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Maître de philosophie, Maître de musique, Maître à danser, Maître d'armes, Monsieur Jourdain, Laquais

Monsieur Jourdain. Holà, Monsieur le Philosophe, vous arrivez tout à propos avec votre philosophie. Venez un peu mettre la paix
entre ces personnes−ci.

Maître de philosophie. Qu'est−ce donc ? qu'y a−t−il, Messieurs ?

Monsieur Jourdain. Ils se sont mis en colère pour la préférence de leurs professions, jusqu'à se dire des injures, et vouloir en venir
aux mains.

Maître de philosophie. Hé quoi ? Messieurs, faut−il s'emporter de la sorte ? et n'avez−vous point lu le docte traité que Sénèque a
composé de la colère ? Y a−t−il rien de plus bas et de plus honteux que cette passion, qui fait d'un homme une bête féroce ? et la
raison ne doit−elle pas être maîtresse de tous nos mouvements ?

Maître à danser. Comment, Monsieur, il vient nous dire des injures à tous deux, en méprisant la danse que j'exerce, et la musique
dont il fait profession ?

Maître de philosophie. Un homme sage est au−dessus de toutes les injures qu'on lui peut dire ; et la grande réponse qu'on doit
faire aux outrages, c'est la modération et la patience.

Maître d'armes. Ils ont tous deux l'audace de vouloir comparer leurs professions à la mienne.

Maître de philosophie. Faut−il que cela vous émeuve ? Ce n'est pas de vaine gloire et de condition que les hommes doivent
disputer entre eux ; et ce qui nous distingue parfaitement les uns des autres, c'est la sagesse et la vertu.

Maître à danser. Je lui soutiens que la danse est une science à laquelle on ne peut faire assez d'honneur.

Maître de musique. Et moi, que la musique en est une que tous les siècles ont révérée.

Maître d'armes Et moi, je leur soutiens à tous deux que la science de tirer des armes est la plus belle et la plus nécessaire de
toutes les sciences.

Maître de philosophie. Et que sera donc la philosophie ? Je vous trouve tous trois bien impertinents de parler devant moi avec
cette arrogance et de donner impudemment le nom de science à des choses que l'on ne doit pas même honorer du nom d'art, et
qui ne peuvent être comprises que sous le nom de métier misérable de gladiateur, de chanteur et de baladin !

Maître d'armes. Allez, philosophe de chien.

Maître de musique. Allez, bélître de pédant.

Maître à danser. Allez, cuistre fieffé.

Maître de philosophie. Comment ? marauds que vous êtes...

Le Philosophe se jette sur eux, et tous trois le chargent de coups, et sortent en se battant.

Monsieur Jourdain. Monsieur le Philosophe.

Maître de philosophie. Infâmes ! coquins ! insolents !

Monsieur Jourdain. Monsieur le Philosophe.

Maître d'armes. La peste l'animal !

Monsieur Jourdain. Messieurs.

Maître de philosophie. Impudents !

Monsieur Jourdain. Monsieur le Philosophe.

Maître à danser. Diantre soit de l'âne bâté !

Monsieur Jourdain. Messieurs.

Maître de philosophie. Scélérats !

Monsieur Jourdain. Monsieur le Philosophe.

Maître de musique. Au diable l'impertinent !

Monsieur Jourdain. Messieurs.

Maître de philosophie. Fripons ! gueux ! traîtres ! imposteurs ! Ils sortent.

Monsieur Jourdain. Monsieur le Philosophe, Messieurs, Monsieur le Philosophe, Messieurs, Monsieur le Philosophe. Oh !
battez−vous tant qu'il vous plaira : je n'y saurais que faire, et je n'irai pas gâter ma robe pour vous séparer. Je serais bien fou de
m'aller fourrer parmi eux, pour recevoir quelque coup qui me ferait mal.

Molière, Le Bourgeois Gentilhomme, II – 3


Explication linéaire :

