le rêve rerêvé» de l'amour courtois, tel qu'il se présente dans Le Fou d'Elsa se trouvait
déjà contenu dans le titre «La Chanson du mal-aimé». Apollinaire a nommé nettement son
dessein et ses sources dans une lettre de 1908 :

Je ne cherche qu'un lyrisme neuf et humaniste en même temps. Mes maîtres sont
loin dans le passé, ils vont des auteurs du cycle breton à Villon. C'est tout, et le reste de la
littérature ne me sert que de crible à mon goût.14

Avec Marie de France, dont les lais viennent d'être republiés, l'idéologie courtoise n'est
pas encore codifiée (certains spécialistes contemporains prétendent d'ailleurs que Marie de
France est un homme). Quant à Villon, il s'apparente plus souvent aux goliards qu'à l'idéologie
des romans de la Table ronde. En tout cas Apollinaire peut avoir vécu là un retour ou une
mutation vers des usages différents, une manière surtout d'en finir avec la fatalité languissante et
même suicidaire de l'amour courtois.
Selon G.M. Hopkins, chaque écart du rythme, le plus minime soil-il, dénote une sorte de
torsion du sens, et même un sens caché15. Ainsi le titre «La Chanson du mal-aimé» compte sept
syllabes (la chanson elle-même en son entier serait composée de sept grandes parties) détail qui
pourrait être quelconque, si la proximité avec l'octosyllabe n'impliquait peut-être un boitement
quelque part. C'est tout le «Mal» du «Mal-aimé» qui serait en cause, l'instabilité «Aimé /
Aimant», la polysémie de «Chanson» : épique, courtoise, précieuse, romantique, symboliste,
moderniste sans parler des hésitations entre roman, romance et chanson.
Impair aussi le nombre de syllabes de la dédicace «À Paul Léautaud», laquelle figure
dans l'édition originale de 1913. Cette fois, il semble qu'il n'y ait aucune incidence prosodique.
Que Léautaud ait été misogyne, libertin et aussi «préparé à juger avec sympathie» les questions
d'homosexualité 16, le problème n'est pas là non plus puisque Apollinaire s'adresse au responsable
du Mercure de France qui a intercédé en sa laveur pour la publication de son poème. Malgré tout
subsiste un jeu possible entre le faux, la faute de syntaxe et la faute morale, sexuelle, etc. Lecture
du soupçon, certes. À propos d'Apollinaire. Léaulaud noiera dans Passe-temps II :

Il n'y a pas de poésie sans une certaine part d'imprécision, d'indéfini, d'incertain,
je suis tenté de dire jusque dans la forme... une part que le poète
[59]
lui-même n'a peut- êtrepas pu exprimer et qui se dégage des vers comme une rêverie ou
une ardeur secrète.17

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L'épigraphe rajoutée bascule dans un autre «topos», celui de la romance amoureuse qui
chante le bonheur après le malheur. C. Morhange-Bégué soulignait la syntaxe contournée de la
phrase qui paraît aller de pair avec la formule archaïque «a la semblance de»18. La référence
mythique est claire mais le Phénix revêt une double interprétation, solaire chez les Egyptiens et
de résurrection chez les chrétiens. Apollinaire joue sur les deux significations. Quoi qu'il en soit
le sens de ce quintil paraît résolument optimiste et dépasse toutes les turpitudes des cinquante
neuf autres. La où Aragon choisira de sublimer l'amour du couple avec Le Fou d'Elsa,,
Apollinaire dans «La Chanson du mal-aimé» aura vécu une sorte de descente aux enfers avant de
retrouver l'espoir grâce à sa rencontre avec Marie Laurencin. Mais déjà «La Chanson» donne a
voir les signes progressifs et ambivalents d'un dépassement.
Dès le second vers, un écart se manifeste par une sonorité de «corde détendue».
L'enjambement du deuxième au troisième vers («Un voyou qui ressemblait à / Mon amour vint à
ma rencontre») corrrespond a une sorte de fausse note, tant il n'est pas courant que la rime soit
constituée par une préposition. De plus, dans ce processus de dissonance, il faut remarquer que
l'adjectif possessif est au masculin, règle de la phonétique oblige. Tout se passe comme si la
souffrance sentimentale avait le pouvoir de rendre incertaine l'appartenance sexuelle. l.a crise
amoureuse rend vulnérable et déclenche une crise d'identité. l.e chaos des sentiments va pour lors
favoriser une sorte d'androgynie ludique, originelle. Apollinaire insistera sur sa conception
révolutionnaire de /la rime : «Dites bien que le premier j'ai rebaptisé les rimes, faisant joie
masculine,fer féminin»19. En réalité, il brouillerait seulement les pistes. Quant à nous, nous
voudrions voir dans cette déclaration un constat d'ambiguïté entre le masculin et le féminin dans
le jeu prosodique. Celle ambiguïté ne va cesser ici de se développer a l'image de la ressemblance
étrange et perverse entre le «voyou» et Annie. À partir de ce «Monument pour rien»20 , les
discordances et les dissonances deviennent le signe générique d'une instabilité foncière du sujet.
Meschonnic parle «d'hypersubjectivité» :

