Louis Robitaille
de
L.-F. Céline
Thèse de M.A.
Département de langue et
littérature françaises
RESUME
pitre s'attache à relever, dans 1e Voyage, des phrases (ou des syntagmes)
dont la composition interne révè1e une discordance de niveaux de langage.
Ainsi croit-on prouver que ce jeu sur les niveaux de langage constitue
l'essence même du sty1e du Voyage.
~IVEAUX DE LANGAGE
'dans
VOYAGE AU EOUT DE LA NUIT
,de
T...-F. CELINE
Louis Robitaille
Mars 1972
Département de langue et
littérature françaises
McGill University
Montréal, Québec
pages
INTRODUCTION • .... .. ·. 1
CONCLUSION • • • • • ·.. .. 75
BIBLIOGRAPHIE ·... 79
met l'observation suivante: au-del?i (ou plutôt en-deç?i) des dis cor-
dancesissues de la juxtaposition de paragraphes ou de phrases rédi-
gés selon le code de niveaux différents, il s~op~re un jeu de niveaux,
LA CRITIQUE
de
VOYAGE AU BOUT DE LA NUIT
5
n'est pas:
argotique ou littéraire?
çus: sinon ignorés par 1es autres critiques. Primo, il Y a non seuJ.ement
coexistence de 1angages radical.ement di:f:férents dans l' oeuvre, mais en-
core et surtout juxtaposition immédiate de ces 1angages opposés, d'ob un
e:f:fet des p1us "bizarres"; on touche vraiment ici à 1a notion de discor-
.à...ance. Secundo, 1a 1angue popuJ.<Üre de Cé1ine est purement arti:ficielle.
En re1evant cette caract.éristique comme un dé:faut, H. Bidou attire invo-
n 'hésite pas ~ écrire que "la langue littéraire de Céline est une trans-
compte de ces passages de style recherché remarqués par tous les autres
tégorie fermée.
Pierre Audiat déclare son admiration pour un roman qui, en quelque sorte,
brise les r~g1es du jeu (le jeu de la littérature, bien s1lr): "J e vous
10
dant, cette définition est faible surtout parce qu'elle se fonde sur
prendre pied";.
~ savoir son profond cynisme. Mais, aussi juste que soit cette expli-
cation, elle repose avant tout sur une intuition. En ce qui concerne
roman par son ubi9.,uité, c' est-~-dire par l ' ambi\aJeme d'un, langage qui.
un travail sur une langue donnée, fermée sur elle~me: la langue re-
cherchée.
crivain.
dération.
la distinction:
le plus haut raffinement peuvent se signaler aussi bien dans une con-
Richard écrit:
Bidou.
pour lui comme pour M. Cohen, le style "naturel" de Céline est celui
A nous convaincre que rien de vraiment solide n'en a été dit. Certes,
l6
présenté ces éléments non pas comme un ensemble cohérent, mais comme
"foisonnement de styles".
même)~6 Aprês avoir exposé ces unités, Guénot postule leur utilité en
18
entre autres, de passés simp1es (on pourrait ajouter d'autres distincr
tions, comme l'emploi de !l2:!!§. plutat que .Q!l pour exprimer le sujet ~ la
est un jeu sur différents niveaux. Par a:ü.leurs, il n 'y a rien ~ redire
autre.
un défaut plus grave encore: les niveaux de style sont définis par leur
dité d'une telle position: son auteur nous fournit lui-m~me l'instrument
19
CéJ.ine:
Nous ••• avec est strictement populaire. C'est Léo Spitzer qui l'a
relevé:
le narrateur est seul avec Molly pour cette sortie au cinéma, dans le
Voyage; donc le nous ••• avec Molly s'avère syntaxiquement incorrect, popu-
et 2.
travail sur les niveaux de langage de Voyage au bout de la~. Par con-
l'article de Léo Spitzer, cité ci-dessus: Une habitude de style (Le rappel)
22
chez M. Céline, paru au Français moderne en 1935. Dans cette étude,
\ .. _-
21
le espèce de raffinement.
CHAPITRE DEUXIEME
Niveaux de langage
22
étudions.
prose, l'élégie n'utilise pas le même langage que l'épopée, etc. Tout
que, dans cette théorie, c'est l'objet de l'oeuvre qui commande son
ter les exploits d'un héros, fils de roi, tandis que la simplicité
éthique plut6t qu'à des catégories esthétiques. Cela n'a pas empê-
de l'oeuvre:
veaux de style sur le lien qui existe entre le langage et son ré~érent.
'.
