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Moi d’abord la campagne, faut que je le dise tout de suite, j’ai jamais pu la sentir, je l’ai

toujours trouvée triste, avec ses bourbiers qui n’en finissent pas, ses maisons où les gens
n’y sont jamais et ses chemins qui ne vont nulle part. Mais quand on y ajoute la guerre en
plus, c’est à pas y tenir. Le vent s’était levé, brutal, de chaque côté des talus, les peupliers
mêlaient leurs rafales de feuilles aux petits bruits secs qui venaient de là-bas sur nous.
Ces soldats inconnus nous rataient sans cesse, mais tout en nous entourant de mille
morts, on s’en trouvait comme habillés. Je n’osais plus remuer.
Le colonel, c’était donc un monstre ! À présent, j’en étais assuré, pire qu’un chien, il
n’imaginait pas son trépas ! Je conçus en même temps qu’il devait y en avoir beaucoup
des comme lui dans notre armée, des braves, et puis tout autant sans doute dans l’armée
d’en face. Qui savait combien ? Un, deux, plusieurs millions peut-être en tout ? Dès lors
ma frousse devint panique. Avec des êtres semblables, cette imbécillité infernale pouvait
continuer indéfiniment... Pourquoi s’arrêteraient-ils ? Jamais je n’avais senti plus
implacable la sentence des hommes et des choses. Serais-je donc le seul lâche sur la
terre ? pensais-je. Et avec quel effroi !... Perdu parmi deux millions de fous héroïques et
déchaînés et armés jusqu’aux cheveux ? Avec casques, sans casques, sans chevaux, sur
motos, hurlants, en autos, sifflants, tirailleurs, comploteurs, volants, à genoux, creusant, se
défilant, caracolant dans les sentiers, pétaradant, enfermés sur la terre, comme dans un
cabanon, pour y tout détruire, Allemagne, France et Continents, tout ce qui respire,
détruire, plus enragés que les chiens, adorant leur rage (ce que les chiens ne font pas),
cent, mille fois plus enragés que mille chiens et tellement plus vicieux ! Nous étions jolis !
Décidément, je le concevais, je m’étais embarqué dans une croisade apocalyptique.
On est puceau de l’Horreur comme on l’est de la volupté. Comment aurais-je pu me
douter moi de cette horreur en quittant la place Clichy ? Qui aurait pu prévoir avant
d’entrer vraiment dans la guerre, tout ce que contenait la sale âme héroïque et fainéante
des hommes ?
À présent, j’étais pris dans cette fuite en masse, vers le meurtre en commun, vers le
feu... Ça venait des profondeurs et c’était arrivé.

Louis-Ferdinand Céline, Voyage au bout de la nuit, 1932

Explication linéaire :

Louis-Ferdinand Destouches, romancier sous le pseudonyme de Céline, s’est d’abord


inscrit dans la "normalité" de son époque : il devance l’appel et s’engage dès 1913, est blessé à la
guerre et décoré. Puis il devient médecin. Mais, peu à peu, il adopte les thèses de la propagande
nazie, notamment son antisémitisme violent, et, pendant la Seconde guerre mondiale, il collabore
aux journaux nazis et soutient ouvertement l’Occupation allemande, ce qui lui vaut, à la Libération,
l’exil puis une condamnation par contumace avant d’obtenir obtient son amnistie en 1951. Il se
retrouve ainsi lui-même marginalisé. Voyage au bout de la nuit, roman publié en 1932, obtient le
Prix Renaudot, mais suscite de vives réactions critiques en raison à la fois de la personnalité de
son héros, Ferdinand Bardamu, et du style de Céline, double preuve de la marginalité de ce
romancier.

Mon projet de lecture est de déterminer en quoi le récit du héros fait de lui un
personnage en marge ?

J’organiserai mon explication linéaire en 4 parties. D’abord, la description du décor (des lignes
1 à 8), puis la déshumanisation (des lignes 9 à 17), ensuite la vision cauchemardesque (des
lignes 17 à 26), enfin une réflexion en conclusion (de la ligne 27 à la fin)

J’en viens à la première partie avec la description du paysage sinistre.