Une hypersubjectivité. Un langage qui en sait plus long sur nous que nous-
mêmes. L'hypersubjectivité peut être un autoprophétisme. Apollinaire le savait jusqu'à la
superstition.21

L'absence de ponctuation va systématiser celle relative confusion et mettre sur la voie de


la «faute de syntaxe». Dans la seconde strophe, l'apposition «Onde ouverte de la Mer rouge» est
aussi une métaphore filée qui conduit Guillaume à s'identifier au Pharaon. Ces identifications aux
différents «rois» seront de plus en plus dévalorisées. Pour le coup, le persécuté, «le mal aimé»,
devient persécuteur, tandis que l'Autre est pluriel : «les Hébreux». La souffrance amoureuse
module des variations étonnantes. Ce flot biblique — qui bientôt va se refermer pour laisser
s'enfuir les Hébreux pourchassés — équivaudrait, dans sa dimension polysémique, à une image
sexuelle hallucinatoire. La dimension freudienne n'est pas a exclure, les dates concordent même
si l'influence effective reste à démontrer. Dans la suite «Si tu ne fus pas bien aimée / Je suis le
souverain d'Egypte / Sa sœur-épouse son armée», la référence à la tradition incestueuse s'insinue
a travers le mimétisme syntaxique «bien aimé», «sœur-épouse». La fusion (romantique?) est
prise à la lettre à tel point que l'on ne sail plus très bien qui est qui. Masculin / féminin,
singulier / pluriel se conjuguent. C'est là une situation transgressive et dérisoire qui dit peut-être
surtout la complexité du désarroi amoureux de l'énonciateur.
[60]

4
Dans le quatrième et le cinquième quintil, l'anecdote personnelle se développe et met en
scène «Une femme lui ressemblant» — ressemblance équivoque. douloureuse et un rien
cauchemardesque — tandis que la répétition de «façades» a la rime participe a saper le rythme
puis finalement le sens du poème. «La fausseté de l'amour» énoncée correspondrait-elle au
pressentiment que la poésie courtoise et son idéologie ne sont que des «façades»? De toute
manière, dès ce premier ensemble de quintils, les distorsions prosodiques témoignent.
Les cinquante-quatre autres quintils vont en quelque sorte medre en scène ces premiers
mouvements foudroyants qui animent le cœur du Mal-Aimé. Les dissonances s'y multiplient
comme des ondes de choc. Les «fautes» dans le compte des syllabes (le «e» final non suivi de
voyelle élidée à «patrie» dès le vers 27, «fées» au vers 145, «menée» au vers 182), les rimes qui
voisinent avec les assonances... sont les signes visibles d'une modification plus radicale. Y.
Bonnefoy a bien perçu ce travail de déconstruction qui presque simultanément est déjà le signe
d'un renouveau :

Apollinaire n'eut sa véritable attention que pour les dissociations, les syncopes, les
reprises, l'emportement de cette voix sous les mots... Dissociations, unités, modernité
négative, mais dans le même instant ou presque, comme le Phénix qu'il aimait, naissance
d'une modernité positive, celle qui ne renonce pas à rassembler, à douer de sens.22

