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Charles Baudelaire, 

Les Fleurs du mal 

Parcours : Alchimie poétique : la boue et l'or

Pour commencer, voici une citation essentielle extraite de « Bribes », Appendices aux Fleurs du mal (1857) :
« J’ai pétri de la boue et j’en ai fait de l’or. »
On en trouve une variante dans l’Ébauche d’un épilogue pour la deuxième édition des Fleurs du Mal rédigée par
Baudelaire en 1861 :

 « Ô vous, soyez témoins que j’ai fait mon devoir


Comme un parfait chimiste et comme une âme sainte.
Car j’ai de chaque chose extrait la quintessence,
Tu m’as donné ta boue et j’en ai fait de l’or. »

Comment analyser cette si célèbre formule (un alexandrin) qu’elle en est devenue un art poétique extrêmement
synthétique, un manifeste provocateur ?
Demandons-nous d’abord à qui s’adresse Baudelaire :
● Dans cet épilogue, en fait, Baudelaire s’adresse à Paris en effet souvent décrite dans les Fleurs du mal.
● Peut-on supposer que le pronom personnel « tu » renvoie à d’autres référents ?
A la femme aimée, au lecteur (« Hypocrite lecteur, - mon semblable, - mon frère ! »), au poète lui-même dans un élan
de dédoublement. En tout cas, la 2e personne du singulier implique une familiarité, une connivence.
Que signifie l’expression « J’en ai fait » ?
Le passé composé marque l’accomplissement, l’achèvement, le bilan (Nous sommes dans l’épilogue rédigé bien après
le procès perdu, et à l’occasion de la 2e édition du recueil.)
Cette expression renvoie à l’acte poétique, opération de transformation, métamorphose, transfiguration,
transposition, substitution, transmutation, modification, dégradation, transmutation, sublimation, amélioration,
conversion…
Cette transformation de la boue en or renvoie à une forme d’alchimie :
Alchimie :
Pratiquée en Égypte alexandrine, puis dans le monde arabo-musulman à partir du Ier siècle après Jésus-Christ,
l’alchimie est originellement une discipline technico-pratique, opérative, ayant pour but la transmutation des métaux
vils, comme le fer et le plomb, en métaux nobles, tels l’or et l’argent. 
Or nous savons que Baudelaire a lu des traités hermétiques d’alchimie.

La poésie est de ce fait une sorte de pierre philosophale : la pierre philosophale est le moyen de réaliser la conversion
des métaux vils en or, mais aussi la médecine universelle, l'élixir de longue vie ou panacée, le remède à tous les maux
de tous les êtres dont la découverte constitue le second but de l'alchimie. La poésie est donc un moyen de surmonter
la douleur (le spleen).
L’acte poétique est donc une forme de magie ou de sorcellerie. Baudelaire parle de « sorcellerie évocatoire » (« De la
laideur et de la sottise, (le poète) le poète fera naître un nouveau genre d’enchantement. » L’Art romantique)

Un exemple de célèbre alchimiste :


Nicolas Flamel est un poète, copiste et alchimiste français du XIVe siècle,
Un poème dans lequel Baudelaire cite le mot alchimie :
« Alchimie de la douleur »
« Hermès inconnu qui m'assistes
Et qui toujours m'intimidas,
Tu me rends l'égal de Midas,
Le plus triste des alchimistes ;
Par toi je change l'or en fer
Et le paradis en enfer. »
Commentaire : Ici l’« or » devient « boue ». Baudelaire est le grand gâcheur : il dilapide son temps aussi bien que ses
dons poétiques. Par ses sarcasmes et ses obsessions, sa poésie profane et corrompt tout ce qu’elle touche.
Deux exemples de poèmes dans lesquels Baudelaire transforme l’or en boue :
L’étude des « Métamorphoses du vampire » montre l’échec de la poésie à transfigurer le réel. Une superbe femme à
la « bouche de fraise » devient une horrible « outre aux flancs gluants » et ne présente plus que des « débris de
squelettes ».
On analyserait de même « Spleen » : les « affreux hurlements » succèdent aux « longs ennuis », l’Angoisse triomphe,
et le poète échoue à transformer la boue en or. 
Sauf si l’on considère que le simple fait que le poème existe est l’illustration de la transmutation en or. L’œuvre d’art
est bien là !
Le poète-alchimiste est une sorte de chiffonnier :
« Le Vin des chiffonniers »
« Souvent, à la clarté rouge d'un réverbère
Dont le vent bat la flamme et tourmente le verre,
Au cœur d'un vieux faubourg, labyrinthe fangeux
Où l'humanité grouille en ferments orageux,