Le pronom « Moi » en tête de l’extrait signale la dimension autobiographique, fictive même
si le personnage peut être rapproché du romancier par son prénom, ce qui permet de créer un
effet de réel. Le personnage-narrateur se pose, en effet, comme témoin, tout en affichant sa
subjectivité, dans un langage qui reproduit l’oralité avec l’antéposition du complément d’objet
direct, avec l’irrespect de la syntaxe, due à l’absence du pronom « il » sujet, et avec la négation
incomplète et au lexique familier : « Moi d’abord la campagne, faut que je le dise tout de suite, j’ai
jamais pu la sentir, je l’ai toujours trouvée triste ». Il impose ainsi sa vision au lecteur.
La description met en valeur l’aspect sinistre de cette région (des Flandres) où se déroule
alors la guerre, d’abord avec la mention des « bourbiers », souvent évoqués dans la
représentation des tranchées de la 1ère guerre mondiale, puis avec l’accumulation des
négations : « ses bourbiers qui n’en finissent pas, ses maisons où les gens n’y sont jamais et ses
chemins qui ne vont nulle part. » À cela s’ajoute l’atmosphère dans laquelle baigne ce paysage,
avec l’adjectif mis en valeur par l’apposition : « Le vent s’était levé, brutal, de chaque côté des
talus ». Cette description plonge ainsi le lecteur dans un lieu en dehors de toute civilisation,
déserté par toute vie humaine.
La description établit aussi un parallélisme entre ce décor et les réalités de la guerre, en
introduisant le jugement du narrateur, un violent rejet lancé sur un ton familier : « Mais quand on y
ajoute la guerre en plus, c’est à pas y tenir. » Ainsi l’image des arbres agités par le « vent » imite
les tirs des armes, reproduit aussi par la multiplication des monosyllabes : « les peupliers mêlaient
leurs rafales de feuilles aux petits bruits secs qui venaient de là-bas sur nous. » La nature semble
ainsi contribuer à l’œuvre accomplie par la guerre et le dégoût de la « campagne » se confond
avec celui de la guerre qui fait peser ses menaces sur les soldats. La comparaison souligne le
risque incessant, car même les vivants ressemblent à des morts : « Ces soldats inconnus nous
rataient sans cesse, mais tout en nous entourant de mille morts, on s’en trouvait comme habillés ».
Mais c’est déjà l’absurdité que traduit l’antithèse, car les hommes se tirent dessus, mais cela
semble n’avoir aucun sens, et la mort relève alors du hasard. Le seul sentiment possible est donc
la peur, qui paralyse le narrateur : « Je n’osais plus remuer. »

Je passe à la deuxième partie : La déshumanisation (des lignes 9 à 17)


