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ALFRED JARRY LE TOUR D’UNE ŒUVRE

L’hurluberlu
père d’

Ubu
L’excentrique Alfred Jarry
est passé comme un météore dans
la littérature de la Belle Epoque.

L
Mais sa créature, le grotesque roi
Ubu, a plus de cent ans et toujours
pas une ride. Cornegidouille !

Le 10 décembre 1896, lors de la pre-


mière d’Ubu roi d’Alfred Jarry, le
Théâtre de l’Œuvre est en ébulli-
tion. Amis enthousiastes, critiques
atterrés, public stupéfait : tout se
passe comme Jarry l’avait prévu. « Il
fallait, dira-t-il plus tard, que la pièce
ne pût aller jusqu’au bout et que le
théâtre éclatât. » Le critique de
l’époque Catulle Mendès a le mot
juste pour résumer Ubu, Bibendum
au chapeau pointu : le Père Ubu
existe, affirme-t-il, « vous ne vous en
débarrasserez pas ; il vous hantera,
vous obligera sans trêve à vous sou-
venir qui il fut, qu’il est ; il deviendra
une légende populaire des instincts
vils, affamés et immondes… »
A 23 ans, Alfred Jarry vient de faire
son entrée en scène avec une pièce
de potache qui ne va cesser de dé-
frayer la chronique et de faire des
émules. Ubu ? C’est le Père Heb,
Ebance ou Ebouille, en réalité Hé-
bert, professeur de physique au ly- tise obèse et d’une tyrannie sans EN HAUT : UBU « boudouille » (ventre), menace de
cée de Rennes, qui, pour son mal- scrupule. Ubu éructe des « mer- EN MARIONNETTE. « torsion du nez et extraction de la
SELVA/LEEMAGE | DR

CI-DESSUS : JARRY
heur, compta Alfred Jarry parmi ses dre », des « Jambedieu », décoche CHEVAUCHANT langue ». Il fait la guerre avec un
élèves dans les années 1888-1991. d’incroyables reparties à Mère Ubu : SA LÉGENDAIRE « pistolet à phynances », un « ciseau
“CLÉMENT
Hébert inspirera donc Ubu, person- « Mère Ubu, tu es bien laide LUXE 96”.
à merdre » et un « bâton à physi-
nage avare, vulgaire, scatologique, aujourd’hui. Est-ce parce que nous que », imagine des voitures à vent
couard, menteur, scélérat, d’une bê- avons du monde ? » Il se plaint de la pour transporter des armées. Il <

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ALfred Jarry le tour d’une œuvre

