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Q

Qu’est-ce qu’un auteur sinon quel-


qu’un qui, sans en avoir l’air, réalise
toujours le même film (ou écrit tou-
jours le même livre) ? Quelqu’un
dont on reconnaît en quelques
­images (ou quelques mots) le style.
L’imaginaire. L’univers.
Vous regardez cinq minutes de
n’importe quel film de Michel De-
ville, et vous savez qu’il est de lui.
Elégant, insolent, outrageusement
et faussement futile. A revoir son
œuvre, puis­qu’elle commence, en-
fin, à paraître en DVD (1), on est
frappé par sa cohé­rence. Et par une
audace permanente, dont on se de-
mande comment elle a pu échapper
à ses pairs de la Nouvelle Vague, qui
ne l’ont jamais reconnu comme l’un

L’audace en
des leurs. Ses films du début, Ce soir
ou jamais ou Adorable Menteuse,
étaient, pourtant, aussi libres que
ceux de Rohmer, aussi inventifs que
ceux de Rivette…
Deville a toujours procédé par défis
successifs. S’il choisit un polar de
Patricia Highsmith, Eaux profondes
en l’occurrence, c’est pour le trans-
former en une réflexion, à la Barbey
d’Aurevilly, sur le bonheur dans le
Ses pairs de la Nouvelle Vague ne l’ont jamais
crime. Mais ça, pour Deville, c’est reconnu comme l’un des leurs. Pourtant, du polar
presque facile ! Réussir à adapter un
roman inadaptable, voilà, en revan- onirique au drame libertin, Michel Deville a su toujours
che, une tâche digne de lui… Du ro-
man de Gilles Perrault, Le Dossier 51,
surprendre. Faussement futile et vraiment insolent.
sur lequel bien des cinéastes se sont
cassé les dents, il fait le plus angois- Dans un univers qu’il veut toujours
sant des thrillers. Il utilise pour cela surprenant se débattent des person-
la caméra subjective – ce procédé nages qui obéissent, eux, à la grande
tape-à-l’œil et casse-gueule –, qui, tradition du sentiment à la fran-
entre ses mains, devient un vrai per- çaise. Marivaux pour la douceur,
sonnage, un enquêteur à mi-chemin Musset pour la cruauté. Optimiste
entre le Philip Marlowe de Chand­ler inébranlable au départ, le héros de-
et le Big Brother d’Orwell. villien croit dur comme fer à l’idée
En 1982, toujours en quête de nou- insolente du bonheur. Marina Vlady
veaux paris, Michel Deville entre- et Macha Méril, les deux sœurs
prend un film… muet ! Sans dialo- d’Adorable Menteuse (1962), par
gues, plus exactement. Il y raconte exemple, misent sur l’insouciance
l’escapade de sept gamins anglais avec la foi d’un Pascal pariant sur
qui ne parlent pas notre langue et Dieu. Le Jacques Charrier à fosset-
qui, alors, forcément, se taisent, tes d’A cause, à cause d’une femme
dans une France aussi inquiétante (1963), aussi.
que surréaliste. Cela donne La Pe- Professer le plaisir comme philoso-
tite Bande. Deux ans plus tôt, il avait phie et la liberté comme morale :
eu l’idée, totalement saugrenue, de quelle douce folie ! Deville, qui le
demander à une vingtaine de ro- sait, préserve cependant à toute
manciers un souvenir érotique. Il force les illusions de ces incons-
les inséra tous dans le scénario so- cients. Ses mouvements de caméra,
laire et sensuel qu’il était en train rapides, virevoltants, semblent les
d’écrire et qui deviendra le sublime isoler dans leur bulle, de scène en
Voyage en douce. scène, de minute fragile en minute

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le cinéaste michel deville le tour d’une œuvre

