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Paco de Lucía LE TOUR D’UNE ŒUVRE

furieusement, rageuses, à la pour- cette “musique de pauvres” était mé-


suite d’on ne sait quelle chimère, prisée par les nantis. Mais lorsque
puis, elles basculent dans la roman- j’étais enfant, je ne savais pas que
ce. Comme nombre de ceux qui se c’était un art gitan où les payos
livrent entièrement dans leur musi- s’aventuraient rarement. Je n’étais
que, Paco de Lucía, 59 ans, s’expri- même pas conscient que mes voisins
me rarement. Il nous a néanmoins étaient gitans et que je ne l’étais pas,
confié quelques souvenirs et ré- car nous vivions ensemble, exacte-
flexions sur son parcours extraordi- ment de la même façon. »
naire. Périple en cinq étapes.
Un autodidacte
La découverte au ventre vide
du monde flamenco Pour nourrir sa famille, le petit Paco,
Grand amateur de cositas buenas qui n’avait pas encore adopté le pré-
(titre de son dernier album), ces pe- nom de sa mère (Luzia) en guise de
tites choses qui font le sel de la vie, pseudonyme, passait douze heures
Paco de Lucía a longtemps habité par jour à travailler ses six cordes.
au Mexique, où il s’adonnait aux « Comme la plupart des Andalous,
joies de la pêche sous-marine. Il a nous étions très pauvres, mais nous
Paco n’est qu’un « payo », un non- décidé récemment de revenir en avions un puits et, pour boucler les
Gitan. Il ne sait ni lire ni écrire la Espagne, à Majorque. « Je suis né à fins de mois, ma mère vendait de l’eau
musique, et pourtant, il a révolu- Algeciras, qui n’était pas vraiment aux voisins. Dès l’âge de 6 ans, j’ai
tionné le flamenco. Paco de Lucía, une ville de flamenco comme Jerez ou donc eu à collecter les 10 centimes
alias le « Jimi Hendrix andalou », Séville, mais dans notre maison, que coûtait chaque seau. Pour me
est adulé par des pointures du jazz c’était toujours la fiesta, jusqu’aux distraire, j’écoutais des vinyles de fla-
comme Larry Coryell, Chick Corea, petites heures du matin. Mon père menco sur le gramophone familial…
John McLaughlin, Al Di Meola, était guitariste et il accueillait volon- A l’époque, mon père donnait des
mais aussi par les plus intégristes tiers les musicos du quartier. Le fla- cours de guitare à l’un de mes frères.
des aficionados du cante andalou. menco, c’est une façon de vivre et un Il ne progressait pas vite alors que
Au crépitement des palmas, les per- langage, quelque chose qui fait partie moi, simplement en regardant, j’avais
cussions de paumes, il mêle à petites de la vie quotidienne et qui est en l’impression de tout comprendre. Un
doses, en les pliant aux règles du moi : un mélange de cultures arabe, jour, mon père m’a laissé disposer de
genre, des sons venus du rock, du juive et gitane, mûri dans les rues l’instrument à ma guise. Et lorsque
jazz, des musiques afro, arabo ou d’Andalousie. Très vite, j’ai su que j’ai eu 10 ans, il m’a dit : “Tu sais lire,
latino. Mais le meilleur de lui-même écrire et compter, c’est suffisant, il
naît sans doute de ses improvisa- vaut mieux occuper le temps que tu
tions en solo. Il décortique alors les Comment Paco de Lucía est perds à l’école à jouer de la guitare,
tensions du flamenco originel pour
les confronter à ses propres tumul-
devenu le “Jimi Hendrix du car je ne peux pas te payer le collège.”
Bien sûr, je regrette de ne pas avoir
tes, jouant comme personne retour- flamenco”. Confidences d’un eu accès à une certaine éducation,
nements et enchevêtrements casse- mais le temps passé à me familiari-
cou. D’abord, les notes galopent musicien qui s’épanche rarement. ser avec ma six-cordes était alors <

Main de fer
et doigts de fée
DALLE APRF

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Paco de LucÍa :
“le flamenco,
c’est une façon
de vivre et
un langage,
quelque chose
qui fait partie
de la vie
quotidienne et
qui est en moi.”

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Paco de Lucía LE TOUR D’UNE ŒUVRE

