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La Préciosité.

Présentation

La préciosité est un art de vivre et une esthétique qui s'épanouit entre 1650 et 1660 au sein
de l'aristocratie parisienne. Les codes de ce courant de pensée s'élaborent dans des salons, tel que
celui de Madeleine de Scudéry, qui réunissent les écrivains et beaux esprits du temps. La
préciosité, dominée par les femmes, se caractérise avant tout par un raffinement extrême du
comportement, des idées et du langage. Les Précieuses affectionnent les jeux de l'esprit et
mettent la subtilité de la pensée au service d'un discours sur l'amour. Le sentiment amoureux est
en effet au centre des conversations et fait l'objet de poèmes et de romans que les précieuses
commentent dans leurs salons. Le madrigal, petit poème spirituel à sujet galant, est
particulièrement prisé à cette époque. Ce madrigal, composé par Malleville, illustre la conception
précieuse de l'amour : il s'agit d'un amour épuré, codifié, idéalisé, débarrassé de la grossièreté du
désir charnel.

Lorsque pressé de mon devoir,


Je veux t'offrir une guirlande,
Ta beauté m'ôte le pouvoir
D'accomplir ce qu'il me commande ;
Ce qui te la fait mériter
Empêche que tu ne l'obtiennes,
Ton beau teint ne peut supporter
D'autres merveilles que les siennes ;
Par lui la rose est sans couleur,
Les oeillets ont perdu la leur,
Les tulipes sont effacées,
Les lys n'ont plus de pureté
Et pour toi rien ne m'est resté
Que des soucis et des pensées.
Malleville, « Les Soucis et les Pensées »

Les Précieuses, attachées à l'élégance et à la singularité de l'expression, auront une


influence sur le langage et la production littéraire du temps. Un langage précieux apparaît,
caractérisé par la recherche de l'effet. C'est ce langage recherché, parfois ampoulé, qui sera
tourné en dérision dès le XVIIème siècle par Somaize ou Molière dans Les Précieuses Ridicules.
Les précieuses ont en effet souvent été la cible de la satire : elles sont raillées pour leur jargon
compliqué, l'affectation de leurs manières et leur refus de l'amour sensuel. Au-delà des
caricatures, la préciosité peut se définir comme l'aspiration des femmes à participer à la vie de
l'esprit et à se comporter en êtres autonomes.

Les Précieuses en leurs salons

C'est dans les salons tenus par des femmes de la bonne société, tels que celui de Mme de la
Sablière, qu'éclot la préciosité. Dans les salons, mais aussi dans les ruelles : la ruelle, espace
laissé entre le lit et le mur, est l'endroit où se tiennent les amis intimes de la dame qui reçoit dans
sa chambre, allongée sur son lit de parade. Les cercles féminins se multiplient et accueillent
poètes et gens d'esprit, auteurs et amateurs. Somaize, dans son Grand dictionnaire des Précieuses
(1661), fait du salon un des fondements de la préciosité :

pour être précieuse, il faut ou tenir assemblée chez soi, ou aller chez celles qui en tiennent :
c'est encore un loi assez reçue parmi elles de lire toutes les nouveautés, et surtout les romans,
de savoir faire des vers et des billets doux.

Celles que l'on appelle peu à peu les « précieuses » veulent participer activement à la vie
culturelle de leur temps et revendiquent le droit de juger des oeuvres littéraires, et éventuellement
d'en écrire. Somaize ajoute en effet que les Précieuses « sont seulement celles qui se mêlent
d'écrire, ou de corriger ce que les autres écrivent, celles qui font leur principal de la lecture des
romans ». Les oeuvres littéraires cessent désormais d'être l'affaire des doctes. Le salon, qui se
tient généralement dans un appartement de réception, devient un milieu pédagogique. Ces
femmes, qui n'avaient pas étudié les Anciens dans les collèges au même titre que les hommes,
privilégient la conversation à l'érudition et à la rhétorique. Elles promeuvent une nouvelle forme
de culture centrée sur la poésie et le roman. Selon elles, on peut prendre part à la culture en lisant
des ouvrages en français ou en conversant avec des gens de lettres.

