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Eugène lonesco

Il a houspillé les bien—pensants, torpillé le langage. Changé


l‘ennui de vivre en provocation et la peur de mourir en insolence.

Celui qui ne
voulait pas mourir
n cette fin d‘après—midi—là, C‘est comme si j‘avais peur, alors je sement chahutée entre père et mère,
nichée dans les sous—sols d‘un bois pour ne plus avoir peur. » entre Roumanie et France. Installés à
couvent du 16° arrondissement, Il avait si peur. Si peur de la mort, Paris, ses parents s‘entendent mal ; le
la chapelle bénédictine semblait celui qui s‘est éteint le 29 mars der— père, un Roumain volage et autoritaire,
si calme, si déserte, si lumineusement nier. Et il ne s‘en cachait pas. Il criait se lasse rapidement de son épouse fran—
vide... Un homme pourtant, seul, debout sans pudeur sa terreur. « Non. Je ne çaise trop dévouée, trop douloureuse
dans l‘ombre, au fond ; en pardessus veux pas mourir. Je vous en prie, ne et trop sage. Il rentre au pays, divorce
de notable sans doute, mais avec un me laissez pas mourir. Soyez gentils, et se remarie sans prévenir sa première
étrange et lourd regard de grenouille, ne me laissez pas mourir. Je ne veux épouse, laquelle pour nourrir seule ses
un gros nez de clown, et cette bouche pas », gémit sans orgueil, sans dignité, enfants doit aller travailler en usine.
charnue, tremblante, qui n‘en finissait sans courage le bouleversant Roi se Eugène rejoint son père à Bucarest en
pas d‘avaler, de mastiquer, de ressas— meurt. Ou encore : « Pourquoi suis—je 1922. Il a 13 ans, ne connaît rien de la
ser on ne sait trop quelle nourriture né si ce n‘était pas pour toujours ? langue de ce nouveau pays, souffre et
spirituelle, on ne sait trop quelles in— Maudits parents. Quelle drôle d‘idée, se sent coupable de la séparation avec
quiétudes mystiques. Au bout d‘un quelle bonne blague ! Je suis venu au sa mère, dont il a très tôt, trop tôt, par—
long moment, Eugéne lonesco — c‘était monde il y a cinq minutes, je me suis tagé la solitude, la détresse matérielle,
lui — est sorti. Droit, raide, juste un marié il a trois minutes. » la peine. Dès son arrivée, il s‘oppose à
peu hagard, comme s‘il avait affronté Aucun poète, aucun philosophe n‘aura la tyrannie paternelle. Comme il s‘oppo—
le plein et le rien, comme s‘il revenait crié aussi radicalement, aussi naïve— sera plus tard à toute forme de pou—
d‘un voyage épuisant. ment, aussi désespérément ce scandale voir, d‘hégémonie...
C‘était au début des années 80 : le fondamental de toute existence humaine, Ecartelé entre deux langues — la
Roumain, né à Slatina en novembre cette frayeur essentielle. Personne n‘aura maternelle, la paternelle —, deux cul—
1909, avait dépassé les 70 ans et re— osé publiquement être aussi lâche, et tures, le fils rebelle réussit pourtant des
noncé à écrire pour ce théâtre qu‘il aussi admirablement sincère, devant études littéraires brillantes, découvre
avait dynamité trente ans auparavant. l‘horreur de son propre anéantissement. avec gourmandise les dadaïstes et les
Il ne se consacrait plus qu‘à la pein— Tonesco ne trichait pas. Seulement, il a surréalistes, Flaubert et les mystiques.
ture. Il ne voulait imaginer que des fait de sa hantise de mourir une farce Dans les revues intellectuelles à la
gouaches aux couleurs éclatantes, aux macabre. Il a conjuré l‘attente infernale mode, il se fait repérer par quelques
formes primitives et pures, droit sor— et absurde de la fin en se jouant de articles incendiaires sur les auteurs de
ties de ses rêves, de ses émerveillements tout ; en torpillant le langage, les idéo— Bucarest les plus en vue. Il attaque,
d‘enfant. Il disait tranquillement que logies convenues, les pratiques artis— accuse sa différence. Une manière
ça apaisait son angoisse. tiques bourgeoises ; en semant un comme une autre de supporter son exil
L‘angoisse, il était né dedans. Mais Formidable Bordel ! sur nos théâtres. intérieur, de le transfigurer.
il ne s‘y habituait pas. On le voyait Alors, il a transformé l‘anxiété en inso— Au moment où le jeune Eugène, nanti
aussi, dans ces années—là, trottiner furti— lence ; et en flamboyante provocation d‘une bourse et d‘une épouse, choisit
vement sur ce boulevard Montparnasse l‘ennui d‘être et de vivre. enfin de revenir en France, deux autres
où il habitait, pour s‘engouffrer ni vu Eugène lonesco a toujours concilié exilés, le Russe Adamov, l‘Irlandais
ni connu à La Coupole, boire un verre les contraires. Il s‘est fait vertu de son Beckett, vont eux aussi, bientôt, mar—
en cachette de sa femme, Rodica... incorruptible esprit de contradiction. quer de leur singularité les planches de
Comme le Bérenger de Tueur sans Ne déclarait—il pas volontiers avoir écrit la capitale. Sans ces hommes venus
gages, de Rhinocéros, du Roi se meurt, pour le théâtre parce qu‘il détestait le d‘ailleurs, sans ces « étrangers », que
ce personnage—frère, ce double, Eugène théâtre ! Comme si être « contre », tou— serait donc le théâtre français devenu ?
lonesco aurait sûrement pu dire : « Je jours, le fortifiait... Y triomphent à l‘époque des drames
n‘aime pas tellement l‘alcool. Et pour— Il y avait été, c‘est vrai, condamné lourdement psychologiques — à la
tant, si je ne bois pas, ça ne va pas. dès l‘enfance, une enfance douloureu— Bourdet; à la Bernstein — ou des l®

