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Nice/Côte d’Azur Arts Un résistant dans la ville

Jean Moulin
ne résistait
pas à l’art
Peintre, caricaturiste, mais aussi
collectionneur. Et galeriste… à Nice.
Une couverture rêvée. Par Yasmine Youssi
Un Utrillo et un Dufy en vitrine. Soutine, Kisling, Chirico et À Lire
Bonnard aux murs. En ce 9 février 1943, alors que l’hiver u
s’étend sur la Côte d’Azur, le Tout-Nice des arts et des mon- Vies et morts
danités se presse au 22 ter, rue de France, juste derrière de Jean Moulin,
l’hôtel Negresco. On y inaugure la galerie Romanin que de Pierre Péan,
vient d’ouvrir un jeune préfet révoqué par le gouvernement éd. Fayard,
de Vichy : Jean Moulin (1899-1943). Dans moins d’une se- 726 p., 26,40 €.
maine, il s’envolera pour Londres où le général de Gaulle y
s’apprête à en faire son unique représentant permanent sur Alias Caracalla,
l’ensemble du territoire métropolitain, délégué général du de Daniel Cordier,
Comité national français (avec rang de ministre), chargé de éd. Folio Gallimard,
mettre sur pied le Conseil national de la Résistance (CNR). 1 144 p., 9,95 €.
Mais pour l’heure, Moulin se doit d’accueillir artistes, t
collectionneurs et amateurs. Et puis… patatras ! Jean Moulin.
Le portrait officiel du maréchal Pétain, accroché comme Profession ?
il se doit, s’écroule au sol dans un vacarme retentissant. Artiste peintre,
Heureux présage pour le propriétaire des lieux qui sous la direction
ne laisse rien paraître. D’ailleurs, le galeriste va même de Nicole Riche, « L’art, c’était aussi sa vie », confie Christine Levisse-Touzé,
jusqu’à battre froid le secrétaire général de la préfecture éd. de Paris/Max directrice du musée du Général Leclerc de Hauteclocque et
des Alpes-Maritimes, Clément Vasserot, futur maquisard Chaleil, 96 p., 24 €. de la Libération de Paris, musée Jean-Moulin. Dès son plus
de la Creuse, croisé jadis dans les cabinets ministériels du t jeune âge, il témoigne d’une réelle aptitude pour le dessin.
Front populaire. Car il s’agit, ici, de ne surtout pas griller Jean Moulin, « Moulin s’est construit de manière très dichotomique, explique
cette extraordinaire couverture. A y regarder de plus près, de Dominique Pierre Péan, qui lui a consacré une envoûtante biographie.
pourtant, la galerie Romanin tient bien plus que d’un Lormier, éd. Infolio, D’un côté il veut plaire à son père, sévère notable républicain,
simple paravent. C’est peut-être là la première fois que 112 p., 8 €. conseiller général de l’Hérault, porté par la volonté farouche
Moulin est en plein accord avec lui-même. de faire de son fils un citoyen responsable. De l’autre il a besoin
À voir de rêver et s’évade par le dessin. L’art lui sert de soupape. Si on
Musée Leclerc – ne comprend pas ça, on passe à côté de l’homme. »
musée Parallèlement aux fonctions qu’il exerce dans la haute ad-
Jean-Moulin, ministration, qu’il intègre en 1917 pendant ses études de
Paris 15e, droit, Jean Moulin expose donc ses premières œuvres, très
tél. : 01 40 64 39 44. académiques, en 1922. Il publie aussi dans des revues sati-

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A Montparnasse II –
Au Salon des
indépendants, 1929,
encre de chine et
aquarelle sur papier
de Jean Moulin,
alias Romanin,
paru dans Le Rire
le 2 mars 1930.

