Vous êtes sur la page 1sur 3

CINQUANTE ANS DE

Indiscrétions ressort à Paris. Dans quinze jours, nous verrons Aiches et célèbres,
5 espère que vous n‘allez pas me idiot, c‘est que je me suis laissé faire.
parler de Garbo, gémit—il ef— « C‘est vrai, répondais—je à tous les
fondré, depuis le temps que je journalistes, je suis un directeur de
parle de Garbo aux journa— femmes ». J‘aurais dû les envoyer se
listes ! faire voir.
— Précisément, si on en parlait un Au début de sa carrière, George
peu, de Garbo !. Cukor ne peut évidemment pas se le
— Elle étaitd‘ unemte[ltgenc e remar— permettre. Les grands studios lui im—
quable. Divine, a—t—on dit. Unique, posent d‘office des stars quadragé—
plutôt. Par moments, je me sens pres— naires et figées.
que responsable de sa retraite, puis— En 1939, après avoir préparé et
qu‘elle a pris sa décision après l‘échec entrepris le tournage d‘Autant en em—
d‘un de mes films, La Femme aux deux porte le vent, il est remercié par David
visages. A propos de visage, elle est O‘Selznick (en dépit des efforts déses—
encore d‘une surprenante beauté, vous pérés de Vivien Leigh), surlademande
savez.. expresse de Clark Gable. Encore un,
Exit Garbo. Cukor se tait. Moment sans doute, que la réputation de « di—
de panique. Que dire, en fait,*‘à une recteur de femmes » de Cukor avait
légende vivante, sinon qu‘elle est une effrayé.
légende vivante..
Rendez—vous compte : voilà un
homme qui, depuis plus de cinquante
ans, aligne les chefs—d‘œuvre dans les
genres les plus divers : la comédie
(Indiscrétions, Madame porte la
culotte), le drame (Le Roman de Mar—
guerite Gautier), le « musical» (Une
Etoile est née, les Girls, My Fair Lady),
tous les films de George Cukor : 1.
le faux—western épique (La Diablesse
au collant rose). Le Roman de Marguerite Gautier
Voilà un homme qui a donné son (1936). 2. Le Milliardaire (1960). 3
nom à une façon de filmer : on parle Les Girls (1957). 4. Hantise (1944). 5.
aujourd‘hui de la « Cukor‘s touch » Sylvia Scarlett (1935). 6. La Croisée
aussi facilement que du théorème de des desfins (1956)
Pythagore ou de la pomme de
Newton !
Ce) que c‘est que la ‘« Cukor‘s
touch » ? Ah, c‘est aussi difficile à
expliquer que facile à ressentir. Imagi—
nez un ton à la fois élégant et perfide,
des sujets où la sophistication aveu—
glante cache, en fait, des zones
d‘ombre et d‘ambiguiïté.
Imaginez un univers peuplé essen—
tiellement de femmes, à la fois victo—
rieuses et blessées, cultivant avec pas—
sion le goût de l‘absolu.
Il me regarde, sévère.
— C‘est la faute de la presse si j‘ai
cette réputation de « metteuren scène de — Clark Gable, le pauvre, ne se
femmes ». sentait pas en sécurité avec moi. À tort,
Mais pourtant : Garbo, Monroe, les d‘ailleurs. Jamais, je n‘ai distendu une
deux Hepburn (Katharine et Audrey), histoire pour favoriser le rôle de la
Harlow, Ava Gardner, Kay Kendall, femme. C‘eût été stupide.
la Magnam les deux Judy (Garland et Pourtant, dès 1935, Cukor signe sa
Holiday)... première œuvre ambitieuse : Sylvia
— Oui, bzensur mais j‘ai dirigé aussi Scarlett, avec Katharine Hepburn et
Spencer Tracy, John Barrymore, Ro— Cary Grant. Film inclassable, où les
nald Colman, Cary Grant, James Ma— genres se mélent, où les sexes s‘échan—
son. . gent, avec une Hepburn déguisée en
Non non, c‘est de votre faute ! C‘est garçon qui semble droit sortie d‘une
vous qui m‘avez collé cette étiquette pièce de Marivaux.
ridicule depuis des années : et le plus Dès lors, tous les films qu‘il réalisera