18 Télérama N°2308 — 6 avril 1994


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du cadavre d‘Amédée, qui tout au long
de la pièce grandit, grandit ? Et de ces
chaises qui se multiplient, se multiplient,
acculant au suicide de pauvres vieux ?
Et des cornes de rhinocéros qui poussent
sur le front des fascistes ? Et des trois
nez de cette drôle de fiancée (Jacques
ou la Soumission) ? Rarement malins,
sans mémoire et plutôt ahuris, les anti—
héros de lonesco nous entraînent dans
des histoires simplettes et cauchemar—
desques, pour rire et pleurer, se faire

SOPHIE STEINBERGER/ENGUERAND
peur et s‘étonner. Comme le font les
enfants, comme le font les vieillards...
Dans ce monde très clos de vieux gosse
qui a peur de grandir, de mourir, les
à. adultes n‘ont pas de place. Et les fem—
« Les Chaises », mise en scène de Jacques Mauclair. Ironie et désespoir. mes sont des viragos qui terrorisent...
On croyait lonesco innovateur,
m» pièces dites « engagées », idéolo— tique et l‘Histoire, enfin, dont il ne cesse d‘avant—garde, et il n‘est pas loin du
giquement militantes, mais d‘une forme de caricaturer méchamment les am— merveilleux, du baroque, du tragi—
tout aussi bavarde et conventionnelle, bitions sanglantes, les totalitarismes comique shakespearien. On l‘imagi—
qu‘elles soient signées Camus ou Sartre... assassins (Rhinocéros, Machett). nait iconoclaste, révolté, et il s‘est réjoui
Autant de spectacles aux allures finale— « Je suis le dernier homme, je le res— en 1970 de rentrer dans la prestigieuse
ment petites—bourgeoises, pleines de cli— terai jusqu‘au bout. Je ne capitule pas », Académie française... Paradoxal grand
chés et de fausses certitudes, et que le s‘écrie, à la fin de Rhinocéros, Bérenger, homme ! Qui s‘est mis à dessiner, en si—
trio Adamoyv—lonesco—Beckett va allé— le seul personnage de la pièce à ne pas lence, quand il n‘avait plus envie d‘éc—
grement torpiller. En refusant tout réa— s‘être métamorphosé en animal écu— rire, de se souvenir, d‘affronter le temps.
lisme : quoi de plus mensonger que le mant, à avoir résisté à la montée du fas— Ne racontait—il pas dans Le Figaro, deux
prétendu réalisme, s‘exclame lonesco ! cisme ambiant. Eugène Ionesco, lui aussi, mois avant de mourir : « J‘ai l‘impres—
« Seule l‘imagination ne triche pas, la vé— aura toujours été seul. Vilipendé à ses sion que mon passé s‘est détaché de
rité est dans l‘imaginaire. » En prônant débuts par la critique bourgeoise, consi— moi et qu‘il ne m‘appartient pas. Je sais
des formes nouvelles, des règles différen— déré par elle comme dangereusement pourtant queje suis celui qui a écrit La
tes : finis les dialogues creux et vains qui d‘avant—garde ; puis attaqué sur sa gau— Cantatrice chauve, Les Chaises, etc.
ne disent rien du chaos du monde, finis che à peine dix ans plus tard, quand il Mais mon passé n‘est pas constitutifde