Nommé préfet d’Eure-et-Loir en 1939,


Jean Moulin ne tarde pas à poser les
crayons. En juin  1940, l’armistice à
peine signé, les Allemands lui deman-
dent de couvrir leurs exactions en les
faisant passer pour des actes commis
par des tirailleurs sénégalais. Il s’y re-
fuse, est arrêté. Craignant de craquer
sous les coups, il fait une tentative de
suicide. Le 2 novembre 1940, Vichy le
relève de ses fonctions. Le haut fonc-
tionnaire se replie alors à Saint-An-
diol, entre en contact avec des chefs
de la résistance locale, et comprend
très vite que, pour être efficaces, les
mouvements de métropole doivent
s’unir sous l’autorité du général de
Gaulle. A lui de faire le lien entre ceux
de l’intérieur et Londres.
Mais Jean Moulin sent qu’il lui faut
une couverture. Il s’est établi comme
agriculteur. Sauf que ses absences sont
trop fréquentes pour que cela paraisse
crédible. S’il était marchand d’art en
revanche, il lui faudrait aller à la ren-
contre des peintres et des collection-
neurs, un peu partout en France… Ne
lui reste plus qu’à trouver un local. Et
surtout une personne de confiance
pour gérer l’affaire. Elle se présente à
lui à Megève où il a pris dix jours de va-
cances après être rentré de Londres,
le 1er janvier 1942. « Cela était très habi-
tuel, justifie Christine Levisse-Touzé.
Pour avoir une couverture parfaite, les
résistants devaient vivre normalement. »
riques des caricatures signées Romanin, du nom d’un châ- D’autant que Jean Moulin y rencontre la belle Colette Pons
Collection Musées de Béziers/cliché Claude Gourmanel

teau du Moyen Age situé non loin du village provençal de qu’il tente vainement de séduire, avant de lui proposer la ges-
Saint-Andiol, le berceau familial. S’il se frotte à la bohème de tion d’une galerie à Nice.
Montparnasse à partir des années 1920, c’est à Châteaulin, Pourquoi Nice ? La ville est alors sous occupation ita-
dans le Finistère, où il est nommé sous-préfet en 1930, qu’il lienne, moins dure que l’occupation allemande. Et puis, « il
s’initie à l’art moderne auprès du poète d’avant-garde Max n’y est pas connu et n’y a aucune attache. Le cœur de ses activi-
Jacob, l’un des premiers compagnons de route de Picasso. tés de résistance se trouve à Lyon, puis à Paris », souligne la
Jacob lui explique le fauvisme, le surréalisme et le cubisme. directrice du musée Jean-Moulin. « Nice est aussi un lieu où ☞
Et c’est probablement sur ses conseils qu’il se met à collec-
tionner Soutine, Valadon ou Rouault. En 1933, après avoir
transformé sa salle à manger en atelier, il se lance aussi dans
Dès les années 1920,il se frotte
l’illustration d’Armor, le recueil de poèmes de Tristan à la bohème de Montparnasse, publie
Corbière, dont il tire ses dessins les plus forts, une série de
gravures hantées par la mort. Comme si elles annonçaient
des caricatures signées Romanin, s’initie
l’horreur à venir des camps de concentration. à l’art moderne auprès de Max Jacob…
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Nice/Côte d’Azur Arts Un résistant dans la ville

Composition,
de Léopold Survage,
huile sur toile
faisant partie
de la collection
de Jean Moulin.