La conversation mondaine supplante la conversation masculine entre érudits, le salon


remplace l'Académie. La conversation devient un jeu qui exclut la grande éloquence. Elle doit
être ludique et désintéressée. Elle consiste en un échange libre dont le ton doit répondre à un
idéal de naturel. Il s'agit avant tout de plaire en trouvant des formules brillantes et des pensées
pertinentes. La culture précieuse s'enracine dans l'oralité, par opposition à une culture livresque
et scolaire. Les membres de l'assemblée lisent des textes à haute voix et chacun doit être capable
d'écrire, et mieux encore d'improviser les petits genres littéraires (chansons, sonnets,
épigrammes, madrigaux, énigmes, portraits). Le principal attribut de la précieuse doit donc être
l'esprit, comme le souligne Somaize avec ironie :

je suis certain que la première partie d'une précieuse est l'esprit, et que pour porter ce nom, il
est absolument nécessaire qu'une personne en ait, ou affecte de paraître en avoir, ou du moins
qu'elle soit persuadée qu'elle en a.
Les précieuses doivent donc savoir manier la langue de manière à la faire briller : dans leurs
salons, les vers sont ciselés comme des gemmes, la phrase est tissée avec élégance. Un langage
précieux apparaît, dont le raffinement répond au raffinement du comportement et des sentiments.

Langage précieux, littérature précieuse

La préciosité a engagé une réforme du langage. En voulant mettre leurs paroles en


harmonie avec la subtilité de leurs pensées, les précieuses ont crée un langage particulier à
l'usage des cercles qu'elles fréquentent. Elles ont bouleversé les usages de la langue, en intégrant
notamment des tournures qui bannissent tout prosaïsme. On note également un enthousiasme
pour les néologismes, ainsi que pour les termes et les locutions à la mode. Le langage précieux se
caractérise avant tout par la recherche de l'effet. Somaize, dans son Grand dictionnaire des
Précieuses, note que les précieuses sont « celles qui inventent des façons de parler bizarres par
leur nouveauté et extraordinaires dans leur signification. » Cette nouvelle langue a de quoi
surprendre les non initiés. Le langage des précieuses, compliqué et codé, se veut hermétique. En
effet, les précieuses réservent le sens de leurs propos à un groupe restreint. Elles ne peuvent donc
se contenter d'un langage ordinaire. Somaize raille les Précieuses pour cet emploi nouveau et
élitiste de la langue :

Elles sont encore fortement persuadées qu'une pensée ne vaut rien lorsqu'elle est entendue de
tout le monde, et une de leur maxime de dire qu'il faut nécessairement qu'une précieuse parle
autrement que le peuple, afin que ses pensées ne soient entendues que de ceux qui ont des
clartés au-dessus du vulgaire, et c'est à ce dessein qu'elles font tous leurs efforts pour détruire
le vieux langage, et qu'elles en ont fait un, non seulement qui est nouveau, mais encore qui leur
est particulier.

C'est ce goût du raffinement et de la singularité du langage qui est caricaturé par Molière
dans Les Précieuses ridicules (I,6) :

MAGDELON. (...) Vite, venez nous tendre ici dedans le conseiller des grâces.
MAROTTE. Par ma foi, je ne sais point quelle bête c'est là : il faut parler chrétien, si vous
voulez que je vous entende.
CATHOS. Apportez-nous le miroir, ignorante que vous êtes, et gardez-vous bien d'en salir la
glace par la communication de votre image.

La pièce de Molière, en les grossissant, donne un aperçu des procédés du langage précieux.
On peut noter l'emploi de néologismes (« un nécessaire » pour « un valet »), d'adjectifs
substantivés (« le doux, le tendre, le passionné »), d'adverbes hyperboliques (« furieusement », «
terriblement », « effroyablement »), de périphrases compliquées (« Voiturez- nous ici les
commodités de la conversation » pour « Apportez-nous les fauteuils ») ou d'expressions
précieuses à la mode (« Le moyen de souffrir cela ! »). On pourrait ajouter à l'inventaire des
procédés précieux les antithèses et les oxymores qui participent à la recherche de l'effet, les
métaphores et les allégories qui permettent de contourner l'objet du propos, et surtout l'art de la
pointe.

