Vous êtes sur la page 1sur 7

Apollinaire, ​Alcools​ (1913). Parcours : ​modernité poétique?

“​Le voyageur​”

Introduction

Rarement un titre de poème aura aussi bien collé à son auteur : Apollinaire, né à Rome d’une mère
polonaise mais sujet de l’Empire Russe, ayant grandi en France et Belgique, marqué par son séjour
en Allemagne, résidant à Paris, descendu à Nîmes pour intégrer l’armée mais pour mieux partir
dans les Ardennes et finalement définitivement rentrer à Paris…Il a été le parfait “bourlingueur”
comme un autre de ses illustres contemporains. Lui-même se pense comme “flâneur” ou comme
un marcheur​1​ perpétuel, faisant de son instabilité de fait un moteur de l’écriture.

Treizième poème (si l’on prend “La chanson du mal-aimé” comme un seul et même poème) du
recueil, “le voyageur” se présente sous la forme d’une suite versifiée, irrégulière, de 55 vers libres,
c’est-à-dire, à titre de comparaison, deux fois plus que “le Pont Mirabeau” et trois fois moins que
“Zone”. C’est donc un poème, et cela a son importance on le verra plus loin, d’une longueur
moyenne (comprendre: contenu), similaire entre autres, en matière de calibre, à la “Rhénane
d’automne”.
Ce poème publié d’abord en revue en 1912 (quasi contemporain de “Zone”) est en fait bien plus
ancien, dérivant d'un fragment intitulé “les villes”​2 (thématique qui transparaît particulièrement dans
le quintil central du poème.) Il est donc particulièrement bien placé, sur la ligne de faille, entre
passé et avenir, mémoire et fantasme.

Comme un quart des poèmes d’​Alcools, le poème débute par une dédicace, ici à Fernand Fleuret,
ami d’Apollinaire et poète, membre de l’entourage mondain et littéraire d’Apollinaire avec André
Billy et André Salmon par ailleurs invoqués dans le reste du recueil.
Il s’inscrit dans une suite de plusieurs poèmes datés de 1912 (“Marizibill” et “Marie”). Quand on
sait que le poète a placé les poèmes de 1912 en début (“Zone”, “Le pont Mirabeau”) et en fin
(“Cors de chasse”, “Vendémiaire”), on devine que “le voyageur”, issu de la même veine et placé au
centre du recueil, vaut pour étape au beau milieu du pèlerinage.

La posture du poète-voyageur dans la poésie française va croissant au siècle d’Apollinaire, siècle


de l’intensification des voyages au long cours, par voies marines ou ferroviaires : Victor Segalen,
Jules Supervielle, Blaise Cendrars, Saint John-Perse ou Henri Michaux ont donné un nouveau
souffle au voyage après l’Orientalisme des Parnassiens. Mais en vérité, il faut remonter à
Baudelaire qui avait permis d’affiner les termes de la question : de quel exotisme parle-t-on?
Voyager, est-ce partir? Où les ​terrae incognitae les plus belles se logent-elles, au dehors ou bien
au dedans?
Sans doute l’enjeu de ce poème: voyager oui, mais selon quelle trajectoire, quel détour et jusqu’à
quelle destination finale?

Mouvements du texte

Déterminer des mouvements dans ce poème n’est pas si simple puisque la structure, mimant la
confusion au sens de synthèse, fusion même des différentes strates de la mémoire, enchevêtre les
1
“Je compose généralement en marchant et en chantant sur deux ou trois airs qui me sont venus naturellement et qu’un
de mes amis a notés. La ponctuation courante ne s’appliquerait point à de telles chansons.” (Lettre à Henri Martineau, ​Le
Divan​, mars 1938)
2
Apollinaire, qui entretient un rapport à la fois déférent et insatisfait à son aîné Emile Verhaeren, lui adresse un manuscrit
d’​Alcools: V
​ erhaeren, l’homme d’un diptyque poétique au moins, ​Les campagnes hallucinées (1893) et ​Les villes
tentaculaires ​(1895),​ ​dont on mesure l’influence ici.
LPB/ 1 de 7
phases du poème. Le retour au même, par la reprise de “Ouvrez-moi cette porte où je frappe ​en
pleurant / La vie est variable aussi bien que l’Euripe” (v.1-2 et vers 55) donne l’impression,
trompeuse d’un poème circulaire, replié sur soi à 360 degrés, et ainsi procurerait l’illusion
seulement d’un parcours.

