Vous êtes sur la page 1sur 124

M 08392 - 53H - F: 9,50 E - RD

JUIN 2022
Antilles-Guyane-Réunion 9,90 €, Belgique 9,90 €, Canada 14,50 $CAN, Gabon 6900 F CFA, Grèce 10,20 €, Luxembourg 9,90 €,
Maroc 95 DH, Portugal 10,20 €, Suisse 13 CHF, TOM 1700 XPF, Tunisie 19 DT, Afrique CFA autres 5900 F CFA.
3’:HIKSNJ=WU^ZUY:?a@k@f@n@f"; ISBN : 978-2-36804-138-3

Céline

La découverte inattendue de manuscrits inédits


2022
ÉDITION

L’imprécateur
UNE VIE, UNE ŒUVRE
AVANT-PROPOS

CÉLINE VIVANT
PAR ÉMILE BRAMI

P our des raisons publicitaires,


par simple provocation, le plus souvent par
pudeur, Céline aimait moins mentir que
travestir la réalité. «  La vérité n’est plus
d’époque », écrivait-il. Aussi, l’homme privé
comme le personnage public ont longtemps été
laisser aller avec délectation aux grossièretés
vulgaires de l’antisémitisme, qu’August Bebel
qualifiait de « socialisme des imbéciles » ?
Se faire une opinion sur l’homme, ses quali-
tés et ses défauts, son « misérable tas de petits
secrets », n’a qu’un intérêt relatif.
entourés de légendes. La misère fantasmée. La Plus important, il affirmait être détesté pour
trépanation imaginaire. L’incroyable affirma- avoir démodé, avec Voyage au bout de la nuit,
tion – « Je n’ai jamais collaboré » – de l’exilé au son seul « livre méchant », tous les écrivains
Danemark. La dernière image, celle qui reste : de son temps. Et il avait raison, il y a, en
le pauvre hère de Meudon rivé à sa table de littérature, un avant et un après Céline : qui-
travail dans une bâtisse glaciale, forçat migrai- conque écrit de nos jours, qu’il l’ait lu ou non,
neux contraint d’écrire pour gagner sa croûte. sait qu’il est en dette avec lui. L’œuvre conti-
Heureusement, après la biographie de Fran- nue de déranger, pose encore question. On
çois Gibault et celles qui ont suivi, nous s’interroge sur le mystère du « rendu émotif »
sommes à présent capables de démêler le vrai ou les tempos de la « petite musique », on tente
du faux et peut-être dirions nous, comme Ar- de mesurer le bouleversement radical imposé
letty : « C’était une toute petite vie. » à la langue. Ainsi, quatre auteurs, Pierre
Les pamphlets antisémites, qui firent si long- Assouline, Delfeil de Ton, Jean-Pierre Martin,
temps débat sans qu’on puisse les lire, sont François Gibault et Jean-Pierre Thibaudat
aujourd’hui accessibles en dépit de l’interdic- peuvent avoir, dans des textes écrits pour cette
tion maintenue par sa veuve, Mme Destouches. publication, des approches très différentes.
L’œuvre, désormais reconnue comme majeure, Chacun fabrique son Céline.
est disponible dans sa totalité depuis la décou- Mais, au-delà de la glose, du pourquoi et du
verte en 2021 de milliers de pages manuscrites comment, seul compte au final le plaisir
inédites, ce qui était absolument nécessaire : intense et l’émotion que procure la lecture des
nous parlons en connaissance de cause, même romans. Quant à ceux qui n’auraient encore
si nous continuons à nous demander comment jamais ouvert un de ses livres, ils ignorent le
un personnage d’une telle finesse a pu se bonheur qui les attend. 

LE MONDE // HORS-SÉRIE LOUIS-FERDINAND CÉLINE 3


« C’est drôle y a des êtres comme
ça ils sont chargés, ils arrivent
de l’infini, viennent apporter
devant vous leur grand barda
de sentiments comme au marché.
Ils se méfient pas, ils déballent
n’importe comment leur
marchandise. Ils savent pas
comment bien présenter
les choses. On a pas le temps
de fouiller dans leurs affaires
forcément, on passe, on
se retourne pas, on est pressé
soi-même. Ca doit leur faire du
chagrin. Ils remballent peut-être ?
Ils gaspillent? Je ne sais pas.
Qu’est-ce qu’ils deviennent ? On
n’en sait rien du tout. Ils repartent
peut-être jusqu’à ce qu’il leur
en reste plus ? Et alors où qu’ils
vont ? C’est énorme le vie quand
même. On se perd partout. »
Guerre (p. 155-156, manuscrit inédit, Gallimard, mai 2022)
SOMMAIRE

PORTRAIT.............................................................................................................................................................6
De Destouches à Céline, « une œuvre vie », par Émile Brami.

CHRONOLOGIE ...................................................................................................................................... 18

TEXTES CHOISIS ................................................................................................................................ 24


Extraits de La Vie et l’Œuvre de Philippe Ignace Semmelweis (1818-1865), de Voyage au bout
de la nuit, de Mort à crédit, des pamphlets, de Guignol’s Band, de Casse-Pipe, de Scandale
aux abysses, de Féerie pour une autre fois, d’Entretiens avec le professeur Y et de la « trilogie
allemande ».

ENTRETIEN................................................................................................................................................... 62
Interview d’Henri Godard, éditeur de Céline dans « La Pléiade », par Florent Georgesco.

PORTFOLIO ................................................................................................................................................... 70
Voyage au bout de la nuit vu par six illustrateurs, de Gen Paul à Tardi.

DÉBATS ................................................................................................................................................................. 76
Tout au long de sa carrière, Céline n’a cessé de susciter la polémique et de diviser.
Aujourd’hui encore, il dérange en même temps qu’il fascine. Textes de Hanns-Erich
Kaminski, de Céline dans une réplique virulente à Sartre, d’Émile Brami,
de Pierre-Antoine Cousteau, de Julia Kristeva, de Philippe Muray, de Jean-Pierre Martin,
de Pierre Assouline, etc.

HOMMAGES ................................................................................................................................................. 96
Contributions originales de Delfeil de Ton, et des textes de Léon Trotski,
Philippe Sollers, Jack Kerouac, J.M.G. Le Clézio, Milton Hindus et un entretien
avec Jean-Pierre Thibaudat.

LEXIQUE ........................................................................................................................................................ 114

RÉFÉRENCES........................................................................................................................................ 120

Président du directoire, directeur de la publication : Louis Dreyfus. Directeur du Monde : Jérôme Fenoglio. Directrice des rédactions : Caroline
Monnot. Responsables des hors-séries : Michel Lefebvre, Gaïdz Minassian et Yann Plougastel. Conseiller éditorial du numéro : Émile Brami
Origine du papier : Suède.
Coordination : Yann Plougastel (édition 2022) et Alain Abellard (édition 2014). Documentation : Stéphanie Pierre.
Taux de fibres recyclées : 0%. Directeur de la diffusion et de la production : Xavier Loth. Responsable des ventes France International : Sabine Gude. Directrice
Ce magazine est imprimé chez des abonnements : Lou Gasser. Responsable des ventes à l’international : Saveria Colosimo Morin. Direction communication
Imaye certifié PEFC.
Eutrophisation : PTot = 0.003kg/ et promotion : Brigitte Billiard, Marianne Brédard, Sylvie Fenaillon, Marlène Godet. Responsable de la logistique : Philippe Basmaison. Chef de
tonne de papier produit : Hélène Rouanet. Chef de fabrication : Pascal Delautre. Imprimeur : Rotofrance Impression, 25, rue de la Maison Rouge 77185 Basmaison.
Modification de service, réassorts pour marchands de journaux : 0 800 05 01 47.
Conception et réalisation : Rampazzo & Associés (www.rampazzo.com). Direction artistique : Laurence Le Piouff ; maquette : Claire Fourmentin, Jocelyne
Leroux ; iconographie : Isabelle Eshraghi, Cathy Rémy ; édition : Laurent Bianco, Aline Cochard, Maylis Laharie Gintzburger ; révision : Olivier Boillet.
Les hors-séries du Monde sont édités par la Société éditrice du Monde. Dépôt légal à parution. ISSN 0395-2037. Commission paritaire 0712 C 81975.
ISBN 978-2-36804-138-3.

LE MONDE // HORS-SÉRIE LOUIS-FERDINAND CÉLINE 5


PORTRAIT

DE DESTOUCHES
À CÉLINE,
« UNE ŒUVRE VIE »
PAR ÉMILE BRAMI

ÉMILE
BRAMI
(Né en 1950)
Écrivain,
dramaturge
et libraire,
il est spécialiste
de Céline auquel
il a consacré
C
vain d’imagination. Les sujets de tous ses

sont tirés d’événements liés à son existence :


c’est pourquoi, contrairement à d’autres
romanciers, sa biographie revêt autant d’im-
Toutes les citations en italique sont de L.-F. Céline

éline n’était pas un écri-

écrits, aussi lointains qu’ils puissent paraître,


d’assurances Le Phenix alors qu’il a des ambi-
tions artistiques et intellectuelles, vit mal un
sentiment de déclassement. Si du côté mater-
nel les origines sont ouvrières, Céline Guillou
la grand-mère adorée a su, à force de volonté,
franchir les barrières sociales et tient un
plusieurs portance pour la connaissance et la compré- magasin d’antiquités rue de Provence. Dans
ouvrages dont
Céline, Je ne
hension de son œuvre. Mort à crédit qui raconte son enfance, il fera
suis pas assez Louis (Ferdinand Auguste) Destouches naît de ses parents, loin de la vérité, un double
méchant pour
me donner
dans un foyer de petits-bourgeois. La branche portrait terrifiant : un père imbu de lui-même,
en exemple paternelle revendique une vague ascendance veule, traversé par des colères aussi violentes
(Écriture, 2003),
réédité en Poche
nobiliaire et son grand-père, Auguste qu’absurdes ; une mère infirme, craintive, gei-
sous le titre Destouches, enseignait les lettres au lycée gnarde et soumise. Mais, aristocratique et
Céline à rebours
(Archipoche,
du Havre et faisait les discours du préfet, il populaire, Destouches devenu Céline reven-
2011) et Céline dira, se revendiquant de lui dans la préface de diquera dans son écriture et dans sa vie ce
et le cinéma,
Voyage au bout
Guignol’s Band : C’est mon ancêtre ! Si je la double héritage.
de l’écran connais un peu la langue et pas d’hier comme Très loin des exagérations de Mort à crédit,
(Écriture, 2020).
Ses romans
tant et tant ! Je le dis tout de suite ! Dans les l’enfance du petit Louis, parfaitement banale,
font souvent finesses ! J’ai débourré tous mes « effets », mes se déroule pour l’essentiel passage Choiseul
référence à sa
culture juive
« litotes » et mes « pertinences » dedans mes dans le centre de Paris, où sa mère tient au
tunisienne. couches… La famille connaît des revers de n° 67 une boutique de dentelles, l’appartement
fortune et le père de Louis, Ferdinand Auguste est à l’étage. Enfant unique, choyé et obéis-
Céline vers 1920. Destouches, simple rédacteur à la compagnie sant, il cherche en permanence à plaire à ses

LE MONDE // HORS-SÉRIE LOUIS-FERDINAND CÉLINE 7


PORTRAIT

parents et se plie sans efforts à leurs volontés. bout de la nuit où il relate une partie de sa
Après l’obtention du certificat d’études en guerre. Elle retrouve toute sa place, racontée
1907 il est retiré de l’école. Il ne fera pas de façon extrêmement réaliste, dans Guerre,
d’études secondaires non par manque de un texte réapparu en juillet 2021  : Toute
moyens mais parce que ses parents ambi- l’oreille à gauche était collée par terre avec du
tionnent pour lui une carrière dans le com- sang, la bouche aussi. Entre les deux il y avait
merce international. Ils décident qu’il appren- un bruit immense. […] Kersuzon à côté était
dra les langues, ce qui est peu courant à tout lourd tendu sous l’eau. J’ai remué un bras
l’époque. Il fera un séjour en Allemagne en vers son corps. J’ai touché. L’autre je pouvais
1907, puis un autre en Angleterre en 1909. Par plus. Je ne savais pas où il était l’autre bras.
la suite il parlera assez bien l’anglais, un peu Il était monté en l’air très haut, il tourbillon-
nait dans l’espace et puis il est redescendu me
La blessure de Poelkapelle ne se limite tirer sur l’épaule, dans le cru de la viande. Ça
pas au handicap physique qu’elle me faisait gueuler un bon coup chaque fois et
aura entraîné, le choc psychologique puis c’était pire. Il est opéré à l’hôpital de
va faire basculer Louis Destouches. Hazebrouck, puis à partir du 1er décembre
1914, soigné d’abord au Val-de-Grâce, puis à
moins l’allemand. De retour à Paris, il occupe Paul-Brousse où il subit une nouvelle inter-
à partir de 1910 divers petits emplois dont il vention. Il gardera de sa blessure de graves
dressera la liste dans une lettre à son ami séquelles, une paralysie de la main droite et
Antonio Zuloaga : Raymond soieries, Wagner des douleurs récurrentes qui le gêneront sa
fondeur, Robert bijoutier, Lacloche bijoutier. vie durant. Partiellement réformé, il est
En 1912, afin d’être dégagé de ses obligations affecté au consulat français de Londres au
militaires, il devance l’appel et s’engage pour service des passeports.
3 ans au 12e régiment de cavalerie de Ram- La blessure de Poelkapelle ne se limite pas
bouillet. Son entrée dans le monde militaire, au handicap physique qu’elle aura entraîné,
le passage brutal du monde familial quiet et le choc psychologique va faire basculer Louis
douillet à celui de la caserne qu’il raconte Destouches qui change du tout au tout. D’un
dans Casse-Pipe, un roman dont nous ne caractère jusque-là plutôt effacé, le jeune
connaissons à ce jour que les cent premières homme bien sous tous rapports, respectueux
pages, est catastrophique. Brutalité des sous- de ses parents et de son milieu, se transforme
officiers, vulgarité de la troupe, promiscuité en une sorte de petit voyou affranchi des obli-
et, comble pour un futur cavalier, les chevaux gations et de la morale de son temps, au point
le terrorisent : tout le rebute au point de son- que la médecine d’aujourd’hui en étudiant son
ger au suicide. La guerre éclate le 3 août 1914, cas évoque un syndrome post-traumatique
son régiment est un des premiers à monter au semblable à celui que connaissent les soldats
feu en Flandre. Le 27 octobre, lors d’une mis- de retour des zones de combat. Louis a
sion pour laquelle il s’est porté volontaire, le conscience de cette mutation qu’il décrira
brigadier Destouches est blessé gravement au dans Guerre : C’est pas tant que j’ai dégusté
bras droit à Poelkapelle, ce qui lui vaudra que je me rappelle, que d’être plus responsable
d’être décoré de la médaille militaire et de la de rien du tout comme un con, plus même de
croix de guerre. Cette blessure est tout juste ma bidoche. C’était plus qu’abominable, c’était
évoquée dans la première partie de Voyage au une honte. C’était toute la personne qu’on vous

8 LE MONDE // HORS-SÉRIE LOUIS-FERDINAND CÉLINE


PORTRAIT

donne et qu’on a défendue, le passé incertain, bureau à la revue Eurêka, où paraît son pre-
atroce, déjà tout dur, qu’était ridicule dans ces mier texte publié, une traduction de l’anglais,
moments, en train de se déglinguer et de courir intitulé De l’utilisation rationnelle du progrès.
après ses morceaux. Il est probable que Céline Il y fait la connaissance de Blaise Cendrars
est né à Poelkapelle. mais surtout celle de Raoul Marquis, inven-
Le séjour londonien raconté dans Guignol’s teur polygraphe qui deviendra le modèle de
Band paru en 1944 et dans Londres, un roman Roger-Marin Courtial des Pereires, directeur
inédit récemment retrouvé, est un accélérateur et unique rédacteur de la revue Le Génitron,
de cette libération. Louis fréquente les caba- sans doute le personnage le plus embléma-
rets et les music-halls, noue des relations avec tique de son œuvre. En mars 1918 il est
la pègre des proxénètes presque tous français. embauché par la Fondation Rockefeller pour
Il est réformé définitivement le 2 décembre être le conférencier d’une campagne de pro-
1915, le 19  janvier 1916 il épouse Suzanne phylaxie contre la tuberculose. Lors d’un pas-
Nebout une demi-mondaine. Le mariage n’est sage à Rennes il rencontre Athanase Follet
pas enregistré par le consulat de Londres, ce professeur de médecine dont il épouse la fille
qui permettra de l’annuler par la suite. Édith le 19  août 1919, après de courtes
Mais son père siffle la fin de la récréation et fiançailles. Bientôt gendre d’un notable de
Louis Destouches rentre à Paris. À 22 ans ce province, il lui faut trouver une situation
n’est plus un jeune homme : il doit gagner sa digne de sa future belle-famille, ce sera, tout
vie dans un monde en guerre où les possibili- naturellement, la médecine. Il passe son bac-
tés sont peu nombreuses. Ce sera, comme calauréat à Bordeaux en juillet 1919 et profite
Rimbaud, l’Afrique et le commerce. Il de la loi qui permet aux anciens combattants
décroche la direction d’une plantation près du de faire leurs études médicales en seulement
village de Bikobimbo au Cameroun. Lui qui
se voit comme un homme de ce Nord qui au Il décroche la direction d’une
moins […] vous conserve les viandes, qui
plantation au Cameroun [mais]
déteste la chaleur et la nature, n’aime rien de
n’aime rien de l’Afrique.
l’Afrique. Il ne supporte pas la médiocrité des
coloniaux confits dans l’absinthe, les femmes
se vidant de leur sang dans d’interminables 4  ans. Le 15 juin 1920 naît sa fille unique
hémorragies, le fatalisme hilare des Colette. Le 1er mai 1924 il soutient sa thèse
« nègres », jusqu’au corps des « négresses » intitulée La Vie et l’Œuvre de Philippe Ignace
qui le laisse indifférent. Le paludisme, la cha- Semmelweis qui est plus un roman écrit dans
leur, la nostalgie, auront raison de lui  : il le style de Chateaubriand qu’un travail scien-
rompt son contrat au prétexte de sa maladie tifique ; des confrères relèveront les nom-
et, comme l’écrit Pascal Ory, il « prend ses breuses licences prises avec la réalité histo-
jambes à son cou lesté de quelques économies rique. À travers la trajectoire catastrophique
chouravées à la Compagnie pordurière du Petit de Semmelweis prédécesseur malheureux de
Togo ». Ce court passage en Afrique lui inspi- Pasteur, Destouches projette ce qu’il imagine
rera quelques pages inoubliables de Voyage de son futur. Une de ses amies écrira : « L’his-
au bout de la nuit. toire de Semmelweis était faite pour lui, il ne
De retour à Paris, de novembre  1917 à goûtait que les désastres. » Diplôme en poche,
février  1918, il travaille comme garçon de son avenir est tout tracé, il prendra la

LE MONDE // HORS-SÉRIE LOUIS-FERDINAND CÉLINE 9


PORTRAIT

succession de son beau-père, fera de nom- Louis ne vivront plus jamais ensemble. Le
breux enfants, gagnera de l’argent, aura des divorce sera prononcé à ses torts le 21 juin
maîtresses. La trentaine juste passée, presque 1926, par la suite il gardera des rapports loin-
vieux, déjà installé, la suite est tellement pré- tains, peu affectueux, avec sa fille.
visible qu’il peut considérer sa vie comme À Genève, il est chargé d’accompagner à tra-
terminée. C’est peut-être alors que lui vers le monde des groupes de médecins dits
reviennent les mots qu’il écrivait à 17  ans « échangistes », ce seront les États-Unis en
dans les carnets qu’il tenait à la caserne de 1926 qui lui inspireront la partie américaine
Rambouillet : Ce que je veux avant tout c’est de Voyage au bout de la nuit, l’Afrique en 1926,
une vie remplie d’incidents que j’espère la Pro- l’Europe en 1925-1926. En 1926, il rencontre
vidence mettra sur mon route […] si je traverse celle qui va devenir sa compagne et qui res-
les grandes crises que la vie me réserve peut- tera le seul amour de sa vie, la danseuse amé-
être serais-je moins malheureux qu’un autre ricaine Elizabeth Craig dont il dira que dans
car je veux connaître et savoir en un mot je suis leur couple le véritable génie c’était elle. La
orgueilleux est-ce un défaut je ne le crois pas et même année, il met en chantier une pièce
il me créera des déboires et peut-être la Réussite. L’Église qui sera refusée par Gallimard en
Le 21 juin 1924 il quitte tout, situation, femme 1927 et qui, désossée, servira de matrice à
et enfant pour un poste à Genève que lui pro- Voyage au bout de la nuit. En 1927, son contrat
pose le docteur Ludwig Rajchman, directeur avec la SDN n’étant pas renouvelé, il revient
de la commission hygiène à la Société des à Paris où il essaie sans grand succès d’exer-
nations. Lorsqu’Édith lui demande des cer la médecine libérale en ouvrant un cabinet
comptes, il lui écrit une lettre terrible qui à Clichy, il travaille aussi comme rédacteur
résume sa position par rapport à tous les atta- pour des laboratoires scientifiques et effectue
chements : Il m’est impossible de vivre avec quelques missions ponctuelles que lui confie
quelqu’un − je ne veux pas te traîner pleurni- Ludwig Rajchman. En 1929, il entame Voyage
charde et miséreuse derrière moi, tu m’ennuies au bout de la nuit. Elizabeth Graig témoignera
voilà tout − ne te raccroche pas à moi. J’aime- de l’état de transe quasi hallucinatoire, dans
lequel il se mettait pour rédiger ce premier
En 1926, il rencontre celle qui va roman : « Il travaillait 4 ou 5 heures de suite,
devenir sa compagne et qui restera rarement plus. Mais quand il s’arrêtait il était
le seul amour de sa vie, la danseuse plein de venin et de haine. Il parlait avec la
américaine Elizabeth Craig même vulgarité que ses personnages. […] Il
dont il dira que dans leur couple avançait dans l’obscurité. » Il voudrait que son
le véritable génie c’était elle. livre soit une sorte de résumé des événements
majeurs qu’il a vécus jusque-là : la guerre,
rais mieux me tuer que de vivre avec toi en Londres, l’Afrique, les États-Unis, la banlieue
continuité − cela sache le bien et ne m’ennuie vue par l’œil d’un médecin. Le projet étant
plus jamais avec l’attachement, la tendresse − trop ambitieux il abandonne la partie relative
mais bien plutôt arrange ta vie comme tu l’en- à son expérience anglaise qu’il reprendra
tends. J’ai envie de vivre seul, seul, seul, ni pour rédiger l’inédit Londres, plus tard Gui-
dominé ni en tutelle, ni aimé, libre. Je déteste gnol’s Band et peut-être met-il aussi de côté
le mariage, je l’abhorre, je le crache, il me fait un certain nombre de chapitres relatifs à la
l’impression d’une prison où je crève. Édith et guerre récemment réapparus. Le livre est pro-

10 LE MONDE // HORS-SÉRIE LOUIS-FERDINAND CÉLINE


PORTRAIT

posé à divers éditeurs, Gallimard le publierait livre sont désormais atteints, il est célèbre,
à condition que l’auteur procède à des coupes, gagne beaucoup d’argent, la critique le fête, il
Louis Destouches n’a pas le temps de répondre est désormais un écrivain qui compte dans le
à cette demande car, entre-temps, une petite monde littéraire français.
maison ambitieuse, Denoël et Steele, accepte Il s’attelle à ce qui sera son grand œuvre,
le manuscrit en l’état. Voyage sera mis en Mort à crédit où il fait le récit très romancé de
vente le 20 octobre 1932. Afin de ne pas nuire son enfance, de sa naissance jusqu’à la veille
à sa carrière médicale, le docteur Louis Des- de son engagement dans l’armée. Ses choix
touches choisit de garder l’anonymat et de se artistiques sont révolutionnaires pour
cacher derrière un pseudonyme qui résume l’époque : le style parlé s’émancipe des règles
sa famille : Louis son prénom, Ferdinand celui habituelles, construction, écriture, ou simple
de son père, Céline celui de sa grand-mère
maternelle. En juin, peu avant la mise en
librairie de Voyage, Elizabeth Craig le quitte
On lui reproche trop de violence,
pour retourner en Amérique mettant fin à trop de noirceur, trop de vulgarité,
leur vie commune. trop de sexe, trop de scatologie.
Le livre démarre difficilement, il faut que
Léon Daudet lui consacre une longue critique décence. Dans son entreprise de démolition
enthousiaste dans L’Action française pour que de la langue, Céline supprime les conjonctions
le reste de la presse suive et qu’il devienne de coordination qui servent à cheviller la pen-
rapidement un énorme succès. Le prix Gon- sée dans une forme logique, fait disparaître la
court 1932 semble promis au jeune romancier, phrase fermée, déstructure le discours, bous-
mais il échoit finalement à Guy Mazeline pour cule la ponctuation. L’emploi massif de points
Les Loups et Louis-Ferdinand Céline devra se de suspension ou d’exclamation vaporise les
contenter en guise de consolation du prix mots qui prennent, avec le nouveau tempo,
Renaudot. De ce rendez-vous manqué, il gar- d’autres sens plus changeants ou plus subtils
dera une grande amertume. que ceux qui leur sont ordinairement attachés
Voyage au bout de la nuit ferait la gloire de et acquièrent ainsi une forme d’abstraction
n’importe quel écrivain, mais c’est aussi un chantante. Mort à crédit, qui sort le 12 mai
texte sciemment « fabriqué » par un auteur 1936, est le premier véritable livre de Céline,
très intelligent et très malin, avec la volonté celui où il s’exprime enfin totalement.
évidente de connaître le succès. Dans ce pre- Sachant qu’il a rédigé un chef-d’œuvre,
mier roman Céline ne s’est pas encore libéré Céline, que la rédaction du livre a épuisé,
des règles et contraintes de la langue clas- attend un triomphe. Mais Mort à crédit est mal
sique et il garde des coquetteries de débutant : accueilli et la critique est dans son ensemble
imparfaits du subjonctif, phrases d’une gram- mauvaise. On lui reproche trop de violence,
maire parfaite, aphorismes destinés à finir trop de noirceur, trop de vulgarité, trop de
dans une anthologie. Céline le reconnaît  : sexe, trop de scatologie. Un papier titré « Le
Dans le Voyage je fais encore certains sacrifices Marathon de la crotte » résumera ce senti-
à la littérature, à la « bonne littérature ». On ment général. Les journaux qui l’ont soutenu
trouve encore de la Phrase filée… À mon sens et célébré 4 ans plus tôt l’abandonnent. La
du point de vue technique, c’est un peu attardé. gauche, qui le voyait après Voyage comme
Mais les buts qu’il s’était fixés en écrivant son antimilitariste, anticolonialiste, anticapitaliste

LE MONDE // HORS-SÉRIE LOUIS-FERDINAND CÉLINE 11


PORTRAIT

(par opportunisme Céline avait laissé senté comme une machine de guerre : Il est
s’installer ce malentendu) trouve Mort à crédit vilain, il n’ira pas au paradis celui qui décède
bien loin de l’humanisme révolutionnaire et avant d’avoir réglé tous ses comptes. Le thème
s’interroge sur la sincérité de l’auteur dont est archi rebattu, l’antisémitisme appartient
elle se détourne ; la rupture sera définitive à une tradition fortement enracinée dans le
après la publication de Mea culpa. Si les pays et la production d’ouvrages antisémites
ventes sont relativement bonnes, elles sont prospère depuis la parution en  1886 de La
très loin du succès espéré, ce que Louis Des- France juive de Drumont. Alors que d’habi-
touches vivra très mal tant il a travaillé et mis tude de tels ouvrages sont rédigés par des
de lui-même dans le livre. tâcherons payés à la page, Bagatelles tranche
Fin juillet 1936, pour couper avec la France car il est le fait d’un grand écrivain qui, mal-
et fuir le scandale, il part en URSS dépenser gré le sujet nauséabond, prétend aussi faire
sur place les droits de la traduction de Voyage. œuvre d’art. Les extrêmes exceptés, l’extrême
Ce qu’il voit au pays des Soviets le rebute et gauche s’indigne, l’extrême droite se félicite,
fait naître une colère qui doit s’exprimer la critique ne s’interroge pas sur le sujet,
bruyamment. Il écrit à une amie : J’ai été à Céline est loin d’être le premier à écrire un
Leningrad pendant un mois. Tout cela est texte antisémite, Morand, Jouhandeau,
abject, effroyable, inconcevablement infect. Il Giraudoux, Gide et bien d’autres s’y sont
faut voir pour croire […]. Une prison pour essayés, elle se demande seulement si Céline
larve. Toute police, bureaucratie et infect chaos. a écrit un bon ou un mauvais livre. L’accueil
Tout bluff et tyrannie. Parti en Russie roman- est très favorable, le succès immédiat.
cier, il en revient pamphlétaire.
Mea culpa, court texte d’une trentaine de Ce qu’il voit au pays des soviets
pages publié à la toute fin de 1936, est une
le rebute et fait naître une colère
charge féroce contre le système soviétique et
qui doit s’exprimer bruyamment.
la dictature du prolétariat. Il marque une
rupture capitale : pour la première fois Céline
parle en son nom propre, sans se cacher der- On a beaucoup glosé sur l’antisémitisme de
rière les masques transparents des narra- Céline/Destouches. Analysé aujourd’hui, avec
teurs de ses premiers romans. Ici c’est les connaissances que nous avons de sa vie,
l’homme qui s’engage pour donner à son force est de constater qu’il s’agit d’un mille-
témoignage tout son poids, dans ce qui est à feuille qui superpose toutes les strates de la
la fois une charge au vitriol et un acte poli- haine du juif, l’antisémitisme chrétien
tique revendiqué. Mais cela ne suffit pas et excepté, l’Église catholique étant pour lui une
Destouches a besoin d’aller au bout de sa création juive : Les apôtres ? Tous juifs ! Tous
colère qu’il va enfin vomir, en espérant que gangsters ! et surtout  : Un arnaquage aux
son engagement aura des conséquences bonnes paroles consolantes, les plus splendides
concrètes qui iront au-delà de la littérature. des rackets qui ait jamais été monté en n’im-
Il abandonne la rédaction de Casse-Pipe, le porte quelle époque pour l’embéroutage des
roman en cours pour écrire son premier pam- aryens. Antisémitisme social  : Louis Des-
Céline à l’Institut phlet antisémite, Bagatelles pour un mas- touches est né chez des commerçants terrori-
d’étude des
questions juives
sacre, qui sera mis en vente dans les premiers sés par l’arrivée des grands magasins juifs qui
en 1941. jours de 1938. Dès l’exergue le livre est pré- allaient causer leur ruine. Antisémitisme

LE MONDE // HORS-SÉRIE LOUIS-FERDINAND CÉLINE 13


PORTRAIT

racial  : l’inégalité raciale est alors un fait lui demander un texte de la même veine, il sait
acquis enseigné dans les facultés de médecine que Destouches aime l’argent autant qu’il
où Destouches a étudié. Antisémitisme hygié- déteste les juifs. En quelques semaines, Céline
nique : le juif serait dégénéré (myopie, pieds qui d’habitude travaille lentement, jette sur
plats, manque de sensibilité), porteur et le papier L’École des cadavres, resucée labo-
vecteur d’un certain nombre de maladies pour rieuse qui paraît en novembre 1938, sans
la plupart liées au sexe, or Céline se présente doute son plus mauvais texte.
comme un médecin hygiéniste et un Les pamphlets entraînent des changements
dans le quotidien de Louis Destouches. Il se
Son éditeur Robert Denoël […] libère des dernières convenances, achète une
moto, le comble du non-conformisme pour
sait que Destouches aime l’argent
un médecin, abandonne le style anglais et ses
autant qu’il déteste les juifs.
vêtements de bonne coupe pour adopter un
débraillé voyou qui ira en se dégradant, cas-
amoureux de la perfection physique, n’écrit-il quette, chemise ouverte sans cravate, panta-
pas : Je donnerai tout Baudelaire pour une lons tire-bouchonnants et tachés, cana-
nageuse olympique ? Antisémitisme profes- dienne, moufles attachées autour du cou par
sionnel  : pendant l’entre-deux-guerres un de la ficelle.
nombre important de médecins, souvent juifs, La violence de ses deux pamphlets, ses enga-
ont fuit l’Europe centrale pour s’installer en gements pacifistes, ne suffisent pas à éviter la
France, un des ennemis intimes de Céline guerre. 1939 le trouve engagé sur le Chella, un
était Grégoire Ichok, juif naturalisé disposant navire militarisé qui coulera le 5 janvier 1940
d’appuis à gauche, que le Dr Destouches, qui dans le détroit de Gibraltar. De retour en
travaillait sous sa direction au dispensaire de France, le Dr Destouches est embauché en
Clichy, soupçonnait d’appartenir aux services mars par le dispensaire de Sartrouville, c’est
secrets soviétiques. Enfin et peut-être le plus dans une ambulance de cet établissement qu’il
important, antisémitisme politique : le cuiras- quittera Paris le 10 juin pour un exode qui
sier Destouches est revenu de la guerre pro- prendra fin à La Rochelle. Il sera le témoin de
fondément pacifiste, or, en 1938, la possibilité l’effondrement, non seulement de l’armée
d’un second conflit mondial est réelle, le française, mais du pays tout entier, ce spec-
médecin estime que le pays ne se relèverait tacle lui donnera la matière de son troisième
pas d’une nouvelle saignée ; le politique pense pamphlet antisémite Les Beaux Draps, publié
que les juifs veulent la guerre pour régler en février 1941, dans lequel il va un peu au-
leurs comptes avec Hitler un bon éleveur de delà de la sempiternelle désignation du Juif
peuple selon lui, à qui il trouve de nombreuses comme responsable de tous les maux de la
qualités, il pense que la France aurait tout à Terre. La société française ayant touché le
perdre dans un tel affrontement. Il prédit que fond, il propose, après l’éradication totale des
si la guerre éclatait, elle serait catastrophique juifs, une réforme des institutions qu’il bap-
pour le pays. tise par un joli oxymore « Le communisme
De sa publication à sa mise à l’index fin 1944, Labiche », un curieux socialisme petit-bour-
Bagatelles pour un massacre sera le plus gros geois fortement inspiré du régime nazi. L’ac-
succès de librairie de Céline. En commerçant cueil du livre est mitigé, sur une vingtaine
avisé, son éditeur Robert Denoël ne cesse de d’articles un tiers est défavorable, une fois de

14 LE MONDE // HORS-SÉRIE LOUIS-FERDINAND CÉLINE


PORTRAIT

plus on reproche à Céline d’en faire trop. nazis en poste à Paris. Quand les événements
En 1941, Denoël réédite Bagatelles pour un mas- prennent une mauvaise tournure, il se retire
sacre, en 1942 L’École des cadavres. Ces trois peu à peu pour entamer la rédaction de Gui-
publications sont des taches indélébiles sur le gnol’s Band qui sera publié en mars 1944 et
parcours de Céline, car aucune des raisons qu’il marque son retour au roman : il y raconte ses
donnera plus tard pour justifier l’écriture des souvenirs de Londres. Le livre tombe mal, les
Beaux-draps et la réimpression des pamphlets temps ne sont pas à la littérature : entre pénu-
ne tient : il prétendait vouloir éviter la guerre, rie de papier, marché noir, collaboration ou
or elle a éclaté ; il trouvait l’influence des juifs résistance, lecteurs se font rares. Le débar-
trop importante, les deux statuts des juifs pro- quement de Normandie annonce la Libération
mulgués par Vichy en ont fait des citoyens de prochaine de la France. Céline ne doute pas
seconde zone puis des parias ; en 1941, sa haine que s’il restait à Paris il serait soit sommaire-
antisémite n’a plus de raison d’être. ment exécuté, soit jugé en quelques heures,
En 1940, il a été nommé médecin au dispen- condamné à mort et aussitôt fusillé. Invité
saire de Bezons, il y restera jusqu’à son départ officiel du ministère des Affaires étrangères
pour l’exil en juin 1944. En 1941, il emménage du Reich, munis de faux papiers, il quitte
avec sa compagne Lucette Almanzor (rencon- Paris pour l’Allemagne le 17 juin 1944, avec
trée en 1935 dans un cours de danse et qu’il Lucette et leur chat Bébert. Il emporte avec
épousera le 15 février 1943) sur la butte Mont- lui le manuscrit de la seconde partie de Gui-
martre, au 4 rue Girardon, son dernier domi- gnol’s Band et les premiers jets de ce qui
cile parisien. L’Occupation, au moins jusqu’au deviendra Féerie pour une autre fois qu’il trim-
milieu de 1943, où il devine que l’Allemagne a ballera pendant tout son exil, qui, il ne l’ima-
perdu la guerre, est la meilleure période de la gine pas, va durer presque 8 ans.
vie de Céline. Il est célèbre, fêté, reconnu,
indiscutable et indiscuté et surtout en adéqua- L’Occupation, au moins jusqu’au milieu
tion avec le monde qui l’entoure. On le désigne
de 1943, où il devine que l’Allemagne a
comme « le contemporain capital », sa parole
perdu la guerre, est la meilleure période
est désormais un oracle. Il est sollicité par
de la vie de Céline.
toute la presse à laquelle il enverra des lettres
qu’elle doit publier in extenso, sans y toucher
à une virgule ; son nom est avancé pour deve- La première étape est pour la ville d’eau de
nir Commissaire aux affaires juives ; il assiste Baden-Baden que Céline appelle Bains-Bains,
à l’exposition Le Juif en France au palais Ber- puis ce sera Berlin pour quelques jours et le
litz, se plaignant que ses livres n’y sont pas domaine de Kränzlin où le docteur Hobold, un
bien exposés ; il tente de créer à Paris un parti médecin et haut dignitaire nazi ami de Des-
unique qui regrouperait tous les groupuscules touches, les met à l’abri. Ils sont désormais
de collaborateurs, autour du thème commun accompagnés par le comédien Robert Le
de l’antisémitisme, mais les petits chefs imbus Vigan, ami de la butte Montmartre, qui les a
de leur personne se détestent et la tentative rejoints à Baden-Baden. Ils décident finale-
de rassemblement échoue. Il fréquente l’am- ment de gagner l’enclave de Sigmaringen, où
bassade d’Allemagne, le Cercle franco-alle- le Reich a installé une Commission
mand, centre névralgique de la collaboration, gouvernementale d’opérette, qui, dans un déni
a des relations amicales avec les dignitaires total de la réalité, prétend être le seul

LE MONDE // HORS-SÉRIE LOUIS-FERDINAND CÉLINE 15


PORTRAIT

gouvernement légal français. Destouches s’y est très amaigri, faible, voûté […] il a perdu ses
installe comme médecin, travaille avec le plus dents. Psychologiquement il est malheureux,
grand sérieux tandis que Céline se fait remar- anxieux, il ne comprend pas pourquoi il se
quer par ses frasques vestimentaires et ses trouve enfermé. […] il est très craintif vis-à-vis
propos défaitistes. Avec l’avance alliée, Sigma- du gardien rentrant la tête dans les épaules
ringen devient un piège dont le millier de Fran- comme s’il craignait à tout instant d’être battu.
çais réunis là essaie de se dépêtrer. Chacun L’impression générale est celle d’un animal
tente de s’enfuir qui vers la Suisse, qui vers pris au piège.  » Il sera libéré sur parole le
l’Italie, qui vers la Bavière. Céline, Lucette et 24 juin 1947. Ces 18 mois de prison reviendront
le chat Bébert sont les seuls à obtenir un sauf- comme un leitmotiv dans tous les romans
conduit officiel qui leur permet de passer la publiés par la suite. Son avocat danois, Maître
frontière et de se rendre au Danemark. Le Mikkelsen, l’installe dans une des maisons de
Vigan est abandonné à son sort. Si Céline a son domaine de Klarskovgaard au bord de la
choisi ce pays c’est qu’il s’y est déjà rendu pour Baltique, il déteste l’endroit mais y vivra
confier à une amie danseuse la petite fortune jusqu’à son retour en France en juillet 1951.
convertie en pièces d’or de ses droits d’auteur. Après son long exil, il s’installe à Meudon
dans la villa désormais mythique du 27, route
Suite à une dénonciation, des Gardes. Gallimard publie en 1952 Féerie
Céline est arrêté le 17 décembre 1945. pour une autre fois, où sont racontés les bom-
bardements sur Montmartre et les jours qui
La France demande son extradition,
précèdent sa fuite de Paris. Trop volumineux,
les autorités danoises choisissent de
le texte est divisé en deux parties : Féerie I et
temporiser et, en le gardant en prison,
Féerie II, baptisé Normance, qui paraîtra en
lui sauvent certainement la vie.
1954. Céline s’attend à un triomphe qui lui
permettrait de retrouver la place qui était la
C’est à Copenhague, où il s’installe dans un sienne avant sa fuite de Paris. Alors que le
premier temps avec Lucette, qu’il apprendra livre, travaillé et retravaillé, est un aboutisse-
la mort de sa mère et l’assassinat mystérieux ment du style de Céline, la critique n’y com-
de son éditeur Robert Denoël. Suite à une prend rien, une fiche bibliographique destinée
dénonciation, Céline est arrêté le 17 décembre aux libraires le présente ainsi : « Une déten-
1945. La France demande son extradition, les tion est l’occasion pour lui parmi les remugles
autorités danoises choisissent de temporiser où il se vautre […] de s’étendre longuement
et, en le gardant en prison, lui sauvent certai- sur ses ennuis intestinaux […]. Scatologo-
nement la vie. Cette période est à n’en pas mane plutôt qu’érotomane, l’auteur n’écrit
douter la pire de la vie de Céline, lui qui a tou- qu’avec des matières de déjection […]. C’est
jours été soucieux d’être, aussi bien dans sa un livre ennuyeux comme ceux qui sont écrits
vie professionnelle que privée, le plus libre dans une langue inconnue. L’accumulation,
possible. La prison le brise physiquement et dans les ouvrages de cet auteur, des tas d’or-
moralement : Le corps est en « décombres » et dures, crée une atmosphère irrespirable […]. »
la loque s’écroule et perd sa bourre. […] Un Les ventes sont catastrophiques, 7 000 exem-
squelette de maréchal des logis ! Son amie plaires, à peine les chiffres, à l’époque, qu’un
Éliane Bonabel qui est la première, Lucette romancier débutant. Ce sera pire pour Nor-
exceptée, à le visiter en prison écrit : « […] il mance, un silence quasi absolu de la presse et

16 LE MONDE // HORS-SÉRIE LOUIS-FERDINAND CÉLINE


PORTRAIT

seulement 4 000  livres écoulés. En  1954, le C’est là, dans sa grande bâtisse, qu’il invente
Céline romancier est mort et enterré. Il son dernier personnage et fabrique l’image
essaiera, sans plus de succès, de s’expliquer qui restera de lui, celle du clochard misan-
en publiant en 1955 Entretiens avec le profes- thrope aux grandes écharpes, aux pull-overs
seur Y, petit texte hilarant où il parle de son mités et à la vieille pelisse de berger en peau
style, de sa petite musique et du métro émotif de mouton. Il dit au journaliste Jacques Chan-
dans lequel il invite son lecteur à le suivre. cel : Je ne suis qu’un bouffon. Paul Léautaud
Personne ne veut monter dans son métro. est mort, il fallait un pauvre qui pue, me voilà.
Il fait alors délibérément le choix du succès Meudon est la scène d’un théâtre où un grand
de scandale en racontant son passage à Sig- comédien donne chaque jour la même repré-
maringen. D’un château l’autre (1957) met en sentation. Le texte est immuable  : il est
scène de façon bouffonne le panier de crabes pauvre, on lui a tout pris, tout volé, Gallimard
de la collaboration agonisante. Dans une le saigne, s’il en avait les moyens il n’écrirait
France qui vit encore sur la fable d’un pays plus une ligne, la littérature n’est qu’un pis-
résistant dans son immense majorité, qui a aller, sa véritable vocation est la médecine.
encore le souvenir très vif de ce que furent Tout ceci est naturellement faux, mais sa
l’occupation et la collaboration, les réactions force de conviction et son talent d’acteur sont
sont nombreuses comme attendu. Céline a tels que tout le monde y croit.
atteint son but : L’Express, revue alors très En 1960, sort Nord, dernier livre publié de
lue, lui consacre un long article et un entre- son vivant, chef-d’œuvre crépusculaire où il
tien où il se fait volontairement aussi provo- est au sommet de son art de romancier. Avec
cateur que possible, il passe pour la première D’un château l’autre et Rigodon paru de façon
et seule fois à la télévision, invité par Pierre posthume en 1969, il forme ce que l’on appelle
Dumayet dans l’émission littéraire Lectures « la trilogie allemande ».
pour tous. Le livre se vend bien, il est de nou- Louis Destouches meurt le 1er juillet 1961
veau très sollicité, journalistes et admirateurs après avoir terminé la veille la rédaction de
prennent le chemin de Meudon où il reçoit Rigodon, à cet instant Louis-Ferdinand Céline
tous ceux qui en font la demande. devient immortel. 