Dans la démystification de l'amour absolu, c'est l'image idéale de la fidélité qui est
ridiculisée a travers nombre d'écarts infimes de la prosodie et du sens. Ainsi en est-il de la rime
portant sur «Ulysse». On sait que le chien d'Ulysse fut le premier à reconnaître son maître, mais
dans «La Chanson» c'est l'épouse qui est «Près d'un tapis», le substantif «lapis» conviendrait
évidemment davantage au chien; Pénélope, elle, travaille a une «tapisserie». L'homophonie, et
même la double orthographe de «lisse» et «lice» — substantifs qui désignent successivement la
trame du tapis et la femelle du chien de chasse — renforcent l'ambiguïté. «Ulysse» rime avec
«lisse», et la femme qui l'attend semble se confondre un peu avec le chien (le chien pourrait être
en outre un symbole de la masturbation).
Dans le quintil suivant, les rimes et les paronomases «pâle, pâlis» se combinent
ironiquement avec «Saconlale / Caressant sa gazelle mâle». De plus, pour compliquer encore les
choses, le lecteur aurait peut-être abusivement tendance à croire qu'il n'existe que des gazelles
femelles tant l'animal est gracieux... On le constate ces microlecturess suscitent volontiers
l'interprétation subjective. C'est le jeu complexe du même et de l'autre qui se trouve mis en
branle. Les lectures modernes de la poésie ne s'effraient plus de ces interprétations hardies;
faisant suite a Mallarmé, bien des poètes théoriciens militent aujourd'hui pour une liberté plus
grande accordée aux lecteurs.
«Faux amours» ou «faute(s) de syntaxe» ou plus simplement ellipses a la mode précieuse
et baroque se retrouvent dans «Pour elle eussent vendu leur ombre», «Pour chauffer un cœur plus
glacé / Que les quarante de Sébaste / Moins que ma vie martyrisés»... En ce type d'écriture
fabulatrice, il n'y a décidément pas d'interruption dans la chaîne subversive du langage poétique
entre les métonymies et les métaphores, entre le religieux et le sexuel, entre la syntaxe, la
prosodie et le sens a naître. La parodie de l'amour courtois, de très ancienne mémoire depuis
Aucassin et Nicolette, se poursuit. Apollinaire ne fait qu'augmenter le champ d'investigation
critique en puisant dans des traditions excentriques à notre culture occidentale dominante; il se
forge aussi une langue un peu bizarre. Comme le dira Cocteau :
[61]
[Les poèmes d'Apollinaire chantent dans] une langue étrangère que connaîtrait
mal le poète, qu'il traduirait dans la sienne et qui conférerait au poème un faux air de
maladresse, une antiplatitude, une exquise singularité.23

Plus loin «Navire» par homophonie et par simple parenté entraîne «navigué» qui favorise
à son tour a la rime «divagué»; mais «divagué» pour un fleuve signifie aussi «changer de lit»...
Oclavio Paz, grand amateur de la poésie d'Apollinaire, parle, à propos de l'écriture des
modernistes du début du siècle, de «Révolution/Eros/Méta-ironie»24. Autrement dit, il faudrait
rendre aux images de «La Chanson» leur pluralité d'interprétation merveilleuse et donner à l'é-
rotisme le rôle central qui serait le sien, ce que ne font visiblement pas certaines lectures
critiques de «La Chanson», même parmi les plus récentes, comme celle érudite et à tendance
platonicienne de M. Piron25 . Quant aux numéros des Lettres modernes consacrés soit à «La
Chanson du mal-aimé»26 soit à l'érotismee dans l'œuvre d'Apollinaire27 la question de
l'homosexualité n'y semble pas centrale malgré les notations de Scott Bates et d'Anne Clancier :

Apollinaire a cherché un moyen d'accomplir sa bisexualité psychique en créant


une œuvre... Dans cette œuvre la surabondance des symboles phalliques sert a pallier
l'angoisse de castration. Cependant le désir de féminité d'Apollinaire est patent. Ainsi les
tendances paranoïaques qu'il a manifestées lorsqu'il éprouva une jalousie excessive vis-a-
vis d'A. Playden.

