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Voyage au bout de la nuit de Céline (1932)

Lecture linéaire d'un extrait

Introduction
Dès sa parution, le roman Voyage au bout de la nuit de Louis-Ferdinand Céline a fait
scandale, non seulement pour la vision très pessimiste de l’humanité qu’il propose mais aussi parce
qu’il est écrit dans une langue très nouvelle, à la fois inspirée de l’oral avec ses mots argotiques ou
grossiers et même temps très écrite, voire poétique. L’auteur y raconte le parcours assez chaotique
de Ferdinand Bardamu, narrateur interne et personnage principal,et le caractère plutôt
autobiographique de cette œuvre ne fait guère de doute : comme Céline lui-même, Bardamu a été
soldat lors de la Première Guerre Mondiale, puis blessé et donc envoyé dans les colonies d’Afrique
avant d’exercer la médecine.Le « voyage » dont il est question dans le titre est donc physique mais
aussi et surtout intellectuel, comme si l’auteur était parti chercher « au bout de la nuit » une vérité
sur la condition humaine.
Il faut dire aussi cependant que Céline est l’un des auteurs les plus contestés de la littérature
française dans la mesure où, violemment antisémite lui-même, il a défendu le régime de Pétain et
plusieurs des idées d’Hitler. Encore aujourd’hui, de nombreuses polémiques entourent son œuvre et
on continue de s’interroger : peut-on rendre hommage à la « révolution littéraire » qu’a été le
Voyage au bout de la nuit en oubliant qui a été son auteur ou doit-on au contraire ne plus lire ses
romans, tant ses opinions apparaissent comme indéfendables ?

Situation de l'extrait
Le passage que nous étudions se situe dans la première partie du roman consacrée à
l’expérience d’un soldat de la Première Guerre Mondiale. Ferdinand Bardamu, narrateur à la
première personne, vient de s’engager volontairement dans l’armée française pour suivre un ami.
Mais une fois parvenu sur le front, il comprend très vite combien l’image très idéalisée qu’il se
faisait de la guerre est éloignée de la vérité et découvre l’horreur et l’absurdité des combats. Loin de
tout élan héroïque et patriotique, l’auteur représente ici une humanité en perdition où chacun ferait
bien mieux de déserter face à l’ennemi pour sauver sa peau.Si son personnage est en marge, c’est
parce qu’il rejette les discours guerriers et assume un individualisme choquant en temps de guerre.
Cet extrait se structure en trois temps :
- lignes 1 à 8 : portrait d’armées de « fous héroïques »
- lignes 9 à 13 : remords de s’être engagé dans cette folie
- lignes 14 à 23 : absurdité des ordres militaires
On pourrait étudier le texte à travers cette problématique : comment l’auteur exprime-t-
ilson rejet de la guerre dans cet extrait ?

Analyse linéaire de l'extrait


Portrait d’armées de « fous héroïques »(lignes 1 à 8)
● ligne 1 :le ton est donné dès la première ligne avec cette phrase interrogative qui questionne sur la
place de l’individu dans la société : Bardamu se demande s’il est « le seul » dans son cas. L’adjectif
« lâche », a priori connoté négativement, est ici présenté comme le signe distinctif permettant de
voir l’originalité du narrateur parmi ses congénères. Cela dit, cette marginalité du « je » n’est pas
forcément négative, au contraire, puisqu’elle repose sur le rejet de la guerre etque l’auteur invite le
lecteur à la partager avec lui.En effet, il s’agit de se distinguer de tous les autres « sur la terre » et
comme on va le voir, le portrait de ces autres n’est pas très recommandable et suscite même
l’« effroi ».