LE MONDE // HORS-SÉRIE LOUIS-FERDINAND CÉLINE 17


CHRONOLOGIE
CHRONOLOGIE

l’appartement décrit diverses maisons de


1894
Naissance le 27 mai
1899
Après un court passage
dans Mort à crédit.
À la fin de l’année, décès
1907
Obtention du certificat
commerce.

à Courbevoie de Louis, rue Ganneron, dans de Céline Guillou, d’études.


Ferdinand, Auguste,
Destouches, fils de
le 18e arrondissement,
la famille s’installe
marraine et grand-mère
adorée de Louis.
À la fin de la même
année, les Destouches
1912
En octobre, il devance
Marguerite Guillou en juillet, au 67, passage s’installent au 11, rue l’appel et s’engage pour
– qui tient en ville Choiseul, dans Marsollier (2e  arr.).
un magasin de mode –
et de Ferdinand,
le 2e  arrondissement,
où Marguerite ouvre
1905 Louis quitte l’école pour
un séjour linguistique
trois ans dans
le 12e régiment de
cuirassiers de
Février
Auguste, Destouches, une « boutique d’objets Inscription dans une à Diepholz, Rambouillet. C’est
correspondancier de curiosité ». école catholique de la en Allemagne. durant cette période
à la compagnie rue de Louvois. Louis qu’il rédigera les notes
d’assurances publiées sous
Le Phénix. L’enfant
est mis en nourrice
1900
er
fait sa communion
le 18 mai. 1909
De février à novembre le
le titre : Carnet du
cuirassier Destouches
1  octobre
en juin de jeune homme est envoyé (Cahier de l’Herne n° 3,
Louis fait son entrée
la même année.
au cours élémentaire
de la rue de Louvois.
1906 en Angleterre, à
Rochester puis
Louis-Ferdinand Céline,
Paris, 1963).
Octobre
1897 Pour des raisons à Broadstairs.

Les Destouches quittent


1904 inconnues, il revient
1913
Courbevoie pour la rue
de Babylone, à Paris,
Les Destouches
à l’école publique.
1910
Retour à Paris, en
Nommé brigadier
en août.
déménagent du
7e arrondissement, janvier, il occupe
67, passage Choiseul
Louis les y rejoint. plusieurs emplois dans
pour s’installer au 64,
réforme partielle. De gauche à droite :
1914
La guerre déclarée,
Affecté au service
des passeports du
1917
Malade, Louis rompt
1918 Avec son père et sa mère.

En 1914, la guerre éclate


Mars
il subit le feu pour consulat général de son contrat et se fait (à gauche, des cavaliers
Louis Destouches est français).
la première fois en France à Londres, rapatrier en avril. C’est embauché par la
Flandre. Blessé au bras il fréquente la pègre sur le bateau Fondation Rockefeller Le passage Choiseul,
droit à Poelkapelle, locale, française du retour qu’il rédige à Paris, où la famille
pour une tournée de Destouches s’installe
le 27 octobre, il est pour l’essentiel. Des vagues, son premier conférences destinées à en 1899.
décoré de la médaille Il est définitivement texte de fiction connu. prévenir par
réformé le 2 décembre. Louis Destouches
militaire et de la croix de À Paris, il occupe divers la prophylaxie (au milieu sur la photo
guerre. Opéré petits emplois, entre les dangers de en haut) est blessé et
le 29 octobre autres à la revue Eurêka la tuberculose. transféré le 1er décembre
à Hazebrouck, il est
hospitalisé en
1916
Il épouse le 19 janvier
où il rencontre Blaise
Cendrars et Raoul
À Rennes, il fait
la connaissance
à l’hôpital du Val-de-Grâce.

À 18 ans, en 1912,
convalescence Suzanne Nebout. Le Marquis, polygraphe qui du professeur de il s’engage
dans le 12e régiment
le 1er décembre au mariage n’ayant pas été signe « Henry médecine Athanase de cuirassiers
Val-de-Grâce (Paris), enregistré, il sera de Graffigny » et Follet et sa fille Édith de Rambouillet.
puis à l’hôpital annulé par la suite. En inspirera l’inoubliable dont il tombe amoureux.
En uniforme de maréchal
Paul-Brousse (Villejuif). mars, après Roger-Marin Courtial des logis, vers 1914.
un court retour en des Pereires

1915
France, il est engagé
comme surveillant
de Mort à crédit.
1919
Après avoir passé
Après une nouvelle de plantation son baccalauréat
intervention au bras en à Bikobimbo, à Bordeaux en juillet
janvier 1915, au Cameroun. 1919, il épouse Édith
il bénéficie d’une Follet le 19 août.
CHRONOLOGIE

détaché auprès de la rencontre à Genève divers laboratoires


1920
Il s’inscrit à l’École
commission d’hygiène
de la Société des nations,
la danseuse américaine
Elizabeth Craig. Mise en
pharmaceutiques. Mise
en chantier de Voyage
1933
En juin, Elizabeth Craig
de médecine de Rennes il s’installe à Genève ; chantier de sa pièce au bout de la nuit. retourne aux États-Unis.
que dirige son beau-père sa femme et sa fille L’Église. Début de la rédaction
et profite de la loi qui restent à Rennes. de Mort à crédit.
permet aux anciens
combattants de passer 1927 1932
Mort de son père,
Publication de L’Église
(Denoël et Steele, Paris).
leur doctorat en un
temps réduit. Entretenu
1925
Il accompagne diverses
Son contrat avec la SDN
n’est pas renouvelé.
le 14 mars. Voyage au
bout de la nuit est
par sa belle-famille, il
entame ses études de
missions médicales
aux États-Unis, en
Refus de L’Église par
Gallimard. Début de la
accepté par Denoël
et Steele et mis en vente
1934
En juin, Louis traverse
médecine. Naissance le Afrique et en Europe. rédaction d’une autre le 20 octobre. Le l’Atlantique dans
15 juin de sa fille unique, Publication, sans pièce, d’abord intitulée Dr Louis Destouches l’espoir de reconquérir
Colette. doute à compte d’auteur, Périclès, qui sera publiée choisit le pseudonyme Elizabeth Craig et de
de La Quinine en de manière posthume de Louis-Ferdinand faire adapter Voyage au
thérapeutique (Librairie sous le titre Progrès Céline en hommage bout de la nuit au
1924
er
Doin, Paris). (Mercure de France,
Paris, 1978).
à sa grand-mère. Après
un départ laborieux
cinéma : double échec.
1  mai
Il soutient sa thèse et une polémique liée
La Vie et l’Œuvre
de Philippe Ignace
1926 1929
à l’attribution
du Goncourt qu’il
1935
Juin À partir d’août,
Semmelweis. Il devient vacataire n’obtient pas, il reçoit
Il divorce, à ses dépens, il travaille avec
Réembauché par la au dispensaire de le prix Renaudot.
d’avec Édith Follet. acharnement
Fondation Rockefeller, Clichy et travaille pour Le succès du livre
À la fin de l’année, il sur Mort à crédit.
est immense.
reprend en les Destouches exerce au
1936 1937
De gauche à droite :
Avec Édith Follet,
amplifiant dispensaire de
le jour de leur mariage,
Au printemps, rencontre Dans les premiers jours les thèmes de Sartrouville. Nommé le 19 août 1919.
avec la danseuse Lucette de l’année 1937, Bagatelles : pacifisme, médecin du dispensaire
Almanzor, il commence l’écriture antisémitisme, de Bezons, il entame À Rennes, vers 1920,
année où il s’inscrit
qu’il épousera le de Casse-Pipe, la suite projet d’alliance la rédaction des Beaux
à l’École de médecine
23 février 1943. Marie de Mort à crédit, politico-militaire avec Draps, qui s’ouvrent sur de la ville.
Canavaggia devient qu’il abandonne l’Allemagne nazie. la déroute de l’armée
sa collaboratrice ; elle rapidement pour rédiger française. Usine Ford à Detroit
que Louis Destouches
interviendra sur la mise de mai à septembre
au point de tous les
textes de Céline jusqu’à
Bagatelles pour
un massacre (Denoël),
1939 1941
visite en 1925.

Louis Destouches
Décembre
la mort de ce dernier. le premier de Il emménage avec avec son père, décédé
La guerre déclarée, le 14 mars 1932.
Mort à crédit (Denoël ses pamphlets le Dr Destouches Lucette Almanzor
et Steele), mis en vente antisémites, qui paraît embarque comme au 4, rue Girardon, Avec Lucette Almanzor,
au début du mois de le 28 décembre. médecin de bord à Montmartre. vers 1938. Il l’épousera
mai, est mal accueilli. Publication des Beaux le 23 février 1943.
sur le Chella.
Céline se rend en URSS ; Draps (Nouvelles
il en ramène Mea culpa 1938 Éditions françaises).
Le jeune éditeur belge
Robert Denoël,
(Denoël et Steele),
une diatribe
Aussi énorme
qu’inattendu,
1940 le premier à accepter
de publier Voyage au bout
anticommuniste publiée 5 janvier de la nuit.
le succès le pousse Le Chella éperonne par
à la fin de l’année dans à récidiver. Écrit
un volume contenant accident un navire
en toute hâte, L’École des britannique au large de
aussi La Vie et l’Œuvre cadavres (Denoël) qui
de Semmelweis. Gibraltar. De retour en
paraît le 24 novembre France, Louis
CHRONOLOGIE

1942
Il effectue un séjour
à Berlin en mars et son
nom est avancé pour
occuper le
Commissariat général dirigé contre Sartre, est
et Kränzlin, village
aux questions juives.
du Brandebourg, ils
rallient fin octobre 
1947
En prison Céline achève
donné en annexe du
Gala des vaches (L’Élan)
1952
Publication

1943
Il termine Scandale aux
l’enclave française
de Sigmaringen.
le second tome
de Guignol’s Band
d’Albert Paraz. du premier tome
de Féerie pour une autre

abysses, scénario de
et entame Féerie
pour une autre fois. 1951 fois (Gallimard), échec

dessin animé dont une


édition illustrée sera
1945
En mars, ils sont
Il est libéré sur parole
le 24 juin.
En juillet, Céline décide
de mettre fin à son exil
cuisant.

publiée après guerre


(Frédéric Chambriand,
autorisés à rejoindre
le Danemark, où Louis
et de rentrer en France.
Il avait été condamné
1954
Paris, 1950), et rédige
la préface de Bezons
apprend la mort de sa
mère, le 6 mars 1945,
1948 par la justice française
en 1950 à un an de
Sortie de la deuxième
partie de Féerie
à travers les âges, d’Albert Mai (Gallimard), sous le titre
et l’assassinat de son Les Destouches prison, et avait ensuite
Serouille (Denoël). Normance, dans
éditeur Robert Denoël, s’installent bénéficié d’une amnistie.
l’indifférence absolue.
le 2 décembre. Le à Klarskovgaard, au Après avoir signé avec

1944
Guignol’s Band
17 décembre, le couple
Destouches est arrêté
bord de la Baltique, chez
leur avocat danois,
Gallimard un contrat
donnant droit sur toute
1957
par la police danoise. Me Mikkelsen. l’œuvre, les pamphlets
(Denoël), qui marque Louis est mis en prison, exceptés, le couple La mévente de ses livres
En novembre,
son retour au roman, est Lucette est libérée le 28. Destouches s’installe en pousse Céline à renouer
Jean Paulhan publie
mis en vente en mars. octobre dans un pavillon avec le scandale en
dans les Cahiers de
Céline et sa femme de la route des Gardes, à écrivant D’un château
la Pléiade (Gallimard)
Lucette fuient la France Meudon. La NRF l’autre (Gallimard),
le premier chapitre
le 17 juin 1944. Après entame la réédition de qui met en scène la
de Casse-Pipe. À l’agité
être passés par tous les livres de Céline,
du bocal, pamphlet
Baden-Baden, Berlin sauf les pamphlets.
1964
petite colonie française allemande ». Le texte cadavres, Les Beaux De gauche à droite :
Le docteur Destouches,
de Sigmaringen. est établi par François Draps, Gallimard
Lucette Almanzor (1er et
L’écrivain retrouve Publication sous Gibault, qui en rédige ajourne leur 4e  à partir de la gauche) et
son public. la préface. republication. l’ambulance de Sartrouville
la direction de Robert
pendant l’exode de 1940.
Poulet, à partir d’une

1960 copie dactylographiée


en trois états, d’une 2019 2021 Fausse carte d’identité,
datée du 8 février 1944.
Dernier roman publié version intermédiaire 8 novembre Été
Céline (à gauche) devant
de son vivant, Nord de Guignol’s Band II Mort à 107 ans Découverte dans l’Institut d’étude des
(Gallimard) est (Gallimard), sous le titre à Meudon des conditions questions juives, inauguré
considéré comme Le Pont de Londres. Une de Lucette Destouches, le 11 mai 1941.
rocambolesques et pas
un chef-d’œuvre version plus conforme la veuve de l’écrivain. encore élucidées À Copenhague, été 1945.
et l’aboutissement reprenant le titre de plusieurs milliers

2020
du travail de Céline. original fut établie par de pages manuscrites Première des séquences
manuscrites retrouvées
Henri Godard pour inédites de Céline. du roman inachevé Guerre,

1961 la publication dans Face à une violente publié en mai 2022

2022
la Pléiade. polémique autour de la chez Gallimard. Le chiffre
10 inscrit en haut
1  juillet
er
réédition des pamphlets de la page laisse à penser

1969
Céline meurt d’une antisémites et pro-nazis, que Céline en a rédigé
Printemps d’autres avant celle-ci qui
rupture d’anévrisme Bagatelles pour un Publication d’un n’ont pas été retrouvées.
à Meudon. Publication de Rigodon massacre, L’École des premier roman
(Gallimard), dernier inédit, Guerre,
épisode de ce qu’il est suivi, à l’automne,
convenu d’appeler, avec de Londres et de
D’un château l’autre La Légende du roi
et Nord, « la trilogie Krogold.
TEXTES CHOISIS

D’UN PASSAGE L’AUTRE

L a critique divise l’œuvre


de Céline en trois grandes parties, chacune
ayant ses caractéristiques propres. S’il s’agit
toujours de la même voix, le ton diffère qu’on
lise les romans, les pamphlets ou les chro-
niques de la « trilogie allemande » : prétendre
l’aboutissement formel de l’immense roman
qu’est Nord, en passant par la tentative quasi
expérimentale de Féerie pour une autre fois.
Essayer de proposer des passages certes
illustratifs, mais peu connus. Pour évoquer les
banlieues, la très célèbre préface de Bezons à
en couvrir le spectre est impossible. Les travers les âges a été écartée au profit d’un
choix faits ici sont subjectifs, donc discu- extrait de Voyage au bout de la nuit qui, douze
tables. Ils répondent toutefois à un certain ans plus tôt, dresse sensiblement le même por-
nombre de critères. trait désespérant de ces dépotoirs urbains.
Présenter les textes majeurs. Ainsi, La Vie Afin de donner une idée de la drôlerie de
et l’Œuvre de Philippe Ignace Semmelweis a été l’écriture, le choix s’est porté sur la vision des
intégrée aux romans. Voyage au bout de la nuit entrepôts de Londres dans Guignol’s Band, où
se composant de quatre grands actes, la l’auteur joue avec beaucoup d’humour de
guerre, l’Afrique, l’Amérique, la banlieue, l’effet d’accumulation.
reliés de manière parfois artificielle, il a paru Reste l’éternel problème des pamphlets.
nécessaire de donner un extrait de chacun Bagatelles pour un massacre, que cela plaise
d’entre eux. Pour Mort à crédit, le décès de ou non, est plus qu’une longue éructation
Caroline, la grand-mère adorée, raconté avec antisémite  : s’y cachent quelques perles
pudeur et retenue, mais où passe toute la force comme cette évocation nostalgique toute en
du chagrin, s’est imposé, bien que la chrono- sensibilité, à l’écriture pointilliste, de Saint-
logie du récit coure sur dix-huit ans et qu’un Pétersbourg. C’est L’École des cadavres, le plus
livre aussi riche ne puisse se résumer à un violent et le plus ordurier de ses écrits, qui
seul passage. illustre le mieux la vulgarité, l’outrance, la
Montrer l’évolution du style d’une forme à bêtise de la haine antijuive de Céline. Enfin,
l’autre, d’un texte l’autre. Donner à voir au fil le passage des Beaux Draps, son seul texte
des extraits l’incroyable basculement de l’écri- vraiment politique, montre les solutions pro-
Céline à la fin
ture entre Voyage au bout de la nuit et Mort à posées pour reconstruire le pays après la
de l’été 1932. crédit, puis son affinement progressif jusqu’à catastrophe de juin 1940.  É.B.

LE MONDE // HORS-SÉRIE LOUIS-FERDINAND CÉLINE 25


TEXTES CHOISIS

« L’HUMANITÉ
S’ENNUYAIT, ELLE BRÛLA
QUELQUES DIEUX »
La thèse de médecine de Louis Destouches, La Vie et l’Œuvre
de Philippe Ignace Semmelweis (1818-1865), n’a pas grand-chose
de scientifique tant elle fourmille d’erreurs. En revanche, on peut
la lire comme un grand roman épique dont le souffle évoque
Chateaubriand et aussi comme une projection ou une prémonition
de ce que sera la vie de son auteur.

Mirabeau criait si fort que Versailles eut peur. Depuis la chute de l’Em-
pire romain, jamais semblable tempête ne s’était abattue sur les hommes,
les passions en vagues effrayantes s’élevaient jusqu’au ciel. La force et
l’enthousiasme de vingt peuples surgissaient de l’Europe en l’éventrant.
Ce n’était partout que remous d’êtres et de choses. Ici, tourmentes d’in-
térêts, de hontes et d’orgueil ; là-bas, conflits obscurs, impénétrables ;
plus loin, héroïsmes sublimes. Toutes possibilités humaines confondues,
déchaînées, furieuses, avides d’impossible couraient les chemins et les
fondrières du monde. La mort hurlait dans la mousse sanglante de ses
légions disparates ; du Nil à Stockholm et de Vendée jusqu’en Russie,
cent armées invoquèrent dans le même temps cent raisons d’être sau-
vages. Les frontières ravagées, fondées dans un immense royaume de
Frénésie, les hommes voulant du progrès et le progrès voulant des
hommes, voilà. ce que furent ces noces énormes. L’humanité s’ennuyait,
elle brûla quelques Dieux, changea de costume et paya l’Histoire de
quelques gloires nouvelles.
Et puis, la tourmente apaisée, les grandes espérances ensevelies pour
quelques siècles encore, chacune de ces furies partie « sujette » pour la
Bastille en revint « citoyenne » et retourna vers ses petitesses, épiant son
voisin, abreuvant son cheval, cuvant ses vices et ses vertus dans le sac
de peau pâle que le Bon Dieu nous a donné.
En 93, on fit les frais d’un Roi.
Proprement, il fut sacrifié en place de Grève. Au tranchant de son cou,
jaillit une sensation nouvelle : l’Égalité. Tout le monde en voulut, ce
fut une rage. L’Homicide est une fonction quotidienne des peuples,
mais, en France tout au moins, le Régicide pouvait passer pour neuf.
On osa. Personne ne voulait le dire, mais la Bête était chez nous, aux
pieds des Tribunaux, dans les draperies de la guillotine, gueule ouverte.
Il fallut bien l’occuper.

26 LE MONDE // HORS-SÉRIE LOUIS-FERDINAND CÉLINE


TEXTES CHOISIS

La Bête voulut savoir combien le Roi vaut de nobles. On trouva que la


Bête avait du génie.
Et ce fut dans la boucherie une surenchère formidable. On tua d’abord
au nom de la Raison, pour des principes encore à définir. Les meilleurs
usèrent beaucoup de talent pour unir le meurtre à la justice. On y parvint
mal. On n’y parvint pas. Mais qu’importait-il au fond ? La foule voulait
détruire et cela suffisait. Comme l’amoureux caresse d’abord la chair
qu’il convoite et pense à demeurer longtemps à ces aveux, puis malgré
lui, se hâte… ainsi l’Europe voulait
noyer dans une horrible débauche Et ce fut dans la boucherie
les siècles qui l’avaient élevée. Elle une surenchère formidable. On tua
voulait cela encore plus vite qu’elle d’abord au nom de la Raison,
ne l’imaginait. pour des principes encore à définir.
Il ne convient pas plus d’irriter
les foules ardentes que les lions
affamés. On se dispensa donc de chercher désormais des excuses pour la
guillotine. Machinalement, une secte entière fut désignée, tuée, débitée,
comme de la viande, plus l’âme.
La fleur d’une époque fut hachée menu. Cela fit plaisir un instant. On
aurait pu en rester là, mais cent passions qui bâillaient d’ennui devant
la lenteur de cette minutie, un soir de dégoût, renversèrent l’échafaud.
Du coup, vingt races se précipitèrent dans un affreux délire,
vingt peuples conjoints, mêlés, hostiles, noirs ou blancs, blonds et bruns,
se ruèrent à la conquête d’un Idéal.
Bousculés, meurtris, soutenus par des phrases, guidés par la faim,
possédés par la mort, ils envahirent, pillèrent, conquirent chaque jour
un royaume inutile que d’autres perdront demain. On les vit passer sous
toutes les arches du monde, tour à tour, dans une ronde ridicule et flam-
boyante déferlant ici, battus là-bas, trompés partout, renvoyés sans cesse
de l’Infini au Néant, aussi content de mourir que de vivre. 
La Vie et l’Œuvre de Philippe Ignace Semmelweis (1818-1865).
Publié à titre privé en 1924, le texte sera repris
à la suite de Mea culpa, Denoël et Steele, 1936 © Succession
Louis-Ferdinand Céline. Tous droits réservés

LE MONDE // HORS-SÉRIE LOUIS-FERDINAND CÉLINE 27


TEXTES CHOISIS

VOYAGE AU BOUT
DE LA NUIT
Pour écrire son premier roman, Voyage au bout de la nuit, Céline se sert
comme matrice de L’Église, une pièce en cinq actes écrite en 1926-1927 et
refusée par Gallimard. Après l’abandon de l’acte III antisémite restent
quatre grandes parties reliées entre elles de façon souvent superficielle.
La guerre – ici une scène de boucherie préfigure les hécatombes à venir.
L’Afrique, où les petits employés crèvent de chaleur et de malaria pour
des appointements dérisoires. L’Amérique, ses femmes à la beauté
inaccessible et ses immigrants affamés. La banlieue, aux habitants
résignés à des vies désespérantes. Le livre fut jugé scandaleux, tant pour
son style que pour le regard impitoyable que Céline porte sur l’humanité.

« On distribuait toute


la viande pour le régiment »
C’était donc dans une prairie d’août qu’on distribuait toute la viande pour
le régiment, – ombrée de cerisiers et brûlée déjà par la fin d’été. Sur des
sacs et des toiles de tentes largement étendues et sur l’herbe même, il y en
avait pour des kilos et des kilos de tripes étalées, de gras en flocons jaunes
et pâles, des moutons éventrés avec leurs organes en pagaie, suintant en
ruisselets ingénieux dans la verdure d’alentour, un bœuf entier sectionné
en deux, pendu à l’arbre, et sur lequel s’escrimaient encore en jurant les
quatre bouchers du régiment pour lui tirer des morceaux d’abattis. On
s’engueulait ferme entre escouades à propos de graisses, et de rognons
surtout, au milieu des mouches comme on en voit que dans ces moments-
là, importantes et musicales comme des petits oiseaux.
Et puis du sang encore et partout, à travers l’herbe, en flaques molles
et confluentes qui cherchaient la bonne pente. On tuait le dernier cochon
quelques pas plus loin. Déjà quatre hommes et un boucher se disputaient
certaines tripes à venir.
« C’est toi eh vendu ! qui l’as étouffé hier l’aloyau !… »
J’ai eu le temps encore de jeter deux ou trois regards sur ce différend
alimentaire, tout en m’appuyant contre un arbre et j’ai dû céder à une
immense envie de vomir, et pas qu’un peu, jusqu’à l’évanouissement. 
Voyage au bout de la nuit, Denoël et Steele, 1932 © Gallimard
Manuscrit original
de Voyage au bout
de la nuit.

28 LE MONDE // HORS-SÉRIE LOUIS-FERDINAND CÉLINE


TEXTES CHOISIS

« La colonie vous les


fait gonfler ou maigrir »
Je m’aventurais de temps en temps jusqu’aux quais d’embarquement
pour voir travailler sur place mes petits collègues anémiques que la
Compagnie Pordurière se procurait en France par patronages entiers.
Une hâte belliqueuse semblait les posséder de procéder sans cesse au
déchargement et rechargement des cargos les uns après les autres. « Ça
coûte si cher un cargo sur rade ! » qu’ils répétaient sincèrement navrés,
comme si c’était de leur argent qu’il se fût agi.
Ils asticotaient les débardeurs noirs avec frénésie. Zélés, ils l’étaient, et
sans conteste, et tout aussi lâches et méchants que zélés. Des employés
en or, en somme, bien choisis, d’une inconscience enthousiaste à faire
rêver. Des fils comme ma mère eût adoré en posséder un, fervents de
leurs patrons, un pour elle toute seule, un dont on puisse être fier devant
tout le monde, un fils tout à fait légitime.
Ils étaient venus en Afrique tropicale, ces petits ébauchés, leur offrir
leurs viandes, aux patrons, leur sang, leurs vies, leur jeunesse, martyrs
pour vingt-deux francs par jour (moins les retenues), contents, quand
même contents, jusqu’au dernier globule rouge guetté par le dix
millionième moustique.
La colonie vous les fait gonfler ou maigrir les petits commis, mais les
garde ; il n’existe que deux chemins pour crever sous le soleil, le chemin
gras et le chemin maigre. Il n’y en a pas d’autre. On pourrait choisir, mais
ça dépend des natures, devenir gras ou crever la peau sur les os. 
Voyage au bout de la nuit, Denoël et Steele, 1932 © Gallimard

« Quelle découverte !
Quelle Amérique ! »
J’attendis une bonne heure à la même place et puis de cette pénombre,
de cette foule en route, discontinue, morne, surgit sur les midi, indéniable,
une brusque avalanche de femmes absolument belles.
Quelle découverte ! Quelle Amérique ! Quel ravissement ! Souvenir de
Lola ! Son exemple ne m’avait pas trompé ! C’était vrai !
Je touchais au vif de mon pèlerinage. Et si je n’avais point souffert en
même temps des continuels rappels de mon appétit je me serais cru par-
venu à l’un de ces moments de surnaturelle révélation esthétique. Les
beautés que je découvrais, incessantes, m’eussent avec un peu de

30 LE MONDE // HORS-SÉRIE LOUIS-FERDINAND CÉLINE


TEXTES CHOISIS

confiance et de confort ravi à ma condition trivialement humaine. Il ne


me manquait qu’un sandwich en somme pour me croire en plein miracle.
Mais comme il me manquait le sandwich !
Quelles gracieuses souplesses cependant ! Quelles délicatesses
incroyables ! Quelles trouvailles d’harmonie ! Périlleuses nuances !
Réussites de tous les dangers ! De toutes les promesses possibles de la
figure et du corps parmi tant de blondes ! Ces brunes ! Et ces Titiennes !
Et qu’il y en avait plus qu’il en venait encore ! C’est peut-être, pensais-je,
la Grèce qui recommence ? J’arrive au bon moment !
Elles me parurent d’autant mieux divines ces apparitions, qu’elles ne
semblaient point du tout s’apercevoir que j’existais, moi, là, à côté sur ce
banc, tout gâteux, baveux d’admiration érotico-mystique de quinine et
aussi de faim, faut l’avouer. S’il était possible de sortir de sa peau j’en
serais sorti juste à ce moment-là, une fois pour toutes. Rien ne m’y
retenait plus.
Elles pouvaient m’emmener, me sublimer, ces invraisemblables
midinettes, elles n’avaient qu’un geste à faire, un mot à dire, et je passais
à l’instant même et tout entier dans le monde du Rêve, mais sans doute
avaient-elles d’autres missions. 
Voyage au bout de la nuit, Denoël et Steele, 1932 © Gallimard

« C’est des barbares


à la manque ces biffins »
La lumière du ciel à Rancy, c’est la même qu’à Detroit, du jus de fumée
qui trempe la plaine depuis Levallois. Un rebut de bâtisses tenues par
des gadoues noires au sol. Les cheminées, des petites et des hautes, ça
fait pareil de loin qu’au bord de la mer les gros piquets dans la vase.
Là-dedans, c’est nous.
Faut avoir le courage des crabes aussi, à Rancy, surtout quand on prend
de l’âge et qu’on est bien certain d’en sortir jamais plus. Au bout du
tramway voici le pont poisseux qui se lance au-dessus de la Seine, ce gros
égout qui montre tout. Au long des berges, le dimanche et la nuit les gens
grimpent sur les tas pour faire pipi. Les hommes ça les rend méditatifs de
se sentir devant l’eau qui passe. Ils urinent avec un sentiment d’éternité,
comme des marins. Les femmes, ça ne médite jamais. Seine ou pas. Au
matin donc le tramway emporte sa foule se faire comprimer dans le
métro. On dirait à les voir tous s’enfuir de ce côté-là, qu’il leur est arrivé
une catastrophe du côté d’Argenteuil, que c’est leur pays qui brûle.
Après chaque aurore, ça les prend, ils s’accrochent par grappes aux

LE MONDE // HORS-SÉRIE LOUIS-FERDINAND CÉLINE 31


TEXTES CHOISIS

portières, aux rambardes. Grande déroute. C’est pourtant qu’un patron


qu’ils vont chercher dans Paris, celui qui vous sauve de crever de faim,
ils ont énormément peur de le perdre, les lâches. Il vous la fait transpi-
rer pourtant sa pitance. On en pue pendant dix ans, vingt ans et davan-
tage. C’est pas donné.
Et on s’engueule dans le tramway déjà, un bon coup pour se faire la
bouche. Les femmes sont plus râleuses encore que des moutards. Pour
un billet en resquille, elles feraient stopper toute la ligne. C’est vrai qu’il
y en a déjà qui sont soûles parmi les passagères, surtout celles qui
descendent au marché vers Saint-Ouen, les demi-bourgeoises. « Combien
les carottes ? » qu’elles demandent bien avant d’y arriver pour faire voir
qu’elles ont de quoi.
Comprimés comme des ordures qu’on est dans la caisse en fer, on
traverse tout Rancy, et on odore ferme en même temps, surtout quand
c’est l’été. Aux fortifications on se menace, on gueule un dernier coup
et puis on se perd de vue, le métro avale tous et tout, les complets
détrempés, les robes découragées, bas de soie, les métrites et les pieds
sales comme des chaussettes, cols inusables et raides comme des termes,
avortements en cours, glorieux de la guerre, tout ça dégouline par
l’escalier au coaltar et phéniqué et jusqu’au bout noir, avec le billet de
retour qui coûte autant à lui tout seul que deux petits pains.
La lente angoisse du renvoi sans musique, toujours si près des retar-
dataires (avec un certificat sec) quand le patron voudra réduire ses
frais généraux. Souvenirs de « Crise » à fleur de peau, de la dernière
fois sans place, de tous les Intransigeant qu’il a fallu lire, cinq sous,
cinq sous… des attentes à chercher du boulot… Ces mémoires vous
étranglent un homme, tout enroulé qu’il puisse être dans son pardessus
« toutes saisons ».
La ville cache tant qu’elle peut ses foules de pieds sales dans ses longs
égouts électriques. Ils ne reviendront à la surface que le dimanche. Alors,
quand ils seront dehors faudra pas se montrer. Un seul dimanche à les
voir se distraire, ça suffirait pour vous enlever à toujours le goût de la
rigolade. Autour du métro, près des bastions croustille, endémique,
l’odeur des guerres qui traînent, des relents de villages mi-brûlés, mal
cuits, des révolutions qui avortent, des commerces en faillite. Les chif-
fonniers de la zone brûlent depuis des saisons les mêmes petits tas
humides dans les fossés à contrevent. C’est des barbares à la manque ces
biffins pleins de litrons et de fatigue. Ils vont tousser au Dispensaire d’à
côté, au lieu de balancer les tramways dans les glacis et d’aller pisser
dans l’octroi un bon coup. Plus de sang. Pas d’histoires. Quand la guerre
elle reviendra, la prochaine, ils feront encore une fois fortune à vendre
des peaux de rats, de la cocaïne et des masques en tôle ondulée. 
Voyage au bout de la nuit, Denoël et Steele, 1932 © Gallimard

32 LE MONDE // HORS-SÉRIE LOUIS-FERDINAND CÉLINE


TEXTES CHOISIS

« UN SOIR, MA MÈRE EST


MÊME PAS REVENUE »
Quoi qu’on en dise, l’écriture de Voyage au bout de la nuit reste
très classique. Le véritable changement, tout ce qui caractérisera par
la suite le style de Céline, phrases courtes et hachées par des points de
suspension, surabondance des exclamatives, disparition des conjonctions
de coordination, néologismes, apparaît dans Mort à crédit, qui fait
de l’enfance somme toute banale d’un petit parisien un grand roman
initiatique. Bouleversant toute la famille jusqu’au petit chien Tom,
la mort de Caroline, la grand-mère adorée, décrite avec la plus grande
économie de moyens, tout en émotion contenue, marque la fin
de l’enfance de Ferdinand le narrateur.

En arrivant au guichet, elle a eu un étourdissement Grand-mère Caroline,


elle s’est raccrochée à la rampe… C’était pas dans ses habitudes… Elle a
ressenti plein de frissons… On a retraversé la place, on est entrés dans
un café… En attendant l’heure du train, on a bu un grog à nous deux…
En arrivant à Saint-Lazare, elle est allée se coucher tout de suite, direc-
tement… Elle en pouvait plus… La fièvre l’a saisie, une très forte, comme
moi j’avais eu au Passage, mais elle alors c’était la grippe et puis ensuite
la pneumonie… Le médecin venait matin et soir… Elle est devenue si
malade qu’au Passage, nous autres, on ne savait plus quoi répondre aux
voisins qui nous demandaient.
L’oncle Édouard faisait la navette entre la boutique et chez elle… L’état
s’est encore aggravé… Elle voulait plus du thermomètre, elle voulait
même plus qu’on sache combien ça
faisait… Elle a gardé tout son En haut, dans la première
esprit. Tom, il se cachait sous les pièce, y avait maman à genoux,
meubles, il bougeait plus, il man- en pleurs contre une chaise.
geait à peine… Mon oncle est passé Elle gémissait tout doucement,
à la boutique, il remportait de elle marmonnait de la douleur…
l’oxygène dans un gros ballon.
Un soir, ma mère est même pas revenue pour dîner… Le lendemain, il
faisait nuit encore quand l’oncle Édouard m’a secoué au plume pour que
je me rhabille en vitesse. Il m’a prévenu… C’était pour embrasser Grand-
mère… Je comprenais pas encore très bien… J’étais pas très réveillé…
On a marché vite… C’est rue du Rocher qu’on allait… à l’entresol… La
concierge s’était pas couchée… Elle arrivait avec une lampe exprès pour
montrer le couloir… En haut, dans la première pièce, y avait maman à
genoux, en pleurs contre une chaise. Elle gémissait tout doucement, elle
marmonnait de la douleur… Papa il était resté debout… Il disait plus

LE MONDE // HORS-SÉRIE LOUIS-FERDINAND CÉLINE 33


TEXTES CHOISIS

rien… Il allait jusqu’au palier, il revenait encore… Il regardait sa


montre… Il trifouillait sa moustache… Alors j’ai entrevu Grand-mère
dans son lit dans la pièce plus loin… Elle soufflait dur, elle raclait, elle
suffoquait, elle faisait un raffut infect… Le médecin juste, il est sorti… Il
a serré la main de tout le monde… Alors moi, on m’a fait entrer… Sur le
lit, j’ai bien vu comme elle luttait pour respirer. Toute jaune et rouge
qu’était maintenant sa figure avec beaucoup de sueur dessus, comme un
masque qui serait en train de fondre… Elle m’a regardé bien fixement,
mais encore aimablement Grand-mère… On m’avait dit de l’embrasser…
Je m’appuyais déjà sur le lit. Elle m’a fait un geste que non… Elle a souri
encore un peu… Elle a voulu me dire quelque chose… Ça lui râpait le
fond de la gorge, ça finissait pas… Tout de même elle y est arrivée… le
plus doucement qu’elle a pu… « Travaille bien mon petit Ferdinand ! »
qu’elle a chuchoté… J’avais pas peur d’elle… On se comprenait au fond
des choses… Après tout c’est vrai en somme, j’ai bien travaillé… Ça
regarde personne…
À ma mère, elle voulait aussi dire quelque chose. « Clémence ma petite
fille… fais bien attention… te néglige pas… je t’en prie… » qu’elle a pu
prononcer encore… Elle étouffait complètement… Elle a fait signe qu’on
s’éloigne… Qu’on parte dans la pièce à côté… On a obéi… On
l’entendait… Ça remplissait l’appartement… On est restés une heure
au moins comme ça contractés. L’oncle il retournait à la porte. Il aurait
bien voulu la voir. Il osait pas désobéir. Il poussait seulement le battant,
on l’entendait davantage… Il est venu une sorte de hoquet… Ma mère
s’est redressée d’un coup… Elle a fait un ouq ! Comme si on lui coupait
la gorge. Elle est retombée comme une masse, en arrière sur le tapis
entre le fauteuil et mon oncle… La main si crispée sur sa bouche, qu’on
ne pouvait plus la lui ôter…
Quand elle est revenue à elle : « Maman est morte !… » qu’elle arrêtait
pas de hurler… Elle savait plus où elle se trouvait… Mon oncle est resté
pour veiller… On est repartis, nous au Passage, dans un fiacre…
On a fermé notre boutique. On a déroulé tous les stores… On avait
comme une sorte de honte… Comme si on était des coupables… On osait
plus du tout remuer, pour mieux garder notre chagrin… On pleurait avec
maman, à même sur la table… On n’avait pas faim… Plus envie de rien…
On tenait déjà pas beaucoup de place et pourtant on aurait voulu pouvoir
nous rapetisser toujours… Demander pardon à quelqu’un, à tout le
monde… On se pardonnait les uns aux autres… On se suppliait qu’on
s’aimait bien… On avait peur de se perdre encore… pour toujours…
comme Caroline…
Et l’enterrement est arrivé… L’oncle Édouard, tout seul, s’était appuyé
toutes les courses. Il avait fait toutes les démarches… Il en avait aussi de Manuscrit original
la peine… Il la montrait pas… Il était pas démonstratif… Il est venu nous de Mort à crédit.