(Introduction) Comédien, metteur en scène et dramaturge, Molière naît en 1622 et décède en 1673. Son œuvre , une
trentaine de comédies en vers ou en prose, accompagnées parfois de ballets et de musique, constitue un des piliers
de l'enseignement littéraire en France. Elle continue de remporter un vif succès dans le monde car elle reste une réfé-
rence universelle. Dans Le Bourgeois gentilhomme, pièce jouée en 1670, Molière se moque d'un riche bourgeois qui
veut imiter le comportement et le genre de vie des aristocrates. M. Jourdain est ce bourgeois enrichi qui, oubliant son
origine, ne supporte plus de ne pas être un gentilhomme, un aristocrate. Il veut absolument s'en donner tous les airs
pour imiter les grands seigneurs. Le maître d’armes avait fait son entrée et M. Jourdain a souhaité que le maître de
musique et le maître de danse assistent à son cours particulier. Le maître d’armes exécute quelques passes avec M.
Jourdain qui semble cependant désemparé avec le maniement de l'arme. Le maître d’armes assure que sa discipline
est indispensable quant à la conduite d’un Etat. Il en conclut que le maniement des armes est une activité supérieure
aux « sciences inutiles » comme la danse et la musique. Cette affirmation manifestement provocante entraîne un vif
échange entre les trois maîtres. Le texte sur lequel vous m’avez demandé de travailler est la scène 3 de l’acte II
lorsque le maître de philosophie fait son entrée. Pris de cours dans la querelle des trois premiers, Monsieur Jourdain
lui demande non-pas de s'interposer mais d’apaiser ses trois collègues par le choix de mots mieux choisis.

Mon projet de lecture consistera à étudier comment cette scène ridiculise le maître de philosophie et donc le corps
professoral dans son ensemble ?

J’ai choisi de structurer mon explication linéaire en trois étapes : si, le Maître de Philosophie appelle ses col-
lègues à plus de modération (l. 1-19), le dialogue devient ensuite un affrontement devant « l’élève » interloqué (l. 20-
40 « … imposteurs ! Ils sortent. »). Enfin, M. Jourdain semble rester dépité. (l. 41... à la fin)

1 ère étape : Le Maître de Philosophie appelle ses collègues à plus de modération. (l. 1-19)

Avec « Hola », une interjection pour appeler ou modérer, associé à l’appel « Monsieur le Philosophe », M.
Jourdain veut ainsi calmer la situation qui oppose les « maîtres ». Respectueusement « le maître de philosophie » de-
vient « Monsieur le Philosophe ». « avec VOTRE philosophie » la discipline est nommée comme s’il s’agissait d’un
instrument, d’un outil magique. Comme un pompier viendrait avec sa lance à incendie, « Monsieur le Philosophe »
vient « mettre la paix avec sa philosophie ». Ce début de scène se déroule dans une atmosphère tendue et assez dis -
courtoise.

« Qu'est−ce donc ? qu'y a−t−il, Messieurs ? » ces deux questions légitimes répondent à l’apostrophe de «
Monsieur le Philosophe » et elles s’adressent aux quatre personnages déjà sur scène.

Ce ne sont pas les belligérants qui prennent la parole mais Monsieur Jourdain expose les raisons de la « co-
lère » des 3 maîtres. La querelle est présentée de façon ridicule « la préférence de leurs professions ». Les 3 maîtres
sont à court d’arguments et en sont venus à s’invectiver « des injures, et vouloir en venir aux mains ».

Le maître de philosophie interpelle à travers une série de questions rhétoriques. Son ton est magistral et
docte. Le maître de philosophie fait appel à la raison. L’interpellation est globale, elle s’adresse au groupe «
Messieurs » et elle porte sur un « emportement » dommageable. Le registre est précieux avec l’interro-négative «
n'avez−vous point » et la locution adverbiale « ne… point ». Le maître de philosophie se réfère à la sagesse du «
docte traité [de] Sénèque » sur les méfaits de la colère ? La colère étant le premier des 7 péchés capitaux, « rien de
plus bas et de plus honteux que cette passion » car elle « fait d'un homme une bête féroce ». Or, « la raison ne
doit−elle pas être maîtresse de tous nos mouvements ? ». Le personnage est spontanément mis par les autres en
position d’arbitre et non de concurrent. M. Jourdain comme les trois autres semblent espérer de sa part une
intervention pacificatrice
Le maître à danser répond avec une phrase interrogative « Comment, Monsieur, » qui marque la surprise.
Pour autant, l’argumentation est accusatrice et puérile « il vient nous dire des injures à tous deux, ». Le ressentiment
du maître à danser vient du « mépris ». Maladroitement, le maître de danse se place en premier avant son confrère,
le maître de Musique « la Danse que j’exerce, et la Musique dont il fait profession ».
(« Maître de philosophie. Un Homme sage est au-dessus de toutes les injures qu’on lui peut dire ; et la grande
réponse qu’on doit faire aux outrages, c’est la modération, et la patience. ») Non seulement le maître de philosophie a
été sollicité par tous comme conciliateur, mais il commence par répondre de manière parfaitement attendue en
invoquant la maîtrise de soi et le détachement prônés par la philosophie stoïcienne, comme s’il s’agissait de confirmer
par là son appartenance à la communauté des philosophes. D’ailleurs, la sagesse place l’Homme avec un H « au-
dessus ». Le terme employé « outrages » qui est très puissant car il s’agit d’une offense ou d’une injure extrêmement
grave de parole, s’oppose à « modération » excluant l’excessif et « patience » qui évoque le courage de supporter.

