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Lecture analytique : « Sans rancune »,

Mourir de ne pas mourir, Capitale de la douleur , Paul Eluard.

Intro :
Lorsque paraît le recueil Mourir de ne pas mourir, en 1924, Paul Eluard n’est pas encore le
grand poète engagé qu’il deviendra au cours de la Seconde Guerre mondiale. Toutefois, il
sort à peine de l’expérience Dada, qui l’a conforté dans son refus radical d’une société
dominée par les valeurs de la bourgeoisie. Si la thématique sociale et politique est certes
très secondaire dans ses poèmes, elle n’en est donc pas complètement absente. En
particulier, « Sans rancune » évoque la condition d’un peuple soumis à l’oppression des
“forts”. D’ailleurs, aux yeux du poète, la souffrance amoureuse est un aspect de la douleur
universelle à laquelle Eluard était déjà sensible. Loin pourtant de plaindre ses semblables
qu’il dépeint accablé de souffrances, il les incite à la lutte.
Problématique : Comment ce texte mêle-t-il alors le destin du poète à celui de l’humanité
entière ?

Plan :
I. Les visages de la douleur.
II. Le portrait accablant d’un peuple accablé.
III. Les fonctions du poète.

I. Les visages de la douleur.


1. L’expression de la douleur domine le poème.
Champ lexical : « Larmes », « malheurs », « malheureux » (v. 1), « malheurs », « larmes »
(v. 2), « triste » (v. 4-5), « soupirs » (v. 9), « infortune » (v. 14).
Extrême simplicité des termes, pauvreté apparente des répétitions.
Beaucoup de figures de répétition : chiasme au vers 1 et 2, dérivation « malheur des
malheureux » (v.2), parallélisme de « triste » (v.4. Avec un chiasme par rapport à « il est »).
Reprise de « triste » dans une anaphore au vers 5 (avec syllepse : triste passe du sens
propre au vers 4, au sens figuré au vers 5). Diérèse sur « yeux » (v.1) pour évoquer ce
débordement de larmes.
Les mêmes mots simples reviennent.
 Eluard s’efforce d’accorder son langage avec le caractère brutal, scandaleusement
répétitif de son objet.
Hyperbole à la fin du poème « Toute l’infortune du monde » (v.14) + exagération « Et mon
amour dessus » (v.15). Il devrait dire « Dont fait partie mon amour ».  point culminant de la
douleur ? Point capital de la douleur ? ou bien certaine forme de dérision ? (= toute cette
douleur qui m'accable et la mienne en plus … Ou bien : toute cette souffrance et moi je me
plaindrais de si peu !!...)

2. La formule finale évoque le chagrin amoureux.


3 strophes d'alexandrins (attention : faire la diérèse sur « yeux » v.1, « tiennent » v.7,
« rien » v.11)
Dernière strophe, séparée typographiquement par un astérisque et un changement dans la
métrique (vers plus courts).
« Une ombre… » (v.13) : points de suspension pour ce dissyllabe. Vers inachevé ? Comme
l’ombre dont les contours sont flous ?
Qu'est-ce que cette ombre : les contours flous de toute cette souffrance ? Les hommes qui
ne sont plus que des ombres ? La mort de son amour (les ombres dans l'Antiquité sont les
morts dans les Enfers) ? Son amour passé dont il ne reste rien ?
Conjonction « Et » (v.15) qui coordonne deux choses éloignées : l’infortune du monde et son
amour malheureux.
Pourtant Eluard semble faire de sa douleur l’expérience de la douleur universelle.
La comparaison « Comme une bête nue » (v.16) fait de son amour quelque chose de
sauvage. Mais la bête ce n’est pas simplement la bête féroce, elle est « nue » : l’autre
domaine d’utilisation du mot bête est justement celui d’une bête sans défense. La « bête »
inspire de la pitié : « pauvre bête ! ». Avec cet amour, Eluard se retrouve à la fois dans une
situation un peu sauvage, rudimentaire, violente, mais aussi vulnérable, fragile. « dessus »
(v.15) place l’amour au sommet d’une montagne de souffrances, forme de paroxysme et
d’impuissance.