34 LE MONDE // HORS-SÉRIE LOUIS-FERDINAND CÉLINE


TEXTES CHOISIS

prendre au Passage, juste au moment de la levée du corps…


Tout le monde… les voisins… des curieux… sont venus pour nous dire
« Bon courage ! » On s’est arrêtés rue Deaudeville pour chercher nos
fleurs… On a pris ce qu’il y avait de mieux… Rien que des roses…
C’étaient ses fleurs préférées…
On s’y faisait pas à son absence. Même mon père ça l’a bouleversé… Il
avait plus que moi pour les scènes… Et malgré la convalescence, je me
trouvais encore tellement faible que j’étais plus intéressant. Il me voyait
tellement décati, qu’il hésitait à m’agonir…
Je me traînais d’une chaise sur une autre… J’ai maigri de six livres en
deux mois. Je végétais dans la maladie. Je rendais toute l’Huile de Foie
de Morue…
Ma mère pensait qu’à son chagrin… La boutique sombrait sans
recours… Des bibelots on en vendait plus, même pas à des prix déri-
soires… Fallait expier les folles dépenses causées par cette Exposition…
Les clients, ils étaient tous raides… Ils faisaient réparer le moins possible.
Ils réfléchissaient pour cent sous…
Maman, elle, demeurait des heures, sans bouger, accroupie sur sa mau-
vaise jambe, en fausse position, abasourdie… En se relevant, ça lui faisait
tellement mal, qu’elle s’en allait boiter partout… Mon père arpentait
alors les étages en sens inverse. Rien que de l’entendre boquillonner, il
en serait devenu dingo… 
Mort à crédit, Denoël et Steele, 1936 © Gallimard

« Y A PAS DE BONHEUR


DANS L’EXISTENCE »
À l’occasion d’un voyage en URSS, au cours de l’été 1936, Céline
ne voit dans le régime qu’une dictature sanglante, asservissant
un peuple réduit à la misère. Au point d’écrire au peintre Gen Paul :
« Merde ! Si c’est ça l’avenir, il faut bien jouir de notre crasseuse
condition. Quelle horreur ! Mes pauvres amis ! La vie à Gonesse prend
une espèce de charme en comparaison. » Il en reviendra avec
un pamphlet anticommuniste, Mea culpa.

Le communisme matérialiste, c’est la Matière avant tout et quand il s’agit


de matière c’est jamais le meilleur qui triomphe, c’est toujours le plus
cynique, le plus rusé, le plus brutal. Regardez donc dans cette URSS
comme le pèze s’est vite requinqué ! Comme l’argent a retrouvé tout de
suite toute sa tyrannie ! et au cube encore ! Pourvu qu’on le flatte Popu

36 LE MONDE // HORS-SÉRIE LOUIS-FERDINAND CÉLINE


TEXTES CHOISIS

prend tout ! avale tout ! Il est devenu là-bas hideux de prétention, de


suffisance, à mesure qu’on le faisait descendre plus profond dans la
mouscaille, qu’on l’isolait davantage ! C’est ça l’effrayant phénomène.
Et plus il se rend malheureux, plus il devient crâneur ! Depuis la fin des
croyances, les chefs exaltent tous ses défauts, tous ses sadismes, et le
tiennent plus que par ses vices : la vanité, l’ambition, la guerre, la Mort
en un mot. Le truc est joliment précieux ! Ils ont repris tout ça au dé-
cuple ! On le fait crever par la misère, par son amour-propre aussi !
Vanité d’abord ! La prétention tue comme le reste ! Mieux que le reste !
La supériorité pratique des grandes religions chrétiennes, c’est qu’elles
doraient pas la pilule. Elles essayaient pas d’étourdir, elles cherchaient
pas l’électeur, elles sentaient pas le besoin de plaire, elles tortillaient
pas du panier. Elles saisissaient
l’Homme au berceau et lui cas- Regardez donc dans cette
saient le morceau d’autor. Elles le URSS comme le pèze s’est vite
rencardaient sans ambages : « Toi requinqué ! Comme l’argent
petit putricule informe, tu seras a retrouvé tout de suite toute
jamais qu’une ordure… De nais- sa tyrannie ! et au cube encore !
sance tu n’es que merde… Est-ce
que tu m’entends ?… C’est l’évidence même, c’est le principe de tout !
Cependant, peut-être… peut-être… en y regardant de tout près… que
t’as encore une petite chance de te faire un peu pardonner d’être comme
ça tellement immonde, excrémentiel, incroyable… C’est de faire bonne
mine à toutes les peines, épreuves, misères et tortures de ta brève ou
longue existence. Dans la parfaite humilité… La vie, vache, n’est qu’une
âpre épreuve ! T’essouffle pas ! Cherche pas midi à quatorze heures !
Sauve ton âme c’est déjà joli ! Peut-être qu’à la fin du calvaire, si t’es
extrêmement régulier, un héros, « de fermer ta gueule », tu claboteras
dans les principes… Mais c’est pas certain… une petit poil moins putride
à la crevaison qu’en naissant… et quand tu verseras dans la nuit plus
respirable qu’à l’aurore… Mais te monte pas la bourriche ! C’est bien
tout !… Fais gafe ! Spécule pas sur les grandes choses ! Pour un étron
c’est le maximum… »
Ça ! c’était sérieusement causé ! Par des vrais pères de l’Église ! Qui
connaissaient leur ustensile ! qui se miroitaient pas d’illusions !
La grande prétention au bonheur, voilà l’énorme imposture ! C’est
elle qui complique toute la vie ! Qui rend les gens si venimeux,
crapules, imbuvables ! Y a pas de bonheur dans l’existence, y a que des
malheurs plus ou moins grands, plus ou moins tardifs, éclatants,
secrets, différés, sournois… 
Mea culpa, Denoël et Steele, 1936
© Succession Louis-Ferdinand Céline.
Tous droits réservés

LE MONDE // HORS-SÉRIE LOUIS-FERDINAND CÉLINE 37


TEXTES CHOISIS

« LA VILLE EMPORTÉE


S’ÉTEND VERS
LES NUAGES… »
Premier pamphlet antisémite, premier livre où Céline parle
en son nom propre, Bagatelles pour un massacre se compose,
pour les trois-quarts, d’éructations ordurières, de citations et de chiffres
trafiqués. Mais on y trouve des passages aussi étonnants que cette
description de Saint-Pétersbourg, un morceau d’anthologie
dont l’écriture pointilliste, tout en nuances et en sensibilité, tranche
avec le ton général et la violence du livre.

Dans son genre, c’est la plus belle ville du monde… dans le genre Vienne…
Stockholm… Amsterdam… entendez-moi. Comment justement exprimer
toute la beauté de l’endroit… Imaginez un petit peu… les Champs-
Élysées… mais alors, quatre fois plus larges, inondés d’eau pâle… la
Neva… Elle s’étend encore… toujours là-bas… vers le large livide… le
ciel… la mer… encore plus loin… l’estuaire tout au bout… à l’infini… la
mer qui monte vers nous… vers la ville… Elle tient toute la ville dans sa
main la mer !… diaphane, fantastique, tendue… à bout de bras… tout le
long des rives… toute la ville, un bras de force… des palais… encore
d’autres palais… Rectangles durs… à coupoles… marbres… énormes
bijoux durs… au bord de l’eau
Imaginez un petit peu… blême… À gauche, un petit canal
les Champs-Élysées… mais alors, tout noir… qui se jette là… contre
quatre fois plus larges, inondés le colosse de l’Amirauté, doré sur
d’eau pâle… la Neva… Elle toutes les tranches… chargé d’une
s’étend encore… toujours là-bas… Renommée, miroitante, tout en or…
Quelle trompette ! en plein mur…
Que voici de majesté !… Quel fantasque géant ? Quel théâtre pour cy-
clopes ?... cent décors échelonnés, tous plus grandioses… vers la mer…
Mais il se glisse, piaule, pirouette une brise traître… une brise de coulisse,
grise, sournoise, si triste le long du quai… une brise d’hiver en plein été…
L’eau frise au rebord, se trouble, frissonne contre les pierres… En retrait,
défendant le parc, la longue haute grille délicate… l’infinie dentelle for-
gée… l’enclos des hauts arbres… les marronniers altiers… formidables
monstres bouffis de ramures… nuages de rêves repris à terre… s’effeuil-
lant en rouille déjà… Secondes tristes… trop légères au vent… que les
bouffées malmènent… fripent… jonchent au courant… Plus loin, d’autres
passerelles frêles, « à soupirs », entre les crevasses de l’énorme Palais

38 LE MONDE // HORS-SÉRIE LOUIS-FERDINAND CÉLINE


TEXTES CHOISIS

Catherine… puis implacable au ras de l’eau… d’une seule portée ter-


rible… le garrot de la Neva… son bracelet de fonte énorme. Ce pont
tendu sur le bras pâle, entre ses deux charnières maudites : le palais
d’Alexandre le fou, rose lépreux catafalque, tout perclus de baroque…
et la prison Pierre et Paul, citadelle accroupie, écrasée sur ses murailles,
clouée sur son île par l’atroce Basilique, nécropole des Tzars, massacrés
tous. Cocarde tout en pierres de prison, figée, transpercée par le terrible
poignard d’or, tout aigu, l’église, la
flèche d’une paroisse d’assassinés. Et la prison Pierre et Paul,
Le ciel du grand Nord, encore citadelle accroupie, écrasée sur
plus glauque, plus diaphane que ses murailles, clouée sur son île
l’immense fleuve, pas beaucoup… par l’atroce Basilique, nécropole
une teinte de plus, hagarde… des Tzars, massacrés tous.
Encore d’autres clochers… vingt
longues perles d’or… pleurent du ciel… Et puis celui de la Marine,
féroce, mastoc, fonce en plein firmament… à la perte de l’Avenue d’Oc-
tobre… Kazan la cathédrale jette son ombre sur vingt rues… tout un
quartier, toutes ailes déployées sur une nuée de colonnades… À l’opposé
cette mosquée… monstre en torture… le « Saint Sang »… torsades…
torsions… giroles… cabochons… en pustules… toutes couleurs… mille
et mille. Crapaud fantastique crevé sur son canal, immobile, en bas,
tout noir, mijote…
Encore vingt avenues… d’autres percées, perspectives, vers toujours
plus d’espaces… plus aériennes… La ville emportée s’étend vers les
nuages… ne tient plus à la terre… Elle s’élance de partout… Avenues
fabuleuses… faites pour enlever vingt charges de front… cent escadrons…
Nevsky !… Graves personnes !… de prodigieuses foulées… qui ne voyaient
qu’immensités… Pierre… Empereur des steppes et de la mer !… Ville à
la mesure du ciel !… Ciel de glace infini miroir… 
Bagatelles pour un massacre, Denoël, 1937
© Succession Louis-Ferdinand Céline.
Tous droits réservés

LE MONDE // HORS-SÉRIE LOUIS-FERDINAND CÉLINE 39


TEXTES CHOISIS

« LE JUIF L’EMMÈNE OÙ


IL VEUT, COMME IL VEUT »
Écrit dans l’urgence pour prévenir d’une guerre qui se profile
et dont les juifs seraient responsables, L’École des cadavres reprend,
de façon encore plus violente et caricaturale, les « arguments » de
Bagatelles pour un massacre, sur le succès duquel il entend par ailleurs
capitaliser. C’est pourquoi ce livre, par ses excès, est sans doute le texte
le plus représentatif de l’écriture pamphlétaire de Céline.

Allons tout de suite au fond des choses. Les Démocraties veulent la guerre.
Les Démocraties auront la guerre finalement. Démocratie = Masses
aryennes domestiquées, rançonnées, vinaigrées, divisées, muflisées, ahu-
ries par les Juifs au saccage, hypnotisées, dépersonnalisées, dressées aux
haines absurdes, fratricides. Perclues, affolées par la propagande infer-
nale youtre  : Radio, Ciné, Presse, Loges, fripouillages électoraux,
marxistes, socialistes, larocquistes, vingt-cinquième-heuristes, tout ce
qu’il vous plaira, mais en définitive : conjuration juive, satrapie juive,
tyrannie gangrenante juive.
Autant de diversions, paravents, maquillonnages puants, jalons, relais
d’invasion des troupes juives, pénétrations, triomphes, jubilations des
Juifs sur nos viandes, sur nos os, nos déchiquetages, nos culbutes aux
charniers guerriers, révolutionnaires.
Combat d’espèces, implacable. Fourmis contre chenilles. Entreprise à
mort… Toutes les armes sont bonnes. Juifs négroïdes contre Blancs. Rien
de plus, rien de moins.
Fourmis contre chenilles. Depuis l’Égypte, même ritour-
Entreprise à mort… Toutes nelle. À votre bonne santé ! Le
les armes sont bonnes. Juifs funambulesque fracas, abracada-
négroïdes contre Blancs. brant, cyclopéen dont le monde
Rien de plus, rien de moins. actuel baratine implacablement,
jour et nuit, sans rémission pos-
sible, constitue au premier chef l’arme juive par excellence, universelle,
essentielle, admirable, contre notre système nerveux, une arme très
vulnérable de soumission, de désintégration intime, très bien trouvée
pour nous abrutir. Le tam-tam éhonté, la tarabiscoterie, la vantardise
trombonisée, obscène, la fébricitante bonimenterie, la charlaterie
huileuse font du bien aux Juifs (nerfs de zinc). Ils s’y retrouvent dans
leur élément naturel, la bacchanale hébraïque, le souk en folie. Le même
régime d’exhibitionnisme simiesque nous dégrade, nous avilit, nous
assomme, nous réduit très vite à la merci du Juif, par épuisement

40 LE MONDE // HORS-SÉRIE LOUIS-FERDINAND CÉLINE


TEXTES CHOISIS

nerveux, nous annihile. Ce Juif gagne par le bruit tout ce que nous
perdons de silence. En avant l’intimidation juive ! les conflits hurlés ! la
politique, les angoisses de l’or, pour l’or, les propagandes dithyrambiques,
les révolutions perpétuelles, décevantes toujours, les extases imposées,
les haines entre Aryens sous tous prétextes, électoraux, religieux, sportifs,
etc. Les catastrophes ranimées à délirantes cadences, rechutes
paradoxales, suspens, d’autres crises toujours plus tragiques, l’épilepsie
pour tous ! La raison du Goye à ce rythme de cabanon, la vinasse aidante,
tôt vacille, trébuche, déraille, foirade, dégouline, renonce.
Après quelques années de ce démentiel régime, il n’est plus, le Goye,
qu’un imbécile écho de toutes les volontés juives, décervelé par le chaos
de ces fameuses cacophonies. Tout lui est bon pour se raccrocher, n’im-
porte quel mot d’ordre pourri juif. Plus rien ne le dégoûte. Il agrippe, au
petit bonheur, tout ce qu’il croit
découvrir. Pour le noyé tout ce qui Le Goye plongé, tourbillonné
flotte devient miracle, le pire chien dans le prodigieux, torrentiel,
crevé. Le Goye plongé, tourbillonné percutant carnaval juif a perdu
dans le prodigieux, torrentiel, per- tout discernement, et même
cutant carnaval juif a perdu tout toute velléité de discernement.
discernement, et même toute vel-
léité de discernement. Il ne réagit plus. Il ne se doute même plus qu’il
n’existe plus. Il est trop minutieusement entrepris depuis l’école, depuis
le lycée, depuis trop longtemps accaparé, robotisé, implacablement sonné,
du berceau jusqu’à la tombe. Dès qu’il entrouvre un œil, qu’il prête la
moindre oreille au plus furtif écho du monde, il ne s’attend plus à autre
chose qu’à des vérités juives, des mots juifs, des couleurs juives, des
rythmes juifs, des transes juives, des charabiateries juives, des croisades
juives. Il est fixé comme un poisson dans sa friture. Ce qui n’est pas juif
peut seul encore, par extraordinaire inversion, le mettre en état de rébel-
lion, d’hostilité, tellement il est devenu juif, synthétiquement, par per-
suasion. Tout lui parvient toujours du monde extérieur, inexorablement,
infailliblement, invinciblement juif. Il n’est plus que le somnambule des
volontés juives. Il a tout perdu dans la vacarmerie juive, jusqu’à la velléité
de se retrouver, de retrouver sa personne, son âme, sa volonté… Le Juif
l’emmène où il veut, comme il veut. 
L’École des cadavres, Denoël, 1938
© Succession Louis-Ferdinand Céline.
Tous droits réservés

LE MONDE // HORS-SÉRIE LOUIS-FERDINAND CÉLINE 41


TEXTES CHOISIS

« QU’ON ME DILACÈRE
SI JE DÉCONNE ! »
Après un retour sur la déroute de juin 1940, Céline prophétise,
dans Les Beaux Draps, l’échec de l’État français instauré
par Pétain et propose une « Révolution moyenneuse », qui, dans
le « racisme absolu », aboutirait à une refonte totale des institutions
et de la société. Ce bouleversement radical passe d’abord par
une réforme de l’école qui, avant l’apprentissage, aurait pour but
premier l’épanouissement artistique de l’enfant.

Pour l’adulte pas grand-chose à faire… Peu de Révolution pour lui !…


des phrases… des phrases… toujours des phrases… L’enfance notre
seul salut. L’École. Non à partir des sciences exactes, du Code civil, ou
des morales impassibles, mais reprenant tout des Beaux-Arts, de l’en-
thousiasme, de l’émotion, du don vivant de la création, du charme de
race, toutes les bonnes choses dont on ne veut plus, qu’on traque, qu’on
vexe, qu’on écrabouille. Une société que demande-t-elle ? en plus du lait
chez l’épicier, du pain de quatre livres, du frigidaire ?
Des sociétaires qui s’entendent, qui sont émotifs, émus les uns par les
autres, pas des bûches rébarbatives… qu’ont des raisons de se rencontrer,
agréablement, non pour admirer leur confort, leurs peaux de zébis du Kamt-
chatka, leurs 35 chevaux « Quaquaquat », leurs boîtes à viande 14 litres qu’est
la puanteur des campagnes, leurs « tankinettes » d’élégance, mais des choses
qui ne s’achètent pas, qu’on fait soi-même avec des ondes, de la bonne
humeur, du vent, de l’enthousiasme, du divin, de la « pôvoisie »…
Sans création continuelle, artistique, et de tous, aucune société
possible, durable, surtout aux jours d’aujourd’hui, où tout n’est que
mécanique, autour de nous, agressif, abominable.
***
Faut-il croire que c’est compliqué, singulier, surnaturel, d’être artiste ?
Tout le contraire ! Le compliqué, le forcé, le singulier c’est de ne l’être point.
Il faut un long et terrible effort de la part des maîtres armés du Programme
pour tuer l’artiste chez l’enfant. Cela ne va pas tout seul. Les écoles fonc-
tionnent dans ce but, ce sont les lieux de torture pour la parfaite innocence,
la joie spontanée, l’étranglement des oiseaux, la fabrication d’un deuil qui
suinte déjà de tous les murs, la poisse sociale primitive, l’enduit qui pénètre
tout, suffoque, estourbit pour toujours toute gaîté de vivre.
Tout homme ayant un cœur qui bat possède aussi sa chanson, sa petite
musique personnelle, son rythme enchanteur au fond de ses 36º 8,
autrement il vivrait pas. La nature est assez bourrelle, elle nous force

42 LE MONDE // HORS-SÉRIE LOUIS-FERDINAND CÉLINE


TEXTES CHOISIS

assez à manger, à rechercher la boustiffe, par tombereaux, par tonnes,


pour entretenir sa chaleur, elle peut bien mettre un peu de drôlerie au
fond de cette damnée carcasse. Ce luxe est payé.
Tous les animaux sont artistes, ils ont leurs heures d’agrément, leurs
phases de lubies, leurs périodes de rigodon, faridon, les pires bestioles bis-
cornues, les moins engageantes du règne, les plus mal embouchés vautours,
les tarentules si répugnantes, tout ça danse ! s’agite ! rigole ! le moment venu !
Les lézards aveugles, les morpions, les crotales furieux de venin, ils ont
leurs moments spontanés, d’improvisation, d’enchantement, pourquoi on
serait nous les pires sacs, les plus emmerdés de l’Univers ?
On parle toujours des têtards, ils se marrent bien eux, ils frétillent, ils
sont heureux toute la journée. C’est nous qu’on est les pires brimés, les
calamiteux de l’aventure.
À quoi tout ça tient ? à l’école, aux programmes.
Le Salut par les Beaux-Arts !
Au lieu d’apprendre les participes et tant que ça de géométrie et de
physique pas amusante, y a qu’à bouleverser les notions, donner la prime
à la musique, aux chants en chœur, à la peinture, à la composition sur-
tout, aux trouvailles des danses personnelles, aux rigodons particuliers,
tout ce qui donne parfum à la vie, guilleretterie jolie, porte l’esprit à
fleurir, enjolive nos heures, nos tristesses, nous assure un peu de bonheur,
d’enthousiasme, de chaleur qui nous élève, nous fait traverser l’existence,
en somme sur un nuage.
C’est ça le Bon Dieu à l’école, s’enticher d’un joli Bel-Art, l’emporter
tout chaud dans la vie.
Le vrai crucifix c’est d’apprendre la magie du gentil secret, le sortilège
qui nous donne la clef de la beauté des choses, des petites, des laides, des
minables, des grandes, des splendides, des ratées, et l’oubli de toutes les
vacheries.
C’est de ça dont nous avons besoin, autant, bien autant que de pain bis,
que de beurres en branches ou de pneumatiques. Qu’on me dilacère si je
déconne ! Et comment on apprend tout ça ? En allant longtemps à l’école,
au moins jusqu’à 15-16 ans… qu’on en sorte tout imprégné de musiques
et de jolis rythmes, d’exemples exaltants, tout ensorcelé de grandeur,
tout en ferveur pour le gratuit.
La ferveur pour le gratuit, ce qui manque le plus aujourd’hui, effroya-
blement. Le gratuit seul est divin.
Plus de petits noyaux crevassés, issus des concours, qui peuvent plus
s’éprendre de rien, sauf des broyeuses-concassières à 80 000  tours-
minute. 
Les Beaux Draps, Nouvelles Éditions françaises, 1941
© Succession Louis-Ferdinand Céline.
Tous droits réservés

LE MONDE // HORS-SÉRIE LOUIS-FERDINAND CÉLINE 43


TEXTES CHOISIS

« JE VOUS PARLE


MAINTENANT
DES CONFITURES »
Après les pamphlets, Guignol’s Band marque le retour de Céline
au roman. Il y raconte son passage à Londres, épisode qui devait figurer
dans Voyage au bout de la nuit avant d’en être écarté. Bien qu’écrit
pendant la guerre, humour, personnages improbables et nostalgie
souriante en font sans doute le plus drôle des livres de l’auteur. Seule
la première partie fut publiée du vivant de Céline, la seconde paraîtra
de façon posthume, mais l’ensemble forme bien un roman unique.

Après les maisons ribambelles, après les rues toutes analogues où je vous
accompagne gentiment, les murailles s’élèvent… les Entrepôts, les géants
remparts tout de briques… Falaises à trésors !… magasins monstres !…
greniers fantasmagoriques, citadelles de marchandises, peaux de bouc
quarries par montagnes, à puer jusqu’au Kamtchatka !… Forêts d’acajou
en mille piles, liées telles asperges, en pyramides, des kilomètres de
matériaux !… des tapis à recouvrir la Lune, le monde entier… tous les
planchers de l’Univers !… Éponges à sécher la Tamise ! de telles quanti-
tés !… Des laines à étouffer l’Europe sous monceaux de chaleur cha-
toyante… Des harengs à combler les mers ! Des Himalayas de sucre en
poudre… Des allumettes à frire les pôles !… Du poivre par énormes
avalanches à faire éternuer
Du café pour toute la Planète !… Sept  Déluges !… Mille bateaux
à soutenir en leurs marches d’oignons déversés, à pleurer pen-
forcées les quatre cent mille dant cinq cents guerres… Trois
conflits vengeurs des plus mille six cents trains d’haricots à
mordantes armées du monde… sécher sous hangars couverts plus
colossaux que les gares Charing,
Nord et Saint-Lazare réunies… Du café pour toute la Planète !… à sou-
tenir en leurs marches forcées les quatre cent mille conflits vengeurs
des plus mordantes armées du monde… plus jamais assoyantes, ron-
flantes, exemptes de sommeil et bouffer, supertendues, fulminatrices
exaltées, crevantes à la charge, le cœur épanoui, emportées dans la
super-mort par l’hyperpalpite super-gloire du café en poudre !… Le rêve
des trois cent quinze empereurs !.
Encore d’autres bâtiments plus énormes pour les barbaques à foison,
les carnes confites par entrepôts, en frigo secs, en rémoulades, en venai- Manuscrit original
sons si prodigieuses, myriades de saucisses à la couenne hachée, la de Guignol’s Band.

44 LE MONDE // HORS-SÉRIE LOUIS-FERDINAND CÉLINE


TEXTES CHOISIS

hauteur des Alpes !… Graisse de « corn-beef », de masses géantes que le


Parlement se trouverait recouvert et Leicester et Waterloo, qu’on les
reverrait plus pris dessous, si ça les engouffrait subit ! deux mammouths
entièrement truffés, juste transportés du fleuve Amour, préservés, intacts
dans ses glaces, frigorifiés depuis douze mille ans !…
Je vous parle maintenant des confitures, vraiment colossales comme
douceur, des Forums de pots de mirabelles, des Océans de houles
d’oranges, de tous les côtés ascendants, débordants les toits, par flottes
complètes d’Afghanistan !… Les loukoums dorés d’Istanbul, pur sucre,
tout en feuilles d’acacias… Des
Les loukoums dorés d’Istanbul, myrthes de Smyrne et Karachi…
pur sucre, tout en feuilles Prunelles de Finlande… Chaos, val-
d’acacias… Des myrthes lons de fruits précieux entreposés
de Smyrne et Karachi… sous portes triples, des choix à pas
Prunelles de Finlande… croire de saveur, des féeries de
Mille et Une Nuits en amphores
sucrées ravissantes, des joies pour l’enfance éternelle promises du fond
des Écritures, si denses, si ardentes qu’elles en crèvent parfois les
murailles, tellement qu’elles sont fortes surpressées, éclatent des tôles,
déboulinent jusque dans la rue, cascadent à pleins caniveaux ! en torrents
tout suaves et délices !… La police à cheval alors charge au triple galop,
dégage l’abord, la perspective… fouaille les pillards au nerf de bœuf…
C’est la fin d’un songe !…
Tout de suite au revers de ces Docks y a le grand courant d’air qui
s’engouffre, qu’arrive en trombe des hautes verdures du val à
Greenwich… le grand tour du fleuve… Les bouffées de la mer… de l’es-
tuaire là-bas d’aurore pâle… après Barking… étendu juste dessous les
nuages… où les cargos montent tout petits… où les vagues brisent contre
les digues, mouillent, s’affalent, pâment au limon… Le flot jusant. 
Guignol’s Band, Denoël, 1944 © Gallimard

46 LE MONDE // HORS-SÉRIE LOUIS-FERDINAND CÉLINE


TEXTES CHOISIS

« ILS RICANAIENT CES


AFFREUX DE ME VOIR »
Casse-Pipe est la suite directe de Mort à crédit à la fin duquel
Ferdinand voulait s’engager. On le retrouve ici arrivant à la caserne
d’un régiment de cavalerie. Soldats ahuris, illettrés, sales et abrutis de
fatigue, sous-officiers stupides accrochés au règlement, officiers pleins
de morgue totalement indifférents à la troupe, la caricature est féroce.
De ce roman qui devait être aussi important que Mort à crédit ne nous
est parvenu qu’un court fragment d’une centaine de pages.

L’heure venait juste de sonner…


J’avais attendu devant la grille longtemps. Une grille qui faisait réfléchir,
une de ces fontes vraiment géantes, une treille terrible de lances dressées
comme ça en plein noir.
L’ordre de route je l’avais dans la main… L’heure était dessus, écrite.
Le factionnaire de la guérite il avait poussé lui-même le portillon avec
sa crosse. Il avait prévenu l’intérieur :
« Brigadier ! C’est l’engagé !
– Qu’il entre ce con-là ! »
Ils étaient bien une vingtaine vautrés dans la paille du bat-flanc. Ils se
sont secoués, ils ont grogné. Le factionnaire il émergeait juste à peine,
le bout des oreilles de son engonçage de manteaux… ébouriffé de pèle-
rines comme un nuageux artichaut… et puis jusqu’aux pavés encore
plein de volants… une crinoline de
godets. J’ai bien remarqué les On est entrés dans la tanière. Ça
pavés plus gros que des têtes… cognait à défaillir les hommes de
presque à marcher entre… la garde. Ça vous fonçait comme
On est entrés dans la tanière. Ça odeur dans le fond des narines
cognait à défaillir les hommes de à vous renverser les esprits.
la garde. Ça vous fonçait comme
odeur dans le fond des narines à vous renverser les esprits. Ça vous
faisait flairer tout de travers tellement c’était fort et âcre… La viande,
la pisse et la chique et la vesse que ça cognait, à toute violence, et puis
le café triste refroidi et puis un goût de crottin et puis encore quelque
chose de fade comme du rat crevé plein les coins. Ça vous tournait sur
les poumons à pas terminer son souffle. Mais l’autre accroupi à la lampe
il m’a pas laissé réfléchir :
« Dis donc l’enflure, tu veux mes pompes pour te faire bouger ?… Passe-
moi ton nom !… ta nature !… Tu veux pas t’inscrire tout seul ?… Veux-tu
que je t’envoye une berouette ?… »

LE MONDE // HORS-SÉRIE LOUIS-FERDINAND CÉLINE 47


TEXTES CHOISIS

Je voulais bien me rapprocher de la table mais y avait tous les pieds


des autres en travers du chemin… toutes les bottes éperonnées…
fumantes… de tous les vautrés dans la paille… Ils ronflaient tout empa-
quetés dans le roupillon… roulés dans leurs nippes. Ça faisait un rempart
compact. J’ai enjambé tout le paquet. Le brigadier il me faisait honte.
« Visez-moi ça l’empoté ! Une demoiselle ! Jamais vu un civil si gourde !
Merde ! On nous l’a fadé spécial ! Arrive ! bijou ! »
Comme j’ai buté dans un sabre toute la portée de viande a râlé… Ça fit
des hoquets de ronflements. J’avais dérangé tout le sommeil.
« Vos gueules, brutes ! » qu’a hurlé le cabot.
Ils se sont soulevés les gisants, un par un, pour voir ma poire, mon
demi-saison, celui de l’oncle Édouard par le fait… Ils avaient tous eux
des tronches rouges, cramoisies, sauf un qu’était plutôt verdâtre. Ils
bâillaient tous des fours énormes. À la lumière, par les grimaces ils
montraient toutes leurs dents gâtées, brèches, travioles. Des pas belles
dentures de vieux chevaux. Des faces carrées. Ils ricanaient ces affreux
de me voir comme ça devant le brigadier, un peu perdu, forcément.
Ils se parlaient râpeux ensemble, ils se faisaient des réflexions.
Comprenais pas ce qu’ils me demandaient… des meuglements. Le briga-
dier il avait du mal à ouvrir ma feuille… Elle lui collait entre les doigts…
puis à lire mon nom. Fallait qu’il recopie sur un registre… Tout ça c’était
très ardu… Il s’appliquait scrupuleusement.
Juste au-dessus de lui sur l’étagère, toute une ribambelle de casques,
plumets tout rouges, gonflés, crinières énormes à la traîne, faisaient un
effet magnifique.
Le brigadier toute langue dehors il est tout de même parvenu à copier
mon nom.
« Planton ! hop ! sautez choléra ! que ça fume ! et hop ! Que le Parisien
est arrivé ! Au margis tout de suite ! L’engagé ! Compris ? » 
Casse-Pipe, Frédéric Chambriand, 1949 © Gallimard

48 LE MONDE // HORS-SÉRIE LOUIS-FERDINAND CÉLINE


TEXTES CHOISIS

« C’EST L’AUTOMNE
AU FOND DES MERS !… »
Parallèlement à son œuvre romanesque, Céline a écrit de
nombreux textes courts, arguments de ballet (Foudres et flèches),
scénarios de films (Secrets dans l’île, Arletty jeune fille dauphinoise)
ou de dessin animé comme Scandale aux abysses. Vénus, la femme
de Neptune, jalouse de la petite sirène Pryntyl, la condamne à rejoindre
le monde des hommes où elle sera assassinée par le Kapitaine Krog.

Neptune tout désolé… tout chagriné, mais digne cependant… majes-


tueux… devant son peuple… il le faut… fait à Pryntyl en particulier
mille recommandations affectueuses… il est lui-même intimement
tout désemparé… À la dérobée il lui renferme dans la main une grosse
poignée de perles… les plus belles du fond des mers… roses… et mira-
culeuses d’Orient… la fine fleur du trésor des mers… un trésor de
valeur incalculable… « Les hommes aiment tant les perles… ils sont
si cupides !… Si tu te trouves embarrassée… traquée… menacée… s’ils
veulent te faire du mal ! Pryntyl ! ma petite chérie ! assure-toi de leur
complaisance… achète-les avec
une de ces perles… Je t’en ferai La tête du Kapitaine Krog
parvenir d’autres ! Va, ma pauvre représente une véritable tête
petite chérie… va et reviens-nous ! de mort, toute effrayante,
ton pépé Neptune qui t’aimera anguleuse, impitoyable…
toujours… » On le voit le pic à la main…
Mais les adieux sont brusqués…
Vénus trop cruelle ordonne le départ… Assez d’épanchements ! de
jérémiades ! En route ! Les fougueux dauphins caracolent !… La
conque de voyage s’élance… s’envole… vers le large… disparaît au
loin… très loin… à la crête des vagues… le peuple des poissons agite
encore longtemps queues et nageoires à la surface de la mer… Grands
vivats d’adieu…
Dans sa conque royale Vénus majestueuse, victorieuse, ramène son vieil
époux mélancolique au château des Abysses, à présent encore plus
morose, plus désolé, plus glauque, plus froid aux courants glacés qui
déferlent du pôle, tout à travers fenêtres et vestibules. On y gèle littéra-
lement… Tremblote à la cour de tous les poissons de service… qui ont le
nez rouge et les nageoires gelées…
Les semaines passent… puis les saisons… Les algues portent fleurs…
perdent leurs fleurs… les feuilles tombent… C’est l’automne au fond des
mers !… les vieux poissons souffrent de rhumatismes !… Les vieux crabes

LE MONDE // HORS-SÉRIE LOUIS-FERDINAND CÉLINE 49


TEXTES CHOISIS

ont la goutte… on est très mal à la cour de Neptune beaucoup trop


nordique ! Neptune aux jours d’audience reçoit… reçoit… délégations…
cohortes… des plaintes… toujours des plaintes… Les morues… les
baleines… les harengs… les langoustes… tout le monde se plaint… et
les sardines… et les phoques surtout… plus plaintifs encore… plus
pleureurs que tous les autres… et de plus en plus largement décimés
par l’industrie, la navigation pêcheuse… les usines flottantes massa-
crantes… leurs cargos formidablement armés qui peuvent en une seule
campagne tenir dépecés jusqu’à trois cent mille petits phoques sur la
banquise… L’on voit l’un de ces monstres navires sur la banquise…
l’équipe des marins du Kapitaine Krog… du grand cargo chasseur l’Or-
ctöström… La tête du Kapitaine Krog représente une véritable tête de
mort, toute effrayante, anguleuse, impitoyable… On le voit le pic à la
main, le Kapitaine Krog… avec ses hommes… en train de massacrer sur
la banquise des milliers de bébés phoques surpris pendant leurs petits
ébats… le sang des innocents phoques gicle partout sur la neige, sur la
glace… sur les hommes… éclabousse le Kapitaine Krog… L’équipage et
le Kapitaine Krog dansent de joie… La Danse du Massacre… 
Scandale aux abysses, Frédéric Chambriand, 1950 © Gallimard

« UN PARCOURS
D’ESCARBILLES
ET DE BALLES !…
Publié en deux parties, la première Féerie pour une autre fois
connut un tel insuccès que le tome 2 fut rebaptisé Normance. Le
roman raconte pour l’essentiel le bombardement de la butte Montmartre
par l’aviation alliée le 22 avril 1944. Dans ce livre hallucinatoire, le plus
travaillé de toute son œuvre, Céline fait le pari, en poussant son style à
l’extrême, de bâtir un roman quasi expérimental où il ne se passe rien,
qui ne tiendrait que par la force de l’écriture. Cuisant, l’échec
le contraindra à revenir à des formes plus conventionnelles.

Les avions je vous disais passent en chauves-souris plus pâles !… plus


pâles !… chacun au moins quinze vingt pinceaux qui le coursent, le
quittent plus… en plus des chenilles, des balles zigzag !… et qui se foutent
la chasse elles-mêmes !… plus haut !… plus haut !… cap nord !… cent
moteurs en rage, vous diriez ! si la crèche tremblote !… ces bahuteries de
mines… la Butte est plus qu’un cratère en pleine éruption ! on peut pas

50 LE MONDE // HORS-SÉRIE LOUIS-FERDINAND CÉLINE


TEXTES CHOISIS

dire que c’est laid… non !… même moi qui suis pas peintre du tout, je suis
éberlué des coloris !… je me dis : c’est une somptuosité !… ça arrive pas
tous les jours !… je me dis : quelle violence ! et quels frais !... je regarde
aux frais… j’ai vu des « Pont-Neuf » bien des fois ! j’ai entendu hurler la
foule ! qu’est-ce qu’elle hurlerait à présent la foule ! les foules ! si elles
avaient encore la force !… mais elles sont dans le métro, les foules !… les
maisons vont s’écrouler, elles font bien de se tapir les foules ! de se terrer
sous les égouts ! j’irais aussi moi-même de même, si j’avais pas ce que
vous savez, cette réputation germaneuse, « collaborante », mortelle !…
ils me lyncheraient peut-être au métro s’ils décelaient ma présence !… et
puis l’escalier à descendre tout hoqueteux ! tout zigzagueur !… il est trop
tard !… ça bombarde d’en bas de chez nous jusqu’à la porte de la Cha-
pelle !… ils visent la gare de la Chapelle et les Batignolles !… une étendue,
un petit peu !… allez vous promener là-dessous, vous arriverez tout en
miettes… elles ont l’air d’être jetées au hasard, bombes, mines, gre-
nades !… pas du tout !… c’est du
travail stratégique ! d’A à Z !… Les escadres d’aravions
d’abord le pourtour des Bati- se croisent, rejaillissent
gnolles !…Charmoise m’a prévenu : des Batignolles, repiquent
il connaît le secret des plans… ils en remontée vers la Fourche !
frappent au « but » qu’en tout der- en flèche c’est ardu !
nier !… faut que tout brûle d’abord
autour, ça fait que nous comme on est placés on a encore un peu à rire…
les moulins sont partis en feu… tout rouges… tout jaunes… aux nuages !…
quatre !… cinq !… six moulins !… tous les petits jardins vont roustir !…
S’il va être mauvais Barbe-Bleue !… tous ses hortensias sont en cendres !
déjà !… ses bosquets crépitent… et le rossignol ?… y avait un rossignol
chez lui… on verra plus tard !… on verra… en attendant qu’est-ce qu’il
déferle ! vous diriez à travers l’air le tonnerre de cinquante moteurs !…
cinquante ?… cent !… à travers la lumière jonquille !… pardon ! quels
vrombissements furieux ! piaulants ! sifflants !… si tout l’air tremble !
hoque !… la bâtisse vibre ! crisse ! Je me répète ? oui mais les cieux se
répètent aussi !… les murs tombent en miettes ! alors ?... les escadres
d’aravions se croisent, rejaillissent des Batignolles, repiquent en remon-
tée vers la Fourche ! en flèche !… c’est ardu !… c’est acrobate !… ils dé-
chargent leur plein de mines et se sauvent ! lâches ! couards ! cochons !
poulopent nord !… les ombres des maisons courent après ! étirent !…
hautes !… plus hautes !… plus hautes que les nuages ! c’est des effets !…
c’est à avoir vu !… et les badigeons de la « Passive » qui se croisent, qui
fouillent les zéniths !… des faisceaux de cent projecteurs ! ça a pas de
prix comme spectacle si on parle de festivités ! et les chenilles qui cré-
pitent après !… des chenilles en O… en U… en S… de tous les horizons
nord… sud !… des apothéoses d’artifice, voilà ce que ça représente aux

LE MONDE // HORS-SÉRIE LOUIS-FERDINAND CÉLINE 51


TEXTES CHOISIS

sens !… mais à mélinites meurtrières !… y a qu’à enlever les mélinites !


merde ! Brrroum ! un qu’est touché ! dans l’air ! du ciel ! il dégringole
flambant papillon ! et puis torche !… bleue… torche tournoyante… tout
le pourtour de l’horizon flamboye de bombes ! le nord, l’est surtout à
présent… je suis le simple témoin visuel… les avions rejaillissent en
somme  : ouest… est !… c’est leur nouvelle trajectoire ! un parcours
d’escarbilles et de balles !… traçantes, les balles ! vingt couleurs !… avions
poursuivis ! traqués ! pas seulement à balles ! par les projecteurs
électriques ! dardants poignards faisceaux crus blancs !… déjà fantômes
ces avions ! translucides !… voilà l’effet !… la vérité ! dardés en blanc ! ceux
qu’étaient là ont vu comme moi !… les ailes transpercées, les carlingues !…
et tout autour, des gerbes de balles !… ah, encore un qu’est servi ! toc !
qu’explose tout rouge ! et s’abat en
Ah, encore un qu’est servi ! toc ! plein sur Saint-Ouen ! il a pas joué
qu’explose tout rouge! et s’abat au papillon ! il a pas eu le temps de
en plein sur Saint-Ouen ! il a pas tournoyer ! en flammes rouges,
joué au papillon ! il a pas eu vrang ! sur les maisons ! et tout de
le temps de tournoyer ! suite geyser ! bleu ! vert !… et le
cyclone des canons le suit… ils
s’acharnent à dix ! cent batteries ! tout ce qu’elles peuvent ! plein fouet !
je vous dis que c’est de l’effet qu’on se souvient ! Pline, pas Pline !
Ferdinand ! Clichy ! faut avoir observé vraiment ! Quand y aura cinquante
malpolis, cent mille malpolis qui diront le contraire, ils auront l’air de
pauvres êtres, peu éduqués, malappris, peu émerveillés, et c’est tout !
C’est là qu’on voit l’homme, sa nature, ce qu’il est capable, ses façons
innées de s’amuser… les réverbérations d’usines, les lueurs qui s’élèvent
de Saint-Ouen… et ces mirages d’atmosphère que le jardin de Barbe-
Bleue, sous nous, monte au Ciel !… c’est que de l’effet, je suis pas dupe !…
des réfractions par les nuages !… phénomènes ! oui ! phénomènes !… je
note !… je dois vous noter tout !… le jardin de Barbe-Bleue monte au Ciel…
Broum !… retourné en crêpe ! à l’envers ! cyclamens ! géraniums ! roses !
et plein d’autres fleurs d’autres couleurs !… 
Féerie pour une autre fois II (Normance), Gallimard, 1954 © Gallimard

Manuscrit original
de Normance, 1954.