S'il est confirmé que «La Chanson du mal-aimé» est une «marqueterie»29, dominée par
l'ambiguïté du vrai et du faux, du réel et de l'illusoire»30 , le jeu équivoque du masculin et du
féminin pourrait bien représenter davantage qu'une nième piste de lecture dans la mesure où par
ce biais se trouvent déplacés les centres d'intérêt traditionnels.
De la encore, la «Voie lactée» comme image de la pureté cosmique et sexuelle, et
simultanément — selon L. Ferré — de la dissémination du sperme, voire d'un symbolisme
ambivalent : frigidité et point de départ vers d'autres conceptions hardies de l'amour. De toute
façon, aucune vulgarité en porte-à-faux elle/ Apollinaire, seulement l'intuition de définitions plus
larges et qui bousculent les tabous. Dans une «chanson» comme celle-ci, pas de frontière non
plus entre le cosmique et l'intime, entre le pur et l'impur, entre le masculin et le féminin, entre
une lecture-écriture fondées par la tradition et des fantasmes d'interprétations plus aventureux.
Le poète de «La Chanson» regrette «La joie bien-aimée» qui a «Chanté l'amour a voix
virile / Au moment d'amour de l'année», mais il ne fera que peu de place à la nostalgie.
L''«Aubade chantée à Loetare un an passé» est une parodie des bergeries du XVIIIe siècle. Les
faux dieux «sont bien morts», et l'expressionnisme fantaisiste des «grenouilles humides» est
préféré aux poncifs de l'amour précieux. (Celle transformation ludique, essentielle ne se
retrouvera pas vraiment chez Aragon dans Le Fou d'Elsa.)
Guillaume est devenu un homme multiple. Le premier Guillaume correspondait au «Moi
qui sais des lais pour les reines», c'était aussi, au hasard des influences — en plus de celles déjà
énoncées — Hugo en lui, Laforgue, Verlaine, de Quincey, Musset, Lamartine peut-être. Et puis il
y a un second Guillaume — le même cependant — celui qui cherche, expérimente et interroge.
Pour lui, l'éros serait avant tout ironique et ambivalent à l'image du pronom personnel «lui» en
français qui désigne aussi bien le masculin que le féminin. Ce Guillaume-là s'étonne avec
humour de son attitude peu virile héritée de siècles de servitude d'amour courtois romantisant :
«Comme la femme de Mausole / Je reste fidèle et dolent» («étrange inversion», note B.
Lecherbonnier : «Apollinaire devient la femme de Mausole»)31. Tout l'effort élocutoire du poète
consiste à voguer entre pastiche etparodie pour mieux se délivrer du «rêve
[62]
rerêvé» courtois porteur de sexisme et de mort. Surviennent alors des images dont le comique
recèle une charge dynamique qui, en subvertissant la fatalité masculin / féminin, choisit le rire et
la vie.
«La sonorité de corde détendue» tourne bientôt à la cacophonie avec les contre-accents
dans les «Cosaques Zaporogues» : «Quel Helzébuth es-tu là-bas», implicites, à la scatologie, à
l'animalité, à l'onanisme, à la sodomie... Il ne faut pas oublier cependant que cet ensemble fut
tout simplement copié pour une large part sur un volume des Kryptadia (1898). Léautaud lui-
même n'a pas compris le caractère nécessaire de ces transgressions et disait préférer l'ancienne
version de «La Chanson».
La syntaxe et le lexique semblent devenir toujours plus provocants : «Des plaies des
ulcères des croûtes / Groin de cochon cul de jument / […]I Les satyres et les pyraustes / Les
égypans les feux follets / Et les destins damnés ou faustes / La corde au cou comme à Calais /
Sur ma douleur quel holocauste»... Le recours aux mots rares et les écarts sémantiques
constituent aussi comme des échappées au sens commun. À l'image du Sultan, «Le roi
mythique» n'est plus que grotesque. Quant aux anecdotes personnelles (qu'Aragon valorisera le
plus souvent), elles ne sont que dérisoires : «les chats miaulent / Dans la cour je pleure à Paris /
|...] / Et moi j'ai le cœur aussi gros / Qu'un cul de dame damascène». C'ette dernière obsession est
très ambivalente : sodomie, homosexualité, régression, jeux pornographiques plus ou moins
ironiques, de là encore certaines difficultés grandissantes d'interprétation 32.
Le plus souvent le moi lyrique, élégiaque, néo-romantique, platonique a fait place à un
moi grotesque. La Grèce, l'Angleterre ou l'Allemagne de rêve sont remplacées par un Orient
dévalorisé, et surtout par Paris, lieu moderne du présent où tout peut-être va redevenir possible,
mais autrement, car le passage de l'idéalisme à la dérision serait peu de chose, si
fondamentalement une sorte de dépassement n'intervenait. Pour ce faire, Apollinaire écrit en
poète, et non en philosophe cherchant à défendre une dièse; il laisse s'exprimer de manière
parfois contradictoire les diverses tentations qui l'animent. Des strophes entières marquent sa
fascination pour la beauté idéale. Parce qu'elle est dialectique, la progression poétique garde dans
«La Chanson du mal-aimé» tout son pouvoir d'émotion.
De la sorte se dessinerait une troisième dimension, là où se combinent l'idéalisme et
l'excès, le masculin et le féminin... Non plus ce qui est donné d'emblée, non plus ce qui est
repoussé mais ce qui est pour ainsi dire douloureusement et ironiquement conquis. Cruauté et
beauté s'allient tandis que les poncifs revivifiés atteignent la trouvaille. «La sonorité de corde
détendue» «Des hymnes d'esclave aux murènes» (dont on ne sait trop quel est le statut
grammatical du second groupe nominal), celle des «baisers mordus sanglants», toutes ces
alliances de mots inattendus participent finalement d'un art nouveau de conteur :