les personnages de héros irréels et faux. ne se contentait plus, sur scène, d‘inno— mon essence. Celui de moi qui vit dans
Plus proches d‘Artaud et de sa violence vations purement formelles mais tentait le présent a tout absorbé. Voilà ce que
scénique que des discours pontifiants de dès Le roi se meurt (1962) de mettre en j‘ai fait de plus important dans ma
Bertolt Brecht, les trois mousquetaires théâtre ses terreurs à vif, son angoisse vie, j‘ai vieilli. »
sapent les dernières illusions scéniques. toute nue, ses doutes mortifères. Terrible aveu. Formidable aveu. C‘est
En 1950, devant un public il est vrai lonesco l‘insaisissable. S‘amusant à par ses faiblesses affichées et subli—
clairsemé, La Cantatrice chauve, de cacher derrière des fables drolatiques, mées dans le rire, la folie, le délire, que
lonesco, passe à tabac le langage ordi— derrière des intrigues policières nourries lonesco, naviguant toujours entre boue
naire, en dissèque les incohérences, les de fantastique, les tragédies les plus et lumière, enlisement et rédemption,
absurdités, les lieux communs. Parler noires... Comment s‘empêcher de rire nous restera si proche. Et que nous
soudain ne veut plus rien dire. Ne voit— pourrons murmurer pour lui, avec lui,
on pas sur scène deux couples anglais, cette ultime supplique du Roi se meurt :
bien sous tous rapports, se débiter avec « Vous tous, innombrables, qui êtes
amabilité et componction les répliques morts avant moi, aidez—moi. Dites—moi
les plus incongrues, les plus dénuées comment vous avez fait pour mourir,
de sens, genre : « Plutôt un filet dans un pour accepter. Apprenez—le—moi. Que
chalet que du lait dans un palais » ; ou votre exemple me console, queje m‘ap—
encore : « J‘aime mieux un oiseau dans puie sur vous comme sur des béquilles,
un champ qu‘une chaussette dans une comme sur des bras fraternels. Aidez—
brouette » ; ou encore : « Prenez un cer— moi à franchir la porte que vous avez
cle, caressez—le, il deviendra vicieux ». franchie... Aidez—moi, vous qui avez eu
L‘absurde de la mort, de l‘existence, peur et n‘avez pas voulu. Comment cela
lonesco va peu à peu le traquer partout, s‘est—il passé ? Qui vous a soutenus ?
en voir la métaphore partout. Dans la Qui vous a entrainés, qui vous a pous—
parole, bien sûr, dérisoire et vaine quand sés ? Avez—vous eu peur jusqu‘à la fin ?
elle n‘est pas odieusement cruelle (La Et vous, qui étiez forts et courageux,
Leçon). Dans le couple, aussi, dont il a
z< qui avez consenti à mourir avec indif.
clame l‘inévitable et piteuse dégéné— à©
3 férence et sérénité, apprenez—moi l‘in—

rescence dans Jacques ou la Soumission, f
e différence, apprenez—moi la sérénité,
à€
dans Les Chaises, dans Amédée ou com— 3 apprenez—moi la résignation. » ®
ment s‘en débarrasser. Dans la poli— « Le roi se meurt ». Angoisse de la vie. Fabienne Pascaud
20 Télérama N°2308 — 6 avril 1994

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