16 TELERAMA N° 1673 — 3 FEVRIER 1982


”CUKOR‘S TOUCH”
son dernier film. A quatre—vingt—deux ans, George Cukor garde bon pied, bon œil.
de grâce qui mystifie la cour d‘Angle—.
terre.
Aucun titre, en fait, ne définit mieux
l‘œuvre de Cukor que ce vieux film
avec Garbo : La Femme aux deux
visages. Parce qu‘il contient le mot
« femme » et le chiffre « deux ».
Double univers, double monde et
double jeu. Dans le très romanesque
La Croisée des destins, Ava Gardner,
mi—Indienne, —mi— Anglmse, plonge
dans un «no man‘s land» d‘où elle
émerge meurtrie.
Telles des héroïnes de Renoir, les
trois Girls, elles, hésitent entre le vrai
et le faux, le théâtre et la vie. Où
commence l‘une, où finit l‘autre ?...
Il suffit d‘un rien pour que les mas—
ñues tombent. Judy Holiday et Aldo
ay se déchirent dans Je retourne chez
maman, une des chroniques les plus
amères sur la vie du couple. On n‘est
pas très loin, alors, du désespoir, en
tout cas, de la gravité.
— Oui, mais il y a tout de même plus
d‘éléments humoristiques que tragiques
dans mes films : je n‘ai jamais tourné
Œdipe—roi, admettez—le !
— Ava Gardner a dit de vous :
« Jamais personne n‘a su diriger
comme lui ».
— Elle a dit ça ? Voilà ce que j ap—
pelle une femme brillante ! (Rires)
Non, sérieusement, elle est superbe.
Peut—être pas une des plus « grandes »,
mais assurément une des plus écla—
tantes. Avec un sens de la drôlerie
inimaginable.
On hésite à lui demander le secret de
sa manière douce—amère de filmer.
— Il n‘y a pas de secret, évidemment.
Sinon tout voir sur un plateau. Ne pas
imposer sa volonté. Marilyn, par
(y compris ses travaux de commande) exemple, était une pauvre petite,
porteront sa griffe : la cruauté sous le constamment en retard et désolée de
rire et les larmes derrière les paillettes. l‘être : il fallait l‘aider. Spencer Tracy,
De film en film, le même thème va lui, arrivait sur le tournage et agissait
revenir, inlassablement : une ré— d‘instinct.
flexion, à première vue frivole, sur la Il faut aussi savoir accueillir les sur—
futilité, l‘apparence et le mensonge. prises que vous apporte l‘acteur. Au
Pour l‘amour d‘une show—girl candide tout début de Hantise, par exemple,
qui a le corps de Monroe, Yves Mon— j‘avais prévu un gros plan d‘Ingrid
tand, Le Milliardaire, va jouer à l‘ac— Bergman et celle—ci était censée incarner
teur au chômage. une enfant de cinq ans, terrifiée. Allait—
Le tranquille et si élégant Charles elle pleurer ou crier ?... Hé bien, non.
Boyer se révèle un monstre, désireux Elles‘est contentée de regarder la camé—
de rendre folle Ingrid Bergman (dans ra, l‘air hébété. Et c‘était tellement
Hantise). La petite blonde idiote de szmple, tellement vrai que j‘en ai été
Comment l‘esprit vient aux femmes est, stupéfait. Il est vrai qu‘Ingrid Bergman
en définitive, moins gourde que les a toujours été une actrice inventive.
gangsters qui l‘utilisaient. Quant à la Il y a quelques mois, bon pied, bon
souillon vulgaire de My Fair Lady, elle œil et le vocabulaire très « vert » pour
se mue en une Audrey Hepburn toute ses quatre—vingt—deux ans, George Cu—

TELERAMA N° 1673 — 3 FEVRIER 1982 17


Mirabelle
Un an
C 1 N E M A

kor a terminé Riches et célèbres, avec Moi, j‘ai découvert depuis quelque
Jacqueline Bisset et Candice Bergen, temps que je n‘avais pas suffisamment

. de
qui sort à Paris le 17 février. pris au sérieux ce don que j‘avais pourla
— Ce film, je n‘aurais jamais pu le mise en scène. Aujourd 'Âui, si un criti—
tourner il y a encore quinze ans. Pensez que vient me dire : « Monsieur Cukor,
donc : à l‘époque régnaient tous ces je n‘aime pas Riches et célèbres, je lui

cinéma
clubs de femmes qui faisaient peur aux réponds : « Merde à vous ! Vous ne
grands patrons des studios (1). méritez pas mon film ! Je sais qu‘il est
Maintenant, on peut s‘envoyer en bon. » Pierre Murat
l‘air sur un écran sans avoir les ligues de
vertu aux fesses. La liberté est im—

20F.
(1) En 1962, son film Les Liaisons coupables (The
mense ! Beaucoup l‘utilisent, hélas, Chapman Report), qui évoquait la sexualité des
sans aucun goût, ni mesure. femmes américaines, fut honteusement trafiqué.

Le Hors—Série annuel de
Télérama retraçant toute
l‘année 81 de cinéma est paru.
Vous y trouverez tous les
grands films analysés et
critiqués, des portraits et des
reportages sur les cinéastes
et les comédiens ainsi
qu‘une analyse de ce qui se
prépare et des changements
possibles dans le monde du
cinéma. Alors, offrez—vous
1 an de cinéma 81 pour 20F.

Katharine Hepburn et James Stewart.

INDISCRETIONS
Les jeux de l‘amour
et de l‘esprit
(Philadelphia Story) 1940. Américain Les chassés—croisés amoureux sont
(1 h 50). Réal. : (?eorge Cukor; avec réglés avec une maestria et une cruauté
Katharine Hepburn, Cary Grant, dignes de Marivaux. Ce film doit du
James Stewart. reste beaucoup au théâtre. Cukor s‘est,
Indiscrétions fut tourné à Hollywood comme à son habitude, surtout attaché
en 1940, à une époque où la comédie à la finesse et au brillant des dialogues
légère brillait d‘une myriade de feux. et à la direction d‘acteurs. Quandils ont
Ces jeux de l‘amour et de l‘esprit dans pour noms James Stewart, Cary Grant
la jet society américaine n‘ont pas pris et surtout Katharine Hepburn, on ima—
une ride. La veille de ses noces, une gine aisément jusqu‘où peuvent aller le
héritière un peu guindée se surprend à jeu et la perfidie.
Télérama hésiter entre trois prétendants : son très
officiel fiancé, son ex—mari et un écri—
Avec une caméra qui vise essentiel—
lement à magnifier ces princes de la
vain talentueux mais sans le sou et en comédie, Cukor nous confectionne un
Hors—Série Cinéma. — quête de besognes alimentaires. Sur ce univers de conte de fées dont on goûte,
scénario au canevas on ne peut plus avec autant sinon plus de plaisir que
Chez votre marchand conventionnel, Cukor a bâti une œuvre
scintillante d‘intelligence et de malice.
jadis, l‘acidité et la grâce.
Joshka Schidlow
de journaux. 20F.
18 TELERAMA N° 1673 — 3 FEVRIER 1982

Vous aimerez peut-être aussi