[La] syntaxe poétique (d'Apollinaire), toujours aussi neuve, encore inégalée. C'est
une poésie de conteur [...] Seule la poésie d'Aragon aujourd'hui. de Brocéliande au Fou
d'Elsa, possède la dimension de l'histoire et de la fable.33

«Le rêve rerêvé» de l'amour courtois est donc d'une certaine façon repoussé,
métamorphosé car il avait trop à voir avec Dieu et les dieux — «Dieu» qu'Apollinaire écrit sans
majuscule. Ce rêve courtois était trop implique dans la pulsion de mort. Par contre, l'issue
résiderait dans les transgressions, «les sonorités de corde détendue», «les fautes de syntaxe»,
«une manière de chanson» toujours plus personnelle. Mais «Mon âme et mon corps incertains»
hésitent toujours entre l'idéalisme pur de la licorne et la sensualité ambiguë du capricorne.
L'ironie et l'hybride semblent constituer une sorte de salut provisoire.
[63]
«Les Sept épées» vont dès lors fixer le mythe parodique d'une sexualité bouffonne et
comme définitivement irrécupérable par l'idéalisme. Véritable somme, «Les Sept épées»
cumulent et stigmatisent les «rêves rerêvés» religieux, alchimiques, littéraires et érotiques:

Souvenons-nous, écrit S. Bates, que si «Les Sept épées» sont dans le cœur du
poète, ce cœur est aussi gros qu'un cul de dame damascène, façon équivoque de laisser
entendre que ces fameuses épées sont plantées également dans le gros cul du mal-aimé. 34

Ce pourrait être comme un adieu au lyrisme traditionnel et à la conception trop


cloisonnée entre le masculin et le féminin, entre le langage soutenu et l'argot, entre l'explicite et
l'implicite, entre ce qui est convenable et ce qui ne l'est pas : «La troisième bleu féminin / N'en
est pas moins un chibriape». Ce n'est pas bizarrerie pour Apollinaire mais amour de la vie jusque
dans ses manifestations les plus ironiques, ainsi quand «Les coqs» — symbole de la sexualité
masculine— «s'épuisaient en fanfare»... À propos du très problématique «ami aux si douces
mains», Ferré est une fois de plus catégorique, il y voit Picasso35. Si le réfèrent reste difficile à
identifier, la dimension anecdotique de la poésie d'Apollinaire ne fait plus de doute. Ceci étant,
toute interprétation reste délicate, polyvalente par définition sujette aux «démons du hasard»
ceux qui font encore «danser notre race humaiune / Sur la descente à reculons».
La poésie dans «La Chanson», tout en continuant à respecter la continuité métrique,
conquiert donc par ses écarts le statut de langage total que revendiquent les poètes
contemporains. Il ne faut pas s'étonner si toutes les jointures de la marqueterie jouent sur
plusieurs niveaux et ne semblent plus coller parfaitement.
L'ultime mythe du romantisme, poussé jusqu'à l'exacerbation, ce sera l'histoire de ce roi
de Bavière, fou. homosexuel, et qui sera retrouvé noyé. Le dernier «roi mythique» apparaît
comme un symbole wagnérien du crépuscule des dieux :