Dans cette situation, où la mort peut arriver à tout moment, ne pas la redouter est absurde,
et, pire encore, est exclu de l’humanité de celui qui la brave. Cela explique les violentes
exclamations qui dénoncent le commandement en l’animalisant avec mépris : « Le colonel, c’était
donc un monstre ! À présent, j’en étais assuré, pire qu’un chien, il n’imaginait pas son trépas ! »
La critique s’élargit ensuite, car l’absurdité de l’héroïsme devient générale : « il devait y en
avoir beaucoup des comme lui dans notre armée, des braves, et puis tout autant sans doute dans
l’armée d’en face » Cette réflexion, avec l’oralité qui met en évidence l’héroïsme par la reprise de «
des comme lui » par « des braves » entre virgules, s’oppose à sa vision critique, soutenue par la
périphrase péjorative : « Avec des êtres semblables, cette imbécillité infernale pouvait continuer
indéfiniment... » Les deux brèves questions amplifient encore l’absurdité par le nombre cité : « Qui
savait combien ? Un, deux, plusieurs millions peut-être en tout ? »
L’observation de l’énonciation permet de situer le narrateur en marge de ces combattants
héroïques. S’il emploie la première personne du pluriel, en parlant de « notre armée », langage
attendu du patriote, le pronom « ils » dans sa question, « Pourquoi s’arrêteraient-ils ? », montre
qu’il refuse de s’identifier à eux. D’où la prédominance du « je ». Dans un premier temps, le
personnage se différencie par son aptitude à la réflexion, prise de recul pour justifier son refus
d’accepter les implications de la guerre : « j’en étais assuré », « Je conçus », « pensais-je » Son
constat, accentué par l’antéposition de la négation et par l’adverbe d’intensité, traduit ainsi son
refus de perdre le libre-arbitre qui caractérise l’homme pour accepter une obéissance passive : «
Jamais je n’avais senti plus implacable la sentence des hommes et des choses. »
Le seul sentiment naturel pour rester humain ne peut donc être que la peur, exprimée sans
la moindre culpabilité, d’abord dans un lexique familier qui la rend normale, puis amplifiée, « Dès
lors, ma frousse devint panique. » C’est ce qui conduit logiquement le personnage à envisager de
renoncer au modèle héroïque, se plaçant ainsi en marge du patriotisme, mais les modalités
expressives, interrogation puis exclamation, prolongées par les points de suspension, insistent sur
la difficulté d’un tel choix : « Serais-je donc le seul lâche sur la terre ? pensais-je. Et avec quel
effroi !... »

Je poursuis avec la troisième partie consacrée à la vision cauchemardesque (des lignes 17


à 26)
La seconde partie du paragraphe est encadrée par deux jugements du narrateur qui
donnent le ton d’un douloureux constat à sa description et la première, une phrase interrogative
non verbale, révèle son désarroi. Le participe, lancé en tête, qui souligne sa solitude, s’oppose au
chiffre qui accompagne la vision de l’armée : « Perdu parmi deux millions de fous héroïques et
déchaînés et armés jusqu’aux cheveux ? » Il se sent minuscule, emporté dans une véritable folie
que mettent en valeur l’oxymore dénonciatrice, « fous héroïques », et la répétition insistante de «
et » (une polysyndète) qui dépeint ces soldats.
Ce constat le ramène à une douloureuse lucidité sur lui-même, exclamation familièrement
chargée d’ironie, mais il s’associe ici à tous ses compagnons, eux aussi victimes : « Nous étions
jolis ! » D’où la conclusion où il admet, avec amertume, son erreur, avec une hyperbole qui
accentue l’horreur de la guerre : « Décidément, je le concevais, je m’étais embarqué dans une
croisade apocalyptique ». Cela conduit tout naturellement le narrateur à développer cette vision
d’apocalypse telle une image de folie, illustrée par le rythme de cette longue énumération, sans
verbe conjugué et exclamative. Plusieurs procédés se combinent pour donner l’impression d’une
confusion générale :
- une antithèse en ouverture : « Avec casques, sans casques » ;
- une accumulation des modes de déplacements variés, « sans chevaux, sur motos », « en autos
», « volants », qui se termine par « à genoux », renforçant ainsi à la fois l’acharnement et l’image
de victimes implorantes ;
- des jeux sonores sur les finales des mots : « tirailleurs, comploteurs » où un terme militaire est
associé à une désignation péjorative, puis « hurlants », « sifflants », « caracolant », « pétaradant ».
Un glissement des participes présents pris comme adjectifs qualifient ces bruits, d’où
l’accord au pluriel, à des participes fonctionnant comme des verbes, donc sans accord, qui
traduisent, eux, des actions. Ces participes marquent aussi le contraste entre ces attitudes de
guerriers héroïques, manifestant ouvertement leur présence, et même leur force, et les attitudes
de fuite, de refus du combat : « creusant, se défilant », pour échapper à la mort.
Une première comparaison à la cellule dans laquelle on gardait les fous dangereux élargit
cette vision d’horreur : « enfermés sur la terre, comme dans un cabanon ». Une seconde
comparaison à des « chiens » est encore plus péjorative : « plus enragés que les chiens, […] cent,
mille fois plus enragés que mille chiens et tellement plus vicieux ». Elle est, en effet, renforcée par
l’hyperbole, en gradation par les chiffres et les comparatifs, et surtout par la remarque glissée
entre parenthèse : « adorant leur rage (ce que les chiens ne font pas) ». Le verbe « adorer » est
également le signe de la condamnation de ceux que leur pouvoir de donner la mort transforme en
des dieux, idolâtres donc de leur propre puissance.
L’image d’une apocalypse est confirmée par la reprise du verbe à l’infinitif, « détruire », qui
marque l’objectif ultime, avec un triple complément en gradation, « Allemagne, France et
Continents », prolongé par l’infinitif en écho qui oppose cette mort générale à la vie : « tout ce qui
respire ».