Cet art du concetto se rencontre particulièrement dans la poésie, genre littéraire précieux
par excellence, où le dernier vers est souvent pour le poète l'occasion de surprendre et de briller.
Le roman partage avec la poésie le monopole de la littérature précieuse. Des romans aux sujets
galants représentant une société idéale et policée alimentent l'imaginaire des précieuses. Ainsi
dans L'Astrée, roman fleuve d'Honoré d'Urfé, Astrée et Céladon, bergers de fantaisie, dissertent
sur l'amour en rivalisant de raffinement et d'élévation morale. Les romans de Madeleine de
Scudéry, notamment sa Clélie, Histoire romaine (1654), eurent également un grand
retentissement dans les salons au point de devenir des manifestes de la préciosité. On peut noter
par ailleurs l'influence de la pastorale Araminte de l'italien Le Tasse, qui eut un grand succès en
France.

Les précieuses elles-mêmes deviennent rapidement des héroïnes de romans tels que La
Précieuse ou le mystère des ruelles (1656) de l'abbé de Pure, ou des personnages de théâtre. La
littérature et la réalité se répondent au point qu'une confusion s'installe entre personnages fictifs,
dotés de prénoms plus recherchés les uns que les autres (Araminte, Polyxène), et précieuses
réelles. Il s'opère une fusion entre le naturel oral de la parole pratiquée dans les salons et le
naturel écrit de la littérature. Ces fictions qui représentent les précieuses ne décrivent cependant
pas la réalité, si bien que nous sommes aujourd'hui bien en peine de déterminer ce que, dans
notre conception de la préciosité, nous devons aux oeuvres de fictions et à la réalité authentique.
Cette confusion du réel et de la littérature, ainsi que les représentations caricaturales qui ont été
faites des précieuses, contribuent à rendre flou le phénomène de la préciosité. Certains critiques
insistent sur l'aspect mythique de la préciosité : la préciosité, loin d'être un mouvement
identifiable dans l'histoire, ne serait qu'une construction de l'esprit, une invention des auteurs qui
ont prétendu peindre les précieuses.

L'amour précieux : un sentiment idéalisé.

La littérature précieuse et son langage raffiné ont avant tout pour objet de dépeindre le
sentiment amoureux. L'amour est en effet au centre des conversations dans les salons et les
cercles précieux. On se demande comment le définir et quelle doit être sa place dans la vie. Les
précieuses ont de l'amour une conception romanesque, forgée par les utopies littéraires telles que
L'Astrée ou Clélie. Ces romans dépeignent un sentiment idéal et épuré qui ne laisse pas de place
à l'instinct. A. Adam explique que les précieuses éprouvent « une sorte de dégoût pour les formes
ordinaires de l'amour, fussent-elles les plus légitimes. Elles rêvent d'un sentiment plus pur, d'une
amitié où les ferveurs subsisteraient sans la grossièreté du désir. » (« Baroque et préciosité » in
Revue des Sciences humaines,1949). Les codes de l'amour précieux, héritier de l'amour courtois
du Moyen Âge, sont précis. Dans son roman Clélie, Histoire romaine (1654), Mlle de Scudéry
imagine même une topographie de l'amour : la carte du pays de Tendre. Il s'agit d'une
représentation topographique et allégorique des différentes étapes de la vie amoureuse selon les
précieuses. Le pays de Tendre est traversé par le fleuve Inclination. On y rencontre des villes
telles que Tendre-sur-Estime et des villages aux noms évocateurs de Billet-galant ou Billet-
Doux. L'amant doit en effet passer par de nombreuses étapes amoureuses et ne pas faire de faux
pas pour espérer conquérir le coeur de sa dame. Les précieuses veulent spiritualiser l'amour, le
dégager de la nature et des aspects sensuels pour le transformer en une pure inclination de
l'esprit. Saint-Evremont condamne comme chimérique la philosophie précieuse de l'amour : «
L'amour est encore un dieu pour les précieuses. Il n'excite point de passion dans leurs âmes ; il y
forme une espèce de religion... Elles ont tiré une passion toute sensible du coeur à l'esprit et
converti des mouvements en idées. » (Le Cercle) C'est aussi pour ce désaveu de l'amour que les
précieuses ont été critiquées en leur temps. Pourtant, comme le souligne A. Adam, les Précieuses
ont exalté l'amour :