Rois secoués par la folie


Et ces grelottantes étoiles
De fausses femmes dans vos lits

C'est a travers cette mort catharsis que le poète de «La Chanson» revient à la vie ou
plutôt n'a pas «le cœur d'[e] mourir». Au «cygne» (masculin) «mourant sirène» (féminin)
romantique et négatif succède le «soleil» (masculin) «ardente lyre» (féminin) moderniste et
positif: dans les deux cas la syntaxe caractérisée par la juxtaposition comporterait un pouvoir
novateur communicatif.
La «faute de syntaxe», au terme de celle descente aux Enfers, s'est trouvée justifiée par le
retour à la vie. Maintenant peut-on vraiment y voir un progrès réel? Si Guillaume s'est délivré du
spectre de la mort, il faut bien admettre que l'ivresse de la ville et de ses machines n'est qu'une
autre «folie». De même ne serait être que dérisoire, l'amour crié par les tziganes des cafés.
L'image la plus grinçante; et peut-être la plus plaisamment équivoque, étant la dernière, image
exotique fantaisiste de ces garçons de cafés «vêtus d'un pagne»...
Bref. si Le Fou d'Elsa d'Aragon nous a servi parfois plus de prétexte que de véritable
grille de lecture, il faut considérer à quel point «La Chanson du mal-aimé» constitue elle aussi
«une extraordinaire expérimentation»36 souvent ambiguë de l'écriture. Nous avons essayé
d'approcher les écarts dans «La Chanson» entre masculin et féminin, persuadé avec Michel
Foucault37 que pratiquement toute lecture actuelle de la littérature reste pudibonde en ce qui
concerne les questions d'androgynie et plus encore d'homosexualité et de bisexualité,
[64]
ce qui semble tout a fait anachronique a notre époque. Or, dès le début de ce siècle, Apollinaire
s'était dégagé de la fatalité naïve et trompeuse de l'amour courtois à travers toute une série de
dissonances a tel point que son style en devenait inimitable. Mais une question pourrait être
posée parmi bien d'autres : en voulant définitivement transgresser la fatalité de l'amour courtois,
l'auteur de «La Chanson» ne faisait-il pas simplement qu'accomplir un destin où l'homosexualité
était en quelque sorte déjà inscrite? (Les spécialistes de la littérature médiévale paraisssent
unanimes sur la dimension homosexuelle de l'amour courtois.) Aragon, lui-même, à la
disparition d'Elsa Triolet, quelques années seulement après avoir publié Le Fou d'Elsa, put
réaliser celle sorte d'idéal... Dans «La Chanson du mal-aimé», Apollinaire jouait avec les
possibles d'une manière qui reste encore très énigmatique. Par le biais des écarts prosodiques et
des «fautes de syntaxe» qui ouvrent «la clé des songes», il participait à délivrer entre autres
choses les représentations du masculin et du féminin, lesquelles semblaient jusque-là presque
immuables et quasi fatales. En cela s'éclaire peut-être même un des mystères de «la beauté
apollinarienne».

