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󰡔人文科學󰡕 제101집

2014년 08월

La Notion de la modernité
ses ambivalence et évolution

I. Introduction

La modernité est une notion immense et compliquée où s'entremêlent toutes


les pensées humaines avec leur histoire. En effet, la modernité est une des
notions d'aujourd'hui difficile à saisir dans ses vraies caractéristiques, en raison
de son ambivalence et surtout de son cours soit évolutif, soit mouvant ou
incessant. En ce sens, elle est un terme toujours fuyant à nos yeux.
Les uns entendent par elle le progrès technique et scientifique qui améliore
les conditions de la vie, ses aspects matériels. D'autres veulent y voir les
phénomènes spirituels qui donnent un sens à l'avenir. Ce sont là des attitudes
positives. Au contraire, certains considèrent la modernité comme négative, car
elle conduit à «la barbarie, la régression, la guerre, la misère, véritables
tendances suicidaires de la société humaine qui détruisent ce qui pourrait
construire son unité».1) Ces deux attitudes montrent bien le caractère
ambivalent de la modernité. Meschonnic dit que: «la modernité est un combat.

1) Alexis Nouss, La Modernité, éd. de Jacques Grancher, coll. «Ouverture», 1991, p. 10.
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Sans cesse recommençant. Parce qu'elle est un état naissant, indéfiniment


naissant du sujet, de son histoire, de son sens»2) Il semble donc bien que la
modernité ne supporte pas d'être définie avec précision, étant toujours en
mouvement. À ce propos, Jean Baudrillard dit que «mouvante dans ses
formes, dans ses contenus, dans le temps et dans l'espace, elle n'est stable et
irréversible que comme système de valeurs, comme mythe»3)
Un des grands problèmes qui se posent concernant la modernité, pour sa
définition et sa compréhension, réside dans «son rapport au temps, l'époque
dans laquelle elle se situe et l'histoire dans laquelle elle s'inscrit».4) Aussi
est-elle «un mode de civilisation caractéristique, qui s'oppose au mode de la
tradition, c'est-à-dire à toutes les autres cultures antérieures ou traditionnelles
»5). Elle entretient donc des relations avec le temps et d'autres systèmes de
valeurs, de sorte que sa définition doit être considérée simultanément en
relation avec la temporalité et la valorisation6). Cette dualité de la modernité
peut être appliquée à tous les niveaux de la vie humaine.
En commençant avec l'origine du mot et son cours, et en distinguant la
définition générale et la définition littéraire, nous allons étudier ici la notion
de modernité pour éclairer ses caractères et son influence sur la vie humaine.
À vrai dire, il n'est pas facile de distinguer clairement les définitions générale
et littéraire, car les deux définitions se mêlent intimement et ne sont
probablement divisées que par le critère de domaine. Non seulement «il y a,
comme le remarque Octavio Paz, autant de modernités que de sociétés»,7)

2) Henri Meschonnic, Modernité modernité, Éditions Verdier, 1988, p. 9.


3) «Modernité», in Encyclopædia Universalis, p. 552.
4) Alexis Nouss, op. cit., p. 19.
5) Jean Baudrillard, dans son article sur la «Modernité», in Encyclopædia Universalis, p. 552.
6) Le rapport de la modernité avec la valeur et le temps est une problématique incessante
depuis Hegel et Nietzsche.
Voir Alexis Nouss, op. cit., pp. 25-26.
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mais il y aurait autant de modernités que d'époques et de domaines. Malgré


cette difficulté, diviser la définition de la modernité, c'est ici faire voir
l'influence de la modernité sur la littérature (et inversement) et les
caractéristiques de la modernité poétique, en se bornant surtout à cette
dernière qui fait l'objet de cette étude. Nous nous concentrerons principalement
sur celle de Baudelaire, le précurseur de la poésie moderne.