● lignes 1 à 7 :
- une longue phrase commence là pour brosser un tableau terrible des combattants desquels le
narrateur se distingue encore une fois à travers l’expression « Perdu parmi deux millions ». Ces
soldats, désignés par l’oxymore « fous héroïques », incarnent une folie en action, anonyme et
meurtrière, où tous les participes présents (« hurlants », « sifflants », « volants », « creusant »,
etc…) donnent l’impression d’une série d’événements furieux qui se dérouleraient simultanément.
Cette longue énumération dresse un inventaire désordonné non seulement des actions mais aussi des
attitudes des soldats qui semblent se comporter comme des malades mentaux dans un asile, ce que
confirme d’ailleurs l’emploi du terme « cabanon » (voir note 1). Cette liste se rassemble cependant
soudain dans le complément circonstanciel de but « pour y tout détruire » qui ouvre la deuxième
partie de cette longue phrase : ainsi donc, la raison d’être de cette agitation absurde est une force
destructrice effrayante et anonyme qui semble exclure toute forme de logique et devoir s’étendre au
monde entier à travers l’énumération « Allemagne, France et Continents ».
- la deuxième partie de cette longue phrase repose essentiellement sur une comparaison entre les
soldats et des « chiens enragés », comparaison qui éloigne définitivement l’humanité de toute forme
de civilisation et d’empathie. Pire encore, la comparaison se précise et se déploie en attribuant à
travers la parenthèse moins de perversité aux chiens qu’aux hommes et en répétant l’hyperbole
« mille fois » : toutes les bornes de la raison ont été dépassées et c’est la folie qui semble l’emporter
dans un élan inarrêtable.

● lignes 7-8 :les deux phrases courtes qui concluent ce paragraphe viennent en quelque sorte
apporter une conclusion à la longue énumération qui les a précédés. Tout d’abord, l’antiphrase
« Nous étions jolis ! » relève de l’ironie dans la mesure où elle suggère précisément l’inverse, à
savoir la laideur morale de cette humanité en guerre. On notera au passage que pour une fois, le
narrateur s’inclut dans le « Nous » comme s’il était lui-même dégradé par sa participation, même
involontaire, à ces atrocités. Ensuite, le connecteur logique « Décidément » marque le caractère
conclusif de cette dernière phrase. Le narrateur comprend enfin dans quoi il s’est « embarqué » et
compare la guerre à une « croisade apocalyptique », expression inspirée de la Bible qui renvoie à la
fin du monde. Dans cet avilissement généralisé de l’humanité, il voit en effet le signe d’une
déchéance et la preuve que les hommes courent ici vers leur propre destruction.

Remords de s’être engagé dans cette folie (lignes 9 à 13)


● Point de grammaire (ligne 9) : « [On est puceau de l’horreur], [comme on l’est de la volupté] »Il
y a deux verbes conjugués et donc deux propositions. On trouve ici une proposition subordonnée
circonstancielle de comparaison introduite par laconjonction de subordination « comme ». Cette
relative est précédée de la principale qu’elle complète etséparée d’elle par une virgule qui ne
change rien à la relation entre les deux propositions. La phrase, ainsi formulée, repose donc sur la
comparaison entre « l’horreur » (élément comparé) et « la volupté » (élément comparant) autour du
point commun « puceau » et de l’outil de comparaison « comme ».

● ligne 9 :cette courte phrase au présent de vérité générale, contenant à la fois les termes abstraits
« Horreur » et « volupté » et le mot familier « puceau », mélange assez caractéristique de la langue
si particulière de Céline, se présente comme une sorte de morale du texte qu’on pourrait reformuler
ainsi : avant d’avoir fait la guerre, on est aussi niais et ignorant qu’avant d’avoir fait l’amour.
L’auteur du Voyage au bout de la nuit affectionne en effet ces réflexions morales à valeur générale
qui donnent à son récit une étrange profondeur philosophique, comme on le voit parfois aussi dans
Manon Lescaut de l’abbé Prévost.

● lignes 9 à 11 :ces deux questions consécutives suggèrent le remords de s’être engagé dans l’armée
qui secoue le narrateur. Pour illustrer la vérité générale qu’il vient d’énoncer à la ligne 9, il se
demande en effet comment il aurait pu savoir par avance ce à quoi il devait s’attendre. L’expérience
de la guerre agit donc comme un révélateur dans son esprit, dévoilant la « sale âme héroïque et
fainéante des hommes » ; ce GN est particulièrement intéressant en ce qu’il repose sur une nouvelle
antithèse entre « héroïque » d’une part et « sale » ou « fainéante » d’autre part, comme s’il s’agissait
dans cette œuvre de remettre en cause toute forme d’héroïsme et de justifier le choix, moins
glorieux mais bien plus rationnel, de la lâcheté.

● lignes 12-13 :l’indication de temps « A présent » marque l’opposition avec les anciennes images
que se faisait le narrateur de la guerre. Il la désigne d’ailleurs par la triple périphrase « fuite en
commun », « meurtre en masse » et « feu », la caractérisant ainsi de façon implicite comme une
force destructrice amorale qui exclurait toute forme d’héroïsme. Pire encore, le narrateur y voit là
l’expression d’une pulsion profonde, irrationnelle et inarrêtable :« Ça venait des profondeurs et
c’était arrivé ». La guerre serait donc une force susceptible de submerger la raison humaine,
d’imposer sa violence destructrice et il serait vain de protester face à elle.