On peut cependant distinguer un balisage ménagé par le poète pédagogue, au moyen de ces
repères que sont les tournures anaphoriques: “te souviens-tu” et sa variante (“reconnais-tu”) ; dans
ce cas, tenant compte du fait que le poème se relance aux v.18 et v.31 et v. 48, on repère les
étapes suivantes ce drôle de voyage intérieur :

• v. 1 à 17 : la descente progressive, par les sens, dans la mémoire


• v. 18 à v. 30 : les souvenirs alcoolisés, d’inspiration rimbaldienne
• v. 31 à 47 : des souvenirs assombris par le spectre de la disparition,
• v. 48 à la fin les vestiges de la mémoire : les souvenirs d’enfance

Premier mouvement

Les motifs des dédicaces sont nombreux: placer son poème ou son chapitre sous le patronage
intellectuel et la bannière culturelle d’une influence ​favorable au poème, enrichir l’interprétation du
lecteur (qui devra, hors-champ, trouver des clés d’explication supplémentaire de ce qu’il lit), ouvrir
la perspective de lecture et prolonger la lecture (via un hyperlien). Certains auteurs comme
Baudelaire ou Stendhal sont des champions de la dédicace et même de l’épigraphe aux logiques
sensiblement similaires. Cela produit déjà une lecture en plusieurs temps pour accéder à une
totalité (le texte précédé ou suivi de sa périphérie référentielle) et confère au lecteur une fonction
de dénicheur et de pionnier plus que de simple récepteur passif, en ce qu’il doit véritablement
s’engager dans la recherche d’un sens progressivement acquis. Proposer une dédicace (ou une
épigraphe), c‘est déjà faire voyager le lecteur. Ici, cela fait voyager paradoxalement dans de
l’immédiat et du familier puisque Fernand Fleuret qui n’a pas laissé une trace majeure dans la
littéraire (contrairement à d’autres dédicataires du recueil comme Max Jacob​3​) est un proche
d’Apollinaire, et associé à l’apprentissage autodidacte d’Apollinaire (féru de lectures
encyclopédiques en bibliothèques) ainsi qu’à ses débuts dans le milieu avant-gardiste. Mais cette
référence se donne aussi pour but d’assumer le caractère affectif du poème à venir, pour une
démarche qui n’est certes pas originale: la poésie et la mémoire, par anamnèse ou réminiscence,
bien avant Celan, Verlaine, Hugo, Du Bellay etc., ont-elles été jamais dissociées?

V. 1
Le cheminement à rebours du présent s’opère, chez Apollinaire, par une convocation simultanée
de plusieurs sens: la vue suggérée par le visage en pleurs du poète, le toucher (le poète
tambourine, il “frappe”) et la voix. Le recueil, qui devait commencer par “Cri” et s’achève presque
sur les “Cors de chasse”​4 , est à l’image de ce poème, soucieux d’établir un rapport au monde en
cela maximal, capable d’intégrer toutes les expériences du lecteur à la sienne.
C’est d’ailleurs la communication que propose le poème : passer par l’autre, par le lecteur (la
deuxième personne de l’impératif liminaire, “ouvrez”) pour exister soi (après seulement arrive la
première personne: “…où ​je frappe…”). C’est cette succession, dans cet ordre-là que nous avions
déjà dans “Zone” figure de proue de recueil qui s’ouvrait sur l’autre, le ​lecteur, le semblable, le
frère​5 en somme : “A la fin tu es las” avant que ne se montre le “je”, quatorze vers plus loin
seulement (“ tu es las… tu en as assez… tu lis” mais “J’ai vu” au vers 15). Apollinaire renverse les

3
Auquel est dédié “Palais”.
4
L’avant-dernier poème du recueil s’achève ainsi: “Les souvenirs sont cors de chasse / Dont meurt le bruit parmi le vent”
5
Charles Baudelaire, “Au lecteur”, ​Les Fleurs du mal (​ 1857) au vers final fameux: “- Hypocrite lecteur, - mon semblable, -
mon frère !”
LPB/ 2 de 7
termes du mécanisme emphatique et cognitif hugolien tel que “quand je vous parle de moi, je vous
parle de vous”​6​, en “quand je vous parle de vous, je vous parle de moi”.