II. Origine et histoire

e
Le mot modernité n'apparaît qu'au XIX siècle - quoique apparu et employé
dès le XVIIe siècle, en Angleterre.8) Avant l'apparition du mot, le mot
e
moderne existait depuis XIV siècle. De ce mot proviendra modernité.
Le mot moderne vient du bas latin modernus, dérivé de modo, qui signifie
«récemment, juste maintenant» et à l'origine, «exactement», formé à partir de
modus, «mesure». Ce dernier mot n'indique qu'un des signifiants qui ont
émergé de la racine indo-européenne première med, indiquant la mesure au
sens d'évolution (mesurer) ou de moyen (prendre des mesures appropriées à
un phénomène donné).9) Le mot modernus, adjectif et nom, naît au Moyen
Âge et devient courant dans les siècles suivants comme modernitas (les temps
modernes) et moderni (les hommes d'aujourd'hui). Modernus signifie, selon le
dictionnaire Thesaurus Linguae Latinae, qui nunc (plus ou moins récent),
nostro tempore est (de notre temps), novelus (nouveau), praesentaneus

7) Octavio Paz, Discours à Stockholm (Prix Nobel de littérature), 1990.


8) Selon Oxford Encyclopedia Dictionary, le mot modernity est apparu en 1627 dans le sens
de "temps présent".
9) Voir Alexis Nouss, op. cit., p. 25 et «Le Concept de Moderne» de Raymond Polin dans La
Notion de Moderne, Modernité, Modernisme, les Actes du colloque du 8 mars 1975,
Université de Paris-Sorbonne, 1975, p. 4.
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(présent), etc.; ses antonymes majeurs étaient antiques (antique), priscus


(d'autrefois ou passé), vetus (vieux). Auparavant existait le mot latin
neotericus, provenu du mot grec υεωτεροζ(néoteros) et qui a fait place
au mot modernus à la fin du Ve siècle.
Un point particulier, qui retient notre attention, est que n'existait pas
l'opposition moderne/ancien en latin classique. Cela explique, d'après Matei
Calinescu, l'indifférence des Latins classiques pour les relations diachroniques:
ils n'avaient pas l'idée du temps au sens moderne de l'histoire, qui est le
temps successif, évolutif et fini. Le mot classicus (classique) nous en donne
un bon exemple. Ce mot désignait au commencement la première place, par
référence sociale à la première classe des Romains, qui avaient opposé
scriptor classicus (auteur classique) et scriptor proletarius (auteur vulgaire):
l'antonyme du classicus n'est pas nouveau ou récent, comme nous le croyons
parfois, mais vulgaire.10) Cela veut dire que l'opposition conceptuelle des
temps moderne et ancien ne commença à apparaître qu'à partir du couple de
mots nouveaux: antiqui et moderni.
Depuis le Xe siècle, avec modernus, les mots modernitas et moderni sont
devenus plus souvent des termes à usage antonyme d'antiquus, antiquitas et
antiqui, ce qui mènera à l'idée du temps et à la conception d'un progrès.11)
Les anciens, surtout dans l'Antiquité, ignoraient l'histoire comme temps
successif (la mythologie gréco-romaine nous montre bien leur idée d'un temps
cyclique: naissance, mort, renaissance, mort, renaissance...12)), et dans

10) Matei Calinescu, Five faces of modernity: Modernism, Avant-Garde, Decadence, Kitsch,
Postmodernism, Duke University Press, 1987, pp. 13-14.
11) «[L]'on s'est beaucoup demandé si, dès le XIIe siècle, la notion (modernus) incluait déjà
l'idée d'un progrès depuis les antiqui jusqu'aux moderni, idée inséparable de nos conceptions
de l'époque moderne.»
Voir Antoine Compagnon, Les Cinq paradoxes de la modernité, Le Seuil, 1990, pp. 18-19.
12) Le titre d'une des œuvres de Mircea Éliade fait allusion à cette idée du temps: Le Mythe de
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l'Antiquité païenne n'existait pas l'idée de la modernité en tant que temps


