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Michel Décaudin affirme :

« Les crises sentimentales ou esthétiques s’accompagnent toujours chez Apollinaire d’un


renouveau esthétique. A travers Alcools se développe chez le poète un art poétique aux
multiples facettes. »

Analysez cette citation en vous basant sur le recueil.

Introduction :

La publication du premier recueil de poésie de Guillaume Apollinaire en 1913 a été un


événement littéraire majeur de la belle époque. Ce recueil a divisé la critique. Certains comme
Georges Duhamel en ont vu « une boutique de brocanteur » formée « d’objets hétéroclites »
dont « aucun n’est le produit de l’industrie du marchand même ». D’autres au contraire
continuent à être fascinés par l’ouvrage d’Apollinaire à l’instar de Michel Décaudin qui
souligne que « les crises sentimentales ou esthétiques s’accompagnent toujours chez le poète
d’un renouveau esthétique » et remarque à ce propos qu’Alcool « développe un art poétique
aux multiples facettes ». L’éloge de Décaudin se fonde sur la capacité d’Apollinaire à
transformer ses crises personnelles en œuvre d’art d’une part et sur les efforts déployés par le
poète pour renouveler les formes poétiques existantes. Cette aptitude à créer provient
également d’un travail réflexif sur l’art d’où l’expression « art poétique » qui n’est pas à
prendre comme dans son sens prescriptif. Elle désignerait davantage un idéal qu’un savoir-
faire poétique. Nous étudierons de prime abord le traitement lyrique des crises sentimentales
du poète. Nous verrons que ce traitement marque une distanciation par rapport à certaines
sensibilités esthétiques antérieures. Nous nous pencherons enfin sur l’idéal poétique
d’Apollinaire.

I/ Crises sentimentales et lyrisme

1) Un poète mal-aimé

Alcools est un recueil lyrique dans la mesure où il met en scène un poète éconduit,
constamment confronté au « faux amour ». Nous retrouvons des échos à ces crises
amoureuses dans certains poèmes du recueil et notamment dans la « Chanson du Mal-aimé »
qui retrace la déception sentimentale du poète rejeté par Annie Pleyden. L’expérience du rejet
est revécue plus tard lors de la séparation avec Marie Laurencin. L’épigraphe de « La chanson
du Mal-aimé » témoigne du renouvellement de la douleur du poète

Et je chantais cette romance


En 1903 sans savoir
Que mon amour à la semblance
Du beau Phénix s’il meurt un soir
Le matin voit sa renaissance.
L’amour apparaît donc comme un sentiment indissociable de la souffrance. La renaissance du
sentiment amoureux devient dès lors problématique dans la mesure où elle réactualise le rejet
vécu précédemment par le poète.

2) La douleur transcendée par la poésie

Heureusement, la poésie réussit à styler la douleur, à la transformer en chanson. Le Mal-aimé


se métamorphose en chanteur. A l’histoire d’amour réelle et douloureuse se substitue la
« romance du Mal-aimé ». La plainte devient complainte et revêt l’aspect d’une fiction :

Moi qui sais des lais pour les reines / Les complaintes de mes années Des hymnes
d'esclave aux murènes / La romance du mal aimé / Et des chansons pour les sirènes.

Cette métamorphose de la vie en chant se manifeste à travers la veine archaïque de cette


strophe. « Les lais » et « les esclaves » nous renvoient à des âges reculés. D’autres termes
suggèrent une sorte d’irréalité comme la rime (« reine »/ « sirène »).

3) Une existence transformée en mythe

L’existence du poète est également romancée par le biais du mythe. Une relecture de
l’Histoire et de la mythologie s’effectue à la lumière de la tragédie personnelle. Prenons
comme exemple cette strophe où le scripteur se compare à des martyrs chrétiens condamnés à
mourir de froid sur un étang glacé :

J'ai hiverné dans mon passé / Revienne le soleil de Pâques / Pour chauffer un cœur
plus glacé / Que les quarante de Sébaste / Moins que ma vie martyrisés.

La comparaison et l’hyperbole semblent de ce fait mettre l’accent sur la douleur du Mal-aimé.


En réalité, ils l’atténuent en les inscrivant dans une tragédie collective, celle des martyrs
chrétiens condamnés en raison de leur foi en Amour. Le poète à son tour se présente comme
une victime de ses propres amours profanes et fausses.

II/ Crises esthétiques et dimension réflexive

Décaudin associe les « crises sentimentales » du poète à des « crises esthétiques ». Le langage
ne se contente pas d’exprimer la douleur, il vise également à la transcender. En ce sens, les
mots éculés ne sont plus aptes à rendre compte de la vérité des choses.