Ma quatrième partie sera consacrée à une réflexion en conclusion (de la ligne 27 à la fin)
Toute la noblesse de la guerre est donc effacée par cette peinture empreinte de la colère
du narrateur, qui, par un recul temporel, avoue la naïveté de son engagement patriotique à travers
sa terrible initiation et ses questions : « Comment aurais-je pu me douter moi de cette horreur en
quittant la place Clichy ? », « Qui aurait pu prévoir avant d’entrer vraiment dans la guerre […] ? »
Cette croyance aveugle, due à toute une propagande, s’oppose à la réalité, amplifiée par le
rythme, tandis que la phrase inachevée (aposiopèse) suggère un prolongement qui ne peut être
que la mort : « À présent, j’étais pris dans cette fuite en masse, vers le meurtre en commun, vers
le feu... »
Ce regret est justifié par une métaphore, à laquelle le pronom indéfini « on » donne la
forme d’un proverbe : « On est puceau de l’Horreur comme on l’est de la volupté. » Cette
comparaison traduit un douloureux réveil, une perte de virginité, tandis que la majuscule
transforme la guerre en une monstrueuse allégorie de la prostitution.
Mais ce jugement accuse directement l’humanité et sa vision de l’homme, portant en elle
ces forces de mort : la guerre illustre, en fait, « tout ce que contenait la sale âme héroïque et
fainéante des hommes ». Les adjectifs associent la valeur – rejetée par le narrateur – de
l’héroïsme, à des adjectifs qui la démythifient, « sale », et surtout « fainéante », car l’homme
préfère céder au pouvoir que de lui résister, que d’accomplir ce qui serait le véritable effort, choisir
de vivre. Comment résister d’ailleurs quand cette pulsion de mort n’est que la remontée à la
surface de ce qui est présent au plus profond de l’inconscient humain : « Ça venait des
profondeurs et c’était arrivé. » ?

Pour conclure, cet extrait représente donc la guerre comme l’aboutissement d’une
nouvelle forme d’initiation, inversée, puisqu’il ne s’agit plus, pour le personnage, d’une épiphanie
lui permettant de devenir héros, mais d’une expérience horrible le conduisant à s’affirmer anti-
héros, en se mettant en marge des valeurs de son temps, le patriotisme, l’héroïsme. La première
guerre mondiale a installé un doute sur la capacité de l’homme à maîtriser le monde et à réaliser
de réels progrès sur lui-même. Il est donc tout naturel que la littérature reflète ces doutes, et que le
romancier place devant les yeux de son lecteur un anti-héros pour remplacer le modèle héroïque,
démythifié. Le dégoût de la guerre semble avoir entraîné un dégoût de l’homme pour lui-même.
Plus rien n’a de valeur, plus rien n’a de sens, sauf le désir de rester en vie à tout pris, d’où la
lâcheté que le personnage découvre en lui.
Cette destruction du héros s’accompagne d’une destruction du langage qui donne toute sa
force à la dénonciation de Céline. Il choisit l'oralité, un parler direct et vrai, qui reproduit les
réflexions qui auraient pu être celles de n’importe quel soldat participant à cette guerre, mais en
même temps, un élan polémique par l’élaboration des images et du rythme.

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