irréversible, idée qui naîtra au Moyen Âge. C'est à partir de cette époque que
nous assistons à l'éclosion de l'opposition, bien qu'incertaine, faible et
cependant signifiante, des temps anciens et modernes. En considérant comme
appartenant au passé l'Antiquité païenne et l'Antiquité chrétienne, on comprit
le caractère successif, ce qui fît naître la conscience d'une nouvelle génération
supérieure, ou tout au moins égale aux Anciens. Cette génération fut celle des
modernes de «la Renaissance du XIIe siècle», dont la conscience historique
fut «non pas d'imiter ou de restaurer l'Antiquité - ce qui la distingue de la
Renaissance humaniste italienne -, mais d'en accomplir les valeurs et de la
dépasser». Bien qu'elle soit non pas cyclique, mais «typologique»13), leur idée
du temps est bien loin de celle du temps dit moderne. Ce caractère
«typologique» fait entendre que, malgré son irréversibilité, la conception
chrétienne du temps suppose la délimitation du temps successif, temps limité,
«fini» devant le Jugement dernier qui, une fois réalisé, causera l'éternité:
effacement ou plutôt absence du temps. À propos de cette conception, Antoine
Compagnon précise qu'«elle (la conception chrétienne du temps) inclut certes
une idée de progrès spirituel, mais un progrès typologique, faisant de
l'articulation de l'Ancien et du Nouveau testaments le modèle du rapport entre
le temps présent et la vie éternelle, non pas un progrès historique. [...] Car la
perfection fut à l'origine, avant le péché; et si elle réside aussi dans le futur,
c'est dans un futur qui ne se pense pas comme la continuation de ce temps,

l'éternel retour. Archétypes et répétitions, Gallimard, 1963.


13) «Ainsi que l'a montré Friedrich Ohly, les 'modernes' du XIIe siècle vivent le temps sur le
mode de la succession typologique, et non pas cyclique. C'est la façon spécifiquement
chrétienne de vivre l'histoire.»
Voir Hans Robert Jauss, «La modernité dans la tradition littéraire», dans Pour une
esthétique de la réception, traduit de l'allemand par Claude Maillard; préface de Jean
Starobinski, Gallimard, coll. «Tel», 1978, pp. 166-167.
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mais comme un autre temps, comme l'éternité»14).


Malgré la naissance de cette conception du temps, dominée par le
dogmatisme scolastique qui voulait garder la stabilité ou l'état du monde et
craignait le changement, la Renaissance prit peu à peu conscience du monde
changeant et approuva l'importance du «temps pratique [qui est] celui d'action,
création, découverte et transformation».15) Autrement dit, à partir de la
Renaissance, l'homme prit conscience du recommencement temporel, ou plutôt
du nouveau commencement de l'histoire: celui de la conscience du temps,
c'est-à-dire l'historicité, et celui de l'auto-conscience, conscience de soi-même
de l'homme. D'où la concrétisation de la conception d'«un temps successif,
irréversible et infini [qui] a pour modèle le progrès scientifique occidental
depuis la Renaissance, comme abolition de l'autorité [de la tradition
chrétienne] et triomphe de la raison»16). Au XVIIe siècle, autour des écrivains
classiques a lieu la Querelle des Anciens et des Modernes, grâce à laquelle le
terme moderne est mis en relief par les écrivains qui se croyaient modernes,
comme Perrault, Fontenelle, etc17). Bien qu'elle se limitât à donner la valeur
idéale à la beauté, cette querelle, d'après Alexis Nouss, apporta au débat sur
la modernité «deux arguments dont il n'a cessé depuis de discuter: les notions

14) Antoine Compagnon, op. cit., pp. 21-22.


