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La Belle et la Bête

et autres contes
Notes et dossier
rédigés par Marie Coudegnat

Les Ateliers d’ACTES SUD


Dans Les Ateliers d’ACTES SUD
Sommaire
Collège
Bâ, Amadou Hampâté, Amkoullel, l’enfant peul. Mémoires. Sur le seuil
La Belle et la Bête et autres contes.
« La Belle et la Bête », par Gabriella Giandelli, artiste invitée. . . . . . . . . . . . . . . 7
Grumberg, Jean-Claude, Marie des grenouilles, suivi de Iq et Ox.
L ewis, Roy, Pourquoi j’ai mangé mon père.
London, Jack, La Peste écarlate. La Belle et la Bête et autres contes
Ovide, Les Métamorphoses.
« La Belle et la Bête », de Jeanne-Marie Leprince de Beaumont. . . . . . . 17
Pommerat, Joël, Pinocchio.
Stevenson, Robert L., Le Cas étrange du Dr Jekyll et de Mr Hyde. « La Barbe bleue », de Charles Perrault. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 37

3e-Lycée « La Princesse Printanière », de Marie-Catherine d’Aulnoy. . . . . . . . . . . . . 45


Benameur, Jeanne, Ça t’apprendra à vivre.
Gaudé, Laurent, Cris. « Peau-de-toutes-bêtes », de Jacob et Wilhelm Grimm. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 75
Eldorado.
Grumberg, Jean-Claude, L’Atelier.
La fabrique du texte
M adani, Ahmed, Je marche dans la nuit par un chemin mauvais.
Dans l’atelier des contes. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 84
Lycée Quelques repères sur les contes littéraires : des salons à nos jours. . . . . . 94
Bellay, Joachim du, Sonnets d’amour et d’exil.
Enard, Mathias, Parle-leur de batailles, de rois et d’éléphants. L’atelier de lecture
M arie de France, Lais. Aborder par la BD. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 98
Gaudé, Laurent, Nous l’Europe. Banquet des peuples. Étudier « La Belle et la Bête ». . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 99
Salina. Les trois exils. Découvrir les autres contes .. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 107
Hugo, Victor, Le Dernier Jour d’un condamné. Synthétiser. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 111
Molière, Dom Juan.
Pommerat, Joël, Cendrillon. Résonances et rebonds
P révost, abbé, Manon Lescaut. La réserve de textes. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 114
« La Belle et la Bête » : métamorphoses du conte (groupement 1). . . . . 114
Rencontre avec le monstre (groupement 2). . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 122
Le coin des arts. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 128
Le monstre, une histoire de perception. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 128
Des belles sacrifiées. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 129
© ACTES SUD, 2022 « La Belle et la Bête » : du conte au film de Cocteau. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 131
ISBN 978-2-330-16610-6 Atelier libre : écrire et faire salon. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 133
LA BELLE ET LA BÊTE

La Belle et la Bête
de Jeanne-Marie Leprince de Beaumont 1

Il y avait une fois un marchand qui était extrêmement


riche. Il avait six enfants, trois garçons et trois filles, et,
comme ce marchand était un homme d’esprit 2, il n’épargna
rien pour l’éducation de ses enfants, et leur donna toutes
5 sortes de maîtres. Ses filles étaient très belles, mais la cadette
6 surtout se faisait admirer, et on ne l’appelait, quand elle était
7 petite, que la Belle enfant ; en sorte que le nom lui en resta,
8 ce qui donna beaucoup de jalousie à ses sœurs. Cette cadette,
9 qui était plus belle que ses sœurs, était aussi meilleure 3
10 qu’elles. Les deux aînées avaient beaucoup d’orgueil, parce
11 qu’elles étaient riches : elles faisaient les dames, et ne vou-
12 laient pas recevoir les visites des autres filles de marchands ;
13 il leur fallait des gens de qualité 4 pour leur compagnie. Elles
14 allaient tous les jours au bal, à la comédie, à la promenade,
15 et se moquaient de leur cadette, qui employait la plus grande
16 partie de son temps à lire de bons livres.
17 Comme on savait que ces filles étaient fort riches, plu-
18 sieurs gros marchands les demandèrent en mariage ; mais

1. Ce conte a initialement paru dans le recueil Le Magasin des enfants publié en 1756 par
Mme Leprince de Beaumont.
2. Homme d’esprit : homme de bon goût, cultivé et intelligent.
3. Meilleure : qui surpasse les autres en bonté.
4. De qualité : nobles.