1) Une attitude ambigüe par rapport à la tradition

Pour cette raison, l’attitude d’Apollinaire envers la tradition poétique est plus complexe qu’il
n’y paraît. Certes, le poète aime à exploiter des formes poétiques médiévales comme c’est le
cas pour la chanson de toile dans « La Lorelai ». Il n’en demeure pas moins qu’il sait se
montrer sarcastique envers le legs du passé. Notons à ce propos son ironie à l’égard d’une
certaine tradition symboliste. « Palais » en est le parfait exemple. Terme polysémique, il
désigne à la fois le séjour des seigneurs et des rois mais également le palais de la bouche qui
s’offre « un rôti de pensées mortes », « de beaux rêves mort-nés » et de « souvenirs faisandés
en godiveaux » p.35.
2) Un mélange des registres

Plutôt que de s’astreindre à une littérarité capable d’exprimer des vérités supérieures, le poète
décèle la poéticité dans tous les registres. Les mots rares côtoient les termes les plus
prosaïques. Le ton lyrique cède la place à la parodie et aux jeux de mots les plus banaux. Le
poème devient aussi foisonnant que la vie elle-même. « Zone » est à ce propos un véritable
hymne au prosaïsme. Il suffit de penser par exemple à ce jeu de mot à la fois banal mais
tellement attendrissant grâce à son caractère enfantin. Les « pauvres émigrants » « espèrent
gagner de l’argent en Argentine ». Le mot « argent » désigne en effet une matière « l’argent »
qui a donné son nom au pays mais elle réfère également à la monnaie et par conséquent à la
richesse.

Une réflexion sur l’art et la poésie

Si mélange de registres il y a, Alcools ne se présente pas pour autant comme une boutique de
brocanteur. Ce mélange n’est pas un acte gratuit. Il s’inscrit dans le cadre d’une réflexion sur
la poésie. Le poète semble dénoncer la rupture entre la poésie et l’existence. Il s’inscrit en
faux contre le cloisonnement du champ poétique, prisonnier des mots nobles. Ce qui importe,
ce n’est pas tant le terme en soi, mais l’émotion qu’il véhicule. A ce titre, la voix du poète se
fait protéiforme. Elle se confond avec autant avec celle de l’artiste qu’avec celle du pauvre
émigrant.

III/ Idéal poétique d’Apollinaire

Le foisonnement des voix et des registres nous pousse à étudier plus en profondeur l’idéal
poétique chez Apollinaire. Comment le poète envisage-t-il la création poétique ? En d’autres
termes, quelles sont les fondements de l’esthétique d’Apollinaire ?

1) Une poésie universelle

La poésie ne vise pas à transcrire une expérience personnelle, elle donne au vécu du narrateur
une dimension collective qui embrasse l’humanité entière. A ce titre, le poète devient le
réceptacle de la connaissance tissée au fil des générations. Dans Vendémiaire, il boit toutes
les villes du monde :

J’ai soif villes de France et d’Europe et du monde


Venez toutes couler dans ma gorge profonde

Ces vers sont en rapport avec le titre du recueil. Alcools désigne l’ivresse poétique qui
englobe celle de tous les êtres humains. De ce fait, la poésie grandit celui qui la recueille.
Dans « Poème lu au mariage d’André Salmon », Apollinaire insiste sur la grandeur des
poètes :

Ni parce que nous avons tant grandi que beaucoup confondraient nos yeux et les étoiles.

2) Une poésie imaginative


La grandeur de la poésie se base non seulement sur la connaissance profonde de l’humanité
mais surtout sur un mode de perception particulier des réalités. Apollinaire en véritable
précurseur du surréalisme laisse libre cours à son imagination. Dans « La Maison des morts »
par exemple des amours impossibles unissent les morts et les vivants. Nous pourrions
également citer l’oiseau au « vol inverse » qui « nidifie en l’air » et vole vers la terre ou
encore « les pihis longs et souples/ Qui n’ont qu’une aile et volent par couple ».
L’imagination permet de transfigurer le réel en y injectant une dose de créativité. Le poète
n’est pas uniquement un fin connaisseur de l’âme et de l’expérience humaine, il est également
visionnaire. Les images qu’il façonne suggèrent et envoûtent. Elles recréent le monde que
« seuls renouvellent ceux qui sont fondés en poésie ».

3) Une poésie moderne

La poésie est enfin atemporelle. « Vendémaire » commence par une apostrophe aux hommes
de l’avenir :

Hommes de l’avenir souvenez –vous de moi

Je vivais à l’époque où finissaient les rois

Ces vers revêtent des accents prophétiques. L’existence actuelle et future se décline au passé.
L’avenir est associé au souvenir. Le présent est frappé de finitude comme le suggère les
verbes « vivais » et surtout « finissaient ». Le poète a conscience d’être le vestige d’un monde
qui s’achève. Les inventions les plus modernes comme la tour Eiffel et les automobiles
finissent par acquérir un caractère désuet comme le suggère les vers suivants :

Bergère ô tour Eiffel le troupeau des ponts bêle ce matin.

Conclusion :

Plutôt que de présenter un art poétique classique énonçant des principes de composition,
Apollinaire propose un idéal ou plutôt une représentation de l’effet de la poésie. Est poétique
ce qui enivre, ce qui déroute, ce qui transcende le temps. L’ivresse englobe tout à la fois le
vécu des hommes de toutes les époques et tous les continents mais également l’expérience
subjective du créateur. Le moi et les autres se confondent dans une totalité qui défait et refait
le réel par le biais de l’imagination et de l’émotion.

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