1. L. Aragon, Le Fou d'Elsa, Gallimard, 1963.


2. Yves Bonnefoy, «Le lieu d'où Apollinaire nous parle», dans Mairie de Paris,
Apollinaire, ses livres, ses amis, Paris, 1991.
3. L. Ferré, dans D. Lacout, Léo Ferré, Éd. Sévigny, Hachette, 1991.
4. L. Aragon, Poémes d'avant 1919, cité dans la préface des Diables amoureux
rassemblés en 19M par M. Décaudin, Gallimard, 1981.
5. Po. 94.
6. L. Aragon. Le Fou dElsa, op. cit.. pp. 11-2.
7. Voir K. Nelli, L'Erotique des troubadours, 11.1. Marron, Les Troubadours, Paris,
Seuil, 1971.
8. L. Aragon, Le Fou d'Elsa, op. cit., p. 7.
9. J.-P. Richard, «Etoiles chez Apollinaire», dans De Ronsard à Breton, Paris, Corti,
1907.
10. Yves Bonnefoy, «Le lieu d'où Apollinaire nous parle», dans Mairie de Paris,
Apollinaire, ses livres, ses amis, Paris, 1991.
11.H. Meschonnnic, «Apollinaire illuminé au milieu d'ombres», dans Europe, novembre-
décembre 1966.
12. Michel Décaudin, «La Chanson du mal-aimé», L'École des lettres, juin 1992, pp. 31-
9.
13. L.Ferré, op. cit.
14. Apollinaire, lettre a Toussaint Luca du 11 mai 1908. Précieuses aussi sont sur ce plan
les notations de M. Adéma : «[Apollinaire] dessine beaucoup, couvrant les marges des poèmes
[...] de personnages médiévaux, de cavaliers casqués, de mystérieuses figures d'androgynes ou de
masques grotesques et conservera toute sa vie cette habitude.» (Pierre-Marcel Adéma, Guillaume
Apollinaire, Paris, La Table ronde, [1968], p. 29.
15. G.M. Hopkins, Journals and papers, 1985.
16. R. Mallet, Une mort ambiguë, Paris, Gallimard. [1955], p. 74.
17. P. Léautaud, Passe-temps II, Paris, Mercure de France, 1987, p. 427.
18. C. Morhange-Bégué, La Chanson du mal-aimé, Paris, Lettres modernes, 1970.
19. Apollinaire, cité par Marie-Jeanne Durry, Guillaume Apollinaire —Alcools, tome 2,
Paris, Sedes, 1979, p. 226.
20. M. Butor, «Monument pour rien», dans Répertoire III, Paris, Ed. de Minuit, 1968.
21. H. Meschonnic, Critiquedu rythme, Verdier, 1982, p. 87.
22. Yves Bonnefoy, «Le lieu d'où Apollinaire nous parle», dans Mairie de Paris,
Apollinaire, ses livres, ses amis, Paris, 1991, pp. 20-1.
[65]
23. Jean Cocteau, Poésie critique, I, p. 94.
24. 0. Paz, Points de convergence — Du romantisme à l'avant-garde, Paris, Gallimard,
[1976], p. 141.
25. Guillaume Apollinaire, La Chanson du mal-aimé, Edition commentée par Maurice
Piron, Paris, Nizet, [1987].
26. GA16.
27. GA17.
28. Anne Clancier, «Amour parental et amour filial dans l'œuvre d'Apollinaire», dans
GA17.
29. Michel Décaudin, Le Dossier d'«Alcools», Genève-Paris, Droz-Minard, 1960, p. 100.
30. Pr, 1, Xll.
31. Bernard Lecherbonnier, Apollinaire : Alcools — Textes, commentaires et guides
d'analyse, coll. INTERTEXTES - Les œuvres», Paris, Nathan, [1983].
32. Voir par exemple a ce propos la préface de M. Décaudin aux Onze mille verges, avec
notamment l'acrostiche d'Apollinaire sur le nom de Picasso, Paris, Jean-Jacques Pauvert [1973],
p. 23.
33. H. Meschonnnic, «Apollinaire illuminé au milieu d'ombres», dans Europe, novembre-
décembre 1966, p. 169.
34. Scott Bates, «L'Érotisme dans les premiers grands poèmes d'Apollinaire», dans GA17.
35. L. Ferré, dans Apollinaire à Nîmes.
36. J.L. Backes, «Poétique comparée», dans Précis de littérature comparée, Parie, PU F.
1989, p. 91.
37. M. Foucault, préface à M. Larivière, À poil et à plume, Paris, Régine Desforges,
1987.
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