52 LE MONDE // HORS-SÉRIE LOUIS-FERDINAND CÉLINE


TEXTES CHOISIS

« VOUS TROUVEREZ
RAREMENT UN ÉDITEUR
SOUS LES PONTS… »
Écrit après l’insuccès de Féerie pour une autre fois,
Entretiens avec le professeur Y est le dernier texte que l’on peut
rattacher à la verve pamphlétaire de Céline. Sous la forme d’une
fausse interview commandée par Gallimard et menée par un pseudo-
professeur Y prostatique, l’auteur présente un bilan très pessimiste
de l’édition française. Éditeurs uniquement préoccupés par l’argent,
auteurs sans talent qui ressassent les mêmes formules éculées, lecteur
préférant désormais le cinéma, la télévision, les vacances ou la voiture.

La vérité, là, tout simplement, la librairie souffre d’une très grave crise
de mévente. Allez pas croire un seul zéro de tous ces prétendus tirages à
1 000 000 ! 40 000 !… et même 400 exemplaires !… attrape-gogos ! Alas !…
Alas !… seule la « presse du cœur »… et encore !… se défend pas trop mal…
et un peu la « série noire »… et la « blême »… En vérité, on ne vend plus
rien… C’est grave !… le cinéma, la télévision, les articles de ménage, le
scooter, l’auto à 2, 4, 6 chevaux, font un tort énorme au livre… tout « vente
à tempérament », vous pensez ! et « les week-ends » !... et ces bonnes
vacances bi ! trimensuelles !… et les croisières Lololulu !… salut, petits
budgets !… voyez dettes !… plus un fifrelin disponible !… alors n’est-ce
pas, acheter un livre !… une roulotte ? encore !… mais un livre ?… l’objet
empruntable entre tous !… un livre est lu, c’est entendu, par au moins
vingt… vingt-cinq lecteurs… ah, si le pain ou le jambon, mettons, pou-
vaient aussi bien régaler, une seule tranche ! vingt… vingt-cinq consom-
mateurs ! quelle aubaine !… le miracle de la multiplication des pains vous
laisse rêveur, mais le miracle de la multiplication des livres, et par consé-
quent de la gratuité du travail d’écrivain, est un fait bien acquis. Ce mi-
racle a lieu, le plus tranquillement du monde, à la « foire d’empoigne »,
ou avec quelques façons, par les cabinets de lecture, etc. etc. Dans tous
les cas l’auteur fait tintin. C’est le principal ! Il est supposé, lui, l’auteur,
jouir d’une solide fortune personnelle, ou d’une rente d’un très grand
Parti, ou d’avoir découvert (plus fort que la fusion de l’atome) le secret
de vivre sans bouffer. D’ailleurs toute personne de condition (privilégiée,
gavée de dividendes) vous affirmera comme une vérité sur laquelle il n’y
a pas à revenir, et sans y mettre aucune malice : que seule la misère libère
le génie… qu’il convient que l’artiste souffre !… et pas qu’un peu !… et tant
et plus !… puisqu’il n’enfante que dans la douleur !… et que la Douleur est

54 LE MONDE // HORS-SÉRIE LOUIS-FERDINAND CÉLINE


TEXTES CHOISIS

son Maître !… (M. Socle)… au surplus, chacun sait que la prison ne fait
aucun mal à l’artiste… au contraire !… que la véritable vie du véritable
artiste n’est qu’un long ou court jeu de cache-cache avec la prison… et
que l’échafaud, pour terrible qu’il apparaisse, le régale parfaitement…
l’échafaud, pour ainsi dire, attend l’artiste ! tout artiste qui échappe à
l’échafaud (ou au poteau, si vous voulez) peut être, la quarantaine passée,
considéré comme un farceur… Puisqu’il s’est détaché de la foule, qu’il
s’est fait remarquer, il est normal et naturel qu’il soit puni exemplaire-
ment… toutes les fenêtres sont louées, déjà, et à prix fort, pour assister
à son supplice, le voir enfin grimacer, sincèrement ! place de la Concorde,
par exemple… la foule arrache déjà les arbres, en fait qu’un espace vide
immense des Tuileries ! pour mieux lui regarder sa binette, quand on
lui coupera le cou doucement, tout doucement, avec un tout petit canif…
la fin du clown, celle qu’on attend,
c’est pas tellement qu’il soit cocu, Tout artiste qui échappe
mièvre réjouissance ! c’est qu’on le à l’échafaud (ou au poteau,
ligote sur le chevalet ! ou sur la si vous voulez) peut être,
roue ! et qu’on le fasse là hurler la quarantaine passée,
quatre… cinq heures… c’est ce qui considéré comme un farceur…
se prépare pour l’écrivain ! clown
aussi !… pardi !… il n’arrive à échapper à ce qu’on lui mijote que par
roublardise, larbinage, tartuffiages, ou par l’une des académies… la
grosse ou la petite, ou une Sacristie… ou Parti… autant de refuges bien
précaires !… pas d’illusions ! comme ils tournent mal, et souvent, ces
soi-disant « refuges » !… et ces « engagements »… hélas ! hélas !… même
pour ceux qu’ont trois ou quatre « cartes » !… autant de pactes avec le
Malin !…
Au total, si vous regardez bien, vous verrez nombre d’écrivains finir
dans la dèche, tandis que vous trouverez rarement un éditeur sous les
ponts… n’est-ce pas cocasse ?… je parlais de tout ceci à Gaston, l’autre
jour, Gaston Gallimard… et Gaston en connaît un bout, vous pensez !…
il trouvait, pour ce qui me concerne, que je devrais bien essayer de rompre
le silence qui m’a fait tant de tort ! le rompre ! un bon coup ! sortir de mon
effacement pour faire reconnaître mon génie… 
Entretiens avec le professeur Y, Gallimard, 1955 © Gallimard

LE MONDE // HORS-SÉRIE LOUIS-FERDINAND CÉLINE 55


TEXTES CHOISIS

« JE LES CONNAISSAIS


MES FEMMES ENCEINTES ! »
Afin de reconquérir son public, Céline fait le choix de
la provocation avec D’un château l’autre. À une France qui vit
dans l’illusion d’un pays ayant massivement résisté, celui qui se prétend
désormais chroniqueur rappelle les derniers soubresauts de
la collaboration dans le village de Sigmaringen, enclave française
en Allemagne entre septembre 1944 et avril 1945. Le scandale espéré
sera au rendez-vous, le succès aussi, mais, surtout, la critique reconnaîtra
que Céline a retrouvé là toutes ses qualités d’écrivain.

Je pensais à mes femmes enceintes autour du piano et plein les sofas…


qu’elles bâfraient et se foutaient du reste !… des femmes à six mois !… à
huit mois !… des appétits doubles et triples !… saucisses, bier, goulash !
je pouvais pas leur donner autant !… les Prévôts les assommaient ! de
tous les coins de France y en avait, de toutes les provinces !… pourquoi
elles s’étaient sauvées ?… Sigmaringen ?… indicatrices, mouches de vil-
lages ?… pétasses de lieux-dits ? ou simplement filles d’usine, pour voya-
ger ?… ou leurs hommes à la L.V.F. ?… ou fiancées à des boches ?… peut-
être guichetières de Poste-Restante ?… presque toutes des certains
accents… Nord, Massif-Central,
Saucisses, bier, goulash ! Sud-Ouest… pas à leur poser des
je pouvais pas leur donner questions, elles mentaient sur
autant !… les Prévôts tout !… sauf une vérité : l’appétit…
les assommaient ! de tous c’est pas le petit supplément de
les coins de France y en avait… nouilles que je pouvais leur faire
avoir, et la lessiveuse de raves, deux
fois par semaine, qui pouvaient les rassasier ! donc c’était comme la
Providence ces boules et « roulantes » à gogo !… j’allais pas les faire
pincer !… tout de même… tout de même… j’avais les autres calamités !…
gale, morpions, puces, gonos, poux… et que ça se les repassait ! joyeuse-
ment ! vous auriez dit la gare faite pour !… je voyais aboutir pour finir,
une saloperie, un nouveau microbe, un fléau, une rigolade de tréponème,
qui pousserait sur désinfectants ! un moment tout devient possible !… je
les connaissais mes femmes enceintes ! elles déjà !… elles se refilaient
tout ce qu’elles pouvaient, à trente, quarante, dans leur dortoir, deux par
paillasse… c’était haut dans le bourg leur rue : Schlachtgasse, à l’ex-école
d’Agriculture… encore ma fonction ma consigne aller me rendre compte…
l’état général de ces dames… et qu’elles se grattaient les bougresses !…
j’avais l’air fin moi là sans soufre, sans mercure, sans gamelles !… sans

56 LE MONDE // HORS-SÉRIE LOUIS-FERDINAND CÉLINE


TEXTES CHOISIS

gamelles, surtout ! que des mots !… je te l’aurais vu moi l’Hamlet, philo-


sopher les femmes enceintes ! not to be gamelles !… mais vrai je les trou-
vais pas souvent, presque jamais !… je bénissais le Ciel d’une façon,
qu’elles aient le tel tropisme de la gare !… l’attirance de la soupe de
troupe !… l’attirance aussi du piano, et heureuses ! et plein les genoux des
choristes… et Lili Marlène ! et dans de ces positions peu chastes, trois
quatre femmes enceintes par bonhomme ! qu’elles apprenaient le bon
allemand… par Lili Marlène !… toutes ces troupes avaient les voix justes…
pas du tout faussettes !… et sur trois !… quatre tons !… toute la buvette,
et les plates-formes, et les « roulantes »… « l’accouchement sans douleur »
je vois, leur donnez pas à bouffer sauf une gamelle en accouchant ! les
miennes seraient restées dans la gare pour accoucher !… moi j’avais rien
sauf les nouilles, à leur École d’Agriculture !… Brinon non plus ! Raumnitz
non plus !… ni Pétain !… jamais vous verrez la troupe, soit fritz, slovaque,
franzose, russe, japonaise, paouine, refuser l’écuelle !… là, le très grand
côté des Armées !… quand y avait encore des casernes vous pouviez vivre
des Corps de garde… dès que ça
sonnait « au réveil » vous aviez ce Je bénissais le Ciel d’une façon,
qu’il faut à la porte… la queue des qu’elles aient le tel tropisme
hommes dans le besoin « loquedus- de la gare !… l’attirance de
la-gamelle  »… ça a été remplacé la soupe de troupe !… l’attirance
par rien… ces vrais bons usages… aussi du piano, et heureuses !
tout se perd, remplacé par rien…
maintenant hypocrite, la misère on l’envoie bouffer du papier, formulaires
et des tampons… et encore plus vite ! plus pressé ! des tanks !… marmites
Nacht-Nebel…
Moi mes choristes, filles mères, cloques et troubades toutes les
armes, bien tendres enlacés, me donnaient de ces concerts de choc !
de ces «  ensembles  », biffe, mémères sapeurs, comitadjis, que vous
retrouverez nulle part !… vous auriez vu cette buvette, parfaite har-
monie, et piano !… pas une seule note dissonante ! que Maxim et Folies-
Bergère sont qu’ersatz, exhibiteries de frimes à côté ! cent sous la
passe ! Vénus centenaires ! Roméos moumoutes, Carusos mélécasses
phtisiques… sauteries à pleurer !… rien qu’approche ce qui se passait
à ma buvette, vingt trente trains par jour !… toute l’Europe en uni-
forme, et turgescente… et les prisonniers !… d’Est, d’Ouest, Nord…
frontière suisse… Bavière… Balkans…
En vrai, un continent sans guerre s’ennuie… sitôt les clairons, c’est la
fête !… grandes vacances totales ! et au sang !… de ces voyages à plus
finir !… les armées décessent pas de bouger !… entremêler, rouler encore !
jusqu’elles éclatent… convois, locos, trains panzers !… blindés fourgons
« mâles munitions » plus et encore ! pensez, qu’Hilda, les copines, avaient
un peu à frétiller !… d’une arrivée de « pieds nus » à l’autre !… la viande !…

LE MONDE // HORS-SÉRIE LOUIS-FERDINAND CÉLINE 57


TEXTES CHOISIS

je vous oubliais la horde des pauvres « travailleuses… » 200 000 Françaises


en Allemagne… qui se rabattaient de Berlin, de partout, de toutes les
usines, sur Siegmaringen !… pour que Pétain les sauve !… à la briffe aussi,
forcément !… dès la gare !… sautaient des wagons par les fenêtres !… vous
pouvez juger du nombre des personnes qu’avaient faim autour des « rou-
lantes » ! l’affluence ! pire que notre vestibule du Löwen, pire que les
W.-C. !… là on faisait pipi à même, sur les banquettes… et en chantant et
contre le pianiste !… « où y a de la gêne ! » jamais j’ai vu un instrument
tant dégouliner que ce piano de la gare !… pourtant j’ai fait les pianos de
Londres, montés suspendus sur voitures à bras, qu’étaient aussi de ces
jeux d’urines !… 
D’un château l’autre, Gallimard, 1957 © Gallimard

« À NOUS LES POTAGES


TRANSPARENTS !… »
Dernier livre publié du vivant de Céline, Nord raconte les errements
de l’auteur, de sa femme Lili et de leur ami l’acteur Robert Le Vigan
dans une Allemagne à feu et à sang et leur séjour dans le domaine
de Zornhof où ils sont unanimement détestés. Ce grand roman
crépusculaire marque le sommet de l’écriture de Céline.

Un énorme chien mais bien maigre… sur le flanc à même le carrelage,


on devait pas le nourrir beaucoup, sous tous les régimes y a des êtres
pour l’austérité, la vertu… les faibles et les animaux… en passant à côté
de lui, il grognait un peu… il nous aurait peut-être bouffés ?… en plus
qu’il le faisait jeûner, question démonstration de vertu, le vieux von
Leiden, commandant de uhlans, le sortait tous les jours, l’emmenait faire
le tour du domaine, lui en bécane, le dogue à la laisse… que tout le ha-
meau se rende compte que l’énorme Iago crevait de faim, qu’on plaisan-
tait pas au manoir… je nous voyais nous aussi un jour attelés à quelque
chose, tous les trois, bien démonstratifs travailleurs… la façon qu’on avait
dîné, soupe tiède et heil y avait plus beaucoup à faire… les demoiselles
étaient pas maigres, même assez dodues, sûr elles engraissaient pas de
la soupe !… elles devaient se rattraper chez elles, huis clos, à coups de
choucroute et de fortes saucisses… à nous les potages transparents !…
d’abord ça sentait trop bon, tout le balcon devant leurs chambres, sûr
elles se mijotaient des petits plats, toutes à fricoter ! partout ça sentait un
peu… appétissant… sauf dans la salle à manger… tiens même ce couloir
du sous-sol a une odeur !… on la sentait pas d’abord… je fais à La Vigue…

58 LE MONDE // HORS-SÉRIE LOUIS-FERDINAND CÉLINE


TEXTES CHOISIS

« on y va ! » fallait pousser une forte porte… deux portes !… y avait quelque
chose sur un feu de bois !… un sous-sol quatre fois grand comme rond de
tour !… nous qui croyions cette pièce vide ! pleins feux au contraire, trois
fourneaux et de ces marmites !… deux femmes nu-pieds et deux gamines
sont à ficeler des gigots… lardent !… elles se gênent pas pour nous, on les
fait rire… nous avons trouvé leur cuisine !… plus tard j’ai su… j’ai su tout…
ces petites mômes faisaient partie de la troupe qui amusait le vieux, elles
étaient toute une bande là-haut, Russes et Polonaises… lui le vioque avait
quatre-vingts ans, et il montait encore à cheval, l’année précédente…
maintenant c’était un autre sport, c’est les mômes qui montaient sur lui,
le faisaient avancer à quatre pattes… « youp dada ! » le fouettaient avec sa
cravache !… au sang ! il adorait !… tout le tour du bureau ! plus vite ! plus
vite !… los !… jusqu’à sa chambre, à coté… il leur criait : « sorcières ! sor-
cières ! »… ses vieilles fesses toutes nues !… 
Nord, Gallimard, 1960 © Gallimard

« ILS SONT MORTS DEPUIS


AU MOINS SIX HEURES »
Publié de façon posthume, Rigodon constitue avec D’un château
l’autre et Nord ce qu’il est convenu d’appeler la « trilogie allemande ».
Céline raconte, en l’exagérant beaucoup, le périple qui, en mars 1945,
le conduisit, avec son épouse et leur chat Bébert, dans les derniers jours
de la guerre, à travers une Allemagne s’effondrant, de Sigmaringen, où il
s’était engagé comme médecin de la colonie, jusqu’à la frontière danoise.

De traverse en traverse à peut-être encore cinq cents mètres quelqu’un


d’assis sur le rail… et encore un autre… un peu plus loin… nous nous
approchons… je fais… hi ! hi !… je touche l’épaule là, j’appuie… oh, pas
fort ! toc !… ce quelqu’un bascule !… à la renverse !… jambes en l’air…
vloc !… aux cailloux !… je vais à l’autre… je le touche à peine… bascule
aussi !… je vais voir leurs têtes… un homme… une femme… dans les
quarante, quarante-cinq ans… ils sont morts depuis au moins six
heures… j’ai l’habitude des constats, je vous ai dit… il faudrait que je
regarde les corps… ils ont dû être transpercés… là tels quels assis ?…
d’en l’air, d’un avion ?… ou d’une patrouille ? de qui ?… de quel côté ?…
oh, que ça ne nous regarde pas !… allons !… allons !… voici des murs
éboulés… décombres d’usines il semble… oh mais quelqu’un a parlé…
là !… plusieurs même… je ne vois rien… ils sont cachés derrière un mur…
une discussion… en quelle langue ?... Allemands ?... oui ! et Français…

LE MONDE // HORS-SÉRIE LOUIS-FERDINAND CÉLINE 59


TEXTES CHOISIS

c’est mieux d’écouter avant de nous faire voir… ils parlent d’Hanovre…
traverser Hanovre… d’une gare tout près à l’autre gare, loin… nous ne
devons pas connaître ces gens, ce sont des travailleurs d’ailleurs… pas
de Dresde, ni d’Ulm… de Pologne, je crois… ils n’étaient pas à Oddort…
sûr ! alors, ça va !… ils s’aperçoivent pas que nous sommes là, en somme
avec eux… ils veulent aller à Hambourg… tant mieux ! nous aussi !…
d’après ce qu’ils bafouillent y a encore des trains, un trafic, d’Hanovre
l’autre gare à Hambourg… ça va ! mais pas de trains réguliers… ah, je
crois aussi… l’ardu c’est de traverser Hanovre… ils savent tout ! les
faubourgs, la ville… tout a brûlé, ils disent… ça sera plus simple ! en avant
donc ! Je crois à peu près une cinquantaine, qui se mettent en route,
mères, enfants, vieillards… nous sommes avec eux… le rassemblement…
pas des gens tristes, je dirais même rieurs… bien ! nous allons… nous ne
nous sommes pas fait remarquer, moi, Lili, le greffe… nous faisons
partie… ça va ! ils ne déconnaient
Y avait vraiment plus rien pas… en avançant, je vois, il ne
debout… plus que des pans reste pas beaucoup de maisons
de murs et des bûchers… j’ai debout… plus ? moins qu’à Berlin ?
dit… chaque ex-immeuble avec pareil je dirais, mais plus chaud,
encore la suie, les flammes… plus en flammes, et des flammes en
tourbillons, comme plus haut…
plus hautes… plus dansantes… vertes… roses… entre les murs… j’avais
jamais encore vu des telles flammes… ils devaient se servir maintenant
d’autres saloperies incendiaires… le drôle c’était que sur chaque maison
croulée, chaque butte de décombres, les flammes vertes roses dansaient
en rond… et encore en rond !… vers le ciel !… il faut dire que ces rues en
décombres verts… roses… rouges… flamboyantes, faisaient autrement
plus gaies, en vraie fête, qu’en leur état ordinaire, briques revêches
mornes… ce qu’elles arrivent jamais à être, gaies, si ce n’est pas le Chaos,
soulèvement, tremblement de la terre, une conflagration que l’Apocalypse
en sort !… là ça devait être ! les « forteresses » étaient passées paraît-il…
et pas qu’une fois… deux… trois !… jusqu’à la destruction totale… elles
avaient mis plus d’un mois, par centaines, à passer au-dessus, nuit et
jour à larguer des tonnes et des tonnes… y avait vraiment plus rien
debout… plus que des pans de murs et des bûchers… j’ai dit… chaque
ex-immeuble avec encore la suie, les flammes… et aussi des petites
explosions… je vous ai assez parlé d’odeurs… toujours à peu près mêmes
odeurs, Berlin, Oddort ou ici… poutres rousties… viandes grillées… là
toute notre clique nous allions bras dessus, bras dessous au milieu de la
rue, enfin semblant de rue, donc vers cette gare… ils avaient l’air de
savoir où… le jour se levait… c’était une veine qu’il y ait plus rien en fait
d’immeuble… je veux dire à détruire… les tourbillons de flammes
faisaient comme des fantômes roses violets… au-dessus de chaque

60 LE MONDE // HORS-SÉRIE LOUIS-FERDINAND CÉLINE


TEXTES CHOISIS

maison… des milliers de maisons !… le jour venait… je vous ai dit : plus


une maison habitable !… que si !… mais si !… là ! là !… non !… des gens
debout fixes contre les murs ! là !... on voit bien maintenant… un
homme !… on s’arrête, on s’approche, on touche… c’est un soldat !… et
un autre… et une ribambelle !… adossés, tels quels… fixes !… morts là,
raides… soufflés !… on a déjà vu à Berlin… en somme, en momies sur le
coup !… ils ont leurs grenades après eux, aux ceinturons… par là qu’ils
sont encore dangereux ! si elles sont amorcées… braang !… leurs
grenades !… qu’ils s’affaissent dessus ! Vorsicht ! attention !… on retire
nos mains… l’autre côté de la rue, d’autres pans de murs, y en a encore…
d’autres soldats figés… sûr ils ont pas eu le temps de faire : ouf !… sur-
pris là !… le coup de souffle d’une mine !… je vous ai oublié un détail,
maintenant que je vois bien, tous camouflés «  caméléon » !… raides !...
nous c’est de passer, pas approcher… mais cette gare ?... je voudrais qu’on
y soit… hé nous y sommes ! la gare elle est pas restée là ! raide !… elle
est partie ! un chapelet de mines !… envolée ! toute la gare ! pas de dé-
combres… plus que des plates-formes… trois… quatre… ça devait être
une gare importante… Hanovre-Sud… nos zèbres ont l’air de savoir…
maintenant c’est pas tout, il s’agit de traverser la ville, retrouver
Hanovre-Nord, l’autre côté… oh, je vous oublie le principal !…
l’affluence ! pas que sur les plates-formes, à travers les voies, assis et
couchés… ils se parlent… 
Rigodon, Gallimard, 1969 © Gallimard

LE MONDE // HORS-SÉRIE LOUIS-FERDINAND CÉLINE 61


ENTRETIEN

« L’ŒUVRE DE CÉLINE
POSSÈDE UNE UNITÉ
FONDAMENTALE »
Henri Godard a consacré une partie de sa vie à étudier
et à éditer, notamment dans « La Pléiade », l’œuvre de Céline.
Plus de cinquante ans de fréquentation assidue, enthousiaste,
douloureuse parfois, dont il dresse le bilan dans son ouvrage À travers
Céline, la littérature. Que reste-t-il à découvrir sur une écriture
et un imaginaire devenus à ce point familiers ? L’essentiel, peut-être.
Retour sur un sujet exceptionnel et une aventure intellectuelle
ininterrompue.
PROPOS RECUEILLIS PAR FLORENT GEORGESCO

HENRI Vous racontez dans À travers Céline, la le sentiment qu’il a affaire en un seul texte
GODARD littérature, comment, après avoir décou- à toutes les variantes contemporaines et
(Né en 1937)
Spécialiste du vert Céline à la parution de D’un château à toute l’histoire du français ».
roman français
l’autre, la lecture de ses pamphlets anti- En même temps on doit absolument éviter
du XXe siècle,
il s’attelle sémites a failli vous dégoûter de lui à ja- d’isoler cet aspect des autres – pour le dire
à l’édition
mais. Et puis, vous relisez Mort à crédit grossièrement, de séparer la forme et le fond.
des œuvres
de Céline dans et vous comprenez que vous ne le lâcherez Le style extraordinaire de Céline est associé à
« La Pléiade »
plus. « Je retrouvais intact mon plaisir de des visions, des images qui concourent tout
en 1970, soit
quatre volumes, naguère », écrivez-vous. De quelle nature autant que lui au plaisir que ses textes pro-
de romans
était ce plaisir ? curent. Il ne faut pas séparer les deux plans.
et un de lettres.
Il a notamment Il faut dire que je suis, en général, un C’est un danger d’autant plus réel qu’il y a eu
publié Poétique
passionné de la prose française. De toute la tout un effort de Céline et de ses soutiens pour
de Céline
(Gallimard, prose française, de Montaigne, Rabelais, mettre le style en avant aux dépens du reste. Il
1985) et Céline
Bossuet ou Chateaubriand à Proust ou a pu dire des choses comme  : «  Je suis un
et Cie. Essai sur
le roman français Malraux. Céline, c’était un chapitre nouveau homme à style, pas à idées. » C’était bien sûr un
de l’entre-
de cette histoire qui se révélait à moi. Un cha- programme défensif : on voit bien quelles idées
deux-guerres.
Malraux, pitre éblouissant, qui me donnait un senti- il s’agissait de faire oublier. Mais c’était d’abord
Guilloux,
ment très fort de renouvellement, de retrou- un non-sens. La chose qui m’importe, davan-
Cocteau, Genet,
Queneau, paru vailles avec une verdeur de la langue, de tage que lorsque j’écrivais Poétique de Céline,
en 2020 chez
renaissance à la fois de ses capacités d’inven- c’est l’unité fondamentale de l’œuvre. Le style
Gallimard.
tion et de son histoire tout entière. est dans son domaine ce qu’est l’imaginaire
dans un autre. Ce qui définit la littérature, ce
Avec Bessy,
à Klarskovgaard,
Vous écrivez dans Poétique de Céline que sont les points de rencontre entre les deux. À
mai 1949. ses livres peuvent « donner […] au lecteur l’époque, je réagissais, peut-être un peu trop, à

LE MONDE // HORS-SÉRIE LOUIS-FERDINAND CÉLINE 63


ENTRETIEN

des lectures uniquement psychanalytiques ou introduit une tonalité populaire. C’est un lan-
sociologiques, bourdieusiennes, qui domi- gage plus affectif : on met en avant, par redou-
naient alors. J’ai voulu montrer qu’il y avait blement, ce qui compte pour soi. C’est un des
autre chose : la poétique, justement. Mais il ne traits linguistiques les plus caractéristiques
faut pas que par contrecoup on ne voie que cet du Voyage au bout de la nuit.
aspect. Il n’a d’intérêt que s’il mène à tous les
autres et, encore une fois, s’il n’empêche pas Comment définiriez-vous son évolution
de percevoir l’unité de l’ensemble. ultérieure ?
Par un passage, en quelque sorte, du popu-
La question de la langue n’est évidem- laire à l’oral. Le tournant se fait sur cette dis-
ment pas secondaire, mais elle n’est que tinction. Il s’écoule plusieurs mois après le
le premier étage de la fusée. succès de Voyage au bout de la nuit, avant qu’il
Oui, et elle est elle-même une question à ne se mette à écrire Mort à crédit. Il n’en a
tiroirs. La langue de Céline n’est pas identique jamais parlé, mais on peut imaginer que c’est
dans Voyage au bout de la nuit et dans Mort à un moment nécessaire de réflexion sur ce qu’il
crédit, ni a fortiori dans les romans suivants. vient de faire, sur la réception de son livre, sur
Dans Voyage au bout de la nuit, il y a le choix l’orientation qu’il donnera à la suite. Il s’aper-
d’une langue à tonalité populaire contre la çoit alors que le registre populaire est indis-
langue écrite considérée comme bourgeoise, sociable de l’oralité. Avant lui, la langue popu-
et ce choix est ce qui, à la fois, a enthousiasmé laire ne se lisait pas, sauf anecdotiquement :
et choqué quand le livre est paru. Ce n’était elle s’entendait. De manière connexe, il a le
sentiment que le système d’énonciation de
Dans Voyage au bout de la nuit, l’oral est essentiellement différent du système
de l’écrit, réalité que les linguistes analyseront
il y a le choix d’une langue à tonalité
à leur tour, mais trente ans plus tard.
populaire contre la langue écrite
Il va du populaire à l’oral comme forme
considérée comme bourgeoise.
distincte, comme système spécifique, au-delà
des marqueurs utilisés dans Voyage au bout
pourtant qu’un point de départ, d’ailleurs de la nuit. Il exprimera ce dépassement à la
violent, efficace, spectaculaire, mais relative- fin de sa vie, quand il dira : « Le Voyage, c’est
ment superficiel, la suite le montrera. Il réunit encore bien classique… » Il précisera : « Il y a
un ensemble de marqueurs de la langue popu- des phrases filées à la Paul Bourget », ce qui
laire. On le voit dans le vocabulaire, par prend tout son sens si l’on comprend que le
exemple avec les deux ça de la première point de rupture entre l’écrit et l’oral se
phrase : « Ça a débuté comme ça. » trouve dans la phrase. L’écrit est fondé sur la
Et dans la syntaxe, dans la présence phrase, c’est-à-dire sur un rassemblement du
constante de ce qu’on appelle la phrase à anti- sens dans une unité délimitée par le point,
cipation, ou à rappel. Dans le français normé, laquelle, de plus, est soumise à des codes
la règle est qu’un même élément ne peut être – grammaticaux, sémantiques, de convention
énoncé qu’une fois dans une même phrase. littéraire, etc. Tout son travail, à partir de
On n’écrit pas «  Lucette, je l’aime  », mais Mort à crédit, consistera à briser cette unité
« j’aime Lucette ». La reprise par le pronom pour lui substituer des segments de sens sépa-
«  l’  », c’est ce qu’on nomme le rappel, qui rés par des trois points.

64 LE MONDE // HORS-SÉRIE LOUIS-FERDINAND CÉLINE


ENTRETIEN

Les trois points deviennent alors un signe L’écriture des pamphlets antisémites,
de ponctuation spécifiquement célinien, à partir de Bagatelles pour un massacre,
distinct de sa valeur usuelle. Ce n’est plus n’interrompt-elle pas son évolution
un point de suspension. stylistique ?
Ce n’est même plus, en un sens, un signe Il est vrai que, s’il y a dans les pamphlets
de ponctuation. Il en fait tout autre chose : une verve, une invention lexicale, une
une espèce de silence, de passerelle entre les agressivité qui se retrouveront dans les
différents segments. Ce qui lui demande un romans ultérieurs, ces textes représentent
grand effort. Son premier réflexe est souvent globalement, d’un point de vue littéraire, une
d’écrire des phrases dont les éléments sont r égression. Le sens, l’action à mener
agencés de manière classique. Alors, il l’emportent, et bloquent le travail de
s’acharne  : il casse les enchaînements, il déconstruction. Il se banalise. Il se retrouve
brise de toutes les manières possibles l’unité – ce qui est un comble pour lui – du côté d’une
de la phrase. Le texte se forme non plus à espèce de rhétorique. Il multiplie les ana-
partir d’une suite, mais d’une succession, ou phores (« Eux qui… eux qui… »), les énumé-
d’une juxtaposition, d’éléments qui sont par rations… Le contenu est tellement répugnant
nature discontinus et en désordre. C’est une qu’on ne se rend même pas compte que ce sont
déconstruction systématique, qui ira de plus des textes très ennuyeux.
en plus loin à chaque nouveau roman, sur-
tout à partir de Féerie pour une autre fois, de Je crois moi que son style est
sorte que c’est dans les derniers romans, libérateur dans son essence
jusqu’à Nord et Rigodon, que son style est le
et qu’il y a, chez lui, une contradiction
plus accompli.
entre ce qu’il dit et la manière
Il va, dès Normance, le second volume de
dont il le dit, en dehors des pamphlets.
Féerie pour une autre fois, jusqu’à réduire
le sujet à presque rien  : il consacre deux
cents ou trois cents pages à une seule nuit Que peut-on dire, à l’inverse, de la place de
de bombardement. Il se passe certes beau- l’idéologie dans les romans ? Certains cri-
coup plus de choses, par exemple, dans tiques ont vu un lien intrinsèque entre le
D’un château l’autre, mais le même proces- style de Céline et ses positions politiques.
sus est à l’œuvre, la même nécessité Ils interprétaient la lutte contre la rationa-
intérieure d’évoluer sans cesse, de recréer lité, la place centrale donnée à l’affectivité
la langue toujours plus complètement. On comme une volonté de détruire tout garde-fou,
peut regretter, à cet égard, que Céline soit tout esprit critique, pour pouvoir entraîner le
si souvent réduit à Voyage au bout de la lecteur où il voulait. Je crois moi que son style
nuit. Il va beaucoup plus loin ensuite, est libérateur dans son essence et qu’il y a,
il s’approche davantage de ce qui est sans chez lui, une contradiction entre ce qu’il dit
doute son plus grand accomplissement  : et la manière dont il le dit – en dehors des
donner une for me, au-delà même de pamphlets. Cela vaut d’ailleurs seulement,
l’oralité, à la manière dont, spontanément, dans les romans d’après-guerre, pour des rap-
nous pensons, c’est-à-dire non pas en pels ponctuels (une vingtaine de passages) de
p h r a s e s, m a i s e n p e t i t s é cl a i r s, e n ses positions idéologiques. Ils suffisent à cer-
jaillissements de sens. tains pour affirmer que ces romans sont des

LE MONDE // HORS-SÉRIE LOUIS-FERDINAND CÉLINE 65


ENTRETIEN

pamphlets déguisés, où la fonction du dégui- bloc. Autrement dit, quand il en rompt l’unité,
sement serait assumée par  un style créé à il le fait pour introduire du nouveau dans la
cette fin. C’est tout à fait absurde. Mais la prose, mais aussi pour satisfaire en lui
contradiction est là, incontestablement. quelque chose qui ressortit à la volonté d’écar-
ter l’oppression de la matière, du solide, de ce
Est-elle si grande ? Vous opposez, dans Poé- qui pèse. On connaît son mot : « Les hommes
tique de Céline, la contestation de l’ordre sont lourds. » Il aurait pu dire la même chose
établi que signifie, par lui-même, son style, de la phrase. Et la lourdeur, pour faire un
à des positions que vous supposez raccourci, c’est la mort.
contraires. Mais en quoi son antisémitisme
s’oppose-t-il à sa contestation de la société ? J’ai parlé de la discontinuité qui
Les juifs sont au centre du jeu social, dit-il,
caractérise son style, mais il faut voir
et il faut qu’advienne une sorte de révolu-
qu’il retrouve une forme d’unité
tion, semblable à celle que mènent les na-
par la régularité rythmique.
zis en Allemagne, pour les en chasser. Il ne
défend pas l’ordre, il veut le renverser, et
ce n’est pas moins mortifère. Ce qui me convainc de manière toujours
En donnant à la langue populaire la place égale de la réussite et de l’importance de
qu’il lui a donnée dès Voyage au bout de la Céline comme écrivain, c’est ce sentiment à
nuit, il rompait un tabou qui avait duré double face de l’imaginaire et du style. Tout
trois siècles, depuis, disons, la fondation de – thèmes, images, langue, style… – converge
l’Académie française, c’est-à-dire la normali- vers une même obsession, une même haine
sation de la langue écrite. La libération est un pour tout ce qui, concrètement, enferme et
effet automatique de cette rupture, mais elle écrase, tout ce qui est trop compact, et une
peut déboucher indifféremment sur le bien ou même joie devant ce qui effrite ou fait exploser
sur le mal. Et il est vrai que l’antisémitisme la matière, fût-elle celle de la phrase écrite.
était pour lui une forme de contestation, qui C’est ce qu’il veut dire quand il compare son
n’est donc certainement pas une valeur en soi. style à une dentelle, matière qui ne fait appa-
Tout dépend de ce au nom de quoi on conteste. raître le plein que par le vide. On peut aussi
penser à son goût pour la légèreté, la lutte
Sur ce point, on peut sans doute conclure, contre la pesanteur qu’incarne la danse.
par euphémisme, que la contestation de
l’ordre social n’est pas l’aspect le plus Comment nommer ce qu’il oppose à la
intéressant de son œuvre. L’essentiel est pesanteur ? S’il la détruit, que recrée-t-il
ailleurs, heureusement. à la place ?
Ce qu’il conteste au fond, par son style Une fluidité. J’ai parlé de la discontinuité
même, est d’ordre existentiel. Le cœur de son qui caractérise son style, mais il faut voir
imaginaire est dominé à la fois par une haine qu’il retrouve une forme d’unité par la
de la mort et une haine de la matière, qui en régularité rythmique. Les segments qui,
est, pour lui, l’équivalent concret. Je crois que chez  lui, remplacent, ou font exploser, la
À Médan, pour ce n’est pas aller trop loin que de dire que la phrase se  trouvent avoir toujours plus ou
le 31e anniversaire
de la mort de Zola,
phrase écrite classique, enfermée entre deux moins sept ou huit syllabes – compte tenu de
le 1er octobre 1933. points, lui apparaissait comme une sorte de la prononciation populaire –, qui sont la base

LE MONDE // HORS-SÉRIE LOUIS-FERDINAND CÉLINE 67


ENTRETIEN

de ce qu’il appellera sa « petite musique ». On dance sidérante entre ce qu’il fait et ce qu’il
peut comparer cela, si justement on pense à la dit, mais cela restait alors à l’état d’intuition.
musique, à une basse continue, qui en Il m’a fallu beaucoup d’années pour en être
l’occurrence accompagne constamment le sens. pleinement conscient.
Le but est qu’on puisse passer d’un segment à
l’autre sans s’arrêter autrement que pour la « C’est quelqu’un, écriviez-vous cependant
légère pause que créent les trois points. dès Poétique de Céline, qui, pour soi-même
Dans la phrase écrite normée, le sens est clos et devant tout être vivant, à tout instant
par le point, il faut redémarrer pour obtenir pense à la mort, et plus même qu’il n’y
une continuité. Chez lui, on ne redémarre pas, pense, l’imagine. » Ne touchiez-vous pas
on avance sans cesse. Le lecteur, disait-il, doit déjà à l’essentiel ?
être entraîné dans son texte comme il l’est dans Oui, mais j’ai ajouté à cela, dans À travers
Céline, la littérature, un élément que je pense
Chez lui, on ne redémarre pas, décisif, qui est que cette obsession est ambi-
on avance sans cesse. Le lecteur, valente. Elle est porteuse d’horreur, naturel-
lement, mais elle est aussi, pour lui, une
disait-il, doit être entraîné dans
manière de sentir la vie. Ce n’est pas le genre
son texte comme il l’est dans
de subtilité qu’on prête en général à Céline,
le métro. Il doit être emporté.
qu’on traite comme un gros cochon. Pour-
tant, le fait est qu’une phrase comme « La
le métro. Il doit être emporté. Et, de même qu’à vérité de la vie, c’est la mort » a deux sens,
l’expression d’une haine de la matière corres- dont on ne perçoit souvent que le premier.
pond la destruction des blocs textuels, cette Toute vie est condamnée à disparaître, c’est
fluidité de la forme se retrouve dans des obses- entendu. Mais cela veut aussi dire que s’il n’y
sions thématiques, dans un tropisme imagi- avait pas la mort, on n’aurait pas accès à la
naire pour tout ce qui est fluide, pour les vérité de la vie. Penser à la mort, et traduire
fleuves par exemple, qui sont toujours, dans les cette pensée en images, en sensation, en style,
romans, reliés à une forme de joie. est un moyen de lutter contre elle. Céline pas-
sait des heures à reprendre ses textes, à rem-
Vous manifestiez en commençant un placer des mots, à intervertir l’ordre, à faire
certain recul par rapport à Poétique de et refaire, et l’on peut penser sans exagérer
Céline, comme si vous aviez le sentiment de qu’il ne se sentait jamais autant vivre que
ne pas y avoir suffisamment dit ces choses, dans ce travail. Il en sortait avec des mi-
qui sont celles qui vous importent le plus. graines, il pestait, mais en réalité c’était alors
Ce sont des choses que je sentais, mais je qu’il était au cœur de ce qu’il pouvait accom-
n’étais pas encore à même de les analyser. plir contre la mort. Il vivait plus.
Quand, dans À travers Céline, la littérature,
j’essaie de restituer mes sentiments lors de la Dans À travers Céline, la littérature, vous
découverte D’un château l’autre, et que dégagez, à partir de cette interprétation,
j’évoque mon sentiment de légèreté, ce qu’il y le thème et la matière constitutifs de son
avait d’aérien pour moi dans cette prose, c’est œuvre : le temps, flux qui emporte vers
cela que je vise. J’ai été d’emblée attaché à la destruction, mais flux tout de même,
Céline pour ces raisons, pour cette concor- et par là force vitale.