< plus important pour mon avenir de


musicien. Et je voulais gagner de Perles flamenco
l’argent au plus vite pour rendre Pour le cante le plus intense, le plus intérieur, un seul nom, celui d’Inés Bacán (Soledad
mon père heureux. » sonora, 1 CD Naïve). Pour des vocalises explorant le cri de douleur, de passion et de fête
qui est le soubassement du flamenco, on préférera Duquende (Mi forma de vivir, 1 CD
Le chanteur Camarón, K Industria/Production spéciale). Pour une guitare charnelle, on se tournera vers Tomatito,
frère adoré qui, sur son disque Como los Gitanos éramos (1 CD Kainos/Mosaic), colle au cante archaïque
Avec le chanteur Camarón de la Isla de Pansequito, alors que, sur scène, il se livre actuellement à des expérimentations plus
– de trois ans son cadet –, Paco de hardies. Pour la magistrale adaptation au piano, des attaques, des esquives et des syncopes
Lucía posera, dès l’âge de 18 ans, les subites du flamenco, un novateur à suivre, le jeune surdoué sévillan Diego Amador
jalons du nuevo flamenco. Il ne s’est (Piano Jondo, 1 CD Nuevo Medios). Enfin, pour un bon résumé des tendances actuelles,
toujours pas remis de sa disparition une pimpante compilation (Flamenco nuevo, 1 CD Rough Guides/Harmonia Mundi).
à la fleur de l’âge, en 1992. « La pre-
mière fois que j’ai écouté Camarón, Fusion et chaos pas un instrument “flamenque”, mais
j’ai su que j’étais face à l’un des N’en déplaise à sa modestie, Paco de ça n’a pas d’importance car c’est un
meilleurs chanteurs de l’histoire du Lucía est lui aussi un modèle intimi- bon musicien… Vous savez, je ne pla-
flamenco. Il se cantonnait alors à un dant pour les jeunes compositeurs nifie jamais les choses, c’est pourquoi
style traditionnel, et je l’ai aidé à qui, à sa suite, ont plongé dans la fu- mon existence est un chaos. »
ouvrir la porte vers d’autres univers sion, souvent au risque d’y diluer les
en composant pour lui. Cette aven- spécificités syncopées du flamenco. Excès de vitesse
ture l’a d’abord un peu effrayé, mais Tous ont adopté un nouvel instru- et doute permanent
il a vite aimé ça. ment qui, grâce à lui, est devenu in- Le public raffole de son arrogante
A l’époque le monde du flamenco dispensable au flamenco : le cajón, dextérité. Au point de l’empêcher
était une sorte d’église rétive à tout tambour péruvien au son sec, en d’explorer des univers plus intimis-
changement. Aujourd’hui, Camarón forme de caisse rectangulaire. « En tes ? « Mais le flamenco appelle ces
est devenu une icône, et son influence réalité, je suis un chanteur manqué. moments de tension ! Quand j’étais
est si forte que les jeunes cantaors Si je suis allé vers la guitare, c’est que plus jeune, je me laissais souvent aller
– pourtant bien plus au point techni- j’étais timide. J’ai d’ailleurs toujours aux vertiges de l’accélération parce
quement que lui – peinent à se forger essayé de transposer les inflexions du que mes fans attendaient ça. Avec
une personnalité propre. Pour la gui- cante sur mes six cordes, c’est ce qui l’âge j’ai pris l’habitude d’y céder seu-
tare, ce n’est pas la même chose, il y a A voir caractérise mon jeu. Dans le flamen- lement lorsque c’est indispensable à la
beaucoup de nouveaux talents, com- Paco de Lucía en co, à l’origine, il y a le chant et les pal- musique. Il est vrai que le flamenco a
tournée : le 7 mars
me Vicente Amigo, Tomatito (même à Toulouse, le 9 à mas. Les guitares sont arrivées en- énormément progressé sur le plan
s’il n’est plus très jeune) ou Diego Paris au Grand Rex, suite… Je ne crois pas vraiment à la harmonique et que cela va parfois de
Morao… Chaque génération a ses le 11 à Grenoble, fusion, je crois au jazz, au flamenco, à pair avec une sorte d’intellectualisa-
le 12 à Montpellier,
maestros. La mienne s’est construite le 14 à Nice, telle ou telle musique particulière. tion un peu froide. Ce n’est pas spéci-
dans le sillage de Niño Ricardo et Sa- le 15 à Marseille, Quand je forme un groupe, je ne réflé- fique au flamenco, le blues aussi est
le 17 à Strasbourg,
bicas, eux-mêmes influencés par le 18 à Bordeaux.
chis pas vraiment à ce que ça va don- moins “soul”, moins senti, et le jazz
Ramón Montoya, qui fut, dès les an- A écouter ner collectivement. Si j’aime bien un plus démonstratif. Les musiciens
nées 30, le pionnier de la guitare solo. Cositas buenas, musicien, je fais appel à lui, qu’il vien- jouent de plus en plus pour les autres
Avec le premier, j’ai compris les ver- 1 CD Universal, a, ne du flamenco ou d’autres univers. musiciens, ils recherchent la compli-
et Antologia,
tus du feeling, avec le deuxième l’im- compilation, Ainsi, dans ma nouvelle formation, il cation plus que le feeling. Désormais,
portance de la technique. » 2 CD Mercury, a. y a un joueur d’harmonica : ce n’est les musiques s’élaborent à la maison,
chacun chez soi face à son ordinateur,
“Chaque génération hors de tout contact humain. Je ne suis
pas contre le changement, mais il faut
a ses maestros. prendre en compte le danger qu’il y a à
La première fois que rester isolé. Le flamenco ne peut pas se
jouer en solitaire… Mon grand problè-
j’ai écouté Camarón me, c’est que je suis perfectionniste. Or,
[ici à gauche, avec quand on est toujours à la recherche du
Tomatito à Paris mieux, on ne parvient pas à jouir du
présent. Un jour, vous trouvez que ce
en 1987], j’ai su que vous avez composé est magnifi-
que j’étais face que, et vous êtes le plus heureux des
à l’un des meilleurs hommes. Le lendemain, vous avez
l’impression que c’est nul, et vous en
chanteurs de l’histoire êtes malade. » p Eliane Azoulay
René Robert

du flamenco.” Paco de Lucía : Light and shade,


Paco de Lucía documentaire de Michael Meert, 1 DVD
Arthaus Musik.

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