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CHARLES BAUDELAIRE : PRÉCURSEUR DE LA MODERNITÉ POÉTIQUE

(1821-1867)

Issu d’un milieu parisien bourgeois, cultivé et raffiné, Baudelaire vit une enfance heureuse
jusqu’à la mort de son père, en 1827. Il vit très mal le remariage rapide de sa mère avec le général
Aupick, homme d’action et d’ordre, qu’il détestera durablement. À Lyon, puis à Paris, l’adolescent suit
des études parfois agitées. En 1839, il commence à étudier le droit. C’est alors qu’il se brouille avec son
beau-père, inquiet de ses fréquentations : le jeune homme se plait surtout dans le milieu bohème et
marginal des artistes et des prostituées.
Pour l’éloigner de ces mauvaises fréquentations, la famille Aupick décide de lui offrir un long
voyage à Calcutta. Il se claustre dans sa cabine du paquebot et s’abandonne à une mélancolie
inquiétante. Il séjourne quelques semaines à l’île Maurice, puis à l’île Bourbon (actuelle Réunion). Ces
souvenirs tropicaux – soleil, paresse, exotisme – nourriront le thème de l’évasion.
De retour à Paris, Charles mène une vie de dandy : dépenses multiples et tapageuses, apparence
vestimentaire facilement provocante, refus de la morale bourgeoise. Il se lie avec l’actrice de boulevard
Jeanne Duval, une mulâtresse qui sera, durant vingt-trois ans, l’infidèle compagne de Baudelaire. En
1844, sa famille, indignée de sa vie de «débauche», impose qu’un notaire gère ses biens : le jeune
homme doit alors travailler pour vivre. Il devient journaliste, critique d’art et critique littéraire. Il se fait
connaître par les Salons (1845 et 1846) et par ses premières traductions d’Edgar Poe, qu’il voit comme
un «frère» spirituel. Le destin solitaire, la foi en la puissance salvatrice de l’art, la soif d’infini de Poe lui
renvoient l’image de sa propre misère et de ses propres exigences. En écrivant, Baudelaire se forge peu
à peu une conscience esthétique par la fréquentation des génies du siècle, qu’il contribue à faire
découvrir ou reconnaître : Hugo, Delacroix, Courbet et, plus tard, Manet et Wagner.
Trois femmes occupent en ces années le cœur de Baudelaire, toutes trois inspiratrices de
poèmes qui trouveront place dans Les Fleurs du mal. Jeanne Duval, livrée maintenant à l’alcool, trompe
le poète, le détruisant moralement. En 1847, il rencontre l’actrice Marie Daubrun, figure plus floue et
plus fuyante, laquelle sera le modèle de la femme-enfant câline et insidieuse de certains poèmes. Cinq
ans durant, de 1852 à 1857, il adora muettement la belle Apollonie Sabatier, lui adressant des poèmes
anonymes, remplis d’une ferveur mystique et sensuelle.
En 1857, Baudelaire publie Les fleurs du mal, sur lequel il travaille depuis plus de quinze ans.
Attaqué en justice en même temps que Madame Bovary de Flaubert, son livre est condamné pour
«immoralité» et expurgé de plusieurs pièces. Très affecté de cet échec, Baudelaire est persuadé que la
société n’a pas compris la signification profonde du recueil : il se sent un poète décidément «maudit».
De 1857 à 1861, il s’enfonce dans le travail, enrichit son recueil de trente-cinq pièces nouvelles, poursuit
sa réflexion esthétique (Salon de 1859) et littéraire (des articles sur Gautier et Flaubert), commence en
1861 un journal intime, sous forme de notes et réflexions (Fusées, Mon cœur mis à nu) et écrit des
poèmes en prose (Le Spleen de Paris). Il utilise parfois comme stimulants l’opium et le haschich. En 1866,
une attaque va le laisser jusqu’à la mort aphasique et hémiplégique : il mourra à Paris après une terrible
agonie.