68 LE MONDE // HORS-SÉRIE LOUIS-FERDINAND CÉLINE


ENTRETIEN

Il faut revenir sur sa perception d’une pro- là. Aller contre cette impossibilité, s’efforcer
fonde différence entre le système linguistique de la dépasser, c’est entrer dans une lutte
de l’écrit et celui de l’oral. L’écrit est un type contre les fatalités, les limites de la condi-
de discours qui permet de prendre son temps. tion humaine. Tout, chez Céline, converge
Le scripteur peut faire autant de brouillons vers cette lutte. Il n’aura fait rien d’autre,
qu’il veut, il ne nous livre que l’état ultime dans ses romans, que de la mener aussi loin
de son propos. À l’oral, il n’y a pas de repen- que la littérature le permet.
tir possible. Si l’on s’est trompé, on ne peut
pas annuler, on doit se reprendre. Bon gré Dans l’écrit, on est libéré du temps,
mal gré, on est plongé dans le temps, on est mais d’une certaine manière le temps
embarqué. L’une et l’autre positions ont leurs
vous échappe. À l’oral, on est prisonnier
avantages et leurs inconvénients.
du temps, mais du coup on colle au
Dans l’écrit, on est libéré du temps, mais
présent. Ce point est capital chez Céline.
d’une certaine manière le temps vous
échappe. À l’oral, on est prisonnier du temps,
mais du coup on colle au présent. Ce point Les manuscrits récemment découverts vous
est capital chez Céline. Si l’on repense à son paraissent-ils de nature à changer notre
obsession de la mort, on peut dire qu’elle perception de l’œuvre de Céline ? Qu’avez-
relève pour une part de l’imaginaire, de la vous pensé, en particulier, de Guerre, le
superposition d’une destruction à venir sur premier d’entre eux à avoir été publié ?
toute réalité vivante, mais qu’on la retrouve, Guerre a bien des manières d’étonner,
sur le plan existentiel, dans l’expérience du mais, du point de vue du style, l’étonnement
temps. Il fait, avec le choix de l’oral, celui de est d’abord négatif : la nouveauté fracassante
l’enfermement dans le présent, qui est la plus de Voyage au bout de la nuit n’y reparaît pas.
puissante des traductions de cette expé- La langue y est colorée d’oralité populaire,
rience. En un sens, même si écrire le fait mais encore relativement neutre. Il faudra
exister plus fortement, il ne la vit pas lui- attendre Mort à crédit en 1936 pour que
même, puisqu’il écrit, corrige et ne donne, lui l’orientation nouvelle esquissée dans Voyage
aussi, que l’état le plus abouti de son texte. soit reprise et approfondie. Dans Guerre, le
Mais il essaie de la faire vivre au lecteur, par tournant n’est pas encore pris. La suite à
tout ce dont nous avons parlé : la disconti- venir des manuscrits est d’ailleurs du même
nuité, le désordre, le rythme, qui contraignent tonneau. L’œuvre proprement dite est consti-
à être attentif, à lire vraiment ce qu’on lit. Il tuée des romans que Céline a publiés lui-
oblige à une présence continue au texte, qui même. Le reste est à considérer comme des
est une présence à soi-même. documents de genèse. 
Tel est, je pense, le plaisir qu’il donne  :
celui de se saisir enfin dans son présent. Il
s’agit, par tous les moyens, de transmettre
un sentiment du temps proche de ce qu’écri-
vait Pascal dans les Pensées  : «  Nous ne
vivons pas, nous espérons de vivre.  » Nous
sommes dans le passé ou dans l’avenir,
jamais dans le présent. Nous ne sommes pas

LE MONDE // HORS-SÉRIE LOUIS-FERDINAND CÉLINE 69


PORTFOLIO

LE VOYAGE
EN SIX IMAGES
Curieusement, les livres de Céline n’ont attiré qu’une petite
dizaine d’illustrateurs, leur puissance d’évocation semblant
se suffire à elle-même. Parmi ceux-là, Éliane Bonabel, Clément
Serveau, Marc Dautry, Claude Bogratchew mirent tour à tour
leur talent au service de Voyage au bout de la nuit et en donnèrent
leur vision personnelle. Un projet d’édition de luxe, confié à Gen Paul
qui réalisa quarante lithographies, n’aboutit jamais, mais ce qu’on en
connaît est superbe. C’est donc sans doute à Jacques Tardi, lecteur
passionné des romans, dont la vision du monde est par certains côtés
voisine de celle du Dr Destouches, que nous devons
la meilleure interprétation publiée à ce jour.

MARC DAUTRY
(1930-2008)
Peintre, graveur
et lithographe,
il réalisa pour
les éditions
Les Heures claires
63 lithographies
qu’il tira lui-même,
illustrant une édition
en 3 volumes de
Voyage au bout de
la nuit. Le résultat
donne une vision
assez conventionnelle
de l’œuvre de
Céline et n’atteint
pas la puissance
d’évocation du texte.
JACQUES TARDI (1946)
Il est le dessinateur la nuit sont magistrales.
contemporain dont l’univers, On peut seulement regretter
guerre de 1914, banlieue, qu’il n’ait pas osé adapter
noirceur du trait, est le plus le livre en bande dessinée
proche de celui de Céline. comme il le fit avec un brio
Ses centaines d’illustrations remarquable pour les Nestor
pour Voyage au bout de Burma de Léo Malet.
PORTFOLIO

Ci-contre :
ÉLIANE BONABEL
(1920-2000)
Elle connut
le Dr Destouches au
dispensaire de Clichy
en 1929 et resta
son amie jusqu’à
la mort de celui-ci
en 1961. Comme
elle s’intéressait
beaucoup au dessin,
il lui proposa, ce qui
est pour le moins
curieux, de lire et
d’illustrer, à 12 ans,
son scandaleux
roman. Le résultat
de son travail est
étonnant pour
une enfant de cet âge.

Page de droite :
CLAUDE
BOGRATCHEW (1936)
Peintre, sculpteur
et graveur, il illustra
l’édition de 1966, chez
Balland, de Voyage
au bout de la nuit. Le
choix de la gravure
et d’un trait heurté,
hachuré, où le noir
prédomine, épouse le
monde terriblement
sombre de Céline.
À noter que seuls
les exemplaires de
luxe comportent de
véritables eaux-
fortes, les dessins
de l’édition courante
étant reproduits
mécaniquement.
PORTFOLIO

Ci-dessus : désigné lui-même car rien 40 superbes planches


CLÉMENT SERVEAU ne semblait prédisposer ce lithographiques, dont
(1886-1972) spécialiste de bois gravés, celle présentée ici, pour
Il fut l’auteur, en 1935, créateur de timbres et une édition de luxe de
des premières illustrations de billets de banque, Voyage au bout de la nuit
de Voyage au bout de la nuit, à illustrer ce livre-là. qui resta malheureusement
qui furent publiées dans à l’état de projet. Pour
la collection populaire la réédition chez Denoël
« Le livre moderne Page de droite : de 1942, beaucoup moins
illustré » dont il était GEN PAUL (1895-1975) ambitieuse, ce sont
le directeur artistique. Il Peintre impressionniste, 15 autres dessins originaux
est probable qu’intéressé ami intime de Céline, rehaussés à l’encre
par le roman, il se soit il réalisa, en 1935, de Chine qui furent publiés.
DÉBATS

HUMOUR, MORGUE
ET BRAVADE

C éline était un mélange dé-


tonnant de naïveté presque enfantine, de sensi-
bilité, d’humour, d’un goût certain pour la pro-
vocation, de morgue tant il était certain de
surpasser tous les écrivains de son temps, et de
violence verbale. On ne s’étonnera pas si, tout
fallait un pauvre qui pue. Me voilà » ? Les inter-
rogations autour de la personne et de l’œuvre
prennent les formes les plus diverses. Kamins-
ki, l’admirateur déçu, dresse après Bagatelles
pour un massacre un portrait assez juste des
faiblesses de l’homme. Sartre en croyant tuer
au long de sa carrière, il suscita, volontaire- le père d’une phrase calomnieuse s’attire la
ment ou non, débats et polémiques. cinglante réponse de À l’agité du bocal. Venant
L’écrivain, comme tous les créateurs du bord politique de Céline, l’attaque de Pierre-
d’exception – ceux qui bouleversent leur art –, Antoine Cousteau, l’accusant après D’un châ-
divisa la critique dès Voyage au bout de la nuit, teau l’autre de s’être vendu au fumier du sys-
et plus encore avec Mort à crédit, qui fut quali- tème, ou, du côté opposé, bien plus tard, le refus
fié, entre autres gracieusetés, de « marathon de d’Éric Melchior et de Jérôme Sulim de le réin-
la crotte ». Aujourd’hui encore, le choc initial tégrer dans la communauté nationale. La passe
passé, bien rares sont ceux que ses textes d’armes de la fin des années 1990 entre Philippe
laissent indifférents : on aime avec excès ou on Muray et Jean-Pierre Martin, ce dernier écri-
déteste en bloc. Ses pamphlets antisémites, ses vant en 2014 : « À croire que nos antisémites et
engagements pendant l’Occupation, rajoutèrent nos négationnistes d’aujourd’hui ont fait leurs
le scandale politique au scandale littéraire. classes de rhétorique chez Céline. »
Pour son retour au roman après la guerre, sa Et faut-il rappeler l’énorme bouillonnement
vision décapante de la dérive du monde des médiatique lors de la récente découverte ro-
lettres, plus que jamais d’actualité, dans Entre- cambolesque de milliers de pages inédites, qui,
tiens avec le professeur Y, sa critique globale de avec la publication de Guerre, de Londres puis
la société de son époque en filigrane de la « tri- de La Légende du roi Krogold apportent un
logie allemande », ont continué à diviser. nouvel éclairage à l’œuvre de Céline. Ce débat
Et que dire de l’image qu’il a voulu laisser, permanent, sans cesse renouvelé et nourri, est
celle du plus grand romancier de son temps la preuve, s’il en fallait, que, plus de soixante
Louis-Ferdinand
réduit à l’état de clochard, affirmant : « Je ne ans après sa mort, Céline demeure un écrivain
Céline, vers 1950. suis qu’un bouffon. Paul Léautaud est mort. Il vivant.  É.B.

LE MONDE // HORS-SÉRIE LOUIS-FERDINAND CÉLINE 77


DÉBATS

« Toute la reconnaissance
est pour lui-même »
Par Hanns-Erich Kaminski
Grand admirateur de Céline, tout particulièrement de Mort à crédit,
Hanns-Erich Kaminski réagit à la publication de Bagatelles pour un massacre par
un court pamphlet où il démontre que, si Céline n’est sans doute pas payé, il n’en est
pas moins devenu, de façon consciente et en utilisant la même dialectique mensongère,
un des relais des thèses antisémites nazies auprès de l’opinion française.

HANNS- Mais la seule personne qu’il admire, franche- C’est l’ouvrier devenu patron, dur et sans
ERICH
KAMINSKI
ment, sans restrictions, sans réserve, c’est pitié pour la masse dont il est sorti. À l’en-
(1899-1963) lui-même, Louis-Ferdinand Céline. Il possède tendre, il n’a pas eu de maîtres qui l’ont
Journaliste
allemand, il
tout : de bonnes origines aryennes (père fla- encouragé, un beau-père qui l’a aidé. Tous
a fui son pays mand, mère bretonne), la médaille militaire, ceux qui l’ont aimé, qui ont été bons pour lui,
pour se réfugier
à Paris après
de l’émotivité, un style magnifique, une por- il les renie ; et quand il a été à la SDN, ce
l’arrivée des nographie savante, des connaissances illimi- n’était pas par une recommandation, mais
nazis au pouvoir
en 1933. Proche
tées, une expérience universelle, les opinions « par les circonstances de la vie » ; et quand il
des milieux les mieux établies, du génie, de l’humour, du devait, aux frais de la princesse, faire des
anarcho-
syndicalistes,
courage. Jamais le doute, ce doute qui est voyages autour du monde, ce n’était que fati-
il a publié l’ombre de l’esprit, n’effleure cet intellectuel. gant et désagréable. Tous les reproches sont
une biographie
de Bakounine.
Même quand il parle des souffrances de son pour les autres. Toute la reconnaissance est
passé, il le fait comme tout parvenu, en se van- pour lui-même. Céline est satisfait de Céline :
tant du chemin qu’il a parcouru, de l’argent il se trouve parfait. 
qu’il a gagné, sans un regard de sympathie ou Céline en chemise brune,
de compassion pour les compagnons qu’il a Les Nouvelles Éditions Excelsior, 1938.
laissés en cours de route. © Éditions Mille et une nuits, 1997

78 LE MONDE // HORS-SÉRIE LOUIS-FERDINAND CÉLINE


DÉBATS

« La maladie d’être maudit


évolue chez Sartre… »
Par Céline
Fin 1945 dans Les Temps Modernes n° 3, Jean-Paul Sartre publie un article,
Portrait de l’antisémite, où il affirme : « Si Céline a pu soutenir les thèses socialistes
des nazis c’est qu’il était payé. » Céline n’eut connaissance de cette accusation de
vénalité, insupportable pour lui, qu’en 1947, pendant son exil danois. Il répliqua par
À l’agité du bocal, un court pamphlet scatologique, d’une violence inouïe, où il feint
d’ignorer jusqu’au prénom de Sartre, qui, mystérieusement, devient Jean-Baptiste.

Dans mon cul où il se trouve, on ne peut pas croît, gonfle énormément, J.-B.S. ! Il ne se pos-
demander à J.-B.S. d’y voir bien clair, ni de sède plus… il ne se connaît plus… d’embryon
s’exprimer nettement, J.-B.S. a semble-t-il qu’il est il tend à passer créature… le cycle…
cependant prévu le cas de la solitude et de il en a assez du joujou, des tricheries… il court
l’obscurité dans mon anus… J.-B.S. parle évi- après les épreuves, les vraies épreuves… la
demment de lui-même lorsqu’il écrit page 451 : prison, l’expiation, le bâton, et le plus gros de
« Cet homme redoute toute espèce de solitude, tous les bâtons : le Poteau… le Sort entreprend
celle du génie comme celle de l’assassin.  » J.-B.S… les Furies ! finies les bagatelles…
Comprenons ce que parler veut dire… Sur la Il veut passer tout à fait monstre ! Il engueule
foi des hebdomadaires J.-B.S. ne se voit plus de Gaulle du coup !
que dans la peau du génie. Pour ma part et sur
la foi de ses propres textes, je suis bien forcé de Ces yeux d’embryonnaire ?
ne plus voir J.-B.S. que dans la peau d’un assas- ces mesquines épaules ?… ce gros
sin, et encore mieux, d’un foutu donneur, mau- petit bidon ? Ténia bien sûr, ténia
dit, hideux, chiant pourvoyeur, bourrique à d’homme, situé où vous savez… et
lunettes. Voici que je m’emballe ! Ce n’est pas philosophe !… c’est bien des choses…
de mon âge, ni de mon état… J’allais clore là…
dégoûté, c’est tout… Je réfléchis… Assassin et Quel moyen ! Il veut commettre l’irrépa-
génial ? Cela s’est vu… Après tout… C’est peut- rable ! Il y tient ! Les sorcières vont le rendre
être le cas de Sartre ? Assassin il est, il voudrait fou, il est venu les taquiner, elles ne le lâche-
l’être, c’est entendu mais, génial ? Petite crotte ront plus… Ténia des étrons, faux têtard, tu
à mon cul génial ? hum ?… c’est à voir… oui vas bouffer la Mandragore ! Tu passeras suc-
certes, cela peut éclore… se déclarer… mais cube ! La maladie d’être maudit évolue chez
J.-B.S. ? Ces yeux d’embryonnaire ? ces mes- Sartre… Vieille maladie, vieille comme le
quines épaules ?… ce gros petit bidon ? Ténia monde, dont toute la littérature est pourrie…
bien sûr, ténia d’homme, situé où vous savez… Attendez J.-B.S. avant que de commettre les
et philosophe !… c’est bien des choses… Il a gaffes suprêmes !… Tâtez-vous ! Réfléchissez
délivré, paraît-il, Paris à bicyclette. Il a fait jou- que l’horreur n’est rien sans le Songe et sans
jou… au Théâtre, à la Ville, avec les horreurs la Musique… Je vous vois bien ténia, certes,
de l’époque, la guerre, les supplices, les fers, le mais pas cobra, pas cobra du tout… nul à la
feu. Mais les temps évoluent, et le voici qui flûte ! Macbeth n’est que du Grand-Guignol,

LE MONDE // HORS-SÉRIE LOUIS-FERDINAND CÉLINE 79


DÉBATS

et des mauvais jours, sans musique, sans vous aurez payé, aux sorcières, ce qu’il faut,
rêve… Vous êtes méchant, sale, ingrat, hai- leur prix, pour qu’elles vous transmutent,
neux, bourrique, ce n’est pas tout J.-B.S. ! Cela éclosent, en vrai phénomène. En ténia qui joue
ne suffit pas… Il faut danser encore !… Je veux de la flûte. 
bien me tromper bien sûr… Je ne demande À l’agité du bocal, Pierre Lanauve de Tartas,
pas mieux… J’irai vous applaudir lorsque 1948 et dans Le Gala des vaches, d’Albert Paraz,
vous serez enfin devenu un vrai monstre, que L’Élan, 1948 © Gallimard

Ma rencontre avec Céline


Par Émile Brami

Céline ne laisse personne indifférent : on aime ou on déteste, pas


de demi-mesure. À la condition d’adhérer à son écriture déstabilisante
et d’accepter d’entrer dans un monde chaotique et singulier, la rencontre
est presque à tout coup un choc inoubliable. Céline se mérite. En revanche,
la connaissance de l’homme Louis Destouches, de ses enfantillages,
de sa mythomanie et de ses passions délirantes démontre, si besoin était,
qu’on peut être un écrivain d’exception et humainement médiocre.

Ma première rencontre avec Céline date de Sartre à sa juste place : « Dans mon cul où il
1967, j’avais dix-sept ans. Je grenouillais alors se trouve, on ne peut pas demander à J.-B.S. d’y
dans les milieux anarchistes et nous détes- voir bien clair, ni de s’exprimer nettement. »
tions Sartre. Nous trouvions ses romans, son (Céline feint d’ignorer le prénom de Sartre,
théâtre – nous ignorions tout de sa philoso- l’appelle Jean-Baptiste et le désigne par les
phie  –, le militant et jusqu’au tonneau sur initiales J.-B.S.) Au-delà du caractère jubila-
lequel le petit homme haranguait les ouvriers toire du pamphlet, ce fut un choc extraordi-
devant les grilles de Billancourt (était-ce assez naire qui fit imploser tout ce que je croyais
chic, engagé, faussement peuple ?) fabriqués savoir de la littérature. Jamais je n’aurais
et gratuits. Un vieux copain que j’admirais, imaginé que l’on pût écrire dans une langue
un de ces aristocrates de la classe ouvrière, aussi originale, chamboulant cul par-dessus
manœuvre du bâtiment, autodidacte, lecteur tête la syntaxe et la ponctuation, avec cette
boulimique, combattant de la guerre civile liberté de ton, une telle violence, autant de
espagnole qui chantait El Ejército del Ebro, crudité et d’entrain méchant.
« Ay Carmela ! balaboum ! balaboum ! bam ! Je me mis en quête des livres de cet auteur
bam ! » comme personne, me tendit un jour pour moi inconnu (à l’époque, Céline traver-
quelques feuillets ronéotés et agrafés, en me sait son purgatoire et n’intéressait que peu
disant : « Prends, c’est pour toi, ça devrait te de monde) et me procurai Voyage au bout de
plaire. » Sur la page de couverture, un prénom la nuit, puis les deux tomes de Féerie pour
féminin et un titre : Céline, À l’agité du bocal. une autre fois, toujours disponibles dans le
Assis sur l’un des deux tabourets de la pièce tirage original, quinze ans après leur paru- Céline sous
le pinceau
où nous nous réunissions, j’ai dévoré le texte, tion, à la librairie Gallimard du boulevard de Gen Paul,
une dizaine de pages serrées qui remettaient Raspail. Et, enfin, je tombai sur Mort à crédit, en 1936.

80 LE MONDE // HORS-SÉRIE LOUIS-FERDINAND CÉLINE


DÉBATS

qui reste, après une vingtaine de lectures et ce caillou dans la chaussure, d’être passionné
tant d’années, le roman où je trouve le plus par l’écriture, la vision pessimiste du monde,
d’émotion et de plaisir. Ceci pour dire que l’humour très noir de celui qui avait voulu,
lorsque j’ai découvert, en lisant un exem- même métaphoriquement, et encore ne suis-
plaire de Bagatelles pour un massacre acheté je pas absolument certain de la métaphore,
sur les quais, que Louis-Ferdinand Céline ma peau. 
était un antisémite furibond (et, par la suite, Céline. Je ne suis pas assez méchant pour me
quelle faune se réclamait de lui pour cette donner en exemple… Éditions Écriture, 2003,
raison), le mal était irrémédiable. Il me faut, repris sous le titre Céline à rebours,
moi, juif, vivre avec cette gêne permanente, Archipoche, 2011 © Éditions Écriture

« Il ne craint personne »


Par Pierre-Antoine Cousteau

En mettant en scène dans D’un château l’autre l’agonie de la collaboration


à Sigmaringen, Céline choisit délibérément le scandale afin de retrouver les faveurs
de la presse et du public. Dans un article de L’Express intitulé Voyage au bout
de la haine, il développe un système de défense dont il ne déviera plus : il n’a jamais été
antisémite ni collaborateur et les pamphlets ont été écrits par pacifisme. Pierre-Antoine
Cousteau, qui fut un des journalistes vedettes de l’hebdomadaire nazi Je suis partout,
rappelle ironiquement à celui qui est désormais vu comme un traître par sa famille
politique quelles furent ses véritables positions avant et pendant la guerre.

PIERRE- Personne ne soupçonnait que Louis-Ferdinand raît fréquemment dans la collection du


ANTOINE
COUSTEAU
Céline n’était PAS antisémite. On avait même Pilori, c’est à n’en pas douter à la rubrique
(1906-1958) tendance à le considérer –  les gens sont si du cœur. Naturellement, lorsque Céline
Journaliste
collaborationniste
méchants ! – comme le pape de l’antisémitisme. affirme qu’il n’a jamais mis les pieds à l’am-
français, il Cette illusion était si répandue que lorsque bassade d’Allemagne, il faut le croire sur
succéda à Robert
Brasillach à
sonna l’heure des catastrophes et des options, parole, et lorsqu’il fait dire par Paris Match
la tête du journal des tas de jeunes Français qui avaient lu qu’il n’a jamais été imprimé dans Je suis
Je suis partout,
dans lequel Céline
Bagatelles pour un massacre et L’École des partout, il faut le croire également, et ne pas
publia plusieurs cadavres – mais qui les avaient mal lus, bien croire que dans le numéro du 7  mars 1941
lettres. Condamné
à mort, lors
sûr – et qui avaient eu la stupidité – le maître dudit Je suis partout il a pu conseiller : « Le
de son procès Céline dirait : la connerie – de les prendre au Juif en l’air, bien entendu, viré dans ses
en 1946, il fut
gracié par
sérieux, se trouvèrent automatiquement Palestines, au Diable, dans la Lune.  » Ni
Vincent Auriol embarqués dans une aventure qui finit mal. croire qu’il a pu reprocher aux collabos, le
et libéré en 1953.
[…] 29  octobre 1943, dans le même Je suis par-
Quant à avoir été « collaborateur » pendant tout, d’être trop « timides » et de se préparer
l’Occupation, c’est là une autre calomnie à «  mourir très sublimement, c’est-à-dire
dont il est temps de faire justice. Les Beaux comme des cons et des veaux, assassinés, bâil-
Draps furent un divertissement purement lonnés, sans même avoir osé cracher à la
littéraire, et si la signature de Céline appa- gueule de leurs assassins la seule vérité qui

82 LE MONDE // HORS-SÉRIE LOUIS-FERDINAND CÉLINE


DÉBATS

nous venge, toute leur sale imposture, toute Mais sans doute le « petit paquesson » s’est-
leur jactance obscène, leur sermonage pourri ». il évaporé, puisque lorsque Céline eût accepté
On voit donc à quel point on est abominable- de recevoir les rédacteurs de L’Express
ment injuste avec Céline, lorsqu’on l’accuse (éblouis, bien sûr, par ce renfort imprévu que
d’antisémitisme ou de collaboration. Les réfu- récoltaient les héros du Système), il se hâta de
giés de Sigmaringen que Céline couvre si crâ- leur dire :
nement de pipi dans son dernier best-seller – Je parle, parce que je voudrais bien toucher
étaient, eux, des antisémites et des collabos et une avance de Gallimard… Si votre journal
ils n’avaient pas volé leur déconfiture. Affreu- m’offrait une rente à vie de 100 000  frs par
sement trouillards par surcroît, pas du tout mois, je renonce à tous, j’interdis qu’on
comme Céline le gros dur, le Davy Crockett de m’imprime, avec plaisir, avec joie.
l’Apocalypse 44 qui a joliment raison de livrer Il faut croire que cette idée et ce chiffre
en pâture aux preux de L’Express […] tout ce n’étaient pas lancés à la légère puisqu’à un
ramassis de ganaches, de pleutres, de mou- rédacteur d’Artaban, notre grand Céline
chards et de traîtres. Car pour l’honneur, le exprime un souci identique :
courage et la fidélité, lui, le Louis-Ferdinand, –  Mais, dites-moi, la seule question qui
il ne craint personne. m’intéresse  : croyez-vous qu’il (le roi de
Une seule ombre sur sa carrière si presti- France) me donnerait cent mille francs de
gieuse. Elle ne l’a pas enrichi. Certes, Céline rente par mois ?
avait bien dit dans L’École des cadavres : « Je Ce qui dénote, pour le moins, chez Céline, un
gagne avec mes livres, mes romans tout simple- admirable détachement. Pas regardant sur
ment dix fois plus d’argent qu’il ne m’en faut l’origine du grisbi. À droite ? À gauche ? Peu
pour vivre… J’ai mis de côté un petit paquesson importe. Passez la monnaie : le fantôme est à
pour les jours périlleux. J’ai planqué suffisam- vendre.
ment pour n’avoir plus jamais besoin, devrais- Un tout petit ennui, toutefois. Le fantôme à
je vivre encore cent ans, des secours de per- vendre est déjà vendu. Je le savais depuis
sonne.  » Et à Sigmaringen, tout le monde longtemps. Je savais que la « pauvreté » de
savait que ce voyage-là au bout de la nuit Céline était un aussi fameux bidon que ses
s’effectuait avec un joli paquet de lingots d’or. autres poses plastiques. 
Fantôme à vendre,
Lectures françaises, n° 5-6, juillet-août 1957

LE MONDE // HORS-SÉRIE LOUIS-FERDINAND CÉLINE 83


DÉBATS

« Le style, ça sert seulement à sortir


de soi ce qu’on a envie de montrer »
Par Céline
À la suite de la parution de Nord, en 1960, le dernier livre que Céline publie
de son vivant, la journaliste du Monde Claude Sarraute rencontre l’écrivain
à Meudon, où il vit retiré depuis son retour de Copenhague en 1951. Dans cet entretien,
l’écrivain explique que sa révolution est d’avoir rompu avec l’écriture classique née
du prêchi-prêcha des grandes religions monothéistes que le païen Céline déteste.
Pour faire bouger cette langue morte, il a dû transposer le langage parlé en « petite
musique » afin de créer cette émotion qui seule dit la réalité du monde et sans laquelle
l’écriture romanesque se réduit à un pénible remplissage.

Prenez les impressionnistes. Ils ont sorti leur dure à faire, c’est du travail. Ça n’a l’air de
peinture au grand jour, ils sont allés peindre rien comme ça, mais c’est calé. Pour faire un
à l’extérieur, ils ont vu comment on déjeune roman comme les miens, il faut écrire quatre-
vraiment sur l’herbe. Les musiciens ont tra- vingt mille pages à la main pour en tirer huit
vaillé de leur côté. De Bach à Debussy il y a cents. Les gens disent en parlant de moi : « Il
une grosse différence. Ils ont fait des révolu- a l’éloquence naturelle… il écrit comme il
tions. Ils ont fait bouger les couleurs, les sons. parle… c’est les mots de tous les jours… ils sont
Moi c’est les mots, la place des mots. En ce qui presque en ordre… on les reconnaît. » Seule-
concerne la littérature française, alors là je ment voilà ! c’est « transposé ». C’est juste pas
vais faire le savant, il ne faut pas m’en vou- le mot qu’on attendait, pas la situation qu’on
loir : nous sommes les pupilles des religions attendait. C’est transposé dans le domaine de
catholique, protestante, juive… enfin des reli- la rêverie entre le vrai et le pas vrai, et le mot
gions chrétiennes. Ceux qui ont dirigé au ainsi employé devient en même temps plus
cours des siècles l’instruction des Français ce intime et plus exact que le mot tel qu’on l’em-
sont les jésuites. Ils nous ont appris à faire des ploie habituellement. On se fait son style. Il
phrases traduites du latin, bien balancées, faut bien. Le métier c’est facile, ça s’apprend.
avec un verbe, un sujet, un complément, un Les outils tout faits ne tiennent pas dans les
rythme. Bref du prêchi, du prêcha, du sermon. bonnes mains. Le style c’est pareil. Ça sert
On dit d’un auteur  : «  Il file bien la seulement à sortir de soi ce qu’on a envie de
phraaase »… Moi je dis : « C’est pas lisible. » montrer. 
On dit  : «  Quel magnifique langage de Le Monde, 1er juin 1960,
théâtre ! » Je regarde, j’écoute : c’est plat, c’est propos recueillis par Claude Sarraute.
rien, c’est zéro. Moi, j’ai fait passer le langage
parlé à travers l’écrit. D’un seul coup.

Ce passage est ce que vous appelez votre Céline et


« petite musique », n’est-ce pas ? sa femme,
Lucette,
Je l’appelle « petite musique » parce que je à Meudon,
suis modeste, mais c’est une transposition très en 1955.

84 LE MONDE // HORS-SÉRIE LOUIS-FERDINAND CÉLINE


DÉBATS

« Il croit que la mort,


l’horreur, c’est l’être »
Par Julia Kristeva
À l’occasion d’un travail sur Céline, l’universitaire Julia Kristeva a conçu
un projet plus large autour de l’abjection, c’est ainsi qu’est né son essai Pouvoirs
de l’horreur. Elle s’interroge pour comprendre si les rites, les religions, l’art
ne feraient rien d’autre que de la conjurer. Elle relève que la littérature en porte
l’étrange révélation, et de façon très symptomatique, Céline.

JULIA Étrange état que celui dans lequel nous plonge étrangle dans un rire satanique le classi-
KRISTEVA
(Née en 1941)
la lecture de Céline. Au-delà des contenus, des cisme ; ni les salves de la douleur rythmée
Née en Bulgarie, romans, du style de l’écriture, de la biographie d’Artaud où le style effectue son rôle de
elle travaille
et vit en France
de l’auteur ou de ses positions politiques (fas- transport métaphysique du corps au lieu de
depuis 1966. cistes antisémites) insoutenables, c’est l’effet de l’Autre, tous les deux saccagés mais déposant
Elle est
écrivaine,
la lecture – fascinant, mystérieux, intimement une trace, un geste, une voix…
philosophe, nocturne et libérateur d’un rire sans complai- L’effet Céline est tout autre. Il appelle ce
psychanalyste
et professeure
sance, néanmoins complice – qui constitue le qui, en nous, échappe aux défenses, aux
à l’université véritable « miracle » Céline. Presque vingt ans apprentissages, aux paroles, ou qui lutte
Paris VII-
Diderot.
après sa mort, près d’un demi-siècle après la contre. Une nudité, un abandon, un ras-le-
publication de Voyage au bout de la nuit, com- bol, le malaise, une déchéance, une blessure.
ment, où, pourquoi cet univers célinien nous Ce qu’on n’avoue pas mais qu’on sait com-
interpelle-t-il aussi vigoureusement ? mun : une communauté basse, populaire ou
Je n’y retrouve pas les délicieux entrelacs anthropologique, le lieu secret auquel sont
du verbe proustien qui déplie ma mémoire et destinés tous les masques. Céline nous fait
celle des signes de ma langue jusqu’aux croire qu’il est vrai, qu’il est le seul authen-
recoins incandescents et silencieux de cette tique, et nous sommes prêts à le suivre,
odyssée du désir qu’il a déchiffrée dans et par enfoncés dans ce bout de nuit où il vient nous
la mondanité des contemporains. Je n’en sors chercher, et oubliant que s’il nous le montre,
pas ébranlée jusqu’à l’excitation, jusqu’au c’est qu’il se tient, lui ailleurs : dans l’écrit.
vertige (harcèlement que certains aplatissent Comédien ou martyr ? Ni l’un ni l’autre, ou
en monotonie) comme lorsque la machine les deux à la fois, comme un véritable écri-
narrative sadienne dévoile sous le pouvoir de vain qui croit à sa ruse. Il croit que la mort,
la terreur le calcul enjoué de la pulsion l’horreur, c’est l’être. Mais brusquement, et
sexuelle lovée dans la mort. Je n’y puise pas sans crier gare, voilà que la plaie nue, de sa
la beauté blanche, sereine et nostalgique, de douleur même et par l’artifice d’un mot,
l’arabesque, toujours déjà désuète, de s’auréole, comme il dit, d’un « ridicule petit
Mallarmé qui sait renverser les spasmes d’un infini », aussi tendre, gorgé d’amour et de rire
De profundis dans le tracé elliptique d’une gai que d’amertume, de dérision implacable
langue qui se tord. Je n’y trouve pas la rage et de lendemain impossible. Même votre
noire et romantique de Lautréamont qui abjection chérie est une affaire de guignol’s

86 LE MONDE // HORS-SÉRIE LOUIS-FERDINAND CÉLINE


DÉBATS

band, et la féerie sera pour une autre fois… intouchable, insociable, sans aucun crédit, au
Pour la jouissance, du verbe, des sens, ou de bout d’une nuit aussi particulière qu’incom-
la transcendance prise de l’intérieur, dans le mensurable…
pur style littéraire, vous repasserez… Il ne La lecture de Céline nous saisit en ce lieu fra-
reste que l’air sans notes… Même pas le culte gile de notre subjectivité où nos défenses écrou-
de la Mort… Les trois points… Moins que rien, lées dévoilent, sous les apparences d’un châ-
ou plus… Autre chose… La consumation de teau fort, une peau écorchée  : ni dedans ni
Tout, de Rien, dans le style… Le plus grand dehors, l’extérieur blessant se renversant en
hommage au Verbe qui ne s’est pas fait chair dedans abominable, la guerre côtoyant la pour-
pour se hisser dans l’Homme avec une majus- riture, alors que la rigidité sociale et familiale,
cule mais pour rejoindre, corps et langue ce faux masque, s’écroule dans l’abomination
confondus, ces états entre-deux, ces non-états, bien-aimée d’un vice innocent. 
ni sujet, ni objet ou « tu » est seul, singulier, Pouvoirs de l’horreur © Seuil, 1980

QUELLE CRITIQUE DE CÉLINE ?


La réhabilitation littéraire de Céline, dès la fin des années 1950, a mis l’accent
sur son style et son invention verbale. Dans les années 1990, une lecture politique
des textes a ravivé la polémique. Deux auteurs, Michel Bounan et Jean-Pierre Martin,
publiaient, en 1997, deux essais où ils s’en prenaient à l’antisémitisme de l’auteur
de Voyage au bout de la nuit. Dans un article, l’écrivain Philippe Muray dénonçait
les deux ouvrages, assimilés à des « entreprises d’intoxication ». Auteur
de Contre Céline, Jean-Pierre Martin resitue ici les enjeux, selon lui renouvelés
dans le contexte de notre actualité, d’une lecture critique de Céline.

« Éviter de dire n’importe quoi »


Par Philippe Muray

PHILIPPE Le rejet de Céline m’est toujours apparu l’immoralisme de certaines œuvres rend
MURAY
(1945-2006)
comme un droit imprescriptible. On ne peut plus supportable le déferlement de la mora-
Essayiste contraindre personne à lire ses livres, encore lité. Que le vice soit blâmable ne fait pas la
et romancier
français, il
moins les aimer, et même pas le seul Voyage. vertu plus drôle ni plus sacrée.
publia, en 1981, Son art ne le disculpe de rien. Ses romans ne Les fautes de Céline, et les pires de ses
Céline, un
ouvrage très
sauraient excuser ses pamphlets. Nul ne peut crimes, sont connus depuis près de
controversé sur prétendre fermer les yeux sur L’École des soixante ans. Il n’y a rien à soupçonner chez
l’écrivain (coll.
« Tel Quel »,
cadavres pour jouir en paix de Mort à crédit. lui puisque sa culpabilité a été publiée dans
au Seuil). Avec On peut, en revanche, éviter de dire n’im- son intégralité. Céline n’est pas un faux inno-
beaucoup
de dérision et
porte quoi, et, pour commencer, qu’il y cent qu’il serait urgent de démasquer. C’est
d’outrance, son aurait des masses de choses cachées qu’il un vrai coupable. On ment quand on affirme
œuvre dépeint
les travers
conviendrait aujourd’hui de dévoiler. On apporter du nouveau réellement nouveau à
de notre temps. voit mal en quoi, par-dessus le marché, propos de cette culpabilité. À la lettre, les

LE MONDE // HORS-SÉRIE LOUIS-FERDINAND CÉLINE 87


DÉBATS

libellés de Bounan et Martin sont des entre- Leurs livres n’ont pas à être contestés ; on ne
prises d’intoxication par lesquelles on peut que les commenter en vrac. Au surplus,
prétend désintoxiquer le lecteur naïf qui ces littérateurs vont si bien ensemble que je
n’aurait jamais rien su de l’infamie céli- les évoquerai comme ils m’apparaissent, à la
nienne, et c’est bien ainsi que cette double façon des duettistes venant pousser leur chan-
offensive a été saluée. […] Ayant constitué en sonnette sur le Théâtre des Droits de l’homme,
axiome un aveuglement général qui n’a où ne cessent d’être jugés et rejugés les for-
jamais existé, Bounan et Martin peuvent faits du passé, et le passé en tant que forfait.
bonimenter à leur aise. Sans ce bluff du Pourquoi mériteraient-ils un plus grand res-
scoop, leurs livres n’auraient même pas lieu pect ? Il ne semble jamais venir à l’esprit du
d’exister. Et leurs auteurs n’auraient pu se Docteur Bounan et de Mister Martin qu’un
décerner, en les écrivant, de si précieux roman ait pu, en des temps reculés, être autre
brevets de néo-bien-pensance. chose qu’une manifestation de solidarité avec
Je ne m’attarderai pas sur les critiques les plus démunis. De même ne paraissent-ils
obscures de M.  Martin concernant mon comprendre les œuvres que dans la mesure
propre Céline. […] Je ne vais pas non plus où ils peuvent croire qu’elles adhèrent ou
prendre la défense des romans de Céline, ils militent. De ce fait, les arcanes de l’histoire
le font tout seuls et ils le font très bien. Il me récente, c’est-à-dire l’étendue des dégâts cau-
paraît d’ailleurs hors de question de discuter sés par l’évaluation morale des choses et l’éli-
mination de toute vision critique, leur
Ayant constitué en axiome un échappent fatalement. […] C’est aussi à la
aveuglement général qui n’a jamais faveur de cette mutation qu’est apparue une
existé, Bounan et Martin peuvent nouvelle classe étrange, mais parfaitement
bonimenter à leur aise. logique, d’opposants rituels et officiels : orga-
nisateurs de subversion, mécontents appoin-
de Céline, au fond du fond, avec un Bounan ou tés, salariés dans la branche rébellion de
avec un Martin. Le problème des liens effectifs l’Institution, panégyristes de la guérilla qui
entre les romans et les pamphlets, entre la décoiffe, révoltés connivents, scouts de
vision qui se dégage de ceux-ci et ce que nous l’émeute, Fripounets des barricades et
apprennent ceux-là, est un peu trop complexe Marisettes du Grand Soir. Autant de person-
pour qu’on en délibère avec des lascars qui nages inédits dont notre excellent Bounan et
voudraient nous faire croire qu’ils sont les notre magnifique Martin n’ont pas la moindre
premiers à ne pas considérer les pamphlets idée puisque, d’une façon ou d’une autre, en
comme un « bloc à part » (Martin). Si rien de tout ou partie, ils les incarnent. 
ce qu’ils ont publié ne nous informe sur Exorcismes spirituels II
Céline, tout, en revanche, dans leur prose, © Les Belles Lettres, 1998. Article paru en 1997
nous renseigne sur notre époque. dans la revue L’Atelier du roman.

Céline
au moment
où Voyage
au bout de la nuit
reçoit le prix
Renaudot 1932.