3. Mais ce chagrin n’est que l’écho, le point de départ d’une constatation plus amère :
l’universalité des souffrances subies par le peuple.
Ce poème décrit les souffrances de l’humanité. En effet, les deux premiers vers sont
entièrement écrits au pluriel, ce qui donne au discours une portée générale, comme
l’annonce au vers 1 l’expression « les malheurs des malheureux ». Ce phénomène est
renforcé par l’absence de verbe, qui ramène la parole à une énumération de groupes
nominaux purement descriptifs.
Mais emploi soudain du pronom personnel « il » au vers 3 => le texte se focalise sur un cas
particulier. L’absence de critère d’individuation suggère que le poète évoque en fait l’homme
générique, dont le dernier vers du quatrain pourrait bien résumer la condition : « Il est triste
en prison et triste s’il est libre ». La cause de ces souffrances est évoquée dans la seconde
strophe : « Les forts / Sont assis, les faibles tiennent le pouvoir » (v. 6-7). Ici le poète divise
le monde en deux catégories, dont l’antinomie « forts » / « faibles » marque nettement
l’opposition. De plus, « Les forts » est mis en valeur par le contre-rejet qui permet à cette
expression de dominer le reste de la phrase. Empruntées au jeu des échecs, les figures du «
roi » et de la « reine » (v. 8) ont une valeur symbolique, que confirment les déterminants
singuliers à valeur générique, « le » et « la ». Enfin, l’emploi du présent confère aux vers 7 et
8 une dimension de vérité générale.

II. Le portrait accablant d’un peuple accablé.


1. L’oppression est mise en avant par le poème.
Le retour obsédant des mêmes sonorités produit, dans la première strophe du poème, un
effet de saturation sonore. Ainsi les sons du mot « larmes » (L-A-R-M-E) se transposent,
intacts, dans « malheurs » (M-A-L-E-R), dont la dernière syllabe resurgit dans « couleurs »
(v.2). Les mots s’engendrent les uns les autres. L’assonance en [a] suggère en outre une
imitation d’un cri de douleur  échos dans les strophes suivantes : « A », « aveugle » (v.6),
« assis », « assise » (v.7-8), « lâches » (v.10).
La souffrance ici décrite est d’autant plus cruelle qu’elle ne suscite qu’indifférence, comme le
suggèrent les expressions « malheurs sans intérêt et larmes sans couleurs » (v. 2). « larmes
sans couleurs » : truisme qui insiste sur l’aspect invisible des larmes qui coulent en silence.
Des larmes, ce n'est pas assez spectaculaire pour qu'on s'y intéresse. La seconde strophe
évoque les causes de cette souffrance. Au coeur du quatrain, le nom « les faibles » est en
effet encadré par des figures de l’oppression. Mis en valeur par le contre-rejet, le groupe
nominal « les forts » (v. 6) est qualifié au vers 7 par l’adjectif « assis », qui est repris au vers
8 en épithète du nom « reine ». La rime qui unit « noire » (v. 5) et « pouvoir » (v. 7) se
perpétue au vers 8 dans les sonorités du mot « roi »  les faibles sont pris dans les filets de
ses sonorités. La sifflante [s] fait peser sa menace des vers 7 à 9.

2. La fatalité de la souffrance.
Les répétitions saturent la première strophe du poème. Dès les vers 1 et 2, les noms
« larmes » et « malheurs » apparaissent deux fois, le second étant repris en outre sous une
forme dérivée (« malheureux », v. 1). L’impression que l'on ressasse produite par la
répétition de ces termes est renforcée, dans ces deux premiers vers, par leur disposition en
chiasme, qui semble dès le début du texte enfermer locuteur et lecteur dans une spirale
écrasante de souffrance.
De même, impression de circularité, d’enfermement du discours sur lui-même avec le rythme
binaire des alexandrins, construits dès le vers 2 autour d’une césure à l’hémistiche. Ainsi,
aux vers 3 et 4, ce rythme renforce l’impression de monotonie produite par la reprise en
anaphore du pronom « il », qui introduit quatre propositions successives. Leur enchaînement
suggère une équivalence des situations particulièrement sensible au vers 4, où la répétition
de l’adjectif « triste » annule l’antithèse portée par ses compléments « en prison » et « s’il est
libre ». Paradoxe : la liberté promise par nos sociétés modernes n'est qu'une nouvelle forme
d'esclavage => d'où cette tristesse inéluctable. C’est d’ailleurs ce même adjectif qui ménage
une continuité entre les deux premières strophes : « Il fait un triste temps » (v. 5), perpétuant
ainsi l’atmosphère douloureuse du premier quatrain. Comme souvent, le temps qu’il fait
dehors révèle chez Eluard le temps qu’il faite dedans.