On voit un chiffonnier qui vient, hochant la tête


Butant, et se cognant aux murs comme un poète,… »
Synonymes du mot boue : fange, bourbe.
A quoi renvoie « la boue » ? (significations concrètes et symboliques)
● C’est un élément matériel qui renvoie à un mélange de terre et d’eau.
Le terme est employé dans des contextes connotés négativement chez Baudelaire :
Elle est évoquée au vers 1 de « Brumes et pluies » : « printemps trempés de boue » et au vers 26 des « Sept
vieillards » : « Dans la neige et la boue, il allait s’empêtrant ».
● C’est un élément lié à l’humus (pensons au mot « humain »…) et à la décomposition des corps :
Vers 1 du « Mort joyeux » : « Dans une terre grasse et pleine d’escargots »
● C’est l’ensemble des déchets produits par la ville, les ordures : « Vomissement confus de l’énorme Paris »,
« Le Vin des chiffonniers » ou « Le Crépuscule du soir » : « la cité de fange »
● C’est la souillure morale, les péchés, les vices, la débauche. Cela renvoie à une humanité fautive, celle
d’après la chute : vers 3 de l »L’irrémédiable » : Une Idée, une Forme, un Être 
Parti de l'azur et tombé 
Dans un Styx bourbeux et plombé 
Où nul œil du Ciel ne pénètre ;
Baudelaire fait la liste des péchés dans « Au lecteur » et évoque à ce propos un « chemin bourbeux ».
Dans « Abel et Caïn », on trouve aussi cette évocation de la fange : « Race de Caïn, dans la fange/
Rampe et meurs misérablement. »
● C’est une souffrance physique et morale (le fameux spleen) : « Causerie » : Mais la tristesse en moi monte
comme la mer,
Et laisse, en refluant sur ma lèvre morose
Le souvenir cuisant de son limon amer.
Ou « Moesta et errabunda » : « Ici la boue est faite de nos pleurs ! »
Quels sont les agents qui permettent de transformer la boue en or ?
● « Le Soleil » : Quand, ainsi qu'un poète, il descend dans les villes, /
Il ennoblit le sort des choses les plus viles. »
 Le soleil doré accomplit les promesses du prologue. Double du « poète », il « ennoblit le sort des choses les plus
viles », il lave toutes les boues, aussi bien les maladies physiques (« chloroses ») que morales (« soucis).
C’est aussi le cas dans « Une Charogne » : « Et le ciel regardait la carcasse superbe/ comme une fleur s’épanouir. »
● Les paradis artificiels, le vin, donc l’ivresse qui modifie les perceptions, « Le Poison »
Le vin sait revêtir le plus sordide bouge 
D'un luxe miraculeux,
Et fait surgir plus d'un portique fabuleux
Dans l'or de sa vapeur rouge,
Comme un soleil couchant dans un ciel nébuleux.

L'opium agrandit ce qui n'a pas de bornes, 


Allonge l'illimité,
Approfondit le temps, creuse la volupté, 
Et de plaisirs noirs et mornes
Remplit l'âme au-delà de sa capacité.

Tout cela ne vaut pas le poison qui découle 


De tes yeux, de tes yeux verts, 
Lacs où mon âme tremble et se voit à l'envers... 
Mes songes viennent en foule
Pour se désaltérer à ces gouffres amers.
● La femme par sa beauté et sa sensualité : voir par exemple « parfum exotique ».
D’ailleurs la femme est souvent aussi associée à une froide minéralité qui rappelle l’or
Poème XXVII : « Ses yeux polis sont faits de minéraux charmants. »
« Où tout n’est qu’or, acier, lumière et diamants. »
● Le poète lui-même par sa démarche poétique : « J’ai gardé la forme et l’essence divine/de mes amours
décomposés. », « Une Charogne »

En quoi le titre du recueil renvoie-t-il au même procédé de transfiguration ?