15) Matei Calinescu, op. cit., pp. 19-20.
16) En citant la Préface sur le traité du vide de Pascal, qui reprend l'image de la courte-échelle
comme celle des nains (les modernes) juchés sur les épaules de géants (les anciens) de
e
Bernard de Chartres au XII siècle, Antoine Compagnon assure que l'idée de progrès est
née avec celle de temps moderne: «C'est de là que nous pouvons découvrir des choses qu'il
leur (les anciens) était impossible d'apercevoir. Notre vue a plus d'étendue, et, quoiqu'ils
connussent aussi bien que nous tout ce qu'ils pouvaient remarquer de la nature, ils n'en
connaissent pas tant néanmoins, et nous voyons plus qu'eux».
Antoine Compagnon, op. cit., 1990, pp. 22-23.
17) Notons qu'avant le XIIe siècle, les poètes du Moyen Âge se sont déjà affrontés autour de la
question du modernus opposé à l'antiquus.
Voir Alexis Nouss, op. cit., p. 26.
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de progrès et de contemporanéité»18) En mettant historiquement à égalité les


caractères, bien qu'esthétiques à son début, des anciens et des modernes, cette
querelle n'a fait que montrer l'histoire en tant que concept en même temps
relatif et évolutif.
Au siècle des Lumières, chaque époque fut censée avoir sa perfection
propre et indépendante des autres: c'est l'apparition du relativisme. Ce
relativisme historique, social et esthétique préparera la notion de modernité
comme celle de contradiction, de dialectique ou même d'absolu, ce que nous
e
constatons surtout au XX siècle sous sa diversité.
Rousseau employait déjà les termes moderniser et moderniste, et le XIXe
e
siècle créa les termes modernité, modernisation, modernisme et au XX siècle,
Modern Style est devenu courant en anglais. Quant à modernité,19) elle figure
chez Balzac dès 1823 et Baudelaire l'emploie dans la critique du peintre
Constantin Guys, intitulée Le Peintre de la vie moderne, écrite en 1859 et
publiée dans Le Figaro en 1863. Selon le Littré, ce mot est apparu, en 1867,
dans un article de Théophile Gautier, et selon le Robert, en 1849 dans
Mémoires d'Outre-Tombe de Chateaubriand.20)
Pour Hegel, selon Meschonnic, la modernité commence, en 1453, par la
découverte du Nouveau Monde, la Renaissance et la Réforme; pour Heidegger

18) «Être moderne, c'est être à la fois de son temps et participer de l'évolution générale de la
culture et des connaissances, trouver le message adéquat à l'époque tout en profitant des
acquis des périodes précédentes.»
Ibid., p. 46.
19) Comme nous l'avons déjà dit, apparu au XVIIe siècle, le mot Modernity, synonyme anglais
du mot français, fut employé par l'écrivain anglais Horace Walpole en 1782, dans sa lettre
sur la poésie de Thomas Chatterton.
20) Émile Littré, Dictionnaire de la langue française, Gallimard-Hachette, 1957, vol. 5, p. 315
et Paul Robert, Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française, 1959, vol.
IV, p. 607. Pourtant, ni le Littré ni le Robert ne citent ce terme employé par Baudelaire
dans son article sur Constantin Guys
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elle commence avec Descartes, et s'achève à l'époque de Nietzsche. Enfin,


pour Foucault et Habermas, l'âge de la raison avec Kant et les philosophes
des Lumières est son commencement.
À propos de la modernité littéraire, Meschonnic dit avec quelques réserves
qu'elle commence avec «ce que Sartre a appelé la génération de 1850. Ce
milieu du XIXe siècle, le moment où l'artiste prend conscience de son
aliénation face aux valeurs dominantes de la culture bourgeoise-1857: Les
Fleurs du mal et Madame Bovary». Pour la peinture moderne, selon Bourdieu,
la modernité naît en France «autour des années 1870-1880. D'autres font
commencer la peinture moderne avec Gauguin. Pour certains, en 1907, avec
les Demoiselles d'Avignon».21) Pendant le XXe siècle, nous observons
l'apparition d'un vocabulaire abondant, avec Avant-Garde, Modernisme, Kitsch,
Postmodernisme, etc22). Ainsi, les modernités, en apparence, ne cessent de
continuer à se diversifier, et même à s'opposer entre elles. Pour prendre un
exemple, Ihab Hassan, dans son livre, tente d'analyser avec une force
persuasive les différences majeures entre le modernisme et le postmodernisme
littéraires: d'un côté, forme (conjonctive, fermée), hiérarchie, totalisation,
synthèse, présence, sémantique, paradigme, métaphore, métaphysique,
transcendance, etc.; de l'autre, anti-forme (disjonctive, ouverte), anarchie,
déconstruction, antithèse, absence, rhétorique, syntagme, métonymie, ironie,
immanence, etc23). Mais, il nous semble bien que toutes ces différences ne