elles ont formé tout un corps de doctrines. C'est d'abord sa royauté universelle. Nul ne lui
échappe. Point de temps, de lieu, de personne qui soient protégés contre ses coups. Plus un être
est distingué par sa naissance, par son esprit, par sa culture, par sa délicatesse naturelle, plus il
est exposé et comme livré à l'amour. Leur seconde maxime, c'est que l'amour est fatal. (...)
Enfin, Précieux et Précieuses affirment que l'amour, avec ses souffrances, ses jalousies, ses
désespoirs, est préférable à l'absence d'aimer. (...) Les Précieuses veulent l'amour, mais un
amour qui soit essentiellement liberté. Liberté à l'endroit des impératifs sociaux. Mais liberté
aussi en face des passions sensuelles. Elles ne veulent aimer que par un pur choix de l'esprit.
Ce qui revient à dire que l'amour, chez elles, sera quelque chose de très intellectuel, de très
conscient.
A. Adam, « Baroque et préciosité » in Revue des Sciences humaines (1949)

La conception précieuse de l'amour est donc un parti pris philosophique : en amour comme
dans la société, la femme veut être maîtresse d'elle-même.

La préciosité, un mouvement féministe ?

Au XVIIème siècle, la femme mariée en sait toujours asse quand elle sait prier Dieu, aimer
son mari et s'occuper des soins du ménage. Courant de pensée dominée par des femmes
influentes la préciosité tient un discours moderne sur la condition féminine Derrière l'apparence
de légèreté du discours amoureux se cache une réflexion plus profonde sur la place de la femme
dan la société. Pour les Précieuses, la femme n'est pas moins capable de raison que l'homme. Elle
a droit à la vie intellectuelle e refuse de n'être qu'une épouse. Ainsi, dans certains de se romans,
Madeleine de Scudéry fustige le mariage. Pour l'héroïne d'Artamène et le Grand Cyrus, cette
institution bride la liberté de la femme et la confine à la sphère privée. Car la femme précieuse
tient avant tout à sa liberté, comme l'explique A. Adam :
les précieuses sont d'abord des femmes qui se révoltent contre le joug du mariage et contre la
lourde discipline que les moeurs continuent d'imposer à la jeune fille. Elles affirment le droit
de la femme à disposer librement d'elle-même, à choisir le compagnon de sa vie, à cultiver, s'il
lui plaît, avant et durant le mariage, l'art et les belles lettres, à connaître les plaisirs de l'esprit.
Dans cette revendication d'une vie plus libre, elles vont, comme l'on peut penser, plus ou
moins loin. Certaines ne craignent pas de belles audaces. D'autres se borneraient à un
assouplissement de la vieille tradition. Mais toutes sont d'accord sur un point : c'est que la
condition présente de la femme est intolérable.
A. Adam, « Baroque et préciosité » in Revue des Sciences humaines (1949)

Cette posture féministe avant la lettre fait de la préciosité un mouvement de pensée d'une
grande modernité, en dépit de l'aspect parfois mièvre de ses productions littéraires.

Les Précieuses Ridicules de Molière

« Les véritables précieuses auraient tort de se piquer lorsqu'on joue les ridicules qui les
imitent mal », peut-on lire dans la Préface des Précieuses Ridicules (1659). Molière s'en prend en
effet non aux précieuses elles-mêmes, mais à leurs caricatures provinciales. Il dénonce le
snobisme ridicule de deux sottes plus que la nouvelle aspiration des femmes à s'intéresser aux
choses de l'esprit. D'ailleurs, comme le souligne Paul Bénichou dans Morales du Grand Siècle,
Molière s'en prend volontiers aux ennemis des précieuses : la satire de Molière vise aussi le
vieux Gorgibus des Précieuses Ridicules, comme l'Arnolphe de L'Ecole des femmes, qui tous
deux ont une conception réactionnaire de la femme. Paul Bénichou résume bien les rapports
complexes qu'entretient Molière avec la préciosité : « S'il condamne en elle, comme une chimère,
et comme un mal, la tentative d'épurer et d'intellectualiser le désir, il se trouve solidaire d'elle
dans un effort commun pour briser les vieilles contraintes et affirmer les droits de l'amour. » Il ne
faudrait donc pas croire qu'à travers Les Précieuses ridicules Molière a voulu vilipender les
prétentions nouvelles à l'émancipation de certaines femmes du monde. Il partage au contraire la
cause des précieuses en soutenant les revendications féminines contre la morale oppressive des
vieux barbons.

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