L’esthétique baudelairienne :
Baudelaire a fait connaître ses idées esthétiques dans Salons, dans Curiosités esthétiques et l’Art
romantique.
Lecteur enthousiaste des romantiques (Hugo, Chateaubriand), Baudelaire n’a jamais cessé
d’admirer le romantisme, avec lequel il a une véritable affinité psychologique : le vague à l’âme, la
révolte, le mysticisme, le sens du mystère. Il dénonce pourtant les erreurs et les insuffisances auxquelles
entraîne le romantisme : pur épanchement lyrique, goût de l’analyse personnelle, abandon à la facilité,
négligence de style. Les théories de l’Art pour l’Art et du Parnasse prônées par Théophile Gautier et
Leconte de Lisle, vers 1845, séduisent le poète : restaurer le culte de la beauté pure, privilégier le travail
sur la forme. Au contact de ces poètes, Baudelaire acquiert une rigueur et une technique que l’on
retrouve dans Les fleurs du mal. Avant Stéphane Mallarmé et Paul Valéry, Baudelaire est le premier qui
ait réglé sa création sur l’intelligence de la poésie, sur l’effort de dépersonnaliser la poésie.
La poésie est un exercice spirituel ayant une valeur cathartique. Baudelaire n’accepte pas la
valeur utilitaire de l’art. La littérature ennoblit les mœurs par sa beauté, non par son caractère
moralisateur. Mais il n’adhère pas à toutes les propositions de cette école ; il se méfie de son caractère
matérialiste et scientiste, car il a la conviction qu’il ne peut y avoir de profondeur sans émotion. Bien
qu’il dédie Les fleurs du mal à Gautier, plusieurs choses les séparent. Baudelaire inaugure ce qu’il appelle
la «modernité poétique». C’est une troisième voie entre le romantisme et le formalisme ; c’est un
romantisme maîtrisé, un nouveau langage appliqué aux émotions. C’est par ce mariage de la rigueur et
de la sensibilité que Baudelaire a inauguré la poésie moderne.
Le beau baudelairien subit des transformations : il est immobile, éternel, un rêve de pierre. Le
laid devient une source de la beauté, grâce à la magie créatrice. Son esthétique du laid s’allie à l’insolite,
à la démesure, à l’anormal, au grotesque.
La théorie des correspondances est l’aspect le plus connu de son esthétique. La nature est un
vaste dictionnaire ou un immense clavier aux résonnances multiples. Le poète est le traducteur de ces
analogies. Pour lui, la musique et la peinture sont des moyens d’expression qui doivent se confondre
(syncrétisme esthétique réalisé dans l’opéra de Wagner). Une infinité de correspondances s’établit sur
plusieurs plans :
- le monde sensible (correspondance horizontale) : rapports entre les sensations
visuelle, auditive, olfactive, entre les arts.
- le plan métaphorique (correspondance verticale) : des rapports entre le sensible et le
spirituel, la terre et le ciel, la nature extérieure et les choses invisibles, le naturel et le
surnaturel, l’inanimé et le vivant, le langage et le monde, etc.
La notion de symbole exerce une vraie fascination sur Baudelaire. Pour lui, symboliser, c’est
réunir dans une même unité le signe et la chose signifiée, l’apparence et la réalité, le sens caché et le
superficiel, pour atteindre la profondeur de l’existence. Cet acte ressemble à une révélation mystique.
Le symbolisme de Baudelaire est la projection d’une lumière magique sur un objet banal en soi, mais qui
en est transfiguré.
Selon Baudelaire, la qualité essentielle de l’écrivain est l’imagination. La sensibilité est mise au
service de l’imagination, guidant le poète dans la perception des rapports intimes, des analogies
universelles. C’est elle qui engendre les métaphores et les symboles.

Les Fleurs du mal


Ce recueil connut deux éditions du vivant de l’auteur : celle de 1857, avec 101 poèmes, et celle
de 1861, avec 127 poèmes. L’ouvrage est admirablement organisé, étant le résultat d’un travail acharné
et lucide. Les 6 parties du recueil représentent les 6 étapes d’un voyage explorant la misère de l’homme,
illustrant 6 thèmes importants de la poésie baudelairienne.
Le titre Limbes, auquel Baudelaire songe à un moment, correspond mieux que Les fleurs du mal
au déchirement tragique de l’âme de Baudelaire, incapable de choisir entre le bien et le mal, entre la
réalité du spleen et le désir de l’idéal: «Il y a dans tout homme, à toute heure, deux postulations
simultanées, l'une vers Dieu, l'autre vers Satan. L'invocation à Dieu, ou spiritualité, est un désir de
monter en grade ; celle de Satan, ou animalité, est une joie de descendre» (Mon cœur mis à nu). Le titre
du recueil suggère qu’il existe une beauté propre au mal. Misère et beauté, déchéance et pureté se
mêlent et fusionnent. La création poétique transmue le mal et la laideur en beauté, étant une sorte
d’alchimie de la misérable réalité.
Les 6 parties des Fleurs du mal pourraient être vues comme les cercles dantesques, les
moments successifs d’une alchimie poétique de la destinée, d’un voyage entre la vie et la mort, celle-ci
étant la dernière étape possible, qui concilie le Ciel et l’Enfer. Le recueil est composé comme il suit :