La Belle et la Bête • 17
19 les deux aînées répondirent qu’elles ne se marieraient 49 été bien affligée 1 d’abord de perdre sa fortune, mais elle
20 jamais, à moins qu’elles ne trouvassent un duc, ou tout au 50 s’était dit à elle-même : « Quand je pleurerais 2 bien fort, mes
21 moins un comte. La Belle (car je vous ai dit que c’était le nom 51 larmes ne me rendront pas mon bien ; il faut tâcher d’être
22 de la plus jeune), la Belle, dis-je, remercia bien honnêtement 52 heureuse sans fortune. »
23 ceux qui voulaient l’épouser ; mais elle leur dit qu’elle était 53 Quand ils furent arrivés à leur maison de campagne, le
24 trop jeune, et qu’elle souhaitait tenir compagnie à son père 54 marchand et ses trois fils s’occupèrent à labourer la terre.
25 pendant plusieurs années. 55 La Belle se levait à quatre heures du matin, et se dépêchait
26 Tout d’un coup le marchand perdit son bien 1, et il ne 56 de nettoyer la maison, d’apprêter à dîner 3 pour la famille.
27 lui resta qu’une maison de campagne, bien loin de la ville. 57 Elle eut d’abord beaucoup de peine, car elle n’était pas accou-
28 Il dit en pleurant à ses enfants qu’il fallait aller demeurer 58 tumée à travailler comme une servante ; mais, au bout de
29 dans cette maison, et qu’en travaillant comme des paysans 59 deux mois, elle devint plus forte, et la fatigue lui donna une
30 ils y pourraient vivre. Ses deux filles aînées répondirent 60 santé parfaite. Quand elle avait fait son ouvrage 4, elle lisait,
31 qu’elles ne voulaient pas quitter la ville, et qu’elles avaient 61 elle jouait du clavecin 5, ou bien elle chantait en filant 6.
32 plusieurs amants 2 qui seraient trop heureux de les épouser, 62 Ses deux sœurs, au contraire, s’ennuyaient à la mort ;
33 quoiqu’elles n’eussent plus de fortune. Les bonnes demoi- 63 elles se levaient à dix heures du matin, se promenaient toute
34 selles se trompaient ; leurs amants ne voulurent plus les 64 la journée et s’amusaient 7 à regretter leurs beaux habits et les
35 regarder, quand elles furent pauvres. Comme personne ne 65 compagnies. « Voyez notre cadette, disaient‑elles entre elles,
36 les aimait, à cause de leur fierté, on disait : « Elles ne méritent 66 elle a l’âme basse, et si stupide, qu’elle est contente de sa
37 pas qu’on les plaigne, nous sommes bien aises de voir leur 67 malheureuse situation. »
38 orgueil abaissé ; qu’elles aillent faire les dames en gardant 68 Le bon marchand ne pensait pas comme ses filles. Il savait
39 les moutons. » 69 que la Belle était plus propre que les sœurs à briller dans les
40 Mais, en même temps, tout le monde disait : « Pour la 70 compagnies. Il admirait la vertu de cette jeune fille, et sur-
41 Belle, nous sommes bien fâchés de son malheur ; c’est une si 71 tout sa patience ; car ses sœurs, non contentes de lui laisser
42 bonne fille ! elle parlait aux pauvres gens avec tant de bonté ! 72 faire tout l’ouvrage de la maison, l’insultaient à tout moment.
43 elle était si douce, si honnête ! » 73 Il y avait un an que cette famille vivait dans la solitude,
44 Il y eut même plusieurs gentilshommes qui voulurent 74 lorsque le marchand reçut une lettre, par laquelle on lui
45 l’épouser, quoiqu’elle n’eût plus un sou ; mais elle leur
46 dit qu’elle ne pouvait se résoudre à abandonner son pauvre 1. Affligée : attristée.
47 père dans son malheur et qu’elle le suivrait à la campagne 2. Quand je pleurerais : même si je pleurais.
3. D’apprêter à dîner : de préparer le déjeuner.
48 pour le consoler et l’aider à travailler. La pauvre Belle avait 4. Ouvrage : tâches ménagères.
5. Clavecin : ancêtre du piano.
1. Son bien : sa richesse. 6. En filant : en transformant la laine en fil.
2. Amants : amoureux ou prétendants. 7. S’amusaient : s’occupaient l’esprit.