88 LE MONDE // HORS-SÉRIE LOUIS-FERDINAND CÉLINE


DÉBATS

« Voilà un grand prophète »


Par Jean-Pierre Martin

JEAN- On peut être las de polémiquer autour de aucune question gênante, en particulier sur
PIERRE
MARTIN
Céline, las d’entendre les mêmes arguments les pamphlets antisémites ?
(Né en 1948) contradictoires. Mais si le débat est sans fin, Sur notre sensibilité historique ensuite.
Militant
de la gauche
c’est qu’il continue à nous interroger profon- Peut-on la mettre en suspens, et à quel prix ?
prolétarienne, dément sur des points essentiels. Ou bien est-elle si oublieuse qu’elle puisse être
ce professeur
de littérature
Sur notre rapport à l’œuvre, d’abord : sous complètement anesthésiée par notre plaisir
contemporaine, prétexte qu’elle est devenue un classique, la esthétique ? La puissance littéraire de Céline
ayant travaillé
à l’usine,
considérons-nous comme une valeur suprême, est indéniable. Mais pas moins, sa responsa-
est l’auteur fixée une fois pour toutes dans le monument bilité historique, laquelle se mesure à la façon
de l’ouvrage
polémique
de sa publication ? Il ne nous resterait plus dont un auteur s’est fait le porte-voix, sans
Contre Céline qu’à nous prosterner devant le Grand auteur jamais se raviser, des idées grégaires et lyn-
(José Corti,
1997). Il a
canonisé. Mais quel Céline alors célébrons- cheuses de son temps, leur conférant ainsi une
également nous ? Celui du Voyage au bout de la nuit ? légitimité littéraire. Il est contrariant de
réalisé une
monumentale
Celui des pamphlets ? Celui d’après guerre qui constater qu’il peut y avoir de la bêtise dans
biographie cherche à se réhabiliter en se présentant le génie. Céline antisémite (et prosélyte) avant,
d’Henri Michaux
(Gallimard,
comme un martyr et un persécuté ? Est-ce tout pendant et encore après les camps d’extermi-
2003) et vient de à fait le même à chaque fois ? A-t-on vraiment nation, ça ne prend pas le même sens que
publier Le
Monde des
tout lu avant d’émettre une opinion ? Et n’en l’antisémitisme d’un Voltaire ou d’un Shakes-
Martin, parle-t-on pas plus qu’on ne le lit ? Ou au peare. Interdire une lecture politique de
(L’Olivier, 2022).
contraire, lisons-nous la succession des livres l’œuvre, ce serait exercer une autre forme de
comme une construction singulière et mou- censure  : comme le dit Vercors, «  un écrit
publié est un acte de la pensée ».
Céline antisémite (et prosélyte) avant, Céline est le nom d’un effet qui le dépasse.
pendant et encore après les camps Un effet double : celui que l’œuvre a voulu
d’extermination, ça ne prend pas produire, et celui que l’histoire de sa lecture
le même sens que l’antisémitisme a suscité. Très remonté contre la célinolâtrie
d’un Voltaire ou d’un Shakespeare. française, Pier Paolo Pasolini écrivit à
ce propos en 1974 que « l’admiration incon-
vante, ultrasensible à l’écho du dehors, bou- ditionnelle » pour Céline était « devenue un
leversée par les remous de l’Histoire, marquée lieu commun. »
par le souci de sa réception, parfois relayée Bien, dira-t-on, mais Céline persiste à diviser
par une médiatisation silencieuse sur l’his- sempiternellement. Alors, pourquoi continuer
toire récente. Qu’on se souvienne par exemple à creuser la question ? C’est qu’une telle force
de cet entretien pour la télévision française, de suggestion par le biais de la plus haute lit-
en 1957, dans le cadre de l’émission Lectures térature est riche d’enseignements pour notre
pour tous, où face à l’écrivain qui se pose en présent. Aujourd’hui où l’antisémitisme,
victime de ses idées pacifistes et invoque le qu’on avait pu croire terrassé à la fin de la
Voyage comme unique source de ses ennuis, guerre (mais seuls des esprits naïfs pouvaient
son intervieweur, Pierre Dumayet, ne lui pose se l’imaginer), renaît sous d’autres formes, le

90 LE MONDE // HORS-SÉRIE LOUIS-FERDINAND CÉLINE


DÉBATS

Céline de l’après-guerre apparaît comme un mante de youtre, yitre ou youpin – les mots qui
précurseur, un maître en antisémitisme de couraient impunément autrefois et qu’on ne
contrebande, type XXIe siècle. peut plus écrire. À la fin des années 1950, il est
Certes ses pamphlets sonnent aujourd’hui temps, déjà, d’effacer l’horreur des camps par
terriblement ringard. Cette logorrhée inju- l’évocation des bombardements alliés en Alle-
rieuse démarquée de la presse antisémite des magne, de réaffirmer plus que jamais la phobie
années 1930, charriée dans le « métro émotif », du métissage, d’annoncer la « bougnoulisation
c’était de la grosse cavalerie. Plus près de nous, du blanc ». Tout cela, dans des romans admi-
et nettement plus subtils, lisons aujourd’hui rables, tels que Rigodon. Guerre du langage
avec profit les dispositifs pamphlétaires qui crypté, formules in petto, façon de jouer l’opi-
travaillent parfois en sourdine les textes des nion contre l’autorité, de pratiquer le discours
années 1950. Céline a compris comment, après émotionnel et les points de suspension, la
la défaite du nazisme, l’antisémitisme, à un digression et le coq-à-l’âne, de crier au complot
moment où il était devenu le tabou suprême, et à la persécution : ça ne vous rappelle rien ?
ne pouvait avancer que masqué. Exemple À croire que nos antisémites et nos négation-
parmi bien d’autres, le titre d’un livre paru en nistes d’aujourd’hui ont fait leurs classes de
1955, Entretiens avec le professeur Y : façon de rhétorique chez Céline. Décidément, voilà un
réintroduire avec discrétion l’initiale infa- grand prophète. 

LE MONDE // HORS-SÉRIE LOUIS-FERDINAND CÉLINE 91


DÉBATS

Céline, non, nous n’assumons pas


Par Éric Melchior et Jérôme Sulim
Après un long purgatoire, la « redécouverte » de Céline se fait au début
des années 1980, sa part d’ombre étant alors soit occultée soit minimisée.
Pendant la décennie suivante, travaux universitaires, réajustements de la biographie,
exhumation de textes donnés à la presse collaborationniste, permettent de mesurer
le caractère vénéneux des pamphlets et l’engagement de leur auteur pendant
l’Occupation : dès lors, la question de sa place dans la littérature, et plus généralement
dans le patrimoine français, se pose. Max Gallo, dans un article du 19 décembre 1996,
affirmait son attachement à une indépendance nationale menacée par le processus
d’intégration européenne, en déclarant qu’outre Louis XIV, Robespierre, Napoléon,
Moulin et de Gaulle, il assumait « Thiers, Céline et Brasillach ». Ce qui lui valut cette
vive interpellation publiée le 15 février 1997, par des militants de gauche.

ÉRIC Assumer Thiers, Céline et Brasillach, qui que traditionnellement la gauche effectuait,
MELCHIOR
Coauteur
furent des figures emblématiques de valeurs peuvent être porteurs de glissements dange-
de Marianne et de pratiques politiques les plus contraires reux pour l’identité même de cette gauche.
déboussolée,
la nation
à la tradition de la République et de la Évoquer dans un même élan d’adhésion les
face à la gauche française, ne revient-il pas, en effet, figures de Jeanne d’Arc et de Louis XIV, de
mondialisation,
(éditions de
à admettre que, par-delà les clivages poli- Robespierre et de Napoléon, assumer les
L’Aube, 1996). tiques et sociaux qui ont divisé la nation figures les plus honnies du conservatisme
JÉRÔME
française, cette dernière constituerait, en antirépublicain, n’est-ce pas, par ce lissage de
SULIM elle-même, une entité subsumant ces divi- l’histoire, renoncer à percevoir la nation
Ancien
secrétaire
sions et ces conflits ? comme une lente construction par laquelle,
national du Puisque, selon l’écrivain, la question qui a au cours de luttes sociales et nationales dou-
Mouvement
des citoyens.
dominé toute l’histoire de France au loureuses, s’agrégèrent des peuples et des
xxe siècle fut celle « de l’être et du non-être populations à l’origine si différents ?
national », les fractures qui ont marqué la N’est-ce pas donner à la nation une dimen-
société française devraient être refermées sion ontologique en oubliant qu’elle n’est,
Louis-Ferdinand
afin de faire prévaloir une grandeur natio- comme le soulignait Renan, que le fruit d’un Céline dans
nale susceptible d’empêcher la vassalisation mariage chaque jour renouvelé entre les les couloirs du
Palais de justice
de la France. À l’instar de Clemenceau évo- citoyens acceptant de partager les mêmes de Paris en
quant le bilan de la Révolution française, les valeurs ? Or, durant cette lente gestation de 1951. L’écrivain
avait intenté
« patriotes » devraient alors accepter l’his- l’identité nationale, qui ne trouve sa généa- une procès pour
toire de la nation comme un bloc. Comme si logie ni dans le sang, ni dans la géographie, diffamation
à Julliard, éditeur
l’appartenance nationale conférait déjà aux ni même dans la langue, Jeanne et Louis XIV, de Ernst Junger,
protagonistes de cette geste, par-delà leurs Robespierre et Napoléon, voire Moulin et Journal 1941-
1942. Junger
itinéraires particuliers et parfois si contes- de Gaulle eurent-ils la même approche du fait lui-même
tables, une qualité spécifique. national ? reconnut que son
éditeur français
Il nous semble que cet embrassement si La conception ouverte de la nation, qui avait apporté
généreux de la globalité indistincte de l’his- aujourd’hui encore prévaut, ne s’est-elle pas une modification
au texte : le nom
toire nationale auquel nous convie Max Gallo, imposée par un combat continu et acharné de Merlin était
que ce renoncement à l’inventaire historique contre ceux qui, comme Céline et Brasillach, devenu Céline.

92 LE MONDE // HORS-SÉRIE LOUIS-FERDINAND CÉLINE


DÉBATS

jurant la mort contre les juifs et les étrangers, de la nation issue des Lumières, risquerait
au nom de la « France aux Français », cher- donc de se perdre si elle entendait se référer
chaient dans une improbable francité ethnique désormais à une France éternelle, monoli-
l’essence du fait national ? La gauche, qui est thique, atemporelle, au génie immanent. 
porteuse de cette conception contractualiste © Le Monde, 15 février 1997

Aimer Céline, malgré lui


Par Pierre Assouline

À défaut de justifier certains comportements de Céline, on peut essayer d’en


comprendre les raisons. La plus importante, celle dont tout découle, fut le grand
traumatisme de la guerre de 1914 que le maréchal des logis Louis Destouches tenta
d’exorciser par l’écriture, un désespoir immense traduit par un humour très noir
et l’amour/haine du genre humain. Le journaliste et écrivain, auteur de Sigmaringen,
où se réfugièrent les responsables de Vichy et deux mille civils français, dont Céline,
explique dans sa contribution à notre hors-série en quoi Céline « est profus et multiple ».

PIERRE J’ai parcouru la France, la Suisse et la Belgique pour cause : durant son séjour dans cette ville
ASSOULINE afin d’y rencontrer des lecteurs de mon roman du Wurtemberg, de novembre 1944 à mars 1945,
(Né en 1953)
Journaliste, Sigmaringen. On s’en doute, il n’est pas de débat il eut une attitude irréprochable, ce qui est assez
chroniqueur, possible sur l’exil allemand des collaborateurs rare dans sa vie pour être remarqué. Il n’écrivit
écrivain, il a
notamment écrit français à la Libération sans que surgisse pas de pamphlets antisémites, s’abstint de rédi-
des biographies l’ombre portée de D’un château l’autre. Sa lec- ger des lettres de dénonciation et n’engueula
de Gaston
Gallimard, ture est indispensable à qui veut saisir la folie publiquement que des collabos français et des
d’Albert de l’époque et l’absurdité de la situation, certai- nazis allemands, incapables d’admettre que les
Londres
et de Georges nement, mais pas davantage car ce livre est tout dés étaient jetés. Ainsi fut-il chez les Souabes,
Simenon. sauf un document ; en transposant son vécu de peut-être parce qu’il fut davantage le docteur
Romancier,
il a publié l’Histoire avec tous les moyens de son art, il l’a Destouches que l’écrivain Céline. Retrouvant sa
La Cliente modifiée et brouillée quand il ne l’a pas tue. S’il vocation de médecin des nécessiteux, il se
et Lutetia
(Gallimard), est un écrivain avec qui il convient de faire la contenta de soigner gratuitement nuit et jour
entre autres. part tant de l’invention et de la licence poétique ses deux mille compatriotes réfugiés en atten-
Il est membre
de l’académie que de l’exagération, de l’amplification et du pur dant de trouver le meilleur moyen de s’enfuir
Goncourt délire paranoïaque, c’est bien lui. de cette ville. Rien qui le désignât comme un
depuis 2012.
Il a récemment Or, au cours de ma « tournée », il n’y eut pas salaud. « Non, vraiment ? Vraiment… » C’est
publié Tu seras de ville où une voix au moins ne s’élevât pour bien le problème.
un homme, mon
fils chez dénoncer mon « indulgence » à l’endroit de « ce Comment en est-il venu à une vision aussi
Gallimard salaud » de Louis-Ferdinand Céline. Le ton du sombre de la vie et des hommes ? Pourquoi l’a-
(2020).
reproche à moi adressé était parfois empa- t-il exprimée de manière si radicale ? Qu’est-ce
thique, pas toujours ; mais à chaque fois que je qui l’a amené à refouler ce qu’il avait en lui de
demandais à mon contradicteur d’argumenter, sensibilité ? Comment le Mal l’a-t-il si complète-
un blanc pesant s’installait dans le débat. Et ment envahi jusqu’à déshumaniser l’Autre ?

94 LE MONDE // HORS-SÉRIE LOUIS-FERDINAND CÉLINE


DÉBATS

Comment est née sa vocation d’écrivain sur un les romans et la correspondance, et grâce notam-
tel substrat ? Comment a-t-il affronté ses contra- ment à Mort à crédit qui demeure son chef-
dictions ? Inépuisable questionnaire même si la d’œuvre, on se doit de démonter la dynamique
réponse peut tenir en un mot, trou noir autour interne de cette œuvre explosive car sous l’or-
duquel tout tourne  : la guerre, la guerre, la dure, la grossièreté, la violence demeurent des
guerre. La première, celle du jeune cuirassé. trésors de finesse, de subtilité et de profondeur.
Elle lui est tombée dessus et lui a tapé dessus. Il Soit la guerre. Mais cela ne dit pas comment
ne s’en est jamais remis. D’autres se sont soi- l’un des rares écrivains français dont l’œuvre ait
gnés, lui a écrit. La guerre… Tout l’y ramène. dominé son siècle a pu passer de l’humanisme à
Elle est la clef de l’homme, donc de l’œuvre. On la haine. Il faut chercher ailleurs le point de bas-
le savait déjà par sa correspondance notam- culement, dans les interstices à la charnière des
ment. On en a eu la confirmation tout récem- années 1930, et creuser cette région obscure de
ment avec la publication de Guerre (2022), juste- l’âme où le mal absolu s’oppose à la fraternité.
ment, le premier de ses manuscrits inédits. Récit Alors comprendra-t-on pourquoi l’abbé Mugnier
de guerre et roman de convalescence autant que a pu voir en lui « un compagnon d’infini ». Bien
chronique provinciale, ce livre miraculeuse- vu, l’abbé.
ment exhumé engage le lecteur à méditer sur la Dominique de Roux le présentait comme « un
perte de la dignité et de toute humanité tant sur impardonnable  ». Belle formule qui se veut
le champ de bataille que dans l’outre-monde des admirative mais qui peut s’entendre dans un
séquelles. tout autre sens. Il serait temps de s’aviser qu’un
Il n’empêche que l’ensemble de cette œuvre, écrivain est un bloc. Rien à jeter. Ses lettres font
fruit d’un énorme travail sous des apparences œuvre comme le reste. Céline n’y échappe pas.
de facilité (maudites soient les illusions du lan- L’épistolier en lui n’est pas seulement abon-
gage parlé) pose un problème moral. Non pas le dant : il est profus et multiple, susceptible de
Voyage au bout de la nuit, la puissance de la provoquer la compassion du lecteur avant de le
satire qu’il savoura dans la première partie, puis lui faire regretter tant son déni d’une partie de
au-delà du cri poussé contre la guerre, l’amorce l’humanité est abject. Son monument de papier,
d’un renversement des codes et conventions de qui résonne comme un bastringue dont le chef
l’écriture romanesque. Non, le problème moral, battrait la mesure avec l’os d’un cadavre, pro-
il faut bien entendu le chercher du côté des pam- voque un étrange phénomène d’attraction/
phlets, et d’abord Bagatelles pour un massacre répulsion auquel peu de lecteurs échappent,
entièrement composé autour d’une idée fixe res- même ceux qui ne veulent percevoir que la
sassée, martelée ad nauseam : les juifs sont la dimension comique des pamphlets. Rien à faire :
perte du monde civilisé. S’ensuivent des cen- un bristol subliminal s’inscrit entre les pre-
taines de pages délirantes où tout le monde ou mières pages des Beaux Draps sur lequel on
presque l’est plus ou moins, selon le procédé peut lire « Hommage délateur ».
rhétorique de l’énumération et du ressassement, N’en déplaise à ceux qui voudraient l’enterrer
les uns et les autres nommément dénoncés avant une fois pour toutes, il est plus vivant que
d’être traînés dans la fange avec une étonnante jamais. Oui, on peut aimer Céline malgré lui.
imagination lexicale dans le registre de l’injure Mépriser l’homme tout en portant l’écrivain aux
scatologique. nues en se doutant bien que les deux ne font
En dépit du jugement moral porté par ceux qui qu’un. Un bloc de névroses, les siennes nous
prennent prétexte des pamphlets pour récuser renvoyant aux nôtres. 

LE MONDE // HORS-SÉRIE LOUIS-FERDINAND CÉLINE 95


HOMMAGES

CRÉATEUR DE BRÈCHES

R endre hommage à
Céline a été et reste un exercice périlleux.
Dire qu’on aime ses livres, son style, c’est
faire naître aussitôt le soupçon d’être antisé-
mite ou, au moins, de pencher vers l’extrême
droite. S’il est évident qu’aujourd’hui encore
si bien que le Dr Destouches ne pouvait pas
écrire autrement.
Sans prédécesseur ni héritier direct, Céline
reste unique : son rôle aura été de créer des
brèches, d’ouvrir des voies nouvelles jusque-là
insoupçonnées où s’est engouffrée sa postérité
certains l’apprécient pour de mauvaises rai- littéraire. Ne disait-il pas : « Je suis le père
sons, il suffit de voir la diversité de ceux qui sperme » ? Dans La Force de l’âge, Simone de
sont sensibles à son talent pour comprendre Beauvoir écrit : « Le livre français qui compta
qu’il transcende désormais toute apprécia- le plus pour nous cette année, ce fut le Voyage
tion politique. Les errements meurtriers des au bout de la nuit de Céline. Sartre en prit de
pamphlets et le délire antisémite que relève la graine. » Il abandonna définitivement le
Delfeil de Ton dans « La photo de Desnos » langage gourmé dont il avait encore usé dans
demeurent inexcusables, mais ils ne doivent La Légende de la vérité. Philippe Sollers parle
pas occulter une œuvre majeure qui mit cul « de défi à l’intelligence moyenne, rassurante,
par-dessus tête une littérature française ron- dont les bons sentiments alimentent, en feignant
ronnant depuis trois siècles, corsetée dans de le contester, chaque crime. Quelle force pour
des codes immuables. repousser cette intelligence-là ». J.M.G. Le Clé-
On ne s’étonnera donc qu’à moitié de voir zio pose la question essentielle : « Comment
Trotski se livrer à une longue et subtile analyse peut-on écrire autrement ? »
de Voyage au bout de la nuit où il démontre que L’hommage rendu à Céline ne s’arrête pas à
le style de Céline n’est pas une construction la France, de Henry Miller à Bukowski en
Céline chez lui, artificielle, un choix de circonstance destiné à passant par la Beat generation, tout un pan de
route des Gardes,
à Meudon,
créer un scandale éphémère, mais qu’il est la littérature américaine reconnaît ce qu’elle
en juillet 1960. subordonné à une certaine vision du monde, lui doit.  É.B.

LE MONDE // HORS-SÉRIE LOUIS-FERDINAND CÉLINE 97


HOMMAGES

La photo de Desnos
Par Delfeil de Ton

En 1941, à la suite d’une critique des Beaux Draps, Céline commit l’acte ignoble,
inexcusable, de dénoncer Desnos comme juif. Le chroniqueur, dans sa contribution,
s’appuie sur cet événement pour donner à lire qui est Céline, toujours dans l’outrance.
Le décalage entre les causes et les conséquences de ses colères tonitruantes est
formidable. Certain de sa supériorité, l’auteur du Voyage ne doute jamais de son génie.

DELFEIL Ce qu’on peut être bête, parfois. Robert Desnos, et profil », comment le ressentir autrement
DE TON
(né en 1934)
qui ne manquait pas de finesse et de bon goût qu’ignoble ? Ce « Mort à Céline et Vivent les
Journaliste critique, qu’avait-il besoin d’asticoter l’écrivain Juifs ! », comment le lire autrement que « Vive
bien connu
des lecteurs
Céline de cette sorte, dans un journal qui s’ap- Céline et à mort les juifs ! » ? Jusqu’à ce pluriel
du Nouvel pelait Aujourd’hui, en mars 1941 : « (…) Il est («vivent  ») qui appelle le meurtre collectif.
Observateur,
pour sa
boursouflé et voilà tout. Ses colères sentent le Céline était alors du côté du manche, Pétain
chronique bistro et en cela il est, comme beaucoup régnant, et dénonçait nommément. Il ne s’agis-
« Les lundis de
Delfeil de Ton »,
d’hommes de lettres, intoxiqué par la moleskine sait plus du «  juif Racine  », comme dans
il a collaboré, et le zinc. (…) Je n’ai jamais, pour ma part, pu Bagatelles pour un massacre, il ne s’agissait
dès leur origine,
à Hara-Kiri et
lire jusqu’au bout un seul de ses livres. » Inutile plus de rire, il s’agissait du (dénoncé comme
Hara-Kiri Hebdo d’en citer davantage : Céline, pas une goutte tel, il se trouve qu’il ne l’était pas) juif Desnos.
(qui deviendra
par la suite
d’alcool et quant à ne pas lire jusqu’au bout un Tous les célinomaniaques, les célinolâtres,
Charlie Hebdo). seul de ses livres, c’est faire preuve d’un sont passés par quelque chose de semblable.
Avec un humour
noir et un ton
superbe aveuglement ! Henri Godard, dans son dernier livre, À tra-
corrosif, Céline ? Pas plus malin. Il prend la mouche vers Céline, la littérature, s’en explique très
il peint au vitriol
le portrait
aussitôt. Il écrit, il somme (par huissier) de bien. Céline avait parfaitement le droit, dans
de notre époque. publier sa réponse, ce qu’on s’empresse de la vie courante du monde littéraire parisien,
faire, bien sûr. Nous sommes à l’époque où d’être agacé par le personnage de Desnos,
Vichy a édicté ses premières lois raciales. Des intellectuel de gauche peut-être pas très éloi-
professions sont interdites aux juifs, dont celle gné de la caricature, mais une outrance de
de journaliste. Et voilà que dans un journal, cette nature, contre un homme avec qui il
« M. Desnos me trouve ivrogne (…) mais pour- avait un soir voisiné à table, chez l’éditeur
quoi M. Desnos ne hurle-t-il pas plutôt le cri de Steele (maison Denoël et Steele), en compa-
son cœur, celui dont il crève inhibé… “Mort à gnie aussi d’Antonin Artaud, Charles
Céline et Vivent les Juifs !” M. Desnos mène il Braibant, Carlo Rim (excusez du peu, ce dîner
me semble, campagne philoyoutre (…) que ne en ville on s’y rendrait volontiers), j’ai écrit
publie-t-il, M. Desnos, sa photo grandeur nature outrance et c’est là qu’est tout le problème.
face et profil, à la fin de tous ses articles ! » Céline était outré. Maintenant qu’il a fallu
Ce vocabulaire (« philoyoutre »), cette sortie s’incliner devant l’écrivain qu’il est, il faut se
contre le poète Desnos, que j’aimais bien, m’a demander si son génie ne lui imposait pas
retenu, jeune homme, d’aller tout de suite très l’outrance. C’est d’une façon outrée qu’il s’est
avant dans l’exploration de Céline. L’écrivain lancé dans la littérature et grâces lui en soient
avait beau jeu de se dire offensé, mais ce « face rendues puisqu’ainsi il l’a dynamitée. C’est

98 LE MONDE // HORS-SÉRIE LOUIS-FERDINAND CÉLINE


HOMMAGES

d’une façon outrée qu’il a poursuivi dans demande un peu : qui n’en a jamais eu ? Vous ?
l’écriture, lui sacrifiant tout, absolument tout, L’excès était la norme de Céline. Ah ! ce n’était
ne vivant que pour elle. C’est d’une façon pas un auteur ragnagna. Ce n’est pas un auteur
outrée qu’il a accumulé les réserves de ravi- prudent mais citez-m’en un autre qui a pu se
taillement sous l’Occupation, pour nourrir la permettre, après deux ou trois ouvrages de
bête à écrire qu’il était, qu’il a thésaurisé pour débutant ratés, d’envoyer Voyage aux éditeurs
s’assurer le gîte et la table à écrire, qu’il a en leur précisant, froidement (l’excès jusque
envoyé des milliers de lettres composant un dans la froideur), par écrit : « C’est du pain
corpus admirable, pour s’exposer, se défendre, pour un siècle de littérature. » Et d’être dans
« mettre sa peau sur la table ». le vrai ! C’est tout ce qu’on lui demandait,
Céline, enfermé dans sa nuit, enfermé dans après tout, d’être du pain pour un siècle. C’est,
sa fuite, enfermé dans sa prison, dans son exil, sans même le savoir, ce que tout le monde
enfermé à Meudon, dix ans d’enfermement attendait. Arrêté trois ans plus tard, mais
pour ses ultimes chefs-d’œuvre, ne sortant de Céline n’y était pour rien, le résistant Robert
son enfermement que pour la mort, une fois Desnos est mort en déportation en juin 1945,
posé le point final, Céline est comme un livre trop tôt pour être contraint, à son tour, de le
grand ouvert. Nous savons tout de lui, presque reconnaître. Ce pain que Céline nous a donné,
jour par jour. Il a eu ses saloperies mais je vous il était aussi pour Desnos. 

Un style subordonné
à la perception du monde
Par Léon Trotski
LÉON Trotski, très admiratif de Voyage au bout de la nuit, fut le premier, dans
TROTSKI une critique magistrale du livre, à comprendre que Céline se posait plus en moraliste
(1879-1940)
Homme qu’en écrivain et à voir que son pessimisme risquait de le conduire aux pires
politique russe. extrémités. Il concluait son article de façon prémonitoire : « Céline n’écrira plus d’autres
Il fut, avec livres où éclatent une telle aversion du mensonge et une telle méfiance de la vérité. Cette
Lénine, l’artisan dissonance doit se résoudre. Ou l’artiste s’accommodera des ténèbres, ou il verra l’aurore. »
de la révolution
de 1917 qui
précéda Céline est un moraliste. À l’aide de procédés n’est pas plus noble que celle de Poincaré :
l’avènement de
l’URSS. Chassé artistiques, il pollue pas à pas tout ce qui, dans les deux cas, la « dette du patriotisme »
du pouvoir par habituellement, jouit de la plus haute consi- a été payée avec du sang. L’amour est empoi-
Staline en 1924,
contraint à dération : les valeurs sociales bien établies, sonné par l’intérêt et la vanité. Tous les
l’exil, il mourra depuis le patriotisme jusqu’aux relations per- aspects de l’idéalisme ne sont que « des ins-
assassiné
à Mexico. sonnelles et à l’amour. La patrie est en dan- tincts mesquins revêtus de grands mots  ».
ger ? « La porte n’est pas bien grande quand Même l’image de la mère ne trouve pas grâce :
brûle la maison du propriétaire… de toute lors de l’entrevue avec le fils blessé, elle
façon, il faudra payer. » Il n’a pas besoin de «  pleurait comme une chienne à qui l’on a
critères historiques. La guerre de Danton rendu ses petits, mais elle était moins qu’une

LE MONDE // HORS-SÉRIE LOUIS-FERDINAND CÉLINE 99


HOMMAGES

chienne car elle avait cru aux mots qu’on lui tombent les tournures usées. Par contre les
avait dits pour lui prendre son fils ». mots proscrits par l’esthétique académique ou
Le style de Céline est subordonné à sa per- la morale se révèlent irremplaçables pour
ception du monde. À travers ce style rapide exprimer la vie dans sa grossièreté et sa bas-
qui semblerait négligé, incorrect, passionné sesse. Les termes érotiques ne servent qu’à
vit, jaillit et palpite la réelle richesse de la flétrir l’érotisme ; Céline les utilise au même
culture française, l’expérience affective et titre que les mots qui désignent les fonctions
intellectuelle d’une grande nation dans toute physiologiques non reconnues par l’art. 
sa richesse et ses plus fines nuances. Et, en Écrit à Prinkipio le 10 mai 1933. Paru sous le
même temps, Céline écrit comme s’il était le titre Novelist and Politician dans The Atlantic
premier à se colleter avec le langage. L’artiste Monthly, octobre 1935. Traduction française
secoue de fond en comble le vocabulaire de la dans Littérature et Révolution,
littérature française. Comme s’envole la balle, René Julliard (1965) © Julliard

« Il a refusé d’être l’homme


pseudo-moral »
Par Philippe Sollers
En 1963, Philippe Sollers donne son premier texte sur Céline. Selon lui,
par son écriture, une « prose antibiotique », l’auteur de Voyage au bout de la nuit
dévoilerait une vérité insupportable sur l’absurdité de la condition humaine,
vérité que nous refusons d’entendre, d’où l’obligation de recourir à l’exagération,
à la caricature et à la bouffonnerie.

PHILIPPE Pour finir, dans l’ombre mortelle que notre entreprise délibérée, trop voyante pour ne pas
SOLLERS
(Né en 1936)
société ne pouvait qu’imposer à son génie, cacher une cible secrète : « Imaginez un homme
Écrivain, Céline, dont l’art était parvenu à son comble (il s’implantant et se cultivant des verrues sur le
essayiste,
directeur
le commente de manière savamment grotesque visage » (Rimbaud). Malheureusement pour lui,
de collection dans les Entretiens avec le Professeur Y : « S’il il était doué.
chez Gallimard.
Figure du
écrit, dit-il, c’est pour rendre les autres illisibles, Céline n’a pas craint de faire du bruit avec
postmodernisme, c’est le “style émotif”, direct, le “crawl” surpas- des paradoxes équivalents à notre sommeil.
il est l’auteur,
notamment,
sant la brasse), a réussi des chefs-d’œuvre L’avantage imprévu de sa voix – qui n’a pas
d’Une curieuse comme D’un château l’autre et Nord, bien supé- peur de l’obscénité, et, par conséquent, l’an-
solitude (1958),
Femmes (1983),
rieurs, je crois, au Voyage et à Mort à crédit. Le nule – est de couvrir désormais par l’absurde
Portrait du cauchemar historique que nous vivons a trouvé celle des mégalomanes qui ont essayé
joueur (1985).
Son dernier
en lui son seul chroniqueur exact. Qu’il ait eu – essaieront – de nous intimider. Lui détestait
roman, Graal, des opinions plutôt folles (et rétroactivement les hommes, leur cruauté, leur fadeur (celle-
vient de paraître
chez Gallimard
« impardonnables »), c’est évident. C’est même là même du sang qu’ils font couler). Avec eux, Céline à Saint-
(2022). tellement évident qu’on peut soupçonner une et leur monde de « branlettes mécaniques », Malo en 1933.

100 LE MONDE // HORS-SÉRIE LOUIS-FERDINAND CÉLINE


HOMMAGES

c’était de toute façon le malentendu. Ils n’ont affirme, s’arrête, ne lui échappe. Aucune mala-
pas reculé, bien sûr. Lui non plus. die. Aucune excroissance. Prose antibiotique,
D’où, chez lui, ce piétinement un peu acca- qui défend, comme les dragons des contes,
blant, ce refus de toute dialectique (justifica- l’entrée de la poésie.
tion immorale par excellence). D’où ce défi Certainement, ses livres resteront, dans un
lancé à l’intelligence moyenne, rassurante, futur qui dépassera l’imagination, les seules
dont les bons sentiments alimentent, en fei- marques profondes, hagardes, de l’horreur
gnant de le contester, chaque crime. Quelle moderne. Isolé, moins coupable que d’autres
force pour repousser cette intelligence-là. aujourd’hui couronnés ou en place (on sait
Qu’on ne dise pas qu’il a soutenu un parti toujours s’y prendre pour sabrer le véritable
contre un autre : ses tableaux sont automati- talent), Céline n’a pas cessé de crier une
quement implacables. Il était contre tout ce vérité dont nous mourrons tous. Il n’a pas
qui incarne. Se prend pour. Merveilleux cédé aux commandes tièdes ; il a refusé d’être
démystificateur. Bouffon précis. Clinicien. l’homme pseudo-moral dont la dégradation
Expert. Désintéressé. Personne n’a mieux béate a fini de nous amuser. Peut-être,
inventorié, avec une plus superbe mauvaise d’ailleurs, s’est-il borné volontairement l’es-
foi, les sournoiseries de la pose. Caricature ? prit pour attirer l’attention sur sa syntaxe.
Sans doute. Mais que paraissons-nous, qui Son coup d’œil est infaillible, d’une pénétra-
rencontrons-nous sinon des caricatures ? tion qu’il refuse à sa raison. Il a inventé, en
Comment ne pas penser ici au fameux : « Tics, français, une rythmique inouïe. N’est-ce
tics et tics  », et à son symétrique dans le rien ? On peut saluer en lui (comme en
temps : « Words, words, words » ? Artaud ou Joyce) un courage irréductible.
Le rire de Céline servira encore contre beau- Plaignons ses imitateurs. 
coup de faiseurs. Il est là, chœur syncopé, sur Cahiers de l’Herne, n° 3, 1963
le devant de la scène : rien de ce qui s’agite, © Gallimard, 1986

102 LE MONDE // HORS-SÉRIE LOUIS-FERDINAND CÉLINE


HOMMAGES

« Il était un écrivain


de grand charme »
Par Jack Kerouac
De Henry Miller reconnaissant ce que Tropique du Cancer doit à Voyage au bout
de la nuit, en passant par les écrivains de la Beat generation (William S. Burroughs
prétend qu’il serait passé par Meudon en compagnie d’Allen Ginsberg), Norman Mailer
ou encore Charles Bukowski qui en fit un personnage de son roman Pulp,
la liste est longue des auteurs américains influencés par Céline. Mais, le plus bel
hommage qui lui aura été rendu reste sans doute celui de Jack Kerouac.

JACK Louis-Ferdinand Céline était médecin dans de Villon (tandis que Baudelaire veille à un
KEROUAC
(1922-1969)
les quartiers pauvres de Paris. Quand je lis lointain balcon).
Romancier ses diatribes sur la souffrance absurde de Voilà une recherche que le corpulent bour-
américain, ami
intime de
quelques-uns de ses malades, je sens instinc- geois Monsieur Balzac n’aurait jamais osé
Ginsberg tivement qu’il était aussi d’une extrême sen- entreprendre. Et la prose de Genet est tout
et de Burroughs,
il devient
sibilité, et en fait, un médecin plein de bonté. aussi divine, née sur le trottoir, que la prose
le symbole de la Le mignon petit garçon qui meurt de sa de Proust, née à l’étage noble. Et j’affirme que
Beat generation,
après la
toux… La belle jeune femme qui meurt Céline avait raison en ce qui concerne Genet.
parution de ses d’une hémorragie… les vieilles concierges Mais Céline lui-même, ses sources étaient
romans Sur la
route (1957) et
mortes il y a longtemps. issues de bien plus loin dans la littérature
Les Clochards Quand je lisais Voyage au bout de la nuit, française : il a pour ancêtre Rabelais, et même
célestes (1958).
Influencé par
j’avais l’impression d’assister au plus grand le viril Hugo. Il m’a toujours semblé que le
Céline, Melville, film français que l’on ait jamais tourné, Quai Robinson de Voyage était continuellement
Henry Miller et
Jean Genet, il
des brumes en version extra-divine, mille fois poursuivi par [un] Javert fantomatique, et que
rédigea son plus triste que l’expression de Jean Gabin ou ce Javert était Céline en personne, et que
œuvre sans
souci de
la lascivité lugubre de Michel Simon ou que Céline lui-même était Robinson, et qu’ainsi le
construction, le carnaval où pleurent les amants… Voyage est l’histoire du fantôme du « pour-soi »
ayant recours à
ce qu’il appelait
Il me semblait que Céline était vraiment de Céline à la poursuite du fantôme du « non-
« la prose l’écrivain français le plus compatissant de soi » de Céline, Robinson.
spontanée ».
son époque. Lui-même a dit (en 1950, au cours Je ne comprends pas comment certains ont
d’une interview à Paris), qu’il n’existait que pu accuser Céline de méchanceté vitriolique
deux véritables écrivains en France à ce s’ils ont lu le chapitre sur la jeune putain de
moment  : lui-même et Genet. Il parlait de Detroit, ou le curé angoissé qui entre par la
Genet pourtant sur un ton un peu railleur, fenêtre dans Mort à crédit, ou cet inventeur
pour la bonne raison connue de nous tous. merveilleux de la même histoire.
Mais il était assez intelligent pour recon- Je trouve qu’il était un écrivain de grand
naître le talent de Genet. J’estime que Genet charme, d’un charme et d’une intelligence
a achevé à la place de Balzac la tragédie des suprêmes que personne n’a pu égaler. Il est
bas-fonds de la pédérastie française, mais l’influence principale sur l’œuvre de Henry
comme Rimbaud l’aurait fait, ou plutôt sous Miller, soit dit en passant, ce ton flamboyant
l’influence de Rimbaud et sous l’œil critique moderne qui consiste à dévaluer l’horreur,

LE MONDE // HORS-SÉRIE LOUIS-FERDINAND CÉLINE 103


HOMMAGES

cette angoisse sincère, ce haussement d’épaules Quant à moi, je ne me souviens que de


et de rire qui délivrent. Il a même fait rire et Robinson… je ne me souviens que du Docteur
pleurer Trotski. La crise politique de nos jours qui, à l’aube, urine dans la Seine… Moi-
n’a pas plus d’importance que la crise turque même, je ne suis qu’un ancien marin, je ne
de 1822, quand William Blake écrivait fais pas de politique, je ne vote même pas.
L’Agneau. Les hommes ne se souviendront que Adieu, pauvre souffrant, mon docteur. 
de L’Agneau au bout du compte. Camus, avec Letter on Céline, Jack Kerouac,
son histoire « d’engagement », aurait voulu Paris Review n° 31, Winter-Spring, 1964.
transformer la littérature en propagande. Repris dans Les Cahiers de l’Herne, n° 5, 1965.

Comment peut-on écrire


autrement ?
Par J.M.G. Le Clézio

Céline demeure un écrivain unique, car, en associant lucidité et désespoir, il va


bien au-delà de la simple révolte et exprime un refus global et absolu du monde auquel
il substitue un univers personnel, assure J.M.G. Le Clézio. Et pour lui donner
sa cohérence et le faire exister, il doit, afin de le refléter, inventer une écriture nouvelle.
Il y a donc, en littérature, un avant et un après Céline, ce qui rend la connaissance
de son œuvre indispensable à quiconque prétend lire ou écrire aujourd’hui.