Le poème liminaire (hors section) Au lecteur montre l’homme en proie à tous les vices, poursuivi par
l’Ennui, ce Satan moderne. Si le monde est un Enfer, Les fleurs du mal seront un voyage à travers cet
Enfer matériel et spirituel, ayant pour guide le poète. La célèbre apostrophe «Hypocrite lecteur, - mon
semblable, - mon frère !» révèle que, si le poète, en tant qu’homme, est la proie du Mal, lui au moins
sait le reconnaître, et nous invite à ne pas fermer les yeux (comme les pharisiens).

Spleen et idéal (85 premiers poèmes) : le poète se sent pris entre la misère et l’angoisse (le spleen) et
l’aspiration vers l’absolu, l’idéal. La tragique dualité de l’artiste y est exprimée. Entre l’Idéal et le Spleen,
le rapport est de cause à effet, car si l’être est assailli par l’angoisse, c’est qu’il porte un désir d’infini, de
bonheur absolu. L’Idéal, à son tour, renforce le Spleen, car toute élévation est suivie de retombées
spleenétiques, chaque fois plus lourdes et plus longues.

Dans les 3 parties suivantes, Baudelaire décrit ses tentatives désespérées pour échapper au spleen en
profitant de tout ce que la ville peut offrir, en s’enivrant ou se livrant au vice :
Tableaux parisiens (poèmes 86 à 103) : Paris, «fourmillante cité pleine de rêves», renvoie au poète
l’image multipliée de sa détresse : partout des infirmes, des exilés, des êtres déchus, auxquels le poète
se plait à s’identifier.
Le vin (poèmes 104 à 108) : représente une première voie d’évasion vers «l’ailleurs».
Fleurs du mal (poèmes 109 à 117) : le luxe et les amours interdites (homosexualité) sont une autre voie
d’évasion.

La révolte (poèmes 118 à 120) est la tentation suprême, de nature spirituelle : se révolter contre Dieu et
se tourner vers Satan, prince des déchus.

La mort (poèmes 121 à 127) : «C’est la Mort qui console, hélas ! et qui fait vivre» : ce premier vers de La
mort des pauvres exprime le paradoxe baudelairien, qui place dans la mort le dernier espoir des
hommes. Le grand poème final, Le voyage, est un texte-bilan, qui répond à la fresque d’ouverture Au
lecteur ; à l’issue du périple dans l’Enfer moderne, la leçon est implacable. La mort offre alors la
promesse d’un voyage, mais d’un voyage autre, «au fond de l’Inconnu».

Thèmes :
Le voyage apparaît dans chaque partie, en doublant le thème du spleen, de l’amour et de la mort, se
présentant tantôt comme rêve érotique, tantôt comme dépaysement demandé par la curiosité du poète
ou comme quête d’un autre univers. Pour échapper à son spleen, le poète aspire à l’évasion dans le
temps (La vie antérieure). Les différentes formes d’évasion baudelairiennes (le primitivisme, l’exotisme,
le rêve nègre, païen, la vie antérieure, etc.) ont été interprétées comme des variantes du mythe du
paradis perdu.

Le spleen est une forme nouvelle du mal du siècle romantique. Constituant un point de départ de
l’aventure mystique baudelairienne, le spleen traduit une angoisse organique, un sentiment d’exil, un
gouffre (Le Goût du néant, Le Gouffre). Le poète analyse ses faiblesses (L’examen de minuit), fait
l’apologie du désespoir, se torture avec volupté et sadisme, dans une vision cauchemaresque du monde.
Les quatre poèmes intitulés Spleen, tout comme Chant d’automne, L’Ennemi, Obsession marquent une
descente aux enfers.

La condition tragique de l’artiste : les 4 premiers textes du recueil (Bénédiction, L’Albatros, Elévation,
Correspondances) ont un rôle métatextuel (commentaire et explication du texte et du travail de
création). La création se heurte à la misère de la réalité quotidienne et à l’impuissance créatrice (La
muse vénale, La muse malade, La mort des artistes). L’image du poète rejoint celle du dandy, ce qui
traduit l’idée de gratuité dans l’art. La seule réalité capable de rendre l’univers moins hideux est la
Beauté vers laquelle aspire le poète (La Beauté, Hymne à la Beauté).