douce
perte dans l’art d’aimer et de souf- ra de Deville, une sorte de « 51 »,
frir, que la séduire, la réduire, la dé- cerné non par le mal mais par les ma-
truire serait, pour Raphaël, un jeu lades. Dans sa voiture, affalé sur son
d’enfant. Auquel il n’a ni la force ni volant, les yeux dans le vague, il écou-
l’envie de jouer. te un morceau, intitulé Le Chaos…
Chez Deville, beaucoup connaissent C’est donc la quasi-totalité de cette
le plaisir – intense, effrayant – de œuvre foisonnante, à la fois diverse
dominer l’autre, sans avoir, hélas, la et cohérente, que l’on pourra désor-
gagnée. « Encore un instant, mon- quelques grandeur d’âme de Raphaël. Ceux- mais voir et revoir en DVD. S’il a évo-
exemples
sieur le bourreau », un instant d’in- d’une œuvre
là se volent, s’escroquent, se mani- lué moralement, son créateur n’a
souciance, de futilité. Mais, déjà, le foisonnante : pulent sans vergogne. Dans Le Mou- guère changé physiquement. Après
sentiment a fait irruption, qui rend “Adorable ton enragé (1974), Jean-Pierre Cassel un demi-siècle et une trentaine de
menteuse” (1962),
grave, presque douloureux, le beau avec marina fait de Jean-Louis Trintignant sa films, Michel Deville ressemble tou-
visage de Marina Vlady dans les vlady ; marionnette pour lui faire accom- jours au garçon dégingandé, juvénile
dernières images d’Adorable Men- “La petite plir, à sa place, les gestes et les actes et hirsute que l’on voit sur une photo
bande” (1983) ;
teuse. Et efface, un instant, les jolies “l’ours méprisables qu’il aurait aimé com- de 1951, derrière Jean Gabin et Da-
fossettes de Jacques Charrier dans et la poupée” mettre. Dans Le Dossier 51 (1978), nielle Darrieux, les deux stars de La
(1969), avec
A cause, à cause d’une femme. brigitte bardot ;
l’être humain n’est même plus une Vérité sur Bébé Donge, où il est sta-
Ah, l’amour ! Est-il pénible, celui-là, “le mouton marionnette, mais un numéro, cer- giaire pour la première fois. Henri
à briser ainsi les ailes de ces « doux enragé” (1974), né, traqué, possédé, annihilé. Dans Decoin continuera longtemps à le
avec jean-louis
oiseaux de jeunesse » en plein en- trintignant Le Paltoquet (1986), il n’est plus qu’un faire travailler comme assistant, et il
vol… Bon, d’accord, il arrive parfois et jean-pierre fantasme. En un sens, le film est restera toujours fidèle à ce cinéaste
qu’il réussisse son coup. Dans L’Ours cassel ; l’aboutissement d’une philosophie : qui ne se prenait pas au sérieux,
“la maladie
et la Poupée (1969), on est ravi de voir de sachs” (1999), chacun de nous ne vivrait que dans comme lui, et qui sera également
Bardot la mondaine entamer un duel avec albert la pensée de l’autre, n’existerait que resté légèrement à l’écart des autres
dupontel.
érotico-spirituel avec Jean-Pierre comme reflet du regard d’autrui. A – les pros qui se veulent tels…
dr | dr | the kobal collection | dr | dr | christophe L

Cassel, son double inversé – à ce l’image de Fanny Ardant qui, dans le C’est Fanny Ardant qui a le mieux
point inversé, d’ailleurs, qu’ils finis- film, change instantanément de te- défini Michel Deville, sur le tour-
sent par échanger leurs rôles. Bardot nue, selon qu’elle est contemplée nage du Paltoquet, en le comparant
joue alors le mec, et Cassel, la fille : par Daniel Auteuil, Claude Piéplu de façon inattendue au personnage
c’est un moment grandiose et hurlu- ou Philippe Léotard. Seule sa pureté qu’il lui avait confié, l’étrange Mlle
berlu, digne de Howard Hawks… semble rester immuable : elle est Lotte : « On ne sait rien de cette per-
Mais la vérité du sentiment peut toujours vêtue de blanc... sonne. Ni d’où elle vient, ni où elle va.
s’avérer tragique. Dans Raphaël ou A voir Certes, il arrive à Deville de peindre Ni si elle souffre. Si : on sait qu’elle se
le Débauché (1971), Aurore (Fran- Intégrale encore des humains. Comme le mé- moque. Non par méchanceté, mais
Michel Deville
çoise Fabian, belle, perdue, subli- Quatre coffrets decin imprégné de compassion ima- par jeu. C’est un être qui pirouette et
me), soudain prise de passion, fonce Gaumont Vidéo. giné par Martin Winckler dans La qui, soudain, à deux ou trois reprises,
vers un homme (Maurice Ronet) Maladie de Sachs (1999). Le film est laisse échapper la vérité. Pour mieux
qui ne peut l’aimer, puisque revenu splendide, mais la gravité y règne. demander ensuite : “Avez-vous su
de tout sans avoir osé aller quelque Sans sa rencontre avec l’âme sœur, quand j’étais sincère ?” »… p
part. Aurore est si pure, si peu ex- Sachs deviendrait vite, sous la camé- Pierre Murat

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