18 • La Belle et la Bête et autres contes La Belle et la Bête • 19


Dans l’atelier qu’elle n’hésite pas à réécrire à son idée et selon ses besoins. Elle publie
ainsi un périodique, Le Nouveau Magasin français, entre 1750 et 1752,

des contes
dans lequel elle rassemble des histoires inspirées de la Bible, des contes
comme « La Belle et la Bête » ou encore des règles de bienséance. Ces
récits servent de support à la discussion d’une gouvernante, Mme Bonne,
Qui était Mme Leprince de Beaumont (xviiie siècle), l’autrice de « La Belle avec ses élèves ; elle les instruit en les amusant sur l’histoire, la géo-
et la Bête », le récit auquel ce recueil doit son titre ? Qui étaient Charles graphie, la religion, les sciences ou la vertu. La célébrité de la publica-
Perrault, Mme d’Aulnoy (xviie siècle) et les frères Grimm (xixe siècle) dont tion est telle qu’on en tire un nom en anglais, qui sera repris ensuite en
ce volume reproduit aussi des textes ? Tous ont participé à la naissance français : « magazine », dérivé du « magasin », périodique d’informations
ou la reconnaissance littéraire d’un genre qui trouve ses sources dans diverses. Publié en 1756, Le Magasin des enfants constitue le recueil com-
des histoires bien plus anciennes. Entrez dans l’atelier des contes pour plet des magazines antérieurs. Ce livre connaît rapidement un grand
en retracer l’origine et découvrir qu’il ne s’agit pas seulement d’un diver- succès et fait l’objet de nombreuses rééditions, en Angleterre comme à
tissement pour enfants. l’étranger. La « magasinière », comme Voltaire surnomme Mme Leprince
de Beaumont, ne s’arrête pas là et publie le Magasin ou Instructions pour
les jeunes dames qui entrent dans le monde et se marient (1764), Le Magasin
Conteuses et conteurs des pauvres (1768), Les Américaines ou la Preuve de la religion chrétienne

La fabrique
Jeanne-Marie Leprince de Beaumont (1770) et La Dévotion éclairée ou Magasin des dévotes (1779). Dès 1757, elle

du texte
Née à Rouen le 26 avril 1711, Marie-Barbe Leprince est la fille d’un sculp- fréquente Thomas Pichon-Tyrrell, un Normand naturalisé anglais mais
teur et la demi-sœur d’un peintre. Après la mort de sa mère en 1722, elle elle finit par rentrer en France en 1763, seule. Elle se retire près d’Annecy,
est éduquée dans un couvent qui forme des institutrices. Elle y enseigne puis à Avallon (en Bourgogne). Elle meurt en 1780.
elle-même par la suite. En 1735, elle rejoint son père à Metz et entre à la
cour de la duchesse de Lorraine, dont elle éduque la fille aînée, à Lunéville. Charles Perrault
Elle semble avoir eu plusieurs aventures amoureuses que les historiens Charles Perrault, lui, naît au siècle précédent, en 1628. Il est le dernier
peinent à reconstituer clairement. Malgré la désapprobation de son père, enfant d’une famille bourgeoise qui l’encourage à faire des études de lit-
elle épouse en 1737 Claude-Antoine Malter, un danseur dont elle aura une térature et de droit. D’abord avocat, il s’ennuie et commence à publier des
fille. Elle se serait liée ensuite à Antoine Grimard de Beaumont, garde ou poèmes. Entré à l’Académie française en 1671 puis au service de Colbert,
contrebandier selon les sources, utilisant son patronyme comme nom de ministre de Louis XIV, en 1672, il est rapidement chargé de la politique
plume, tout en changeant son propre prénom pour Jeanne-Marie. Son artistique et littéraire du roi. Il prend parti dans la bataille littéraire qui
premier roman, Le Triomphe de la vérité ou Mémoires de M. de la Vilette, oppose les Anciens aux Modernes. Les premiers voient dans les œuvres
dédié au duc de Lorraine, paraît en 1748. La même année, elle s’installe de l’Antiquité un idéal de perfection artistique à suivre tandis que les
avec Antoine Grimard de Beaumont à Londres mais la vie dissolue de seconds militent pour un renouvellement des formes et des sujets litté-
ce dernier met fin à leur relation. Elle gagne alors sa vie comme gou- raires. Dans ce débat d’idées, Perrault se situe du côté des Modernes, par-
vernante dans des familles aristocratiques anglaises. Reconnue pour ses ticipant à la reconnaissance littéraire du conte de fées, un genre jusque-là
qualités de pédagogue, elle encourage ses élèves à apprendre la langue transmis oralement et dans la sphère privée. Il publie plusieurs contes
française et, dans cette perspective, rassemble des textes en français, en vers, dont « Peau d’âne », puis, peut-être en s’appuyant sur des textes