L’amour : la poésie érotique traduit les contradictions qui hantent le poète : le charnel/le spirituel, la
bête/l’ange, la Vénus noire/la Vénus blanche. La poésie baudelairienne va du sentiment pur, passe par la
tentation de l’exotisme et arrive jusqu’à l’amour maudit (Le vampire, Le Poison, Femmes damnés).

La nature n’est pas un thème fondamental dans Les fleurs du mal. Le poète est attiré surtout par la ville,
par les décors artificiels, créés par l’homme.

Les tableaux parisiens : Paris est vu comme une ville de métal ou de marbre, symbole vivant de tout le
passé humain. Baudelaire introduit des thèmes nouveaux dans la poésie française tels que la civilisation
urbaine, le développement des faubourgs, le progrès de l’industrie, la déshumanisation, etc.

Le Spleen de Paris (1869, posthume)


Sous ce titre sont groupés cinquante «petits poèmes en prose». Baudelaire définit le genre de la façon
suivante : « Une prose poétique, musicale, sans rythme et sans rime, assez souple et assez heurtée pour
s’adapter aux mouvements lyriques de l’âme, aux ondulations de la rêverie, aux soubresauts de la
conscience». Ces petits tableaux parisiens, correspondant pour la plupart d’entre eux aux poèmes en
vers des Tableaux parisiens des Fleurs du mal. Ils peignent les misères, les magies et les bizarreries de la
vie urbaine.

L’art de Baudelaire :
L’œuvre de Baudelaire a un caractère singulier : elle échappe à toute classification,
représentant un lieu de rencontre du romantisme, du Parnasse et du symbolisme.
Dans le domaine du vocabulaire et de la métrique, Baudelaire reste un classique. Les fleurs du
mal contiennent peu d’innovations formelles : il cultive le plus souvent l’alexandrin et le sonnet. On
trouve aussi chez lui des poèmes en octosyllabes ou en décasyllabes. L’héritage classique du poète est
plus sensible encore dans l’usage des figures rhétoriques, d’où l’emphase n’est pas toujours absente :
interrogations et exclamations oratoires, anaphores, antithèses constantes.
L’unicité et la modernité de son style transparaît essentiellement dans ses images, qui sont
d’une originalité et d’une densité extraordinaires et qui contrastent avec la forme classique. Nourries de
l’imagination du poète, elles permettent de réconcilier les contraires, d’abolir les contradictions,
d’extraire la beauté de la laideur, la pureté du vice, de créer «un monde nouveau».
Confession basée sur l’expérience personnelle et esthétique qui extrait son inspiration des
couches profondes de l’âme humaine, l’œuvre de Baudelaire propose une nouvelle conception du
monde et aussi une attitude lyrique inédite, la synthèse des souffrances et des révoltes d’une époque.
Badelaire est le premier angoissé des temps modernes qui découvre en lui le déchirement de toute
condition humaine.
La postérité de Baudelaire :
Le destin littéraire de Baudelaire a eu une ligne assez sinueuse jusqu’à l’admiration et
l’appréciation finales. Si les derniers romantiques apprécient le satanisme et le pessimisme macabre de
Baudelaire, les parnassiens voient en lui l’excellent artisan qui a le culte de l’art et qui détache sa poésie
des préoccupations morales et politiques. Les esthètes et les décadents de la fin du siècle aiment en lui
le dandy. Ce sont les symbolistes qui voient en Baudelaire le début de la poésie moderne.
Il y a trois directions de la poésie moderne qui se trouvent dans le sillage des trois aspects de
l’œuvre baudelairienne :
- l’affectif : le point de départ du lyrisme de Paul Verlaine, Jules Laforgue
- l’intellectuel : le point de départ pour Stéphane Mallarmé, les symbolistes, Paul Valéry
- l’imaginatif : le point de départ pour Arthur Rimbaud, Guillaume Apollinaire, les surréalistes.
Baudelaire annonce Apollinaire et les surréalistes par la descente dans l’inconscient et par l’exploration
de l’abyme. Pour Verlaine, il représente le premier poète maudit, l’homme nouveau avec ses sens
aiguisés et son esprit douloureusement subtil.
L’esprit de révolte, la théorie des correspondances, le rôle accordé au symbole et à l’inconscient,
la création d’une surréalité font de lui le précurseur des directions nouvelles de la poésie.

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