JEAN-MARIE On ne peut pas ne pas lire Céline. Un jour ou aucun genre, aucun syllabaire. Et cependant,
GUSTAVE
LE CLÉZIO
l’autre on y vient, parce que c’est ainsi, parce on sait qu’une partie du monde lui appartient.
(Né en 1940) qu’il est là, et qu’on ne peut pas l’ignorer. La Il est toujours présent dans la mémoire, vrai,
Influencé par
ses incessants
littérature française contemporaine passe par entier, exemplaire. Il est toujours en vie.
voyages et son lui, comme elle passe par Rimbaud, par Kafka C’est qu’il est absolument dans la négation.
goût marqué
pour les cultures
et par Joyce. Céline appartient à cette culture L’idée de la révolte –  contre la bourgeoisie,
amérindiennes, continuellement naissante qui est en quelque l’argent, l’armée, l’ordre – n’a pas eu le temps
il est l’auteur
d’une œuvre
sorte le rêve de la pensée moderne. de devenir utilitaire. Il l’a réalisée d’un seul
riche en romans, On vient à lui et pourtant il ne fait rien pour mouvement, où la réflexion n’est pas interve-
en nouvelles et
en essais.
cela. Il ne cherche pas ses fidèles. Il les refuse. nue. Il n’y a pas de crimes dans la littérature,
En 2008, il reçoit Il ne veut pas faire partie de la culture, il a fermé il ne peut pas y en avoir. Mais il y a l’insulte.
le prix Nobel
de littérature.
la porte de son univers, et il ricane. Ceux qui C’est ainsi que Céline reçoit ceux qui l’ap-
Il a publié s’approchent, il les repousse. Il échappe à tous prochent : en les insultant. L’insulte est une des
dernièrement
deux contes,
ceux qui veulent l’enfermer dans la grande formes premières du langage, qu’elle soit
Chanson machine à classer, à systématiser. Il sait être loin directe  : «  Chienlits ! Frimards ! Chancres !
bretonne, suivi
de L’Enfant et la
des hommages. Il n’a pas accepté sa sépulture. Puanteurs ! Coloquintes ! Volubilis ! Hé ! Cléma-
Guerre, chez Il n’y a chez lui ni haut ni bas, ni entrée ni tites ! » ou bien qu’elle se forme au moyen d’une
Gallimard (2020).
sortie. Il ne propose aucune forme géométrique, anecdote, d’une image : « Mais réfléchissant, à

104 LE MONDE // HORS-SÉRIE LOUIS-FERDINAND CÉLINE


HOMMAGES

tout prendre, ma meute me fait bien du tort, nous voici inventés par le système. Celui qui a
certes !… Mais elle me protège des malotrus… Je lu le Voyage, et surtout l’extraordinaire Mort
me méfie des gens qui passent… les inconnus… à crédit, celui qui les a vécus, le voilà soumis
et les connus ! Ils entendent les chiens aboyer… aux règles de l’univers célinien  : comment
Ils guettaient, ils font demi-tour !… Les assassins peut-on écrire autrement ? Comment fuir la
aiment pas les risques !… Ils sont plus prudents brûlure de ce regard, comment fuir la mons-
à vous tuer qu’un bourgeois à acheter ses trueuse férocité du monde ? Céline est de ceux
Suez…  » Il s’agit toujours du même acte qu’il faut oublier pour pouvoir vivre.
d’agression qui prévoit le mal et le combat par C’est que dans l’univers de Céline, rien n’est
le moyen d’un autre mal. Langage qui ne gratuit. Rien n’est imaginé. Ce monde existe,
cherche pas à séduire de façon linéaire, mais tout près de nous, de l’autre côté de la vitre
qui procède par une série de coups, langage qui de notre compartiment. Le Voyage au bout de
se fonde sur la douleur. C’est par la douleur que la nuit, c’est celui qui nous approche de cette
Céline échappe à la littérature, qu’il reste pour réalité du refus, de cette autre vérité. Rien
ainsi dire au-dehors, hors d’atteinte. Il n’a pas
joué le jeu. Il n’a pas admis le roman, ni l’his-
toire. Il n’a pas accepté la société des hommes. C’est que dans l’univers de Céline,
C’est l’insulte aussi, le langage jeté, syncopé, rien n’est gratuit. Rien n’est
impulsif, où chaque point d’exclamation est une imaginé. Ce monde existe, tout près
barre sur laquelle se heurte l’intelligence (le de nous, de l’autre côté de la vitre
point d’exclamation est avant tout l’indice d’un de notre compartiment.
point muet) qui exerce une telle fascination sur
nous qui avons été conquis par le langage cohé- d’étonnant à ce que ses livres soient des
rent. Fascination faite d’horreur, et jubilation itinéraires. Non pas dans l’espace, ni dans le
faite de peur. Quelqu’un a choisi de rester à temps, mais à travers le spectacle de la
l’écart, quelqu’un a choisi d’être témoin. connaissance. Tandis que les écrivains, les
Le véhicule de cette insulte continuellement vrais (mais seraient-ce eux, les faux ?),
hérissée contre nous, c’est un langage en observent le spectacle du dehors, Céline nous
marge, bien entendu. L’argot célinien n’a rien attire vers l’intérieur des choses. Bardamu,
à voir avec celui du roman populiste ou du c’est l’éternel adolescent pour qui le monde
roman policier. Ce peut être l’argot de la ne cesse pas d’ouvrir les portes de l’aventure.
guerre, comme dans Casse-Pipe et Guignol’s Aventure vers le doute, vers l’horreur, aven-
Band. Mais dans le Voyage, Mort à crédit, et ture vers la lucidité et la destruction.
D’un château l’autre, c’est véritablement une Céline ne s’est ouvert au langage que pour
autre langue qu’invente Céline, un code secret cela : exécrer. Son malheur, et le nôtre, c’est
dont nous sommes délibérément exclus. Avec de s’être reconnu un jour sous les traits de
la fermeture du langage, nous devinons le sys- l’enfant Jonkind, l’innocent qui ne sait pas
tème célinien : le refus n’est plus seulement parler. Mme  Merrywin a beau lui répéter
une attitude devant le monde, il est l’invention inlassablement : « No trouble, Jonkind ! No
d’un autre monde. trouble ! » le chaos a été découvert. Le mal-
Ce particularisme est effrayant. Mais une fois heur, le doute, la mort ont montré leurs traits
la barrière franchie (et pour cela nous devons sous le masque. Alors, plus rien à espérer.
abandonner toute prétention au jugement), Plus rien à pardonner.

LE MONDE // HORS-SÉRIE LOUIS-FERDINAND CÉLINE 105


HOMMAGES

« Je n’y répondais rien. Je me tenais là, moi, Ni d’apporter sa miette à l’élaboration d’une
au garde-à-vous. Il se tapotait le revolver. Je conscience universelle. Il était seulement
comprenais pas tout à fait. Il devait m’en vou- question, en toute connaissance des délais,
loir encore. Moi, je pardonne jamais. » de rester vivant, entièrement vivant, par
Plus rien. Presque plus rien. Un fil très l’âme et par les sens. Alors les malédictions
mince, à peine visible, qui rattache à la et les insultes ne sont plus seulement des
terre. Un peu de vent, un peu de peur et le mots, ou des appels au secours. Les points
fil ténu va se rompre, laissant filer la sphère d’exclamation ne sont plus seulement des
de vie précieuse. coups de poing. Destouches, vieux guérisseur,
Écrire est ce fil. Pour Céline, comme pour tu es peut-être celui qui saura ouvrir nos
Kafka, Rimbaud, il n’était plus question alors panaris. 
d’alimenter le grand concert de l’intelligence. Le Monde, 15 février 1969

Une f lorissante
postérité aux États-Unis
Par Milton Hindus

Jeune universitaire juif, Milton Hindus s’enthousiasme pour Céline.


Leur correspondance, qui débute en mars 1947, devient vite amicale, au point que
Céline propose à Hindus de venir lui rendre visite dans son exil danois. La rencontre
tourne à la catastrophe, les deux hommes ne se supportant pas, Céline finit par traiter
ironiquement Hindus de « Cher rabbin ». Ce dernier, totalement déstabilisé,
ne comprenant pas ce qui lui arrive, termine le journal de son voyage ainsi :
« Il m’a rendu aussi fou que lui. »

MILTON Céline, dont l’ambition d’écrivain, telle qu’il la mémoire d’événements anciens. Les romans
HINDUS décrit dans Nord, rappelle de façon frappante de Céline ne sont pas près de mourir en Amé-
(1916-1998)
Dans son celle avouée jadis par Jonathan Swift (« non pas rique, près de dix ans après la mort de leur
ouvrage The
plaire à l’humanité, mais la blesser »), reste, auteur. La place qu’ils occupent sur le mar-
Crippled Giant,
ce professeur même après sa mort, en butte à la malchance. ché, l’analyse impartiale qu’en fait la critique
d’université
Ceux qui le révèrent comme artiste et « pro- et l’intérêt tenace qu’y portent les érudits
américain, ami
de Céline, confia phète » regretteront que le souvenir du pam- l’attestent. Les librairies de livres de poche
ses impressions
phlétaire revienne sans cesse à la surface. C’est (surtout celles qui sont situées dans les quar-
sur sa première
rencontre une ironie du sort qu’on publie Rigodon et tiers cultivés ou universitaires) possèdent
houleuse avec
qu’on réédite mon ancien livre, Céline tel que presque toutes au moins la traduction du
l’auteur en exil
au Danemark. je l’ai vu (augmenté de nombreuses lettres Voyage, et, depuis deux ans, la nouvelle tra-
Inestimable,
échangées entre nous), l’année même où la duction de Mort à crédit. D’ici peu leur stock
cette œuvre
contient aussi politique du gouvernement français à l’égard s’enrichira de la traduction de D’un château
les lettres écrites
de l’État d’Israël scandalise tant d’intellectuels l’autre, déjà chaleureusement accueillie par
par Céline.
et ressuscite, fût-ce injustement, la tragique la critique.

106 LE MONDE // HORS-SÉRIE LOUIS-FERDINAND CÉLINE


HOMMAGES

Dans l’introduction d’une récente anthologie etc., comparaisons qui sous les plumes les plus
américaine intitulée Le Monde de l’humour autorisées ne se terminent jamais au désavan-
noir, le nom de Céline se détache parmi ceux tage de Céline. Un des écrivains les plus intel-
des fondateurs de ce mouvement (très à la ligents et les plus doués de l’école de l’humour
mode aujourd’hui aux États-Unis), Beckett, noir, Wallace Markfield (dont le nom est, je
Ionesco et Musil. Il y a dix ans on le considérait crois, mal connu en Europe) a écrit un roman,
comme le père des « beatniks » et, une décade To an Early Grave, qui imite la manière
plus tôt, comme celui des existentialistes. Pour- employée par Céline dans Guignol’s Band, à ce
tant il a déjà prouvé qu’il était doué d’un plus point que l’auteur a, de façon discrète et
grand entêtement à survivre (dans le sens spi- adroite, mêlé le nom de Céline à son texte
rituel) que ses prétendus descendants. (comme un peintre déposant une signature
Qui veut comprendre l’école littéraire actuel- dans le coin d’une toile).
lement en vedette de l’« humour noir » (assez
analogue à ce que les Allemands nomment Dans l’introduction d’une récente
l’« humour de potence », et que représentent anthologie américaine intitulée
des écrivains comme Günter Grass) ne peut
Le Monde de l’humour noir, le nom
plus mettre en doute l’influence de Céline après
de Céline se détache parmi ceux
l’hommage rendu en 1967 à ce dernier, à la pre-
des fondateurs de ce mouvement…
mière page du New York Times Book Review,
par un des plus brillants chefs de cette école,
le romancier et dramaturge Bruce Jay Fried- Enfin, les meilleurs spécialistes de la littéra-
man. Je dirais même qu’un écrivain comme ture française aux États-Unis (tels que le
Romain Gary, très au courant des tendances et professeur Frohock, de l’université Harvard ;
des modes américaines, me paraît devoir Henri Peyre, de l’université Yale, et Germaine
quelque chose à l’exemple de feu Céline dans Brée, de l’université de Wisconsin) ont eux
sa manière d’allier le macabre à l’humour qui aussi témoigné de l’importance de Céline tant
caractérise son dernier livre  : La Danse de sur le plan du style que dans d’autres
Gengis Cohn. Les critiques américains domaines, même lorsque (comme c’est le cas
invoquent encore le nom de Céline pour le com- du professeur Peyre) ils font toutes réserves ou
parer à des auteurs comme Norman Mailer, nourrissent une profonde antipathie pour ses
Henry Miller, Burroughs, Thomas Pynchon, côtés extra-littéraires ou humains. 
Le Monde, 15 février 1969

LE MONDE // HORS-SÉRIE LOUIS-FERDINAND CÉLINE 107


HOMMAGES

Céline, foudre de « Guerre »


Par Jérôme Dupuis

Le premier des romans inédits abandonnés à la Libération par l’écrivain


collaborationniste et redécouverts en 2021 paraît. Guerre, qui est paru le 5 mai
dernier est un texte bref, vif, tragique et lubrique, à ranger à côté de Voyage
au bout de la nuit. Un événement.

JÉRÔME C’est un miracle. Le mot n’est pas trop fort. son épouse, Lucette. Ils ont tout juste le temps
DUPUIS Pour le dire simplement, Guerre, roman inédit de coudre des pièces d’or dans la doublure d’une
(Né en1964)
Journaliste, de Louis-Ferdinand Céline (1894-1961) qui veste et d’embarquer leur chat, Bébert, avant de
il commence
paraît le 5 mai (édité par Pascal Fouché, avant- filer gare de l’Est, direction Baden-Baden, puis
sa carrière
dans la presse propos de François -Gibault, Gallimard, 192 p., Sigmaringen, où ils retrouvent tous les ultras
au Point.
19 €, numérique 14 €) à l’issue de circonstances de la collaboration autour du maréchal Pétain.
Il passe ensuite
à L’Express, rocambolesques, près de quatre-vingt-dix ans Dans sa précipitation, la mort dans l’âme,
où il est grand
après sa rédaction, mérite haut la main de trou- l’écrivain doit abandonner une pile de manus-
reporter.
Il est depuis ver sa place dans les bibliothèques, entre crits au-dessus d’une armoire de la rue Girar-
plusieurs années
Voyage au bout de la nuit (1932) et Mort à crédit don. Ces liasses vont mystérieusement dispa-
collaborateur
au Monde des (1936), les deux chefs-d’œuvre d’avant-guerre raître dans la confusion de la Libération. La
Livres.
du romancier. « Guerre est tout sauf un fond de rumeur, accréditée plus tard par Céline lui-
tiroir », résume Émile Brami, auteur d’une même, accusera un certain Oscar Rosembly,
biographie de Céline (Écriture, 2003). Il consti- arrêté à l’époque pour avoir «  visité  » les
tue, au contraire, une pièce centrale dans l’im- appartements de quelques personnalités
mense puzzle littéraire que Céline a obsession- montmartroises. Certains évoquent plutôt un
nellement façonné à partir de sa vie. pillage par un commando des Forces fran-
Ce récit haut en couleur de la convalescence çaises de l’intérieur.
de Ferdinand, le double romanesque de l’écri- Céline se plaindra amèrement de ce vol jusqu’à
vain, à l’automne 1914, à Hazebrouck (Nord), son dernier souffle. Durant des décennies, tout
après sa blessure sur le front, vient combler une ce que la « Célinie » compte de biographes et de
ellipse laissée béante au cœur de Voyage au bout chasseurs d’autographes tentera de mettre la
de la nuit. Tout à la fois récit de guerre, chro- main sur ce trésor. En vain. Jusqu’à ce jour de
nique provinciale et roman lubrique, cet inédit juin  2020 où, par l’intermédiaire de l’avocat
devrait faire frémir le lecteur de 2022 par sa Emmanuel Pierrat, un ancien critique théâtral
crudité parfois insoutenable. de Libération, Jean-Pierre Thibaudat, prend
Miracle, surtout, car nous n’aurions jamais dû contact avec les deux ayants droit de Céline,
lire ces pages. Pour comprendre comment elles l’avocat François Gibault et Véronique Chovin.
sont arrivées jusqu’à nous, un bref détour par L’homme leur révèle qu’il détient les 5 324 feuil-
les jours confus de la libération de Paris s’im- lets disparus à la Libération. Depuis combien
pose. Dès juin 1944, Louis-Ferdinand Céline, de temps ? De longues années. Qui les lui a don-
auteur de trois terribles pamphlets antisémites nés ? Mystère. Au terme d’une petite passe
et proche des Allemands, sait que ses jours sont d’armes judiciaire, les manuscrits sont restitués
comptés sur la butte Montmartre, où il vit avec aux deux ayants droit. Le Monde avait révélé

108 LE MONDE // HORS-SÉRIE LOUIS-FERDINAND CÉLINE


HOMMAGES

cette invraisemblable redécouverte dans son ne rêvant que de le « charcuter » pour lui ôter la
édition du 6 août 2021. balle fichée dans sa tête, l’infirmière, Mlle L’Es-
On mesure alors l’ampleur inouïe de ce trésor. pinasse, qui « branle » les agonisants sous leurs
Il y a là le manuscrit d’un roman inédit intitulé draps, le souteneur Cascade, qui malmène sa
Londres, le manuscrit complet de Casse-Pipe « raclure de putain », Angèle, le tout bercé par
(paru inachevé en 1949), celui d’une « légende », le bourdonnement des obus de 120 à l’horizon…
La Volonté du roi Krogold, mille pages de Mort « Paradoxalement, la force de Guerre, c’est sa
à crédit, et, donc, le fameux Guerre. C’est ce der- brièveté. Voyage au bout de la nuit et Mort à cré-
nier que Gallimard et les ayants droit décident dit sont de grosses machines romanesques. Ici,
de publier rapidement (rappelons que Céline tout est concentré en 150 pages et ce qui frappe,
tombera dans le domaine public le 1er janvier c’est l’omniprésence de la mort et du sexe  »,
2032). De ce roman, on ne connaissait jusqu’à observe Pascal Fouché. Guerre, c’est « Eros et
présent que le titre, évoqué au détour d’une Thanatos » à Hazebrouck. « Notre grand maître
lettre de Céline à son éditeur Robert Denoël, le actuellement à tous, c’est Freud ! », proclamait
16 juillet 1934, dans laquelle il énumérait laco- d’ailleurs le Céline des années 1930. Mais le sexe
niquement trois œuvres à venir  : Enfance - selon Céline a peu à voir avec les subtiles ana-
Guerre - Londres. lyses du maître viennois. Et même pour qui
« J’ai décrypté les 250 feuillets de Guerre entre
octobre 2021 et janvier 2022, raconte Pascal Fou-
ché, grand spécialiste de Céline, à qui l’on a
Cet inédit devrait faire frémir
confié le soin d’établir cette édition. Il semble que
le lecteur de 2022 par sa crudité
ce texte date de 1934. On sent que c’est un premier parfois insoutenable.
jet, écrit avec une certaine rage. L’écriture est par-
fois difficile à déchiffrer et il y a peu de ponctua- serait familier des outrances langagières du
tion. Céline aurait sans doute modifié des choses Céline d’avant-guerre, Guerre dépasse, par sa
à la relecture, mais ce premier jet est d’une puis- crudité, tout ce que l’on avait lu de lui. « Guerre
sance exceptionnelle. » est écrit au moment où la danseuse Elizabeth
Dès les toutes premières lignes de Guerre, en Craig, à qui Voyage au bout de la nuit était dédié,
effet, on est happé par l’atmosphère crépuscu- quitte définitivement Céline : est-ce cette rupture
laire du front après la bataille. Ferdinand gît là, qui a déclenché ce flot de lubricités ? », s’interroge
dans la boue, blessé, avec un bras transformé en Pascal Fouché. Une saisissante scène de Guerre
« éponge de sang » et d’insoutenables bourdon- résume à elle seule toute l’œuvre du romancier :
nements dans la tête. « J’ai appris à faire de la Ferdinand et ses parents sont invités à déjeuner
musique, du sommeil, du pardon et, vous le voyez, chez un notable de Peurdu-sur-la-Lys, M. Har-
de la belle littérature aussi, avec des petits mor- nache. Et tandis que les convives sirotent
ceaux d’horreur arrachés au bruit qui n’en finira confortablement un cognac, sous leurs fenêtres
jamais », proclame-t-il dès les premières pages. défilent de pauvres soldats en route pour la
Récupéré par des Britanniques, le blessé est grande boucherie. Les puissants contre les
transféré vers Ypres, puis vers « Peurdu-sur-la- faibles, les riches contre les pauvres, les plan-
Lys », transposition romanesque d’Hazebrouck. qués contre les sacrifiés : tel sera le leitmotiv
Là, Ferdinand, craignant d’être fusillé comme de toute l’œuvre célinienne à venir, de ses
déserteur, va se lier à tout un petit théâtre de délires antisémites jusqu’à sa fameuse « trilo-
personnages inquiétants : le médecin sadique gie allemande » d’après-guerre.

LE MONDE // HORS-SÉRIE LOUIS-FERDINAND CÉLINE 109


HOMMAGES

Bien sûr, comme toujours avec Céline, la base nasse, la « branleuse » d’agonisants, mais on n’y
du récit est totalement autobiographique : l’écri- trouve aucun indice relatif à une éventuelle
vain a bien été blessé au bras, le 27 octobre 1914, descendance. En revanche, comme dans la
à Poelkapelle ; il a bien été soigné à l’Institution « vraie vie » de Céline, le héros du roman, au
Saint-Jacques, à Hazebrouck, de fin octobre à terme de sa convalescence, s’embarque pour
fin novembre ; il a bien subi des hallucinations Londres, ce que l’écrivain fit en 1915.
auditives tout au long de sa vie. Mais, comme On retrouvera donc la suite des aventures de
toujours avec Céline également, la fiction Ferdinand dans un nouvel inédit, à paraître
sublime la réalité. Guerre semble ainsi accrédi- chez Gallimard à l’automne, tout simplement
ter l’une des légendes les plus tenaces entourant intitulé Londres. Les quelques privilégiés ayant
l’auteur de Voyage au bout de la nuit : il aurait pu jeter un œil sur le manuscrit évoquent un
été grièvement blessé à la tête sur le front, ce roman échevelé du niveau de Guerre. Dans le
qui aurait nécessité une trépanation. Une même temps paraîtra l’intégralité de La Volonté
légende pourtant démentie par ses nombreux du roi Krogold, une légende celtique dont on ne
biographes. Il n’empêche, tout au long de connaissait que quelques passages distillés dans
Guerre, Ferdinand se promène avec « une balle Mort à crédit. Et, dès 2023, devraient paraître
au fond de l’oreille »... Casse-Pipe, version complète, ainsi qu’une
Autre légende au cœur du roman : la liaison refonte du tome III des romans de Louis-Ferdi-
que Louis-Ferdinand Céline aurait entretenue nand Céline dans « La Pléiade ». Ce n’est plus
durant sa convalescence de l’automne 1914 avec un miracle. C’est une pluie de miracles. 
une très convenable infirmière d’Hazebrouck, Le Monde, 29 avril 2022,
Alice David. Une rumeur a même évoqué un Signalons l’exposition « Céline, les manuscrits
enfant issu de cette aventure. Dans Guerre, Fer- retrouvés », à la galerie Gallimard, 30, rue de
dinand a bien une relation avec Mlle L’Espi- l’Université, Paris 7e, jusqu’au 16 juillet 2022.

Le cavalier de l’apocalypse
Par François Gibault

FRANÇOIS Auteur d’une biographie de Céline en trois tomes, François Gibault retrace
GIBAULT les grands chapitres de la vie et de l’œuvre de l’écrivain, commençant
(Né en 1932)
Avocat de
par un de ses premiers textes, La Vie et l’Œuvre de Philippe Ignace Semmelweis,
Lucette rédigé pour sa thèse alors qu’il était étudiant en médecine. Il met également
Destouches, il en perspective le pamphlétaire dont les textes doivent se lire comme ceux d’un
est l’un des deux homme qui voulut « enfoncer toutes les portes rebelles ».
ayants droit
de Céline. Il est
l’auteur d’une
biographie
de référence
Céline, qui n’était alors qu’étudiant en méde- est classique mais déjà l’écrivain perce sous
de l’écrivain cine, choisit, en 1924, comme sujet de thèse, l’étudiant qui avait choisi un sujet à sa mesure
au Mercure
de France.
d’évoquer La Vie et l’Œuvre de Philippe Ignace et il n’est pas exagéré de dire que Louis Des-
Semmelweis, génial médecin hongrois (1818- touches a fait de Semmelweis un portrait qui
1865), victime de la science. (...) La langue en ressemblait étrangement à Céline.

110 LE MONDE // HORS-SÉRIE LOUIS-FERDINAND CÉLINE


HOMMAGES

Ce médecin hongrois dont les idées géné- trophent, ce qui est un signe de bonne santé
reuses se sont heurtées à l’ignorance et à littéraire que beaucoup lui envient. Tant
l’imbécilité de ses contemporains, constatant d’écrivains, adulés de leur vivant, sont
les ravages de la fièvre puerpérale, avait seu- aujourd’hui dans l’enfer de l’oubli !
lement demandé aux infirmières qui assis- […] Après avoir vu de près certaines des hor-
taient les parturientes de se laver les mains reurs de son temps, Louis Destouches a voulu
avant de les toucher, surtout quand elles les dénoncer dans un livre coup de poing,
avaient soigné, dans les instants précédents, Voyage au bout de la nuit, écrit dans un style
des malades infectés, quand ce n’était pas des nouveau, qui ressemble à la parole, mais qui
cadavres en cours de dissection. Il avait ainsi est extrêmement travaillé, rien à voir avec des
obtenu une réduction significative du taux de propos jetés au vent, chaque phrase du livre
mortalité dans son service mais s’était exposé étant composée de mots forts, assemblés
à la risée du corps médical. comme des notes de musique, un peu comme
Il n’est pas douteux que Louis Destouches s’est on respire, avec un mélange d’émotions, de
identifié à Semmelweis, médecin au destin tra- poésie et de cocasserie comme on en avait
gique et solitaire. « Il voulut enfoncer toutes les jamais vu. Ce médecin habitué des salles de
portes rebelles, et s’y blessa cruellement. » Et sans garde, où l’on n’a pas l’habitude de mâcher ses
doute était-il encore plus près de son modèle en mots ni de faire dans la dentelle, va ainsi
écrivant : « Où Semmelweis s’est brisé, il fait peu inventer ce qu’il appelait « l’émotif rendu »,
de doute que la plupart d’entre nous auraient
réussi par simple prudence, par d’élémentaires Céline est un mort bien vivant,
délicatesses. Il n’avait pas, ou négligeait, semble- l’un des écrivains les plus vivants
t-il, le sens indispensable des lois futiles de son de notre panthéon littéraire.
époque, de toutes les époques d’ailleurs, hors des-
quelles la bêtise est une force indomptable. […] qui consistait à faire passer l’émotion avec des
Humainement, c’était un maladroit. » mots, en évitant de décrire ou de raconter,
Louis Destouches présageait-il déjà qu’un jour comme on le faisait encore à l’époque, Céline
il se mettrait lui-même, par des écrits excessifs considérant que le cinéma avait tué le roman
et scandaleux, en butte à toutes les convenances comme le jazz avait tué la valse lente. Revenu
sinon hors la loi ? « Si ces vérités n’étaient que de la guerre mutilé dans sa chair et dans son
trop urgentes, cependant il était puéril de les pro- esprit, Céline en a dénoncé la monstruosité,
clamer sous cette forme intolérable. » On peut y comme il dénoncera les injustices de la colo-
voir, plus de dix années avant sa publication, nisation à laquelle il a participé ensuite, dans
une condamnation des outrances de Bagatelles la forêt camerounaise, de juin 1916 à avril 1917.
pour un massacre. Oui, Céline a voulu « enfoncer Envoyé en mission aux États-Unis par la SDN,
toutes les portes rebelles » et il « s’y blessa cruel- en visite aux usines Ford à Detroit, il décou-
lement ». vrira une autre forme d’esclavage, l’exploita-
[…] Nul doute en effet que Céline est un mort tion de l’homme par l’homme, à l’aide de
bien vivant, l’un des écrivains les plus vivants machines. C’est le monde que Charlie Chaplin
de notre panthéon littéraire, au point qu’il allait illustrer, quelques années plus tard,
suffit de prononcer son nom, plus de cin- dans Les Temps modernes, celui du prolétariat
quante années après sa disparition, pour que victime du capitalisme. 
les gens se lèvent, s’empoignent, s’apos- Le Monde, Hors Série-Céline, 2014

LE MONDE // HORS-SÉRIE LOUIS-FERDINAND CÉLINE 111


HOMMAGES

« Je réfute la piste “corse”,


pour ce qui me concerne »
Par Jean-Pierre Thibaudat
Jean-Pierre Thibaudat a conservé secrètement, des années durant, des milliers
de feuillets inédits de Céline. Miraculeux détenteur du « trésor », le journaliste,
qui a passionnément déchiffré ces manuscrits et voyagé dans l’écriture célinienne,
estime l’édition parue chez Gallimard inexacte et prépare sa riposte.

JEAN- Tout a commencé par un coup de téléphone au Céline avait laissé dans son appartement de la
PIERRE
THIBAUDAT
journal Libération, où j’étais alors critique dra- rue Girardon en fuyant avec Lucette et leur chat
(Né en 1947) matique, à un moment que, n’ayant pas la Bébert, d’abord à Sigmaringen, puis au Dane-
Écrivain,
conseiller
mémoire des dates et ne l’ayant pas noté, je ne mark. À son retour en France en 1951, il évo-
artistique peux préciser, c’était il y a bien des années. Au quera à de nombreuses reprises dans Maudits
et ancien
journaliste
bout du fil, une personne m’annonce vouloir soupirs pour une autre fois ou D’un château
à Libération me rencontrer pour me donner des documents l’autre la disparition de ces textes. Comme le
(1978 à 2006),
il tient depuis
ayant appartenu à Louis-Ferdinand Céline. Est- note Henri Godard dans sa biographie de Céline
2016 un blog, ce un canular ? Je ne suis pas un « célinien », en 2011 : « Il laisse en pile sur le dessus d’une
Balagan, sur
Médiapart.
simplement un lecteur amateur qui a lu une armoire les manuscrits de La Légende du roi
grande partie de son œuvre. Lorsque Jean- Krogold et de Casse-Pipe. » Ils disparaîtront dans
Louis Martinelli avait mis en scène L’Église, les jours de la Libération, avant le moment où
une pièce de Céline, en 1992 au Théâtre des l’appartement sera officiellement réquisitionné.
Amandiers à Nanterre, j’avais rencontré En fait, il y a bien plus que « trois légendes et
Lucette Destouches sa veuve, chez elle en vue deux romans » mais aussi une nouvelle de jeu-
d’un article qui sera publié en regard de la cri- nesse, La Vieille Dégoûtante, une ébauche d’un
tique du spectacle. Mes liens avec Céline s’arrê- texte, La Charogne, une dactylographie incom-
taient là… Lors du rendez-vous, la personne plète de La Légende du roi René, un manuscrit
vient avec un tombereau de documents, dont incomplet de La Volonté du roi Krogold, des
elle m’a dit vouloir se débarrasser. Pourquoi ne séquences inédites de Casse-Pipe, des pages de
pas les donner à la veuve de l’écrivain ? La per- Guerre, le manuscrit complet de Londres en trois
sonne ne souhaite pas avoir affaire avec la parties, seule la première ayant été retravaillée,
veuve d’un écrivain antisémite et collaboration- le manuscrit incomplet de Mort à crédit, le
niste. Il n’est pas question d’argent entre cette manuscrit incomplet de Guignol’s Band I, des
personne et moi et je lui donne ma parole de ne correspondances avec Brasillach, son éditeur
pas remettre ces documents à Lucette Denoël, des documents antisémites, des dessins
Destouches. de Gen Paul, etc.
En me plongeant dans ce fatras de plus de En déchiffrant ces centaines et centaines de
5 000  feuilles éparses ou rassemblées (textes feuillets pendant plusieurs années, le me suis
manuscrits ou dactylographiés, lettres, photos, essentiellement attaché aux textes inédits,
factures…), je comprends bientôt qu’il s’agit là devenant par la force des choses un apprenti
d’un trésor, disparu depuis juin 1944 et que « célinien », ayant tout lu de lui et sur lui, ou

112 LE MONDE // HORS-SÉRIE LOUIS-FERDINAND CÉLINE


HOMMAGES

presque. J’ai respiré son écriture, traqué sa timable soit mis à la portée de tous, et d’abord
ponctuation erratique, analysé des mots et des des chercheurs, dans une institution publique.
phrases souvent retorses, parfois avec de mul- Par ailleurs, je suis scandalisé par la suppres-
tiples variantes. sion, par exemple, dans l’édition de Guerre des
Par fidélité à ma promesse, j’ai attendu la dis- quatre premiers mots du manuscrit : « Pas tout
parition de la veuve de Céline, Lucette Des- à fait. » Cela semble vouloir faire croire qu’il
touches, à l’automne 2019, à l’âge de 107 ans, s’agit là d’un roman entier et non pas un texte
avant de prendre contact avec Maître Emma- dont le début (neuf chapitres) a disparu, ainsi
nuel Pierrat, grand spécialiste de la propriété que l’indiquent les folios de la copie. Il est inad-
littéraire et avocat de l’Institut mémoires de missible de tripoter ainsi l’œuvre d’un mort !
l’édition contemporaine (IMEC). Il organisa une Guerre est loin d’être un roman complet : en
rencontre avec les deux ayants droit, Maître outre, un feuillet a été enlevé car il ne corres-
François Gibault, auteur de la meilleure bio- pondait pas à la chronologie et au style des
graphie sur Céline, et Véronique Chovin, une autres passages !
amie de longue date de Lucette. Je leur dressai Je tiens aussi à souligner qu’il n’a jamais été
l’inventaire du trésor retrouvé. Lui avait l’air question pour moi de monnayer mes transcrip-
soulagé que tout cela existe et soit enfin révélé. tions auprès de Gallimard, maison avec
Elle n’a pas dit un mot, mais son regard était laquelle je n’ai aucun contact. De même, je n’ai
rempli de haine. Je leur confiai surtout qu’à jamais eu l’intention de vendre sous le man-
mes yeux, il serait dommage de disperser ce teau la moindre parcelle de ce trésor. Cela
trésor qui ferait le régal des chercheurs. J’ajou- aurait été ignoble, ne serait-ce que pour la
tai que je trouverais formidable que ce trésor mémoire de mes parents. Je l’aurais vécu
aille en bloc enrichir le fonds Céline qui se comme une trahison de leur vie, de leurs enga-
trouve à l’IMEC. S’en est suivi de leur part un gements et de leur mémoire.
long silence. On en resta là. Dans les mois prochains, je raconterai dans
Quelques mois plus tard, les ayants droit de un petit livre toute cette affaire afin de la clore
Céline déposèrent contre moi une plainte pour définitivement. Il me reste à obtenir l’accord
recel et je fus convoqué à Nanterre par les poli- des personnes concernées qui n’étaient pas
ciers de l’Office central de lutte contre le trafic nées le 17 juin 1944, le jour où Céline, auteur
de biens culturels (OCBC), qui, après avoir du fabuleux Voyage au bout de la nuit, person-
répertorié tous les documents, m’interrogèrent, nalité collaborationniste et antisémite, a fui la
en particulier sur la personne qui me les avait France craignant de finir liquidé comme le sera
remis. J’invoquai «  le secret des sources  », son éditeur Denoël ou fusillé comme le sera
comme en a le droit tout journaliste. En juil- l’écrivain Brasillach. Quant à la piste « corse » 1,
let 2021, l’ensemble des documents étaient ren- je la réfute pour ce qui me concerne, mais pas
dus aux ayants droit et en septembre suivant, la en soi car il y a des éléments disparus toujours
plainte fut classée sans suite. pas retrouvés, le début de Guerre par exemple. 
Je trouve regrettable que les légataires aient Propos recueillis par Émile Brami et
saucissonné cet ensemble. Gallimard a com- Yann Plougastel
mencé à en publier un élément, d’autres sui- 1. Oscar Rosembly, ami du peintre Gen Paul, voi-
vront, avant une refonte augmentée des tomes sin et intime de Céline pendant l’Occupation,
de la Pléiade consacrés à l’œuvre de Céline. aurait, après la Libération, rapatrié les manus-
Encore une fois, j’eus préféré que ce trésor ines- crits sur l’île de Beauté.

LE MONDE // HORS-SÉRIE LOUIS-FERDINAND CÉLINE 113


  ALMANZOR 
LEXIQUE
 AMOUR

Vingt mots, et autant de clés pour pénétrer dans la vie et l’œuvre de Céline.


À travers les personnes et les événements qui ont marqué son existence
c’est un premier voyage dans l’univers fascinant et complexe de l’auteur.
PAR YANN PLOUGASTEL

a
ALMANZOR LUCIE
de la nuit vient de se séparer
d’Elizabeth Craig et prépare
un livre sur la danse, qui
le passionne depuis toujours.
Sous l’Occupation,
ils emménagent ensemble
archives à Me François Gibault,
qui publie entre 1977 et 1985
une biographie en trois tomes,
qui fait encore référence. En
dehors de Mea culpa sur son
voyage en URSS, elle interdit
il y a des pages étonnantes sur
les jambes « longues et blondes
et magnifiquement déliées et
musclées, des jambes nobles »
d’une certaine Molly, qui vend
ses charmes dans une maison
GEORGETTE
à Montmartre, au 4 de la rue la réédition des pamphlets de passe de Detroit. Bardamu,
Née le 20 juillet 1912 dans
Girardon. Elle donne des cours de Céline (Bagatelles pour un sous le coup de l’émotion,
le 5e arrondissement parisien
de danse dans l’appartement massacre, L’École des cadavres, avoue : « À l’égard de Molly,
et décédée le 8 novembre 2019
pendant que Louis-Ferdinand Les Beaux Draps). Dans Céline j’éprouvais bientôt
à Meudon, Lucie Georgette
exerce la médecine à Bezons, secret (Grasset, 2001) elle un exceptionnel sentiment
Almanzor est la troisième
avant d’écrire la nuit. Ils explique : « Ces pamphlets ont de confiance, qui chez les êtres
et dernière épouse de Céline.
se marient le 23 février 1943 existé dans un certain contexte apeurés tient lieu d’amour. »
Surnommée « Lili » dans
à la mairie du historique, à une époque Certes, pour Céline, la seule
les trois derniers romans 18e arrondissement. Décrite particulière, et ne nous ont vérité de ce monde, c’est
de l’écrivain (D’un château comme « Ophélie dans la vie, apporté à Louis et à moi que la mort. Et la vie ressemble
l’autre, Nord, Rigodon), elle Jeanne d’Arc dans l’épreuve » du malheur. Ils n’ont de nos à une marche à la catastrophe,
est également appelée Lucette par Céline, Lucette n’a pas jours plus de raison d’être. avec le retour périodique
par ses proches et apparaît froid aux yeux et le suit dans Encore maintenant, de par leur de l’apocalypse comme seul
sous le sobriquet de « Pipe » sa fuite en Allemagne le 17 juin qualité littéraire, ils peuvent horizon. N’empêche. Au milieu
ou « La Pipe » (à cause de son 1944. Les longs mois d’errance auprès de certains esprits de ce fatras d’emmerdements,
long cou) dans les échanges entre Berlin, Baden-Baden, détenir un pouvoir maléfique, de pesanteurs diverses et
entre le peintre Gen Paul, Sigmaringen, puis les années que j’ai, à tout prix, voulu variées, l’envol d’une cheville,
l’acteur Robert Le Vigan et de détention au Danemark vont éviter. » Si son action permet la finesse d’un genou, le galbe
Louis-Ferdinand Destouches. souder à jamais ce couple, à l’œuvre de Céline de devenir d’une hanche vous permettent
Très vite délaissée par ses qui partage les mêmes idées l’objet de colloques et de d’échapper à la médiocrité
parents (son père, Jules, part et semble avoir la terre entière recherches universitaires, et ressemblent à un soupçon
à la guerre ; sa mère, Gabrielle, contre lui. Il est grincheux et avant de renouer avec le grand d’apaisement dans la tempête.
vendeuse chez Lanvin, ne atrabilaire. Elle glisse à travers public dans les années 1990, Misogyne tempétueux
s’intéresse pas à elle), après les épreuves avec légèreté l’interdiction des pamphlets n’a et volcanique dans ses écrits,
avoir fréquenté la même école et bonne humeur… De retour fait, au contraire, qu’exacerber Céline a pourtant été,
communale que Céline, celle en France, en 1951, ils vivent leur caractère sulfureux. dans sa vie, un homme
du square Louvois, Lucette dans une vaste maison délabrée Elle habitera jusqu’à la fin de à femmes, qui a collectionné
s’est lancée dans la danse à Meudon. À l’étage, Madame sa vie 25 ter, route des Gardes les aventures, draguant
à l’âge de 14 ans, intégrant Destouches donne à Meudon. Et continua à tire-larigot les jeunes
le conservatoire de danse, puis des cours de danse. Au à défendre bec et ongles, ballerines de l’Opéra au Café
le ballet de l’Opéra-Comique. rez-de-chaussée, Monsieur avec l’appui de François de la Paix et les gisquettes
En 1935, elle part en tournée Destouches écrit. Dans Gibault, la mémoire de petite vertu dans les
aux États-Unis, où une blessure le jardin, les chiens aboient, et l’œuvre de son mari. cabarets de Montparnasse.
au genou la contraint à arrêter les chats se prélassent. Il écume aussi les académies
la danse classique pour se À la mort de Céline, en 1961, AMOUR de danse de la butte
lancer dans la danse orientale. Lucette, à qui il a cédé Faut-il ne retenir que Montmartre avec son ami
Elle se fait alors appeler sur l’intégralité de ses biens la fameuse phrase de Voyage le peintre Gen Paul à la
scène Lucette Almanzor. (et écrits), décide d’assumer cet au bout de la nuit : « L’amour, recherche de modèles.
Fin 1935, de retour à Paris, elle héritage. Elle s’attache à faire c’est l’infini mis à la portée Toutefois, son véritable
rencontre, par l’intermédiaire publier deux romans inédits : des caniches, et j’ai ma dignité compagnon de débauche est
de Gen Paul, Céline au cours de Guignol’s Band II (1964) et moi. » Le cynisme de la formule un autre peintre, Henri Mahé,
danse de Blanche d’Alessandri. Rigodon (1969). Et à réhabiliter a fait florès… Pourtant, un peu qui décora avec des fresques
L’auteur de Voyage au bout son mari en ouvrant toutes ses plus loin, dans le même roman, des boxons comme le 31, cité

Bios/legendes Bios/legendes
Céline au Danemark, en mai 1949.
Bios/legendesBios/legendes LE MONDE // HORS-SÉRIE LOUIS-FERDINAND CÉLINE 115
LEXIQUE ANTISÉMITISME   BASEDOWINE

d’Antin, mais aussi le cinéma d’emportement ne peuvent mon pote ! Les Juifs ont promis les bêtes, la solitude, les types
Rex, le paquebot Normandie justifier les phrases haineuses de partager, ils ont menti comme bizarres. On ne pouvait pas
ou le Balajo. Sur sa péniche, des pamphlets, Bagatelles pour toujours. Hitler il me ment pas user avec lui. Je l’admirais.
La Malamoa, il donne de drôles un massacre, L’École des comme les Juifs, il me dit pas L’amour peut se passer d’estime,
de soirées que Céline fréquente cadavres, Les Beaux Draps, que je suis ton frère, il me dit pas l’amitié », disait-elle,
assidûment, où l’on pratique rédigés entre 1937 et 1941, d’où “le droit c’est la force” : en 1990, dans une interview
l’échangisme avec la foi du il ressort que les juifs seraient Voilà qui est net, je sais où donnée à L’Express.