<choisit ses victimes de préférence che, rédige des billets, des critiques A lire suite un record d’étreintes sexuelles
parmi les notables : financiers, ma- et des réflexions humoristiques, se Patrick Besnier, où les corps se culbutent et où, au
Alfred Jarry une
gistrats ou conservateurs des hypo- passionnant pour le golf, les poin- biographie (éd. final, brille parfois un amour verti-
thèques qu’il expédie à la trappe çons du XVe siècle, les traductions Fayard, 724 p., gineux entre deux partenaires. Ce
32 €) et Alfred
d’un sonore : « Cornegidouille ! » On latines ou les faits divers. Jarry (éd.
roman d’une poésie cruelle, sombre
glosa beaucoup sur Ubu roi, attri- Surtout, cet homme curieux de tout, Culturesfrance, odyssée des performances en tous
buant l’origine de l’œuvre à l’un des auteur romantique ou macabre, ac- 122 p., 20 €). genres, se clôt sur la mort de Mar-
condisciples de Jarry, âgé de 14 ans, teur rêveur, manipulateur de cueil : l’homme est vaincu par une
devenu par la suite colonel d’artille- consonnes et de marionnettes, typo- chaise électrique qui fut pourtant
rie. Mais de la blague enfantine et graphe à ses heures, écrit. Les Minu- un instant dominée par sa victime à
collective, Jarry fit une œuvre, une tes de sable mémorial ou les Gestes  l’énergie démesurée.
« réalité littéraire » comme le sou- et opinions du docteur Faustroll,  Insolente comète des lettres de la
tint le critique Albert Thibaudet. pataphysicien sont dévastateurs, Belle Epoque, Jarry mourut en 1907,
De la pièce à haut risque – dont les d’une écriture brodée de fils discor- bientôt célébré par André Breton et
décors, excusez du peu, étaient de dants, où la « route des phrases » est les surréalistes. La brochure du
Paul Sérusier et Pierre Bonnard –, il un « carrefour de tous les mots », où Théâtre Alfred-Jarry, fondé en 1926
fit un mythe. Quant au scandale, il la « verbalité est libre de tout chape- par Antonin Artaud, Roger Vitrac et
allait de soi. Comme écrivait Jarry, let ». Jarry draine tous les sens et Robert Aron, proclamait fièrement :
la foule « s’est fâchée parce qu’elle a tous les sons. Comprendre ses œu- « Comique ou tragique, notre jeu sera
trop bien compris, quoi qu’elle en vres ? « Tous les sens qu’y trouvera le l’un de ces jeux dont à un moment
dise ». lecteur sont prévus, écrivait-il, et ja- donné on rit jaune. Voilà à quoi nous
Curieux bonhomme, ce Jarry ! Né mais il ne les trouvera tous ; et nous engageons. » Plus tard, la gau-
en 1873 à Laval, lycéen à Rennes, il l’auteur lui en peut indiquer, colin- che vit une coïncidence comique
monte ensuite à Paris, mais, bien maillard cérébral, d’inattendus, pos- entre Ubu roi monté au TNP par
qu’excellent élève, quitte la Khâgne térieurs et contradictoires. » Chacun Jean Vilar en mars 1958, et l’arrivée
où il est inscrit, au lycée Henri-IV, peut lire Jarry en faisant l’effort ubuesque au pouvoir de De Gaulle
pour mener une vie bohème. d’admettre que « pour reproduire trois mois plus tard. Moins comique
Lautréamont en littérature, Léon- deux parallèles, il faut en faire des fut le rapprochement fait entre les
Paul Fargue en amitié, le voilà lancé horizontales et les faire coucher en- machines à décerveler d’Ubu et la
dans les salons du Mercure de Fran- semble ». Mais si l’homme estropie torture pratiquée pendant la guer-
ce, de Mallarmé ou de Rachilde, fi- les mots, fait chavirer et embellit les re d’Algérie. Alors, d’actualité
dèle et compréhensive complice des structures grammaticales, il est Jarry ? Toujours. Moins par le
écarts de son protégé dont elle di- aussi visionnaire. Le Surmâle, centenaire de sa mort que par
sait qu’il était « vêtu comme un cou- sous-titré « roman l’inventivité littéraire qu’il
reur cycliste qui aurait roulé dans la moderne », qu’il écrit incarna et par l’avertis-
poussière ». Le fait est que cette sil- en 1902, est un roman sement qu’il formulait :
houette à redingote, à souliers de d’anticipation sur le siè- Ubu est immortel
cycliste, enfourchant la petite reine cle des records, sportifs parce que en cha-
pour un oui ou pour un non, est ex- et sexuels. Le texte dé- cun de nous p
centrique ; un « animal dangereux » marre sur les chapeaux Gilles Heuré
pour ceux qui redoutent ses regards de roues : « L’amour est Les œuvres d’Alfred
farouches, ses gestes brusques et les un acte sans importance Jarry sont rééditées
flots torrentiels de sa voix nasillar- puisqu’on peut le faire dans la collection
Mille et une nuits
de. Toujours « plus attentif aux indéfiniment. » Le per- (Fayard). A signaler
mouvements d’une phrase qu’aux sonnage, André Mar- aussi : La Chandelle
verte (éd. Le Castor
plis d’une cravate », comme l’écrivit cueil, sportif dopé, relève astral, 326 p., 15 €),
un journaliste de Gil Blas, Jarry a un à vélo les défis que lui un recueil de
comportement d’hurluberlu : il ta- lance, lors de la course chroniques et Le
Surmâle, illustré par
quine le poisson, tire sur les rossi- des « dix mille milles », Tim (éd. Viviane Hamy,
gnols et héberge deux hiboux dans une locomotive. Vient en- 210 p., 20 €).
sa chambrette parisienne. S’il cède
aux charmes vénéneux de la « fée
verte », l’absinthe, c’est qu’il se mé-
fie de l’eau qui est un « poison telle-
ment dissolvant et corrosif qu’on l’a
choisi entre toutes les substances
pour les ablutions et lessives, et
Roger-Viollet

qu’une goutte versée dans un liquide Le “Véritable


pur, l’absinthe par exemple, le trou- portrait de
Monsieur Ubu”
ble ». Mais il travaille, collabore aux signé Alfred
revues, La Plume ou La Revue blan- Jarry.

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