Ce qui est frappant enfin, c’est que ce pacte qu’Apollinaire conclut en début de poème à un autre
qui lui permettra de revenir à lui, se fonde sur de la convention, choisissant en effet de s’exprimer
en deux alexandrins: “Ouvrez-moi cette porte où je frappe en pleurant / La vie est variable aussi
bien que l’Euripe”. Le travail de la mémoire ne se passe pas de socle traditionnel et s’annonce
grand, un vrai de reconquête de soi par la mémoire et la poésie, dans le mètre le plus ample et le
plus noble de la poésie française. On mesure ainsi l’ampleur de la tâche.

Malgré cette adresse directe et cet appui sur une convention métrique aussi connue que
valorisante, le poème ose déjà une première sélection de ses lecteurs (tout le monde ne montera
pas à bord), par la référence à “l’Euripe” : la référence au détroit et la zone de turbulences marines
qui séparent la Grèce continentale (source de la tragédie et de la poésie occidentales, le vivier
mythologique entre tous) de l’île d’Eubée est un premier signal lancé au lecteur: tout ne se fera que
par analogies, allusions et références. Tout ne sera que déplacement: énonciatif aussi bien que
référentiel.

V.1-2
La mémoire dévoile ses torsades par les jeux sonores qui se relaient et se croisent: allitération en
-p- (“porte”, “frappe”, pleurant”, “Euripe”) puis en -v- puis en -r- sur les deux premiers vers ; on ne
tient jamais longtemps une habitude (sonore) et déjà une autre logique prend le relais. La chasse
au souvenir s’annonce aussi ardue (on ne stabilise jamais rien longtemps) que passionnante (on
ricoche aisément, presque sans s’en rendre compte, d’une image et d’une évocation à l’autre).

L’irrégularité aussi perturbante qu’entraînante se retrouve dans l’alternance strophique, qui va nous
faire passer du monostiche, pour les refrains en quatrain (des vers 3 à 6 par exemple) en quintils en
sizain (v. 48-53) en septain (v. 4-11, “Un soir je descendis (…) tu m’avais oublié”). Au remous de
l’Euripe correspond l'instabilité strophique à laquelle correspond la trépidation d’une existence.

V. 4 ; v. 4-6
C’est au vers 4 qu’il faut accepter de partir, en s’engageant dans un pari lyrique, vers de l’inconnu:
un vers qui déborde :”avec le paquebot orphelin vers les fièvres futures”. Tout nous pousse à
l’inconnu dans ce vers qui élargit notre vision jusqu’à (selon qu’on réalise la diérèse sur “fièvres” ou
pas​7​) à 14 voire 15 vers. Le vers 4 propose également un nouveau monde sonore, celui des
sifflantes, avec l’allitération inédite en -f- (“orpheline”, “fièvres”, “futures”). Le voyage proposé
oscille entre le passé (“regrets”, “repentirs”) et l’avenir (“vers”, “futures”), mais se donne de
l’ampleur avec l’image du “paquebot”, massif, ainsi que dans le choix de revenir à l’alexandrin
imposant, parfaitement césuré (“Et de tous ces regrets de tous ces repentirs”) et dans l’hyperbole
assumée (reprise de l’adjectif “tous”).

V. 6 (et v. 10)
Le refrain “te souviens-tu” ramène Apollinaire à davantage qu’à un motif, à un principe
fondamental de composition d’​Alcools​: le travail mémoriel et sa traduction textuelle, l’auto-citation
permanente. Au-delà de la tonalité élégiaque traditionnelle -automatisme ou vestige symbolistes-,
la reprise de se souvenir ​(justement invariée, contrairement à l’Euripe: “je me souviens, je m’en
souviens encore” avec une répétition simple, “te souviens-tu” aux vers 6, 18, 31 et 49) pointe aussi
une dynamique de lecture.