3. Mais loin de lutter contre l’oppression, le peuple s’y résigne.


Le thème de la lâcheté est explicitement inscrit dans le texte, avec la mention, à la rime, de
l’adjectif « lâches » (v. 10). Il est préfiguré par la métaphore des « injures » qui «
pourrissent / Dans la bouche des muets » (v. 9-10). La violence des termes utilisés est
renforcée par celle de leurs sonorités : l’inoffensif « sourires » devient « pourrissent » en fin
de vers (assonances, métathèse1 du s), et initie une assonance en [ou] (« soupirs »,
« pourrissent », « bouche » v.9-10) et des allitérations assez agressives en [r] et en [s], puis
en [v]/[f]. La paronomase « sourires et soupirs » rapproche deux termes antithétiques qui se
trouvent finalement réunis dans le terme « pourrissent » (mêmes sons : [p], [u], [r], [s] et [i]).
Derrière les sourires de façade se cachent des « injures [qui] pourrissent). Le « Sans
rancune » du titre est-ce cette résignation, cette absence de haine envers ceux qui
détiennent le pouvoir ?
Mais surtout, le poète prend soudain à partie un destinataire qu’il interpelle à la deuxième
personne du pluriel : « Ne prenez rien […] / Vos mains sont faites pour vos poches et vos
fronts » (v. 11-12). Ce « vous » désigne l’ensemble de l’humanité, qu’Éluard invective sans
ménagement. En effet, la métaphore de la main sert ici une violente satire de l’homme, qui
était annoncée par une invitation ironique à la prudence : « Ne prenez rien : ceci brûle, cela
flambe ! » (v.11). L’image du feu renvoie à la révolte, voire à la révolution : l’auteur laisse
entendre qu’elles seraient trop dangereuses pour l’humanité ?? Le vers 12 file la métaphore :
les mains « faites pour [les] poches » évoquent la passivité des humains, qui répugnent à
agir. La conjonction de coordination « et » (v.12) évoque une succession : d’abord les mains
sont dans les poches et on subit parce qu’on n’agit pas. Ensuite, les mains tiennent le front
parce qu’on se lamente, qu’on se cache la vérité, qu’on se tient la tête pour prier et espérer
que la solution vienne d’ailleurs que de soi (ou bien le front évoque le travail qu'on effectue
servilement comme dans l'expression : la sueur de son front). (cf. dans le poème précédent
« Silence de l’Évangile », on lit : « dormons mes frères »)
Cette passivité était déjà préparée par le passage du personnel à l'impersonnel « il » dans
l'anaphore des v. 3 à 5.

III. Les fonctions du poète.


1. Parce qu’il est séparé du reste de l’humanité, le poète peut être proche d’eux.
Le poème est construit en deux temps : aux trois premiers quatrains succède une clausule
(formule de fermeture, de conclusion), nettement séparée du reste par un astérisque. Les
trois premiers quatrains relèvent du registre polémique. Dans la première strophe, le poète
décrit les malheurs de l’humanité, dont il semble se distinguer d’emblée en se mettant en
scène sous la forme d’un « il » (autre interprétation de ce « il ») qui l’isole du collectif désigné
par le nom « les malheureux ». Cette mise à l’écart lui ménage la distance nécessaire pour
prendre à partie ses semblables, dont la passivité le révolte. Même s'il se solidarise de la
cause, il condamne cette passivité.
Dans la clausule (dernière strophe), utilisation soudaine du registre lyrique, d’abord marqué
par l’apparition discrète de la première personne (« mon » v.15). Le locuteur prend ici la
parole pour évoquer son amour. Jusqu’alors vindicatif, le ton se fait plus hésitant, plus
apaisé, plus doux, plus lyrique, ce que pourraient trahir les points de suspension, le
changement de sonorités (allitérations en [m]/[n] et assonances en [u]/[o]) et les vers
adaptent leur rythme au murmure du poète.

2. Le poète prend alors en charge la douleur de tous les hommes.


Première strophe : glissement du pluriel au singulier. Alors que les deux premiers vers se
concentrent sur les « malheureux », le vers 3 met subitement en scène un « il ». Ce pronom
semble désigner le poète lui-même, tenant son moi à distance pour endosser le rôle
d’observateur et de porte-parole du genre humain. La litote « n’est pas insensible » (v. 3)
suggère en effet l’empathie du personnage pour les « malheurs sans intérêt » (v. 2) de ses

1 Métathèse = inversion des lettres (ici s-ou de sourires devient ou-s dans pourrissent).
congénères, sentiment qui le conduit à partager leurs souffrances : « Il est triste en prison et
triste s’il est libre » (v. 4). À la violence des « malheurs » qui frappent le genre humain,
répond la gravité de la tristesse, plus intellectuelle, du poète, que la dernière strophe nous
montre prenant en charge la souffrance de ses semblables : « Toute l’infortune du monde /
Et mon amour dessus » (v. 14-15).  Le titre du recueil peut prendre alors un nouveau
sens : capitale de la douleur, c’est-à-dire le plus haut point de la douleur, dont le centre (= la
capitale) c’est le poète. Évoquer les plus fortes douleurs ne saurait se passer des
souffrances de l’humanité.