84 • La Belle et la Bête et autres contes Dans l’atelier des contes • 85


Aborder Étudier
par la BD « La Belle et la Bête »
Avec les planches de Gabriella Giandelli Monstre à l’extérieur, monstre à l’intérieur ? (1)
Observez l’histoire racontée en bande dessinée par Gabriella Giandelli
(p. 9-14), puis répondez aux questions suivantes : Entrer dans l’histoire l. 1-72, p. 17-19

1. L’univers du conte
Observez les décors et les personnages (leurs vêtements, leurs pos- ENTRER DANS LE TEXTE PAR LE GENRE
tures et leurs expressions). Par quels aspects vous semblent‑ils appar- Par quels mots commence le texte ? À quel genre sont‑ils associés ?
tenir à l’univers du conte de fées ? Quels sont les personnages et les lieux que l’on trouve d’habitude dans
ce type de texte ?
2. Où est la bête ?
La Bête est‑elle présente dans chaque planche ? Distinguez sa pré- COMPRENDRE

de lecture
L’atelier
sence dans le champ de l’image et hors-champ. 1. Qui sont les personnages du conte ?
3. Qui est la bête ? 2. Quel est le métier du père ?
Quelles planches insistent sur le caractère monstrueux de la Bête ? 3. Quel événement vient bouleverser la vie des personnages ?
Quelles planches au contraire la présentent comme humaine ? 4. Quelles conséquences cet événement a-t‑il sur la vie des person-
nages ?
4. Une métamorphose
Champ / hors-champ : on désigne
Les personnages de la première et par « champ » ce qui est visible dans ANALYSER : L’ INCIPIT (l. 1-43, p. 17-18)
de la dernière planche sont‑ils les l’espace de l’image. Le hors-champ Lexique
désigne ce qui n’est pas visible dans Le conte, un genre codifié
mêmes ? Justifiez votre réponse. l’image mais que le lecteur est capable 1. Comment s’appelle le personnage principal ? Est-ce son vrai prénom ?
d’extrapoler à partir de l’image.
5. Construire des hypothèses de lecture Planche : page entière d’une bande 2. Comment se nomment les autres personnages ?
Selon vous, à quel aspect du conte dessinée. Elle peut être composée
3. Quel est le temps verbal le plus utilisé dans les deux premiers para-
d’une ou de plusieurs cases (zones de
« La Belle et la Bête » s’intéres­ dessin délimitées par un cadre). graphes ? Et dans le troisième paragraphe ?
sent ces planches ? De votre ré­­ Récitatif : texte pris en charge par 4. Relevez l’expression de temps qui commence le troisième paragraphe.
ponse déduisez quel pourrait être la voix narrative. Il se distingue donc
le thème commun à tous les textes de la bulle. Il peut figurer ou non 5. À l’aide des réponses aux questions qui précèdent, formulez les princi-
dans un espace rectangulaire appelé pales caractéristiques d’un début de conte.
de ce recueil. « cartouche ».