Django Reinhardt, ou encore Lydia Delectorskaïa. A la fois


assistante et modèle de Matisse, elle vient souvent s’assurer
que le maître y est exposé en bonne compagnie, comme le
rapporte Pierre Péan dans son livre.
Difficile d’y voir une simple couverture pour le résistant !
Jean Moulin continue de courir les galeries, entraîne Colette
Pons avec lui, achète des aquarelles de Marie Laurencin, des
dessins de Renoir à défaut de pouvoir acquérir ses tableaux.
Il démarche les collectionneurs pour qu’ils mettent leurs
trésors chez lui en dépôt et acceptent de se faire payer après
la vente, annonce à sa mère et à sa sœur sa fierté d’avoir cé-
dé un Jongkind au conservateur du musée de Grenoble. Il va
chez le peintre Tal Coat à Aix-en-Provence, ou chez Pierre
Bonnard avec lequel il évoque l’idée d’une biographie. « Et
profite de ses voyages pour repérer des terrains d’atterrissage,
caches d’armes et établir de nouveaux contacts », précise
Christine Levisse-Touzé.
Le soir du 27 mai 1943, date de la réunion inaugurale de la
création du Conseil national de la Résistance à Paris, c’est
dans une galerie parisienne qu’il donne rendez-vous, à
19 heures, à Daniel Cordier, son secrétaire général. Parce
qu’il y a là des gouaches de Kandinsky — auxquelles Cordier
avoue ne rien comprendre dans ses Mémoires — mais que
Jean Moulin espère bien présenter dans sa galerie niçoise, à
laquelle il pense continuellement. Au dîner, comme Max
Jacob l’avait fait avec lui, il prend soin de lui expliquer que
Cézanne « a fondé l’art moderne », que les surréalistes ont « in-
troduit l’inconscient et le rêve dans l’art » et que le cubisme est
« la plus grande révolution picturale de l’Histoire », avant d’of-
frir à ce futur galeriste Histoire de l’art contemporain de Chris-
tian Zervos. « Il était heureux », écrira Cordier. Trois semaines
☞ circule beaucoup d’argent, précise l’historienne de l’art Lau-
rence Bertrand Dorléac, auteur d’une excellente étude sur plus tard, le 21 juin, Jean Moulin est arrêté à Caluire. Interro-
gé, torturé, il meurt le 8 juillet dans le train qui le conduit
la vie artistique de 1940 à 1944. Le marché de l’art se révèle tou-
jours florissant lorsque l’économie est détraquée. Avec la en Allemagne. Lui qui voulait tant briller dans le monde des
guerre, un nombre important de réfugiés afflue sur la Côte arts déclinera, jusqu’au bout, la même identité face à ses

Collection Musées de Béziers – Leg de Laure Moulin 1975/cliché Claude Gourmanel


bourreaux : Jacques Martel, peintre-décorateur 1 •
d’Azur. Ceux qui se sont paupérisés vendent leurs tableaux de
maîtres. Et ceux qui font fortune dans le marché noir les achè-
1 La collection de Jean Moulin, ses dessins et les tableaux de sa
tent. » Les affaires promettent ainsi d’être bonnes. D’autant
galerie (fermée à la mi-juillet 1943, lorsque sa sœur Laure a appris
qu’il n’existe aucune galerie d’art moderne à Nice. Pas éton-
sa mort) ont été légués en 1975 au musée des Beaux-Arts de Béziers.
nant ! Vichy et ses sbires « tiennent les

Les artistes sous l’occupation


modernes pour responsables de la dé-
chéance artistique de la France et la
presse ultraciste se déchaîne contre eux à Comment la Seconde Guerre de faire en sorte que la vie artistique
longueur de colonnes », rappelle l’histo- mondiale et l’occupation allemande reprenne au plus vite, l’absence de
rienne de l’art. Ils sont néanmoins tolé- ont-elles affecté le travail des politique culturelle du gouvernement
rés en galerie ou dans des ventes aux artistes ? C’est ce que racontera de Vichy, le pillage systématique des
enchères, à l’exception des artistes l’exposition de rentrée du musée collections juives par les nazis, tandis
juifs contre lesquels est menée une ré- d’Art moderne de la Ville de Paris en que les collections nationales – que
pression féroce. Ce qui n’empêche pas quatre cents tableaux signés Picasso, Laval n’hésitait pas à brader – étaient
Jean Moulin d’exposer Chaïm Soutine Dubuffet, Klee, Bazaine ou Fougeron. relativement épargnées. – Y.Y.
ou Moïse Kisling mais aussi Picasso En attendant, on se plongera dans u L’Art de la défaite 1940-1944,
considéré par les nazis comme le plus L’Art de la défaite 1940-1944, de Laurence Bertrand Dorléac, Seuil,
« dégénéré » de tous. de Laurence Bertrand Dorléac, 496 p., 26 €.
La galerie Romanin connaît vite un co-commissaire de l’exposition. |« L’art en guerre, France 1938-1947 », au
succès retentissant. Les frères Prévert L’historienne de l’art y rappelle musée d’Art moderne de la Ville de Paris, du
s’y rendent régulièrement, ainsi que notamment la volonté de l’occupant 12 octobre au 17 février, tél. : 01 53 67 40 00.

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