Absurdité des ordres militaires (lignes 14 à 23)


● lignes 14-15 :entrée en scène de personnages identifiés(autres que le narrateur) dans ce
paragraphe. Après avoir évoqué les combattants en général, le narrateur nomme ici certains de leurs
représentants pour leur caractère révélateur. Il en est ainsi du « colonel » de la ligne 14, remarquable
par son calme face à l’horreur, lisant des lettres « sans hâte, entre les balles ». Ce rapide portrait en
action rappelleque le narrateur ne parle pas de la guerre seulement de façon théoriquemais qu’il
assiste aussi à des scènes concrètes de cette vie au front. On notera une nouvelle fois l’emploi du
langage familier avec « bronchait » qui ne suggère pas une grande déférence de la part du narrateur
à l’égard du colonel : l’idée est bien d’en faire en effet un portrait critique.

● lignes 15 à 18 : enchaînement de phrases interrogatives comme s’il s’agissait là d’un discours


oral, ce que tend d’ailleurs à confirmer l’emploi d’un langage familier comme « Maldonne » ou
« pour rire ». L’auteur se questionne ici sur la légitimité des décisions prises « d’en haut » par les
chefs de guerre et feint d’espérer qu’il ne s’agisse que d’une erreur : « méprise ? Abominable
erreur ? Maldonne ? » Il dévoile ce faisant la vraie nature des combats qui relèvent moins de
« manœuvres » militaires que d’« assassinats ». Une fois encore, il dénonce implicitement la
légitimation decette folie meurtrière par l’armée française.

● lignes 18 à 21 :l’expression, décidément très animée, passe à nouveau par des exclamationstelles
que « Mais non ! » comme si le narrateur découvrait lors d’un échange oral la réponse à ses
questions. Il suggère que l’arrêt de combats aussi violents et absurdes devrait être une évidence et
que c’est pourtant leur poursuite qui est sans cesse décidée. De façon ironique, il imagine le
message du général au colonel où les massacres et la destruction sont désignés comme « la bonne
voie » alors qu’on s’attendrait justement à l’inverse.A travers le champ lexical de l’armée
(« colonel », « général », « division », « agent de liaison »), c’est tout un système qu’il condamne
pour sa folie et son inhumanité.

● lignes 21 à 23 :la fin du texte met enfin en scène un personnage un peu plus positif, non pas pour
son héroïsme mais pour sa lâcheté. Les qualificatifs qui lui sont attribués, à savoir « vert et
foireux », sont pourtant péjoratifs, voire orduriers mais le narrateur en parle comme d’un potentiel
« frère peureux » : ce qui les unit, c’est la peur face à l’horreur de la guerre, peur bien plus humaine
et plus saine que l’acceptation manifeste de ces atrocités chez le colonel. Cependant, même l’espoir
de ce contact humain disparaît avec la dernière phrase : « Mais on n’avait pas le temps de fraterniser
non plus ».

Conclusion
Cet extrait du Voyage au bout de la nuitde Louis-Ferdinand Céline est donc porteur d’une
vision originale de la place de l’individu dans la société : quand le monde est devenu fou et que la
guerre incite les hommes à se transformer en meurtriers, il est plus sain de rester en marge, voire de
chercher les moyens de déserter. Cette critique de l’absurdité de la guerre incite donc l’individu à se
méfier de la société à laquelle il appartient et des valeurs qu’elle porte : peut-être vaut-il mieux
parfoisfaire preuve de lâcheté ou de désobéissance, peut-être est-ce parfois plus raisonnable d’être à
la marge…
De ce point de vue, cet extrait du Voyage au bout de la nuit peut nous faire penser à bien
d’autres romans où les personnages semblent avoir raison seuls contre tous. A la fin de
ManonLescaut par exemple, les deux amants qui avaient enfin choisi une vie calme et réglée en
Amérique se retrouvent soudain séparés par le gouverneur de La Nouvelle-Orléans : amoureux,
fidèles l’un à l’autre et pour une fois plutôt respectueux des autres, ils se trouvent injustement
contraints à la fuite et promis à la mort. Les personnages marginaux, même lorsqu’ils apparaissent
comme des parias, n’ont donc pas forcément tort.

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