21) Voir Henri Meschonnic, «Quand commence la modernité?», op. cit., pp. 24-26.
22) Par exemple, Matei Calinescu - dans Five faces of modernity - nous montre cinq
modernités selon le critère chronologique: Modernité, Avant-Garde, Décadence, Kitsch et
Postmodernisme, et dans son œuvre Les Cinq paradoxes de la modernité, Antoine
Compagnon, lui aussi, fait de même, principalement dans le domaine esthétique ou
artistique, mais avec d'autres intentions qui veulent révéler les caractères de la modernité
réciproquement paradoxaux, contradictoires et conflictuels: Modernité (le «nouveau»),
Avant-Garde, Surréalisme, Expressionnisme et Postmo-dernisme.
La Notion de la modernité 101

font voir que les divers aspects, si l'on peut dire, d'une seule modernité,
malgré les pertinences apparentes, dont nous allons voir les caractères
essentiels dans le chapitre suivant.
Aussi la notion de modernité ne vient-elle pas d'Orient, mais d'Occident,
surtout d'Europe. Pourtant, bien qu'elle ait été locale jadis, elle devient
aujourd'hui universelle, comme l'indique Meschonnic24).

III. Caractères

À travers l'étymologie et l'histoire de la modernité, nous pouvons en


remarquer les caractères importants. Ici, l'étymologie de la modernité nous
révèle un de ses traits essentiels: la modernité comme système de valeurs et
notion de temps; en d'autres termes, la valorisation et la temporalité.
La dimension de valeurs (mesurer ou prendre des mesures) a été la
première dans l'ordre chronologique, de telle sorte que la modernité ne peut
pas être considérée simplement comme une notion temporelle. Mais il est
évident que la modernité est liée étroitement à l'histoire, c'est-à-dire à la
temporalité.
Comme nous l'avons vu plus haut, les mots du type moderne n'ont
commencé à acquérir leur valeur temporelle qu'en incluant la notion de
progrès, c'est-à-dire celle d'un «développement linéaire, cumulatif et causal» du
temps, parce qu'avant d'introduire la notion de progrès «historique», le temps a

23) Voir Ihab Hassan, «Postface», dans The Dismemberment of Orpheus: Toward a Postmodern
Literature, Madison, University of Wisconsin Press, 1982.
24) «Ainsi cette localisation n'en est plus une. Elle se confond avec l'universel. L'Internationale
de la Modernité.»
Op. cit., p. 27.
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été «cyclique, comme dans la plupart des théories antiques de l'histoire,


typologique, comme dans la doctrine chrétienne [et] négatif, comme chez la
plupart des penseurs de la Renaissance, chez Machiavel, Bodin et sans doute
Montaigne».25)
De ces conditions historiques de la modernité vient sa double définition à
la fois contradictoire et dialectique: valorisation et périodisation.26) Ainsi, par
la valorisation du nouveau par effet de rupture avec l'ancien, par la quête de
la nouveauté, la modernité ne cesse de continuer, de recommencer et de se
renouveler. En ce sens, la modernité apparaît en fait toujours «en opposition
avec son passé, antagonisme indispensable à sa conception, dans des périodes
de mutation et de bouleversement»27). Aussi, par la rupture avec le passé, les
traditions et même la société, s'achemine-t-elle vers l'avenir et l'infini, d'où
vient le progrès.
D'autre part, la modernité a un rapport étroit avec l'aliénation de l'homme.
Du mouvement en avant de la modernité résulte ce phénomène qui est
remarquable surtout de nos jours. La possibilité pour l'individu d'être sujet, de
choisir et façonner sa subjectivité en regard d'autres choix et d'autres
subjectivités, est libération, sortie des entraves de la société et de l'histoire. La

25) Antoine Compagnon, op. cit., p. 22.