6
Victor Hugo, ​Les contemplations​, préface (1856).
7
Dans l’enregistrement radiophonique qui nous est parvenu, Apollinaire adopte l’usage commun de fièvre en synérèse.

LPB/ 3 de 7
Le souvenir, à entendre comme un écho, balise, scande, relance mais aussi génère. Chaque
mention du “souvenir” est en effet un pivot pris entre passé et avenir. Le souvenir entraîne la
remémoration qui remplit le présent et permet d’attendre l’avenir. Le souvenir remplit le présent et
garantit l’accès au futur. Lire “te souviens-tu” enjoint à naviguer à l’intérieur-même de l’oeuvre,
pour aller en arrière de quelques pages jusqu’au “Pont Mirabeau” (et son lancinant “faut-il qu’il
m’en souvienne”) en passant par “Cortège” (“En moi-même je vois tout le passé grandir”. Mais
c’est aussi se préparer (sans le savoir d’abord ou finir par le comprendre) à des occurrences
ultérieures par exemple au “souviens-toi que je t’attends” (“l’adieu”) et à rechercher ainsi “les
cadavres de mes jours” dans “les jardins de ma mémoire” (“Les fiançailles”) jusqu’aux “souvenirs
cors de chasse” de la fin du recueil. De part en part, le recueil est ainsi traversé non seulement par
l’évocation du passé mais aussi par son patient travail de foreuse. Le souvenir ne génère donc pas
seulement de la nostalgie : il fixe la parole présente et annonce l’avenir (comme la tzigane, chère
au poète et d’ailleurs, quasiment en axe central du recueil).
Le souvenir est alors l’occasion, moins de se lamenter, que de retisser un maillage poétique où les
mots ne sont plus ceux et se font donc écho, pour que soient cultivés le déjà-vu et le
déjà-entendu. Apollinaire en utilisant moins le contenu du souvenir que sa convocation, son
appellation, lui attribue une mission performative : écrire se souvenir, c’est déjà agir sur la
chronologie élocutoire, et se bâtir un monde finalement cohérent et en cela rassurant, où tout dans
le recueil aucune parole ne se perd, et où dire se double de deux missions supplémentaires
chaque fois, prédire et redire. Cela rehausse la valeur de la parole, qui n’est plus une simple
résonance accidentelle mais qui devient chaque fois utile, maillon d’une chaîne consolidée.

v. 7-16
Les souvenirs se donnent un contenu plus concret des vers 7 à 16, avec d’abord des images
naturelles (l’élément marin, qui domine des vers 7 à 9) puis au moyen d’évocations que le lecteur
peut aussi trouver chez Rimbaud​8 : les tavernes, les soirées enfumées et alcoolisées. L’agitation
annoncée par la mention de l’Euripe se retrouve dans la scène pittoresque où en des vers
resserrés (jusqu’à l’hexamètre du vers 12 ou du vers 15) avec une succession de tableaux en
imparfait itératif. Des vers 11 au vers 16, la descente vers un passé imprécis explique que le
locuteur se mette en scène, entouré de présences diffuses et confuses qui s’accumulent aux vers
13-16: “il” impersonnel puis tournures indéfinies (“quelqu’un”, “un autre”, “on”). L’octosyllabe veut
accompagner l’emballement émotionnel​9​.

V. 17
A partir du vers 17, le poème prend une tournure plus personnelle. Il aurait fallu donc un bon tiers
du poème avant d’aller dans l’expression assumée comme intime, ce qui infirme l’assimilation
traditionnelle lyrisme/introspection. Ou plutôt qui démontre, par l’exemple, à l’échelle de tout un
poème, que dire “je” en poésie ne relève d’aucune évidence, et que c’est même un chemin,
c’est-à-dire ​un voyage​.
“Et toi tu m’avais oublié” une nouvelle fois met le poème en situation de dépendance vis-à-vis
d’une relation où c’est l’autre qui a l’initiative (et dans la chronologie des mots et par une rapide
analyse fonctionnelle) : “tu” est en effet sujet, quand la première personne n’est que le complément
(“me”). Le constat de cette amnésie (ou abandon) de soi par l’autre s’effectue en 8 syllabes;
L’octosyllabe étant loin d’être le mètre majoritaire de ce poème, ce qui le fait bien-sûr d’autant
mieux ressortir. certes bref, l’octosyllabe est le plus long sans césure et l’accent est forcément sur
la dernière syllabe; ici sur la fin du participe “oublié”. L’importance accordée à cet oubli justifie à
elle seule tout le reste du poème, qui vise à représentifier ce qui a été dénié par l’oubli.
Le voyage est alors une résilience, une entreprise de réappropriation de sa propre présence dans
son expérience vécue.