(« Maître d'armes. Ils ont tous deux l'audace de vouloir comparer leurs professions à la mienne. ») La réponse
marque la coalition inégale « tous deux » et l’emploi du terme « audace » évoque le caractère totalement inapproprié
des procédés utilisés par les 2 détracteurs. Conformément à ces valeurs mondaines, Molière se moque dans sa
scène non pas l’art de l’épée, mais plutôt l’attitude excessive de ceux qui prétendent l’exalter au détriment des autres
arts. Il semble toutefois, de manière plus implicite, exclure la maîtrise des armes du champ d’un possible dialogue
entre les arts : incapable de s’entretenir de manière civile avec les autres, le Maître d’Armes donne l’assaut plus qu’il
ne dialogue.

(« Maître de philosophie. Faut-il que cela vous émeuve ? Ce n'est pas de vaine gloire et de condition que les
hommes doivent disputer entre eux ; et ce qui nous distingue parfaitement les uns des autres, c'est la sagesse et la
vertu. ») Le maître de philosophie utilise à nouveau une question rhétorique à laquelle il répond lui-même. Son ton
reste magistral et docte. Le maître de philosophie fait appel à la « sagesse et la vertu ». Le registre reste précieux. Le
maître de philosophie se réfère à nouveau à la sagesse en employant toujours le même ton docte. Les propos
échangés par les maîtres sont marqués par une courtoisie réconfortante. La sagesse du maître de philosophie serait-
elle en train de porter ses fruits ? L’espoir d’intervention pacificatrice commence à apparaitre.
(« Maître à danser. Je lui soutiens que la danse est une science à laquelle on ne peut faire assez d'honneur.
») Utilisation péjorative du pronom personnel « lui » et utilisation très contestable du terme « science » pour une
discipline qui relève de l’art. Volonté d’utiliser un niveau de la langue soutenu prétentieux avec la négation : on « ne
peut » faire. Il s’agit de contrefaire un propos qui se voudrait élégant mais en réalité empreint de fatuité, qui se
confirme avec « honneur », une considération accordée au mérite reconnu.
(« Maître de musique. Et moi, que la musique en est une que tous les siècles ont révérée. ») Les propos de
maître de musique amplifient la fatuité des 2 personnages : « et moi », la musique est « une » science séculaire
révérée, terme littéraire qui signifie « particulièrement honorée »
(« Maître d'armes. Et moi, je leur soutiens à tous deux que la science de tirer des armes est la plus belle et la
plus nécessaire de toutes les sciences. ») La reprise de la conj de coordination « Et » avec le pronom personnel « moi
» insiste sur un entêtement égocentrique puéril concernant l’art de bretteur devient là encore une « science » affublée
du superlatif « la plus » belle et nécessaire. Le ton du maître d’armes devient très agressif.

2ème étape : le dialogue devient un affrontement devant « l’élève » interloqué (l. 20-42 « … imposteurs !
Ils sortent. »)

(« Maître de philosophie. Et que sera donc la Philosophie ? Je vous trouve tous trois bien impertinents, de
parler devant moi avec cette arrogance ; et de donner impudemment le nom de science à des choses que l’on ne doit
pas même honorer du nom d’art, et qui ne peuvent être comprises que sous le nom de métier misérable de gladiateur,
de chanteur, et de baladin. ») Dès le début de la réplique, l’agacement du maître de philosophie apparaît avec une
nouvelle fausse questions En déniant aux autres disciples, le statut de science ou d’art, il se montre plus agressif
encore que les autres maîtres et plus acharné à imposer sa supériorité.

Le personnage pose un réel problème d’identification, à l’intérieur de la fiction comme pour les spectateurs. Les
termes de « Philosophe » et de « Maître de Philosophie » font ici l’objet d’un emploi manifestement ambigu. Si l’on se
réfère au Dictionnaire de Furetière, on trouve pour le terme de « philosophe » quatre définitions qui semblent
correspondre aux attentes des autres personnages de la scène :

1 - PHILOSOPHE, Qui aime la sagesse, qui raisonne juste sur les causes naturelles, et sur la conduite des mœurs.

2 - PHILOSOPHE, se dit au Collège du Professeur qui enseigne la Logique, la Morale, la Physique et Métaphysique.

3 - PHILOSOPHE, se dit aussi d’un esprit élevé au-dessus des autres, qui est guéri de la préoccupation, des erreurs
populaires, et des vanités du monde.