26) «[L]a notion de modernité ne peut se suffire d'un simple emploi à fin de périodisation mais
qu'elle implique une valorisation, dynamique qui en tant que telle ouvre une complexe
problématique. [...] Les deux définitions précitées s'articulent dans un rapport d'opposition:
puisque c'est aussi un processus valorisateur, il ne suffit pas d'être inscrit dans une période
historique dite moderne pour qu'un sujet le soit automatiquement lui-même. À l'inverse, on
ne peut pas se proclamer tel en dehors d'une historicité justifiant cette valorisation. Donc, à
la fois s'opposent et se complètent les deux versants de la modernité: valorisation et
périodisation.»
Alexis Nouss, op. cit., pp. 25-26.
27) De là apparaît la progression dans la discontinuité, surtout chez Walter Benjamin. Mais ce
concept provoque beaucoup de polémiques.
Voir ibid., pp. 29-30.
La Notion de la modernité 103

tendance à la modernité dite «bourgeoise», comme l'indique Matei Calinescu28),


e
apparut dans la première moitié du XIX siècle, à partir de laquelle on
commençait à prendre le temps pour un produit commercial: temps mesurable,
calculable, achetable ou vendable, comme un produit d'usine. Autrement dit, à
l'ère de l'industrialisation et de la commercialisation, la classe bourgeoise est
apparue concrètement, pour laquelle importaient progrès, science et technique.
Le sujet perd son identité sociale et mentale, en se détachant des choses
qui, auparavant, ont été produites et maîtrisées par lui-même, mais ne sont
plus maintenant à sa portée, ce qui dévoile le visage négatif de la modernité;
attitude négative face au progrès. L'homme ne peut plus être considéré comme
une composante stable de la structure sociale et totalitaire. D'où provient
l'individualisme, qui mène paradoxalement l'homme vers l'extrémité, vers un
avenir sans espoir et un monde déstructuré29). À cet égard, Nietzsche
considère la société moderne et individuelle non pas comme une société mais
un conglomérat déficient. Comme l'écrit Frisby, pour Nietzsche, la modernité
présente «le monde comme un univers fragmenté» et l'«aspect vain et

28) Matei Calinescu parle de l'apparition de deux modernités antagonistes au début du XIXe
siècle: la modernité «bourgeoise» et la modernité «esthétique». La seconde voit dans la
première des tendances au matérialisme inhumain et au maintien du statu quo.
Voir, op. cit., pp. 53-54.
29) Dans son article sur Baudelaire, Paul Bourget nous montre voir la relation entre la
décadence (esprit de modernité) et l'individu moderne (individualisme): «Par le mot
décadence, on désigne volontiers l'état d'une société qui produit un trop petit nombre
d'individus propres aux travaux de la vie humaine. Une société doit être assimilée à un
organisme. Comme un organisme, en effet, elle se résout en une fédération d'organismes
moindres, qui se résolvent eux-mêmes en une fédération de cellules. [...] L'individu est la
cellule sociale. [...] Si l'énergie des cellules devient indépendante, les organismes qui
composent l'organisme total cessent pareillement de subordonner leur énergie à l'énergie
totale, et l'anarchie qui s'établit constitue la décadence de l'ensemble».
Voir Paul Bourget, «I. Baudelaire - iii. Théorie de la décadence», dans Essais de
psychologie contemporaine: études littéraires, édition établie et préfacée par André Guyaux,
Gallimard, coll. «Tel», 1993, pp. 13-15.
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transitoire de la modernité se reflète dans sa culture qui ne fait qu'exploiter