8
“Un beau soir, foin des bocks et de la limonade, Des cafés tapageurs aux lustres éclatants ! (…)” dans “Roman”,
Cahiers de Douai​ (1869).
9
Si les quatre “Spleen” baudelairiens sont en alexandrins, “L’invitation au voyage” est partiellement en octosyllabes.
LPB/ 4 de 7
V.17-29
Le long “orphelinat” des gares du vers 17 fait écho au “paquebot orphelin” du vers 4 et tous deux
jouent sur une personnification intéressante en ce qu’elle signe le transfert de l’humanité aux lieux
et aux objets; la zone de turbulence suggérée par l’Euripe et les souvenirs mis en branle ne font
pas seulement changer de monde, ils déplacent à l’intérieur-même du monde les qualités et
identités. Jusqu’à la confirmation du vers 40 (“rien de vivant”), tout ce qui relève de l’humain se
met en position passive (“tu regardais” au vers 3, “j’ai vues” au vers 30 et “j’écoutais”, au vers 33)
ou se définit négativement: vers 24-25 (“deux matelots qui ne s’étaient jamais quittés/…jamais
parlé”) tandis que les entités a priori inanimées se trouvent dotées de la faculté d’agir​10 : les villes
peuvent vomir (vers 20), les moissonneuses chanter (vers 27) et les villes sont explicitement
comparées à des extravagantes: “les villes … comme des folles.”
Les souvenirs permettent de revisiter et re-polariser le monde ; la relation du souvenir consiste
donc moins en une relation du monde qu’en sa refondation par l’imaginaire et la liberté poétique.

Deuxième et troisième mouvements

v. 30
Au sein de cette réorganisation du monde par le souvenir, la nouvelle proposition sonore ne
manque pas d'entraîner une révolution optique ; cette fois, c’est l’allitération en -v- qui charpente
tout le vers 30, dans “Les ​v​illes que j’ai ​v​ues ​v​i​v​aient comme des folles”. La chronologie des mots
et groupes de mots établit ici que le lieu (ici l’espace urbain premier nommé) frappe la pupille et
commande la vision, en ce que c’est de la ville qu’est extraite la vélaire qui se confirme ensuite
dans “​v​oir” puis “​v​ivre”. Non pas le regard (d’un humain ou d'un animal) qui fait exister l’objet​11​,
mais bien l’objet qui vient générer son observateur. On voit tout le potentiel surréaliste (et en
particulier éluardien) de cette nouvelle manière d’ordonner le monde et les interactions et
dynamiques qui le composent, où à la hiérarchie habituelle ​sujet -> objet se substitue la relation
inverse ​objet -> sujet .​

v. 31; v. 26-31
“Le troupeau plaintif des paysages” inscrit notre poème dans une suite larvée, qui n’aurait pas le
statut assumé de “section” du recueil (comme “les Rhénanes” ou “les fiançailles” peuvent le
revêtir), donc quasi indétectable à l’échelle du recueil (sauf pour qui en considère les échos et
réminiscences) : “Zone” / “Les colchiques” / “le voyageur” semblent issus de la même
préoccupation pastorale, avec respectivement, la Tour Eiffel-bergère, les “vaches” et “le troupeau”.
Nouvelle occasion de se frayer un chemin au-delà de la numérotation et de la succession officielle
des poèmes, indicative mais que le poète, qui y a pourtant mis un soin particulier​12 invite lui-même
à dépasser.
De façon plus générale, l’aspect centrifuge de ce poème, faussement étroit (malgré la référence au
détroit d’Euripe) et faussement claustrophobe (malgré le réemploi du vers liminaire en vers de
clôture) se confirme par tout le quintil des vers 26 -30, qui nous rappelle que les premières
publications en revues du “Voyageur” et de “Zone” sont quasi concomitantes : septembre 1912
pour “Le Voyageur” et décembre 1912 pour “Zone”, dans ​Les Soirées de Paris​. Aux “sonneries
électriques” du premier font écho les “sirènes” du second, aux “banlieues” (v.31), la “rue
industrielle”. Le périmètre circulaire du poème n’est qu’un leurre, autrement dit une ​zone, a ​ u sens

