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Intro :
Lorsque paraît le recueil Mourir de ne pas mourir, en 1924, Paul Eluard n’est pas encore le
grand poète engagé qu’il deviendra au cours de la Seconde Guerre mondiale. Toutefois, il
sort à peine de l’expérience Dada, qui l’a conforté dans son refus radical d’une société
dominée par les valeurs de la bourgeoisie. Si la thématique sociale et politique est certes
très secondaire dans ses poèmes, elle n’en est donc pas complètement absente. En
particulier, « Sans rancune » évoque la condition d’un peuple soumis à l’oppression des
“forts”. D’ailleurs, aux yeux du poète, la souffrance amoureuse est un aspect de la douleur
universelle à laquelle Eluard était déjà sensible. Loin pourtant de plaindre ses semblables
qu’il dépeint accablé de souffrances, il les incite à la lutte.
Problématique : Comment ce texte mêle-t-il alors le destin du poète à celui de l’humanité
entière ?
Plan :
I. Les visages de la douleur.
II. Le portrait accablant d’un peuple accablé.
III. Les fonctions du poète.
3. Mais ce chagrin n’est que l’écho, le point de départ d’une constatation plus amère :
l’universalité des souffrances subies par le peuple.
Ce poème décrit les souffrances de l’humanité. En effet, les deux premiers vers sont
entièrement écrits au pluriel, ce qui donne au discours une portée générale, comme
l’annonce au vers 1 l’expression « les malheurs des malheureux ». Ce phénomène est
renforcé par l’absence de verbe, qui ramène la parole à une énumération de groupes
nominaux purement descriptifs.
Mais emploi soudain du pronom personnel « il » au vers 3 => le texte se focalise sur un cas
particulier. L’absence de critère d’individuation suggère que le poète évoque en fait l’homme
générique, dont le dernier vers du quatrain pourrait bien résumer la condition : « Il est triste
en prison et triste s’il est libre ». La cause de ces souffrances est évoquée dans la seconde
strophe : « Les forts / Sont assis, les faibles tiennent le pouvoir » (v. 6-7). Ici le poète divise
le monde en deux catégories, dont l’antinomie « forts » / « faibles » marque nettement
l’opposition. De plus, « Les forts » est mis en valeur par le contre-rejet qui permet à cette
expression de dominer le reste de la phrase. Empruntées au jeu des échecs, les figures du «
roi » et de la « reine » (v. 8) ont une valeur symbolique, que confirment les déterminants
singuliers à valeur générique, « le » et « la ». Enfin, l’emploi du présent confère aux vers 7 et
8 une dimension de vérité générale.
2. La fatalité de la souffrance.
Les répétitions saturent la première strophe du poème. Dès les vers 1 et 2, les noms
« larmes » et « malheurs » apparaissent deux fois, le second étant repris en outre sous une
forme dérivée (« malheureux », v. 1). L’impression que l'on ressasse produite par la
répétition de ces termes est renforcée, dans ces deux premiers vers, par leur disposition en
chiasme, qui semble dès le début du texte enfermer locuteur et lecteur dans une spirale
écrasante de souffrance.
De même, impression de circularité, d’enfermement du discours sur lui-même avec le rythme
binaire des alexandrins, construits dès le vers 2 autour d’une césure à l’hémistiche. Ainsi,
aux vers 3 et 4, ce rythme renforce l’impression de monotonie produite par la reprise en
anaphore du pronom « il », qui introduit quatre propositions successives. Leur enchaînement
suggère une équivalence des situations particulièrement sensible au vers 4, où la répétition
de l’adjectif « triste » annule l’antithèse portée par ses compléments « en prison » et « s’il est
libre ». Paradoxe : la liberté promise par nos sociétés modernes n'est qu'une nouvelle forme
d'esclavage => d'où cette tristesse inéluctable. C’est d’ailleurs ce même adjectif qui ménage
une continuité entre les deux premières strophes : « Il fait un triste temps » (v. 5), perpétuant
ainsi l’atmosphère douloureuse du premier quatrain. Comme souvent, le temps qu’il fait
dehors révèle chez Eluard le temps qu’il faite dedans.
1 Métathèse = inversion des lettres (ici s-ou de sourires devient ou-s dans pourrissent).
congénères, sentiment qui le conduit à partager leurs souffrances : « Il est triste en prison et
triste s’il est libre » (v. 4). À la violence des « malheurs » qui frappent le genre humain,
répond la gravité de la tristesse, plus intellectuelle, du poète, que la dernière strophe nous
montre prenant en charge la souffrance de ses semblables : « Toute l’infortune du monde /
Et mon amour dessus » (v. 14-15). Le titre du recueil peut prendre alors un nouveau
sens : capitale de la douleur, c’est-à-dire le plus haut point de la douleur, dont le centre (= la
capitale) c’est le poète. Évoquer les plus fortes douleurs ne saurait se passer des
souffrances de l’humanité.
Conclusion
« Sans rancune » témoigne des réactions d’Eluard face au spectacle d’un monde où règnent
la souffrance, le malheur, l’inégalité. Plus, toutefois, que l’injustice de ce monde, le poète y
dénonce la passivité de ses contemporains, auxquels il reproche notamment leur résignation
face à l’oppression sociale. Ainsi décrit-il la lâcheté d’un peuple de « faibles », qui se soumet
sans broncher au pouvoir de quelques-uns. La tonalité polémique du texte explique peut-
être, d’ailleurs, le choix de son titre : l’expression familière « sans rancune » pourrait bien
être une manière d’excuse que le poète adresse par avance à ses lecteurs, qu’il prend
directement à partie (volonté de franchise). Mais tel est bien le rôle qui, selon Eluard,
incombe au poète : inciter les hommes à ouvrir les yeux sur leur situation, afin de se révolter.
Aussi n’est-il guère étonnant que « Sans rancune » soit le seul poème de Capitale de la
douleur qu’Eluard choisira de faire figurer en 1952, dans Poèmes pour tous, recueil militant
destiné à un public populaire.
N.B. : On n'ignorera pas pour l'oral que le plus célèbre poème d'Eluard s'appelle « Liberté »
et qu'il est tellement connu qu'il fait partie du patrimoine français. Allez le relire dans un
manuel ou sur internet éventuellement.