M. Jourdain et les autres maîtres prennent en effet le maître de philosophie pour un sage capable de s’élever au-
dessus des contingences humaines et lui reconnaissent une autorité naturelle : si l’on se fie à son statut, c’est celui
qui, plus que tous les autres, devrait être capable de mener une « dispute » au sens intellectuel du terme. Or, non
seulement le Philosophe se révèle en décalage avec ces attentes, mais il est même le premier à se livrer à la violence
physique, comme le marque la didascalie, d’autant plus remarquable que les didascalies sont passablement
rares chez Molière : « Le philosophe se jette sur eux, et tous trois le chargent de coups, et sortent en se battant ».
Ainsi, ce personnage est beaucoup plus mystérieux que les trois autres : s’il est aisé de déduire ce que représentent
le maître de musique, le maître à danser et le maître d’armes, il est plus délicat de comprendre ce que Molière a voulu
désigner avec le Maître de Philosophie. Il ne s’agit ni d’un vrai sage ni d’un esprit élevé. Il ne correspond pas non plus
à la définition académique d’un philosophe.

Mais 4 - PHILOSOPHE, se dit aussi ironiquement d’un homme bourru, crotté, incivil, qui n’a aucun égard aux devoirs
et aux bienséances de la société civile.

DONC : grossier et sans considération pour les autres, le Maître de Philosophie ne sait pas se conduire en société. Il
combine à ce défaut de civilité un langage pontifiant qui semble l’inscrire dans l’emploi des pédants.
De manière tout à fait remarquable, ce ne sont pas les arguments échangés qui déterminent la manière dont
progresse la dispute : les arguments sont très pauvres et relèvent essentiellement de la pétition de principe et du lieu
commun, le maître de musique et le maître à danser se bornent à affirmer l’utilité et la nécessité de leur art pour les
sociétés humaines, le maître d’armes à proclamer la supériorité de sa discipline sur les autres et le maître de
philosophie à leur dénier avec mépris le nom d’art ou de science. Aucun d’eux n’avance de preuve ou ne construit de
raisonnement propre à convaincre. On passe ainsi de la dispute théorique sur les arts à une empoignade sauvage où
les arguments laissent place à des coups. Se pose alors la question de l’interprétation d’une telle progression ? Le
pugilat final était-il déjà sous-jacent dès le début, ou faut-il l’attribuer à une instance particulière ? Molière donne
DONC à voir une dispute sauvage qui dégénère en affrontement violent. La dispute progresse, et la bagarre est donc
prise en charge de manière chorégraphiée, avec des mouvements précis, coordonnés et harmonieux, et même
quelques pirouettes virtuoses, où le public pourra reconnaître un travail artistique exigeant. Les répliques s’échangent
au cours de cette fin de scène, avec le retour d’une figure de répétition qui vient de M. Jourdain. En s’efforçant
d’apaiser les échanges de coups, il alterne avec une régularité incantatoire deux supplications : « Monsieur le
Philosophe », « Messieurs ».

3ème étape : Le Bourgeois Gentilhomme est dépité. (l. 43... à la fin)

(« Monsieur Jourdain. Monsieur le Philosophe, Messieurs, Monsieur le Philosophe, Messieurs, Monsieur le


Philosophe. Oh ! battez−vous tant qu'il vous plaira : je n'y saurais que faire, et je n'irai pas gâter ma robe pour vous
séparer. Je serais bien fou de m'aller fourrer parmi eux, pour recevoir quelque coup qui me ferait mal. ») Un tel
dénouement rappelle un peu les traditionnelles scènes de bastonnade qui concluent les farces. Il est donc difficile de
concilier l’esthétique plus raffinée d’une comédie-ballet destinée avec celle de la farce. Ainsi le seul vrai personnage
farcesque de la scène, celui qui déclenche le RIRE, celui qui amène les autres à la bastonnade finale, celui qui
présente une attitude physique grotesque, une posture déformée et outrée, c’est le personnage du docte qui détient a
priori la sagesse associée au SAVOIR, que Molière évite de désigner par une appellation trop explicite.

Néanmoins, M. Jourdain refuse d’entrer dans une polémique avec les doctes maîtres : « Je serais bien fou de
m'aller fourrer parmi eux, pour recevoir quelque coup qui me ferait mal. » Il replace ses propos dans le cadre d’une
conversation privée, sans autre enjeu que le simple énoncé d’un avis personnel qui n’engage que lui « battez−vous
tant qu'il vous plaira : je n'y saurais que faire, et je n'irai pas gâter ma robe pour vous séparer ». M. Jourdain incarne
ainsi la modération.

Conclusion : …

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