b-c
charbonnier. Mahé raconte responsables du déclin je vais mettre les pieds.
leurs frasques dans son livre de l’Occident et de la mort Je me fais miser, ou je me
La Brinquebale avec Céline. de l’Europe. Marcel Aymé, son tire… » Sans commentaire.
Toujours est-il que ce garçon ami, explique l’antisémitisme
emporté a été amoureux fou de Céline par son enfance ARLETTY (LÉONIE
d’Elizabeth Craig, à qui est dans un milieu de petits BATHIAT, DITE)
dédié Voyage au bout de la nuit. commerçants, pour qui, à la fin Grâce à son franc-parler BARDAMU FERDINAND
La belle le laissera choir, du XIXe siècle, à l’époque et à sa gouaille de Parisienne Ferdinand Bardamu est
car, connaissant son goût pour de l’affaire Dreyfus, la hargne délurée, Arletty (1898-1992) le narrateur de Voyage au bout
les femmes très jeunes et antijuive était consubstantielle. a été une actrice légendaire de la nuit. Dans Mort à crédit,
en pleine santé, elle craignait S’estimant victime d’une du cinéma français. Il suffit il est simplement nommé
de vieillir à son côté. Il la injustice dans l’exercice de citer Fric-Frac avec Michel Ferdinand… Comme dans
poursuivra jusqu’en Californie de son métier de médecin au Simon, Hôtel du Nord avec Casse-Pipe, Bagatelles pour
pour lui demander de profit d’un confrère d’origine Louis Jouvet, Madame un massacre et Guignol’s Band.
reprendre le chemin du 98, rue juive, Céline aurait ensuite sans-gêne ou le personnage de Faut-il pour autant y voir
Lepic. En vain. Il lui faudra sombré dans un délire Garance dans Les Enfants du un simple double de Céline
trois ans pour se remettre et une fièvre, qui l’auraient paradis de Marcel Carné pour dont le second prénom était
totalement de ce traumatisme. empêché d’« objectiver » comprendre son immense justement Ferdinand ? Bien
Et la gent féminine se divisera cet événement. La colère et popularité. Sa trop grande sûr que non. L’œuvre de Céline
désormais en vaches, boniches, le génie verbal auraient fait proximité, sous l’Occupation, est à la fois autobiographique
catins, pipelettes et autres le reste… « L’antisémitisme avec les milieux et romanesque. « Transposez
gredinettes. Heureusement, est aussi vieux que le monde, collaborationnistes et ou c’est la mort », s’exclame-t-il
quelques grands-mères et le mien par sa forme outrée, sa liaison avec un officier dans Guignol’s Band. Tout en
attendrissantes (Céline énormément comique, allemand entraînèrent voulant chroniquer
s’appelle ainsi en hommage à la strictement littéraire, n’a jamais à la Libération son interdiction à sa manière des visages
sienne…) ainsi qu’une poignée persécuté personne », se de séjour à Paris pendant de la guerre ou des aigreurs
d’elfes ou de sorcières serviront justifiait l’écrivain le 5 mars trois ans et, du coup, des petits commerçants,
d’exception à ce marasme 1946 dans une lettre à son un éloignement des plateaux Céline revendique le droit
généralisé. Et Lucette est bien avocat danois, Me Thorvald de cinéma. Elle avait rencontré à l’imagination. Il y a plus de
sûr la reine de ce harem. Mikkelsen. Certes. Mais disons Céline en 1941 chez Josée Laval, différences entre Bardamu
En 1948, il se confesse dans une que ce voyage au bout de la la fille de Pierre Laval. et Céline qu’entre Flaubert et
lettre à Milton Hindus : « J’ai haine après que Hitler eut, Leur naissance commune Madame Bovary… Anti-héros,
toujours aimé que les femmes dans Mein Kampf, développé à Courbevoie les rapprocha descendant d’Ulysse et de
soient belles et lesbiennes les mêmes propos est, pour aussitôt et ce fut le début Don Quichotte, Bardamu
– Bien agréables à regarder le moins, une coïncidence d’une amitié indéfectible. est le chroniqueur désabusé
et ne me fatiguant point fâcheuse. À la fin de sa vie, En mars 1948, Céline écrivit d’un monde à feu et à sang,
de leurs appels sexuels ! la paranoïa maladive de Céline un scénario de film pour elle, où règnent la folie et la mort.
Qu’elles se régalent, se branlent, s’exerça envers les Chinois… Arletty jeune fille dauphinoise.
se dévorent – moi voyeur – Au milieu de ces éructations En 1950, l’actrice témoigna BASEDOWINE
cela me chaut ! et parfaitement surgies d’une fosse à purin, en faveur de l’écrivain Ce médicament contre les règles
et depuis toujours. » on peut lire une phrase à son procès, expliquant : douloureuses a été mis au point
éclairante : « Si demain par « Né comme moi à Courbevoie, par le docteur Louis Destouches
ANTISÉMITISME supposition, les Fritz étaient il n’a pu trahir la France… » au début des années 1930.
Total, viscéral et revendiqué, rois… Si Hitler me faisait Elle deviendra ensuite une Il fut commercialisé par
l’antisémitisme de Céline des approches avec ses petites des visiteuses les plus assidues le laboratoire Gallier jusque
ne souffre malheureusement moustaches, je râlerais tout de la maison de Meudon. dans les années 1960.
d’aucun doute. Les excuses comme aujourd’hui sous Et enregistrera en 1957, Après la mort de son père, en
d’ordre littéraire et stylistique les Juifs… Exactement. Mais avec Michel Simon, un disque mars 1932, Louis demandera
tendant à mettre tout cela si Hitler me disait “Ferdinand ! où elle lit deux extraits à Robert Gallier d’engager
sur le compte d’un art C’est le grand partage ! de Mort à crédit. « Il aimait sa mère comme représentante
de la formule et d’une sorte On partage tout !” Il serait les enfants, les vieillards, auprès des pharmaciens. Métier

116 LE MONDE // HORS-SÉRIE LOUIS-FERDINAND CÉLINE


BÉBERT   FREUD
LEXIQUE

qu’elle exercera jusqu’à sa mort pour longtemps, puisque j’étais le 11 juillet 1989 à Tucson, une sorte de mafieux de bas
en 1945. Louis Destouches en fin de bail et que McKelvey Elizabeth Craig fut la muse étage vivant dans un nuage
touchait des royalties sur les devait fignoler les derniers et le grand amour de Céline, d’alcool et de cigarettes…
ventes de la Basedowine, détails de mon expulsion. Vu qui lui dédiera Voyage Les deux amants ne se revirent
qu’il reversait intégralement que l’air conditionné avait au bout de la nuit, où elle jamais. Et Céline garda une
à sa mère pour compléter rendu l’âme, il y faisait aussi apparaît sous les traits blessure profonde de cette
sa retraite. chaud qu’en Enfer. Une mouche de personnages nommés Lola, séparation.

e-f
se traînait sous mon nez. D’une Molly et Musyne. Jeune
BÉBERT chiquenaude bien appuyée, danseuse, surnommée
Le chat le plus célèbre je la rayai du tableau et j’étais « L’impératrice » à cause de son
de la littérature française en train de m’essuyer les doigts allure altière et de sa grande
partagera pendant dix ans sur mon pantalon quand beauté, elle rencontre le futur
(de 1942 à 1952) la vie de Céline, le téléphone sonna. Je décrochai. écrivain à Genève, en 1926,
qui le fera apparaître dans “– Mouais, grommelai-je. dans une librairie. Le coup
plusieurs de ses romans. – Avez-vous lu Céline ?” » de foudre est immédiat. Ils vont ÉPOUSES
Acheté, en 1937, à vivre ensemble pendant Louis-Ferdinand Destouches
La Samaritaine par l’acteur CANAVAGGIA MARIE six ans, d’abord rue d’Alsace se mariera trois fois.
Le Vigan, qui s’en sépara après Traductrice d’Henry James, à Clichy, où Louis Destouches Le 19 janvier 1916 à Londres,
la fin de sa liaison avec sa Thomas Hardy et John Cowper est médecin, puis rue Lepic il épouse Suzanne Nebout,
compagne Tinou, cet énorme Powys, Marie Canavaggia à Montmartre. « Il y avait en lui une Française expatriée,
matou tigré fut adopté par (1896-1976) rencontre Céline au une tristesse et une tragédie que qui disparaît très vite
les Destouches en 1942. Céline moment où il vient d’achever je partageais, et qui me faisait de sa vie. Pour des raisons
le baptisa ainsi en souvenir Mort à crédit. Il cherche une souffrir. À l’époque, je pouvais administratives, ce mariage
de son personnage enfantin secrétaire pour mettre au point chasser sa mauvaise humeur ne sera jamais enregistré
préféré de Voyage au bout son manuscrit avant de le faire en riant et lui rendre la officiellement. Encore étudiant
de la nuit. Il les suivit lors publier… Fidèle parmi les vie un peu plus légère. Mais en médecine, il convole
de leur exode sur les routes fidèles, Marie Canavaggia c’était un homme tragique, en justes noces le 19 août 1919
d’Allemagne puis pendant collaborera jusqu’à la mort de un personnage tragique. (…) avec Édith Follet à Quintin,
les années d’exil au Danemark. l’écrivain, dont elle fut sans Il pensait qu’il était affreux en Bretagne. Une fille, Colette,
Il mourra d’un cancer en 1952 doute amoureuse, sans pour parce qu’il avait une tête naît de cette union le 15 juin
dans la maison de Meudon. autant passer à l’acte. Lors de énorme, disproportionnée par 1920. Le divorce est prononcé
« Bébert m’apparaît comme son exil au Danemark, elle rapport à son corps, mais moi aux torts du futur écrivain
le double de l’écrivain. Il est entretiendra avec lui une je le trouvais très beau. Louis en juin 1926. Édith et Louis
pour lui un guide, un initiateur importante correspondance était un bel homme, sa beauté resteront néanmoins en bons
– et un miroir. Il est le Robinson et se chargera de toutes se reflétait dans la bonté et termes. Le 23 février 1943,
de ce nouveau Bardamu. les démarches administratives la tristesse de ses yeux, même il se marie à la mairie du
Il représente l’auteur, devant au moment du procès. dans les moments les plus 18e arrondissement de Paris
lui, derrière lui ou à côté Elle appréciait peu Lucette heureux. Je le regardais et avec Lucie Almanzor, qui sera
de lui. Et sur une autre échelle Destouches (et réciproquement je me disais : “Là, ses yeux vont sa veuve et son exécutrice
– c’est-à-dire pour d’autres d’ailleurs) et prit ses distances maintenant étinceler.” Mais testamentaire.
expériences – il accomplit avec le couple à partir de leur non, il me regardait seulement
une partie de son voyage », installation à Meudon, en 1951. tristement comme pour dire : FREUD SIGMUND
note Frédéric Vitoux À l’exception du Pont “Si seulement, tu savais L’intervention de l’inconscient
dans Bébert, le chat de Louis- de Londres (le futur Guignol’s à quoi ressemble vraiment la vie est décisive dans l’œuvre
Ferdinand Céline. Band II) et de Rigodon, comme elle est atroce” », de Céline. Il est même
elle a travaillé sur tous les confiera-t-elle, en 1988, un des premiers écrivains
BUKOWSKI CHARLES manuscrits de Céline… à Alphonse Juilland. Elizabeth à ne pas craindre le déballage
Dans son dernier roman, Il disait d’elle : « C’est une Craig retourne aux États-Unis des rêves éveillés et des délires
Pulp, publié en 1994, Charles admirable nature. Un peu en 1933. L’année suivante, récurrents. Hésitant entre
Bukowski (1920-1994) raconte timide, de grande finesse, Céline, profitant d’un voyage admiration et dérision, il s’est
la traque menée par immense dévouement et talent. promotionnel à l’occasion très vite penché sur les travaux
un détective privé, Nick Belane, (…) Tout le contraire de la de la traduction en américain du père de la psychanalyse,
pour retrouver Louis- prude et renchérie. C’est une de Voyage débarquera le considérant comme
Ferdinand Céline, qui ne serait âme d’or. Et talent assorti. » en Californie pour tenter un clinicien hors pair, même
pas mort en 1961 mais vivrait de la ramener avec lui. Sans s’il juge sa théorie quelque
en fait à Los Angeles. Le livre CRAIG ELIZABETH succès. En 1939, elle épousera peu « délirante » par moments.
s’ouvre sur ces pages : « C’était Née le 12 mars 1902 un homme plus tranquille, Pour Henri Godard, le préfacier
encore mon bureau. Mais plus à Los Angeles et décédée que Céline décrivit comme du premier tome de la Pléiade

LE MONDE // HORS-SÉRIE LOUIS-FERDINAND CÉLINE 117


LEXIQUE GONCOURT   MEUDON

consacré à Céline, on peut Paul Nizan s’emporte : « Cet À l’été 1944, il fuit la France médicaments les plus sûrs
même faire une lecture énorme roman est une œuvre et rejoint les Destouches de la pharmacopée de l’époque.
psychanalytique de son œuvre considérable, d’une force en Allemagne, à Baden-Baden. Plus enclin à prévenir qu’à
et y discerner la récurrence et d’une ampleur à laquelle Il les accompagne à Berlin, guérir, le docteur Destouches
d’un fantasme homosexuel. ne nous habituent pas les nains puis à Sigmaringen, où se sont proscrit à ses patients l’alcool
« Dans sa recherche désespérée si bien frisés de la littérature réfugiées toutes les têtes et les cigarettes, il les met
d’une identité biologique bourgeoise. » Le Canard pensantes de la collaboration en garde contre la viande
raciale, dans son incapacité enchaîné claironne : « Attention autour du maréchal Pétain. et l’excès de nourriture après
à reconnaître l’autre le vrai prix Goncourt 1932, Fait prisonnier par les Alliés 50 ans. « Je suis un médecin de
dans ses ressemblances c’est Voyage au bout de la nuit en 1945, il est condamné l’année cette espèce qui endormirait bien
et ses différences avec par Louis-Ferdinand Céline. suivante à dix ans de travaux volontiers tous les nourrissons
soi autrement que comme Méfiez-vous des imitations »… forcés, à l’indignité nationale par horreur de la souffrance
l’incarnation du mal, dans Même s’il obtient, en guise de et à la confiscation de ses biens. qui les attend », explique-t-il.
sa promptitude à le dénoncer consolation, le prix Renaudot et En dépit des demandes Il n’exercera que très peu
et à l’écarter, peut-être que son roman se vend à plus pressantes de ses juges, il a en clientèle privée, préférant
Céline peut-il nous apprendre de 112 000 exemplaires, Céline refusé de charger Céline. Libéré donner des consultations dans
à discerner une transformation sortira mortifié en 1949, il s’exile en Espagne des dispensaires de banlieue,
de cet autre refus », écrit-il de cette expérience, vouant puis en Argentine, où il meurt, à Clichy ou Bezons, là où
dans sa préface… Incapable aux gémonies jusqu’à la fin devenu très pieux, sans avoir les gens de peu s’escriment
de reconnaître ses tendances de sa vie les agissements du jamais revu son ami. Ils entre bobos, boulot, dodo. Pour
homosexuelles, Céline aurait petit monde littéraire. « Pour échangeront néanmoins jusqu’à lutter contre la souffrance, bien
donc opté pour l’antisémitisme le Goncourt, ce fut une horreur la fin une importante avant l’heure, il prôna le
et le racisme ? La thèse purement et simplement. Aucun correspondance. Sous le recours à la morphine. Dans
est séduisante… Dans Mort plaisir, cela ne me fit – avec ou sobriquet de La Vigue, Céline D’un château l’autre, on peut
à crédit, on lit cette phrase sans. C’est tout pareil pour moi. l’a immortalisé dans Féerie pour lire : « Je leur redéfoncerais
étonnante : « Elle a couru Je n’ai retenu que la vulgarité, une autre fois, Nord et Rigodon. pas le couvercle, je les ferais pas
derrière moi la folie… tant la grossièreté, l’impudeur re-remourir ! non !… vous allez
et plus pendant vingt-deux ans. de toute cette affaire. Il y a tant MÉDECINE voir moi ! tout le contraire !…
C’est coquet. Elle a essayé de gens qui aiment la gloire ou Louis-Ferdinand Destouches tout douceur !… tendresse
quinze cents bruits, un vacarme tout du moins la notoriété. rêva d’être médecin dès thébaïque !… morphine 2 c.c. !…
immense, mais j’ai déliré Sauf la Guerre, je ne connais son enfance. Ses parents puis que bigre ! Sydenham déclarait
plus vite qu’elle, je l’ai possédée rien d’aussi horriblement la guerre en décidèrent déjà (1650) qu’il guérissait

g-m
au finish ! » désagréable. Je fais tout ce que autrement. Ce n’est qu’en 1924 tout ce qu’il voulait, toutes les
je peux pour oublier cette qu’il parvint à soutenir sa thèse maladies, avec quatre ou cinq
catastrophe », confie-t-il sur La Vie et l’Œuvre de onces d’opium… et alors ?…
quelques semaines plus tard Philippe Ignace Semmelweis pour ça, je le dis à mes confrères,
à Cillie Pam, une jolie danseuse (1818-1865), un médecin gaspillez pas votre opium !
autrichienne, rencontrée hongrois qui consacra sa vie la guerre peut venir, les
GONCOURT (PRIX) au Café de la Paix, avec à la prophylaxie pour éviter restrictions… on vous promet
En décembre 1932, Céline qui il entretiendra une liaison le développement des infections ceci !… cela !… mais votre
est donné favori pour le prix jusqu’en 1939. en milieu hospitalier (en agonie ? c’est pas Blabla
Goncourt. Robert Denoël, recommandant de se laver les qui vous aidera !… »
son éditeur, imprime même LE VIGAN ROBERT mains entre chaque patient…).
des bandeaux avec la mention : Acteur dans une soixantaine Dans cette thèse, qui fut MEUDON
« Prix Goncourt 1932 ». de films de Jean Renoir, Marcel récompensée par une médaille En octobre 1951, après
À la surprise générale, par six Carné, Christian-Jaque entre d’or de la faculté de médecine sept années d’exil en
voix contre trois, ce sont 1930 et 1945, Robert Coquillaud, de Paris, on voit apparaître Allemagne et au Danemark,
Les Loups de Guy Mazeline, dit Le Vigan (1900-1972), le recours systématique aux les Destouches achètent la villa
publié chez Gallimard, qui a rencontré Céline dans points de suspension et points Maïtou, 25 ter route des Gardes,
remporte le prix. Ce roman les caboulots de la butte d’exclamation qui vont devenir à Meudon. Inoccupée depuis
très classique dans la forme, Montmartre. Ils vont vite la marque de fabrique du style les bombardements des usines
qui raconte la saga d’une former avec le peintre Gen Paul célinien. Il faut noter que Renault par les Alliés, c’est
famille de la bourgeoisie un trio inséparable. Sous son premier ouvrage édité presque une ruine, dont
havraise au XIXe siècle, ne peut l’Occupation, Le Vigan travaille est un livre de médecine, ils n’occuperont que quelques
guère être comparé à l’audace à Radio-Paris, le principal La Quinine en thérapeutique pièces, notamment le
littéraire de Voyage au bout organe de la collaboration, et (1925), étude chimique, rez-de-chaussée, où Céline
de la nuit. Le scandale est adhère au PPF, le mouvement pharmacologique, installe son bureau et la volière
énorme. Dans L’Humanité, fasciste de Jacques Doriot. thérapeutique d’un des de son perroquet fredonnant

118 LE MONDE // HORS-SÉRIE LOUIS-FERDINAND CÉLINE


OR   RIRE
LEXIQUE

régulièrement J’ai du bon Abetz sur le sujet. Une Céline a l’idée extravagante de d’un pavillon personnel avec
tabac. À l’étage, Lucette donne deuxième sacoche beaucoup demander à Gen Paul d’imiter 500 mètres de terrain, clos
des cours de danse aux jeunes plus volumineuse de louis d’or Hitler devant un parterre de mur ! 5/ Tout le monde
filles du quartier. Le jardin est déposée dans une banque de dignitaires allemands fonctionnaire afin de bénéficier
est un véritable capharnaüm, à Copenhague. En 1943, Karen et d’artistes décontenancés… d’une retraite assurée.
où une ribambelle de chats Marie Jensen, une danseuse Gen Paul refuse de suivre 6/ Réformer l’éducation
et de chiens s’ébattent danoise avec qui il entretint une les Destouches en Allemagne
en privilégiant l’éveil artistique
avec bonheur. C’est là que liaison à Paris après le départ lors de la Libération. Après la
afin d’éviter la cuistrerie,
va s’épanouir le mythe d’Elizabeth Craig, la retire guerre, il prend de plus en plus
de l’écrivain-maudit, fagoté l’aplatissage de l’enthousiasme,
du coffre et, sur les instructions ses distances et dénonce son

r
comme l’as de pique, avec de Céline, l’enterre dans une antisémitisme, en se plaignant le rognage des cœurs…
des gilets troués, des pantalons maison à la campagne. C’est à de nombreuses reprises
pochés, vitupérant contre pour cette raison, que, réfugié que, à cause de Céline, il ne
la terre entière et écrivant en Allemagne après le vendait plus rien en Amérique
ses derniers livres sur des Débarquement, Céline, en dépit et qu’il avait perdu nombre
feuilles qu’il épingle au fur et du danger, fera des pieds et des de ses clients juifs. Les deux
à mesure sur un fil à sécher le mains pour se rendre, en plein amis continueront à dialoguer RIRE
linge. De temps en temps, mais conflit, au Danemark… par lettres interposées. Dans
« Je sais faire rire. Le rire jaune,
pas trop, il soigne quelques Le magot fut alors déterré Féerie, Gen Paul apparaît
âmes perdues du coin, sans les le rire vert, le rire à en crever !
et Céline récupéra son or. Ce sous les traits d’un cul-de-jatte.
faire payer. Le 30 juin 1961, il Qu’on se le dise », a toujours
qui lui permit de vivre pendant Il se cache également derrière
met le point final à son dernier plusieurs années dans une les personnages de Nelson proclamé l’atrabilaire de
roman et meurt d’une rupture maison au bord de la Baltique dans Guignol’s Band et de Jules Meudon. S’il manie l’énorme,
d’anévrisme le lendemain. prêtée par son avocat, dans Normance. Gen Paul l’emphase, l’emportement
En 1968, un incendie ravagea Me  Thorvald Mikkelsen. sera une des rares personnes et la grossièreté, c’est comme
le rez-de-chaussée de la maison, avec Arletty à assister Rabelais, pour « grossir »
où Lucette habita jusqu’à sa PAUL GEN à l’enterrement de Céline. sa vision du monde. Le critique

o-p
mort en 2019, à l’âge de 107 ans. (EUGÈNE, DIT) Jean-Louis Bory a d’ailleurs
Le peintre Gen Paul (1895-1975) PROGRAMME défini Céline comme
a rencontré Céline en 1933. POLITIQUE « un Rabelais à réacteur ».
Montmartre et la Guerre, où Dans son pamphlet Les Beaux Ces deux-là ont le même goût
Gen Paul a perdu une jambe, Draps, qui devait d’abord du parler dru et du verbe
vont servir de lien à une longue se nommer Notre-Dame
qui, se jouant des sons, trousse
OR amitié de vingt ans, qui de la Débinette, publié
le sens. « Mieulx est de ris que
L’argent a toujours joué un rôle s’achèvera dans les anathèmes en février 1941, Céline
de larmes escripre, pour ce que
important dans la vie de Céline. de part et d’autre ; ils se dresse les contours d’un
réconcilieront à la fin de la vie « communisme à la française ». rire est le propre de l’homme »,
Ce n’est pas un homme
de Céline même s’ils ne se Pour y parvenir, il préconise écrit Rabelais dans Gargantua.
d’affaires, mais sans doute
à cause de son enfance, passage revirent jamais après la guerre. six mesures. 1/ Le plein-emploi Pour Céline, la dérision, la
Choiseul, il a toujours eu peur Alcoolique invétéré, Gen Paul par la nationalisation des galéjade, la poilade, la rigolade
de manquer. À la fin des cherche dans la peinture ce que banques, mines, chemins de fer, sont des façons polies de
années 1930, au moment Céline scrute dans l’écriture… industries, grands magasins, souligner l’absurdité du monde
où ses livres lui rapportent Ils se partagent les filles et agriculture, etc. et ceux qui dans lequel il vit. Céline veut
énormément de droits d’auteur, écument la Butte à la recherche ne veulent pas travailler, en tout dynamiter. La langue.
il décide de convertir en or ses de délire qui les aideront dans prison ! 2/ Les 35 heures pour La société. Le monde. Le rire
francs menacés par l’inflation. leurs arts respectifs. C’est tout le monde : « Il me semble « hénaurme », colossal,
Il place une première série de Gen Paul qui attirera l’attention à bien peser que 35 heures c’est iconoclaste, outrancier, révolté,
185 pièces d’or dans un coffre de Céline sur une jeune le maximum par bonhomme c’est encore le meilleur moyen
d’une banque d’Amsterdam, danseuse nommée Lucette et par semaine au tarabustage
de pulvériser la saloperie
la Nederlandsche Bank. Almanzor. Il sera d’ailleurs le des usines, sans tourner
ambiante… « L’émotion,
En 1941, les Allemands, témoin de leur mariage. complètement bourrique. »
c’est la vérité. C’est l’émotion
qui occupent les Pays-Bas, Pendant l’Occupation, l’atelier 3/ L’égalité des salaires :
ordonnent l’ouverture de tous de Gen Paul, impasse Girardon, 100 francs par jour et pour tout qui conduit le Titi à trouver
les coffres et convertissent deviendra un lieu de rencontre le monde « dictateur compris », une répartie, à lancer une vanne.
d’office l’or en 2 200 florins- où Le Vigan, Marcel Aymé, 150 francs pour les couples, La vanne, c’est la fleur du
papier, au grand désespoir Céline refont le monde. Un soir 200 francs pour les couples langage. Le langage, il est
de Céline, qui va aller jusqu’à de 1944, lors d’un dîner à avec enfant. 4/ Un logement aux portes de Paris… »,
Berlin pour ameuter Otto l’ambassade d’Allemagne, pour tous : et tous propriétaires confiait-il en 1960.

LE MONDE // HORS-SÉRIE LOUIS-FERDINAND CÉLINE 119


RÉFÉRENCES
Robert-Chovin, Grasset, Céline scandale, d’Henri vol. 8 : Progrès suivi de ou des correspondances
2017, 177 p., 16,90 €. Godard, Gallimard, coll. Œuvres pour la scène et retrouvées, ainsi qu’une
Céline, la race, le Juif. « Folio », 1998, 170 p., 7 €. l’écran (1988) ; vol. 9 : Lettres bibliographie illustrée
Légende littéraire et vérité Voyage au bout de la nuit à Marie Canavaggia 1936- des traductions. Onze
historique, de Pierre-André de Louis-Ferdinand Céline, 1960 (2007) ; vol. 10 : Lettres numéros ont été publiés
Taguieff et Annick Critiques 1932-1935, d’André à Albert Paraz, 1947-1957 à ce jour.
Duraffour, Fayard, 2017, Derval, IMEC, 1993 (rééd. (2009) ; vol. 11 : Lettres à
1 174 p., 35 €. 10/18, coll. « Dossier de Milton Hindus 1947-1949 SUR INTERNET
Céline à l’épreuve. presse », 2005, 364 p., (2012) ; vol. 12 : Lettres à
Réceptions, critiques, épuisé). Pierre Monnier : 1948-1952 Version en ligne de la
influences, sous la direction Bibliographie des écrits (2015) ; vol. 13, Cahiers de Bibliographie des écrits de
de Philippe Roussin, Alain de Louis-Ferdinand Céline, prison : février-octobre 1946 Louis-Ferdinand Céline de
Schaffner et Régis de Jean-Pierre Dauphin (2019). Jean-Pierre Dauphin et
Tettamanzi, Honoré et Pascal Fouché, Le Bulletin Célinien Pascal Fouché :
Champion, coll. Le Graphomane BLFC, (mensuel). Fondé en 1981 www.biblioceline.com
« Littérature de notre 1985, (épuisé). par Marc Laudelout. Le Petit Célinien, site très
siècle », 2016, 347 p., 45 €. Il s’agit de la seule complet, régulièrement mis
Un long tourment. Louis- ICONOGRAPHIE publication mensuelle à jour :
Ferdinand Céline entre deux entièrement consacrée à www.lepetitcelinien.com
guerres 1914-1945, d’Odile l’œuvre de Louis-Ferdinand Institut Mémoires de
Céline à Meudon, images
Roynette, Belles lettres, Céline. Chaque mois, il l’édition contemporaine
intimes, 1951-1961, de David
coll. « L’histoire de profil », rend compte de toute (IMEC), fonds Céline
Alliot, Ramsay, 2006, 157 p.,
2015, 287 p., 25,50 €. l’actualité célinienne. (manuscrits,
(épuisé).
Céline : plein Nord, Renseignements, correspondance, photos,
Album Céline, de Jacques
de Pierre-Marie Miroux, abonnement et vente au archives audiovisuelles,
Boudillet et Jean Pierre
Société d’études numéro : Marc Laudelout, etc.), à l’abbaye d’Ardenne,
Dauphin, Gallimard, coll.
céliniennes, 2014, 135 p., 35 €. 139, rue Saint-Lambert, 14280 Saint-Germain-la
« Bibliothèque de la
D’un Céline l’autre, BP 77, 1200 Bruxelles, Blanche-Herbe.
édition établie par David Pléiade », 1977, 296 p. Belgique. Renseignements sur
Alliot, Bouquins, coll. « La L’Année Céline (annuel), www.imec-archives.com.
collection », 2011, PÉRIODIQUES éditée par Du Lérot. Revue Société d’études
(rééd.⁄2021, 1 192 p., 32 €). d’actualité célinienne céliniennes (association loi
Dictionnaire des Les Cahiers de la NRF, fondée en 1990. Le dernier 1901), renseignements et
personnages, des noms de Gallimard, vol. 1 : Céline et volume paru concerne adhésions :
personnes, figures et l’actualité littéraire 1932- l’année 2020. Réunion des sur www.celine-etudes.org
référents culturels dans 1957 (1976) ; vol. 2 : Céline et textes de Céline et de Présidée par François
l’œuvre romanesque de l’actualité littéraire 1957- documents inédits (envois, Gibault, la SEC organise un
Louis-Ferdinand Céline, 1961 (1976) ; vol. 3 : manuscrits) ou retrouvés congrès thématique tous
de Gaël Richard, Du Lérot, Semmelweis et autres écrits (articles, photographies) les deux ans et publie la
2008, 528 p., (épuisé). médicaux (1977) ; vol. 4 : ainsi que d’études et de revue Études céliniennes,
Esthétique de l’outrance. Lettres et premiers écrits résultats de ventes les actes des colloques ainsi
Idéologie et stylistique d’Afrique 1916-1917 (1978) ; publiques. Bibliographie que des études sur Céline.
dans les pamphlets vol. 5 : Lettres à des amies systématique. Cette année, elle organise
de L.-F. Céline, de Régis (1979) ; vol. 6 : Lettres à Revue Études céliniennes à Paris, du 29 juin
Tettamanzi, Du Lérot, 1999, Albert Paraz 1947-1957 (annuel). Elle publie, au 2 juillet, son 23e colloque
2 volumes, 512 et 527 p., (1980) ; vol. 7 : Céline et depuis 2005, des travaux international « Céline et
115 €. l’actualité 1933-1961 (1987) ; universitaires, des textes les arts ».

CRÉDITS PHOTOGRAPHIQUES : Izis/Paris Match/Scoop : couverture. Collection Gibault-Destouches/Fonds Louis-Ferdinand Céline/IMEC : p. 6,
p.  18 gauche, p.  19 haut et milieu, p.  20 milieu, p.  20 gauche, p.  21 gauche, p.  21 milieu, p.  22 gauche, p.  23 milieu, p.  24, p.  35, p.  45, p.  53, p.  73, p.  74, p.  101.
Roger-Viollet  : p.  12, p.  22 doite, Roger-Viollet/Alinari  : p.  18 milieu. Roger-Viollet/Léon et Lévy  : p.  18 droite. Roger-Viollet/Albert Harlingue  : p.  66.
Roger-Viollet/Jean Mounicq : p. 120. Roger-Viollet/Bernard Lipnitzki : p. 85. Succession Louis-Ferdinand Céline. Tous droits réservés : p. 23 droite.
Adoc-photos : p. 19 droite, p. 21 droite, p. 76. Leemage/Heritage Images : p. 20 droite. Leemage/Gusman : p. 23 milieu. Bibliothèque nationale de France,
département des manuscrits : p. 29. Opale/Pierre Vals : p. 62, p. 114. Reproduction Isabelle Eshraghi/Collection Émile Brami : p. 70. Reproduction
Isabelle Eshraghi/éditions La Pince à linge : p. 72. Tardi/Futuropolis/Dist. La Collection : p. 71. Courtesy/Collection Julien Roussard : p. 75. Rue des
Archives/AGIP : p. 81. Rue des Archives/René Dazy : p. 89. Keystone-France/Gamma-Keystone via Getty Images : p. 93. Collection Pierre Duverger/
Fonds Louis-Ferdinand Céline/IMEC : p. 96.

Remerciements à André Derval, à Mélina Reynaud, de l’IMEC, et à la Galerie Roussard.

122 LE MONDE // HORS-SÉRIE LOUIS-FERDINAND CÉLINE


RÉFÉRENCES
ŒUVRES L’École des cadavres, espérances 1894-1932, vol. 1, AUTOUR
DE CÉLINE Denoël, 1938. Mercure de France, 1977. DE CÉLINE
Les Beaux Draps, Céline – Délires
L’œuvre romanesque Nouvelles Éditions et persécutions 1932-1944, OUVRAGES
et une partie françaises, 1941. vol. 2, Mercure de France, DE RÉFÉRENCE
de la correspondance Préface pour Albert 1985. Elizabeth Craig raconte
de Céline ont paru Serouille, Bezons à travers Céline – Cavalier Céline. Entretien avec la
dans la « Bibliothèque les âges, Denoël, 1944. de l’Apocalypse 1944-1961, dédicataire de Voyage au
de la Pléiade ». Ballets sans musique, vol. 3, Mercure bout de la nuit, de Jean
Romans I : Voyage sans personne, sans rien, de France, 1981. Monnier, La Nouvelle
au bout de la nuit (Denoël et Gallimard, 1959. Librairie éditions,
Steele, 1932), Mort à crédit Carnet du cuirassier AUTRES BIOGRAPHIES coll. « Du côté de Céline »,
(Denoël et Steele, 1936), Destouches, éditions de Céline, de Henri Godard, 2022, 114 p., 12,90 €.
édition Henri Godard, l’Herne, 1963. Gallimard, 2011, Céline comix :
Gallimard, 1981, 1 680 p., 68 €. Chansons, La Flûte de coll. « NRF Biographies », Louis-Ferdinand Céline
Romans vol. II : D’un Pan, 1981. 593 p., 25,90 €. et la bande dessinée,
château l’autre (Gallimard, Maudits soupirs pour une Céline, de Yves Buin, de Bastien Bertine,
1957), Nord (Gallimard, autre fois, Gallimard, 1985. Gallimard, coll. « Folio Presses universitaires
1960), Rigodon (Gallimard, « 31 » Cité d’Antin, biographies », 2009, 467 p., François-Rabelais,
1969), édition Henri Du Lérot, 1988. 10,40 €. coll. « Iconotextes », 2021,
Godard, Gallimard, 1974, Le Questionnaire Céline, « Je ne suis pas 123 p., 35 €.
1 304 p., 62 €. Sandfort, précédé de neuf assez méchant pour Le traumatisme
Romans vol. III : Casse- lettres inédites de Céline me donner en exemple... », de la Grande Guerre et
Pipe (Frédéric à J.A. Sandfort, Librairie d’Émile Brami, Écriture,
Louis-Ferdinand Céline.
Monnier, 1989. 2003, 425 p., 22,95 €
Chambriand, 1949), Du trauma à la création,
Histoire du petit Mouck, (rééd. sous le titre Céline
Guignol’s Band I (Denoël, l’enquête historique, de
illustré par Édith Follet, à rebours, Archipoche,
1944), Guignol’s Band II Yoann Loisel et Emeric
Éditions du Rocher, 1994. 2011, 475 p., épuisé).
(Gallimard, 1964), édition Saguin, L’Esprit du temps,
Écrits polémiques, Céline. « Ça a débuté
Henri Godard, Gallimard, 2021, 303 p., 23 €.
Québec, Éditions 8, 2012. comme ça », de Pascal
1988, 1 237 p., 62 €. Louis-Ferdinand Céline et
Appareil critique Fouché, Gallimard, coll.
Romans vol. IV : Féerie le cinéma. Voyage au bout
de Régis Tettamanzi. « Découvertes » , 2001,
pour une autre fois  I de l’écran, d’Émile Brami,
Volume regroupant : 128 p., 15,80 €.
(Gallimard, 1952), Féerie Écriture, coll. « Essais et
Mea culpa, Bagatelles Céline entre haines et
pour une autre fois II documents », 2020, 205 p.,
pour un massacre, L’École passion, de Philippe
(Gallimard, 1954), 22 €.
des cadavres, Les Beaux Alméras, Robert Laffont,
Entretiens avec le La bibliothèque
Draps, Hommage à Zola, 1994 (rééd. Pierre
professeur Y (Gallimard, de Louis-Ferdinand Céline.
À l’agité du bocal et Guillaume de Roux, 2011,
1955), édition Henri 495 p., 24,50 €). Dictionnaire des écrivains
Godard, Gallimard, 1993, Vive l’amnistie, Monsieur !. et des œuvres cités
Publication autorisée La Vie de Céline,
1 598 p., 78 €. de Frédéric Vitoux, par Céline dans ses écrits
Lettres : Choix de lettres au Canada où l’œuvre et ses entretiens,
de Céline est tombée dans Grasset, 1988 (rééd.
de Céline et de quelques Gallimard, coll. « Folio », de Laurent Simon et
correspondances (1907- le domaine public, interdite Jean Paul Louis, Du Lérot,
en France. 1 028 p., 15 €).
1961), édition établie par Céline, de Paul del 2020, 2 volumes,
Henri Godard et Jean-Paul Guerre, édition établie 373 et 383 p., 90 €.
par Pascal Fouché,
Perugia, Nouvelles
Louis, Gallimard, 2009, Éditions latines, 1987, Céline en Afrique, de
2 034 p., 71,50 €. Gallimard, coll. « Blanche », Pierre Giresse, Du Lérot,
663 p., 32 €.
L’Église, Denoël et Steele, 2022, 183 p., 19 €. 2019, 181 p., 30 €.
Louis-Ferdinand Céline,
1933. de Maurice Bardèche, Madame Céline, de David
Mea culpa, suivi de BIOGRAPHIES La Table ronde, 1986, Alliot, Tallandier,
La Vie et l’œuvre de 384 p., (épuisé). coll. « Biographie », 2018,
Philippe Ignace Semmelweis La biographie de Louis-Ferdinand Céline 429 p., 20,90 € (rééd. coll.
(1818-1865), Denoël et référence est celle (préface de Marcel Aymé), « Texto », 2022, 443 p.,
Steele, 1936. de François Gibault, de Nicole Debrie-Panel, 11,50 €).
Bagatelles pour un en 3 tomes. Emmanuel Vitte, 1961, Lucette Destouches, épouse
massacre, Denoël, 1937. Céline – Le temps des 176 p., (épuisé). Céline, de Véronique

Le bureau de Céline dans sa maison de Meudon, en 1959.


LE MONDE // HORS-SÉRIE LOUIS-FERDINAND CÉLINE 121
Louis-Ferdinand Céline
Spécialiste de Céline auquel il a consacré plusieurs ouvrages, Émile Brami
retrace les grands chapitres, indissociables, de la vie et de l’œuvre de l’écrivain.
Il met également en perspective le pamphlétaire dont les textes doivent se lire
comme ceux d’un homme selon lui « chargé de haine pour les juifs mais aussi
pour l’humanité tout entière ».

Le portrait
L’œuvre
Les extraits de textes proposés dans ce hors-série procèdent d’un choix
subjectif mais rendent compte de l’œuvre de Céline. On y retrouve toujours
la même voix ; entre les romans, les pamphlets ou les chroniques de la
« trilogie allemande », seul le ton diffère. Au-delà des polémiques suscitées
par l’écrivain, notre intention est de faire éprouver au plus grand nombre
le plaisir intense et l’émotion que procure la lecture des romans et d’assurer
ceux qui ne l’ont pas encore lu qu’ils ignorent le bonheur qui les attend.

L’entretien
Spécialiste du roman français du XXe  siècle, Henri Godard a consacré
une partie de sa vie à l’étude et à l’édition, notamment dans « La Pléiade »,
de l’œuvre de Céline. Il a raconté dans À travers Céline, la littérature
(Gallimard) sa recherche de la bonne distance avec l’écrivain, entre horreur
morale et enthousiasme littéraire. Dans l’entretien que nous publions, il
évoque ce qu’il reste à découvrir sur une écriture et un imaginaire devenus
à ce point familiers. L’essentiel, peut-être, selon lui.

Il est difficile de ne pas admirer Louis-Ferdinand Céline, mais comment ne


pas le haïr ? C’est autour de cette question que s’organise cette sélection
de textes, avec en toile de fond le bouleversement radical imposé à la langue
par l’écrivain. Parmi les textes proposés, les contributions originales de
quatre auteurs aux approches très différentes, chacun fabriquant son
Céline : Pierre Assouline, Delfeil de Ton, Jean-Pierre Martin et François
Gibault. Et le témoignage de Jean-Pierre Thibaudat, «  miraculeux  »
dépositaire des milliers de manuscrits ayant refait surface l’été dernier.

Débats et hommages
Et aussi : chronologie, portfolio, lexique, références.

Vous aimerez peut-être aussi