10
Rappelant en cela les “pierres agiles” de la fin du “Brasier”, poème de résurrection.
11
La science physique établit que le cerveau forme l’image à partir du rayonnement d’un objet. La théorie de
l’intromission minoritaire -contre celle de l’émission- connue dès l’Antiquité s’impose durant le Haut-Moyen Age et
l’emporte définitivement avec J. Kepler.
12
Numérotation manuscrite puis confirmée à l’encre rouge dans les épreuves “Tzara” puis dans la maquette-Bérès avant
publication comme en attestent les exemplaires de la collection J. Doucet. cf. M. Décaudin, ​Le dossier Apollinaire​,
Genève, Droz, 1960, rééd. 1996.
LPB/ 5 de 7
étymologique, qu’il faut savoir franchir et outrepasser. Le voyage s’affirme littéralement
transgressif.

Vers 32-47
A rebours de la modernité, le poème repart dans une ruralité d’abord lancinante puisque “mont”,
“claire”, “ombres”, “montage”, “bruit” ont chacun leur duplicata, jusqu’à la reprise immédiate
(“regards”, au vers 37) ou leur rappel par un terme de même famille lexicale (comme “vivant et
“vivace” d’un vers sur l’autre aux vers 40-41). Le paysage qui défile tend alors à se figer puisque
les éléments ne quittent pas ce tableau insistant et même, envoûtant.
Le poème s’installe dans une atmosphère fantastique, avec des dérèglements de la logique qui
dérangent l’ordre naturel ou attendu des choses : des inversions, avec le dérivé “montagne” (vers
39) précède ainsi le radical (vers 41), ce qui va à l’encontre de la chronologie lexicale; des
mutations (le substantif “vagues” du vers 7 est devenu un simple adjectif qualificatif “vagues faces”
au vers 42) ou des compilations artificielles, presque de l’ordre du calembour (“bords…herbus” du
vers 38 devenant “barbues” au vers 46 par un mécanisme de fusion sonore).
Le paysage inquiétant produit des effets variables (comme l’Euripe), avec des revirements de
situation qui rendent le passage particulièrement éprouvant au plan émotionnel : la mort (déjà
suggérée plus haut avec le matelot “mourant” du vers 25) est d‘abord allusive, par l’association
d’idées avec les cyprès” (début du vers 32), puis atténuée par l’euphémisme “déclin” (fin du vers
32) puis finit par se retrouver explicitée par le terme générique “mourants” au vers 36. La mort
s’officialise donc jusqu’au vers 39 mais on assiste à un revirement, tandis qu’elle se ré-euphémise
à partir du vers 41: elle devient “rien de vivant” au vers 41, et dans la même veine, le silence qui
l’entourait, nommé plus haut (“silencieux”) se réduit à une périphrase “sans bruit”.
Le poète a généré, là est le tour de force de nombres de peintres qu’il commente en critique d’art,
un paysage en mouvement, dépressionnaire et troublé comme l’Euripe, comme sa vie et comme
en somme une vie humaine peut l’être. Cette esthétique du mouvement fait rimer, aux vers 40 et
43, “vivant” avec “en avant”, et plus ouvertement encore, justifie la rime suivie des vers 45-46:
“brusquement/humainement”. Les Classiques auraient refusé cette rime formellement simple (deux
adverbes) et lourde (la suffixation alourdit) mais c’est tout l’intérêt de cette dérivation adverbiale:
allonger des mots pour rendre ​très visible cette assimilation pour ne pas dire équivalence posée
d’un vers sur l’autre: course ou fuite en avant, la vie humaine est ​par nature​ brusque.