98 • La Belle et la Bête et autres contes Étudier « La Belle et la Bête » • 99


La réserve de textes Si la fille est infortunée 1, le père est au désespoir. Il soupçonne
quelque rancune 2 d’en haut ; et, craignant sur toute chose la colère
des dieux, il va consulter l’oracle antique du temple de Milet.
Un mariage, un mari, c’est tout ce qu’il demande pour la vierge
« La Belle et la Bête » : délaissée. Apollon, bien que Grec, et Grec d’lonie 3, pour faire plaisir
métamorphoses du conte Groupement 1 à l’auteur du conte, rend, en bon latin, la réponse que voici

Le conte « La Belle et la Bête » de Mme Leprince de Beaumont emprunte Qu’en ses plus beaux atours 4 la vierge abandonnée
au motif millénaire de la jeune fille sacrifiée par son père à un monstre Attende sur un roc un funèbre hyménée 5.
et conduite dans un lieu enchanté. En témoigne l’histoire d’Amour et de Son époux d’un mortel n’a pas reçu le jour :
Psyché racontée par Apulée au iie siècle de notre ère (ci-dessous) : c’est l’une Il a la cruauté, les ailes du vautour ;
des sources écrites les plus anciennes de ce motif. Dans ce texte, ce sont Il déchire les cœurs, et tout ce qui respire
les dieux qui décident du destin de la jeune fille. Celle-ci trouve l’amour Subit, en gémissant, son tyrannique empire 6.
en découvrant la véritable nature du monstre qui l’a enlevée. Les dieux, dans leur Olympe, ont tous porté ses fers 7,
Il existe de nombreuses reprises du mythe. Chaque contexte historique Et le Styx 8 contre lui défend mal les Enfers.

Résonances
et géographique en produit des variations. Ainsi le récit antique est‑il

et rebonds
réécrit par Mme de Villeneuve au xviiie siècle (p. 116). La conteuse fait de la Quand l’oracle eut ainsi parlé, le monarque, autrefois heureux
Belle une jeune aristocrate qui surmonte la terreur qu’elle éprouve pour père, revint fort triste sur ses pas, et avec assez peu d’empressement
le compagnon qu’on lui impose. de revoir sa famille. Cependant il se décide à faire part à la reine
Dans « L’Homme à la peau d’ours » (p. 117), le conte recueilli par les frères de l’ordre du destin. Pendant plus d’un jour on gémit, on pleure, on
Grimm au xixe siècle, une jeune fille décèle, derrière une apparence phy- se lamente ; mais il faut se soumettre à l’arrêt fatal 9. Déjà se font
sique repoussante, les qualités morales de celui à qui on la destine. les préparatifs de l’hymen lugubre. Le flambeau nuptial 10 jette une
Enfin, le conte « La Belle et la Bête » de Mme Leprince de Beaumont a ren-
flamme noirâtre, et se charbonne au lieu de briller ; la flûte nuptiale
contré un si grand succès qu’il fait aujourd’hui encore l’objet de nombreuses
ne donne que les notes plaintives du mode lydien 11 ; on entonne
adaptations. La fable musicale moderne d’Alfredo Arias et René de Ceccatty
un chant d’hyménée qui se termine en hurlements lamentables. La
(p. 118) joue avec les éléments connus du conte pour faire de la jeune fille une
personne ordinaire, une coiffeuse qui ne croit pas aux contes de fées.
1. Infortunée : malheureuse.
2. Rancune : souvenir d’une injure ou d’une injustice qui amène un désir de vengeance.
3. L’Ouest de la Turquie était un territoire grec dans l’Antiquité.
Apulée, le conte d’Amour et de Psyché (iie siècle) 4. Atours : vêtements.
5. Hyménée ou hymen : mariage. Il est ici « funèbre » : qui annonce la mort.
Enchâssée dans le texte d’Apulée L’Âne d’or ou les Métamorphoses, l’his- 6. Tyrannique empire : domination autoritaire.
toire d’Amour et Psyché fonctionne comme une allégorie (voir aussi 7. Ont tous porté ses fers : ont tous été emprisonnés par lui.
p. 88). Fille de roi, Psyché, dont le nom signifie « âme » en grec, ne trouve 8. Styx : fleuve des Enfers.
9. L’arrêt fatal : la décision du destin.
pas de mari malgré sa beauté. Un oracle lui promet pour époux un 10. Flambeau nuptial : torche allumée pour les noces.
monstre…. 11. Mode lydien : ton aigu des lamentations dans la musique grecque.

114 • La Belle et la Bête et autres contes La réserve de textes • 115

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