Analyse du titre du recueil : Les Fleurs du mal
Sur quels procédés d’écriture repose ce titre ?
Relevons d’abord antithèse voire oxymore et paradoxe. La poétique baudelairienne est une poétique du contraste et
repose sur une expérience esthétique du mal.
Baudelaire oppose des termes contraires (fleur/mal) par leurs connotations. Les fleurs en effet renvoient à la beauté.
Il mélange des systèmes de valeurs (beau/laid et bien/mal). L’article défini contracté du (de +le) contient par la
préposition « de » les significations d’extraction, d’origine et d’appartenance. L’article défini généralise le mot « mal »
et lui donne une valeur absolue. « Extraire la beauté du mal », c’est ainsi que Baudelaire définit sa poésie dans un
projet de préface. Les fleurs renvoient par métaphore aux poèmes traditionnellement (voir les termes recueil,
florilège et anthologie).
Il est donc bien question dans ce titre programmatique du procédé alchimique étudié : il s’agit de transformer le mal
en beauté et donc d’en faire des sujets de poésie. (Il n’est donc pas nécessaire de choisir un sujet beau ou bon pour
obtenir une belle œuvre d’art, ce qui peut être considéré comme choquant).
A quoi renvoie le mal ? Comme la boue, il peut désigner : une souffrance physique, morale, sociale, ou
métaphysique.
Le poète alchimiste est donc en quête d’une nouvelle forme de beau, d’une beauté nouvelle, en rupture d’une
tradition poétique, d’où la célèbre formule baudelairienne : « Le beau est toujours bizarre. », donc insolite,
impertinent, perturbant (Curiosités esthétiques, 1868)
 Attention : les fleurs renvoient au beau, pas au bien.
« Je ne veux pas dire que la poésie n’ennoblisse pas les mœurs, — qu’on me comprenne bien, — que son résultat
final ne soit pas d’élever l’homme au-dessus du niveau des intérêts vulgaires ; ce serait évidemment une absurdité. Je
dis que, si le poète a poursuivi un but moral, il a diminué sa force poétique ; et il n’est pas imprudent de parier que
son œuvre sera mauvaise. La poésie ne peut pas, sous peine de mort ou de défaillance, s’assimiler à la science ou à la
morale ; elle n’a pas la Vérité pour objet, elle n’a qu’elle-même. » Charles Baudelaire, Notes nouvelles sur Edgar
Poe, 1857
Recherche de problématiques associées à ce parcours et pouvant donner lieu à des sujets de dissertation :
Le rôle de la poésie est-il de corriger la réalité ?

La poésie doit-elle produire de la beauté à tout prix ?

La poésie baudelairienne, est-elle transfiguration ou, au contraire, corruption ?

Un bel objet donnera-t-il immanquablement un beau poème ?

La poésie doit-elle décrire la réalité du monde ou la transfigurer ? ...

Conclusion : La poésie transforme donc les éléments du réel dont elle s’empare et les sublime en exprimant leur
beauté cachée. Le poète est capable d’opérer cette transfiguration grâce au regard qu’il pose sur le monde et qui lui
permet de voir ce que le lecteur ne perçoit pas. Ces éléments du réel qui subissent une transformation poétique
peuvent être de la boue certes, mais au fond aussi relever tout simplement du trivial, du banal… C’est l’acte
poétique qui les rend sublimes. Ils ne le sont pas par nature. Le poète dépasse donc l’expérience ordinaire du monde
pour en renouveler la perception. Le poète est voyant, comme le dira Rimbaud après Baudelaire… Nous avons ainsi
défini une fonction de la poésie. Mais ce n’est évidemment pas la seule…

En prolongement : Recherchez ces textes et lisez-les. En quoi peuvent-ils approfondir notre réflexion ? : « La
Vache », « J’aime l’araignée, et j’aime l’ortie », « Le mendiant », Victor Hugo

« Vénus anadyomène », Arthur Rimbaud

« Le Porc », Paul Claudel

« La terre est bleue comme une orange. », Paul Eluard

« Le papillon », Francis Ponge (Le mystère de la transformation de la chenille en papillon est une sorte de métaphore
de l’acte poétique.)

« Ode inachevée à la boue », Francis Ponge

« Le Crapaud », Tristan Corbière « La Limace », Raymond Queneau « Le Lombric », Jacques Roubaud :

« Le poète, vois-tu, est comme un ver de terre


Il laboure les mots, qui sont comme un grand champ
Où les hommes récoltent les denrées langagières. »

Une émission de radio à écouter :


https://www.franceculture.fr/emissions/les-chemins-de-la-philosophie/la-beaute-34-baudelaire-et-lesthetique-de-la-
boue
A vous ! Relevez dans les Fleurs du mal des vers illustrant les fleurs/l’or/le beau et des vers illustrant le mal/la boue :

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