l'éphémère et le momentané»30).
Dans la modernité en tant que conscience du présent sans passé ni futur,
Nietzsche voyait, précise Antoine Compagnon, «la maladie historique, de
l'homme moderne, qui faisait de lui un épigone et le rendait incapable de
créer une vraie nouveauté: c'est pourquoi modernité et décadence devenaient
synonymes dans son esprit»31).
Il en va de même pour Marx et Freud. Cela signifie que la définition de
l'homme moderne naît ailleurs que dans un moi conscient et établi. Au
contraire, comme le dit Alexis Nouss, «parce que la définition de l'homme
[provoqué par la modernité] est pour ainsi dire flottante, incertaine, qu'une
exigence éthique devient encore plus nécessaire, pour affirmer et conquérir la
dimension qui fait de son existence une existence humaine», cet
anti-humanisme ouvre «la voie d'un nouvel humanisme, nouvel horizon
d'autant plus nécessaire que les barbaries du siècle auront physiquement,
malgré la dissolution de l'ancienne définition»32).
Liée au progrès mental ou matériel d'une part et à la destruction du monde
et de l'être humain d'autre part, dans l'histoire, la modernité possède en
elle-même des aspects contradictoires et dialectiques. Harold Rosenberg
n'indique-t-il pas qu'«il n'y a pas non plus de théorie, mais une logique de la
modernité, et une idéologie. Morale canonique du changement, elle s'oppose à
la morale canonique de la tradition, mais elle se garde tout autant du
changement radical. C'est la tradition du nouveau»33). C'est aussi bien la
dynamique de la modernité qu'éclaire la fameuse thèse nietzschéenne de

30) Alexis Nouss, op. cit., p. 147.


31) Antoine Compagnon, op. cit., p. 31.
32) Op. cit., pp. 154-155.
33) Jean Baudrillard, art. cit., p. 522.
La Notion de la modernité 105

l'éternel retour34). Autrement dit, dans la notion de modernité, dès sa


naissance, existe une sorte de va-et-vient incessant et contradictoire entre passé
et présent, tradition et le nouveau, destruction et création.
La modernité est donc un processus actif et incessant de l'esprit humain
qui tient à créer sa propre existence et son histoire, en rejetant la fixité et
l'accumulation simple des idées, et en frayant une nouvelle voie à tous les
niveaux ontologiques de la vie. La modernité n'est donc pas une sorte de
tendance provisoire des idées, mais bien une attitude et une réaction
incessantes de l'être humain face à son entourage esthétique, social, religieux,
ou politique.

IV. En guise de coclusion: pour le courant esthétique

Comme la modernité générale, la modernité esthétique, surtout en


littérature, se révèle d'abord «par la volonté d'être actuelle, bien de son temps,
ou en avance sur celui-ci, et aussi parfois par la détermination de rompre avec
une manière d'écrire jugée désuète, par la répudiation d'une esthétique
périmée»35). C'est dire que la modernité en littérature inclut le changement du

34) «Seule la compréhension du présent éclaire la leçon du passé et bâtit ainsi l'avenir: superbe
définition d'une modernité critique qui invite le sujet dans son histoire à être responsable
(lui donner une réponse) de son présent pour comprendre son devenir et non à en être
l'esclave.» Aussi, pour Nietzsche, «L'éternel revient et se manifeste dans chaque instant pour
celui qui sait le saisir et s'y élever, chaque instant contient en somme l'éternité».
Alexis Nouss, op. cit., p. 150.
35) Dans ses études Jean Hytier explique la modernité en littérature comme un changement du
contenu et de la forme littéraires, en disant: «La première décision concerne surtout le
contenu de l'œuvre, la seconde sa forme. Les deux exigences ne se manifestent pas toujours
ensemble et il arrive qu'elles soient incompatibles».
«L'illusion de modernité à travers la poésie française», dans Questions de Littérature,
Columbia University, New York and London, 1967, p. 203.
106 󰡔人文科學󰡕 第101輯

contenu et de la forme de l'œuvre littéraire par rapport à ceux de la littérature