Quatrième mouvement

V. 48-55
Cette turbulence passée et surmontée, le poète peut assumer une altérité intégrée, où ​je a​ pu être
un autre (​ même processus de délégation du discours introspectif, d’abord à la seconde personne
que dans “A la fin tu es las…” jusqu’à “J’ai vu ce matin” ​dans “Zone”) :​ fin de l’ambiguïté de
l’identité de cette seconde personne, car on comprend qu’il s’agit d’Apollinaire lui-même, dans les
interrogatives “Qui donc reconnais-tu” et “te souviens-tu” aux vers 48-49. On peut présumer qu’il
s’agit d’un dialogue intérieur​13 en Apollinaire lui-même d’abord parce que la question devient
rhétorique, dès lors que la réponse est instantanée (“Te souviens-tu”/“ C”était” le jeu de
question-réponse se résolvait d’un vers sur l’autre).
Mais aussi parce que tel est souvent l’usage d’Apollinaire dans ​Alcools​, se dissocier pour se
rassembler : même cheminement du “tu” au “je” dans le poème “1909”: “Elle était si belle que tu
… / Elle était si belle qu’elle me …”. Même dédoublement de soi, se faisant à la fois locuteur et
interlocuteur dans “A la Santé” : “Guillaume qu’es-tu devenu”. Enfin, même procédé dans
“Cortège” où le poète occupe tous les postes de l’énonciation au vers 21: “Je me disais Guillaume
il est temps que tu viennes”.

13
Michel Décaudin (​opt.cit.)​ en a une autre lecture, renvoyant aux souvenirs d’enfance d’Apollinaire et de son frère cadet
à Stavelot.

LPB/ 6 de 7
Des vers 49 à 50 le gain a l’air minime mais le rapport au monde a tout de même changé: de “te
souviens-tu” à “tu te souviens”, de l’interrogative à l’incise, on est passé d’une mise en doute à
une confirmation de l’état des connaissances.
Ce parcours de soi vers soi, en forme de révolution, pose donc la question de la réalité de la
répétition : les vers 1-2 “Ouvrez-moi cette porte où je frappe en pleurant / La vie est variable aussi
bien que l’Euripe” qui se retrouvent aux vers 54-55, parce qu’ils sont identiques, peut-on vraiment
les considérer comme similaires? Considérer qu’ils se valent reviendrait à nier, entre les deux
séries d’alexandrins (v. 1-2 et 54-55), le voyage intérieur accompli ; si l’on admet la dimension non
pas commémorative mais initiatique de ce poème, alors l’espace est du temps, et la répétition,
moins une facilité qu’une victoire​14​.

Conclusion

Le voyage proposé par Apollinaire permet, comme souvent, de traverser les espaces:
villes/campagnes, passé/avenir, conventions/modernité.“Le flâneur des deux rives”, comme dit
Apollinaire démontre aussi comme certains l’ont fait avant lui (Baudelaire, par exemple) ou comme
d’autres le feront après lui (Michaux, par exemple) que les nouveaux mondes se logent, comme il
le dira dans une tournure toute rabelaisienne dans “Vendémiaire”, au fin fond du “gosier”. Le
poème montre aussi que la plus grande expédition de notre vie se joue dans nos expériences et
notre mémoire, à pacifier. L’aventure n’est pas sans coût et explique le recours à “l’alcool”, que
l'on retrouve ici comme dans “Zone”​15 (on ne retrouvera plus le terme de tout le recueil). Deux
pérégrinations dans la mémoire qui ont en commun d’oser s’en remettre à la substance
susceptible d’altérer les souvenirs ! - Hautement improbable dans la vie courante mais tellement
fructueux en poésie.

14
“ Ma voix fidèle comme l’ombre / Veut être enfin l'ombre de la vie / Veut être ô mer vivante infidèle comme toi”, dans
“La Victoire”, ​Calligrammes, poèmes de la paix et de la guerre​,​ 1913-1918​ (1918).
15
Vers 148: “Et tu bois cet alcool brûlant comme ta vie.”

LPB/ 7 de 7

Vous aimerez peut-être aussi