3. Le poète n’est pas qu’un homme des mots, il invite à l’action.


Vers 11 et 12 ironiques. En effet, Éluard imite ici le discours des oppresseurs, qui interdisent
aux « faibles » de posséder et les persuadent qu’ils sont nés pour être dominés : « Ne
prenez rien […] / Vos mains sont faites pour vos poches et vos fronts. » Aussi ces vers
demandent-ils à être relus. L’interdiction (« Ne prenez rien ») peut être réinterprétée comme
une exhortation à « prendre », verbe que la métaphore de l’incendie invite à comprendre
dans le sens de passer à l’action. De même, si le vers 12 énonce, sur un ton neutre, le
constat de la passivité essentielle de l’homme (« Vos mains sont faites pour vos poches et
vos fronts »), il fonctionne comme une antiphrase provocante pour inciter ses destinataires à
réagir.
La mention de l’aveugle au vers 6 donne un ton comique à la formule détournée qui combine
« il fait un temps à ne pas mettre un chien dehors » et « il fait une nuit noire ». Double cécité
de l'humanité qui, aveugle, semble chercher sa route dans la « nuit noire » (= pléonasme) =>
formules hyperboliques, comble. On peut aussi voir dans cet aveugle l’aède Homère et à
travers lui le symbole du poète (Le poème « Le sourd et l’aveugle » p.54 associait déjà le
poète à l’aveugle… le sourd étant le peintre). La formule détournée sonne ironiquement
ainsi : il faut mettre les aveugles, c’est-à-dire les poètes dehors pour qu’ils disent les vérités
aux hommes, pour qu’il leur ouvre les yeux. Autre interprétation : c’est l’humanité qui est
aveugle et qui ne se rend pas compte de l’exploitation qu’elle subit. D'ailleurs, cette humanité
est aussi muette (« muets » v.10). Les « injures » qui « pourrissent » inutilement dans les
« bouches », c'est-à-dire qu'elles ne sont pas prononcées, extériorisées, reçoivent justement
le relais/relai (orthographe moderne) du poète qui sait formuler les choses.
A ce propos, le deuxième quatrain est ambigu. Eluard semble par l'ambiguïté des termes et
le chiasme avec le mot « assis » (v.7-8) rétablir la vérité. Qui sont vraiment les faibles ?
Ceux qui « tiennent le pouvoir » ! Comme dans le Traité de la servitude volontaire d'Etienne
de La Boétie, le peuple représente la force et par lâcheté se laisse gouverner par un tyran.
Ici aussi, les forts sont assis donc sont dans un état de passivité. La « reine » n'est-ce pas le
peuple ? Que peut le pouvoir, c'est-à-dire le « roi », sans l'aide du peuple ? Rappelons
qu'aux échecs, l'on doit certes protéger le roi mais que la reine est la pièce la plus forte, celle
qui peut tout. Au peuple donc de se lever et de renverser celui qui est debout.

Conclusion
« Sans rancune » témoigne des réactions d’Eluard face au spectacle d’un monde où règnent
la souffrance, le malheur, l’inégalité. Plus, toutefois, que l’injustice de ce monde, le poète y
dénonce la passivité de ses contemporains, auxquels il reproche notamment leur résignation
face à l’oppression sociale. Ainsi décrit-il la lâcheté d’un peuple de « faibles », qui se soumet
sans broncher au pouvoir de quelques-uns. La tonalité polémique du texte explique peut-
être, d’ailleurs, le choix de son titre : l’expression familière « sans rancune » pourrait bien
être une manière d’excuse que le poète adresse par avance à ses lecteurs, qu’il prend
directement à partie (volonté de franchise). Mais tel est bien le rôle qui, selon Eluard,
incombe au poète : inciter les hommes à ouvrir les yeux sur leur situation, afin de se révolter.
Aussi n’est-il guère étonnant que « Sans rancune » soit le seul poème de Capitale de la
douleur qu’Eluard choisira de faire figurer en 1952, dans Poèmes pour tous, recueil militant
destiné à un public populaire.

N.B. : On n'ignorera pas pour l'oral que le plus célèbre poème d'Eluard s'appelle « Liberté »
et qu'il est tellement connu qu'il fait partie du patrimoine français. Allez le relire dans un
manuel ou sur internet éventuellement.

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