précédente.
De même que chaque écrivain constate un changement du contenu, ou de
la forme de ses œuvres, chaque époque connaît un changement structural. Par
exemple, François Villon changea de ton par rapport à des œuvres
précédentes. André Chénier fît de même, ainsi que Baudelaire devant le
lyrisme gémissant du Romantisme. À ce point de vue, la modernité paraît
immense, et il semble difficile de saisir les phénomènes littéraires soi-disant
modernes36).
Avant de recevoir de Baudelaire une application concrète, la modernité
esthétique est apparue comme une opposition à la modernité «bourgeoise»,
déjà abordée plus haut. Dès lors, nous voyons le conflit de deux modernités:
«une rupture irréversible, précise Calinescu, entre la modernité comme phase
de l'histoire de la civilisation occidentale - résultat du progrès scientifique et
technologique, de la révolution industrielle, des profonds changements
économiques et sociaux apportés par le capitalisme - et la modernité comme
concept esthétique»37).
À travers la première moitié du XIXe siècle, qui constatait une sorte de
pragmatisme matériel ou spirituel, à savoir la science, la technologie et la
raison, la modernité esthétique était d'abord un refus de l'attitude bourgeoise,
et une réaction contre son système de valeurs. C'est dire que, plutôt qu'une
aspiration positive, elle n'était à son début qu'un refus vif de la modernité

36) Par exemple, dans son étude sur la modernité à travers la poésie française, Jean Hytier
adopte ce point de vue en empruntant des opinions formulées qui lui permettent de
considérer comme les exemples de la modernité littéraire, cinq poètes: Villon, du Bellay,
Chénier, Vigny et Nerval.
Voir ibid., pp. 203 sq.
37) Op. cit., p. 41. C'est Alexis Nouss qui traduit.
La Notion de la modernité 107

bourgeoise et une tendance négative, et tendait vers «la révolte, l'anarchisme,


l'attitude apocalyptique et même la réclusion aristocratique»38). En gardant ces
traits négatifs, la modernité esthétique nous révèle son autre visage, si l'on
peut dire, presque purement esthétique à partir du milieu de ce siècle,
notamment sous la plume de Baudelaire qui emploie ces termes en se référant
d'abord à la peinture, et aussi implicitement à d'autres domaines artistiques,
surtout la poésie.

[Mots-clés] modernité, Querelle des Anciens et des Modernes,


contemporanéité, ambivalence, évolution, nouveauté, progrès

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La Notion de la modernité 109

Résumé

La Notion de la modernité: ses ambivalence et évolution

La modernité est une notion immense et compliquée où s'entremêlent toutes les


pensées humaines avec leur histoire. Un des grands problèmes qui se posent concernant
la modernité, pour sa définition et sa compréhension, réside dans son rapport au temps,
l'époque dans laquelle elle se situe et l'histoire dans laquelle elle s'inscrit. Elle entretient
donc des relations avec le temps et d'autres systèmes de valeurs, de sorte que sa
définition doit être considérée simultanément en relation avec la temporalité et la
valorisation. Cette dualité de la modernité peut être appliquée à tous les niveaux de la
vie humaine. Autrement dit, dans la notion de modernité, dès sa naissance, existe une
sorte de va-et-vient incessant et contradictoire entre passé et présent, tradition et le
nouveau, destruction et création. La modernité est donc un processus actif et incessant
de l'esprit humain qui tient à créer sa propre existence et son histoire, en rejetant la
fixité et l'accumulation simple des idées, et en frayant une nouvelle voie à tous les
niveaux ontologiques de la vie. La modernité n'est donc pas une sorte de tendance
provisoire des idées, mais bien une attitude et une réaction incessantes de l'être humain
face à son entourage esthétique, social, religieux, ou politique.
Comme la modernité générale, la modernité esthétique, surtout en littérature, se
révèle d'abord par la volonté d'être actuelle, bien de son temps, ou en avance sur
celui-ci, et aussi parfois par la détermination de rompre avec une manière d'écrire jugée
désuète, par la répudiation d'une esthétique périmée. C'est dire que la modernité en
littérature inclut le changement du contenu et de la forme de l'œuvre littéraire par
rapport à ceux de la littérature précédente.

[Mots-clés] modernité, Querelle des Anciens et des Modernes,


contemporanéité, ambivalence, évolution, nouveauté, progrès
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논문접수일: 2014.07.11 / 논문심사일: 2014.07.18 / 게재확정일: 2014.08.13

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