24
ser, voil~ sans doute ce quia tant offusqué certains critiques qui
A. Séries sémantiques:
dira alors que ce sont des synonymes. Par contre, au plan élargi de
A ce sujet:
ment (ils n'interfèrent pas entre eux) car "ils ressortissent cha.-
qui a pour effet de calmer les nerfs": on dispose alors d' au moins
personnes (bien que son usage devienne de plus en plus courant), relève
la m~me aire d'emploi que s'enfuir; les mots livre et bouquin témoi-
tableau 1), o-a les lettres ,!" b, •••!!. symbolisent les divers champs"mor-
pho-sémantique S " •
TABLEAU 1
Signifiant a / signifié a
Signifiant d / signifié d
'totalité de la langue •
tient compte que de la seule r~alité linguistique. On aura déjà compris que
les spries sémantiques s'articulent sur des niveaux de langage purs. Evi-
demment, comme ces niveaux ne sauraient se définir autrement qu'en fonc-
tion de l'usage, on devra avoir recours autant à l'usage de la lan~Àe
TABLEAU Il
Sa argotique 1 Sé argotique
Sa populaire 1 Sé populaire
Sa académique 1 Sé académique
Sa littéraire 1 Sé li ttéraire i~
tre part, Matoré ne semble pas prévoir de catégorie pour les langages
tôt que selon des postulats théoriques. En premier lieu, il faut ad-
secundo, un niveau argot doit être prévu pour y classer certains mots
ment relationnel.
là, on entend évidemment que ce niveau comprend tous les dignes lin-
(où ~ = signe):
TABLEAU 111
S
,
argotique
REFERENT
S
S
grossier
1
familier
::::::::==- (
"po pu la ire" )
CONCEPTUEL
1
S neutre
S
r
recherché S sPécialisé
TABLEAU IV
S grossier
· emmerdement
S neutre ennui
a:
TABLEAU V
neutre calmant
"PRODUIT PHARMACEUTIQUE
QUI CAThIE LES NERFS" {: spécialisé sédatif
37
on aura:
TABLEAU VI
S argotique homme
S grossier maquereau
S neutré souteneur
S recherché et/
ou spécialisé: J2roxén~te
familier par une périphrase comme pilule qui calme (les nerfs).
Rappelons une fois pour toutes que ces observations sur les
B. Syntaxe:
\v.rir des niveaux aussi nombreux et aussi délimités que ceux du lexi-
rations générales sur la norme: seuls les écarts par rapport ~ cette
tableau VII).
TABLEAU VII
o
l
A
/'''' E 0
\
A
simple comme Les jeunes enfants aiment beaucoup les beaux contes,ou
(Tableau VIII):
TABIEAU VIII
.aiment
mêmes peuvent être jonctées entre elles par: mais, par contre, certes,
TABlEAU lX
aiment
les oontes
jeunes beaux
/"'-A
, deJfée:
42
Xl), etc.
TABLEAU X
~Sê~
les IOldats se
~
A
____- r________________-JI
1 qui J
étaient fatigués
TABLEAU Xl
"Lorsqu'i4 étaient fatigués, les soldats se reposaient!'
... ...
....
... lorsqu' étaient fatigués
1
.. - .. __ ils *
res.
aussi bien écrire: La porte, elle est fermée que Elle est fermée,
la porte.
20
son tour relié au verbe ll : dépour1ru de connexion structurale, l'ac-
TABLEAU XII
a mangé
le loup
"'- ..... _.. ".,i~
..
~eau
vulgarisme" lorsque deux actants sont projetés: Mon doigt, elle l'a
21
piqué, l'abeille ou L'abeille, mon doigt, elle l'a piqué,etc.
équivaut il une phrase autonome; le cas est pius patent encore avec
qui manifestement va de soi, etc ••• ". Or "plus une langue est pri-
taxe: combinés entre eux et avec les niveaux du lexique, ils vont
c. Discordances:
ment tous les modèles de discordance que l'on pourra rencontrer dans
-vante:
1. Discordances sémantiques
2. Discordance syntaxique
-
b.
Q..=.
Syntaxe anormale/Niveau spécialisé
Syntaxe su'rnorma le /Nive au argotique
$h Syntaxe ~u.~ormale/Niveau grossier
Remarques:
-
e. Syntaxe sUrnorma le/Nive au familier
le niveau neutre du lexique ne joue lui non plus aucun rôle; une or-
dans ce roman.
que cet extrait met en présence deux niveaux bien différents: un réfé-
rent sublime (le mot lui-même est em:ployé) et un langage familier (pro-
52
que "le style n'est pas à la hauteur de son sujet". Mais, évidemment,
ce n'est pas cette espèce de discordance qu'il faut étudier ici; d'ail-
l'auteur en parle.
passage suivant:
A. Discordances sémantiques:
de discordance.
niveau occupe une place difficile à situer dans l'archétype des séries
sémantiques.)
rapporté.
opposés.
