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Introduction :
1) Un poète mal-aimé
Alcools est un recueil lyrique dans la mesure où il met en scène un poète éconduit,
constamment confronté au « faux amour ». Nous retrouvons des échos à ces crises
amoureuses dans certains poèmes du recueil et notamment dans la « Chanson du Mal-aimé »
qui retrace la déception sentimentale du poète rejeté par Annie Pleyden. L’expérience du rejet
est revécue plus tard lors de la séparation avec Marie Laurencin. L’épigraphe de « La chanson
du Mal-aimé » témoigne du renouvellement de la douleur du poète
Moi qui sais des lais pour les reines / Les complaintes de mes années Des hymnes
d'esclave aux murènes / La romance du mal aimé / Et des chansons pour les sirènes.
L’existence du poète est également romancée par le biais du mythe. Une relecture de
l’Histoire et de la mythologie s’effectue à la lumière de la tragédie personnelle. Prenons
comme exemple cette strophe où le scripteur se compare à des martyrs chrétiens condamnés à
mourir de froid sur un étang glacé :
J'ai hiverné dans mon passé / Revienne le soleil de Pâques / Pour chauffer un cœur
plus glacé / Que les quarante de Sébaste / Moins que ma vie martyrisés.
Décaudin associe les « crises sentimentales » du poète à des « crises esthétiques ». Le langage
ne se contente pas d’exprimer la douleur, il vise également à la transcender. En ce sens, les
mots éculés ne sont plus aptes à rendre compte de la vérité des choses.
Pour cette raison, l’attitude d’Apollinaire envers la tradition poétique est plus complexe qu’il
n’y paraît. Certes, le poète aime à exploiter des formes poétiques médiévales comme c’est le
cas pour la chanson de toile dans « La Lorelai ». Il n’en demeure pas moins qu’il sait se
montrer sarcastique envers le legs du passé. Notons à ce propos son ironie à l’égard d’une
certaine tradition symboliste. « Palais » en est le parfait exemple. Terme polysémique, il
désigne à la fois le séjour des seigneurs et des rois mais également le palais de la bouche qui
s’offre « un rôti de pensées mortes », « de beaux rêves mort-nés » et de « souvenirs faisandés
en godiveaux » p.35.
2) Un mélange des registres
Plutôt que de s’astreindre à une littérarité capable d’exprimer des vérités supérieures, le poète
décèle la poéticité dans tous les registres. Les mots rares côtoient les termes les plus
prosaïques. Le ton lyrique cède la place à la parodie et aux jeux de mots les plus banaux. Le
poème devient aussi foisonnant que la vie elle-même. « Zone » est à ce propos un véritable
hymne au prosaïsme. Il suffit de penser par exemple à ce jeu de mot à la fois banal mais
tellement attendrissant grâce à son caractère enfantin. Les « pauvres émigrants » « espèrent
gagner de l’argent en Argentine ». Le mot « argent » désigne en effet une matière « l’argent »
qui a donné son nom au pays mais elle réfère également à la monnaie et par conséquent à la
richesse.
Si mélange de registres il y a, Alcools ne se présente pas pour autant comme une boutique de
brocanteur. Ce mélange n’est pas un acte gratuit. Il s’inscrit dans le cadre d’une réflexion sur
la poésie. Le poète semble dénoncer la rupture entre la poésie et l’existence. Il s’inscrit en
faux contre le cloisonnement du champ poétique, prisonnier des mots nobles. Ce qui importe,
ce n’est pas tant le terme en soi, mais l’émotion qu’il véhicule. A ce titre, la voix du poète se
fait protéiforme. Elle se confond avec autant avec celle de l’artiste qu’avec celle du pauvre
émigrant.
Le foisonnement des voix et des registres nous pousse à étudier plus en profondeur l’idéal
poétique chez Apollinaire. Comment le poète envisage-t-il la création poétique ? En d’autres
termes, quelles sont les fondements de l’esthétique d’Apollinaire ?
La poésie ne vise pas à transcrire une expérience personnelle, elle donne au vécu du narrateur
une dimension collective qui embrasse l’humanité entière. A ce titre, le poète devient le
réceptacle de la connaissance tissée au fil des générations. Dans Vendémiaire, il boit toutes
les villes du monde :
Ces vers sont en rapport avec le titre du recueil. Alcools désigne l’ivresse poétique qui
englobe celle de tous les êtres humains. De ce fait, la poésie grandit celui qui la recueille.
Dans « Poème lu au mariage d’André Salmon », Apollinaire insiste sur la grandeur des
poètes :
Ni parce que nous avons tant grandi que beaucoup confondraient nos yeux et les étoiles.
La poésie est enfin atemporelle. « Vendémaire » commence par une apostrophe aux hommes
de l’avenir :
Ces vers revêtent des accents prophétiques. L’existence actuelle et future se décline au passé.
L’avenir est associé au souvenir. Le présent est frappé de finitude comme le suggère les
verbes « vivais » et surtout « finissaient ». Le poète a conscience d’être le vestige d’un monde
qui s’achève. Les inventions les plus modernes comme la tour Eiffel et les automobiles
finissent par acquérir un caractère désuet comme le suggère les vers suivants :
Conclusion :
Plutôt que de présenter un art poétique classique énonçant des principes de composition,
Apollinaire propose un idéal ou plutôt une représentation de l’effet de la poésie. Est poétique
ce qui enivre, ce qui déroute, ce qui transcende le temps. L’ivresse englobe tout à la fois le
vécu des hommes de toutes les époques et tous les continents mais également l’expérience
subjective du créateur. Le moi et les autres se confondent dans une totalité qui défait et refait
le réel par le biais de l’imagination et de l’émotion.