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La scène 5 est une vraie scène de comédie, avec toute la vivacité d'un dialogue,
capable d'amuser le public et de retenir toute son attention, bien que le conflit soit d'un ordre
inhabituel Mais c'est aussi une réflexion sur le théâtre et les goûts du public et non pas,
comme dans beaucoup de comédies de Molière, une intrigue liée aux menaces que la déraison
d'un père ou d'une mère fait peser sur toute une famille ; le tout joue sur de multiples mises en
abyme.La scène a une portée polémique évidente: à travers le personnage deDorante et ses
échanges vifs avec le petit Marquis, Molière ridiculise ces prétendus gens de goût et règle ses
comptes avec quelques-uns des adversaires qui le tourmentent depuis longtemps ; la critique
littéraire se double d'une critique sociale. C'est une occasion pour Molière de livrer ses
convictions sur le plaisir du théâtre, inspirées par I'idéal classique.
I. Une vraie scène de théâtre: des mises en abyme multiples, de la vivacité, du comique,
des personnages bien dessinés.
. Une première comédie: celle qui se déroule sous nos yeux, I'affrontement entre Dorante et le
marquis à propos de la comédie de L’École des femmes.
- Une seconde comédie, sous la forme d'une saynète rappelée avec vivacité par Dorante, qui
nous la fait revivre comme en direct : comédie – au sens imagé du mot - qu'un petit seigneur a
donnée lors d,une représentation en affichant ostensiblement son mépris par ses mimiques
("sérieux le plus sombre du monde ", " ridait son front ") et avec des fragments de
dialogue("Ris donc parterre, ris donc ! ") et des jeux de scène.
-Une troisième comédie : L'Ecole des femmes, qui fait l'objet de la critique.
- Pas d'action mais une forme dialoguée qui met en scène la confrontation.
L'adjectif " détestable ", employé par l'un et I'autre interlocuteur, mais surtout par lui (huit fois
+ répliques répétitives) : " je la trouve détestable[...] du dernier détestable; ce qu'on appelle
détestable ".
Caricature de l'arrogance du marquis précieux, laissé dans l'anonymat, original d'un de ces
petits seigneurs ridicules que singe « Mascarille » , dans Les Précieuses ridicules :
- Il ressasse ses arguments creux, tautologiques : " elle est détestable parce qu'elle est
détestable " ;
- Il remplace le vide des arguments par des formules à I'emporte-pièce qui ne prouvent rien
("pisu me damne ", " Mais enfin je sais bien "), par des rires ridicules et affectés (. hai ! hai !
hai ! hai ! hai ! hai ! ") ;
- Il reconnaît implicitement sa bêtise, en avouant qu'il n'a rien écouté de la pièce (1. 21-22).
- Mesuré, prêt à débattre puisqu'il appelle d'abord le marquis au dialogue par une question,
( par quelle raison [.'.] cette comédie est-elle ce que tu dis ? " ou un impératif : " instruis-nous,
et nous dis les défauts qui y sont " ;
- Il s'impose comme un polémiste de talent, avec une éloquence variée : dernière tirade, qui
multiplie les procédés oratoires (anaphore de qui ; antithèses : * méchants endroits ', * bons
" /" blâment ", " louent ')' rythme ternaire dans la dernière Phrase ;
- Il perd patience, a des convictions fortes exprimées dans deux longues tirades (1. 28 et 53)
qui donnent tout leur poids à ses arguments ;
- Il multiplie les exclamations, questions, expressions imagées (" caution bourgeoise ,estropier
' du vocabulaire artistique technique ; " les ébullitions de cerveau de nos marquis de
Mascarille " : périphrase ironique pour désigner les discours creux et prétentieux des
aristocrates) ;
- Il sait faire un portrait animé et amusant (1. 30-39) ;
- Il manie l’ironie avec ses antiphrases : " l'autorité est belle, et te voilà bien appuyé « , « ces
Messieurs du bel air ".
Transition.' Une scène inscrite dans la réalité de l'époque et qui prend pour nous un intérêt
documentaire : à la fois organisation matérielle du théâtre, réactions du public au XVIIe
siècle.
Mais surtout, témoignage critique sur le clivage social qui recoupe celui des goûts littéraires,
témoignage sur les convictions littéraires de Molière, auteur classique.
Molière n'est pas un homme du XVIIIe siècle, cette scène n'est pas un manifeste politique.
. seulement une satire du mépris d'une partie de I'aristocratie à l'égard des goûts des bourgeois
et du peuple en matière de théâtre.
Une critique d'un raisonnement simpliste : le peuple et les bourgeois ont aimé : raison
suffisante pour ne pas aimer (1. 28-30) ; attitude illustrée par I'anecdote de I'ami (1. 30-33 :
"À tous les éclats de rire, il haussait les épaules et regardait le parterre en pitié ").
Dorante/Molière en fait ironiquement un pantin " ridicule o, un comédien malgré lui (' qn ne
pouvait pas mieux jouer qu'il fit "), comme le marquis dans la scène. Implicitement, c'est toute
une organisation sociale que Dorante critique ici.
Au-delà de ces jugements sommaires, une mise en cause plus générale de ceux qui " décident
toujours et parlent hardiment de toutes choses sans s'y connaître ". Ce sont ceux qui, hélas,
décident du succès d’une pièce.Leur pouvoir est immense et Molière a souvent fait les frais de
ces cabales( Tartuffe, Dom Juan).
La dernière tirade, en multipliant les antithèses, énumère les contresens dont sont capables les
spectateurs de la même espèce que le marquis : dans une comédie, ils " se récrieront aux
méchants endroits, et ne branleront pas à ceux qui sont bons " (1.56-57).
- Leur inaptitude à juger s'étend à d'autres domaines que le théâtre : notamment la musique (1.
59). lls ne sont capables que de contresens (" ils louent tout à contresens ").
- lls se contentent de barbouiller leurs jugements de termes techniques mal assimilés, mal
compris et de les " estropier" , de " les mettre hors de Place " (1. 60-61).
. Une prédilection pour le public populaire, plus à même de juger avec bon sens ; " je me
fierais assez à I'approbation du parterre " (1.43-44).
- Revendication répétée du " bon sens » , « du sens commun " ; Dorante à la fin de la scène
réitère " je suis pour le bon sens ". Définition du bon sens : la bonne façon de juger (usage
répétitif du verbe " juger"
- ll ne rejette pas le jugement " par les règles ", mais donne sa préférence à une réaction
spontanée, reposant sur l'émotion, sur le naturel ft. se laisser prendre aux choses " (1.47).
- ll refuse les a priori négatifs : " n'avoir ni prévention aveugle, ni complaisance affectée, ni
délicatesse ridicule " (1. 47-48).
-Un idéal de mesure, d'équilibre inspiré par le classicisme et son modèle d'homme idéal,
I'honnête homme...
Conclusion
Une réflexion toujours d'actualité. Les cuistres et les pédants n'ont pas disparu.On
observe encore aujourd'hui le décalage fréquent entre le boucheà-oreille qui assure le succès
d'un film et les critiques des soi-disant professionnels qui privilégient les æuvres absconses,
illisibles dont ils rendent compte dans une langue incompréhensible et pédante. Une leçon à
méditer : ne sommes-nous pas, nous aussi, dans nos jugements esthétiques, victimes des
préjugés, des modes, d'un certain snobisme intellectuel ? Molière reste contre ce danger un
excellent antidote.