57
argotique; mais cette hypothèse n'est pas fondée: d'après les définitions
constellent.
les occurrences sont très nombreuses; on n'en rapportera ici que les
dont Baryton nous avait plaqués pour s'en aller vadrouiller dans les
la phrase suivante:
sel':
Dans ce passage, la discordance saute aux yeux; elle est issue de l'in-
charme: "Je ne pouvais compter que sur moi-même pour rompre ce mer-·
finissaient elles aussi souvent assez mal en torgnoles diverses ••• ,,15:
grossier lorsqu'il est mis pour "chair humaine", que Céline introduit
du langage.
même; cependant, comme l'argot, c'est une langue partielle, qui doit
"lé de manifestation chez Céline), tandis que, accolé aux autres niveaux
On voit bien que endémique "se dit d'une maladie permanente dans
"T. familier, par exemple, "Ca lui faisait très mal quand je le tri-
citerons que la plus intéressante parce qu'elle est signalée par l'au-
teur (à l'aide des guillemets']:
Dans cet extrai t d.~un cynisme comique, Céline joue sur l 'oppo-
B. Discordances syntaxiques:
truit selon UL~e syntaxe anormale peut parfois créer une discordance
taxique, souvent une projection actancielle, comme par exemple "A dis-
ment liés les deux niveaux extrêmes de la syntaxe. Cet exemple est
n'avait jamais été fort", on aurait hors de tout doute une syntaxe
surnormale; si, par contre, l'auteur avait écrit: "Il n'avait jamais
ments.
Dans l'exemple qui suit, la phrase débute encore par une in-
pression du ne de la négation:
'--
ciel et la campagne et nous, tout qu'il
emmenait, tout, qu'on n'en parle plus. 25
et nous; rappels insistants: toutes les ••• toutes, tout ••• tout;
qu'il emmenait provoque une discordance très nette par rapport à l'en-
semble.
dions le train avec Molly, passèrent des hommes ••• ,,27 (inversion, tour-
véritable apposition.
souvent dans le Voyage. Par exemple, dans "La tante à Bébert en a pro-
chée du lexique et la tournure anormale nous ••• avec: "Et puis, nous
nous mimes à discourir sur les âges avec le curé"~O Ou encore: "Il
par deux ans" (le visage vieilli, d'une personne qu'on n'a pas recon-
dire oui à il faut bien le dire oui, d'où il le faut bien dire oui.
fut à bouffer jamais plus discret que moi,,~3 qui place en inversion
vante:
(porteurs ••• ).
verses manifestations.
71
D. Discordances multiples:
On voit bien que cette phrase combine les niveaux discordants suivants:
sier.
observe dans le Voyage. C'E~st plus qu'il n'en faut pour nous convaincre
de l'ampleur du phénomène.
~ peu près également, donc indifféremment, compte tenu des deux excep-
de futilité.
cette étude se justifie aisément. On aura avant tout montré ceci: alors
tous, ils n'ont parlé que des ruptures de niveau de style d'un pas-
C'est dire que, dans leur embarras perplexe ou choqué, ces cri-
que travail sur le langage, considéré selon tous ses niveaux. La pos-
La Revue des Deux Mondes (André Chaume ix), 1er janvier 1933.
82
NOTES
CHAPITRE PREMIER:
CHAPITRE DEUXIEME:
1. P. 162.
2. P. 59.
3. P. 26.
4. P. 122.
5. P. 217.
6. P. 172.
7. P. 379.
8. P. 215.
9. P. 381-
10. P. 437.
Il. P. 412.
12. P. 86.
85
'-~
13. P. 261.
14. P. 410.
15. P. 269.
16. P. 358.
17. P. 200.
18. P. 24l.
19. P. 328.
20. P. 265.
21. P. 181.
22. P. 304.
23. P. 236.
24. P. 131.
25. P. 498.
26. P. 395.
27. P. 237.
28. P. 334.
29. P. 246.
30. P. 376.
31. P. 81.
32. p. 163.
33. P. 121.
34. P. 130.
35. P. 92.
36. P. 27.
86
37. P. 426.
,~.-
38. P. 344.
39. P. 183.
40. P. 241.