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Corrigé du commentaire sur « Harmonie du soir »

Baudelaire est sans doute le poète le plus étudié et le plus exporté du domaine
francophone: quelles raisons à cet impact durable sur les lecteurs? Sa diversité
(promoteur tant de l’écriture versifiée dans ses formes les plus strictement codifiées
mais aussi promoteur du poème en prose) ? Sa complexité (exemple criant du poète
maudit tel que l’a défini Verlaine mais aussi critique d’art reconnu et respecté dans tout
Paris) ? Peut-être que Baudelaire, « l’expert suprême en mélancolie » comme le
résume Jean Starobinski fascine par son audace, mais aussi surtout pour son
ambiguïté et sa complexité.
L'ambiguïté est une entrée fondamentale pour qui veut approcher l'architecture et
l'originalité de Spleen et Idéal. « Harmonie du soir », qui se situe quasiment en milieu
de section rend parfaitement compte de cette esthétique.
L'ambiguïté prend trois formes dans « Harmonie du soir »: nous étudierons
d'abord le balancement du poème entre constance et instabilité dans les thèmes
comme dans le rythme; puis nous verrons comment le poète est pris en étau entre
religiosité et angoisse métaphysique; enfin nous montrerons qu'en conséquence, qu'il
faut situer ce poème à mi-chemin entre romantisme et symbolisme.

« Harmonie du soir » oscille entre harmonie et fragilité.


L'harmonie est musicale: notons d'abord que le champ lexical dominant est celui
de la musique avec des termes comme « le violon » qui se situe en plein cœur du
poème, en son milieu. Le titre du poème « Harmonie du soir » est à lui seul une jolie
musique: les sonorités en -r- ou en -a- se retrouvent de mot en mot, de syllabe en
syllabe. Enfin, la forme du poème, le pantoum est construit sur le principe de la
régularité et de la récurrence puisque cette forme orientale consiste à faire revenir le
poème sur ses pas avec la reprise d'un vers sur deux dans la strophe suivante.
Parallèlement à cet effet harmonieux le poème montre aussi sa fragilité et son
instabilité. Le champ lexical de la fragilité se retrouve avec des termes comme «
frémit», « vibre » « vertige». Quant à la forme du pantoum elle est marquée aussi
par le principe du décalage: ce poème qui se répète toujours partiellement semble
ne jamais finir, et n'afficher aucune limite claire.

« Harmonie du soir » est à la fois empreint de religiosité et d'angoisse


métaphysique.
La religiosité est celle qui encadre tout le poème, » d' « encensoir » à« ostensoir, et qui
par le jeu de la rime en «-oir » est annoncée dès le titre (« Harmonie du soir »). de
façon métaphorique la lumière est traditionnellement associée à l'éclat divin et de fait
ce poème est baigné de la lumière divine: du « ciel », au « soleil » en comptant le
« passé lumineux». Enfin le vers liminaire, avec l'adverbe déictique «voici » semble
imiter les annonces prophétiques des textes bibliques.
Mais parallèlement à cette tonalité religieuse et fervente, le poème montre que
l'angoisse gagne du terrain pour envahir tout le poème et le rattacher à un spleen
qu'aucune religion ne soigne. Le temps qui passe est obsédant, avec le vers
liminaire « voici venir les temps », mais aussi le « vestige » ou le terrible verbe «se
figer ». Le champ lexical de la souffrance renforce cette impression de grande
dépression: « afflige », « triste », « néant », «hait ». Se profile alors en filigrane le
thème du suicide, avec des pronominaux synonymes de « mourir» tels que « se
noyer», « se figer » ou encore « s'évaporer ».

Cette ambiguïté existentielle renvoie à un écartèlement tout littéraire. Le poète


qui oscille entre spleen et idéal est aussi l'artiste partagé entre les traces du
romantisme en lui et la tentation symboliste de fin de siècle.
Le romantisme est le mouvement littéraire qui fait la part belle au registre lyrique. Ici il
faut attendre la fin du poème pour que le moi surgisse (avec le lieu «en moi »)
mais dès le vers liminaire, le locuteur qui convoque un interlocuteur par le déictique
(« voici ») existe de façon cachée. Autre indice d'un art romantique qui perdure chez
Baudelaire, le jeu sur l'inversion des catégories objets/sujets pour arriver à une
confusion presque vivable: le «violon » qui « frémit » agit à la manière d'un corps
humain.
Le symbolisme de fin de siècle qui séduira des émules de Baudelaire comme
Rimbaud et Verlaine se repère d'abord grâce à la multiplicité des figures d'analogies
(métaphores, comparaisons), autant d'images qui font du poème aussi un tableau
vivant, odorant et sonore: « ainsi qu'un encensoir », « comme un violon qu'on afflige»,
« comme un grand reposoir». L'aspect symbolique du texte vient également de son
indéfinition spatio-temporelle; ici nul marqueur de temps, nulle indication de lieu, on
pourrait être n'importe où, ou même, nulle part. Aucun réalisme n'est recherché, ce
qui compte étant en effet la portée symbolique, la signification plus ou moins explicite
des éléments choisis pour leur expressivité: le «violon» choisi pour sa connotation
pathétique, le « ciel » pour sa connotation religieuse. Ici, nulle volonté de la part
du poète de s'afficher, de se laisser localiser ou identifier à coup sûr; pourvu que le
lecteur le retrouve vaguement dans le rapprochement implicite qui est fait entre un
paysage extérieur (« un ciel triste ») et une âme intérieure («un cœur tendre») qui
reste indéfinie pour être à la fois celle du poète et celle du lecteur, personnelle et
universelle.

« Harmonie du soir » est caractérisé par la notion d'ambiguïté de la forme,


des thèmes, des registres (entre lyrique et pathétique), et de la situation du poète,
à la fois humain- terrien et visiblement déjà ailleurs, irrattrapable, dans un spleen
éthéré, à la fois fervent et aspirant à l'Idéal et irrémédiablement terrestre, et désespéré.
Baudelaire a inspiré après lui des générations de poètes, maudits le plus souvent
à leur tour (Verlaine, Lautréamont, puis Huysmans, Villiers de l’Isle-Adam) mais pas
seulement, car Paul Valéry ou Pierre-Jean Jouve revendiquent son héritage, lequel loin
de s’étioler trouve encore très récemment des réactualisations avec le poète
contemporain qui lui est sans doute attaché avec le plus de ferveur, Yves Bonnefoy :
ce dernier lui consacre en effet plusieurs hommages successifs : Sous le signe de
Baudelaire (2010), Le siècle de Baudelaire (2014) , et en avait même été l’invité (par
Antoine Compagnon) d’un séminaire au collège de France en 2012 intitulé « Pourquoi
Baudelaire ? ».

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